La poésie française au Moyen Âge1 §
On peut dire de ce livre, avec une entière vérité, qu’il était depuis longtemps, et pour diverses raisons, impatiemment attendu. Si peut-être, en effet, quelques professeurs du Collège de France écrivent trop, ou du moins un peu plus qu’il n’importerait à leur gloire, quelques autres n’écrivent pas assez, ni surtout autant que nous le voudrions pour eux-mêmes et pour nous. On connaît les premiers ; quant aux autres, il nous suffira pour aujourd’hui, si l’on le veut bien, que M. Gaston Paris en soit un. Membre de l’Institut, professeur au Collège de France, membre du conseil de l’École des chartes, professeur à l’École des hautes études, fondateur, je crois, et directeur ou inspirateur de la Revue critique et de la Romania, deux importantes revues, et surtout redoutées, M. Gaston Paris, trop aisément satisfait des plaisirs que procure au véritable érudit « l’investigation en elle-même », ou, comme l’a dit quelqu’un, « la pensée du travail que les autres feront plus tard », ne s’est pas assez soucié de justifier aux yeux du grand public l’incontestable autorité qu’il possède. Nous avons le droit de nous en plaindre. Dans un siècle comme le nôtre, où la division du travail, indispensable au progrès de la science, a tellement rétréci le champ de la recherche individuelle, nous avons besoin que, de ce souci du détail, où nous risquons de nous perdre, on nous rappelle quelquefois à la préoccupation et au sentiment de l’ensemble. Mais d’autant que ces détails, — comme une Étude sur le C dans les langues romanes, ou sur le rôle de l’accent latin dans la langue française, — nous paraissent moins dignes en soi du temps, de la peine, et même du papier qu’ils coûtent, on est plus étroitement tenu de nous montrer qu’ils ont un intérêt général, et un intérêt assez grand pour justifier une application qui ne serait sans cela rien de plus que l’effet d’une curiosité vaine ou l’obstination d’une douce manie.
Ne craignons pas au surplus de le dire quelque plaisir que l’on éprouve, plaisir ignoré du vulgaire, mais réel cependant, et très vif, à poursuivre une recherche en apparence ingrate, quiconque ne nous fera pas voir ce qu’elle a d’important, sera toujours suspect, et à bon droit, de ne pas le savoir lui-même — ou à tout le moins de ne pas le pouvoir. Les noms se presseraient sous ma plume si je voulais énumérer à cette occasion tout ce que nous avons d’érudits qui ne le sont, en quelque manière, qu’à leur corps défendant, par force et non du tout par choix, incapables de comprendre ou de soupçonner seulement ce que leurs investigations ont d’importance ultérieure à leur objet immédiat ou prochain. Et c’est pourquoi nous ne saurions trop féliciter M. Gaston Paris, n’étant pas de cette famille, d’avoir compris que le temps était venu pour lui de s’en distinguer.
Le présent volume, à la vérité, n’est pas tout à fait aussi neuf que nous l’aurions souhaité. La plupart des morceaux qui le composent étaient déjà connus, et l’un même, celui d’où le recueil a tiré son titre, depuis tantôt vingt ans. Deux seulement y sont inédits l’un sur les origines de la littérature française, et l’autre sur la Chanson de Roland. Ce sont peut-être les plus importants. Comme ils datent cependant, eux aussi, de quelques années, nous ne croyons pas devoir y insister particulièrement, de peur que, sur plus d’un point, M. Gaston Paris ayant changé d’opinion, nous ne courions cette mauvaise chance de le critiquer à contresens, ou de le louer impertinemment. Mais, dans la courte et substantielle préface qu’il a mise à ce petit volume, il a si bien posé la question, et d’un doigt si sûr indiqué le point vif du débat, que nous n’en demandons pas davantage pour revenir avec lui sur une controverse où se trouvent impliquées beaucoup plus de questions, et plus graves qu’on ne les croirait tout d’abord2.
« On a célébré la poésie du moyen âge, dans ces dernières années, nous dit donc M. Gaston Paris, avec un enthousiasme fort sincère, mais quelquefois peu judicieux dans son objet ou peu mesuré dans son expression : on l’a attaquée avec mauvaise humeur et en se plaçant à un point de vue qui n’a rien de scientifique… Cette exaltation et ce dénigrement me semblent également surprenants en pareille matière. »
C’est le premier point à examiner : M. Gaston Paris a-t-il le droit d’être surpris, — je veux dire le droit de manifester sa surprise ? Car, il est bien certain qu’en matière de science proprement dite, l’exaltation ou le dénigrement ne peuvent qu’exciter la surprise et même l’indignation du savant. Aussi n’a-t-on jamais vu de géomètre « exalter » les propriétés de la circonférence de cercle, ou, réciproquement, « dénigrer » celles du tronc du cône. Mais ni la poésie ni l’art ne sont précisément la science : ils passent même l’un et l’autre pour en différer assez profondément ; et tout le monde voit bien que, quand la science et l’histoire ont épuisé tout ce qu’elles pouvaient dire (car elles en ont quelque chose à dire) des poèmes d’Homère ou des tableaux de Raphaël, il en reste à dire quelque autre chose encore, qui peut être matière à « exaltation » ou à « dénigrement ».
Gardons-nous donc du fâcheux abus qui se fait aujourd’hui de ces mots de « science » et de « scientifique ». L’étude prétendue scientifique des œuvres littéraires n’atteint, ne peut atteindre en elles que ce qu’elles ont de moins littéraire mais ce qui en fait le caractère propre est justement ce qui en échappe aux prises de toute méthode comme de toute formule scientifique. On peut bien scientifiquement déterminer ce que l’Iliade et la Chanson de Roland ont de commun entre elles, à titre d’épopées populaires et quasi primitives, nées au même âge à peu près d’une civilisation commençante, et ainsi caractérisées par les mêmes traits généraux. Mais ce qu’aucune méthode scientifique n’est capable de préciser, n’étant pas capable de nous le faire voir, c’est ce qui fait que la Chanson de Roland diffère de l’Iliade encore bien plus qu’elle ne lui ressemble. Le jugement esthétique devient ici seul compétent. Et de quelques nuages que l’on essaie d’obscurcir ce qui est plus clair que le jour, tout jugement esthétique se résout inévitablement en approbation ou désapprobation, admiration ou blâme, exaltation ou dénigrement.
Je ne puis donc être assez surpris à mon tour de cette superbe affectation d’impartialité, qui ne serait, a vrai dire, si jamais quelqu’un s’y haussait, que de l’indifférence. M. Gaston Paris est-il indifférent et tient-il la balance égale entre les vers de M. Sully-Prudhomme et ceux de M. Stéphane Mallarmé ? entre les romans de M. Émile Zola et ceux de M. Georges Ohnet ? ou entre les mélodrames eux-mêmes de M. Alexandre Dumas et ceux de M. d’Ennery ? Si oui, la cause est entendue ; mais si non, comme j’oserais en répondre, — et sans compter ce qu’un « enthousiasme peu judicieux » provoque à lui seul de « mauvaise humeur » assez naturelle et assez légitime, — pourquoi veut-il que nous demeurions indifférents entre la Chansons de Roland et l’Iliade, ou entre l’Athalie de Racine et le Mystère de la Passion ?
Est-ce là d’ailleurs affaire de goût individuel, comme il semble le croire, quand il dit « qu’il ne réclame pas pour cette poésie du moyen âge l’admiration de ceux qu’elle ennuie ou qu’elle révolte »
; et lui-même, dans ses jugements, procéderait-il ainsi par boutades ? Ce serait trop peu scientifique. Mais, sans doute, il a ses raisons d’admirer ; et les autres ont les leurs, qu’ils croient également bonnes, de ne pas admirer, ou d’admirer moins. Pour nous, et sans ombre de mauvaise humeur, nous aurions plaisir à lui déduire longuement les nôtres, s’il ne nous accordait de bonne grâce que sa poésie du moyen âge n’a manqué ni de « défauts généraux », ni de « pauvretés », ni de « faiblesses incontestables ». Car, en vérité, nous n’en avons jamais demandé davantage. Qui garantira même qu’il ne va pas bien loin, quand il consent qu’il règne dans les Chansons de geste ou dans les Fabliaux, — M. Gaston Paris a le bon goût de ne pas écrire les Fableaux, — « un singulier mélange de bizarrerie et de banalité » ?
que « l’expression y soit rarement originale, personnelle et nuancée »
et que « le plus habituel des défauts que cette poésie présente, comme le plus insupportable, soit la platitude » ?
Traite-t-on ainsi ce qu’on aime, s’écrieront ici quelques dévots ? et que dira M. Léon Gautier ?
A défaut de la beauté qui lui manque, on nous propose une autre raison de prendre à cette poésie du moyen âge un intérêt particulier. « Ou bien la nationalité française disparaîtra, nous dit-on, — ce qu’à Dieu ne plaise ! — ou bien elle voudra se retremper à ses sources vives et se fortifier par une sympathie tendre et ferme en même temps pour toutes ses manifestations sur le sol où elle s’est formée. »
Je ne sais si M. Gaston Paris a fait attention comme son dilemme ressemblait à celui de M. Émile Zola : « Ou la république sera naturaliste, ou elle ne sera pas. »
Ou vous reconnaîtrez dans Arnould Gréban — c’est l’auteur du Mystère de la Passion — le légitime prédécesseur de Corneille ou de Racine, ou vous serez suspect d’être mauvais Français. Ou vous admirerez ces joyeusetés gauloises dont je ne pourrais seulement transcrire ici les titres, ou l’on vous accusera de manquer à vos aïeux. Et enfin, ou vous vous pâmerez sur la geste de Guillaume au court nez, ou vous répondrez devant la postérité de la dissociation de la patrie commune.
Heureusement que le dilemme est moins étroit qu’il n’en a l’air ; et nous pouvons en sortir par diverses issues. Par exemple, il n’est pas prouvé que la matière épique de nos Chanson de geste se soit formée sur notre sol gaulois, et M. Gaston Paris, autant qu’il m’en souvienne, est encore aujourd’hui de ceux qui lui attribuent une origine germanique. Nous pouvons donc ici craindre a bon droit que notre sympathie s’égare et se trompe d’adresse. Si nous laissons de côté ces problèmes d’origine, toujours complexes et toujours obscurs, il faudrait au moins que l’on nous montrât en quoi nos Mystères diffèrent sensiblement de ceux de l’Allemagne, de l’Angleterre, ou de l’Italie, c’est-à-dire, en d’autres termes, à quels signes ou y reconnaît l’empreinte particulièrement française. Mais c’est ce qu’on ne peut pas faire aussi personne ne l’a-t-il fait. Et quant aux Fabliaux, si la source en paraît bien gauloise, elle roule tant d’ordures que j’ose être de ceux qui n’inviteront pas plus les lecteurs à « s’y retremper » que dans les Contes de La Fontaine ou la Pucelle de Voltaire. Retrempons-nous, d’accord ; — mais à la condition pourtant que ce ne soit pas en eau sale.
Rentrons maintenant dans le dilemme pour en ressortir par un autre chemin. Tout au rebours de ce qui s’est passé pour d’autres peuples, — et, notamment, dans les temps modernes, pour les Allemands ou les Italiens, — ni la langue ni la littérature ne paraissent avoir été, comme on dit, les facteurs essentiels de la nationalité, et encore moins de l’unité française. On ne leur peut attribuer ce rôle qu’autant que l’on se maintient dans les généralités oratoires mais il faudrait le prouver ; et, pour cela, nous nommer l’œuvre ou l’homme qui cette gloire appartiendrait d’avoir ainsi comme rassemblé l’âme éparse d’un peuple. En France comme en Angleterre, le développement de la littérature nationale est postérieur à la formation historique de la nationalité et ce n’est pas la littérature qui a fait l’unité, mais au contraire l’unité qui a fait la littérature. À quoi bon insister davantage ? et pourquoi ne pas dire après cela le seul mot qui serve ? Depuis quand le patriotisme est-il solidaire de la réputation d’un médiocre écrivain ? Parce que nous sommes Français et qu’il est de Rouen, faudra-t-il mettre Corneille au-dessus de Shakespeare ? Ou bien encore si nous préférons la musique de Beethoven à celle même de M. Lecocq, nous faudra-t-il songer, avant de l’oser dire, que Beethoven était Allemand ? C’est ici brouiller les questions, et les brouiller dangereusement. L’art est une chose, le patriotisme en est une autre ; et si parfois ils se sont rencontrés pour concourir à un même chef-d’œuvre, c’est l’effet du hasard, ou de la circonstance mais il n’y a pas là de liaison nécessaire ; et c’est, à notre avis, les diminuer inutilement l’un et l’autre que de prétendre les faire servir à la consolidation l’un de l’autre.
Mais où peut-être la question se brouille encore davantage, c’est quand M. Gaston Paris, passant outre à toutes ces considérations, se place, pour caractériser notre littérature française du moyen âge, au point de vue, comme il dit, de la science pure. Quelques lignes, en effet, lui suffisent pour pousser plus avant qu’aucun de ses maîtres avant lui, que M. Taine et que M. Renan, dans une direction où nous ne pouvons le suivre, — ni nous, ni personne de ceux qui, sans professer la doctrine de l’art pour l’art, estiment toutefois qu’avant d’être une mine de renseignements historiques, la littérature a en elle-même sa raison d’être, son objet, et sa fin.
Les productions littéraires, nous dit-il, tout le monde le comprend ou devrait le comprendre aujourd’hui, sont, comme tous les faits historiques, des phénomènes soumis à des conditions. Comprendre ces phénomènes dans leurs caractères multiples, assigner à chacun sa date et sa signification, en démêler les rapports, en dégager enfin les lois, telle est la tâche du savant… La psychologie historique, qui est l’examen de conscience de l’humanité, ne se développe que grâce à une infinité de recherches extrêmement précises et souvent extrêmement ténues… Grâce à la minutieuse exactitude, à la méthode sévère, à la critique à la fois large et rigoureuse qu’on exige maintenant de ceux qui font de l’histoire littéraire, celle-ci pourra bientôt présenter à la science dont elle dépend, et qui n’est elle-même qu’une auxiliaire de la psychologie proprement dite, un tribut vraiment utile et prêt à être utilisé.
Voilà donc qui est entendu. L’esthétique et la critique, appliquées à la recherche de l’objet propre de la littérature ou de l’art, ont fait jusqu’ici fausse route. D’un poème ou d’un roman, comme d’une fresque ou d’un oratorio, le fond seul est tout, et la forme rien. Et si l’on ne dit pas précisément que Michel-Ange ait peint la chapelle Sixtine ou que Dante ait composé sa Divine Comédie pour transmettre aux âges futurs un document certain sur la psychologie des hommes de la Renaissance ou du Moyen âge, on incline sans doute à le croire, on le dira prochainement ; — et en attendant, Michel-Ange et Dante, on les traite, pour ne pas dire que l’on s’en sert, exactement comme si l’on le pensait.
On ajoute, il est vrai, pour atténuer ce qu’une telle méthode a d’excessif, que « de tous les faits qui constituent l’histoire, il n’en est pas qui se comparent, pour l’instruction qu’ils contiennent, à ceux dont se compose l’histoire littéraire. »
Mais cela même devient une aggravation plutôt qu’une atténuation des dangers de la méthode. Car, si les vrais grands hommes sont d’assurés témoins des croyances et des sentiments de leur temps, ils le sont surtout des leurs, au lieu que de moins grands mettent bien moins de leur personnalité dans leur œuvre, et bien plus de l’esprit de leur siècle. C’est ici le secret de certaines réputations que l’on a relevées sur ce seul fondement ; c’est le secret de la particulière estime que l’on professe pour la littérature du moyen âge, avec, ou pour tous ses défauts ; c’est le secret de cette admiration qui s’est détournée, presque dans tous les arts, des grands maîtres vers les primitifs ; et c’est enfin celui de l’indifférence étrange que témoignent pour la littérature quelques-uns des hommes les plus lettrés de ce temps.
En donnerai-je ici quelques exemples ? J’en emprunterai le premier à M. Taine. « Quand je lis les romanciers français du xviiie siècle, nous dit-il dans son Ancien Régime, Crébillon fils, Rousseau, Marmontel, Laclos, Restif de la Bretonne, Louvet, madame de Staël, madame de Genlis et le reste…je n’ai presque point de notes à prendre… Sur les organes vitaux de la société, sur les règles et les pratiques qui vont provoquer une révolution, sur les droits féodaux et la justice seigneuriale, sur le recrutement et l’intérieur des monastères, sur les douanes de province, les corporations et les maîtrises, sur la dime et la corvée, la littérature ne m’apprend presque rien. »
Mais, franchement, M. Taine croit-il que ce soit là le rôle de la littérature, et surtout du roman ? Eh non ! sans doute, l’auteur des Liaisons dangereuses ni celui des Égarements du cœur et de l’esprit ne nous ont transmis aucun renseignement sur « les droits féodaux » ou sur « les douanes de province » ; mais aussi pourquoi M. Taine leur en demande-t-il je veux dire, à quel titre, et au nom de quelle esthétique du roman ? S’est-on avisé d’aller chercher dans Racine des renseignements sur le « système protecteur », ou dans Molière des informations sur « l’inscription maritime ? »
M. Gaston Paris me fournit un autre exemple, d’un autre genre, de cette même indifférence au prix esthétique des œuvres littéraires. Il se trouve avoir à citer quelque part un couplet d’une Ballade de Villon, la Ballade de la Vierge, que Villon, comme on le sait, composa pour sa mère.
Femme je suis, pauvrette et ancienneQui rien ne sais, oncques lettre ne lus,Au moustier vois, dont suis paroissienne,Paradis peint où sont harpes et luths,Et un enfer où damnés sont boullus.L’un me fait peur, l’autre joie et liesse.La joie avoir fais moi, haute déesseA qui pécheurs doivent tous recourir,Comblés de foi, sans feinte ni paresse.En cette foi je veux vivre et mourir.
Qui croira que M. Gaston Paris ait remplacé ces admirables vers, qui comptent parmi les plus beaux de Villon, et qui sont, pour la justesse avec la naïveté du sentiment, au nombre des plus heureux de la langue, par cette traduction en prose « Je suis une pauvre femme, faible et vieille, je ne sais rien, jamais je ne lus lettres. Je vois à l’Église dont je suis paroissienne de belles peintures : d’un côté le paradis, où sont des harpes d’or ; d’autre part l’enfer où les damnés brûlent. L’un me fait peur, l’autre m’éblouit. Fais-moi avoir le joyeux paradis, dame des cieux, reine de la terre. »
Là-dessus, pour ne pas embarrasser ces quelques pages d’un excès de citations, n’est-ce pas M. Renan à son tour qui nous donnait le dernier mot de cette indifférence, quand il disait, tout récemment, à M. de Lesseps « Vous avez horreur de la rhétorique, Monsieur, et vous avez bien raison. C’est, avec la poétique, la seule erreur des Grecs. Après avoir fait des chefs-d’œuvre, ils crurent pouvoir donner des règles pour en faire erreur profonde !Il n’y a pas d’art de parler, pas plus qu’il n’y a d’art d’écrire. Bien parler, c’est penser tout haut. Le succès oratoire ou littéraire n’a jamais qu’une cause : l’absolue sincérité. »
Convenons du moins qu’il serait difficile d’expulser plus agréablement toute littérature de l’œuvre littéraire. Si l’histoire même, que l’on invoque, n’était pas là tout entière pour démentir ces amusants paradoxes, un peu de logique y suffirait sans doute. Avancer, en effet, qu’il n’y a pas d’art de parler ou d’écrire, c’est à peu près comme si l’on osait dire qu’il n’y a pas d’art de peindre ou de sculpter. Si l’absolue sincérité ne suffit pas à faire les Phidias ou les Raphaël, elle ne saurait donc suffire davantage à faire les Dante ou les Shakespeare ; — et non pas même les Taine et les Renan. Nécessaire au succès oratoire ou littéraire, la sincérité n’y est pas suffisante. Y est-elle même si nécessaire ? C’est ce que l’on pourrait discuter ; et c’est en tout cas ce que l’on ne pourrait dire sans commencer par définir ce que l’on entend sous ce mot de sincérité. L’entreprise en serait peut-être moins facile, et de plus longue haleine qu’on ne le croit.
Ce qui du moins est certain, c’est qu’il faut qu’un peu de métier, toujours et partout, s’ajoute à cette sincérité pour la faire valoir ; et que, s’il est quelque part où les meilleures intentions n’ont de prix qu’autant qu’elles sont suivies d’exécution, ce n’est pas en morale, c’est en littérature. Vraie des genres eux-mêmes qui ne sont littéraires que par surcroît, pour ainsi dire, comme le sermon, par exemple, ou comme le discours politique, dont l’objet principal est de convaincre ou de persuader, l’observation l’est bien plus encore de ces genres qui, comme la poésie, comme le drame, comme le roman, n’ont d’objet et de raison d’être que dans la nature esthétique du plaisir qu’ils nous procurent. Des vers mal faits, quelle que soit d’ailleurs la beauté de l’idée, la rareté du sentiment, ou la singularité de la sensation qu’ils veulent exprimer, ne sont pas des vers. Songez plutôt à Chapelain, ce grand érudit, et rappelez-vous Charles Perrault, qui n’était point une bête ! À quelques conditions que les « productions littéraires » soient soumises, il en est donc une qui domine elle-même toutes les autres : c’est qu’elles soient littéraires, et qu’elles répondent d’abord à tout ce que ce mot implique d’exigences définies. La première vertu que l’on exige d’un menuisier n’est pas de savoir jouer du violon, c’est de connaître à fond son état de menuisier. Puissent les poètes et les romanciers me pardonner cette comparaison ! Quelles sont d’ailleurs ces exigences, nous ne saurions ici le dire qu’en termes généraux, et conséquemment assez vagues, puisque la détermination de ces exigences mêmes, selon chaque genre, chaque sujet, et chaque artiste, est précisément l’œuvre de la critique et de l’histoire littéraires.
On fait pis que de l’oublier ; on le nie, quand on demande aux œuvres de la littérature et de l’art des renseignements qu’elles ne nous donnent d’ailleurs, comme le constatait M. Taine, avec un peu de surprise, que tout à fait occasionnellement. Mais était-ce bien la peine de se moquer si fort de ceux qui demandaient ce que « prouve » un chef-d’œuvre, pour en aboutir soi-même à demander aujourd’hui ce qu’il contient d’enseignement historique ? On a changé d’erreur, et voilà tout, mais, dans l’un comme dans l’autre cas, on se trompe ; on s’est trompé sur la nature de l’œuvre littéraire ; et tout le progrès, finalement, consiste à avoir érigé le principe d’erreur lui-même en principe de méthode et loi de la critique.
C’est de quoi j’en veux à nos admirateurs outrés de la poésie du moyen âge. Ils ont beau dire, ils ont beau croire peut-être eux-mêmes, ils en aiment surtout ce qu’elle a de moins littéraire, et ils l’admirent surtout pour ses imperfections, qu’ils appellent sa naïveté : novitas tum florida mundi ; ou encore, d’un mot ingénieusement trouvé pour lui faire autant de vertus de ses défauts eux-mêmes, sa spontanéité. « Le moyen âge est une époque essentiellement poétique. J’entends par là que tout y est spontané, primesautier, imprévu : les hommes d’alors ne font pas à la réflexion la même part que nous ; ils ne s’observent pas, ils vivent naïvement, comme les enfants, chez lesquels la vie réfléchie que développe la civilisation n’a pas encore étouffé la libre expansion de la vitalité naturelle. »
Entendez-vous bien, ô lecteurs, ce que cela veut dire, en bon français de tous les jours ? Vous ne chercherez dans nos Mystères ou dans nos Chansons rien de conforme à l’idée que les modèles vous ont donnée du drame ou de l’épopée, car vous ne l’y trouveriez point ; mais vous ne les en louerez pas moins pour ce qui s’y trahit de naïveté naturelle. De même que les enfants, auxquels on les compare, s’il leur vient à l’esprit une sottise ou une énormité, nos vieux conteurs n’hésitent pas à la dire ou plutôt à la lâcher telle quelle : n’est-ce pas admirable ? Quand ils essayent de mettre l’Ancien ou le Nouveau-Testament en forme de Mystère, ils sont si neufs à ce métier que toutes les fois qu’ils passent à côté d’une « situation » dramatique, on peut être assuré qu’ils la manquent qui ne serait touché de cette preuve de simplicité ? Ou bien encore, s’il ne leur arrive jamais d’amener à l’exécution les excellentes intentions dont ils sont assez animés, quel bon patriote ne leur saurait gré de les avoir eues tout de même, et d’avoir hardiment tenté plus qu’ils ne pouvaient ?
C’est ainsi qu’on leur fait un mérite, non seulement des qualités qu’ils n’ont pas eues, mais encore de ce que, partout ailleurs, on reprendrait comme un défaut. On a pour eux ce genre d’admiration que l’on a pour les enfants terribles, qui ne paraissent jamais si spirituels que quand ils manquent de tact. Et si nos grands critiques ne craignaient, en se servant d’une telle formule, de mettre trop au jour le parti pris qu’ils y apportent, ils diraient volontiers que ce que ces vrais artistes ont de foncièrement admirable, c’est de manquer absolument d’art.
C’est qu’aussi bien, si ces méthodes à la mode ont altéré la notion de l’art même, elles ont altéré non moins profondément la notion même des règles protectrices de l’art. On a vu tout à l’heure ce qu’en pensait M. Renan, — et c’est la même idée que M. Gaston Paris exprime quand il dit que la poésie du moyen âge « heurte toutes les habitudes dont nous trouvons souvent commode de faire des règles »
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Qui ne croirait à ce mot, ou plutôt qui ne croit aujourd’hui, que ces « règles » seraient autant d’inventions arbitraires de la critique ? et que la plupart d’entre elles ne répondraient à rien de plus qu’au caprice, ou quelquefois à l’inintelligence de celui qui les a promulguées le premier ? Mais, comme dit Molière, entendues comme elles doivent l’être, « ce ne sont que quelques observations aisées que le bon sens a faites sur ce qui peut ôter le plaisir que l’on prend aux œuvres littéraires »
; et Molière ne se trompe que de croire ces observations toujours si aisées. Les règles d’un genre sont les lois de ce genre, telles qu’on tâche à les induire de la nature et de l’histoire de ce genre. Le sophisme de ceux qui les raillent consiste à les présenter comme autant de recettes pour produire infailliblement des chefs-d’œuvre ; mais aussi c’est un sophisme ; et les règles ne sont rien qui ressemble à l’idée que l’on en donne ainsi. Si la poésie du moyen âge, puisque M. Gaston Paris en convient, heurte toutes les règles, la question est donc de savoir ce que valent ces règles et quel en est le vrai fondement. Mais c’est ce que l’on omet d’examiner, comme si ce mot de « règles » ou de « lois », lui tout seul, emportait une incontestable défaveur, ou comme si, dans ce désarroi de toutes règles où nous vivons, il ne devait en subsister qu’une, qui serait le dérèglement.
Je ne crois pas exagérer, ni céder au plaisir d’une vaine antithèse. Depuis que l’histoire littéraire est devenue l’une des provinces de l’histoire naturelle, toutes les productions littéraires, ou soi-disant telles, y ont leur place, et s’imposent par les mêmes titres à l’attention de la critique. Aucun monstre n’est indigne de la curiosité du naturaliste ; et, de même, aucune œuvre, quel qu’en soit le caractère d’étrangeté ou de bizarrerie, n’est inutile aux généralisations du savant. Ou plutôt, comme le monstre, ce qui est en dehors des règles a des droits tout particuliers à la sympathie, c’est-à-dire à l’estime de l’historien de la littérature. La difformité, jusqu’ici méconnue, et la laideur, trop méprisée, contiennent pour lui les enseignements les plus précieux. Et ce n’est pas assez de dire qu’à ce point de vue, la Chansons de Roland vaut l’Iliade ou la Divine Comédie, mais on doit dire qu’elle vaut davantage. En effet, le poète y intervient moins de sa personne ; à défaut d’une teinture des « règles », il n’a pas même le pressentiment des « lois » de son art et il est d’ailleurs aussi naturellement plat que d’autres seraient emphatiques ou déclamatoires.
Mais ce n’est pas tout, et, après tant de raisons, nous en avons une autre de « dénigrer », comme dit M. Gaston Paris, la poésie du moyen âge, et la plus importante à nos yeux. C’est qu’en dérivant ainsi l’admiration de la critique vers les Fabliaux, les Chansons de geste et les Mystères, on déplace du même coup le centre même de notre histoire littéraire. J’insisterais volontiers sur ce point, si déjà plus d’une fois je ne l’avais peut-être assez touché. Sera-t-il quelque jour possible d’unir sinon dans la même, au moins dans une commune admiration, notre littérature classique et celle du moyen âge ? Je n’ai point à l’examiner, mais je constate uniquement que la plupart de nos médiévistes n’ont su louer jusqu’ici leur littérature qu’aux dépens de la nôtre. N’ayant pu d’ailleurs autrement m’y prendre pour « exalter » l’une et pour « dénigrer » l’autre, je me serai à moi-même, si l’on me souffre cette impertinence, un supplément de preuves de cette réelle impossibilité. L’éclectisme, en effet, n’a pas plus de fondement en critique ou en histoire qu’en philosophie, et quiconque voudra bien descendre jusqu’au fond de soi-même pour s’y interroger, s’apercevra promptement qu’il ne peut pas aimer également l’architecture gothique et l’architecture grecque. Il se trompe, s’il le croit. Et pareillement, s’il aime la tragédie de Corneille et de Racine, il ne peut pas aimer en même temps les Mystères.
Il est vrai seulement que, de même encore qu’en philosophie la conciliation s’opère entre deux principes ennemis par l’indifférence qu’on professe au fond pour l’un comme peur l’autre, de même en critique aussi, la même indifférence esthétique produit les mêmes effets. La méthode en est bien connue. C’est de se rendre insensible à ce que les productions de la littérature ou de l’art ont en soi d’esthétique, pour n’y faire attention qu’à ce qu’elles ont d’historique. Comme représentation de l’idéal du moyen âge, les hideuses sculptures des tours de Notre-Dame valent effectivement la frise du Parthénon en tant que représentation de l’idéal hellénique. Et pareillement, en tant que document sur l’homme, ou, comme on dit, sur « l’âme » du xe siècle, la Chanson de Roland peut fort bien n’être pas moins instructive que la tragédie de Corneille ou de Racine sur l’âme du xviie siècle. On me pardonnera de persister à croire que, si ce point de vue n’est pas illégitime, il en est un plus juste, un meilleur, un plus vrai surtout pour l’appréciation des œuvres de la littérature et de l’art.
Sous le bénéfice de ces observations et de ces distinction, nous nous retrouvons d’accord avec M. Gaston Paris, et, tout en doutant que la littérature française du moyen âge ait l’importance qu’il lui accorde « pour l’intelligence du développement de notre conscience nationale »
, il ne nous paraît guère moins bon qu’à lui-même qu’elle ait une part, une petite part, une toute petite part, « sagement restreinte », dans la culture générale, dans l’instruction des lettrés, et, si l’on veut enfin, jusque dans l’éducation populaire. Ce qui est dangereux, en effet, ce n’est pas qu’une science quelconque ait sa place, plus ou moins considérable, dans un système et sur des programmes d’éducation, c’est que l’on se méprenne sur ce que j’appellerai son importance vraie dans l’histoire totale de l’humanité. Si l’on veut donc bien convenir, qu’ayant d’ailleurs un réel intérêt historique, la littérature française du moyen âge n’a qu’une valeur esthétique médiocre, pour ne pas dire nulle, nous en convenons aussi nous très volontiers, et, pour finir par où nous avons commencé, nous nous engageons à ne pas « dénigrer » la littérature française du moyen âge dès que l’on voudra bien, d’autre part, l’exalter un peu moins, « avec plus de mesure », comme dit très bien M. Gaston Paris, et avec « plus de jugement ». La vie n’est qu’un échange de concessions mutuelles, dit le sage, et, quand on le peut, de bons procédés.
C’est pourquoi nous ne saurions prendre congé de M. Gaston Paris sans signaler au lecteur quelques-uns des points les plus intéressants de son volume. J’ignore le prix qu’il attache au morceau sur le Pèlerinage de Charlemagne et sur les Versions françaises de l’Art d’aimer au moyen âge, mais, quelque cas qu’il en fasse lui-même, je crains que nous n’en fassions encore un peu moins que lui. L’un et l’autre ont été lus en séance publique de l’Académie des inscriptions et belles-lettres. Je dirai donc qu’il me semble évident, d’après eux, que quand l’Académie des inscriptions et belles-lettres s’assemble en séance publique, ce n’est pas pour se divertir. Je crois au contraire qu’une leçon, déjà datée de quinze ans, sur les Origines de la littérature française, garde encore aujourd’hui presque toute sa valeur. Mais j’apprécie surtout deux morceaux plus récents l’Ange et l’Ermite, et Paulin Paris et la Littérature française au moyen âge.
Dans le juste hommage rendu publiquement par lui-même à son père, il nous suffira de dire que M. Gaston Paris a fait preuve d’autant de mesure et de tact que de respectueuse liberté d’esprit. Nous pouvons dire quelque chose de plus de chacun des deux autres. Dans le morceau sur les Origines de la littérature française, M. Gaston Paris a démêlé plus nettement que personne, même depuis lui, les diverses influences qui, tour à tour, ont façonné notre langue et notre littérature naissantes. On y remarquera surtout ce qu’il y dit de Tristan et Yseult : « Entre tous les grands poèmes de l’humanité, — et je n’hésite pas à le placer à côté d’eux, — Tristan est le poème de l’amour… Ce que chante le poème celtique, c’est l’amour délivré de tout lien, de toute contrainte, de tout devoir autre que lui-même, l’amour fatal, passionné, illégitime, vainqueur de tout, des obstacles, des dangers, et de l’honneur même… Cette inspiration n’a cessé de se faire sentir, et l’amour tel qu’il est compris dans les romans de la Table-Ronde est resté depuis lors le sujet favori et presque unique de notre littérature d’imagination. »
Si l’on doit surtout prendre plaisir, en critique, à faire honneur aux autres de ce qu’ils nous apprennent, nous nous tenons pour particulièrement obligés à M. Gaston Paris de ce que cette indication enveloppe de conséquences infinies.
Le morceau sur l’Ange et l’Ermite nous plaît pour une autre raison. C’est une savante et ingénieuse étude de « littérature européenne », ou même « extra-européenne », l’histoire d’une histoire, et des transformations qu’elle a subies en passant d’Orient en Occident, et, en Occident, de conteur en conteur, jusqu’à Voltaire et son Zadig. Que de thèmes d’études analogues pourrait offrir la littérature française du moyen âge ! et qu’y aurait-il de plus intéressant que de nous montrer cette matière fluide, en quelque sorte, du poème ou du conte, passant de main en main, et recevant de latitude en latitude, si je puis ainsi dire, l’empreinte nationale du peuple qui l’adopte ? Espérons donc en terminant que M. Gaston Paris entendra ce souhait. « Si ce petit volume rencontre un accueil favorable, nous disait-il dans sa préface, il me sera facile d’en donner prochainement un autre, composé de morceaux analogues et se rattachant de très près au premier. »
Cet autre volume, il nous le doit, et nous avons dit les raisons qu’il avait de ne pas nous le faire attendre.
La fureur de l’inédit §
« Il ne se passe pas de jour sans qu’on nous annonce une découverte chacun veut faire la sienne, chacun s’en vante et fait valoir sa marchandise sans contrôle. On attribue une importance et une valeur littéraire disproportionnée à des pages jusqu’ici inconnues. On est fier de simples trouvailles curieuses, — quand elles le sont, — qui n’exigent aucune méditation, aucun effort d’esprit, mais seulement la peine d’aller et de ramasser… Et les papiers de Conrart sont devenus une mine de gloire. »
Ainsi s’exprimait Sainte-Beuve, il y a déjà plus d’un quart de siècle, déplorant l’envahissement d’une vaine et fausse érudition dans le domaine des lettres, ou même de l’histoire ; et nous ne doutons pas que, s’il avait à récrire aujourd’hui ces lignes, ayant vu tout ce que nous avons vu, bien loin d’en rien rabattre, il se fit une obligation de les récrire plus fortes. Car, c’est surtout depuis vingt-cinq ans que la manie du document, jusque-là contenue dans les limites au moins de la passion, a paru dégénérer positivement en fureur. Les papiers de Conrart n’ont pas cessé d’être une mine de gloire ; seulement il s’y en est joint beaucoup d’autres ; et ce ne sont pas des Victor Cousin qui les ont exploités. L’un, s’est fait presque une réputation pour avoir en sa vie découvert un autographe incertain de Molière ; l’autre, plus habile ou plus heureux, pour avoir publié de faux inédits de Bossuet ; si jamais ils retrouvaient les comptes de la blanchisseuse de Pascal ou du perruquier de Racine, ils passeraient certainement Sainte-Beuve. Science et conscience, finesse du goût, sûreté du tact, art de choisir, art de composer, imagination du style, bonheur de l’expression, esprit ou grâce, éloquence ou force, tout ce qui s’est jadis nommé du nom de talent, ou de génie même, y a-t-il en effet quelque chose de tout cela qui compte aux yeux d’un déchiffreur de textes ou d’un publicateur de documents inédits ? Et l’opinion, qu’ils ont déjà plus d’à moitié pervertie, semble devoir bientôt partager leur avis.
Ce n’est pas, qu’à vrai dire, les documents inédits ne puissent parfois, en littérature comme en histoire, servir de quelque chose. Des comptes de ménage n’ont pas laissé d’être utiles aux biographes de Voltaire, et nous avons vu jusqu’à des parties d’apothicaire tenir assez bien leur place dans l’histoire de la vie et des œuvres de Molière. Quoique je ne sois pas sûr, après cela, que les conclusions que l’on en a tirées n’eussent pu l’être tout aussi bien d’ailleurs, j’accorderai donc qu’un document inédit ne manque pas toujours d’intérêt. Je dirai plus : on se résignerait, et l’on subirait volontiers ce débordement de paperasses s’il n’y avait rien d’autre et de plus urgent à faire ; et que nos érudits, avant de procéder à ces inventaires d’archives, nous eussent donné tout ce que nous sommes en droit d’attendre et d’exiger d’eux. Mais tant s’en faut que nous en soyons là ! Et quand cette chasse à l’inédit n’aurait eu d’autres inconvénients dans le passé, comme quand elle ne présenterait d’autres dangers dans l’avenir, que de détourner, je ne dis pas encore la critique, mais l’érudition elle-même de la véritable voie de ses recherches, on conviendra peut-être que c’en serait assez pour donner à réfléchir.
Qui croira, par exemple, pour ne parler ici que du seul xviiie siècle, que nous n’avons encore, en 1883, une bonne édition ni de Voltaire ni de Rousseau ; j’entends une édition critique, sans tant de « variantes » ni de « commentaires », mais conforme au texte de l’auteur, et contenant au moins, sous une forme ou sous une autre, tout ce que l’on peut désirer, tout ce que nous aurions besoin de savoir de la composition, de l’impression, de la publication des principaux ouvrages de Voltaire et de Rousseau. Je ne dis rien de Buffon. C’est tout simplement une pitié que le désordre et la confusion des éditions que nous avons de l’Histoire naturelle. Je crois que l’on a prétendu les tenir au courant de la science. Autant vouloir faire profiter des découvertes de M. Maspero le style du Discours sur l’histoire universelle ; ou le texte de l’Essai sur les mœurs des travaux de M. Max Muller ! Qui nous donnera cependant ces éditions ? Les érudits soutiendront-ils que ce n’est pas leur affaire ? ou contesteront-ils peut-être le besoin que l’on en aurait ? C’est qu’alors ils n’ont pas beaucoup pratiqué le Rousseau de Musset Pathay, qui passe pour le meilleur, ni le Voltaire de Beuchot, qui d’ailleurs est à peu près tout ce qu’il pouvait être il y a cinquante ans. Il est possible aussi qu’ils n’aient jamais lu de Voltaire et de Rousseau que ce qu’ils en récitaient quand ils étaient au collège.
Grand Dieu, j’ai combattu soixante ans pour ta gloire ;
ou encore « Eh ! qu’en veux-tu faire, de ce sang, bête féroce, veux-tu le boire ? »
Si nous n’avons pas des Œuvres de Voltaire l’édition que nous souhaiterions, nous avons au moins, pour y suppléer, dans une certaine mesure, les huit volumes de M. Desnoiresterres, une des meilleures biographies qu’il y ait ; et nous aurons bientôt, dans les trois volumes de M. Bengesco, si nous en jugeons par le premier, une excellente Bibliographie de Voltaire. Mais c’est tout, ou à peu près tout. Nous n’avons pas de biographie de Montesquieu, car le livre de M. Louis Vian, qui passe pour en tenir lieu, ne saurait exactement servir, nous l’avons dit ailleurs, qu’à celui qui voudra le refaire. Nous n’en avons pas de Rousseau, ou du moins, celles que nous en avons sont à celle qu’il nous faudrait ce qu’est la Vie de Voltaire, de Condorcet, au livre de M. Desnoiresterres. Les Allemands en ont, ils en ont même plusieurs ; et les Anglais aussi. Nous n’en avons pas non plus de Diderot. Les Allemands en ont une, en deux volumes, deux gros volumes, signés du nom de Karl Rosenkranz, l’un des derniers hégéliens, qui n’a pas jugé que la tâche fût au-dessous d’un philosophe. Les Anglais en ont une, en deux volumes également, et signée du nom de l’un des plus remarquables publicistes de l’Angleterre contemporaine, M. John Morley. Nous, en France, dans la patrie de Diderot, nous en sommes réduits au volume de « Monsieur Naigeon ».
Sont-ce encore là peut-être de ces travaux que dédaigneraient nos érudits ? travaux trop laborieux, d’un caractère encore trop littéraire, travaux enfin où les idées générales, et ce que Sainte-Beuve appelait l’aperçu risqueraient de prendre trop de place ? Il en est d’autres, alors, qu’ils nous doivent, et dont on ne voit pas pourtant qu’ils s’acquittent davantage. À défaut d’éditions des œuvres et de biographies des hommes, c’est affaire aux érudits de nous donner des Lexiques de la langue.
Il y en a quelques-uns il n’y en a pas assez. Il y a un Lexique de la langue de Corneille ; il y en a même deux ; nous n’en demandons pas un troisième : il n’y en a pas de la langue de Pascal. Nous n’en avons pas non plus de la langue de Bossuet ; nous n’en avons pas de la langue de Voltaire. S’il se trouve que nous en ayons un de la langue de Racine, et de la langue de La Bruyère, c’est un hasard heureux, parce que Racine et La Bruyère figurent dans la belle collection des Grands Écrivains de la France. Nous en voudrions davantage. Il nous en faudrait de la langue de Fénelon, si cauteleuse ; il nous en faudrait de la langue de Rousseau, si neuve à tant d’égards. Mais il nous en faudrait surtout de la langue de tant d’écrivains secondaires, — de Balzac et de Voiture, de Regnard et de Marivaux, — témoins si précieux des révolutions du style. Et de qui relève la besogne, sinon des érudits ? Et si ce n’est pas eux qui s’y attellent, ce sera donc encore quelque professeur allemand ? Ils ont réduit leurs prétentions à dresser l’inventaire de l’histoire de la littérature nationale. Nous le voulons bien. Voilà donc des pièces capitales dont le manque s’y fait chaque jour sentir ; et voilà des travaux dont l’achèvement importerait un peu plus à l’objet qu’ils poursuivent, que le point de savoir à quel endroit précis d’une rue de Paris est né Molière, ou même si c’est sa vraie mâchoire que possède le musée de Cluny.
Remarquez, en effet, que, dans cette brève énumération, nous ne réclamons d’eux aucun travail qui ne soit strictement de la compétence qu’ils se sont eux-mêmes assignée. Nous ne leur demandons, dans un siècle d’érudition, que de faire œuvre d’érudits. Mais nous disons seulement, qu’ici comme en tout, il conviendrait de commencer par le gros de l’ouvrage, et que peut-être ce n’est pas le temps de publier leurs petits papiers quand on aurait ailleurs, pour des travaux plus utiles, un pressant besoin de leur zèle. Et nous ajoutons même que s’ils l’employaient, ce zèle si… brouillon, et ce temps si savamment perdu, rien qu’à lire seulement les écrivains qu’ils commentent, ce serait autant de gagné.
Car, tandis qu’avec cette apparente ardeur de dévouement à la science, qui n’est au fond que du dilettantisme, — et, chez quelques-uns, de la paresse, — on remue les paperasses pour y découvrir de l’inédit, ce sont les écrivains, tels que nous les avons sous la main, dans les éditions de leurs œuvres, que nous négligeons, je ne dis pas de lire, mais de feuilleter seulement. Eh ! oui, le document inédit, nous savons comment cela se traite ! À peine est-il besoin « d’aller » soi-même, et de « ramasser » ; il suffit d’avoir à ses gages un copiste fidèle. Et dans le cas où, comme il arrive quelquefois, on pousse le scrupule jusqu’à faire sa besogne de ses propres mains, pour prendre un exemple déterminé, j’ose dire qu’il n’y a pas de comparaison entre ce que coûterait de temps, de travail, de fatigue même, une lecture approfondie des œuvres de Bossuet, et ce qu’en coûte effectivement la collation d’une douzaine de ses Sermons choisis.
Si je nomme ici Bossuet de préférence, on n’ignore pas sans doute pourquoi. C’est qu’il est arrivé déjà maintes fois, et tout récemment encore, à nos laborieux chercheurs, de nous présenter sous le nom de Bossuet des fragments inédits qui n’avaient, en vérité, qu’un tort, celui de ne pas être inédits quand ils étaient de Bossuet, ou de ne pas être de Bossuet quand ils étaient inédits. Donnons-nous à ce propos le spectacle instructif de notre ignorance. L’un de ces heureux chercheurs, M. Louis-Auguste Ménard, publie un beau matin, comme vers inédits, trois ou quatre cents vers de Bossuet, imprimés depuis quinze ou seize ans dans toutes les bonnes éditions des Œuvres. Il se passe plus de huit jours avant que quelqu’un s’avise d’en faire l’observation ; et pendant ces huit jours, ce que l’on met en discussion, c’est l’authenticité des vers ! Un ou deux mois plus tard, encouragé sans doute par ce premier succès, M. Ménard nous révèle comme fables de La Fontaine six Contes galans de la dernière médiocrité. Trois ou quatre personnes se trouvent aussitôt pour nous apprendre que ces Fables, imprimées depuis deux cent douze ou treize ans, sont, en réalité, de l’illustre madame de Villedieu. Quoi donc les œuvres de madame de Villedieu, Manlius et Nitétis, les Aventures grenadines et les Mémoires du sérail, nous seraient plus connues que les œuvres mêmes de Bossuet ? Vous n’y êtes pas. Mais tandis que, pour connaître les œuvres de Bossuet, il faut sinon les avoir lues, du moins les avoir parcourues, il y a vingt moyens, à l’usage des érudits, et sans les avoir jamais lues, pour savoir quelles sont les œuvres de madame de Villedieu. Quand M. Ménard voudra désormais publier des vers inédits, je l’engage tout d’abord à consulter la Bibliothèque française du consciencieux abbé Goujet.
Ce que je sais bien, pour ma part, c’est que je ne retourne presque pas une fois aux imprimés du vieux temps sans y retrouver, — par hasard, tout à fait par hasard, — quelques-uns de ces inédits autour desquels nous voyons mener si grand fracas.
Il y a quelque temps, c’était, par exemple, une grossièreté de Diderot, dont M. Eugène Asse, dans une livraison du Cabinet historique, nous avait fait les honneurs comme d’une découverte, que je retrouvais étalée de son long, au beau milieu d’un article de l’Encyclopédie. M. Ménard n’avait assez lu ni Bossuet, ni la Bibliothèque française de l’abbé Goujet ; M. Eugène Asse n’avait assez lu ni l’Encyclopédie ni même la dernière édition des œuvres de Diderot. Plus récemment encore, comme je feuilletais innocemment l’Histoire littéraire des femmes françaises, de l’abbé de la Porte, c’était une lettre à Rousseau, signée de la marquise de Saint-Chamond, dont j’aurais bien juré que M. Streckeisen-Moultou, dans son Jean-Jacques Rousseau, ses amis et ses ennemis, avait été le premier éditeur. J’aurais eu tort. M. Eugène Asse n’avait pas assez lu Diderot ni l’Encyclopédie ; je n’avais pas assez lu l’Histoire des femmes françaises, ni même l’Année littéraire, car c’est là que l’abbé de la Porte avait pris cette lettre.
Autre tâche que je prendrai la liberté de recommander à nos érudits. Quand, en fait d’inventaires, ils auront dressé celui de tout ce qui s’est imprimé, quand ils auront exactement analysé tout ce qui s’est publié, quand ils en auront surtout comme extrait la substance, alors, et alors seulement, qu’ils publient leurs documents inédits ! Et j’ose dire, ou même prédire, ce dépouillement une fois achevé, que l’on sera étonné comme il y a peu d’inédits qu’il soit vraiment utile de mettre au jour ; comme ils nous ont, après tout, rendu peu de services ; et comme ils nous ont finalement appris peu de chose !
Soyons de bon compte. Où sont donc, depuis tantôt quatre-vingts ou cent ans, les rares services que les publicateurs d’inédits aient rendus aux lettres françaises ? Tout le monde en parle et les vante ; peu de gens pourraient les énumérer. Mettant à part, en effet, tout ce qui ne pouvait absolument pas s’imprimer du vivant des auteurs, — comme les Mémoires de Saint-Simon, comme la Correspondance de madame du Deffand, comme les Confessions de Rousseau, — je ne vois guère que la publication des vers d’André Chénier ; celle de la Religieuse, du Neveu de Rameau, des Salons de Diderot ; et enfin la restitution, selon sa teneur authentique — ou à peu près, — du texte des Pensées de Pascal, qui constituent un profit net et un enrichissement durable.
Certes, c’est quelque chose, et c’est même beaucoup. Aussi ne chicanerai-je pas sur les mots ; et ne demanderai-je pas si ce sont vraiment là ce que l’on appelle des inédits. J’en aurais bien le droit cependant, puisque c’étaient autant de pièces, comme on sait, destinées pour l’impression, et qui n’ont manqué de paraître du vivant de leurs auteurs que par des circonstances indépendantes de leur volonté. Mais, quant au reste, y compris ce que l’on a débrouillé de « variantes » parmi les manuscrits de la Bibliothèque nationale, pour les Sermons de Bossuet, et jusqu’à tel ramassis de vieilles anecdotes que l’on nous rapportait, il y a trois ou quatre ans, du fond de la Russie, sous le titre de Sottisier de Voltaire, j’ose dire naïvement que le second ne valait pas le prix exorbitant que d’intelligents libraires l’ont fait payer aux amateurs de livre, ni même les premières ce qu’il en a coûté d’ingrat labeur pour les déchiffrer.
On devine là-dessus le cas que je ferais d’un poème inédit du brillant Delille, ou d’un ouvrage manuscrit du mélancolique Thomas. Il ne paraît pas, à la vérité, que les Delille et les Thomas, d’ordinaire, laissent derrière eux grand’chose d’inimprimé.
Si maintenant il arrive quelquefois que la modestie d’un auteur ait tenté de nous dérober la connaissance d’un chef-d’œuvre, il faut bien savoir que la même Providence, ou la même fortune, qui ne souffre pas que les grandes actions demeurent ensevelies dans les ténèbres, ne permet pas non plus qu’il ne se trouve pas, pour nous rendre ce chef-d’œuvre inconnu, quelque exécuteur testamentaire intelligent, — ou encore, ce qui est bien plus sûr, quelque besoigneux et avide héritier.
On l’a dit, et on ne saurait trop le répéter : s’il n’est question que de valeur littéraire, ce qui demeure inédit, c’est proprement qu’il ne valait pas la peine d’être édité. Je suis convaincu, pour ma part, que si jamais les descendants de Montesquieu consentaient à livrer à la curiosité publique ce qu’ils détiennent encore des papiers de l’illustre auteur de l’Esprit des lois, on n’y retrouverait guère que les matériaux, à peine dégrossis, des œuvres que Montesquieu a publiées de son vivant. L’homme qui fit lui-même imprimer son Temple de Gnide ne m’est pas suspect, comme il le disait familièrement dans ses lettres, de n’avoir pas « vidé son sac » par devant ses contemporains. Je dis également sans hésiter que, si de la volumineuse collection des papiers de Rousseau qui se trouvent à la bibliothèque de Neuchâtel, il y aurait sans doute à tirer les plus précieux renseignements pour une nouvelle édition de ses Œuvres, ce serait une trahison envers la mémoire du citoyen de Genève que de donner au public tout ce qu’on y trouve d’ébauches de toute sorte, et comme de pièces à l’état brut encore. Un homme qui comprenait lui-même dans le plan de ses Œuvres complètes jusqu’à sa traduction du premier livre des Histoires de Tacite et de l’Apocolokyntosis de Sénèque, a sans doute eu ses raisons d’en écarter les Amours de Claire et de Marcellin, on la pièce inachevée d’Arlequin amoureux malgré lui. La belle affaire là-dessus, la précieuse révélation, et le grand service rendu que de nous prouver, en les imprimant, que Montesquieu, quand il lisait Polybe ou Denys d’Halicarnasse, prenait des notes ; ou encore que l’autre, quand il méditait son Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes, essayait plusieurs expressions de sa pensée avant que de s’arrêter à la définitive !
Ajouterai-je qu’au surplus, pour un écrivain dont on regrette à bon droit l’œuvre perdue, — cette traduction de Lucrèce, par exemple, que l’on prétend que Molière aurait faite, et qui peut-être n’était pas très bonne, — il y en a vingt, et je dis des plus grands, que l’on souhaiterait de pouvoir respectueusement réduire au quart, au tiers, à la moitié d’eux-mêmes ?
Est-ce que vraiment une tragédie telle que Tite et Bérénice, est-ce qu’une tragi-comédie telle que Don Garcie de Navarre, est-ce qu’une comédie telle que le Florentin importent à la gloire de Corneille, de Molière, de La Fontaine ? ou au plaisir de leurs lecteurs ? ou à l’histoire de la littérature française ? Mais je les tiendrais quittes encore, celui-ci de la Captivité de Saint-Malc, et du Poème sur le quinquina ; celui-là de Mélicerte et de la Princesse d’Élide ; le premier enfin de Clitandre et de Pertharite ; et, le faisant, je croirais m’être montré tout aussi jaloux de leur gloire que pas un de ceux qui ne font peut-être profession de les admirer même dans leurs défaillances que pour se dispenser de les lire ! Jusque dans les ouvrages les plus courts de notre littérature, jusque dans ceux qui ne rempliraient pas un demi-volume de nos jours, jusque dans les Maximes de La Rochefoucauld, on réussirait encore à découvrir quelques lignes que l’auteur eût aussi bien fait d’en retrancher, comme quand, par exemple, sous des formes à peine différentes, il y répète quatre, cinq et six fois la même chose.
Malheureusement, s’ils comptent parmi nous quelques admirateurs sincères, ces grands hommes y comptent encore bien plus d’adorateurs superstitieux, qui, d’autant qu’ils les comprennent moins, s’évertuent à faire croire qu’ils les sentiraient davantage. Ainsi se font les apothéoses : ce n’y sont pas les taches qui disparaissent dans le rayonnement de la gloire, mais bien les verrues elles-mêmes qui s’y transforment en « signes de beauté ».
Cependant, des verrues sont des verrues, et des notes sont des notes, c’est-à-dire — fussent-elles signées de Bossuet ou de Voltaire, de Montesquieu ou de Rousseau — des indications, des ébauches, les « membres épars » de l’orateur ou de l’écrivain ; des commencements de pensée ou d’expression ; mais rien de complet, rien d’achevé, rien de définitif, puisqu’enfin l’écrivain n’a pas cru devoir les donner au public ; et quelque chose même souvent qu’il avait condamné, puisque c’est sous une autre forme, dans ses Œuvres connues, qu’il a voulu nous le livrer. N’y aurait-il pas peut-être plus d’indiscrétion que de respect à lui soustraire ainsi ce qu’il prétendait nous cacher ? et, comme certains dévots avec leur Dieu, sous prétexte de l’honorer, ne serait-ce pas en user avec lui d’une familiarité choquante ?
Il ne faut pas douter que Pascal eût été plus satisfait de l’ancienne édition des Pensées, — l’édition de Nicole et de M. de Roannez, — que de la meilleure de celles qui l’ont depuis remplacée. Car, assurément moins conforme au texte même du fameux manuscrit, elle l’était bien plus à la vraie pensée de Pascal. Moins complète, elle était cependant bien plus sincère. Et, moins critique enfin, elle allait certainement bien plus droit au but que Pascal s’était proposé. Aussi, trois hommes en ce siècle ont admirablement parlé de Pascal : Alexandre Vinet, Sainte-Beuve, et, plus près de nous, M. Ernest Havel ; — on pourrait presque dire qu’ils se sont tous les trois médiocrement souciés des corrections apportées par M. Faugère, en 1844, à l’ancien texte. Mais deux hommes, à ma connaissance, en ont moins bien parlé ; Victor Cousin, jadis, et plus récemment le dernier éditeur des Pensées, M. Auguste Molinier ; — ce sont eux cependant, Victor Cousin d’après M. Faugère, et M. Molinier, grâce à une longue et laborieuse étude, qui ont le mieux connu le texte de Pascal.
Cette affaire vous prouve que le moindre inconvénient de ces publications n’est pas de venir substituer à des vérités anciennes des erreurs nouvelles, et de fausser parfois, en même temps que le caractère des œuvres et des hommes, toute l’histoire d’une grande littérature. On en vient de voir un premier exemple, il ne sera pas inutile d’en citer un second.
Le jour donc où Victor Cousin, les mains pleines de « notes » et de « documents inédits », récrivant le célèbre Mémoire de Rœderer sur la Société polie — et n’y mettant rien de plus, au total, que l’accent de sa fougueuse éloquence — conçut cette étrange pensée de réhabiliter les précieuses dans la précieuse personne de Madeleine de Scudéri, ce jour-là, c’est toute l’histoire littéraire du siècle qu’il brouilla d’un coup et, s’il faut en juger par ce que nous voyons, en dépit des vives protestations qu’opposa pourtant Sainte-Beuve, il se passera peut-être bien des années encore avant que nous rétablissions contre Victor Cousin les droits de la vérité vraie. Si cependant Victor Cousin avait trouvé moins de choses dans les papiers de Conrart, il eût moins hardiment donné dans cette flacheuse erreur. S’il n’y avait pas découvert une clef d’un ou deux des plus insupportables romans qu’il y ait au monde, il eût moins admiré le Cyrus et la Clélie. S’il n’y avait pas rencontré tant de détails insignifiants sur tant d’illustres inconnus, il eût moins délibérément essayé de les faire revivre. C’eût été tant pis pour lui — qui n’a fait nulle part preuve de plus de talent, — mais c’eût été tant mieux pour l’histoire de la littérature ! Je veux dire qu’il n’eût pas exposé la plupart de ceux qui le suivirent à se méprendre sur l’époque de la perfection de l’art classique ; et qu’il n’eût pas surtout, en diminuant les distances, rapprochant les degrés, et confondant les mérites, égalé dans l’éloge et, pour autant qu’il était en lui, dans la gloire, la platitude même avec le génie.
Et que l’on ne dise pas qu’il n’eût dépendu que de lui d’éviter l’écueil ! Non ; c’est justement là le malheur ; et l’écueil est de ceux, quand une fois on a commis l’imprudence d’y gouverner, qu’il ne dépend plus de personne d’éviter. Ce que l’on apprend de plus clair, à consulter les « notes » qu’un grand écrivain a laissées, c’est trop souvent à ne plus sentir le prix de ce qu’il a lui-même achevé. Les Sermons de Bossuet n’ont presque servi qu’à nous rendre insensibles à tout ce que les Oraisons funèbres ont de beautés par-dessus celles des Sermons. Pareillement, quand la critique ne se propose plus d’autre ni de plus noble ambition que de « renouveler » les sujets à force de « documents inédits », elle en arrive bientôt à ne plus discerner la valeur de ces documents, pourvu seulement qu’ils soient inédits. Omne ignolum pro magnifico est : tout ce qui n’est pas imprimé lui devient un chef-d’œuvre. Au milieu de ses « notes » elle perd le sentiment des ensembles, au milieu de ses « documents » le sentiment des rapports, et finalement le sentiment de l’art. Elle se fait invinciblement un système, de « préférer en tout les matériaux à l’œuvre, comme disait Sainte-Beuve, l’échafaudage au monument »
. Sa curiosité pervertie semble même devenir particulièrement sympathique aux manifestations de la sottise, et, ne trouvant déjà plus le bon Chapelain si ridicule, il faut espérer qu’elle se demandera quelque jour si Pradon n’est pas une victime de Racine, qu’il serait temps enfin de venger de l’injuste indifférence de ses contemporains, — d’après des documents inédits.
À Dieu ne plaise que nous soyons jamais de cette école ! S’il faut absolument « renouveler » les sujets, il y en a d’autres moyens. Lisons un peu plus d’abord, lisons surtout plus consciencieusement. Comme il y a eu de tout temps des gens qui n’avaient pas besoin d’être de qualité pour savoir tout sans avoir rien appris, il y a en de tout temps des critiques aussi qui n’avaient pas même besoin de talent pour parler de tout sans avoir rien lu. Je crains que l’érudition contemporaine, avec ses procédés et ses méthodes, n’en ait abondamment multiplié l’espèce. On veut des documents nouveaux : que l’on se dise donc bien tout d’abord que ce qui est imprimé depuis cent ans seulement est à peu près à notre égard comme s’il était inédit, et que, pour préciser davantage, il y aurait des « trouvailles » à faire dans la Correspondance de Grimm, dans l’Année littéraire de Fréron, dans le Journal encyclopédique de P. Rousseau, des trouvailles non moins curieuses que pas une de celles que l’on puisse faire dans les manuscrits de nos bibliothèques.
Allons plus loin encore. Quiconque lira seulement Voltaire, et le lira consciencieusement, y trouvera sûrement encore de quoi renouveler le sujet. À plus forte raison, quiconque lirait Bossuet ou Fénelon, lesquels sont d’abord moins lus, et dont les leçons, ensuite, sont moins vivantes parmi nous que les leçons de Voltaire. Il a presque suffi à M. Désiré Nisard de lire nos grands écrivains pour écrire cette classique Histoire de la littérature française, dont la beauté d’ordonnance et la rare perfection de forme ont découragé ceux-là mêmes qui, sentant bien qu’il y manque quelque chose, eussent été tentés de la recommencer. Je n’ai pas vu que M. Nisard y eût fait grand emploi de documents inédits.
Si ce n’est pas assez de lire, d’approfondir les œuvres, d’en recevoir l’impression directe, et de n’en rien dire que l’on n’en ait pensé par soi-même, il y a un autre moyen de renouveler les sujets, qui est de les étudier dans l’histoire autant qu’en eux-mêmes, de les suivre à travers les révolutions du goût, d’en épuiser enfin la diversité d’aspects, et, par le souci du détail caractéristique, d’y introduire en quelque sorte l’animation de la vie.
C’est ce qu’a fait Sainte-Beuve, par exemple, dans cet admirable Port-Royal que l’on apprécie davantage, au rebours de tant d’autres œuvres, à mesure que l’on acquiert soi-même une connaissance plus précise et plus détaillée du sujet. Mais lui non plus n’y a pas eu besoin de tant de documents inédits. Ou du moins, il a su s’en servir, ne les aller chercher mesure qu’il les lui fallait, pour confirmer un pressentiment qu’il avait, ou même le contredire, rarement ou jamais pour lui suggérer des idées, et bien moins encore pour y découvrir d’insignes platitudes à métamorphoser en chefs-d’œuvre. À l’homme qui nous donnera, sur le xviiie siècle, un livre qui soutienne, fut-ce de loin, la comparaison de celui de Sainte-Beuve, au prix du même désordre, de la même complexité, du même fouillis, je lui garantis hardiment qu’il aura rendu plus de services aux lettres et à l’histoire de la littérature, qu’aucun de ceux qui nous apporteraient demain un nouveau Candide ou une seconde Héloïse.
Rien ne s’opposera d’ailleurs, s’il en est capable, il ce qu’il ordonne plus fortement, plus savamment son sujet, et c’est encore ici, par l’ampleur de la composition et l’originalité de la construction, un nouveau moyen de le renouveler. Car, si l’on peut étudier les sujets en eux-mêmes et pour eux-mêmes, on peut aussi les étudier dans les rapports qu’ils soutiennent avec d’autres sujets. Ni la littérature, en effet, ni l’art, ne sont en dehors de la vie, mais plutôt ils sont par excellence des manifestations de la vie. Entre la littérature d’un âge ou d’une race et les autres parties de la civilisation de cette race ou de cet âge, il y a donc des liaisons, tout un système de communications et d’échanges, une solidarité qui fait de chacune de ces parties ce que la science appelle une fonction de l’ensemble. On peut se proposer, dans les monuments d’un art ou d’une littérature, de ressaisir les témoignages de cette solidarité. Les drames de Shakespeare deviennent alors comme un vaste miroir où se réfléchit toute la civilisation de l’Angleterre du xvie siècle, et les tragédies de Racine une fidèle image de l’esprit français au temps de Louis XIV. L’histoire de la littérature et l’histoire des mœurs s’illuminent ainsi l’une l’autre d’une lumière toute nouvelle, si nouvelle en vérité, que, même en Angleterre, avec tout ce qu’elle trahit de parti pris et d’esprit de système, l’Histoire de la littérature anglaise de M. Taine aura fait presque révolution. Je serais curieux d’apprendre le besoin que M. Taine y a eu de documents inédits.
La vérité, c’est qu’à voir les choses comme elles sont, on a été dupe, dans cette recherche acharnée de l’inédit, d’une confusion fâcheuse entre les procédés de l’histoire proprement dite, et ceux de l’histoire littéraire ou de l’histoire de la littérature. Non pas, certes, que dans ce débordement d’inédits tout ait été profit pour l’histoire elle-même, et que, si de grands gains ont été faits, de grandes pertes ne pourraient pas bien les avoir compensés. Qui voudrait, par exemple, éplucher, je dis le catalogue même de la collection des Documents inédits ou celui des publications de la Société de l’histoire de France, y noterait plus d’un volume que l’on eût tout aussi bien fait de ne pas mettre au jour.
On pourrait encore examiner la question de savoir si, sous le prodigieux amas de ces publications, après avoir quelque temps lutté, les facultés maîtresses de l’historien — l’art de peindre, l’art de composer, l’art de généraliser — n’ont pas fini par succomber, au pire détriment des intérêts de l’histoire. Et je ne regarderais pas enfin me demander si vraiment, dans ce siècle ou nous sommes, dans les années surtout qui viennent de s’écouler, on a, tout compte fait, à l’aide de ces documents, déchiffré tant d’énigmes, résolu tant de problèmes, et vidé tant de questions historiques.
Car j’admire, pour moi, l’extrême modestie de certains historiens, quand ils ont l’air de croire que s’ils renouvellent l’histoire des Origines de la France contemporaine, c’est au moyen de ce qu’ils ont découvert de pièces ignorées dans les cartons des archives. Mais plutôt j’aurais quelque tendance croire que, sans pièces inédites ni documents nouveaux, leur œuvre, étant signée d’eux, serait encore ce qu’elle est, et tout ce qu’elle est.
Admettons cependant, pour aujourd’hui, qu’il n’y ait ni ne puisse y avoir en histoire abus du document inédit ; il n’en demeurera pas moins vrai que l’histoire n’est pas la littérature. On peut bien concevoir, à la rigueur, qu’un fait, jusqu’alors demeuré dans l’ombre et remis en lumière par un chercheur heureux, vienne brusquement faire le jour sur un point discuté de la politique de Louis XIV ou de Guillaume III : on ne peut pas concevoir que la découverte inattendue d’un chef-d’œuvre ignoré vienne brusquement faire déchoir la comédie de Molière ou le drame de Shakespeare de la hauteur de gloire où l’admiration des siècles a placé Tartufe et Othello. On peut concevoir encore que des Mémoires secrets ou des Correspondances diplomatiques, restés jusqu’alors inconnus, nous révèlent tout à coup le secret d’une manœuvre de Louvois ou d’une intrigue de Bolingbroke : on ne peut pas concevoir qu’une lettre même de Swift ou qu’un document émané de Voltaire modifient jamais l’idée que nous nous faisions des Voyages de Gulliver ou de Zadig et de Micromégas. On peut concevoir enfin que des papiers d’État, jusqu’alors mystérieusement enfermés sous une triple serrure, dans l’archive des chancelleries, nous apprennent les raisons positives d’une résolution de Frédéric le Grand ou d’une décision de Marie-Thérèse : mais on ne peut pas concevoir qu’un sophisme inédit de Jean-Jacques ou de Diderot réussisse à prévaloir contre ce que contiennent de gravé pour l’éternité le Contrat social ou le Supplément au voyage de Bougainville. Il n’y a pas de qu’elles sont ; une fois parties de la main de leurs auteurs, elles vivent, elles grandissent, elles se développent en dehors et indépendamment d’eux, et il n’appartient de modifier le jugement que l’on en porte qu’à la diversité des esprits qui s’appliquent successivement leur interprétation.
Voilà l’objet propre de la critique : interpréter les œuvres, et à mesure qu’elles vivent plus longtemps, trouver des raisons plus profondes pour expliquer cette vitalité. Il y a des œuvres qui survivent à leurs auteurs ; il y en a qui meurent avec eux ; il y en a même à qui leurs auteurs survivent. Il y en a qui ne durent pas au-delà du siècle qui les a vus naître ; il y en a qui durent plus longtemps que la langue même qu’elles ont parlée. Pourquoi cela ? C’est le problème à résoudre, et qui n’est jamais résolu ni ne le sera sans doute jamais, puisqu’à chaque génération d’hommes il se pose en des termes nouveaux, et, pour tout homme de cette génération qui l’aborde, en des termes sensiblement différents. J’exprime aujourd’hui sur l’œuvre qui vient de paraître un avis consciencieusement motivé ; nul ne sait ni ne peut savoir ce qu’il vaudra demain ; cela dépend uniquement de ce que l’œuvre pourra durer au-delà de moi qui la juge et de l’artiste qui l’a faite ; et si même ni lui ni moi ne nous sommes trompés, l’avenir découvrira dans cette œuvre ce que je n’y ai pas pu voir et ce que l’artiste n’a pas pu vouloir y mettre, c’est-à-dire tout ce que le temps écoulé y aura lentement ajouté de valeur.
Ce serait le cas de reprendre ici la fameuse comparaison de Stendhal : « Ce que j’appelle cristallisation, c’est l’opération de l’esprit qui tire de tout ce qui se présente la découverte que l’objet admiré a de nouvelles perfections. »
Ainsi, chaque siècle, qui passe sur un chef-d’œuvre, sans en avoir altéré l’air d’éternelle jeunesse, donne au siècle qui suit cent raisons nouvelles d’y reconnaître de nouvelles beautés. C’est lui, et ce n’est plus lui. Ce n’est plus lui, car il s’est comme enrichi de tout ce que ses admirateurs y ont trouvé que n’avaient pas vu ses contemporains ; mais c’est bien lui, pourtant, puisque l’on n’y a rien mis que ce qu’une expérience plus longue et plus diverse a prouvé qu’il contenait en effet. — On ne voit pas bien ce qu’ont à faire, en tout cela, les documents inédits.
Ce que nous disons là, quelque lecteur s’avisera peut-être que nous l’avons dit déjà plus d’une fois. En effet, — si ce n’étaient pas les mêmes mots, c’étaient bien, en somme, les mêmes choses. J’espère au moins que l’on ne s’en prendra qu’aux publicateurs d’inédits. Aussi longtemps qu’ils continuent de détourner envers une ingrate érudition des forces qui trouveraient ailleurs un plus naturel, un plus utile, un plus glorieux emploi d’elles-mêmes, aussi longtemps nous ne pouvons pas, nous non plus, discontinuer de nous en plaindre, et de travailler à faire que le public s’en plaigne avec nous. C’est donc leur faute, si nous nous répétons, et pas du tout la nôtre. Et puis songez un peu, si nous devions enfin réussir à la vingtième fois, quel remords nous aurions de nous être arrêté justement à la dix-neuvième Il ne s’agit que de savoir si la question elle-même vaut l’obstination que nous mettons à la traiter. Nous le croyons, pour notre part et nous venons d’essayer de le montrer. Quelques services que les publicateurs d’inédits aient rendus à la cause des lettres, ils leur ont fait sans doute plus de mal encore que de bien. Et c’est pourquoi, bien loin de nous excuser de redire les mêmes choses, nous ne craindrons pas, comme on dit au Palais, d’aggraver notre situation en déclarant que nous ne savons pas si nous ne les redirons pas encore. « Mon Dieu, Pierrot, faisait Charlotte, tu me dis toujours la même chose »
; et Pierrot lui répondait « Je te dis toujours la même chose, parce que c’est toujours la même chose, et si ce n’était pas toujours la même chose, je ne te dirais pas toujours la même chose »
; et Pierrot n’était point si sot, car je crois bien qu’il a fini par persuader Charlotte.
Les Éditions originales3 §
En nous décrivant, dans un fort beau volume, fort bien imprimé, et « orné d’environ trois cents fac-similé de titres des livres décrits »
, les principales Éditions originales d’écrivains du xve au xviiie siècle, M. Jules Le Petit a fait sans doute une œuvre utile, dont il convient de le remercier ; et, si seulement son livre était moins incomplet, si le choix des écrivains ou des œuvres y était quelquefois plus heureux, mais surtout si l’appréciation critique et le jugement littéraire ne s’y mêlaient pas indûment à la description bibliographique des œuvres, il serait excellent. Car, s’il s’adresse aux amateurs, M. Le Petit a oublié que, pour faire cas d’un livre et le payer au poids de l’or, les bibliophiles ou bibliomanes n’ont pas besoin qu’il soit bon, ni même beau : c’est assez qu’il soit rare, et qu’on leur indique à quels signes précis ou à quelles tares s’en reconnaissent les exemplaires irréprochables. Mais, quant à ceux qui aiment qu’un beau livre contienne aussi quelque chose, et qui, sans en mépriser la « condition », ou la « provenance », en estiment toutefois encore davantage le sujet ou l’auteur, ceux-là, selon toute apparence, pour savoir ce qu’ils doivent penser des Pascal ou des Bossuet, n’iront pas recourir à M. Le Petit. Aussi espérons-nous que, dans une nouvelle édition de son livre, M. Jules Le Petit, s’abstenant de parler de ce qu’il connaît mal, l’enrichira d’autant de ce qu’il connaît mieux.
Pour cela, nous ne lui demanderons que de se faire un plan, non pas certes plus vaste, mais plus complet, et surtout un plan plus sévère, mieux défini, qui réponde mieux à ses propres intentions. Notre littérature classique est si riche, qu’une bibliographie des éditions originales de nos grands écrivains, pour être à peu près complète, n’exigerait pas moins d’une demi-douzaine de volumes comme celui de M. Le Petit ; il faut donc faire un choix ; et ce choix ne doit pas dépendre du caprice ou de la fantaisie des amateurs de livres, mais des besoins de la critique et des nécessités de l’histoire littéraire.
Les amateurs de livres, dont la manie, d’ailleurs louable, n’est malheureusement pas toujours pure d’une arrière-pensée de spéculation ou de lucre, décrètent entre eux des changements de modes, font des hausses ou des baisses factices, et renversent ainsi dans l’esprit des bibliographes la notion du bien et du mal. Il y a tantôt une dizaine d’années, pour des raisons encore mal éclaircies, aucun romancier ni grand écrivain du xviiie siècle ne se vendait plus cher que Restif de la Bretonne. On saura gré à M. Le Petit de n’avoir point fait figurer dans sa Bibliographie des principales éditions originales le déplorable auteur de Monsieur Nicolas et du Paysan perverti. Mais on pensera qu’il a fait la part et la place bien larges encore à Marivaux, par exemple, à Destouches, à Regnard, dont les éditions originales n’ont guère d’intérêt que celui de leur rareté relative, et du prix qu’on les paye quand elles passent dans les ventes publiques. Les Contes des fées, de Charles Perrault, — Histoires ou Contes du temps passé, avec des moralités, Paris, 1697 ; Claude Barbin, — n’ont de même un aussi long article dans le livre de M. Le Petit que parce que ce mince volume, d’environ deux cents pages, étant l’un des moins communs, est l’un aussi des plus chers du xviie siècle : il n’y a pas dix ans qu’un exemplaire « médiocre » s’en est vendu jusqu’à 1600 francs. On conviendra pourtant, quelque estime que l’on fasse du Petit Poucet ou de Riquet à la houppe, que les Contes de Perrault ne tiennent pas dans notre histoire littéraire un rang considérable. D’une manière générale, dans le choix des Éditions originales dont il a donné la description et reproduit les titres en fac-similé, M. Le Petit s’est trop soucié de la valeur vénale des livres, et pas assez de leur valeur ou de leur importance historique, plutôt encore que littéraire. Ce n’est pas le moindre défaut ni le moins déplaisant de sa Bibliographie des éditions originales ; elle sent trop le catalogue de vente, ou le Manuel du libraire ; elle n’a pas l’air assez libéral, si je puis ainsi dire, ou assez désintéressé.
Le plan d’une Bibliographie de ce genre est en effet comme imposé par l’histoire même d’une littérature : il n’y a qu’à suivre le cours du temps, et, pour chaque siècle ou chaque époque — sans se soucier autrement des prix, dont nous n’avons que faire — il n’y a qu’à décrire les livres dont l’importance est certaine, si d’ailleurs la valeur littéraire en est quelquefois discutable. C’est en nous plaçant à ce point de vue, en dehors duquel le plus beau livre du monde n’est presque plus un livre, mais un objet de commerce, que nous allons feuilleter le volume de M. Le Petit, et soumettre à l’auteur quelques-unes de nos critiques avec quelques-uns de nos vœux.
Sur le roman de Rabelais, d’abord, nous nous attendions à trouver sinon quelque chose de neuf, au moins un article plus substantiel et plus intéressant. Ainsi les Grandes et inestimables Chroniques du grands et énorme géant Gargantua sont-elles l’œuvre de Rabelais ? Du premier livre de Pantagruel ou de la Vie de Gargantua, lequel les deux a paru le premier ? Le cinquième livre est-il ou non de Rabelais ? et, s’il n’est pas de lui, quel en est l’auteur probable ? Telles sont les trois ou quatre questions, sans une solution, ou plutôt sans une discussion desquelles on peut dire avec vérité qu’il n’y a pas de Bibliographie de Rabelais, et dont la seconde, mais surtout la troisième, importerait beaucoup à une connaissance plus précise du caractère de Rabelais. Ces questions, et bien d’autres qui s’y rattachent, nous eussions souhaité qu’au lieu de les trancher sur la parole de Brunet et de Charles Nodier, M. Le Petit les discutât de lui-même à nouveau, qu’il ne se contentât point d’affirmer, qu’il eût essayé de prouver, et enfin, pour le seul cas où il l’ait essayé, qu’il se fût montré plus difficile en fait de preuves. De ce qu’en effet Rabelais, tout au début du Gargantua, renvoie plaisamment le lecteur à « la grande chronique pantagruéline »
pour y reconnaître, selon son expression, « la généalogie et antiquité dont nous est venu »
le bon géant, il ne résulte point du tout que ladite chronique pantagruéline fût déjà composée. J’aimerais autant conclure, de la proverbiale plaisanterie de Molière, l’existence, dans quelque traité d’Hippocrate, du fameux chapitre des chapeaux.
De Rabelais, M. Le Petit passe à Marguerite de Navarre et à Bonaventure des Périers. C’est une occasion de rappeler ici que la première édition de l’Heptaméron, ou plutôt la seconde, — car il en avait paru précédemment une autre sous le titre d’Histoire des amants fortunés, — est un des beaux livres que l’on ait imprimés au xvie siècle, où l’on en a tant imprimés de si beaux, comme si l’art de l’imprimeur avait d’abord atteint sa perfection, et que, sans précisément déchoir, il fût allé depuis lors en se vulgarisant : c’est le cas, ou jamais, d’employer ce vilain mot. Pour cette seule raison de la beauté de l’impression, nous regretterions que M. Le Petit ait oublié de faire mention au moins du Plutarque d’Amyot, quand d’ailleurs ce livre célèbre n’aurait pas, à tous égards, une place marquée dans une Bibliographie des principales éditions originales d’écrivains français. Peut-être est-il de ceux, comme il y en a plusieurs dans l’histoire, dont la réputation et l’influence ont passé de beaucoup le mérite intrinsèque et réel ; et, pour ma part, je le croirais assez volontiers. On ne saurait cependant l’omettre et, page pour page, la mention en eût ici tout à fait avantageusement remplacé celle du Tombeau de Marguerite, par le prétendu comte d’Alsinois (Nicolas Denisot), ou celle encore des Diverses petites poésies du chevalier d’Aceilly. Que viennent faire ces mauvais plaisants dans une Bibliographie des principales éditions originales ?
Une autre omission regrettable est celle de Maurice Scève et de sa Délie, qui ne sont, eux non plus, j’en conviens, guère connus l’un ni l’autre, qui le sont toutefois ou qui devraient l’être autant, sinon que Louise Labé, mais que Pernette du Guillet et ses Rymes, dont M. Le Petit nous donne une courte description. C’est un curieux poète que ce Scève, obscur et prétentieux d’ailleurs, à peu près illisible aujourd’hui, et que pour ce motif je m’étonne que nos symbolistes et nos décadents n’aient pas essayé de remettre en honneur :
L’humidité, Hydraule de mes yeux,Vide toujours par l’impie en l’oblique,L’y attrayant, pour air des vides lieux,Ces miens soupirs, qu’à suivre elle s’applique.Ainsi tous temps, descend, monte et répliquePour abreuver mes flammes apaisées.Doncques me sont mes larmes si aiséesA tant pleurer, que sans cesser distillent ?Las, du plus haut goutte à goutte elles filentTombant aux seins, dont elles sont puisées.
Ni M. Paul Verlaine, ni M. Stéphane Mallarmé n’ont rien écrit de plus difficile à interpréter, sinon précisément à comprendre, car j’ai peur de les avoir quelquefois compris. Ils n’ont rien écrit non plus, si l’on voulait multiplier les citations, qui soit d’une mysticité plus sensuelle que certains dizains de Délie, objet de plus haute vertu. Mais si maintenant on ajoute que cette école lyonnaise, dont Maurice Scève a été le principal représentant, semble bien avoir préparé les voies à la Pléiade, ce sera sans doute une raison pour M. Le Petit de faire un jour une petite place à notre client dans sa Bibliographie.
Une fort bonne règle, que M. Le Petit a généralement observée, c’est d’entendre sous le nom d’Éditions originales la première et la dernière que chaque écrivain a donnée lui-même de ses œuvres. Pourquoi donc a-t-il fait exception pour Ronsard et, au lieu de l’édition de 1584, pourquoi est-ce l’édition de 1567 qu’il a cru devoir décrire, celle qui ne contient ni lit Franciade, ni surtout les Sonnets pour Hélène ? C’est sans doute que, croûtant plus cher, elle est plus recherchée des amateurs ; — lesquels se soucient des Sonnets pour Hélène autant que de la Franciade, c’est-à-dire point du tout, et se passeraient plutôt de Ronsard que d’être obligés de le lire. Mais le vrai texte, et conséquemment la dernière Édition originale de Ronsard est le bel in-folio de 1584, et c’est lui que M. Le Petit aurait dû nous décrire.
L’article de Montaigne est meilleur, quoique trop écourté, pour l’importance du livre des Essais, et pour les différences qu’en offrent les trois principales éditions. Quand M. Le Petit voudra le développer, il n’aura qu’à diminuer un peu la place qu’il a faite à ce médiocre, pédant, et prétentieux Baïf, et à remplacer le fac-similé du titre du Brave ou des Mimes, par celui du premier ouvrage de Montaigne : la traduction française de la Théologie naturelle de Raymond Selon. Une remarque aussi qu’il pourra faire, c’est que le texte de 1595, dans lequel nous lisons communément les Essais, n’est point le bon, selon toute apparence ; que la demoiselle de Gournay, qui le constitua, le surchargea d’additions qu’on ne sait si Montaigne y aurait fait entrer ; et que ces additions, où abondent les citations latines, en bigarrant la prose de Montaigne, ne laissent pas d’en altérer sensiblement le premier caractère.
Car, une fois et dûment averti, peut-être alors qu’on ne répétera plus, sur la parole de Prévost-Paradol, « que ces citations font corps avec les Essais, et qu’il est impossible d’en arracher une seule sans une sorte de violence qui laisserait sa trace, sans une déchirure qui resterait toujours visible dans cet harmonieux tissu »
. Ce sera dommage, car la phrase est jolie ; mais la vérité regagnera ce qu’y perdra la rhétorique. Une bonne moitié des citations de Montaigne sont appliquées du dehors, après coup, par une main étrangère ; et quand on les enlève, — c’est-à-dire quand du texte de 1595 on se reporte à celui de 1588, — non seulement on ne fait à Montaigne aucune déchirure ni aucune violence, mais au contraire on le débarbouille son style reparaît moins latin en français et même aussi sa pensée plus claire, — et généralement mieux suivie.
Nous pourrions signaler bien d’autres oublis. C’est, j’imagine, un assez grand nom que celui de Calvin dans l’histoire de la prose française ; et parmi ces « trois cents fac-similé de titres », on n’eût pas été fâché de trouver celui de l’Institution chrétienne. Et l’Apologie pour Hérodote ? et la République de Bodin ? et l’Astrée d’Honoré d’Urfé ? Et l’Introduction à la vie dévote ? M. Le Petit croit-il que l’on se fût plaint d’en rencontrer la description dans son livre ? Car au moins valent-elles bien les Diverses poésies du sieur Vauquelin de la Fresnaie, et les Satyres de Régnier, et les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné. C’est d’ailleurs un livre superbe que la République de Bodin, en première édition ; et l’Astrée a ce mérite, s’il faut que c’en soit un, que les beaux exemplaires en sont extrêmement rares. Aussi bien, la date même des premières parties, la première et la deuxième, je crois, n’est-elle pas absolument certaine, et la recherche avait de quoi tenter un bibliographe. Je ne veux rien dire de l’importance du livre : M. Émile Montégut a jadis bien ingénieusement démontré qu’il y en avait peu dont l’influence eût été dans l’histoire de la littérature aussi profonde et aussi durable4. Ou en retrouverait la trace encore jusque dans la Petite Fadette et dans la Mare au Diable.
Nous arrivons ainsi au xviie siècle ; et, comme nous aurions trop à faire de signaler toutes les omissions, — j’entends les plus considérables ; non pas celle de l’Artamène, de mademoiselle de Scudéri, ou de la Pucelle, de Chapelain, mais celle de la Recherche de la vérité, de Malebranche, ou des Sermons de Bourdaloue, — nous nous contenterons de quelques observations rapides sur les articles de Pascal, de Molière et de Bossuet. Il y avait peu de choses à dire sur les Provinciales, et un peu plus sur les Pensées. Mais c’est ici qu’en vérité M. Le Petit aurait bien fait de s’en tenir à la description bibliographique du livre, et notamment de garder pour lui quelques phrases trop extraordinaires. Il nous apprend que, dans sa Vie de Pascal, madame Périer raconte que l’auteur des Lettres provinciales fut « converti » par la miraculeuse guérison de sa nièce ; et ceci est déjà d’un homme peu familier avec l’histoire de Pascal. Mais il continue, ou plutôt il récidive, et il écrit : « Cette dame ajoute quelques détails sur de prétendus supplices que Pascal s’imposait pour éviter le péril desconversations mondaines, et parle d’une ceinture de fer pleine de pointes qu’il se mettait à nu sur la chair. Ce sont là des puérilités difficiles à admettre de la part d’un esprit aussi peu fanatique que celui de Pascal. »
Par où l’on voit que M. Le Petit n’est pas en danger de jamais vêtir un cilice : mais « puérilités » n’est-il pas admirable. ? et les « prétendus supplices » ? et « cette dame » ? Et cette façon aussi de parler de Pascal ? M. Le Petit en a une encore de parler « d’Artus Gouffier ; duc de Roannez », qui l’achève de peindre ! Pourquoi pas Vignerod, dit Richelieu, et Bouchard, surnommé Montmorency ?
Quant à la question même du texte imprimé des Pensées de Pascal, on sait qu’il en existe au moins trois éditions « originales » et légèrement différentes l’une, datée de 1669, dont on ne connaît, dit-on, qu’un exemplaire, celui de la Bibliothèque nationale et deux sous la date de 1670, l’une en 365 pages et l’autre en 334 seulement. L’exemplaire de 1669 doit être un exemplaire d’essai, de ceux que l’on soumettait, avant de livrer l’ouvrage au public, soit à la chancellerie, — et non pas, comme le dit M. Le Petit, « à la censure du lieutenant de police »
, — soit à l’approbation de l’autorité ecclésiastique, soit encore et tout simplement à la critique de ses amis. On connaît ainsi, sous la date de 1670, quelques exemplaires du livre de Bossuet : Exposition de la doctrine de l’Église catholique sur les matières de controverse. Pour les deux éditions de 1670, M. Le Petit, qui a eu « la satisfaction » de rédiger le catalogue Potier, aurait bien dû nous apprendre si, comme il y est dit, ces deux éditions ne sont que deux, ou sont quatre sous cette date. Il semble d’ailleurs aujourd’hui certain que l’édition en 365 pages est la bonne. Mais il importait de noter, — et c’est ce que nous avons appris l’an dernier par le Bulletin de la librairie Morgand, auquel M. Le Petit eût bien fait de se référer — que l’édition en 334 pages en a en réalité 358, soit seulement sept de moins, et non pas trente et une, comme on le croyait, que l’édition en 363 pages. La question étant de chercher la raison des suppressions qui distinguent l’une de l’autre les deux éditions de 1670, si de trente et une pages le total s’en trouve réduit à sept, cela n’est indifférent ni à la manière dont Port-Royal a compris ses devoirs d’éditeur, ni à la façon dont les autorités ecclésiastiques accueillirent le livre des Pensées, ni à une connaissance plus précise de l’effet qu’elles produisirent. M. Le Petit aura-t-il craint, s’il avait collationné les deux éditions, de paraître excéder les droits du bibliographe ?
C’est Molière, comme dans tous les catalogues de ce genre, qui tient la plus large place dans le volume de M. Le Petit ; — quatre-vingts pages à lui tout seul. Et nous ne nous en plaignons pas ; au contraire mais nous eussions voulu que M. Le Petit se souvînt toutefois des propres paroles de M. Adolphe Régnier, dans l’Avant-Propos de la belle édition de Molière, donnée par l’Imprimerie nationale en 1878. En ce temps-là encore, pour le dire en passant, quand l’Imprimerie nationale voulait envoyer aux expositions un chef-d’œuvre de sa typographie, ce n’était point les œuvres de son directeur qu’elle choisissait, c’était celles de Molière. « À voir les éditions originales de Molière, disait donc M. Régnier dans son Avant-Propos, à les comparer entre elles, on peut dire qu’il a, en quelque sorte, laissé la bride sur le cou à ses imprimeurs. Elles sont la plupart fort incorrectes, et le sont chacune à sa manière, diversement, capricieusement. Il me paraît certain que Molière n’y a pas regardé, ou n’y a regardé que bien en gros, et que prote et correcteur n’y regardaient pas non plus de bien près. »
Voilà qui ne laisse pas de discréditer un peu les « éditions originales » de Molière ; et le scrupule de M. Le Petit à les décrire toutes, sans même excepter celle du Remerciement au Roy et de la Gloire du Val-de-Grâce, en paraîtra peut-être excessif. Si pour fixer, en effet, le texte de Molière, il faut bien qu’un éditeur y recoure, ici du moins quelques descriptions et quelques fac-similé pouvaient suffire. Les opinions de M. Le Petit sur Molière s’espacent aussi peut-être un peu complaisamment dans ces quatre-vingts pages. Mais un homme qui parle si bien de Pascal ne pouvait laisser passer une bonne occasion de s’expliquer sur Tartufe, et de dire vertement leur fait aux « fanatiques d’hypocrisie ».
Nous aurions encore aimé, puisqu’il la décrit aussi, qu’il discutât l’édition de 1682 — la première édition des Œuvres complètes de Molière, — et qui ne mérite guère plus de confiance que les « éditions originales » séparées. Molière a été décidément malheureux en éditeurs ; et, sans rien vouloir exagérer, il est bon de savoir, puisqu’on l’a si souvent attaqué sur son style, que parmi nos grands écrivains, il en est peu dont le texte, à y regarder de près, soit plus douteux ou moins assuré.
Je ne sais là-dessus si Lagrange et Vinot, qui « procurèrent », comme l’on disait, l’édition de 1682, s’y permirent les modifications dont on les a quelquefois accusés. Mais ce que l’on peut dire avec sécurité, c’est qu’il y a peu d’éditions plus laides ; — et qu’il n’y en a pas de plus incorrectes. Quelle confiance voulez-vous que l’on accorde à une édition où, dans une seule page du Bourgeois gentilhomme, on trouve le nom de Jourdain orthographié de trois manières : Jourdain, Joordain et Jorrdain ? Lagrange était assurément le plus galant homme du monde et même, si l’on veut, encore mieux que cela, mais ce n’était pas un bon correcteur d’épreuves, et c’en était même un piteux. En collationnant pour les décrire les huit volumes de l’édition de 1682, c’est de quoi je m’étonne que M. Le Petit ne se soit pas aperçu. Et, de même que des « éditions originales » de Molière, il faut bien qu’on se serve de l’édition de 1682, puisque aussi bien c’est la première qui contienne Dom Garcie de Navarre, Dom Juan, la comtesse d’Escarbagnas, etc., mais il convient d’être averti, pourtant, afin de ne pas croire, comme quelques récents éditeurs, que l’on va faire merveilles en en reproduisant le texte.
Si Molière ne revoyait pas très diligemment ses épreuves, il semble qu’il en fût autrement de Bossuet. Les Errata tout seuls de ses éditions originales en feraient foi. Bossuet fait un Erratum pour une virgule, pour une lettre omise, pour remplacer guère par guères, ou Térèse par Thérèse. D’autres corrections intéressent davantage l’histoire de la grammaire et celle de la langue. C’est ainsi que, dans l’édition originale de l’Instruction sur les états d’oraison, on avait d’abord imprimé cette phrase : « Faites-moi oublier, Seigneur, les mauvais fruits des mauvaises racines que j’ai veuës autrefois germer dans le lieu saint »
; mais on fit tout exprès un Erratum pour, au lieu de veuës, qui est la leçon des éditions modernes, nous faire lire veû, sans accord. On voit qu’il ne s’agit point ici de théologie, mais d’orthographe. Et ce qui paraît bien prouver que ces scrupules ne sont pas du correcteur ou du prote, comme on pourrait le croire, mais de Bossuet, c’est une lettre curieuse, datée de 1687 et adressée à Huet, où il lui demande une décision de l’Académie sur le point de savoir s’il faut écrire la vie de Henry ou la Vie d’Henry. Comme Pascal, avec la faculté de concevoir les ensembles, Bossuet avait le goût et le souci du détail.
En fait d’éditions originales de Bossuet, M. Le Petit s’est contenté de décrire celles que tout le monde connaît, ou à peu près : la première édition des six grandes oraisons funèbres, et la première édition du Discours sur l’histoire universelle. Mais il suffisait d’une ou deux des Oraisons funèbres, celle d’Henriette de France, par exemple, et celle du prince de Condé, — dont on saura gré, d’ailleurs, à M. Le Petit de penser quelque bien. Il ne fait pas difficulté de trouver Bossuet « éloquent ». En revanche, à la description de la première édition du Discours sur l’histoire universelle, il fallait joindre celle de la troisième, l’édition de 1700, la dernière que Bossuet ait revue, et qui diffère de la première en plus d’un point. M. Le Petit, à ce propos, veut bien nous apprendre que Voltaire, « peu suspect de tendresse pour Bossuet »
, ne laissait pas pourtant d’admirer beaucoup le Discours sur l’histoire universelle. Dans une prochaine édition de son livre, M. Le Petit pourra même ajouter que Voltaire l’admirait tant qu’il crut devoir le réfuter, et que telle est l’origine de son Essai sur les mœurs. M. Le Petit doit être une bonne âme, qui n’admire que ce qu’il approuve, qui se croit même obligé d’approuver tout ce qu’il admire : Voltaire était un peu plus compliqué.
Que si maintenant, de son volume, nous pouvions persuader à M. Le Petit de retrancher un jour quatre sur six des grandes Oraisons funèbres de Bossuet, il nous semble que la description de l’Histoire des variations des églises protestantes, ou encore, et au besoin, le fac-similé du titre de l’Instruction sur les états d’oraison, en tiendraient bien la place. Je ne parle pas des œuvres posthumes, telles que les Élévations sur les mystères, ou telles encore que les Sermons, quoique pourtant, si l’on les retrouvait dans une Bibliographie des éditions originales de nos grands écrivains, qui s’en plaindrait ? Mais alors, la première édition de la Politique tirée des propres paroles de sainte vaudrait bien aussi la peine d’être décrite, et d’autant que la beauté de l’exécution typographique en est comparable à celle de l’Histoire des variations ou du Discours sur l’histoire universelle.
Sur le chemin du xviie au xviiie siècle, nous rencontrons dans le livre de M. Le Petit le nom de madame Deshoulières, et la description de l’édition originale de ses Poésies, datée de 1688. C’est leur faire beaucoup d’honneur. Mais elles sont, paraît-il, assez recherchées des bibliophiles. Saisissons donc cette occasion de renvoyer M. Le Petit à la notice que Sainte-Beuve a jadis tracée de madame Deshoulières dans ses Portraits de femmes. Il y apprendra que madame Deshoulières n’est pas seulement l’auteur des Moutons, mais aussi celui du Ruisseau, par exemple, et de diverses Réflexions qui ne manquent pas de hardiesse.
Courez, Ruisseau, courez, fuyez-nous ; reportezVos ondes dans le sein des mers dont vous sortez ;Tandis que pour remplir la triste destinéeOù nous sommes assujettis,Nous irons reporter la vie infortunéeQue le hasard nous a donnéeDans le sein du néant d’où nous sommes sortis.
Comme Sainte-Beuve l’a si bien dit, cette madame Deshoulières, que l’on voit de loin « dans un costume couleur de rose »
, fut plutôt triste ; d’une tristesse philosophique assez analogue à celle de madame Ackermann ; et il est intéressant de rappeler que sa ruelle ou son salon, dans les dernières années du xviie siècle, fut l’un des lieux où s’élabora ce qui allait devenir l’esprit du xviiie.
Les écrivains du xviiie siècle ne tiennent qu’une assez petite place dans le livre de M. Le Petit, et les raisons s’en conçoivent sans peine. Les éditions originales en sont moins recherchées, parce que l’on y apprend peu de choses. Elles ne sont pas non plus très belles, pour ne pas dire qu’elles sont en général fort laides. On en est fâché, ou même un peu humilié, pour ce siècle des élégances. En fait de beaux livres, le xviiie siècle ne nous a guère légué que des livres à gravures, des La Fontaine et des Molière, les illustrations des Boucher, des Oudry, des Eisen, des Cochin et des Moreau le Jeune.
Mais à quoi je ne me résigne point, dans le volume de M. Le Petit, c’est à voir la description des éditions originales de Marivaux y tenir plus de place que la description des éditions de Montesquieu, presque autant de place que celle des éditions de Voltaire. Il n’y a pas là de proportion ; et quoique je n’accorde point à M. Le Petit que Marivaux, comme il a l’air de vouloir l’insinuer, soit une invention de mademoiselle Mars et de madame Arnould-Plessy, cependant on n’avait pas besoin, sur les éditions originales de l’École des mères ou de Marianne même, de tant de renseignements. Faut-il ajouter que M. Le Petit a d’ailleurs négligé de nous donner ceux qui nous eussent intéressés, comme de nous apprendre pourquoi les dernières parties du roman ont été imprimées sous la rubrique de La Haye ? Toute cette matière de la librairie du xviiie siècle est obscure, et nous espérions, en ouvrant le livre de M. Le Petit, qu’il l’eût éclaircie, du moins en quelques points. Mais il nous répondra que celle de la typographie du xviie siècle est plus obscure encore, et qu’il ne s’y est pas non plus aventuré.
Ce n’est pas seulement sur Marivaux, c’est sur Voltaire et sur Montesquieu que son livre est insuffisant. Passe encore pour Voltaire, depuis que nous avons sous la main l’excellente Bibliographie voltairienne de M. Georges Bengesco, et quoique nous eussions préféré le fac-similé du titre des Lettres anglaises, par exemple, à celui du titre de la Henriade et de la Pucelle, ou même, la description de la première édition de l’Essai sur les mœurs à celle de la première de la Vie de Molière. Mais, de toutes les petites questions que soulève la bibliographie de Montesquieu, je suis surpris que M. Le Petit n’en ait voulu discuter presque aucune. Il nous dit bien qu’il existe huit éditions des Lettres persanes, sous la même date de 1721, mais il ne nous dit point que les unes portent la rubrique d’Amsterdam, chez Pierre Brunel, et les autres celle de Cologne, chez Pierre Marteau. Cela pourtant est bon à savoir, parce que cela donne lieu de supposer qu’il y en a, comme l’on dit, une famille, à laquelle Montesquieu n’eut point de part. C’est la même question qui revient : la question des impressions, suppositions et contrefaçons de Hollande. Si jamais, quelqu’un y faisait la lumière, il aurait bien mérité de l’histoire de la littérature. Pourquoi encore la description que M. Le Petit nous donne de l’édition qu’il lui plaît de considérer comme l’originale — car il n’a point expliqué ses raisons, — n’est-elle pas conforme à la description que j’en trouve dans le Catalogue de la vente Rochebilière ? Qui a tort ? qui a raison ? le catalogue Rochebilière, ou le livre de M. Le Petit ? Car ce n’est pas la peine d’être le second pour m’en apprendre un peu moins que le premier.
Enfin, dans une Bibliographie des Éditions originales de nos grands écrivains, je ne doute pas que l’on ne soit aise, et je le suis autant que personne, de trouver la description de l’édition originale de Vairvert, ou du Voyage autour de ma chambre. Mais, à côté des noms de Gresset et de Xavier de Maistre, je voudrais bien avoir lu ceux de Diderot ou de Buffon, le fac-similé du titre de l’Histoire naturelle, ou celui du titre du premier volume de l’Encyclopédie. Malheureusement, on ne lit plus l’Encyclopédie, dont les vingt-sept in-folio, non compris les tables et le supplément, ne servent plus guère, comme les in-quarto de l’Histoire naturelle, qu’à former des bas de bibliothèques. « Vous achèterez l’Encyclopédie, écrivait lord Chesterfield à son fils, et vous vous asseoirez dessus pour lire Candide. »
Était-ce bien Candide ? mais il suffit que ce fût quelque chose de plus divertissant que les articles de Diderot et de d’Alembert. Ce n’est pas toutefois une raison, dans un ouvrage comme celui de M. Le Petit, d’oublier des noms aussi fameux. En vérité, je l’assure que Buffon vaut Destouches et que Diderot vaut Sedaine. Et c’est pourquoi je l’engage à les faire figurer l’un et l’autre dans la prochaine édition de son livre.
Car son livre pourra rendre alors de vrais services ; et, nous avons essayé de le montrer par quelques exemples, puisqu’il n’y a plus aujourd’hui de critique possible, ni d’histoire de la littérature, sans un peu de bibliographie, les éditions originales, n’est-ce pas comme qui dirait les dessins des grands peintres, le premier état de leur pensée, « avant la lettre » en quelque sorte ? avant l’épreuve et le jugement du public et de la critique ? l’exemplaire qui garde encore la trace de la main de Corneille ou de Racine ? On n’est pas assuré du vrai texte d’un écrivain, est on ne l’a pas vu, si je puis dire, face à face, tant qu’à travers ses éditeurs on n’est pas remonté jusqu’à lui, c’est-à-dire jusqu’aux éditions originales. L’utilité, l’intérêt, l’importance de cette confrontation, on a pu d’ailleurs s’en apercevoir ou plutôt s’en douter sur ce que nous avons dit des premières éditions des Pensées de Pascal et de la dernière des Essais de Montaigne. Une connaissance imparfaite des éditions successives de Montaigne a induit Prévost-Paradol en erreur sur le caractère même du style de Montaigne. Et, pour Pascal, une description bibliographique peu exacte a consacré dans l’histoire littéraire une opinion très discutable sur l’étendue des suppressions que les autorités ecclésiastiques ou les scrupules du public du xviie siècle auraient exigées des premiers éditeurs des Pensées.
J’ajouterais volontiers, pour les amateurs de beaux livres, qu’en dépit des progrès de l’art typographique, il n’est pas du tout vrai qu’en général les éditions modernes soient mieux imprimées, sur de plus beau papier, ni surtout mieux « habillées » comme l’on dit, que les éditions originales de la plupart de nos grands écrivains. Nos Molière, nos Racine, nos La Fontaine, nos Pascal même, sont mieux imprimés, ou l’ont mieux été de nos jours ; mais je ne sache aucune édition de Buffon qui vaille celle de l’Imprimerie royale, aucune édition de l’Histoire des Variations qui vaille l’originale, aucune édition des Sermons de Bourdaloue qui puisse rivaliser avec celle de Rigaud ; et, en remontant plus haut, il n’y a pas de plus beau Corneille que l’in-folio de 1603, de plus beau Montaigne que celui de 1595, si ce n’est l’in-quarto de 1588 ; ou de plus beau Ronsard, enfin, que l’édition de 1584. Voilà des livres, voilà du papier, voilà de l’art enfin, et voilà des textes qui inviteraient à les lire par le seul plaisir qu’ils font aux yeux.
Que si maintenant, au lieu de se contenter d’améliorer son livre, M. Le Petit voulait quelque jour le refondre, nous lui conseillerions de le réduire uniquement à la Bibliographie des éditions originales de nos écrivains du xviie siècle. Chose en effet singulière ! et même gênante. Pour le xvie siècle et pour le xve, quand nous avons besoin d’un renseignement, nous savons où le prendre ; nous le savons également pour le xviiie et le xixe : nous ne le savons pas pour le xviie — ou du moins nous le savons, et avec beaucoup de patience et de temps nous finissons par nous retrouver ; — mais il n’y a pas de Répertoire, de Dictionnaire ou de Bibliothèque qui nous mette pour le xviie siècle, comme la France littéraire de Quérard pour le xviiie ou comme la Bibliothèque française de la Croix du Maine et du Verdier pour le xvie, sur la piste des renseignements qu’elles ne nous fournissent point. N’y aurait-il pas là de quoi tenter un bibliographe ? Et, à défaut de ce corps complet de bibliographie, pourquoi M. Le Petit, s’il en a le loisir, laissant de côté tous les autres, ne nous donnerait-il pas au moins une Bibliographie des principales éditions originales des écrivains français du xviie siècle ?
Le Dictionnaire historique de l’académie et l’Histoire littéraire de la France §
Maintenant que le chiffre des Quarante est accompli ; que l’auteur de Francillon, quand paraîtront ces lignes, aura fait les honneurs de l’Académie française à celui des Poèmes antiques et des Poèmes barbares, qu’il ne restera plus à y recevoir que M. le vice-recteur de l’Académie de Paris ; et qu’ainsi la docte Compagnie « n’aura plus dans son sein un seul fauteuil vacant »
, ne pensera-t-on pas que c’est le moment de parler un peu d’elle, c’est-à-dire de ses occupations ? puisque n’ayant, en effet, le moindre candidat ni déprécier ni à faire valoir, nous en pouvons parler sans complaisance ni malice. Aussi bien, si nous ne croyons pas, comme on l’entend dire quelquefois, que l’Académie soit maîtresse chez elle ; — ce qui n’irait à rien moins qu’à lui ôter son caractère d’institution publique pour en faire un salon d’hommes du monde, ou une société de gens de lettres ; — il importe assez peu quels noms elle s’associe, pourvu qu’elle n’oublie ni la nature de son rôle ni celle des services que les lettres attendent d’elle. Or, ces services, quels sont-ils ? et les rend-elle ? C’est la question que l’on se fait, quand on la voit à peu près uniquement occupée de ses distributions de prix, et, entre temps, d’un Dictionnaire historique de la langue française, qui, depuis trente ans bientôt qu’il a commencé de paraître, n’a pas encore atteint la lettre B. « Mais pourquoi ne veux-tu pas dire A, demandait-on à cet enfant, puisque tu le peux et que tu le sais ? — C’est que je n’aurais pas plus tôt dit A, répondait-il, que l’on voudrait me faire dire B. » L’Académie tout de même elle n’en veut pas finir avec la lettre A, de peur qu’on ne lui demande aussitôt ou elle en est de la lettre B.
Pour poser cette question intéressante, mais indiscrète, nous ne manquerions certes pas de prétextes, si nous le voulions et qu’il en fallût. Ce Dictionnaire de la langue anglaise, par exemple, dont nous parlait M. Taine il y a quelques jours, « œuvre admirable et colossale »
, n’en serait-il pas au besoin un premier ? et le projet tant de fois formé, jamais exécuté, de fonder une Académie anglaise « pour la langue », à l’imitation de la nôtre, n’en serait-il pas un second, puisqu’il paraît qu’on y reviendrait de nouveau ? Un livre récent, que j’ai là sous les yeux : l’Académie des derniers Valois, par M. Edouard Frémy, pourrait en être un troisième. C’est, en effet, un livre curieux, un livre intéressant, moins neuf peut-être que ne le croit son auteur ; — et aussi où l’on voudrait voir, si l’on osait former un vœu, moins de « scissions dans la trame de nos destinées littéraires »
, moins « d’erreurs qui reposent sur des lacunes ! »
Mais, sans chercher tant de prétextes, il vaut encore mieux traiter la question pour elle-même en France, et de notre temps même, l’Académie française est toujours une actualité.
Instituée « pour rendre le langage français non seulement élégant, mais capable de traiter tous les arts et toutes les sciences »
, l’Académie française, quand elle eut donné au public la première édition de son Dictionnaire de l’usage, se trouva fort embarrassée des loisirs qu’elle venait de se faire. Elle essaya bien d’une Grammaire, Fénelon, dans sa Lettre sur les occupations de l’Académie, — non moins chimérique que son Télémaque, — parla bien de rédiger une Rhétorique, une Poétique, un Traité de la manière d’écrire l’histoire, je ne sais quoi encore. Voltaire, un peu plus tard, proposa de commenter les grands écrivains du xvie et du xviie siècle, ainsi qu’il avait lui-même commenté Corneille ; mais rien de tout cela n’aboutit, comme l’on sait ; et l’on se borna, pour passer le temps des séances, à préparer, en causant de l’événement de la veille et de celui du jour, les éditions futures du premier Dictionnaire.
Cependant les autres Académies, — l’Académie des sciences, l’Académie des inscriptions, — publiaient des Comptes Rendus, des volumes entiers de toute sorte de Mémoires. Aussi, lorsque Voltaire, en 1778, quelques jours avant de mourir, proposa le plan d’un nouveau Dictionnaire, « qui pût tenir lieu — selon son expression — d’une grammaire, d’une rhétorique, d’une poétique française »
, l’idée, si nous en croyons Condorcet, fut-elle accueilli favorablement ; et si favorablement qu’en réalité ce n’est pas seulement l’idée de Voltaire, mais son plan, que l’on adopta, et que l’on suit encore pour la composition du Dictionnaire historique. Il est même étonnant, à ce propos, que le rédacteur de la Préface du Dictionnaire historique n’ait pas cru devoir y mentionner seulement le nom de Voltaire. Car, « l’origine, les formes diverses, les acceptions successives des mots, avec un choix d’exemples tirés des écrivains les plus autorisés »
, tout ce qui est, en un mot, l’objet et la matière de ce Dictionnaire, c’est ce que Voltaire, dans le plan que l’on en a, tracé de sa propre main, avait précisément demandé que l’on y mît. Il a paru de 1778 à 1887, deux volumes, ou à peu près, du Dictionnaire historique de l’Académie.
Faut-il dire la vérité ? Si l’Académie française n’avance pas plus rapidement dans un travail très long, très pénible, et surtout très méticuleux, il y en a une bonne raison, très simple, mais très forte c’est qu’elle y est incompétente. En 1778, l’Académie avait le droit de ne voir dans le Dictionnaire historique, avec Voltaire, qu’une extension de son Dictionnaire de l’usage. La critique alors, — j’entends naturellement ici la critique philologique, — était née, si l’on veut, mais elle était bien jeune encore, toute petite fille, si l’on peut ainsi dire, et elle avait à peine commencé de s’appliquer à la langue française. Les choses ne sont plus aujourd’hui les mêmes ; et elles ne l’étaient déjà plus en 1858, quand parut la première livraison du Dictionnaire historique. Une science nouvelle s’était constituée, sur la valeur, sur la solidité de laquelle il ne conviendrait pas de faire trop de fonds ; dont les principes n’ont pas toute l’étendue ni les conclusions toute la certitude que l’on voudrait quelquefois nous faire croire ; mais avec laquelle il faut compter pourtant, et notamment, et surtout, dans un Dictionnaire historique de la langue, — ou nulle part. Ni les questions d’origine ou d’étymologie, ni toutes celles qui touchent à l’histoire des mots, de leurs changements de sens ou de son, ni même le choix des exemples ne se décident plus, comme jadis, au hasard de l’instinct littéraire, de la mémoire, et du goût. Il y a des règles, sinon des lois ; il y a des conditions, il y a des principes, il y a aussi des méthodes ; et il faut les connaître, et il faut s’y soumettre, ou, si l’on s’y refuse, il faut dire pourquoi.
Quelles études cependant ont préparé les poètes ou les romanciers, les écrivains dramatiques ou les philosophes de l’Académie française, à discerner une bonne étymologie d’avec une mauvaise, la vraie d’avec la fausse ; — et d’autant que la fausse, en général, est la plus séduisante ? Hommes politiques ou avocats, savants, ou historiens de la littérature, que peut-on exiger qu’ils sachent de la grammaire de la langue d’oil ? ou encore, si l’Académie se les est associés, qui dira que ce soit pour l’étendue, pour la précision, pour la sûreté de leurs connaissances bibliographiques ? Mais si je ne le dis point, si je ne puis le dire, j’espère qu’ils ne m’en voudront pas, car je m’empresserai d’ajouter que ce n’est pas là leur affaire ; et, — quelque intérêt qu’il puisse y avoir à connaître la théorie de la conjugaison romane ou les règles successives de l’accord des participes, — j’avancerai ce paradoxe que nous attendons d’eux, et le public avec nous, autre chose et mieux que cela.
Dans ces conditions, il est assez naturel que le peu qu’il paru du Dictionnaire historique de l’Académie ne soit rien de ce qu’il devrait être. Comment, par exemple, l’Académie a-t-elle pu décider que l’histoire des mots de la langue française ne commencerait qu’avec le xvie siècle, et que l’on renverrait, pour les temps antérieurs, au Glossaire de Lacurne de Sainte-Palaye ? Plaisanterie d’autant plus piquante, s’il faut être franc, qu’en 1858, faute d’un assez courageux éditeur, l’excellent, l’admirable Glossaire de Lacurne reposait toujours en manuscrit à la Bibliothèque nationale ; on ne l’a publié pour la première fois qu’en 18755. Comme si cependant le principal intérêt d’un Dictionnaire historique, ou plutôt sa raison même, n’était pas de nous donner un inventaire complet de la langue nationale ! Comme si l’on pouvait publier sous ce titre trompeur une compilation qui n’est presque d’aucun secours pour la lecture de nos anciens auteurs, de Comynes et de Villon, de Froissart et de Jean de Meung, de la Conquête de Constantinople et de la Chanson de Roland ! et comme si enfin la portion vive de l’histoire des mots, n’était pas justement l’histoire de leurs commencements !
Mais quand bien même il serait vrai que le xvie siècle a marqué dans notre histoire l’époque d’une révolution de la langue ; et quand cette révolution, d’ailleurs encore assez mal connue, aurait été plus profonde qu’elle ne le fut, l’argument serait littéraire, il ne serait pas philologique. Il pourrait être bon dans une histoire de la littérature, il ne vaut rien pour un Dictionnaire historique. Un Dictionnaire historique nous doit compte aussi bien de la disparition d’un mot que de l’apparition d’un autre dans la langue, de ce qui fut que de ce qui est, de ce qui meurt que de ce qui vit. Rien de ce qui a été français ne peut cesser de l’être pour lui. Le choix, qui d’âge en âge ou de génération même en génération, renouvelle un vocabulaire, ne lui est pas permis. Bien loin d’être une espèce d’amplification du Dictionnaire de l’usage, il serait plutôt le contraire, il devrait l’être, et comme qui dirait une protestation par alphabet contre les caprices, les bizarreries, la folie même de la mode. Et, de là, cette conséquence que, si la base du Dictionnaire historique de l’Académie française est manifestement trop étroite, il n’appartient pas à l’Académie de prétendre l’élargir, — puisqu’elle ne le pourrait qu’en manquant à son institution, qui n’est pas de faire l’histoire de la langue, mais de suivre l’usage, de l’épurer tout en le suivant, et de le légitimer enfin, en l’adoptant.
Parlerai-je maintenant du choix des exemples ? des conditions qu’ils doivent réunir pour faire autorité ? de la difficulté qu’il y a de les déterminer et de les contrôler ? des mille précautions qu’il faudrait prendre (et que l’on ne prend point), pour être assuré qu’en citant Pascal, ce n’est point Arnauld, ou Nicole, ou l’abbé Bossut que l’on invoque, et que l’on nous impose.
Le Dictionnaire historique invoque quelque part l’autorité de Rabelais, en son Pantagruel, livre V, chapitre xii. Or, d’abord, il n’y a pas de cinquième livre de Pantagruel, mais un quatrième seulement ; et, ce quatrième livre, c’est une question fort débattue que de savoir s’il est de Rabelais. Le Dictionnaire invoque ailleurs l’autorité de Calvin, dans son Institution chrétienne, et il se réfère, comme d’ordinaire, en l’invoquant, l’édition de 1561. Mais, dans cette édition, les infidélités abondent, et des infidélités qui altèrent jusqu’à la doctrine, et à ce point que l’on s’est demandé si le texte en avait seulement passé sous les yeux de Calvin. Le Dictionnaire cite couramment Molière. Où est le texte de Molière ? Dans l’édition de 1734, ou dans, celle de 1682, ou dans celle de 1673 ? Le fait est qu’on ne saurait le dire et, quant aux éditions originales, il n’y a rien de plus constamment ni de plus diversement incorrect. Le Dictionnaire cite souvent les Sermons de Bossuet. D’après quelle édition ? celle de dom Déforis, ou celle de Versailles, ou celle de M. Lâchât ? Car encore diffèrent-elles étrangement entre elles, et les manuscrits de Bossuet — que nous avons, surchargés de variantes, et de ratures, et d’additions, — bien loin d’éclaircir la lecture, l’embrouilleraient plutôt.
Et Massillon ? dont les Œuvres n’ont paru qu’après sa mort, dans une édition si manifestement incorrecte ? et Rousseau, qui corrigeait si diligemment ses épreuves, mais que ses éditeurs n’ont pas moins cru devoir corriger leur tour ? Or, notez qu’il s’agit, dans les exemples d’un Dictionnaire, non seulement d’un mot, mais d’une lettre de plus ou de moins. Est-ce Massillon qui recommandait de « rapprocher les exemples à la règle »
? Rousseau écrivait-il : « Vous accueillirez » ou « vous accueillerez » ? Mais qui ne sait à combien de lectures, de recherches, de voyages même au besoin, de pareilles vérifications nous engagent ? Et tout intéressantes ou même importantes qu’elles soient, qui ne conviendra que, sans être au-dessous de personne, cependant elles ne sont point de la compétence naturelle d’un écrivain dramatique ou d’un historien même ? Il peut y avoir des bibliographes à l’Académie française, — plus de bibliophiles que de bibliographes, — il y en a eu, il y en a, mais ce n’est point comme bibliographes qu’ils sont académiciens, ou du moins ne l’ai-je pas ouï dire.
Enfin, la classification des sens ou des différentes acceptions des mots n’est guère plus heureuse dans le Dictionnaire historique de l’Académie que le choix des exemples. Pour y avoir voulu « faire marcher de front, — ce sont les propres expressions du rédacteur de la préface, — l’histoire philosophique et l’histoire positive des mots »
, on a encore ici tout mêlé et tout confondu. Grâce à cette combinaison, nous trouvions en effet, dans le Dictionnaire de soi-disant sens propres ou premiers qui n’auraient commencé d’être employés, si nous l’en voulions croire, qu’au xviiie siècle, par exemple, tandis que le xvie, au contraire, et le xviie auraient fait constamment usage du même mot dans le sens figuré.
Je ne sais d’ailleurs si, dans une langue telle que la nôtre, qui n’est pas née d’elle-même, si l’on peut ainsi dire mais du concours de plusieurs autres, l’histoire philosophique des mots doit être l’objet d’un Dictionnaire, et, particulièrement, d’un Dictionnaire historique. Pour l’historien d’une langue donnée, le sens propre d’un mot n’est pas même celui qu’il avait dans la langue dont on l’emprunte, et encore bien moins celui que l’on lui trouve, ou que parfois on lui prête, en le décomposant en ses éléments ; c’est le sens avec lequel il est entré pour la première fois dans la langue. Car si l’on fait une fois commencer l’histoire d’un mot français avec celle du mot latin dont il est dérivé, quelle raison aura-t-on de ne pas poursuivre et remonter jusqu’au grec, jusqu’au sanscrit, jusqu’à la prétendue langue mère indo-européenne ?
Mais, sans insister, sans demander quelle est la compétence de l’Académie française dans ces questions qui confinent à tout ce qu’il y a de plus obscur dans la science encore à peine ébauchée des étymologies, qui ne voit du moins qu’à partir du moment où un mot est entré dans la langue, son histoire, en dépit de la philosophie, ne saurait plus s’écrire qu’avec des textes et qu’avec des exemples ? Et les textes, où sont-ils ? Ces exemples, où les trouve-t-on ? Justement dans ces périodes lointaines de l’histoire, qui ne relèvent pas de l’Académie française ; et non seulement dans les grands écrivains de l’époque classique, mais encore dans les écrivains du moyen âge ; non seulement dans les écrivains, mais dans les chartes, mais dans les diplômes, mais dans les « documents d’archives », ainsi qu’on les appelle ; mais dans les débris enfin des anciens dialectes et jusque dans la formation des langues sœurs ou dans la corruption de la langue mère. Est-ce l’affaire de l’Académie française ; et, pour préciser les idées par un nom, lorsque jadis elle s’associa Raynouard, était-ce le rénovateur futur de la philologie romane, ou l’auteur applaudi de la tragédie des Templiers ?
Or, il existe une autre compagnie, une autre « classe de l’Institut », destinée, depuis qu’elle existe, à ce genre d’études ou de recherches : c’est l’Académie des inscriptions et belles-lettres. Si l’Académie française n’avance point dans son Dictionnaire historique, c’est qu’elle sent bien qu’elle n’est point faite pour ce labeur, ni ce labeur pour elle. Otez-le lui, confiez-le à l’Académie des Inscriptions ; celle-ci le mènera plus loin en vingt ans que l’académie française en plus d’un siècle. Car, c’est là qu’il se trouvera des érudits : — des indianistes et des sémitisants, des hellénistes et des latinistes, voire des celtisants et des germanisants — pour décider du titre, en quelque sorte, et de l’aloi d’une étymologie. C’est là qu’il s’en trouvera, pour résoudre ou pour éclaircir ces difficultés bibliographiques ou philologiques, d’où dépendent, comme on l’a vu, la valeur et l’autorité des exemples qui doivent être l’illustration d’un Dictionnaire historique. C’est là qu’il s’en trouvera qui possèdent enfin la littérature du moyen âge, langue d’oc et langue d’oil, comme à l’Académie française la littérature classique ; et qui seuls en sauront tirer ce qu’elle peut rendre de services à l’histoire de la langue. L’Académie française, au surplus, n’en voudra-t-elle pas convenir elle-même ? Si le Dictionnaire historique n’était pas pour elle un legs du passé, jamais, au grand jamais, dans le siècle où nous sommes, l’idée ne lui serait venue de l’entreprendre. Et quant aux inconvénients qu’il pourrait y avoir à en abandonner le dessein commencé, pour qu’ils fussent de quelque gravité, tout le monde avouera qu’il faudrait que le Dictionnaire fût un peu plus avancé.
Que fera cependant l’Académie française ? Car encore n’admettrions-nous pas, comme disait Sainte-Beuve, il y a tantôt vingt ans, avec une irritation mêlée d’irrévérence, « qu’elle fût un lieu tout de loisir, ni une institution de luxe, qui se croit quitte moyennant un ou deux bals publics de réception par an »
. Demanderons-nous là-dessus avec lui que l’Académie, conformément d’ailleurs à un article de ses statuts, publie, « au moins quatre fois par an »
, des observations critiques sur les ouvrages importants de littérature, d’histoire, et de sciences ? Sainte-Beuve, qui ne croyait pas à grand’chose, croyait cependant à la critique officielle, à la littérature d’État, il croyait à Mécène, il croyait à Auguste. Mais pour nous, qui n’y croyons plus, nous dirons seulement qu’autant que le Dictionnaire historique de la langue française conviendrait à l’Académie des inscriptions, autant un autre travail, celui de l’Histoire littéraire de la France, conviendrait au contraire à l’Académie française.
Compétente en effet jusqu’ici pour l’Histoire littéraire, c’est-à-dire tant qu’il ne s’agissait que de la littérature du moyen âge, l’Académie des inscriptions le devient chaque jour de moins en moins, c’est-à-dire à mesure que l’on approche de l’époque classique. C’est ce qu’il nous reste à montrer ; et que la continuation de l’Histoire littéraire de la France, non moins urgente peut-être, ne ferait pas moins d’honneur à l’Académie française que l’achèvement même de son Dictionnaire.
L’Histoire littéraire de la France, entreprise au siècle dernier par les bénédictins de la congrégation de Saint-Maur, interrompue par la Révolution, et reprise par l’Académie des inscriptions, en est maintenant au trentième volume ; — et bientôt à la fin de l’histoire du xive siècle. Il y aurait beaucoup à dire, et du plan que les bénédictins eux-mêmes avaient cru devoir adopter, et des additions ou corrections que leurs successeurs, tout en le suivant, ne pouvaient cependant se dispenser d’y faire. Mais les uns et les autres, ce savant dom Rivet tout d’abord, et, depuis lui, les Daunou, les Fauriel, les Paulin Paris, les Littré ; — pour ne nommer que les morts, parmi lesquels j’ai mes raisons d’ailleurs de ne point mettre Victor Le Clerc ; — ils ont rendu tant de services que, si leur œuvre n’est pas tout ce qu’elle pourrait être, nous avons bien le droit de le dire, mais non pas celui d’insister.
Contentons-nous donc d’observer qu’à mesure que l’on avancera dans la continuation de l’ouvrage et que les défauts en apparaîtront mieux, il ne sera pas difficile seulement, mais vraiment impossible de modifier le plan primitif, et qu’il faudra que l’on prenne son parti de le remanier tout entier. La question qui se pose est précisément de savoir si l’ouvrage, en changeant d’aspect ou de forme, ne devra pas aussi changer de nature ; et si ce changement, en l’enlevant à la compétence de l’Académie des inscriptions, ne le remet pas pour vingt raisons sous la juridiction de l’Académie française.
Car, d’abord, au lieu que l’on ne faisait point de choix parmi les auteurs ni les œuvres, il en faudra faire un désormais ; et l’on a déjà commencé. Les motifs en sont évidents. Depuis tantôt un demi-siècle, année moyenne — s’il est permis d’appliquer ainsi la statistique à la littérature — il se publie deux cent cinquante ou trois cents romans. Tous ces romans auront-ils un jour leur place dans l’histoire littéraire du xixe siècle, et la Société des gens de lettres, avec son bureau, y entrera-t-elle tout entière ? Année moyenne, au xviiie siècle, sur les cinq ou six théâtres de Paris, il se donnait à peu près trente ou quarante pièces nouvelles : j’en ai compté quarante-cinq en 1732, l’année de Zaïre, et cinquante et une en 1735, l’année du Préjugé à la mode, qui furent pourtant deux grands succès. Est-ce que tous les auteurs de ces tragédies, et de ces comédies, et de ces opéras comiques, et de ces parodies auront leur notice dans l’histoire littéraire du xviiie siècle ? Je ne dis rien du xviie siècle : entre autres ouvrages dont on manque, — et que personne, pour cette raison sans doute, ne semble songer à nous donner, — il faut compter au premier rang une Bibliographie des écrivains du xviie siècle, Mais, pour le xvie, trente volumes ne suffiraient pas à en épuiser les richesses, ni surtout le fatras, si l’on commettait par hasard l’imprudence d’y vouloir être complet. Il faudra donc choisir ; et comment choisira-t-on ? d’après quels principes ou quels règles ? C’est ce que l’Académie des inscriptions n’est pas faite pour décider. C’est même ce qu’il serait dangereux de lui laisser décider, car, n’ayant pour mission que de déterminer la valeur ou l’intérêt historique des œuvres, elle est devenue, et elle le prouve assez chaque jour, comme indifférente à leur valeur littéraire. Et c’est au contraire ce qui rentre, ainsi que nous le disions tout à l’heure, dans la compétence naturelle de l’Académie française.
Je ne demande au lecteur que d’y vouloir bien réfléchir un instant. Que signifie la distinction que l’on faisait jadis, et à laquelle il faudra bien, bon gré, mal gré, que l’on revienne, entre l’histoire littéraire d’une langue et l’histoire de sa littérature ? Ceci, tout simplement, qu’à une certaine époque, et comme à un signal donné, le sentiment de l’art, absent jusqu’alors des œuvres, s’y insinue, s’y mêle pour la première fois, et les transforme. On écrivait encore sans art, comme Comynes et comme Marguerite ; et tout d’un coup, voici que l’on écrit avec art, comme l’auteur de Pantagruel. On écrivait en vers avec son naturel, comme Marot et comme Saint-Gelais ; la poésie n’était qu’un jeu, comme la musique, ou la danse, ou l’amour ; et, tout d’un coup, voici qu’avec Ronsard, la poésie devient son propre but à elle-même, son principe, et sa fin. Sur cette indication, suivez l’histoire de la prose française : Montaigne, Pascal, Bossuet, Voltaire, Montesquieu, Buffon, Rousseau, Chateaubriand, que font-ils, que de conquérir à l’art d’écrire une province qui jusqu’alors lui avait échappé : la théologie, le droit, l’économie politique, la science ? Dans l’histoire de toutes les langues, l’histoire de la littérature commence avec l’histoire de l’art d’écrire, et c’est celle des victoires du talent sur l’érudition.
Chez nous, c’est au xvie siècle que la distinction s’opère. Avant le xvie siècle, il y a des éclairs de talent, il y en a de génie même ; et, pour cette raison, dans toutes nos histoires de la littérature, il est parlé à bon droit de Villon, de Comynes, de Froissart, de Thibaut de Champagne, du sire de Couci, de Joinville, de Villehardouin. Mais, à dater du xvie siècle, et du xvie siècle seulement, la langue devient enfin capable d’atteindre constamment au style, et non plus seulement par hasard ou par fortune. Une phrase n’est plus désormais quelque chose d’indécis et de flottant, d’amorphe, pour ainsi dire, de vague en son contour et d’inorganique en sa constitution, mais quelque chose de vraiment vivant, d’articulé, d’individuel. Et le livre à son tour, indépendamment de l’instruction qu’il nous apporte, ou du plaisir qu’il nous procure, nous en procure un autre encore, difficile à définir, mais non pas impossible, un plaisir rare et nouveau, plaisir d’espèce unique, qui est le plaisir littéraire.
Cette distinction capitale, entre l’œuvre littéraire et celle qui ne l’est pas, cette distinction sans laquelle, selon le mot célèbre, tout est encore dans l’imperfection de ce qui commence, ou déjà dans la corruption de ce qui finit, c’est à l’Académie française, autant qu’il soit en elle, de la maintenir et de la perpétuer. Peut-être même, en y regardant bien, pourrait-on soutenir et démontrer que l’académie de Richelieu, non plus que celle des derniers Valois, n’a pas été créée ou inventée pour autre chose. Et c’est encore pourquoi, à dater du xvie siècle, l’Histoire littéraire de la France, ayant cessé d’appartenir à l’Académie des inscriptions, ne saurait être continuée que par l’Académie française.
De ce choix même résultera sans doute une disposition toute nouvelle de l’ouvrage, moins savante peut-être, moins érudite, plus littéraire. Les articles y seront proportionnés à l’importance des hommes et des œuvres dans l’histoire des idées ou de l’art. Parce qu’un homme aura beaucoup écrit, il n’usurpera pas dans l’Histoire littéraire la place de ceux qui ont moins écrit, mais mieux et les Raymond Lulle du xvie ou du xviie siècle n’y rempliront pas des volumes presque entiers. Mais on voudra surtout que cette histoire soit une histoire, qu’elle en ait le mouvement et le cours, que la continuité de son progrès imite la succession des événements et des œuvres : qu’est-ce en effet qu’une histoire qui ne se suit pas, qui ne marche pas, qui ne vit point ?
L’Académie des inscriptions n’a pas de ces scrupules ; et peut-être, en y réfléchissant, qu’elle aurait tort de les avoir. Instituée jadis pour composer des devises, et pour fournir à Quinault des sujets d’opéra, tirés de la fable ou de l’histoire, l’Académie des inscriptions fait aujourd’hui des recueils, — Recueils des inscriptions sémitiques, Recueil des historiens des croisades, Recueil des historiens de la France, — elle amasse des matériaux, elle les dégrossit, elle ne les met pas, elle n’a pas à les mettre en œuvre. Est-ce pourquoi, dans l’Histoire littéraire, et notamment depuis quelques années, on ne voit plus très bien quel plan suivent les rédacteurs, ni même s’ils en suivent un ? Mais c’est aussi pourquoi, tout au rebours de l’Académie française, qui n’achèvera jamais son Dictionnaire historique, on peut prévoir le temps où l’Académie des inscriptions renoncera d’elle-même à pousser plus avant l’Histoire littéraire de la France. Car, la manière dont le Dictionnaire historique est engagé l’éloigne, à mesure qu’il avance, de ce que devrait être un Dictionnaire historique ; mais tel est le plan de l’Histoire littéraire, si vaste et si étendu, qu’il ne sera plus, quand on approchera du xvie siècle, un jour ou l’autre, que l’absence même de plan.
Oserai-je ajouter, enfin, que si quelques-uns des plus rares écrivains de ce siècle ont fait, font encore partie de l’Académie des inscriptions, ce n’est pas cependant à titre d’écrivains, mais d’érudits, comme Guizot, par exemple, et qu’ainsi l’Académie en corps ne semble guère compétente à traiter de l’histoire de la littérature française ? Nous ne voyons personne à l’Académie française qui ne fût capable, qui ne dût l’être au besoin, de parler et de bien parler de Montaigne ou de La Rochefoucauld, parce que les Essais ou les Maximes font nécessairement partie de l’éducation générale d’un philosophe ou d’un historien, d’un auteur dramatique ou d’un poète : ils ne font point partie de l’éducation spéciale d’un indianiste ou d’un assyriologue, et l’on s’en passe très bien pour parler des Sargonides, ou du Bhagàvata-Pourâna.
De même que d’ailleurs l’habitude littéraire émousse le sens philologique, il arrive, il est arrivé fréquemment que le sens littéraire, aussi lui, ne s’avivât point dans les exercices de la philologie. J’en pourrais rappeler de mémorables exemples. N’est-ce pas un philologue et un philologue « éminent », — je le cite ici parce qu’il n’est pas Français, — qui a déclaré « qu’une langue littéraire était un monstre dans la nature »
? et, d’une manière générale, aux yeux des philologues, les grands écrivains, ceux qui se font une langue à eux, personnelle et originale, que l’on admire et que l’on imite, ne sont-ils point des espèces de perturbateurs, qui dérangent insolemment « l’évolution » logique de la langue de tout le monde ?
Si Rabelais n’était point né, si Ronsard n’avait pas existé, si Montaigne n’était point venu, si Pascal ne l’avait pas suivi, un philologue ne peut s’empêcher de songer en lui-même que peut-être parlerions-nous encore la langue de Christine de Pisan et d’Alain Chartier, si méchamment mise à mal par ces grands écrivains, trop peu respectueux des « formations populaires » et qui, voulant dire ce qu’ils avaient à dire, sans autrement se soucier de la grammaire et des grammairiens, le disaient en effet précisément comme ils l’avaient voulu. Mais on voit combien il serait dangereux de donner aux philologues les Pascal ou les Montaigne à juger sans compter qu’ils n’y tiennent guère, et que — Dieu leur pardonne ! — ils seraient capables, si personne au moins ne les voyait, d’échanger les Pensées pour un bon glossaire du patois bourguignon.
Pour toutes ces raisons, que l’on leur confie donc le Dictionnaire historique de la langue, et que l’Académie française, au lieu d’eux, continue l’Histoire littéraire de la France. A l’Académie des inscriptions, c’est une commission, composée de trois ou quatre membres, et aidée, je crois, de quelques auxiliaires, qui rédige l’Histoire littéraire ; mais je ne sais si les articles sont lus ou discutés en séance ; et il est de fait que Raimond de Brettes ou Jean de Vicogne n’intéresseraient que médiocrement les numismates de la Compagnie. Mais à l’Académie française, qui pourrait dire, qui oserait dire qu’il se désintéresse de Molière ou de La Fontaine ? et ainsi l’Histoire littéraire, rédigée, comme elle l’est, par une commission, profiterait, par surcroît, des opinions motivées de la Compagnie tout entière. Qu’y aurait-il de plus conforme à l’esprit de son institution ? quel meilleur service pourrait-elle rendre aux lettres ? ou quel plus sûr moyen trouverait-elle de perfectionner son Dictionnaire lui-même de l’usage ?
« Les meilleurs auteurs de la langue française, dit l’article 25 des Statuts, sont distribués aux académiciens pour observer tant les dictions que les phrases qui peuvent servir de règles générales »
; mais, de plus, et maintenant qu’ils sont, comme l’on dit, « entrés dans la postérité », l’Académie nous donnerait, avec l’histoire, son jugement aussi sur nos « meilleurs auteurs ». Et peut-être enfin par là, selon le vœu de Sainte-Beuve et de beaucoup d’autres, « se maintiendrait-elle en communication régulière avec l’air du dehors »
, sans renoncer aux traditions qui sont sa force et sa raison d’être. Car, quelles contradictions ne soulèveraient par ses jugements, — si par exemple elle nous disait ce qu’elle pense du Moliérisme, — et plus intéressantes, à coup sûr, que la discussion de ses choix, où les questions de personnes sont trop mêlées, et surtout depuis quelque temps, pour que l’on ait le courage d’y intervenir ?
Nous n’avons eu d’autre objet, en faisant cette proposition, et en essayant d’y intéresser l’opinion, dont les Académies relèvent, que l’intérêt même des lettres, ou peut-être aussi celui des Académies elles-mêmes. Si cependant elle était repoussée, comme nous avons lieu de le craindre, et sans avoir été discutée seulement ; si les raisons dont nous l’avons appuyée paraissaient également faibles à l’Académie des inscriptions et à l’Académie française, comme il est vraisemblable et, comme il est certain, si trop habituées qu’elles sont l’une et l’autre à ne voir uniquement discuter que leurs choix, elles nous trouvaient l’une et l’autre indiscret et fâcheux, nous n’aurions plus alors qu’un souhait à former. Ce serait, avant de mourir, de voir le Dictionnaire de la langue française passer la lettre B. Et ne pensez pas que ce souhait fût si modeste, car si les dieux l’exauçaient, je me tiendrais assuré de mourir au moins nonagénaire.
Sur l’éloquence judiciaire6 §
Pour un bon livre, on ne peut pas dire que ce soit un bon livre que celui de M. Munier-Jolain sur les Époques de l’éloquence judiciaire en France ; on ne peut même pas dire que ce soit un livre très intéressant mais il aurait pu l’être, et la question qu’il soulève est curieuse. D’où vient, en effet, dans la plupart de nos histoires de la littérature, comme dans nos Recueils de morceaux choisis, tandis que nos sermonnaires et nos orateurs politiques y tiennent une si large place — trop large même quelquefois ; — d’où vient que l’on mesure si parcimonieusement à nos plus fameux avocats, non pas même la louange, mais les analyses et les citations ? Quand ce ne serait que pour les critiquer, pourquoi n’y parle-t-on point davantage des Lemaistre et des Patru, des Loyseau de Mauléon, des Élie de Beaumont, des Dupin et des Chaix d’Est-Ange ? Et quelle est enfin la raison, s’il y en a une, depuis quatre ou cinq cents ans, je ne dis pas de cette injustice, mais de cette apparente inégalité de traitement ? Les avocats en sont un peu blessés ; — et on s’en aperçoit bien dans l’Avant-propos, emphatique, et cependant amer, du livre de M. Munier-Jolain.
C’est donc lui-même ce qu’il n’aurait pas mal fait de rechercher d’abord, au lieu d’accuser la critique d’ignorance, de négligence dédaigneuse, et de « mépris affecté » pour l’éloquence du barreau ; — puisque aussi bien c’est de là que dépendait l’intérêt de son livre. On ne nous demande pas de nous intéresser aux « époques » de la procédure ou de l’instruction criminelle, et de donner une place dans l’histoire de la littérature au conseiller Pussort. Les grands mots et les phrases n’y sauraient rien faire, que de prouver peut-être combien la critique a raison dans son indifférence. « Tu te fâches, donc tu as tort ! » Et, en effet, il n’est pas croyable, depuis La Harpe jusqu’à Sainte-Beuve, que, si les historiens de la littérature en eussent cru pouvoir tirer autant de plaisir ou de profit que de la lecture des sermons de Bourdaloue, ils eussent négligé celle des plaidoyers de Cochin ou de Patru. Ils en ont fait, nous en faisons tous les jours de moins divertissantes. Et, à qui, comme Nisard, n’a pas reculé devant les œuvres de Melanchthon, ou, comme Sainte-Beuve, s’est chambré, pendant des années, avec les pieux et diffus historiens de Port-Royal, j’ose dire qu’il était facile de lire, après cela, — par simple manière de délassement, — quelques plaidoiries d’Antoine Lemaistre ou quelques belles « actions » de Guillaume du Vair.
Mais, apparemment, il leur aura semblé, toutes les fois qu’ils y mettaient le nez, que c’était un peu toujours la même chose ; que de trop nombreux défauts y gâtaient de trop rares qualités — je veux dire trop clairsemées ; — que ces défauts eux-mêmes ne procédaient pas tant des personnes que du genre ; et qu’ainsi l’histoire de l’éloquence judiciaire en France était extérieure et assez étrangère à l’histoire de la littérature française… Je vais essayer de motiver le jugement qu’ils se sont bornés à prononcer, et dont j’entends bien que M. Munier-Jolain fait appel, mais que je ne vois pas qu’il ait mis à néant.
Il y a peut-être en littérature des genres qui ne sauraient souffrir la médiocrité — je ne sais trop lesquels, — mais on dit qu’il y en a, et pour aujourd’hui, je le crois, je veux le croire. Il y en a d’autres, au contraire, qui la souffrent ; qui ne la supportent pas seulement, qui la comportent ; et dont on peut aller jusqu’à dire qu’ils en vivent : tels sont le sermon, le discours politique, tels encore le réquisitoire et le plaidoyer d’avocat. La raison n’en est pas difficile à donner : c’est qu’on ne les a point inventés pour caresser les oreilles des hommes, mais pour traiter de nos affaires, pour assurer l’exercice de nos droits, pour nous apprendre celui de nos devoirs ; et ils ne sont littéraires que par accident ou par occasion. Ou encore, ce sont des actes autant que des paroles ; et s’ils sont éloquents, c’est bien ; mais ils peuvent se passer de l’être, et communément ils s’en passent.
De quoi se plaignent donc ici les avocats ? Vous diriez, à les entendre, que nous leur faisons cruellement injustice, et je crains qu’ils ne nous soupçonnent de complaisance pour les orateurs politiques, et surtout pour les prédicateurs. Mais combien sont-ils, ces prédicateurs dont l’histoire ait gardé le souvenir ? et combien ces hommes politiques ? C’est ce que l’on a généralement oublié de considérer. Car je vois bien jusqu’à trois sermonnaires : Bossuet, Bourdaloue, Massillon ; Massillon, Bourdaloue, Bossuet ; Bourdaloue, Bossuet, Massillon avec cela, loin derrière eux, Mascaron ou Fléchier, — que j’abandonne aux avocats, s’ils veulent les prendre pour eux ; — et plus loin, beaucoup plus loin, des Fromentières et des Bretonneau, des abbé Poule et des père Cheminais, des Bridaine et des Neuville. Je demande à M. Munier-Jolain s’il les croit beaucoup plus connus, célébrés ou vantés qu’Antoine Lemaistre et qu’Olivier Patru ? Cependant, depuis deux siècles et demi, si l’on a beaucoup plaidé, on a beaucoup prêché aussi en France et l’on continue d’y prêcher comme d’y plaider ; et de tant de sermons, voilà ce qui surnage, et des tant d’orateurs, voilà ce qui survit : cinq Avents, quatre Carêmes, une cinquantaine de sermons pour toutes les fêtes de l’année, huit ou dix Oraisons funèbres… et trois noms ! En vérité, les avocats ne se moquent-ils point quand ils se prétendent frustrés dans ce partage de l’attention publique ? Mais, dans nos Recueils de morceaux choisis ou dans nos histoires de la littérature, si quelqu’un tient encore trop de place, c’est le vénérable d’Aguesseau. Je le supprimerais, si j’en étais le maître ; et, une fois supprimé, je voudrais bien savoir ce qui manquerait à l’histoire de la littérature française. Car il se peut qu’une Mercuriale soit éloquente, comme une plaidoirie, comme un sermon, comme un discours aussi sur le relèvement des tarifs de douane ou sur la conversion de la rente : je dis seulement qu’ils ne doivent l’être, qu’ils ne le peuvent être que de surcroît, et surtout qu’autant qu’ils ne veulent pas l’être. L’une des raisons qui, certainement, en France, ont contribué le plus à discréditer l’éloquence du barreau, ç’a été sa prétention d’être de l’éloquence ! et l’abus qu’elle a fait, pour la soutenir, des ornements appelés littéraires : la citation et l’allusion savantes, la métaphore et la périphrase, le grec et le latin, l’ithos et le pathos, l’hypotypose et la prosopopée. Rien aussi, comme l’on sait, n’avait jadis plus retardé les progrès de l’éloquence de la chaire que cette manie d’étaler, cette ambition d’être « littéraire », et cette fureur même de se faire admirer.
Mais voici d’autres raisons, plus profondes ou plus intimes, qui, depuis qu’elle s’est dégagée du pédantisme et de l’érudition, ont empêché l’éloquence judiciaire, et l’empocheront toujours de s’égaler à ses rivales.
Je ne dirai pas qu’elle manque de sincérité : on l’a trop dit ; et l’expression, en même temps qu’elle serait malhonnête, ne traduirait avec exactitude ni ma propre pensée ni la nuance assez délicate qu’il s’agit d’indiquer. Est-il cependant vrai que, tandis que ni le prédicateur ne compose avec ses croyances ou n’est censé composer avec elles, ni l’orateur avec ses convictions, ou avec ses intérêts, — lesquels sont toujours lui-même, et suffisent conséquemment à passionner son discours ; — l’avocat, lui, ne parle pas en son nom, dans une cause qui soit entièrement sienne, mais toujours au nom d’un client, dont il est le porte-parole, l’interprète, et le substitut ?
C’est pour cela que nous le voyons si souvent entreprendre des causes si diverses, où, sans doute, il est également de bonne foi, mais dont on conviendra qu’il ne saurait faire également son affaire. L’avocat se donne ses convictions ; il se fait sa passion ; et son éloquence n’en est pas moins sincère, mais elle en contracte pourtant quelque chose de factice. C’est un acteur interprétant un rôle, et un rôle qu’il n’a pas choisi, le rôle que son client, que les circonstances de la cause lui imposent. Et, tout au rebours de l’homme politique ou du prédicateur, qui ne nous persuadent qu’autant qu’ils sont l’homme de leur discours, l’avocat n’est pas plus tenu que l’acteur d’être l’homme de son rôle ; — si même, comme l’acteur, son triomphe n’est pas de rester maître de soi, impassible, indifférent, et supérieur à l’émotion qu’il excite.
Insistons et précisons. J’ai sous les yeux, en ce moment même, les Discours et Plaidoyers de M. Chaix d’Est-Ange, où je vois qu’après avoir défendu comme avocat, en 1836, devant la cour des pairs, la vie de Fieschi, le même orateur, en 1857, devenu procureur général, demandait aux jurés de la Seine la tête d’Orsini. Inversement, dans une affaire capitale, tout autre et plus récente, je pourrais montrer l’accusé défendu devant la cour d’assises par le magistrat même, qui, s’il n’avait abandonné son siège quelques mois auparavant, eût peut-être requis contre lui. Les mauvais plaisants s’égayent volontiers là-dessus, mais ce sont les mauvais plaisants. S’ils y réfléchissaient davantage, ils n’y verraient rien que de naturel, et même de nécessaire. Magistrat ou avocat, dans l’une comme dans l’autre occasion, chacun d’eux prêtait sa voix à des intérêts plus généraux que lui-même, et dont on peut dire que l’importance sociale se subordonnait, effaçait, absorbait la personnalité du défenseur ou du procureur général. On ne saurait, en effet, livrer sans défense quelque accusé que ce soit à toutes les forces de la justice et de la société réunies contre lui, ni laisser d’autre part une maladroite pitié désorganiser ou dissoudre l’institution sociale ; … et ce sont deux thèmes oratoires qui sont aisés, qui sont beaux, qui sont nécessaires à soutenir.
Aussi n’est-ce point de la sincérité des orateurs que je doute, non plus que de celle de leur éloquence, mais de la sincérité de mon impression. Je vois d’une part l’intérêt social, et d’autre part l’intérêt de la défense ; je sais qu’ils se limitent l’un l’autre, et par leur conflit même ; cependant, et tour à tour, on essaye de me persuader qu’ils doivent l’emporter l’un sur l’autre. On n’y peut parvenir qu’en les exagérant tour à tour ; je sens qu’il n’est plus question de trouver la vérité, mais uniquement de vaincre ; on veut me déterminer contre mon sentiment ou contre ma raison. C’est ici l’un des pires défauts de l’éloquence judiciaire, et ce qui en fait une forme singulièrement inférieure à l’éloquence politique ou à l’éloquence de la chaire. Dans les procès de cours d’assises, elle remet en question la certitude et l’évidence mêmes au lieu de les appuyer ou de les éclaircir, elle s’efforce au contraire d’embrouiller l’une et d’affaiblir l’autre ; et, de quelque manière ou par quelque artifice qu’elle ait pu me surprendre, sa gloire est de m’avoir surpris.
Aussi, tous les moyens y deviennent-ils bons, comme étant justifiés, ou excusés par l’importance de la fin. Si l’on n’essaye pas d’obtenir la condamnation d’un faussaire en l’accusant d’avoir la physionomie de son crime, ou de sauver la vie d’un parricide en alléguant que le sien l’a rendu orphelin, il ne s’en faut de guère. Un magistrat compte ses services par le nombre des condamnations qu’il a arrachées au jury. La réputation d’un avocat dépend du nombre de grands ou de petits coupables qu’il a ôtés des prisons pour les restituer à la circulation sociale. Et nous, ne sachant plus où est la vérité, la justice, et le droit, nous ne savons plus où est l’éloquence.
Dira-t-on qu’il n’en est ainsi qu’au criminel ? dans les procès de cours d’assises ? Et, en effet, au civil, dans les contestations qui s’élèvent entre particuliers, c’est autre chose ; mais pour d’autres raisons, c’est bien pis !
On s’étonne parfois des subtilités bizarres que nos jeunes avocats débattent dans leurs conférences ; et leurs anciens répondent pour eux que, fussent-elles plus bizarres encore, les subtilités qu’ils agitent ne le seront jamais tant, que la réalité ne les surpasse toujours. Ils ont raison. La réalité se joue de nos efforts pour enfermer dans nos formules, et pour borner en quelque sorte la fécondité de ses combinaisons. Plus riche, plus complexe, plus inventive que l’imagination du dramaturge et du romancier, à plus forte raison, la vie ne se laisse-t-elle pas emprisonner dans les textes du législateur. C’est pourquoi jurisprudence et casuistique sont sœurs : toutes les deux, dans leur principe et à leur origine, également légitimes, puisqu’elles sont également indispensables, mais toutes les deux également subtiles, et pleines de pièges, si l’on peut ainsi dire, qu’elles n’ont point tendus. Il faut donc que l’avocat apprenne voir les questions sous toutes leurs faces, et combien un seul genre légal est capable d’engendrer d’espèces. C’est autant de principes ou de motifs de décision dont il se précautionne pour les cas à venir. Et on remarquera que s’il ne le faisait point, c’est la matière même ou l’étoffe qui manquerait à son éloquence, puisque c’est de là que dépend pour lui l’invention oratoire.
Mais on conviendra que, pour ces raisons mêmes, embarrassée de tant d’entraves, cette éloquence, rappelée perpétuellement à terre, ne saurait s’élever jamais bien haut, ni se déployer bien librement, ni planer bien longtemps. Autre, et nouvelle, et manifeste infériorité de l’éloquence judiciaire par rapport à l’éloquence de la chaire ou à l’éloquence politique.
L’éloquence politique n’est point gênée par l’autorité positive des textes, ni par la difficulté de les interpréter ou la nécessité de les concilier. Car, c’est elle qui les fait et elle qui les défait. Dans des lois que l’on ne saurait jamais regarder comme immuables, puisqu’elles ne sont point descendues du ciel, sa mission ou sa raison d’être est d’introduire plus de clarté, plus de justice, plus d’humanité. Et l’éloquence de la chaire, si l’on veut résumer en quelques mots son objet, que se propose-t-elle, que de nous détacher de ces intérêts mêmes qui sont entre nous l’occasion, l’aliment, et la fin des procès civils ? Si elle a une mission sociale, c’est de nous enseigner les moyens d’entretenir la paix parmi les hommes, et, selon le terme consacré, c’est de nous élever, par un peu de « désappropriation de nous-mêmes », au-dessus des motifs habituels de nos disputes et de nos querelles. Mais les avocats, eux, sont comme emprisonnés sous le réseau des subtilités juridiques et pour peu qu’ils essaient d’en sortir, on voit communément qu’ils perdent les procès qu’on leur avait confiés, pour les plaider sans doute, mais d’abord pour les gagner. Sur quoi, la question n’est pas de savoir si leur métier n’en vaut pas bien un autre, mais de voir, et de dire, que l’éloquence n’y est guère de mise.
Mêlée qu’elle est ainsi aux affaires de tous les jours, il en résulte enfin pour l’éloquence judiciaire une autre raison d’infériorité. Car, il y a de grandes causes, mais il y en a beaucoup plus de petites, qui n’intéressent que les plaideurs, et non pas du tout les avocats qui les soutiennent ou les magistrats qui les jugent.
Le 18 mai 1634, il y a donc de cela deux cent cinquante-quatre ans, Me Olivier Patru, devant MM. de la Grand’Chambre, prit la parole pour la « veuve et les enfants de défunt Pierre Doublet, fermier de Grenelle, et pour quatre habitants de Vaugirard, appelans, contre M. le curé de Saint-Étienne, intimé »
; et je conviens qu’il ne parla point mal, encore qu’un peu pompeusement, et en mêlant à son discours, où elles n’avaient que faire, trop de citations de Josèphe et de Diogène Laerce. Il s’agissait de savoir si le défunt, Pierre Doublet, avait eu le droit, quoique étant de la paroisse de Saint-Étienne, de se faire enterrer dans l’église de Vaugirard. Quel intérêt veut-on que nous prenions à Pierre Doublet ?
J’ai rappelé tout à l’heure les Plaidoyers et Discours de M. Chaix d’Est-Ange, et ils ne datent pas encore de deux cent cinquante-quatre ans. Le 2 avril 1835, devant la 6e chambre du tribunal de la Seine, Chaix d’Est-Ange plaida pour M. Ardisson, que l’on accusait calomnieusement d’avoir mis lui-même le feu dans son appartement de la rue du Temple, pour incendier son mobilier et toucher une assurance de 600000 francs. Que nous font aujourd’hui les affaires de M. Ardisson ?
Et parmi les causes que l’on plaidait hier, les civiles ou les criminelles, je demande combien il y en a qui soient plus intéressantes et d’un intérêt plus durable que celle de M. Ardisson ou de la veuve Doublet ? Là peut-être est surtout la grande infériorité de l’éloquence judiciaire : elle ne s’exerce que sur ce qu’il y a de plus transitoire ou de plus contingent au monde, et sous peine de manquer son objet, il faut qu’elle s’enferme dans les faits de la cause. Mais les faits de la cause, toujours particuliers, sont toujours petits, et toujours ou presque toujours indifférents en soi.
Il en est autrement de ceux qui font la matière de l’éloquence politique ou de l’éloquence de la chaire. Sans doute, et tous les jours, on voit discuter dans nos parlements, comme devant nos tribunaux ou nos cours d’assises, des intérêts aussi dont, l’année prochaine peut-être, et dans vingt-cinq ans à coup sûr, l’opinion ne se souciera guère. Il n’est besoin, pour s’en rendre assuré, que de lire le Journal officiel, ou de feuilleter du bout du doigt la collection du Moniteur. On peut dire, cependant, que, dans les plus ingrates ou les plus ennuyeuses de ces discussions, il y va presque toujours d’intérêts généraux, ou au moins collectifs ; et cela seul, donnant à l’orateur plus de confiance dans la grandeur ou dans la portée de la cause, donne aussi à son éloquence, — quand il en a, — plus de corps, plus de souffle, et plus d’envergure.
Pour l’éloquence de la chaire, on me permettra de n’y point insister. Il est trop évident qu’elle fait sa matière des intérêts les plus généraux et les plus durables de l’humanité, de ceux qui ne passent point avec les générations, ou qui survivent aux nations elles-mêmes. Un sermon de saint Jean Chrysostome ou de saint Augustin est aussi vrai, aussi actuel pour nous, qu’il pouvait l’être jadis pour les habitants d’Hippone et les fidèles de Constantinople. Un sermon de Bossuet ou de Bourdaloue sur la Mort seront aussi lisibles et aussi profitables dans cent ans, dans mille ans, qu’ils le sont aujourd’hui. De telle sorte que, quand un prédicateur manque parfois d’éloquence, — et j’en connais plus de ceux-là que des autres, — c’est lui qui manque à sa matière, mais non pas la matière qui lui fait défaut.
Et l’orateur politique lui-même, s’il peut éprouver quelque crainte, c’est bien plus tôt de n’être pas, comme l’on dit, à la hauteur de son sujet, que de l’écraser du poids de son éloquence. Car, il n’y a pas de « mouvements » hardis ou passionnés, il n’y a pas de formes de l’éloquence humaine, il n’y a ni souvenirs historiques, ni moyens d’émotions qu’on ne puisse employer dans la cause de la liberté, de la justice, ou de la patrie. Mais l’avocat ne saurait être éloquent sans sortir de son sujet, — et ainsi s’exposer au juste reproche d’emphase ou de déclamation.
C’est le danger d’abord de quelques grandes causes qui se rencontrent parmi les petites. Et je n’entends pas sous ce nom de grandes causes, comme l’on pense bien, ces procès de cour d’assises, où je ne vois ordinairement de grand que l’énormité du crime et la faiblesse du jury. Mais je parle de ces causes où se trouvent parfois enveloppés des intérêts plus généraux qu’elles-mêmes. Antoine Lemaistre, jadis, en a plaidé quelques-unes, et depuis lui, Loyseau de Mauléon, par exemple, le défenseur des Calas.
Telle est l’affaire de Madeleine de Poissy, religieuse carmélite, enlevée par l’apothicaire de l’Hôtel-Dieu de Beaumont, devenue sa femme, et attaquant le testament par lequel Jacques de Poissy, son père, l’avait déshéritée. Et, en effet, il y allait à la fois de deux choses très considérables : l’étendue de l’autorité paternelle et le droit de tester. Telle est encore l’affaire de Louis Marpault, fils de Jean Marpault et de Louise Chapelet, obligé par ses parents, dans sa neuvième année, de vêtir l’habit de cordelier. C’était comme l’envers de la cause précédente. Après l’étendue de l’autorité paternelle, il s’agissait d’en plaider les limites, et après avoir attaqué l’abus de la liberté dans une fille, il était question d’en revendiquer l’usage dans un fils. Je n’ai pas besoin de rappeler autrement l’affaire des Calas, et quelles questions s’y trouvaient impliquées, si ce n’est pour dire qu’ayant inspiré d’assez médiocres « mémoires » à Voltaire, cependant ils valent encore mieux que ceux de Loyseau de Mauléon.
Ne serait-ce pas que, dans ces grandes causes, les avocats se sentent comme dépaysés ? Du moins est-il qu’on les y trouve toujours au-dessus du ton, comme s’ils usaient d’une langue étrangère, ou d’un vocabulaire qui ne leur serait pas habituel. Et, en effet, ils ne sont point chargés de critiquer ou de juger les lois, mais de les interpréter. Cependant, toutes ces graves questions ne se discutent qu’autant que l’on s’élève au-dessus des lois positives, que l’on en cherche la réponse ailleurs que dans le Code civil ou le Digeste, et qu’aux qualités enfin d’un avocat on en joint qui ne s’acquièrent pas dans le commerce des jurisconsultes. Qu’au surplus la déclamation soit l’écueil inévitable de l’éloquence judiciaire, on le sait ; elle l’a toujours été, elle le sera toujours ; et le plus grand des avocats lui-même, — c’est Cicéron que je veux dire, — est plein de ces « fausses beautés ». L’abus de la rhétorique, voilà le défaut des avocats, dans tous les temps et dans tous les pays, parce qu’il leur faut presque toujours surfaire, pour la plaider éloquemment, la cause qu’ils ont entreprise.
De là, tous ces moyens qu’ils emploient tour à tour ou simultanément, pour essayer de donner aux choses une importance qu’elles n’ont point, — et le change aux plaideurs eux-mêmes sur l’intérêt de leurs contestations. Il s’agirait de délibérer sur le destin des empires qu’on n’y mettrait pas plus d’ardeur ou plus de véhémence. De là, ces interpellations qu’ils échangent entre eux, et ces invectives dont ils accablent la partie adverse. Si leur client doit perdre sa cause, il faut du moins que l’adversaire, en gagnant la sienne, n’en ressente pas une joie sans mélange. De là encore, cette emphase habituelle, de là ces éclats de voix, cette mimique intempérante, et cette gesticulation exagérée par laquelle le corps parle au corps, pour procurer à l’auditoire la sensation d’une éloquence que le lecteur essaie vainement de retrouver. Les intérêts sont si petits que, s’il ne tâchait pas lui-même de se faire illusion, l’avocat n’oserait les plaider. Et ainsi, pour donner à l’éloquence judiciaire son tour déclamatoire, les exigences de la profession s’unissent aux prétentions littéraires qui sont celles de la corporation.
Après cela, je n’insisterai point sur la grande raison que les avocats font valoir lorsqu’ils se décident à laisser imprimer leurs discours ou leurs plaidoyers. — « Nous ne sommes point des hommes de lettres, disent-ils, et nous ne composons pas à loisir, dans le silence du cabinet ; nous vivons sur la place publique, et si l’on prétend nous juger, ce n’est point assez de nous lire, il faut nous avoir entendus. »
— Mais d’abord, et la première critique qu’on leur fasse, n’est-ce pas que le physique de leur éloquence a passé presque tout entier dans leur œuvre imprimée ? Non, assurément, ce n’est point d’animation que l’on reproche à leurs plaidoyers de manquer, mais au contraire, on en trouve l’animation factice, il s’y voit trop de points suspensifs, exclamatifs ! et interrogatifs, trop d’adjurations et de supplications, trop de « mouvements » enfin, et, d’un seul mot, trop d’action !
Et puis, si l’action était une partie si considérable de l’éloquence, comment donc se ferait-il que tant de discours politiques, et tant de sermons aussi, ne fussent pas, eux, moins beaux à lire ni moins persuasifs qu’à entendre ? Ou encore, et sous ce rapports, tous les orateurs, — avocats, prédicateurs, ou tribuns — étant soumis aux mêmes conditions, comment, en les lisait, distinguerions-nous si bien l’orateur d’avec le rhéteur, et celui-ci d’avec le déclamateur ? C’est que, justement, pour être lui-même et renouveler en chacun de nous l’émotion de son ancien auditoire, le véritable orateur, Démosthène ou Bossuet, n’a pas besoin de tout cet appareil, ni du secours extérieur de l’action ou du geste. Une tragédie de Racine ou un drame de Shakespeare n’ont pas besoin non plus d’être joués pour être sentis, admirés, et compris ; même, on a soutenu qu’ils y perdraient plutôt. Tout ce que nous pouvons donc accorder, c’est que, comme il y a des pièces, des vaudevilles et des mélodrames qui ne valent leur prix qu’aux chandelles, il est vrai qu’il y a des discours qu’il faudrait avoir entendus pour en apprécier l’éloquence. Nous pensons seulement qu’ils n’appartiennent pas à l’histoire de la littérature.
Est-ce à dire toutefois que l’éloquence judiciaire ne vaille pas la peine d’être étudiée, ni l’histoire d’en être écrite ? Bien loin de là, et l’idée de M. Munier-Jolain était bonne : elle l’est encore. Si, par exemple, au lieu de chercher la peinture anecdotique des mœurs du passé dans les sermons de nos grands prédicateurs, qui ne font pas de personnalités, quoi que l’on en ait dit, ni de « portraits », parce qu’ils croiraient ainsi dégrader à un honteux usage la dignité de leur ministère, on la cherchait dans les plaidoyers de nos avocats du xviie et du xviiie siècle, on l’y trouverait, souvent piquante, plus authentique en général que dans les Mémoires ou les Correspondances, et toujours et surtout très circonstanciée.
C’est ce qu’avait fort bien montré jadis, dans un gros livre sur l’Éloquence judiciaire au XVIIe siècle, M. Oscar de Vallée. C’est aussi ce que M. Munier-Jolain, à son tour, dans ses Époques, eût pu faire bien mieux ressortir. Car, parlez-moi d’un bon procès pour nous faire voir les gens in naturalibus, dans toute la naïve impudeur de leur égoïsme ou de leur cupidité, de leur ingratitude ou de leur lâcheté, de leur bassesse ou de leur férocité ! Ni leurs confesseurs, — et en ce temps-là tout le monde avait un confesseur, — ni leurs médecins mêmes n’obtiennent d’eux, n’en tirent, ou n’en arrachent de semblables aveux. On dit tout à son avocat ; et même ce qu’on ferait beaucoup mieux de lui taire. C’est pourquoi, ce serait une mine à creuser, un trésor à exploiter peut-être, que les annales de l’éloquence judiciaire, dont je ne connais pas bien la richesse ni la profondeur, mais tout de même où je m’étonne que l’on n’ait pas regardé de plus près. Dût la tentative en être infructueuse, au moins encore faudrait-il qu’on l’eût faite, puisque là où il n’y a rien, c’est nous avoir appris quelque chose que de nous avoir montré qu’effectivement il n’y a rien. Mais il y a quelque chose dans les annales de l’éloquence judiciaire ; à défaut d’intérêt littéraire, elles ont un intérêt historique certain ; et ce que l’on y trouve ne se trouve que là.
A un autre point de vue, plus historique, si je puis ainsi dire, ou moins anecdotique, il serait curieux d’y étudier les variations de la morale publique, et c’est encore un peu ce que j’avais espéré de trouver dans le livre de M. Munier-Jolain. Les grands crimes sont toujours les grands crimes ; et, en dépit de nos « criminologues », on aime à croire que, longtemps encore, on les traitera comme des crimes plutôt que comme des maladies ; par la prison, de préférence aux bromures ; et avec plus de sévérité que d’affectueuse indulgence ou de douce pitié.
Mais ce qui varie d’un siècle à l’autre, ou plusieurs fois dans un même siècle, c’est le jugement que l’on fait de certaines actions notoirement immorales, et que cependant les lois mêmes, s’accommodant à l’opinion, frappent, selon les temps, avec plus de mollesse ou d’impitoyable dureté. Ce n’est pas encore chez les prédicateurs que l’on peut suivre et relever ces variations à la trace ; ils parlent de trop haut, et au nom d’une morale trop pure ; c’est déjà chez les moralistes, plus curieux que les prédicateurs et plus malicieux ; mais c’est surtout peut-être chez les avocats, mêlés comme ils sont à la vie quotidienne, et généralement attentifs à ne s’écarter de l’opinion qu’autant qu’il le faut pour l’exciter sans la blesser. Une bonne histoire de l’éloquence judiciaire, avec plus de citations que n’en donne M. Munier-Jolain, et des analyses mieux faites, ne laisserait pas, j’imagine, d’être instructive à cet égard, peut-être même divertissante ; — à moins pourtant qu’elle ne nous attristât.
Et enfin elle serait utile encore aux avocats, comme une histoire de la procédure est utile à nos praticiens pour les perfectionner dans leur art, en le rapportant à ses principes.
Si nos avocats ont autre chose à faire, en effet, que de « flatter nos oreilles par des cadences harmonieuses »
, ou de « charmer les esprits par de vaines curiosités »
; si leur tâche est assez belle encore sans cela, et assez difficile ; si leur art a ses secrets, ses règles, et ses lois, qu’il faut connaître pour l’exercer, c’est assez pour justifier l’histoire de l’éloquence judiciaire. Je regretterai donc, avec M. Munier-Jolain, que le sujet n’ait encore tenté personne, ou du moins qu’à peine en ait-on tracé quelques rares chapitres. Mieux que cela, et cette histoire, si je l’osais, je l’inviterais lui-même à l’écrire, à la condition seulement que ce fût d’un style plus simple, ou même plus naïf, mais surtout moins « littéraire ». Car j’ai quelque idée qu’en nous en retraçant plus fidèlement les époques, il aboutirait aux mêmes conclusions que nous-mêmes ; qu’il s’apercevrait qu’à mesure qu’elle s’éloignait de la littérature, et qu’elle se souciait moins de faire revivre parmi nous les Démosthène et les Cicéron, l’éloquence judiciaire se rapprochait de son véritable objet ; et qu’il conviendrait enfin qu’à vouloir égaler l’éloquence politique ou celle de la chaire, comme elle y perd absolument son temps, l’éloquence du barreau ne saurait rien gagner.
Mais, en tout cas, lui ou un autre, si jamais quelqu’un écrivait cette histoire, il ne devrait pas croire qu’en « bannissant l’éloquence judiciaire de l’univers des belles-lettres »
, les représentants de la haute critique, — c’est toujours M. Munier-Jolain qui parle, — « n’aient conformé leurs plans qu’à leur seule ignorance »
. Ils ont eu leurs raisons, que même ils croyaient tellement évidentes que, de peur de se faire moquer, ils ont négligé de les donner. Je consens d’ailleurs très volontiers que ni Sainte-Beuve, ni Désiré Nisard n’eussent fait une étude bien approfondie d’Antoine Lemaistre ni d’Olivier Patru, de d’Aguesseau ni de Cochin. Mais s’il n’est pas vrai, selon le mot impertinent de Rivarol, que « quatre lignes de prose jugent et classent un homme sans retour »
, il n’est pas vrai non plus que quelques bonnes pages égarées dans quinze ou vingt volumes en fassent un écrivain. L’histoire d’une littérature ne se compose que de l’histoire ou des écrits de ceux qui ont ajouté quelque chose à la somme des idées de leur temps ou aux moyens de l’art d’écrire. De quel avocat peut-on faire cet éloge ? Et si l’on n’en nomme pas un, si même l’on avoue qu’en tout temps le barreau n’a témoigné « que de sa docilité aux règles changeantes de notre goût littéraire »
, si l’on ajoute enfin, sans en être prié, que les « réformateurs du langage ou de la pensée ne partirent jamais du Palais »
; de quoi se plaint-on ? qui en a-t-on ? et à qui faut-il s’en prendre, — qu’à soi-même ?
Buffon §
On va célébrer dans quelques jours, à Montbard, le centenaire de la mort de Buffon : c’est une occasion naturelle de reparler d’un grand écrivain dont il est vrai que l’on ne parle guère, que l’on lit moins encore, et qu’il semble surtout que l’on juge et que l’on connaisse assez mal. Deux ou trois mots, passés presque en proverbes : « Le style, c’est l’homme même »
, et « Le génie n’est qu’une longue patience »
, — dont le premier doit peut-être une part de sa popularité littéraire à la facilité que l’on a de le tordre en vingt façons ; — deux ou trois pages : la description de l’oiseau-mouche ou du colibri, qui ont cela de particulier d’être extrêmement brillantes sang chaleur ; ou celle encore du cheval, qui est devenue le modèle de l’emphase, de la disproportion des mots avec les choses, de l’éloquence hors de sa place et conséquemment importune ; — enfin quelques historiettes, comme celle de l’habit de velours incarnat ou des manchettes de dentelle que ce grand seigneur de lettres, en son château, passait avant de s’asseoir à sa table de travail, voilà ce que l’on cite en général, et voilà presque tout ce que l’on sait de Buffon.
C’est peu de chose ; et vraiment ce n’est pas assez. L’Histoire naturelle demeure en effet toujours une des grandes œuvres du xviiie siècle, — avec l’Esprit des lois et l’Essai sur les mœurs, — et ce n’est pas le nom de Diderot, comme on fait depuis quelques années, c’est toujours celui de Buffon qu’il faut inscrire à côté de ceux de Voltaire et de Montesquieu. Ainsi du moins en avaient jugé leurs contemporains tous trois ou tous quatre, et je crois qu’en dépit des progrès de la science et des changements du goût, ils avaient bien jugé. Les défauts de Buffon paraissent de loin, étant de ceux qui portent, pour ainsi dire, avec eux leur enseigne mais, plus on lit et plus on relit les grandes parties de son Histoire naturelle, plus on y découvre de qualités rares, de mérites profonds ; plus on l’admire ; et moins on comprend la dédaigneuse indifférence qu’affectent aujourd’hui pour lui les demi-lettrés et les demi-savants.
J’en connais bien quelques raisons ; et je pourrais dire au besoin comment la réputation de Buffon a décru. Les encyclopédistes ne l’aimaient pas, j’entends ici les petits encyclopédistes, ceux de la seconde génération, les « garçons de boutique », dont Voltaire n’est devenu le chef nominal qu’en leur soumettant sa propre indépendance ; et ceux qui, s’ils n’ont certes pas « persécuté » Rousseau, n’en ont pas moins exaspéré jusqu’à la folie son ombrageuse et maladive susceptibilité. Si Montesquieu n’était pas mort temps, ils l’auraient aussi lui, arrangé comme ils ont fait Rousseau, comme ils ont fait Buffon. « Ne me parlez pas, disait d’Alembert, ne me parlez pas de votre Buffon, ce comte de Tuffières, qui, au lieu de nommer simplement le cheval, s’écrie : La plus noble conquête que l’homme ait jamais faite est celle de ce fier animal qui… »
Et Rivarol lui répondait : « Oui, c’est comme ce sot de Jean-Baptiste Rousseau, quand il dit :
Des bords heureux où naît l’AuroreAux bords enflammés du couchant ;
au lieu de dire de l’est à l’ouest »
; — mais il aurait pu bien mieux répondre encore.
Si d’Alembert reprochait à Buffon son emphase, Grimm, le baron de Grimm, lui reprochait de « manquer d’idées » ; s’étonnait, en Allemand de son temps qu’il était, du « cas singulier que l’on faisait à Paris du style »
; et prédisait avec autorité qu’un jour la gloire de M. Daubenton éclipserait celle de Buffon. Ou bien, dans ses Mémoires, le seul livre de lui qui soit encore lisible, Marmontel allait plus loin, réduisant le mérite entier de l’auteur de l’Histoire naturelle à celui d’un « poète distingué dans le genre descriptif »
; attaquant jusqu’à son caractère ; et nous le présentant comme un courtisan assidu des puissances, et même un peu servile. « Comme Buffon voyait que l’école encyclopédique était en défaveur à la cour et dans l’esprit du roi, il craignit d’être enveloppé dans le commun naufrage, et pour voyager à pleines voiles, ou du moins pour louvoyer seul et prudemment parmi les écueils, il aima mieux avoir à soi sa barque libre et détachée. »
Et, de fait, à l’Encyclopédie, le premier usage que l’on devait faire de sa liberté, c’était de l’abdiquer aux mains des Diderot ou des d’Alembert ; mais Buffon, fort de sa naissance, de sa situation de fortune, et de sa valeur, avait la prétention de ne dépendre que de lui-même. Pourquoi faut-il seulement que les encyclopédistes aient fait l’opinion de la postérité sur le xviiie siècle ? que les jugements de Grimm dans sa Correspondance, et de Marmontel dans ses Mémoires, soient devenus les nôtres ? et que, ne faisant pourtant de leurs œuvres et d’eux que le cas qu’il convient d’en faire, nous nous représentions Buffon tel qu’ils nous l’ont peint ?
C’est qu’il y a peut-être une part de vérité dans leurs jugements ; et lorsque, par exemple, ils reprochent à Buffon la magnificence et la pompe ordinaire de son style, on est tenté de croire qu’ils n’ont pas toujours tort.
Encore, faut-il bien distinguer. Buffon a la parole ample, il a le geste large, il ramène dans la prose française cette phrase majestueuse que Voltaire avait remplacée par sa phrase alerte et court-vêtue, Montesquieu par sa phrase sentencieuse, énigmatique et saccadée, mais également brève ; et c’est ce qu’on peut ne pas aimer, mais non toutefois lui reprocher. La manière de Voltaire, car il en a une, et celle de Montesquieu, ne sont pas des modèles dont il soit interdit de s’écarter. Mais l’auteur du Discours sur le style ne s’est peut-être pas assez fidèlement conformé à la très belle et très sévère définition qu’il a donnée du style : « Le style n’est que l’ordre et que le mouvement que l’on met dans ses pensées. »
Par-delà le pouvoir de « l’ordre » et du « mouvement », Buffon a cru, sans aucun doute, à celui des mots et de la rhétorique.
Nous le voyons trop dans les corrections qu’il fait au style de ses collaborateurs : Guéneau de Montbeillard et l’excellent abbé Bexon. S’il y en a beaucoup d’extrêmement heureuses, il y en a trop d’inutiles, ou de vaines, pour mieux dire, qui ne sont pas précisément d’un « phrasier », comme l’appelait encore d’Alembert, mais un peu d’un rhéteur. Le grand défaut du style de Buffon, il semble que ce soit le manque d’aisance et de liberté, je ne sais quelle tension ou quel effort, constant et visible, vers la noblesse et vers la majesté. Il veut orner jusqu’aux plus petites choses, et il n’y réussit pas toujours, et, quand il y réussit le mieux, on sent encore la peine, l’apprêt, et l’artifice.
On lui fait un autre reproche, qu’on lui faisait déjà de son temps, un reproche plus grave et qui paraît, mieux fondé, que lui ont adressé Malesherbes et Réaumur, que Flourens a repris dans son Histoire des idées de Buffon, et qui, de ce livre médiocre, a passé dans la plupart des biographies de Buffon et de nos histoires de la littérature. C’est d’avoir toute sa vie combattu, dans la personne de Linné, par exemple, les « naturalistes classificateurs », ou plus généralement d’avoir nié le pouvoir des Méthodes. Sous une autre forme encore, c’est d’avoir, non pas précisément dédaigné l’observation et l’expérience, — toute son Histoire naturelle et toute sa Correspondance au besoin seraient là pour prouver éloquemment le contraire, — mais d’avoir abusé de l’hypothèse et, en voulant anticiper sur la marche lente de la science, d’en avoir ainsi retardé le progrès. Ou bien, enfin, c’est d’avoir accrédité de l’autorité de son nom des théories et des erreurs qu’il a fallu plus de temps et de travail pour détruire qu’il ne lui en eût fallu à lui-même pour en apercevoir le caractère décevant.
De telle sorte que ni les savants, qui lui trouvent trop de « littérature » et « d’imagination » pour eux, ne l’acceptant comme l’un d’eux, ni les littérateurs, qui le trouvent trop savant et surtout trop spécial, ne le reconnaissant non plus pour un des leurs, il flotte, avec sa renommée, des savants aux littérateurs ; chacun d’eux se récuse quand il s’agit d’en porter un jugement complet ; et sa gloire ne souffre de rien tant que de ce qu’il avait cru qui l’éterniserait.
On pourrait beaucoup parler sur chacun de ces points. « Il n’y a pour ainsi dire pas une seule question relative à l’organisation, à l’évolution, et aux fonctions des diverses formes de la matière inanimée ou vivante qui n’ait fourni à Buffon l’objet de quelque conception prophétique. »
Ainsi s’exprimait, il n’y a pas longtemps, dans l’excellente, mais un peu longue Introduction qu’il a mise à la dernière édition des Œuvres complètes de Buffon, M. J.-L. de Lanessan. En effet, quelques-unes des plus graves « erreurs » de Buffon, de ce que l’on appelait ses « erreurs », à l’époque où l’histoire naturelle de Cuvier régnait souverainement dans l’école, on les a vues redevenir des « vérités », depuis que l’histoire naturelle de Cuvier a elle-même été remplacée par celle de Darwin et d’Haeckel. Si maintenant M. de Lanessan n’exagère pas à son tour, quand, non content d’attribuer à Buffon la « paternité » des théories de la lutte pour l’existence et de la sélection naturelle, il ajoute que, pour la sélection artificielle, « nul, sans en excepter Darwin, ne l’a mieux comprise et plus exactement dépeinte que Buffon »
; c’est ce que nous ne prendrons pas sur nous d’affirmer. Mais ce qui est assurément certain, c’est que les hypothèses de Buffon, comme avant lui quelques-unes de celles de Descartes, portaient plus loin que les contradictions que leurs successeurs en ont faites. Aux environs de 1850, toute une partie de l’œuvre de Buffon passait pour être à bas, qui s’est depuis lors relevée de ses ruines, et c’en est la partie qui touche à ce que l’histoire naturelle a elle-même de plus profond et de plus mystérieux. Il est bon de le savoir, et de le répandre. Par une de ces interversions plus fréquentes qu’on ne le croit dans l’histoire de la science, les vérités de 1850 sont devenues les erreurs de 1888 ; et c’est « l’aventureuse » imagination de Buffon qui triomphe parmi nous des savantes « observations » de Flourens.
De même pour ses hypothèses, et l’abus que l’on veut qu’il en ait fait. Oui, c’était aussi la mode, en ce temps-là, parmi nos savants, que de proscrire l’hypothèse ; ils ne voulaient que des « expériences » ; et c’était pour nous faire croire que la science n’enregistrait que des certitudes. Mais on a reconnu depuis lors ce qu’il eût été plus simple et plus franc de ne jamais nier, que, sans une hypothèse qui la suggère, il n’y a pas d’expérience possible ; et quand une fois l’expérience est faite, on a également reconnu qu’elle n’avait de signification, de sens, et de portée qu’autant qu’elle concourait à la vérification ou au déclassement, si je puis ainsi dire, de quelque hypothèse antérieure. Aucun savant digne de son nom n’observe pour observer ni n’expérimente en quelque sorte à vide ; et le poète même ou le romancier n’ont pas besoin d’une imagination plus inventive et plus souple que le physicien ou que le naturaliste.
Ainsi l’a bien entendu Buffon. Pas plus que la science de l’homme, la science de la nature ne comporte à ses yeux la certitude mathématique ; pour lui comme pour beaucoup de nos savants, comme pour les plus illustres, comme pour un Claude Bernard et comme pour un Darwin, — je ne nomme ici que des morts, — les lois ne sont pas les rapports « nécessaires » qui dérivent de la nature des choses, mais plutôt les rapports « probables » ou « possibles » ; et l’hypothèse est légitime, puisqu’on ne saurait s’en passer, toutes les fois qu’elle répond à de certaines conditions. Or, ces conditions, si Buffon les a généralement observées, et si l’hypothèse l’a conduit lui-même à quelques-unes de ses plus belles découvertes, n’est-il pas étrange qu’en lui reprochant l’abus qu’il en a fait, on oublie d’ajouter, — ou plutôt de dire d’abord, — qu’il leur doit le meilleur de son œuvre ? si bien qu’en vérité ce n’est pas aux progrès de la science qu’il faut imputer la diminution de sa gloire, mais peut-être à l’incompétence et à l’étroitesse d’esprit de quelques-uns de ses juges ?
Car il n’y a pas jusqu’au reproche qu’on lui fait d’avoir dit qu’il n’y aurait dans la nature « que des individus », et que « les genres, les ordres et les classes n’existent que dans notre imagination »
, sur lequel on ne le pût justifier. M. Emile Montrégnt, dans ses Souvenirs de Bourgogne, l’en a même loué comme de l’une de ses inventions les plus heureuses. « Nous prêtons à la nature des plans d’académicien, disait-il ; la nature n’a pas de plan ; elle n’a qu’un but, qui est de créer, et elle crée, non des espèces ni des genres, mais des individus, et rien que des individus. »
A quoi l’on a bien souvent répondu que, sans doute, les groupes mal faits n’existent que dans notre imagination, mais que les groupes naturels, ou bien faits, existent dans la nature ; — ce qui n’est pas répondre, puisque c’est répondre par la question même. Elle n’est d’ailleurs ni facile ni claire ; et la philosophie scolastique a vécu trois cents ans de cette discussion presque unique, savoir si les espèces et les genres ne sont que des mots, verba et voces, prœtereaque nihil ; ou au contraire s’ils sont réels et indépendants en quelque manière, de la succession des individus qui les constituent dans le temps.
Je dis seulement, que, depuis une trentaine d’années, la doctrine de l’évolution a incliné la disposition générale des esprits, et la science elle-même, dans le sens de Buffon. On a renversé les barrières que l’ancienne histoire naturelle avait prétendu dresser à jamais entre les espèces ; là où les contradicteurs de Buffon avaient vu des cadres rigides, nous n’apercevons plus aujourd’hui que des limites changeantes, incertaines, confuses et tout ce que la philosophie zoologique de Linné ou de Cuvier avait jadis d’autorité, c’est celle de Buffon qui l’a reconquis parmi nous. « Il n’y a pas un seul dessein, un seul plan, il y en a quatre, disait Flourens : il y a un plan des vertébrés, il y a un plan des mollusques, il y a le plan des insectes, et le plan des zoophytes. »
Et il ajoutait avec son habituelle confiance : « C’est ce que nous savons tous aujourd’hui, et ce que Buffon ne pouvait savoir. »
Nous, cependant, on nous enseigne précisément le contraire de ce que Flourens croyait si bien savoir ; et, de ces quatre plans, pour voir ce qu’il subsiste, le lecteur n’a qu’à parcourir l’Origine des espèces ou l’Histoire naturelle de la création.
Qu’on nous pardonne cette insistance. La plupart de nos historiens de la littérature ont un préjugé contre Buffon, et ce préjugé consiste à croire non-seulement que la science de Buffon a été, comme on dit, dépassée, mais encore que Buffon, n’était pas un savant ; que ses théories seraient écroulées aujourd’hui tout entières ; qu’on risquerait, à lire son Histoire naturelle, d’y prendre les idées les plus fausses, les moins conformes à l’état présent de la science. Ce n’est pas se faire de la science elle-même une idée très juste, et c’est s’en faire une moins juste encore de Buffon et de son œuvre. La science ne procède point ainsi par subversions totales ou révolutions entières ; dans l’œuvre d’un savant illustre, d’un physicien du xviie siècle ou d’un mathématicien du temps de Louis XIV, il demeure toujours une part de vérité considérable ; et particulièrement, dans celle de Buffon, il faut d’abord savoir qu’il y en avait une plus grande ou aussi grande que dans celle même de quelques-uns de ses successeurs. Mais il a eu d’autres mérites encore, plus proprement littéraires, si l’on peut ainsi dire, et qu’il semble, eux aussi, quand on parle de lui, que l’on n’apprécie point à leur véritable valeur.
Tel est ce mérite, si considérable, et qui n’appartient guère dans l’histoire de toutes les littératures qu’à de très grands esprits, d’avoir étendu le domaine lui-même de la littérature, — et conséquemment de l’action littéraire, — en y faisant entrer ce qui n’y était pas jusqu’alors contenu. Si l’on se place à ce point de vue, ce que l’auteur du Discours de la méthode et celui des Provinciales avaient fait cent ans auparavant pour la philosophie et la théologie même, de les tirer de l’ombre des écoles et de les produire au grand jour, de les traduire dans la langue de tout le monde, et de les rendre accessibles à la presque universalité des lecteurs, Buffon, dans le même temps que Montesquieu le faisait pour le droit public et la législation comparée, l’a fait, lui, pour l’histoire naturelle, et généralement pour la science. D’autres l’avaient essayé avant lui, Fontenelle, par exemple, à qui même la seule tentative en a suffi pour se faire pardonner ses bergeries et ses tragédies, son Aspar et ses Lettres galantes. Buffon y a réussi le premier, et il y a réussi en vraiment grand écrivain. A tout un ordre de faits et d’idées qui jusqu’alors n’avait guère occupé que les savants dans leurs laboratoires, il a intéressé tous les « honnêtes gens », les beaux esprits et les femmes, en leur en révélant l’existence.
Or, on ne saurait trop le redire, si l’invention littéraire est vraiment quelque part, elle est là, dans l’invention des moyens qui, du demi-jour ou de l’obscurité de la technologie, font passer les idées dans le courant de la circulation intellectuelle générale. Un grand écrivain, c’est celui qui, concevant une semblable ambition, trouve en lui ce qu’il faut pour la réaliser ; et Buffon, pour l’histoire naturelle, quand il n’aurait pas d’autre mérite, aurait encore celui d’être ce grand écrivain. De son temps, autour de lui, et avant ou depuis lui, comptez, si vous voulez être juste envers sa mémoire, combien il y en a par chaque siècle dont on puisse faire un semblable éloge. Le siècle est grand, dès qu’ils sont deux ou trois ; et quand ils sont une demi-douzaine, le siècle fait époque dans l’histoire de l’humanité.
Mais ce n’est pas seulement le domaine de la littérature, c’est encore celui de l’esprit humain qu’à étendu l’auteur de la Théorie de la terre et des époques de la nature. Lorsqu’il commença de s’appliquer à l’histoire naturelle, c’est-à-dire lorsqu’il fut nommé « intendant du Jardin du roi », il n’était pas naturaliste et c’est ce qui peut servir à expliquer le désordre apparent des premiers volumes de son grand ouvrage. Les animaux y sont classés d’après les rapports d’utilité ou de familiarité qu’ils ont avec l’homme. « Nous donnerons la préférence au cheval, au chien, au bœuf… ensuite, nous nous occuperons de ceux qui, sans être familiers, ne laissent pas d’habiter les mêmes lieux, les mêmes climats, comme les cerfs, les lièvres et tous les animaux sauvages… et ce ne sera qu’après toutes ces connaissances acquises que nous rechercherons ce que peuvent être les animaux étrangers, comme les éléphans, les dromadaires, etc. »
On ne peut guère concevoir de classification plus artificielle, quoique d’ailleurs elle n’ait pas laissé de contribuer, en ne dépaysant pas d’abord les lecteurs de Buffon., au succès de l’Histoire naturelle. Mais on sait que Buffon n’a eu garde de s’y tenir, et qu’au contraire, à mesure qu’il avançait dans son grand ouvrage, il s’en est davantage écarté.
Supposé qu’il s’y fût tenu, son Histoire naturelle n’en aurait pas moins opéré son effet, qui, semble avoir été surtout, au xviiie siècle, de détacher l’homme de la superstition de lui-même, de son espèce, et de lui donner pour la première fois la claire conscience du peu de place qu’il occupe dans l’espace comme du peu de durée qu’il remplit dans le temps. Si nous regardons en arrière de nous, que de temps où nous n’étions pas ! et, si nous essayons de lire dans l’avenir, que de temps où nous ne serons plus ! Si nous franchissons par la pensée les bornes de notre planète, que de mondes parmi lesquels le nôtre n’est qu’un point perdu dans l’immensité de l’infini ! mais si nous nous renfermons dans les limites mêmes de ce « petit cachot où nous sommes logés », quel orgueil, ou plutôt quelle ridicule vanité de nous en croire le centre !
Ce lieu commun de la théologie chrétienne, si éloquemment développé par Pascal, dans un fragment célèbre, c’est Buffon, le moins « pieux » assurément de nos grands écrivains, qui l’a renouvelé en en faisant l’objet d’une démonstration proprement scientifique. En écrivant sa Théorie de la terre, et plus tard en la complétait par ses Époques de la nature, c’est lui qui nous a révélé quel accident c’était à la surface du globe que l’existence de l’humanité. Et c’est lui qui, de tous les philosophes du xviiie siècle, a ainsi le plus fait pour débarrasser la science de cette adoration de l’homme qui n’était pas le moindre obstacle qu’elle eût rencontré jusqu’alors à ses progrès. Tandis qu’en effet la philosophie de Voltaire, celle de Montesquieu, de Rousseau, de Diderot, sont essentiellement des philosophies sociales, si l’on peut ainsi dire, des philosophies dont le progrès ou la réformation de l’institution sociale est le commencement et la fin, le philosophie de Buffon, prenant son origine dans celle même des mondes, et prolongeant ses suites au-delà de l’existence de l’espèce, a ouvert l’infini à la pensée humaine. Depuis l’Histoire naturelle, il ne nous est plus permis ni possible de nous placer au centre de l’univers, et cette apparente déchéance est peut-être l’un des progrès les plus considérables qu’il y ait dans l’histoire de l’esprit humain.
Je ne veux pas dire que Buffon en soit l’unique ouvrier, ni seulement que son Histoire naturelle ait pour objet d’insinuer cette idée. Mais elle l’insinue, voilà le fait ; et elle l’insinue de toutes les manières ; et il suffit que Buffon en ait eu conscience pour que l’on soit en droit de lui en faire honneur. Est-il d’ailleurs besoin d’en montrer longuement l’importance ? Combien de temps, par exemple, la science de l’homme lui-même a-t-elle vu son progrès uniquement retardé parce que l’on persistait à faire de l’homme un être à part dans la nature, et que l’on ne voulait pas, selon l’expression de Buffon, « le ranger dans la classe des animaux, auxquels il ressemble par tout ce qu’il a de matériel, dont l’instinct est peut-être plus sûr que sa raison et l’industrie plus admirable que ses arts » ?
Mais du jour qu’en effet nous nous y sommes rangés, de ce jour l’anatomie comparée et la physiologie générale sont nées, et la gloire en revient à la publication de l’Histoire naturelle.
Il faut encore ajouter que, pour faire valoir à cette idée tout son prix, Buffon a justement trouvé ou inventé, comme l’on voudra, le caractère de style qu’il fallait. C’est ce que n’ont pas compris les Marmontel et les d’Alembert, que le style de Buffon, emphatique lorsqu’il décrit les mœurs du cheval ou du cerf, parce qu’il les décrit d’un point de vue trop humain, se dépouille et se simplifie avec la grandeur des objets qu’il expose.
Comparez, si vous voulez bien voir ce caractère, avec la Théorie de la terre et les Époques de la nature, l’Exposition du système du monde ou le Discours sur les l’évolutions du globe. Assurément, pour des savants, ni Laplace ni Cuvier n’écrivent mal ; ils écrivent même bien ; mais, outre qu’ils ont des modèles sous les yeux, et que c’est Buffon qui les leur a donnés, quelle différence ! Ce sont des savants qui écrivent ; Buffon est un écrivain qui s’empare de la science pour lui communiquer ce caractère d’universalité et de popularité que les savants ne lui donneront jamais. Et bien loin qu’on le puisse accuser ici d’emphase ou de déclamation, c’est plutôt sa froideur ou son impassibilité qu’on lui a reprochée. « Il raconte que la terre est descendue du soleil, dit encore M. Émile Montégut, et que les mers sont tombées un beau jour sur la terre des hauteurs de l’espace où elles étaient retenues, sans plus d’émotion, de tressaillement et d’admiration que s’il s’agissait d’un ancien incendie d’une tourbière éteinte depuis longtemps, ou d’un vieux débordement de fleuves. »
En effet, étrangère à son tempérament, l’un des mieux équilibrés qu’il y ait dans l’histoire de notre littérature, l’émotion est absente, entièrement absente de son œuvre ;
… les plus grandes merveilles,Sans ébranler son cœur ont frappé ses oreilles ;
et en exposant l’origine des mondes, on n’est pas plus raisonnable et plus froid, plus « impersonnel » et plus « impassible » que Buffon.
Mais sont-ce bien là de si grandes merveilles ? et quand on fait à Buffon ce reproche, ne méconnaît-on point ce qui fait la grandeur et l’originalité de sa manière ? Que les mers, en effet, soient tombées un beau jour sur la terre des hauteurs de l’espace infini, cela sans doute est « merveilleux » et cependant cela ne l’est pas plus que le retour des saisons, que la croissance d’un brin d’herbe, que la vie même et que la mort ; — ou, en d’autres termes, il n’y a là de merveilleux que notre étonnement même. Si nous ne mesurions pas les choses à la capacité de notre imagination, si nous épurions nos idées de tout ce que nos sens y mêlent de leur faiblesse et de leur impuissance, en un mot, si nous nous transportions à la source même des choses, nous ne verrions plus rien que de nécessaire, et, conséquemment, que d’assez ordinaire dans l’accomplissement de la loi.
C’est à ce point de vue que Buffon se place, et ce n’est pas le moindre effet de sa singulière ampleur d’imagination. Les choses, pour lui, n’ont rien de commun avec l’action qu’elles exercent sur la sensibilité de l’homme. Elles en sont indépendantes, et la grandeur que nous leur attribuons n’est qu’une illusion de nos sens. Lui reprocher sa froideur et son impassibilité, j’oserai donc dire que c’est lui reprocher ce qui fait la véritable et unique originalité de son style. Non seulement il croit que les grandes choses parlent assez éloquemment d’elles-mêmes, et qu’au contraire des petites, — qu’il faut relever par l’éclat de l’expression, — plus on est simple et mieux on les exprime ; mais on pourrait presque prétendre qu’il n’y a pas pour lui de « grandes choses » ; en ce sens que rien n’est « grand » que par rapport à l’homme, et qu’aux yeux de Buffon, dans l’étude de la nature, il faut commencer par faire abstraction de l’homme.
Si d’ailleurs les encyclopédistes n’ont pas rendu justice à l’originalité de son style, ils l’ont rendue bien moindre encore à cette ampleur d’imagination. On sait qu’ils étaient les plus secs des hommes, et les plus courts d’haleine. Volontiers ils auraient réduit l’art d’écrire à l’art de raisonner, et l’art de raisonner lui-même à la logique aride de l’école. Cependant, quand ils le pouvaient, ils y ajoutaient encore l’art de conter un conte moral, celui de faire une brochure, et d’aiguiser une épigramme ou une impertinence. Buffon ne faisait point de brochures ; il ne répondait seulement pas à celles que l’on faisait contre lui ; il ne se mêlait pas non plus de réformer le monde. Or c’était là ce que dans l’école encyclopédique on appelait avoir des idées ; et il est bon de le savoir, pour comprendre le singulier reproche que Grimm, on l’a vu, faisait Buffon. Buffon « manquait d’idées », puisqu’il n’en avait point sur les fondements de l’État, et sur l’organisation de la société future. Je crois aussi qu’il n’en avait point, ou qu’il en avait peu, sur les conditions du poème épique et sur le mérite comparé des tragédies de Marmontel et des drames de La Harpe.
Mais, pour des « idées », de véritables idées, personne au xviiie siècle, ni Montesquieu, ni Voltaire, ni Diderot, quoi que l’on en dise, n’en a eu davantage, ni de plus grandes, ou de plus fécondes que Buffon. Même, c’est l’un des charmes de la lecture de l’Histoire naturelle, de certaines parties au moins de l’Histoire naturelle, que d’y voir les « idées » naître les unes des autres, et la fécondité des hypothèses de toute sorte, « gigantesques et puissantes », ou « délicats et gracieuses », égaler en toute occasion, si peut-être elle ne la surpasse, la multiplicité des faits qu’elles expliquent. Cette faculté de généralisation, qui dégage rapidement d’une expérience ou d’une observation les lois qu’elle enveloppe, ou, inversement, qui trouve d’abord l’endroit précis d’une théorie qu’un fait nouveau confirme ou modifie, peu de savants, peu de philosophes, l’ont jamais possédée à un plus haut degré que Buffon. Sous ce rapport, il y a quelque ressemblance entre lui et l’auteur de l’Origine des espèces ; et je ne m’étonne pas que la même nature d’imagination scientifique, le même goût des grandes hypothèses, la même hardiesse d’esprit les ait l’un et l’autre conduits à des conclusions qui ne diffèrent entre elles que de cent ans de progrès et de découvertes.
Un dernier trait n’est pas moins caractéristique du génie de Buffon : c’en est la souplesse, ou peut-être et plutôt la perfectibilité. Là est l’explication d’une certaine difficulté qu’on éprouve à le lire, et surtout à le suivre ; là aussi l’explication principale des contradictions que l’on a relevées plus d’une fois dans son œuvre ; là enfin l’explication de la diversité des jugements que l’on en a portés. Les trois premiers volumes de l’Histoire naturelle parurent en 1749, les Époques de la nature en 1787, et, pendant ces quarante années, pas un seul jour Buffon n’a cessé d’étendre, de rectifier, de modifier, d’élargir et d’approfondir, de corriger ses idées. Très différent en cela de quelques-uns de ses contemporains, de Montesquieu, par exemple, dont on a pu dire que l’Esprit des lois était déjà contenu dans ses Lettres persanes, ou encore de Rousseau, qui a vécu du fonds d’idées qu’il s’était fait dans son Discours sur l’origine de l’inégalité, Buffon a constamment travaillé sur lui-même, et recommencé, d’année en année, son éducation scientifique. Aussi son Histoire naturelle manque-t-elle un peu d’ordre et d’unité ; les parties n’en semblent pas avoir de justes proportions entre elles et, sous l’assurance qu’il affecte ou dont la fermeté de son style est l’expression extérieure, la vérité est que Buffon ne sait bien souvent quel choix faire entre la diversité des hypothèses que la fécondité de son imagination lui suggère. Pour ne parler ici que d’une seule question, Flourens n’hésitait pas à en faire le partisan décidé de la fixité des espèces, et, à l’appui de son dire, il abondait en citations topiques. Mais M. de Lanessan n’en a pas apporté de moins nombreuses ni de moins caractéristiques pour prouver qu’au contraire, avant Lamarck et Darwin, Buffon avait conçu la doctrine de l’indéfinie variabilité des espèces. Et cela, si je ne me trompe, signifie deux choses à la fois : la première, que Buffon, sur cette question comme sur bien d’autres, a longtemps ou toujours hésité ; et la seconde, que, puisque l’on peut le réclamer des deux parts, c’est que l’étendue de son regard avait parcouru l’horizon de la question toute entière.
Nous n’avons point ici qualité pour le juger comme savant, c’est-à-dire pour essayer de mesurer avec exactitude ce que lui doit l’histoire naturelle. Mais, pour toutes les raisons que nous venons de dire, il nous paraît bien difficile que son œuvre scientifique ait péri tout entière. En tout cas, on a vu, s’il faut mettre les choses au pis, que la plupart de ses « erreurs » semblent être aujourd’hui plus voisines de la science naturelle que beaucoup de prétendues « vérités » qu’on leur opposait il n’y a guère plus de vingt-cinq ou trente ans. Nous pouvons ajouter qu’à défaut de ce mérite, il aurait celui d’avoir mis la science naturelle dans ses véritables voies, puisque sans lui, sans ses ouvrages, sans leur influence, on ne voit pas à quelle école se seraient formés tous les naturalistes qui l’ont suivi : les Lamarck, les Cuvier, les Geoffroy Saint-Hilaire, pour ne nommer que les plus illustres. Et quand enfin on voudrait lui disputer cette gloire, il lui resterait encore celle d’avoir été, bien plutôt que Linné, le véritable créateur en Europe des études d’histoire naturelle. Dans l’histoire de la science comme dans celle de la littérature, nous avons eu beaucoup de « grands hommes » à meilleur marché.
Mais, si nous hésitons à nous prononcer sur la valeur du savant, nous pouvons louer en toute assurance l’écrivain et le philosophe. L’un et l’autre, ils sont de ceux qui font honneur à l’esprit français, par la solidité de leur bon sens, l’étendue de leur esprit, et la grandeur du service qu’ils ont rendu à la langue. Ils sont de ceux dont nous devrions faire plus de cas que nous n’affectons d’en faire, — en vérité comme si nous avions tant de Buffons parmi nous ! Ils sont de ceux enfin et surtout, que les étrangers, les Anglais ou les Allemands, s’ils leur appartenaient, ne craindraient pas d’égaler aux plus grands. Cependant, après avoir connu la gloire, et après avoir eu, de son vivant même, ce que l’on pourrait appeler tous les honneurs de son génie, — les encyclopédistes ne s’en sentaient pas de dépit ou d’envie, — on ne saurait dire que Buffon soit tombé tout à fait dans l’oubli, mais je crois bien que nous donnerions volontiers la Théorie de la terre pour les Fausses Confidences, et les Époques de la nature pour la Religieuse ou Jacques le Fataliste. Roman et théâtre, théâtre et roman, n’est-ce pas aujourd’hui toute la littérature ?
Sachons du moins ce que nous perdrions ; et que ce jour-là, pour un roman assez vulgaire, diffus, prolixe et même un peu obscène, ou pour une fort jolie comédie, quoique un peu mièvre, peut-être, nous aurions donné tout simplement l’une des œuvres maîtresses de la littérature du xviiie siècle, et peut-être de la langue française. C’est ce que nous avons essayé de montrer ; et, à ce propos, tandis que l’Académie française, à une autre extrémité de la France, louait éloquemment un pauvre homme de poète, — l’auteur des Bretons et de Marie, — qui ne valait sans doute pas de si longs et de si beaux discours, nous serions heureux que le lecteur s’avisât que, de tant d’orateurs, elle en eût bien pu députer un ou deux vers Montbard.
Le Mouvement littéraire au xixe siècle7 §
Ce n’est pas ce que l’on appelle un tableau, ce n’est pas non plus une histoire de la littérature française contemporaine que M. Georges Pellissier, dans son livre sur le Mouvement littéraire au xixe siècle, a voulu nous retracer : c’en serait plutôt la philosophie, ou, pour mieux dire encore, l’évolution. Servons-nous de ce mot, qui est à la mode, qui exprime une idée nouvelle, et qui d’ailleurs est aussi bien fait qu’expressif. Comment la littérature classique a-t-elle donc péri ? pourquoi ? de quel genre de mort ? d’une incapacité de vivre davantage ? parce qu’elle avait rempli le nombre de ses jours, ou sous les coups du Romantisme ? Et le romantisme, d’où venait-il lui-même sous quelle conjonction d’astres favorables était-il né ? Comment a-t-il grandi ? qu’a-t-il voulu faire ? qu’a-t-il fait ? et par quels moyens ? Mais comment est-il mort à son tour ? et comment le Réalisme, puis le Naturalisme se sont-ils élevés contre lui ? comment le siècle de Baour-Lormian et de Luce de Lancival est-il devenu celui de Lamartine et d’Hugo ? ou bien encore, entre les Orientales et les Poèmes barbares, entre les Martyrs et Salammbô, entre les Méditations et les Fleurs du mal, quels rapports y a-t-il ? quelle parenté secrète ? ou au contraire quels intervalles, — pour ne pas dire quels abîmes ?
On pensera sans doute que, si ce n’est pas peu d’ambition à M. Georges Pellissier que d’avoir proposé ces questions, ce ne lui est pas un mince mérite que d’en avoir éclairci quelques-unes. Je voudrais seulement que son dessein fût quelquefois encore plus net, que les grandes lignes en fussent plus faciles à saisir, et surtout que son style, moins monotone, moins froid, moins triste, fût moins constamment le style de la dissertation. Un plus sévère lui reprocherait peut-être que, s’étant beaucoup servi du Tableau de la littérature française sous le premier Empire, de M. Gustave Merlet, et des Études littéraires sur le XIXe siècle, de M. Émile Faguet, il ne l’a pas assez dit. Et un plus érudit ajouterait que, dans un sujet qui n’est pas uniquement français, mais européen, il semble avoir oublié de consulter le livre de M. Georges Brandes sur les Grands courants de la littérature européenne au XIXe siècle.
I §
Sur la première question « Comment le Classicisme a-t-il péri ? » M. George Pellissier a été bref. Il pouvait l’être ; et nous le serons encore plus que lui. Le classicisme est mort, non pas, à proprement parler, de vieillesse ou d’épuisement, pour avoir vécu deux cent cinquante ans, — de Ronsard à André Chénier, — ni même pour avoir cessé de répondre à l’état des esprits, puisque après tout ni Pascal, ni Bossuet, ni Molière, ni Racine ne sont encore morts, mais plutôt pour s’être de lui-même immobilisé dans ses règles, et comme ankylosé, si je puis ainsi dire, dans la rigide étroitesse de ses propres principes.
Ce n’est pas à Boileau que je songe en écrivant ceci, ce n’est pas à Voltaire ou à son fidèle La Harpe, c’est au contraire à quelques-uns de ceux dont on fait quelquefois encore les « précurseurs du romantisme », à André Chénier lui-même, pour son Épitre à Lebrun, pour son poème de l’Invention, ou à Népomucène Lemercier, pour son Cours analytique de littérature. Dans le premier volume de ce livre trop peu connu, — si curieux cependant et si caractéristique, — Lemercier, l’auteur applaudi d’Agamemnon, la dernière des tragédies classiques, s’était proposé de déterminer les règles du genre tragique. Il en trouvait exactement vingt-cinq, dont la première était de la « Qualité du Fait », la vingt-cinquième de « la Symétrie théâtrale » ; et, pour montrer évidemment que la beauté des œuvres dépendait de l’observation des règles, il en faisait l’application à l’Athalie de Racine, dont la « perfection complète » prouvait ainsi méthodiquement la « perfection incontestable ». Le Cours analytique de littérature, professé à l’Athénée en 1810, parut en 1817. Notez d’ailleurs que les observations justes y abondent ; que Lemercier connaît son métier ; qu’il est de toutes manières fort au-dessus de La Harpe. Il tombe seulement dans la grande erreur que le classicisme a commise dans son origine, — dès le temps de la Défense et Illustration de la langue française, de Joachim du Bellay, — l’erreur dont les grands classiques du xviie siècle n’ont eux-mêmes été préservés que par leur génie, par la condition d’absolue sincérité dans laquelle ils ont écrit, par la force enfin de leur individualité : le classicisme a confondu les « lois » avec les « règles » des genres.
Le classicisme a très bien vu que les genres ont leurs lois ; — et il le faut bien, puisqu’elles sont contenues dans la définition même du genre ; — mais il a cru que ces lois pouvaient servir de règles. Parce que la présence de certaines qualités dans les œuvres en faisait le prix et la beauté, il a cru qu’on pouvait les détacher des œuvres. Tel un homme qui, pour imiter les succès d’un grand politique ou d’un grand conquérant, en prendrait le costume, — la robe rouge de Richelieu, la redingote grise de Napoléon, — qui en imiterait l’hygiène, qui tousserait et qui cracherait comme eux, qui façonnerait enfin sa personne à leur image, et qui croirait ainsi créer en lui l’aptitude intérieure dont les allures du corps sont ou passent pour être la traduction physique. Ou, en d’autres termes, le classicisme s’est trompé d’abord sur le caractère unique, inimitable de l’œuvre de génie. Faute d’un peu de chimie, si l’on peut ainsi dire, il a cru que, pour reproduire une combinaison, il suffisait, après en avoir dissocié les éléments par l’analyse, de les rapprocher. Mais, faute d’un peu d’histoire naturelle, il s’est trompé sur un autre point : il a cru que les genres sont fixes ; il n’a pas vu qu’au contraire, comme les espèces dans la nature, ils sont toujours en mouvement que la même quantité de vie se transforme à d’autres usages ; et qu’en littérature comme ailleurs, une force mystérieuse et sourde travaille incessamment, dans la profondeur de l’être et dans la nature environnante, à faire sortir le contraire du semblable.
Si les hommes du xviie siècle, pour toute sorte de raisons, ne pouvaient guère s’en douter, ceux du xviiie siècle auraient pu commencer de s’en apercevoir. A la vérité, Voltaire, presque, plus classique et plus superstitieux que Boileau, mais plus habile et plus « malin » aussi, s’était avisé d’un ingénieux et terrible argument contre ceux qui se plaignaient de la contrainte des règles. Il disait donc, qu’en s’émancipant des obligations que les Racine ou les Molière avaient docilement subies, on se rendait suspect, en se facilitant la tâche, de pouvoir moins qu’eux dans l’art même où l’on prétendait rivaliser avec eux. Mais, comme cette plaisanterie n’avait pas rendu les règles plus larges ni par conséquent moins gênantes, elle n’avait pas non plus empêché les novateurs de se produire, et l’opinion de les encourager. Parmi ces novateurs, M. Pellissier en nomme trois du nom de « précurseurs » ou d’« initiateurs » : ce sont Rousseau, Diderot, et Chénier.
Passons rapidement sur Chénier. Son œuvre est posthume ; et, quoique plusieurs de ses Idylles aient paru dans les journaux du temps de la Révolution et de l’Empire, — où Millevoye, par exemple, a fort bien su les retrouver pour s’en inspirer, — cependant, son influence ne saurait dater que de la première édition, très incomplète encore, du recueil de ses Poésies, c’est-à-dire de 1819. Mais, en 1819, le Génie du christianisme, les livres de l’Allemagne et de la Littérature avaient depuis longtemps paru ; les noms de Byron et de Gœthe avaient franchi nos frontières ; et les Méditations allaient paraître. Gardons-nous ici d’une erreur trop coutumière aux évolutionnistes ; profitons du grand avantage que nous avons sur eux, — qui est de posséder une chronologie certaine, tandis qu’ils n’en ont qu’une conjecturale ; — et ne transformons pas enfin de simples analogies en des liens de filiation directe ou de parenté naturelle.
J’ajouterai que les Idylles exceptées, dans quelque partie de son œuvre que je cherche André Chénier, — dans ses Épitres, dans ses Élégies, si sensuelles et presque érotiques, dans son Hermès enfin, — je ne trouve qu’un homme du xviiie siècle. C’est aussi bien l’avis de M. Pellissier ; c’est l’opinion, si je ne me trompe, de M. Anatole France ; c’est celle enfin où s’est rangé dans la dernière et magnifique édition qu’il a donnée du poète dont son nom ne se séparera plus, M. Becq de Fouquières. J’irais plus loin qu’eux tous encore, et, reconnaissant avec eux l’influence de l’auteur du Mendiant, de son vers plus souple et plus plastique, de son style retrempé d’ailleurs aux sources de l’hellénisme, — et de l’hellénisme alexandrin, plutôt qu’à celles de la nature, — sur Alfred de Vigny ou sur M. Leconte de Lisle, je ne vois ni quand ni comment on peut dire qu’elle aurait opéré sur Chateaubriand, sur Lamartine, sur Hugo, sur Musset.
M. Pellissier n’a-t-il pas également exagéré quelque peu l’influence de Diderot ? Si l’on retrouve en effet aujourd’hui chez nos naturalistes quelque chose des idées de Diderot, — de son cynisme, que l’on prend trop souvent pour du naturel, et de sa grossièreté, qui n’est pas toujours de la franchise, — ne pourrait-on pas soutenir qu’il n’y a là que ce qu’on appelle un phénomène d’atavisme ? Tel reproduit en soi quelques traits de Diderot, qui ne l’a jamais lu. Il est seulement de la même race, ou de la même famille d’esprits.
Rappelons, d’ailleurs, que la Religieuse, que Jacques le Fataliste, n’ont paru qu’en 1796 ; le Neveu de Rameau, d’après une traduction de l’allemand, qu’en 1823 ; les Salons, la Correspondance avec mademoiselle Volland, il n’y a pas un demi-siècle encore. Et, pour l’influence que le Père de famille ou le Fils naturel, que les Entretiens avec Dorval et l’Essai sur la poésie dramatique auraient exercée sur la réformation du théâtre, il est bien difficile d’en faire procéder Marion Delorme ou Hernani, non plus qu’Henri III, ni Christine à Fontainebleau. Le seul honneur en ce genre qu’on puisse accorder à Diderot, c’est d’avoir inventé le « mélodrame », cette forme inférieure de l’art, où le romanesque, l’horrible, et le déclamatoire se mêlent, dans des proportions qui varient selon le génie particulier des Pixérécourt ou des Bouchardy qui les brassent ensemble.
Je sais bien que Diderot est présentement à la mode ; et certes, je ne suis pas si barbare que de lui refuser d’avoir excellé dans le dialogue, ou que de ne pas reconnaître que, si le mot d’« étincelant » n’existait pas, il faudrait l’inventer pour le Neveu de Rameau. Mais je ne crois pas que ce brillant et fameux improvisateur doive garder longtemps le rang où nous ne l’avons d’ailleurs élevé que depuis quelques années ; qu’on puisse régaler sans erreur et sans injustice aux Voltaire et aux Rousseau ; ni qu’enfin, s’il a beaucoup agi sur son siècle, son action ait été profonde ou réelle même sur le nôtre.
En revanche, il y a deux hommes à qui je ne trouve pas que M. Pellissier ait vraiment fait leur part. L’un est Voltaire, l’autre Buffon.
A l’origine de ces communications qui, s’établissent, dès le début du xviiie siècle, d’un rivage de la Manche à l’autre, entre la littérature anglaise et la nôtre, n’est-ce pas en effet Voltaire que l’on trouve, avec ses Lettres anglaises, avec sa Zaïre ou son Micromégas ? Que plus tard, dans sa vieillesse, irrité de se voir opposer ce Shakespeare qu’il avait lui-même révélé jadis aux Français, il en ait parlé avec l’outrageuse incontinence d’un vieillard qui se croit tout permis, cela empêche-t-il qu’il ne nous l’ait révélé, l’un des premiers, avec l’abbé Prévost ? et cela, dans un temps où l’on oublie trop aujourd’hui qu’à l’auteur d’Hamlet et d’Othello, les Anglais eux-mêmes préféraient hautement le pompeux Dryden et le sage Addison ? N’est-ce pas encore dans Zaïre, dans Alzire, dans l’Orphelin de la Chine, dans Tancrède, que l’on voit apparaître, presque pour la première fois, cette préoccupation du décor, du costume, des mœurs péruviennes ou tartares, de tout ce que le romantisme enveloppera bientôt sous le nom de « couleur locale » ? Et croit-on enfin que, dans Zaïre ou dans Alzire, il fût difficile de retrouver, si seulement on l’y cherchait, l’une au moins des « origines » du Génie du christianisme, en tant que Chateaubriand, dans ce livre célèbre, a prétendu démontrer que, pour l’intérêt littéraire, les vérités de la religion ne le céderaient point aux fictions consacrées du paganisme ? En tout cas, ce qui est sûr, c’est qu’aussi peu que Chateaubriand semble avoir lu l’Encyclopédie, autant est-il nourri de Voltaire. Lamartine ne l’est pas moins, comme on pourrait s’en convaincre en feuilletant les lettres de ses années de jeunesse. Qui le croirait ? les vers de Mahomet lui ont révélé son génie poétique. Ou du moins, c’est aux accents de Voltaire qu’il a senti pour la première fois vibrer à son oreille la musique intérieure du vers. Et ne peut-on pas dire que c’est le vers de Voltaire dont son impuissance à se débarrasser fait quelquefois encore, jusque dans les Harmonies et jusque dans Jocelyn, la facilité un peu prosaïque, la fluidité tiède, et la monotonie du sien ?
Nourris de Voltaire, l’auteur du Génie du christianisme et celui de Jocelyn ne le sont guère moins de Buffon. S’ils ont appris à lire dans Mahomet et dans Zaïre, c’est dans les images de l’Histoire naturelle qu’ils ont appris à voir les « bêtes ». Mais à un point de vue plus général et plus élevé, quand on voudrait disputer à Buffon ses titres de grand écrivain, il lui resterait encore cette gloire impérissable d’avoir élargi l’horizon de ses contemporains autant ou davantage que Newton avait fait celui des siens cent ans auparavant ; de leur avoir enseigné le premier, sinon la poésie, du moins la grandeur, l’immensité de la nature ; et, en déplaçant pour ainsi dire le centre du monde, d’avoir déplacé l’axe de la pensée. La science de Buffon, en plus d’un point, n’est-elle pas plus voisine de la nôtre qu’on ne le dit quelquefois ? C’est ce que je ne veux pas examiner aujourd’hui. Je dis seulement que, pendant plus d’un demi-siècle, elle a été la science même de la nature ; qu’à l’ancien Cosmos, longtemps avant le livre fameux de Humboldt, c’est l’Histoire naturelle qui a substitué les linéaments du nouveau ; que Chateaubriand, que Lamartine, que Victor Hugo n’en ont pas connu d’autre… Peut-on oublier l’étendue, la profondeur, l’action continue d’une telle influence ? et l’homme qui l’a exercée n’est-il pas digne qu’on le compte, aussi lui, parmi les « précurseurs » ou les « initiateurs » de la littérature moderne ?
Après cela, j’accorde à M. Pellissier que la grande influence ait été celle de Rousseau. Même, c’est ici l’un des plus mémorables exemples de ce que peut quelquefois l’influence d’un seul homme, et par conséquent, l’une de ces causes perturbatrices qui ne permettent pas à l’histoire littéraire de conformer entièrement ses méthodes à celles de l’histoire naturelle. Dans l’évolution des idées et des genres, l’apparition d’un Jean-Jacques est un phénomène toujours sans précédent, même quand il a des analogues.
On a dit de Rousseau, — la phrase est trop jolie pour ne pas la citer, — qu’il « réunissait en lui la sensibilité d’une femme, l’imagination d’un Oriental, la sensualité d’un enfant, l’impétuosité d’un sauvage, l’amour-propre d’un artiste, la vigueur d’un athlète et la faiblesse d’un amoureux ».
Voilà peut-être beaucoup de choses ! Mais ce n’est pas tout encore : « La souplesse du tacticien littéraire et la ténacité du dialecticien se joignaient en lui à la fierté du plébéien de génie et à la sagacité du psychologue ; et la passion généreuse du bien moral agitait, et enflammait tout cela. »
Qu’on ne croie pas au moins que cette « caractéristique générale » de Rousseau soit de M. Pellissier ; elle est d’Henri-Frédéric Amiel. Oserons-nous en proposer une autre ? Et, tout en convenant volontiers que, si l’on se donnait la peine de débrouiller ce portrait confus, on y trouverait quelques indications justes, oserons-nous dire que le trait essentiel y manque ?
Imagination, sensibilité, sensualité, vanité, tous ces traits en effet conviennent à Rousseau, mais à la condition qu’au moins on les accorde, et, pour les accorder, qu’on les subordonne à celui qui les domine tous. Or, Rousseau est sans doute autre chose, mais, avant tout et par-dessus tout, c’est un Lyrique, le premier des Lyriques modernes, et, à ce titre, le maître ou l’ancêtre commun de Byron, de Gœthe et de Schiller, de Lamartine et d’Hugo. Je ne m’attarderai pas, pour le montrer, à une longue analyse de ses premiers écrits, de ses Discours, de sa Lettre sur les spectacles, des Lettres à M. de Malesherbes, de la Nouvelle Héloïse. Je n’insisterai pas sur les « nombres » de sa prose, la simplicité hardie de ses images, la quantité de vers qui s’insinuent naturellement dans la trame de son style :
Ses yeux étincelaient du feu de ses désirs…J’osai trop contempler ce dangereux spectacle…Mais j’ai lu mieux que toi dans ton cœur trop sensible…Je puis me consoler de tout, hors de te perdre…Mon faible coeur n’a plus que le choix de ses fautes…
Je ne rappellerai que pour mémoire ces qualités de « mouvement », — qui n’étaient certes pas inconnues de la prose française, mais enfin, dont les grands orateurs du siècle précédent n’avaient appliqué la force entraînante qu’à l’expression des idées religieuses ; — ou bien encore ces couplets passionnés où les Lamartine et les Hugo, Lamartine surtout, n’ont eu plus tard qu’à coudre des rimes. « Ah ! si tu pouvais toujours rester jeune et brillante comme à présent… Mais, hélas ! vois la rapidité de cet astre qui jamais n’arrête ; il vole et le temps fuit, l’occasion s’échappe, ta beauté, ta beauté même aura son terme ; elle doit décliner et périr un jour. Ô amante aveuglée ! tu cherches un chimérique bonheur, tu regardes un avenir éloigne, et tu ne vois pas que nous nous consumons sans cesse, et que nos âmes, épuisées d’amour et de peines, se fondent et coulent comme de l’eau. »
Tous ces mérites, nouveaux en 1760, pourraient être d’un orateur autant que d’un poète. Mais ce qui fait de Rousseau le premier des lyriques modernes, c’est autre chose encore : c’est la mobilité, c’est surtout la capacité, et, si je puis ainsi parler, c’est le pouvoir d’absorption et de rayonnement de son Moi.
Quelle nouveauté, quel scandale c’était alors que cette rentrée du Moi dans la littérature, on l’a dit bien souvent ; j’ai tâché de le redire plus d’une fois moi-même et j’aurais aimé que M. Pellissier le redit plus fortement encore. Les grands écrivains du xviie siècle auraient rougi d’étaler ainsi leur personne dans leurs œuvres, et d’appeler sur eux-mêmes une attention qu’ils ne demandaient que pour leurs idées. Ne serait-ce pas là, pour le dire en passant, l’une au moins des raisons de l’éclat dont brillent alors l’éloquence de la chaire et l’art dramatique, où le commencement et la fin de la perfection sont de savoir s’aliéner de soi ? Mais Voltaire même, le plus personnel de nos classiques, n’entretenait sa prodigieuse Correspondance que pour y dire de lui ce qu’il voulait qu’on en pensât, et qu’il n’osait mettre dans ses Contes, encore bien moins dans ses Histoires et dans ses tragédies. Rousseau, lui, n’a guère écrit que pour se raconter. Quand il ne se serait pas inspiré, dans la Nouvelle Héloïse, des souvenirs de madame de Warens et de l’amour qu’il éprouvait alors pour madame d’Houdetot ; quand son Émile ne serait pas les mémoires de son enfance et de ses préceptorats ; ses Confessions, avec ses Dialogues, ses Rêveries, sa Correspondance, ne laisseraient pas de composer à peu près la moitié de son œuvre. Jamais écrivain ne s’était à lui-même attribué publiquement une telle importance, n’avait ainsi rapporté tout à lui, ne s’était ainsi fait le centre du monde. Mais, du fond de lui-même, jamais non plus écrivain n’avait tiré de semblables effets ni rapporté une vision plus neuve de l’homme et de la nature. Et c’est ici, dans cette renaissance de l’individualisme, avec tout ce qu’elle comportait de nouveautés et aussi d’erreurs, qu’il faut voir le commencement du Romantisme et le premier élément de sa définition.
On en trouverait le second dans cette curiosité passionnée pour les littératures étrangères dont il est très vrai que Voltaire s’était épris l’un des premiers en France, — et Diderot, après lui, le plus anglais des écrivains du xviiie siècle, — mais qu’il était réservé de propager, d’étendre, et d’acclimater parmi nous à Chateaubriand et à madame de Staël. On eut souhaité qu’à ce propos, puisque l’occasion s’en offrait d’elle-même, pour ne pas dire qu’elle s’en imposait, M. Pellissier la saisît, et qu’il écrivit, qu’il esquissât du moins un chapitre de notre histoire littéraire qui nous manque. C’est en effet ici qu’il se fût utilement servi du livre de M. Georges Brandes. Mais il ne l’a point fait ; et nous, qui ne connaissons pas assez le sujet pour y insister davantage, après en avoir signalé l’importance, passons ; et disons que si M. Pellissier a cru pouvoir s’en tenir à parler de Chateaubriand et de madame de Staël, du moins en a-t-il bien et heureusement parlé.
On voit avec plaisir une critique plus désintéressée, moins personnelle, moins rancunière surtout que celle de Sainte-Beuve, remettre aujourd’hui Chateaubriand et madame de Staël en honneur, ou plutôt les replacer l’un et l’autre à leur véritable rang. Après tout, madame de Staël est la seule femme de France dont le talent soit vraiment viril : je veux dire qui ait pensé par elle-même, dont un homme n’ait pas soufflé les idées, qui eût pu, sans s’appauvrir, faire largesse de quelques-unes des siennes à l’auteur des Martyrs, par exemple — et le turban de Corinne n’empêchera pas les deux livres de la Littérature et de l’Allemagne de compter toujours parmi les événements considérables de notre histoire littéraire.
Héritière de ce que le xviiie siècle a légué de meilleur au nôtre, admiratrice ardente et obstinée de Rousseau, les leçons de madame de Staël ne diffèrent pas beaucoup de celles du premier de ses maîtres ; et, comme lui, c’est bien en soi-même qu’elle veut que le poète, émancipé de l’ancienne contrainte, cherche presque uniquement l’inspiration de ses œuvres. Mais, en même temps, ce certain accent de personnalité, ce « sentiment », et cette originalité d’imagination qu’elle ne trouve pas chez ces classiques dont elle écrit la langue, — si malheureusement elle n’en a pas toujours le style, — les rencontrant dans les « littératures du Nord », elle les célèbre avec un enthousiasme communicatif, qui substitue, sans presque s’en apercevoir, de nouvelles règles et de nouveaux modèles aux anciens : Shakespeare d’abord, dans le livre de la Littérature, Goethe et Schiller plus tard, dans son Allemagne, aux Voltaire, aux Racine, aux Corneille. De telle sorte que, ses conclusions, quasi contradictoires à son point de départ, sembleraient n’avoir servi qu’à faire passer les romantiques d’un joug sous un autre, et le drame futur — le drame prochain de l’auteur de Chatterton ou de celui de Cromwell, — d’une pâle imitation de la tragédie du xviie siècle, à ce que je me permettrai d’appeler la caricature très appliquée du drame shakespearien.
Nouvel exemple de cet entrecroisement et de cette contrariété d’influences qui rendent l’histoire littéraire si difficile à débrouiller dans sa suite ; mais aussi, nouvel élément du romantisme. « L’esprit français, dit quelque part, madame de Staël, a besoin maintenant d’être régénéré par une sève plus vigoureuse »
; et cette sève, sur son conseil, on ira désormais la chercher dans les « littératures du Nord » d’abord ; non seulement dans Shakespeare, mais dans Goethe et dans Byron, jusque chez Young, jusque chez Ossian, et bientôt et généralement dans toutes les autres littératures, voire dans la mandingue et dans la sakalave.
Cependant, et tandis que madame de Staël, faisant tomber ainsi les frontières de l’esprit français, le rendait concitoyen du monde, Chateaubriand, lui, de son côté, le rendait contemporain de la cathédrale gothique, et le ramenait, par l’histoire, à la conscience de ses origines chrétiennes. Un mot de Chamfort exprime assez bien le dernier état de la pensée du xviiie siècle sur le moyen âge et sur le christianisme. « M. de… qui voyait la source de la dégradation humaine dans l’établissement de la secte nazaréenne et de la féodalité, disait que, pour valoir quelque chose, il fallait se défranciser et se débaptiser, et redevenir grec ou romain par l’âme. »
On remarquera en passant qu’André Chénier n’avait pas fait autre chose. Tout élève qu’elle fût des « philosophes », madame de Staël ne les avait pas suivis jusqu’à cet excès de fanatisme, ayant peut-être vu, — sans parler d’un fond de mysticité qu’il y avait en elle, — la liaison de ce paradoxe voltairien avec l’impossibilité d’affranchir l’art des liens du classicisme8. C’est même alors que, pour tout concilier, et ne voulant trahir ni sa confiance, — ou plutôt sa foi, — dans la perfectibilité de l’espèce humaine, ni ce qu’elle proclamait elle-même qu’il y avait de poésie dans le christianisme, elle avait déclaré de l’idée du progrès qu’elle était la plus « religieuse » qu’il y eût. Mais Chateaubriand devait faire un pas de plus ; et l’on peut dire avec certitude que la publication du Génie du christianisme a marqué l’instant précis où l’esprit du xixe siècle s’est définitivement détaché de celui du xviiie. En l’an 1802, ni plus tôt ni plus tard,
De la foi des chrétiens les mystères terriblesD’ornements égayés devinrent susceptibles ;
le sentimentalisme religieux triompha, pour un demi-siècle environ, du rationalisme impertinent et sec des derniers idéologues ; — et la littérature du xixe siècle naquit.
« Langue, poésie, roman, histoire, dit à ce propos M. Pellissier, Chateaubriand a renouvelé l’art tout entier dans sa forme extérieure, et il l’a pour toujours marqué de son empreinte. »
Rien de plus juste ; quoique d’ailleurs je ne sache trop si M. Pellissier, quand il vient au détail, et tout en faisant honneur à Chateaubriand de quelques qualités que notre prose possédait peut-être avant lui, ne lui ferait pas tort aussi de quelques-uns de ses défauts. « Il dédaigne les fioritures du style, il est trop vaillamment épris du beau, dit M. Pellissier, pour aimer le joli. »
Je n’aime pas ce « vaillamment », qui donne l’idée d’un Chateaubriand plus sincère qu’il ne le fut d’habitude ; et, pour les « fioritures », j’en sais plus d’une, — dirai-je dans les Natchez ? — non, mais dans les Martyrs et dans le Génie du christianisme lui-même. M. Pellissier dit encore : « Il a ce secret du nombre et du rythme qui s’était perdu dans la langue du vers depuis le divin Racine, et que notre prose avait toujours ignoré. »
Voilà, je crois, passer la mesure ; et, sans rien dire ici de Bossuet ni de Pascal, sans reparler de Rousseau, je ne trouve pas que le nombre ou le rythme ait manqué, par exemple, à Massillon et à Fléchier, rhéteurs illustres, eux aussi, et dont Chateaubriand, n’en faisons aucun doute, à beaucoup pratiqué le premier.
Avait-il également lu Buffon ? son Discours sur le style ? et connaissait-il, avait-il médité cette phrase que, « toutes les beautés intellectuelles qui se trouvent dans un beau style, tous les rapports dont il est composé, sont autant de vérités aussi utiles, et peut-être plus précieuses pour l’esprit humain que celles qui peuvent faire le fond du sujet ? »
En tout cas, si ce n’est pas là le seul de ses mérites, c’en est peut-être le plus éminent : l’art ou le génie avec lequel, en associant les mots, Chateaubriand en a su faire sortir, en plus des effets de couleur et de sonorité qui l’avaient uniquement séduit, des idées que lui-même n’y savait pas contenues. Non seulement artiste, mais virtuose, ne pensant à vrai dire qu’autant qu’il écrivait, la magie de son style évocateur, qui dérobe à la vue de l’esprit la faiblesse de son raisonnement, nous permet encore aujourd’hui de trouver, sous la magnificence habituelle de ses images, plus de profondeur qu’il n’y en avait mis. Naturels et savants la fois, calculés et légitimes pourtant, ses procédés ont ramené la langue à l’état poétique, où le mot, déjà riche de la diversité des sens qui ne s’en dégageront que plus tard, les enveloppe, les contient tous, et n’en exprime aucun qui ne traduise, ou en qui n’apparaisse du moins quelque chose de tous les autres. C’est même pour cela, qu’entre autres idées romantiques, la théorie de l’art pour l’art, contre laquelle il aurait assurément protesté, se trouve néanmoins enveloppée dans les replis de son style, et qu’étant le père d’Hugo et de George Sand, il est aussi celui de Baudelaire et de Gustave Flaubert.
Si l’on ajoute maintenant cette harmonie dont M. Pellissier nous parlait tout à l’heure, et sans laquelle, à vrai dire, dans une langue comme la nôtre, il n’y a jamais eu de beau, ni surtout de grand style ; si l’on ajoute l’éclat et l’étrangeté de ces descriptions exotiques, dont « le petit pinceau » de Bernardin de Saint-Pierre, — guidé par la main d’un pauvre homme ! — n’avait qu’à peine fait pressentir le charme étrange et la séduction ; si l’on ajoute enfin ce sentiment de la couleur historique, dont on essaierait vainement de nier la puissance ou même la justesse, puisqu’enfin il a suscité la vocation d’Augustin Thierry, on mesurera l’ingratitude fâcheuse dont la critique a fait preuve envers Chateaubriand, pendant une trentaine d’années ; on conclura sans hésitation avec M. Pellissier, « qu’aussi longtemps que vivra la langue française, l’auteur des Martyrs et de René sera salué comme l’un des plus merveilleux ouvriers qui y aient mis la main »
; et, dans l’histoire des origines du romantisme, peut-être est-ce à lui, qu’après l’auteur des Confessions et de la Nouvelle Héloïse, on pensera qu’il convient de faire la principale part.
C’est une opinion très répandue de nos jours que la critique et l’histoire ne seraient qu’une perpétuelle matière de contradictions, de disputes, et d’incertitudes. Cette opinion n’est pas aussi fausse, elle est beaucoup plus fausse que l’opinion contraire. Entre personnes du métier, comme l’on dit, ou de la partie, qui n’ont pas attendu, pour faire de la « littérature », que la politique leur ait procuré des loisirs, ou, pour s’intéresser à l’histoire, que nulle occupation plus pressante et plus lucrative ne les en détournât, on ne dispute, à vrai dire, et on ne se contredit sérieusement que sur quelques contemporains ; — sur Barbey d’Aurevilly, par exemple, ou sur le comte Villiers de l’Isle-Adam. Quelques apologistes trop éloquents de ces grands hommes semblent en effet avoir un intérêt personnel à entretenir soigneusement la légende du génie méconnu. Mais, en réalité, sur les autres, sur les morts, — ceux dont aucun vivant ne prétend à se réclamer, comme par exemple M. Vacquerie de Victor Hugo, ou à tirer vengeance, comme Sainte-Beuve de Chateaubriand, — l’accord se fait sans peine ; et quelques opinions individuelles diversifient l’opinion générale, mais ne la divisent pas. Cela est vrai même des questions de personnes : on n’a jamais tenté, depuis cent cinquante ans qu’il est mort, de réhabiliter Campistron. Cela est vrai des questions de préséance : on n’a jamais douté, depuis cent ans, que Voltaire fût autant au-dessous de Racine dans la tragédie passionnée que de Corneille dans la tragédie politique. Cela est vrai des questions de doctrines ou de principes : et c’est peut-être s’amuser soi-même, mais c’est se moquer du monde que de faire chatoyer aux yeux, en quelque sorte, les différents aspects d’une même définition du romantisme pour conclure de là qu’il n’y en a pas de définition.
Liberté dans l’art ; — substitution du sens propre au sens commun, dans toutes les acceptions du mot ; — exaltation du sentiment du Moi ; — passage, pour parler comme les philosophes, de l’objectif au subjectif, ou, littérairement, de l’oratoire et du dramatique au lyrique et à l’élégiaque ; — cosmopolitisme, exotisme, sentiment nouveau de la nature ; — curiosité du passé, des vieilles pierres et des vieilles traditions ; — introduction dans la littérature des procédés ou des intentions de la peinture, voilà le romantisme ; et, de ces nouveautés, comme on vient de le voir, si l’esprit public a été le complice nécessaire, pas un critique ou un historien qui ne convienne qu’un homme en a été l’introducteur, un livre le signal, et qu’un titre et un nom en conservent le souvenir. Nous sommes tous d’accord, historiens et critiques, sinon sur l’importance relative des caractères du romantisme, au moins sur leur présence dans le romantisme ; et nous sommes tous d’accord, non seulement sur la valeur propre de la Nouvelle Héloïse, du Génie du christianisme, du livre de l’Allemagne, mais sur la portée de leur influence.
Voici M. Gustave Merlet, dans son Tableau de la littérature française sous le premier empire ; voici M. Émile Faguet, esprit libre et indépendant s’il en M. Faguet, esprit libre et indépendant s’il en fut, dans ses Études littéraires sur le XIXe siècle ; voici M. Georges Pellissier dans le livre même dont nous parlons ; voici M. Charles Morice, un « symboliste » ou un « décadent », avec son livre si curieux sur la Littérature de tout à l’heure, — dont les prédictions sont aussi hasardées, et d’ailleurs nuageuses, que la partie critique en est personnelle, originale et même claire : — et me voici moi-même qui écris. Nous sommes tous d’accord que Chateaubriand est un grand écrivain ; qu’en dépit de la faiblesse du raisonnement, de la composition, de la pensée, — dont nous convenons tous, — le Génie du christianisme est et demeurera ce que l’on appelait jadis un livre essentiel ; qu’avec la poésie du sentiment religieux et d’un christianisme trop orné, trop décoratif, trop doré — le mot est de M. Pellissier, — c’est le prestige du style qui le soutient toujours au-dessus de la Littérature et de l’Allemagne, où les idées abondent ; que ce style, susceptible d’une analyse plus ou moins profonde, a pour qualités générales et principales l’éclat, la couleur, l’harmonie ; et qu’enfin, depuis Victor Hugo jusqu’à Pierre Loti, depuis le poète des Orientales jusqu’à l’auteur du Roman d’un spahi et de Madame Chrysanthème, il n’y a pas un coloriste qui ne procède de Chateaubriand.
Qu’importent, après cela, quelques divergences, qui sont, dans le jugement de chacun, ce qu’il ne saurait s’empêcher de laisser passer de lui-même dans ses impressions ? On n’aime pas tous Chateaubriand de la même manière ; mais, qu’on l’aime ou qu’on ne l’aime pas, c’est pour les mêmes raisons, lesquelles déterminent bien dans les esprits un « dispositif » différent, sans qu’il y ait division pour cela sur les « considérants ». Et si je ne dis rien ici de Chateaubriand que je ne puisse dire aussi bien de madame de Staël ou de Rousseau, par exemple, qui ne voit que, pour définir le romantisme lui-même, il suffit qu’on soit uniquement soucieux de le définir ; — et non pas, comme trop souvent, de se faire à soi-même une originalité facile, en prenant les opinions des autres pour le tremplin de ses paradoxes ?
II §
Comment maintenant le romantisme s’est-il historiquement déterminé ? C’est la seconde ou la troisième des questions que M. Pellissier se propose et il y répond nettement. Avant tout, avant d’être ce que nous venons de dire, — et pour pouvoir l’être, — il a fallu que le romantisme fût une révolution de la métrique et de la langue. C’est aussi bien ce que je rappellerai qu’on avait vu deux fois au moins dans l’histoire de notre littérature nationale : quand, en émancipant la versification française de l’insupportable tyrannie des genres à forme fixe : rondeau, ballade ou chant royal, — et quoique d’ailleurs eux-mêmes, sous l’influence de l’italianisme, aient prodigieusement abusé du sonnet, — Ronsard et du Bellay relevèrent la langue du fond de vulgarité, de bassesse, et d’ordure où l’on peut bien dire, je crois, qu’elle se roule encore dans le roman de Rabelais ; et une seconde fois, au xviie siècle, entre Malherbe et Boileau, quand les précieuses, les grammairiens, l’Académie naissante, en cataloguant le bel usage et en définissant le bel air, posèrent les conditions de la noblesse du style. On entend bien que je ne parle qu’en gros. Tout récemment encore, à propos de Boileau, j’essayais de montrer combien il y aurait, dans cette période si courte cependant, de distinctions à faire, de nuances à démêler, et d’époques à séparer.
Pourquoi donc ce rapprochement ? Pour signaler au passage une loi de notre histoire littéraire pour prouver, par un exemple de plus, l’influence du « mot » ou, comme on dit aujourd’hui, du « verbe », sur les transformations de l’idée ; et puis, pour bien faire voir que le romantisme ne s’est jamais plus complètement mépris qu’en remontant chercher au xvie siècle ses origines philologiques, et qu’en réclamant, sur la foi de Sainte-Beuve, la succession de Ronsard.
Rien ne me plaît, hors ce qui peut déplaireAu jugement du rude populaire ;
telle, en effet, avait été la devise de Ronsard et de ses amis, qu’aussi bien n’avaient pas démentie la fortune et la fin de l’école, puisqu’elle s’était perdue dans les subtilités du pire alexandrinisme. On n’est pas plus éloigné de la nature et de la vérité, plus ennemi, si je puis ainsi dire, de l’usage commun de la langue, plus dédaigneux enfin de l’universel bon sens que Ronsard lui-même trop souvent, que Baïf, que Belleau, que Desportes. Mais, au contraire,
De mettre un bonnet rouge au vieux dictionnaire,
tel avait été, tel fut, presque dès le début, le parti pris délibéré de Victor Hugo, nullement aristocratique, on le voit, puisque, ce qu’il recommande, c’est l’infusion dans la langue, et flots, du mélange de tous les argots. Relisez plutôt Hans d’Islande, Bug-Jargal, Notre-Dame de Paris, Claude Gueux, les Misérables — qu’il me semble que l’on oublie trop, lorsque l’on parle d’Hugo ; comme s’il n’était l’auteur que des Contemplations, ou de la Légende des siècles !
Et je sais bien ce que l’on peut dire que Ronsard et ses amis n’ont pas craint d’employer des mots que Boileau, cent ans plus tard, eût renvoyés au langage des halles ; que leur vocabulaire, plus étendu, plus riche, est moins noble et plus familier que celui de Corneille et de Racine, ce qui pourrait d’ailleurs faire une question ; enfin que, dans leurs plus beaux vers, le « grotesque » y coudoie volontiers le « sublime »… Mais c’est tout simplement qu’ils vivaient dans un temps où ni la cour, ni la ville, ni la province, en y tendant pourtant, ne savaient ce que c’est que la politesse des mœurs, la décence du langage, ou la tenue du style. Est-ce que l’auteur de l’Heptaméron, qui est aussi celui du Miroir de l’âme pécheresse, ne croyait pas en écrivant ses contes faire œuvre de morale, et, — que le bon Dieu lui pardonne ! — œuvre même d’édification ?
En fait, et rien ne serait plus aisé que de le démontrer, l’héritier de Ronsard, c’est Malherbe, et l’héritier de Malherbe, c’est Boileau. « Boileau, comme le dit quelque part M. Pellissier, — qui s’y connaît, ayant publié jadis une thèse sur Du Bartas, et une édition de l’Art poétique de Vauquelin de la Fresnaye, — Boileau vilipende Ronsard en lui empruntant toute sa doctrine, et cet Art poétique, où il raille de si haut la Pléiade et son œuvre, est un monument élevé en leur honneur. »
On ne saurait mieux dire. Oui ; si les romantiques voulaient absolument se trouver des ancêtres dans l’histoire, c’est plus tard, c’est plus bas, c’est tout au début du xviie siècle qu’ils eussent dû se les chercher. Théophile de Viau, Saint-Amant, que Philarète Chasles et Gautier, dans ses Grotesques, ont essayé de réhabiliter ; Scarron, ce fiacre de Scarron, dont Hugo lui-même n’a jamais parlé sans quelque tendresse, dont il a fait un « mage » dans ses Contemplations :
Et voici les prêtres du rire :Scarron, noué dans les douleurs…
Scudéri, Rotrou, Corneille encore jeune, — le Corneille de Mélite et de Clitandre, celui du Cid aussi, — tels sont, en fait de langue, les vrais modèles de nos romantiques. Mais si c’est à eux qu’ils empruntent leur irrégularité dans l’enthousiasme, la qualité de leur plaisanterie, et la truculence de leur mauvais goût, n’est-ce pas d’autre part aux Chapelain, aux Desmarets, aux Lemoine, qu’ils empruntent leur christianisme, à l’auteur du Clous ou à celui de la Pucelle ? Et la ressemblance ne s’achève-t-elle pas, si nous ajoutons que de leur temps, comme du nôtre contre nos romantiques, ce sont, contre eux, des naturalistes qui ont dû lutter ?
Je ne veux pas faire entendre par là qu’aux environs de 1820 cette révolution de la langue ne fût pas nécessaire. « Une règle capitale des anciens rhéteurs, dit à ce propos M. Pellissier, Buffon la formule expressément, était de nommer les choses par les termes les plus généraux. »
C’est ce que M. Taine avait déjà noté quelque part, assez plaisamment, en faisant observer qu’au temps de l’abbé Delille, ou de l’éloquent Thomas, si l’on avait osé nommer une hache de guerre un tomahawk, on se fût fait accuser de parler… iroquois. Les grammairiens du xviiie siècle, préoccupés avant tout des besoins de la propagande philosophique, avaient non seulement appauvri le vocabulaire, mais encore énervé la syntaxe, et réduit le langage à n’être plus que l’équation de la pensée pure. Ils voulaient qu’à Berlin et qu’à Saint-Pétersbourg on ne fût pas empêché, par ces idiotismes qui ne sont intelligibles qu’aux seuls nationaux, de comprendre à première vue Voltaire et Diderot. Aussi les mots n’étaient-ils pour eux que des signes, inexistants par eux-mêmes, conventionnels, artificiels, arbitraires ; et la phrase, un « polynôme », que tout l’art d’écrire se réduisait à « ordonner » conformément aux règles de l’algèbre. C’est le prix dont nous avions payé cette « universalité de la langue française », tant célébrée par Rivarol dans un discours fameux, qui serait mieux intitulé De l’universalité de l’instrument logique.
Conséquemment, si l’on voulait que la langue redevint capable d’imagination et de poésie, il y fallait donc d’abord réintégrer la liberté du tour, la personnalité de la construction syntactique, le droit enfin de conformer la période au mouvement de la pensée. Mais auparavant, et plus urgemment encore, il fallait rendre au vocabulaire ce que la timidité du goût lui avait enlevé de richesses, depuis une centaine d’années ; et il n’y en avait qu’un moyen effectif ; et c’était celui qu’indiquait Hugo. « Substituer l’image à l’abstraction, le mot propre à la périphrase, le pittoresque au descriptif »
, ce fut son œuvre, comme le dit M. Pellissier ; et pour le moment, puisqu’elle était nécessaire, il n’est pas question de savoir s’il a fait preuve, pendant un demi-siècle qu’il l’a obstinément poursuivie, d’autant de goût que de fécondité d’invention verbale et de génie. C’est assez que, depuis Rabelais et Saint-Simon, — dont on s’étonnera peut-être de voir les noms ainsi rapprochés du sien, — il n’y ait pas eu de plus prestigieux ni même de pareil artisan de mots. Si je vois bien ce que le romantisme a fait pour le renouvellement de la langue, je vois moins nettement, et il est surtout plus difficile de dire avec précision, ce qu’il a fait pour le renouvellement de la versification. Comment, à ce propos, M. Pellissier concilie-t-il lui-même ce qu’il dit des « combinaisons rythmiques, savantes, harmonieuses »
dont le romantisme aurait enrichi la langue, avec ce qu’il dit ailleurs, et à peine quelques lignes plus loin, qu’en fait de rythmes Victor Hugo n’en a pas inventé d’autres « que celui de douze vers, où les huit derniers forment deux groupes de trois rimes féminines, suivis chacun d’une rime masculine » ?
C’est la strophe :
Non, l’avenir n’est à personneSire ! l’avenir est à Dieu.A chaque fois que l’heure sonne,Tout ici-bas nous dit adieu.
L’avenir ! l’avenir ! Mystère,Toutes les choses de la terre,Gloire, fortune militaire,Couronne éclatante des rois,Victoire aux ailes embrasées,Ambitions réalisées,Ne sont jamais sur nous poséesQue comme l’oiseau sur les toits.
Seulement, comme le dit fort bien M. Théodore de Banville, — et pour qu’il le dise, on sait s’il faut que ce soit vrai ! — cette strophe n’en est pas une, mais deux : la première, de quatre vers, la seconde, de huit ; et l’artifice typographique de la suppression du « blanc », qui devrait les séparer l’une de l’autre, ne donne pas à leur juxtaposition le caractère organique d’un rythme légitime. Pour M. Pellissier, je pense qu’il aura pris tour à tour le mot de rythme dans deux sens un peu différents ; et, en effet, Rythme se dit tantôt du mouvement propre qui anime une strophe entière, et tantôt de celui qui sert à diversifier la monotonie de l’alexandrin français.
C’est ce rythme-là seul, celui qui dépend de la position des césures et des syllabes toniques dans l’intérieur du vers, que l’on peut dire que le romantisme a renouvelé. J’aurais voulu d’ailleurs qu’en le disant, M. Pellissier n’eût pas eu l’air d’oublier que M. Becq de Fouquières, dans son Traité général de versification française, l’avait dit avant lui. Mais j’aurais surtout voulu que, ce qu’il affirme sur ce sujet, il essayât de le démontrer, de l’appuyer au moins de quelques citations qui fussent des commencements de preuves. Car, la matière est un peu abstraite, et je crains que l’intérêt même n’en soit pas immédiatement senti. On n’est guère disposé en France, ni élevé à reconnaître entre deux vers une autre différence que celle qui ressort de la nature même de la pensée ou du sentiment qu’ils expriment. La facture, le mérite proprement technique en échappent à beaucoup de bons juges. Et l’on accorde à la rigueur que le choix des mots importe, et celui des sons, et l’éclat des images ; on admet moins volontiers le pouvoir de l’allitération, ou celui de la discordance, et qu’une seule rime quelquefois puisse faire toute seule toute la beauté d’un vers.
Dans un livre sur le Mouvement littéraire au XIXe siècle, ces considérations ne valaient-elles pas bien la peine d’être développées, non seulement indiquées ? et quel moyen de le faire, que de citer, que d’analyser, que de mettre sous les yeux du lecteur les éléments de la comparaison ? M. Emile Faguet l’avait fait dans son Étude sur Victor Hugo ; d’autres aussi ; et M. George Pellissier l’eût pu faire après eux, sans les répéter. Faute de l’avoir fait, son chapitre ou plutôt les quelques pages qu’il a écrites sur « la rénovation de la métrique » par le romantisme, demeurent obscures ; et je le regrette, parce que je sens bien qu’il n’eût tenu qu’à lui de nous faire passer, après lui, par les chemins qui l’ont conduit lui-même aux formules trop générales dont il s’est contenté. Il y a des cas où l’écrivain doit garder ses « notes » pour lui ; il y en a d’autres où elles sont la preuve, nécessaire à fournir, de la justesse de ses conclusions.
Voici deux ou trois points encore où je chercherais querelle à M. Pellissier. « Les romantiques, dit-il, exigèrent à la rime une plénitude de son que notre poésie ne connaissait plus depuis Malherbe. »
La phrase n’est pas assez claire. Elle tend à faire croire que Malherbe aurait donné peu d’attention à la qualité de la rime ; et c’est le contraire qui est vrai. Je n’en ferais pas d’ailleurs l’observation si M. Pellissier n’avait écrit, quelques lignes plus haut, que « les romantiques portèrent dans les formes qu’ils restauraient une science de facture qu’eussent enviée les plus délicats artistes de la renaissance »
. Car, en vérité, quels sont donc les « délicats artistes » dont on parle ? Est-ce Baïf ? est-ce Ronsard ? Je ne puis du tout, pour ma part, leur accorder cet éloge. Baïf, Jean-Antoine de Baïf, le « métricien » de la Pléiade, n’est qu’un insupportable pédant, barbouillé de grec et de latin, que l’on avait pris « tout petit » pour l’accabler du poids de son érudition ; et, de Ronsard même ou de Malherbe, s’il n’y a pas de doute, assurément, que Ronsard soit le poète, c’est Malherbe qui est l’artiste.
Aucun goût, aucune délicatesse d’oreille, aucune idée précise des ressources de la langue et du vers français n’a guidé l’entreprise et les ambitions de la Pléiade. En tendant vers les hauteurs, elle n’a pas connu les moyens d’y atteindre. Ad augusta per angusta : elle n’a pas vu que la perfection est la récompense ou le prix du soin inquiet de la forme, Elle n’a pas voulu, selon l’expression de Boileau, « parler grec et latin en français » ; — ou du moins Boileau se trompe en en faisant le reproche à Ronsard, dont la veine est de soi bien française ; — mais elle a voulu faire passer en français toutes les richesses de la poésie grecque et latine et, faute d’un peu de discernement, les pauvretés avec les richesses. Graecum est, non legitur, disait-on avant elle. Graecum est, ergo pulchrum, est-elle venue dire ; et, manque d’une sensation un peu délicate et fine de l’une et l’autre langue, n’admirant pas moins Manilius qu’Homère, elle les a également imités. Mais cette sensation, ce discernement, ce goût, Malherbe au contraire les a eus ; et c’est parce qu’il les a eus que si sévérité, son intolérance même, ont fini par triompher de la grâce nonchalante et aimable, de la facilité voluptueuse, et de la négligence enfin de ceux qu’on appelle d’un nom qu’ils n’ont pas mérité, s’ils ont d’ailleurs ambitionné, « les artistes de la renaissance ».
M. Pellissier ne se trompe-t-il pas encore, un peu plus loin, de quelque vingt ans, en louant « la science de facture » des premiers romantiques ? ou bien alors, Hugo, lui seul, serait-il donc tout le romantisme à ses yeux ? La nature a fait plus que l’art pour Lamartine et pour Musset, par exemple, qui ne sont pas actuellement en honneur, je le sais, mais qui n’en sont pas moins Mussent et Lamartine. L’inspiration ou la fantaisie laissent chez eux peu de place à la « science de la facture » ; ils riment parfois étrangement l’un et l’autre ; et ni l’un ni l’autre, — mais Musset surtout, — n’a perdu l’occasion, quand elle s’en présentait, de railler cette « science ». La Ballade à la Lune est une dérision du Pas d’armes du roi Jean, et ce n’est pas la seule gaminerie de Musset.
Mais je dirais volontiers d’Hugo même que la « science de la facture » est plutôt innée chez lui qu’acquise, et que consciente. La preuve en est que, pour la « facture », ni les Odes et Ballades ni les Orientales ne sont inférieures aux Contemplations ou à la Légende des siècles. C’est seulement une autre « facture. » Mieux et plus que cela : dans la mesure où l’on a pu dire que quelques pièces des Méditations sont encore du Berlin ou du Parny, les Odes et Ballades et les Orientales sont encore du très-beau Jean-Baptiste Rousseau, beaucoup plus beau que le vrai. Mais, entre les Orientales et la Légende des siècles, sous des influences qui ne sont pas celle d’Hugo, l’idée de l’art s’est modifiée, et les procédés avec elle ; les Poètes antiques d’abord, puis Émaux et Camées ont paru. Et, comme Voltaire, au siècle précédent, le plus souple des hommes, et le plus ployable en tous sens, s’emparait des idées des autres pour les leur rendre, eux-mêmes, presque méconnaissables, et au public marquées à l’effigie de Voltaire, ainsi Victor Hugo, de tous les assembleurs de rimes et de rythmes le plus extraordinaire que nous ayons jamais eu, s’est emparé, lui, des formes des autres, pour les traiter de main de maître, et conserver ainsi jusqu’à sa mort, aux dépens des victimes de sa virtuosité, sa royauté poétique.
Je crains donc, je le répète, que M. Pellissier n’ait ici confondu deux époques distinctes de l’évolution du romantisme. Si la « science de la facture » est, dès le début, entière chez Hugo, c’est parce qu’il est Hugo, mais non point du tout en tant qu’il est « romantique ». Il faut bien aujourd’hui l’avouer : Sainte-Beuve, malheureux en ce point, n’a pu faire entendre aux premiers romantiques le prix de la perfection. Le souci scrupuleux de la forme achevée n’est devenu la règle de l’école que plus tard, sous l’influence des Gautier et des Leconte de Lisle, c’est-à-dire quand l’école n’était plus elle-même, mais une autre, « semblable à ces enfans drus et forts du lait qu’ils ont sucé, et qui battent leur nourrice »
. Les premiers romantiques ne s’en sont pas plus souciés, quant à eux, que du bon sens ou de la vérité, que de la raison ou de la nature c’était trop de peine à prendre ; et leur génie leur suffisait.
Le reste est mieux su : comment le romantisme a gagné ; quelles recrues il a faites ; et comment, enfin, la littérature du xixe siècle a pu croire qu’elle avait rompu les derniers liens qui la rattachaient au siècle précédent. Et, à vrai dire, de même que notre littérature classique n’a pas continué le moins du monde notre littérature du moyen âge, mais s’y ajoute ou s’y superpose, ainsi, ne se pourrait-il pas que la littérature moderne, dont le romantisme a livré la première bataille, fût une troisième littérature encore, dont l’unité de langue fera, dans l’avenir, l’unique liaison avec celles qui l’ont elle-même précédée ? Pour le moment, la question est plus facile à poser qu’à résoudre ; on l’agitera plus tard, dans cent cinquante ou deux cents ans d’ici. Mais celle que nous pouvons traiter dès maintenant, c’est de savoir pourquoi le romantisme est mort, — car il est mort aussi, lui, bien mort, presque plus mort que le classicisme, — et comment il est mort.
III §
En effet, on ne meurt pas tous au même âge, ni de la même manière ; et, dans l’histoire de la littérature comme dans la nature même, il semble que les doctrines ou les genres apportent avec eux, en naissant, une probabilité de longue vie ou de mort prochaine, dont, à la vérité, les circonstances peuvent bien quelque temps contrarier les effets, mais non pas les empêcher d’être. Pour expliquer la rapide, l’étonnante fortune du romantisme et sa mort si prompte, presque subite, il ne suffit donc pas de dire qu’il a suivi le destin des choses humaines, — qui est de naître et de ne pas durer. Les dilettantes ou les amateurs peuvent seuls se contenter d’une semblable raison ; et j’aimerais autant que l’on dit que nous mourons parce que nous sommes mortels. Mais il faut encore montrer que le romantisme est mort de l’exagération de son propre principe, et que les raisons de sa décadence ne le sont devenues qu’après avoir d’abord commencé par être celles de son ascendant et de son triomphe. C’est ce qu’il ne sera pas difficile de faire si, parmi tous les traits qu’on a vus qui servaient à le définir, nous réussissons à reconnaître et à nommer le principal, ou, comme l’on dit, qui met un air de famille entre les élégies de Lamartine, les romans de George Sand, et les Histoires de Michelet ; celui dont les variations entraînent ou commandent, si l’on peut ainsi dire, des variations de tous les autres ; et celui qui ne distingue pas enfin moins profondément le romantisme du réalisme, qui l’a suivi, que du classicisme, qui l’avait précédé.
Quel est donc ce caractère ? Assurément, ce n’est pas cette curiosité des littératures étrangères dont nous avons dit que le livre de l’Allemagne avait donné le signal. Elle est demeurée trop superficielle et, si nous regrettons qu’il n’y ait rien de très « shakespearien » dans le théâtre de Dumas lui-même ou d’Hugo, nous sommes heureux, en revanche, de n’y rien trouver non plus de trop « septentrional ». Quand on est du Midi, c’est qu’on n’est pas du Nord ; et le bouleau ne pousse pas plus à Antibes ou à Cannes que le cactus à Stockholm. Les romantiques ont donc bien pu se réclamer de Gœthe ou de Shakespeare, et revendiquer, au nom de l’auteur d’Hamlet ou de celui de Faust, les libertés qu’on leur déniait ou qu’on leur disputait au nom de Voltaire, de Racine, de Corneille. En réalité, l’admiration de l’étranger n’a jamais été pour eux qu’une machine de guerre, et, quand ils en ont eu tiré le service qu’ils en attendaient, — c’était de débusquer de leurs dernières positions les derniers des classiques, — ils l’ont mise au rebut, « en catégorie de réserve » ; et ils n’ont plus admiré qu’eux-mêmes.
On ne peut davantage ramener, et encore moins réduire l’originalité propre du romantisme à ce qu’il a trouvé, sur les traces de Chateaubriaud, d’inspirations et d’accents nouveaux dans les souvenirs de ce lointain passé pour lequel, au xviiie siècle, on n’éprouvait guère, comme Voltaire, que de la haine, et au xviie, comme Boileau, que de l’indifférence. Il y a sans doute du gothique dans Notre-Dame de Paris ; il y en a même du flamboyant ; il y en a aussi dans la Tour de Nesle ; et il y a de la religiosité dans les Harmonies, dans les Destinées, dans les Contemplations ; il y en a, si l’on veut, dans les Nuits… J’ajouterai même, à cette occasion, qu’en renouvelant ainsi, chez un grand peuple, la conscience d’abord, puis l’orgueil de ses origines et de son rôle, nos romantiques n’ont pas rendu de moindres services à l’histoire qu’à la poésie.
Mais, après cela, si ce caractère est assez profondément empreint dans les œuvres du romantisme, il n’est pas le plus profond encore, ni le plus universel. On le chercherait en vain dans Antony, par exemple, ou dans les Misérables, qui sont cependant bien des œuvres romantiques. Et, d’autre part, si cette sympathie pour le passé fait un élément nécessaire de la définition du romantisme, je dois faire observer qu’elle est bien plus encore, à toutes les époques et dans toutes les littératures, une condition de la poésie même. Pas un grand poète, en aucun temps, depuis Homère jusqu’à Hugo, dont les regards ne se soient tournés complaisamment vers le passé ; dont l’imagination n’ait aimé remonter d’âge en âge le cours lointain des jours vécus ; et de qui l’on ne puisse dire, avec le philosophe, que l’humanité s’est composée pour lui de moins de vivants que de morts.
Une observation semblable ou analogue n’est-elle pas encore aussi vraie de ce sentiment de la nature dont on a voulu faire quelquefois le tout du romantisme ? Là où manque ce sentiment, ce n’est pas lui seulement qui manque, c’est, avec lui, je ne veux pas dire la matière même de la poésie, — qui est plus étendue que la nature, — mais au moins ce qu’il y a dans la poésie de plus poétique, de plus convenable et de plus adéquat à sa définition. Que si d’ailleurs on reconnaissait, dans ce sentiment de la nature, le caractère essentiel du romantisme, il faudrait donc que tous ceux qui l’ont éprouvé ou exprimé dans leurs vers avant les romantiques fussent ainsi des romantiques avant le temps et sans le savoir ? Et je n’ignore pas qu’en effet on l’a dit ; et je veux bien qu’il y ait dans ce paradoxe une part de vérité, comme aussi que l’on fasse à nos romantiques un juste honneur d’avoir « retrouvé » la nature. Mais quoi ! ils ne l’ont pas découverte ; et cela suffit pour qu’en faisant du sentiment de la nature un élément nécessaire de la définition du romantisme, on n’ait pas le droit d’en faire le plus essentiel.
Il en est un, au contraire, qu’inutilement chercherait-on ailleurs que dans le romantisme, et dont on peut affirmer, avec une certitude entière, que, tous les autres eussent-ils fait défaut, s’il avait subsisté, lui tout seul, le romantisme existerait encore ; — et sa fortune eût été la même. C’est le Lyrisme que je veux dire ; et, sans m’embarrasser ici de la diversité de sens qu’on a pu donner à ce mot, qu’il faudrait même lui donner, si l’on voulait qu’il enveloppât les lyriques anciens et modernes, — Pindare et Byron à la fois, Pétrarque et Ronsard, Lamartine et Sapho, — je le prends comme significatif et comme abréviatif de cette exaltation du sentiment personnel que nous avons vu paraître tout à l’heure, presque pour la première fois, dans les littératures modernes, avec la Nouvelle Héloïse et les Confessions.
L’émancipation de l’individu ; le droit acquis à chacun de nous de ne dépendre que de lui-même ; de ne sacrifier et de ne soumettre à personne la liberté changeante et multiple de ses impressions ; l’homme rendu, pour ainsi dire, à l’indétermination de son caprice ; et, par la, débarrassé non seulement des « règles » de l’art ou des « conventions » de l’usage, mais encore de la « tyrannie » du bon sens ou de la raison ; l’originalité désormais définie par la dissemblance et mise dans l’exception ou dans la singularité ; voilà bien le romantisme, Mais, n’est-ce pas le lyrisme aussi, tel que précisément l’ancienne discipline en avait réprimé ou contrarié l’expansion, parce qu’elle en pressentait instinctivement les dangers, si peut-être elle n’en calculait pas toutes les conséquences ? et tel également qu’il ne pouvait se développer avant que le Moi, d’incivil, d’inhumain, et de haïssable qu’on l’avait réputé jusqu’alors, ne fût devenu l’objet de notre curiosité la plus vive et la plus sympathique ? L’obligation de penser et d’écrire pour les autres, en contrariant la tendance qui nous est naturelle, de ne rien voir au monde qui soit pour nous plus intéressant que nous-mêmes, avait comme fermé les sources du lyrisme. Et, sans doute, on peut discuter si Rousseau a bien fait de les rouvrir, mais non pas que le romantisme en son principe nous soit venu de là ; que cette exaltation du sentiment personnel en fasse donc dans l’histoire le caractère essentiel ; et d’ailleurs et enfin, qu’à cette liberté de nous faire les confidents de leurs joies ou de leurs souffrances, l’Allemagne, l’Angleterre et la France, la patrie de Gœthe et d’Henri Heine, celle de Byron et de Shelley, celle enfin de Lamartine et d’Hugo, ne doivent les plus belles inspirations, et les plus durables, de quelques uns de leurs plus grands poètes.
Et qu’on ne dise pas que, pour mieux mettre en lumière ce caractère essentiel du romantisme, nous en omettons quelques autres. Nous montrerions, sans beaucoup de peine, qu’ils s’y rattachent presque tous, — ou même qu’ils en procèdent.
Qu’est-ce en effet que romantisme a revendiqué sous le nom très équivoque de liberté dans l’art ? On s’en ferait une idée bien courte, si l’on croyait que ce fût le droit de donner à l’action dramatique une durée de deux ou plusieurs fois vingt-quatre heures, ou celui de mêler, sur la scène comme dans la vie, le grotesque au tragique. Mais il s’agit ici du droit que nous disions tout à l’heure : celui d’être soi-même en tout, de ne tirer que de son fond la forme de son œuvre, et de faire de sa fantaisie la règle ou la loi de son art. Car, tous les moyens ne sont-ils pas bons, dès que l’art n’a plus d’autre objet que d’exprimer la personnalité de l’artiste ? si l’application qu’on fait de ces moyens ne paraît pas toujours heureuse, la maladresse de l’ouvrier, significative de son pouvoir, ne l’est-elle pas de lui-même ? et peut-on dire seulement jamais qu’elle ne soit pas heureuse, puisque les moyens dont il use, expressifs de sa nature, font ainsi partie de la définition de l’artiste et de l’homme ? Tragaldabas n’est ni inférieur, ni supérieur à Hernani ou aux Burgraves ; il est autre ; et dire de M. Vacquerie qu’il n’est pas Victor Hugo, ce n’est pas lui déplaire, ce serait le flatter, — si ce n’était plutôt le caractériser.
De même encore, pour peu que l’on veuille réfléchir sur la nature de l’imagination, — dont on sait l’importance et le rôle dans l’histoire du développement du romantisme, — on verra facilement qu’en rendant la bride, pour ainsi dire, à l’expression du sentiment personnel, c’est à l’imagination qu’on la rend, et réciproquement. Car, nous permettre en tout d’être nous-mêmes, c’est nous dispenser de contrôler la « vision » que nous avons de la nature ou de l’histoire, quand ce n’est pas nous inviter à nous en faire une qui n’appartienne qu’à nous, dût-elle au besoin différer pour cela de la vraie.
Le cœur humain de qui ? Le cœur humain de quoi ?Quand le diable y serait, j’ai mon cœur humain, moi !
En êtes-vous bien sûr, ô poète ? et si votre malheur avait voulu que vous fussiez pied-bot, comme ce Byron qu’on vous accusait d’imiter, eussiez-vous prétendu que votre boiterie fût aussi naturelle à l’homme que de marcher droit et d’aplomb ? C’est ce que le romantisme a fait ; c’est en proclamant la liberté du sens propre qu’il a comme rouvert la carrière aux aventures de l’imagination, les glorieuses, les fâcheuses, et les désastreuses et c’est en émancipant l’individu, le poète ou le « mage », de l’autorité du sens commun, qu’il a rétabli dans ses droits cette maîtresse d’erreur, mais aussi d’illusion féconde.
Et cette sensibilité frémissante, communicative ou plutôt contagieuse, dont on le loue — et avec raison, — comme de l’une des plus belles conquêtes qu’il ait réalisées sur l’habituelle impassibilité du classicisme, qu’est-elle autre chose, à bien y regarder, que ce que l’on pourrait appeler la forme aiguë de la personnalité ? Sommes-nous d’ailleurs plus sensibles que ne l’étaient nos pères ? C’est selon qu’on l’entend ; et, pour répondre à cette question, il nous faudrait parler beaucoup. Mais, en attendant, si nous divisons, si nous décomposons, si nous analysons des impressions qu’ils ne percevaient qu’en gros, pour ainsi parler ; si nous sommes touchés, atteints, blessés en quelque sorte à fond, par des sensations qui ne faisaient que glisser sur eux ; si nous passons enfin quelquefois tout entiers, corps et âme, de toute notre personne, dans des émotions où leur solide bon sens ne les laissait engager que la moindre partie d’eux-mêmes, qui ne voit qu’encore et toujours cette évolution de la sensibilité, connexe et conséquente à celle de la personnalité, l’a peut-être pour première origine, et certainement pour mesure ?
On pourrait aller en effet jusqu’à dire que les plus sensibles d’entre nous, ce sont les plus personnels, un Rousseau, un Byron, un Lamartine, un Henri Heine, un Vigny, un Musset, tant d’autres encore dont les lamentations immortelles ont paru quelquefois étrangement disproportionnées à leur cause. Ce qui n’est pas au moins douteux, c’est que, moins occupés d’eux-mêmes, ils eussent moins souffert, toute souffrance, comme on le sait bien, s’accroissant et s’exaspérant par l’attention qu’on lui donne. Ce qui est également certain, c’est qu’au lieu de crier leurs douleurs, s’ils les avaient cachées, leurs chants seraient moins beaux, puisque d’abord ils n’existeraient pas. Et cela nous suffit, à nous, qui comme nous le disions, ne nous proposons que de bien faire voir dans l’exaltation du sentiment du Moi le caractère essentiel du Romantisme.
Mais on peut le montrer d’une autre manière encore. « Épopée, tragédie, drame, comédie, églogue, élégie, satire… l’Ode a enflammé, incendié, pénétré de sa lumière et de sa vie tous les genrespoétiques »
, disait naguère l’un des rares survivants qu’il y ait du romantisme ; et il avait raison ; mais ce n’était pas assez dire. En même temps que l’élégie ou le drame, c’est en effet le roman, c’est l’histoire, c’est la critique enfin que le lyrisme a envahis, et, qu’avant de les désorganiser, il a presque portés jusqu’à la hauteur de la poésie même. Si, par exemple, l’histoire a commencé par être pour Michelet, dans les premiers volumes de son Histoire de France, quelque chose d’assez conforme à la gravité naturelle de son nom, qui ne sait ce qu’elle est devenue de bonne heure, pour lui, sous l’influence du romantisme ? le journal ou la chronologie de ses impressions, la matière d’abord, et plus tard le prétexte errant de ses effusions, l’occasion de ses cris d’enthousiasme ou d’indignation. Dans les Histoires de Michelet, les faits eux-mêmes n’ont d’intérêt, et conséquemment d’importance, qu’autant qu’ils l’émeuvent ou plutôt qu’ils l’agitent. Il prend conscience de lui-même, de ce qu’il est, de sa nature cachée, de son moi le plus intérieur à propos de l’histoire. Il chante Michelet quand il célèbre ceux qu’il aime, et il le chante encore quand il jette au cadavre de ceux qu’il n’aime pas son éloquente injure. « On dit qu’il y a aujourd’hui trois poètes en France, écrivait M. Taine en 1856 : celui-ci est le quatrième, et sa prose, pour l’art et le génie vaut leurs vers. »
Et, sans doute, c’est ce qui fait la puissance étrange, l’ardente et communicative émotion de ses Histoires, mais aussi, c’est ce qui les rend si dangereuses à lire, et dignes de tout autre nom, plus glorieux peut-être, mais non pas de celui d’Histoires.
Inversement, si la critique, pour Sainte-Beuve, dans ses derniers Lundis, et à mesure qu’il se dégageait de l’influence du romantisme, est devenue ce qu’il a lui-même appelé l’histoire naturelle des esprits, qu’a-t-elle été d’abord, et pendant plus d’un quart de siècle ? Ce que l’histoire était pour Michelet : l’expression tout individuelle des goûts de Sainte-Beuve ; la notation, si je puis ainsi dire, des sentiments que ses lectures avaient éveillés en lui ; mais, de plus, parce qu’il était littérairement moins honnête que Michelet, sa revanche des Consolations, et l’instrument de ses rancunes. Pour que Sainte-Beuve s’aliénât de lui-même, — ce qui n’est pas, il l’a lui-même plusieurs fois reconnu, la moindre des vertus du critique, — pour qu’il distinguât ses intérêts et ses idées, sa personne et sa fonction, il attendit que son nom fût devenu le rival des grands noms dont l’éclat plus vif avait jadis éclipsé le sien. Et nous, de nos jours mêmes, si nous n’avons pas encore tout à fait expulsé le lyrisme de la critique ; si beaucoup de critiques, n’y cherchant qu’eux-mêmes, ne retrouvent qu’eux-mêmes dans les œuvres des autres ; et si le Moi ne s’étale enfin nulle part ailleurs plus impertinemment que dans l’un des genres qui sans doute le souffre le moins, c’est à Sainte-Beuve qu’en remonte la responsabilité.
Nouvelle preuve, à notre avis, qu’en faisant du lyrisme le caractère essentiel du romantisme, nous ne nous trompons pas, puisque, comme on le voit, en même temps que le plus profond et le plus constant, il en est aussi le plus universel. Pour parler le langage de M. de Banville, non seulement « l’Ode s’est mêlée à tous les genres poétiques, si bien qu’ils n’existent plus qu’à condition de contenir l’Ode en eux »
; mais cette nécessité de contagion, tous les genres l’ont subie, sans en excepter ceux que l’exaltation du sentiment individuel, bien loin de les vivifier ou de les renouveler, ne pouvait que corrompre. Il est temps de le montrer maintenant, et qu’après avoir été la raison de la grandeur du romantisme, le même et seul principe est devenu la cause de sa mort.
Peut-on nier qu’il y ait des lois des genres ? Je ne le pense pas ; mais, quand on le nierait, il resterait toujours que les genres, n’ayant pas en fait le même objet, ne sauraient donc, sans cesser d’être eux-mêmes, se développer par les mêmes moyens. La critique, par exemple, n’a pas été inventée aux mêmes fins que le roman ou que la poésie. Et, quand on leur attribuerait une même origine ; quand on ferait, comme on le pourrait, faire dériver l’histoire de l’épopée, — Hérodote d’Homère, et Joinville ou Froissart de l’auteur anonyme de la Chanson de Roland — on devrait encore avouer qu’en se différenciant, l’histoire et l’épopée se sont insensiblement distinguées ; qu’elles ont passé de l’homogène à l’hétérogène et qu’avec une individualité qui leur est propre, elles ont acquis l’une et l’autre ce qu’il leur fallait pour la développer et pour la préserver. C’est ce que n’a pas su le romantisme, à son grand dommage ; et c’est ce qu’il semble, encore aujourd’hui mêmes, que l’on persiste à ne vouloir point voir. On feint de croire qu’il s’agirait de contrarier ou de gêner la liberté de l’artiste, et de renouveler contre lui les prescriptions des anciennes rhétoriques. Cependant il n’est question que de reconnaître et de préciser les caractères des genres, qui, s’ils en marquent les limites, c’est parce qu’ils en forment, à vrai dire, la définition.
Je ne veux point parler de quelques cas dont la discussion m’entraînerait trop loin ; mais il est bien évident que la critique et l’histoire ne sont pas faites pour l’historien ou pour le critique. Évidemment, Shakespeare n’a pas écrit son Hamlet ou son Othello pour que les Gervinus ou les Ulrici nous fissent à ce propos la confidence de ce qu’ils sont eux-mêmes ; et Cromwell ou Richelieu n’ont pas sans doute été mis au monde pour qu’à l’occasion de la journée des Dupes ou de la bataille de Dunbar, Thomas Carlyle, par exemple, ou Jules Michelet, se fissent plaindre ou admirer de nous. Il semble, comme l’on dit, que cela saute aux yeux ! Historiens et critiques, s’ils avaient à nous parler d’eux-mêmes, ils devaient le faire loyalement, à visage découvert, sans vouloir profiter pour eux de la popularité des œuvres ou des noms dont ils se faisaient en apparence les commentateurs ou les historiens. Puisqu’ils ne croyaient pas leur personne moins intéressante pour nous que pour eux-mêmes, ils devaient donc écrire Manfred ou Don Juan, les Feuilles d’automne et les Contemplations ; et, au fait, c’est ainsi, disions-nous, que Sainte-Beuve avait commencé par écrire les Pensées d’août.
Prenez la peine, au surplus, d’y regarder d’un peu près : tous les critiques, encore aujourd’hui, qui revendiquent le droit de nous informer d’eux et de leurs goûts personnels, à l’occasion d’une comédie de M. Dumas ou d’un roman de M. Zola, c’est qu’ils nourrissent, tout au fond d’eux, une ambition timide ou un rêve avorté d’auteur dramatique ou de romancier. Faute de mieux, ils ont pu consentir à se rabattre sur la critique, mais ils y portent ce besoin d’étalage d’eux-mêmes, qu’en vérité je ne leur reproche qu’autant qu’au lieu de le traduire en vers, ils le manifestent en prose. La raison n’en est-elle pas bien simple ? Personne de nous — c’est la loi du genre ou la règle du jeu, si je puis ainsi dire, — n’a le droit de supposer que, lorsqu’il promet de parler de Molière ou de Racine, ce soit à lui, qui en parle, et non pas à l’auteur d’Andromaque ou à celui de l’École des femmes que l’on coure. Mais si l’on entend dire aujourd’hui qu’il n’y a plus de critique, c’est qu’en attendant qu’il en eût effacé jusqu’au nom, il n’a pas dépendu du romantisme qu’il corrompit, qu’il dénaturât, qu’il supprimât la chose.
Il en aurait fait autant de l’histoire si, tandis qu’aux environs de 1830 le talent en critique était tout entier du côté des romantiques, au contraire, en histoire, de puissantes influences, opposées et adverses, — l’influence de Thiers, de Guizot, d’Alexis de Tocqueville, — n’avaient contrebalancé celle de Chateaubriand et de Michelet. C’est ce qu’il serait intéressant et instructif de montrer : comment la politique, en l’obligeant de composer avec les autres hommes, empêche conséquemment le véritable historien de s’enfermer en lui-même. Il ne peut pas refaire l’histoire ; et il éprouve tous les jours que, comme le succès et l’empire sur l’opinion ne s’obtiennent, de même la vérité ne s’acquiert qu’au prix de l’oubli, de l’abdication, du sacrifice de soi. Et puis, qui des deux est le plus intéressant, de Sainte-Beuve ou du chevalier de Florian, par exemple ; de Jules Janin ou de Bouchardy ; de Paul de Saint-Victor ou de Théodore Barrière ? c’est un point que l’on peut toujours discuter. Mais on ne saurait guère prétendre que Carlyle soit plus intéressant que Cromwell, Michelet que Napoléon, ni même tous les quatre ensemble que la France et que l’Angleterre. Dans la décadence du romantisme, c’est ce qui a préservé l’histoire de perdre, comme la critique, jusqu’à la conscience de son objet et de ses obligations.
Un autre genre, en revanche, dont la désorganisation intérieure sous l’influence du romantisme a été presque plus prompte que celle même de la critique, c’est le drame. Combien de temps encore les Ruy Blas et les Hernani supporteront-ils ce que l’on appelait autrefois l’épreuve des chandelles ? Je n’ose ici le calculer. Mais déjà, du vivant de Victor Hugo, Marion Delorme et Lucrèce Borgia, Marie Tudor et le Roi s’amuse, c’est vainement qu’on a prétendu les imposer à notre admiration. J’en sais bien des raisons, et de plus d’une sorte, mais aucune, mon avis, qui soit plus évidente que la perpétuelle intervention du poète dans son œuvre.
Faire vivre un personnage d’une vie qui lui soit propre, s’aliéner et s’oublier soi-même en Ruy Blas ou en Guanhumara, ne pas mêler Hugo encore jusque dans les comparses du drame, c’est ce qui semble n’avoir été plus difficile à personne, dans l’histoire du théâtre français, qu’à l’auteur d’Hernani : Nous, cependant, quand nous assistons à la représentation d’un drame, c’est pour voir vivre, souffrir, et pleurer sur la scène des hommes comme nous. Il y a là une condition ou une convention nécessaire du genre. On ne peut pas la violer sans faire autre chose que du drame, et nous donner ce qu’Hugo nous donne, en effet : lui, toujours lui, lui partout, sous les traits de Barberousse ou de Gennaro. Au surplus, les admirateurs eux-mêmes ont trop souvent insisté sur ce défaut capital de l’œuvre dramatique d’Hugo pour qu’ici j’aie besoin que de le rappeler. Je tâche uniquement de faire voir que, par un autre chemin, nous arrivons encore à la même conclusion. Comme l’excès du lyrisme avait dénature la critique et l’histoire, c’est bien lui qui, dans l’école romantique, a faussé la notion du drame. Et je ne dis pas, s’il vous plaît, que, de cette erreur même sur les conditions essentielles d’un genre, on n’ait pas tiré des effets extraordinaires, puisque au contraire je soutiens que l’étrangeté des effets nous a procuré quinze ou vingt ans d’illusion sur la portée de l’erreur… Ainsi, la passion, la fièvre, ou le délire décuplent les forces de l’homme, mais ce sont toujours le délire, la fièvre, ou la passion.
Mêmes effets, et même cause, opérant par des moyens à peine différents, je les retrouve encore dans l’histoire ou dans l’évolution de la poésie proprement dite. Comme cela s’était vu jadis, à l’âge héroïque de la tragédie française, ainsi, lorsque deux ou trois grands poètes, — et de moins grands au-dessous d’eux, — eurent marqué de leur ineffaçable empreinte ce qu’ils avaient trouvé en eux de sentiments inexprimés jusqu’alors, il fallut les imiter, ou s’égarer ; et on les imita beaucoup, mais on s’égara davantage. Alors, dans les cénacles, il n’y eut plus d’étudiant en droit qui ne prit le monde à témoin des infidélités de sa Ninette ou de son Elvire, — Elvire, qui ravaudait des bas, est Ninette, qui piquait des bottines ! — Alors, dans le fond des provinces les femmes des vétérinaires, au lieu d’élever leurs enfants et de surveiller leur cuisinière, se plaignirent d’être incomprises. Alors, enfin, les charlatans d’estaminet, — et jamais peut-être il n’y en eut plus qu’en ce temps-là, — cherchèrent, au moyen de l’alcool ou de l’absinthe, à développer en eux l’originalité que la nature n’y avait pas mise.
Telles sont en effet les inévitables conséquences d’une doctrine qui faisait du poète l’unique matière de ses chants. Pour se chanter il fallait se sentir ; et, si l’on ne trouvait rien en soi que d’assez vulgaire, ou plutôt d’assez banal, il fallait bien inventer une manière de se distinguer. Puisque d’ailleurs l’amant de Ninette ou d’Elvire osait se plaindre d’elles, elles aussi, les femmes, n’avaient-elles pas à dire les trahisons des hommes Et du moment qu’un pair de France, du moment qu’un député, du moment que les ministres eux-mêmes et les conseillers d’État avaient célébré publiquement leurs amours, pourquoi pas moi, pourquoi pas vous, pourquoi pas tout Français, majeur comme nous, et capable d’aligner deux rimes ? En émancipant le Moi de la tutelle du jugement des autres, les lyriques du xixe siècle l’avaient condamné à l’adoration perpétuelle de lui-même. Nous dirons tout à l’heure d’où la réaction est venue.
Car ce ne sont pas encore toutes les conséquences littéraires de ce débordement de lyrisme ; il y en a d’autres, et de plus graves, qui devaient précipiter et achever la décadence du romantisme. S’il est possible, en effet, que les classiques, — j’entends les bons, ou même les seuls, — ceux du xviie siècle, se fussent trop défiés de l’imagination, on ne peut pas cependant reprocher à Corneille, ou à Pascal, à La Fontaine, ou à Bossuet de n’en avoir pas connu l’usage ; et ils avaient bien su ce qu’ils faisaient en la soumettant à l’empire de la raison. L’imagination, livrée à elle-même, a quelque chose de trop mobile, ou, pour mieux dire, de trop fantasque. Incapable de se juger, son mouvement naturel, qui est en tout d’excéder la nature, tend de lui-même à l’éloigner de cette vérité que l’on peut bien distinguer, mais jamais entièrement séparer de la beauté dans l’art. Elle se complaît aux chimères, et les monstres ne l’effarouchent point. Frappée d’abord, et souvent uniquement frappée d’un seul aspect des choses, elle manque surtout du sens de la proportion, de la mesure, de la justesse.
L’histoire du romantisme en peut servir précisément d’un mémorable exemple. Considériez, l’un après l’autre, Han d’Islande et Quasimodo, don Salluste et Jean Valjean, Antony, Caligula, Tragaldabas, les héros habituels des romans d’Eugène Sue, de Frédéric Soulié. L’imagination romantique ne se sent, ne se meut, ne se déploie à l’aise que dans l’énorme, dans l’extraordinaire, quelquefois dans l’ignoble. Par une double conséquence du prix qu’elle attache à l’individualité, ses propres créations ne réalisent son idéal, ou n’en approchent, qu’autant qu’elles ne ressemblent à rien d’actuellement existant ; et, d’un autre côté, l’étrangeté des créations est ses yeux la seule mesure de la force de l’invention, puisqu’elle l’est de l’originalité du poète ou du romancier. Je crois entendre ici le vieux Corneille proclamant son fameux principe, que « le sujet d’une belle tragédie doit n’être pas vraisemblable »
. Mais les romantiques ont fait un pas de plus, et ils ont dit : « De tous les sujets de drame ou de roman, le plus invraisemblable est le plus beau. »
C’est qu’en effet, cette invraisemblance plus audacieuse soutient des liaisons secrètes avec l’idée que le poète ou le romancier se font de leur propre mérite. Elle leur sert à eux-mêmes de preuve de leur indépendance ; elle leur est un témoignage de leur supériorité. Le Moi, content et gonflé de lui-même, dans une espèce de fausse conscience de sa violence, qu’il prend pour de la force, et de sa témérité, qu’il appelle du nom de hardiesse. L’abus de l’imagination a jeté les Hugo même et les Lamartine, les George Sand et les Michelet, dans les erreurs d’art que l’on sait, — car je ne veux rien dire ici des autres ; — mais l’abus de l’imagination, on le voit, c’est la suite chez eux d’un excès de confiance en eux-mêmes ; c’est donc encore et toujours l’exagération du sentiment individuel ; c’est proprement une conséquence, et la manifestation extérieure de l’hypertrophie du Moi.
N’en dirai-je pas autant de l’exagération et de l’excès de leur sensibilité ? Quand on délivre l’homme de toute contrainte et de toute règle, quand on fait de lui le centre du monde, c’est aux impulsions de sa sensibilité qu’on l’abandonne ; et, de toutes ses facultés, c’est la plus changeante, la plus diverse, la plus dépendante elle-même des moindres occasions, qu’on lui donne pour guide. Qui ne le voit, en effet, que ce qui nous caractérise individuellement, à peine est-ce, en vérité, notre faculté de penser ou de vouloir, quelque inégale qu’elle soit d’un homme à un autre homme, mais c’est notre faculté de sentir, dont il y a presque autant de modes que d’individus ? « Tous les goûts sont dans la nature », dit un commun proverbe ; et cela signifie qu’irréductibles, et quelquefois inconciliables entre eux, « nos goûts » sont nous-mêmes, la base physique de notre être, si l’on peut ainsi dire, puisqu’ils sont en nous l’héritage de toutes les influences qui nous ont façonnés. Ou, en d’autres termes encore, tandis que les objets de l’action et de la pensée sont extérieurs à nous, nous ont précédés et nous survivront, notre capacité d’être affectés ou émus, naissant avec chacun de nous, est uniquement relative à nous et disparaît avec chacun de nous.
Il était donc inévitable qu’en faisant du Moi le principe, le moyen, et la fin de l’art, le romantisme fût conduit, sur les traces de Rousseau son maître, à faire de la sensibilité la mesure, la règle, et le tout de l’homme. Mais il n’était pas moins nécessaire qu’en proposant à l’art la sensibilité comme unique moyen d’expression du Moi, il le détournât de son but, qui n’est, après tout, que d’entretenir à sa manière, parmi les hommes, la conscience de leur solidarité.
Faut-il peut-être aller plus loin ? On le pourrait, si l’on le voulait. D’où croyez-vous, en effet, que vienne dans la poésie romantique ce je ne sais quoi de morbide qui la colore ou qui l’irise de teintes suspectes et parfois livides ? Ne serait-ce pas Rousseau peut-être qui l’y aurait introduit ? et, comme je crois l’avoir indiqué quelque part, le romantisme, en s’inspirant de l’auteur des Confessions, — dont les six ou huit derniers livres sont d’un malade ou d’un fou, — n’aurait-il pas du même coup transporté dans ses œuvres ce germe secret de folie et de mort ? Je le crains quelquefois pour tous deux ; et qu’il y a quelque cent ans un œil plus perspicace eût pu déjà vaguement entrevoir dans cette exaspération de la sensibilité, comme dans cette exaltation du Moi, leurs conséquences futures. Mais il est inutile d’insister sur ce genre d’argument, et il suffit que l’on voie comment le romantisme est mort, non pas même de la corruption, mais au contraire de l’exagération et du développement de son propre principe. Eût-il pu s’en défendre ou s’en préserver plus longtemps ? Je ne le crois pas, si, comme j’ai tâche de le montrer, ce qui le caractérise éminemment, sous le nom de lyrisme, c’est la préoccupation du Moi, toujours dangereuse ; et si, bien loin de s’en délier, le romantisme en a fait d’abord, dans tous les genres, le principe de son esthétique, et l’âme même de son inspiration. Au surplus, et puisqu’il est mort, la question est sans doute oiseuse. On conviendra seulement que, tandis que le classicisme est mort d’une difficulté de vivre davantage, ou, pour mieux dire encore, d’un excès de régime et de frugalité, dont les précautions mêmes ont tourné contre lui, si le romantisme a péri, lui, dans la force de l’âge, d’une espèce de nécessité de périr, sous l’action d’un mal intérieur qu’il avait apporté en naissant, ce n’est pas tout à fait la même chose. Et la différence leur importe à tous deux, puisque, autant que la carrière de l’un a été longue, régulière, et sûre, autant celle de l’autre a été brève, aventureuse, et brusque. Mais elle importe encore et surtout à la critique, dont les méthodes, peut-être même les principes, doivent changer pour s’accommoder à la diversité des objets qu’elle étudie. Elle importe à l’histoire générale. Et elle importe à la morale enfin, dans le sens le plus large du mot, s’il est vrai que l’art ne se doive jamais séparer de la vie.
IV §
Par le bruit qu’il a fait dans le monde, par les œuvres qu’il a laissées derrière lui, par le talent enfin ou le génie de ceux qui en demeurent les représentants dans l’histoire de la littérature, le romantisme est le grand fait de l’histoire littéraire du xixe siècle, autour duquel on pourrait faire graviter tous les autres ; comme Sainte-Beuve, en son Port-Royal, a fait tourner tout le xviie siècle autour du jansénisme ; ou comme encore, avec un peu d’adresse, on pourrait rapporter toute l’histoire du xviiie siècle à celle des encyclopédistes et de l’Encyclopédie. Ce n’est pas à dire toutefois qu’en dehors et indépendamment de la résistance que lui opposaient les derniers des classiques, le romantisme, dans le temps de sa splendeur même, n’ait pas rencontré d’autres adversaires, ni, comme il arrive parfois dans l’histoire, que, tandis qu’il triomphait bruyamment, une autre esthétique, une autre doctrine, un autre idéal d’art ne se préparât, dès ce temps-là même, à recueillir sa succession prochaine. « Le romantisme, dit à ce propos M. Pellissier, n’avait pas compté seulement pour ennemis les défenseurs de la tradition classique. Dès le début, il eut affaire à des adversaires redoutables, qui, au lieu de défendre un régime littéraire en désaccord avec l’état social, attaquaient l’école novatrice sur le terrain qu’elle s’était choisi, et arborant la même devise, l’interprétaient dans un esprit plus conforme aux tendances scientifiques que la seconde moitié de notre siècle devait faire prévaloir. »
C’est seulement dommage qu’on ne voie pas assez bien qui sont ces adversaires, et que M. Pellissier n’ait pas cru devoir au moins rappeler leurs combats et leurs noms. Est-ce à Stendhal qu’il songe peut-être ? Il lui ferait alors bien de l’honneur, trop d’honneur à mon sens, ayant le malheur d’être de ceux qui, dans la Chartreuse de Parme ou dans le Rouge et le Noir, ont beau s’écarquiller les yeux, ils n’y peuvent découvrir ce que les initiés y admirent. Les Lamartine et les Hugo, les Vigny, les Musset, les George Sand ou les Sainte-Beuve ont-ils d’ailleurs vraiment jamais vu dans Stendhal un « redoutable adversaire » ? Mais si M. Pellissier veut dire qu’aux environs de 1840, — avec Mérimée, et quelques autres, — Stendhal, en sa qualité d’idéologue, formé aux leçons des Cabanis et des Tracy, semble avoir conservé, pour nous les transmettre, le dépôt, la tradition philosophique du siècle précédent, il a raison ; — et c’est bien ici le signal à la fois de la réaction contre le romantisme, et d’une évolution nouvelle de la littérature du xixe siècle. Avant que la chose en eût reçu le nom, c’est par le moyen et c’est au profit du réalisme que la réaction s’est opérée.
Elle ne commença pas pourtant par le roman, soit que l’on n’eut pas vu ce que Carmen et Colomba, ce que la Chartreuse de Parme ou les Nouvelles Italiennes, cachaient de réalisme sous leur déguisement italien, espagnol, et corse, ou soit encore, qu’ayant jadis vaincu par le théâtre, ce fut par le théâtre que le romantisme dût succomber. On sait assez que nulle part les romantiques n’avaient moins tenu leurs promesses, ni nulle part trahi plus maladroitement ce qu’on avait mis en eux d’espérance et d’orgueil. Si l’on se rappelle effectivement ce que les novateurs du xviiie siècle, ceux en qui l’on voit quelquefois, et à tort, les précurseurs de Dumas et d’Hugo, reprochaient à l’ancienne tragédie, c’était presque moins ses unités que sa pompe, et ses règles que le choix de ses sujets. Atrides et Labdacides, leurs infortunes, trop lointaines, et d’ailleurs inauthentiques, avaient lassé la pitié de nos pères ; on demandait des sujets plus « humains », des personnages dont la condition fût plus approchée de la nôtre ; on voulait enfin des sentiments tirés de la nature, et au besoin de la rue des Deux-Boules, — selon le mot de Voltaire, qui s’en indignait fort, — et non plus des Vies de Plutarque ou de Cornélius Népos. Diderot, dans son Essai sur la poésie dramatique ; Mercier, dans le sien ; Beaumarchais, dans la préface de son Eugénie, c’est ce qu’ils réclamaient tous, et c’est un peu ce que l’on avait cru que le romantisme, quand il eut triomphé des derniers des classiques, allait enfin mettre la scène.
Mais tout le changement qu’il fit, après avoir remplacé la chlamyde ou la toge par le pourpoint à l’espagnole, ne consista guère qu’à parodier l’ancienne tragédie. Car, si nous ne prenons pas d’intérêt aux amours de Roxane ou de Phèdre, quelles raisons aurions-nous d’en prendre à celles d’une reine d’Angleterre ou d’Espagne ? Ceux qui ne reconnaissent pas, qui ne retrouvent pas leur humanité dans le Néron de Racine, comment la retrouveraient-ils dans le Caligula de Dumas ? Sommes-nous moins voisins d’un gouverneur d’Arménie que d’un tyran de Padoue, de Félix ou de Polyeucte, que d’Angelo ou de Barberousse. Et, si les situations que Racine, et surtout Corneille, empruntaient volontiers à l’histoire, ne sont pas toujours « ordinaires », le sont-elles donc, celles qu’ont inventées l’auteur lui-même d’Hernani, ou celui de Tragaldabas ? Elles ne sont que moins humaines, moins voisines de la nature, et, n’étant pas historiques, elles ont de plus ce grand désavantage, de n’avoir pas existé.
Au nom de la « nature » et de la « vérité », le théâtre romantique s’est écarté de l’une et de l’autre plus audacieusement, je dirais presque plus insolemment qu’on ne l’avait jamais fait avant lui. Ce que l’on attendait de lui, — la « tragédie bourgeoise » et « le drame sérieux », — bien loin de nous les donner, d’en tenter seulement l’épreuve, il s’est égaré, de parti pris, à la recherche de l’invraisemblable, dans les tueries de l’Italie du temps de la Renaissance ou de l’Espagne du moyen âge. Et, puisque c’était toujours ce que l’on demandait : une forme de drame ou de comédie qui ne fût pas plus aristocratique encore que la tragédie classique, mais au contraire plus semblable à la vie ; dont les héros, placés dans les mêmes conditions que nous, ne fussent pas agités de passions incommensurables, pour ainsi dire, avec les nôtres ; du moment que le romantisme ne nous la donnait pas, la tentative était à reprendre au point où l’avaient laissée les Diderot et les Sedaine. C’est ce qu’essaya « l’École du bon sens », dont on s’est tant moqué, dans un pays où jusqu’alors le bon sens ne s’était jamais séparé du génie qu’au détriment de tous deux. Et il est très vrai que l’école n’a pas tenu, elle non plus, les promesses de son nom ; mais ce nom même était à-lui seul un « programme » ; et, après tout, c’est bien lui qui pendant vingt-cinq ans allait se substituer à l’affiche romantique.
En même temps que le goût de l’observation et de la vérité reprenait ainsi possession de la scène où venaient de tomber les Burgraves, il s’emparait aussi du roman, pour en devenir bientôt le principal et au besoin l’unique mérite. L’exemple est curieux et significatif de ce que les genres littéraires peuvent parfois, eux tout seuls, pour eux-mêmes. Comme une espèce persistante, qu’on essaie vainement, à force de croisements et d’hybridations, de faire dévier de son type ; elle y revient toujours et elle sait en trouver les moyens ; ainsi, de 1840 à 1850 environ, le roman, pour remplir sa définition, s’est débarrassé de tout ce que le romantisme y avait introduit d’éléments étrangers, et s’est transformé lentement, d’une confession qu’il était encore dans Indiana, dans Valentine, dans la Confession d’un enfant du siècle, dans Raphaël ou dans Graziella, en une image de la vie réelle.
Il y en avait une première et excellente raison. C’est que le romancier ne peut pas, sans encourir le reproche de manquer à la fois d’observation et d’invention, se prendre toujours, ni même souvent, pour la matière de ses romans. On ne fait qu’un René, qu’un Obermann, qu’un Adolphe ; et il en faut rester là ; ou, si l’on continue d’écrire, il faut sortir de soi, pour ouvrir les yeux sur le monde. Mais une seconde raison, c’est qu’aussitôt qu’on les ouvre, on est émerveillé de voir combien la vie, dans sa complexité, plus intéressante que nous-mêmes, est plus digne que nous de notre attention et de l’effort de notre art. Tel fut le cas de George Sand ; tel aussi le cas de Mérimée ; tel fut le cas de Balzac. Romantiques à leurs débuts, ils ont gardé tous les trois quelque chose d’avoir passé par le romantisme ; mais ils s’en sont dégagés promptement, parce qu’ils étaient nés romanciers ; et leur aptitude a suscité en eux les plus sûrs moyen de la satisfaire. Tout en réservant peut-être, au fond d’eux-mêmes, les droits de leur amour-propre — et encore, doit-on le dire de George Sand ? — ils se sont retirés en quelque manière de leur œuvre ; et le vide qu’ils y faisaient ainsi, que Vigny, par exemple, ou Musset, n’eussent su comment remplir, — ils l’ont comblé de l’observation et de la connaissance des autres. Ils ont passé du dedans au dehors, du subjectif à l’objectif, de la contemplation d’eux-mêmes à celle de la vérité.
Cette évolution vers le réalisme, M. Pellissier, dans le chapitre qu’il y consacre, l’explique par d’autres causes dont, à la vérité, je n’ai garde de nier l’importance, puisqu’au contraire je les trouve trop générales et trop hautes. Il fait intervenir le positivisme, et le déterminisme, et l’utilitarisme, — que sais-je encore ? — et je le veux bien. Mais ne sont-ce pas là beaucoup d’affaires ? et quand les faits contiennent leur explication en eux-mêmes, ou à portée d’eux-mêmes, pour ainsi parler, faut-il aller chercher si loin ? Je n’ai pas besoin, quant à moi, d’Auguste Comte ni de Claude Bernard pour m’expliquer, depuis vingt-cinq ans ou trente ans bientôt, les progrès du Naturalisme ; et j’ose bien affirmer que la lecture de la Philosophie positive ou de l’Introduction à la médecine expérimentale n’éclaire pas beaucoup l’intelligence de la Cousine Bette ou de César Birotteau. En fait, pour que la littérature contemporaine, au lendemain du romantisme, revînt à l’imitation de la nature et de la vérité, il suffisait, d’une part, que le romantisme se fût compromis par ses propres excès, et, de l’autre, après ses débauches d’imagination, qu’il parût nouveau d’observer l’homme et la vie.
Mais une influence que l’on s’étonnera que M. Pellissier n’ait pas notée, ni seulement indiquée, je crois, c’est celle du naturalisme ou du réalisme en peinture, sur l’évolution littéraire de la seconde moitié du siècle. Elle a, été cependant considérable et même, — comme autrefois au xviie siècle ils avaient fait le nom de naturalisme, — ne sont-ce pas les peintres, en notre temps, n’est-ce pas Courbet, si je ne me trompe, ne sont-ce pas les admirateurs de l’Enterrement d’Ornans ou des Casseurs de pierres, qui ont acclimaté, répandu, et popularisé le nom de réalisme ? C’est qu’aussi bien le peintre n’en saurait user avec nous de la même liberté que le poète. Il y a mille moyens, au théâtre ou dans le roman, de déguiser adroitement aux yeux la faiblesse ou l’insuffisance de l’observation ; il y en a beaucoup moins en peinture, où l’on n’a pas besoin seulement de se connaître pour juger de la ressemblance et de la fidélité de l’imitation. Les procédés d’un art dont l’objet ou la base est la reproduction du réel, tiennent le peintre, en quelque manière, toujours plus près de la nature ; et l’obligation de consulter le « modèle vivant » le ramène constamment à la vérité de la forme, si par hasard il était tenté de s’en écarter9.
Si l’on songe maintenant que, nulle part, en aucun temps, les peintres et les poètes n’ont vécu dans une intimité plus étroite ; si l’on se rappelle que nulle part les questions d’art n’ont été plus passionnément agitées que dans les cénacles romantiques ; si l’on fait attention que la moindre ambition de l’auteur des Orientales, ou de celui d’Émaux et Camées, n’a pas été de rivaliser avec les peintres de relief et d’éclat, de coloris et de pittoresque, on comprendra sans peine qu’étant indivisibles, les destinées de la peinture et de la poésie romantiques soient demeurées solidaires dans l’histoire ; que, comme il y avait échange d’ambitions entre le poète et le peintre, il y ait également eu communication de fortunes et qu’enfin tout ce que le réalisme ou naturalisme a fait pour ramender la peinture ) la fidélité de l’observation, il l’ait fait contre le romantisme.
Qu’après cela, d’ailleurs, les conditions de l’art de peindre ne soient pas celles de l’art d’écrire, j’en conviens sans difficulté. Même, j’ai plusieurs fois essaye de montrer que ni l’un ni l’autre art n’avait rien à gagner dans ce commerce de moyens. Je dis seulement qu’aux environs de 1850, et dans le même temps que le théâtre et le roman s’efforçaient de nous persuader que l’imitation de la vie suffit à la gloire de l’artiste, les peintres l’ont fait voir aux yeux. Les uns et les autres s’adressaient au même public ; ils lui parlaient par les mêmes moyens ; ils répondaient enfin aux mêmes exigences — et, dans un livre comme celui de M. Pellissier, sur le Mouvement littéraire au XIXe siècle, je ne puis m’empêcher de songer que c’était le lieu de le dire.
Car ce n’est pas tout, et il en eût tiré cet autre avantage encore, de pouvoir indiquer précisément en quel temps, sous quelle influence, dans la poésie même et généralement dans l’art d’écrire, se sont insinués ces scrupules de forme dont on peut bien dire qu’à la longue les romantiques avaient plutôt déshabitué l’écrivain. C’est Victor Hugo qui corrigeait ce qu’un peu d’art eût aisément effacé d’imperfections dans Ruy Blas, en écrivant les Burgraves. Quand on osait critiquer dans la Chute d’un ange quelques rimes plus faibles, ou, à vrai dire, des rimes qui n’en étaient point, c’est Lamartine qui répondait que la faute en était à Paul de Saint-Victor. Musset, à peine plus difficile sur ses rimes, l’était bien moins encore sur la plupart de ses métaphores. Et, généralement, un romantique avait de si belles choses à dire, qu’il n’y fallait pas regarder à la forme, de peur qu’elle n’attirât sur elle une attention qui n’était due qu’au fond.
Mais on sait qu’aujourd’hui, si nous donnions dans un excès, ce serait dans le contraire ; et le danger n’est pas qu’on manque d’art, mais qu’on réduise l’art au métier. Nous le devons à l’exemple des peintres. Ils nous ont appris ce que peut à lui seul le mérite de la forme ; et, que d’un peintre à un barbouilleur, c’est l’exécution, c’est la technique, c’est l’habileté de main qui font souvent la différence. Tout de même, une idée n’existe que par l’expression qu’on en donne, et c’est le style qui fait le prix des pensées. Si les classiques avaient jadis enseigné quelque chose de cela, on l’avait oublié. On s’en ressouvint quand les artistes eurent commencé de le dire. On comprit de nouveau que c’est un métier de faire un livre, « comme de faire une pendule » ; un métier qui s’apprend et conséquemment qui s’enseigne ; — et c’est ainsi qu’ininsensiblement, sur les débris du romantisme, en moins d’une dizaine d’années, presque tout ce qu’il avait prétendu renverser se trouva rétabli.
V §
C’est ce qu’il sera, sinon plus intéressant, du moins plus important de montrer, — et d’ailleurs plus conforme à l’idée générale du livre de M. Pellissier, — que de juger à leur tour les jugements qu’il porte sur nos contemporains, sur MM. Leconte de Lisle et Théodore de Banville ; sur l’auteur du Mariage d’Olympe et sur celui du Demi-Monde ; sur M. Taine et sur M. Renan ; sur l’auteur de Monsieur de Camors et sur celui de l’Aventure de Ladislas Bolski ; sur M. Alphonse Daudet et sur M. Émile Zola. Non pas que j’y recule, ni même, s’il le fallait, que, des uns et des autres, je fusse embarrassé de dire ce que j’en pense. Mais c’est pour ne point brouiller aujourd’hui les questions ; c’est pour ne pas risquer de perdre de vue le sujet que s’est proposé M. Pellissier dans son livre et c’est pour achever enfin de tracer l’esquisse du Mouvement littéraire au XIXe siècle. Depuis que le romantisme expirant a subi les premiers assauts du réalisme, que s’est-il donc passé ? où en sommes-nous ? et la littérature contemporaine, prise dans son ensemble, — si peut-être elle ne mérite pas ce que l’on a parfois dirigé d’accusations contre elle, — est-elle digne des espérances que nous voyons depuis dix ou douze ans que l’on essaie de fonder sur elle ?
On peut au moins se féliciter tout d’abord que, dans tous les genres, y compris la poésie même, la littérature ait cessé d’être personnelle ; et que l’œuvre d’art ne soit plus qu’accessoirement, d’une manière presque occasionnelle et involontaire, la manifestation ou l’expression de l’écrivain. Maintenant, à l’exception de quelques attardés, qui aiment dans le romantisme le souvenir de leur jeunesse ; de quelques symbolistes aussi, dont le timbre est un peu brouillé de quelques dilettantes enfin, dont les sensations ne sont pas d’ailleurs aussi personnelles, aussi rares, aussi distinguées qu’ils le croient, — et tous ensemble ils font bien une demi-douzaine, — pas un écrivain ne s’imagine que le monde ait affaire de sa confession, ni surtout ne dispute que l’art, s’il a sans doute un objet plus élevé, n’ait au moins son principe, sa base en quelque sorte, et sa loi, dans l’imitation de la nature et de la vérité.
C’est ce qu’on ne discernait pas très bien encore, il y a quelque vingt ans seulement. Les poètes surtout, race toujours vaniteuse, ne se résignaient pas à ne point parler d’eux-mêmes ; et, en un certain sens, ils n’avaient pas tout à fait tort, puisque, comme nous l’avons dit, sans cette exaltation du sentiment individuel ou cette espèce de religion du Moi, il n’y a pas de poésie lyrique. Mais déjà, cependant, les Poèmes antiques, les Poèmes barbares avaient paru, dont la hautaine impersonnalité ne fait pas le moindre mérite :
Promène qui voudra son cœur ensanglantéSur ton pavé cynique, ô plèbe carnassière,Je ne livrerai pas mon cœur à tes huées,…Je ne danserai pas sur ton tréteau banal,Avec tes histrions et tes prostituées…
et ces vers énergiques avaient été entendus. Victor Hugo lui-même, avec cette merveilleuse aptitude, que nous avons signalée comme sienne, pour s’emparer des « inventions » des autres, et les marquer au signe de son incomparable virtuosité, avait donné sa Légende des siècles. Les Parnassiens, à petit bruit, se dégageaient de l’influence du romantisme, encore que l’on en vit en eux les derniers représentants. D’une manière générale enfin, la poésie, de lyrique, était devenue, non pas précisément « descriptive », — ainsi qu’on le dit quelquefois, pour la rapprocher indûment, en la nommant de ce nom, de l’Homme des Champs ou des Trois Règnes, — mais proprement épique.
Pour qu’un poète désormais ose se mettre en scène, et faire publiquement, avec la sienne, la confession de ses maîtresses ou de ses amis, l’aveu même de ses doutes ou de ses désespoirs, il faut qu’il soit bien sûr de la nouveauté de ses sentiments, ou de la singularité de ses amours ; à moins encore, — mais c’est plus difficile ! — qu’il aille droit à la gloire par l’excès de sa fatuité. On veut que l’art se mêle à la vie ; qu’il ne s’en distingue au moins que comme l’expression de ce qu’il y a dans la vie de plus durable et de plus permanent ; et qu’en vers même, il borne son ambition à représenter la vie sous les espèces supérieures de la vérité, de l’éternité, ou de la beauté. Cette prétention paraîtra légitime, et cette leçon féconde, si l’on fait attention que, de tout ce qu’il y a de chefs-d’œuvre dans l’histoire des littératures, elles en sont l’âme et que, le romantisme seul les ayant dédaignées, il en est mort.
Trois hommes surtout, de 1855 à 4870 environ, me paraissent avoir été, si je puis ainsi dire, les ouvriers de cette transformation. L’auteur de la Dame aux camélias, du Fils naturel, du Demi-Monde et de l’Ami des femmes en est le premier. « Il y a, dans notre siècle, deux dates capitales pour l’histoire du théâtre, dit à ce propos M. Pellissier, celle d’Hernani et celle de la Dame aux camélias »
; et déjà, dans un autre endroit, il avait fait justement observer, qu’en dépit de la chronologie, Hernani est plus près du Cid que de la Dame aux camélias. Si ce mélodrame romanesque et larmoyant, — c’est la Dame aux camélias que je veux dire, — rendu plus lamentable encore par la musique de Verdi, se sentait à sa date du voisinage du romantisme, et si même, en son fond, le sujet, romantique entre tous, n’en était autre que celui de Marion Delorme, — la courtisane amoureuse et « réhabilitée » par l’amour, — les procédés en étaient différents, pour ne pas dire inverses, et nouveaux, ou renouvelés de si loin, que de les voir enfin reparaître, c’était une révolution. Sans égard à aucune convention, sans aucune expérience d’un art qu’il abordait pour la première fois, et conséquemment sans aucun parti pris ni préjugé d’école, M. Dumas avait pris une histoire de la veille, « un drame de la vie réelle », pour en faire une pièce dont aucun détail n’était de son « invention », — si l’invention consiste, comme on le pensait alors, à imaginer ce que l’on n’a point vu, — et surtout, une pièce dont il n’y avait pas une scène, qui ne fût la préparation, le commentaire, ou l’explication du fait…
Nous retrouverons plus loin M. Dumas. Mais à la date où nous sommes, on ne saurait exagérer l’influence de ses premières comédies. Ce que n’avait pas pu « l’École du bon sens », les premières comédies de M. Dumas l’ont fait. C’est par la Dame aux camélias, c’est par le Fils naturel, c’est par le Demi-Monde ou la Question d’argent que le réalisme a conquis le théâtre. Même, c’est à la suite de M. Dumas que l’auteur de la Ciguë, de l’Aventurière, du Joueur de flûte et de Philiberte, renonçant au genre tempéré, mi-classique, mi-romantique, dans lequel il s’était attardé, et ne redoutant plus enfin d’être lui-même, est devenu l’auteur du Mariage d’Olympe, des Lionnes pauvres, des Effrontés, du Fils de Giboyer. Et c’est enfin le Demi-Monde, la Question d’argent ou la Dame aux camélias qui sont demeurés, depuis plus de trente ans, l’expression la plus hardie la plus précise, et la plus durable d’une formule dramatique dont la fécondité ne semble pas encore épuisée. Dans la direction que M. Dumas a frayée, — qui n’est autre que celle où depuis plus d’un siècle les théoriciens du théâtre essayaient d’engager les auteurs, — il suffira, longtemps encore, pour faire au besoin des chefs-d’œuvre, d’être capable de les écrire. L’observation en paraîtra naïve ; mais c’est que cela n’avait pas suffi à l’auteur de Marion Delorme et d’Hernani.
Une autre influence n’a pas été moins considérable que celle de M. Dumas : je veux parler de celle de Gustave Flaubert. Nourri dans le respect ou dans la superstition, et ce n’est pas assez dire encore, nourri dans la folie du romantisme, Flaubert lui-même s’est-il rendu compte de ce qu’il a fait dans Madame Bovary ? Je n’en sois pas bien sûr ; et je dirais pourquoi, si c’était de lui que je voulusse ici parler. Mais il n’est question que de son œuvre, sur le caractère de laquelle il me faut d’abord avouer que je ne partage pas la façon de penser de M. Pellissier.
« L’originalité supérieure de Madame Bovary », suivant lui, « ce serait, en effet, d’avoir concilié ce qu’avaient de légitime les visées du romantisme avec ce que les exigences du réalisme avaient de fondé »
; et nous, si nous voyons dans Madame Bovary, quelque chose d’original et de supérieur, c’est au contraire et justement ce que nous appellerons la dérision du romantisme. Emma Bovary, la fille au père Rouault, la femme de l’officier de santé de Yonville, la maîtresse de M. Rodolphe de la Huchette, c’est, avec les rêves due son imagination délirante, la caricature ou la parodie des femmes incomprises, des adultères échevelées, et des amours fatales du drame et du roman romantiques. Les voilà, semble nous dire Flaubert, sans peut-être le savoir lui-même, et, en tout cas sans l’avoir voulu ; les voilà, les Indiana et les Lélia, les Valentine et les Angèle, des malades et des « névrosées », — quoique je crois que le mot ne fût pas encore inventé, — qui trouvent toujours pour tes comprendre quelque Antony de chef-lieu de canton ! Si le livre a une portée qui le dépasse lui-même, qui aille au-delà de l’intention de son auteur, il n’en a pas une autre et, quel que fut d’ailleurs Flaubert, jamais les « visées du romantisme » n’avaient été par personne plus outrageusement bafouées.
Mais, d’autre part, il est parfaitement vrai que, de cette peinture des mœurs de province, aussi fidèle qu’un tableau d’un petit Hollandais, « les exigences du réalisme » recevaient une satisfaction qu’elles n’avaient pas toujours trouvée dans les romans de Balzac, où l’effet n’est souvent obtenu que par l’altération systématique des rapports réels des choses. Autant qu’un romancier puisse être absent de son œuvre, Flaubert, lui, l’est de la sienne. Si nous l’y reconnaissons aujourd’hui, c’est que nous le connaissons par ailleurs. Et la preuve n’en est-elle pas que, pendant une vingtaine d’années, en essayant de se le figurer lui-même d’après son œuvre, on l’a pris pour ce qu’il fut sans doute le moins : une espèce de Champfleury supérieur ? Si Madame Bovary, quant à la conception du sujet, est une dérision du romantisme, elle est en même temps, par la qualité de l’exécution, le triomphe de ce que Flaubert a lui-même appelé l’impersonnalité dans l’art.
C’était un pas de plus dans les voies du naturalisme, et ce n’était pas le dernier. Nous savons, en effet, par sa correspondance avec George Sand, que, dans ses dernières années, Flaubert devait conclure du caractère impersonnel, et, pour ainsi dire, anonyme de l’œuvre d’art, à l’impassibilité comme à la qualité suprême de l’artiste. Il entendait par là, que non seulement l’artiste ne doit rien mettre de sa personne dans l’œuvre, mais qu’encore il doit se retrancher jusqu’aux sympathies qu’à force de vivre avec eux il serait tenté d’éprouver pour ses propres personnages. Ce scrupule ne fait-il pas voir trop de délicatesse ? ou trop, d’orgueil peut-être ? Toujours est-il que je n’en sache point qui soit plus contradictoire au principe même de l’esthétique romantique, puisque c’en est, à vrai dire, le renversement.
On peut donc affirmer que, s’il y eut en Flaubert quelques traits d’un romantique, — et nous n’en disconvenons pas, — le principal ou l’essentiel y manqua. C’est aussi bien le secret de son influence. Grâce à lui, ce que le théâtre avait commencé, le roman l’acheva. La représentation de la vie, telle qu’elle se poursuit et comporte ; non pas seulement telle que nous la voyons, mais telle encore qu’il faut faire effort pour la voir autrement, si nous la voyons mal ; telle enfin que ce n’est pas trop d’une existence tout entière pour apprendre à la voir, Madame Bovary vint en faire l’objet propre et particulier du roman et de l’art.
On ne saurait d’ailleurs s’expliquer autrement que Flaubert ait écrit cette Éducation sentimentale, — que M. Pellissier, dans son livre, a presque passée sous silence, — ni comprendre l’admiration que les jeunes gens, dès qu’ils en parlent, affectent pour le plus laborieux, à coup sûr, et le plus ennuyeux des romans de Flaubert. Je sais bien qu’ils l’affectent un peu, et qu’ils se donnent, en l’affectant, le plaisir facile, toujours cher à la jeunesse, d’irriter la contradiction. Mais, sans le savoir peut-être, ils aiment dans l’Éducation sentimentale une reprise d’hostilités contre le romantisme, rendu responsable de l’impuissance et de l’avortement du héros de Flaubert. En effet, ce qu’Emma Bovary est en femme, Frédéric Moreau l’est en homme ; et chez le second, comme chez la première, le développement maladif d’une éducation purement sentimentale a désagrégé l’intelligence et la volonté. Ou le titre lui-même de l’Éducation sentimentale ne veut rien dire, ou il veut dire cela. Il serait encore plus parlant, si Flaubert avait osé mettre l’Éducation romantique. Ses personnages ne sont que le support commun de leurs sensations successives, et, à cet égard, les jeunes gens les trouvent aujourd’hui conformes aux plus récents enseignements de la psycho-physiologie. Mais ils aiment encore la valeur documentaire du livre, comme on a dit depuis dans l’école, ce qu’il contient de « choses vues », notées par l’un des écrivains de ce temps qui ont su le mieux voir et le mieux rendre ce qu’il voyait. J’ajouterai qu’il n’y a pas jusqu’à l’absence même de roman ou de composition qui, sous prétexte qu’elle serait une ressemblance de plus avec la vie, bien loin d’y nuire, ne serve au contraire à entretenir parmi les initiés la réputation de l’Éducation sentimentale. Pour toutes ces raisons, si l’on peut dire de Madame Bovary qu’elle est le chef-d’œuvre du roman naturaliste français, l’Éducation sentimentale en peut être appelée le bréviaire.
Les auteurs dramatiques et les romanciers sont quelquefois bien ingrats pour les pauvres critiques. Entre ces mêmes années 1855 et 1870, je doute, en effets, que la transformation que j’essaie de décrire se fût accomplie sans le secours de M. Taine ; ou, si l’on veut encore, je doute qu’on eût compris, presque aussitôt leur apparition, où tendaient le théâtre de M. Dumas et le roman de Flaubert, sans les Essais de critique et d’histoire, et sans l’Histoire de la littérature anglaise. Je n’entre pas ici dans le détail des choses ; je ne rappelle pas qu’une vingtaine de pages sur la Tragédie de Racine ont renouvelé l’histoire littéraire du xviie siècle ; qu’à tout ce que contenait un seul article sur Balzac, les théoriciens du naturalisme n’ont rien ajouté que pour en compromettre la doctrine en l’exagérant ; qu’un peu plus tard, cinq ou six leçons sur l’Idéal dans l’art ont jeté, pour ainsi dire, dans la circulation littéraire, plus d’idées sur l’art et sur l’histoire de l’art qu’aucun livre peut-être depuis l’Esthétique d’Hégel. C’était à M. Pellissier de le dire ; et tout occupé, dans son chapitre sur la Critique, de définir la méthode générale de M. Taine, je crains qu’il ne l’ait pas assez dit. Mais ce que cette méthode a fait depuis une trentaine d’années pour l’évolution du mouvement littéraire du siècle, c’est ce que je voudrais indiquer en deux mots.
Il me semble donc qu’en faisant de la critique une province de l’histoire naturelle, et en établissant les connexions nécessaires de l’œuvre d’art avec les causes dont on peut dire, selon lui, qu’elle dépend beaucoup plus que de son auteur, — la race, le milieu, le moment, — M. Taine a réduit au minimum la part de l’auteur dans son œuvre ; et son rôle ou plutôt sa fonction à celle d’un intermédiaire entre la nature et le public. Un drame de Shakespeare, c’est l’expression ou le témoignage de la conception que se formait du monde et de la vie l’Anglo-Saxon du xvie siècle, au sortir de la guerre des deux Roses, dans la confusion de sentiments et d’idées soulevée par la Réforme et par la Renaissance. Pareillement, un recueil d’odes ou d’élégies, les Méditations ou les Feuilles d’automne, c’est, avant tout, un document sur l’état d’esprit d’un Français du xixe siècle, au lendemain de la Révolution. On voit la liaison du principe avec la théorie de l’impersonnalité dans l’art. Puisque la valeur de l’œuvre se mesure exactement au nombre et à la profondeur des caractères durables qu’elle exprime, — de moment, de milieu et de race, — le problème n’est plus pour l’artiste que de traduire, avec autant de fidélité qu’il le pourra, le plus et les plus profonds de ces caractères. S’il n’en exprime en effet qu’un ou deux, les plus particuliers et les plus superficiels, son œuvre, superficielle et particulière comme eux, ne manquera-t-elle pas de compréhension, de signification, de portée historique ? Et le talent consistera, sous la mobilité des apparences, à saisir d’abord, et à fixer ensuite, ce qui ne s’atteint, comme étant caché, qu’à force d’observation, de patience, et de désintéressement.
Il y a trente ans, dire cela, c’était fonder le réalisme sur son plus ferme appui. Mais c’était de plus lui indiquer de quelle manière il fallait qu’il s’y prit pour toucher le but qui n’était encore alors que l’objet lointain et obscur de ses ambitions. C’était enfin lui donner la confiance de sa force et l’orgueil de son rôle, en lui montrant que, bien loin d’avoir apparu comme un météore, — qui s’élève à l’horizon, qui brille, et qui s’efface, — il n’était qu’une conséquence, ou plutôt qu’une forme lui-même, la forme littéraire d’un mouvement des esprits dont l’importance se manifestait alors partout, dans le peinture comme dans la littérature, et dans la science comme dans la philosophie. On est toujours flatté de concourir à une grande œuvre ; et, d’autant qu’on la croit plus grande, on y travaille plus courageusement.
De toutes ces influences, auxquelles on pourrait joindre encore, comme ayant agi dans le même sens, l’influence du roman anglais, de Dickens et Thackeray surtout, dont M. Taine, — avec M. Émile Montégut, — n’a pas contribué médiocrement à répandre la connaissance parmi nous, s’est formé le naturalisme. J’en ai tant parlé depuis une quinzaine d’années qu’en vérité c’est à peine si j’ose en reparler encore. Que pourrais-je dire de M. Daudet, ou de M. Zola, que je n’en aie déjà dit ? En supposant d’ailleurs que j’y voulusse corriger quelque chose, on me permettra d’en attendre une meilleure occasion que l’Immortel, ou que le Rêve. Et s’il faut enfin l’avouer, les grandes lignes du sujet, assez claires, assez faciles à démêler, jusqu’ici, s’embrouillent, à si courte distance des œuvres et des hommes. On voit bien quelque chose, mais comme au travers d’un nuage ; et le nuage ne s’éclaircit pas quand on essaye de le percer, mais c’est l’œil qui se trouble.
Pourquoi, par exemple, nos naturalistes en général, — car il y a bien deux ou trois exceptions, — ont-ils affecté de ne voir dans la nature et dans la vie que ce qu’on y rencontre de plus plat ou de plus répugnant ? Par esprit de réaction contre le romantisme ? ou au contraire parce qu’ils ont hérité de sa prédilection pour les monstres ou tout simplement parce qu’ils ont limité l’étendue, la richesse, et la diversité de la nature à ce qu’ils en connaissaient eux-mêmes ? C’est un droit qu’ils n’auraient pas, puisque, ce qu’ils ont reproché surtout au romantisme, c’est d’avoir mutilé la nature, en la limitant à ce que chacun de nous en peut savoir, ou pour mieux dire, imaginer. De même encore, après avoir choisi, pour les représenter, parmi les scènes de la vie quotidienne, les plus banales ou les plus vulgaires, pourquoi semblent-ils avoir pris un plaisir de dilettante à charger les couleurs ou les traits de leurs modèles ? Si ressemblante qu’elle puisse être, une caricature n’est cependant pas un portrait. Ou, s’ils le disent, et qu’offensés en quelque manière dans leur sensibilité d’artistes par la laideur de leurs contemporains, ils prétendent que, bien loin d’avoir calomnié la nature et la vie, ils les ont plutôt flattées ou embellies, quel est ce pessimisme ? d’où vient-il lui-même ? et pourquoi cette indulgence ou cette sympathie leur a-t-elle manqué qui, dans les chefs-d’œuvre de la peinture hollandaise ou dans ceux du roman anglais, éclaire du dedans et fait rayonner de sa flamme jusqu’à la même laideur ?
Je n’en sais rien ; et parmi tant de raisons qu’on en pourrait donner, je n’en vois pas qui soit vraiment satisfaisante. Je puis seulement noter qu’il ne faudrait pas faire intervenir ici le nom de Schopenhauer, puisque, sinon avant qu’il eût écrit, du moins avant qu’il fût connu de nos naturalistes, ils étaient déjà pessimistes. On n’invoquera pas non plus les souvenirs de 1870. La guerre de France n’a pas plus interrompu ni modifié le cours de l’évolution littéraire, que jadis la révolution et les guerres de l’empire n’ont empêché les écrivains d’alors, les Delille ou les Morellet, les Ducis et les Lemercier, combien d’autres encore, de se retrouver au lendemain de Friedland ou de Wagram, tout ce qu’ils étaient à la veille de la convocation des états généraux !
Il en est une pourtant que je hasarderai c’est que, tandis que d’une part le naturalisme, chez nous, se rapprochait de la vie par la sincérité de l’imitation, il s’en éloignait, d’autre part, en acceptant de Flaubert la doctrine de l’art pour l’art. Cette affectation de pessimisme que je reproche à nos naturalistes, — et je l’appelle une affectation, parce que le véritable pessimisme, bien loin d’être mépris, n’est au contraire qu’indulgence, et non pas ironie, mais pitié, — je ne crois pas qu’elle procède chez eux d’aucune vue profonde et vraiment philosophique de la vie. Mais, imbus de l’idée romantique, et fâcheuse, que l’artiste n’est pas un homme comme les autres, ils ont traité de haut tous ceux qui ne se faisaient pas de leur art une aussi grande idée qu’eux-mêmes. La conséquence était inévitable. Pour une pareille disposition d’esprit, quiconque n’est pas l’auteur de l’Éducation sentimentale ou de la Tentation de saint Antoine, est Bouvard ; et le monde, le vaste monde, n’est peuplé que de Pécuchets.
« Ce qui fait le fond de tous les romans de Flaubert, dit quelque part M. Pellissier, c’est l’amère contradiction qu’il surprend entre l’idéal et la réalité. Et, malgré tous ses efforts, il ne se résigne pas à la sottise, à la routine, aux bassesses de la vie courante. »
Faisons attention seulement à ce que l’on appelle ici des noms de « bassesse », de « routine », ou de « sottise » ; et que peut-être elles ne consistent qu’à ne s’occuper point d’écrire et qu’en ce cas ce sont de bien gros mots. Je citerais plus d’un naturaliste, encore aujourd’hui, dont le pessimisme n’a pas d’autre origine. Ce n’est pas précisément la vie qu’ils ne trouvent pas bonne, et je doute que ce soit l’angoisse métaphysique qui les torture ; mais, comme ils ne voient pas d’autre occupation qui soit digne d’eux que de faire du roman ou du drame, leur inindulgence est sans mesure pour ceux de leurs semblables qui construisent des locomotives ou qui cultivent des betteraves. À cette humanité, qui leur paraît inférieure, ils font porter la peine du dédain qu’elle leur inspire. Et dirai-je qu’ils manquent de sympathie, parce qu’ils manquent d’intelligence ? Non ; mais à tout le moins parce qu’ils manquent d’expérience, de largeur d’esprit, et du vrai sens de cette vie qu’ils imitent.
Ce qui semble d’ailleurs indiquer que cette explication n’est pas tout à fait dénuée de vérité, c’est que c’est là, sur ce point précis, qu’il y a quelques années la division s’est faite entre eux et quelques-uns de ceux qui les avaient précédés dans leurs voies. Si, par exemple, on supposait que M. Dumas eût cessé d’écrire après le Demi-Monde et la Question d’argent, — c’est-à-dire presque avant que d’avoir commencé, — la Question d’argent et Madame Bovary, qui sont à peu près du même temps, nous paraîtraient sans doute, comme alors à M. J.-J. Weiss, des œuvres de la même nature hardie, réaliste, et brutale10. Mais M. Dumas n’a pas cessé d’écrire. Tout en s’abstenant de mêler sa personne dans ses œuvres, il ne s’est point piqué d’impassibilité. Il s’est moins soucié d’éviter « d’accoler deux génitifs ensemble », que d’agir, que de répandre ce qu’il croyait être la vérité. Il n’a point borné son rôle à celui d’un amuseur ou d’un mandarin de lettres, et il s’est enfin servi de la parole pour la pensée. En d’autres termes encore, et tout au rebours des intransigeants de l’art pour l’art et du naturalisme, à mesure qu’il se rendait plus complètement maître des moyens de son art, il en faisait des applications plus libres à la discussion des problèmes essentiels de la morale sociale ; et pour mieux représenter la vie, s’y mêlant davantage, étudiant les faits dans leurs causes, l’importance des questions qu’il traitait — et que d’ailleurs il va sans dire qu’on peut résoudre tout autrement que lui, — n’a pas détourné l’attention de ses qualités d’écrivain et d’auteur dramatique, mais au contraire elle les a fait ressortir. Quand nous le lisons ou que nous l’écoutons, celui-ci nous permet d’être hommes ; il n’exige pas que, pour l’apprécier, nous commencions par nous mettre dans ce que j’appellerai l’état littéraire ; et, nous tous qui vivons, il ne nous admet pas seulement, il nous invite, il nous provoque à juger avec lui la vie, l’imitation qu’il en fait, et l’interprétation qu’il en donne.
J’estime qu’à cet égard, depuis une quinzaine d’années, l’exemple de M. Dumas a modifié singulièrement l’évolution de la littérature contemporaine. Aux auteurs dramatiques et aux romanciers, c’est lui qui a rendu cet heureux courage de soutenir des « thèses », qu’ils avaient perdu depuis George Sand et depuis Victor Hugo M. Zola lui-même n’a plus peur des idées, et M. Edmond de Goncourt, s’il en avait, oserait peut-être en faire un roman. M. Dumas a également prouvé qu’il n’en coûtait rien à la dignité de l’art, en imitant la vie, de se ranger lui-même du côté de ses personnages, de les juger, et de déterminer le jugement du lecteur ou du spectateur. Avec sa préoccupation des questions de morale, il a réagi contre ce pessimisme béat, si je puis ainsi dire, paresseux et orgueilleux, qui n’est d’ailleurs nullement solidaire du naturalisme, si même peut-être le pessimisme de quelques-uns de nos naturalistes n’a détourné d’eux et de leurs œuvres (ce qui n’importe guère), mais aussi de la vérité de leurs doctrines (ce qui est plus important), ceux qui, comme nous, trouvant la vie mauvaise, ne croient pas que ce soit une raison de s’en désintéresser, bien au contraire et encore bien moins d’en faire une moquerie insultante et stérile. Dirai-je enfin que personne, plus que M. Dumas, ni avec plus d’autorité, n’a réappris aux jeunes gens que chaque art avait ses conventions et que, conséquemment, si le naturalisme a pour principe et pour loi l’imitation de la nature, les moyens eux-mêmes de cette imitation, variant avec son objet, ne laissent pas toujours et partout à l’écrivain les mêmes privilèges ni la même liberté ? Mais ce n’est ici, pour le moment, que le plus petit côté d’une grande question.
Si j’ajoutais maintenant qu’une autre influence, dont on croirait d’abord qu’elle eût plutôt contrarié la précédente, a cependant agi dans le même sens, et que cette influence est celle de l’auteur de l’Abbesse de Jouarre et de l’Eau de Jouvence, on crierait sans doute au paradoxe ; et je conviens qu’il semble qu’on aurait raison. La philosophie de M. Renan, si l’on essayait de la caractériser en deux mots, ne serait-ce pas en effet l’expression de la sérénité dans le scepticisme ? Et c’est bien ainsi que l’ont prise quelques-uns de ses disciples ou de ses imitateurs. Mais ils n’ont pas fait attention que l’Eau de Jouvence et l’Abbesse de Jouarre, dans l’œuvre de M. Renan, n’étaient que les délassements, ou comme on eût dit autrefois, les « gayetés » du grand historien des Origines du Christianisme et du Peuple d’Israël ; — ses Lettres Persanes ou son Temple de Gnide. Entraîné lui-même par son caprice et séduit au charme de sa fantaisie, M. Renan a eu le tort, — car c’en est toujours un, — de jouer quelquefois avec les idées qui lui sont le plus chères : il ne les a jamais ni trahies, ni reniées, ni cachées. Et quand on le connaît bien, quand on le connaît mieux, quand on le lit avec la gravité que réclament de nous quarante-cinq ans bientôt de labeur ininterrompu, alors, on reconnaît que son dilettantisme n’est pas ce que l’on pouvait croire ; et qu’il lui a suffi, pour être précisément le contraire d’un sceptique, d’être demeuré ferme sur deux ou trois points seulement. « Que de choses, disions-nous, il y a huit ou dix ans, que de choses auxquelles ce libre esprit croit fermement ; et, sous l’ironie de son dilettantisme, ou sous l’enveloppe de ce que l’on appelle sa virtuosité, que le nombre est petit des vérités nécessaires auxquelles on le trouverait incrédule ou vraiment indifférent ! »
Reportons-nous en effet, sans en désigner aucun plus particulièrement, à tous ceux des écrits de M. Renan dont il semble que l’ancienneté nous permette aujourd’hui de reconnaître le sens et de mesurer l’action. Philologue et critique, — c’est lui qui, dans un temps où la science expérimentale, infatuée d’elle-même, se flattait d’étouffer la liberté de la spéculation, a constamment défendu, revendiqué, soutenu les droits d’une autre science, bien autrement délicate à manier ; et montré, selon son expression, qu’elle seule « empêchait le monde d’être dévoré par la superstition et la crédulité »
. Historien et philosophe, — il a représenté, contre ce matérialisme grossier, dont on retrouverait l’origine dans le positivisme étroit d’Auguste Comte, — l’un des hommes qu’en toute occasion, M. Renan, a le plus cordialement maltraités, — il représente encore aujourd’hui, l’idéalisme, non seulement dans l’histoire et dans la philosophie, mais dans l’art. Et moraliste enfin, — ce virtuose ou ce sceptique est presque le seul de ses contemporains à qui la connaissance de l’histoire et l’expérience de la vie, bien loin de l’irriter ou de l’aigrir, aient au contraire enseigné l’optimisme. Voilà sans doute bien des services, et si, comme nous le disions, après avoir un moment failli s’embourber dans le naturalisme, le siècle finissant s’en dégage, nous le devrons, autant qu’aux influences dont nous parlions tout à l’heure, à celle de M. Renan.
Aussi, tous ceux de ses imitateurs qui n’ont voulu voir en lui que le sceptique ou le dilettante, non seulement ils se sont mépris au caractère de son œuvre, mais ils sont déjà des attardés parmi nous. Épicuriens superficiel, ils ne voient pas que le temps est passé maintenant de faire sonner leurs grelots, et que, si l’on s’amuse au carnaval d’idées qui s’agite dans leur tête légère, c’est comme on fait au baladinage d’un acrobate sur sa corde raide. L’esprit du siècle n’est plus avec eux. Mais s’ils s’en aperçoivent un jour, qu’ils ne rendent pas au moins M. Renan responsable de leur erreur ! Ils l’ont mal lu ; — voilà ce qu’ils devront se dire, et surtout, ils lui ont rendu le mauvais service, en le copiant maladroitement, d’abuser un moment l’opinion sur son compte.
Il ne me reste plus, sinon pour être complet, du moins pour tâcher de ne rien omettre d’essentiel, qu’à signaler, dans le même sens, une dernière influence, plus récente à la vérité, mais dont il semble cependant que l’on puisse déjà noter quelques heureux effets, et en attendre de meilleurs encore : c’est l’influence du roman russe, et des exemples de l’auteur d’Anna Karénine ou de celui de Crime et Châtiment, venant s’ajouter, pour les continuer, les prolonger, et les corroborer, aux exemples et à l’influence de l’auteur d’Adam Bede et de Silas Marner. Je joins exprès ces titres ensemble, et je ne veux pas séparer le nom de George Eliot de ceux de Tolstoï et de Dostoïevsky. Pour qu’en effet ses idées et son œuvre nous devinssent en France aussi familières que les leurs, il n’a manqué peut-être à George Eliot qu’un introducteur tel que Tolstoï et Dostoïevsky, plus heureux qu’elle, en ont trouvé un en la personne de M. de Vogue. Mais elle a bien compris le naturalisme comme eux ; et, sans décider si nous mettrons Anna Karénine au-dessus ou au-dessous d’Adam Bede, Silas Marner au-dessus ou au-dessous d’Humiliés et Offensés, ce sont bien les mêmes leçons que leur naturalisme à tous donne au nôtre ; — pour peu qu’il veuille seulement les entendre.
En leur empruntant donc cette simplicité, cette profondeur, et cette universalité de sympathie qui les caractérisent, « l’art, comme on l’a dit, de faire aimer ce que l’on imite »
; et les vertus littéraires qui, de cette sympathie même, découlent comme de leur source, on fera seulement attention de ne pas les suivre jusqu’au bout ; de réserver, par exemple, jusque dans la fidélité de l’imitation, les droits au moins de la composition ; ou encore, de ne pas verser comme eux dans le sentimentalisme, et du sentimentalisme jusque dans le mysticisme. Chose curieuse, en effet, et difficilement explicable, que le mysticisme, presque partout, nous apparaisse comme le terme du naturalisme ! On commence par Adam Bede, on finit par Daniel Deronda ; l’auteur d’Anna Karénine est aussi celui des apocalypses que l’on sait ; et, de même, chez nous, dans l’œuvre de Flaubert, n’avons-nous pas vu la Tentation de saint Antoine succéder à Madame Bovary ? Il n’est pas moins bizarre, et il est presque aussi fréquent que de fameux mystiques finissent par choir dans le matérialisme. Mais la relation n’est pas nécessaire. Et, précisément, si cette tendance au mysticisme, comme je le crois, est beaucoup plus commune en Russie et en Angleterre même qu’en France, il nous appartient, en ce cas, de l’équilibrer en littérature par les qualités de clarté, d’élégance, ou de netteté qui passent pour être les nôtres. Ai-je tort ou raison de penser que, depuis quelques années, les jeunes écrivains s’y efforcent ? et que, dans l’étrange confusion d’idées et de doctrines où l’on voit qu’ils se débattent, naturalistes et symbolistes, ce qu’ils voudraient, c’est de concilier l’obligation d’imiter la nature et la vie avec le droit de l’interpréter ?
L’avenir nous le dira ; mais, en attendant, quelques points me paraissent dès à présent assurés. En dépit des dilettantes, c’en est fait désormais pour longtemps de la doctrine de l’art pour l’art. Elle ne renaîtra pas de ses ruines, étant d’abord trop aristocratique, et, d’ailleurs, n’étant pas l’expression de la dignité de l’art, comme on l’a quelquefois soutenu, mais plutôt d’une conception également fausse de l’art et de la, vie, qu’elle tend à isoler l’un de l’autre, et qu’en les isolant elle dénature tous deux. Il faut que l’art et la vie soient mêlés, sous peine de n’être plus, l’art qu’un baladinage, et là vie qu’une fonction de l’animalité. S’il faut qu’ils soient mêlés, il faut donc, en second lieu, que l’art, pour cela, soit conçu comme une imitation de la nature et de la vie. En effet, dans la sculpture même et dans la peinture, à plus forte raison dans la poésie, et généralement dans la littérature, tout objet que l’on se propose, s’il n’a pas l’imitation de la nature pour principe, pour loi, et pour juge, est vain, trompeur, et d’ailleurs irréalisable. Et il faut, en troisième lieu, que cette imitation de la nature et de la vie, trop souvent faite par nos naturalistes, — auteurs dramatiques, romanciers, prêtes même, — dans un esprit d’orgueil et d’ironie, le soit au contraire dans un esprit d’indulgence, pour ne pas dire de chanté. Cette condition n’est pas moins nécessaire que les autres, ou plutôt, s’il y avait des degrés dans la nécessité, nous dirions qu’elle l’est davantage.
On nous pardonnera d’avoir tant insisté, mais, comme peut-être on en conviendra, le sujet en valait bien la peine ; et nous n’avons guère fait ni pu que l’effleurer. Si l’on s’en aperçoit ; et, dans cette esquisse du « mouvement littéraire au xixe siècle », si l’on est plutôt étonné de tout ce qui manque, nous espérons au moins que, pour le suppléer, le lecteur ira le chercher dans le livre de M. Georges Pellissier. Il l’y trouvera sans aucun doute. Et quelques critiques que nous en ayons faites, qui ne portent aussi bien que sur des points de détail, nous nous flattons que tous ceux qui s’intéressent à l’histoire des idées, comme tous ceux qui ne sont curieux que du talent, nous remercieront de leur avoir indiqué ce livre et ce nom.
Les métaphores de Victor Hugo11 §
En vérité, les poètes ne devraient jamais écrire de Préfaces, non pas même pour leurs propres livres, encore bien moins pour ceux des autres ; et les romanciers seraient sages de ne pas s’essayer à la critique : ils n’y sont ni dans leur rôle, ni sur leur terrain, ni dans leur élément. C’est la réflexion que nous faisions en feuilletant le Dictionnaire des métaphores de Victor Hugo, par M. Georges Duval, mais surtout en lisant la préface qu’y a mise M. François Coppée. Car, l’idée de ce Dictionnaire était heureuse, et le titre en est excellent. Si Victor Hugo a en effet agi sur son siècle, — et, à notre avis, beaucoup plus profondément que l’on n’a l’air quelquefois de le croire, — ce n’est pas sans doute par l’action, en dépit de sa politique, de son Histoire d’un crime et de ses Châtiments. Ce n’est pas non plus par ses idées, qui sont rares, de peu de portée, de peu de nouveauté, rarement siennes d’ailleurs. Mais c’est par sa rhétorique ; et, de toutes les parties du rhéteur, il n’en a pas eu de plus brillante ou déplus extraordinaire, de plus unique, si je puis ainsi dire, dans l’histoire de notre littérature, que l’abondance, que l’ampleur et, généralement, que la beauté de ses métaphores, C’est donc bien dans ses métaphores qu’il faut l’étudier ; M. Georges Duval a raison ; et c’est bien là, dans sa rhétorique, avec l’explication de ses œuvres, qu’il faut chercher l’origine même des idées, et jusqu’aux motifs ou aux mobiles des actes publics d’Hugo.
M. François Coppée n’a pas moins eu raison de rappeler à quelques jeunes gens, — puisqu’ils paraissent l’ignorer, — le prix de cette rhétorique ; et qu’elle n’est point assurément l’âme ni le tout de la poésie, mais enfin qu’elle en est l’une des conditions. « Parmi tous les poètes de l’humanité, nous dit-il, Victor Hugo est celui qui a inventé le plus d’images, les mieux suivies, les plus frappantes, les plus magnifiques »
, et « la poésie vit d’images »
. M. Coppée a eu également raison de protester contre le dédain que les « symbolistes » et les « décadents » affectent volontiers, sans l’avoir peut-être jamais lu, car ils ne lisent guère, pour le poète des Contemplations et de la Légende des siècles. La mémoire de Victor Hugo paye en ce moment pour les adulations excessives et les flagorneries démesurées auxquelles je me suis imaginé quelquefois qu’en mourant il avait voulu se soustraire. Mais, aujourd’hui, ne serait-il pas temps, demande M. Coppée, de prendre pour Hugo les sentiments de la postérité ? Nous le croyons comme lui et avec lui. Et M. Coppée a eu raison enfin de dire tout cela, comme aussi de recommander « à tous les assembleurs de rimes »
le Dictionnaire de M. Duval, puisqu’il le croit capable, en dissipant les idées fausses que l’on se ferait encore d’Hugo, de rétablir la vraie, et de nous apprendre à voir en lui l’un des plus grands poètes qui aient égalé notre langue à elle-même, dans un genre où nous ne pouvions citer, il n’y a pas encore un siècle, que les noms de Lefranc de Pompignan et de Jean-Baptiste Rousseau.
Mais je ne dis pas avec M. Coppée : « le plus grand lyrique de tous les siècles »
; et c’est le premier reproche que j’ose faire à cette courte Préface, de mettre ainsi sous les pieds d’Hugo tous les siècles et tous les poètes. « Le plus grand lyrique de tous les siècles ! » vraiment, qu’en savons-nous ? et qu’est-ce qu’en sait M. Coppée ? Encore nous autres, critiques naïfs, dont M. Coppée semble croire que l’occupation habituelle est « d’éplucher les queues des lions pour y chercher des puces »
, — et il ne nous manque habituellement pour cela que les lions, — si nous disions d’Hugo qu’il est « le plus grand lyrique de tous les siècles », aurions-nous d’abord, selon nos forces, parcouru tous les siècles et tâché de nous faire sur tous les grands lyriques une opinion raisonnée. Si nous donnions à Hugo une préférence marquée sur Lamartine, par exemple, ou sur Goethe, ou sur Byron, ou sur Dante, ou sur Pindare, ou sur Ezéchiel, ou sur Isaïe, nous saurions, ou nous croirions savoir, et nous dirions pourquoi. Mais il est plus commode, évidemment, de dire, — et surtout plus vite fait — qu’Hugo est « le « plus grand lyrique de tous les siècles », et voilà, quand on l’a dit, qui ne souffre plus de contradiction. Nous nous demandons seulement, avec un peu d’inquiétude, si, venant à écrire demain quelque Préface pour un Dictionnaire des rimes de Lamartine, M. Coppée ne ferait pas de Lamartine, à son tour, « le plus grand lyrique » aussi « de tous les siècles ».
Ce qu’il y a d’ailleurs en ceci de plus amusant, c’est qu’en faisant, lui, de Victor Hugo, le plus grand lyrique de tous les siècles, — et en le préférant conséquemment à Lamartine, — M. Coppée n’admet pas que nous préférions, nous ni personne, les Méditations aux Contemplations, et Lamartine à Victor Hugo. C’est une preuve, à ses yeux, de peu de largeur d’esprit. « Comme si Mozart, dit-il, gênait Beethoven, ou comme si Raphaël empiétait sur la gloire de Michel-Ange ! »
Que ne s’est-il donc fait à lui-même ce beau raisonnement ! et quand veut-il avoir raison ? Est-ce quand il nous défend de préférer Lamartine à Hugo ? ou quand il préfère, et qu’il veut nous faire, avec lui, préférer Hugo Lamartine ?
Comme si tous, tant que nous sommes, nous ne passions pas notre temps à exprimer nos préférences, ou comme si, quand nous écrivons, nous avions d’autre ambition que de les faire partager aux autres ! Seulement, au lieu de les proposer ou de les imposer comme leurs, — ce que font les poètes et les romanciers, — l’objet de la critique est de les faire accepter comme bonnes, c’est-à-dire comme conformes à quelque chose de plus général, de moins changeant, et de plus libéral que son propre goût. La critique ne consiste pas à formuler des jugements, ainsi que M. Coppée le semble croire, mais à les motiver, ce qui est tout autre chose ; et quand elle préfère Lamartine à Hugo, elle a ses raisons peut-être, auxquelles on pourrait essayer de répondre, et non pas se contenter de dire qu’on les préfère tous deux, Hugo et Lamartine, Lamartine et Hugo, pour avouer aussitôt que Hugo est cependant plus grand que Lamartine. Mais je consens uniquement qu’il soit plus extraordinaire.
On ne s’en douterait pas, à lire le Dictionnaire de M. Georges Duval. Sans être tout à fait complet, auquel cas un semblable Dictionnaire devrait contenir l’œuvre presque entière de Victor Hugo par ordre alphabétique, n’eût-il pas pu d’abord être moins incomplet ? J’ai voulu relire, la plume en main, quelques-unes des pièces où M. Dural avait puisé, — Fonction du poètes, Tristesse d’Olympio, Booz endormi, — et il m’a semblé qu’il avait omis d’y relever quelques-unes des métaphores les plus caractéristiques du génie visionnaire d’Hugo. C’est ainsi que je n’ai trouvé celle-ci :
Loin de vous ces chats populairesQui seront tigres quelque jour,
ni à Chat ni à Tigre. C’est encore ainsi qu’aux mots de Couteau, d’Essaim, de Masque, j’ai vainement cherché la strophe célèbre :
Toutes nos passions s’éloignent avec l’âge,L’une emportant son masque, et l’autre son couteau,Comme un essaim chantant d’histrions en voyage,Dont le groupe décroît derrière le coteau.
C’est ainsi que je n’ai trouvé enfin, ni à Fange, ni à Enfer, ni à Forge, les trois vers de Booz endormi :
Il était, quoique riche, à la justice enclin,Il n’avait pas de fange en l’eau de son moulin ;Il n’avait pas d’enfer dans le feu de sa fange.
Il serait superflu de multiplier les exemples, quoique des vers d’Hugo soient toujours bons et beaux à relire. Le reproche, aussi bien, n’est pas grave ; et quand les omissions seraient encore plus nombreuses, il n’y aura rien de plus facile M. Georges Dunal que de les réparer, — dans une nouvelle édition de son Dictionnaire.
Nous pourrons peut-être alors tirer des conséquences ou des inductions. Non pas, pour nous, que nous ayons une grande confiance dans les applications de la statistique à la littérature. On prouve tout avec des chiffres, et même parfois la vérité, quand on sait la manière de s’y prendre. Si cependant il y a quelques objets dont le poète lui-même tire plus souvent ou plus volontiers ses métaphores ou ses comparaisons ; s’il y en a quelques-uns qui semblent s’attirer ou s’appeler habituellement l’un l’autre dans ses vers, il sera permis de les compter ; et, de la fréquence de certaines images, on pourra peut-être conclure à la nature elle-même de son imagination.
Pour cette raison, il m’a semblé curieux, dans le Dictionnaire de M. Duval, de noter les quelques mots dont il a relevé, au courant de la plume, le plus d’emplois métaphoriques. L’Oiseau, à lui seul, sans indication d’espèce ni de genre, ne lui a pas donné moins de trente-neuf exemples ; la Mouche, le Papillon., l’Abeille, l’Aile en ont fourni trente-six autres ; soit, au total, soixante-quinze métaphores tirées des choses qui volent, aériennes, légères et fugitives. Les choses qui rampent, le Chien, le Serpent, l’Hydre, en ont donné trente-deux.
L’horizon semble un rêve éblouissant, où nageL’écaille de la mer, la plume du nuage,Car l’océan est hydre, et le nuage oiseau.
Il est singulier et remarquable, comme dans cet exemple, de voir Hugo réintégrer les mots dans leur plus ancienne acception étymologique, et, dans le siècle de l’histoire et de la science, recréer sans y penser, par la seule nature de sa vision, également confuse et puissante, les mythes oubliés dont toute une part du langage est autrefois issue. Les choses sombres ou répugnantes ont encore fourni de nombreux exemples au dictionnaire de M. Duval. J’y trouve sept fois l’Ombre, et quatre fois seulement le Ver, mais il m’en revient un exemple que M. Duval ne donne point :
… le remords implacableS’est fait ver du sépulcre et leur ronge le cœur ;
et combien d’autres en eût-il pu tirer, s’il l’eût voulu, de la seule Épopée du Ver ? Le Haillon, que je trouve neuf fois dans le dictionnaire, peut servir à marquer le passage des choses sombres à celles qui brillent. On sait en effet que, chez Victor Hugo, le haillon est souvent splendide :
Et jusque dans les champs étincelait le rire,Haillon d’or que la joie en bondissant déchire
Enfin l’Œil, l’Étoile, la Fleur et le Flambeau ne reviennent pas, à eux seuls, moins de cinquante-quatre fois dans le Dictionnaire de M. Duval. Ils y reviendraient bien davantage encore, si l’on comptait les échanges de politesses qu’ils font entre eux :
Ses grands yeux noirs brillaient sous la double mantilleTelle une double étoile au front des nuits scintilleSous les plis d’un nuage obscur ;
ou, réciproquement :
L’étoile qui s’éteint et brilleComme un œil prêt à s’assoupir.
Que si, d’ailleurs, quelques-unes de ces métaphores ne paraissaient pas très neuves, ou si même elles déconcertaient l’idée que l’on essayait tout à l’heure de nous donner de Victor Hugo, il faudrait faire attention de quels recueils elles sont extraites, et se souvenir que le vrai Victor Hugo n’est pas dans les Orientales, ni même dans les Feuilles d’Automne ou dans les Rayons et les Ombres, mais dans les Contemplations et dans la Légende des siècles. A quoi j’ajouterai qu’il y a toujours eu dans toutes ses œuvres un fonds non seulement de banalité, mais de vulgarité. Et, il est bien possible que ce soit en lui ce qui offense la dédaigneuse délicatesse des « symbolistes » et des « décadents », mais aussi c’est sa force et le secret de sa popularité. Peuple lui-même, Hugo n’a jamais eu peur ni dégoût du lieu commun, jamais de la métaphore triviale ou de la comparaison dégradante. Mais aussi c’est de lui qu’il est vrai de dire que ses défauts sont l’envers de ses qualités ; qu’en ne « choisissant » pas, il a reculé les bornes de la poésie qu’en refusant de soumettre son imagination aux lois de la raison, si l’on voit, dans son œuvre, de quelles chutes, on y voit aussi de quels élans l’imagination toute seule est capable ; et qu’une part au moins de son génie est faite de son manque de mesure, de discrétion, et de goût.
J’aurais voulu sentir quelque chose de tout cela dans la compilation de M. Duval ; mais il aurait fallu que M. Duval eût démêlé plus clairement, d’abord, ce qu’il y a dans Hugo de plus caractéristique ; et qu’il se fût rendu compte, ensuite, qu’en faisant un Dictionnaire des métaphores, il touchait à l’une des plus difficiles questions de l’histoire naturelle et de la métaphysique du langage. Alors, puisqu’il fallait choisir, et se résigner à n’être pas complet, parmi tant de métaphores ou de comparaisons, tant d’images ou de symboles, il n’eût composé son Dictionnaire que de celles ou de ceux qui pouvaient le mieux mettre en lumière le génie propre d’Hugo, et la révolution qu’un homme a opérée dans la langue et dans la poésie. Puis, à l’ordre alphabétique, toujours commode, mais toujours confus, on en eût substitué un autre, que je ne connais point, que je ne saurais donc indiquer, qui resterait à déterminer. Et ainsi ce Dictionnaire, dont l’idée, nous le répétons, est tout à fait heureuse, mais n’a pas été mûrie suffisamment, eût lui-même été le livre dont il n’est que l’ébauche encore incertaine, ou le fondement désormais utile et même indispensable, mais trop fragile encore et trop mal assuré.
Comment s’y prendrait-on pour le refaire ? Sans parler de tant de critiques qui, depuis Sainte-Beuve, il y a plus d’un demi-siècle, jusqu’à M. Alexandre Dumas, l’année dernière, ont tous dit de Victor Hugo quelque chose de juste, et qui vaudrait la peine d’être redit, on pourrait consulter Victor Hugo sur lui-même, dans ses vers et dans sa prose. La première pièce des Rayons et les Ombres, que nous avons rappelée plus haut, intitulée Fonction du poète, et l’une des dernières pièces des Contemplations, intitulée les Mages, — développement du même thème à quinze ou vingt ans de distance, — contiennent déjà de précieux aveux. Il est instructif, en passant, d’y noter, si je puis ainsi dire, le progrès ou le changement de la vision du poète, avant l’exil et après l’exil, avant la mer et après la mer et comment, de « mystique », en 1839, elle est devenue « apocalyptique », en 1856. Mais, depuis lors encore, en 1864, dans son William Shakespeare, Hugo s’est représenté lui-même sous le nom d’Eschyle, tel qu’il se voyait ; et deux ans plus tard, en 1866, dans les Travailleurs de la mer, il a défini, dans la personne de son Gilliatt, tout un côté de son imagination : « L’immense dans Eschyle est une volonté. C’est aussi un tempérament…Ses métaphores sont énormes… Ses effets tragiques ressemblent à des voies de fait sur les spectateurs. Sa grâce mêmes a quelque chose de cyclopéen. »
C’est l’idéal d’Hugo que cet Eschyle, ou plutôt c’en est le portrait par lui-même. Et ce Gilliatt, qu’en direz-vous ? à qui « l’inconnu faisait parfois des surprises » ?
qui, « par une brusque déchirure de l’ombre, voyait tout à coup l’invisible »
? victime, dans sa solitude, de « ce tremblement d’idées qui dilate le docteur en voyant ou le poète en prophète »
? Il me semble, du moins, que, de ces aveux et de quelques autres, on n’a pas tiré tout le parti que l’on pourrait ; et qu’en les comparant, les éclaircissant, les vérifiant, on y trouverait, énumérés, marqués, et publiquement confessés par lui-même, les traits essentiels de la physionomie poétique d’Hugo.
Ce qui deviendrait alors extrêmement intéressant, ce serait d’examiner de quelle évolution de la langue ces métaphores ont à leur tour été le point de départ et l’instrument. Car ce n’est pas seulement la poésie qui vit d’images, mais ce sont les langues elles-mêmes, dont une perpétuelle invention de métaphores nouvelles peut seule contrebalancer la tendance à devenir de pures algèbres. Les mêmes mots, — dont le nombre importe peu, — se chargent en quelque sorte, s’enrichissent, et se nuancent de la diversité des emplois que l’on en a faits. Les faire donc passer du concret à l’abstrait, du propre au figuré, du simple au composé, de l’individuel au général, du semblable au contraire, de la désignation du tout à celle de la partie, quoi encore ? c’est la vraie manière, c’est la bonne, en tout cas, d’accroître les ressources des langues ; et c’est ici la définition même des différentes espèces de métaphores ou de tropes. Qu’est-ce que nous devons à Hugo en ce genre ? De quelles translations de sens a-t-il été l’inventeur ? De quelles catégories d’objets négligés, dédaignés ou méprisés avant lui, a-t-il été tirer ses métaphores ? Quelles significations nouvelles, depuis lui et grâce à lui, se sont greffées sur les mots anciens ? Quelles combinaisons inaperçues, latentes, et comme enfouies dans les colonnes des Dictionnaires, en a-t-il dégagées, réalisées, et rendues vulgaires à leur tour ?
Là est le véritable intérêt, philologique et littéraire, linguistique et poétique, d’un Dictionnaire des métaphores d’Hugo. Car, on serait étonné, si l’on voulait les compter, du nombre de mots qu’il a pu faire, comme il s’en vantait, rentrer dans la langue du xixe siècle. Mais on le serait bien plus encore du nombre de rapports nouveaux qu’il a su découvrir ou établir entre ceux qui n’appartenaient pas moins à la langue du xviie qu’à celle du xixe siècle. Et cela, quoi qu’on en ait dit, non seulement sans faire de violence à cette langue, mais en demeurant aussi « Français » que pas un de nos écrivains ; procédant à la façon du langage populaire capable, comme lui, de bassesse ou de grossièreté, mais fidèle au génie de la langue ; et souvent incompréhensible, ou plus souvent encore insoutenable, mais toujours correct et toujours contenant, selon son expression, le Vaugelas du xxe siècle, le législateur du vocabulaire dont il aura été le créateur. Heureux, s’il avait mis sous ses mots et dans ses métaphores autant d’idées qu’ils ou elles ont d’éclat, et si le penseur, en lui, sans l’égaler, avait du moins approché de plus près l’écrivain !
Non point du tout que, pour notre part, nous le trouvions aussi pauvre d’idées qu’on l’a bien voulu dire, et qu’on le répète peut-être trop complaisamment. Sans doute, il n’a été ni Hegel, ni Schopenhauer, ni Auguste Comte, ni Stuart Mill, ni Geoffroy Saint-Hilaire, ni Darwin. Mais, comme le populaire, s’il s’embrouille quand il fait le projet de penser, il n’est pas moins vrai que, comme le populaire, et sans presque y songer, il dit souvent, avec son inconscience ou son instinct de poète, des choses fortes et profondes. On ne peut pas faire au surplus que les mots ne continuent toujours de représenter des idées, et, conséquemment, qu’en les associant d’une manière conforme au génie de la langue, mais personnelle, mais nouvelle, mais inattendue, il n’en résulte aussi de nouveaux rapports des idées, ou des rapports inaperçus, et que l’on appellera du nom que l’on voudra, mais qui n’en sont pas moins des acquisitions, et comme telles un enrichissement ou un progrès de la pensée. L’image devient signe à son tour d’autre chose qu’elle-même ; le concret se transforme en abstrait ; la métaphore « se prolonge ou se dilate en idées »
; et l’imagination, par un secret détour, se retrouve analogue ou identique à la raison.
Lorsque, par exemple, Hugo dit quelque part que « tout génie est un accusé »
, ce n’est d’abord qu’une métaphore, où sans doute il a lui-même enferme moins de sens que d’orgueil et de mauvaise humeur contre son temps. Faites attention pourtant que le commentaire de cette métaphore irait à l’infini, si l’on voulait l’entreprendre, et qu’elle contient toute une théorie, discutable, mais raisonnable, et même démontrable, du rôle ou de la fonction du génie dans le monde. Quand il dit en un autre endroit : « Le serpent est dans l’homme : c’est l’intestin »
; on trouve d’abord la métaphore « drôle », et l’analogie qui la lui suggère encore plus superficielle que drôle. Prenez garde toutefois qu’en y réfléchissant on trouverait aussi dans cette métaphore de quoi défrayer toute une exégèse, toute une religion, toute une philosophie. Dans un Dictionnaire de ses métaphores, en voilà quelques-unes qu’il faudrait trouver une disposition pour mettre en pleine lumière. Parce qu’il fut un grand artiste de mots, quelques-uns des rapports les plus cachés du langage et de la pensée se sont quelquefois révélés à Hugo. Pour arriver jusqu’à sa pensée il faut subir sa rhétorique ; mais il a sa façon de penser, enveloppée ou contenue dans sa façon de sentir ; et si nous voulons être équitables à sa mémoire, il nous faut apprendre qu’il y a une manière de le lire.
C’est ce que l’on n’apprend pas dans le livre de M. Duval, et nous le regrettons. On dirait un bouquet de fleurs de rhétorique, et encore parmi lesquelles un véritable Hugolâtre, qui serait un peu le juge en même temps que le dévot de son Dieu, lui reprocherait d’en avoir mis de trop insignifiantes, mais surtout de trop vieilles et de trop fanées. Son Dictionnaire ne tient pas les promesses de son titre, ni non plus celles de la Préface de M. Coppée. Leur admiration à tous deux pour le « Maître par excellence », pour le « Poète suprême », pour le Dieu, leur « Père de Guernesey », serait-elle si sincère que d’en être devenue paresseuse ? et pourvu que l’on admire, s’inquiéteraient-ils aussi peu de ce que l’on admire dans Hugo, que des raisons pour lesquelles on l’admire ? Mais, en attendant, ils n’ont l’un et l’autre oublié que de caractériser le poète. Au lieu d’être tiré des œuvres de Victor Hugo, et si seulement on en ôtait quelques grossièretés extraites des Châtiments ou de Napoléon le Petit, supposé que ce Dictionnaire fût une anthologie de Lamartine ou de Musset, on ne discerne pas bien quelle y serait la différence. Et l’on voit sans doute qu’il s’y agit d’un dieu, mais de quel dieu, et pourquoi dieu, quel titre et de quel chef, c’est ce qu’il serait difficile de dire.
Nous ne saurions avoir l’intention, en quelques lignes et avec une demi-douzaine de citations, de le mieux caractériser. Mais si nous osions l’essayer, il y a bien trois ou quatre mots dont une pareille étude ne serait que le développement ou l’illustration. L’imagination de Victor Hugo, comme celle de son Eschyle, est « énorme » et « cyclopéenne », je dirai même préhistorique. Son inspiration coutumière est sombre, funèbre, presque macabre. Et sa pensée est apocalyptique.
Pour peindre « la terre monstrueuse », avant l’histoire et avant l’homme, quelles métaphores n’a-t-il pas trouvées ? quelles images ? quelles « figures grossissantes, propres aux poètes suprêmes, et à eux seuls » ? dans ses Contemplations et dans sa Légende des siècles, dans son Titan ou dans son Satyre ?
Les avalanches d’or s’écroulant dans l’azur…
et
La palpitation sauvage du printemps…
et
L’inhospitalité sinistre du fond noir…
et
L’inexprimable horreur des lieux prodigieux…
Il n’en a pas trouvé de plus fortes, mais de plus humaines, pour exprimer le frisson de la créature devant la mort, l’horreur de la tombe, et l’effroi du néant. D’autres ont mieux chanté l’amour, comme Lamartine ; ou la passion, comme Musset ; ou la nature et la joie de vivre. Je ne crois pas que la Mort ait jamais eu de plus grand poète que Victor Hugo, ni de plus sincère. L’idée de la mort le poursuit, le hante, l’obsède ; elle obscurcit de son ombre les heures lumineuses de son existence ; elle mêle son barreur jusque dans ses amours ; elle est l’énigme ou le mystère dont il ne se lasse pas de demander le mot aux choses, aux hommes, et à Dieu :
Nous demandons, vivants douteux qu’un linceul couvre,Si le profond tombeau qui devant nous s’entr’ouvre,Abîme, espoir, asile, écueil,N’est pas le firmament plein d’étoiles sans nombreEt si tous les clous d’or qu’on voit au ciel dans l’ombreNe sont pas les clous du cercueil.
Nous sommes là ; nos dents tressaillent, nos vertèbresFrémissent on dirait parfois que les ténèbres,Ô terreur ! sont pleines de pas.Qu’est-ce que l’ouragan, nuit ? C’est quelqu’un qui passeNous entendons souffler les chevaux de l’espace,Traînant le char qu’on ne voit pas.
Si, d’ailleurs, entre tant d’autres, nous choisissons ici ces deux strophes, c’est que l’on y voit assez bien comment, d’une terreur d’abord toute physique ou tout instinctive de la mort, s’est dégagée la philosophie même du poète, sa conception de la vie et du monde. Et, en effet, c’est la pensée de la mort qui lui a enseigné la pitié et la fraternité, comme c’est elle qui lui a enseigné l’espérance. Mais c’est elle surtout qui lui a fait entrevoir le sens caché des choses ; qui, par la quantité « d’infini » qu’elle renferme, l’a familiarisé, pour ainsi dire, avec l’ombre et le mystère ; et qui a fait de lui, enfin, le poète, s’il y en eut jamais un, de « l’insondable » et de « l’inaccessible », celui de Pleine mer et de Plein ciel, de la Vision de Dante et de la Trompette du jugement.
N’est-on pas un peu étonné, dans un Dictionnaire des métaphores de Victor Hugo, de n’en retrouver presque pas une qui soit tirée de ces poèmes extraordinaires ? ni le clairon
… forgé par quelqu’un de suprêmeAvec de l’équité condensée en airain ?
ni
Le flamboiement flottant sur les nuits éternelles ?
ni
… le bâillement noir de l’éternité ?
et ne pensera-t-on pas que peut-être elles y eussent assez heureusement remplacé quelques « fleurs quelques « étoiles », et quelques « oiseaux » ? Dans l’œuvre de Victor Hugo, comme dans celle de tous les poètes, il y a les métaphores de la langue ou du jargon poétique de son temps, et il y a celles qui n’appartiennent qu’à lui. Par quelle fatalité, ennemie de son propre dessein, M. Georges Duval, n’a-t-il glané que les premières ?
Enfin, et dans un dictionnaire de ce genre, — mais c’était affaire au préfacier plutôt qu’à l’auteur, — ayant montré de quels objets Hugo tirait le plus volontiers ou le plus habituellement ses métaphores, et quelles préoccupations inconscientes ce choix même trahissait en lui, n’eût-on pas aimé voir aussi comment il les en tirait, je veux dire par quels procédés ? et, après la part du « tempérament », dans son œuvre et dans son art, quelle est celle aussi de la « volonté » ? Elle fut grande, en effet, et lui-même l’a merveilleusement définie :
Il n’est pas de brouillards, comme il n’est point d’algèbres,Qui résistent, au fond des nombres ou des cieux,A la fixité calme et profonde des yeux.Je regardais ce mur d’abord confus et vague,Où la forme semblait flotter comme une vague,Où tout semblait vapeur, vertige, illusion,Et sous mon œil pensif, l’étrange visionDevenait moins brumeuse et plus claire, à mesureQue ma prunelle était moins troublée et plus sûre.
C’est ce que l’on pourrait appeler la théorie même de l’hallucination provoquée. Sous la fixité voulue de son regard, les objets se déforment et les proportions s’en altèrent ; ils prennent insensiblement les contours et les couleurs du rêve son œil les magnétise, et, en les magnétisant, les anime d’une autre vie que la leur. C’est encore eux et ce n’est plus eux,
L’affreux ventre devient un globe lumineux ;
des « végétations extraordinaires », des « animalités étranges », des « lividités terribles ou souriantes » surgissent, se précisent, et s’achèvent. Hors du temps, comme il dit encore, et par-delà le réel, dans le domaine illimité du possible, « continuation occulte de la nature infinie »
, le poète se crée un nouveau monde. Et, chose merveilleuse ! il le voit ; son œil, sans en être troublé, suit ces métamorphoses dans cet enchevêtrement de formes qui n’apparaissent que pour s’évanouir, il conserve toute la lucidité, la netteté, la sûreté de sa vision. De tous les dons d’Hugo, celui-ci n’est pas le moins extraordinaire ; — comparez, pour vous en convaincre, quelques pièces de la Légende des siècles à la Chute d’un ange ; — et comme ce grand poète n’a pas moins bien administré son génie que sa fortune, c’est en lui celui qu’il a le plus cultivé.
Je ferais bien là-dessus quelques « réserves », si je ne craignais d’encourir l’indignation de M. Coppée, qui n’admet pas plus les « réserves » que les « préférences » ; mais, sans doute, le lecteur les a déjà faites, et, dans cette façon de s’halluciner pour écrire, il a reconnu le rhéteur. J’aime donc mieux finir comme j’ai commencé, et, après avoir montré à M. Coppée sur quoi se fondent les préférences de la critique, lui dire en terminant d’où procéderaient ici les réserves, si nous en faisions.
Car, ceux « qui font des réserves devant Victor Hugo »
, M. Coppée a raison de les plaindre, et ils sont en effet malheureux ; mais c’est dans un autre sens et d’une autre manière que M. Coppée ne le croit. C’est parce qu’ils aiment, eux aussi, Victor Hugo, c’est parce qu’ils le « sentent », comme l’on dit, c’est parce qu’ils l’admirent, qu’ils font des « réserves », parce que ses défauts les troublent dans leur admiration, parce qu’il se mêle une espèce d’inquiétude ou de défiance à la simplicité de leur impression, parce qu’avec leur plaisir, leur affection en est comme offensée. Ils croyaient n’avoir affaire qu’au poète ou qu’à l’homme, et voilà qu’au détour d’un vers ou au coin d’une strophe, le versificateur, le rhéteur, le rimeur reparaissent. Oui, nous sommes blessés, et il y a de quoi ! Mais nous le serions moins si nous l’admirions moins. Au lien, de Victor Hugo, s’il s’appelait, je ne dis pas Charles Dovalle ou Edouard Turquety, madame Desbordes-Valmore ou madame Tastu, mais Sainte-Beuve ou Théophile Gautier, nous ne ferions pas de « réserves C’est lui-même qui nous y oblige ; nous ne lui opposons que lui-même ; lui-même que nous regrettons de ne pas retrouver en lui. Et c’est une autre façon de l’admirer ; mais, en faisant nos réserves, nous prétendons l’aimer autant que ceux qui n’en font point ; et nous l’aimons peut-être autrement, mais, si M. Coppée nous poussait, nous oserions bien dire que nous l’aimons mieux.
N’est-ce pas pourtant une chose bien étrange que cette indignation des poètes ou des romanciers contre la critique ? et, dans un temps comme le nôtre, ne finiront-ils donc jamais par comprendre qu’elle est leur seule garantie contre l’envahissement croissant de la médiocrité ? Grâce aux progrès de la « réclame », il ne paraît pas un roman qui ne soit salué de chef-d’œuvre en naissant, est qu’à défaut d’un « ami », son éditeur ne porte aux nues d’abord. Le public en est dupe sans l’être, parce qu’il est juge de son plaisir, s’il ne l’est pas de la qualité de son plaisir. Mais la vraie dupe, c’est le talent, que l’on confond avec ses apparences ; le talent, qu’il n’est point si facile de reconnaître parmi les contrefaçons qu’on en fait ; le talent, qui ne s’impose enfin sans le secours de la critique que dans la mesure où il flatte les goûts, les modes, et les manies du jour, c’est-à-dire, en bon français, dans la mesure où il est le plus éphémère et le plus contestable. Quel si grand avantage M. Coppée, qui est académicien, voit-il donc dans cette confusion du visage et du masque, du talent et de son contraire ? A qui profitera cette indifférence critique ? et pour quelques piqûres d’amour-propre, veut-il qu’on renonce à des « réserves » qui ne sont après tout, elles aussi, qu’un hommage », plus sincère souvent, et plus utile surtout aux intérêts des lettres et de l’art qu’une admiration banale, égale pour tous, et au fond également dédaigneuse pour tous ?
Car c’est là ce qui importe. Si la critique n’était que « l’histoire naturelle des esprits », il faudrait encore qu’elle fît ses réserves, et même en présence d’un Hugo. L’histoire naturelle ne fait-elle pas les siennes quand elle constate que, dans une même espèce, il y a des individus moins bien adaptés que leurs congénères aux conditions de leur existence commune ? que, parmi les espèces il y en a d’inférieures et de supérieures ? et que, dans ces dernières mêmes, il y en a de moins bien douées pour le combat de la vie ? Mais, de plus, et puisque dans l’histoire de la littérature et de l’art un grand poète fait toujours école, il importe, en tout temps, avec ses qualités, de connaître aussi ses défauts. Oui, je le sais, « à la critique stérile des défauts », ce siècle a substitué « la critique féconde des beautés ». Mais ce qui est certain, c’est qu’il est plus facile de se préserver des défauts d’Hugo que d’imiter ses beautés. Ce qui est encore plus certain, c’est que la prétention d’imiter les beautés des maîtres n’en a jamais produit que des caricatures. Hugo aura été, parmi les grands poètes, l’un des maîtres les plus dangereux qu’il y ait eus. Unique dans notre langue, et extraordinaire, violent et exagéré, il aura troublé pour des siècles la limpidité de l’esprit français. Pour ces raisons et quelques autres, il n’appartient pas à la famille des génies bienfaisants. Et cela ne l’empêche pas d’être un grand poète, un très grand poète, l’un de nos plus grands poètes, mais cela l’empêche d’être « le plus grand », et « le plus grand de tous les siècles » ; — et cela vaut bien la peine d’être dit.
Une définition de mots12 §
Ce livre est gros, mais il n’est pas bon, et s’il était plus court, je crains qu’il ne fût pas meilleur. Sous prétexte, en effet, d’écrire l’histoire du naturalisme « depuis l’antiquité jusqu’à nos jours », et avec la louable intention, je le sais bien, de mettre les pièces du procès sous les yeux du lecteur, tout ce que M. Paul Lenoir a rencontré lui-même de plus naturaliste au cours de ses lectures ou de ses promenades à travers les musées, il en a fait un énorme dossier, que l’on ne soupèse qu’avec terreur, que l’on n’ouvre qu’avec défiance, et que l’on ne compulse qu’avec ennui, d’une main distraite et promptement lassée. Mais, d’autre part, si l’on ôtait de son livre les traductions, les citations, les descriptions qui n’y tiennent point, qui ne laissent pas d’en faire toutefois le principal ornement, alors, il n’en resterait plus que d’ambitieuses formules, dont la singulière emphase n’est égalée, ou surpassée peut-être, que par le manque de précision.
C’est dommage d’abord, parce que M. Paul Lenoir a sans doute longtemps et beaucoup peiné sur ce livre ; et puis, parce que la question qu’il y voulait traiter est certainement intéressante. Elle n’est peut-être pas « poignante », comme le dit M. Paul Lenoir, — et, quand il ajoute qu’elle est « active », me permettra-t-il d’avouer que je n’entends guère ce qu’il veut dire ? — mais elle est intéressante et, ce que M. Paul Lenoir a le mérite au moins d’avoir bien vu, le grand intérêt en est fait de ne pas être neuve, d’être au contraire de tous les temps, née avec l’art lui-même, éternelle et infinie comme lui.
C’est ce que l’on peut dire, c’est même ce qu’il faut redire aux aimables dilettantes qui font profession de trouver ces sortes de questions bien oiseuses. Il leur suffit, pour eux, qu’une œuvre leur plaise ; et, qu’importe, après cela, qu’elle soit ce qu’on appelle idéaliste ou naturaliste ? Savent-ils du moins, ou songent-ils que c’est comme s’ils disaient :
Qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse ?
Et font-ils attention que l’on pourrait aisément leur répondre, avec la physiologie : qu’il importe pourtant un peu, comme si, par exemple, ils s’enivraient d’absinthe au lieu d’alcool ou de vin ; avec la morale : qu’il importe beaucoup, n’y ayant rien qui mette plus de différence entre un homme et un autre homme que la qualité de leurs plaisirs ; et avec l’esthétique elle-même, qu’il importe encore davantage, puisque le plaisir qu’une nous procure n’a rien de commun avec sa beauté, ni seulement avec sa perfection dans son genre ? On rit plus à la Cagnotte ou au Voyage de M. Perrichon qu’au Misanthrope ou qu’au Tartuffe ; les Deux Orphelines, quoique de deux siècles plus jeunes, ont fait couler plus de larmes, assurément, que Rodogune ou que Britannicus ; et n’est-il pas, en vérité, de l’essence de certains plaisirs, d’être avivés, et comme aiguisés, par un peu de mépris pour l’objet même auquel nous les devons ?
Mais ce qui est surtout vrai, c’est que ces discussions de principes, quand on admettrait qu’elles n’eussent plus de raison d’être dans le temps où nous sommes, elles ne cesseraient pas pour cela d’en avoir toujours une dans l’histoire. Si l’on a cru presque jusqu’à nous qu’il y avait non seulement des lois, mais des règles des genres — et je me dispenserai de prouver qu’on l’a cru ; — si l’on a cru que le génie lui-même ne pouvait se passer tout à fait de les connaître, et, en en reculant les bornes, ou en les franchissant, de laisser paraître encore qu’il les connaissait ; si l’on a cru enfin que le caractère ou la beauté des œuvres dépendait en quelque mesure de leur secret accord avec de certains principes, qui sont justement ceux autour desquels on se groupait jadis en écoles, il sera toujours plus qu’intéressant d’examiner ces questions « oiseuses ». Car, autant qu’à la critique, elles appartiennent à l’histoire de l’art, ou plutôt à l’histoire générale, à l’histoire naturelle de l’esprit humain. Et l’on peut ajouter qu’en se plaçant à ce point de vue, comme elles deviennent impersonnelles — je veux dire, comme il ne s’y mêle aucune intention de flatter les manies des uns ou de déplaire aux autres, — elles deviennent en même temps plus simples et plus claires. Ce qui les embrouille surtout, n’est-ce pas en effet ce qu’elles ont d’actuel ; et, pour les démêler, sinon pour les résoudre, ne suffit-il pas de l’oublier ?
Qu’est-ce donc que le naturalisme ? et, si l’on y mettait un peu de bonne volonté, croirons-nous qu’il fût si difficile de s’entendre sur le sens d’un mot ? Car enfin, personne au monde n’a jamais contesté que l’observation et l’imitation de la nature fussent le principe, non pas l’objet, et le commencement, sinon le terme de l’art. Elles n’en sont pas la fin ni le principe, puisqu’il y a des arts qui ne sont pas d’imitation ; et on n’a jamais ouï parler d’une cathédrale idéaliste ou d’un oratorio réaliste. Cependant, puisque l’aspect d’une cathédrale gothique ou l’audition d’une symphonie peuvent éveiller en nous des sensations, — et au besoin des idées, — analogues à celles que provoque la lecture d’un poème ou la contemplation d’un tableau, c’est sans doute qu’il y a dans l’art quelque chose d’autre et de plus que l’imitation de la nature. On pourrait, si l’on le voulait, étendre encore et diversifier l’argument. En effet, jusque parmi les arts d’imitation eux-mêmes, il y en a, il y a surtout des genres dont la perfection, ou la seule définition exige de l’artiste qu’il aille au-delà de la nature : ainsi la peinture religieuse, ainsi la poésie lyrique, ainsi peut-être le théâtre. Le plaisir du théâtre est le résultat d’un certain nombre de conventions passées une fois pour toutes entre l’auteur et les spectateurs, et ces conventions, qu’elles consistent d’ailleurs à se mettre un masque pour augmenter le volume de la voix, ou dans la règle des trois unités, sont nées de l’impossibilité d’imiter ou de reproduire exactement la nature… Mais je ne veux pas inutilement compliquer la question, j’essaye plutôt de la réduire à ce qu’elle a d’essentiel, et j’admets que l’on n’ait jamais discuté sérieusement sur la question de savoir si l’art doit ou ne doit pas imiter la nature.
J’irai plus loin : si l’on le contestait, ce ne pourrait être que par un jeu d’esprit, puisque nous sommes ainsi faits, selon le mot du poète, que nous ne saurions sortir de la nature que par des moyens qui sont eux-mêmes encore de la nature. Et n’est-ce pas aussi bien ce que constatent tous les jours, sans le savoir, les moins philosophes d’entre nous, quand ils observent que, si fertile que l’imagination de l’homme puisse être en combinaisons extraordinaires, la réalité et la vie le sont encore davantage ? Jamais peintre naturaliste, impressionniste, ou « tachiste » n’a fixé sur sa toile un coucher de soleil ou un effet de neige tel et si surprenant, que nous n’en puissions contempler dans la réalité un plus bizarre ou un plus invraisemblable à l’œil. Mais quel romancier, de l’école d’Anne Radcliffe ou d’Alexandre Dumas, a jamais inventé de telles et de si singulières aventures, que nous n’en puissions rencontrer dans la vie, ou retrouver dans l’histoire, de plus singulières, de plus imprévues, et de plus romanesques ? « La nature ne peut être améliorée par aucun moyen qui ne soit son ouvrage » même les monstres sont dans la nature ; et ce principe, qui est le fondement du naturalisme, ne l’est pas moins de l’idéalisme.
La division ne commence donc, la controverse ne s’engage, les écoles enfin ne se forment, ne s’opposent, et ne s’excommunient que sur la question du degré d’exactitude ou de fidélité de cette imitation. On doit imiter la nature ; et, de cette obligation, tout le monde en tombe d’accord ; mais, cette obligation, quelle part laisse-t-elle à la liberté ou à la personnalité de l’artiste ? voilà tout le débat. Pour nous, sans y chercher plus de finesse ni de mystère, conformément à l’étymologie, dont les droits sont imprescriptibles, nous appellerons naturalistes tous ceux qui considèrent l’imitation de la nature comme le dernier terme de l’art ; et, réciproquement, nous donnerons le nom d’idéalistes tous ceux qui se servent des moyens de la nature pour exprimer l’idée qu’ils se font de ce qu’elle pourrait, ou de ce qu’elle devrait être.
Il me paraît que ces deux définitions, très simples, ont de grands avantages. Car, d’abord, elles transforment une question d’esthétique, c’est-à-dire de sentiment, où chacun de nous est toujours suspect d’un peu de partialité pour lui-même, de complaisance pour ses goûts, pour ses opinions, pour ses préjugés, en une question d’histoire naturelle, et, par conséquent, de science. Il y en a qui ont des idées ; et il y en a qui n’en ont pas. Il y en a qui ne voient dans la nature que ce qu’elle leur montre d’elle-même ; et il y en a qui y ajoutent ce qu’ils trouvent en eux. Il y en a qui la trouvent assez belle, assez complète, assez parfaite pour borner leur ambition d’artiste à la reproduire : et il y en a qui prétendent la modifier, la corriger ou la perfectionner. Qui a tort ? qui a raison ? Ni les uns ni les autres, puisqu’ils suivent tous leur pente — je ne dis pas leur tempérament, — et qu’il n’est pas en eux, quand bien même ils le voudraient, d’être autres qu’ils ne sont. Concevez-vous George Sand écrivant l’Éducation sentimentale ? ou Flaubert écrivant Valentine ? Concevez-vous Courbet, l’autre Gustave, peignant l’Apothéose d’Homère ? ou le « père » Ingres, comme on l’appelait, peignant Enterrement d’Ornans, les Casseurs de pierres, les Demoiselles de la Seine ? et, si vous aimez mieux des exemples plus généraux, qui prouvent davantage, concevez-vous que l’école hollandaise n’eût eu qu’à le vouloir pour être l’école italienne ? ou nos romanciers, à nous, pour être les Anglais, l’auteur de Gil Blas pour devenir celui de Clarisse Harlowe, et Prévost pour être Fielding ?
C’est ce qui explique dans l’histoire la persistance et l’âpreté de la lutte entre idéalistes et naturalistes. A la vérité, j’en sais bien une autre explication, que je donnerai quelque jour ; mais elle sera plutôt historique, et elle n’empêche point celle-ci d’être la première ou la principale. On combat pour l’existence et pour la domination. Le naturalisme et l’idéalisme ne sont point, en effet, comme le romantisme au commencement du présent siècle, ou comme autrefois l’euphuisme en Angleterre, le cultisme en Espagne, le Marinisme en Italie, de ces modes, ou peut-être de ces maladies passagers, qui s’en vont comme elles sont venues, quoique non pas sans laisser après elles, dans les littératures et dans l’art, des traces profondes, quelquefois même indélébiles. On ne devient point idéaliste ou naturaliste, on l’est ou on ne l’est pas ; la volonté n’y peut pas plus qu’à la forme du visage ou la couleur des cheveux. Mais, dans ces conditions, il n’est pas étonnant — et il est d’ailleurs heureux, j’entends pour nous, simples mortels, — que l’on ne puisse pas réussir à s’entendre : « Les Égyptiens, dit Montesquieu, les meilleurs philosophes du monde, tuaient tous les hommes roux qui leur tombaient entre les mains »
; et je ne me rappelle plus si c’est Ribera ou un autre que l’on accuse d’avoir fait mourir le Dominiquin. Sans aller jusque-là, les naturalistes de tous les temps sont nés ennemis des idéalistes, qu’ils ont accusés de manquer du sens de la réalité ; et les idéalistes n’ont pas eu de railleries assez méprisantes pour les naturalistes, auxquels ils ont reproché de n’avoir pas le sens de l’idéal. C’est que ce sont deux races d’hommes naturellement hostiles ou antagonistes, deux grandes familles d’esprits, dont chacune sent bien qu’elle ne pourrait établir son empire que sur les débris de l’autre ce ne sont pas seulement deux doctrines, deux systèmes, ou deux écoles ; et c’est que derrière ceux qui les personnifient dans l’histoire de la littérature ou de l’art, l’humanité tout entière se partage ou se divise entre elles.
Mais le plus grand avantage peut-être de nos définitions, c’est qu’en précisant deux conceptions extrêmes de l’art, elles permettent à toutes les autres de s’interposer entre elles, et, à nous, en conséquence, de classer ou de distribuer idéalement les écoles. À l’extrême gauche du naturalisme, quelques artistes intransigeants, qui peuvent être et qui sont même assez souvent d’habiles gens en leur métier, ne sont donc uniquement curieux et attentifs, dans la nature entière, qu’à ce qu’elle nous offre de plus vulgaire, de plus laid, et de plus repoussant ; tel est le peintre, déjà nomme, des Demoiselles de la Seine ; tel est l’auteur du Roman chez la portière ou des Bas-fonds de la société ; tels sont encore, dans de grandes littératures, les comiques anglais du temps de la Restauration, ou, dans la littérature espagnole, les classiques du roman picaresque, l’auteur du Lazarille de Tormes, ou celui de la Fouine de Séville. Pour la crudité du langage, pour la bassesse des mœurs, pour le cynisme des actes — et si du moins, comme je le crois, les Mémoires de Casanova ne sont pas de la littérature, — on sait sans doute qu’il n’y a rien au-dessous.
Plus difficiles ou plus délicats sur le choix de leurs sujets, mais à la gauche encore du naturalisme, les réalistes proprement dits semblent avoir l’œil ainsi conformé que de ne rien apercevoir au-delà du contour extérieur ou du relief apparent des choses. Ils n’en percent pas encore l’écorce ; ils ne peuvent pas en atteindre l’âme, encore moins la dégager. On les reconnaît à ce signe, que, supérieurs et souvent même admirables ou étonnants dans l’expression de la sensation, ils balbutient, leur langue s’épaissit, et les mots leur manquent dans l’expression des sentiments ou des idées. L’auteur des Bourgeois de Molinchart ou des Souffrances du professeur Deltheil, ce pauvre Champfleury, pourrait servir ici d’exemple ; et l’on n’ignore pas que Flaubert ;, à plus d’un égard, est demeuré toujours engagé, de toute une partie considérable de lui-même, dans ce naturalisme étroit et matérialiste.
Car les vrais naturalistes, — je veux dire les peintres de l’école hollandaise ; plusieurs grands peintres espagnols ; quelques romanciers anglais, au premier rang desquels je mettrais Charles Dickens, Charlotte Brontë peut-être, et surtout George Eliot ; la plupart enfin des romanciers russes, l’auteur d’Anna Karénine et celui de Crime et Châtiment ; — les vrais naturalistes savent bien, qu’en largeur comme en profondeur, la nature est plus étendue que ce que nos yeux en aperçoivent et que ce que nos mains en peuvent toucher. Ils ne veulent point corriger, altérer, ou défigurer la nature, mais ils veulent aussi la rendre tout entière ; et ils estiment que, de la mutiler, ce n’en est pas une moindre altération, ni qui leur soit plus permise, que d’y ajouter pour la perfectionner. Rien que la nature mais toute la nature ; dont ils ne demandent pas qu’on exclue la laideur ou la vulgarité mais dont ils ne veulent pas non plus qu’on lamine la distinction ou la beauté. Et, en effet, s’ils y consentaient, ils mentiraient à leur formule, puisque, si les « fumiers » sont dans la nature, les fleurs, sans doute, y sont aussi ; les parfums, si les « relents y sont ; l’esprit enfin comme la matière, et la pensée comme la sensation.
Enfin, chez les plus grands d’entre eux, — un Rabelais, un Rubens, un Molière, — l’imitation de la nature s’accroît d’une sorte d’adoration de ses énergies latentes, et l’on peut dire qu’ils n’en ont pas le respect seulement, mais le culte ou la religion même. Je n’y insiste point, mais on remarquera, pour le dire en passant, que c’est par là que les différents sens du mot de naturalisme se rejoignent, se concilient, et se confondent. Rabelais et Molière sont des naturalistes, à la fois dans le sens où nous prenons habituellement le mot, dans la langue de tous les jours, et dans le sens où l’emploient les historiens de la philosophie.
C’est au contraire déjà sortir du naturalisme que de ne vouloir arrêter ses regards, comme quelques-uns, que sur ce que la nature, dans son infinie diversité, nous offre d’agréable à voir, et de fermer les yeux, de parti pris, à tout ce qui s’y rencontre d’affligeant ou de simplement déplaisant. C’est alors l’art conçu, selon l’expression consacrée, comme l’imitation de la « belle nature » : telles, parmi nous, les toiles de M. Bouguereau ; tels les romans de M. George Ohnet ; tels encore, en d’autres genres ou d’autres temps, la sculpture de Canova, les Bergeries sans loups du chevalier de Florian, les opéras de Quinault et les Vierges de Mignard. On n’imite déjà plus la nature tout entière ; on choisit, on assortit, on combine ; et ce n’est certes pas encore être idéaliste, mais pourtant on y tend, ou plutôt, et pour mieux dire, on le serait, — si l’on le pouvait.
D’autres ne le sont pas davantage, auxquels il manque pour cela d’avoir des idées je veux dire une conception personnelle et originale de la forme, s’ils sont peintres, ou de la vie, s’ils sont poètes et romanciers. Mais ils corrigent la nature, ils en retranchent ou ils y ajoutent, « ils chargent les contours », comme on disait au xviie siècle ; ils atténuent la saillie d’un muscle pour la ramener aux proportions convenues du modèle académique ils adoucissent, pour la conformer aux règles du bon goût et de l’étiquette, l’expression naturelle d’un sentiment trop franc ou trop violent ; ils veulent faire enfin plus beau que nature. Les Italiens de la décadence, les Carrache, le Dominiquin, le Guide, le Guerchin, l’Albane, « avec leur beau idéalde pâtissier confiseur »
— c’est à Claude Lorrain, je crois, que M. Ruskin a jadis appliqué cette expression un peu vive ; — tous nos tragiques du second ou du troisième ordre, depuis Voltaire jusqu’à Ducis ; nos romanciers du xviie siècle, Gomberville et La Calprenède, l’auteur du Grand Cyrus et celui de la Princesse de Clèves ; presque tous nos peintres français classiques, depuis Lesueur jusqu’à David, appartiennent à cette famille. Ce sont ceux-là surtout qu’égare la préoccupation de plaire et, assez généralement, pour avoir trop plu à leurs contemporains, il arrive qu’ils déplaisent dans les âges suivants.
Mais d’autres encore, plus ambitieux, ne se contentent pas d’embellir la nature, ils la transforment, ils la transposent ; et, au-dessus d’elle, pour ainsi parler, dans un nuage couleur de rose, ils essayent de réaliser un monde imaginaire, un monde fait à souhait pour la joie de l’esprit et le plaisir des yeux, un monde presque immatériel, dont les élégants et légers fantômes ne retiennent de substance ou de corps que ce qu’il en faut pour ne pas s’évanouir en fumée. Tels sont chez nous Marivaux, dans ses comédies : la Surprise de l’Amour, les Fausses confidences, le Jeu de l’Amour et du Hasard, ou encore le peintre de l’Embarquement pour Cythère ; tel autrefois l’auteur de l’Astrée, le mélancolique, le sentimental, et pourtant aussi le reposant Honoré d’Urfé ; tels peut-être, dans l’histoire de la littérature italienne, l’auteur du Roland furieux, celui de la Jérusalem, et à coup sûr celui de l’Aminte. Je les appellerais volontiers idéalistes, si leur idéal ne me paraissait plutôt caractérisé par un manque de sens du réel que par une idée précise et définie de l’art ou de la vie, s’il ne relevait moins de l’observation que de la fantaisie, et si le souci de la vérité n’y tenait enfin trop peu de place.
Ceux-là seuls en effet dans l’histoire de l’art sont les véritables idéalistes qui ne s’écartent jamais de la nature que pour lui faire exprimer quelque vérité originale et profonde, une conception nouvelle et substantielle de l’homme et de la vie. Aussi ne doit-on pas dire d’eux qu’ils altèrent la nature, qu’ils la corrigent ou qu’ils la modifient, mais plutôt qu’ils la prolongent, en y ajoutant ce qu’ils ont en eux de différent d’elle-même, et non pas qu’ils la perfectionnent, mais qu’ils l’enrichissent de leur propre personnalité. J’entends ici qu’après que Shakespeare et Milton, après que Michel Ange et Rembrandt, après que Rousseau même et que Goethe ont passé, la nature s’est agrandie quelque chose de nouveau est apparu dans le monde ; il est plus vaste de tout ce qu’ils y ont apporté ; et une combinaison nouvelle de la nature s’est réalisée en eux, laquelle désormais fait à son tour partie de la nature. Voilà les vrais idéalistes, à qui, certes, il est tout simple que la nature entière n’apparaisse que comme un moyen, puisqu’ils sont eux-mêmes une fin dans la nature, et qui sont dans l’art les premiers des mortels, toutes les fois au moins que la faculté d’exécuter se trouve égale en eux à celle de concevoir.
Car, il faut bien l’avouer, c’est par là quelquefois qu’ils pèchent ou qu’ils manquent ; et capables qu’ils sont du premier Faust, il arrive trop souvent qu’ils le soient aussi du second. La nature, qui est un document pour les naturalistes, n’est qu’un renseignement pour les idéalistes ; et, pour cette raison, comme aussi pour cette autre que chacun d’eux, étant complet, est unique en son genre, je n’oserais pas dire que ce soient de mauvais, maîtres, mais ce sont au moins des maîtres dangereux, — que personne peut-être n’a jamais ni copiés ni suivis impunément.
Aussi, comme les naturalistes ont leur gauche et leur extrême gauche, les idéalistes, à leur tour, ont-ils ce qu’on pourrait appeler leur extrême droite et leur droite. Leur droite, c’est tous ceux dont l’imagination déréglée ne vit que d’elle-même, sur sa propre substance, qui s’éloignent de la nature pour abonder systématiquement dans le sens de leur propre personnalité, qui ne distinguent plus le réel d’avec le chimérique, les Maritornes d’avec les Dulcinées, ou un vieux plat à barbe d’avec l’armet de Mambrin, et qui finissent pas prendre pour des idées les fantômes ou les fumées, si je puis ainsi dire, de leur orgueil échauffé. Tel est chez nous Corneille, dans les tragédies de sa vieillesse, Othon, Sertorius, Attila ; tel Victor Hugo, non pas seulement dans les œuvres de ses dernières années, dans l’Âne ou dans le Pape, mais presque dans tous ses drames, et notamment dans Ruy Blas ou dans les Burgraves ; et tels, au-dessous d’eux, tous ceux de leurs imitateurs, — l’auteur de Rhadamiste ou celui de Tragaldabas, — qui n’ont pas compris que ce n’est pas en s’écartant de la nature que l’on peut enrichir l’art, mais seulement, comme nous le disions, en la continuant et en la prolongeant.
Le vrai fondement de l’idéalisme, c’est qu’il y a dans la nature, pour ainsi parler, quelque chose d’ultérieur à elle-même. Seulement, l’expression en demeure soumise à des lois qui ne sauraient différer de celles de la nature, je veux dire à cette logique intérieure qui ne permet pas que le semblable engendre immédiatement le contraire, qu’il pousse une citrouille sur un chêne, et qu’une grenouille soit aussi grosse qu’un bœuf.
Enfin, à l’extrême droite, et sur la limite peut-être où certaines formes du génie semblent toucher à la folie, nous rencontrerions dans l’histoire de l’art les mystiques ou les symbolistes. J’appelle de ce nom ceux qui veulent ou qui croient voir dans la nature quelque chose d’autre qu’elle-même ; et pour qui la matière n’est pas l’enveloppe ni le signe, mais vraiment le masque ou le déguisement de l’esprit. Tels furent, si je ne me trompe, les artistes du moyen âge, avec leur mépris absolu de la beauté ; tel est Dante lui-même, en quelques endroits au moins de la Divine comédie, où il a exprimé l’impalpable, l’impondérable, et l’inexistant ; tel est peut-être Fra Angelico… Mais ici je craindrais, en entrant après eux dans la région du mystère et de l’ombre, je craindrais de m’y perdre, et il me suffira d’une remarque. C’est que, comme plus haut les différents sens du mot de naturalisme, les sens différents du mot d’idéalisme se rejoignent et se concilient à leur tour. Qu’est-ce autre chose en effet dans l’histoire de la philosophie que l’idéalisme, si ce n’est justement la négation du monde extérieur, et l’affirmation que le vrai sens en est dissimulé sous les voiles de chair qui sont le monde tout entier pour l’homme borné, court, et grossier ?
Autre avantage enfin : ces définitions de l’idéalisme et du naturalisme peuvent servir à expliquer, et conséquemment à éviter une méprise que l’on commet encore trop souvent dans cette question sur caractère et la portée de certaines œuvres. Par exemple, on ne saurait douter que, s’il y eut jamais un idéaliste dans l’art, ce soit l’auteur de la Tempête et du Songe d’une nuit d’été. D’où vient cependant que les naturalistes se réclament de lui ? et, pour établir la filiation, qu’ils ne soient pas embarrassés de montrer dans son œuvre des scènes entières ou des drames mêmes, comme le Roi Lear, dont la violence et la crudité, sur aucun théâtre ni dans aucune littérature, n’ont peut-être été dépassées ? On pourrait faire la même question sur les sculptures de Michel-Ange et sur les peintures de la Sixtine ; et la réponse serait la même. C’est que, du moment qu’il s’agit d’exprimer des idées, les moyens qu’on y emploie participent du caractère de l’idée ; c’est que, pour se réaliser, l’idée, si je puis ainsi dire, a un droit d’élection sur la nature entière ; et c’est enfin que les moyens sont tous bons, puisqu’ils sont tous indifférents, s’ils sont seulement dans la nature. J’ajouterai que la même est ce qui distingue les vrais idéalistes. Aucun d’eux n’a jamais reculé devant la peinture de la violence, de la laideur, ou de la vulgarité, quand il a jugé que la vulgarité, la laideur, ou la violence étaient nécessaires à l’expression de son idée, ni Shakespeare ni Rembrandt, à plus forte raison ni les Hugo ni les Corneille ; et bien moins encore ceux que nous avons appelés du nom de symbolistes. Mais, en dépit de l’apparence, et bien loin qu’alors ils aient incliné vers le naturalisme, c’est précisément en l’absorbant, si l’on peut ainsi dire, qu’ils le transforment, et qu’en proclamant leurs droits sur la nature, ils y comprennent d’abord celui d’en user à leur gré.
Inversement, nous pouvons dire aussi pourquoi de certaines œuvres, naturalistes d’inspiration, ne sont dénuées cependant ni de charme, ni de poésie, ni de grandeur au besoin. C’est tout simplement que la nature elle-même a son charme ou sa poésie, qui ne dépendent nullement, quoi qu’on en veuille dire, des yeux qui la contemplent ou de l’esprit qui la pense.
Assurément, si l’on prétend parler en métaphysicien, les qualités des corps, la couleur ou l’odeur n’existent, comme odeur et comme couleur, qu’autant qu’elles affectent nos sens ; et l’on peut dire, si l’on veut, que dans un paysage, c’est nous, c’est la disposition particulière de notre âme qui insinue ce que nous y croyons voir. Mais, en fait, dans la vie et dans l’art, il en est autrement ; et, par exemple, sur une plage déserte, sous un ciel bas et noir, en un jour d’hiver, si vous mettez le plus jovial des hommes en présence d’une mer furieuse et démontée, il arrivera rarement que ce spectacle lui suggère des idées couleur de rose. D’autres spectacles, au contraire, sont consolateurs, attrayants, et riants. Par cela seul que les naturalistes imitent fidèlement la nature, ils en reproduiront donc quelquefois des aspects naturellement poétiques, et c’est ce qu’effectivement nous vérifions tous les jours dans les tableaux de nos paysagistes ou dans les descriptions de nos romanciers. Quand l’âme des choses, comme quelquefois, se trouve répandue dans leur contour extérieur, il n’est pas jusqu’aux réalistes qui ne soient hommes à nous mettre en contact avec elle, et d’autant qu’ils imitent plus fidèlement le « morceau » de nature qu’ils copient. Mais ils ne cessent pas pour cela d’être naturalistes, ou plutôt, eux aussi, c’est alors surtout qu’ils le sont, puisqu’en imitant plus profondément la nature, on pourrait dire qu’ils réalisent ce que leur programme a de plus étroit et leur esthétique de plus impérieux.
Et ne pourrions-nous pas aussi nous expliquer par là le rythme alternatif selon lequel il semble que le naturalisme et l’idéalisme se succèdent et s’opposent dans l’histoire de l’art ? Idéaliste ou naturaliste, une grande œuvre engendre ou provoque un nombre presque infini de copies d’elle-même ; elle se substitue à la nature dans l’éducation de l’artiste en passant à l’état de chef-d’œuvre, elle passe à celui de modèle ou de canon. Cela s’est vu dans l’histoire de la peinture religieuse, où, de nos jours mêmes, à travers six ou sept générations de peintres, c’est de Raphaël que s’inspirent la plupart de ceux qui peignent encore des saintes familles. Cela s’est vu également dans l’histoire de la tragédie française, où Voltaire a imité Racine, Marmontel a imité Voltaire, La Harpe a imité Marmontel, Ducis a imité La Harpe, Lemercier a imité Ducis, de Jouy a imité Lemercier. Mais, à mesure que les imitateurs se succédaient l’un à l’autre, ils s’éloignaient de leur modèle et davantage encore de la nature, si bien qu’après un siècle ou deux les formes s’étaient insensiblement vidées de ce qu’elles avaient jadis contenu de substance. C’est ce qui s’était aussi passé pour la peinture religieuse ; et c’est ce qui provoque, en le justifiant, le retour offensif du naturalisme. On éprouve alors, en effet, le besoin de retourner à la nature et de retremper l’art dans l’imitation de la réalité ; le naturalisme triomphe ; et, jusqu’à ce qu’il se soit compromis par ses propres excès ou jusqu’à ce qu’il ait lui-même produit quelque chef-d’œuvre qui devienne à son tour un modèle, il règne. Ce qui retient dire qu’il périt de sa propre victoire… et le mouvement recommence.
Ai-je besoin maintenant de faire observer qu’en acceptant l’esprit de ces définitions, il faudrait se garder d’en serrer la lettre de trop près, comme on fait celle de la circonférence de cercle ou de la sphère ? L’esthétique n’est pas de la géométrie ; et les inductions de la critique la plus « scientifique » n’ont tout au plus que le degré de vraisemblance et de probabilité des conclusions de l’histoire naturelle générale. De même donc qu’à travers le temps on voit, dans la nature, les variétés d’une même espèce faire en quelque façon des échanges de caractères entre elles, et tour à tour, sans presque aucune régularité, revenir au type de l’ancêtre commun, ou au contraire, et souvent sans cause apparente, s’en écarter brusquement, de même, dans l’histoire, les hommes ne sont pas tellement étrangers les uns aux autres, ni surtout les esprits si rigoureusement définis ou limités par leurs aptitudes, que dans un idéaliste il ne se puisse rencontrer quelques traits d’un naturaliste et, réciproquement, qu’au don de voir et de rendre la nature comme elle est, celui de l’idéaliser ne se joigne. Il y a d’ailleurs aussi ce qu’on appelle des espèces douteuses, qui même le sont d’autant plus que l’on en connaît mieux les caractères. « À mesure qu’on connaît mieux un genre, dit un illustre savant, on découvre des formes intermédiaires, et les doutes augmentent quant aux limites spécifiques. »
Il ajoute encore que, dans une même espèce, les variétés se multiplient en raison du nombre d’échantillons ou d’exemplaires que nous en observions.
Les distinctions n’ont donc ici rien de rigide, mais au contraire quelque chose de flottant. La différence, qui est énorme d’un réaliste à un mystique, de Jean Steen ou d’Adrien Rrauwer à Fra Angelico, est souvent presque insensible de certains naturalistes à de certains idéalistes, comme par exemple, chez nous, de Molière à Racine ; je citerais même des cas où elle échappe et généralement, pour chaque cas particulier, c’est une question nouvelle à résoudre, une question entière, où les définitions ne servent que d’indication seulement. Il est toujours aussi difficile de dire avec assurance d’un roman ou d’un tableau, d’un roman de mœurs ou d’un paysage, qu’il est idéaliste ou naturaliste, que de dire d’une telle femme qu’elle est belle ou laide, et d’un tel homme qu’il est bon ou méchant, vertueux ou vicieux, intelligent ou borné. Les qualificatifs sont ordinairement relatifs.
Cependant les zoologistes et les botanistes n’ont pas cru pour cela que leurs définitions ou classifications fussent inutiles au progrès de la science, et ils ont eu raison, puisque après tout, dans le temps même où nous sommes, chaque progrès nouveau de la science, préparé lui-même par une classification dont il démontrait l’insuffisance, aboutissait finalement à une classification nouvelle. Après Linné, Cuvier, mais après Cuvier, Darwin ; — j’en néglige vingt en en nommant trois ; — et, de l’un à l’autre, une classification nouvelle, résumant et fixant les progrès accomplis. C’est qu’en effet, toute classification a deux grands avantages : le premier, qui est de distribuer toute une vaste matière dans un ordre rationnel, et le second, en chaque cas particulier, de nous permettre de reconnaître avec certitude, et du premier coup d’œil, à défaut de ce qu’ils sont, tout ce que les objets ne sont pas. Rubens est-il un naturaliste ? Molière est-il un idéaliste ? On peut hésiter à répondre, — et ni l’auteur de l’École des femmes, ni celui de la Kermesse du Louvre ne seraient ce qu’ils sont si nous pouvions exprimer d’un mot l’étendue et la diversité de leur génie ; mais ce que nous pouvons dire au moins, c’est qu’ils ne sont ni l’un ni l’autre réaliste ou mystique ; et c’est toujours bien quelque chose.
C’est à ce point de vue que je me suis placé pour me faire à moi-même une idée des différences qui séparent l’idéalisme d’avec le naturalisme, puisque aussi bien, dans son gros livre, M. Paul Lenoir ne les avait, à mon avis, que très imparfaitement indiquées. Ils les aurait sans doute mieux vues, si comme je l’ai fait pour écrire ces quelques pages, au lieu de vouloir être original et neuf, il s’était contenté de reprendre, en les modifiant légèrement, quelques-unes des idées que M. Taine, il y a plus de vingt ans, développait dans ses belles leçons sur l’Idéal dans l’art. Il eût pu lire aussi un livre plus récent, la Critique scientifique, de M. Émile Hennequin, riche de fond, curieux et suggestif, sous sa forme laborieuse et singulièrement tourmentée. Mais peut-être que celui-ci, qui ne date pas d’un an, n’avait pas encore paru dans le temps que M. Paul Lenoir avait déjà presque entièrement compilé le sien.
Symbolistes et décadents §
Il y a déjà longtemps que j’aurais voulu, que j’aurais dû peut-être parler d’eux ; et, comme ils sont féconds, comme ils sont bruyants aussi, les occasions ne m’en eussent pas manqué. Mais, comme ils sont jeunes, à l’exception d’un ou deux ; comme ils ne sont point tout à fait dépourvus de talent ; comme ils paraissent avoir, sur quelques points d’esthétique et d’histoire, des idées qui seraient justes si elles étaient mieux équilibrées, j’attendais toujours ; et je me flattais, dans ma naïveté, qu’aux moyens qu’ils ont pris de provoquer l’attention, charlatanesques et funambulesques, ils en joindraient enfin de légitimes, pour la retenir et la fixer. Car, il est bien de se moquer du monde, et même cela passe en France pour une forme de l’esprit, mais cela ne saurait suffire toujours, et, après le temps de rire, il y a celui d’être sérieux. J’appréciais donc à leur valeur, qui n’est pas ce qu’on appelle grande, mais qui est rare et singulière, les Fêtes galantes et les Romances sans paroles de M. Paul Verlaine, sa Sagesse et son Amour ; j’appréciais l’Hérodiade et l’Après-midi d’un faune de M. Stéphane Mallarmé, les Complaintes de M. Jules Laforgue, les Cantilènes de M. Jean Moréas ; et voire les Palais nomades de M. Gustave Kahn, les Cygnes ou l’Ancœus de M. Francis Vielé-Griffin. Ce sont là, je crois, presque tous les maîtres ou tous les futurs grands hommes de la « décadence ». M. René Ghil n’en est plus, ni même M. Anatole Baju, quoique pourtant leurs productions ne soient ni moins « abstruses », ni moins « absconses » que d’autres. Alors pourquoi n’en sont-ils plus ? Je les y remets, — au nom du besoin que j’en ai…
Et je lisais encore le Thé chez Miranda, de M. Paul Adam, je lisais les Derniers Songes, de M. Francis Poictevin, je lisais la Vogue, la Revue wagnérienne, la Revue indépendante, les Hommes du jour, enfin tous les recueils que ces messieurs écrivent « en clair », avec les mots de la langue ordinaire et de l’usage commun, pour s’encourager, se convaincre, et se congratuler entre eux. Mais j’attendais toujours, et, en vérité, je séchais de ne pas voir venir le chef-d’œuvre qu’on m’avait promis.
Il n’est pas encore venu. « Les très nombreuseset incessantes polémiques que suscitèrent depuis trois ans les manifestations du groupe symboliste rappellent les grandes luttes qui, en ce siècle, signalèrent l’essor du romantisme et du naturalisme. »
Ainsi s’exprimait, tout récemment, l’auteur d’un Petit glossaire pour servir à l’intelligence des auteurs décadents ; et il n’oubliait qu’un point c’est que les Jean Moréas ou les Francis Poictevin n’ont pas encore écrit leur Madame Bovary, ou seulement leur Assommoir, les Verlaine et les Mallarmé leurs Orientales ou leur Cromwell. Le Code ne condamne point les crimes en idée, ceux qui n’ont pas au moins reçu, selon ses propres termes, « un commencement d’exécution » — et il semble que la critique ne saurait s’occuper des « évolutions » ou des « révolutions » auxquelles, comme à la symbolique ou symboliste, il ne manque, pour être intéressantes, que d’avoir eu lieu.
Elle aurait tort pourtant, et les décadents en sont la preuve. Sans avoir, en effet, rien produit, j’entends rien de considérable, rien qui vaille la peine d’être étudié pour soi-même, ils ont exercé, ils exercent encore, sur toute une portion de la jeunesse contemporaine, une réelle influence. On croit en eux, — ce qui est d’autant plus remarquable qu’ils n’ont pas l’air d’y croire eux-mêmes ; — on trouve en eux des « effets », des « beautés », des « profondeurs » que n’ont point tous les autres ; et je me suis laissé conter que, dans le lourd silence de l’étude du soir, après ceux de Baudelaire, ce sont aujourd’hui des vers comme ceux-ci qui charmeraient nos rhétoriciens :
Simplement, comme on verse un parfum sur une flammeEt comme un soldat répand son sang pour la patrie,Je voudrais pouvoir mettre mon cœur avec mon âmeDans un beau cantique à la sainte Vierge Marie.Mais je suis, hélas ! un pauvre pécheur trop indigne,Ma voix hurlerait parmi le chœur des voix des justes :Ivre encore du vin amer de la terrestre vigne,Elle pourrait offenser des oreilles augustes.(Amour).
J’aimerais mieux, sans doute, par un effet d’une ancienne habitude, que ces vers n’eussent que douze pieds, comme les autres vers, mais je ne puis méconnaître qu’il y ait là quelque chose d’assez original, dans son affectation de simplicité. Aussi de plus avancés, les Belges, par exemple, en préfèrent-ils d’un peu plus obscurs :
Le vierge, le vivace, et le bel aujourd’hui,Va-t-il nous déchirer avec un coup d’aile ivreCe lac dur oublié que hante sous le givreLe transparent glacier des vols qui n’ont pas fui ?(Revue indépendante).
Ce n’est pas, au surplus, qu’il n’y ait encore mieux :
Un peu de blond, un peu de bleu, un peu de blanc.Pourras-tu revenir dans les soirs, ô vieux Rêve !L’Andante qui finit pare l’albe de l’Ève,Un peu de son, des parfums doux, et du très lent.(les Palais nomades).
Si d’ailleurs je n’en cite point de M. Charles Vignier, c’est pour ne pas faire de peine à M. Franchis Vielé-Griffin. Mais n’ai-je pas noté quelque part qu’il y a longtemps, bien longtemps, au temps de la renaissance, il y avait une école à Lyon, dont les vers pourraient rivaliser avec ceux qu’on vient de lire ?
Et l’influence, et l’aspect de tes yeuxDurent toujours sans révolution,Plus fixement que les Pôles des Cieux.Car eux tendans à dissolution,Ne veulent voir que ma confusionAfin qu’en moi mon bien tu n’accomplisses,Mais que par mort, malheur, et leurs complicesJe suive enfin à mon extrême mal,Ce Roi d’Écosse avec ces trois ÉclipsesSpirans encor cet An embolismal.(Délie, objet de plus haute vertu).
Mais par-delà les différences, qui sautent d’abord aux yeux, si je voulais remonter aux causes des ressemblances, et esquisser à ce propos l’histoire ou la théorie du symbolisme dans notre poésie, outre que cela pourrait être assez long, M. Gustave Kahn et M. Stéphane Mallarmé lui-même se riraient trop de moi, me trouvant trop naïf ; — et ils n’auraient pas tort. C’est au surplus à leur influence que j’en ai uniquement, pour cette fois, et nullement à leurs œuvres ou à leur mérite personnel.
Je suis tellement désireux de leur prouver ma bonne volonté, que parmi les raisons que je crois voir de cette influence, j’écarterai toutes celles qui ne seraient qu’amusantes à développer. Ne seraient-ce pas pourtant les principales, et à coup sûr les premières en date toutes celles qui se réduisent au désir d’étonner et de scandaliser, héritage de ce mystificateur, doublé d’un maniaque obscène, qu’on appelait Charles Baudelaire ? ou celles encore qui se ramènent à la déplorable facilité qu’il y a de composer des « proses décadentes » et des « vers symboliques » ? L’action ne suit pas plus promptement la pensée. Considérez, en effet, un Palais nomade de M. Gustave Kahn, ou lisez un Écrit pour l’art de M. René Ghil. S’ils ont quelque autre mérite, avec celui d’être en général inintelligibles, c’est de trahir, dans les rares endroits que l’on en croit comprendre, une ineffable ignorance de toutes choses et une inexpérience touchante de la vie. À leur exemple, au sortir de nourrice, on peut donc se flatter de construire un Palais nomade ! on peut laisser échapper, sans presque y prendre garde, un petit Écrit pour l’art ! Évidemment, dans un temps comme le nôtre, où l’on ne se doute pas de l’orgueil intellectuel des générations qui se préparent, le symbolisme offre des commodités sans pareilles aux collégiens jaloux du suffrage de M. Anatole Baju… Mais je conviens volontiers que, si cette raison est pour quelque chose dans l’influence de l’école, il y en a d’autres, qui lui font plus d’honneur, si même on ne doit dire qu’elles pourraient bien être conformes et « adéquates », — mettons encore ce mot pour leur faire plaisir — à une prochaine révolution du goût.
Transfuges du Parnasse contemporain, car les premiers vers de M. Paul Verlaine et de M. Stéphane Mallarmé procèdent, comme ceux de M. Sully Prudhomme et de M. François Coppée, des exemples et des leçons de Baudelaire — encore Baudelaire ! — de Gautier et de M. de Banville, les symbolistes ou décadents, sans déclarer précisément la guerre à la rime riche et à la consonne d’appui, ont revendiqué pourtant, contre les « parnassiens », l’ancienne liberté du poète. C’est même l’explication d’une prédilection singulière dont ils affectent d’honorer Lamartine, pour lequel, au contraire, assez généralement, les « artistes » du Parnasse n’ont qu’un mépris tranquille et doux. Quelle est d’ailleurs, en poésie, l’importance de la question de forme et combien ceux-là sont rares, quoi que l’on en dise, qui « savent faire un vers », nous n’avons pas refusé, plus d’une fois, de le reconnaître. Et, au fait, quand on n’a pas de génie, n’est-ce point surtout alors qu’il faut avoir du talent, du métier, et de la main ?
Il n’en est pas moins vrai que, si l’on prenait à la lettre les prescriptions et les prétendues règles du Petit Traité de versification française de M. de Banville, la poésie ne serait bientôt plus qu’un pur baladinage, et « l’or » même de la rime se transformerait en clinquant. Pour cette raison vaguement sentie, — comme aussi bien tout ce qu’ils sentent, — les symbolistes et les décadents n’ont donc pas eu de peine à grouper autour d’eux ou de leurs théories, tous ceux qui croient encore qu’on peut faire entrer des « idées » ou des « sentiments » dans un vers ; et, pour les y faire entrer, que, notre langue étant ce qu’elle est, on peut quelquefois sacrifier la régularité de la césure ou la richesse de la rime. Ils ont ainsi, pour l’avenir, émancipé la poésie de quelques règles aussi tyranniques en leur genre que le pouvait être jadis, pour nos auteurs dramatiques, la règle des trois unités. Et, il est bien vrai qu’ils l’ont trop émancipée ; que, si les vers de M. Stéphane Mallarmé sont encore des vers, — d’assez beaux vers même quand on les isole, et surtout quand on n’y cherche pas de sens, — les vers « impairs » de M. Paul Verlaine, eux, ne sont souvent qu’une espèce de prose ; et ceux de M. Gustave Kahn ou de M. Vielé-Griffin qu’un « je ne sais quoi » qui réalise le miracle, inouï jusqu’à nous, de n’être ni vers ni prose. Mais l’important, c’est qu’au nom de la poésie même, ils aient travaillé à débarrasser le poète d’entraves inutiles, qui risquaient d’être et qui ont plus d’une fois été des obstacles à la liberté de l’expression.
Voilà une bonne œuvre : en voici une meilleure encore. Dans un temps où, sous prétexte de naturalisme, on avait réduit l’art à n’être plus qu’une imitation du contour extérieur des choses, les symbolistes, rien qu’en se nommant de leur nom, ou en l’acceptant, ont paru rapprendre aux jeunes gens que les choses ont une âme aussi, dont les yeux du corps ne saisissent que l’enveloppe ou le voile, ou le masque. « Un paysage est un état de l’âme »
; on se rappelle ce mot d’Amiel : c’est le seul que l’on ait sauvé du naufrage de son Journal intime. Cela ne veut pas du tout dire, comme je vois pourtant qu’on le croit, qu’un paysage change d’aspect avec l’état de l’âme, aujourd’hui mélancolique et demain souriant, selon que nous sommes tristes ou joyeux nous-mêmes. Il n’y aurait rien de plus banal, et surtout de moins hégélien. Mais cela veut dire, au contraire, qu’indépendamment du genre ou de l’espèce d’émotion qu’il éveille en nous, qu’indépendamment de nous et de ce que nous y pouvons apporter de nous-mêmes, un paysage est en soi de la « tristesse » ou de la « gaieté », de la « joie » ou de la « souffrance », de la « colère » ou de « l’apaisement ». Ou, en d’autres termes encore, plus généraux, cela veut dire qu’entre la nature et nous il y a des « correspondances », des « affinités » latentes, des « identités » mystérieuses, et que ce n’est qu’autant que nous les saisissons, que, pénétrant à l’intérieur des choses, nous en pouvons vraiment approcher l’âme. Voilà le principe du symbolisme ; voilà le point de départ ou l’élément commun de tous les mysticismes ; et voilà ce qu’il était bon que l’on essayât d’introduire, comme un ferment nouveau, pour la faire lever, si je puis ainsi dire, dans la lourde masse du naturalisme.
Sans trop savoir peut-être eux-mêmes ce qu’ils faisaient, décadentes et symbolistes ont donc, en second lieu, groupé autour d’eux tous ceux qui ne croyaient pas que l’Assommoir, avec tous ses mérites, fût le dernier mot de l’art, qui craignaient confusément de le voir suivi de la Terre, et qui ne s’attendaient point à trouver l’expression du leur dans le Rêve de M. Zola. Dans les journaux ou dans les Revues, il semble du moins que c’est depuis que les symbolistes ont imprimé leurs manifestes qu’on a vu les jeunes gens se détacher du naturalisme. Un nouveau Gustave, — je veux dire l’auteur des Palais nomades, — l’a emporté sur les autres : sur celui qui peignit l’Enterrement d’Ornans et sur celui qui fit Bouvard et Pécuchet ; et dans une lutte que d’ailleurs il n’a point livrée, M. Anatole Baju a renversé le rempart de Médan. « Je l’ai broyé », dit-il, dans une de ses brochures. Mais ce qu’ils ont ainsi « broyé », qu’en font-ils ? et ce qu’ils ont voulu détruire, comment et par quoi le remplaceront-ils ? C’est ce qu’ils nous ont dit ou ce qu’ils nous ont fait dire ; et c’est ici, si je ne me trompe, que la question, en les dépassant, s’élargit singulièrement.
De la musique avant toute chose,Et pour cela, préfère l’ImpairPlus vague et plus soluble dans l’air,Sans rien en lui qui pèse ou qui pose.
Il faut aussi que tu n’ailles pointChoisir tes mots sans quelque méprise ;Rien de plus cher que la chanson grise,Où l’Indécis au Précis se joint.…De la musique encore et toujours !Que ton vers soit la chose envoléeQu’on sent qui fuit d’une âme en alléeVers d’autres cieux à d’autres amours.
C’est ainsi qu’en son Art poétique, dédié il M. Charles Morice, qui nous donnera demain tout un volume sur la Littérature de tout à l’heure, M. Paul Verlaine s’exprime. Mais ce qu’il nous dit en vers, et d’une manière où peut-être il y a moins de précis que d’indécis, M. Teodor de Wyzewa nous l’a dit, en prose et un peu plus clairement, dans une curieuse étude sur M. Mallarmé : « La mélodie des premiers vers de M. Mallarmé a des emportements qui rappellent les thèmes juvéniles de Beethoven. »
Et plus loin « La poésie doit être un art, créer une vie. Mais quelle vie ? Une seule réponse est possible : la poésie, art des rythmes et des syllabes, doit, étant une musique, créer des émotions. »
Et plus loin encore « Aux points saillants de ses poèmes, M. Mallarmé dispose des mots précis ; c’est le sujet… Il apparaît clairement sous les modulations environnantes des syllabes musicales… Malgré ses faiblesses, l’œuvre poétique de M. Mallarmé demeure aujourd’hui le meilleur modèle de ce que peut produire la musique des mots. Elle s’impose… par un charme indéfinissable, issu, je crois, de ces deux caractères : la propriété et la nécessité musicales. »
Retenez bien ces explications et ces comparaisons « musicales ». Encore quelques années, et vous les verrez envahir la critique et la littérature ; symbolistes et décadents, leur objet est de rivaliser désormais avec la musique ; et, par des moyens imités des siens, il s’agit de susciter des émotions musicales.
Qu’il y ait là plus qu’une rencontre, qu’un caprice ou qu’une fantaisie de mélomane, plusieurs observations le prouvent, — et celle-ci tout d’abord. Aux époques classiques, et chez nous, notamment, au xviie siècle, c’est avec le plus abstrait des arts, avec celui que les nerfs sentent le moins, si l’on peut ainsi dire, que la littérature semble vouloir rivaliser. Disposition ou distribution des ensembles, équilibre et proportions des parties, élégance et commodités des « passages » ou transitions, solidité de tout l’ouvrage, l’impression la plus générale que l’on cherche à produire est « architecturale » ou « architectonique » ; et c’est presque le même vocabulaire dont on use pour louer la colonnade du Louvre, une tragédie de Racine, et un sermon de Bourdaloue. On dit alors d’une phrase qu’elle est bien construite et d’un livre que le plan en est bien conçu. C’est par un préambule ou par un péristyle que l’on accède au corps de l’ouvrage ; on en admire les fondations ; on en trouve les lignes harmonieuses, et l’économie sagement ou heureusement entendue.
Mais, vers le milieu du xviiie siècle, de nouvelles métaphores apparaissent dans la langue de la rhétorique. On ne conçoit plus l’ouvrage comme un édifice, mais comme un tableau ; la qualité du style que l’on apprécie le plus, c’en est le coloris ; on reproche à un écrivain la sécheresse de ses peintures ; et, en effet, avec Buffon, avec Rousseau, avec Bernardin de Saint-Pierre, avec Chateaubriand, c’est le pittoresque qui s’introduit dans la littérature, pour en modifier l’aspect d’abord, et bientôt la notion. Déjà, dans l’école romantique, le poète et le romancier, Hugo, Gautier, George Sand, rivalisent avec le peintre, l’égalent, ou le surpassent dans leurs descriptions. Les parnassiens ne se piquent, à leur tour, en perfectionnant les procédés et en serrant le dessin du vers ou de la strophe, que de rendre l’imitation ou la représentation plus conforme à la nature, et par suite l’illusion plus complète. Et les naturalistes eux-mêmes, — sans compter qu’avant les romanciers ce sont deux peintres qui ont fondé l’école, — ne voyez-vous pas qu’ils n’ont eu pour principal objet que de produire avec des mots les sensations qu’autrefois la forme, et surtout la couleur, passaient pour seules capables de rendre ?
Nous sommes à la veille aujourd’hui d’une transformation nouvelle ; et l’on dirait qu’après s’être approprié les moyens de la peinture, jusqu’à les posséder aussi bien ou mieux que les peintres eux-mêmes, la littérature veuille s’emparer maintenant de ceux de la musique. Cela déjà ne perçait-il point dans ces vastes symphonies auxquelles certains naturalistes aimaient à comparer leurs romans, comme aussi dans le langage dont se servaient quelques parnassiens pour indiquer leurs intentions ? Développer un sujet, c’est maintenant exécuter des variations sur un thème ; et on ne passe plus d’une idée à une autre idée par des transitions, mais par une série de modulations. Aussi bien, sous ce rapport, les titres qu’on préfère dans l’école décadente sont-ils assez caractéristiques : Romances sans paroles, de M. Paul Verlaine, Cantilènes ou Complaintes, de M. Jean Moréas ou de M. Jules Laforgue, les Gammes de M. Stuart Merrill. Et, lorsque l’on compare enfin le peu de profondeur apparente de leurs compositions, de leurs symphonies ou de leurs sonates, avec ce qu’ils ont l’air entre eux d’y voir ou d’y entendre de symbolique et de mystérieux, il semble que Carlyle ait écrit pour eux cette page de ses Héros : « Pour ma part, je trouve une signification considérable dans la vieille définition vulgaire que la Poésie est métrique, a une musique en elle, est un chant…Musical ! Que de choses tiennent en cela ! Une pensée musicale est une pensée parlée par un esprit qui a pénétré dans le plus intime de la chose, qui en a découvert le mystère le plus intérieur… La signification de chant va profond ; — ne diriez-vous pas, en vérité, son traducteur et lui, qu’ils parlent décadent ? — Qui est-ce qui, en mots logiques, peut exprimer l’effet que la musique fait sur nous ? Une sorte d’inarticulée et d’insondable parole qui nous amène au bord de l’infini, et nous y laisse par moments plonger le regard…Voyez profondément, et vous verrez musicalement. »
C’est là justement la prétention ou l’ambition des symbolistes et des décadents. La chose qui est au-delà, soupçonnée, et au besoin supposée plutôt qu’aperçue, vaguement sentie, par ses effets, plutôt qu’en elle-même, et plutôt que pensée, voilà bien ce qu’ils voudraient saisir. S’ils ont eux-mêmes déjà dit beaucoup de folies là-dessus, il faut d’ailleurs leur savoir gré de n’en avoir pas dit encore davantage. Lorsque l’on a commencé d’entrer dans l’insondable, il est en effet assez naturel, il est fréquent et même ordinaire que l’on n’en revienne pas : on s’y égare, on s’y perd, on s’y fond, on s’y dissout soi-même. Mais il n’y a pas moins là, et j’y insiste, une conformité remarquable des théories de nos symbolistes avec une tendance de l’opinion et du goût ; et, imprégnés qu’ils sont de ce vague à l’âme que le triomphe de la musique est de provoquer, d’entretenir, et de rendre durable en nous, parmi les raisons de leur influence, il n’y en a pas de plus naturelle ni de plus agissante.
Barbare que je suis, je ne connais ni ne goûte assez la musique pour oser pousser la comparaison. Mais ce que je puis pourtant faire, c’est d’indiquer au moins combien de choses, dont on ne voit pas d’abord les liaisons, semblent également procéder aujourd’hui de cette avidité de la sensation musicale. Par exemple, en général, ceux qui aiment et qui croient comprendre la poésie de M. Paul Verlaine et de M. Stéphane Mallarmé, sont ceux aussi qui aiment la peinture de M. Puvis de Chavannes et celle de M. Gustave Moreau, celle des primitifs ou des préraphaélites, d’Angelico ou de Mantegna, et la musique de Wagner, depuis le Parsifal jusqu’à la Walkure. En littérature, ce sont ceux encore qui préfèrent, comme ils diraient, aux Odyssées trop précises, les mystiques Saint-Graals et les vagues Ramayanas…
En effet, par-dessous des différences que ce n’est pas aujourd’hui le temps de caractériser, tout cela se ressemble, si je puis ainsi dire, par un certain air d’indétermination, et conséquemment de mystère. Sur un thème initial donné, très général et très vague, ce sont autant de variations qui ne gênent pas, qui ne limitent point, qui favorisent, au contraire, en en multipliant la puissance, la liberté du rêve et l’épicuréisme de l’imagination. Auditeurs, spectateurs, ou lecteurs, n’est-ce pas dire qu’elles nous mettent dans un « état d’âme » analogue à celui où nous met la musique ? indéfinissable et profond, suggère, non pas imposé — pour parler le langage d’une certaine science ? — et dont l’indécision même où nous sommes de sa vraie nature, si c’est vraiment un « état de l’âme » ou un ébranlement des nerfs, un sentiment ou une sensation, fait une partie de son charme voluptueux et troublant ?
D’autres que nous le diront mieux, trouveront pour le dire d’autres mots et d’autres métaphores, approfondiront la nature de l’émotion musicale, en mesureront le pouvoir expressif, donneront la formule enfin de ces « transpositions d’art », comme Gautier, je crois, les a heureusement appelées. Il nous suffit d’avoir montré que, symbolistes ou décadents, ils ne sont pas seuls de leur école, qu’ils nous ont tous plus ou moins pour complices, et qu’autant qu’initiateurs, ils sont dupes ou victimes, à moins qu’ils ne soient les profiteurs, — qu’on me pardonne ce barbarisme, — d’un mouvement auquel ils n’ont pas donné le branle.
Qu’en penserons-nous cependant ? Un peu de bien, beaucoup de mal. Et qu’en concevrons-nous ? Quelques espérances et de nombreuses craintes. Assurément, c’est bien fait à eux d’avoir attaqué le naturalisme, le mauvais naturalisme, celui qui s’étale aussi largement et impudemment dans le Rêve, comme on l’a fait remarquer, que dans Pot-Bouille, ou dans Nana. Même contre un autre naturalisme, celui qui pénètre plus profondément au cœur des choses, à la façon du naturalisme anglais ou russe, mais qui cependant se limite lui-même à l’observation de la réalité, peut-être ont-ils encore raison. En effet, puisqu’il se restreint à l’imitation de la chose vécue, c’est-à-dire vue ou éprouvée, et qu’il s’enferme dans le présent, on peut reprocher à ce naturalisme d’enlever arbitrairement à l’artiste toute la matière de l’histoire, et toute celle du rêve. Cependant, si nous ne sommes pas seulement des corps, nous ne sommes pas non plus les seuls hommes, les premiers qui aient vécu, qui aient senti, qui aient pensé, mais nous avons derrière nous toute une humanité qui, pour échapper à l’observation directe, n’en est que plus intéressante à connaître et à étudier. On n’a guère vu de grand poète qui n’eût les yeux tournés vers le passé. Encore moins en a-t-on vu qui ne se crût le droit d’ajouter sa personne à son œuvre, son rêve à la réalité, d’inventer autant que d’imiter, de ne se servir enfin de la nature que pour la corriger, la compléter ou l’idéaliser. Le symbolisme même a ses droits ou ses titres, puisqu’il a ses beautés, — comme Dante, par exemple, et Pétrarque, l’ont autrefois prouvé, je pense.
Mais encore faut-il prendre garde que, s’il y a quelque chose au-delà de la nature, cependant nous ne saurions l’exprimer qu’avec des moyens qui sont de la nature :
… this is an artWich does mend nature, — change it rather ; — butThe art itself is nature…iv, 3).(le Conte d’hiver,
et, ces moyens de corriger, d’améliorer ou de transformer la nature, il n’y a que l’observation qui puisse nous en rendre maîtres. C’est ce que nos jeunes gens, symbolistes ou décadents, paraissent avoir complètement oublié, si même ils l’ont jamais su, je veux dire s’ils n’ont pas cru que l’art consiste à sortir de la nature. Hoffmann, Edgar Poë, Baudelaire, l’ont ignoré, oublié, ou méconnu comme eux : et je doute, malheureusement pour eux, qu’il puisse y avoir une autre erreur plus grave. L’imitation de la nature, qui n’est pas le tout de l’art, en est au moins le commencement, par suite la condition première et nécessaire, le support, si l’on aime mieux ; et, en ce sens, il est vrai de dire qu’il ne saurait y avoir d’idéalisme ou de symbolisme même sans un peu de naturalisme, qui s’y mêle pour le soutenir, pour le lester, en quelque sorte, pour l’empêcher de s’évaporer en nuage ; — et le nuage en rien.
Je crains aussi qu’en se séparant des parnassiens, c’est-à-dire de l’école du « vers bien fait » et de la « rime riche », on ne s’en soit trop séparé.
Prends l’éloquence et tords-lui son cou,Tu feras bien, en train d’énergie,De rendre un peu la Rime assagie ;Si l’on n’y veille, elle ira jusqu’où ?
Ô qui dira les torts de la Rime ?Quel enfant sourd ou quel nègre fouNous a forgé ce bijou d’un sou,Qui sonne creux et faux sous la lime ?(Romances sans paroles).
Eh oui ! si seulement, dans une langue comme la nôtre, illustrée par tant de rimeurs, — depuis ceux de la Pléiade jusqu’à ceux du Parnasse, pour ne rien dire de leurs prédécesseurs, — il ne fallait faire attention qu’en rimant moins bien qu’eux, on sera toujours légitimement suspect d’avoir pu moins qu’eux dans leur art. La difficulté vaincue, qui est une partie du métier, est une part aussi, une petite part, mais une part de l’art. Je ne dis pas cela pour M. Paul Verlaine ou pour M. Stéphane Mallarmé, qui ont fait jadis des vers parnassiens, mais je suis bien obligé de le dire pour leurs imitateurs et leurs disciples encore inconnus.
Les flots roulent la nef par leurs vals de délice,Mais la Dame d’Azur pâlit et s’évapore.Les lilas d’autrefois se sont mués en lys,Rêves-tu du sommeil ingénu dans le port ?(Centon).
ou encore
Et j’irai le long de la mer éternelleQui bave et gémit en les roches concaves,En tordant sa queue en les roches concaves,J’irai tout le long de la mer éternelle.(les Cantilènes).
Le procédé, vraiment, est trop simple. On ne saurait être un écrivain sans un peu de grammaire, et si l’on peut s’en passer quelquefois, ce n’est qu’à la condition de bien faire sentir qu’on sait que l’on s’en passe, et pour quelles raisons. De même, on ne saurait être poète sans un peu de métrique et de métier, et, si l’on veut violer les règles, il faut toujours que ce soit par une allusion évidente et directe, pour ainsi dire, à ces règles mêmes. Je voudrais voir des vers parnassiens de M. Gustave Kahn ou de M. René Ghil, des « vers bien faits », un sonnet sans défaut, quelque chose enfin d’aisément compréhensible à tout le monde ; et alors, je ne louerais point encore, mais je prendrais plus au sérieux leurs Palais nomades ou leurs Écrits pour l’art.
J’ajouterai que, si l’on peut donner à un grand écrivain toutes les libertés, — et même à un moins grand, — pourvu qu’il ait quelque chose d’original ou de personnel à nous dire, de vraiment neuf ou de vraiment sien, il est toujours dangereux de vouloir transformer les violations de la règle en des règles nouvelles, et que, dans le siècle où nous sommes, les romantiques l’ont assez prouvé. La forme, qui n’est jamais entièrement négligeable dans les grandes œuvres, qui souvent a suffi, toute seule, pour faire durer et pour consacrer les petites, est quelque chose de trop considérable, et dont la perfection est trop rare, pour que l’on n’en entretienne pas le respect, à défaut du culte ou de la superstition. C’est malheureusement, ce que l’on ne persuadera pas aux symbolistes. D’abord, parce que ce respect les gêne, leur rendrait plus difficile une écriture, plus ou moins artiste, mais qu’ils tracent au courant de la plume ; ensuite, parce qu’hypnotisés dans la contemplation des vocables, ou même des lettres :
A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu, — voyelles,Je dirai quelque jour vos naissances latentes ;A, noir corset velu des mouches éclatantes,Qui bombillent autour des puanteurs cruelles,
Golfes d’ombre : E, candeur des vapeurs et des tentes,Lance des glaciers fiers, rois blancs, frissons d’ombelles :I, pourpres, sang craché, rire des lèvres bellesDans la colère, ou des ivresses pénitentes….
parce qu’ils ont perdu le sens de la phrase, de la strophe, à plus forte raison celui des ensembles ; et, enfin, parce que leur rêve serait justement d’exprimer tout ce que la précision, la netteté, et la perfection de la forme limitent ou détruisent en le déterminant. Omnis determinatio negatio est : ils seront bien aises et un peu fiers d’être ainsi mis sous l’invocation de saint Spinoza.
Mais dans cette entreprise, assez puérile d’ailleurs, le plus grand danger qu’ils courent, c’est de creuser de leurs propres mains, de rendre plus profonde la séparation de l’art et de la vie. Or, plus on y songe, et plus il semble, au contraire, que la littérature, en particulier, doive être dans l’avenir non plus seulement une imitation ou une traduction de la vie, mais une forme même de l’action.
Je sais bien que ce n’est pas l’opinion de tout le monde, et que, comme les symbolistes, quelques dilettantes aussi s’accommodent volontiers d’un état de choses où la littérature et l’art, devenus plus qu’aristocratiques, et désormais coupés de leurs communications avec une humanité trop indigne d’en jouir, continueraient en dehors, en marge, et comme au-dessus de l’histoire, leur évolution solitaire. Ce sera, si vous le voulez, et puisque je n’ai pas encore eu l’occasion de prononcer son nom, la part d’influence de l’auteur de Moïse et d’Eloa dans le mouvement contemporain. « Les admirations sommaires, ou les compréhensions intelligentes, à quoi bon cela ?… Pourquoi la poésie devrait-elle être jetée aux appétits faciles des passants ?… Elle doit être éloignée, un autel rare de la joie dernière. »
Le même sentiment a dicté encore à M. Paul Verlaine le titre et l’idée de ses Poètes maudits, que l’on appellerait mieux, dit-il lui-même, « poètes absolus », ou poètes trop poètes, pour être jamais, non pas aimés, mais compris du vulgaire.
Mais qu’est-ce que les « passants », et qu’est-ce que le « vulgaire » ? Car c’est là toute la question. Et je crains bien qu’en général, pour un poète ou pour un écrivain, comme d’ailleurs l’histoire le montre, le vulgaire, ce ne soient tous ceux qui l’admirent ou qui l’apprécient un peu moins qu’il ne fait lui-même. Le vulgaire, pour Vigny, c’étaient tous ceux qui préféraient autre chose à la Maison du berger ; et je suis le vulgaire, à moi tout seul, pour M. Gustave Kahn ou pour M. Francis Poictevin.
N’en pourrons-nous jamais finir avec ce puéril amour-propre ? Mais pour cela, au lieu de les dénaturer et de les corrompre à plaisir en soi-même, il faudrait s’étudier au contraire à développer et à fortifier le sens et la connaissance de la vie. Autrement, si nous nous isolons des autres hommes ; et, absorbés dans la contemplation de notre propre nombril, si nous exigeons que tout le monde y prenne un intérêt… que nous n’y prenons point toujours ; si nous ne comprenons pas que dans le mépris ou le dégoût que nous affectons des autres, notre ignorance d’eux, de leurs mobiles d’action, de leurs vrais sentiments, — notre sottise, en un mot, — concourt pour la plus grande part, alors la littérature n’est plus qu’une chinoiserie, beaucoup moins drôle et beaucoup moins falote que l’authentique ; et nous ferions mieux, dans notre propres intérêt, comme dans celui des autres, d’auner de la flanelle que de mettre du noir sur du blanc. Car les mots sont faits pour exprimer des idées, les idées à leur tour pour se traduire en actes, plus tôt ou plus tard, par des voies que nous ne savons point. L’objet de la littérature n’est pas plus en elle-même que celui de l’éloquence ne consiste nous gargariser des belles choses que nous disons. Et ce n’est pas enfin l’homme qui est fait pour l’art, c’est l’art qui est fait pour l’homme ; — et par ce mot j’entends aussi la femme, comme disait M. de Loménie.
Notez que c’est pour cette raison que l’effort des symbolistes ne sera pas peut-être entièrement perdu. Vers le milieu du siècle dernier, lorsque le pittoresque commença de s’introduire dans la littérature, on en poussa des cris dont vous retrouverez l’écho dans les Lettres sur la Nouvelle Héloïse, de Voltaire, ou dans la légendaire critique d’Atala, de l’abbé Morellet. Je serai franc, et si j’avais été là, ces cris, je les aurais poussés. Cela n’empêche pas que le goût du pittoresque ait continué d’étendre ses conquêtes ; que le mérite essentiel de la forme, qui était dans le dessin, soit insensiblement passé dans la couleur ; et qu’après tout, quelques idées au moins ou quelques sentiments, et toutes les sensations que ne pouvait nous procurer le style de Morellet ou celui de Voltaire, le style de Chateaubriand nous les donne. Au détriment, il est vrai, de quelques-unes de ses qualités, la langue en a donc acquis d’autres ; et trop de grandes œuvres, depuis lors, ont consacré l’acquisition pour qu’elle ne soit pas durable. La même fortune est-elle réservée aux symbolistes et aux décadents, qu’aux romantiques, et je puis bien dire aux naturalistes ? Je ne le crois pas, pour diverses raisons que j’ai données, et auxquelles j’en pourrais ajouter plusieurs autres, comme celle-ci : qu’on les attend toujours à la preuve de leurs théories, par le chef-d’œuvre ; ou encore qu’il y a certainement une limite à la plasticité des langues, et que les romantiques et les naturalismes l’ont déjà dépassée. Mais enfin, en pareille matière, il est toujours prudent de réserver l’avenir. C’est seulement ce que je ferais avec plus de confiance, il faut l’avouer en terminant, si j’avais pu reconnaître, ces messieurs du décadentisme, un peu plus de talent. Puissent-ils me donner bientôt le démenti de cette conclusion !
À propos du Disciple13 §
Les idées agissent-elles ou n’agissent-elles pas sur les mœurs ? Un poète, un auteur dramatique, un romancier surtout (qu’on lit et qu’on relit), un philosophe, un savant même, ne doivent-ils pas se regarder comme ayant un peu charge d’âmes ? Les « vérités » qu’ils proclament, — qui ne sont trop souvent que les erreurs de la veille ou les préjugés du lendemain, — peuvent-ils les mettre à si haut prix que de n’avoir égard, en les répandant, ni au scandale qu’elles soulèveront, ni à ce qu’elles ébranlent d’autres « vérités » peut-être, ni aux conséquences qui en sortiront ? Ils n’écrivent, disent-ils, que pour eux-mêmes et pour quelques lecteurs triés… Mais, à travers l’espace et le temps, si leurs doctrines, une fois jetées dans le monde, y vivent, s’y développent, font enfin des disciples parmi cette foule obscure à laquelle, quoi qu’ils en disent, ils demandent au moins l’hommage de son admiration, n’en seront-ils pas tenus à bon droit pour comptables, responsables, et au besoin coupables ? Leur sera-t-il permis alors de plaider l’innocence de leurs intentions ? Les laisserons-nous dire qu’on les a mal compris en suivant leurs leçons ; qu’ils ne les ont données que pour n’être pas appliquées ; et qu’en démontrant, par exemple, que nous ne pouvons rien sur nous ni contre nos passions, cela signifiait en leur langue qu’il y faut résister tout de même ?
Telles sont les belles et grandes questions que M. Paul Bourget s’est proposées dans son Disciple ; qu’il a décidées d’une manière et dans un sens que n’attendaient peut-être pas tous les lecteurs de Mensonges ou de la Physiologie de l’Amour moderne ; et que, pour notre part, nous ne le félicitons guère moins d’avoir ainsi décidées, que d’avoir traitées avec son talent ordinaire, mais dépouillé cette fois de toute affectation, de toute mièvrerie, mûri par la méditation, et tout à fait égal à la portée du sujet. Le Disciple n’est pas seulement l’un des meilleurs romans de M. Paul Bourget : c’est aussi l’une de ses bonnes et de ses meilleures actions.
Mais n’est-il pas bien étonnant que l’on doive discuter de pareilles questions ? et cela seul n’est-il pas ce que l’on appelle un signe des temps ? Si l’on disait, en effet, non pas même à un romancier, mais à un philosophe, mais à un savant, à un physiologiste ou à un physicien, que leur science ou leur art, n’ayant rien de commun avec la vie, ne sont qu’une manière d’occuper leurs loisirs, peine moins vaine que de collectionner des silex taillés ou des faïences patriotiques ; une inoffensive manie, comme de cracher dans les puits pour y faire des ronds, mais une manie, et, comme telle, plus digne d’indulgence ou de pitié que d’en vie ; ils se révolteraient ; — et ils n’auraient pas tort. Leur prétention n’est pas seulement d’être lus, ou admirés, elle est encore d’être crus, d’être suivis, d’étendre enfin parmi les hommes, avec le bruit de leur nom, la fortune, le triomphe et l’autorité de leurs doctrines. Ils veulent aussi des places, ils veulent des titres, ils veulent des croix ; mais ils veulent surtout des disciples, ils veulent des propagateurs, ou des héritiers de leurs idées ; et même, quand par hasard ils ne veulent que cela, c’est alors que nous célébrons leur désintéressement. Cependant, si, de leurs idées, quelqu’un de leurs disciples, plus audacieux ou moins honnête, a tiré des conséquences qu’eux-mêmes, comme souvent il arrive, n’avaient pas entrevues ni seulement soupçonnées ; si, tandis qu’ils établissaient démonstrativement, à ce qu’ils croient du moins, dans le secret du laboratoire ou dans le silence du cabinet, des doctrines que les bourgeois appellent « subversives », quelque imprudent ou quelque maladroit les applique, et se réclame d’eux en les appliquant ; ils se fâchent encore, ils s’étonnent sincèrement qu’une cause ait produit son effet, ils s’en indignent même ; et, désavouant cette logique dont ils ont fait la règle de leurs raisonnements, ils se lavent impudemment les mains du mal qu’ils ont causé. Mais que plutôt ils songeraient, — n’était la vanité dont ils sont aveuglés, — que ce mal même est une preuve qu’ils se sont trompés en un point de leurs déductions ou en un endroit de leurs expériences ; que la « vérité » qu’ils croient avoir découverte n’est qu’une erreur plus subtile et plus orgueilleuse à la fois ; et qu’en vain ont-ils raisonné le mieux du monde, leurs conclusions doivent être fausses, — puisqu’elles sont dangereuses.
Si cela est vrai même des savants, combien cela ne l’est-il pas plus encore des « penseurs » ou des philosophes ! Oh ! je sais bien, en le disant, de quelle étroitesse d’esprit je vais me faire accuser. Je le dirai pourtant. Fussiez-vous donc assuré que la « concurrence vitale » est la loi du développement de l’homme, comme elle l’est de celui des autres animaux ; que la nature, indifférente à l’individu, ne se soucie que des espèces et qu’il n’y a qu’une raison ou qu’un droit au monde, qui est celui du plus fort, il ne faudrait pas le dire, puisque, de suivre ces « vérités » dans leurs dernières conséquences, il n’est personne aujourd’hui qui ne voie que ce serait ramener l’humanité à sa barbarie première. Fussiez-vous assuré que l’homme n’est pas libre, et, selon la forte expression de Spinoza, que, lorsqu’il croit l’être, « il rêve les yeux ouverts »
, il ne faudrait pas le dire, puisque l’institution sociale et la morale entières reposent, comme sur leur unique fondement, sur l’hypothèse ou sur le postulat de la liberté. Mais le fait est, d’ailleurs, que de tout cela nous ne savons rien. Si la liberté n’est qu’une hypothèse, le déterminisme en est une autre, au nom de laquelle, par conséquent, on ne peut, sans manquer soi-même a la science, rien prescrire, ni conseiller, ni insinuer seulement qui ne réserve expressément les droits de l’hypothèse adverse. Quand il serait démontré que la concurrence vitale est la loi des espèces vivantes, il resterait à démontrer que l’homme est lui-même une espèce comme les autres ; — et c’est ce que l’on affirme autour de nous, dans les conseils municipaux, par exemple, — mais c’est ce que l’on est si loin d’avoir encore établi qu’il serait presque plus facile d’établir le contraire. Et ce qu’il faut maintenir en tout cas, comme une condition d’existence aussi nécessaire à l’homme qu’une certaine quantité de nourriture ou d’air respirable, c’est que c’est la morale qui juge les métaphysiques, attendu qu’une métaphysique n’est rien de plus qu’une recherche de l’origine, de la loi, et de la fin de l’homme. Je suis fâché qu’il y ait parmi nous tant de métaphysiciens qui l’ignorent.
À peine ai-je l’air ici de parler d’un roman. Ces observations ne sont pourtant pas inutiles l’intelligence du Disciple ; et je les ai crues même indispensables, si l’on en veut apprécier à son prix la valeur singulière, je dirais volontiers presque unique dans le roman contemporain. Car, il faut bien le redire encore, parmi les jeunes romanciers, l’auteur de Cruelle Énigme, de Crime d’amour, de Mensonges, n’a pas toujours cette facilité, cette abondance, ou cette originalité d’invention qui distingue les uns. Dans le Disciple même, on pourrait noter trop de ressouvenirs de Stendhal, de Balzac, de Dostoïevsky, de Rouge et Noir, de la Recherche de l’Absolu, de Crime et Châtiment. Il y a du Balthazar Claës dans son Adrien Sixte, comme il y a, dans son Robert Greslou, du Julien Sorel et du Raskolnikof. Quoi qu’il ait fait depuis dix ans pour s’affranchir de l’obsession du livre, et pour voir le monde avec ses yeux, je n’oserais affirmer non plus que M. Paul Bourget y ait tout à fait réussi. Ses personnages, beaucoup moins simples, — et plus vrais comme tels, — sont cependant moins « réels » que ceux de M. Daudet, par exemple, ou de M. Zola, qui ne se « tiennent » pas, mais qui sont, mais qui vivent, je ne sais trop comment. Et enfin, si j’ajoute que, dans le Disciple, l’intérêt se divise et pour ainsi dire hésite entre deux ou trois actions, qu’il s’attarde parfois, j’aurai, je pense, indiqué tout ce que l’on peut faire de critiques au roman de M. Paul Bourget.
Mais ce qui n’appartient bien qu’à lui, en revanche, et ce que je ne vois guère aujourd’hui que lui qui puisse mettre dans le roman, c’est cette finesse et cette subtilité de psychologie, c’est cette connaissance des mobiles secrets des actions humaines, c’est cette intelligence pénétrante et profonde des questions qu’il y traite. Lorsque M. Daudet, l’an dernier, dans son Immortel, qui de tous ses romans n’est pas le plus immortel, a voulu toucher de certaines questions, c’est être encore bien indulgent de dire qu’il eût mieux fait de n’y pas toucher. Quelques années auparavant, dans la Joie de vivre, quand M. Zola s’était avisé de rivaliser avec Schopenhauer, dont on parlait beaucoup en ce temps-là, son ignorance avait paru plaisante ; et, dans un drame assez sombre, les prétentions philosophiques de l’auteur des Rougon-Macquart avaient mis un rayon de gaieté. Mais, dans le Disciple comme dans tous ses romans, la supériorité de M. Paul Bourget éclate justement aux endroits où M. Daudet et M. Zola tombent au-dessous d’eux-mêmes. Il y est maître. Ces grandes idées dans l’expression desquelles ils bronchent, ils choppent, et finissent par demeurer empêtrés, lui s’y meut avec une souplesse, avec une aisance, avec un plaisir que justifie la nouveauté des effets qu’il en tire. L’observation philosophique, la liaison des effets et des causes, des commencements et des suites, la description des « états d’âme », — pour me servir ici de l’une des expressions qu’il a mises à la mode, — la lente et l’insensible modification de ces états eux-mêmes sous l’influence du dehors, voilà son domaine, voilà ce qui fait l’intérêt du Disciple, et voilà pourquoi nous y avons appuyé tout d’abord. Aucun sujet n’était plus « analogue » à la nature du talent et de l’esprit de M. Paul Bourget ; et le Disciple n’est peut-être pas le « plus amusant » de ses romans, — les femmes préféreront toujours Mensonges ou Crime d’amour, — mais il en est « le plus fort ».
Intelligent, vaniteux et malade, un jeune homme, Robert Greslou, nourri de la lecture et de la méditation des ouvrages d’Adrien Sixte, — le profond auteur de la Psychologie de Dieu, de la Théorie des passions et de l’Anatomie de la volonté, — est entré comme précepteur dans la famille de Jussat-Randon. La famille de Jussat est composée de cinq personnes : le père, ancien ministre plénipotentiaire, malade imaginaire, tyran involontaire et inconscient des siens ; la mère, bonne personne, d’ailleurs insignifiante ; un fils ainé, capitaine de dragons ; un fils plus jeune, l’élève de Robert Greslou, et une jeune fille. Persuadé que « toutes les âmes doivent être considérées par le savant comme des expériences instituées par la nature »
, — c’est une leçon de son maître, — Robert Greslou forme le projet, dès qu’il a vu Charlotte de Jussat, de la séduire, pour essayer à la fois, sur elle, une étude physiopsychologique du mécanisme de l’amour, et, sur lui-même, la justesse de ses théories.
Il est pris à son propre piège ; la nature l’emporte sur le calcul ; et l’instinct est plus fort que l’esprit de système. Comme d’ailleurs il est jeune, séduisant et intéressant, Charlotte, elle aussi, l’aime, et se laisse aller dans ses bras, presque sans le vouloir, sous la seule condition qu’ils s’empoisonneront aussitôt pour mourir ensemble. Mais l’amour de la vie, peut-être, et surtout l’amour de son amour se réveillant en Robert, la jeune fille seule tient la promesse qu’elle s’était faite, et meurt, après avoir écrit à son frère, en lui remettant le soin de sa vengeance. Robert Greslou, arrêté sous l’inculpation d’assassinat de mademoiselle de Jussat, se renferme devant ses juges, et jusqu’en cour d’assises, dans un orgueilleux mutisme. Connaissant en effet la lettre de Charlotte, comme il sait que M. de Jussat a dans les mains la preuve qu’il n’a pas empoisonné sa sœur, il lui plaît, par son silence, de forcer un peu de l’estime de l’homme dont il a misérablement déshonoré le foyer. Il est vrai qu’entre temps il n’a pas négligé de faire parvenir sa confession entière à son « illustre maître », le grand Adrien Sixte ; et bien lui en a pris, car, sans Adrien Sixte, le capitaine de Jussat, après une hésitation douloureuse, le laisserait monter à l’échafaud. Mais le capitaine de Jussat se décide parler ; sa déposition entraîne l’acquittement de Robert Greslou ; et c’est le capitaine qui venge de sa main la honte et la mort de sa sœur en exécutant Robert Greslou d’un coup de pistolet.
Ce qu’il y a de faucheux dans ces sortes d’analyses d’un beau roman ou d’un vrai drame, c’est qu’en n’en donnant que les lignes les plus générales, on trahit, à vrai dire, l’auteur dramatique ou le romancier. Si, par exemple, on a pu, dans ces quelques lignes, entrevoir le caractère original et pur, vivant et romanesque de Charlotte de Jussat, on ne le connaît cependant pas ; et si je dis que M. Paul Bourget n’en avait pas encore tracé de plus vrai ni de plus « sympathique », il faudra qu’on m’en croie sur parole.
Mais c’est surtout le principal personnage, Robert Greslou, en qui je n’ai pu ou je n’ai su montrer que le gredin vulgaire, dont il diffère autant pourtant que d’un simple et naïf honnête homme. Il y a, en effet, deux êtres en lui, l’un qui pense et l’autre qui vit, l’un qui agit et l’autre qui l’observe, l’un pour qui Charlotte n’est qu’un sujet d’expérience et l’autre qui l’adore ; et, — pour en faire en passant la remarque, — s’il peut bien procéder du Julien de Stendhal et du Raskolnikof de Dostoïevsky, c’est par là qu’il cesse de leur ressembler. Sauf sur un ou deux points, où l’on dirait que les fils s’embrouillent, M. Paul Bourget n’a nulle part fait preuve de plus de dextérité que dans la composition de ce rare caractère. Et encore, là où les fils s’embrouillent, n’oserai-je assurer que ce ne soit exprès. Si perspicaces qu’on les suppose, n’y a-t-il pas, en effet, des moments où les Robert Greslou ne voient plus clair en eux-mêmes ? Et quels sont ces moments, sinon justement ceux où leur personnage artificiel et le personnage naturel qu’en dépit de tout ils sont demeurés par-dessous, se pénétrant l’un l’autre, se rapprochent, se mêlent, et se confondent eu un tout indivisible.
Quelle est maintenant la part d’Adrien Sixte, du théoricien de la volonté et des passions, dans le crime de son élève ? Car, en fait de crimes, et pour n’être pas justiciable des lois, on en imaginerait malaisément de plus odieux que celui de Hubert Greslou. Les plus odieux de tous les crimes, — il y a longtemps que Kant a dit quelque chose de semblable, — ce sont ceux qui, d’une fin qu’elle est pour elle-même, transforment l’âme humaine en un moyen pour la satisfaction de la perversité d’autrui.
Vainement donc Adrien Sixte se débat contre l’évidence. « Rejeter sur une doctrine la responsabilité de l’interprétation absurde qu’un cerveau mal équilibré donne à cette doctrine, c’est à peu près comme si on reprochait au chimiste qui a découvert la dynamite les attentats auxquels cette substance est employée. C’est un argument qui ne compte pas. »
Ainsi répond-il au juge d’instruction qui l’interroge sur la nature de ses rapports avec Robert Greslou. Mais quand il a lu la confession du misérable, il est bien forcé de s’avouer que « ce caractère déjà dangereux par nature a rencontré dans ses doctrines, à lui, comme un terrain où se développer dans le sens de ses pires instincts »
. Et quand il est mort, ce fatal disciple, « l’implacable et puissant maître », sentant sa pensée pour la première fois impuissante à le soutenir, est bien obligé de « s’humilier », de « s’incliner », de « s’abîmer devant le mystère impénétrable de la destinée »
. N’est-ce là peut-être qu’un instant de faiblesse ? Non ; si l’orgueil l’empêche d’avouer, du moins il a senti la contradiction intérieure de ses doctrines ; et, puisqu’il n’a pas eu le courage d’aller jusqu’à la rétractation, essayons de montrer pour quelles raisons Adrien Sixte est responsable du crime de Robert Greslou.
C’est qu’il y a des limites l’audace de la spéculation philosophique ; et, sans parler de celles que nous devrions y trouver dans l’absolue certitude où nous sommes de ne jamais résoudre l’énigme du monde, on en trouve d’autres, et de plus prochaines, dans la nécessité de l’institution sociale pour assurer la perpétuité de l’espèce et l’avenir de l’humanité. Nous n’avons pas le droit de croire, par exemple, « que la théorie du bien et du mal n’ait d’autre sens que de marquer un ensemble de conventions quelquefois utiles, quelquefois puériles »
. Car, d’abord, ce sophisme, nous ne pouvons pas le démontrer, ni seulement le soutenir, sans appeler à notre aide et faire intervenir dans nos raisonnements des hypothèses métaphysiques, — sur la nature de l’homme ou sur l’inexistence de Dieu — lesquelles, par définition, échappent aux prises de la certitude. Mais, si nous le démontrions, nous n’aurions rien prouvé que la souplesse de notre intelligence et la subtilité de notre dialectique, puisque « la société ne peut pas se passer de la théorie du bien et du mal »
et que nous ne pouvons pas imaginer seulement ce que c’est que l’homme en dehors de la société.
Avant tout et par-dessus tout, depuis six mille ans que nous nous connaissons, — et même beaucoup moins, — quelque supposition qu’il nous plaise d’adopter sur nos origines animales, avant d’être faits pour penser, avant de l’être pour rêver, avant presque de l’être pour vivre, nous sommes faits : l’homme est fait pour vivre en société. La conséquence n’est-elle pas bien claire ? Toutes les fois qu’une doctrine aboutira par voie de conséquence logique à mettre en question les principes sur lesquels la société repose, elle sera fausse, n’en faites pas de doute ; et l’erreur en aura pour mesure de son énormité la gravité du mal même qu’elle sera capable de causer à la société. Ni la physique, ni la chimie, ni la physiologie ne peuvent rien là-contre ; encore bien moins l’histoire naturelle ou l’anthropologie, qui ne sont pas des sciences, qui pourront sans doute le devenir un jour, qui ne sont en attendant que des recueils de faits, auxquels peut-être dans cinq cents ans on s’étonnera que nous ayons pu croire. Mais dans cinq cents ans, et dans mille ans, et dans dix mille ans, la société existera toujours ; — ou bien, c’est que l’espèce aura disparu de la surface du globe.
Là, peut-être, depuis cent ans, est la grande erreur du siècle. En tout et partout, dans la morale comme dans la science et comme dans l’art, on a prétendu ramener l’homme à la nature, l’y mêler ou l’y confondre, sans faire attention qu’en art, comme en science et comme en morale, il n’est homme qu’autant qu’il se distingue, qu’il se sépare, et qu’il s’excepte de la nature. En vouliez-vous la preuve ?…
Il est naturel que la loi du plus fort ou du plus habile règne souverainement dans le monde animal ; — mais, précisément, cela n’est pas humain. Il est naturel que le chacal ou l’hyène, l’aigle ou le vautour, pressés de la faim, obéissent à l’impulsion de leur ventre et de leur férocité ; — mais, précisément, cela n’est pas humain. Il est naturel que le « roi du désert » ou le « sultan de la jungle » promènent leurs fantaisies amoureuses de femelle en femelle et disputent leurs plaisirs aux enfants de leur race ; — mais, précisément, cela n’est pas humain. Il est naturel qu’entre deux brutes acharnées sur la même proie, ce soit la brutalité qui décide, et non pas la justice, encore moins la pitié ; — mais, précisément, cela n’est pas humain. Il est naturel que chaque génération, parmi les animaux, étrangère à celle qui l’a précédée dans la vie, le soit également à celle qui la suivra ; — mais, précisément, cela n’est pas humain.
Personne peut-être ne la mieux vu ni mieux dit que ce Voltaire, dont je ne craindrai pas de répéter, après tant d’autres, qu’il avait le regard si lucide, quand la passion ne le brouillait pas, et le bon sens parfois si profond. C’est dans un de ses pamphlets de Ferney, qu’il introduit un Anglais, auquel il fait tenir ce langage :
N’est-il pas vrai que l’instinct et le jugement, ces deux fils aînés de la nature, nous enseignent chercher en tout notre bien-être, et à procurer celui des autres, quand leur bien-être fait le nôtre évidemment… Ceux qui fourniront le plus de secours à la société seront donc ceux qui suivront la nature de plus près. Ceux qui inventeront les arts (ce qui est un grand don de Dieu), ceux qui proposeront des lois (ce qui est infiniment plus aisé), seront donc ceux qui auront le mieux obéi à la loi naturelle. Donc, plus les arts seront cultivés et les propriétés assurées, plus la loi naturelle aura été observée. Donc, lorsque nous convenons de payer trois schellings en commun par livre sterling, pour jouir plus sûrement des dix-sept autres schellings ; quand nous n’épousons qu’une seule femme par économie, et pour avoir la paix dans la maison ; quand nous tolérons (parce que nous sommes riches) qu’un archevêque ait douze mille pièces de revenu pour soulager les pauvres, pour prêcheur la vertu, s’il sait prêcher, pour entretenir la paix dans le clergé, nous fesons plus que de perfectionner la loi naturelle, nous allons au-delà du but ; mais le sauvage isolé et brut (s’il y a de tels animaux sur la terre, ce dont je doute fort), que fait-il du matin au soir que de pervertir la loi naturelle, en étant inutile à lui-même et à tous les hommes ?.. Une abeille qui ne ferait ni miel ni cire, une hirondelle qui ne ferait pas son nid, une poule qui ne pondrait jamais, corrompraient leur loi naturelle, qui est leur instinct. Les hommes insociables corrompent l’instinct de la nature humaine.
C’est à Rousseau que Voltaire lançait ce dernier trait, ou plutôt c’est contre Rousseau, contre l’auteur du Discours sur l’inégalité, qu’il dirigeait tout ce passage. Et, en effet, de beaucoup d’idées fausses que ce redoutable déclamateur a jetées dans le monde, s’il y en a peu de plus dangereuses, il n’y en a pas beaucoup aussi qui aient fait une plus grande fortune que celle de la bonté de la nature. Mais aujourd’hui, mieux informés que nous sommes, il serait temps enfin de rompre avec ce paradoxe ; et, si tout ce qui s’enveloppe sous le nom de civilisation est proprement une conquête de l’homme sur la nature, il serait temps de comprendre que retourner à la nature, ce serait retourner à l’animalité. En voyez-vous la nécessité ? c’est-à-dire, ne trouvez-vous pas qu’il y ait encore assez dans nos veines du sang de ce gorille dont on veut que nous soyons descendus ?
Mais heureusement que tout en nous s’y oppose et nous l’interdit. Vivre dans le présent comme s’il n’existait pas, c’est-à-dire comme s’il n’était que la continuation du passé et la préparation de l’avenir, voilà ce qui est humain ; — et il n’y a rien de moins naturel. Par la justice et par la pitié, compenser ce que la nature, imparfaitement vaincue, laisse encore subsister d’inégalité parmi les hommes, voilà ce qui est humain : — et il n’y a rien de moins naturel. Bien loin de les relâcher, resserrer au contraire les liens du mariage et de la famille, sans lesquels il n’est pas plus possible à la société de vivre qu’à la vie même de s’organiser sans la cellule, voilà ce qui est humain ; — et il n’y a rien de moins naturel. Sans essayer de détruire les passions, leur apprendre à se modérer, et au besoin les y obliger, voilà ce qui est humain ; — et il n’y a rien de moins naturel. Et sur les ruines enfin du culte superstitieux et lâche de la force, établir, si nous le pouvons, la souveraineté de la justice, voilà toujours ce qui est humain ; — et, plus que jamais, voilà ce qui n’est pas naturel.
Que l’on ne vienne donc plus nous parler de ce que l’on appelle avec emphase les droits du transcendantalisme, et les titres imprescriptibles de la « vérité ». Car de quelle « vérité » s’agit-il ? et de qui se moque-t-on ici ? La « vérité », c’est d’être hommes, d’abord ; et si nous ne le sommes qu’autant que nous nous distinguons de l’animal, qu’est-ce que les lois de la « nature », la « concurrence vitale » ou la « sélection naturelle » ont de commun avec nous ? Sont-ce des lois seulement ? Savons-nous si demain peut-être elles n’auront pas rejoint dans les profondeurs de l’oubli les « tourbillons » du cartésianisme, ou les « quiddités » de la « scolastique » ? Et, alors même qu’elles seraient démontrées vraies de tout ce qui nous entoure, qui répondra que leur effort ne vienne pas expirer au seuil de l’institution sociale, puisque celle-ci périrait de leur triomphe, et que sa raison d’être, sa cause première, et sa cause finale, est de nous en affranchir et de leur résister ?
Si la loi du déterminisme était universelle, la société ne subsisterait pas, elle se désagrégerait, les morceaux même ne s’en pourraient rejoindre, pas plus que la vie ne saurait renaître dans un organisme où les forces physico-chimiques ont recouvré leur empire sur le pouvoir mystérieux qui les tenait en échec ? N’est-ce pas une preuve que, si le déterminisme est la loi de la nature il n’est pas celle de l’humanité ? que l’homme lui-même, quoi qu’on en puisse dire, n’est pas compris sous la définition de l’animal ? que si l’on peut bien faire de son animalité la base physique de sa nature, son humanité ne commence qu’au point précis où quelque chose de différentiel et d’unique s’ajoute à cette animalité pour en changer le caractère ? et que, par conséquent, du physique au moral, de l’animal à l’homme, du polype aux sociétés, en concluant du même au même, on tombe dans l’un des pires sophismes eu la pensée d’un métaphycien se puisse laisser entraîner par le mirage des idées pures, la séduction des grandes synthèses, et l’ivresse de l’unité.
Je m’étonne de mon audace ; — et si jamais ces pages doivent passer sous les yeux du « maître », de l’illustre Adrien Sixte lui-même, je l’entends qui ricane de mépris, à moins qu’il ne me taxe, en haussant les épaules, de « lâcheté », « d’impertinence », et de « mauvaise foi ». Ainsi, souvent, en usent avec ceux qui se déclarent moins convaincus qu’eux-mêmes de l’évidence de leurs démonstrations, ces grands amis de la « vérité » ; et après tout, cela même n’est-il pas une assez belle preuve de la sincérité de leurs convictions ?
Mais quoi ! dans sa philosophie, l’auteur de la Théorie des passions et de l’Anatomie de la volonté n’en a pas moins oublié que, ni le mot de « volonté » ni celui de « passions » n’ayant de sens hors de l’homme, il faisait de la morale, et non pas de l’histoire naturelle, encore bien moins de la mécanique ou de la géométrie transcendantes. En enseignant à Robert Greslou « qu’il n’y a pour le philosophe ni crime ni vertu, et que nos volitions ne sont que des faits d’un certain ordre régis par de certaines lois »
, il lui a dit tout simplement ce que nos maîtres facétieux nous disaient jadis au collège « qu’il n’était point défendu de fumer, mais seulement de se laisser prendre »
. En lui répétant avec Spinoza « que la pitié chez un sage qui vit d’après la raison est mauvaise et inutile »
, il lui a tout simplement appris, en s’exceptant lui-même de l’humanité, à ne se servir de ses semblables que comme d’instruments ou de victimes de ses passions. Et, en le débarrassant enfin du remords « comme de la plus niaise des illusions humaines »
, — Spinoza, dans son Éthique, a dit encore quelque chose de cela, — il l’a rendu prêt à tout ce que peuvent soulever de criminels désirs dans un jeune homme de vingt ans la fougue de l’âge, la médiocrité de sa condition, le besoin de parvenir, et la fausse conscience de sa supériorité.
Ce ne sont pas, on le voit, de petites questions que M. Paul Bourget a traitées dans son Disciple, et ce ne sont pas non plus des questions inutiles. Ce sont des questions actuelles, s’il en fut, et ce sont, comme telles, des questions qu’il faut bien qu’on discute… Mais si j’ai tâché de montrer avec quelle franchise et quelle loyauté, quel courage intellectuel M. Paul Bourget les avait abordées, je crains de n’avoir pas assez dit peut-être avec quelle précision de langage philosophique et quelle sévérité de style il les a traitées. Autant d’ailleurs qu’en précision, sa manière, dans le Disciple, a gagné en largeur. S’il n’y a plus ici de ces obscurités qui nous gâtaient quelques pages d’André Cornélis, il n’y a plus trace, même dans les entretiens de Charlotte de Jussat et de Robert Greslou, de ce marivaudage parfois brutal qui gênait encore la lecture dans Mensonges ou dans Crime d’amour. La forme ici vaut le fond ; l’écrivain n’est pas au-dessous du psychologue ou de l’analyste. Et si seulement M. Paul Bourget avait allégé le Disciple de quelques scènes d’un comique assez vulgaire ou assez malheureux, s’il avait eu le courage de sacrifier mademoiselle Trapenard, et le « père Carbonnet », je ne vois pas trop où la critique se pourrait prendre. A-t-il voulu la dépister ? et, en l’adressant au concierge de la rue Guy-de-la-Brosse, la détourner du cas d’Adrien Sixte et de Robert Greslou.
Enfin les milieux, puisque milieux il y a, ne sont pas moins bien observés que les personnages, ni moins fidèlement rendus ; et, plus brièvement, plus discrètement décrits, je les trouve aussi plus réels. Tels sont la rue Guy-de-la-Brosse et le quartier du Jardin des Plantes, où M. Paul Bourget a logé son philosophe, et dont on dirait une esquisse de Balzac, plus nette et moins chargée. Oh ! le Père Goriot, et la description classique de la pension Vauquer, de quelles descriptions ils auront enrichi la topographie de Paris ! Mais je préfère encore quelques paysages d’Auvergne que M. Paul Bourget, de-ci, de-là, ne s’est pas refusé le plaisir de jeter dans la confession de son abominable Greslou. Non seulement le poète qu’il fut lui-même, qu’il est toujours, s’y retrouve, mais l’homme n’en est jamais absent, et les sentiments, les idées mêmes s’y déploient en s’y harmonisant. Ce ne sont pas des morceaux que l’on puisse ôter de leur place, des tableautins à la Daudet, des pans de murailles à la Zola : c’est autre chose de moins puissant peut-être, ou de moins pittoresque, de moins spirituel, mais, en revanche, de plus subtil et de plus pénétrant. Je note encore, dans cette même confession, de jolies descriptions de la vie de château, dépouillées, elles aussi, pour la première fois, de tout cet appareil de meubles et de bibelots dont M. Bourget encombrait volontiers ses salons ; — et j’aurais terminé si je ne tenais à dire quelques mots auparavant de la préface du Disciple.
Elle est curieuse, cette Préface ; elle est surtout significative, et sans en chicaner la forme, qui pourrait être un peu plus simple, je n’en retiens que le fond, avec une satisfaction dont on me permettra de dire brièvement les motifs. C’est qu’après avoir été traité dix ans de « philistin » ou de « bourgeois » par les dilettantes de la jeune critique, — on est un jeune critique aussi longtemps qu’on traite ridiculement les choses sérieuses, et gravement les choses futiles, — il m’est doux de les voir venir eux-mêmes à ce qu’ils trouvaient en moi de plus « bourgeois » et de plus « philistin ». — « Il croit à la nécessité d’un certain optimisme, disait l’un d’eux, ou du moins de la sympathie pour les misères et les souffrances de l’humanité… Est-il nécessaire d’avoir de la sympathie morale pour ce qu’on peint ? Il me semble bien que le principal est de faire des peintures vivantes, et que c’est même le tout de l’art, le reste étant forcément autre chose : morale, religion, métaphysique. »
Mais voici, tout récemment et sans presque y songer, ce que lui répondait un plus jeune : « La vie est intéressante, parce qu’elle est remplie d’une pitié sans fond… Tandis que nos romans réalistes n’expriment, en somme, que la mauvaise humeur où nos fades romans romanesques ont mis un lecteur sensé ; les observateurs russes ont une opinion sur les hommes… et cette opinion, c’est que nous sommes, avant tout, dignes de miséricorde. Enfin, Dieu soit loué ! nous voilà délivrés de toute cette littérature. Nous voyons clair ! La vie a une valeur en soi. La bonté a une majesté supérieure à l’art. »
Je laisserai d’ailleurs M. Paul Desjardins débattre là-dessus avec M. Jules Lemaître ; et il me suffira, pour ma part, que les œuvres traduisent quelque chose de cette « sympathie », — qu’il me semblait seulement qu’avant l’auteur d’Anna Karénine, celui d’Adam Bede et celui de David Copperfield avaient assez bien exprimée. Je me reprocherais de n’y pas joindre l’auteur des Idées de madame Aubray et de la Femme de Claude.
Je ne saurais donc trop féliciter M. Paul Bourget — qui, d’ailleurs, tout disciple qu’il soit ou qu’il se soit cru jadis de Stendhal, de Baudelaire et de Flaubert, n’a jamais affecté l’attitude d’un observateur ironique et méprisant de la vie, — d’avoir parlé, comme il l’a fait dans cette Préface, du dilettantisme ou du dandysme littéraire.
Sans doute, l’auteur dramatique ou le romancier ne sont pas des prédicateurs de morale. On ne leur demande pas des apologues ou des paraboles, et il n’est pas indispensable que leur roman ou leur drame finisse par une citation de l’Évangile. On n’exige pas d’eux qu’ils exercent leur art comme un sacerdoce. On ne leur demande pas, puisque l’humanité n’est pas toujours belle à voir, de la déguiser, de la masquer, de l’altérer pour la peindre, ni seulement de faire un choix parmi les spectacles que la réalité leur propose. Mais on les prie de se souvenir que, sans perdre jusqu’à sa raison d’être, leur art ne saurait se séparer d’avec la vie. On leur rappelle encore que les idées sont au moins des commencements d’actes ; que, par conséquent, ils n’écrivent rien qui ne touche à la conduite, c’est-à-dire à la morale ; et qu’en vain se défendraient-ils de nous donner des leçons, les exemples qu’ils nous mettent aux yeux sont toujours des conseils, des insinuations, ou des suggestions. Allons plus loin : tout ce qu’ils expliquent, ils l’excusent, dès qu’en le représentant ils ne le condamnent point ; et tout ce qu’ils ne condamnent point, c’est comme s’ils disaient, non pas peut-être qu’ils l’approuvent, mais à tout le moins qu’ils le trouvent naturel et indifférent. Et on les conjure enfin, pour l’honneur des lettres, de ne pas considérer leur art comme un baladinage et de ne point se traiter eux-mêmes comme de simples amuseurs publics, puisqu’ils croiraient qu’on les insulte si l’on leur en donnait le nom.
Pour nous, si le roman, puisqu’aussi bien il se transforme, doit en effet sortir un jour du bas naturalisme dans lequel il sera demeuré quinze ou vingt ans embourbé, ce n’est pas d’une autre manière qu’il s’en dégagera, ni par une autre voie. La sympathie, nécessaire à la société, ne l’est pas moins à l’art : elle le devient même chaque jour davantage. Entre autres symptômes qui donnent lieu d’espérer que l’on commence d’en sentir le prix, la Préface du Disciple et le roman lui-même de M. Paul Bourget ne sont pas l’un des moindres. Déjà, l’année dernière, nous avions plaisir à noter une modification de la même nature dans le talent de M. de Maupassant, qui plus il avance, plus il devient humain. L’autre jour enfin, à l’Académie française, M. de Vogue, dans un beau discours, s’appuyait, sans le dire, de ce roman russe dont il a été chez nous l’éloquent introducteur, pour exprimer les mêmes espérances. Ce n’était pas le roman seulement, c’était toute la littérature qu’il aimait à nous montrer renouvelée, rajeunie, recréée par la sympathie. À quelles conditions ces espérances se réaliseront-elles ? J’essayerai de le dire quelque jour.
Question de morale §
Il y a tantôt deux mois qu’à l’occasion du dernier roman de M. Paul Bourget : le Disciple, j’essayais de faire voir que les philosophes ne sont pas tout à fait irresponsables des conséquences de leurs doctrines ; que, pour attaquer, au nom de la métaphysique ou de la science, les principes essentiels de l’ordre social, il fallait soi-même être bien assuré de la solidité de ceux que l’on professe ; — et que, malheureusement, on ne pouvait jamais l’être, si l’esprit de l’homme est faible, si la science ne sert qu’à reculer les bornes de notre ignorance, et si la métaphysique, étant par définition la recherche de l’inconnaissable, est donc ainsi ce que l’on pourrait appeler l’infatigable et l’éternelle errante.
Je croyais bien, en le disant, n’avoir rien dit que d’assez simple, ou même d’un peu banal ; et j’avouerai que je le crois encore. Il me paraissait, il me paraît toujours évident, que d’enseigner, par exemple, avec le « divin » Spinoza, que « la pitié est indigne du sage »
, c’est proférer une parole dangereuse dont le danger n’est pas diminué, mais plutôt et au contraire accru, quand on la fonde, comme il fait, sur une définition éminemment arbitraire de la Chose finie en son genre ou de la Cause de soi. En effet, si nous sommes durs, égoïstes et lâches, il importe que nous sachions que nous le sommes, et que nous ne décorions pas notre inhumanité du nom pompeux de conformité à l’ordre universel. Je pensais, il y a deux mois, et je pense toujours, avec un autre philosophe, l’illustre auteur de la Critique de la raison pure, que l’existence de la loi morale est « la condition nécessaire de la seule valeur que l’homme se puisse donner àlui-même »
; et que, conséquemment, de quelques prétendues vérités qu’une métaphysique s’autorise, elle est fausse, dès qu’elle nie ou qu’elle met en question l’existence de la loi morale, du devoir, et de la liberté. Rien de plus simple, je le répète, et, — si mal que je me sois peut-être expliqué, — rien de plus banal, encore une fois, ni de plus facile à comprendre.
Cependant ces vieilles idées n’ont pas seulement semblé neuves à quelques dilettantes et à quelques « savants », elles leur ont paru fâcheuses. M. Anatole France, dans le Temps, m’a reproché, si je me souviens bien, que je réclamais, sans m’en douter, un 24 Août et une Saint-Barthélemy de « penseurs ». Il s’est considéré lui-même ; et, se trouvant, à l’examen, aussi libre de préjugés, aussi généreux, aussi hardi que je suis timoré, fanatique et intolérant, il ne l’a pas dit, — ce n’est pas sa manière, — mais il l’a fait ingénieusement entendre. À son tour, un anonyme, que je dois croire encore plus autorisé, puisqu’il écrit dans la Revue scientifique, s’est plaint éloquemment que je le voulais « museler », disait-il, et ramener la science et la philosophie à la Rhétorique d’Aristote et la Somme de saint Thomas. Que vient faire ici la Rhétorique d’Aristote ? et celui qui parle ainsi de la Somme de saint Thomas, ignora-t-il qu’elle est un monument comparable en son genre à ce que l’art gothique a produit de plus beau ?
Je ne saurais répondre à de pareils arguments. Ils sont peut-être de « bonne guerre », je veux dire plaisants, bons pour égayer la galerie ; ils n’ont rien de très « littéraire », ni de bien « scientifique » ; et tout le monde voit assez qu’ils ne font rien à la question. Mais ce que je ne puis m’empêcher de faire observer à mes contradicteurs, c’est que, pour me refuser le droit de tirer de leurs doctrines des conséquences qui les condamnent, ils commencent, eux, par m’accabler sous le poids des conséquences qu’ils se donnent le droit de tirer de mes opinions. « Vous n’avez pas le droit, me disent-ils, de rendre Adrien Sixte responsable du crime de Robert Greslou, son disciple ; et la preuve, c’est que si vous l’en rendiez responsable, vous nous ramèneriez au temps de l’Inquisition. »
Est-ce que cela ne voudrait pas dire : La vérité que l’on enseigne dans les colonnes du Temps ou de la Revue scientifique, les conséquences n’en importent pas ; elle leur est antérieure, extérieure et supérieure ; mais les opinions qu’on professe à la Revue des Deux Mondes, rien n’est plus inutile que de les examiner en elles-mêmes, et leurs conséquences nous suffisent pour les juger ?
Cependant, si, comme le remarque l’anonyme de la Revue scientifique, « Adrien Sixte n’a recommandé nulle part de séduire une jeune fille »
, moi non plus, nulle part, je n’ai demandé qu’on jetât les anthropologistes ou les métaphysiciens dans un cul de basse-fosse. Si j’ai donc tort de juger une doctrine, la vôtre, ou celle de vos maîtres, sur et par les conséquences qui m’en semblent résulter, comment avez-vous raison, vous, d’attaquer mon opinion au nom des conséquences qu’il vous plaît d’en tirer ? À moins peut-être qu’une méthode, illégitime quand c’est moi qui m’en sers, ne devienne « scientifique » aussitôt que vous me l’empruntez. Et, « c’est bien quelque chose à peu près de cela »
. Oui comme ils parlent tous les deux au nom de la « science » et de la vérité, M. Anatole France et l’anonyme de la Revue scientifique ne sont pas responsables du sens « que le vulgaire va donner à leurs découvertes ou à leurs théories »
; mais, je le suis, moi, des interprétations qu’ils donnent de mes idées. Et, en effet, ils ne sont pas, eux, « le vulgaire » ; et je ne parle pas, moi, au nom de la « science », mais seulement pour la morale et pour l’humanité.
Je viens en effet maintenant à la vraie question, et, la dégageant de cette polémique, je la pose de nouveau comme j’avais cru le faire en parlant du Disciple. Il ne s’agit pas du tout, « d’imposer une orthodoxie en matière de science, une sorte de doctrine officielle, pour la physique comme pour la métaphysique, dont il ne serait pas permis de s’écarter »
. Il ne s’agit pas même de montrer au penseur « qu’il commet une mauvaise action quand il néglige les conséquences que l’on pourra tirer de ses écrits »
; ou, du moins, cela dépend de l’espèce du penseur, et je ne dis pas de la nature, mais de l’ordre de ses pensées.
Ainsi, je ne crois pas qu’un géomètre ou qu’un chimiste ait à se préoccuper des conséquences que l’on tirera de ses pensées sur l’isomérie ou sur l’accélération séculaire du mouvement de la lune. Mais déjà, sur la question de l’égalité des races humaines, j’estime que l’anthropologiste ne saurait être trop prudent, puisque la question même, étant hypothétique, ne saurait être susceptible d’une solution vraiment « scientifique ». Et pour les penseurs dont les spéculations, comme celles du moraliste ou de l’économiste, roulent pour ainsi dire sur la conduite humaine, ceux-là, plus j’y songe, et moins je vois comment ils pourraient se soustraire à la considération des conséquences de leurs doctrines.
Non ! en vérité, on n’a pas le droit de traiter le problème de la population, ou celui de l’offre et de la demande, encore bien moins celui du libre arbitre ou de la responsabilité morale, sans avoir égard aux conséquences que traîneront après elles, quelles qu’elles soient, les solutions que l’on en propose. Et pourquoi n’en a-t-on pas le droit ? C’est que, s’il y a des questions, je ne dis pas étrangères, mais extérieures à l’humanité — comme celles de l’origine des espèces animales ou de la formation du système du monde, — il y en a, comme les questions habituelles de l’économie politique et de la morale, qui, nées en quelque sorte au sein de l’humanité, n’existant que par elle et pour elle, ne peuvent donc être résolues qu’en elle et par rapport à elle.
Je suis étonné que cette observation si simple, et sur laquelle pourtant je croyais avoir insisté suffisamment, n’ait frappé ni M. Anatole France ni le rédacteur de la Revue scientifique. « Allez de l’avant, disent-ils aux philosophes, hardiment, sans regarder derrière vous, sans vous occuper des conséquences logiques ou absurdes qu’on pourra tirer de vos travaux. Cherchez la vérité, sans avoir le souci des applications qu’elle comporte ; soyez sûrs qu’une vérité est toujours bonne à dire, et que ni la morale, ni la société, ni l’humanité, ne peuvent avoir pour bases l’erreur et la routine. »
C’est qu’aussi bien, si M. France consent que les idées agissent sur les mœurs, l’anonyme de la Revue scientifique, au contraire, est de ceux qui ne croient pas à l’influence des idées ou des théories sur les actes. « Est-ce que jamais, dit-il, une théorie abstraite a pu conduire à un mouvement de la passion ? Depuis quand une idée religieuse empêcha-t-elle un acte coupable d’être exécuté ?… Les hommes sont menés par des passions, non par des idées abstraites… »
J’admire, en vérité, cette façon libre et dégagée de rayer de l’histoire de l’humanité tout ce que la morale et la religion ont inspiré d’efforts, de sacrifices et de dévouements. « Depuis quand une idée religieuse empêcha-t-elle un acte coupable d’être exécuté ? »
Mais… depuis qu’il y a des idées religieuses ; et surtout, si c’est la crainte, avec les plus avancés de nos savants, qu’on assigne aux religions pour première origine. Crainte ou amour, encore aujourd’hui même, le monde est heureusement plein de braves gens, peu versés dans les subtilités de la casuistique ou de la physiopsychologie, qui s’abstiennent de mal faire parce que leur Dieu le leur a défendu ; qui font le bien parce que leur Dieu leur a enjoint de le faire ; à qui le plus grave reproche que nous puissions peut-être adresser, c’est parfois de confondre et de mêler trop étroitement la morale avec la religion, et le bien avec Dieu. Mais on affecte volontiers de croire, parce que l’on en serait bien aise, que ceux qui sont justes, charitables, et bons, le sont comme on a les cheveux noirs ou le nez aquilin. Cela dispense de leur savoir gré des efforts qu’ils font pour se rendre meilleurs. Et comme cette justice ou cette bonté ne sont guère d’usage dans le siècle où nous sommes, on n’ose pas encore le dire, mais, au fond, on les trouve un peu niais d’être justes et bons.
« Est-ce que jamais, dit encore l’anonyme, une théorie abstraite a pu conduire à un mouvement de la passion ? »
Qu’est-ce qu’il appelle « une théorie abstraite » ? Le darwinisme, par exemple, ou la théorie mécanique de la chaleur ? Dans le dernier cas, je conviens avec lui qu’il me serait difficile d’établir un rapport entre le théorème de Clausius et le progrès croissant de la criminalité. Mais, pour le premier cas, et en attendant que l’idée de la « lutte pour la vie », — quand elle aura pénétré plus avant, — devienne dangereuse, je le défie bien de me prouver qu’elle n’est pas désolante. Et quant aux idées morales, vraiment, il faut avoir « des yeux pour ne point voir » si partout aujourd’hui, chez nous comme ailleurs, à tous les étages de la hiérarchie sociale, on ne saisit pas l’action réciproque de la littérature sur les mœurs et des mœurs sur la littérature.
Comment les idées agissent-elles ? c’est-à-dire comment se transforment-elles en actes ou en « mouvements de passion » ? Directement et immédiatement, tout d’abord en donnant à nos appétits ou à nos désirs encore indistincts et confus la conscience d’eux-mêmes ; en les formulant pour nous, si je puis ainsi dire ; en les dépouillant insensiblement de ce que nous leur trouvions de honteux ou de coupable quand nous étions seuls à les éprouver.
C’est bien le cas de Robert Greslou. « Sa rêverie s’est repue des poisons les plus dangereux de la vie »
; et quand les ouvrages d’Adrien Sixte, la Théorie des passions et l’Anatomie de la volonté, lui sont tombés entre les mains, il en a fait les juges de ses sentiments et les règles de ses actions. Alors, « ces chutes des sens dont il avait eu jusque-là des remords si atroces, l’Anatomie de la volonté lui en a révélé les motifs nécessaires, l’inéluctable logique »
, et les a justifiées à ses yeux en les faisant rentrer dans le plan de l’univers. Alors, « les complications qu’il se reprochait jadis en s’y attardant, comme un manque de franchise »
, — d’un seul mot, son hypocrisie — « il y a reconnu la loi même d’existence, imposée par l’hérédité »
, dont on ne saurait conséquemment rougir. Alors, « cette recherche qu’il aimait à faire, dans les poètes et dans les romanciers, des états de l’âme coupables et morbides »
et dont, en s’y livrant, il entrevoyait bien le danger, la Théorie des passions l’y a encouragé en lui révélant en lui « une vocation innée de psychologue »
. Et alors enfin, cette entreprise de séduction, non moins ignoble que criminelle, devant laquelle il aurait peut-être reculé, c’est son maître qui l’a légitimée à ses yeux, en lui apprenant « que nos droits n’ont de limite que notre puissance »
.
Qu’après cela l’anonyme de la Revue scientifique n’ait pas bien vu, comme il dit, « le rapport qui, dans le Disciple, unit le maître à l’élève »
, c’est qu’il n’a pas bien lu le roman, où M. Bourget ne s’est préoccupé de rien tant que d’établir ce rapport même. Moi, je le vois, je le vois très bien ; et si je juge Adrien Sixte moralement complice du crime de Robert Greslou, c’est premièrement, que sans lui, le misérable ne se serait pas fait autant de motifs d’orgueil des raisons mêmes qu’il avait de surveiller les mauvais instincts qui s’agitaient, en lui. Mais c’est en second lieu qu’il n’y a pas de théorie des passions ou de la volonté qui permette à un philosophe de poser en principe que « nos droits n’ont d’autre limite que notre puissance »
. Avec ses doctrines morales, élaborées dans l’ivresse de la méditation solitaire, Adrien Sixte a tout simplement achevé de corrompre Robert Greslou. Il l’a provoqué à passer de la pensée à l’action. Les sentiments dont rougissait l’élève, le maître lui a fourni des sophismes pour s’en savoir gré ; il lui a persuadé que son insociabilité, changeant de nom, devait lui être un signe de sa supériorité ; il a déplacé enfin pour lui les limites du bien et du mal ; et je connais certes de plus grandes fautes, mais, avec M. Bourget, je n’en imagine guère dont un philosophe se doive plus douloureusement repentir. A la vérité, le « divin » Spinoza dit encore « que celui qui se repent d’une action est deux fois misérable et impuissant »
.
Lorsque ce sont des romanciers, des auteurs dramatiques ou des poètes qui soutiennent, et, pour autant qu’il est en eux, qui répandent autour d’eux ces principes, ils ont tort, assurément ; et, parmi les corrupteurs des collégiens qui s’en sont nourris, je n’hésiterai jamais, pour ma part, à compter l’auteur de Rouge et Noir et celui des Fleurs du mal. J’en trouverais d’autres, s’il le fallait, parmi les fournisseurs de l’ancien Ambigu, qu’on excuserait difficilement, « en poétisant » le crime aux yeux du populaire, d’en avoir ôté la laideur et propagé l’imitation. C’est un point capital, en effet, de l’esthétique du mélodrame, que le « traître » soit toujours puni, mais, qu’en attendant, pendant quatre actes et demi, ce soit aussi lui dont la fière scélératesse, les savantes menées, et les superbes coups d’audace tiennent en échec toutes les forces unies de la famille et de la société.
Dans une littérature toute neuve, on pourrait donc accuser, — et nos pères, on le sait, ne s’en sont pas privés, — le théâtre et le roman de corruption et d’immoralité. Mais, aujourd’hui, blasés que nous sommes, nous savons tous qu’il en faut rabattre ; qu’un mélodrame ou qu’un roman, de quelque naturalisme qu’ils se piquent, n’en sont pas moins des fictions ; et, quelle que soit la thèse que l’auteur y soutienne, nous savons, dès qu’il réussit, qu’il en a dû sacrifier une part de la démonstration à l’effet littéraire. Il en résulte que le danger, s’il y en a, se compense de lui-même. Inconsciemment, mais généralement, nous n’acceptons les conclusions de Valentine ou du Fils naturel, de l’Affaire Clemenceau ou de Madame Caverlet que sous bénéfice d’inventaire. On peut encore ajoute que le style, que le souci de la forme expressive, la préoccupation du mot ou de la phrase qui feront passer l’idée, la décantent elle-même, la filtrent, pour ainsi parler, la purifient ou la spiritualisent.
Il n’en est pas ainsi du moraliste ou du philosophe, de l’auteur d’une Théorie des passions ou d’un Traité du libre arbitre. Ils ne se donnent point, ou, s’ils se donnent, ils n’ont pas le droit de se donner pour des « artistes », ni leurs doctes élucubrations pour des rêves de leur imagination échauffée. Les géomètres, les astronomes, les chimistes ont ce droit ; seuls, de tous ceux qui écrivent ou qui pensent, les philosophes ne l’ont pas : j’y joindrai, si l’on veut, les théologiens et les jurisconsultes. C’est qu’il s’agit, dans leurs livres, de l’homme réel et vivant, de l’homme social, engagé dans les relations de la vie quotidienne, de l’homme enfin tel qu’on ne le peut abstraire des autre hommes sans faire évanouir le sujet lui-même de l’observation. Pour faire de la morale ou de la jurisprudence, on ne peut pas commencer par poser un homme pur et indéterminé, qui ne serait ni le fils, ni le frère, ni le disciple, ni le mari, ni le père, ni le concitoyen, ni le relatif enfin de personne. Les grands métaphysiciens l’ont d’ailleurs bien compris, — sans en excepter Spinoza lui-même, dont les œuvres sont une Éthique et un Traité théologico-politique, — eux, qui depuis Platon jusqu’à Kant, n’ont pas fait de leur morale une superfétation ou une conséquence de leur métaphysique, mais, au contraire, de leur métaphysique le fondement, les prémisses, et l’introduction de leur morale. C’est qu’ils n’ignoraient pas que, lorsque nous ouvrons un Traité du libre arbitre ou une Théorie des passions, nous n’y cherchons pas notre plaisir, mais notre profit ; nous ne demandons pas à l’auteur de nous étonner, mais de nous instruire ; nous ne nous prêtons pas à lui comme à un amuseur, nous nous y livrons comme à un guide ; et ce n’est pas enfin une vérité lointaine, spéculative, et indifférente qu’il s’est engagé de lui-même à nous apprendre, mais une vérité prochaine, active, pour ainsi parler, et pratique. Tout cela lui enlève la liberté du paradoxe, et le droit de chercher la vérité « sans souci des applications qu’elle comporte »
. Il a pris charge d’âmes, en traitant les questions d’où dépend toute la conduite humaine ; — et si nous avons bien tiré les conséquences de ses principes, il n’a pas le droit de nous répudier, lui qui n’a écrit que pour nous convertir à eux.
Les idées agissent d’une autre manière, moins directe, plus lente, mais non moins sûre, et plus envahissante, quand, au lieu des auteurs des actes, elles modifient les milieux où ils puisent les raisons de leurs résolutions. Nous en avons un mémorable exemple dans l’histoire de la plus générale des idées dont l’influence continue de s’exercer sur nous.
Ce ne sont d’abord que des plaisanteries, de fines épigrammes, des mots, qui font douter les âmes simples de la vérité de leurs anciennes croyances. Cependant l’idée chemine : après s’en être moqué d’abord, elle s’irrite maintenant des contradictions qu’elle rencontre ; il ne lui suffit plus qu’on la tolère, elle veut qu’on l’accepte, elle prétend gouverner la conduite à son tour ; les plaisanteries se changent en injures, les épigrammes en grossièretés ; après Montesquieu, Voltaire ; après Voltaire, Diderot ; après Diderot, « la coterie holbachique » ; après d’Holbach, M. Naigeon. L’ombre semble se faire ; un grand tumulte éclate ; une révolution détruit tout pour tout reconstruire ; et après vingt ans de luttes où l’on ne croirait pas que personne se fût souvenu de l’idée, la voici qui reparaît, seule vivante, seule subsistante sur les débris de l’ancien édifice, victorieuse, triomphante, auréolée de gloire au sommet du nouveau. C’est l’histoire de Physis, la bonne nature, ainsi que l’appelait Rabelais ; et depuis cent cinquante ou cent ans à peine qu’elle a vaincu l’idée chrétienne, il suffit d’ouvrir les yeux pour voir qu’elle a tout modifié, — la coutume et la loi, la famille et l’éducation, la politique et la morale, l’objet même et la conception de la vie, — cette idée toute païenne, et d’ailleurs parfaitement antiscientifique, de la bonté naturelle de l’homme.
Je me demande encore là-dessus, comment on peut nier l’influence des idées sur les mœurs, quand de vingt ans en vingt ans on peut suivre à la trace les progrès de celle-ci. Qui donc a dit que « des vols d’oiseaux, des courants d’air et des migraines avaient plus d’une fois décidé de l’histoire du monde »
? Mais combien cela n’est-il pas plus vrai, je dis pas d’une théorie, d’une idée même, je dis d’une parole jetée comme au hasard, presque sans y penser, qui trouve d’aventure un milieu favorable à son développement ! Otez Rousseau de l’histoire du xviiie siècle, vous retardez la révolution de vingt ou vingt-cinq ans peut-être ; ôtez de son œuvre le Contrat social, vous rendrez le programme jacobin impossible ; ôtez seulement du Contrat social les sixième et septième chapitres du quatrième livre, vous avez supprimé Robespierre.
Et, que l’on n’objecte pas ici qu’enfermées dans un livre dont la lecture est aussi pénible que celle du Contrat social, aussi fastidieuse que celle de l’Encyclopédie, les idées ne rayonnent pas au-delà d’une étroite circonférence, demeurent en quelque sorte l’occupation ou l’amusement de quelques oisifs ou de quelques pédants. N’importe la nature des idées ou des théories qu’il enseigne, un « penseur » trouve toujours un « sous-penseur » pour les vulgariser. Quoique peu de Français aient lu l’Origine des espèces ou l’Histoire de la création naturelle, et que ceux-là soient plus rares encore qui connaissent la Phénoménologie de Hegel ou le Monde comme volonté et comme représentation, si vous savez interroger un lecteur habituel du Petit Journal ou de la Petite Presse, vous le trouverez très grossièrement informé, mais informé pourtant sur le pessimisme et sur le darwinisme, sur l’évolution, et sur la parenté de l’homme avec le singe.
On ne peut dire ni par quels chemins les idées se propagent, ni ce qu’elles subissent de réfractions, d’accommodations, et de déformations finales en passant du cerveau d’un Darwin ou d’un Schopenhauer dans celui du vaudevilliste ou du chansonnier de café-concert qui les popularise en croyant s’en moquer. Elles se propagent pourtant ; et les temps sont passés, si d’ailleurs ils ont jamais existé, de ce que l’on appelait autrefois l’ésotérisme et l’initiation. Les métaphysiques elles-mêmes se construisent à portes ouvertes. Et une nouveauté n’est pas plus tôt éclose dans le secret d’un laboratoire qu’on en parle déjà de la Madeleine à la Bastille. Autre et nouvelle raison pour que ceux qui se constituent les interprètes ou les commentateurs des idées surveillent scrupuleusement leur parole et leur plume. Avec une seule idée fausse, le mal qu’ils peuvent faire est plus grand qu’autrefois de tout ce que, dans le siècle où nous sommes, le livre, le journal, et l’annonce ont ajouté de lecteurs à ceux des philosophes du xviiie siècle.
Mais ce n’est pas tout encore, et voici une autre manière dont les idées s’objectivent ou franchissent le passage de la « puissance » à « l’acte ». C’est qu’elles entrent dans le sang de la génération nouvelle, si l’on peut ainsi parler, c’est qu’elles lui deviennent des habitudes, ou plutôt des instincts, des idées proprement innées ; et en même temps le principe ou la règle de l’éducation. On croit penser par soi-même ; on croit agir de son chef ; on prend en pitié les « préjugés » des autres ; et la moitié de la vie s’écoule, ou parfois la vie tout entière, avant que l’on se soit dégagé de l’hérédité de ses parents, des leçons de ses maîtres, de l’exemple de ses contemporains, de l’esprit de son pays, de son temps et de son milieu. On vit, cependant, mais de quoi vit-on ? On agit, mais sous l’impulsion de quels mobiles agit-on ? On agit sous l’impulsion des idées que les siècles ont capitalisées en nous, on vit sous la domination des idées, vieilles parfois de plusieurs siècles, qui sont devenues le plus intime de notre substance.
Et les plus déterminés partisans de l’impuissance des idées le savent bien. Car, pourquoi ne font-ils pas élever leurs enfants dans un autre milieu, dans une autre condition que la leur, pour un autre genre de vie ? Pourquoi ne les exposent-ils pas à toute sorte de contacts ou de compagnonnages ? ni ne les dirigent-ils eux-mêmes à peu près indifféremment, d’après une méthode quelconque, ou même sans aucune méthode ? Parce qu’ils ne nient pas, disent-ils, le pouvoir de l’éducation ? Mais qu’est-ce donc que l’éducation, sinon l’ensemble des moyens qui substituent aux mobiles instinctifs de l’action naturelle les motifs raisonnés de la morale sociale ? et ces motifs, que sont-ils eux-mêmes, sinon des abrégés, des résumés, des totalisations d’idées, si je puis ainsi dire, transformées par le temps et l’usage en principes conduite ?
Le moindre commandement que vous fassiez à l’enfant, le moindre conseil que vous donniez au jeune homme, impliquent une conception de l’objet de la vie. Commandements ou conseils, si vous ne vous fiez pas aux étrangers ou à l’expérience de la vie pour les inculquer à l’enfant, si vous voulez les lui donner vous-même, ou qu’on les lui donne tels que vous les voulez, c’est que vous ne doutez pas qu’ils ne se changent pour lui d’opinions en règles ou en motifs de ses actions. Mais si enfin une conception de la vie n’est pas ce qu’on appelle une « théorie », ou une « idée », alors c’est que nous ne savons plus ce que les mots veulent dire.
On refuse pourtant de se rendre, et l’on dit : M. Bourget lui-même n’a-t-il pas insisté sur le « côté mobile, maladif, maniaque, presque vicieux dès l’enfance, du caractère de son triste héros »
? Adrien Sixte n’est donc pas « la cause des instincts de mensonge, de sensualité, d’hypocrisie »
de Robert Greslou. Pour devenir un malfaiteur, ce « déséquilibré, ce raté, ce maniaque atteint de manie raisonnante »
, n’a donc pas eu besoin d’un conseil ni d’un maître. Bien loin d’être une preuve du pouvoir des idées à se transformer en actes, il en est plutôt une de leur impuissance à prévaloir contre les instincts. Et si nous devons tirer une leçon de son histoire, ce n’est pas qu’il peut y avoir et qu’il y a des crimes littéraires ou philosophiques, c’est que son maître est vraiment bien bon, pour ne pas dire bien naïf, de croire que les doctrines d’un savant l’engagent envers ceux qui s’en autorisent. Mais on oublie d’abord, quand on raisonne de la sorte, et que l’on ajoute tranquillement : « Sans avoir lu le livre d’Adrien Sixte, nous pouvons être assurés qu’on n’y trouvera pas un seul passage ou Greslou puisse trouver un point d’appui pour s’excuser »
; on oublie que ces passages, M. Bourget a pris soin de les citer l’un après l’autre, et que c’est même là ce qui fait le principal intérêt de sa thèse. Si l’on ne trouvait pas un « seul passage » dans les livres du philosophe, « où Greslou puisse trouver un point d’appui pour s’excuser »
, il n’y aurait pas de « disciple », il n’y aurait pas de question, il n’y aurait pas de roman. Mais ce que l’on oublie encore davantage, c’est que l’éducation n’a d’objet tout justement que de rectifier les instincts « vicieux » ou « maladifs » ; que de susciter d’abord en chacun de nous, d’entretenir ensuite, et de consolider des idées qui contre-balancent notre disposition naturelle au « mensonge » ou à la « sensualité », des raisons de ne pas faire, des motifs d’inhibition ; et que de greffer enfin l’honnête homme ou l’homme social, si je puis ainsi dire, sur celui que l’on a trop vite fait d’appeler, depuis quelque temps, le mattoïde ou le criminel-né.
Existe-t-il des criminels-nés ? J’en suis moins sûr que l’anonyme de la Revue scientifique ; et, s’il faut être franc, ce qui m’en fait douter, ce ne sont pas des raisons de sentiment, c’est la nature même des moyens qu’on a pris pour en établir l’existence. Il n’y en a pas de moins « scientifiques » : j’entends ici qui témoignent d’un pire et plus surprenant oubli de toute logique et de toute méthode. Avec les mensurations, les observations, et les expériences dont le professeur Lombroso s’est servi pour composer le caractère du criminel-né, je me charge, quand il le voudra, de lui démontrer qu’il y a des victimes-nées. Mais, quoi qu’il en soit, laissant à d’autres l’étude pathologique du criminel-né, c’est précisément le criminel d’occasion, ou pour mieux dire d’aventure, que M. Bourget nous a mis sous les yeux ; c’est le criminel qui pouvait ne pas l’être, qui l’est devenu cependant ; et tout l’intérêt du Disciple est de nous montrer comment il l’est devenu. Ou, en d’autres termes encore, par hypothèse, il n’y a pas ici, dans le cas de Robert Greslou, de fatalité primitive et prépondérante, congénitale en quelque sorte, et conséquemment inéluctable, mais seulement une addition de causes et d’effets, de commencements et de suites, de pensées et d’actions, où le changement d’un seul facteur eût pu changer tout le total. M. Bourget prétend que ce facteur principal a été la lecture des ouvrages d’Adrien Sixte ; — et la seule objection de fond que l’on puisse lui faire, il l’avait lui-même prévenue. C’est que, sur un autre homme que Robert Greslou, la lecture de la Théorie des passions et de l’Anatomie de la volonté n’aurait peut-être pas produit les mêmes effets.
Reste à savoir seulement si elle n’en aurait pas produit d’autres, et de moins criminel peut-être, au sens juridique et social du mot, ou moins apparents, mais non pas du moins dissolvants ni de moins désastreux. Je ne crois pas au moins que l’on puisse enseigner sans danger « qu’il n’y a pour le philosophe ni vice ni vertu »
; que la « théorie du bien et du mal n’a d’autre sens pour le psychologue que de marquer un ensemble de conventions quelquefois utiles et quelquefois puériles »
; ni qu’il pourrait être utile d’inoculer aux enfants « de certains défauts et de certains vices », afin de les mieux observer. Que diriez-vous d’un médecin qui, pour mieux étudier les effets d’un poison violent, ne regarderait pas à les expérimenter sur un de ses semblables ? C’est ce que propose Adrien Sixte ; et c’est ce desideratum du maître que Greslou, son élève, a essayé de satisfaire. Mais si les autres n’ont pas poussé jusqu’au crime leur dévouement à la science, qui répondra que dans plus d’une âme les paradoxes du philosophe n’aient pas fait vaciller les principes ?
C’est là-dessus, je l’avoue, que j’aurais voulu voir s’expliquer l’anonyme de la Revue scientifique. « Ces philosophes, me fait-il dire, qui osent tout attaquer, tout remettre en question, tout nier, sont aussi coupables, sinon plus que Greslou. »
Mais ce n’est pas tout à fait cela, et le problème est même tout autre. Décomposez, s’il vous plaît, ce tout dont vous parlez ; distinguez-en les parties successives ; arrêtez-vous aux propositions particulières, déterminées, précises que je vous signale, et dites-nous ce que vous en pensez. Oui ou non, pensez-vous, croyez-vous qu’il soit permis l’homme de traiter l’homme comme un « moyen » ? Oui ou non, croyez-vous qu’il n’y ait ni « bien » ni mal » ? Oui ou non, croyez-vous que les noms de Baralipton ou de Frisesomorum soient à peine plus vides de sens que ceux de vice ou de vertu ? Voilà la question nettement posée ; et pour vous faciliter la réponse, je vais vous dire, moi, ce que je pense des droits de la science et de la vérité.
Car on croirait, à vous entendre, que la superstition de la « science » doive remplacer parmi les hommes celle des dieux tombés ; et que « la vérité », non plus que la « certitude », ne doive comporter à l’avenir ni différences, ni distinctions, ni degrés. De ces deux erreurs, la première se pratique ou plutôt se célèbre dans vos laboratoires ; je crois me souvenir que la seconde s’enseignait autrefois dans tous les Traités de logique ; mais ce n’en sont pas moins deux erreurs, — et il est aisé de le montrer.
La première ne tire pas à grande conséquence, — et soit dit sans blesser personne, comme d’ailleurs sans méconnaître la grandeur de la science — il suffit que, depuis six mille ans, tant de progrès accomplis ne nous aient pas fait avancer d’un pas dans la connaissance de notre origine, de notre nature, et de notre fin. Or, aussi longtemps que la science » n’aura pas de réponse à ces questions, elle ne sera, comme les « religions » qu’elle croit avoir remplacées, que ce que Pascal appelle un « divertissement » : il veut dire, une manière de nous empêcher de penser aux seules questions qui nous intéressent, et de tromper le désespoir où nous plongerait autrement notre impuissance de les résoudre. Dans ces conditions, je ne crains guère que la science arrive jamais à cet empire universel qu’on lui promet toutes les fois qu’elle remplace les diligences par les chemins de fer ou la teinture de colchique par le salicylate de soude ; et, rassuré de ce côté, je jouis, comme il convient à un homme du xixe siècle, des remèdes nouveaux qu’elle me procure, — quoique d’ailleurs on me dise qu’ils abrègent ma vie, — de ma puissance qu’elle augmente, des distractions dont elle m’accable, et des vastes horizons qu’elle m’entr’ouvre.
Mais l’autre erreur est plus grave. — Si nous pouvions, a-t-on dit, sortir de ce petit coin du monde où nous sommes enfermés, et nous transporter jusqu’à la source des choses, nous y saisirions, dans son unité féconde et lumineuse, la formule suprême qui gouverne à la fois l’évolution des planètes à travers l’espace et la circulation du sang dans nos veines, les mouvements de ces grands corps dont l’énormité accable notre petitesse et les agitations de nos humbles fourmilières. Je n’en sais rien, non plus que ceux qui le disent. Mais ce que je sais bien, en revanche, parce que chaque jour m’en apporte une preuve nouvelle, c’est que nous n’atteignons jamais que des vérités relatives ; c’est que la plupart de nos sciences particulières sont les unes pour les autres comme des « vases incommunicables » ; c’est enfin que la vérité n’est pas « une » pour nous, mais fragmentaire, multiple, et diverse.
Il y a les vérités de l’ordre géométrique, qui nous donnent l’impression, ou l’illusion, peut-être, de la nécessité. Il y a les vérités de l’ordre physique, moins nécessaires déjà, dont on peut concevoir qu’elles fussent autres qu’elles ne sont. Car est-il nécessaire qu’un tel corps, par exemple, ait de l’affinité pour tel autre ? ou que les électricités de signe contraire s’attirent ? Les vérités de l’ordre naturel, à leur tour, sont plus contingentes encore, plus relatives, pour ainsi parler, à un point de l’espace, à un moment du temps. Par-delà les étroites limites de notre univers solaire, jusque dans Sirius et dans Aldébaran, plus loin, plus haut encore, il est probable que la somme des angles d’un triangle est constamment égale à deux angles droits. Il est également probable, il est même certain, nous le savons, que les corps, dans le soleil, se combinent selon les mêmes lois, dans les mêmes proportions qu’à la surface et jusque dans les entrailles de notre globe terraqué. Mais ce qui n’est plus du tout certain, et ce dont le contraire est même plus probable, c’est que, s’il y a de la vie dans Saturne ou dans Jupiter, elle obéisse aux mêmes lois qu’ici-bas, qu’elle s’y incarne dans les mêmes formes, qu’elle s’y transmette et s’y continue par les mêmes moyens. Il n’est pas certain non plus qu’il y ait toujours eu des hommes sur la terre ni qu’il y en doive toujours avoir.
A mesure donc, on le voit, que nous passons d’un ordre de vérités a un autre, le caractère de la vérité même change avec les objets dont on l’affirme ou dont on l’entrevoit, je pourrais dire dont on la suppose. La nécessité en décroît ; la relativité ou la contingence en augmente ; et elles sont enfin la première à son plus bas degré, mais la seconde au plus haut, ou, si l’on veut, à son maximum, quand des vérités de l’ordre physique ou naturel on passe aux vérités de l’ordre humain.
De ce qu’elles ne sont pas toutes du même ordre ni capables du même genre de démonstration, d’évidence, et de certitude ; il résulte que les vérités ne sont pas solidaires ; que d’un ordre de vérités à un autre il n’y a pas de passage ; et que même elles peuvent non seulement s’opposer, mais encore se contredire. Elles s’accordent peut-être plus haut, mais elles peuvent se contredire dans l’esprit de l’homme. « De tous les corps ensemble, dit Pascal, on ne saurait en faire réussir une petite pensée ; cela est impossible, et d’un autre ordre. De tous les corps et esprits, on n’en saurait tirer un mouvement de charité ; cela est impossible, et d’un autre ordre, surnaturel. »
Ainsi, les lois du mouvement ne sont, pas celles de la vie, quoiqu’elles soient réalisées dans les êtres vivants, et les lois de la morale ne sont pas celles de la physiologie. Des lois de la nature ou de la vie, on n’a donc pas le droit de conclure aux lois de la morale ou de la société : celles-ci sont autres, et il se peut bien qu’elles aient des liens entre elles, mais nous ne le savons pas.
« Quand on lit la plupart des philosophes qui ont traité des passions et de la conduite de l’homme, on croirait, dit Spinoza, — et sachez qu’il songe à Pascal, — qu’il n’a pas été question pour eux de choses naturelles, réglées par les lois générales de l’univers, mais de choses placées hors du domaine de la nature. »
Là, justement, dans cette boutade, bien plutôt que dans sa définition de la substance ou du mode, est la grande erreur de l’Éthique. Si l’homme n’est pas placé « hors du domaine de la nature », il ne se fait pourtant homme qu’en s’en distinguant ; et le confondre avec la nature, sous prétexte qu’il y est effectivement enveloppé, c’est, afin de le mieux connaître, commencer par supprimer ce qu’il y a en lui de proprement humain. Je l’ai dit et je le répète, il n’y a pas d’erreur plus grave, parce qu’il n’y en a pas qui tienne moins de compte, dans la recherche de la vérité, de la nature même de la vérité que l’on cherche.
Que les savants s’abandonnent donc à toutes leurs audaces, et qu’ils réclament, en physique ou en chimie, en histoire naturelle ou en physiologie, la pleine liberté de l’erreur. Mais qu’ils apprennent pourtant, ou plutôt qu’ils réapprennent que cette liberté même est bornée par la nature de l’objet dont ils s’occupent. On n’a pas le droit de nier le libre arbitre au nom du déterminisme universel, ou la responsabilité morale sous prétexte que la nature ne nous donne, en effet, que des leçons d’immoralité. De ce que, par exemple, on nagerait admirablement ou de ce que l’on tirerait l’épée comme Saint Georges, il ne suit pas sans doute que l’on puisse faire un poème épique ou résoudre un problème de géométrie transcendante. Semblablement, de ce que les animaux obéissent à l’impulsion de leurs instincts vulgivagues, il n’en suit pas que l’on puisse fondeur la morale sur la légitimité des nôtres, ni, de ce que la concurrence vitale est la loi de leur évolution, que la pitié ne soit pas au contraire celle de l’humanité. La première règle de la logique, c’est de conclure du même au même ; et cette règle, nous nous plaignons que les savants ne l’observent pas quand ils attaquent les principes de l’ordre social avec des arguments qu’ils tirent plus ou moins ingénieusement de l’embryogénie de l’amphioxus.
Qu’ils ne craignent pas d’ailleurs que « la routine » devienne pour cela la maîtresse du monde. Avant que M. Anatole France et l’anonyme de la Revue scientifique nous eussent fait l’honneur de vouloir bien nous l’enseigner, nous nous étions douté que « tout n’est pas au mieux dans le meilleur des mondes »
, et que, pour soulager leurs maux, si les hommes n’ont rien inventé de mieux que de les mettre en commun, ils ont cependant beaucoup à faire encore. Même, l’admiration, la dévotion — un peu béate, si je l’ose dire — qu’on professe publiquement pour la « science », nous ne l’éprouvons pas, quant à nous, pour une organisation sociale où le progrès semble conditionné par tant de souffrances encore, tant de misère, et tant d’iniquité. Nous demandons seulement, si l’on veut toucher à cette antique organisation, que ce ne soit toujours que d’une main prudente, presque timide, avec des précautions pieuses, comme il convient en des questions où la moindre erreur se propage en ondulations infinies de souffrances.
Mais nous demandons surtout que l’on ne fasse pas intervenir dans la recherche de la vérité morale des considérations qui lui sont étrangères, ou plutôt ennemies, nécessairement ennemies ; et que l’on ne traite enfin qu’avec des arguments de l’ordre purement humain des problèmes dont l’humanité n’est pas seulement l’occasion ou la matière, mais encore la seule raison d’être. Nous donnons ainsi aux Voltaire, aux Rousseau — voire aux Lassalle et aux Proudhon — cette liberté de l’erreur, à laquelle on paraît tant tenir, que nous ne refusons pas aux Lamarck, aux Darwin, ou aux Haeckel, mais dont nous leur disons uniquement que les questions morales ne sont pas de sa compétence. Ils en diraient eux-mêmes sans doute autant, ou davantage, d’un moraliste ou d’un logicien qui, dans les sciences de la nature, prétendrait remplacer l’observation et l’expérience par le raisonnement ; ils l’ont dit de Schelling et d’Hegel, et ils l’ont dit avec raison. Ce n’est pas, en effet, s’opposer aux progrès d’une science que d’essayer, en en déterminant plus étroitement l’objet, d’en régulariser les méthodes ; — et l’on ne fait pas autre chose en montrant que, s’il y a quelques parties communes entre la science de la nature et la science de l’homme, il y a pourtant en chacune d’elles quelque chose d’irréductible à l’autre.
Si l’auteur de Thaïs et l’anonyme de la Revue scientifique veulent répondre efficacement au Disciple, et, comme dit le second, à l’interprétation que j’en ai donnée, c’est sur ce terrain qu’il faut qu’à leur tour ils portent la question. Car, de répondre par de grands mots, de m’accuser d’intolérance, de dire à leurs lecteurs que je demande l’extension des pouvoirs de la congrégation de l’Index ou le rétablissement de l’Inquisition, je ne trouve pas que ce soit là répondre : c’est tout simplement abuser de ce que certaines plaisanteries exciteront toujours de rires faciles dans le pays de Voltaire et de Béranger. Je leur conseille même de n’en pas user, de ces plaisanteries séculaires, comme n’étant vraiment dignes ni de la « science » de l’un, ni de la « littérature » de l’autre, et encore moins bien de l’intérêt et de la gravité de la question. Mais s’ils estiment que jamais une « théorie abstraite n’a pu conduire à un mouvement de la passion »
, qu’ils le démontrent, comme j’ai tâché de leur faire voir le contraire ! S’ils ne pensent pas qu’autant qu’elles sont étrangères, excentriques à la nature, autant la justice et la pitié sont essentielles à l’humanité, qu’ils le prouvent ! Et s’ils ne sont pas convaincus enfin qu’il ne saurait y avoir d’acquisition scientifique, — d’observations sur les gastéropodes ou de théorème sur les quaternions, — qui vaille ce que je demanderai qu’on me laisse appeler la déshumanisation d’une âme, qu’ils le disent !