Essais sur la peinture pour faire suite au salon de 1765 §
Mes pensées bizarres sur le dessin §
La nature ne fait rien d’incorrect. Toute forme belle ou laide a sa cause, et de tous les êtres qui existent, il n’y en a pas un qui ne soit comme il doit être.
Voyez cette femme qui a perdu les yeux dans sa jeunesse. L’accroissement successif de l’orbe n’a plus distendu ses paupières. Elles sont rentrées dans la cavité que l’absence de l’organe a creusée ; elles se sont rapetissées. Celles d’en haut ont entraîné les sourcils ; celles d’en bas ont fait remonter légèrement les joues. La lèvre supérieure s’est ressentie de ce mouvement et s’est relevée. L’altération a affecté toutes les parties du visage, selon qu’elles étaient plus éloignées ou plus voisines du lieu principal de l’accident. Mais croyez-vous que la difformité se soit renfermée dans l’ovale ? Croyez-vous que le col en ait été tout à fait garanti ? Et les épaules et la gorge ? Oui, bien pour vos yeux et les miens. Mais appelez la nature, présentez-lui ce col, ces épaules, cette gorge ; et la nature vous dira, Cela c’est le col, ce sont les épaules, c’est la gorge d’une femme qui a perdu les yeux dans sa jeunesse.
Tournez vos regards sur cet homme dont le dos et la poitrine ont pris une forme convexe. Tandis que les cartilages antérieurs du col s’allongeaient, les vertèbres postérieures s’en affaissaient. La tête s’est renversée ; les mains se sont redressées à l’articulation du poignet ; les coudes se sont portés en arrière : tous les membres ont cherché le centre de gravité commun qui convenait le mieux à ce système hétéroclite. Le visage en a pris un air de contrainte et de peine. Couvrez cette figure, n’en montrez que les pieds à la nature ; et la nature dira, sans hésiter, Ces pieds sont ceux d’un bossu.
Si les causes et les effets nous étaient évidents, nous n’aurions rien de mieux à faire que de représenter les êtres tels qu’ils sont. Plus l’imitation serait parfaite et analogue aux causes, plus nous en serions satisfaits.
Malgré l’ignorance des effets et des causes, et les règles de convention qui ont été les suites de cette ignorance, j’ai peine à douter qu’un artiste qui oserait négliger ces règles, pour s’assujettir à une imitation rigoureuse de la nature, ne fût souvent justifié de ses pieds trop gros, de ses jambes courtes, de ses genoux gonflés, de ses têtes lourdes et pesantes, par ce tact fin que nous tenons de l’observation continue des phénomènes, et qui nous ferait sentir une liaison secrète, un enchaînement nécessaire entre ces difformités.
Un nez tors en nature n’offense point, parce que tout tient. On est conduit à cette difformité par de petites altérations adjacentes qui l’amènent et la sauvent. Tordez le nez à l’Antinoüs, en laissant le reste tel qu’il est ; ce nez sera mal. Pourquoi ? C’est que l’Antinoüs n’aura pas le nez tors, mais cassé.
Nous disons d’un homme qui passe dans la rue, qu’il est mal fait. Oui, selon nos pauvres règles ; mais selon la nature ? C’est autre chose. Nous disons d’une statue qu’elle est dans les proportions les plus belles. Oui, d’après nos pauvres règles ; mais selon la nature ?
Qu’il me soit permis de transporter le voile de mon bossu sur la Venus de Medicis, et de ne laisser apercevoir que l’extrémité de son pied. Si sur l’extrémité de ce pied la nature évoquée derechef se chargeait d’achever la figure, vous seriez peut-être surpris de ne voir naître sous ses crayons que quelque monstre hideux et contrefait. Mais si une chose me surprenait, moi, c’est qu’il en arrivât autrement.
Une figure humaine est un système trop composé pour que les suites d’une inconséquence insensible dans son principe ne jettent pas la production de l’art la plus parfaite à mille lieues de l’œuvre de la nature.
Si j’étais initié dans les mystères de l’art, je saurais peut-être jusqu’où [l’artiste] doit s’assujettir aux proportions reçues, et je vous le dirais ; mais ce que je sais, c’est qu’elles ne tiennent point contre le despotisme de la nature, et que l’âge et la condition en entraînent le sacrifice en cent manières diverses. Je n’ai jamais entendu accuser une figure d’être mal dessinée, lorsqu’elle montrait bien [dans] son organisation extérieure, l’âge et l’habitude ou la facilité de remplir ses fonctions journalières. Ce sont ces fonctions qui déterminent et la grandeur entière de la figure, et la vraie proportion de chaque membre et leur ensemble. C’est de là que je vois sortir et l’enfant et l’homme adulte et le vieillard ; et l’homme sauvage et l’homme policé ; et le magistrat et le militaire et le portefaix. S’il y avait une figure difficile à trouver, ce serait celle d’un homme de vingt-cinq ans qui serait formé subitement du limon de la terre, et qui n’aurait encore rien fait ; mais cet homme est une chimère.
L’enfance est presque une caricature ; j’en dis autant de la vieillesse. L’enfant est une masse informe et fluide qui cherche à se développer ; le vieillard est une autre masse informe et sèche qui rentre en elle-même, et tend à se réduire à rien. Ce n’est que dans l’intervalle de ces deux âges, depuis le commencement de la parfaite adolescence jusqu’au sortir de la virilité, que l’artiste s’assujettit à la pureté, à la précision rigoureuse du trait, et que le poco più ou poco meno, le trait en dedans ou en dehors fait défaut ou beauté.
Vous me direz que quels que soient l’âge et les fonctions, en altérant les formes, elles n’anéantissent pas les organes. D’accord…. Il faut donc les connaître…. J’en conviens. Voilà le motif qu’on a d’étudier l’écorché.
L’étude de l’écorché a sans doute ses avantages ; mais n’est-il pas à craindre que cet écorché ne reste perpétuellement dans l’imagination ; que l’artiste n’en devienne entêté de la vanité de se montrer savant ; que son œil corrompu ne puisse plus s’arrêter à la superficie ; qu’en dépit de la peau et des graisses, il n’entrevoie toujours le muscle, son origine, son attache et son insertion ; qu’il ne prononce tout fortement, qu’il ne soit dur et sec, et que je ne retrouve ce maudit écorché même dans ses figures de femmes ? Puisque je n’ai que l’extérieur à montrer, j’aimerais bien autant qu’on m’accoutumât à le bien voir ; et qu’on me dispensât d’une connaissance perfide qu’il faut que j’oublie.
On n’étudie l’écorché, dit-on, que pour apprendre à regarder la nature ; mais il est d’expérience qu’après cette étude on a beaucoup de peine à ne pas la voir autrement qu’elle est.
Personne que vous, mon ami, ne lira ces papiers, ainsi j’y puis écrire tout ce qu’il me plaît. Et ces sept ans employés à l’Académie à dessiner d’après le modèle, les croyez-vous bien employés, et voulez-vous savoir ce que j’en pense ? C’est que c’est là et pendant ces sept pénibles et cruelles années qu’on prend le maniéré dans le dessin. Toutes ces positions académiques, contraintes, apprêtées, arrangées, toutes ces actions froidement et gauchement exprimées par un pauvre diable et toujours par le même pauvre diable gagé pour venir trois fois la semaine se déshabiller et se faire mannequiner par un professeur, qu’ont-elles de commun avec les positions et les actions de la nature ? Qu’ont de commun l’homme qui tire de l’eau dans le puits de votre cour et celui qui n’ayant pas le même fardeau à tirer, simule gauchement cette action, avec ses deux bras en haut, sur l’estrade de l’école ? Qu’a de commun celui qui fait semblant de mourir là, avec celui qui expire dans son lit, ou qu’on assomme dans la rue ? Qu’a de commun ce lutteur d’école avec celui de mon carrefour ? Cet homme qui implore, qui prie, qui dort, qui réfléchit, qui s’évanouit à discrétion, qu’a-t-il de commun avec le paysan étendu de fatigue sur la terre, avec le philosophe qui médite au coin de son feu, avec l’homme étouffé qui s’évanouit dans la foule ? Rien, mon ami, rien. J’aimerais autant qu’au sortir de là, pour compléter l’absurdité, on envoyât les élèves apprendre la grâce chez Vestris ou Gardel, ou tel autre maître à danser qu’on voudra. Cependant la vérité de nature s’oublie, l’imagination se remplit d’actions, de positions et de figures fausses, apprêtées, ridicules et froides. Elles y sont emmagasinées, et elles en sortiront pour s’attacher sur la toile. Toutes les fois que l’artiste prendra ses crayons ou son pinceau, ces maussades fantômes se réveilleront, se présenteront à lui ; il ne pourra s’en distraire et ce sera un prodige s’il réussit à les exorciser pour les chasser de sa tête. J’ai connu un jeune homme plein de goût qui avant de jeter le moindre trait sur sa toile, se mettait à genoux et disait, Mon Dieu, délivrez-moi du modèle. S’il est si rare aujourd’hui de voir un tableau composé d’un certain nombre de figures sans y retrouver par-ci par-là quelques-unes de ces figures, positions, actions, attitudes académiques qui déplaisent à la mort à un homme de goût, et qui ne peuvent en imposer qu’à ceux à qui la vérité est étrangère, accusez-en l’éternelle étude du modèle de l’école.
Ce n’est pas dans l’école qu’on apprend la conspiration générale des mouvements, conspiration qui se sent, qui se voit, qui s’étend et serpente de la tête aux pieds. Qu’une femme laisse tomber sa tête [en devant], tous ses membres obéissent à ce poids ; qu’elle la relève et la tienne droite, même obéissance du reste de la machine.
Oui vraiment c’est un art et un grand art que de poser le modèle ; il faut voir comme M. le professeur en est fier. Ne craignez pas qu’il s’avise de dire au pauvre diable gagé, Mon ami, pose-toi toi-même, fais ce que tu voudras ; il aime bien mieux lui donner quelque attitude singulière que de lui en laisser prendre une simple et naturelle. Cependant il faut en passer par là.
Cent fois j’ai été tenté de dire aux jeunes élèves que je trouvais sur le chemin du Louvre avec leurs portefeuilles sous le bras : Mes amis, combien y a-t-il que vous dessinez là ? Deux ans ? Eh bien c’est plus qu’il ne faut. Laissez-moi cette boutique de manière. Allez-vous-en aux Chartreux, et vous y verrez la véritable attitude de la piété et de la componction. C’est aujourd’hui veille de grande fête ; allez à la paroisse, rôdez autour des confessionnaux et vous y verrez la véritable attitude du recueillement et du repentir. Demain allez à la guinguette ; et vous verrez l’action vraie de l’homme en colère. Cherchez les scènes publiques ; soyez observateurs dans les rues, dans les jardins, dans les marchés, dans les maisons, et vous y prendrez des idées justes du vrai mouvement dans les actions de la vie. Tenez, regardez vos deux camarades qui disputent ; voyez comme c’est la dispute même qui dispose à leur insu de la position de leurs membres. Examinez-les bien, et vous aurez pitié de la leçon de votre insipide professeur et de l’imitation de votre insipide modèle. Que je vous plains, mes amis, s’il faut qu’un jour vous mettiez à la place de toutes les faussetés que vous avez apprises, la simplicité et la vérité de le Sueur ; et il le faudra bien si vous voulez être quelque chose.
Autre chose est une attitude, autre chose est une action. Toute attitude est fausse et petite ; toute action est belle et vraie.
Le contraste mal entendu est une des plus funestes causes du maniéré. Il n’y a de véritable contraste que celui qui naît du fond de l’action, ou de la diversité soit des organes soit de l’intérêt. Voyez Raphael, le Sueur ; ils placent quelquefois trois, quatre, cinq figures debout les unes à côté des autres, et l’effet en est sublime. A la messe ou à vêpres aux Chartreux on voit sur deux longues files parallèles quarante à cinquante moines, mêmes stalles, même fonction, même vêtement, et cependant pas deux de ces moines qui se ressemblent ; ne cherchez pas d’autre contraste que celui qui les distingue. Voilà le vrai, tout autre est mesquin et faux.
Si ces élèves étaient un peu disposés à profiter de mes conseils, je leur dirais encore : N’y a-t-il pas assez longtemps que vous ne voyez que la partie de l’objet que vous copiez ? Tâchez, mes amis, de supposer toute la figure transparente et de placer votre œil au centre. De là vous observerez tout le jeu extérieur de la machine ; vous verrez comment certaines parties s’étendent, tandis que d’autres se raccourcissent, comment celles-là s’affaissent, tandis que celles-ci se gonflent ; et perpétuellement occupés d’un ensemble et d’un tout, vous réussirez à montrer dans la partie de l’objet que votre dessin présente, toute la correspondance convenable avec celle qu’on ne voit pas, et ne m’offrant qu’une face vous forcerez toutefois mon imagination à voir encore la face opposée ; et c’est alors que je m’écrierai que vous êtes un dessinateur surprenant.
Mais ce n’est pas assez que d’avoir bien établi l’ensemble, il s’agit d’y introduire les détails sans détruire la masse. C’est l’ouvrage de la verve, du génie, du sentiment et du sentiment exquis.
Voici donc comment je désirerais qu’une école de dessin fût conduite. Lorsque l’élève sait dessiner facilement d’après l’estampe et la bosse, je le tiens pendant deux ans devant le modèle académique de l’homme et de la femme. Puis je lui expose des enfants, des adultes, des hommes faits, des vieillards, des sujets de tout âge, de tout sexe, pris dans toutes les conditions de la société, toutes sortes de natures, en un mot. Les sujets se présenteront en foule à la porte de mon académie, si je les paie bien ; si je suis dans un pays d’esclaves, je les y ferai venir. Dans ces différents modèles le professeur aura soin de lui faire remarquer les accidents que les fonctions journalières, la manière de vivre, la condition et l’âge ont introduits dans les formes. Mon élève ne reverra plus le modèle académique qu’une fois tous les quinze jours ; et le professeur abandonnera au modèle le soin de se poser lui-même. Après la séance de dessin un habile anatomiste expliquera à mon élève l’écorché, et lui fera l’application de ses leçons sur le nu animé et vivant ; et il ne dessinera d’après l’écorché que douze fois au plus dans une année. C’en sera assez pour qu’il sente que les chairs sur les os et les chairs non appuyées ne se dessinent pas de la même manière, qu’ici le trait est rond, là comme anguleux ; et que s’il néglige ces finesses, le tout aura l’air d’une vessie soufflée ou d’une balle de coton.
Il n’y aurait point de manière ni dans le dessin ni dans la couleur, si l’on imitait scrupuleusement la nature. La manière vient du maître, de l’Académie, de l’école et même de l’antique.
Mes petites idées sur la couleur §
C’est le dessin qui donne la forme aux êtres ; c’est la couleur qui leur donne la vie. Voilà le souffle divin qui les anime.
Il n’y a que les maîtres dans l’art qui soient bons juges du dessin ; tout le monde peut juger de la couleur.
On ne manque pas d’excellents dessinateurs ; il y a peu de grands coloristes. Il en est de même en littérature. Cent froids logiciens pour un grand orateur. Dix grands orateurs pour un poète sublime. Un grand intérêt fait éclore subitement un homme éloquent ; quoi qu’en dise Helvétius, on ne ferait pas dix bons vers, même sous peine de mort.
Mon ami, transportez-vous dans un atelier, regardez travailler l’artiste. Si vous le voyez arranger bien symétriquement ses teintes et ses demi-teintes tout autour de sa palette, ou si un quart d’heure de travail n’a pas confondu tout cet ordre, prononcez hardiment que cet artiste est froid, et qu’il ne fera rien qui vaille. C’est le pendant d’un lourd et pesant érudit qui a besoin d’un passage, qui monte à son échelle, prend et ouvre son auteur, vient à son bureau, copie la ligne dont il a besoin, remonte à l’échelle, et remet le livre à sa place. Ce n’est pas là l’allure du génie.
Celui qui a le sentiment vif de la couleur, a les yeux attachés sur sa toile ; sa bouche est entrouverte, il halète ; sa palette est l’image du chaos. C’est dans ce chaos qu’il trempe son pinceau, et il en tire l’œuvre de la création. Et les oiseaux et les nuances dont leur plumage est teint ; et les fleurs et leur velouté ; et les arbres et leurs différentes verdures ; et l’azur du ciel et la vapeur des eaux qui les ternit ; et les animaux et les longs poils et les taches variées de leur peau, et le feu dont leurs yeux étincellent. Il se lève, il s’éloigne, il jette un coup d’œil sur son œuvre. Il se rassied, et vous allez voir naître la chair, le drap, le velours, le damas, le taffetas, la mousseline, la toile, le gros linge, l’étoffe grossière ; vous verrez la poire jaune et mûre tomber de l’arbre, et le raisin vert attaché au cep.
Mais pourquoi y a-t-il si peu d’artistes qui sachent rendre la chose à laquelle tout le monde s’entend ? Pourquoi cette variété de coloristes, tandis que la couleur est une en nature ? La disposition de l’organe y fait sans doute. L’œil tendre et faible ne sera pas ami des couleurs vives et fortes. L’homme qui peint répugnera à introduire dans son tableau les effets qui le blessent dans la nature. Il n’aimera ni les rouges éclatants, ni les grands blancs. Semblable à la tapisserie dont il couvrira les murs de son appartement, sa toile sera coloriée d’un ton faible, doux et tendre, et communément il vous restituera par l’harmonie ce qu’il vous refusera en vigueur. Mais pourquoi le caractère, l’humeur même de l’homme n’influeraient-ils pas sur son coloris ? Si sa pensée habituelle est triste, sombre et noire, s’il fait toujours nuit dans sa tête mélancolique et dans son lugubre atelier, s’il bannit le jour de sa chambre, s’il cherche la solitude et les ténèbres, n’aurez-vous pas raison de vous attendre à une scène vigoureuse peut-être, mais obscure, terne et sombre ? S’il est ictérique et qu’il voie tout jaune, comment s’empêchera-t-il de jeter sur sa composition le même voile jaune que son organe vicié jette sur les objets de la nature, et qui le chagrine, lorsqu’il vient à comparer l’arbre vert qu’il a dans son imagination, avec l’arbre jaune qu’il a sous ses yeux ?
Soyez sûr qu’un peintre se montre dans son ouvrage autant et plus qu’un littérateur dans le sien. Il lui arrivera une fois de sortir de son caractère, de vaincre la disposition et la pente de son organe. C’est comme l’homme taciturne et muet qui élève une fois la voix. L’explosion faite, il retombe dans son état naturel, le silence. L’artiste triste ou né avec un organe faible produira une fois un tableau vigoureux de couleur ; mais il ne tardera pas à revenir à son coloris naturel.
Encore un coup si l’organe est affecté, quelle que soit son affection, il répandra sur tous les corps, interposera entre eux et lui une vapeur qui flétrira la nature et son imitation.
L’artiste qui prend de la couleur sur sa palette, ne sait pas toujours ce qu’elle produira sur son tableau. En effet à quoi compare-t-il cette couleur, cette teinte sur sa palette ? À d’autres teintes isolées, à des couleurs primitives. Il fait mieux : il la regarde où il l’a préparée, et il la transporte d’idée dans l’endroit où elle doit être appliquée. Mais combien de fois ne lui arrive-t-il pas de se tromper dans cette appréciation ? En passant de la palette sur la scène entière de la composition, la couleur est modifiée, affaiblie, rehaussée et change totalement d’effet. Alors l’artiste tâtonne, manie, remanie, tourmente sa couleur. Dans ce travail sa teinte devient un composé de diverses substances qui réagissent plus ou moins les unes sur les autres, et tôt ou tard se désaccordent.
En général donc l’harmonie d’une composition sera d’autant plus durable que le peintre aura été plus sûr de l’effet de son pinceau, aura touché plus fièrement, plus librement, aura moins remanié et tourmenté sa couleur, l’aura employée plus simple et plus franche.
On voit des tableaux modernes perdre leur accord en très peu de temps ; on en voit d’anciens qui se sont conservés frais, harmonieux et vigoureux, malgré le laps du temps. Cet avantage me semble être plutôt la récompense du faire que l’effet de la qualité des couleurs.
Rien dans un tableau n’appelle comme la couleur vraie. Elle parle à l’ignorant comme au savant. Un demi-connaisseur passera, sans s’arrêter, devant un chef-d’œuvre de dessin, d’expression, de composition ; l’œil n’a jamais négligé le coloriste.
Mais ce qui rend le coloriste vrai, rare, c’est le maître qu’il adopte. Pendant un temps infini, l’élève copie les tableaux de ce maître, et ne regarde pas la nature ; c’est-à-dire qu’il s’habitue à voir par les yeux d’un autre, et qu’il perd l’usage des siens. Peu à peu il se fait un technique qui l’enchaîne et dont il ne peut ni s’affranchir ni s’écarter ; c’est une chaîne qu’il s’est mise à l’œil, comme l’esclave à son pied. Voilà l’origine de tant de faux coloris. Celui qui copiera d’après la Grenée, copiera éclatant et solide ; celui qui copiera d’après le Prince, sera rougeâtre et briqueté ; celui qui copiera d’après Greuse sera gris et violâtre ; celui qui étudiera Chardin sera vrai. Et de là cette variété de jugements du dessin et de la couleur, même entre les artistes. L’un vous dira que le Poussin est sec, l’autre que Rubens est outré ; et moi je suis le lilliputien qui leur frappe doucement sur l’épaule, et qui les avertit qu’ils ont dit une sottise.
On a dit que la plus belle couleur qu’il y eût au monde était cette rougeur aimable dont l’innocence, la jeunesse, la santé, la modestie et la pudeur coloraient les joues d’une fille ; et l’on a dit une chose qui n’était pas seulement fine, touchante et délicate, mais vraie : car c’est la chair qu’il est difficile de rendre ; c’est ce blanc onctueux, égal sans être pâle ni mat ; c’est ce mélange de rouge et de bleu qui transpire imperceptiblement ; c’est le sang, la vie qui font le désespoir du coloriste. Celui qui a acquis le sentiment de la chair, a fait un grand pas ; le reste n’est rien en comparaison. Mille peintres sont morts sans avoir senti la chair ; mille autres mourront sans l’avoir sentie.
La diversité de nos étoffes et de nos draperies n’a pas peu contribué à perfectionner l’art de colorier. Il y a un prestige dont il est difficile de se garantir, c’est celui d’un grand harmoniste. Je ne sais comment je vous rendrai clairement ma pensée. Voilà sur une toile une femme vêtue de satin blanc. Couvrez le reste du tableau, et ne regardez que le vêtement ; peut-être ce satin vous paraîtra-t-il sale, mat, peu vrai. Mais restituez cette femme au milieu des objets dont elle est environnée, et en même temps le satin et sa couleur reprendront leur effet. C’est que tout le ton est trop faible ; mais chaque objet perdant proportionnellement, le défaut de chacun vous échappe : il est sauvé par l’harmonie. C’est la nature vue à la chute du jour.
Le ton général de la couleur peut être faible sans être faux.
Le ton général de la couleur peut être faible, sans que l’harmonie soit détruite. Au contraire, c’est la vigueur de coloris qu’il est difficile d’allier avec l’harmonie.
Faire blanc et faire lumineux sont deux choses fort diverses. Tout étant égal d’ailleurs entre deux compositions, la plus lumineuse vous plaira sûrement davantage. C’est la différence du jour et de la nuit.
Quel est donc pour moi le vrai, le grand coloriste ? C’est celui qui a pris le ton de la nature et des objets bien éclairés, et qui a su accorder son tableau.
Il y a des [caricatures] de couleur comme de dessin, et toute caricature est de mauvais goût.
On dit qu’il y a des couleurs amies et des couleurs ennemies ; et l’on a raison si l’on entend qu’il y en a qui s’allient si difficilement, qui tranchent tellement les unes à côté des autres que l’air et la lumière, ces deux harmonistes universels, peuvent à peine nous en rendre le voisinage immédiat supportable. Je n’ai garde de renverser dans l’art l’ordre de l’arc-en-ciel. L’arc-en-ciel est en peinture ce que la basse fondamentale est en musique ; et je doute qu’aucun peintre entende mieux cette partie qu’une femme un peu coquette ou une bouquetière qui sait son métier. Mais je crains bien que les peintres pusillanimes ne soient partis de là pour restreindre pauvrement les limites de l’art, et se faire un petit technique facile et borné ; ce que nous appelons entre nous un protocole. En effet il y a tel protocolier en peinture, si humble serviteur de l’arc-en-ciel, qu’on peut presque toujours le deviner. S’il a donné telle ou telle couleur à un objet, on peut être sûr que l’objet voisin sera de telle ou telle couleur. Ainsi la couleur d’un coin de leur toile étant donnée, on sait tout le reste. Toute leur vie ils ne font plus que transporter ce coin. C’est un point mouvant qui se promène sur une surface, qui s’arrête et se place où il lui plaît, mais qui a toujours le même cortège. Il ressemble à un grand seigneur qui n’aurait qu’un habit, avec ses valets sous la même livrée. Ce n’est pas ainsi qu’en usent Vernet et Chardin ; leur intrépide pinceau se plaît à entremêler avec la plus grande hardiesse, la plus grande variété et l’harmonie la plus soutenue, toutes les couleurs de la nature avec toutes leurs nuances. Ils ont pourtant un technique propre et limité. Je n’en doute point, et je le découvrirais, si je voulais m’en donner la peine. C’est que l’homme n’est pas Dieu ; c’est que l’atelier de l’artiste n’est pas la nature.
Vous pourriez croire que, pour se fortifier dans la couleur, un peu d’étude des oiseaux et des fleurs ne nuirait pas. Non, mon ami. Jamais cette imitation ne donnera le sentiment de la chair. Voyez ce que devient Bachelier quand il a perdu de vue sa rose, sa jonquille et son œillet. Proposez à Madame Vien de faire un portrait, et portez ensuite ce portrait à la Tour. Mais non, ne lui portez pas ; le traître n’estime aucun de ses confrères assez pour lui dire la vérité. Proposez-lui plutôt à lui qui sait faire de la chair, de peindre une étoffe, un ciel, un œillet, une prune avec sa vapeur, une pêche avec son duvet, et vous verrez avec quelle supériorité il s’en tirera. Et ce Chardin, pourquoi prend-on ses imitations d’êtres inanimés pour la nature même ? C’est qu’il fait de la chair quand il lui plaît.
Mais ce qui achève de rendre fou le grand coloriste, c’est la vicissitude de cette chair, c’est qu’elle s’anime et qu’elle se flétrit d’un clin d’œil à l’autre. C’est que tandis que l’œil de l’artiste est attaché à la toile et que son pinceau s’occupe à me rendre, je passe, et que lorsqu’il retourne la tête, il ne me retrouve plus. C’est l’abbé le Blanc qui s’est présenté à mon idée, et j’ai bâillé d’ennui. C’est l’abbé Trublet qui s’est montré, et j’ai l’air ironique. C’est mon ami Grimm ou ma Sophie qui m’ont apparu, et mon cœur a palpité, et la tendresse et la sérénité se sont répandues sur mon visage ; la joie me sort par les pores de la peau, le cœur s’est dilaté, les petits réservoirs sanguins ont oscillé, et la teinte imperceptible du fluide qui s’en est échappé, a versé de tous côtés l’incarnat et la vie. Les fruits, les fleurs changent sous le regard attentif de la Tour et de Bachelier ; quel supplice n’est donc pas pour eux le visage de l’homme, cette toile qui s’agite, se meut, s’étend, se détend, se colore, se ternit selon la multitude infinie des alternatives de ce souffle léger et mobile qu’on appelle l’âme ?
Mais j’allais oublier de vous parler de la couleur de la passion ; j’étais pourtant tout contre. Est-ce que chaque passion n’a pas la sienne ? Est-elle la même dans tous les instants d’une passion ? La couleur a ses nuances dans la colère. Si elle enflamme le visage, les yeux sont ardents ; si elle est extrême et qu’elle serre le cœur au lieu de le détendre, les yeux s’égarent, la pâleur se répand sur le front et sur les joues, les lèvres deviennent tremblantes et blanchâtres. Une femme garde-t-elle le même teint dans l’attente du plaisir, dans les bras du plaisir, au sortir de ses bras ? Oh, mon ami, quel art que celui de la peinture ! J’achève en une ligne ce que le peintre ébauche à peine en une semaine ; et son malheur, c’est qu’il sait, voit et sent comme moi, et qu’il ne peut rendre et se satisfaire ; c’est que ce sentiment le portant en avant, le trompe sur ce qu’il peut, et lui fait gâter un chef-d’œuvre : il était, sans s’en douter, sur la dernière limite de l’art.
Tout ce que j’ai compris de ma vie du clair-obscur §
Le clair-obscur est la juste distribution des ombres et de la lumière. Problème simple et facile, lorsqu’il n’y a qu’un objet régulier ou qu’un point lumineux ; mais problème dont la difficulté s’accroît à mesure que les formes de l’objet sont variées, à mesure que la scène s’étend, que les êtres s’y multiplient ; que la lumière y arrive de plusieurs endroits, et que les lumières sont diverses. Ah, mon ami, combien d’ombres et de lumières fausses dans une composition un peu compliquée ! Combien de licences prises ! En combien d’endroits la vérité sacrifiée à l’effet !
On appelle un effet de lumière en peinture ce que vous avez vu dans le tableau de Corésus, un mélange des ombres et de la lumière, vrai, fort et piquant : moment poétique qui vous arrête et vous étonne. Chose difficile sans doute, mais moins peut-être qu’une distribution graduée qui éclairerait la scène d’une manière diffuse et large, et où la quantité de lumière serait accordée à chaque point de la toile, eu égard à sa véritable exposition et à sa véritable distance du corps lumineux : quantité que les objets environnants font varier en cent manières diverses, plus ou moins sensibles, selon les pertes et les emprunts qu’ils occasionnent.
Rien de plus rare que l’unité de lumière dans une composition, surtout chez les paysagistes. Ici c’est du soleil, là de la lune ; ailleurs une lampe, un flambeau, ou quelque autre corps enflammé. Vice commun, mais difficile à discerner.
Il y a aussi des caricatures d’ombres et de lumières ; et toute caricature est de mauvais goût.
Si dans un tableau la vérité des lumières se joint à celle de la couleur, tout est pardonné, du moins dans le premier instant. Incorrections de dessin, manques d’expression, pauvreté de caractères, vices d’ordonnance, on oublie tout ; on demeure extasié, surpris, enchaîné, enchanté.
S’il nous arrive de nous promener aux Tuileries, au bois de Boulogne, ou dans quelque endroit écarté des Champs Elysées sous quelques-uns de ces vieux arbres épargnés parmi tant d’autres qu’on a sacrifiés au parterre et à la vue de l’hôtel de Pompadour, sur la fin d’un beau jour, au moment où le soleil plonge ses rayons obliques à travers la masse touffue de ces arbres dont les branches entremêlées les arrêtent, les renvoient, les brisent, les rompent, les dispersent sur les troncs, sur la terre, entre les feuilles, et produisent autour de nous une variété infinie d’ombres fortes, d’ombres moins fortes, de parties obscures, moins obscures, éclairées, plus éclairées, tout à fait éclatantes ; alors les passages de l’obscurité à l’ombre, de l’ombre à la lumière, de la lumière au grand éclat, sont si doux, si touchants, si merveilleux, que l’aspect d’une branche, d’une feuille arrête l’œil, et suspend la conversation au moment même le plus intéressant. Nos pas s’arrêtent involontairement ; nos regards se promènent sur la toile magique, et nous nous écrions : quel tableau ! Oh que cela est beau ! Il semble que nous considérions la nature comme le résultat de l’art. Et réciproquement, s’il arrive que le peintre nous répète le même enchantement sur la toile, il semble que nous regardions l’effet de l’art comme celui de la nature. Ce n’est pas au Salon, c’est dans le fond d’une forêt, parmi les montagnes que le soleil ombre et éclaire, que Loutherbourg et Vernet sont grands.
Le ciel répand une teinte générale sur les objets. La vapeur de l’atmosphère se discerne au loin ; près de nous son effet est moins sensible. Autour de moi les objets gardent toute la force et toute la variété de leurs couleurs, ils se ressentent moins de la teinte de l’atmosphère et du ciel ; au loin ils s’effacent, ils s’éteignent, toutes leurs couleurs se confondent ; et la distance qui produit cette confusion, cette monotonie, les montre tous gris, grisâtres, d’un blanc mat ou plus ou moins éclairé, selon le lieu de la lumière et l’effet du soleil. C’est le même effet que celui de la vitesse avec laquelle on tourne un globe tacheté de différentes couleurs, lorsque cette vitesse est assez grande pour lier les taches et réduire leurs sensations particulières de rouge, de blanc, de noir, de bleu, de vert, à une sensation unique et simultanée.
Que celui qui n’a pas étudié et senti les effets de la lumière et de l’ombre dans les campagnes, au fond des forêts, sur les maisons des hameaux, sur les toits des villes, le jour, la nuit, laisse là les pinceaux, surtout qu’il ne s’avise pas d’être paysagiste. Ce n’est pas dans la nature seulement, c’est sur les arbres, c’est sur les eaux de Vernet, c’est sur les collines de Loutherbourg que le clair de la lune est beau.
Un site peut sans doute être délicieux. Il est sûr que de hautes montagnes, que d’antiques forêts, que des ruines immenses en imposent. Les idées accessoires qu’elles réveillent sont grandes. J’en ferai descendre quand il me plaira Moïse ou Numa. La vue d’un torrent qui tombe à grand bruit à travers des rochers escarpés qu’il blanchit de son écume, me fera frissonner. Si je ne le vois pas, et que j’entende au loin son fracas, C’est ainsi, me dirai-je, que ces fléaux si fameux dans l’histoire ont passé. Le monde reste, et tous leurs exploits ne sont plus qu’un vain bruit perdu qui m’amuse. Si je vois une verte prairie, de l’herbe tendre et molle, un ruisseau qui l’arrose, un coin de forêt écarté qui me promette du silence, de la fraîcheur et du secret, mon âme s’attendrira ; je me rappellerai celle que j’aime : où est-elle, m’écrierai-je ; pourquoi suis-je seul ici ? Mais ce sera la distribution variée des ombres et des lumières qui ôtera ou donnera à toute la scène son charme général. Qu’il s’élève une vapeur qui attriste le ciel, et qui répande sur l’espace un ton grisâtre et monotone, tout devient muet, rien ne m’inspire ni ne m’arrête, et je ramène mes pas vers ma demeure.
Je connais un portrait peint par le Sueur ; vous jureriez que la main droite est hors de la toile et repose sur la bordure. On vante singulièrement ce merveilleux dans la jambe et le pied du Saint Jean Baptiste de Raphael qui est au Palais Royal. Ces tours de l’art ont été fréquents dans tous les temps et chez tous les peuples. J’ai vu un Arlequin ou un Scaramouche de Gillot dont la lanterne était à un demi-pied du corps. Quelle est la tête de la Tour autour de laquelle l’œil ne tourne pas ? Où est le morceau de Chardin, ou même de Roland de la Porte où l’air ne circule pas entre les verres, les fruits et les bouteilles ? Le bras du Jupiter foudroyant d’Apelle saillait hors de la toile, menaçait l’impie, l’adultère, s’avançait vers sa tête. Peut-être n’appartiendrait-il qu’à un grand maître de déchirer le nuage qui enveloppait Enée, et de me le montrer comme il apparut à la crédule et facile reine de Carthage :
Circumfusa repente Scindit se nubes, et in aethera purgat apertum.
Avec tout cela ce n’est pas là la grande partie, la partie difficile du clair-obscur. La voici.
Imaginez comme dans la géométrie des indivisibles de Cavalieri toute la profondeur de la toile coupée, n’importe en quel sens, par une infinité de plans infiniment petits. Le difficile c’est la dispensation juste de la lumière et des ombres, et sur chacun de ces plans, et sur chaque tranche infiniment petite des objets qui les occupent ; ce sont les échos, les reflets de toutes ces lumières les unes sur les autres. Lorsque cet effet est produit (mais où et quand l’est-il ?) l’œil est arrêté ; il se repose. Satisfait partout, il se repose partout ; il s’avance, il s’enfonce, il est ramené sur sa trace. Tout est lié, tout tient. L’art et l’artiste sont oubliés. Ce n’est plus une toile, c’est la nature, c’est une portion de l’univers qu’on a devant soi.
Le premier pas vers l’intelligence du clair-obscur, c’est une étude des règles de la perspective. La perspective rapproche les parties des corps ou les fait fuir, par la seule dégradation de leurs grandeurs, par la seule projection de leurs parties vues à travers un plan interposé entre l’œil et l’objet, et attachées ou sur ce plan même, ou sur un plan supposé au-delà de l’objet.
Peintres, donnez quelques instants à l’étude de la perspective ; vous en serez bien récompensés par la facilité et la sûreté que vous en retrouverez dans la pratique de votre art. Réfléchissez-y un moment, et vous concevrez que le corps d’un prophète enveloppé de toute sa volumineuse draperie, et sa barbe touffue, et ces cheveux qui se hérissent sur son front, et ce linge pittoresque qui donne un caractère divin à sa tête, sont assujettis dans tous leurs points aux mêmes principes que le polyèdre. À la longue l’un ne vous embarrassera pas plus que l’autre. Plus vous multiplierez le nombre idéal de vos plans, plus vous serez corrects et vrais ; et ne craignez pas d’être froids par une condition de plus ou de moins ajoutée à votre technique.
Ainsi que la couleur générale d’un tableau, la lumière générale a son ton. Plus elle est forte et vive, plus les ombres sont limitées, décidées et noires. Éloignez successivement la lumière d’un corps, et successivement vous en affaiblirez l’éclat et l’ombre. Éloignez-la davantage encore, et vous verrez la couleur d’un corps prendre un ton monotone, et son ombre s’amincir, pour ainsi dire, au point que vous n’en discernerez plus les limites. Rapprochez la lumière, le corps s’éclairera et son ombre se terminera. Au crépuscule, presque plus d’effet de lumière sensible, presque aucune ombre particulière discernable. Comparez une scène de la nature dans un jour et sous un soleil brillant avec la même scène sous un ciel nébuleux. Là, les lumières et les ombres seront fortes ; ici, tout sera faible et gris. Mais vous avez vu cent fois ces deux scènes se succéder en un clin d’œil, lorsqu’au milieu d’une campagne immense quelque nuage épais porté par les vents qui régnaient dans la partie supérieure de l’atmosphère, tandis que la partie qui vous entourait était immobile et tranquille, allait à votre insu s’interposer entre l’astre du jour et la terre. Tout a perdu subitement son éclat. Une teinte, un voile triste, obscur et monotone est tombé rapidement sur la scène. Les oiseaux même en ont été surpris, et leur chant suspendu. Le nuage a passé, tout a repris son éclat, et les oiseaux ont recommencé leur ramage.
C’est l’instant du jour, la saison, le climat, le site, l’état du ciel, le lieu de la lumière qui en rendent le ton général fort ou faible, triste ou piquant. Celui qui éteint la lumière s’impose la nécessité de donner du corps à l’air même, et d’apprendre à mon œil à mesurer l’espace vide par des objets interposés et graduellement affaiblis. Quel homme, s’il sait se passer du grand agent, et produire sans son secours un grand effet !
Méprisez ces gauches repoussoirs, si grossièrement, si bêtement placés qu’il est impossible d’en méconnaître l’intention. On a dit qu’en architecture il fallait que les parties principales se tournassent en ornement ; il faut en peinture que les objets essentiels se tournent en repoussoirs. Il faut que dans une composition les figures se lient, s’avancent, se reculent, sans ces intermédiaires postiches que j’appelle des chevilles ou des bouche-trous. Tesniere avait une autre magie.
Mon ami, les ombres ont aussi leurs couleurs. Regardez attentivement les limites et même la masse de l’ombre d’un corps blanc, et vous y discernerez une infinité de points noirs et blancs interposés. L’ombre d’un corps rouge se teint de rouge ; il semble que la lumière en frappant l’écarlate en détache et emporte avec elle des molécules. L’ombre d’un corps avec la chair et le sang de la peau forme une faible teinte jaunâtre. L’ombre d’un corps bleu prend une nuance de bleu. Et les ombres et les corps reflètent les uns sur les autres. Ce sont ces reflets infinis des ombres et des corps qui engendrent l’harmonie sur votre bureau où le travail et le génie ont jeté la brochure à côté du livre, le livre à côté du cornet, le cornet au milieu de cinquante objets disparates de nature, de forme et de couleur. Qui est-ce qui observe, qui est-ce qui connaît, qui est-ce qui exécute, qui est-ce qui fond tous ces effets ensemble, qui est-ce qui en connaît le résultat nécessaire ? La loi en est pourtant bien simple, et le premier teinturier à qui vous portez un échantillon d’étoffe nuancée, jette la pièce d’étoffe blanche dans sa chaudière, et sait l’en tirer teinte comme vous l’avez désirée. Mais le peintre observe lui-même cette loi sur sa palette quand il mêle ses teintes. Il n’y a pas une loi pour les couleurs, une loi pour la lumière, une loi pour les ombres ; c’est partout la même.
Et malheur aux peintres, si celui qui parcourt une galerie, y porte jamais ces principes ! Heureux le temps où ils seront populaires ! C’est la lumière générale de la nation qui empêche le souverain, le ministre et l’artiste de faire des sottises. O sacra reverentia plebis.Il n’y en a pas un qui ne soit tenté de s’écrier : canaille, combien je me donne de peine pour obtenir de toi un signe d’approbation !
Il n’y a pas un artiste qui ne vous dise qu’il sait tout cela mieux que moi. Répondez-lui de ma part que toutes ses figures lui crient qu’il en a menti.
Il y a des objets que l’ombre fait valoir, d’autres qui deviennent plus piquants à la lumière. La tête des brunes s’embellit dans la demi-teinte ; celle des blondes à la lumière.
Il est un art de faire les fonds, surtout aux portraits. Une loi assez générale, c’est qu’il n’y ait au fond aucune teinte qui comparée à une autre teinte du sujet, soit assez forte pour l’étouffer ou arrêter l’œil.
Examen du clair-obscur §
Si une figure est dans l’ombre, elle est trop ou trop peu ombrée, si la comparant aux figures plus éclairées et la faisant par la pensée avancer à leur place, elle ne nous inspire pas un pressentiment vif et certain qu’elle le serait autant qu’elles. Exemple de deux personnes qui montent d’une cave, dont l’une porte une lumière et que l’autre suit : si celle-ci a la quantité de lumière ou d’ombre qui lui convient, vous sentirez qu’en la plaçant sur la même marche que celle-là, elles seront toutes deux également éclairées.
Moyen technique de s’assurer si les figures sont ombrées sur le tableau comme elles le seraient en nature : c’est de tracer sur un plan celui de son tableau, d’y disposer des objets soit à la même distance que ceux du tableau, soit à des distances relatives, et de comparer les lumières des objets du plan aux lumières des objets du tableau. Elles doivent être de part et d’autre ou les mêmes, ou dans les mêmes rapports.
La scène d’un peintre peut être aussi étendue qu’il le désire ; cependant il ne lui est pas permis de placer partout des objets. Il est des lointains où les formes de ces objets n’étant plus sensibles, il est ridicule de les y jeter, puisqu’on ne met un objet sur la toile que pour le faire apercevoir et distinguer tel. Ainsi quand la distance est telle qu’à cette distance les caractères qui individualisent les êtres ne s’y font plus distinguer, qu’on prendrait, par exemple un loup pour un chien ou un chien pour un loup, il n’y faut plus rien mettre. Voilà peut-être un cas où il ne faut plus peindre la nature.
Tous les possibles ne doivent point avoir aucun lieu en bonne peinture non plus qu’en bonne littérature ; car il y a tel concours d’événements dont on ne peut nier la possibilité, mais dont la combinaison est telle qu’on voit que peut-être ils n’ont jamais eu lieu et ne l’auront peut-être jamais. Les possibles qu’on peut employer, ce sont les possibles vraisemblables, et les possibles vraisemblables, ce sont ceux où il y a plus à parier pour que contre qu’ils ont passé de l’état de possibilité à l’état d’existence dans un certain temps limité par celui de l’action. Exemple. Il se peut faire qu’une femme soit surprise par les douleurs de l’enfantement en pleine campagne, il se peut faire qu’elle y trouve une crèche, il est possible que cette crèche soit appuyée contre les ruines d’un ancien monument ; mais la rencontre possible de cet ancien monument est à sa rencontre réelle comme l’espace entier où il peut y avoir des crèches est à la partie de cet espace qui est occupée par d’anciens monuments. Or ce rapport est infiniment petit, il n’y faut donc avoir aucun égard ; et cette circonstance est absurde, à moins qu’elle ne soit donnée par l’histoire ainsi que les autres circonstances de l’action. Il n’en est pas ainsi des bergers, des chiens, des hameaux, des troupeaux, des voyageurs, des arbres, des ruisseaux, des montagnes et de tous les autres objets qui sont dispersés dans les campagnes et qui les constituent. Pourquoi peut-on les mettre dans la peinture dont il s’agit et sur le champ du tableau ? Parce qu’ils se trouvent plus souvent dans la scène de la nature qu’on se propose d’imiter qu’ils ne s’y trouvent pas. La proximité ou rencontre d’un ancien monument est aussi ridicule que le passage d’un empereur dans le moment de l’action. Ce passage est possible, mais d’un possible trop rare pour être employé. Celui d’un voyageur ordinaire l’est aussi, mais d’un possible si commun que l’emploi n’en a rien que de naturel. Il faut que le passage de l’empereur ou la présence de la colonne soit donnée par l’histoire.
Deux sortes de peintures : l’une qui plaçant l’œil tout aussi près du tableau qu’il est possible sans le priver de sa faculté de voir distinctement, rend les objets dans tous les détails qu’il aperçoit à cette distance, et rend ces détails avec autant de scrupule que les formes principales, en sorte qu’à mesure que le spectateur s’éloigne du tableau, à mesure il perd de ces détails, jusqu’à ce qu’enfin il arrive à une distance où tout disparaisse ; en sorte qu’en s’approchant de cette distance où tout est confondu, les formes commencent peu à peu à se faire discerner et successivement les détails à se recouvrer, jusqu’à ce que l’œil replacé en son premier et moindre éloignement, il voit dans les objets du tableau les variétés les plus légères et les plus minutieuses. Voilà la belle peinture, voilà la véritable imitation de la nature. Je suis par rapport à ce tableau ce que je suis par rapport à la nature que le peintre a prise pour modèle. Je la vois mieux à mesure que mon œil s’en approche ; je la vois moins à mesure que mon œil s’en éloigne.
Mais il est une autre peinture qui n’est pas moins dans la nature, mais qui ne l’imite parfaitement qu’à une certaine distance, elle n’est, pour ainsi parler, imitatrice que dans un point : c’est celle où le peintre n’a rendu vivement et fortement que les détails qu’il a aperçus dans les objets du point qu’il a choisi ; au-delà de ce point, on ne voit plus rien, c’est pis encore en deçà. Son tableau n’est point un tableau [ ;] depuis sa toile jusqu’à son point de vue, on ne sait ce que c’est. Il ne faut pourtant pas blâmer ce genre de peinture, c’est celui du fameux Rembrand ; ce nom seul en fait suffisamment l’éloge.
D’où l’on voit que la loi de tout finir a quelque restriction. Elle est d’observation absolue dans le premier genre de peinture dont j’ai parlé dans l’article précédent ; elle n’est pas de même nécessité dans le second genre : le peintre y néglige tout ce qui ne s’aperçoit dans les objets que dans les points plus voisins du tableau que ceux qu’il a pris pour son point de vue.
Exemple d’une idée sublime du Rembrand : le Rembrand a peint une Résurrection du Lazare ; son Christ a l’air d’un tristo, il est à genoux sur le bord du sépulcre, il prie, et l’on voit s’élever deux bras du fond du sépulcre.
Exemple d’une autre espèce. Il n’y aurait rien de si ridicule qu’un homme peint en habit neuf au sortir de chez son tailleur, ce tailleur fût-il le plus habile homme de son temps. Mieux un habit collerait sur les membres, plus la figure aurait la figure d’un homme de bois. Outre ce que le peintre perdrait du côté de la variété des formes et des lumières qui naissent des plis et du chiffonnage des vieux habits, il y a encore une raison qui agit en nous sans que nous nous en apercevions, c’est qu’un habit n’est neuf que pendant quelques jours et qu’il est vieux pendant longtemps, et qu’il faut prendre les choses dans l’état qu’elles ont d’une manière la plus durable. D’ailleurs il y a dans un habit vieux une multitude infinie de petits accidents intéressants, de la poudre, des boutons manquants et tout ce qui tient de l’user ; tous ces accidents rendus réveillent autant d’idées et servent à lier les différentes parties de l’ajustement ; il faut de la poudre pour lier la perruque avec l’habit.
Un jeune homme fut consulté par sa famille sur la manière dont on voulait qu’on fît peindre son père ; c’était un ouvrier en fer. Mettez-lui, dit-il, son habit de travail, son bonnet de forge, son tablier ; que je le voie à son établi avec une lancette à la main ou autre ouvrage qu’il éprouve ou qu’il repasse, et surtout n’oubliez point de lui faire mettre ses lunettes sur le nez. Ce projet ne fut point suivi. On lui envoya un beau portrait de son père, en pied, avec une belle perruque, un bel habit, de beaux bas, une belle tabatière à la main. Le jeune homme qui avait du goût et de la vérité dans le caractère, dit à sa famille en la remerciant : Vous n’avez rien fait qui vaille, ni vous, ni le peintre. Je vous avais demandé mon père de tous les jours, et vous ne m’avez envoyé que mon père des dimanches…
C’est par la même raison que M. de La Tour, si vrai, si sublime d’ailleurs, n’a fait du portrait de M. Rousseau qu’une belle chose au lieu d’un chef-d’œuvre qu’il en pouvait faire. J’y cherche le censeur des lettres, le Caton et le Brutus de notre âge, je m’attendais à voir Epictete en habit négligé, en perruque ébouriffée, effrayant par son air sévère les littérateurs, les Grands et les gens du monde, et je n’y vois que l’auteur du Devin du village bien habillé, bien peigné, bien poudré et ridiculement assis sur une chaise de paille ; et il faut convenir que le vers de Marmontel dit très bien ce qu’est M. Rousseau et ce qu’on devrait trouver et ce qu’on cherche en vain dans le tableau de M. de La Tour.
On a exposé dans le Salon un tableau de la Mort de Socrate qui a tout le ridicule qu’une composition de cette espèce pouvait avoir : on y fait mourir sur un lit de parade le philosophe le plus austère et le plus pauvre de la Grece. Le peintre n’a pas conçu combien la vertu et l’innocence prêtes d’expirer au fond d’un cachot sur un lit de paille, sur un grabat, faisaient une représentation pathétique et sublime.
Ce que tout le monde sait sur l’expression, et quelque chose que tout le monde ne sait pas §
Sunt lacrymae rerum et mentem mortalia tangunt.
L’expression est en général l’image du sentiment.
Un comédien qui ne se connaît pas en peinture est un pauvre comédien ; un peintre qui n’est pas physionomiste est un pauvre peintre.
Dans chaque partie du monde, chaque contrée ; dans une même contrée chaque province ; dans une province chaque ville ; dans une ville chaque famille ; dans une famille, chaque individu ; dans un individu, chaque instant a sa physionomie, son expression.
L’homme entre en colère, il est attentif, il est curieux, il aime, il hait, il méprise, il dédaigne, il admire ; et chacun des mouvements de son âme vient se peindre sur son visage en caractères clairs, évidents, auxquels nous ne nous méprenons jamais.
Sur son visage ! Que dis-je ? Sur sa bouche, sur ses joues, dans ses yeux, en chaque partie de son visage. L’œil s’allume, s’éteint, languit, s’égare, se fixe ; et une grande imagination de peintre est un recueil immense de toutes ces expressions. Chacun de nous en a sa petite provision, et c’est la base du jugement que nous portons de la laideur et de la beauté. Remarquez-le bien, mon ami, interrogez-vous à l’aspect d’un homme ou d’une femme, et vous reconnaîtrez que c’est toujours l’image d’une bonne qualité ou l’empreinte plus ou moins marquée d’une mauvaise qui vous attire ou vous repousse.
Supposez l’Antinoüs devant vous : Ses traits sont beaux et réguliers. Ses joues larges et pleines annoncent la santé. Nous aimons la santé, c’est la pierre angulaire du bonheur. Il est tranquille ; nous aimons le repos. Il a l’air réfléchi et sage ; nous aimons la réflexion et la sagesse. Je laisse là le reste de la figure, et je vais m’occuper seulement de la tête.
Conservez tous les traits de ce beau visage comme ils sont, relevez seulement un des coins de la bouche ; l’expression devient ironique, et le visage vous plaira moins. Remettez la bouche dans son premier état, et relevez les sourcils ; le caractère devient orgueilleux, et il vous plaira moins. Relevez les deux coins de la bouche en même temps, et tenez les yeux bien ouverts ; vous aurez une physionomie cynique, et vous craindrez pour votre fille si vous êtes père. Laissez retomber les coins de la bouche, et rabaissez les paupières ; qu’elles couvrent la moitié de l’iris, et partagent la prunelle en deux ; et vous en aurez fait un homme faux, caché, dissimulé que vous éviterez.
Chaque âge a ses goûts. Des lèvres vermeilles bien bordées, une bouche entrouverte et riante, de belles dents blanches, une démarche libre, le regard assuré, une gorge découverte, de belles grandes joues larges, un nez retroussé me faisaient galoper à dix-huit ans. Aujourd’hui que le vice ne m’est plus bon et que je ne suis plus bon au vice, c’est une jeune fille qui a l’air décent et modeste, la démarche composée, le regard timide, et qui marche en silence à côté de sa mère, qui m’arrête et me charme.
Qui est-ce qui a le bon goût ? Est-ce moi à dix-huit ans ? Est-ce moi à cinquante ? La question sera bientôt décidée. Si l’on m’eût dit à dix-huit ans : mon enfant, de l’image du vice, ou de l’image de la vertu, quelle est la plus belle ? Belle demande ! aurais-je répondu ; c’est celle-ci. Pour arracher de l’homme la vérité, il faut à tout moment donner le change à la passion, en empruntant des termes généraux et abstraits. C’est qu’à dix-huit ans, ce n’était pas l’image de la beauté, mais la physionomie du plaisir qui me faisait courir.
L’expression est faible ou fausse si elle laisse incertain sur le sentiment.
Quel que soit le caractère de l’homme, si sa physionomie habituelle est conforme à l’idée que vous avez d’une vertu, il vous attirera ; si sa physionomie habituelle est conforme à l’idée que vous avez d’un vice, il vous éloignera.
On se fait à soi-même quelquefois sa physionomie. Le visage accoutumé à prendre le caractère de la passion dominante, le garde. Quelquefois aussi on la reçoit de la nature, et il faut bien la garder comme on l’a reçue. Il lui a plu de nous faire bons, et de nous donner le visage du méchant ; ou de nous faire méchants et de nous donner le visage de la bonté.
J’ai vu au fond du faubourg Saint Marceau où j’ai demeuré longtemps des enfants charmants de visage. À l’âge de douze à treize ans, ces yeux pleins de douceur étaient devenus intrépides et ardents ; cette agréable petite bouche s’était contournée bizarrement ; ce col si rond était gonflé de muscles, ces joues larges et unies étaient parsemées d’élévations dures. Ils avaient pris la physionomie de la halle et du marché. À force de s’irriter, de s’injurier, de se battre, de crier, de se décoiffer pour un liard, ils avaient contracté pour toute leur vie l’air de l’intérêt sordide, de l’impudence et de la colère.
Si l’âme d’un homme ou la nature a donné à son visage l’expression de la bienveillance, de la justice et de la liberté, vous le sentirez, parce que vous portez en vous-même des images de ces vertus, et vous accueillerez celui qui vous les annonce. Ce visage est une lettre de recommandation écrite dans une langue commune à tous les hommes.
Chaque état de la vie a son caractère propre et son expression.
Le sauvage a les traits fermes, vigoureux et prononcés, des cheveux hérissés, une barbe touffue, la proportion la plus rigoureuse dans les membres : quelle est la fonction qui aurait pu l’altérer ? Il a chassé, il a couru, il s’est battu contre l’animal féroce, il s’est exercé ; il s’est conservé, il a produit son semblable : les deux seules occupations naturelles. Il n’a rien qui sente l’effronterie ni la honte. Un air de fierté mêlé de férocité. Sa tête est droite et relevée. Son regard fixe. Il est le maître dans sa forêt. Plus je le considère, plus il me rappelle la solitude et la franchise de son domicile. S’il parle, son geste est impérieux, son propos énergique et court. Il est sans loi et sans préjugé. Son âme est prompte à s’irriter. Il est dans un état de guerre perpétuelle. Il est souple, il est agile ; cependant il est fort.
Les traits de sa compagne, son regard, son maintien ne sont point de la femme civilisée. Elle est nue sans s’en apercevoir. Elle a suivi son époux dans la plaine, sur la montagne, au fond de la forêt. Elle a partagé son exercice. Elle a porté son enfant dans ses bras. Aucun vêtement n’a soutenu ses mamelles. Sa longue chevelure est éparse. Elle est bien proportionnée. La voix de son époux était tonnante ; la sienne est forte. Ses regards sont moins arrêtés. Elle conçoit de l’effroi plus facilement. Elle est agile.
Dans la société chaque individu de citoyens a son caractère et son expression : l’artisan, le noble, le roturier, l’homme de lettres, l’ecclésiastique, le magistrat, le militaire.
Parmi les artisans il y a des habitudes de corps, des physionomies de boutiques et d’ateliers.
Chaque société a son gouvernement, et chaque gouvernement a sa qualité dominante, réelle ou supposée qui en est l’âme, le soutien et le mobile.
La république est un état d’égalité. Tout sujet se regarde comme un petit monarque. L’air du républicain sera haut, dur et fier.
Dans la monarchie où l’on commande et l’on obéit, le caractère, l’expression sera celle de l’affabilité et de la grâce, de la douceur, de l’honneur, de la galanterie.
Sous le despotisme, la beauté sera celle de l’esclave. Montrez-moi des visages doux, soumis, timides, circonspects, suppliants et modestes. L’esclave marche la tête inclinée ; il semble toujours la présenter à un glaive prêt à le frapper.
Et qu’est-ce que la sympathie ? J’entends cette impulsion prompte, subite, irréfléchie, qui presse et colle deux êtres l’un à l’autre à la première vue, au premier coup, à la première rencontre ? Car la sympathie, même en ce sens, n’est point une chimère. C’est l’attrait momentané et réciproque de quelque vertu. De la beauté naît l’admiration ; de l’admiration, l’estime, le désir de posséder et l’amour.
Voilà pour les caractères et leurs diverses physionomies ; mais ce n’est pas tout. Il faut joindre encore à cette connaissance une profonde expérience des scènes de la vie. Je m’explique. Il faut avoir étudié le bonheur et la misère de l’homme sous toutes ses faces ; des batailles, des famines, des pestes, des inondations, des orages, des tempêtes ; la nature sensible, la nature inanimée, en convulsions. Il faut feuilleter les historiens, se remplir des poètes, s’arrêter sur leurs images. Lorsque le poète dit, vero incessu patuit dea, il faut chercher en soi cette figure-là. Lorsqu’il dit, summa placidum caput extulit unda, il faut modeler cette tête-là. Sentir ce qu’il en faut prendre, ce qu’il en faut laisser ; connaître les passions douces et fortes, et les rendre sans grimace. Le Laocoon souffre, il ne grimace pas. Cependant la douleur cruelle serpente depuis l’extrémité de son orteil jusqu’au sommet de sa tête. Elle affecte profondément sans inspirer de l’horreur. Faites que je ne puisse ni arrêter mes yeux, ni les arracher de dessus votre toile.
Ne confondez point les minauderies, la grimace, les petits coins de bouche relevés, les petits becs pincés et mille autres puériles afféteries, avec la grâce, moins encore avec l’expression.
Que votre tête soit d’abord d’un beau caractère. Les passions se peignent plus facilement sur un beau visage. Quand elles sont extrêmes, elles n’en deviennent que plus terribles. Les Euménides des Anciens sont belles, et n’en sont que plus effrayantes. C’est quand on est en même temps attiré et repoussé violemment, qu’on éprouve le plus de malaise, et ce sera l’effet d’une Euménide à laquelle on aura conservé les grands traits de la beauté.
L’ovale du visage, allongé dans l’homme, large par le haut, se rétrécissant par le bas : caractère de noblesse.
L’ovale du visage, arrondi dans la femme, dans l’enfant : caractère de jeunesse, principe de la grâce.
Un trait déplacé de l’épaisseur d’un cheveu, embellit ou dépare.
Sachez donc ce que c’est que la grâce, ou cette rigoureuse et précise conformité des membres avec la nature de l’action. Surtout ne la prenez point pour celle de l’acteur ou du maître à danser. La grâce de l’action et celle de Marcel se contredisent exactement. Si Marcel rencontrait un homme placé comme l’Antinoüs ; lui portant une main sous le menton et l’autre sur les épaules, Allons donc, grand dadais, lui dirait-il, est-ce qu’on se tient comme cela ? Puis lui repoussant les genoux avec les siens, et le relevant par-dessous les bras, il ajouterait : on dirait que vous êtes de cire, et que vous allez fondre. Allons, nigaud, tendez-moi ce jarret, déployez-moi cette figure ; ce nez un peu au vent. Et quand il en aurait fait le plus insipide petit-maître, il commencerait à lui sourire, et à s’applaudir de son ouvrage.
Si vous perdez le sentiment de la différence de l’homme qui se présente en compagnie, et de l’homme intéressé qui agit, de l’homme qui est seul, et de l’homme qu’on regarde, jetez vos pinceaux dans le feu. Vous académiserez, vous redresserez, vous guinderez vos figures.
Voulez-vous sentir, mon ami, cette différence ? Vous êtes seul chez vous. Vous attendez mes papiers qui ne viennent point. Vous pensez que les souverains veulent être servis à point nommé. Vous voilà étendu sur votre chaise de paille, les bras posés sur vos genoux, votre bonnet de nuit renfoncé sur vos yeux, ou vos cheveux épars et mal retroussés sous un peigne courbé ; votre robe de chambre entrouverte et retombant à longs plis de l’un et de l’autre côté : vous êtes tout à fait pittoresque et beau. On vous annonce M. le marquis de Castries ; et voilà le bonnet relevé, la robe de chambre croisée ; mon homme droit, tous ses membres bien composés ; se maniérant, se marcélisant, se rendant très agréable pour la visite qui lui arrive, très maussade pour l’artiste. Tout à l’heure vous étiez son homme ; vous ne l’êtes plus.
Quand on considère certaines figures, certains caractères de tête de Raphael, des Carraches et d’autres, on se demande où ils les ont pris. Dans une imagination forte, dans les auteurs, dans les nuages, dans les accidents du feu, dans les ruines, dans la nation où ils ont recueilli les premiers traits que la poésie a ensuite exagérés.
Ces hommes rares avaient de la sensibilité, de l’originalité, de l’humeur. Ils lisaient, les poètes surtout. Un poète est un homme [d’une imagination forte] qui s’attendrit, qui s’effraye lui-même des fantômes qu’il se fait.
Je ne saurais résister. Il faut absolument, mon ami, que je vous entretienne ici de l’action et de la réaction du poète sur le statuaire ou le peintre, du statuaire sur le poète, et de l’un et de l’autre, sur les êtres tant animés qu’inanimés de la nature. Je rajeunis de deux mille ans, pour vous exposer comment dans les temps anciens ces artistes influaient réciproquement les uns sur les autres, comment ils influaient sur la nature même, et lui donnaient une empreinte divine. Homere avait dit que Jupiter ébranlait l’Olympe du seul mouvement de ses noirs sourcils. C’est le théologien qui avait parlé, et voilà la tête que le marbre exposé dans un temple avait à montrer à l’adorateur prosterné. La cervelle du sculpteur s’échauffait, et il ne prenait la terre molle et l’ébauchoir que quand il avait conçu l’image orthodoxe. Le poète avait consacré les beaux pieds de Thétis, et ces pieds étaient de foi ; la gorge ravissante de Vénus, et cette gorge était de foi ; les épaules charmantes d’Apollon, et ces épaules étaient de foi ; les fesses rebondies de Ganymede, et ces fesses étaient de foi. Le peuple s’attendait à retrouver sur les autels ses dieux et ses déesses avec les charmes caractéristiques de son catéchisme. Le théologien ou le poète les avait désignés, et le statuaire n’avait garde d’y manquer. On se serait moqué d’un Neptune qui n’aurait pas eu la poitrine, d’un Hercule qui n’aurait pas eu le dos de la Bible païenne ; et le bloc de marbre hérétique serait resté dans l’atelier.
Qu’arrivait-il de là : car après tout, le poète n’avait [rien] révélé ni fait croire ; le peintre et le sculpteur n’avaient représenté que des qualités empruntées de la nature ? C’est que, quand au sortir du temple le peuple venait à reconnaître ces qualités dans quelques individus, il en était bien autrement touché. La femme avait fourni ses pieds à Thétis, sa gorge à Vénus ; la déesse les lui rendait, mais les lui rendait sanctifiés, divinisés. L’homme avait fourni à Apollon ses épaules, sa poitrine à Neptune, ses flancs nerveux à Mars, sa tête sublime à Jupiter, ses fesses à Ganymède ; mais Apollon, Neptune, Mars, Jupiter et Ganymède les lui rendaient sanctifiés, divinisés.
Lorsque quelque circonstance permanente, quelquefois même passagère, a associé certaines idées dans la tête des peuples, elles ne s’y séparent plus ; et s’il arrivait à un libertin de retrouver sa maîtresse sur l’autel de Vénus, parce qu’en effet c’était elle, un dévot n’en était pas moins porté à révérer les épaules de son dieu sur le dos d’un mortel quel qu’il fût. Ainsi je ne puis m’empêcher de croire que lorsque le peuple assemblé s’amusait à considérer des hommes nus aux bains, dans les gymnases, dans les jeux publics, il y avait, sans qu’ils s’en doutassent, dans le tribut d’admiration qu’ils rendaient à la beauté, une teinte mêlée de sacré et de profane, je ne sais quel mélange bizarre de libertinage et de dévotion. Un voluptueux qui tenait sa maîtresse entre ses bras, l’appelait ma reine, ma souveraine, ma déesse ; et ces propos fades dans notre bouche, avaient bien un autre sens dans la sienne. C’est qu’ils étaient vrais ; c’est qu’en effet il était dans les cieux, parmi les dieux ; c’est qu’il jouissait réellement de l’objet de son adoration et de l’adoration nationale.
Et pourquoi les choses se seraient-elles passées autrement dans l’esprit du peuple que dans la tête de ses poètes ou théologiens ? Les ouvrages que nous en avons, les descriptions qu’ils nous ont laissées des objets de leurs passions, sont pleines de comparaisons, d’allusions aux objets de leur culte. C’est le souris des Grâces, c’est la jeunesse d’Hébé ; ce sont les doigts de l’Aurore ; c’est la gorge, c’est le bras, c’est l’épaule, ce sont les cuisses, ce sont les yeux de Vénus. Va-t-en à Delphes, et tu verras mon Batyle. Prends cette fille pour modèle, et porte ton tableau à Paphos. Il ne leur a manqué que de nous dire plus souvent où l’on voyait ce dieu ou cette déesse dont ils caressaient l’original vivant ; mais les peuples qui lisaient leurs poésies, ne l’ignoraient pas. Sans ces simulacres subsistants, leurs galanteries auraient été bien insipides et bien froides. Je vous en atteste vous, mon ami, et vous, fin et délicat Suard ; vous, chaud et bouillant Arnaud ; vous, original, savant, profond et plaisant Galiani. Dites-moi, ne pensez-vous pas que c’est là l’origine de tous ces éloges des mortels, empruntés des attributs des dieux, et de toutes ces épithètes indivisiblement attachées aux héros et aux dieux ? C’étaient autant d’articles de la foi, autant de versets du symbole païen consacré par la poésie, la peinture et la sculpture. Lorsque nous voyons ces épithètes revenir sans cesse, si elles nous fatiguent et nous ennuient, c’est qu’il ne subsiste plus aucune statue, aucun temple, aucun modèle auxquels nous puissions les rapporter. Le païen, au contraire, à chaque fois qu’il les retrouvait dans un poète, rentrait d’imagination dans un temple, revoyait le tableau, se rappelait la statue qui les avait fournies.
Attendez, mon ami : peut-être que ce qui suit donnera quelque vraisemblance à des idées qui ne vous ont amusé jusqu’à présent que comme un rêve agréable, que comme un système ingénieux. Si notre religion n’était pas une triste et plate métaphysique ; si nos peintres et nos statuaires étaient des hommes à comparer aux peintres et aux statuaires anciens : j’entends les bons, car vraisemblablement ils en ont eu de mauvais et plus que nous, comme l’Italie est le lieu où l’on fait le plus de bonne et de mauvaise musique ; si nos prêtres n’étaient pas de stupides bigots ; si cet abominable christianisme ne s’était pas établi par le meurtre et par le sang ; si les joies de notre paradis ne se réduisaient pas à une impertinente vision béatifique de je ne sais quoi qu’on ne comprend ni n’entend ; si notre enfer offrait autre chose que des gouffres de feux, des démons hideux et gothiques, des hurlements et des grincements de dents ; si nos tableaux pouvaient être autre chose que des scènes d’atrocités, un écorché, un pendu, un rôti, un grillé, une dégoûtante boucherie ; si tous nos saints et nos saintes n’étaient pas voilés jusqu’au bout du nez ; si nos idées de pudeur et de modestie n’avaient proscrit la vue des bras, des cuisses, des tétons, des épaules, toute nudité ; si l’esprit de mortification n’avait flétri ces tétons, amolli ces cuisses, décharné ces bras, déchiré ces épaules ; si nos artistes n’étaient pas enchaînés et nos poètes contenus par les mots effrayants de sacrilège et de profanation ; si la Vierge Marie avait été la mère du plaisir ; ou bien, mère de Dieu, si c’eût été ses beaux yeux, ses beaux tétons, ses belles fesses qui eussent attiré l’Esprit Saint sur elle, et que cela fût écrit dans le livre de son histoire ; si l’ange Gabriel y était vanté par ses belles épaules ; si la Magdelaine avait eu quelque aventure galante avec le Christ ; si aux noces de Cana le Christ entre deux vins, un peu non-conformiste, eût parcouru la gorge d’une des filles de noces et les fesses de saint Jean, incertain s’il resterait fidèle ou non à l’apôtre au menton ombragé d’un duvet léger : vous verriez ce qu’il en serait de nos peintres, de nos poètes et de nos statuaires ; de quel ton nous parlerions de ces charmes qui joueraient un si grand et si merveilleux rôle dans l’histoire de notre religion et de notre Dieu, et de quel œil nous regarderions la beauté à laquelle nous devrions la naissance, l’incarnation du Sauveur, et la grâce de notre rédemption.
Nous nous servons cependant encore des expressions de charmes divins, de beauté divine ; mais sans quelque reste de paganisme que l’habitude avec les anciens poètes entretient dans nos cerveaux poétiques, cela serait froid et vide de sens. Cent femmes de formes diverses peuvent recevoir le même éloge ; mais il n’en était pas ainsi chez les Grecs. Il existait en marbre ou sur la toile un modèle donné ; et celui qui aveuglé par sa passion s’avisait de comparer quelque figure commune avec la Vénus de Gnide ou de Paphos, était aussi ridicule que celui qui parmi nous oserait mettre quelque petit nez retroussé de bourgeoise à côté de madame la comtesse de Brionne : on hausserait les épaules, et on lui rirait au visage.
Nous avons cependant quelques caractères traditionnels, quelques figures données par la peinture et par la sculpture. Personne ne se méprend au Christ, au saint Pierre, à la Vierge, à la plupart des apôtres ; et croyez-vous qu’au moment où un bon croyant reconnaît dans la rue quelques-unes de ces têtes, il n’éprouve pas un léger sentiment de respect ? Que serait-ce donc si ces figures ne se présentaient jamais à la vue sans réveiller un cortège d’idées douces, voluptueuses, agréables qui missent les sens et les passions en jeu ?
Grâce à Raphael, au Guide, au Baroche, au Titien et à quelques autres peintres italiens, lorsque quelque femme nous offre ce caractère de noblesse, de grandeur, d’innocence et de simplicité qu’ils ont donné à leurs vierges, voyez ce qui se passe alors dans l’âme ; si le sentiment qui nous affecte n’a pas quelque chose de romanesque qui tient de l’admiration, de la tendresse et du respect, et si le respect ne dure pas encore, lors même que nous savons à n’en pouvoir douter que cette vierge est consacrée par état au culte de la Vénus publique qui se célèbre tous les soirs aux environs du Palais Royal ? Il semble qu’on vous propose là d’aller coucher avec la mère de votre dieu. Il faut avouer aussi que ces belles et grandes indolentes-là ne promettent pas beaucoup de plaisir, et qu’on les aimerait mieux en peinture à son chevet qu’en chair et vivantes dans son lit.
Combien de choses plus fines encore sur l’expression ! Savez-vous qu’elle décide quelquefois la couleur ? N’y a-t-il pas un teint plus analogue qu’un autre, à certains états, à certaines passions ? La couleur pâle et blême ne messied pas aux poètes, aux musiciens, aux statuaires, aux peintres. Ces hommes sont communément bilieux ; fondez dans ce blême une teinte jaunâtre, si vous voulez. Les cheveux noirs ajoutent de l’éclat à la blancheur, et de la vivacité aux regards. Les cheveux blonds s’accorderont mieux avec la langueur, la paresse, la nonchalance, les peaux transparentes et fines, les yeux humides, tendres et bleus.
L’expression se fortifie merveilleusement par ces accessoires légers qui facilitent encore l’harmonie. Si vous me peignez une chaumière, et que vous placiez un arbre à l’entrée, je veux que cet arbre soit vieux, rompu, gercé, caduc ; qu’il y ait une conformité d’accidents, de malheurs et de misère entre lui et l’infortuné auquel il prête son ombre les jours de fête.
Les peintres ne manquent pas ces grossières analogies ; mais s’ils en connaissaient distinctement la raison, bientôt ils iraient plus loin. J’entends ceux qui ont l’instinct de Greuze ; et les autres ne tomberaient pas dans des disparates qui font pitié quand elles ne font pas rire.
Mais je vais vous développer par un ou deux exemples le fil secret et délié qui les a conduits dans le choix délicat de leurs accessoires. Presque tous les peintres de ruines vous montreront autour de leurs fabriques solitaires, palais, villes, obélisques, ou autres édifices renversés, un vent violent qui souffle ; un voyageur qui porte son petit bagage sur son dos et qui passe ; une femme courbée sous le poids de son enfant enveloppé dans des guenilles et qui passe ; des hommes à cheval qui conversent, le nez sous leur manteau, et qui passent. Qu’est-ce qui a suggéré ces accessoires ? L’affinité des idées. Tout passe, l’homme et la demeure de l’homme. Changez l’espèce de l’édifice ruiné. Supposez à la place des ruines d’une ville, quelque grand tombeau. Vous verrez l’affinité des idées opérer pareillement sur l’artiste, et attirer des accessoires tout contraires aux premiers. Alors le voyageur fatigué aura déposé son fardeau à ses pieds, et lui et son chien seront assis et se reposeront sur les degrés du tombeau. La femme arrêtée et assise allaitera son enfant. Les hommes seront descendus de cheval, et laissant paître en liberté leurs animaux, étendus sur la terre, ils continueront l’entretien, ou ils s’amuseront à lire l’inscription de la tombe. C’est que les ruines sont un lieu de péril, et que les tombeaux sont des sortes d’asiles.
C’est que la vie est un voyage, et le tombeau le séjour du repos. C’est que l’homme s’assied où la cendre de l’homme repose. Il y aurait un contresens, à faire passer le voyageur le long du tombeau, et à l’arrêter entre des ruines. Si le tombeau comporte autour de lui quelques êtres qui se meuvent, ce sont ou des oiseaux qui planent au-dessus à une grande hauteur, ou d’autres qui passent à tire-d’aile, ou des travailleurs à qui le labeur dérobe le terme de la vie, et qui chantent au loin. Je ne parle ici que des peintres de ruines. Les peintres d’histoire, les paysagistes, varient, contrastent, diversifient leurs accessoires comme les idées se diversifient, s’unissent, se fortifient, s’opposent et contrastent dans leur entendement.
Je me suis quelquefois demandé pourquoi les temples ouverts et isolés des Anciens sont si beaux et font un si grand effet. C’est qu’on en décorait les quatre faces, sans nuire à la simplicité. C’est qu’ils étaient accessibles de toutes parts : image de la sécurité. Les rois même ferment leurs palais par des portes ; leur caractère auguste ne suffit pas pour les garantir de la méchanceté des hommes. C’est qu’ils étaient placés dans des lieux écartés, et que l’horreur d’une forêt environnante, se joignant au sombre des idées superstitieuses, remuait l’âme d’une sensation particulière. C’est que la divinité ne parle pas dans le tumulte des villes ; elle aime le silence et la solitude. C’est que l’hommage des hommes y était porté d’une manière plus secrète et plus libre. Il n’y avait point de jours fixes où l’on s’y assemblât, ou, s’il y en avait, ces jours-là le concours et le tumulte les rendaient moins augustes, parce que le silence et la solitude n’y étaient plus.
Si j’avais eu à former la place de Louis XV où elle est, je me serais bien gardé d’abattre la forêt. J’aurais voulu qu’on en vît la profondeur obscure entre les colonnes d’un grand péristyle. Nos architectes sont sans génie. Ils ne savent ce que c’est que les idées accessoires qui se réveillent par le local et les objets circonvoisins. C’est comme nos poètes de théâtre qui n’ont jamais su tirer aucun parti du lieu de la scène.
Ce serait ici le moment de traiter du choix de la belle nature. Mais il suffit de savoir que tous les corps et tous les aspects d’un corps ne sont pas également beaux : voilà pour les formes. Que tous les visages ne sont pas également propres à rendre fortement la même passion ; il y a des boudeuses charmantes, et des ris déplaisants : voilà pour les caractères. Que tous les individus ne montrent pas également bien l’âge et la condition, et qu’on ne risque jamais de se tromper quand on établit la convenance la plus forte entre la nature dont on fait choix, et le sujet qu’on traite.
Mais ce que j’esquisse ici en passant, se trouvera peut-être un peu plus fortement rendu au chapitre de la composition qui va suivre. Qui sait où l’enchaînement des idées me conduira ? Ma foi, ce n’est pas moi.
Paragraphe sur la composition ou j’espère que j’en parlerai §
Nous n’avons qu’une certaine mesure de sagacité. Nous ne sommes capables que d’une certaine durée d’attention. Lorsqu’on fait un poème, un tableau, une comédie, une histoire, un roman, une tragédie, un ouvrage pour le peuple, il ne faut pas imiter les auteurs qui ont écrit des traités d’éducation. Sur deux mille enfants, à peine y en a-t-il deux qu’on puisse élever d’après leurs principes. S’ils y avaient réfléchi, ils auraient conçu qu’un aigle n’est pas le modèle commun d’une institution générale. Une composition qui doit être exposée aux yeux d’une foule de toutes sortes de spectateurs, sera vicieuse, si elle n’est pas intelligible pour un homme de bon sens tout court.
Qu’elle soit simple et claire. Par conséquent aucune figure oisive, aucun accessoire superflu. Que le sujet en soit un. Le Poussin a montré dans un même tableau, sur le devant, Jupiter qui séduit Calisto, et dans le fond, la nymphe séduite, traînée par Junon. C’est une faute indigne d’un artiste aussi sage.
Le peintre n’a qu’un instant, et il ne lui est pas plus permis d’embrasser deux instants que deux actions. Il y a seulement quelques circonstances où il n’est ni contre la vérité ni contre l’intérêt de rappeler l’instant qui n’est plus ou d’annoncer l’instant qui va suivre. Une catastrophe subite surprend un homme au milieu de ses fonctions ; il est à la catastrophe, et il est encore à ses fonctions.
Un chanteur que l’exécution d’un air di bravura met à la gêne, un violon qui se démène et se tourmente, m’angoisse et me chagrine. J’exige du chanteur tant d’aisance et de liberté : je veux que le symphoniste promène ses doigts sur les cordes si facilement, si légèrement que je ne me doute pas de la difficulté de la chose. Il me faut un plaisir pur et sans peine ; et je tourne le dos à un peintre qui me propose un emblème, un logogriphe à déchiffrer.
Si la scène est une, claire, simple et liée, j’en saisirai l’ensemble d’un coup d’œil ; mais ce n’est pas assez. Il faut encore qu’elle soit variée ; et elle le sera, si l’artiste est rigoureux observateur de la nature.
Un homme fait une lecture intéressante à un autre. Sans qu’ils y pensent l’un et l’autre, le lecteur se disposera de la manière la plus commode pour lui ; l’auditeur en fera autant. Si c’est Robbé qui lit, il aura l’air d’un énergumène, il ne regardera pas son papier, ses yeux seront égarés dans l’air. Si je l’écoute, j’aurai l’air sérieux. Ma main droite ira chercher mon menton et soutenir ma tête qui tombe ; et ma main gauche ira chercher le coude de mon bras droit, et soutenir le poids de ma tête et de ce bras. Ce n’est pas ainsi que j’entendrais réciter Voltaire.
Ajoutez un troisième personnage à la scène, il subira la loi des deux premiers ; c’est un système combiné de trois intérêts. Qu’il en survienne cent, deux cents, mille, la même loi s’observera. Sans doute il y aura un moment de bruit, de mouvement, de tumulte, de flux, de reflux, d’ondulations ; c’est le moment où chacun ne pense qu’à soi, et cherche à se sacrifier la république entière. Mais on ne tardera pas à sentir l’absurdité de sa prétention et l’inutilité de ses efforts. Peu à peu chacun se résoudra à se départir d’une portion de son intérêt, et la masse se composera.
Jetez les yeux sur cette masse dans le moment tumultueux, l’énergie de chaque individu s’exerce dans toute sa violence ; et comme il n’y en a pas un seul qui en soit pourvu précisément au même degré, c’est ici comme aux feuilles d’un arbre, pas une qui soit du même vert, pas un de ces individus qui soit le même d’action et de position.
Regardez ensuite la masse dans le moment du repos, celui où chacun a sacrifié le moins qu’il a pu, de son avantage ; et comme la même diversité subsiste dans les sacrifices, même diversité d’actions et de positions. Et le moment du tumulte et le moment du repos ont cela de commun que chacun s’y montre ce qu’il est.
Que l’artiste garde cette loi des énergies et des intérêts, et de quelque étendue que soit sa toile, sa composition sera vraie partout. Le seul contraste que le goût puisse approuver, celui qui résulte de la variété des énergies et des intérêts, s’y trouvera, et il n’y en faut point d’autre.
Ce contraste d’étude, d’académie, d’école, de technique, est faux. Ce n’est plus une action qui se passe en nature, c’est une action apprêtée, compassée, qui se joue sur la toile. Le tableau n’est plus une rue, une place publique, un temple ; c’est un théâtre.
On n’a point encore fait, et l’on ne fera jamais un morceau de peinture supportable d’après une scène théâtrale ; et c’est, ce me semble, une des plus cruelles satires de nos acteurs, de nos décorations, et peut-être de nos poètes.
Une autre chose qui ne choque pas moins, ce sont les petits usages des peuples civilisés. La politesse, cette qualité si aimable, si douce, si estimable dans le monde, est maussade dans les arts d’imitation. Une femme ne peut plier les genoux, un homme ne peut déployer son bras, prendre son chapeau sur sa tête, et tirer un pied en arrière, que sur un écran. Je sais bien qu’on m’objectera les tableaux de Watteau ; mais je m’en moque et je persiste. Otez à Watteau ses sites, sa couleur, la grâce de ses figures, celle de ses vêtements, ne voyez que la scène, et jugez. Il faut aux arts d’imitation quelque chose de sauvage, de brut, de frappant et d’énorme. Je permettrai bien à un Persan de porter la main à son front et de s’incliner ; mais voyez le caractère de cet homme incliné ; voyez son respect, son adoration ; voyez la grandeur de sa draperie et de son mouvement. Quel est celui qui mérite un hommage si profond ? Est-ce son dieu ? Est-ce son père ?
Ajoutez à la platitude de nos révérences, celle de nos vêtements ; nos manches retroussées, nos culottes en fourreau, nos basques carrées et plissées, nos jarretières sous le genou, nos boucles en lacs d’amour, nos souliers pointus. Je défie le génie même de la peinture et de la sculpture de tirer parti de ce système de mesquinerie. La belle chose en marbre ou en bronze qu’un Français avec son justaucorps à boutons, son épée et son chapeau !
Mais revenons à l’ordonnance, à l’ensemble des personnages. On peut, on doit en sacrifier un peu au technique. Jusqu’où ? Je n’en sais rien. Mais je ne veux pas qu’il en coûte la moindre chose à l’expression, à l’effet du sujet. Touche-moi, étonne-moi, déchire-moi, fais-moi tressaillir, pleurer, frémir, m’indigner d’abord ; tu récréeras mes yeux après, si tu peux.
Chaque action a plusieurs instants ; mais je l’ai dit et je le répète, l’artiste n’en a qu’un dont la durée est celle d’un coup d’œil. Cependant, comme sur un visage où régnait la douleur et où l’on a fait poindre la joie, je retrouverai la passion présente confondue parmi les vestiges de la passion qui passe, il peut aussi rester au moment que le peintre a choisi, soit dans les attitudes, soit dans les caractères, soit dans les actions, des traces subsistantes du moment qui a précédé. Un système d’êtres un peu composé ne change pas tout à la fois. C’est ce que n’ignore pas celui qui connaît la nature et qui a le sentiment du vrai : mais ce qu’il sent aussi, c’est que ces figures partagées, ces personnages indécis ne concourant qu’à moitié à l’effet général, il perd du côté de l’intérêt ce qu’il gagne du côté de la variété. Qu’est-ce qui entraîne mon attention ? C’est le concours de la multitude. Je ne saurais me refuser à tant de monde qui m’invite. Mes yeux, mes bras, mon âme se portent malgré moi où je vois leurs yeux, leurs bras, leur âme attachée. J’aimerais donc mieux, s’il était possible, reculer le moment de l’action, pour être énergique, et me débarrasser des paresseux. Pour les oisifs, à moins que le contraste n’en soit sublime, cas rare, je n’en veux point. Encore lorsque ce contraste est sublime, la scène change, et l’oisif devient le sujet principal.
Je ne saurais souffrir, à moins que ce ne soit dans une apothéose ou quelque autre sujet de verve pure, le mélange des êtres allégoriques et réels. Je vois frémir d’ici tous les admirateurs de Rubens ; mais peu m’importe, pourvu que le bon goût et la vérité me sourient.
Le mélange des êtres allégoriques et réels donne à l’histoire l’air d’un conte, et pour trancher le mot, ce défaut défigure pour moi la plupart des compositions de Rubens. Je ne les entends pas. Qu’est-ce que cette figure qui tient un nid d’oiseaux, un Mercure, l’arc-en-ciel, le Zodiaque, le Sagittaire, dans la chambre et autour du lit d’une accouchée ? Il faudrait faire sortir de la bouche de chacun de ces personnages, comme on le voit à nos vieilles tapisseries de château, une légende qui dît ce qu’ils veulent.
Je vous ai déjà dit mon avis sur le monument de Rheims exécuté par Pigalle, et mon sujet m’y ramène. Que signifie à côté de ce portefaix étendu sur des ballots, cette femme qui conduit un lion par la crinière ? La femme et l’animal s’en vont du côté du portefaix endormi, et je suis sûr qu’un enfant s’écrierait : maman, cette femme va faire manger ce pauvre homme-là qui dort, par sa bête. Je ne sais si c’est son dessein ; mais cela arrivera si cet homme ne s’éveille, et que cette femme fasse un pas de plus. Pigalle, mon ami, prends ton marteau, brise-moi cette association d’êtres bizarres. Tu veux faire un roi protecteur ; qu’il le soit de l’agriculture, du commerce et de la population. Ton portefaix dormant sur ses ballots, voilà bien le Commerce. Abats de l’autre côté de ton piédestal un taureau ; qu’un vigoureux habitant des champs se repose entre les cornes de l’animal, et tu auras l’Agriculture. Place entre l’un et l’autre une bonne grosse paysanne qui allaite un enfant, et je reconnaîtrai la Population. Est-ce que ce n’est pas une belle chose qu’un taureau abattu ? Est-ce que ce n’est pas une belle chose qu’un paysan nu qui se repose ? Est-ce que ce n’est pas une belle chose qu’une paysanne à grands traits et grandes mamelles ? Est-ce que cette composition n’offrira pas à ton ciseau toutes sortes de natures ? Est-ce que cela ne me touchera pas, ne m’intéressera pas plus que tes figures symboliques ? Tu m’auras montré le monarque protecteur des conditions subalternes, comme il le doit être ; car ce sont elles qui forment le troupeau et la nation.
C’est qu’il faudrait méditer profondément son sujet. Il s’agit vraiment bien de meubler sa toile de figures ! Il faut que ces figures s’y placent d’elles-mêmes, comme dans la nature. Il faut qu’elles concourent toutes à un effet commun, d’une manière forte, simple et claire ; sans quoi je dirai comme Fontenelle à la Sonate : figure, que me veux-tu ?
La peinture a cela de commun avec la poésie, et il semble qu’on ne s’en soit pas encore avisé, que toutes deux elles doivent être bene moratae ; il faut qu’elle ait des mœurs. Boucher ne s’en doute pas ; il est toujours vicieux et n’attache jamais. Greuze est toujours honnête, et la foule se presse autour de ses tableaux. J’oserais dire à Boucher. Si tu ne t’adresses jamais qu’à un polisson de dix-huit ans, tu as raison, mon ami, continue à faire des culs et des tétons ; mais pour les honnêtes gens et moi, on aura beau t’exposer à la grande lumière du Salon, nous t’y laisserons pour aller chercher dans un coin obscur ce Russe charmant de le Prince, et cette jeune, honnête, décente, innocente marraine qui est debout à ses côtés. Ne t’y trompe pas, cette figure-là me fera plutôt faire un péché le matin que toutes tes impures. Je ne sais où tu vas les prendre ; mais il n’y a pas moyen de s’y arrêter, quand on fait quelque cas de sa santé.
Je ne suis pas scrupuleux. Je lis quelquefois mon Pétrone. La Satire d’Horace, Ambubaiarum, me plaît au moins autant qu’une autre. Les petits madrigaux infâmes de Catulle, j’en sais les trois quarts par cœur. Quand je suis en pique-nique avec mes amis, et que la tête s’est un peu échauffée de vin blanc, je cite sans rougir une épigramme de Ferrand. Je pardonne au poète, au peintre, au sculpteur, au philosophe même un instant de verve et de folie ; mais je ne veux pas qu’on trempe toujours là son pinceau, et qu’on pervertisse le but des arts. Un des plus beaux vers de Virgile et un des plus beaux principes de l’art imitatif, c’est celui-ci :
Sunt lacrymae rerum, et mentem mortalia tangunt.
Il faudrait l’écrire sur la porte de son atelier : Ici les malheureux trouvent des yeux qui les pleurent. Rendre la vertu aimable, le vice odieux, le ridicule saillant, voilà le projet de tout honnête homme qui prend la plume, le pinceau ou le ciseau. Qu’un méchant soit en société, qu’il y porte la conscience de quelque infamie secrète ; ici il en trouve le châtiment. Les gens de bien l’asseyent, à leur insu, sur la sellette. Ils le jugent, ils l’interpellent lui-même. Il a beau s’embarrasser, pâlir, balbutier, il faut qu’il souscrive à sa propre sentence. Si ses pas le conduisent au Salon, qu’il craigne d’arrêter ses regards sur ta toile sévère ! C’est à toi qu’il appartient aussi de célébrer, d’éterniser les grandes et belles actions, d’honorer la vertu malheureuse et flétrie, de flétrir le vice heureux et honoré, d’effrayer les tyrans. Montre-moi Commode abandonné aux bêtes. Que je le voie sur ta toile déchiré à coups de crocs. Fais-moi entendre les cris mêlés de la fureur et de la joie autour de son cadavre. Venge l’homme de bien du méchant, des dieux et du destin. Préviens, si tu l’oses, le jugement de la postérité ; ou si tu n’en as pas le courage, peins-moi du moins celui qu’elle a porté. Reverse sur les peuples fanatiques l’ignominie dont ils ont prétendu couvrir ceux qui les instruisaient, et qui leur disaient la vérité. Étale-moi les scènes sanglantes du fanatisme. Apprends aux souverains et aux peuples ce qu’ils ont à espérer de ces prédicateurs sacrés du mensonge. Pourquoi ne veux-tu pas t’asseoir aussi parmi les précepteurs du genre humain, les consolateurs des maux de la vie, les vengeurs du crime, les rémunérateurs de la vertu ? Est-ce que tu ne sais pas que
Segnius irritant animos demissa per aurem, Quam quae sunt oculis subjecta fidelibus, et quae Ipse sibi tradit spectator ?
Tes personnages sont muets, si tu veux ; mais ils font que je me parle et que je m’entretiens avec moi-même.
On distingue la composition en pittoresque et en expressive. Je me soucie bien que l’artiste ait disposé ses figures pour les effets les plus piquants de lumière, si l’ensemble ne s’adresse point à mon âme, si ses personnages y sont comme des particuliers qui s’ignorent, dans une promenade publique, ou comme les animaux au pied des montagnes du paysagiste.
Toute composition expressive peut être en même temps pittoresque, et quand elle a toute l’expression dont elle est susceptible, elle est suffisamment pittoresque, et je félicite l’artiste de n’avoir pas immolé le sens commun au plaisir de l’organe. S’il eût fait autrement, je me serais écrié comme si j’avais entendu un beau parleur qui déraisonne : tu dis très bien, mais tu ne sais ce que tu dis.
Il y a sans doute des sujets ingrats ; mais c’est pour l’artiste ordinaire qu’ils sont communs. Tout est ingrat pour une tête stérile. À votre avis, était-ce un sujet bien intéressant qu’un prêtre qui dicte à son secrétaire des homélies ? Voyez cependant ce que Carle Vanloo en a fait. C’est sans contredit le sujet le plus simple et la plus belle de ses esquisses.
On a prétendu que l’ordonnance était inséparable de l’expression. Il me semble qu’il peut y avoir de l’ordonnance sans expression, et que rien même n’est si commun. Pour de l’expression sans ordonnance, la chose me paraît plus rare ; surtout quand je considère que le moindre accessoire superflu nuit à l’expression, ne fût-ce qu’un chien, un cheval, un bout de colonne, une urne. L’expression exige une imagination forte, une verve brûlante, l’art de susciter des fantômes, de les animer[,] de les agrandir ; l’ordonnance, en poésie ainsi qu’en peinture, suppose un certain tempérament de jugement et de verve, de chaleur et de sagesse, d’ivresse et de sens froid dont les exemples ne sont pas communs en nature. Sans cette balance rigoureuse, selon que l’enthousiasme ou la raison prédomine, l’artiste est extravagant ou froid.
La principale idée bien conçue doit exercer son despotisme sur toutes les autres. C’est la force motrice de la machine qui, semblable à celle qui retient les corps célestes dans leurs orbes et les entraîne, agit en raison inverse de la distance.
L’artiste veut-il savoir s’il ne reste rien d’équivoque et d’indécis sur sa toile ? Qu’il appelle deux hommes instruits qui lui expliquent séparément et en détail toute sa composition. Je ne connais presque aucune composition moderne qui résistât à cet essai. De six à cinq figures, à peine en resterait-il deux ou trois sur lesquelles il ne fallût pas passer la brosse. Ce n’est pas assez que tu aies voulu que celui-ci fît telle chose, celui-là telle autre ; il faut encore que ton idée ait été juste et conséquente, et que tu l’aies rendue si nettement que je ne m’y méprenne pas, ni moi, ni les autres, ni ceux qui sont à présent, ni ceux qui viendront après.
Il y a dans presque tous nos tableaux une faiblesse de concept, une pauvreté d’idée dont il est impossible de recevoir une secousse violente, une sensation profonde. On regarde, on tourne la tête, et l’on ne se rappelle rien de ce qu’on a vu. Nul fantôme qui vous obsède et qui vous suive. J’ose proposer au plus intrépide de nos artistes de nous effrayer autant par son pinceau que nous le sommes par le simple récit du gazetier, de cette foule d’Anglais expirants, étouffés dans un cachot trop étroit, par les ordres d’un nabab. Et à quoi sert donc que tu broies tes couleurs, que tu prennes ton pinceau, que tu épuises toutes les ressources de ton art, si tu m’affectes moins qu’une gazette ? C’est que ces hommes sont sans imagination, sans verve. C’est qu’ils ne peuvent atteindre à aucune idée forte et grande.
Plus une composition est vaste, plus elle demande d’études d’après nature. Or quel est celui d’entre eux qui aura la patience de la finir ; qui est-ce qui y mettra le prix quand elle sera achevée ? Parcourez les ouvrages des grands maîtres, et vous y remarquerez en cent endroits l’indigence de l’artiste à côté de son talent ; parmi quelques vérités de nature, une infinité de choses exécutées de routine. Celles-ci blessent d’autant plus qu’elles sont à côté des autres ; c’est le mensonge rendu plus choquant par la présence de la vérité. Ah si un sacrifice, une bataille, un triomphe, une scène publique pouvait être rendue avec la même vérité dans tous ses détails qu’une scène domestique de Greuze ou de Chardin !
C’est sous ce point de vue surtout, que le travail du peintre d’histoire est infiniment plus difficile que celui du peintre de genre. Il y a une infinité de tableaux de genre qui défient notre critique ; quel est le tableau de bataille qui pût supporter le regard du roi de Prusse ? Le peintre de genre a sa scène sans cesse présente sous ses yeux ; le peintre d’histoire ou n’a jamais vu ou n’a vu qu’un instant la sienne. Et puis l’un est pur et simple imitateur, copiste d’une nature commune ; l’autre est, pour ainsi dire, le créateur d’une nature idéale et poétique. Il marche sur une ligne difficile à garder. D’un côté de cette ligne il tombe dans le mesquin ; de l’autre il tombe dans l’outré. On peut dire de l’un, multa ex industria, pauca ex animo ; de l’autre au contraire, pauca ex industria, plurima ex animo.
L’immensité du travail rend le peintre d’histoire négligent dans les détails. Où est celui de nos peintres qui se soucie de faire des pieds et des mains ? Il vise, dit-il, à l’effet général, et ces misères n’y font rien. Ce n’était pas l’avis de Paul Véronese, mais c’est le sien. Presque toutes les grandes compositions sont croquées. Cependant le pied et la main du soldat qui joue aux cartes dans son corps de garde sont les mêmes dont il marche au combat, dont il frappe dans la mêlée.
Que voulez-vous que je vous dise du costume ? Il serait choquant de le braver à un certain point ; il y aurait plus souvent de la pédanterie et du mauvais goût à s’y assujettir à la rigueur. Des figures nues dans un siècle, chez un peuple, au milieu d’une scène, où c’est l’usage de se vêtir, ne nous offensent point. C’est que la chair est plus belle que la plus belle draperie. C’est que le corps de l’homme, sa poitrine, ses bras, ses épaules, c’est que les pieds, les mains, la gorge d’une femme sont plus beaux que toute la richesse des étoffes dont on les couvrirait. C’est que l’exécution en est encore plus savante et plus difficile. C’est que major e longinquo reverentia, et qu’en faisant nu on éloigne la scène, on rappelle un âge plus innocent et plus simple, des mœurs plus sauvages, plus analogues aux arts d’imitation. C’est qu’on est mécontent du temps présent, et que ce retour vers les temps antiques ne nous déplaît pas. C’est que si les nations sauvages se civilisent imperceptiblement, il n’en est pas tout à fait de même des individus ; qu’on voit bien des hommes se dépouiller et se faire sauvages, mais rarement des sauvages prendre des habits et se civiliser. C’est que les figures à demi nues dans une composition, sont comme les forêts et la campagne transportées autour de nos maisons.
Graeca res est nihil velare. C’était l’usage des Grecs, nos maîtres dans tous les beaux-arts. Mais si nous avons permis à l’artiste de dépouiller ses figures, n’ayons pas la barbarie de l’asservir à un costume ridicule et gothique. Les yeux du goût ne sont pas ceux du pensionnaire de l’Académie des inscriptions. Bouchardon a vêtu Louis XV à la romaine, et il a bien fait. Toutefois ne faisons pas un précepte d’une licence. Licentia sumpta pudenter. Comme ces gens-ci sont ignorants, et qu’ils ne savent point garder de mesure, si vous leur jetez la bride sur le col, je ne désespère pas qu’ils n’en viennent à mettre un plumet sur la tête d’un soldat romain.
Je ne connais guère de lois sur la manière de draper les figures. Elle est toute de poésie pour l’invention, toute de rigueur pour l’exécution. Point de petits plis chiffonnés les uns sur les autres. Celui qui aura jeté un morceau d’étoffe sur le bras tendu d’un homme, et qui faisant seulement tourner ce bras sur lui-même, aura vu des muscles qui saillaient, s’affaisser, des muscles affaissés devenir saillants, et l’étoffe dessiner ces mouvements, prendra son mannequin et le jettera dans le feu.
Je ne puis souffrir qu’on me montre l’écorché sous la peau ; mais on ne peut trop me montrer le nu sous la draperie.
On dit beaucoup de bien et beaucoup de mal de la manière de draper des Anciens. Mon avis qui est en ceci sans conséquence, est qu’elle étend la lumière des parties larges par l’opposition des ombres et des lumières des petites parties longues et étroites. Une autre manière de draper, surtout en sculpture, oppose des lumières larges à des lumières larges, et détruit l’effet des unes par les autres.
Il me semble qu’il y a autant de genres de peinture que de genres de poésie : mais c’est une division superflue. La peinture en portrait et l’art du buste doivent être honorés chez un peuple républicain où il convient d’attacher sans cesse les regards des citoyens sur les défenseurs de leurs droits et de leur liberté. Dans un état monarchique c’est autre chose ; il n’y a que Dieu et le roi.
Cependant, s’il est vrai qu’un art ne se soutienne que par le premier principe qui lui donna naissance, la médecine par l’empirisme, la peinture par le portrait, la sculpture par le buste, le mépris du portrait et du buste annonce la décadence des deux arts. Point de grands peintres qui n’aient su faire le portrait : témoins Raphael, Rubens, le Sueur, Vandeick. Point de grands sculpteurs qui n’aient su faire le buste. Tout élève commence comme l’art a commencé. Pierre disait un jour : Savez-vous pourquoi, nous autres peintres d’histoire nous ne faisons pas le portrait. C’est que cela est trop difficile.
Les peintres de genre et les peintres d’histoire n’avouent pas nettement le mépris qu’ils se portent réciproquement ; mais on le devine. Ceux-ci regardent les premiers comme des têtes étroites, sans idées, sans poésie, sans grandeur, sans élévation, sans génie, qui vont se traînant servilement d’après la nature qu’ils n’osent perdre un moment de vue. Pauvres copistes qu’ils compareraient volontiers à notre artisan des Gobelins qui va choisissant ses brins de laine les uns après les autres, pour en former la vraie nuance du tableau de l’homme sublime qu’il a derrière le dos. À les entendre, ce sont gens à petits sujets mesquins, à petites scènes domestiques prises du coin des rues, à qui l’on ne peut rien accorder au-delà du mécanique du métier, et qui ne sont rien quand ils n’ont pas porté ce mérite au dernier degré. Le peintre de genre de son côté regarde la peinture historique comme un genre romanesque, où il n’y a ni vraisemblance ni vérité, où tout est outré ; qui n’a rien de commun avec la nature ; où la fausseté se décèle et dans les caractères exagérés qui n’ont existé nulle part, et dans les incidents qui sont tous d’imagination ; et dans le sujet entier que l’artiste n’a jamais vu hors de sa tête creuse ; et dans les détails qu’il a pris on ne sait où, et dans ce style qu’on appelle grand et sublime, et qui n’a point de modèle en nature, et dans les actions et les mouvements des figures, si loin des actions et des mouvements réels. Vous voyez bien, mon ami, que c’est la querelle de la prose et de la poésie, de l’histoire et du poème épique, de la tragédie héroïque et de la tragédie bourgeoise, de la tragédie bourgeoise et de la comédie gaie.
Il me semble que la division de la peinture en peinture de genre et peinture d’histoire est sensée, mais je voudrais qu’on eût un peu plus consulté la nature des choses dans cette division. On appelle du nom de peintres de genre indistinctement et ceux qui ne s’occupent que des fleurs, des fruits, des animaux, des bois, des forêts, des montagnes, et ceux qui empruntent leurs scènes de la vie commune et domestique ; Tesniere, Wowermans, Greuze, Chardin, Loutherbourg, Vernet même sont des peintres de genre. Cependant je proteste que le Père qui fait la lecture à sa famille, le Fils ingrat et les Fiançailles de Greuze, que les Marines de Vernet qui m’offrent toutes sortes d’incidents et de scènes, sont autant pour moi des tableaux d’histoire que les Sept Sacrements du Poussin, la Famille de Darius de le Brun, ou la Susanne de Vanloo.
Voici ce que c’est. La nature a diversifié les êtres en froids, immobiles, non vivants, non sentants, non pensants, et en êtres qui vivent, sentent et pensent. La ligne était tracée de toute éternité : il fallait appeler peintres de genre les imitateurs de la nature brute et morte ; peintres d’histoire, les imitateurs de la nature sensible et vivante ; et la querelle était finie. Mais en laissant aux mots les acceptions reçues, je vois que la peinture de genre a presque toutes les difficultés de la peinture historique ; qu’elle exige autant d’esprit, d’imagination, de poésie même ; égale science du dessin, de la perspective, de la couleur, des ombres, de la lumière, des caractères, des passions, des expressions, des draperies, de la composition ; une imitation plus stricte de la nature, des détails plus soignés ; et que nous montrant des choses plus connues et plus familières, elle a plus de juges et de meilleurs juges. Homere est-il moins grand poète, lorsqu’il range des grenouilles en bataille sur les bords d’une mare, que lorsqu’il ensanglante les flots du Simoïs et du Xanthe, et qu’il engorge le lit des deux fleuves de cadavres humains ? Ici seulement les objets sont plus grands, les scènes plus terribles. Qui est-ce qui ne se reconnaît pas dans Moliere ? Et si l’on ressuscitait les héros de nos tragédies, ils auraient bien de la peine à se reconnaître sur notre scène, et placés devant nos tableaux historiques, Brutus, Catilina, César, Auguste, Caton demanderaient infailliblement qui sont ces gens-là. Qu’est-ce que cela signifie, sinon que la peinture d’histoire demande plus d’élévation, d’imagination peut-être, une autre poésie plus étrange ; la peinture de genre, plus de vérité ; et que cette dernière peinture, même réduite au vase et à la corbeille de fleurs, ne se pratiquerait pas sans toute la ressource de l’art et quelque étincelle de génie, si ceux dont elle décore les appartements avaient autant de goût que d’argent ? Pourquoi me placer sur ce buffet nos maussades ustensiles de ménage ? Est-ce que ces fleurs seront plus brillantes dans un pot de la manufacture de Nevers que dans un vase de meilleure forme ? Et pourquoi ne verrais-je pas autour de ce vase une danse d’enfants, les joies du temps de la vendange, une bacchanale ? Pourquoi si ce vase a des anses, ne les pas former de deux serpents entrelacés ? Pourquoi la queue de ces serpents n’irait-elle pas faire quelques circonvolutions à la partie inférieure ? Et pourquoi leurs têtes penchées sur l’orifice ne sembleraient-elles pas y chercher l’eau pour se désaltérer ? Mais il faudrait savoir animer les choses mortes ; et le nombre de ceux qui savent conserver la vie aux choses qui l’ont reçue, est facile à compter.
Un mot encore, avant que de finir, sur les peintres de portrait et sur les sculpteurs. Un portrait peut avoir l’air triste, sombre, mélancolique, serein, parce que ces états sont permanents ; mais un portrait qui rit est sans noblesse, sans caractère, souvent même sans vérité et par conséquent une sottise. Le ris est passager. On rit par occasion ; mais on n’est pas rieur par état.
Je ne saurais m’empêcher de croire qu’en sculpture une figure qui fait bien ce qu’elle fait ne fasse bien ce qu’elle fait, et par conséquent ne soit belle de tous côtés. La vouloir également belle de tous côtés, c’est une sottise. Chercher entre ses membres des oppositions purement techniques, y sacrifier la vérité rigoureuse de son action, voilà l’origine du style antithétique et petit. Toute scène a un aspect, un point de vue plus intéressant qu’aucun autre ; c’est de là qu’il faut la voir. Sacrifiez à cet aspect, à ce point de vue, tous les aspects ou points de vue subordonnés ; c’est le mieux.
Quel groupe plus simple, plus beau que celui du Laocoon et de ses enfants ? Quel groupe plus maussade, si on le regarde par la gauche, de l’endroit où la tête du père se voit à peine, et où l’un des enfants est projeté sur l’autre ? Cependant le Laocoon est jusqu’à présent le plus beau morceau de sculpture connu.
Mon mot sur l’architecture §
Il ne s’agit point ici, mon ami, d’examiner le caractère des différents ordres d’architecture ; encore moins de balancer les avantages de l’architecture grecque et romaine avec les prérogatives de l’architecture gothique, de vous montrer celle-ci étendant l’espace au-dedans par la hauteur de ses voûtes et la légèreté de ses colonnes, détruisant au-dehors l’imposant de la masse par la multitude et le mauvais goût des ornements ; de faire valoir l’analogie de l’obscurité des vitraux colorés, avec la nature incompréhensible de l’être adoré et les idées sombres de l’adorateur ; mais de vous convaincre que sans architecture, il n’y a ni peinture ni sculpture, et que c’est à l’art qui n’a point de modèle subsistant sous le ciel que les deux arts imitateurs de la nature doivent leur origine et leur progrès.
Transportez-vous dans la Grece au temps où une énorme poutre de bois soutenue sur deux troncs d’arbres équarris formait la magnifique et superbe entrée de la tente d’Agamemnon ; ou, sans remonter si loin dans les âges, établissez-vous entre les sept collines, lorsqu’elles n’étaient couvertes que de chaumières et ces chaumières habitées par les brigands aïeux des fastueux maîtres du monde.
Croyez-vous que dans toutes ces chaumières il y eût un seul morceau de peinture bonne ou mauvaise ? Certainement vous ne le croyez pas.
Et les dieux mieux révérés peut-être que quand ils sortirent de dessous le ciseau des plus grands maîtres, comment les y voyez-vous ? Fort inférieurs, beaucoup plus mal taillés sans doute que ces bûches de bois informes, auxquelles le charpentier a fait à peu près un nez, des yeux, une bouche, des pieds et des mains, et devant lesquelles l’habitant de nos hameaux fait sa prière.
Eh bien, mon ami, comptez que les temples et les chaumières et les dieux resteront dans cet état misérable jusqu’à ce qu’il arrive quelque grande calamité publique, une guerre, une famine, une peste, un vœu public, en conséquence duquel vous voyiez un arc de triomphe élevé au vainqueur, une grande fabrique de pierre consacrée au dieu.
D’abord l’arc de triomphe et le temple ne se feront remarquer que par la masse, et je ne crois pas que la statue qu’on y placera, ait d’autre avantage sur l’ancienne que d’être plus grande. Pour plus grande, elle le sera certainement : car il faudra proportionner l’hôte à son nouveau domicile.
De tout temps les souverains ont été les émules des dieux. Lorsque le dieu aura une vaste demeure, le souverain exhaussera la sienne. Les Grands, émules des souverains, exhausseront les leurs. Les premiers citoyens, émules des Grands, en feront autant ; et dans l’intervalle de moins d’un siècle, il faudra sortir de l’enceinte des sept collines pour retrouver une chaumière.
Mais les murs des temples, du palais du maître, des hôtels des premiers hommes de l’État, des maisons des citoyens opulents, offriront de toutes parts de grandes surfaces nues qu’il faudra couvrir.
Les chétifs dieux domestiques ne répondront plus à l’espace qu’on leur aura accordé ; il en faudra tailler d’autres.
On les taillera du mieux qu’on pourra ; on revêtira les murs de toiles plus ou moins mal barbouillées.
Mais le goût s’accroissant avec la richesse et le luxe, bientôt l’architecture des temples, des palais, des hôtels, des maisons, deviendra meilleure ; et la sculpture et la peinture suivront ses progrès.
J’en appelle à présent de ces idées à l’expérience. Citez-moi un peuple qui ait eu des statues et des tableaux, des peintres et des sculpteurs sans palais ni temples, ou avec des temples d’où la nature du culte ait banni la toile coloriée et la pierre sculptée.
Mais si c’est l’architecture qui a donné naissance à la peinture et à la sculpture, c’est en revanche à ces deux arts que l’architecture doit sa grande perfection, et je vous conseille de vous méfier du talent d’un architecte qui n’est pas un grand dessinateur. Où cet homme se serait-il formé l’œil ? Où aurait-il pris le sentiment exquis des proportions ? Où aurait-il puisé les idées du grand, du simple, du noble, du lourd, du léger, du svelte, du grave, de l’élégant, du sérieux ? Michel Ange était grand dessinateur lorsqu’il conçut le plan de la façade et du dôme de Saint Pierre de Rome, et notre Perrault dessinait supérieurement, lorsqu’il imagina la colonnade du Louvre.
Je terminerai ici mon chapitre sur l’architecture. Tout l’art est compris sous ces trois mots : solidité ou sécurité, convenance et symétrie.
D’où l’on doit conclure que ce système de mesures d’ordres vitruviennes et rigoureuses, semble n’avoir été inventé que pour conduire à la monotonie et étouffer le génie.
Cependant je ne finirai point ce paragraphe sans vous proposer un petit problème à résoudre.
On dit de Saint Pierre de Rome que les proportions y sont si parfaitement gardées que l’édifice perd au premier coup d’œil tout l’effet de sa grandeur et de son étendue, en sorte qu’on en peut dire, Magnus esse, sentiri parvus.
Là-dessus voici comment on raisonne. À quoi donc ont servi toutes ces admirables proportions ? À rendre petite et commune, une grande chose ? Il semble qu’il eût mieux valu s’en écarter, et qu’il y aurait eu plus d’habileté à produire l’effet contraire, et à donner de la grandeur à une chose ordinaire et commune.
On répond qu’à la vérité l’édifice aurait paru plus grand au premier coup d’œil, si l’on eût sacrifié avec art les proportions ; mais on demande lequel était préférable, ou de produire une admiration grande et subite, ou d’en créer une qui commençât faible, s’accrût peu à peu et devînt enfin grande et permanente par un examen réfléchi et détaillé. On accorde que tout étant égal d’ailleurs, un homme mince et élancé paraîtra plus grand qu’un homme bien proportionné ; mais on demande encore quel est de ces deux hommes celui qu’on admirera davantage ; et si le premier ne consentirait pas à être réduit aux proportions les plus rigoureuses de l’antique, au hasard de perdre quelque chose de sa grandeur apparente. On ajoute que l’édifice étroit que l’art a agrandi finit par être conçu tel qu’il est ; au lieu que le grand édifice que l’art et ses proportions ont réduit à une apparence ordinaire et commune, finit par être conçu grand, le prestige défavorable des proportions s’évanouissant par la comparaison nécessaire du spectateur avec quelques-unes des parties de l’édifice.
On réplique qu’il n’est pas étonnant que l’homme consente à perdre de sa grandeur apparente, en acceptant des proportions rigoureuses, parce qu’il n’ignore pas que c’est de cette exactitude rigoureuse dans la proportion de ses membres, qu’il obtiendra l’avantage de satisfaire le plus parfaitement qu’il est possible, aux différentes fonctions de la vie, que c’est d’elle que dépendront la force, la dignité, la grâce, en un mot la beauté dont l’utilité est toujours la base ; mais qu’il n’en est pas ainsi d’un édifice qui n’a qu’un seul objet, qu’un seul but.
On nie que la comparaison du spectateur avec une des parties de l’édifice produise l’effet qu’on en attend, et répare l’illusion défavorable du premier coup d’œil. En s’approchant de cette statue qui devient tout à coup colossale, sans doute on est étonné, on conçoit l’édifice beaucoup plus grand qu’on ne l’avait d’abord apprécié ; mais le dos tourné à la statue, la puissance générale de toutes les autres parties de l’édifice reprend son empire, et restitue l’édifice grand en lui-même, à une apparence ordinaire et commune : en sorte que d’un côté chaque détail paraît grand, tandis que le tout reste petit et commun ; au lieu que dans le système contraire d’irrégularité, chaque détail paraît petit, tandis que le tout reste extraordinaire, imposant et grand.
Le talent d’agrandir les objets par la magie de l’art, celui d’en dérober l’énormité par l’intelligence des proportions, sont assurément deux grands talents ; mais quel est le plus grand des deux ? Quel est celui que l’architecte doit préférer ? Comment fallait-il faire Saint Pierre de Rome ? Valait-il mieux réduire cet édifice à un effet ordinaire et commun par l’observation rigoureuse des proportions que de lui donner un aspect étonnant par une ordonnance moins sévère et moins régulière ? Et que l’on ne se presse pas de choisir : car enfin Saint Pierre de Rome, grâce à ses proportions si vantées, ou n’obtient jamais ou n’acquiert qu’à la longue ce qu’on lui aurait accordé constamment et subitement, dans un autre système. Qu’est-ce qu’un accord qui empêche l’effet général ? Qu’est-ce qu’un défaut qui fait valoir le tout ?
Voilà la querelle de l’architecture gothique et de l’architecture grecque ou romaine proposée dans toute sa force.
Mais la peinture n’offre-t-elle pas la même question à résoudre ? Qui est le grand peintre, ou de Raphael que vous allez chercher en Italie, et devant lequel vous passeriez sans le reconnaître, si l’on ne vous tirait pas par la manche, et qu’on ne vous dît pas Le voilà ; ou de Rembrand, du Titien, de Rubens, de Vandeick et de tel autre grand coloriste qui vous appelle de loin, et vous attache par une si forte, si frappante imitation de la nature que vous ne pouvez plus en arracher les yeux ?
Si nous rencontrions dans la rue une seule des figures de femmes de Raphael, elle nous arrêterait tout à coup, nous tomberions dans l’admiration la plus profonde, nous nous attacherions à ses pas, et nous la suivrions jusqu’à ce qu’elle nous fût dérobée. Et il y a sur la toile du peintre, deux, trois, quatre figures semblables ; elles y sont environnées d’une foule d’autres figures d’hommes d’un aussi beau caractère, toutes concourent de la manière la plus grande, la plus simple, la plus vraie, à une action extraordinaire, intéressante ; et rien ne m’appelle, rien ne me parle, rien ne m’arrête ! Il faut qu’on m’avertisse de regarder, qu’on me donne un petit coup sur l’épaule, tandis que savants et ignorants, grands et petits, se précipitent d’eux-mêmes vers les bamboches de Tesniere. J’oserais dire à Raphael : oportuit hæc facere et alia non omittere. J’oserais dire qu’il n’y eut peut-être pas un plus grand poète que Raphael : pour un plus grand peintre, je le demande ; mais qu’on commence d’abord par bien définir la peinture.
Autre question. Si l’on a appauvri l’architecture en l’assujettissant à des mesures, à des modules, elle qui ne doit reconnaître de loi que celle de la variété infinie des convenances, n’aurait-on pas aussi appauvri la peinture, la sculpture et tous les arts enfants du dessin, en soumettant les figures à des hauteurs de têtes, les têtes à des longueurs de nez ? N’aurait-on pas fait de la science des conditions, des caractères, des passions, des organisations diverses, une petite affaire de règle et de compas ? Qu’on me montre sur toute la surface de la terre, je ne dis pas une seule figure entière, mais la plus petite partie d’une figure, un ongle, que l’artiste puisse imiter rigoureusement. Mais laissant de côté les difformités naturelles, pour ne s’attacher qu’à celles qui sont nécessairement occasionnées par les fonctions habituelles, il me semble qu’il n’y a que les dieux et l’homme sauvage, dans la représentation desquels on puisse s’assujettir à la rigueur des proportions ; ensuite les héros, les prêtres, les magistrats, mais avec moins de sévérité. Dans les ordres inférieurs il faut choisir l’individu le plus rare, ou celui qui représente le mieux son état, et se soumettre ensuite à toutes les altérations qui le caractérisent. La figure sera sublime, non pas quand j’y remarquerai l’exactitude des proportions, mais quand j’y verrai tout au contraire un système de difformités bien liées et bien nécessaires.
En effet, si nous connaissions bien comment tout s’enchaîne dans la nature, que deviendraient toutes les conventions symétriques ? Un bossu est bossu de la tête aux pieds. Le plus petit défaut particulier a son influence générale sur toute la masse. Cette influence peut devenir imperceptible ; mais elle n’en est pas moins réelle : Combien de règles et de productions qui ne doivent notre aveu qu’à notre paresse, notre inexpérience, notre ignorance et nos mauvais yeux !
Et puis, pour en revenir à la peinture d’où nous sommes partis, souvenons-nous sans cesse de la règle d’Horace :
Pictoribus atque poetis Quidlibet audendi semper fuit aequa potestas ; Sed non ut placidis coeant immitia, non ut Serpentes avibus geminentur.
C’est-à-dire, vous imaginerez, vous peindrez, célèbre Rubens, tout ce qu’il vous plaira ; mais à condition que je ne verrai point dans l’appartement d’une accouchée le zodiaque, le sagittaire, etc. Savez-vous ce que c’est que cela ? Des serpents accouplés à des oiseaux.
Si vous tentez l’apothéose du grand Henri, exaltez votre tête ; osez, jetez, tracez, entassez tant de figures allégoriques que votre génie fécond et chaud vous en fournira ; j’y consens. Mais si c’est le portrait de la lingère du coin que vous ayez fait : un comptoir, des pièces de toile dépliées, une aune, à ses côtés quelques jeunes apprenties, un serin avec sa cage, voilà tout. Mais il vous vient en tête de transformer votre lingère en Hébé ? Faites, je ne m’y oppose pas, et je ne serai plus choqué de voir autour d’elle Jupiter avec son aigle, Pallas, Vénus, Hercule, tous les dieux d’Homere et de Virgile. Ce ne sera plus la boutique d’une petite bourgeoise, ce sera l’assemblée des dieux, ce sera l’Olympe ; et que m’importe, pourvu que tout soit un ?
Denique sit quodvis simplex duntaxat et unum.
Un petit corollaire de ce qui précède [Mon mot sur l’architecture] §
Mais que signifient tous ces principes, si le goût est une chose de caprice, et s’il n’y a aucune règle éternelle, immuable, du beau ?
Si le goût est une chose de caprice, s’il n’y a aucune règle du beau, d’où viennent donc ces émotions délicieuses qui s’élèvent si subitement, si involontairement, si tumultueusement, au fond de nos âmes, qui les dilatent ou qui les serrent, et qui forcent de nos yeux les pleurs de la joie, de la douleur, de l’admiration, soit à l’aspect de quelque grand phénomène physique, soit au récit de quelque grand trait moral ? Apage, Sophista : Tu ne persuaderas jamais à mon cœur qu’il a tort de frémir, à mes entrailles, qu’elles ont tort de s’émouvoir.
Le vrai, le bon et le beau se tiennent de bien près. Ajoutez à l’une des deux premières qualités quelque circonstance rare, éclatante ; et le vrai sera beau, et le bon sera beau. Si la solution du problème des trois corps n’est que le mouvement de trois points donnés sur un chiffon de papier, ce n’est rien ; c’est une vérité purement spéculative. Mais si l’un de ces trois corps est l’astre qui nous éclaire pendant le jour, l’autre, l’astre qui nous luit pendant la nuit, et le troisième, le globe que nous habitons, tout à coup la vérité devient grande et belle.
Un poète disait d’un autre poète : il n’ira pas loin, il n’a pas le secret. Quel secret ? Celui de présenter des objets d’un grand intérêt, des pères, des mères, des femmes, des enfants.
Je vois une haute montagne couverte d’une obscure, antique et profonde forêt. J’en vois, j’en entends descendre à grand bruit, un torrent dont les eaux vont se briser contre les pointes escarpées d’un rocher. Le soleil penche à son couchant ; il transforme en autant de diamants les gouttes d’eau qui pendent attachées aux extrémités inégales des pierres. Cependant les eaux, après avoir franchi les obstacles qui les retardaient, vont se rassembler dans un vaste et large canal qui les conduit à une certaine distance vers une machine. C’est là que sous des masses énormes se broie et se prépare la subsistance la plus générale de l’homme. J’entrevois la machine. J’entrevois ses roues que l’écume des eaux blanchit. J’entrevois au travers de quelques saules le haut de la chaumière du propriétaire. Je rentre en moi-même, et je rêve.
Sans doute la forêt qui me ramène à l’origine du monde est une belle chose. Sans doute, ce rocher image de la constance et de la durée, est une belle chose. Sans doute, ces gouttes d’eau transformées par les rayons du soleil brisés et décomposés, en autant de diamants étincelants et liquides, sont une belle chose. Sans doute, le bruit, le fracas d’un torrent qui brise le vaste silence de la montagne et de sa solitude, et porte à mon âme une secousse violente, une terreur secrète, est une belle chose.
Mais ces saules, cette chaumière, ces animaux qui paissent aux environs, tout ce spectacle d’utilité n’ajoute-t-il rien à mon plaisir ? Et quelle différence encore de la sensation de l’homme ordinaire à celle du philosophe ? C’est lui qui réfléchit et qui voit dans l’arbre de la forêt, le mât qui doit un jour opposer sa tête altière à la tempête et aux vents ; dans les entrailles de la montagne, le métal brut qui bouillonnera un jour au fond des fourneaux ardents, et prendra la forme et des machines qui fécondent la terre et de celles qui en détruisent les habitants ; dans le rocher, les masses de pierre dont on élèvera des palais aux rois et des temples aux dieux ; dans les eaux du torrent, tantôt la fertilité, tantôt le ravage de la campagne ; la formation des rivières, des fleuves ; le commerce, les habitants de l’univers liés, leurs trésors portés de rivage en rivage et de là dispersés dans toute la profondeur des continents ; et son âme mobile passera subitement de la douce et voluptueuse émotion du plaisir au sentiment de la terreur, si son imagination vient à soulever les flots de l’océan.
C’est ainsi que le plaisir s’accroîtra à proportion de l’imagination, de la sensibilité et des connaissances. La nature et l’art qui la copie, ne disent rien à l’homme stupide ou froid ; peu de chose à l’homme ignorant.
Qu’est-ce donc que le goût ? Une facilité acquise par des expériences réitérées, à saisir le vrai ou le bon, avec la circonstance qui le rend beau, et d’en être promptement et vivement touché.
Si les expériences qui déterminent le jugement sont présentes à la mémoire, on aura le goût éclairé. Si la mémoire en est passée, et qu’il n’en reste que l’impression, on aura le tact, l’instinct.
Michel Ange donne au dôme de Saint Pierre de Rome la plus belle forme possible. Le géomètre de la Hire, frappé de cette forme, en trace l’épure, et trouve que cette épure est la courbe de la plus grande résistance. Qui est-ce qui inspira cette courbe à Michel Ange, entre une infinité d’autres qu’il pouvait choisir ? L’expérience journalière de la vie. C’est elle qui suggère au maître charpentier aussi sûrement qu’au sublime Euler l’angle de l’étai avec le mur qui menace ruine. C’est elle qui lui a appris à donner à l’aile du moulin l’inclinaison la plus favorable au mouvement de rotation. C’est elle qui fait souvent entrer dans son calcul subtil des éléments que la géométrie de l’Académie ne saurait saisir.
De l’expérience et de l’étude, voilà les préliminaires et de celui qui fait et de celui qui juge ; j’exige ensuite de la sensibilité. Mais connue on voit des hommes qui pratiquent la justice, la bienfaisance, la vertu, par le seul intérêt bien entendu, par l’esprit et le goût de l’ordre, sans en éprouver le délice et la volupté, il peut y avoir aussi du goût sans sensibilité, de même que de la sensibilité sans goût. La sensibilité, quand elle est extrême ne discerne plus ; tout l’émeut indistinctement. L’un vous dira froidement, Cela est beau, l’autre sera ému, transporté, ivre. Saliet tundet pede terram, ex oculis stillabit amicis rarem. Il balbutiera ; il ne trouvera point d’expressions qui rendent l’état de son âme.
Le plus heureux est sans contredit ce dernier. Le meilleur juge ? C’est autre chose. Les hommes froids, sévères et tranquilles observateurs de la nature, connaissent souvent mieux les cordes délicates qu’il faut pincer. Ils font des enthousiastes sans l’être ; c’est l’homme et l’animal.
La raison rectifie quelquefois le jugement rapide de la sensibilité ; elle en appelle. De là tant de productions presque aussitôt oubliées qu’applaudies ; tant d’autres ou inaperçues ou dédaignées qui reçoivent du temps, du progrès de l’esprit et de l’art, d’une attention plus rassise, le tribut qu’elles méritaient.
De là l’incertitude du succès de tout ouvrage de génie. Il est seul. On ne l’apprécie qu’en le rapportant immédiatement à la nature. Et qui est-ce qui sait remonter jusque-là ? Un autre homme de génie.