Émile Faguet

1907

Propos de théâtre. Quatrième série

2016
Source : Émile Faguet, Propos de théâtre : quatrième série, Société française d’imprimerie et de librairie, Paris, 1907.
Ont participé à cette édition électronique : Aubry François (Relecture, stylage), Ariane Rajim (Relecture, stylage), Zhengdong Shi (Relecture, stylage), Charlotte Venga (Relecture, stylage) et Vincent Jolivet (TEI, informatique éditoriale).

Victor Hugo.
Amy Robsart et les Jumeaux, œuvres dramatiques posthumes. (Hetzel et Quantin.) §

Il convient de ne pas laisser passer, sans en dire quelques mots, un volume de littérature dramatique signé Hugo. Amy Robsart, drame en prose, et les Jumeaux, drame en vers, inachevé, viennent de paraître. On a beaucoup dit que cette publication était inutile, ne devant rien ajouter à la gloire de Victor Hugo, et même malencontreuse, devant y nuire. Je ne partage point tout à fait cette opinion.

Je me serais passé de la publication d’Amy Robsart et des Jumeaux ; mais je ne la désapprouve point. Sauf les rognures de papier manifestement indifférentes, il est très juste de publier tout ce qu’un grand écrivain a écrit. C’est à la postérité que l’on songe en prenant ce soin. Quand on aura l’éloignement et le recul nécessaires pour pouvoir porter sur Hugo un jugement relativement définitif, tout étant toujours relatif en ces sortes de choses, on s’y prendra, sans doute, avec Victor Hugo, comme nous en usons avec Corneille ou avec Voltaire. On voudra, et on croira devoir le lire tout entier ; on croira indispensable autant qu’honnête de commencer par là ; et on le lira tout entier, en effet, pour surprendre dans ses ouvrages les plus médiocres, les secrets de sa tournure d’esprit, les pentes de son tempérament d’artiste, et comme l’intimité de son travail. Ce sont là des clartés très précieuses, et que nos neveux ne nous pardonneraient point de leur avoir dérobées par un raffinement de respect.

Et il est très vrai que cela même ne suffit pas. Quand on a possédé, au temps où l’on a vécu, un homme évidemment destiné à occuper l’attention des temps à venir, on doit à la postérité d’abord ce que je viens de dire, la totalité de son œuvre, sans déguisement ni remaniement, et puis, en outre, tous les renseignements biographiques et historiques qui pourront plus tard éclairer l’œuvre qu’il a laissée. Et ceci est autre chose. C’est une édition avec commentaire historique perpétuel qu’il s’agit de faire. Vous savez assez que déjà — eh ! oui ! déjà — beaucoup d’allusions, dans les Châtiments, par exemple, sont obscures ou même parfaitement inintelligibles à ceux qui n’ont pas eu, comme nous, le désavantage d’avoir vécu sous le second Empire. Le travail surhumain qu’il faut faire deux ou trois siècles après la mort d’un auteur pour éclaircir son texte et faire comprendre à quoi il songeait quand il écrivait, chaque génération devrait l’épargner aux générations suivantes en le faisant elle-même pendant qu’il est encore facile. C’est ce que nous devrions faire aujourd’hui, une édition savante des œuvres complètes d’Hugo.

Est-il vrai que M. Claretie y avait jadis songé ? Il était, avec sa magnifique mémoire et son abondance de renseignements sur toutes choses, admirablement désigné pour cet office. Mais probablement, à cette heure, il a tout autre chose à faire que des éditions. C’est une œuvre qui devrait tenter quelque jeune homme intelligent, patient et laborieux. Elle est très belle, elle est intéressante et elle n’est pas sans gloire. Confier son propre nom au vaisseau qui porte la fortune d’Hugo aux âges futurs ne serait pas du tout une maladresse.

Et voilà les deux éditions nécessaires, pour le moment, à ce qu’il me semble : une édition complète sans aucune note, mais bien authentique, et c’est celle que je ne peux que louer les exécuteurs testamentaires d’Hugo de nous procurer ; — une édition savante, faite avec soin sur la précédente, et à laquelle il faudrait se mettre sérieusement et qu’il faudrait pousser ferme avant que le siècle finisse.

Et maintenant, à ceux qui disent qu’au lieu de ces éditions complètes et combles, c’est bien plutôt un choix des œuvres d’Hugo, en dix petits volumes, qu’il faudrait faire pour aider à son passage à la postérité, parce que, trente ans passés, on ne lit jamais d’un auteur plus de dix volumes, je réponds : ceci est une troisième affaire, et précisément celle dont nous n’avons pas, nous, à nous occuper.

Connaissons-nous bien, nous, où est, comme on dit, le « vrai Hugo » et le Victor Hugo « qui restera » ? Pas le moins du monde. Nous pouvons, nous devons faire sur ce point les erreurs les plus bouffonnes. Savez-vous quelle était, sur « le vrai Voltaire », et le Voltaire qui « devait rester », l’opinion non pas générale, mais universelle et unanime, des contemporains de Voltaire et des hommes de la génération suivante, jusqu’à, et y compris, Chateaubriand ? L’opinion universelle était que ce qui devait rester éternellement de Voltaire, c’était ses tragédies. Ce n’est peut-être pas le sentiment commun aujourd’hui.

Ce « choix » dans les oeuvres d’un homme célèbre, ce n’est donc ni les contemporains, ni les hommes de la génération qui le suit qui le doivent faire. C’est la postérité, la vraie postérité, celle qui commence un siècle après.

Et elle-même, bien entendu, ne dit pas le dernier mot, que personne ne dit ; mais elle commence à avoir autorité pour faire un choix, qui reste, à peu de chose près, arrêté. Nous relevons, à l’heure où nous sommes, les Sertorius, les Nicomède, et même les Veuve et Galerie du Palais de Corneille ; mais nous ne disconvenons nullement que le « choix » fait par les hommes du dix-huitième siècle, ou d’après leur goût, pour constituer le théâtre classique, ou plutôt le théâtre scolaire de Corneille, ne fût, tout compte fait, très judicieux. L’édition choisie d’Hugo doit donc être renvoyée, très soigneusement, aux calendes de la fin du vingtième siècle, et notre office à nous, sans plus, est de faire l’édition complète, et l’édition savante.

Voilà les raisons pour lesquelles j’estime qu’on n’a point mal fait de publier Amy Robsart et les Jumeaux. Que Victor Hugo n’ait jamais voulu publier le premier de ces ouvrages, et n’ait jamais même achevé l’autre, ce n’est pas du tout une objection. Cela nous impose seulement le devoir, pour que la postérité sache à quoi s’en tenir sur le sens critique d’Hugo sur lui-même, de dire qu’il n’a jamais voulu publier Amy Robsart, et de faire remarquer, consciencieusement, que les Jumeaux sont un ouvrage inachevé, crainte qu’on ne s’y trompe ; mais voilà tout.

Cela amuse les jeunes gens de voir une fois par an un volume posthume d’Hugo s’élever majestueusement vers la lumière. Ils en font des plaisanteries faciles : « Et les gouvernements se succédaient, et la tour de six cents mètres avait succédé à la tour de trois cents mètres, et la tour de douze cents mètres à la tour de dix-huit cents pieds, et la cinquantième dynastie de généraux (artillerie) avait succédé à la quarante-neuvième dynastie de généraux (cavalerie légère) ; et le trois mille sept cent dix-huitième volume des œuvres posthumes de Victor Hugo émergeait à l’horizon avec tranquillité. » Voilà qui va bien ; seulement cela ne nous regarde pas. S’il y a cent volumes inédits de Victor Hugo, il faut les publier, pour que la postérité ait son jugement à elle, que nous n’avons pas le droit de lui dicter, même par voie d’omission. Nous ne sommes, dans l’espèce, que des greffiers, et non pas des juges, du moins en dernier appel.

Cela ne doit pas nous empêcher, bien entendu, à mesure qu’une œuvre nouvelle d’Hugo, ou d’un autre, paraît au jour, de dire notre petit avis de première instance, et c’est, brièvement autant que modestement, ce que je vais faire.

Amy Robsart, écrite par Hugo à dix-neuf ans, est une tragédie qui tourne très promptement au mélodrame, et où l’on saisit bien déjà et le tempérament dramatique et la précoce manie mélodramatique de Victor Hugo. La pièce a été vertement sifflée en 1828 à l’Odéon. Ils étaient bien durs à l’Odéon en 1828. Ce petit mélodrame n’est pas si mauvais que cela. J’y vois d’abord une situation dramatique très vraie, très bien conçue et très clairement composée ; il s’agit, comme dans Bajazet, comme dans Bérénice, d’un homme, un peu faible, mais bon et tendre, placé entre son ambition et son amour. Le comte de Leicester, qui est un très beau cavalier, a séduit, enlevé et épousé secrètement une aimable petite fille, Amy Robsart, et il l’aime presque de tout son cœur, ce qui est bien joli, déjà, allez. Mais je dis presque de tout son cœur, parce que dans ce cœur de comte il reste une place pour l’ambition. Leicester a cru s’apercevoir que la reine Elisabeth, s’il vous plaît, le voit d’un œil fort doux ; il le sait, il y songe, il ne peut pas s’empêcher d’y songer. Le trône d’Angleterre, ou tout au moins le titre de prince époux, ce qui, sans aller plus loin, n’est pas à dédaigner, passe quelquefois dans ses rêves. Et c’est pour cela qu’il a tenu secret son mariage et qu’il n’a pas envoyé de lettres de faire part à Elisabeth.

Cela s’accorde-t-il avec un vrai et profond amour, et de telles précautions ou prévoyantes négligences ne prouvent-elles point qu’on n’aime pas ? Sans doute, Madame, sans doute. Je ne vous donne pas ce Leicester comme un héros d’amour, mais comme un homme comme vous et moi, vous exceptée. C’est même pour cela qu’il me revient fort, étant pris dans cette moyenne de l’humanité que nous connaissons bien, et qui est la vraie matière de l’art dramatique, comme vous savez qu’Aristote le prouve très pertinemment.

Or, Leicester étant ce que je viens de vous dire, voici qu’Elisabeth elle-même vient le visiter en son château, et cela, en amenant avec elle, on ne voit pas trop bien pourquoi, mais il n’importe, le rival en faveur de Leicester, l’orgueilleux lord Sussex. Dissimuler son mariage et sa femme, voilà ce que le pauvre Leicester s’empresse de faire avec infiniment de sollicitude. Il est servi en cela par un ténébreux traître, Richard Varney, son écuyer, qui aime Amy Robsart, et qui pousse Leicester à la trahison conjugale, pour tourner à son profit la suite des choses. Bien entendu, Richard Varney sert son maître beaucoup plus qu’il ne faut. Elisabeth ayant découvert Amy Robsart dans le château, Varney, avec décision, déclare qu’Amy est sa femme, à lui Varney ; et Leicester, qui est là, après quelques protestations vite rétorquées par Varney, finit, moitié peur, moitié ambition, par le laisser dire.

Eh bien, mais c’est une scène cela, et une scène assez forte, et, n’était qu’Elisabeth y joue un rôle un peu niais, une scène bien conduite et bien agencée. (Acte II, scène 6.)

Et savez-vous bien qu’il y en a une autre, celle où Amy Robsart, après avoir appris la trahison de son mari, la lui pardonne. Elisabeth la fait comparaître devant elle, et lui demande de qui, décidément, elle est la femme. Mais maintenant il est trop tard pour dire la vérité. Elisabeth a été jouée et trompée par Leicester ; si elle apprend que Leicester l’a prise pour dupe, c’est la tête de Leicester qui, cette fois, est en jeu. À certaines paroles, la pauvre Amy le comprend, et la mort dans l’âme, pour sauver son mari, finit par dire : « Eh bien ! oui ! c’est de Varney que je suis la femme. » (Acte IV, scène 5.) Voyez-vous se dérouler la tragédie ? Voyez-vous assez que toute la pièce était dans le rôle d’Amy Robsart, dans l’évolution de son caractère, ou du moins de sa passion, depuis son amour de petite fille pour Leicester, jusqu’à sa fureur de se voir trahir par lui, et enfin jusqu’à ce transport de sacrifice pour l’homme qu’elle a aimé et que, malgré tout, elle aime encore ?

Seulement, cette tragédie, le jeune Hugo ne l’a que conçue ; il ne l’a pas faite. Amy Robsart tient peu de place matérielle dans la pièce. La suite de ses sentiments y est faiblement et assez maladroitement marquée. En revanche, ce qui tient une place extrêmement considérable, ce sont les souterrains, les cachots, les oubliettes, les alambics, les astrologues, les farfadets et les gnomes, et les portes secrètes et les corridors traîtres, et les trappes perfides, et les laissez-passer qui, donnés à quelqu’un, perdus par lui, ramassés par un autre, font ouvrir les portes devant celui qu’elles devaient arrêter, pour se fermer sur le nez de celui qu’elles devaient accueillir. La tragédie peu à peu, et très promptement, devient un guignol épileptique.

Ainsi, devineriez-vous le dénouement ? Ce n’est ni la colère d’Elisabeth faisant tomber la tête de Leicester, et Amy Robsart mourant de chagrin ; ni Elisabeth touchée du dévouement d’Amy Robsart, et pardonnant ; ni (dénouement de comédie mais possible) Elisabeth trompée, s’éloignant, les époux réunis et s’aimant plus qu’auparavant après cette alerte, et le piège de Varney tournant contre lui ; — c’est… ah ! je ne sais vraiment pas trop quoi… c’est Amy Robsart en prison de telle façon que, si elle s’évade, elle ne peut que tomber dans une oubliette, y tombant en effet, mais de telle manière que Varney, qui la suivait pour la voir mourir, voit son chemin coupé derrière lui par l’incendie du château, est pris entre le feu et l’abîme, se débat entre ces deux morts et finit par tomber, je ne sais plus dans laquelle des deux. Guignol, guignol à feu et à sang, guignol gigantesque, mais pur guignol.

Et avec tout cela, ce n’est pas ennuyeux, Amy Robsart ; c’est rapide, c’est enlevé, c’est jeune — oh ! oui — et alerte. Il n’y a pas beaucoup d’hommes de lettres qui aient écrit quelque chose comme cela à dix-neuf ans. Allons, mettons que Hugo en eût vingt et un et n’en parlons plus.

 

Les Jumeaux ne sont qu’un large commencement d’esquisse, mais singulièrement intéressants pour qui veut étudier les procédés de travail de Victor Hugo.

On sait que les drames de Victor Hugo sont invraisemblables et ont quelques autres défauts considérables ; mais qu’ils sont bien composés, et d’une netteté de dessin générale très appréciable. On pouvait, on peut donc supposer, que Victor Hugo commençait par tracer un plan assez rigoureux de sa pièce, par très bien voir où il allait, par marquer avec sûreté son but, son chemin et ses étapes ; et que les hors-d’œuvre, les monologues lyriques surabondants, les travestissements bizarres et les coups de surprise à la rigueur inutiles étaient, chemin faisant, et au cours du travail, des divertissements de sa fantaisie, de brusques incartades de son humeur et de soudaines disparates de son imagination.

Il est possible ; mais à lire les Jumeaux, on dirait que c’est tout juste l’inverse, on dirait que Hugo commençait par écrire et finissait par composer ; qu’il se livrait d’abord, et plume en main, à toute sa verve, et qu’il jetait sur le papier tout ce que l’imagination la plus abandonnée lui suggérait, sauf plus tard, raccourcissant par-ci, élaguant et supprimant par-là, reliant les morceaux qu’il conservait par un fil continu aussi solide que possible, à faire un drame cohérent de toute la matière, ou d’une partie de la matière, énorme et confuse, qu’il avait entassée sur le métier.

Voilà ce qu’on serait porté à croire en lisant les Jumeaux.

Car ceci est une esquisse ; et ce n’est pas le plan qui apparaît, c’est l’absence de plan. Il faut bien croire que Victor Hugo commençait par peindre et finissait par dessiner, ce qui, pour les écrivains du moins, est à la rigueur possible.

Comment l’œuvre d’art se présente-t-elle à l’esprit d’Hugo, dans la période de conception ? À en juger par les Jumeaux, comme ceci :

« L’homme au masque de fer et un complot pour le faire évader… Très bien… Je vois une place près de Saint-Germain-des-Prés avec des bourgeois, des gentilshommes, le saltimbanque Guillot-Gorju et sa baraque… Très pittoresque… Mais si Guillot-Gorju n’était pas Guillot-Gorju, mais un grand seigneur déguisé en Guillot-Gorju, ce serait plus amusant… Je le connais, ce grand seigneur, c’est un proscrit… il est revenu en France pour revoir sa fille qu’il adore, comme Triboulet… La reine vient le consulter à titre de chiromancien… Le lieutenant de police vient l’arrêter, et est arrêté par lui, parce que c’est toujours drôle, ces revirements… Un lieutenant de police recevant des ordres d’un saltimbanque qui le fait passer devant une reine pour son domestique, j’adore ces histoires-là, je les adore… Écrivons. »

Écrivons ! voilà ce qui est incroyable. Écrivons ! Le poète a rêvé un rêve à dormir debout, et avant de savoir ce qu’il en fera, il écrit, il écrit tout de suite, tant, chez lui, l’imagination est prompte à l’acte et impatiente de se satisfaire. Il écrit mille vers environ, dont il y a bon nombre qui sont fort beaux, et il jette sur la liasse le mot : « Acte 1er », ce qui veut dire, vous entendez bien : « Ceci pourra servir à l’acte I, entrer dans l’acte I, au besoin. » Et maintenant comment cela se rattachera à l’histoire du complot, le raccord à faire, l’articulation à établir, le fil à trouver ? À tout cela on pourvoira plus tard. Car, pour le moment, le loup me croque si je vois la suite des choses.

N’est-ce pas curieux, cette manière de travailler ? L’œuvre se présentait à Hugo d’abord par ses côtés extérieurs, les plus extérieurs pour ainsi dire, par les dehors les plus superficiels ; c’était après coup qu’il y mettait le ressort central et la force d’attraction intime. À lire les Jumeaux, du moins (et vous feriez sur le troisième acte, avec son colossal monologue de Mazarin, les mêmes remarques que je fais sur le premier), c’est ainsi qu’on voit Victor Hugo au travail. C’est tout à fait particulier.

Dans l’espèce, il en résulte que je ne vous raconterai point les Jumeaux, qui ne peuvent nullement se raconter en l’état où ils sont restés… À ce propos, vous me ferez remarquer que précisément parce que Victor Hugo a laissé là cet ouvrage, il faut croire que cette manière de travailler ne l’avait mené à rien qui valût, même à ses yeux, et conclure qu’il travaillait ordinairement d’autre manière, puisqu’il aboutissait. C’est encore possible. Mais ma remarque subsiste, comme disait le grammairien. Elle subsiste au moins comme indication d’une des façons dont on peut s’y prendre en présence des œuvres dramatiques d’Hugo pour les analyser et s’en rendre compte.

Inutile de vous dire qu’il y a de très beaux couplets dans les Jumeaux et qu’il faut lire pour eux les Jumeaux. Hugo n’a pas accoutumé d’écrire en vers d’une façon méprisable. Il y a de beaux vers de deux genres très différents, également très chers à Hugo. Il y a d’excellents vers du genre burlesque, et d’admirables vers du genre élégiaco-lyrique. J’ai couru aux vers burlesques avec entrain. Vous savez que l’amour de ce genre est mon péché honteux. Voici une partie du boniment de Guillot-Gorju :

Oui, Messieurs, je faisais les délices de Vienne.
Nous étions là. L’infante, autant qu’il m’en souvienne,
Était, sur ma parole, une adorable Hébé.
Elle avait une jupe en gros de Tours flambé,

Allait, venait, riait, et versait à la ronde ;
Et grisait, avec l’air le plus galant du monde,
D’un vin qui n’était pas pris dans les aqueducs,
Un Olympe de rois, de ducs et d’archiducs.

Je viens de Portugal, encore ! Ils ont un roi
Tout jeune — il a seize ans — et joyeux sur ma foi !
Quand l’Alcade Obrégon, maintenant en disgrâce,
Lui demanda : Comment délivrer Votre Grâce
Du comte de Valverde ! Il dit : « En l’assommant ! »
Avec la gaîté propre à cet âge charmant.

Et maintenant, comme vous êtes un homme sérieux qui ne s’amuse point à telles fariboles, et comme du reste vous me demandez : « Et où est le masque de fer dans tout cela ? » je vais vous citer la plainte exquise que dit l’homme au masque de fer dans sa prison, la gracieuse élégie, un peu molle de ton, mais charmante, par où s’ouvre l’acte II :

Le sommeil ne met pas mon âme en liberté ;
Dans mes songes jamais un ami ne me nomme :
Le matin, quand j’en sors, je ne suis pas un homme
Allant, venant, parlant, plein de joie et d’orgueil,
Je suis un mort pensif qui vit dans son cercueil.
C’est horrible. Jadis — j’étais enfant encore —
J’avais un grand jardin ou j’allais dès l’aurore,
Je voyais des oiseaux, des rayons, des couleurs,
Et des papillons d’or qui jouaient dans les fleurs !
Maintenant… Oh ! je souffre un bien lâche martyre !
Quoi donc ! Il s’est trouvé des tigres pour se dire :
Nous prendrons cet enfant, faible, innocent et beau,
Et nous l’enfermerons, masqué, dans un tombeau !
Il grandira, sentant, même à travers la voûte,
L’instinct de l’homme en lui s’infiltrer, goutte à goutte.
Le printemps le fera dans sa tour de granit
Tressaillir comme l’arbre, et la plante et le nid ;
Pâle, il regardera, de sa prison lointaine,
Les femmes aux pieds nus qui passent dans la plaine…

Ne sont-ils pas délicieux, ces deux vers d’idylle, simples et nus, et si charmants d’allure ?

Vous creuserez son front, rides, sillons stériles !
Les semaines, les mois et les ans passeront ;
Son œil se cavera, ses cheveux blanchiront ;
Par degrés, lentement, d’homme en spectre débile
Il se transformera sous son masque immobile !
Si bien qu’épouvantant un jour ses propres yeux,
Sans avoir été jeune il s’éveillera vieux.

Hélas ! mon cher masque de fer, c’est le sort de beaucoup d’hommes qui n’ont pas une capuche de velours noir sur le visage ; et m’est avis que vous tournez ici au symbole. Mais, nonobstant, Victor Hugo vous a donné, pour une fois, un bien beau langage.

Le théâtre de Musset.
Étude littéraire et dramatique par M. Léon Lafoscade. §

Ce volume, qui était désiré, et qui manquait à notre collection d’études dramatiques, est composé de deux parties.

La seconde est un examen du théâtre de Musset en lui-même. C’est la partie proprement littéraire. Elle est quelconque. Elle n’est pas mauvaise ; elle est d’un goût judicieux et sûr ; elle n’est pas bonne ; elle est froide et terne ; malgré son goût très vif pour Musset, M. Lafoscade ne s’est ni enflammé ni même animé ; il en parle du ton dont il serait convenable qu’on parlât de Boileau-Despréaux ; il a craint évidemment de paraître trop amoureux de son sujet, et cette timidité lui a nui ; il ne faut être timide ni auprès de Musset ni auprès des femmes si l’on veut réussir.

La première partie est, au contraire, de tout premier ordre. C’est une étude d’érudition, d’information, comme on dit maintenant par modestie, sur les sources de Musset. Vous me direz : « La source de Musset, c’est son cœur. » J’en suis aussi persuadé que vous. Alors, disons : les affluents de Musset. Le fleuve qui a la source la plus abondante et la plus profonde a toujours des affluents. Musset en a eu beaucoup plus qu’on ne croit généralement. Il lisait beaucoup, comme tous les gens qui dorment peu, et il lisait sans aucune méthode, ce qui est précisément la méthode qui convient aux artistes. Comme La Fontaine, avec qui il a tant de rapports, du reste, il en lisait qui étaient du Nord et qui étaient du Midi. Avez-vous remarqué, par parenthèse, que ceci est une faute de français de La Fontaine ? « J’en lis qui sont du Nord et qui sont du Midi ! » Jamais un auteur n’a été du Midi et du Nord, sauf Shakespeare, qui était Anglo-Italien. Il fallait dire : « J’en lis qui sont du Nord et d’autres du Midi. » Ça n’empêche pas le vers de La Fontaine d’étre charmant.

Musset faisait de même. Il faisait des vers charmants et il lisait Anglais, Allemands et Italiens de tout son cœur. Ce sont ces « affluents » que M. Lafoscade a étudiés avec un soin, une patience, une diligence et une probité sans pareils, et aussi sans défaillances. Ces deux cents premières pages sont un livre excellent, et, ne vous en déplaise, indispensable. Il faut les détacher, les faire relier et les placer en introduction à votre édition du théâtre de Musset.

Musset a lu les Anglais avec passion. Il savait très bien l’anglais. Voir les études de Montaigu sur Musset, qui sont si nettement minutieuses. Ceux de nos amis qui savent l’anglais à fond me disent que quand Musset traduit, il ne fait jamais de contresens.

Musset a donc lu des poètes anglais dans les meilleures conditions du monde pour en bien profiter. Il a lu Ossian, comme ce n’était plus guère la mode en 1828 ; mais il faut songer que Musset est d’une famille littéraire, qu’il est fils de Musset-Pathay. Les jeunes gens qui sont élevés dans une famille littéraire peuvent être aussi novateurs que possible ; mais ils ont toujours une part de goût rétrospectif : c’est l’influence de la bibliothèque domestique. Musset a beaucoup lu Ossian et l’a beaucoup goûté. On le retrouve très souvent dans les Premières poésies, c’est entendu ; mais on le retrouve même dans son théâtre. Songez à la Coupe et les lèvres :

Pâle comme l’amour et de pleurs arrosée,
La nuit aux pieds d’argent descend dans la rosée…

L’influence d’Ossian est très visible dans toutes les œuvres de la première jeunesse de Musset.

Celle de Byron, comme vous le savez assez, l’est plus encore. Byron est véritablement le dieu du romantisme français. Il a agi puissamment sur Lamartine, sur Musset, sur Vigny et même sur Gautier première manière. Je ne vois guère que Victor Hugo qui lui ait échappé, mais celui-ci, complètement. C’est pour cela qu’on ne tient pas encore assez compte de Byron quand on fait l’histoire du romantisme français, le grand nom de Victor Hugo dominant le romantisme et un peu l’absorbant. Mais si l’on faisait l’histoire du romantisme, abstraction faite de Victor Hugo, ce qui, du reste, serait bizarre, c’est Byron et Walter Scott que l’on trouverait à chaque pas. L’influence anglaise a été dix fois plus forte sur le romantisme français que l’influence allemande.

Vous entendez bien que M. Lafoscade a traité sommairement, car il était terriblement limité, mais fortement, la question si souvent débattue de l’influence de Shakespeare sur Musset. Elle fut immense. Musset, pendant une bonne dizaine d’années, a vécu dans et avec « le grand ami Shakespeare ». Tout le monde s’est aperçu de cela. Pour renouveler la question, M. Lafoscade s’est attaché au détail, au détail un peu minutieux, mais probant ; et il a eu raison.

Il mettra, par exemple, en parallèle ces deux dialogues de les Deux Gentilshommes de Vérone et de les Caprices de Marianne ; « Protéo : Ainsi, à t’entendre, je ne suis qu’un fou ? — Valentin : Ainsi, à t’entendre, je crains bien que tu ne le deviennes. — Protéo : C’est de l’amour que tu médis ; et moi je ne suis pas l’amour. — Valentin : L’amour est ton maître ; car il te maîtrise et celui qui se laisse ainsi subjuguer par un fou ne devrait pas, ce me semble, être subjugué par un sage. »

Et maintenant, dans Musset : « Cœlio : Octave ! Ô fou que tu es, tu as un pied de rouge sur les joues. — Octave : Ô Cœlio, fou que tu es, tu as un pied de blanc sur les joues. — Cœlio : Que tu es heureux d’être fou ! — Octave : Que tu es fou de n’être pas heureux ! »

Ce dialogue sur raquette, avec quelque chose d’un peu fantasque qui corrige la régularité mécanique, défaut ou péril de ce genre, Shakespeare et Musset l’ont adoré, peut-être trop, et c’est certainement à Shakespeare que Musset l’a emprunté.

Il lui a emprunté des choses meilleures, et par exemple son délicieux instinct féerique. La féerie de Shakespeare est exquise ; elle est légère, aérienne et céleste. Celle de Musset est aussi spirituelle, mais plus terre à terre. Elle sent le poète, certes, mais elle sent un peu l’écolier qui s’amuse et qui souffle des bulles de savon, ou l’étudiant qui suit d’un regard amusé les spirales de la fumée de sa cigarette. Mais qu’elle est gentille ! Et elle se retrouve pourtant dans les drames les plus « humains », comme dit très bien M. Lafoscade. Remarquez, nous dit-il très agréablement, dans On ne badine pas avec l’amour « la grâce toute poétique de ce milieu de convention » qui vous maintient « dans une région intermédiaire entre la réalité et le pays du rêve, et, en face de paysans si délicats, de prairies si fraîches, de sentiers et de fontaines si pénétrés de charme, vous vous sentirez bien loin des vulgarités terrestres ». De même « la Bavière idéale de Musset, avec ses princes invraisemblables et ses étudiants exquis vous donnera l’impression d’un pays bleu, peuplé de fantômes légers, et vous n’auriez aucun étonnement à voir apparaître quelque Titania ou quelque Obéron parmi les bleuets au milieu desquels est assis Fantasio ».

Et précisément, puisque le nom de Fantasio arrive, remarquez-vous que non seulement dans Shakespeare il y a une féerie du lieu, des costumes, des figures et des personnages, mais aussi comme une féerie du dialogue ? Les personnages ont souvent comme un langage de rêve, flottant, indécis ou brusquement capricieux, le tout dans une grâce et une aisance de vols d’hirondelles. C’est un langage, lui aussi, détaché de la terre, et qui est comme celui des nuages, des rayons et des oiseaux. La Tempête de Shakespeare et le merveilleux premier acte de Fantasio sont tout entiers, à très peu près, écrits dans ce style-là. Le tort de Musset, ou sa défaillance, c’est de ne pouvoir pas le soutenir aussi longtemps que son divin maître. Ainsi, faites cette preuve : relisez tout le premier acte de Fantasio. Il ne faut pas barguigner : Shakespeare n’a jamais fait mieux en ce genre. Il ne faudrait même pas me pousser beaucoup pour me faire dire qu’il n’a jamais fait aussi bien, aussi purement, qu’il n’a jamais écrit un acte où la fantaisie aventureuse, mélancolique et spirituelle se maintînt toujours aussi bien dans son ton, dans son vrai ton, sans chute dans la turlupinade ou sans écart dans le coq-à-l’âne.

Mais passez à l’acte II. Ah ! ah ! c’est encore bien joli. Mais cependant, la fantaisie de Fantasio commence à sentir la fatigue, un peu, si peu que vous voudrez, mais un peu. « Comment appelez-vous cette fleur-là, s’il vous plaît ?

— Une tulipe. Que veux-tu prouver ?

— Une tulipe bleue ou une tulipe rouge ?

— Bleue, à ce qu’il me semble.

— Point du tout ! C’est une tulipe rouge !

— Comment arranges-tu cela ?

— Comme votre contrat de mariage. Qui peut savoir sous le soleil s’il est né bleu ou rouge ? Les tulipes elles-mêmes n’en savent rien. Les jardiniers et les notaires font des greffes si extraordinaires que les pommes deviennent des citrouilles et que les chardons sortent de la mâchoire de l’âne pour s’inonder de sauce dans le plat d’argent d’un évêque. Cette tulipe que voilà s’attendait bien à être rouge ; mais on l’a mariée et elle est tout étonnée d’être bleue. C’est ainsi que le monde entier se métamorphose sous les mains de l’homme, et la pauvre dame Nature doit se rire parfois au nez de bon cœur quand elle mire dans ses mers et dans ses lacs son éternelle mascarade. »

Sentez-vous assez qu’il y a ici un peu de fatigue et que Fantasio ne laisse pas ici de faire de la fantaisie ? C’est ce que vous trouverez assez rarement, je crois, dans le divin William.

Je n’ai pas besoin de dire que M. Lafoscade parlant de Musset imitateur de Shakespeare a étudié de très près Lorenzaccio. Son étude est très bonne sur ce point. Je ne serais pas toujours de son avis et par exemple je ne le suivrais pas quand il dit que Lorenzaccio est « plus compliqué qu’Hamlet » ; car je trouve que c’est le contraire et que personne n’est plus compliqué qu’Hamlet ; mais je le félicite d’avoir bien vu qu’en même temps qu’un Brutus, Lorenzaccio est un artiste, un artiste du vice, que le vice amuse et qui fait relativement au vice une expérience de laboratoire, tantôt sur Florence, tantôt sur Médicis, tantôt sur lui-même. C’est très fin. Je voudrais m’étendre. Étendez-vous vous-mêmes.

Après une brève étude sur Richardson, que Musset a évoqué dans Il ne faut jurer de rien, M. Lafos-cade passe aux Allemands, à Gœthe, à Schiller, que Musset a peu exploités, mais qu’on voit qu’il a bien pratiqués ; à Jean-Paul Richter enfin, trop peu connu et que j’avais, pour mon compte, signalé avec insistance comme ayant été pendant un bon temps une des idoles d’Alfred de Musset. Il a rattaché, au moins en partie, l’adoration de Musset pour les jeunes filles, à son commerce avec Jean-Paul. Très bien ! N’appuyons pas trop. Ne grossissons pas. Musset adorait les jeunes filles, malgré sa précoce dépravation (ou à cause d’elle), d’abord parce qu’il les adorait. C’est comme Molière. Je ne dis pas : c’est comme Marivaux, les jeunes filles de Marivaux étant des jeunes femmes. Ces libertins sont souvent admirables pour peindre la candeur et pour être passionnément et délicieusement amoureux de la pureté. N’est-ce pas

Que l’amour d’une vierge est une piété
Comme l’amour céleste ; et qu’en approchant d’elle,
Dans l’air qu’elle respire on sent frissonner l’aile
Du séraphin jaloux qui veille à son côté ?

Mais il est vrai que Musset a pu devoir à Jean-Paul quelque chose des couleurs discrètes et délicates dont il peint ses jeunes filles, et que pour qui a lu Richter ces vers miraculeux sont comme personnes de connaissance :

Ou quelque ange pensif de candeur allemande,
Une vierge en or fin des livres de légende,
Dans un flot de velours traînant ses petits pieds.

Elle viendrait par là, de cette sombre allée
Écoutant murmurer le vent dans la feuillée,
Marchant à pas de biche, avec un air boudeur,
Dans ses doigts inquiets tourmentant une fleur,
De paresse amoureuse et de langueur voilée,
Le printemps sur la joue et le ciel dans le cœur.

M. Lafoscade passe ensuite aux Italiens et il est forcé de se restreindre plutôt qu’il n’est tenté de s’espacer, l’Italie, après Paris, car il a peu connu la France et même pas du tout, ayant été la seconde patrie de Musset, comme de Stendhal. (Sur l’Italie et les Français du temps du romantisme, il faut lire aussi l’Italie des Romantiques, par M. Urbain Mengin. C’est un livre d’une documentation minutieuse. On sent que M. Paul Bourget a passé par là.)

M. Lafoscade nous révèle avec précision et avec aisance, du reste, tout ce que Musset doit à Varchi, à Bandello, à Boccace et à… l’Italie même. Musset a lu beaucoup d’italien, et je ne dirai pas du meilleur ; car il n’a pas été puiser aux sources profondes. Il ne semble pas avoir vraiment connu Dante. Le très beau procès qu’il fait à Dante sur le propos de Francesca de Rimini et la très belle définition du poète, « grande âme immortellement triste », ne doivent pas faire illusion là-dessus. Je gagerais qu’il n’a pas lu Dante.

Tout le monde connaît : « lasciate » et « le souvenir heureux dans les jours de douleur » sans avoir lu Dante, comme on connaît : « Sais-tu le pays où fleurit l’oranger ? » sans avoir lu Gœthe. Ces « vases brisés » sont même un des plus grands éléments d’ennui dans la conversation et une des plus grandes sources d’erreurs dans les appréciations littéraires de la foule. Combien de personnes s’imaginent que Parny est un précurseur de Lamartine à cause des douze vers de Parny : « Son âge échappait à l’enfance… » Et Dieu sait si Parny est un précurseur de Lamartine !

Donc Musset semble n’avoir pas lu Dante, ni le Tasse, ni l’Arioste ; mais il a lu avec délices Boccace, le Machiavel des Contes et Nouvelles et Léopardi. C’est quelque chose. Et il en a tiré bon parti. Cette finesse voluptueuse et ce libertinage spirituel des Italiens allait admirablement bien à sa nature, beaucoup plus que toute autre inspiration. Encore une analogie avec La Fontaine, qu’on rencontre toujours… d’abord quand il s’agit d’un grand poète (même de Lamartine) et particulièrement quand on parle d’Alfred de Musset.

Mais c’est encore l’Italie elle-même, l’Italie en soi et non vue à travers ses poètes et prosateurs, qui a le plus et le mieux inspiré, pénétré, infecté Musset. Chose étrange ! Il ne l’a pas vue ! Il a vu Gênes, qui n’est pas encore beaucoup l’Italie. Il a traversé rapidement Florence, et il a été malade tout le temps à Venise ! Et tout cela en hiver, en plein hiver. Voir l’Italie en trois mois, le plus souvent de son lit et en hiver, ce n’est guère voir l’Italie ! N’importe ! L’impression a été profonde. Une bonne moitié de l’œuvre de Musset porte des traces de la sensation italienne. C’est dispersé, c’est flottant, c’est quelque fois à peine sensible ; c’est pourtant incontestable pour qui a passé par où Musset avait passé lui-même.

M. Lafoscade a très bien analysé tout cela.Tenez ; ce n’est pas de M. Lafoscade que je tiens cela ; c’est de M. Urbain Mengin ; mais c’est bien à sa place ici. Parce que les deux tiers de À mon frère revenant d’Italie est fait « de chic », Musset n’ayant jamais vu ni la Sicile, ni les Abruzzes, ni Naples, ni Ischia, ni Rome, — ou plutôt parce que les deux tiers de À mon frère revenant d’Italie sont la mise en œuvre des conversations de Musset avec son frère, — on croit que d’autres détails sont d’imagination aussi et l’on sourit à ce vers sur Venise,

L’as-tu vu [mon cœur] sur les fleurs des prés,
Ou sur les raisins empourprés
D’une tonnelle ?

« Des prés à Venise, se dit-on, et des tonnelles ! Il confond avec Viroflay. » — Mais s’il vous plaît, du temps de Musset il y avait une prairie, une grande prairie à la pointe de la Guidecca, avec des guinguettes de faubourg, et une petite église dédiée à san Biago (saint Blaise), et c’est ainsi que s’expliquent et que se justifient très exactement les vers précédents et ceux aussi de la « Chanson » :

À Saint-Blaise, à la Zuecca,
Dans les prés fleuris cueillir la verveine
À Saint-Blaise, à la Zuecca.
Vivre et mourir là !

Restent « les raisins empourprés » que Musset n’a pu voir au mois de janvier, même en Italie. Soit. Mais il a vu la vigne sur la tonnelle et il y a laissé son cœur que les raisins de septembre ont pu entourer de leurs grappes vermeilles…

— Vous allez voir, me direz-vous, que M. Lafoscade, à force de se promener en Angleterre, en Allemagne et en Italie pour y trouver les affluents de Musset, n’a oublié que ses affluents français.

— Point du tout ! M. Lafoscade en tient, au contraire, le plus grand compte. Il rappelle La Fontaine, qui fut un des maîtres, des premiers et des derniers maîtres, de Musset ; il a lu de près les « proverbes » de Carmontelle et de Leclercq, où Musset a tant puisé, quelquefois avec une certaine indiscrétion. Je ne parle pas de On ne saurait penser à tout, qui est un démarquage du Distrait de Carmontelle, comme on le savait depuis longtemps, ce qui prouve que Molière n’est pas le seul à prendre son bien où il le trouve, péché bien véniel : « Vous leur fîtes, Seigneur, en les pillant, beaucoup d’honneur. » Mais lisez-moi ceci (entre cent exemples) : « Imaginez-vous, Madame, un fond… Je ne peux pas bien vous dire… ce n’est pas jaune, ce n’est pas blanc ; c’est soufre pâle, ou paille ; oui, c’est paille ; un ruban couleur de noisette et bleu qui entoure un faisceau de roses ; qui fait la bordure ; le milieu, des pavots et des lis, avec des grenades et des instruments de musique.

— Cela doit être superbe !

— Vous vous imaginez bien ?

— Et vous vous assoiriez sur des instruments de musique ?

— Oui, vraiment !… Mais, à propos, vous avez raison, cela est absurde ! Allons, me voilà dégoûté de mon meuble. Je ne l’achèverai pas… »

Vous avez lu ? Est-ce d’un proverbe de Musset, ou d’une chronique de Mme de Girardin ? C’est de Carmontelle.

Ajoutez à cela les conteurs et petits poètes du dix-huitième siècle dont Musset raffolait, et vous aurez tout le contingent de l’influence française.

Il faut remarquer une chose importante. Chateaubriand n’a eu aucune influence sur Musset. Je doute que Musset l’ait lu. Je suis à peu près sûr qu’il ne l’a pas lu. Musset est le seul romantique français sur qui Chateaubriand n’ait pas eu d’influence. Je ne sais pas trop pourquoi. Lamartine, somme toute, c’est Chateaubriand en vers, et Musset a adoré Lamartine. Ne dites point que Musset est de la seconde génération romantique sur laquelle Chateaubriand, vieilli et démodé, n’a pas eu de prestige. Musset, à cause de sa précocité, est bien de la première génération romantique. Il commence à écrire en 1826, six ans après les Méditations, au moment des Harmonies et au moment où la gloire et la popularité de Chateaubriand sont à leur apogée. Chateaubriand n’a légèrement décliné dans l’esprit des hommes qu’à partir de 1835. Enfin, c’est un fait. Byron et Lamartine ont été les grands maîtres de Musset. Chateaubriand, point du tout ; beaucoup moins que Carmontelle.

Inutile de dire qu’il en a eu un autre, qui l’a fasciné, c’est George Sand. On sait toute l’histoire. Je dirai même qu’on l’a beaucoup trop racontée. Ce qu’on connaît moins, ce sont les vers de Musset à George Sand, de 1832 à 1833. J’en transcris ici quelques-uns, qui sont presque inédits, et qui auraient été à leur place dans le livre de M. Lafoscade. D’abord un sonnet, retrouvé dans les papiers de Sainte-Beuve et qui porte la date d’août 1833 :

Telle de l’Angelus la cloche matinale
Fait dans les carrefours hurler les chiens errants ;
Tel, ton luth chaste et pur, trempé dans l’eau lustrale,
Ô George ! a fait pousser de hideux aboiements.

Mais quand les vents sifflaient sur ta Muse au front pâle,
Tu n’as pas renoué ses longs cheveux flottants ;
Tu savais que Phébé, splendide et virginale,
Qui soulève les mers, fait baver les serpents.

Tu n’as pas répondu, même par un sourire,
À ceux qui s’épuisaient en tourments inconnus
Pour mettre un peu de fange autour de tes pieds nus.

Comme Desdémona, t’inclinant sur ta lyre,
Quand l’orage a passé, tu n’as pas écouté ;
Et tes grands yeux rêveurs ne s’en sont pas douté.

Ceux-ci sont moins inconnus, et, du reste, meilleurs. On y voit (1832) Musset lisant Indiana, fascicule par fascicule, dans la Revue des Deux Mondes et prévoyant les péripéties du roman. La rêverie où cela le plonge lui inspire des vers dont quelques-uns sont des plus beaux qu’il ait écrits :

George, avant de l’écrire, est-ce que tu l’as vue,
Comme elle frappe au cœur, comme je l’ai relue,
Cette scène terrible où Noun, à demi nue,
Sur le lit d’Indiana s’enivre avec Raymond ?
Quand, de crainte et d’amour, la créole tremblante
Le regarde pâlir sur sa gorge brûlante
Tandis qu’à leurs soupirs se mêle un autre nom ?

En as-tu jamais fait la triste expérience ?
Ce qu’il éprouve alors, te le rappelais-tu ?
Ces plaisirs sans bonheur, si pleins d’un vide immense,
As-tu rêvé cela, George, ou l’as-tu connu ?

N’cst-ce pas le réel dans toute sa tristesse
Que cette pauvre Noun, les yeux noyés de pleurs,
Versant à son amant le vin de sa maîtresse,
Croyant que le bonheur c’est une nuit d’ivresse,
Et que la volupté, c’est le parfum des fleurs ?
Et cet être adoré, cette femme angélique,
Que dans l’air embaumé Raymond voit voltiger,
Cette frêle Indiana, dont la forme magique
Passe sur les miroirs comme un spectre léger ;
Ô George, n’cst-ce pas la pâle fiancée
Dont l’ange du désir est l’immortel amant ?
N’est-ce pas l’Idéal, cette amour insensée
Qui sur tous nos amours plane éternellement ?

Demain viendra le jour, demain, désabusée,
La trop fidèle Noun, par la douleur brisée,
Rejoindra sous les eaux l’ombre d’Ophélia.
Elle abandonnera celui qui la méprise,
Et ce cœur orgueilleux qui ne l’a pas comprise
Aimera l’autre en vain. — N’est-ce pas Lélia ?

Et ce qu’on connaît moins encore, c’est quelque chose que M. Lafoscade nous apprend ; c’est que Lorenzaccio est, sous sa forme primitive, de George Sand. C’est du moins extrêmement probable. Il existe, en manuscrit, un drame sur Lorenzaccio, intitulé « Une Conspiration en 1537 ». Ce drame est de George Sand, écrit tout entier de sa main. Il est antérieur au voyage en Italie, très probablement, et doit être rapporté à 1828-1831. Que Musset en ait eu connaissance, c’est insuffisamment prouvé ; mais il y a commencement de preuve, et il y a présomption très forte. Vous verrez tout cela dans le livre de M. Lafoscade. Je le supplie, par parenthèse, d’être moins concis sur ce point qu’il ne l’a été. Il a resserré cette affaire en une page de notes. C’est clair, oui, mais c’est trop court. Il fallait une petite brochure sur un point de cette importance. Soit dans une brochure, en effet, soit en appendice de la seconde édition de son livre (et du reste des deux façons successivement), je demande à M. Lafoscade de publier sur cette question un excursus d’une étendue proportionnée à l’importance de l’affaire, et où il y aurait : 1° un sommaire de l’œuvre de George Sand ; 2° des extraits, significatifs et probants, de cette œuvre ; 3° une discussion d’où sortirait la preuve que ce Lorenzaccio de George Sand est de 1828-1831 ; 4° une discussion d’où sortirait la preuve que Musset en a eu connaissance. Je demande cela instamment à M. Lafoscade pour contenter une curiosité légitime et qu’il a éveillée plutôt que satisfaite et pour compléter un ouvrage aussi agréable qu’utile.

Mais où est-il, ce manuscrit de George Sand ? Voyons, ne faites donc pas l’innocent. Il est chez le vicomte de Lovenjoul. Où voulez-vous qu’il soit ?

Émile Augier §

Émile Augier vient de mourir plus tôt qu’on ne devait l’attendre de sa constitution vigoureuse et saine, de cette stature solide qui rappelait à tous la figure légendaire de Henri IV. Il n’était qu’au seuil de la vieillesse, et s’il avait cessé de produire, ou, du moins, de publier, depuis dix ans, on pouvait croire, et l’on croyait plutôt à une certaine prudence mêlée d’une certaine coquetterie (si rare qu’on est dispensé d’en médire), qu’à une lassitude et à un affaiblissement de son beau génie. Il s’était arrêté sur un beau succès, Les Fourchambault, qui fut une des attractions de l’Exposition de 1878 ; il paraissait qu’il voulait rester sur ce bon souvenir, et ne plus tenter la fortune. Quoi qu’il en soit, après un long silence volontaire, dont plus d’un s’est plaint, il entre dans le silence éternel, et aussi dans une gloire incontestée et pure, que rien, à l’heure grave de la séparation, ne vient offusquer ou altérer d’un mauvais mélange. Nous n’avons pas, au moment de lui dire adieu, à écarter, par respect ou bienséance, le souvenir d’une action douteuse ou d’un livre un peu suspect. Il a pu se tromper, et il s’est trompé, mais il a toujours marché par les voies droites et d’une allure loyale et franche. Il avait de la probité dans son caractère et dans son art. Il n’a jamais couru après le succès en pourchassant l’actualité et en flairant le vent. Il n’était pas un industriel. Il était un bon ouvrier de l’art. Bon ou mauvais, ce qu’il faisait, c’était ce qu’il avait envie de faire, lui personnellement, selon son inspiration, son observation, sa réflexion et sa recherche, non pas ce que le goût du public semblait demander et paraissait disposer à payer cher. C’est ainsi qu’on fait œuvre qui dure.

La sienne a duré et durera. Elle a déjà subi l’épreuve du jugement de la postérité ; car la postérité commence pour nous à la génération qui suit celle dont nous sommes, et, quoique mourant presque jeune, Augier a débuté de si bonne heure que l’Aventurière a déjà plus de quarante ans d’existence et tout autant Gabrielle ; et le Gendre de M. Poirier et le Mariage d’Olympe plus de trente-cinq ans. Or on sait que ces pièces n’ont pas vieilli. À peine ont-elles quelques marques et légers signalements de la date à laquelle elles remontent. On sait que quand on reprend les pièces de Barrière, par exemple, encore qu’elles aient du mérite, il y a quelque différence.

Le grand honneur d’Emile Augier sera d’avoir fondé en France le théâtre réaliste, ou, du moins, ce qu’on reconnaîtra qui revient à peu près au même pour sa gloire, d’avoir restitué en France le théâtre réaliste, à très peu près mis en oubli depuis Molière. Je le disais dernièrement à propos du beau livre de M. Lanson sur la Comédie larmoyante, et certes je me proposais de le redire, si j’étais encore là, au moment de la mort d’Emile Augier. Je ne croyais pas que ce dût être si tôt.

Cette gloire, il la partage, sans doute, avec Dumas fils, son grand rival et son pair à la cour suprême de la littérature française, et j’ai l’habitude de ne faire à ce point de vue aucune distinction entre ces deux grands dramatistes, et de dire couramment : « Le théâtre réaliste d’Augier et Dumas », par ordre alphabétique. Et cependant si l’on voulait chicaner sur les dates, et établir une chronologie si pointilleuse qu’elle ne serait plus assez consciencieuse, c’est encore à Augier qu’on attribuerait les premiers drames franchement réalistes de notre théâtre moderne. Gabrielle est de 1849 et la Dame aux camélias de 1852. Et remarquez que la Dame aux camélias, à chicaner encore, n’appartient pas proprement au théâtre réaliste. J’ai dit que la Dame aux camélias n’est qu’en partie un drame romanesque, ce qui m’autorise sans doute à dire qu’elle n’est qu’en partie un drame réaliste. Le théâtre réaliste de Dumas fils commence décidément avec le Demi-Monde en 1855, et avant le Demi-Monde, Augier a déjà donné non seulement Gabrielle, mais le Gendre de M. Poirier et même Ceinture Dorée. La priorité, à ce nouveau regard, lui resterait encore. Mais encore une fois, je n’y tiens pas du tout, et la vérité, la grande vérité, c’est qu’Augier et Dumas fils sont les fondateurs du théâtre réaliste, tous les deux, tous les deux en même temps, à titres différents et égaux.

Et certes ce fut une belle époque littéraire que celle où Augier à la Comédie-Française, Dumas au Gymnase, rivalisaient de chefs-d’œuvre, donnaient le Mariage d’Olympe la même année que la Question d’argent, les Lionnes pauvres la même année que le Fils naturel, Maître Guérin la même année que l’Ami des Femmes ; pendant que, là-bas, loin du boulevard et du Pavillon de Rohan, dans sa solitude un peu farouche, Flaubert écrivait lentement le chef-d’œuvre du roman réaliste, Madame Bovary.

Ni Augier ni Dumas, à vrai dire, n’avaient commencé par le pur réalisme. Dumas avait commencé par le roman, plus ou moins romanesque, plus ou moins facétieux, et c’est bien pour cela, sans doute, que ses deux premières pièces, la Dame aux camélias et Diane de Lys, sont encore, en leur fond, de véritable drames romanesques. Augier avait commencé par chercher sa voie, comme il arrive à beaucoup de personnes. Non pas qu’il ait jamais fait autre chose que du théâtre. Jamais vocation ne fut plus décidée, comme jamais il n’en fut de plus prompte. Il n’a pas vingt ans, et il fait la Ciguë. Mais, au théâtre même, il eut quelque incertitude de direction, et ne fut pas réaliste du premier coup, ce qui, de la part d’un jeune homme de vingt ans, eût été, du reste, bien extraordinaire.

Le fond de son état d’esprit et de ses tendances littéraires était un certain besoin et désir de réaction contre le romantisme. Lucrèce (1843) venait d’avoir un beau succès. L’Ecole du bon sens, comme on a dit alors, et assez mal dit, car le bon sens tout seul, ah ! mes amis !… Enfin !… L’école du bon sens, puisque bon sens il y a, venait de naître. Cela voulait dire tout simplement qu’on ne voulait plus du romantisme et qu’on voulait autre chose.

Il y avait deux moyens de combattre le romantisme, ou d’y échapper. Le premier, c’était de revenir « au culte de la belle antiquité », et c’est — point trop maladroitement ma foi — ce qu’avait fait Ponsard. Le second, c’était d’écrire des drames et des comédies de mœurs vraies, c’est-à-dire de faire du théâtre réaliste, je ne sais pas d’autre mot, et c’est ce que Ponsard essaya, en effet, plus tard, après l’avènement d’Augier et Dumas. De ces deux moyens, le jeune Augier prit tour à tour, et presque concurremment, l’un et l’autre. Dans la Ciguë il faisait un pastiche antique, et dans l’Homme de bien, que l’on peut considérer comme une première épreuve, peu heureuse, de Maître Guérin, il s’essayait à l’analyse, très minutieuse, et un peu obscure, d’un tartuffe honnête, d’un homme qui, au milieu de ses malhonnêtetés, se fait, à force de sophismes, une conscience factice, et arrive à pouvoir dire non seulement aux autres, comme l’ancien Tartuffe, mais à lui-même : « Tu vois bien que je suis un honnête homme. »

La pièce était manquée, mais comme le projet, chez un jeune homme de vingt ans, était significatif ! Comme c’était bien là un retour à l’observation sérieuse et sévère de la réalité ! Car cet « Homme de bien », savez-vous, c’était l’homme du temps (1845). Auparavant, dans la bourgeoisie aisée, le type courant avait été l’homme « rigide dans les affaires d’argent », comme a dit très bien Dumas du père de son Durieu, ayant beaucoup de ridicules et quelques vices, mais, sur les choses de probité, très austère, très scrupuleux et très raide, mettant là sa conscience et sa religion, et disant : « Ça, c’est sacré ! » Et plus tard devait venir l’homme qui n’a en affaires d’argent aucune espèce de sens moral, pur et simple forban en cela, pouvant être bon père, bon ami, généreux même, mais partout où il peut dire : « il y a de l’argent à gagner là dedans », ne songeant même pas à aucune espèce de considération morale. Entre les deux (1845) il y a eu, sans doute, l’homme de transition, beaucoup plus intéressant pour le moraliste que le précédent et le suivant, l’homme déjà profondément perverti, mais gardant, de conscience, ce qu’il en faut pour qu’il faille la payer de monnaie de singe, et de scrupules ce qu’il en faut pour qu’il faille les envelopper de phrases onctueuses à l’effet de les endormir. Ainsi un personnage très réel, très vivant, pris dans la rue, l’année même de la Ciguë, voilà ce qu’essayait d’attraper le jeune Augier.

Et puis c’était l’Aventurière, qui était autre chose. à savoir un drame réaliste devant la crudité duquel Émile Augier avait reculé. Le vieux père, pris aux lacs d’une courtisane et d’un Alphonse, sauvé violemment et cruellement par un fils qui l’opère avec la dextérité et la bonté brutale d’un chirurgien. Ah ! il y était le drame réaliste, mais si dur et si sauvage que le jeune homme, pour le public, pour lui-même aussi peut-être, eut peur et scrupule, et voulant adoucir les choses, transforma, déguisa plutôt et dépaysa le sujet. Il mit cela en Italie, et il le mit au xvIe siècle, et il le mit en vers. « Dubois, disait le Régent, tu me déguises trop. » L’Aventurière était un drame réaliste travesti en manière de tragédie. La pièce, très belle du reste, trahit encore un peu d’incertitude, ou, bien plutôt, de timidité, à l’égard du « chemin qu’il faut suivre ».

L’année suivante venait Gabrielle, et désormais Augier pourra faire des Joueurs de flûte et des Philiberte (qui du reste sont des chefs-d’œuvre) pour se divertir, délasser son bras et s’assouplir les doigts ; mais l’affaire est décidée, Augier s’est établi dans la famille française du xixe siècle, il en est le peintre et l’historiographe ; il en dira les faiblesses, les ridicules, les maladies, les plaies, les crises, et, en un mot, il restituera dans son intégrité la comédie de mœurs, oubliée, à très peu près, depuis cent cinquante ans.

Gabrielle, qui n’est pas un chef-d’œuvre, c’est déjà en sa pensée et en son dessein général Madame Bovary, qui devait paraître six ans plus tard, c’est déjà les Lionnes pauvres, c’est déjà Froufrou, c’est déjà la Révoltée de Jules Lemaître.

La bonne petite bourgeoise, affolée par la littérature romanesque, par « l’éducation sentimentale » et par le rêve de la haute vie, c’est Mme Bovary, c’est Gabrielle, et ce sera la Lionne pauvre, avec cette différence que Flaubert a tout mis dans Mme Bovary, l’éducation sentimentale, les lectures romantiques, le goût du luxe, la religiosité sans religion, la sensualité de la trentaine, que sais-je encore ; tandis que Augier, plus serré, plus resserré aussi par les limites de son genre, ne mettait dans Gabrielle que… que le principal, l’imagination féminine détraquée par la littérature, la poésie de romances et le goût du distingué, réservant pour ses Lionnes pauvres la soif du luxe et l’appétit des huit-ressorts.

Et aussi il y a cette différence que Madame Bovary est une œuvre miraculeuse ; et si Gabrielle était une pièce manquée, elle ne compterait pas, malgré ce qu’elle apporte de nouveau ; mais c’est une pièce très bien faite, très bien menée, très claire, éloquente par endroits, et elle compte, et elle est comme l’aïeule, un peu simplette encore, mais l’aïeule de tout le théâtre réaliste du xixe siècle.

Désormais, compris du premier coup, du reste, et encouragé par un solide applaudissement, Augier n’avait plus qu’à marcher tout droit. Soutenu, d’ailleurs, dans la voie qu’il s’était ouverte par bon nombre d’auxiliaires et par une étude qu’il pouvait, outre ses observations personnelles, continuellement poursuivre et approfondir. Il n’avait pas de prédécesseurs au théâtre. Mais il avait, dans le roman, Balzac, le maître observateur, Balzac, composé monstrueux du romantisme le plus baroque et le plus niais, et du réalisme le plus solide, le plus plein, le plus vigoureux et le plus riche. Augier lui doit beaucoup. Il l’a beaucoup lu, beaucoup médité, jamais démarqué. Quand on connaît bien Balzac et qu’on lit Augier, l’impression est inévitable et s’impose. On s’écrie : « C’est plein de Balzac, cela » ; et quand on veut mettre précisément le nom d’un héros de Balzac sur un personnage d’Augier, on s’aperçoit que ce n’est pas très facile. C’est qu’il n’y a pas emprunt, il y a large et indépendante et libre inspiration, communication plutôt, et communion de deux grands esprits. Relisez le Ménage de garçon et l’Aventurière, dont le fond est le même (encore une preuve que l’Aventurière est foncièrement un drame réaliste), pour vous rendre compte de ces infiltrations qui fécondent, mais qui ne noient pas et n’embourbent point.

De plus, Augier était maintenu dans le chemin qu’il avait choisi, et frayé, par ses amitiés littéraires, bientôt par la rivalité utile et toujours amicale de Dumas. En janvier 1861, il écrivait à Mérimée : « Cette dédicace (celle des Effrontés) est la première chose depuis six ans que j’imprime sans vous consulter. » Depuis six ans, en janvier 1861, cela, veut dire depuis 1854, et depuis 1854 cela signifie depuis le Gendre de M. Poirier. On peut supposer facilement le genre de conseils que l’auteur d’Arsène Guyot, de Carmen, de la Double Méprise, de la Vénus d’Ille, l’ami de Stendhal, le novelliste serré, concis et net qui avait traversé toute la période romantique sans absorber un grain de romantisme, pouvait et devait donner à Emile Augier.

Enfin, à partir du Demi-Monde (1855), c’est partie gagnée. Le théâtre est tout entier à l’étude de mœurs, et, tant au Gymnase qu’à la Comédie-Française, « le vieux spectateur » des légendes peut crier : « Courage, Messieurs, voilà la bonne comédie. » Dumas, parti de l’étude du demi-monde, longtemps côtoya au moins ce domaine qu’il avait découvert en ce sens qu’il en avait fait une province de la littérature ; puis, peu à peu, s’attacha plus souvent à l’étude des questions sociales qu’à celle des mœurs proprement dites, restant dans la grande tradition française encore en cela ; car il n’y a guère de grande comédie de Molière qui ne soit une pièce à thèse. Augier, plus bourgeois de tempérament, d’humeur et d’habitudes premières, resta dans sa famille française de la bourgeoisie moyenne, la peignit sous ses différents aspects, montra l’homme d’affaires, la bourgeoise née courtisane et ce qui en advient, la courtisane devenue « femme honnête » et ce qui s’en suit, mit face à face par une trouvaille du génie, qu’il a trop transformée ensuite en procédé, l’honnêteté intransigeante et rigide du garçon de vingt-cinq ans, avec la défaillance morale, confuse et rougissant d’elle-même, du père et chef de famille de cinquante ans ; enfin, une fois, par un instinct d’émulation et une coquetterie de rival, fit lui aussi sa pièce à thèse, Madame Caverlet, qui est une preuve qu’il aurait pu souvent prendre le théâtre par ce biais-là avec le plus grand succès.

Tout ce théâtre est très vivant, très vrai, très actuel et en même temps contenant une assez forte part de vérité générale et durable pour survivre longtemps à l’époque qui l’a inspiré. Si l’on compte par types créés, ce qui n’est pas une mauvaise manière de compter, il faut se rappeler Gabrielle (la femme incomprise, nouvelle alors), M. Poirier, la lionne pauvre, Giboyer, d’Estrigaud, Navarette (la cocotte femme d’affaires, combien vrai encore ce type-là !), maître Guérin, et le séduisant M. Lestiboulois, préfet du second empire. C’est une très belle galerie. Il n’y a pas quatre poètes comiques français qui en aient une aussi longue.

Il avait, avec cela, une très grande (mais non pas absolument supérieure) habileté dans l’agencement d’une pièce de théâtre, et d’une longue pièce de théâtre, car les siennes sont très étendues pour des comédies.

Il avait beaucoup d’esprit. Ses mots (c’était une mode du temps, qui avait bien quelque chose de factice, je l’avoue, mais que je préfère encore, s’il faut l’avouer, à la belle grisaille, et à l’absence, volontaire certainement, de tout esprit, qui caractérise les pièces modernes), ses mots étaient très heureux, très jolis, d’un tour très français et qui rappelait les causeurs de la fin du xviiie siècle.

Il avait des manies, comme tout le monde, et qui lui feront quelque tort ; mais que j’aime presque, au moment que je m’essaye à le peindre, parce qu’elles complètent bien cette physionomie de grand bourgeois français, homme d’esprit et homme de génie, mais resté bravement et franchement très bourgeois : il croyait aux jésuites et aux journalistes. C’étaient ses deux troupeaux noirs. À cet effroi du jésuite on reconnaît le bourgeois de Louis-Philippe ; à cette conviction qu’un journaliste tient dans sa main la réputation et la vie d’une bonne centaine de bourgeois, effarés sous son regard, on reconnaît l’élève de Balzac, qui, lui aussi, a attribué au journalisme une importance énorme et une puissance de démolition évidemment exagérée.

Somme toute, c’est un très beau et très grand théâtre que celui que laisse l’homme qui vient de mourir. Ce qui y manque, à coup sûr, c’est un grain de tendresse et d’émotion. Il y a là une certaine sécheresse. Augier n’avait pas sucé le lait de la tendresse humaine. C’est un théâtre tout viril, et qui ne plaît pas aux femmes, tout comme celui de Molière. Quand, je ne dis point par hasard, mais par exception, un trait de sentiment, toujours discret, vous pouvez vous fier à Augier pour cela, mais profond, éclate tout à coup, dans une de ces comédies, une explosion de plaisir se produit dans la salle. Rappelez-vous la scène de dix lignes de Mme Guérin avec Mme Lecoutellier. Cette explosion de plaisir est une explosion de soulagement. C’est la foule, ici, qui a raison. Elle dit à l’auteur : « Sans tomber dans la sensiblerie fade, dont je vois assez que vous avez horreur, donnez-nous un peu plus souvent de ces traits-là. »

Ils sont, de fait, excessivement rares dans Augier. C’est un défaut commun à tous ceux que la déclamation romantique avait excédés et qui réagissaient contre elle. Je n’ai pas besoin de vous dire de songer à Mérimée et à Stendhal. Il a fallu une trentaine d’années aux deux grands dramatistes réalistes, pour que, sûrs désormais qu’on ne pourrait reprocher à leur sensibilité d’être coutumière et banale, ils se permissent enfin de se détendre et se donnassent la récréation chacun d’un drame touchant, que du reste on n’a pas manqué de leur reprocher, mais que je leur pardonne de tout mon cœur ; vous entendez bien que je parle de Denise et des Fourchambault.

Ce qui précède explique suffisamment pourquoi il y a si peu de beaux rôles de femmes dans Augier (encore un coup, comme dans Molière). La comédie entendue comme l’entend Augier n’en comporte guère. Elle est dure et cinglante ; à se concentrer autour d’un personnage de femme, de jeune fille surtout, elle deviendrait romanesque, ce qu’à tout prix elle ne veut point être. Dans un ouvrage, surtout dans un ouvrage dramatique, dès que la femme, la jeune fille surtout, intéresse, elle prend tout l’intérêt, domine tout, tire à elle tout, absorbe tout, et l’on se trouve immédiatement dans la littérature romanesque toute pure. Par la loi même du genre adopté par lui, genre où l’avait conduit, du reste, le penchant naturel de son esprit, Augier ne pouvait pas être touchant et se défendait d’être ému.

Il a construit un monument solide et éclatant qui, plus encore dans vingt-cinq ans qu’aujourd’hui, je me hasarde à l’affirmer, attirera l’attention et l’admiration des hommes. Il a écrit patiemment, dans un beau labeur continu, une œuvre saine, honnête et forte. Pessimiste, il l’a été, comme il me semble qu’il est difficile à un moraliste, à un satirique et à un poète comique qui n’est pas un simple amuseur, de ne pas l’être ; mais il a été pessimiste sans charlatanisme et sans orgueil, ce qui paraît assez rare. Il a, dans la mesure qui est accordée à un homme, et qui est à peu près nulle, mais enfin dans toute cette mesure, contribué à éclairer l’humanité sur ses défauts et sur ses vices, et fait son métier de correcteur des mœurs, à l’efficacité duquel, c’est encore un trait curieux de son caractère, il croyait.

Ce fut un grand honnête homme, un grand artiste, et sans le plus petit, je dis le plus petit, mélange de cabotinage, ce dont les plus grands dans le monde des lettres sont rarement exempts. Dans la hâte de l’actualité, je n’ai pu mettre ici que les principaux traits de son tempérament littéraire et de sa carrière artistique. Il mérite une longue étude et que, certes, j’écrirai un jour. Que ceci soit tenu surtout pour l’hommage que tout homme amoureux de littérature dramatique tient à rendre, à cette heure, au bon et loyal ouvrier de théâtre qui n’est plus.

Alexandre Dumas fils §

La mort d’Alexandre Dumas fils a été la perte la plus sensible que la littérature française ait faite depuis celle d’Ernest Renan. Alexandre Dumas fils fut un créateur d’hommes et un excitateur d’idées, un poète et un penseur. Il a, à coups redoublés, frappé l’imagination de ses contemporains et secoué, éclairé ou ébloui leur esprit. Il est de ceux qui laissent une trace profonde sur le sol où ils sont nés. Il est de ceux qui ne périssent point, ou plutôt il est de ceux qui ressuscitent. La vieille tradition religieuse de la résurrection est une des idées les plus profondes et les plus justes qu’ait eues l’humanité. Elle est un fait vrai, qui se vérifie et qui éclate périodiquement sous nos yeux. Après la mort de chaque grand homme il y a contre lui une période de réaction. On s’efforce ou plutôt on a une tendance toute naturelle à le diminuer. On l’atténue, on l’efface. C’est l’enterrement spirituel. De cette inhumation quelques-uns ne se relèvent point. C’étaient les faux grands hommes, ceux d’un jour, « ceux qui vivent un temps », comme a dit le poète. Les vrais grands se relèvent. On les découvre au bout de dix ou vingt ans, quand une nouvelle génération a paru. Dès lors ils entrent dans la vraie gloire. C’est la résurrection. Cela s’est passé pour Chateaubriand, pour Vigny, pour Lamartine, pour Victor Hugo, pour Renan. Je crois pouvoir affirmer que cela aura lieu pour Dumas fils.

En attendant et l’enterrement et la résurrection, tâchons d’en parler dès aujourd’hui comme la postérité en parlera.

Il y avait plusieurs hommes dans Dumas fils, et il n’est pas, Dieu merci, de ceux qu’on peut enfermer dans une formule comme on enveloppe les petits gâteaux dans une devise. Il y avait dans Dumas un romantique, et un romantique complet, sans que rien y manquât, et l’on verra tout à l’heure tout ce que j’entends par là. Et il y avait un homme d’action, un combatif, un homme de discussion et de polémique, parfaitement véhément et acharné. Et il y avait encore un réaliste, un homme qui a le don de voir et qui prend plaisir à regarder, un observateur très curieux, et très sagace, encore qu’au regard un peu court et à l’horizon un peu restreint.

Et, chose qui lui est presque particulière, en aucun temps je ne vois que l’un des hommes qu’il portait en lui ait décidément étouffé ni même écarté le second ou le troisième, ni même l’ait très vivement emporté sur les deux autres.

Romantique, combatif, réaliste, il a été tout cela à peu près dès le premier coup, et il est resté cela à peu près constamment et également jusqu’à la fin. On ne pourrait pas « traiter » Dumas par la méthode de la « faculté maîtresse ». À vrai dire, manquent de faculté maîtresse et les très grands hommes et les imbéciles. Ce sont les hommes de second ordre, les hommes qu’on appelle « hommes de talent » qui en ont une. Les imbéciles n’en ont pas et les hommes supérieurs ne sont supérieurs que parce qu’ils en ont plusieurs.

Le « romantique » parut d’abord. Mais, comme j’ai dit plus haut, il était complet. Il n’avait pas seulement l’imagination éprise de merveilleux, comme Dumas père ; il avait encore la sensibilité élégiaque qui est un des traits saillants de tout vrai romantique ; il était non seulement romantique, mais romanesque, ce qui est être romantique tout à fait ; et il aimait à faire le public confident de ses peines de cœur, ce qui est encore un trait de la génération qui le précédait. De tout cela est né La Dame aux camélias, qui est, comme vous voudrez, une élégie dramatique, ou un drame romanesque, ou une confidence arrangée pour la scène. À ce titre, La Dame aux camélias appartenait parfaitement au théâtre romantique et était la fille d’Antony. Le « spectateur éclairé » de 1852 aurait pu dire : « J’ai pleuré. Donc ce jeune homme a bien du talent. Mais il retarde. Avec Gabrielle, qui est ennuyeuse, mais qui est une nouveauté, et qui est une date, Augier a créé il y a trois ans le théâtre réaliste et surtout anti-romantique, et c’est à ce théâtre-là qu’appartient l’avenir. »

Le spectateur éclairé aurait eu raison, mais point raison à fond. À côté du drame élégiaque, il y a dans La Dame aux camélias toute une œuvre réaliste. Elle est dans ces personnages secondaires, si bien observés, si bien attrapés par l’auteur. Dumas raconte qu’il montra sa pièce à Émile Augier pour s’autoriser de son approbation auprès de la censure et qu’Augier lui répondit : « Parfait, exquis. Saint-Gaudens est excellent. » — « Sur quoi, ajoute Dumas, je vis bien qu’Émile Augier n’avait qu’entr’ouvert le manuscrit. » Je vous demande pardon, cher maître. Rien ne prouve mieux qu’il l’avait lu. Mais il avait fait comme tout le monde. Il n’y avait vu que ce qui était conforme à son tempérament. Un type vrai, d’humanité moyenne, éclatant de réalité, rencontré la veille dans la rue, retrouvé plus précis et plus saillant dans ce manuscrit, voilà ce qui avait sauté aux yeux d’Émile Augier et ce qui devait y sauter. Le romantique Dumas fils était déjà accompagné du réaliste qui ne devait jamais le quitter.

De même pour Diane de Lys. Histoire romanesque, soit ; enlèvements, voyages précipités, le signal à la fenêtre, embuscade, revolver du mari, etc., soit ; mais il y a Taupin, le bohème de l’art, le Giboyer de l’ébauchoir. Augier aurait dit : « Parfait, exquis. Taupin est excellent. » En attendant, Dumas était toujours un romanesque très romantique, ou un romantique très romanesque. Il le fut toujours. Voyez-vous dans Le Fils naturel la romance de la fille séduite, l’histoire sentimentale de Clara Vignot, et les souvenirs d’enfance, et plus tard la fortune rapide du fils naturel, et l’épisode du jeune millionnaire tuberculeux qui donne une opulence au petit bâtard ? Pur romantisme, un peu gros même et qui nous étonne tout à fait à cette heure. Voyez-vous dans L’Ami des Femmes cette donnée si excentrique et ce rôle de petit manteau bleu à talons rouges de M. de Ryons ? Il y a — d’abord infiniment de talent et quelque de vérité là dedans, — mais aussi un souvenir peu effacé du Rodolphe des Mystères de Paris. Et quand nous en sommes à La Princesse Georges, à La Femme de Claude, à L’Étrangère, à La Princesse de Bagdad, nous voilà revenus en plein romantisme de 1840, revenus au pur mélodrame, œuvre tout entière d’imagination fantasque et débridée, un peu naïve, où les machinations ténébreuses s’entrelacent, où les conspirations monstrueuses s’ourdissent, où les aventures extraordinaires s’entassent, où les millions roulent à flots ; et où il y a comme un écho de Monte-Cristo ou un reflet des Mille et une nuits.

À regretter ? Jamais de la vie ! Quand on a plusieurs hommes en soi, le pire qu’on puisse faire, c’est d’en tuer un ou deux. C’est comme quand on a plusieurs enfants : il faut les nourrir tous, parce que, vous savez, quand on n’en a qu’un, on le gâte. Et puis ne voit-on pas que c’est ce « virus » romantique, ou romanesque, comme dit Zola, qui, sans doute a compromis quelques œuvres de Dumas où il avait trop fait des siennes, mais qui a donné à toutes leurs qualités de séduction ? Pourquoi Augier n’a-t-il jamais plu aux femmes ? Parce qu’il n’était pas romantique pour une obole. Le charme, c’est ce qui manque à ce grand théâtre d’Augier, le plus solide, le moins mêlé, qu’on ait vu depuis Molière, et le plus sûr de survivre, à mon avis ; mais qui n’avait pas l’attrait ensorceleur, le lenocinium. Dumas l’avait. Il n’avait pas dépouillé toute imagination. Bien qu’il affirmât qu’il ne fallait mettre dans une pièce que de la logique, il y mettait deux ou trois choses de plus, très importantes. De là ses succès, sinon plus grands, du moins plus chauds, plus fiévreux, que ceux de son illustre rival.

L’homme est de glace aux vérités,
Il est de feu pour les mensonges.

Et la femme donc !

C’est de ce romantisme inapaisé, dans Dumas fils, qu’est né ce singulier mysticisme qui a tant étonné chez lui à une certaine époque. Le mysticisme est la religion des gens d’imagination. Il n’y a pas de mysticisme du bon sens. Les romantiques ne se sont pas contentés d’être religieux ; ils ont été mystiques, ou plutôt ils ont donné dans le mysticisme sans entrer dans la religion. Dumas n’était pas chrétien et il avait tout un côté de son esprit ouvert du côté du mystérieux… Il lisait la Bible avec une espèce d’horreur sacrée et de frisson voluptueux. D’instinct il allait au plus ténébreux et au plus énigmatique de ces choses profondes. L’Apocalypse l’attirait d’une sorte de fascination. Il en est resté quelque chose dans les fantaisies morales où il se délassait en s’y égarant, L’Homme-Femme, et autres grimoires, traversés de soudaines et magnifiques lueurs ; dans quelques-unes de ses pièces aussi, comme La Femme de Claude et L’Etrangère ; enfin dans quelques-unes aussi de ces déconcertantes préfaces, qui souvent ne sont autre chose que des poèmes, des rêveries de poète entraîné par son imagination, par sa verve, par des commencements d’extase, par le mouvement des mots encore et ce qu’on pourrait appeler la fièvre verbale, préfaces comme jamais on n’en avait écrit, comme je ne conseillerais à personne d’en écrire, auxquelles on peut reprocher d’être peu suivies, peu logiques, peu claires, peu démonstratives avec un appareil extraordinaire de démonstration ; mais auxquelles on ne saurait refuser d’être prodigieuses, ce qui, au demeurant, est quelque chose.

Et à côté de ce romantique éperdu, il y avait un polémiste, un combatif, un homme ferme dans la dispute et opiniâtre dans l’attaque, dans la réplique et dans la riposte. Aussi bien, il suffisait de le voir, avec sa démarche de soldat, ses épaules d’athlète, ses moustaches de capitan et son port de tête de conquistador. Buffon avait l’air d’un maréchal de France, Dumas fils d’un colonel du premier Empire. La première fois que je le vis, beau comme le rêve d’une femme de trente ans, je m’écriai : « C’est le colonel Fougas ! » Aussi bien encore, il a commencé en batailleur. En 1848 il a fait toute une campagne de presse d’une ardeur et d’une verve endiablées, à la Cassagnac ou à la Rochefort, dont le Conseil municipal de Paris s’est peut-être souvenu récemment, non moins que de son pamphlet de 1871.

Ce qu’il avait été à ses débuts, il le fut toujours, à peine avec quelques trêves. Au théâtre, sa combativité est devenue le souci presque continuel de poser des thèses et de les soutenir. N’oubliez point que si cela n’est qu’une forme du théâtre, c’en est la forme peut-être la plus vivante. N’oubliez pas que la moitié des pièces de Molière sont des pièces à thèse, sans cesser d’être des études de l’âme humaine. Ce n’est pas la pièce à thèse qui est mauvaise, c’est la pièce qui n’est qu’une thèse. Il y a une grande différence. Dumas combattit, plaida, prêcha et dogmatisa sur la scène avec une ardeur inquiète et intraitable. Thèse dans Le Demi-Monde (comme quoi les honnêtes gens ont le devoir, au mépris de certaines délicatesses, de se conjurer contre l’intrusion des courtisanes dans le monde honnête). Thèse dans La Question d’argent (comme quoi entre le monde des affaires et le monde bourgeois il faut maintenir le fossé profond et ne pas jeter de passerelle). Thèse dans Le Fils naturel (comme quoi l’on est le père des enfants qu’on élève et non pas des enfants qu’on fait, et que l’enfant n’a pas de devoir envers le père qui ne l’a pas élevé). Thèse dans Les Idées de Mme Aubray… Mais il n’en est guère qu’il ne fallût nommer, si l’on voulait être complet.

D’autant plus que c’est sur un autre aspect de ce même instinct combatif que je voudrais appeler un instant l’attention. Oui, d’abord, Dumas est polémiste, en ce sens qu’il défend une thèse généralement hardie, et même paradoxale pour le temps où il écrit ; mais il l’est surtout en ce que, neuf fois sur dix, sa pièce est un combat qu’il livre à son public, et un défi qu’il lui jette avec une vaillance de champ clos. Les vieux messieurs qui croient encore que la littérature est l’expression de la société ont quelque chance de se tromper un peu, si, vers 1930, cherchant quel était l’état de l’esprit public vers 1870, ils compulsent avec diligence les œuvres de Dumas. Ce que Dumas a fait applaudir à force de talent, c’est presque toujours l’opinion, l’idée générale la plus opposée au sentiment intime du public du temps. Faire accepter et faire applaudir, au moins un instant, ce qui choquait les préjugés, et même les idées très saines, des quinze cents spectateurs réunis sur les gradins, c’était pour Dumas une victoire de haut goût, un triomphe de raffiné qu’il savourait avec l’âpre ivresse des grands lutteurs. Il s’y ingéniait et renchérissait jusqu’à une certaine bravade qui sentait son paladin ou son héros homérique.

Exemples. Le public a cette opinion qu’un honnête homme ne doit jamais trahir le secret d’une femme qui a été sa maîtresse. Il serait piquant de bousculer cette idée si répandue et d’imposer au public, comme « personnage sympathique », un homme qui précisément fait cette prétendue infamie. Essayons : Demi-monde. — Le public croit à la « voix du sang » chère au mélodrame, et voit toujours dans le père, même négligent, un personnage sacré. Il serait beau de lui imposer comme personnage sympathique un fils qui renie son père. Tentons l’aventure : Fils naturel. — Quoi encore ? Si nous faisions épouser par un honnête homme une fille-mère avec approbation et admiration, ou tout au moins acquiescement du public. Essayons : Idées de Madame Aubray. — Réitérons : Denise. C’est là vraiment qu’était la vaillance hautaine de Dumas fils. Généralement le poète dramatique prend son public pour complice. C’est même une méthode qui a comme force de règle et titre de loi au théâtre. Amener d’une façon ingénieuse et inattendue le dénouement que le public désire et appelle de tous ses vœux, c’est un des préceptes fondamentaux et une manière de principe d’art dramatique. Très souvent Dumas s’est appliqué, à l’inverse, à amener ingénieusement, et surtout énergiquement, le dénouement que le public repoussait depuis le premier acte de toutes les forces de ses préjugés. Rien qui caractérise mieux l’instinct belliqueux du petit-fils du général Dumas.

Et remarquez bien qu’il ne faut pas dire : Procédé connu ; emploi du paradoxe. Le paradoxe a toujours été employé pour faire effet et fixer l’attention d’un public nonchalant. — Pardon ! Dans le livre le paradoxe est un procédé si facile et si peu dangereux qu’il y a courage, non pas à l’employer, mais plutôt à exprimer des vérités de bon sens et des idées traditionnelles. Mais au théâtre, c’est face à face que vous jetez au public et l’idée et le fait, dont il ne veut pas et qu’il repousse. Voilà pourquoi le paradoxe, et l’ironie, et tout ce qui n’est pas pour épouser immédiatement le sentiment du public assemblé et entrer comme de plain-pied dans son cœur, est au théâtre infiniment dangereux. Mais le danger était précisément où se plaisait Dumas fils et l’atmosphère où se dilataient avec allégresse ses larges poumons de lutteur.

De là ce qu’il y a d’excessif souvent, de tendu dans ce théâtre ; mais aussi ce qu’il y a de vivant, de vibrant, d’énergique et de hardi. Les philosophes nous disent que toute beauté est l’expression d’une force. Il se peut ; mais à ce compte il y a en art des forces étalées, abandonnées et nonchalantes. Mais là où se voit vraiment le déploiement d’une force qui se sent comme telle, qui a conscience d’étre une énergie parce qu’elle se dresse dans un élan et dans un effort, c’est en ces œuvres qui sont des actes et qui sont des assauts, et qui réussissent à être des victoires. Il y a peu de monuments littéraires où éclate plus que dans celui de Dumas fils la marque d’une volonté.

 

Et enfin nous arrivons aux dessous solides et puissants, aux bases larges de ce beau talent. Dès le premier jour jusqu’aux derniers, en Dumas fils, sous l’homme d’imagination, de fantaisie et de vision, sous l’homme de volonté, de combat et de défi ou de gageure, il y avait un vigoureux observateur et un homme qui avait le sens du réel. Entendons-nous bien, et sachons marquer les limites. L’horizon de l’observateur, chez Dumas, était restreint. Ce serait l’amoindrir, mais point jusqu’à être injuste, que de dire que ce que Dumas a bien observé et bien connu, ce sont les femmes et les fémineux. Les femmes et ceux qui les aiment, voilà le domaine de Dumas, qui du reste embrasse bien les deux tiers de l’humanité. Une ou deux fois, un artiste dans Diane de Lys, un financier (assez faible, quoique amusant) dans La Question d’Argent, un « homme supérieur » (assez faible, quoique ennuyeux) dans La Femme de Claude. Essais de digression, si l’on peut ainsi parler. Mais en général femmes et fémineux, voilà ce que nous a décrit Dumas fils, parce que c’était là l’objet qu’il avait beaucoup considéré et qu’il connaissait pleinement.

C’est là qu’il est un maître observateur et un maître peintre. Tous les « types » qu’il a créés et qui resteront sont de cet ordre et comme de ce département de l’espèce humaine. C’est la Courtisane amoureuse, type très ancien dans la littérature et peut-être dans la réalité, et depuis 1852 reproduit à satiété par le roman et par le théâtre, mais qui en 1852 était nouveau sur la scène et d’une incroyable hardiesse dans la pleine vérité avec laquelle il nous était donné.

C’est la Courtisane ambitieuse, acharnée avec une incroyable adresse à pénétrer dans le monde honnête et à conquérir la seule chose qui lui manque, l’honorabilité, type qui n’existe plus, à cause du « progrès » des mœurs et parce que Suzanne d’Ange aujourd’hui, non seulement n’a aucune peine à se faire ouvrir les portes du monde bourgeois, mais à ce qu’on m’assure, pour peu qu’elle soit riche, n’a qu’à ouvrir les siennes, et charme de joie et d’orgueil les plus irréprochables bourgeoises en les recevant ; — mais songez que Le Demi-Monde est de 1855.

C’est « l’Ami des femmes », admirable caractère plusieurs fois repris et reproduit dans le théâtre de Dumas, où la postérité ne voudra peut-être voir qu’une transformation du roué du xviiie siècle, mais qui est tout autre chose, qui représente d’une part l’homme connaissant les femmes et s’en jouant pour son plaisir, mais d’autre part, et c’est là le point, l’homme amoureux encore sans être passionné, l’homme amoureux d’esprit plutôt que de cœur, inquiet encore et frémissant d’une sorte d’amour cérébral ; et c’est là un homme qui porte au front comme la marque et la date de son temps…

Et c’est encore, pris cette fois un peu plus bas dans l’humanité moyenne, et moins exceptionnels, et aussi bien saisis, partant plus vrais encore, dans le sens que ce mot a en littérature, et plus sûrs de l’immortalité, le merveilleux « Monsieur Alphonse », dont tous les Paysans parvenus et tous les Paysans pervertis n’avaient donné qu’une pâle esquisse, et que seul Bel ami a égalé avec, du reste, moins de concentration et de relief ; — et l’incroyable « Mme Guichard », la femme du peuple amoureuse, si réelle, si précise, si solide, si lumineuse de vérité vivante « qu’il semble qu’on l’a vue et que c’est un portrait » ; et je me trompe, qu’il semble qu’on la voit et que c’est une personne qui vient d’eutrer dans votre chambre.

J’en oublie, ou plutôt j’abrège. Le plus grand peintre d’amoureux et d’amoureuses depuis Racine, c’est Dumas fils. « Je cherchai, a-t-il dit, dans la préface de La Femme de Claude, le point sur lequel ma faculté d’observation pouvait se porter avec le plus de fruit. Je le trouvai tout de suite, c’était l’amour. » Il s’est bien connu ce jour-là. Dumas n’avait même de faculté d’observation que sur ce « point »-là. Mais ce point est large, et la faculté d’observation dont il était doué à cet endroit était d’une pénétration infinie. Il est telle de ses femmes, Mme de Simerose par exemple, qu’on peut reprendre et creuser dix fois sans l’épuiser, tant se prolongent dans d’insondables profondeurs les fils croisés et entrelacés, les ressorts déliés et frêles de cette âme complexe et fuyante, et toujours vraie pourtant, d’enfant malade. Ici même l’étude était trop poussée à fond pour le théâtre, et les spectateurs des premières représentations n’y comprirent rien. Ceux d’à présent, en revanche, font semblant de comprendre.

Mais c’est un honneur pour un homme de théâtre, quand, du reste, il a réussi de plain-pied vingt fois, de laisser une ou deux œuvres supérieures qui ne peuvent être pleinement entendues qu’à la lecture, et qui veulent être savourées pour être goûtées.

Tel est, dans ses traits essentiels, le dramatiste éminent que nous venons de perdre ; et je n’ai pu rien dire, bien entendu, en une si courte étude, de son art proprement dit, de son métier, de la construction ingénieuse et forte de ses machines dramatiques, de son don pour faire comprendre par deux ou trois traits toute une situation, de la rouerie incroyable avec laquelle il sait surprendre et renouveler l’intérêt. Ce sont choses qui ne se démontrent que par des exemples, et les exemples prennent plus de place que je ne puis en usurper ici.

Comme moraliste, Dumas a eu plutôt des tendances que des conclusions, et l’on a triomphé bruyamment plus d’une fois en rapprochant ses conclusions contradictoires. Mais ses tendances n’en sont pas moins nettes, à les prendre en leur ensemble. Comme tous ceux qui se sont penchés curieusement sur les problèmes de l’amour, Dumas était très pessimiste. Il considérait l’amour avec une curiosité amoureuse où il entrait une infinie terreur, et un peu de tendre pitié. La femme lui paraissait extrêmement redoutable, et non moins l’homme dans ses rapports avec la femme. Il n’avait pas « remué la bouteille » sans en trouver « le fond » et sans éprouver à quel point il était « amer ». Il n’aurait pas dit avec Mme de Staël : « Il est indifférent de commencer ou de finir par ne pas s’aimer. » Il aurait dit : « Il vaut mieux commencer que finir par ne s’aimer pas. » Le goût et l’effroi de l’amour sont l’accent même et l’esprit de tout ce théâtre. Et tantôt ses conclusions sévères et violentes, tantôt ses conclusions indulgentes et tendres pour la femme, sont également l’effet de ce sentiment complexe de terreur et de pitié. « Terreur et pitié », disait Aristote, c’est toute la tragédie. Dumas a soulevé puissamment ces deux émotions dans le cœur des spectateurs, parce qu’il les a pleinement éprouvées.

Et quant à ses thèses, qui sont toujours extrêmes parce qu’elles ne sont jamais que des transformations et des prolongements de ses émotions, de ses passions, qu’en restera-t-il ? Rien du tout, si ce n’est qu’il les a soulevées et soutenues avec une incomparable vigueur et que par là il a fait penser. Faire penser au théâtre en même temps qu’émouvoir, ce fut donné à très peu d’hommes. Presque jamais Dumas n’a fait l’un sans l’autre. C’est pour cela que le titre de penseur en même temps que celui de dramatiste lui est dû et lui restera. Le penseur, ce n’est pas celui qui conclut. Rien n’est plus facile. C’est celui qui laisse derrière lui, partout où il passe, une longue, une puissante, peut-être une féconde excitation d’esprit public.

George Sand.
Représentation, pour le centenaire de George Sand, de Claudie

Drame en trois actes représenté pour la première fois à Porte-Saint-Martin, le 11 janvier 1851. §

Claudie est décidément une très belle chose. Elle a résisté au temps, cet insigne larron, et cette pièce de centenaire, plus que demi-centenaire elle-même, non seulement fait encore très bonne figure, mais obtient un succès d’admiration et un succès de larmes.

On sait, en effet, que Claudie est de 1851. Elle fut représentée le 11 janvier 1851 sur le théâtre de la Porte-Saint-Martin avec Bocage, Perrin, Fechter, Barré et Mme Lia Félix.

Elle eut alors quarante-trois représentations, ce qui est pour l’époque un très beau chiffre, et il est même assez probable que, pour des raisons restées très obscures, elle n’eut pas autant de soirées qu’elle aurait pu et dû en avoir si l’administration de la Porte-Saint-Martin l’avait vraiment voulu.

Il y a sur ce point des indications imprécises, mais intéressantes, dans la correspondance inédite de George Sand.

… Au fait, puisque M. Rocheblave, qui est le possesseur actuel de cette correspondance inédite, me permet d’y jeter un coup d’œil, pourquoi ne vous en ferais-je pas profiter ?  Nous sommes de loisir et il n’y a aucune indiscrétion.

Donc, le 26 février 1851, George Sand écrivait à sa fille, Mme Clesinger : « J’ai été fort souffrante pendant quelques jours, et dans ce moment je suis écrasée de travail. Le succès d’argent de Claudie est moins beau que le succès littéraire. Soit qu’on me vole beaucoup (et je le crains), soit que la bêtise de l’administration laisse le public s’endormir, soit enfin que le fonds (sic) de la pièce choque le bourgeois, je ne retire pas de cette pièce la huitième partie de ce que le Champi m’a rapporté tout doucement, mais sans intermittence. Je fais donc vite une autre pièce [sans doute, croit M. Rocheblave, un certain drame qui s’appela d’abord Gabriel, puis Julia, et dont seule la correspondance inédite fait mention], car me voilà bientôt Gros-Jean comme devant. »

Elle écrivait, quatre ou cinq jours après (car j’ignore si l’an 1851 fut bissextile), elle écrivait, le 2 mars 1851 :« Mon enfant, ne dis pas tout haut, ne dis même à personne que je crois qu’on me vole. Comme ce sont des choses impossibles à prouver, cela ferait une histoire et m’attirerait des désagréments graves. On ne peut pas voler sur les recettes apparentes, celles qui sont vérifiées par l’agence dramatique et sur lesquelles j’ai un droit fixe : on peut voler et on vole, dans tous les théâtres, sur un nombre considérable de places que la direction vend sous main, hors du bureau, aux marchands revendeurs de billets, outre le droit fixe réglé avec lesdits marchands et les auteurs… Tous ceux qui connaissent la salle disent qu’on faisait de 4.000 à 4.500 ; mais comment le prouver, puisque l’agence dramatique elle-même n’y voit que du feu ? Donc il faut se laisser faire ou s’embarquer dais des querelles indécentes et sans résultat. J’entre dans ces détails peu intéressants pour que tu saches ce que c’est et pour que tu sois très prudente sur ce que tu en diras. Fais des questions ; mais ne dis pas ce que je soupçonne et ce que tous les auteurs, je crois, soupçonnent de leurs propres affaires de théâtre, sans vouloir entamer des luttes d’où ils sortiraient tondus et accusés de diffamation, condamnés peut-être comme calomniateurs de l’innocence. Enfin les droits d’auteur de Claudie me rapporteront, je crois, 7 à 8.000 fr. en tout. C’est beaucoup moins que le Champi, qui avait fait moins de bruit, mais où les choses se sont passées loyalement entre Bocage et moi. Je suis si habituée à ne pas bien faire mes affaires, que j’en prends mon parti et me remets à l’ouvrage sans souffler… »

Le post-scriptum d’une lettre de la première quinzaine de mars 1851 contient ceci : « Claudie est finie à la Porte-Saint-Martin. On nous a fait des tours pendables et inexplicables. Ils ont fait pour eux beaucoup d’argent et ils ont tout fait pour nous faire reprendre la pièce ; c’est incompréhensible. »

Enfin, le 23 mars, elle écrivait :« Ce que je te disais de Claudie est réel. À la 43e représentation je l’ai retirée parce qu’on voulait réduire nos droits d’auteur à rien en faisant jouer d’autres pièces avec. Ce serait long à t’expliquer. Le résumé est que, faisant avec ma pièce plus d’argent que tous les théâtres de Paris, ils ont tout fait pour la faire mourir dans leurs mains, et cela est inexplicable encore pour moi. Il y a eu ou profonde bêtise de leur part, ou engagement secret pris avec des créanciers sur ma pièce, et qu’ils ont voulu flouer ; ou affaire de police et de ministère sous jeu. Ma pièce m’appartient ; je laisserai passer quelque temps pour la faire ressusciter ailleurs dans de bonnes conditions [elle fut remontée, en effet, plus tard, me dit M. Rocheblave, à l’Odéon, par Bocage], et j’en fais une autre en attendant. »

Et si vous me dites dédaigneusement que tout cela sent bien l’argent, et si vous me citez le vers de la Métromanie :

Ce mélange de gloire et de gain m’importune,

et si vous vous étonnez que George Sand fût si préoccupée de la recette, je vous dirai une anecdote que je sais très authentique. George Sand discutait un jour, assez vivement, avec un éditeur, les droits d’auteur d’un roman. L’éditeur, un peu impatienté, mais du reste atténuant par un sourire la verdeur de l’observation, finit par dire : « Enfin, vous aimez donc l’argent, Madame Sand ?  » George Sand, haussant les épaules et riant de tout son cœur : « Es-tu bête, mon petit ! Je n’aime pas l’argent… j’aime la dépense. »

Toujours est-il que le drame Claudie eut un très réel succès, et qui aurait pu être plus prolongé (puisqu’en définitive c’est George Sand qui l’a retiré) en 1851, qu’il en a eu un très vif toutes les fois qu’on l’a repris et qu’il vient de remporter un triomphe le Ier juillet 1904, cinquante-trois ans après sa naissance, sur la scène de la Comédie-Française.

Et c’est qu’il est, en effet, comme je le disais pour commencer, une très belle chose. D’abord il a de la grandeur. C’est véritablement un poème épique rustique dans la manière d’Homère. Il fait songer à certaines scènes de l’Odyssée beaucoup plus qu’à Hermann et Dorothée, et même beaucoup plus qu’à Théocrite. Avec Claudie, nous touchons au vrai primitif, j’entends au primitif qui est déjà très littéraire et qui a le plein sentiment du grand art.

Avez-vous remarqué, même, que cette beauté est un défaut ; est, si vous voulez, productrice d’un défaut ? Parce que le premier acte est un poème rustique à lui tout seul et d’une beauté achevée, le drame, ensuite, paraît se rétrécir, se réduire aux simples proportions d’une idylle rustique, charmante encore, mais moins vaste, ample et spacieuse. (Le changement de décor contribue à cette impression.)

Si défaut il y a, c’est un beau défaut, et nous n’allons pas chercher chicane à l’auteur parce que ce qu’il y avait d’épique dans son drame s’est trouvé plutôt au commencement qu’à la fin. Après tout, Œdipe roi et Œdipe à Colone donnent précisément la même sensation.

Je suis surpris que les critiques de 1851 ne se soient pas aperçus de ce grand caractère de Claudie. Que Planche n’y voie qu’une très bonne comédie réaliste, je n’en suis pas surpris autrement. Planche, très intelligent, n’était pas artiste pour une obole, et du reste, s’il s’était avisé qu’il y eût quelque rapport entre Claudie et Théocrite ou entre Claudie et Homère, ou entre Claudie et Hermann et Dorothée, il y aurait vu tout de suite une « imitation », et il l’aurait abominé et détesté, ne pouvant souffrir l’imitation de l’antique, exécrant l’imitation de l’étranger et abhorrant l’imitation des prédécesseurs français. Dieu merci, il a pris, et avec raison du reste, Claudie pour une œuvre absolument originale ; mais il n’en a pas senti la grandeur, et c’est certainement ce rare caractère qui, en elle, me frappe le plus.

Donc je ne suis pas ébahi que Planche n’ait pas été frappé de la grandeur de conception poétique de Claudie ; mais que Gautier, si grand artiste, n’y semble pas avoir été sensible non plus, cela me surprend et cela me fâche. Il est très favorable et très gracieux, le feuilleton de Gautier, mais il est froid. Quelques mots d’introduction — ce que nous appelons un chapeau — sur le rurodrame, puis, tout de suite, une longue analyse, Claudie racontée ; et puis, le dernier mot de l’analyse de la pièce une fois écrit : « Le succès a été complet. Bocage a été excellent… »

Évidemment Gautier a été satisfait de Claudie, mais il n’en a pas été enthousiaste. Étant donnée sa manière, que je connais bien, je ne rudoierais même pas celui qui me dirait que Gautier est resté froid, mettons impassible, devant Claudie. Quand Théo n’était pas content, il ne disait point qu’il n’était pas content. Il racontait la pièce tout simplement, avec beaucoup de fidélité et d’exactitude, et puis il tirait sa révérence. Tout le monde comprenait. Théo avait le mécontentement royal. Tout compte fait, je crois qu’il n’a pas senti Claudie comme poème.

Planche lui-même semble l’avoir un peu plus entrevu ainsi ; beaucoup plus, non, bien entendu.

Où je suis, « par exemple », bien complètement avec lui, je dis avec Planche, c’est quand, se souvenant de François le Champi, alors tout récent, il félicite presque violemment George Sand de ne plus tirer ses drames de ses romans et d’aller tout droit à la forme dramatique. Il a ici lourdement raison, mais raison, si pleinement, que je tiens à détacher cette page difficilement retrouvable et à vous la donner. Elle contient sur cette question générale des romans mis en pièces ce qui me semble la vérité même :

« Je sais bon gré à l’auteur d’avoir renoncé à remanier pour le théâtre des œuvres écrites sous forme de narration. Il ne s’est pas laissé aveugler par le succès très populaire et très légitime de François le Champi ; il a compris que le roman le plus heureusement conçu ne contient pas toujours les éléments d’une composition dramatique et qu’il faut trop souvent, pour satisfaire aux conditions de la scène, sacrifier les parties les plus intéressantes du récit. Le Champi en effet, sous la forme dramatique, commence à la seconde partie du roman, et la première moitié, que l’auteur a dû omettre, est précisément la plus neuve, la plus vraie, la plus émouvante. Il a donc bien fait de créer Claudie de toutes pièces, au lieu de remprunter à quelqu’un de ses livres. Malgré la fécondité de son imagination, il a senti qu’il valait mieux prendre sa pensée à l’état naissant que de remanier la forme déjà trouvée. Il se passe, en effet, dans l’expression de la pensée quelque chose d’analogue au phénomène observé dans la composition des corps. Tels éléments qui se combinent entre eux lorsqu’ils se dégagent d’une composition précédente, refusent de se combiner lorsqu’ils sont libres depuis longtemps. De même, telle pensée qui, au moment où elle est conque, appelle une expression rapide et fidèle, cherche vainement une forme nouvelle, ou ne la rencontre qu’à grand’ peine lorsqu’elle est éclose depuis longtemps. »

Il serait plus simple de dire qu’une pensée littéraire se présente à l’esprit sous forme narrative ou sous forme dramatique dès qu’elle naît, et qu’il faut absolument la prendre telle qu’elle se présente pour qu’elle soit vraiment vivante ; mais, quoique inutilement plus compliqué, Planche a raison.

La composition de Claudie paraît présenter un défaut. On est un peu tenté de trouver le troisième acte, sinon vide, du moins un peu moins plein que les deux autres. On est un peu tenté de se dire que dès que le père Rémi et Claudie reviennent, consentent à revenir, la pièce est finie, et que le troisième acte ne contient que le long châtiment de Ronciat, lequel châtiment nous fait plaisir, mais, nonobstant, pourrait être plus court. Il y a peut-être là quelque défaut de proportions ou d’arrangement ; mais il faut bien faire attention que ce troisième acte, ce n’est pas tant le supplice de Ronciat que ce n’est Rémi plaidant pour sa fille (en requérant contre Ronciat), et Silvain peu à peu convaincu et attendri par le plaidoyer de Rémi — tout à fait comme dans le quatrième acte de Denise, sur quoi nous reviendrons. C’est de ce biais qu’il faut prendre le troisième acte de Claudie ; c’est ainsi que je l’ai toujours pris, tout spontanément du reste ; et je m’en suis toujours bien trouvé.

Du reste, à part quelques parties de ce troisième acte que, tout compte fait, on peut trouver insuffisamment rapides, Claudie est une des pièces qui marchent le mieux, d’un mouvement sinon vif, du moins net et franc et très directement vers le même point, dont on a bien la sensation qu’on se rapproche à chaque pas.

Quant aux personnages, savez-vous bien qu’ils sont admirables de vérité ? Le père Rémi est un paysan idéalisé, tout le monde a dit cela ; mais vraiment, il ne l’est pas du tout, ou à peine. C’est un paysan qui est éloquent lorsqu’il est en colère ; et cela se voit, et cela n’est même pas du tout rare.

Et remarquez que c’est un paysan qui a quatre-vingts ans en 1850 ou en 1845, et qui a été soldat. C’est donc un paysan qui a vu l’époque héroïque, qui a fait partie de l’épopée elle-même ; et qu’il soit grandiose et éloquent, cela n’a rien absolument que de parfaitement naturel.

Quant aux autres, à tous les autres, ils sont la partie parfaitement réelle et parfaitement réaliste, dans le vrai sens du mot, de cet ouvrage très observé et très étudié. Le vieux Fauveau amoureux du bien, mais accessible aux bons sentiments et aux grands sentiments pourvu qu’on les lui montre ; Claudie, capable d’une faute de jeunesse, mais très honnête en son fond, très fière, éternellement honteuse et timide et se croyant, plutôt, plus coupable qu’elle n’est ; croyez que la moitié des filles trompées, au village, sont ainsi. Les autres sont des effrontées, soit ; mais elles n’empêchent point que celles-là n’existent. Il suffit d’avoir vécu au village pour le savoir.

Quant à Silvain, il est la vérité même. Il a toute la passion vive et forte, entêtée, que l’on a au village, et il a aussi tous les préjugés de sa classe et de son habitat. Il craint le déshonneur, il craint les moqueries, il craint le qu’en dira-t-on. Il faut, pour qu’il cède à sa passion, toujours très forte du reste, que la voix autorisée de ses anciens et de ses maîtres l’ait rassuré, ait dissipé ses hésitations et ses scrupules. Je ne vois rien en lui qui ne soit parfaitement juste.

Et la coquette de village, un peu légère mais de cœur droit, et qui est guidée dans la vie et dans ses jugements par l’horreur de la tromperie ; un peu plus fantaisiste, à peine un peu plus, mais très vraie encore, ce me semble. Là-dessus Planche s’est, à mon avis, un peu trompé. Il prend la Grand’Rose pour le ressort principal de l’action, et dès lors il la juge mal, je veux dire, il trouve que l’auteur a eu grand tort de lui donner le caractère, les mœurs un peu douteuses qu’il lui a données. Il dit : « La Grand’Rose, qui, dans la pensée de l’auteur, signifie l’indulgence, n’est pas, pour moi, ce qu’elle devrait être. Pour obéir à l’esprit de l’Évangile, il fallait faire de la Grand’Rose une femme pure et sans reproche. Quand le Christ pardonne à Madeleine, ou à la femme adultère… La Grand’Rose, riche, belle encore malgré son âge [ils sont admirables en 1851 ! « Malgré son âge ! » Elle a « de vingt-cinq à trente ans », dit la didascalie, vingt-huit dans le texte], courtisée, tendre à la fleurette ; comment son indulgence ferme-t-elle la bouche aux médisants ! Elle est trop directement intéressée dans la question pour que son pardon ait une grande valeur. C’est pourquoi la Grand’Rose est, à mes yeux, le personnage le plus défectueux de la pièce… C’est à des femmes très pures, sévères pour elles-mêmes, indulgentes pour autrui, qu’il fallait demander le type de la Grand’Rose. »

L’erreur de Planche consiste, à mon avis, en ce qu’il commence par donner à la Grand’Rose, dans la pièce, une importance et un rôle qu’elle n’a pas. Elle est là, d’abord pour elle-même, parce qu’elle est un type assez curieux et même, au fond, fort bien observé. Ensuite, elle est là pour que Ronciat la courtise et soit ainsi une petite canaille, un « vibrion » de village, non seulement dans le passé, mais actuellement, sous nos yeux. Ensuite, elle est là pour que le père Fauveau songe à elle pour son fils, et puis ensuite rougisse un peu d’avoir été si coulant sur la question des mœurs quand il s’agissait d’une veuve riche, et si dur sur cette même affaire quand il s’est agi d’une fille pauvre, ce qui fait un petit drame dans le drame, et un petit drame, notez-le, qui a sa répercussion sur l’esprit du jeune Silvain.

Voilà pourquoi Rose est là ; mais elle n’y est point du tout comme personnification de l’indulgence et de la justice. Les justiciers et les justificateurs, c’est le père Rémi, et c’est la mère Fauveau, que l’on oublie trop. C’est le père Rémi, qui plaide éloquemment et qui est donné par l’auteur comme celui qui a raison, celui qui a la raison ; et, parce que le père Rémi, en tant que père de Claudie, est un peu trop encore intéressé dans la question, c’est aussi la mère Fauveau, femme et mère irréprochable, qui, en pardonnant à Claudie et en l’aimant, justifie Claudie, comme Planche veut qu’elle soit justifiée, par une femme absolument pure et au-dessus de tout soupçon. Je vous dis et que c’est très bien fait, avec prévision juste des objections possibles, et que tous les caractères sont précisément ce qu’ils doivent être.

Quant à Denis Ronciat, je n’ai ni à le défendre ni à le louer. Il a toujours été admiré par tous comme pris sur le vif avec un bonheur étonnant. Planche n’a pas manqué de faire remarquer que George Sand, si souvent accusée de berquinade et de florianerie, est ici purement et simplement réaliste, jusqu’à risquer [en 1851] de blesser quelques préjugés ou quelques susceptibilités pudibondes : « Denis Ronciat pourra sembler, à quelques esprits scrupuleux, empreint d’un cynisme grossier. Pour ma part, je comprends très bien que l’auteur n’ait pas hésité à lui donner cette physionomie repoussante. C’est, en effet, le paysan riche et sensuel, tel que nous le voyons dans nos campagnes… Denis Ronciat déplaira sans doute à ceux qui ont rêvé la vie rustique comme une idylle… Mais quant à ceux qui préfèrent la vérité au mensonge, je ne doute pas qu’ils ne reconnaissent dans Denis Ronciat le type complet du paysan perverti par l’oisiveté… »

Le seul défaut, je ne dirai pas grave, mais sensible, de Claudie, c’est le peu de souci qu’avait souvent George Sand des analyses psychologiques. Elle n’a pas assez compris, pour Claudie, que tout le fond du drame était l’état d’âme de Silvain et l’évolution de ses sentiments. Entraîné par le plaisir d’intéresser à Claudie et de faire plaider pour Claudie, elle a oublié qu’il n’en était pas moins que l’intérêt dramatique de l’affaire était la lutte, au cœur de Silvain, de sa passion contre ses préjugés, que là était le vrai drame, parce que, devant le cas de Silvain-Claudie, tout spectateur se demandera : « Et moi, si j’étais dans ce cas-là, qu’est-ce que je ferais ? Et d’abord qu’est-ce que j’éprouverais ? Et puis, qu’est-ce que je ferais ? »

Oui, là était le drame et non ailleurs.

Or, son Silvain lutte, évidemment, est combattu et déchiré, évidemment ; car il ne se peut pas qu’il ne le soit point ; mais il lutte peu, ou il lutte silencieusement, et la lutte de Silvain n’est pas mise vivement au premier plan. C’est le défaut, le seul, en somme, de cet aimable, touchant et élégant ouvrage.

Tenez ! C’est pour cela que Dumas fils a refait Claudie. Il a refait Claudie deux fois, comme vous savez. Il a refait Claudie dans les Idées de Madame Aubray et dans Denise.

Dans Denise surtout, Mme Aubray, ayant un caractère plus spécial, un caractère plutôt philosophique que psychologique ; mais, pour nous en tenir à Denise, qui est tout à fait Claudie, — tous les spectateurs qui étaient déjà un peu vieux en 1884 s’en sont très facilement aperçus, — Dumas fils, dans Denise, a très bien vu que le personnage principal devait être Silvain, c’est-à dire Bardannes, et que le fond du drame ce devait être la lutte, au cœur de Bardannes, de sa passion, aidée de sa pitié, contre tous ses préjugés et toutes ses répulsions en quelque sorte physiques ; et il a donné à Bardannes un rôle beaucoup plus considérable, beaucoup plus important que George Sand à Silvain. Ici il a corrigé son modèle (consciemment ou inconsciemment, bien entendu, et peu importe) d’une façon très heureuse.

Où il a été moins heureux c’est dans son père Rémi. Le père Rémi dans Denise, c’est Thouvenin. C’est Thouvenin, dans Denise, qui est l’homme qui a raison et l’homme qui a la raison. Mais dans Claudie l’homme qui a raison est le grand-père même de Claudie, et c’est un vieux héros, c’est un homme qui revient de Champaubert ou de Waterloo ; enfin, c’est un très grand personnage. Il a une très grande autorité ; tandis que Thouvenin, c’est un monsieur du voisinage ; c’est un personnage d’à côté et à côté ; c’est, tout compte fait, un quidam qui se mêle de ce qui ne le regarde pas beaucoup.

D’où suit que l’un et l’autre est l’homme qui a raison ; mais l’un est un raisonnable et l’autre un raisonneur.

D’où il résulte que si le troisième acte de Claudie est un peu froid, celui de Denise est un peu plus froid encore.

On pourra poursuivre cette comparaison, qui est très intéressante, mettre en parallèle Denis Ronciat et Fernand de Tauzette, la mère de Denise et la mère Fauveau, etc. Je ne veux pas faire cette dissertation : il suffit que je l’indique et que je marque les deux points principaux, celui où Dumas fils a été évidemment plus avisé dramatiste que George Sand ; celui où il est très certainement resté un peu au-dessous d’elle.

On me remet à l’instant le crayon d’un travail relatif à l’influence de George Sand sur le développement du génie de Musset. Soit, quoique j’estime que George Sand ait été plutôt l’occasion du développement du génie de Musset qu’elle n’en a été une des sources ; mais il y aurait un bon travail à faire, aussi, sur les relations de George Sand et de Dumas fils et sur l’influence, assez considérable à mon avis, de George Sand sur l’évolution de la pensée de celui-ci.

Comme je l’ai dit, la représentation de Claudie au Théâtre-Français, hier vendredi Ier juillet 1904, a été un triomphe. Comme il était à prévoir, le premier acte a fait le plus grand effet, et il y a eu, au troisième, un peu de froideur ; mais en somme le public a été profondément ému.

C’est extraordinairement bien interprété. M. Paul Mounet, qui a joué le rôle autrefois, mais que je n’y avais pas vu, a été d’une grandeur simple où je ne m’attendais pas et qui m’a ravi. Il a dit certains mots comme le fameux : « Est-ce qu’il est digne de nous, votre garçon ? » avec une sorte de familiarité tragique que je serais bien en peine d’analyser et de définir, mais qu’on sentait qui était le naturel même, la nature même. — Je ne saurais dire à quel point Mlle Leconte a été exquise de grâce chaste, de fierté pudique, de douleur concentrée et ombrageuse. C’était l’oiseau blessé qui craint qu’on ne le touche. — C’est amusant : les acteurs, dont je n’ai pas l’habitude de dire beaucoup de bien, se sont donné rendez-vous hier pour me donner des démentis. C’est une violence qui m’est agréable.

Ça va continuer, du reste ; car de M. Dessonnes je dois dire qu’il a été très acceptable, un peu plus triste qu’il ne fallait et d’un jeu qui n’est pas assez fondu, qui procède par éclats et par saccades, mais, somme toute, très satisfaisant.

Et Mme Delvair a montré de très belles qualités de naturel, de vivacité franche et brusque dans le joli rôle de la Grand’Rose. C’était, prise sur le vif, « la jolie femme qui a le cœur sur la main ». Je vais faire grande attention à Mme Delvair. Je lui savais du talent, mais j’étais loin de lui en croire tant que cela. Ce rôle la marque.

M. Berr, un peu trop comique et ayant un peu l’air de se moquer de lui-même, a donné néanmoins, dans le personnage de Ronciat, un composé de sémillant, de fat et de niais tout à fait intéressant.

Et enfin, dans des rôles moins importants, M. Laugier et Mme Kolb ont donné, surtout cette dernière, la note très juste.

La Cérémonie (couronnement de la statue de George Sand, etc.) a été un peu pénible. Une fort jolie ballade de Pierre Dupont, La légende de Claudie, vraiment fort jolie, a été chantée à ravir par Mme Amel. Mais les trois morceaux qui ont suivi, quoique signés, hélas ! de très grands noms… Enfin, il était temps que cela finît. — On va jouer Claudie « à tout aller ». Je souhaiterais que la ballade de Pierre Dupont fût chantée tous les soirs ; elle le mérite ; et puis, elle finirait par s’intercaler en quelque sorte dans Claudie elle-même, et elle serait très loin de la déparer, et elle passerait ainsi à la postérité. Je le souhaiterais.

Victorien Sardou
La Piste, comédie en trois actes. §

La Piste, comédie en trois actes, de M. Victorien Sardou, a remporté aux Variétés un très vif succès et parfaitement mérité ; car deux actes sur trois sont excellents et du meilleur comique que je sache.

Ce n’est qu’un vaudeville, mais un vaudeville d’une gaieté en quelque sorte aiguë et qui vous perce de part en part. Et cela est conduit, j’entends jusqu’à la fin du II, avec une maîtrise extraordinaire, une rapidité dans la clarté qui nous ramène aux meilleures époques de notre théâtre. On sent là une main adroite et forte qui n’a rien perdu et qui, pour ainsi parler, ne peut rien perdre ni de son adresse ni de sa force.

Voici en bref l’histoire de Casimir.

Casimir Révillon a épousé, il y a juste un an, une divorcée, Florence, anciennement Mme Jobelin. Il est très jaloux, de sa complexion. Il se croit, en quoi il ne se trompe point, très aimé de sa femme, mais, de complexion naturelle, il est jaloux. On est jaloux comme on est gourmand ; c’est une idée innée. Or, en rangeant et dérangeant dans le secrétaire de sa femme, il trouve, à demi lacéré, un « petit bleu » ainsi rédigé : « … et je suis très embêté de ce contretemps. C’est la faute de ce clair de lune. Il est très vrai que nous aurions pu être surpris par ton seigneur et maître. Enfin je te reverrai fin juillet à la mer. Grêle de baisers. » Pas de signature. Timbre de la poste illisible, comme toujours.

L’imagination de Casimir est mise en branle. Il lit le vieux télégramme à sa femme. Sa femme affecte d’en rire. « Quiproquo. Ce secrétaire a été acheté à l’Hôtel des Ventes. C’était le secrétaire d’une demi-mondaine. Ce chiffon y était resté. »

Casimir est à demi convaincu.

Une cousine de Florence, charmante « gaffeuse », survient juste à point pour dire : « Quel désordre ! En quel état vous avez mis le secrétaire de grand’maman ! »

— Grand’maman ! Ce secrétaire n’est donc pas un meuble acheté à l’Hôtel des Ventes et ayant appartenu à une cocotte ? Pourquoi ce mensonge de Florence ? Parce qu’elle est coupable. Florence, tu es coupable !

— Oui ! dit Florence, allons, oui ; mais pas envers toi. Ce billet est d’un petit amant à moi que j’ai eu pendant quinze jours, il y a six ans, du temps de mon premier mari, du temps de M. Jobelin.

— Allons donc ! Jolie invention féminine ! Si c’était vrai tu n’aurais pas inventé tout à l’heure l’histoire du secrétaire de la cocotte. Tu m’aurais dit tout de suite ce que tu me dis maintenant. Pourquoi as-tu inventé l’histoire du secrétaire de la cocotte ?

— Parce que, quand une femme est interrogée, son premier mouvement est toujours de mentir.

— C’est incontestable ; mais cela ne suffit pas à me persuader. Tous les termes de ce billet s’ajustent aux événements de notre vie. Il faisait clair de lune à la mi-juillet ; nous avons été à la mer fin juillet. Ce monstrueux événement s’est passé il y a trois mois. Tu es une misérable. Je te quitte. »

Florence réfléchit : « Je n’ai pas de preuve à lui fournir ; mais j’ai peut-être un quasi-témoin : Jobelin lui-même. Oui, mais Jobelin n’a jamais su que je l’ai trompé. C’est lui qui me trompait trois fois par semaine, plus le casuel ; c’est contre lui qu’a été prononcé le divorce… Oui, mais on pourrait lui persuader de parler comme s’il avait su. Allons voir Jobelin ! »

Elle va voir Jobelin, accompagnée, pour se donner une contenance, de sa cousine, la gaffeuse. Jobelin l’accueille très bien ; c’est un homme qui a de l’éducation et qui, du reste, a toujours eu de l’affection pour Florence. Il y a des hommes qui sont tellement amoureux de toutes les femmes qu’ils le sont même de la leur. Il reçoit donc Florence très gentiment. Florence lui expose sa petite affaire.

Jobelin, l’amour-propre aidant, comprend immédiatement que Florence a trompé Casimir, mais le prie, lui, Jobelin, de dire que c’est lui, Jobelin, qui fut trompé. Aussi il rayonne. Le successeur trompé, c’est toujours exquis à considérer, et que soi-même on entre en petite complicité avec la femme de son successeur pour berner celui-ci, c’est d’un ragoût délicieux ; c’est presque le sganarelliser soi-même. Jobelin a des jouissances pures. Il promet tout ce qu’on voudra.

« Mais, dit la cousine de Florence, on dirait qu’il croit que c’est Casimir que tu as trompé ?

— Mais, parbleu ! C’est bien pour cela qu’il marche ! »

Arrivent successivement deux amis de Casimir, qui ont l’air de venir pour un duel, et Casimir lui-même. Aux deux amis Jobelin déclare qu’on ne peut pas avoir été plus jauni par sa femme qu’il ne l’a été par Florence. « Nous vous remercions, Monsieur, disent les amis.

— Il n’y a pas de quoi. » répond Jobelin avec obligeance.

À Casimir lui-même, qui n’a pas pu se tenir tranquille et rester dans son auto à attendre ses amis, Jobelin parle identiquement ; mais Casimir est plus difficile à convaincre : « Pourquoi n’avez-vous pas produit ce fait si grave au procès en divorce ?

— Parce qu’alors je n’en savais rien.

— Depuis quand le savez-vous ?

— Tout récemment.

— Par qui ?

— Par une domestique renvoyée qui a voulu se venger.

— Classique ! Où est cette domestique ?

— Elle est morte.

— Prévu ! Et l’amant, son nom ?

— Durand.

— Ce n’est pas un nom. Où est-il ?

— Il est mort.

— Naturellement ! Monsieur, vous vous fichez de moi. »

Altercation. Au bruit ces dames accourent. Elles s’étaient retirées dans un salon voisin pour suivre les événements ; mais elles entrent par la porte de l’antichambre, comme si elles venaient du dehors.

« — Allons, dit Florence, ne vous battez pas, je vais tout vous dire.

— Cette femme, dit Casimir, passe sa vie à dire qu’elle va tout dire.

— Cette fois je dirai bien tout. J’ai trompé l’honorable M. Jobelin, ici présent, pendant qu’il était en déplacement à Gamvik avec une danseuse. Juillet 1900. Je l’ai trompé avec son propre neveu, Oscar, à Garches, où nous avions loué un petit appartement à l’hôtel des Deux-Cocottes. Voilà. »

— Très bien trouvé, dit Jobelin, à part ; on stylera Oscar et tout ira bien.

« — Avec Oscar, s’écrie Casimir, avec Oscar ! Oscar !!! »

Il a crié du haut de sa tête et Oscar, qui était dans la maison, accourt.

« Dis comme nous », lui jette dans l’oreille Jobelin.

Oscar dit comme eux avec un profond étonnement et l’air le plus ahuri du monde. Ce qu’il y a d’excellent ici, c’est que nous ne savons pas et ne pouvons pas savoir si l’histoire Florence-Oscar est vraie ou fausse ; car qu’elle soit vraie ou fausse, l’ahurissement d’Oscar sera le même. Si elle est fausse, ce qu’il se dit intérieurement, c’est : « Qu’ont-ils donc tous à me faire dire que j’ai été l’amant de cette femme ? » ; et si elle est vraie, ce qu’il se dit intérieurement, c’est : « Quel intérêt a cette femme à me faire dire que j’ai été son amant et quel intérêt a mon oncle à me faire proclamer que je l’ai jauni ? » Donc nous sommes dans l’incertitude sur le fond des choses, et cette incertitude est infiniment piquante. La règle, très juste et très sûre, est que le spectateur doit savoir le fond des choses que le personnage en scène ne sait point. Mais comme toutes les règles littéraires, celle-ci comporte exception. L’exception dont il s’agit est extrêmement agréable.

En présence des déclarations d’Oscar, Casimir enfin se calme.

On respire. On va s’en aller.

Rebondissement très amusant et très adroitement et très simplement amené : « Où est mon sac ? demande Florence.

— Tu as dû le laisser dans le billard, dit la cousine, éternelle gaffeuse.

— Dans le billard ! rugit Casimir. Alors vous étiez là tout à l’heure ; et toutes les scènes par lesquelles vous me faites passer depuis une heure étaient concertées. Misérables ! »

Plus de bornes à sa colère. Il bat l’air de ses bras. Il veut gifler tout le monde. Il fond, le bras levé, sur Jobelin. Florence le retient et, exaspérée elle-même : « Enfin c’est fou ! Tu ne vas pas te battre avec ce monsieur parce que je l’ai trompé ! Il est enragé, cet animal-là !… Que faire ?… J’ai une idée…

— Elle va enfin tout dire.

— Non ! Je ne vais rien dire du tout. Mais j’ai une idée. Allons tous à Garches !

— Allons tous à Garches ! dit tout le monde.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écrie Florence sur un ton de mélodrame, qu’on a de peine à prouver qu’on est coupable ! »

Il m’est absolument impossible de vous dire à quel point cet acte est divertissant, ni de vous dire aussi quel succès il a eu. C’étaient des acclamations et des trépignements sans fin. Tous goûtions des joies d’enfants. J’ai rarement passé une aussi bonne demi-heure au théâtre.

Il n’y a rien à dire du troisième acte, si ce n’est qu’il serait insupportable s’il n’était très court. Ce troisième acte, dans les idées, je crois, de tout spectateur, devait être fait du revirement de Jobelin. Quand Jobelin apprendra que c’est bien réellement lui qui a été jauni, comment prendra-t-il la chose ? Comment s’efforcera-t-il d’inquiéter Casimir au lieu de le rassurer ? Comment s’acharnera-t-il à lui persuader que c’est lui Casimir qui a été passé à l’ocre et non pas M. Jobelin, etc. ? Là, pour le spectateur, était le troisième acte.

Et en effet, cela se trouve dans l’acte III, mais à peine indiqué. C’est l’affaire de trois répliques, et Jobelin se sauve. Nous le voyons s’en aller avec une déception profonde. Quand il enfourche sa bicyclette, nous nous disons : ! C’est la pièce qui lève le camp. »

Mais alors, de quoi est fait le III ? Ma foi, je n’en sais plus rien. Je me rappelle seulement que le dénouement est donné par la femme d’Oscar qui a su tout ; car, en se mariant avec Oscar, elle a trouvé et brûlé toute une correspondance amoureuse où il était beaucoup question de la cité de Garches. Péché de jeunesse d’Oscar. Décidément, c’est bien Oscar, et dans des temps très anciens. Casimir pardonne à Oscar d’avoir trompé Jobelin.

Cette pièce, charmante tout compte fait, a été jouée à ravir par Mme Réjane, très en verve ; M. Brasseur, impayable en Casimir ; M. Prince, qui est un Oscar délicieusement ingénu ; M. André Dubos, très avisé et élégant dans le personnage de Jobelin ; M. Cooper, agréable dans un personnage épisodique très inutile ; Mme Marguerite Caron, très aimable en belle gaffeuse ; et Mme  Avril, disant très juste dans un rôle de petite gale.

Catulle Mendès.
Glatigny, drame en cinq actes, en vers. §

Ce n’était pas une mauvaise idée à M. Catulle Mendès de faire un drame, ou, si l’on veut, une fantaisie dramatique, avec le souvenir d’Albert Glatigny.

Glatigny, que M. Mendès a connu personnellement et que moi je n’ai pas connu, si ce n’est indirectement et par ouï dire, fut quelque chose comme le Verlaine du second Empire, avec un peu moins de talent peut-être, non pas beaucoup moins. Il est de cette lignée des Gringore, des Villon, des Assouci, des Scarron, de cette race des irréguliers et des hors-la-loi, pour lesquels, avez-vous remarqué ? les bourgeois ont toujours une certaine faiblesse, ou tout au moins une telle curiosité, — comme on en a toujours pour ce qui ne vous ressemble point — qu’elle n’est pas loin de ressembler au moins à de l’intérêt.

Glatigny avait la « bohème » dans le sang et dans le cœur. Son étonnante facilité à écrire n’importe quoi lui aurait certainement permis, même au temps où il vécut, qui était peu favorable aux lettres, de gagner sa vie dans quelque journal ou de Paris ou de la province. Je n’en fais nul doute. Au lieu de cela, il se fit comédien, sans avoir le moindre talent d’artiste dramatique et sachant très bien qu’il n’en avait aucun. D’où il faut conclure, je crois, qu’il n’aimait ce métier que parce qu’il comportait les éternels voyages, la vie errante, l’existence vagabonde et inquiète. Il me semble bien qu’il aimait l’inquiétude. C’était ce que les médecins appellent un itinérant ou un métatopomane. Il est des gens pour qui le changement de lieu est un besoin physique absolument irrésistible, comme à certains orateurs ou écrivains le changement de lieux communs.

Tel était, je crois, le pauvre Glatigny, d’ailleurs phtisique, maladie qui s’accompagne presque toujours du désir d’agitation continuelle. Il vécut perpétuellement dans la misère, qu’il supportait toujours courageusement et presque toujours avec gaieté. Le cœur était sain et fort. Aucune amertume ne se mêla jamais même à ses tristesses. Il ne faut pas dire de lui, commue la plupart de ses congénères, que c’était un grand enfant. C’était un homme, avec une bizarrerie foncière de caractère ou plutôt d’humeur. C’était un qui contenait en lui ce que le docteur Grasset appelle un demi-fou ; mais c’était un homme droit, vaillant et loyal. Voilà ce que j’ai su de lui, quand il vivait, d’après les rapports, que j’ai lieu de croire exacts, qu’on m’en a faits.

Il avait un talent très distingué, surtout très personnel. Ses trois recueils — réunis après sa mort en un gros volume — les Flèches d’or, Gilles et Pasquins, les Vignes folles, abondent en jolies trouvailles qui tiennent le milieu, et un milieu fort agréable, entre le romantisme proprement dit et le genre funambulesque. Sa satire est mordante, fine, acidulée, sans être amère ; sa sensibilité est sobre et profonde. Je me plais à donner un exemple de chacun de ces genres très différents, où Glatigny n’était pas si loin d’être un maître. Et ce sont, à la vérité, les morceaux les plus connus de Glatigny, mais les morceaux les plus connus d’Albert Glatigny doivent être comme de l’inédit pour les générations nouvelles. Je parie bien que dix-neuf sur vingt d’entre vous ne connaissent pas Maigre vertu :

Elle a dix-huit ans et pas de poitrine…

Glatigny avait un faible pour le vers de dix syllabes coupé au milieu, et il a été un de ceux qui l’ont comme implanté dans la versification française…

Elle a dix-huit ans et pas de poitrine ;
Sa robe est très haute et monte au menton ;
Rien n’en a gonflé la chaste lustrine ;
Elle est raide ainsi qu’on rêve un bâton.

Son épaule sèche a des courbes folles
Qui feraient l’orgueil des angles brisés ;
Ses dents en fureur dans leurs alvéoles
Semblent dire : « arrière ! » au chœur des baisers.

Heureux qui fera tomber la ceinture
De cet angélique enfant, ô trésor,
Qui fait des sirops, de la confiture
Telle que jamais on n’en fit encore.

Et ça doit pourtant se changer en femme,
J’ignore au moyen de quel talisman.
Et l’on chantera son épithalame ;
Un bébé rosé lui dira : « Maman ! »

Qui donc remplira ce devoir austère !
Ne cherchez pas loin. Dieu, dans sa bonté,
A créé pour elle un jeune notaire,
Homme sérieux, de blanc cravaté.

Et tous deux auront d’autres jeunes filles
Au regard sans flamme, aux coudes pointus,
Pour qu’on voie encore au sein des familles
Fleurir le rosier des maigres vertus.

Et j’ai dit qu’il était capable d’une sensibilité profonde, exprimée sobrement, et qui était, grâce à cela, d’un effet extrêmement puissant sur les âmes. Je ne sais si je me trompe : mais peu de rêveries mélancoliques m’ont ému plus que celle-ci. Le choc en retour, si je puis donner à ce mot un sens nouveau, du dernier tercet, me paraît une chose admirable :

Pas de neige encor. Pourtant c’est l’hiver,
La colline au loin se découpe nue
Sur un ciel brouillé, couleur gris de fer,
Où tristement rampe une maigre nue.

Les pas sur le sol rendent un son clair
Qui fait tressaillir la morne avenue ;
Une feuille tombe et traverse l’air,
Comme un papillon de forme inconnue.

L’église, là-haut, montre son clocher
Où tourne en grinçant un vieux coq de fonte
Qu’un vent un peu fort pourrait décrocher.

— C’est par le sentier rocailleux qui monte
Au pauvre clocher branlant, qu’autrefois
Nous allions cueillir les fraises des bois.

Ces deux pièces, et il y en a d’autres qui valent celles-ci, ont leurs places marquées dans toutes les anthologies.

Si Glatigny a son rang dans le groupes des poètes irréguliers dont je nommais plus haut quelques-uns, il a le sien aussi dans ce chœur sacré (qu’on me pardonne le mot, un peu fort, mais « touchant » me paraîtrait faible), des poètes morts jeunes, quos mors funere mersit acerbo, ou si vous voulez, dans un autre sens que celui où Horace emploie ces mots : quos Libitina sacravit ; j’entends les Brébeuf (celui-ci était sur le point et plus que sur le point d’être le Lamartine du dix-septième siècle), les Gilbert, les Millevoye, les Malfilâtre, les André Chénier. Ceux-ci sont grands à nos yeux de tout ce qu’ils ont donné et de tout ce qu’ils promettaient. On ne peut s’empêcher, s’ils ont été distingués de les voir supérieurs et, s’ils se sont montrés supérieurs, de les voir immenses. On ne peut se tenir de dire d’eux :

Les fruits auraient passé les promesses des fleurs.
Ou, comme a dit un de leurs fervents admirateurs :
Ils sont l’éclair furtif et qu’à peine on voit luire
Des astres qui ne font que traverser les cieux :
Ils passent, laissant voir dans un même sourire
Douceur de bienvenue et tendresse d’adieux.

Pour toutes ces raisons, il est tout naturel qu’un poète comme M. Catulle Mendès eût l’idée de faire un poème sur Albert Glatigny et un poème dramatique.

Un poème dramatique ? Y avait-il |bien un poème dramatique dans ce sujet ? On en peut douter. Mais je vais vous dire le fond des choses et trahir le secret. Les plus grands poètes français, sachant très bien que les poèmes proprement dits ne se lisent plus, quelque beaux qu’ils soient, et sachant très bien, d’autre part, que tout ce qui est sous forme dramatique, pourvu qu’il soit assez bon, d’abord est écouté avec faveur au théâtre et ensuite se lit beaucoup, pour cette seule raison qu’il a été représenté ; les poètes français, sachant cela, composent avec cette manie ; et, ce qu’ils eussent mis jadis en poème proprement dit, ils prennent simplement le soin, qui leur coûte peu et qui les amuse, de le mettre en poème dramatique. Et voilà pourquoi, habilement, instinctivement peut-être, M. Catulle Mendès a fait d’« Albert Glatigny » un poème dramatique, du reste, quoique un peu lent, très adroitement composé et coupé avec beaucoup d’art.

Cinq actes, le dernier en deux tableaux.

Au premier acte, Glatigny, tout jeune, dans sa petite ville de Normandie, lit des poètes, surtout Hugo et Banville, prend les vers à la pipée et court après les jolies filles. Il est, d’autre part, comment dirai-je ? l’amant-fils-adoptif de la « bonne dame de la poste », plus âgée que lui, douce, placide, casanière et très profondément dévouée. C’est elle, dans la pièce, qui représentera le foyer, la vie calme, sédentaire et sédative. Elle sera le pigeon gardant le pigeonnier et indiquant au pigeon aventureux « les travaux, les dangers, les soins du voyage » et lui disant : « Vous voulez quitter votre frère ? »

Dans un couplet charmant, elle décrit admirablement son humeur et son état d’âme. « Ah ! vivre ici ! » s’écrie, non pas très galamment, Albert Glatigny. Elle répond, non pas très amoureusement, elle aussi :

… Même sans toi, je m’y plairais.
Tu ne sais pas, petit, les douceurs infinies
Des recommencements et des monotonies
Où chaque jour après le jour semble un miroir
Qui retient notre image à son cher reposoir.
Et nous la rend pareille en un cadre impassible.
J’ai vu rêver ; j’ai vu souffrir. Être paisible !
Ma besogne toujours la même, le facteur,
Qui va, revient, le jeu des enfants, la lenteur
Des vieilles, les propos sur le seuil, la promesse
De se prendre demain, pour aller à la messe.
Le calme d’être aidée et de n’avoir pas nui,
Me font une habitude aimable de l’ennui
Avec son rythme sans surprise et sans secousse.

Cependant Albert Glatigny voit passer par la petite ville une troupe de comédiens dépenaillés et miséreux qui l’intéresse par elle-même et surtout à cause de « l’amoureuse », la petite Lisane, qui est fort jolie. Il paye leurs frais d’hôtellerie, de l’argent, hélas, que lui prête la trop bonne et trop imprudente Emma, la dame de la poste ; et, n’y tenant plus, il les suit vers l’inconnu. Le pigeon hasardeux a quitté le pigeonnier. « Et vive la Sainte-Bohème ! » Le pigeon sédentaire le suit longtemps du regard en disant : « Pauvre petit ! »

Au second acte, nous sommes, ce qui d’abord nous surprend un peu, chez M. Émile de Girardin. Portrait très amusant du grand Émile, du Napoléon de la presse. Filiation, tout idéale du reste et au hasard des ressemblances : Émile de Girardin ressemblait à Napoléon Ier, de visage, et Terrail-Mermeix, un instant célèbre vers 1880, ressemblait et prodigieusement, j’ai pu comparer, à Émile de Girardin. Ces sortes de rappels sont curieux.

Émile de Girardin est donc là, très affairé comme toujours et très calme dans l’agitation, comme il affectait toujours d’être, et il s’attend à être nommé ministre le soir même. Sont là aussi, parmi beaucoup d’autres, tous trépidants, l’Egérie de Girardin, à savoir une certaine princesse d’Elfe, et Albert Glatigny, qui est entré par je ne sais quelle fente de porte, ce que sa maigreur lui permet.

La princesse et Albert causent un bon moment et la grande dame blasée trouve ce Gringore si original qu’elle lui prend une interview en vers, qu’elle lui offre un carnet serti de diamants qu’il refuse ; qu’elle lui donne une rose détachée de ses cheveux : s’engageant — remarquez ceci ; ça servira plus tard — à échanger, quand Glatigny voudra, le carnet contre la rose ; et qu’enfin elle fait, pour un moment, de Glatigny, le secrétaire de Girardin. Girardin dicte à Glatigny un béquet à introduire dans un article pressé. Quand l’article revient, ayant paru tout cru en tête de la Liberté, stupeur et éclat de rire de tout Paris : il est en vers ! Sous la dictée de Girardin, Glatigny l’avait écrit en alexandrins magnifiques. Girardin est furieux : « Il est fou cet animal-là ! » — « J’ai cru bien faire, dit Glatigny ; j’ai trouvé que c’était plus beau comme ça ; et puis, moi, vous savez, je ne puis écrire qu’en vers. »

En attendant, Girardin passe aux Tuileries pour un mystificateur genre Romieux et ne sera jamais ministre.

Cet acte, un peu trop invraisemblable, parce que Girardin n’était guère homme à ne pas au moins jeter les yeux sur un article-ministre dicté à un inconnu, est extrêmement drôle, gai, amusant, spirituel et frétillant. Il est enlevé d’un mouvement impétueux et allègre qui est excellemment théâtral.

Le troisième acte est plus sinistre. Nous sommes à la brasserie qui sert de quartier général à la bohème artistique et littéraire du temps. Il y a là Courbet, avec ses éternelles théories sur l’art, un peu confuses ce jour-ci, parce qu’il a oublié « d’amener son Castagnary » ; il y a là Morvieux — nom sous lequel l’auteur cache quelqu’un que je crois reconnaître, mais que je ne nommerai point de peur de me tromper — Morvieux, l’omnicontempteur et l’envieux universel, ennemi juré de quiconque a du génie, du talent ou seulement de la facilité ; Pelloquet, le penseur, qui n’a jamais écrit une ligne ni dit un mot et qui s’est acquis ainsi une immense réputation de philosophe ; et l’inventeur, et le critique et le parasite de grand homme, autrement dit le pariétaire ; et le simple idiot mangeur de haschich, etc., etc.

Le tableau est très vigoureux, un peu noir et sombre, tenant plus de la satire que de la comédie et laissant une impression pénible, d’un talent du reste extraordinaire et d’une vérité, vous pouvez en croire un homme qui malheureusement est « du temps », terriblement exacte et minutieuse.

Vous me demanderez ce que devient le drame pendant ce temps-là et « où est le fil ». Le fil, on l’a bien à peu près perdu au second acte, où vraiment Lisane apparaît un peu trop peu (quoique encore, avec raison, l’auteur ait voulu qu’elle parût), mais le fil n’est pas du tout perdu au troisième acte ; car Glatigny est là, se mêlant aux propos et discussions et prêt à se battre en duel pour Banville (ce qui est historique), et, si Glatigny est là, c’est que Lisane vient là parfois et que c’est là qu’il la cherche.

Lisane qui s’est partagée, avec son inconscience ordinaire, entre l’affreux Tassin, bandit de lettres et voleur à l’occasion, et le pauvre naïf Glatigny, est maintenant chanteuse excentrique et danseuse acrobatique dans un café-concert monté par son ancien directeur sur le revers oriental de « la Butte », et elle est vaguement fidèle à Glatigny, en attendant que Tassin sorte d’une pension de l’État où le gouvernement le retient sur avis de la quatorzième ou quinzième chambre. La présence de Glatigny en ce lieu funèbre qu’on nomme la Brasserie antiacadémique est donc justifiée. Voilà qui est bien.

Au quatrième acte nous retrouvons Glatigny au café-concert où il a suivi Lisane, et ici le drame s’accuse et « le fil » devient plus solide. Glatigny joue, dans ce théâtre très « à côté », le rôle d’improvisateur et de joueur de bouts-rimés. Lisane, qui apprend que Tassin vient de sortir de son lieu de retraite, demande à Glatigny, qui n’a jamais un maravédis, quatre mille francs, « au moins trois mille », pour s’établir en femme rangée et qui a un appartement à elle. Glatigny comprend, au moins à moitié, et devient furieusement sombre. Mais la passion sensuelle qu’il aura toujours pour Lisane l’emporte en lui et va jusqu’à détruire ce qu’il a en lui de meilleur, sa délicatesse, j’entends sa délicatesse de poète. « Trois mille francs !… » Pour la première fois depuis des années, depuis cinq ou six ans, ce me semble, il songe au fameux carnet de diamanté de la princesse qu’il ne tient qu’à lui de tenir, si je me permets de parler ainsi. Justement, comme dans toutes les comédies bien faites, la princesse est là, dans la salle, comme à portée de la main. Avec un grand déchirement de cœur et une grande humiliation, il lui envoie la rose d’autrefois. La princesse comprend et, triste, mais très loyale, elle lui fait passer immédiatement le carnet aux mille feux. Il glisse immédiatement des mains de Glatigny à celle de Lisane qui bondit de joie.

Mais quand Glatigny, son tour venu de « travailler », improvise ses pauvres vers à rimes riches sur l’estrade, il voit Lisane dans la coulisse embrasser l’immonde Tassin et se sauver avec lui. « C’était bien cela ! » Il en était à peu près sûr. Il tombe foudroyé de honte, de colère et de désespoir.

Cinquième acte : retour au colombier du pigeon aventureux, traînant l’aile et tirant le pied. Rien, rien exactement n’est changé dans le village. La dame de la poste a vieilli sans changer de figure, les enfants ont grandi ; mais d’autres les ont remplacés qui semblent les mêmes. Le même facteur porte les lettres, en disant, comme depuis huit ans en çà, qu’il n’en peut plus et qu’il n’ira pas loin.

La bonne dame de la poste a recueilli Glatigny et le soigne de tout son cœur. Elle se dit mariée avec lui, pour les convenances ; mais du reste ne sait plus du tout au juste s’il est son frère ou son fils. Il est très doux, très bon et presque très obéissant. Il a toujours sa mauvaise toux, plus profonde que quand il était enfant ; mais, du reste, il est plus enfant qu’il ne fut jamais. On le couche de bonne heure, avec quelque chose de chaud ; mais il se relève la nuit, souvent, et marche des heures dans sa chambre, et cela met la bonne dame de la poste au désespoir.

Une nuit (second tableau du cinquième acte), une froide nuit de cet affreux novembre qui précède les convois et qui a l’air d’un ordonnateur des pompes funèbres, le pauvre diable, un peu délirant, se lève, déclame des vers, est envahi par la nostalgie de la « Sainte-Bohème », ouvre la fenêtre, l’enjambe et s’en va encore une fois vers l’inconnu,

Vers l’azur, vers le mystère,
Vers les éblouissements.

Il ne va pas loin, le pauvret. Il est saisi par le froid au sommet de cette colline que huit ans auparavant il a gravi si allègrement, et tout enivré de beaux rêves. La neige lui fait un linceul blanc comme son cœur d’enfant inoffensif. On le rapporte jusque sous les fenêtres de la pauvre Emma, qui le reconnaît tout de suite et qui tombe sur son corps en disant encore une fois : « Pauvre petit. » C’est le leitmotiv de cette symphonie funèbre.

La pièce est très variée de ton ; elle est composée largement, dans la grande manière classique ; un peu lente, comme j’ai dit, sans jamais être confuse ni surchargée, et elle est touchante. A la fois la peinture de la bohème plaira, puisqu’elle plaît toujours ; et l’horreur de cette même bohème mangeuse d’hommes et surtout tueuse d’enfants, ne sera que pour agréer, et très légitimement, c’est mon avis, à un public bourgeois. Je crois, pour ce qui est du succès, dont sans doute se préoccupe très peu l’auteur, mais dont il m’est permis de m’occuper, que la pièce s’annonce comme ayant plus de raisons de grande fortune que Scarron.

Elle est écrite en vers tantôt élégants, tantôt passionnés, tantôt véhéments et durs, selon les thèmes ; car il y a dans cet ouvrage plusieurs thèmes qui, soit se succèdent, soit s’entrelacent d’une manière très heureuse. J’ai déjà cité, chemin faisant, le délicieux développement sur le charme de l’ennui. Un développement sur la passion indéracinables, sur « l’envoûtement », comme on dit aujourd’hui, est aussi de toute beauté et, peut-être en l’abrégeant, s’il le faut, je tiens à le citer :

Depuis trois jours je n’ai ni mangé ni dormi.
C’est fou, c’est bête : eh bien ! mon désespoir s’attise
De plus d’extravagance et de plus de sottise.
J’ai honte. L’âpre mal qui m’a dompté, maté,
Est fait bien moins d’amour que d’imbécillité.
J’ai ri d’abord. Eros change son arc d’épaule.
On se joint, c est charmant ; on se quitte, c’est drôle.

Et je riais. Mais quand je la compris partie
Pour de bon, hagard, flou, toute force abrutie.
Je me suis assis sur un banc et j’ai pleuré.
L’égratignure est un cancer invétéré.
Je sens que désormais l’encens ne me dévide
Que du gris dans du terne et du nul dans du vide,
Et qu’en perdant, d’un jeu sans tristesse attendu,
Celle qui n’était rien, ma vie a tout perdu.
Pourquoi ! Pour une odeur d’instincts qu’on ne retrouve
Qu’à la même colombe ou qu’à la même louve ;
Parce qu’ensemble on a, cabots du grand chemin,
Fait la nique aux hiers, et risette à demain ;
Ou, les soirs de Paris vu des châtaignes frire,
A jeun, avec des dents de fringale et de rire,
Près du logis hargneux que ferme un geste prompt !
Non ! tout accord des sens et des hasards se rompt.
Mais si l’on fit, Adam fou de la première Ève,
D’une femme et de son propre rêve un seul rêve ;
Si dans elle se prit à l’idéal charnel,
Tout ce que l’on avait de jeune et d’éternel,
Fût-elle désormais stupide, laide, infâme,
On ne s’en peut pas plus passer que de son âme !

Et si vous trouvez que le morceau, du reste superbe, n’est pas assez nouveau en son fond, que dites-vous de celui-ci et du marteau qui a battu les vers suivants et de la forge où ils ont été battus ? Il m’a semblé lire du d’Aubigné moins la rouille du temps, qui, du reste, comme vous savez, est pour l’amateur une beauté déplus ; mais précisément, ces vers-ci me paraissent dignes d’acquérir cette rouille-là. Glatigny vient de lever une chaise sur Morvieux qui a injurié Banville, et il lui a crié : « Imbécile insulteur des âmes… » Morvieux répond :

Imbécile, c’est vrai. Mais pis encor : méchant !
Je suis méchant. Gamin ! Si j’avais du génie,
Me serais-je réduit à cette ignominie
De nier l’horizon que Hugo dévoila ?

Non, mesquin, bête, abject ! Mais le guignon qui crosse,
Exaspéra mon impuissance en force atroce.
Jean Morvieux ! J’ai choisi ce nom-là », comme un nain
Se veut géant. — Mon vrai nom : Eudoxe Bénin. — 
Et d’âpres rages font contre l’art, la patrie,
Le bien, en sanglier hurler ma porcherie.
Me voici devenu, contre tout ciel serein,
L’anathème du malchanceux, du pas en train,
Des ratés, des blagueurs, des déchus, des athées,
Aboyant aux grandeurs qu’ils n’ont pas méritées !
Car d’être des vaincus sublimes, nous aurions
La paix des grands acteurs devant des histrions.
Mais c’est avec raison que le destin m’accable,
M’écrase ; ma rancune en est plus implacable ;
Ce n’est pas une gêne inique qui me tord,
Et je suis d’autant plus féroce que j’ai tort.
Ce doux Murger, peu d’art, peu d’orgueil, peu de lucre,
Peu de tout, mérita le marbre par le sucre ;
Sa Bohème emmiellait ce qu’elle eut d’ennemi
Du rire de Musette ou des pleurs de Mimi ;
Les bourgeois l’ont choyé de peu troubler leur aise.
C’était quatre-vingt-neuf ; voici quatre-vingt-treize.
Un girondin ! A bas Vergniaud ! Sur l’apparat
Des gloires, j’ai rué les fureurs de Marat ;
Et du fond de la brasserie, affreuse cave,
Où la choucroute est en colère, ou le bock bave,
Avec Béchut, cette oie, et ce mouchard, Stramir,
Vil, j’empêche là-haut les gloires de dormir.

Le mérite littéraire de cette pièce est donc extrême ei son mérite proprement dramatique n’est pas mince. Quel qu’en puisse être le succès, elle fait honneur à la littérature française.

Elle a été jouée très brillamment. Le rôle de Glatigny a été un triomphe pour M. Tarride, qui y a montré une ardeur, une puissance et surtout un air de sincérité tout à fait extraordinaires ; il est rare qu’un acteur se mette à ce point comme dans la peau d’un personnage. Glatigny sera comme une date, et importante, dans la carrière dramatique de M. Tarride.

Lisane a été très bien comprise par Mme Brésil, qui a mis dans ce personnage beaucoup de fantaisie piquante.

Mlle Thomassin, dans un rôle épisodique de très jeune petite amoureuse timide, a été d’un charme très pénétrant.

La bonne dame de la poste nous est très convenablement apparue sous les traits de Mlle Bellanger.

Mlle Ventura n’est pas tant mauvaise dans le rôle de la princesse au carnet.

Et enfin les cinq ou six mille personnages secondaires, car on ne peut les compter qu’à un millier près, de ce drame très peuplé, avaient tous été stylés de la bonne manière et constituent un ensemble aussi satisfaisant que possible.

 

M. Catulle Mendès.
La Vierge d’Avila, drame en neuf tableaux. §

La Vierge d’Avila qui sera connue de la postérité sous le nom de Sainte Thérèse est, de beaucoup, le plus beau poème dramatique qu’ait écrit M. Catulle Mendès, et c’est un des plus beaux poèmes dramatiques de notre littérature. Il restera, peut-être au détriment des autres œuvres théâtrales de M. Mendès, car le succès a de ces rançons et la justice cette part d’iniquité, il restera aux yeux de nos petits-fils l’œuvre dramatique de M. Mendès, celle d’après laquelle on le mettra à son rang parmi les tragiques français.

Je ne veux pas dire qu’il soit sans défaut, ni même qu’il soit sans graves défauts, et je commencerai par les indiquer pour m’en débarrasser.

Cette tragédie psychologique est essentiellement psychologique, a l’air, au premier abord, d’une tragédie oratoire, à la manière, soit de Corneille, deuxième manière, soit de Victor Hugo 1840. Il y a quelques grands discours et des discours qui n’ont pas trait à l’action (Philippe II au sixième tableau, quelques autres endroits encore). Évidemment, les Burgraves ont eu leur influence subconsciente sur le travail de M. Mendès.

Il y a aussi une certaine obscurité, qui est d’une nature bien particulière. Elle n’est nulle part et elle est un peu partout. Chaque acte et chaque scène sont, à mon avis, parfaitement lumineux. D’une seine à l’autre et surtout d’un tableau à l’autre le lien manque souvent, j’entends le lien très apparent, très précis et qu’il serait impossible au spectateur de ne pas saisir. Le lien qu’il est impossible au spectateur de ne pas saisir consiste en ceci que le spectateur prévoie à la fin du Ier où il sera au commencement du IIe et déjà, vaguement, ce qui devra s’y passer. C’est ce lien-là, c’est un lien de cette sorte qui manque assez souvent entre les épisodes du drame de M. Mendès, et c’est ce manque qui donne un air de marche fantaisiste au drame le plus enchaîné en son fond et le plus engrené que je connaisse.

Voilà les défauts, qui resteront, qui ne peuvent pas être corrigés et qui — ces choses étant imprévisibles, que je crois — iront s’accusant de plus en plus ou s’atténuant de plus en plus, aux yeux de la postérité. Les deux phénomènes se produisent, et à cet égard on ne peut rien pronostiquer.

En dehors de ces deux défauts et de celui qui consiste, de temps en temps, en une trop grande subtilité d’expression, imperfection très distinguée et que Corneille a connue, mais qui demeure au théâtre un inconvénient assez dangereux, je ne vois guère qu’à admirer dans la très belle œuvre que je vais analyser.

M. Mendès a voulu surtout faire un beau portrait dans un grand cadre. Le portrait est celui de sainte Thérèse ; le cadre est l’Espagne du temps de Philippe II. Il me semble n’avoir pas mal réussi à ces deux projets.

Pour ce qui est du portrait, il a voulu nous montrer les divers aspects de l’âme de sainte Thérèse, âme assez complexe, comme on sait, et dont il a tenu à mettre en lumière précisément la complexité, et à mon avis c’est à ce projet-ci, surtout, qu’il a réussi pleinement, autant du moins que l’on peut faire au théâtre le portrait complet d’une âme complexe.

Au premier tableau, qui du reste, comme exposition psychologique, est un vrai chef-d’œuvre, on voit, chez un mauvais prêtre, c’est-à-dire chez un prêtre ébranlé dans sa foi et en possession du démon de luxure et qui s’appelle Ervann, la jeune religieuse Thérèse d’Avila, passer en compagnie de son père. Elle ne fait que passer. Malade, en voyage, elle est venue demander au premier prêtre venu de l’entendre en confession.

Étonné et subissant le prestige de la sainteté, c’est le prêtre qui se confesse. C’est le prêtre qui accepte la pénitence que Thérèse lui impose, aller à Rome ou en Terre Sainte à titre de pèlerin mendiant. C’est le prêtre qui écarte et maudit la courtisane Ximeira qui voudrait s’opposer à son départ. Commencement d’amour humain, probablement, d’Ervann pour Thérèse ; haine indéfectible vouée par Ximeira à Thérèse.

Second tableau. Thérèse est un grand personnage dans l’Espagne catholique. Elle a réformé le Carmel. Les dominicains ne l’aiment pas. Les jésuites la soutiennent. Ximeira, toujours à l’affût, la maudit et se promet de la perdre.

Troisième tableau, au couvent de l’Incarnation. Thérèse enlève une proie à l’Inquisition et aux dominicains, en se substituant à une juive qui allait être exécutée, en la faisant évader et en subissant pour elle un commencement de supplice. Sont en présence et se disent des vérités dures le dominicain Fargès et le jésuite Luis de Cyntho.

Quatrième tableau. Thérèse marche à travers les campagnes désertes et périlleuses vers l’Escorial, où le roi l’a mandée. Elle encourage à la patience et à la persévérance la sainte troupe de religieuses qui l’accompagnent.

Cinquième tableau. Thérèse, toujours en route, arrive au milieu de la sierra. Elle tombe droit au milieu d’une sorte de sabbat, moitié réunion de sacrilèges, moitié rendez-vous de malandrins. Ximeira est là, qui attend sa proie. Ervann aussi est là, qui a changé complètement ou presque complètement de personnage. Il aime toujours Thérèse, qu’il n’a pas revue. Mais il a été à Rome et il en a reçu la même impression que Luther. Il est revenu en Espagne et, sous le nom de l’Advenu, il y prêche une religion antiromaine. C’est une sorte de Luther espagnol. Il a beaucoup de partisans. Bien entendu, il est condamné à mort par l’Inquisition et sa tête est mise à prix, il ne s’agit plus que de la prendre.

Thérèse survient au milieu même des ennemis qui l’attendent. Ervann ne pourra pas la défendre ; car Ximeira l’a fait proprement lier et garrotter par les hommes qui sont à sa dévotion. Thérèse donne tout droit dans le piège. Elle va périr. Non ! car à son aspect une crainte superstitieuse s’empare de tous les coquins qui sont là, et elle passe au milieu d’eux tranquille, sereine et louant Dieu, sans qu’ils puissent faire autre chose que tomber à genoux. Le tableau, encore qu’à mon avis il pût être mieux réglé, ne manque pas de grandeur.

Sixième tableau, au palais de l’Escorial. Philippe II, après avoir spirituellement berné le chef des dominicains et le chef des jésuites, ce qui n’est peut-être pas très historique, leur fait des discours très beaux, mais peut-être trop longs pour le théâtre (d’autant que c’est à sœur Thérèse seule que nous nous intéressons vivement), sur la situation de l’Espagne, sur sa mission et sur son avenir. Ce sont morceaux à effet comme « Victor Hugo les aimait, comme du reste tous nos tragiques les ont aimés, comme d’ailleurs Shakspeare les aimait aussi et que seul Racine a évités. Ils ne déplaisent point, mais de quelque auteur qu’ils soient, ils sont toujours écoutés avec plus de respect que de plaisir. Je répète que ceux que M. Mendès a mis dans la bouche de Philippe sont très beaux.

Enfin Thérèse arrive et il y a une scène, une vraie scène, une chose de théâtre. Thérèse est appelée auprès de Philippe II, pour qu’elle mette son influence au service des projets politiques de Philippe II, pour qu’elle coopère à l’expédition de l’Armada, etc. Mais, elle, elle vient dans un simple dessein de charité et de pitié. Elle vient pour obtenir la grâce préalable de l’Advenu, des lettres de grâce pour le cas où l’Advenu serait pris. Notez qu’elle ignore du reste que l’Advenu, c’est Ervann. Le roi résiste. Lutte d’idées et lutte de passion. Ripostes et répliques rapides et fortes, emportées et éloquentes. L’auteur a voulu prouver que, tout de suite après avoir fait de beaux discours lyriques, il savait faire la scène où les vers se croisent et se heurtent avec le cliquetis de deux épées. Il a fait merveille à ce nouveau jeu. Jugez-en vous-mêmes :

C’est le trépas qu’un tel impie a mérité !
— Non ! Le remords ! Je parle avec autorité.
— Quand la lèpre du schisme à tant d’hommes s’attache,
Dieu les en veut laver dans tout leur sang affreux.
— Ce n’est pas sa façon de guérir les lépreux.
— Plaignez-vous donc la race où le blasphème abonde ?
— Je plains ceux qui n’ont pas pitié de tout le monde.
Moïse exterminait les peuples ennemis !
— Dans la Terre promise, il ne fut pas admis.

Il est vrai que ce n’est pas du tout pour cela ; mais il est permis à Thérèse, surtout au théâtre, d’interpréter la Bible d’une façon évangélique.

— David levait au ciel des bras armés encore.
— David était la nuit dont Jésus fut l’aurore !
— Jésus a dit : « J’apporte (et Matthieu l’entendit)
La guerre et non la paix. » — Il ne me l’a pas dit.
— Pour la terre et l’honneur de France, il appela
La vierge d’Orléans, ô vierge d’Avila !
Contre l’Anglais infâme et le démon complice.
Oh ! N’avez-vous donc rien d’elle ? — Si ! son supplice !

Septième tableau, au Carmel d’Olmedo, Ximeira s’introduit, avec les noirs projets que vous pouvez lui supposer, dans la crypte du couvent. Elle y fut jadis, à ce qu’elle fait entendre. C’est une sécularisée. Nous recommençons à trembler pour Thérèse.

Huitième tableau. On voit quel est le dessein de Ximeira. Elle empoisonne une hostie que Thérèse doit recevoir. Puis, sachant bien ce qu’elle fait, elle jette un scrupule de conscience au cœur de Thérèse. Cette affection qu’elle a toujours gardée pour Ervann, Thérèse sait-elle bien ce que c’est ? Ce n’est au fond qu’un amour très charnel et très impur. Cet amour divin, lui-même, que Thérèse goûte avec ravissement, avec trop de ravissement, ce n’est, transposé, en quelque sorte, que l’amour très humain qui remplit son cœur et auquel elle essaye de donner le change.

Thérèse sent comme un froid de glace pénétrer dans son cœur. Pour la première fois elle doute d’elle-même.

C’est juste à ce moment qu’Ervann paraît et qu’elle le reconnaît et qu’elle apprend qu’Ervann et cet Advenu, dont elle a les lettres de grâce sur elle, ne font qu’un. Ervann lui déclare son amour hardiment, bien témérairement, je le reconnais, mais avec la conviction, après tout, d’un Luther qui croit profondément que le célibat des prêtres est une erreur. Thérèse le repousse avec horreur et, remarquez bien, avec terreur d’elle-même, étant donné que les propos de Ximeira ont fait leur effet sur elle.

Ervann s’éloigne et aussitôt est appréhendé par les agents de l’Inquisition qui sont toujours sur ses traces. Il va être exécuté séance tenante. « Eh bien, crie Ximeira à Thérèse, c’est le moment ! Produis les lettres de grâce et il est sauvé ! »

Combat terrible dans l’âme de Thérèse, combat, qui, je le reconnais, n’est pas suffisamment exprimé dans le texte ; mais qu’il me semble que les spectateurs devraient comprendre. Thérèse a son imperfection comme toute créature humaine. Son imperfection à elle, c’est la maladie du scrupule, comme elle est celle de tous les saints ; et cette maladie du scrupule vient d’être avivée par Ximeira. Or cette Thérèse, qui a sauvé une juive au péril de sa propre vie et en subissant le supplice pour elle ; cette Thérèse sent que si elle sauvait Ervann, c’est elle-même qu’elle voudrait ne pas sacrifier, c’est pour elle-même qu’elle travaillerait et qu’elle travaillerait humainement, d’une manière personnellement intéressée. Et elle sent qu’en perdant Ervann, c’est elle-même qu’elle frappe, et en plein cœur. C’est ainsi qu’il faut comprendre Thérèse et, après tout, ce n’est pas si difficile. — Et il est vrai aussi, qu’en attendant, pour parler un peu trop familièrement, c’est un homme qu’elle tue, elle qui a dit :

Je plains ceux qui n’ont pas pitié de tout le monde.

Eh bien, c’est pour cela qu’il y a lutte en son cœur ; c’est pour cela qu’elle tremble, qu’elle frémit et que ses dents claquent et qu’elle se tord.

Ce qu’il y a de très beau ici, c’est que, comme si souvent dans Corneille, ce n’est pas « la passion et le devoir » qui sont en lutte, ce sont deux devoirs, ou ce sont deux passions sublimes, ce qui revient à peu près au même. Ce qui lutte dans le cœur de Thérèse, c’est la pitié, la pitié ordinaire, la charité générale et universelle ; et, d’autre part, le besoin de s’immoler elle-même, son immolation d’elle-même étant malheureusement attachée à celle d’Ervann, et inséparable de celle d’Ervann. Et c’est pour la passion la plus héroïque, et c’est pour le devoir le plus effroyablement difficile, et j’ajouterai, ce qui me semble bien d’elle encore, c’est pour le devoir le plus subtil qu’elle se décide. Elle brûle les lettres de grâce. Je ne suis pas étonné.

On me dira qu’il a fallu que je me donnasse bien des explications pour que je ne fusse pas étonné. Si l’on me presse, j’en conviendrai un peu ; mais enfin, tout pesé, je trouve cela juste, et bien trouvé et d’un grand effet. C’est un coup risqué et qui ne sera pas jugé gagné par tout le monde ; mais c’est un beau coup de dés dramatiques et dont, pour mon compte, j’admire très sincèrement la hardiesse.

— Seulement, me dira-t-on, quand une sainte a fait un tel coup, héroïquement, si l’on veut, il faut qu’elle meure. Ces immolations de soi-même dans les autres ne sont réputées sincères et ne sont pardonnables et ne sont acceptées, que quand, en effet, en immolant les autres, on s’immole vraiment soi-même.

Eh bien ! Thérèse meurt en effet et, ce semble, presque tout de suite. Elle a été brisée par la lutte du huitième tableau et par la décision qu’elle y a prise. Elle meurt donc pieusement, en martyre, en martyre d’elle-même, en prononçant avec le nom de Jésus le nom d’Ervann, qu’en mourant elle peut prononcer et qu’elle ne peut prononcer qu’à la condition de mourir.

Ce beau « roman de sainte Thérèse » — et c’est ainsi que cette pièce sera désignée dans les cours de littérature — n’est qu’un roman en effet, mais du genre sublime, et à côté de quelques coquetteries et mignardises de style qui détonnent un peu dans une œuvre qui devait être toute de beauté austère, il y a des parties admirables de lyrisme, de pénétration psychologique et de profondeur. Le talent de M. Mendès va en grandissant de jour en jour, et quelquefois touche au génie. Il y aura toujours du « je ne sais quoi » dans le talent de M. Mendès, une sorte d’éloignement naturel pour la simplicité ; mais souvent il triomphe de cet éloignement même, et alors il est en pleine et solide beauté. Son œuvre nouvelle, quel que soit son succès auprès de la foule d’aujourd’hui, est de celles qui restent, qui restent pour être discutées ; mais c’est précisément ce qui fait qu’on reste longtemps.

Mme Sarah Bernhardt n’a jamais été plus prenante, plus conquérante, plus maîtresse des esprits et des cœurs que dans le rôle de Thérèse. Mme Dufrène est une véhémente et atroce Ximeira, de très grande allure. M. Henri Krauss a une vigueur sombre, quoique un peu vulgaire, sous le masque de Phillippe II. M. Maury a de la couleur et du relief. En somme, la pièce est bien jouée, quoiqu’on rêvât pour elle, exception faite pour Mme Bernhardt, qu’elle le fût mieux, ce qu’elle mériterait. C’est une affaire de temps. Un peu allégée peut-être et simplifiée, elle sera un jour donnée sur le théâtre qui accueille tantôt avec empressement, tantôt avec une sage lenteur, les poèmes destinés à être classiques.

M. Paul Adam.
Les Mouettes, pièce en trois actes. §

Vous connaissez le Serpent noir de M. Paul Adam, vous le connaissez certainement ; car il vous a été certainement dit par les uns que c’était le meilleur roman de M. Paul Adam et par les autres que c’était le moins mauvais ; et, pour mon compte, selon l’humour du jour, c’est la première ou la seconde de ces opinions, et après tout cela n’en fait qu’une, que je professe et que j’exprime. M. Paul Adam a cru qu’il y avait une pièce de théâtre dans le Serpent noir, et il a eu parfaitement raison puisqu’il y a une pièce de théâtre dans tout roman, dans toute nouvelle et dans toute anecdote, à la condition de savoir l’en tirer. Seulement, il y a des romans dont il est relativement facile de tirer une pièce de théâtre et il y en a d’autres qui se prêtent moins à cette opération. Je crois bien, sans juger par l’événement, que le Serpent noir est de cette dernière catégorie.

Non pas comme fond ; non certes ; car le Serpent noir est, d’un bout à l’autre, un conflit de devoirs, et il n’y a pas sujet plus beau de poème dramatique qu’un conflit de devoirs ; « quand une pièce, a dit à peu près M. Brunetière, n’a pas pour fond un cas de conscience, elle a des chances de ne pas valoir grand’chose ». C’est trop absolu ; mais cela renferme beaucoup de vérité. Donc pour ce qui est de son fond moral, le Serpent noir est admirablement né pour le théâtre ; mais, comme fait matériel, beaucoup moins, et je ne sais si j’eusse conseillé à M. Adam de porter son Serpent sur les planches. Le fait matériel est en effet celui-ci. Je vous le rappelle, au cas, peu probable du reste, où vous l’auriez oublié. Un médecin est sur la voie de la découverte d’un sérum qui sauvera l’humanité tout entière d’une des plus terribles maladies qui la dévorent. Seulement, pour vérifier son sérum, il lui faudrait faire des expériences très coûteuses, énormément coûteuses. Or, le médecin 1° est débile ; 2° pour nourrir lui-même et sa femme, est forcé de passer tout son temps à soigner les malades de son petit district très pauvre ; 3° a comme caisse un peu plus de passif que d’actif. Les études sur le sérum restent donc en panne.

Ce qu’il faudrait, c’est que le petit docteur fût riche, bien soigné, en bonne hygiène et capable de donner tout son temps au fameux sérum.

« Eh bien, lui dit un de ses amis, qui est soi-disant nietzschéen, et cela n’a aucune importance et il suffit que cet ami soit homme pratique et peu scrupuleux, eh bien, divorce et épouse une femme riche. Il y en a précisément une, ici près, qui t’aime presque passionnément. » Ici commence le conflit de devoirs, le petit médecin étant pris et serré entre : son amour de la gloire et son amour de l’humanité — et, d’autre part, son affection et sa pitié pour sa pauvre petite femme. Oui bien, et le spectateur comprendra parfaitement le conflit de devoirs ; mais il ne sera pas très facile de bien comprendre le fait matériel. S’y connaît-il en sérums ? Sait-il bien qu’il faut tant d’argent pour étudier un sérum et faire des expériences concluantes sur un sérum ? Voit-il bien, par conséquent, la nécessité pour le petit médecin d’être millionnaire ? Évidemment, tout cela lui échappe un peu.

Il y a toujours moyen de renseigner et de convaincre un public relativement à un fait matériel ; mais c’est affaire de grande habileté dramatique et de grande expérience dramatique, et c’est ce qui devait manquer à M. Adam pour sa quasi première pièce et c’est ce qui lui a manqué en effet. Dans son roman, avec les longues expositions que le roman permet, il me semble bien qu’il avait eu partie gagnée. Au théâtre, il n’y a pas réussi pleinement. Le public, ce me semble bien, n’est pas entré dans le sujet. Il n’en a pas été pénétré et convaincu. Dès lors froideur, se répandant jusque sur les parties que le public comprenait très bien en elles-mêmes, mais qui ne lui paraissaient pas, peut-être par sa faute, reposer sur une base solide.

Ajoutez que quelques maladresses ont contribué à l’indisposer. Il était bien inutile de conserver dans la pièce la petite aventure désobligeante de l’ami du médecin débauchant une petite bonne de la maison. Déjà, dans le roman cette anecdote ne sert à rien, qu’a montrer que cet ami est un goujat et même n’est pas aussi habile qu’il croit l’être. Dans la pièce, l’épisode prend un relief trop fort et détourne l’attention du fond des choses.

Toujours est-il que la pièce est construite de la façon suivante. L’ami du médecin (c’est Chambalot, Chambalot le faiseur, Chambalot l’homme fort) a donc cette idée de marier le petit médecin, Kervil, à Mme Darnot. Il faut pour cela qu’il convainque successivement Mme Darnot, puis Kervil, puis Mme Kervil elle-même.

Il convainc très facilement Mme Darnot, qui n’a pas beaucoup de sens moral, qui n’a pas beaucoup de sensibilité et qui aime Kervil.

Il convainc à moitié Kervil, ou tout au moins il l’ébranle.

Il convainc tout à fait (et la scène est bien faite) Mme Kervil, qui, malgré son amour pour son mari et malgré ses sentiments catholiques, a tellement la passion du sacrifice, qu’elle consent au divorce pour que son mari soit heureux, célèbre, glorieux, de quoi du reste elle sera la cause, ce qui, inconsciemment, la flatte et la séduit.

Ce sera donc elle-même, comme dans le roman, qui proposera à son mari l’immolation d’elle-même, et cette scène-là est vraiment belle.

Mais, précisément à cause de la beauté du sacrifice de Mme Kervil, Kervil est si touché, si attendri, qu’il ne l’accepte pas. En dernier effet, en dernier contre-coup, les machinations moitié humanitaires, moitié intéressées de l’astucieux Chambalot ont été directement contre son dessein.

Vous voyez que la pièce est bien faite, qu’elle est en progression, qu’elle marche bien vers un point culminant où elle s’arrête net ; que, seulement par sa disposition et sans tenir compte des questions morales qu’elle soulève, elle devrait intéresser.

Elle intéresse aussi ; mais froidement, ou si vous voulez, en tiédeur. On se dit que c’est très bien mené, mais on n’est pas mené et entraîné soi-même. Comme je l’ai dit, la technicité du sujet doit en être cause.

Peut-être aussi s’attendait-on à trop, à trop beau et à trop grand, à cause de l’énorme réclame que, contrairement, j’en suis sûr, aux volontés de l’auteur, on avait organisée par avance autour de cet ouvrage. Je répète mon magnum periculum nimia expectatio. Le plus mauvais service qu’on puisse rendre à une pièce avant son apparition, c’est d’en parler. Avec les mœurs du reportage actuel, le théâtre deviendra impossible. Pour que, dans le cas présent, on n’incrimine pas l’auteur, car je serais marri qu’on l’incriminât, je dirai qu’il est bien difficile qu’un auteur empêche de parler de sa pièce, quand elle est tirée d’un roman. Les nouvellistes ont pu, sans avoir reçu l’ombre d’une confidence de M. Adam, parler des Mouettes, sachant que les Mouettes c’était le Serpent noir évolution zoologique), et le Serpent noir étant dans toutes les mains et dans toutes les mémoires.

— Alors, désormais, il sera surtout impossible de tirer une pièce de théâtre d’un roman ?

— Ma foi, je le crains. Cependant, si la pièce était très bonne, excellemment bonne…

L’interprétation est fort agréable. Mlle Lara a eu beaucoup de succès dans le rôle touchant et noble de Mme Kervil, qu’elle rend d’une manière touchante et noble. Mlle Cerny (n’en abuse-t-on pas un peu ?) est spirituelle et piquante dans le rôle, pas trop bon, de Mme Darnot. M. Henry Mayer a composé d’une façon très savante et très originale le rôle du docteur Kervil. M. Duflos ne manque pas de relief brutal, et c’est bien la note qu’il fallait donner dans le rôle de Chambalot, le tueur de consciences.

Je ne serais pas étonné que la pièce, qui du reste n’est pas tombée, qui a seulement fléchi, se relevât. Le fond moral en plaira à la foule plus qu’il n’a pu faire au public de première, et elle contient des scènes qui sont d’une vraie beauté.

M. Émile Bergerat.
La Fontaine de Jouvence, comédie mythologique en deux actes, en vers. §

La Comédie-Française a donné une représentation assez intéressante, faite moitié d’inédit, moitié de déjà connu.

L’inédit, c’était la Fontaine de Jouvence de M. Émile Bergerat, depuis si longtemps annoncée, promise, tympanisée et vieillissant avant de naître, de telle sorte qu’on en disait que cette fontaine de Jouvence serait bientôt forcée d’opérer sur elle-même.

Enfin elle a vu le jour et elle a été favorablement accueillie. L’idée en est extrêmement spirituelle, si l’exécution, à la fois gauche et maniérée, en est souvent défectueuse. L’idée est celle-ci. Il existe une fontaine de Jouvence. Seulement elle n’est pas ce que tout le monde croit. Elle ne se borne pas à rajeunir les gens. Elle les vieillit aussi. Si, jeune, vous en buvez, vous atteignez tout de suite vos cinquante ans ; si, vieux, vous en buvez, vous revenez immédiatement à la jeunesse.

Ce n’est pas tout. Même sans en boire, si, jeune, vous vous regardez dans son limpide miroir, vous vous voyez vieux ; si, vieux, vous vous regardez dans ses eaux fantastiques, vous vous voyez jeune.

C’est tout ; c’est assez compliqué comme cela.

Je n’ai pas besoin, du reste, de faire remarquer que c’est symbolique et à quel point c’est symbolique. La fontaine de Jouvence, c’est l’illusion. Dans l’illusion, on se voit autrement que l’on est et l’on se trouve vieux à trente ans, comme Lamartine, Musset, Hugo lui-même et quelques autres personnages historiques ; et l’on se trouve jeune, ou du moins « jeune encore », aux environs de la soixantaine, comme c’est ce qui nous arrive à peu près à tous.

Et aussi l’illusion nous fait jeunes ou vieux selon les cas, non pas très réellement sans doute, non pas très profondément, mais jusqu’à un certain point, sans contestation. Elle nous déprime à certaines heures de telle sorte qu’il nous semble que le poids des ans nous surcharge ; elle nous exalte à certains moments de telle manière que nous échappons pour un temps aux glaces et aux entraves de l’âge.

La vieillesse est une tristesse continue ; mais la tristesse, même chez un homme très jeune, est une vieillesse momentanée ; c’est une crise de vieillesse. Je crois que même physiologiquement, même neurologiquement c’est exact.

Et de même, jusque dans un âge avancé, la gaieté est une jeunesse momentanée et même durable ; la gaieté est une crise de jeunesse, une crise qui peut même se prolonger assez longtemps.

Il n’y a donc rien que de très juste dans le symbole adopté, ou inventé, par M. Émile Bergerat. La fontaine de Jouvence, c’est l’Illusion ; d’une façon plus générale, c’est l’Imagination.

Donc la fontaine de Jouvence, 1° nous peint en vieux quand nous sommes jeunes et nous figure en jeunes quand nous sommes vieux ; 2° nous fait véritablement jeunes quand nous sommes vieux et vieux quand nous sommes jeunes, sinon pour très longtemps, du moins pour un temps appréciable. Retenez tout cela, d’abord parce que c’est des vérités très intéressantes, ensuite parce que c’est sur quoi est fondée la petite pièce de M. Émile Bergerat.

Or, à une époque aussi indéterminée que possible, rôdent autour de la fontaine de Jouvence, en Arcadie, un couple de très vieux époux, Archis et Daméta (Daméta, c’est la vieille), et un couple de très jeunes amoureux, Télamon et Néère (ici les sexes sont suffisamment désignés par les noms propres).

Archis et Daméta — accompagnés de leur vieil âne, qui est le philosophe de l’affaire et qui est parfaitement indifférent à la fontaine de Jouvence et qui ne se doute même pas, n’étant pas au courant de la science de 1906, qu’il est lui-même une fontaine de Jouvence sur quatre pattes — Archis et Daméta apprennent qu’ils sont auprès de la fontaine rajeunissante.

« Si nous en buvions ? »

Daméta est de cet avis. Archis n’en est pas. A quoi bon ? Quand on a été heureux, on fait bien de ne pas recommencer, parce qu’il se pourrait bien qu’on recommençât à vivre ; mais qu’on ne recommençât pas à être heureux. Le jeu en est bien aléatoire…

Non, elle chante un hymne impudique, la source
Menteuse, qui promet à des sens apaisés
Le renouveau d’un demi-siècle de baisers…
Et puisque dans l’Erèbe on s’appartient encore,
Si l’on fut cinquante ans fidèles, couchons-nous
Côte à côte, les pieds joints, les mains aux genoux.
Les yeux tournés vers la lumière orientale,
Et rentrons au limon de la terre natale.

De leur côté, Télamon et Néère se querellent, en amoureux qu’ils sont, et la présence de la source inspire à Néère des considérations philosophiques :

« Tu m’aimes… depuis quand ?

— Depuis avant ta naissance.

— Ça, c’est extraordinaire !

— C’est vrai ! Je t’aimais dans le sourire de ta mère qui t’attendait. Quand tu naquis, c’était déjà un vieil amour que j’avais pour toi…

— Hum ! J’ai donc été aimée très jeune, c’est incontestable. Mais le serai-je vieille ? Voilà une autre question. En buvant de l’eau de cette source, je deviens quinquagénaire immédiatement. J’ai envie de faire l’expérience.

— Oh ! non !

— Tu vois bien ! Tu ne m’aimes pas très solidement. Il te faut des femmes encore à naître. Par Zeus, on n’a jamais vu une telle passion pour la jeunesse. Tu es de ceux qui disent : « Elle a quatorze ans ; mais elle est encore bien conservée. » Fi ! Bonsoir ! »

Voilà où nous en sommes, à la fin du premier acte.

Au second, — vous connaissez le mythe d’Ève, vous connaissez le mythe de Psyché et, quand vous ne connaîtriez rien de tout cela, vous savez qu’en général les femmes ont quelque inclination à la curiosité, — au second acte, la même pensée est venue à la jeune Néère et à la vieille Daméta : non pas de boire de l’eau de Jouvence pour se transformer, non ; mais au moins de se regarder dans la source pour voir ce qu’elles seraient, étant transformées.

Elles se penchent toutes les deux en même temps sur le miroir magique, et le miroir magique n’aurait aucun besoin d’être magique et peut-être ne l’est pas du tout ; car Néère, voyant le visage de Daméta, croit se voir elle-même en vieille, et Daméta, voyant le visage de Néère, croit se voir elle-même en jeune.

Elles ne sont contentes ni l’une ni l’autre. Pour Néère, cela se comprend assez bien ; mais pour Daméta, c’est moins limpide. Elle dit ceci :

… Le corps plus jeune que son âme,
Archis avait raison, c’est la tunique infâme
De Nessus consumant Alcide sur l’Œta.
Epargne, Daméta d’antan, la Daméta
D’aujourd’hui…

Non, ce n’est pas très clair ; mais admettons qu’il se puisse qu’elles ne soient contentes ni l’une ni l’autre. Au fond, c’est peut-être vrai. On tient à son moi actuel par les liens de l’habitude et de la douce et lente accoutumance. On me rendrait aujourd’hui ma forme extérieure de vingt-cinq ans, je serais peut-être si dépaysé que j’en enragerais et dirais que l’on me dérange dans mes petites habitudes. Il est possible. Je ne puis pas faire l’expérience. Enfin, je sens qu’il est possible.

Sur ce, Archis rencontre Néère (faites bien attention) et Télamon rencontre Daméta ; et, un peu aidés, du reste, par Zeus déguisé en berger, mais cette aide serait presque inutile, Archis, devant Néère, croit qu’il a affaire à Daméta qui s’est rajeunie en buvant de l’eau de la source ; et Télamon, en face de Daméta, croit qu’il a affaire à Néère qui s’est vieillie en buvant la liqueur magique.

Télamon est furieux, et vous n’aurez aucune peine à comprendre pourquoi. En voilà une idée de se vieillir de trente-cinq ans quand on en a seize ? Au moins on demande la permission. Quant à Archis, il est furieux aussi et sa fureur est plus subtile. Il est furieux de se trouver vieux en face de sa femme redevenue jeune. Il est furieux de la défiance à son égard que marque cette opération de Daméta sur elle-même. Il exprime cela avec assez de délicatesse et assez heureusement.

Pourquoi m’as-tu quitté pendant que je dormais ?
Ô mon unique amour, me voilà désormais
Triste époux oublié, comme la fleur avide
Du papillon nouveau dont sa corolle est vide.
Pourquoi nous désunir en face du trépas !
Rajeunir ! Je t’aimais : tu ne vieillissais pas.
Nulle autre n’a tes yeux et personne ta voix…

C’est précisément à cela qu’il devrait reconnaître que la personne qui est devant lui n’est pas Daméta, mais quelque autre. Enfin…

Est-ce que Jupiter fait Daméta deux fois ?
C’est toi dont j’ai levé les voiles à Corinthe :
J’irais, et sans tenir le fil du labyrinthe,
Dans les moindres sentiers pour moi sans nouveauté
Qui forment le jardin secret de ta beauté.
Ô mensonges perdus de la femme infidèle ;
Si tu n’es qu’un portrait, où donc est le modèle ?

Et, comme il ne semble pas songer que lui aussi pourrait, en buvant à la source, se rajeunir et rétablir la symétrie qu’il regrette tant qui soit perdue, Zeus l’en avertit et lui dit : « Bois toi-même ! » Il répond en un très beau vers :

…………..Jamais !
On n’aime pas deux fois autant que je l’aimais.

Que vous dirai-je ? Ils finissent par se reconnaître les uns les autres, deux par deux ; et par reconnaître aussi que le mieux est de laisser faire les choses et de s’abandonner à la bonne loi naturelle. Daméta s’éloigne avec Archis ; Télamon s’éloigne avec Néère.

« Portez à boire à l’âne », dit malicieusement Zeus. Si la source est réellement miraculeuse, l’âne seul, étant le seul qui en aura bu, sera le seul rajeuni.

Cette conclusion qui, avec beaucoup de goût, n’est qu’indiquée, est amusante.

Si cette petite pièce était écrite avec simplicité, elle serait tout à fait délicieuse. Elle est gâtée par la forme, tantôt funambulesque et tantôt barbare, qu’a adoptée l’auteur. Je ne veux pas dire qu’il n’y ait pas de bons vers dans ce petit ouvrage. J’en ai déjà cité. J’en pourrais citer encore. Le petit monologue de Daméta au commencement de l’acte Il est véritablement, sinon d’un grand poète, du moins d’un poète :

Archis repose auprès de l’âne sur la mousse ;
Les javelots du jour que le feuillage émousse
Criblent de lueurs d’or son visage vermeil :
On le dirait déjà bercé du grand sommeil
Dans le giron dément de la bonne Cybèle.
Il est beau comme au temps où j’étais la plus belle.
Fontaine, ne faut-il, pour le redevenir,
Que me mirer dans ta vasque et me souvenir ?
Femme aux tempes d’argent, vous avez été blonde ;
Mes cheveux dénoués au vent, comme dans l’onde
Les algues, et si longs qu’Eole les filait,
Ont jadis dépeuplé d’amants pris au filet
La ville d’Aspasie et son isthme aux cent voiles.
Mon aube dans Corinthe éteignit les étoiles.
Tout ce qui sculpte, peint ou chante allait épris
De la vierge d’ivoire où renaissait Cypris
Lorsqu’à mes pieds tombait l’écume des dentelles…
Des dentelles dans l’antiquité, c’est un peu inattendu ; mais tout coup vaille !
Oh ! ces beautés du corps de la femme, où vont-elles ?
Où vont les rythmes purs de la forme à seize ans,
Si légers qu’auprès d’eux ceux du vol sont pesants ;
El les contours pareils en sereine harmonie
Aux golfes transparents de la mer d’Ionie ?
Où vont-ils ? — Mais où vont, dans les cieux infinis,
Le murmure des bois et la paille des nids ?

Oui, il y a des vers charmants ou très heureux dans cet aimable poème. Mais, Dieu bon, comme il y en a de détestables ! Peut-on vraiment supporter que Zeus s’exprime ainsi, lui qui porta Minerve dans son cerveau :

… Alors guette l’arrêt
Où ta forme à vingt ans fugace t’apparaît ;
Saisis la coupe, bois, et la métamorphose
S’opère ; ton image actuelle est forclose ;
Le papillon nouveau s’envole du bombyx
Et le nocher sans toi repasse encor le Styx.

Et n’est-il pas un peu étonnant, ce Télamon, qui, après avoir exprimé le plus facilement du monde et même avec élégance, qu’il était amoureux de Néère avant qu’elle fût venue au monde, s’arrête tout à coup pour dire :

……… Elle est dure,
Cette difficulté d’exprimer que j’endure.
Je désirerais aussi que Néère s’exprimât en style plus diaphane quand je l’entends dire :
J’ai vu la Pythonisse entre ses deux hibous.
Elle m’a dit le sort de l’ardeur dont tu bous :
« La date du serment, à la première ride
De Néère en sera la triste éphéméride. »
Et Archis me semble parler une langue de spirite un peu prosaïque quand il dit à Daméta :
Viens ! Subissons la loi qui nous désincorpore.

Il y a un peu trop de ces coups de poing dans l’estomac, mêlés à des caresses de style et de rythme, dans le poème de M. Bergerat. Cela fait quelque chose d’extraordinairement inégal, de bizarre aussi, parce que l’auteur a l’air de quelqu’un qui, tour à tour, pratique très savamment l’art du style et se moque volontairement de l’art du style. On sait que cette impression était celle que donnait souvent, mais avec discrétion, Théodore de Banville. On dirait que M. Bergerat veut la donner, mais avec une certaine brutalité. C’est très curieux. Mais trêve aux chicanes. Je voulais surtout dire que le poème de M. Bergerat est ingénieux, spirituel et amusant comme idée, souvent gracieux et joliment précieux comme forme.

M. Jean Jullien.
La Poigne, pièce en quatre actes. §

Ah ! que voilà une pièce qui aurait pu, non seulement me plaire, mais provoquer mon enthousiasme ! M. Jean Jullien s’est proposé de peindre une évolution de caractère. C’est ce qu’il y a au théâtre de plus difficile, de plus rare et de plus beau. Horace disait autrefois d’un caractère de théâtre :

Servetur ad imum
Qualis ab incestu processerit…

et Boileau traduisait :

Et qu’il soit jusqu’au bout tel qu’on l’a vu d’abord.

Cette règle ne laissait pas d’être étrange. Elle imposait, comme un dogme, la monotonie. Très heureusement, si on l’a suivie souvent, d’instinct les grands dramatistes y ont été infidèles très souvent aussi. Il suffit de rappeler seulement Polyeucte, Pauline, Chimène, Auguste et Néron. Voilà une règle qui est confirmée surtout par des exceptions et par des exceptions éclatantes.

La vérité est qu’il n’y a pas de plus belles pièces que celles qui suivent, de sa première phase à sa dernière, un caractère qui n’est pas du tout le même à la fin qu’au commencement. Rien au monde n’est plus dramatique, parce que s’il est intéressant de voir à quel point nous sommes des machines, réglées une fois pour toutes comme une montre, il est bien plus intéressant encore de voir ce que fait de nous, soit une passion qui se développe jusqu’à devenir très différente de ce qu’elle était quand elle nous a saisis une première fois, soit la vie elle-même agissant sur nous et nous modifiant et pétrissant à son gré.

Et voilà précisément ce que voulait faire M. Jullien, et, aussi bien, voilà ce qu’il a fait. Seulement il l’a fait, sinon avec quelque incohérence, du moins avec quelque indécision, et je crois bien que j’en serai réduit à le féliciter surtout de ses intentions, qui furent excellentes.

M. Jullien a voulu écrire l’histoire d’un homme très indépendant de caractère, qui est modifié par sa fonction, peu à peu, jusqu’à devenir parfaitement plat envers ses supérieurs et violemment autoritaire envers ses inférieurs. Tenez ! Je parlais de Polyeucte ; c’est l’histoire de Félix que M. Jullien s’est amusé à décrire par le menu. Il s’est demandé : « Comment Félix en est-il arrivé à être ce qu’il est dans la pièce de Corneille ? Ce serait intéressant à démêler. » Et voici ce qu’il s’est répondu à lui-même :

Maître Théodore Perraud est avocat dans sa petite ville. Il est très indépendant, très dépourvu de toute ambition et très humain. C’est une espèce de président Magnaud qui serait avocat. Pendant une moitié du premier acte ce rapprochement se présente à chaque instant à l’esprit. On lui offre une candidature à la députation. Il refuse, croyant faire plus de bien à plaider pour les petits qu’à légiférer à l’aveuglette parmi les intrigues du Palais-Bourbon. Tout à coup le député du lieu, que Perraud méprise profondément, devient ministre de l’intérieur et offre à Perraud une préfecture. Malgré les supplications de sa famille et de ses amis, Perraud, accepte. Pourquoi il accepte, ce n’est pas assez bien expliqué. Ce qui a amusé l’auteur, en cela bon dramatiste, c’est de nous présenter le contraste entre les paroles de Perraud avant la dépêche du nouveau ministre et après la réception de cette dépêche. Soit ! Et, au point de vue du métier, cela est traité excellemment. Mais, au point de vue de l’art psychologique, ce que je voudrais savoir, ce sont les raisons secrètes de ce premier demi-revirement. Car c’est la première phase, ceci ; c’est le doigt dans l’engrenage. On voudrait voir très distinctement pourquoi maître Perraud l’y a mis. Pourquoi, refusant la députation, accepte-t-il une préfecture ? Pourquoi, sans ambition, apparemment, tout à l’heure, devient-il ambitieux tout d’un coup ? Cela, malgré quelques explications qu’en donne Perraud et parce que ces explications ont tout à fait l’air d’être des défaites, reste un peu obscur.

Toujours est-il que voilà Perraud préfet. On le voit, au second acte, dans ses fonctions. Mais cet acte est un peu vide, parce que Perraud n’y est représenté que dans l’extérieur de ses fonctions, et que cela ne nous renseigne en rien sur le fond de son être et sur les modifications qui ont pu s’y produire. Perraud fait des discours de réception et d’inauguration avec cette éloquence abondante et creuse qui est consacrée en ce genre d’exercices. Eh bien ! après ? Tout préfet bon, passable, médiocre ou mauvais, énergique ou faible, éclairé ou ignare, intelligent ou limité, est forcé de faire de ces discours-là. Nous ne sommes nullement renseignés par cette surface sur l’état d’âme de M. Perraud, non plus que sur le style d’un notaire par la rédaction de ses actes.

Cependant le nouveau caractère de M. Perraud relativement à sa famille nous est montré un peu dans cet acte trop creux. Il a auprès de lui une brebis bêlante de femme qui n’a pas de rôle ; une bécasse de fille qui ne rêve qu’avancement et, de plus, un fils qui ne cherche constamment qu’à lui être désagréable. Tout ce que dit Perraud, son fils le tourne cruellement en dérision. M. Perraud ne peut pas remuer un bras, s’asseoir ou se lever, sans que son fils le traite de vieil imbécile. Il nous agace prodigieusement, ce fils. Il ne fait rien, il vit aux crochets de son père, et il le traite du haut en bas avec une insolence incomparable. Mon cher ami, quand on estime son père profondément idiot et quelque peu malhonnête, on le quitte et l’on va gagner sa vie ailleurs. Il n’y a que celui qui gagne sa vie qui ait le droit d’agir et de parler en homme libre, et encore le doit-il faire avec politesse.

« Et que dit le père à tout cela ? » — Il parle très ferme ; il se montre autoritaire. Il est très cassant :

— Ah ! ah ! la voilà l’évolution de caractère !

— Mais pas du tout ! Si le fils était poli et que le père fût dur, oui, nous verrions un commencement de changement de caractère. Mais le fils est à gifler. Que son père le rembarre solidement, cela nous paraît tout simplement ce que nous ferions tous, et, donc, Perraud ne paraît pas avoir changé. Il paraît simplement un homme qui a raison dans les discussions de famille et qui y fait ce qu’il y doit faire. Voilà pourquoi tout ce second acte, quoique tout plein de détails assez amusants, paraît si vide. L’action, — et ici l’action c’est l’évolution de caractère, — n’y fait pas un pas. Elle en ferait un, assez marqué, précisément si le fils Perraud était tout le contraire de ce qu’il est, docile, accommodant, conciliant et bien élevé. C’est alors que, à le brusquer, Perraud se montrerait un autre homme que celui qui fut autrefois. Il y a là une maladresse grave d’exécution et qui aura des suites très importantes, comme vous le verrez.

En effet, au troisième acte, Perraud décidément paraît avec un caractère un peu nouveau. Son fils, — toujours ; car comme me le disait très judicieusement Gabriel Trarieux en passant près de moi, c’est drôle cette comédie, qui s’annonce comme comédie politique et qui se ramène à être un drame de famille ; mais après tout il n’importe, — son fils, donc, que nous avons vu dès le premier acte flirtant avec une très honnête jeune fille, Mlle Barrai, annonce à sa famille qu’il veut épouser celle qu’il aime : « Jamais ! » lui crie son père. Et ici, enfin, Perraud nous paraît avoir évolué. Il devient injuste. Il devient autoritaire et despotique. Il n’a pas, cette fois, le bon bout. Il devient même un peu « prince » à la Machiavel ; car il profite de son influence pour faire déplacer le père Barrai, qui est professeur au lycée, et pour l’envoyer à l’autre bout de la France. Oui, enfin, le bon Perraud a changé. Il devient un monstre naissant. Nous sommes contre lui.

Seulement Perraud le fils nous a tellement horripilés pendant tout un acte, et nous l’avons tellement pris en grippe, que nous ne pouvons pas être tout à fait de son côté. Nous avons une dent contre Perraud fils. Nous nous donnons des raisons pour excuser son père. Nous sommes tout près de dire au père, non pas : « Vous avez raison », non ; mais : « Mon Dieu, la crise est arrivée à l’état aigu. Eh bien, tant mieux ! Exaspérez Monsieur votre fils pour qu’il s’en aille, et pour que nous ne le voyions plus. » L’effet cherché par l’auteur est singulièrement atténué par suite de ces raisons-là.

Toujours est-il que le fils Perraud disparaît, ce qu’il aurait dû faire depuis longtemps, et il laisse entendre qu’il va enlever la petite Barrai. Et nous disons à peu près : « Grand bien leur fasse ! »

Oui, mais la mère en meurt, la mère bêlante et gémissante. Elle en meurt, très sérieusement, brisée par cette dernière tempête de famille succédant à tant d’autres. Touchante, cette mort ? Sans doute ; mais un peu brusque d’abord et trop inattendue, ensuite ne constituant pas une leçon suffisante, parce que les torts sont trop partagés. Qui l’a tuée ? Le père, oui ; mais le fils aussi. Peut-être le fils plus que le père, et, par conséquent, le : « Voyez ce que la carrière préfectorale fait d’un homme ! » n’est pas assez net, n’est pas assez précis, n’est pas suffisamment démontré. Or, c’est C. Q. F. D. Et si ce ne l’est pas très vigoureusement, la scène n’émeut guère. Elle prend un air de quelque chose d’accidentel. Toutefois, cet acte est violent. C’est quelque chose. Cela secoue toujours un peu. Le public a reçu un coup. Il s’anime. La chute du rideau se fait dans de fort bonnes conditions.

Le quatrième acte est, malheureusement, le plus indécis de tous. Après la mort de sa femme, Perraud a été changé de résidence. On l’a envoyé dans un pays de grèves. Ceci, par le temps qui court, est insuffisant pour spécifier très nettement le pays, et, mettons donc qu’il a été envoyé dans une préfecture quelconque. Il y a mécontenté tout le monde. Les syndicats ouvriers s’agitent. L’émeute gronde…

Avant d’aller plus loin, je donne un conseil aux jeunes gens. Plus de dernier acte avec grève grondant à la cantonade ! Le public en a assez. La sédition des cinquièmes actes classiques a fait son temps ; le duel des cinquièmes actes (1850) a fait son temps. La grève des cinquièmes actes contemporains a remplacé l’antique sédition et le duel ancien. Mais elle commence à être un peu surannée, elle aussi. Mais, poursuivons…

Donc, l’émeute gronde. M. Perraud la réprime sans scrupule. Il fait donner la troupe. Le sang va couler. Avant qu’il coule, — et cette manière de ramener les affaires de famille comme entre parenthèses n’a pas plu beaucoup, — avant qu’il coule, le père Barrai survient et annonce à Perraud que le fils Perraud et la fille Barrai se sont conjoints en union libre et ont un enfant et qu’il vient, lui, Barrai, demander à Perraud.. Ne me demandez pas ce que Barrai vient solliciter de Perraud. Je n’y ai rien compris. Le fils Perraud a vingt-six ans, au moins, d’après le texte. S’il veut se marier, il le peut ; s’il veut rester en union libre, il lui est loisible. Que diable Barrai vient-il demander à Perraud ? Je n’en sais rien. Il me semble que le public, extrêmement froid, ne le sait pas plus que moi. On ne sait donc pas ce que M. Barrai vient demander à Perraud ; mais on apprend, avec une certaine indifférence, que Perraud le refuse, et ensuite, attendri, qu’il l’accorde. Allons, tant mieux ; mais nous serions plus contents encore si nous savions ce qui a été demandé, refusé et accordé. Et maintenant à l’émeute, s’il vous plaît.

Eh bien ! l’émeute suit son cours. L’effusion du sang est imminente. Le général n’attend qu’un ordre du préfet pour faire tirer. Le pauvre préfet sue une sueur d’angoisse. Il lutte contre lui-même atrocement. Il songe à aller se faire tuer à la tête des troupes. Puis enfin, son humanité d’il y a dix ans reprend le dessus. Il donne l’ordre de battre en retraite ; il envoie sa démission. C’est l’effondrement de l’être factice que Perraud, sous l’influence de sa fonction, avait créé en lui.

Certes, je l’aurais parié, et je félicite singulièrement M. Jullien de s’être dit qu’une profession modifie un homme, mais jusqu’à un certain point et qu’il y a une limite au-delà de laquelle cette force étrangère ne peut pas fausser, ne peut pas faire dévier un tempérament.

J’aime donc assez ce dénouement, bien qu’il n’ait été ni assez préparé ni assez expliqué. Mais le public m’a semblé ne pas l’approuver pleinement et avoir été un peu déçu. Le public aime la force et il aime le courage. La démission de M. Perraud lui a paru suspecte d’être dictée par quelque chose comme de la peur. Elle lui a paru une désertion. Il désirait secrètement que Perraud allât se faire tuer. Il est féroce, le public ; mais il fallait tenir compte de ces sentiments très probables et, pour les ménager, trouver une habileté, un expédient qui rendît tout à fait honorable, qui montrât tout à fait généreuse et incontestablement magnanime la dernière résolution de Perraud.

Assez maladroite, comme vous voyez, la pièce est cependant assez vivante et d’un relief assez puissant. Elle n’ennuie pas du tout, sauf, et non pas très fort, à quelques moments du second acte et du dernier. Elle est écrite soigneusement, non sans force, non sans un certain art des formules serrées et concises. C’est l’œuvre d’un homme de talent. Les amateurs voudront l’avoir vue. Je doute que la foule y accoure.

M. Franz-Adam Beyerlein.
La Retraite, drame en quatre actes, mis en français par MM. Maurice Rémon et N. Valentin. §

Le théâtre du Vaudeville a donné mercredi dernier une pièce qui a fait très grand bruit en Allemagne, la Retraite comédie dramatique de M. Franz-Adam Beyerlein, traduite par MM. Rémon et Valentin.

M. F.-A. Beyerlein est l’auteur de ce Iéna ou Sedan, étude sur l’armée allemande qui, il y a quelques années, a passionné les esprits dans toute l’étendue de l’empire allemand.

La Retraite m’a extrêmement intéressé. C’est une pièce qui a de gros défauts, mais qui a des qualités bien plus grandes encore. Elle est nette, dépouillée, ferme, d’une suite précise, sans flottement, sans déclamation aussi ; elle est dessinée. Elle est forte, sincère et probe, et quelquefois presque puissante. C’est une pièce virile. J’ai peur qu’elle ne plaise pas beaucoup aux femmes ; mais elle aura des partisans parmi les hommes réfléchis et tristes. Ce ne sont pas de très grands éléments de succès ici. Non, sans doute ; mais, comme toujours, ce n’est pas au succès que je songe, mais à mon opinion.

Quant aux défauts, qui ne sont pas médiocres, ils trouveront place, à se trop montrer, au cours de mon analyse.

Une petite garnison prussienne, proche la frontière française. Caserne de cavalerie. Types curieux d’officiers et sous-officiers, tous, je dis tous, diligemment, finement et presque admirablement tracés. L’officier sérieux, grave, intransigeant sur l’honneur et la moralité, surtout parce qu’il ne faut pas que ces croquants de pékins, ces gueux de socialistes et ces canailles de journalistes révolutionnaires prennent prétexte des fautes des officiers pour insulter l’armée ; un peu mystique avec cela ; on sent qu’il est convaincu de la doctrine théologique qui affirme la sainteté de la guerre et le droit de la force : c’est le lieutenant de Hœven.

L’officier sentimental, pas mauvais au fond, et qui pourrait être héroïque un moment, mais voluptueux, de complexion amoureuse, et qui se perdra par les femmes : le lieutenant de Lauffen.

L’officier supérieur galantin, qui risque un peu d’être fusillé pour aller sur terre française cueillir une rose de France à destination d’une petite folle qui a trente-cinq ans de moins que lui : le commandant de Bannewitz.

L’officier muscadin, régence, aristocrate et aristocratique, très élégant, un peu artiste, intelligent, spirituel et sceptique, celui qui sera le plus féroce vainqueur, ou se fera tuer avec élégance : le capitaine comte de Lehdenburg.

Le sous-officier fanatique d’honneur personnel, d’honneur militaire et de discipline, le maréchal des logis Volkhardt.

Le sous-officier borné, ponctuel et têtu, adorant ses chevaux, ne buvant pas, haïssant les femmes, dont il a eu jadis à se plaindre et les considérant comme un dissolvant des armées et de la société humaine : le maréchal des logis Queiss.

Autres personnages secondaires, tous bien modelés et très vrais, sauf un uhlan idiot, grosse caricature destinée à faire rire les septièmes galeries et parfaitement indigne de cette pièce distinguée et grave.

Or, le maréchal des logis chef, Volkhardt, veuf, a une fille qui demeure à la caserne avec lui. Cette jeune fille a été approximativement et presque officiellement la fiancée de Helbig, maintenant maréchal des logis à l’école militaire de Hanovre. Mais, pendant l’absence de son fiancé, elle est devenue amoureuse du lieutenant de Lauffen et s’est abandonnée à lui.

Helbig revient du Hanovre et s’aperçoit immédiatement du changement de sa fiancée à son endroit. D’autant plus que son ami Queiss, le sous-officier misogyne, qui se doute de quelque chose, lui a peut-être, par quelque réticence éloquente, donné quelque soupçon. Toujours est-il que l’entrevue de retour d’Helbig avec Claire est très froide, qu’une entrevue rapide entre Claire et le lieutenant de Lauffen est le contraire ; que nous sentons gronder l’orage et que ce premier acte nous en promet un second un peu dramatique.

Promesse tenue. Nous voici dans la petite chambre du lieutenant Lauffen. C’est son cabinet de travail. La chambre à coucher est à côté, là, à droite. Hœven sermonne doucement mais gravement Lauffen : « Prends garde ! Prends garde ! Je ne sais pas ce qu’il y a ; mais prends bien garde ! Tu es sur la plus mauvaise pente où puisse se mettre un officier. S’il en est encore temps, prende garde ! »

Lauffen bout d’impatience ; car il attend Claire.

Aussitôt le fâcheux parti, un signal est donné par Lauffen, et Claire artive. Scène d’amour assez vive, mais assez mal menée et entremêlée de considérations militaires sur la mobilisation et les premières hostilités possibles, où nous n’avons pas compris grand’chose, et que, du reste, je soupçonne les acteurs d’avoir un peu escamotées, « mangées », comme on dit populairement, parce que, peut-être, entendues plus distinctement, elles eussent été pénibles à des oreilles françaises. Enfin, en tout cas, la scène est froide et assez mal conduite.

Elle est interrompue, comme vous vous y attendez, naturellement, par l’irruption du maréchal des logis Helbig, qui se fait ouvrir la porte à peu près de force. Cette scène-ci, au contraire, est très forte et admirablement faite. Claire s’est réfugiée dans la chambre à coucher : « Jurez-moi, crie Helbig, que Claire Volkbardt n’est pas là ! » Réponses brutales et confuses de Lauffen. « Je sais ce que je voulais savoir », dit Helbig. Et il se précipite vers la porte.

Lauffen l’arrête d’un coup de sabre au front.

Étourdi un moment, Helbig se redresse et, colosse contre un freluquet, il colle Lauffen à cette porte maudite qui va céder, lorsqu’aux cris d’appel poussés par Lauffen, le maréchal des logis Queiss accourt.

Il voit et juge la scène d’un coup d’œil ; mais, docile, il arrête Helbig et l’emmène. Rideau.

Qui passera en conseil de guerre ? Helbig ; d’abord parce que Lauffen est son supérieur ; ensuite parce qu’il semble bien que Helbig a fait irruption chez Lauffen, l’a violenté et que Lauffen n’a frappé qu’en état de légitime défense. Donc Helbig, au troisième acte, passe en conseil de guerre. Sont témoins Queiss, Volkhardt et Lauffen.

Helbig, interrogé comme accusé, s’obstine à ne dire rien, par amour pour Claire. Attitude héroïque dont nous sentons bien tout l’héroïsme ; mais que, cependant, il aurait fallu trouver le moyen d’accuser plus fortement, de faire éclater dans toute sa grandeur. A toutes les questions : « Aviez-vous un motif privé d’animosité contre le lieutenant Lauffen ?… » il s’acharne à répondre : « Non. »

— C’est singulier ! On ne tirera rien de l’accusé. Interrogeons Volkhardt. »

Volkhardt ne sait rien. Helbig était le fiancé de sa fille. C’est un très bon garçon : voilà tout ce qu’il sait. — « C’est inexplicable. Interrogeons Queiss. »

Nous sommes tentés, un instant, de les trouver bâtes, ces juges militaires. Ils ne se doutent pas tout de suite qu’il y a une femme là-dedans ? Ils ne connaissent donc pas le proverbe des magistrats français : « Dans toute affaire criminelle, cherchez la femme » ?

Nous aurions tort d’avoir cette impression, surtout de formuler cette critique. Ces juges, ce n’est pas qu’ils ne soupçonnent point une affaire de femme, c’est qu’ils ne veulent pas la soupçonner ; c’est qu’ils voudraient bien qu’il n’y en eût pas. On le voit, — peut-être faudrait-il qu’on l’entrevît un peu plus tôt, — on le voit bien quand Queiss arrive.

Queiss, lui, le misogyne, dit du premier coup : « Il y a une femme ! »

— Pourquoi croyez-vous cela ?

— Parce que, pendant le temps, si court qu’il ait été, que j’ai passé dans la chambre de M. le lieutenant de Lauffen, j’ai vu les regards de M. de Lauffen et de Helbig ne pas quitter la porte de la chambre à coucher. Il y avait une femme dans la chambre à coucher. Je suis sûr qu’il y avait une femme dans la chambre à coucher.

— Vous rêvez… Il est misogyne. Il voit des femmes fatales partout.

— Je suis sûr…

— Retirez-vous !

— Je suis sûr ; d’autant plus que…

— Ah !… Parlez, puisque vous y tenez tant.

— D’autant plus que j’ai vu, antérieurement, une femme sortir à minuit de l’appartement du lieutenant.

— Allons donc !

— Certainement !

— Hallucination !

— Je ne crois pas aux revenants. Une femme bien nette de forme et de contours, sortant de l’appartement du lieutenant et filant vivement par le corridor.

— Vous ne l’avez pas suivie ?

— Non !

— Pourquoi ?

— Parce que j’ai entendu les chevaux qui se battaient dans l’écurie.

— Pour des chevaux qui se battaient, vous avez abandonné une piste qui intéressait si vivement votre curiosité ?

— Mais… sans doute ! (Un des plus beaux mots professionnels que j’aie entendus au théâtre ou ailleurs.)

— Mais enfin, finissent par se dire, vaincus par l’évidence qui point, les juges militaires, la caserne est fermée et bien fermée. Il doit être rare que des femmes s’y introduisent… (Songez au père de Claire qui est là et qui écoute ! Voyez sa figure !) Il faut, oui, il faut… par acquit de conscience, interroger Mlle Claire.

Claire est introduite.

Du premier coup, elle avoue tout.

Tiens ! Pourquoi ?

C’est ici le gros défaut de l’ouvrage. Le caractère de Claire est très mal tracé. Il n’est même pas tracé du tout. Cet auteur, qui dessine si ferme des caractères d’homme, semble ne savoir aucunement modeler un caractère de femme. Le caractère de Claire est mal tracé, nous est quasi inconnu, et, par suite, nous ne savons pas pourquoi elle agit de telle manière ou de telle autre. Pourquoi avoue-t-elle tout de go ? Pour sauver son ami Helbig ? Il faudrait que nous connussions qu’elle l’aime, au moins comme ami d’enfance et d’une forte affection fraternelle. Or, nous n’en savons rien, et elle ne nous est connue plutôt que comme ne l’aimant d’aucune manière.

— Peut-être est-ce pour sauver Lauffen ?

— Comment ! pour sauver Lauffen ? Elle l’accuse !

— Oui ; mais, nonobstant, pour sauver Lauffen, qui, cela a été dit fortement, va être appelé à prêter serment et qui, s’il est prouvé qu’il a fait un faux serment, sera dégradé et envoyé aux travaux forcés.

— Bien compliqué cela, puisque si Claire seulement ne dit rien, il n’y aura aucune preuve contre Lauffen, et puisque, en avouant, Claire ne fait que se perdre et le perdre sûrement, tandis qu’en se taisant, tout au moins elle laisse à elle-même et à Lauffen neuf chances sur dix de salut.

Pourquoi donc parle-t-elle ? C’est bien obscur. Et du moment que c’est obscur, c’est que c’est mal fait.

Moi, j’ai une idée de derrière la tête. Je prends Claire pour ce pour quoi elle nous a été donnée, en somme, pour une grande amoureuse qui aime passionnément Lauffen ; et dès lors je me dis : « Elle parle pour perdre Lauffen, parce qu’elle l’aime ; pour l’attacher à elle en le perdant ; pour que, jeté dans une « sale affaire », il n’ait plus qu’à mourir et elle mourra avec lui ; ou à donner sa démission et à fuir avec elle quelque part. Voilà quel doit être son dessein. »

Voilà ce que je me dis ; mais diantre, je reconnais que c’est compliqué aussi et que je le dis de ma grâce et que rien dans le texte n’autorise cette interprétation. Il faudrait que Claire éclairât un peu sa lanterne psychologique. Un petit bout de monologue préalablement explicatif ne serait pas de trop. Les dramatistes classiques abusaient du monologue préalablement explicatif, et, ventre-saint-gris, quand Camille invective contre son frère, nous savons outre mesure pourquoi. Mais encore ne faut-il pas tomber d’un excès dans un autre.

Toujours est-il que Claire a avoué ; et alors… ah ! que cette fin d’acte est belle ! Comme l’auteur a bien senti que nous ne nous intéressions beaucoup ni à Lauffen ni à Helbig, ni à Claire ; mais que nous nous intéressions surtout et presque uniquement à ce père, là-bas, au fond de la scène, qui, depuis une demi-heure, pâlit, blêmit, frémit, tremble, est au supplice ! Comme il a bien compris, à un autre point de vue, que, le quatrième acte devant porter sur Volkhardt, c’était sur Volkhardt qu’il fallait pousser, concentrer et appuyer l’attention du spectateur à la fin du III ? Le voilà, l’homme de théâtre !

Aussi de la conclusion de l’affaire criminelle, du jugement du conseil de guerre, pas un mot. Nous ne saurons jamais si Helbig a été acquitté ou puni avec d’infinies circonstances atténuantes ; et que nous importe, en effet ? Mais, en revanche, à peine l’aveu complet fait par sa fille, le vieux sergent se jette sur Lauffen. Il est arrêté à temps par Queiss qui le saisit à bras-le-corps et qui, ne perdant pas la tête, dit au conseil : « Volkhardt se trouvait mal. Il tombait. Je l’ai soutenu. »

Et le capitaine élégant et sceptique, s’avançant jusqu’à Volkhardt : « Allons ! vieux soldat, du courage ! D’aplomb ! Debout ! Il faut que ça aille ! » Et il le suggestionne par le geste (admirablement fait par M. Duboscq tout cela). Et le pauvre vieux soldat, se raidissant, comme sous les balles ; « Oui, mon capitaine ; il faut que ça aille ! » Rideau. — Un des meilleurs actes que je sache, malgré ses défauts et peut-être la meilleure fin d’acte que j’aie jamais vue.

Le quatrième acte est moins bon, beaucoup moins ; intéressant encore. Hœven supplie Lauffen de réparer sa faute en épousant Claire. Lauffen s’y refuse. Ce n’est pas tant à cause de Claire qu’à cause des parents supposés de Claire qui deviendraient les siens et qui doivent être gens de bien peu. Fi donc ! —  Il n’est pas très sympathique, le beau Lauffen, à ce moment-là.

Puis c’est Volkhardt qui survient, comme on l’attend. Il vient proposer à Lauffen un duel américain, tête à tête, chacun avec son revolver d’ordonnance. Il a apporté le sien.

« Jamais, répond Lauffen. Je ne me bats pas avec des inférieurs. Tirez sur moi si vous voulez. »

C’est le mot de Charles-Quint à Hernani :

Des duels avec vous ! Arrière ! Assassinez !

Seulement, le mot de Charles-Quint est très beau, parce qu’il répond à un sentiment très juste, tandis que le mot de Lauffen et son acte, quoique courageux, ne sont pas justes, parce qu’on peut et qu’on doit se battre avec un homme qui est devenu votre égal puisqu’on l’a fait son beau-père. Par tout pays il faut savoir subir la conséquence de ses actes. — Tant il y a que devant son supérieur, et surtout, ce me semble, devant un homme désarmé et qui « présente son estomac ouvert », Volkhardt laisse tomber son arme, sans la lâcher, le long de sa cuisse.

Survient Claire. (Elle était même là depuis quelques minutes ; mais peu importe.) Son père, un peu attendri, un peu fléchissant, lui dit : « Soit ! Je pardonne ; mais à une condition : c’est que nous irons enterrer notre honte dans quelque coin obscur, oubliant, oubliés… ».

— Jamais ! répond Claire. Moi, quitter mon amant ! Jamais ! Je m’attache à lui…

— Oh ! s’écrie Volkhardt redevenant furieux. Il ne veut pas mourir, il ne veut pas t’épouser et tu ne veux pas le quitter ! Cela veut dire que tu resteras avec lui un an, qu’il te lâchera et que tu passeras à un autre ! Femme à lieutenants ! C’est immonde ! »

Et il la tue.

Il la tue bien vite, sans qu’on ait vu sa colère monter, sans qu’il y ait beaucoup de raisons pour qu’il la tue plutôt que le lieutenant, et même tout au contraire. On ne comprend pas bien ; peu s’en faut qu’on ne comprenne pas du tout. On a cette sensation vague qu’il la tue parce qu’il avait un coup de revolver à tirer et qu’il fallait bien qu’il le tirât sur quelqu’un, un peu au hasard.

Je ne dissimulerais nullement, moi très grand admirateur de la pièce, que ce dénouement est déconcertant et, de quelque façon qu’on l’explique ou qu’on le prenne, d’une très grande faiblesse. Mais la pièce en son ensemble est d’une grande force et d’une grande beauté.

Elle a été, presque par tous, fort bien interprétée. Pour une fois, donnons des places. Ça amuse. Au premier rang M. Lérand, gêné dans son uniforme, mais d’une intensité d’émotion et de désespoir admirables, incroyablement beau, particulièrement au troisième acte.

Tout près de lui, M. Gauthier, d’une vérité et d’une noblesse simple tout à fait ravissantes dans le rôle d’Helbig.

Et c’est ensuite M. Dubosc, charmant de légèreté fringante et se faisant une voix de sarcasme excellente dans le personnage du comte de Lehdenburg.

Puis c’est M. Colombey, agréable dans le rôle du vieux commandant galantin.

Puis c’est M. Monteaux, bien distingué en officier austère et mystique.

Puis M. Roger Vincent, maladroit, inexpérimenté, mais chaleureux et tourmenté d’une façon intéressante dans le rôle de Lauffen, rôle du reste infiniment ingrat et difficile.

Et quelle excellente artiste Mlle Mellot sera une autre fois ! J’en suis sûr.

Jules Lemaître.
La Massière, comédie en quatre actes. §

La Massière est une charmante comédie du « genre Gymnase », comme on disait il y a trente ans, c’est-à-dire une comédie fine et tendre, spirituelle et sentimentale, pleine de passion et pleine d’honnêteté, où il est montré au public de quelle manière les honnêtes gens sont passionnés et où, par conséquent, le public se reconnaît tout de suite avec complaisance et s’applaudit tout d’abord lui-même avec enthousiasme. Mon Dieu ! l’auteur en profite.

Et de tout le théâtre qui ressortit à ce genre, la Massière est certainement la pièce la plus originale, la plus doucement gaie, la plus fine, la mieux écrite et, si je me laissais aller, j’ajouterais la mieux faite — mais je ne me laisse pas aller — que je connaisse.

Et donc ce n’est pas un chef-d’œuvre ; mais n’ignorez point que c’est tout près d’être un chef-d’œuvre. A coup sûr, c’est une pièce qui donne trois heures d’un plaisir qu’on se félicite et qu’on s’honore d’avoir ressenti. Pièce rare par conséquent par le temps qui court, oui, pièce rare.

La « massière » est, dans un atelier de jeunes femmes peintres, ce que le « massier » est dans un atelier de jeunes peintres ou de jeunes sculpteurs. Or, le massier, dans un atelier de jeunes peintres ou de jeunes sculpteurs, c’est l’intendant, l’économe, le questeur. C’est celui qui réunit les cotisations et qui a entre les mains, pour les dépenses communes, le trésor de la communauté, ce qu’ils appellent « la masse ». Voilà ce que c’est que la massière.

Or, la massière du très fréquenté atelier Justinian est Mlle Juliette Dupuy. Mlle Juliette Dupuy est une fille très honnête et très courageuse, qui travaille comme un petit cheval pour nourrir sa vieille mère et son jeune frère et qui, du reste, a un commencement de talent. Elle a été distinguée par le professeur de l’atelier Justinian, le peintre Marèze, qui en est venu peu à peu, en passant de l’estime à l’amitié et de l’amitié à la tendresse, à l’aimer d’amour, sans précisément s’en douter, et vous n’ignorez pas que c’est la vraie façon d’aimer très fort. Le grand amour est un amour qui a pris conscience de lui-même après avoir été inconscient pendant très longtemps, et plus il a été inconscient et plus longtemps il l’a été… je vous ferai la théorie une autre fois.

Donc Marèze aime très profondément la massière. Il a cinquante-sept ans, pas un cheveu noir, de la ceinture, comme dit mon tailleur, hélas ! et sent très bien qu’il lui serait parfaitement ridicule d’être amoureux ouvertement et qu’il doit plutôt « rentrer ça », comme dit le bon peuple. Mais ces choses n’empêchent point qu’il ne soit amoureux très profondément.

Il protège Juliette, il lui procure des travaux, des leçons, il lui achète ses petits tableaux, prétendûment pour le compte d’un riche Américain ; il constate, presque avec trop de plaisir, qu’elle est très sage et il l’encourage à la vertu, etc.

Tout cela nous est exposé clairement et finement dans un premier acte amusant, papillotant, qui nous met en même temps sous les yeux l’atelier Justinian et qui n’est pas « plein comme un œuf », ainsi qu’aimait à dire ce pauvre Larroumet ; mais dont on ne s’aperçoit qu’après coup qu’on aurait pu s’aviser qu’il est un peu vide.

L’action s’engage au second acte, qui est le meilleur de l’ouvrage et qui est délicieux. Marèze est marié et il a un fils de vingt-trois ans. Sa femme est jalouse. Elle a cinquante ans et elle est jalouse. Il n’y a pas d’âge pour la jalousie. Elle a bien vu que, récemment, Marèze a refusé de prendre sous sa direction un atelier d’hommes, pour rester à la tête de son atelier de jeunes filles, et elle a parfaitement compris. Elle a fait promettre à son mari au moins de ne plus recevoir la massière chez lui et elle lui fait la petite scène quotidienne qu’il est infiniment probable que vous connaissez tous.

« C’est idiot d’être jalouse comme cela, lui dit le bon Marèze.

— Mais, lui répond Mme Marèze, l’amour c’est la jalousie. (C’est une femme qui parle.)

— Hum ! réplique Marèze, être jaloux, c’est aimer comme on déteste. »

Ils ont raison tous deux excellemment.

Mais voici, pendant une courte absence de Mme Marèze, Juliette qui arrive et qui reste quelques instants avec Marèze. Mme Marèze, bien entendu, revient vite et les surprend au moment juste où Juliette prend congé. La scène conjugale recommence. Aux reproches de sa femme Marèze ne répond que par des oh ! et par des ah ! qui sont, dits par M. Guitry, d’un comique immense.

Le jeune Marèze survient, calme un peu sa mère, envoie son père faire un petit tour pour reprendre ses sens et se rafraîchir et bientôt reste seul sur la scène.

Juliette revient. Elle avait oublié quelque chose. Elle cause avec le jeune homme. Ils s’étaient déjà entrevus une ou deux fois ; mais n’avaient jamais causé ensemble. Ils conversent avec la liberté de bons camarades qui est d’usage dans le monde artiste. Pas un mot de galanterie. Idées échangées sur l’art, sur la vie, sur la façon dont un jeune artiste un peu sauvage, mais très idéaliste, comme est le jeune Jacques, comprend la vie.

Et voici — il faudrait, selon moi, que ce fût un peu plus marqué ; mais la scène, telle qu’elle est, est exquise, — et voici que nous sentons que Juliette s’aperçoit d’une chose. Elle s’aperçoit que Jacques, c’est Marèze jeune, c’est Marèze à vingt-trois ans. Même bonté, même générosité, même indépendance, même propreté morale, le tout avec un peu plus de raffinement, d’une part, et aussi un peu plus d’ardeur.

Et comme elle aimait le père filialement, elle commence à aimer le fils, en quelque sorte sans déplacer son cœur ; mais, naturellement, elle aime le fils d’une amitié un peu plus amoureuse, puisqu’il a trente-quatre ans de moins ; mais encore il est sensible qu’elle les aime tous deux ; et il n’y a rien de plus juste et il n’y a rien qui promette mieux (et qui donne déjà) un drame psychologique infiniment touchant tout en étant infiniment honnête.

Au milieu de cette idylle tombe naturellement la mère.

« Ah ça ! elle est toujours ici, celle-la ! » — Mme Marèze est furieuse. Elle chasse littéralement Juliette, qui se retire avec dignité et avec douleur et, pour la première fois de sa vie, Jacques blâme sa mère avec respect, mais avec force. « Très bien, disons-nous, cette pauvre Mme Marèze vient de rendre son fils amoureux de Juliette. Elle a fait un beau coup. Elle a déchaîné le drame dans sa maison. »

Il y est, au troisième acte, le drame, il y est pleinement. D’une part, Marèze ne voit plus Juliette chez lui et, à l’atelier, est gêné avec elle et la sent gênée avec lui ; d’autre part, on ne voit plus du tout ou presque pas du tout Jacques Marèze à la maison. Que diable fait ce garçon-là ?

Marèze l’apprend tout à coup. Quatre ou cinq petites filles de l’atelier étant venues le voir, je ne sais plus pourquoi, l’une d’elles lui dit sans penser à mal : « J’ai vu votre fils, hier. Il était au Louvre, dans la salle des Primitifs, avec la massière.

— Ah !… Vraiment… Qu’est-ce qu’ils faisaient ?

— Eh bien ! Ils regardaient les tableaux ! Qu’est-ce que vous voulez qu’on fasse au Louvre ?

— C’est juste. »

Les petites filles s’en vont, et à celle qui a ainsi parlé à Marèze une camarade plus intelligente dit violemment : « Casserole ! va ! » — Je n’ai pas besoin de vous dire que le mot a eu du succès.

Marèze est désolé et furieux. Son fils arrive, en retard comme toujours, quand il vient. Silences d’abord. Puis propos vagues. Puis enfin Jacques se décide : « J’aime Juliette Dupuy et je compte l’épouser… »

C’est une tempête générale. Mme Marèze d’abord qui ne réfléchit pas tout de suite — et c’est assez naturel, quoi qu’on en ait dit autour de moi — à ceci que le meilleur moyen de détacher Marèze père de Juliette, c’est de donner Juliette à Marèze fils, et qui a rêvé pour son fils un mariage fastueux ; car vous avez assez vu qu’elle est bête ; Mme Marèze, donc, ne songe d’abord, pour le moment, qu’à son horreur pour le mariage d’artistes et cherche énergiquement à dissuader Jacques de ses projets d’union. Elle dit toutes les banalités en usage dans ces occasions, et son fils lui répond le plus sensément du monde.

— Je répète que cette scène est juste et naturelle ; que le premier mouvement de Mme Marèze doit être celui-ci ; qu’il va de soi que pour le moment elle y cède ; que si le public (peut-être) dit sourdement à Mme Marèze : « Mais tu plaides précisément contre toi, contre tes sentiments intimes et contre ce que tu souhaites ou ce que tu devrais souhaiter » ; c’est que le public devance l’action, va plus vite qu’elle, va plus vite que l’ordre et la succession naturels des sentiments de Mme Marèze. Et, si l’on veut, je conviens, du reste, que cette scène pourrait être retranchée sans un sensible inconvénient.

Cependant Marèze, qui était sorti, un peu suffoqué, rentre et d’abord refait un peu à son fils la scène que vient de lui faire sa mère — mais le défaut est léger parce que c’est très court — puis, sur une réflexion respectueuse, mais incisive de son fils : « On dirait que je te la prends ! », éclate enfin et se décharge furieusement : « Eh bien ! oui, tu me la prends ! J’avais cette fleur d’automne à regarder, à respirer, à voir croître doucement, entourée de mes soins. Tu me la prends ! Que demandais-je ? La fille qui me manque et que tu ne remplaces pas, sans doute ; l’enfant fine, tendre et un peu câline, fille de mon intelligence, de mon expérience d’artiste et de mon cœur. Tu me la prends !… » — Il va ! Oh ! les amoureux de cinquante ans ! Demandez à Corneille.

Ils vont bien. Ils vont d’autant plus, j’entends dans leurs imprécations, que, sourdement, ils se sentent plus ridicules. Il n’y a rien qui excite plus que cela.

Toujours est-il que Marèze finit par s’écrouler, assommé, les bras croisés sur la table de famille et la tête entre ses bras.

Et maintenant Mme Marèze a compris… Non pas encore. Je vous ai dit qu’elle est bête ; mais elle commence à entrevoir que tout au moins il faut qu’elle voie Juliette pour tirer tout cela au clair. Elle envoie un petit bleu à Juliette Dupuy. Rideau.

Juliette est venue à l’appel de Mme Marèze. Elle subit l’interrogatoire. Elle apprend à Mme Marèze stupéfaite qu’il n’y a jamais eu un mot d’amour échangé entre Jacques et elle ; que c’est par Mme Marèze elle-même qu’elle a connaissance depuis une minute de l’amour de Jacques pour elle ; que, par conséquent, il n’y a pas une fille au monde qui soit moins une intrigante que Mlle Juliette Dupuy. A travers sa stupéfaction, Mme Marèze, qui est une nature droite, d’abord rend pleine justice à Juliette ; ensuite lui donne un peu de son cœur ; et enfin elle finit par comprendre. Elle y a mis du temps, mais interrogez les physio-psychologues de la Sorbonne sur la durée de la transformation de la sensation en idée chez certains sujets. Chez quelques-uns, il faut six ans ; chez d’autres, quinze ; chez d’autres, on calcule que l’éternité n’y suffirait pas. Mme Marèze finit par comprendre que c’est précisément le mariage de Juliette et de Jacques qui arrangerait tout, et elle se promet de faire consentir son mari à ce mariage.

Et elle le fait.

Et c’est cela — la seconde moitié du IV — qui n’est peut-être pas très bon.

L’ombre de Sarcey : « Mais, mon cher ami, vous avez manqué la scène à faire et fait la scène à ne faire point… Oui, je vous vois me demander quelle était la scène à faire… Mais c’est limpide ! Il y en avait deux, deux et vous aviez le choix entre ces deux ; et vous faites la troisième, malheureux ! Il y avait la scène à faire suivante : père et fils ; le père plaide pour lui ; le fils plaide pour lui ; le fils dit : « Elle m’aime ! » ; le père dit : « Elle m’aime aussi. » Ils ont raison tous les deux ; mais c’est celui qui est aimé d’amour qui a raison davantage. Jacques finit par le faire sentir à son père, qui est très bon et qui ne veut pas que son fils souffre et qui finit par convenir que c’est aux vieux de souffrir. Voilà une première scène à faire ; je ne l’aime pas beaucoup ; mais elle est possible et, traitée par vous, cher enfant, ce serait une scène de maître.

« Seconde scène à faire : Marèze, Juliette. Ah ! celle-là, mon petit, c’est la vraie, c’est la seule vraie ; c’est celle que nous attendons, que nous réclamons, que nous voulons, tous, entendez-vous, tous ! N’y a que ça, n’y a que ça ; puisque c’est à ça que je pense.

« Donc Marèze, Juliette. Vous faisiez tout à l’heure pleurnicher Juliette devant Mme Marèze. C’est, pardieu, bien devant Marèze qu’il faut qu’elle pleurniche, qu’il faut, vous m’entendez bien, qu’il est de toute nécessité qu’elle pleurniche. C’est à lui qu’elle dira, en se faisant arracher les mots, qu’elle aime Jacques ; mais qu’elle l’a plutôt évité et qu’elle le refuse, parce que… « parce que, mon cher maître, ça vous ferait trop de peine ». C’est en voyant la délicatesse de ces sentiments et en la voyant pleurer et en se sentant aimé, lui aussi, et d’une autre façon que son fils, mais tendrement encore, ce qui est toujours une consolation, qu’il s’attendrira et aussi qu’il fera cet effort de purifier son amour de ce qu’il a de relativement grossier et de le transformer en une amitié purement paternelle ; et au travers de ses propres larmes, content de lui, du reste, et avec un petit grain de cornélianisme dans la pensée, il verra son petit-fils au bout de l’année prochaine et il appellera son fils et il criera un peu trop fort — vous saisissez la nuance ? — « Viens l’embrasser ! »

« Voilà la scène à faire ; qui serait admirable, puisque c’est celle que j’imagine.

« Au lieu de cela, grands dieux ! vous confiez le soin de convertir Marèze, à qui, oui, à qui, je vous le demande ! Au personnage antipathique de la pièce, à Mme Marèze ! Et c’est par une scène de raisonnements et non par une scène desensibilité qu’elle le décide ! Le public, et à cause du choix de l’avocat, et à cause de sa manière de plaider, est tout de suite refroidi. Oh ! qu’il l’est !

« Tenez, il y avait encore moyen. Soit ! Entre deux scènes, qui étaient indiquées comme excellentes, vous choisissez celle qui était indiquée comme faible. Mais cette scène-ci elle-même, cette scène faible, vous pourriez la faire prégnante en faisant appel au sentiment et non à la ratiocination. Il y a dans votre pièce, au II, je crois, une scène ou Mme Marèze rappelle et raconte (et avec quel charme !) ses amours et son mariage avec Marèze et où Marèze s’attendrit. Mais, par tous les diables, si vous ne voulez, au IV, ni de la scène Jacques-Marèze ni de la scène Juliette-Marèze, et si vous tenez mordicus à votre scène Marèze-Mme Marèze, c’est cette scène du II que vous devez mettre au IV ! C’est limpide : « Voilà ce que nous étions, mon bon ami ; voilà ce qu’ils sont ; ce qu’ils vont être. Laisse-leur leur tour. Au nom de nos amours anciennes, souris aux leurs. C’est nous, cher ami, qui revivons tous les deux dans eux tous les deux. Tu sais bien que la seule joie des vieux, c’est le bonheur des jeunes. » Et patati et patata. La voilà, votre scène, même à entrer dans votre plan, qui n’est pas bon. Et traitée par vous, ah ! mon petit garçon, quelle merveille !… »

Voilà ce que dit l’ombre de Sarcey, et je crois bien qu’elle a tort. Seulement, je n’ai pas le temps de la réfuter.

Tout compte fait, trois actes et demi sur quatre, dans cette pièce, sont délicieux. C’est une œuvre charmante, et ç’a été un très grand succès, de la prolongation duquel je suis sûr.

La Massière, a été jouée à miracle. M. Guitry a été extraordinaire de vérité, comme toujours, et aussi d’émotion vraie, sans rien de déclamatoire, dans le personnage de Marèze. Une observation seulement, que je soumets (je tiens à souligner le mot) à son goût si sûr. Est-ce qu’il ne marque pas un peu trop Marèze ? Marèze a cinquante-cinq ou cinquante-six ans, dit, ce me semble, le texte. C’est la vieillesse commençante ; ce n’est pas la décadence, encore moins la décrépitude. Or, M. Guitry fait de Marèze, physiquement, un vieillard proprement dit. Il me semble que c’est une faute, parce que, dès lors, la jalousie de Mme Marèze ne laisse pas de se comprendre, puisque les femmes sont jalouses de leurs maris jusqu’au dix-neuvième lustre de ceux-ci, mais ressortit au comique burlesque et non plus au simple comique.

Il faut que Mme Marèze ait encore lieu, sans être trop stupide, d’avoir quelques craintes au sujet de son mari. — D’autre part, il faut que Juliette puisse avoir pour Marèze, non pas de l’amour, même infinitésimal, non sans doute, mais encore ce sentiment que vous savez bien, ce sentiment qui est mêlé d’affection filiale, de gratitude et de tendresse inconsciemment amoureuse et qui ferait dire, si l’on en prenait conscience : « Charmant ! Quel dommage qu’il n’ait pas vingt-cinq ans de moins ! » — Pour toutes ces raisons, il faut que Marèze à la scène « paraisse cinquante ans », comme on dit à Paris. Or, il paraît, à la Renaissance, en avoir soixante-cinq. M. Guitry s’est un peu trop marqué. Ce n’est qu’une nuance ; mais elle a son importance.

A Mme Brandès, je dirai comme Molière à une de ses actrices dans l’Impromptu de Versailles : « Pour vous, je n’ai rien à dire. » Elle est la vérité même et le charme de la vérité.

De même, M. Boisselot, dans un rôle épisodique d’académicien « vieille ficelle », a été délicieux, à son ordinaire.

Mme Judic, dans le personnage très difficile de Mme Marèze, s’est montrée comédienne accomplie et a fait preuve d’un extraordinaire instinct, ou savoir, de la mesure juste.

Enfin M. Maury, dans le personnage de Marèze, le fils (car j’ai un correspondant qui regarde comme criminel de dire : le fils Marèze) a été admirable. On ne peut pas être plus vrai, de la tête aux pieds et de tous les mouvements et de tous les gestes. Le petit jeune peintre, timide, sauvage, ingénu et hardi et volontaire et cependant respectueux, encore que familier, à l’égard de son père, d’un respect où l’on sent plus encore la vénération pour le grand artiste que le respect proprement filial… oui, tout cela y était, très net, et admirablement concilié et fondu et sans effort apparent et avec aisance. M. Maury nous a donné une fête d’art.

Quels bons acteurs et surtout (évidemment) quel metteur en scène, quel directeur de la scène et quel professeur d’artistes dramatiques il y a à la Renaissance ! La Massière s’annonce comme devant être la pièce de l’année.

Émile Veyrin.
L’Embarquement pour Cythère. §

L’Embarquement pour Cythère de ce pauvre Emile Veyrin mérite de rester indéfiniment dans la bibliothèque des lettrés. Avec une délicatesse touchante, la veuve du pauvre poète a dédié la pièce imprimée à M. Armand Bour, directeur des Bouffes, qui seul avait démêlé le mérite extraordinaire de ce poème. Vous en connaissez le sujet et je me borne à y glaner de jolis vers comme fleurs en se promenant dans un joli parc à la française.

Propos de galanterie. Dix courtisans entourent la marquise et l’encensent élégamment.

LE PRINCE.

Je vous prends à témoin, Messieurs, quand rose et pâle,
La marquise, un caprice à nuance d’opale,
A paru sur le seuil de ce parc enchanté,
Ce fut l’aube. A tel point que le coq a chanté.

LA MARQUISE.

Voyez si notre France est la terre bénie !
Même les coqs y sont de bonne compagnie,
En courtisans de cour ils éveillent l’écho,
Et c’est un madrigal que leur cocorico.

La marquise demande à Grimm quelle est sa première impression sur la France : « Tourbillonnante », répond le spirituel Allemand :

Le Français a l’esprit fin, la grâce prenante.
Mais justifie, autant que je puis en juger,
La réputation qu’il a d’être léger.
Il saute d’un sujet à l’autre par boutades :
Même ses mots profonds ont des airs d’incartades.

LA MARQUISE.

Sans doute, notre esprit est trop papillotant.
C’est même pour ce grand défaut qu’on l’aime tant.
En quête d’aperçus nouveaux et de coins roses,
Sans appuyer, il court sur la pointe des choses.
Un objet lance-t-il un prisme ensoleillé ?
L’esprit quitte l’objet et court émerveillé
Après le prisme. C’est légèreté. Qu’importe ?
Les mots légers volent plus loin : le vent les porte.

Petit cours d’histoire du xviiie siècle et dissertation sur les mœurs du temps par la marquise. Il me semble, d’abord, que c’est à peu près cela, et ensuite c’est un cours assez bien écrit :

La femme a promulgué pour loi la politesse,
Mais celle d’aujourd’hui n’est pas celle d’hier.
Jadis, par la raison qu’on était duc et pair,
On se croyait tenu de prêcher, plein de morgue,
Dans sa perruque ou dans sa fraise à tuyaux d’orgue ;
A présent, on est fin, léger, étincelant ;
L’esprit est la raquette et le mot le volant.
Un seul but : amuser ; un seul mérite : plaire.
C’est là notre vertu, vertuchou, la plus claire.
A qui beaucoup amuse on pardonne beaucoup.
Mais jamais, si l’on veut rester homme de goût,
En parole on n’aura la plus faible licence.
C’est en fait seulement qu’on permet l’indécence.

Petite scène entre la marquise et le colonel. Il n’est peut-être pas absolument inutile que je vous dise, parce qu’on n’en fait plus comme ça, que le colonel est âgé de sept ans.

LE COLONEL.

Je viens pour vous baiser la main, belle marquise.
Grâce à vous la faveur du roi me fut acquise
Et je suis colonel !

LA MARQUISE.

Colonel !

LE COLONEL.

A sept ans,
Et j’ai de vieux troupiers sous moi pour combattants.
Nous montâmes le douze à l’assaut.

LA MARQUISE.

Quelle histoire !
A l’assaut, vous ! porté dans les bras de la gloire ?

LE COLONEL.

Non ! Porté dans les bras de mes bons grenadiers.
Si j’ai tenu ce que de moi vous attendiez,
Que le bout de vos doigts m’offre ma récompense.

LA MARQUISE.

Qu’il est mignon ! (Elle l’embrasse.)
A quoi, folle, est-ce que je pense ?
Un colonel !… Pour prix de votre action d’éclat,
Au baiser daignez joindre un petit chocolat.
Les aimez-vous ?

LE COLONEL.

Beaucoup !… Moins que votre personne.

LA MARQUISE.

Alors, songez au rendez-vous que je vous donne.
Si je vous plais, ce qui montre votre bon goût,
Revenez dans vingt ans et je vous dirai tout.

Et certainement cette scène manquait à la Guerre en dentelles de M. Georges d’Esparbès.

Plus loin, dans une scène dont je ne dirai point, du reste, qu’elle est du goût le plus délicat, un mot bien joli, un peu vif, un peu fringant, mais du plus pur xviiie siècle. La marquise, qui a passé la nuit au bal, veut expliquer au président pourquoi elle a les yeux battus — ou « abattus », comme dit George Sand dans sa correspondance avec Musset :

……..Enfin je me faufile au lit ;
Mais concevez l’étonnement qui me remplit.
Bientôt je m’aperçois que je n’y suis pas seule.
— Dans la chambre ! — Dans le lit ! Sans être bégueule,
Je n’aime pas beaucoup ces familiarités…
Hum ! Vers faux. « Familiarité » est plus long que ça. Mais continuons :
— Quelqu’un dans votre lit ! Allons ! vous plaisantez ?
— Je ne plaisante pas du tout. Avec astuce,
Entre mes bras s‘était introduite une puce.
— Une puce ! Ah ! cela modère mon émoi.
J’aime mieux que ce soit une puce. — Pas moi.

Un des soupirants de la marquise lui a envoyé un diamant ; la marquise le lui a renvoyé avec une certaine rudesse. Le soupirant l’a brisé et de la poussière qui s’en est suivie il a poudré la lettre suivante :

Quand je vins j’étais diamant.
Tu m’as brisé d’une main fière.
Je viens à nouveau. Seulement,
Vois, cette fois je suis poussière.
Un marteau, tu l’auras voulu
De l’existence me délivre.
Ma beauté ne t’avait pas plu :
Ma beauté ne devait plus vivre.

Et ceci nous amène au tournoi des déclarations ou au carrousel des madrigaux. Ils ne sont pas tous d’égale valeur, mais à les voir passer, en caracolant, les uns après les autres, le spectacle papillotant et tout frissonnant de poudre à la maréchale est bien joli :

GRIMM.

Si vous m’aimez, la fleur si tendre qui se cache,
Symbole parfumé, dans tout cœur allemand,
La petite fleur bleue à corolle sans tache…
Pardonnez ! Je suis trop ému dans ce moment.

LE VICOMTE.

Si vous voulez me suivre à l’île de Cythère,
Sous l’ombrage enchanté de ses petits vallons,
Je saurais vous conduire au seuil du doux mystère
Par les chemins les plus fleuris… et les plus longs.

LE DUC.

Vous seriez mon idole et mon impératrice,
Et sans but nous irions dans la vie en rêvant,
Moi, le vent de votre caprice,
Et vous le caprice du vent.

L’ABBÉ.

Mon sort est ici-bas le meilleur et le pire,
Je me tiens dans votre ombre et marche dans vos pas
Mon amour est semblable à l’air : on le respire ;
On ne l’aperçoit pas.

LE PRÉSIDENT.

Cupidon n’avait plus vingt ans. Le sagittaire,
Ayant beaucoup joué de son arc sur la terre,
Les flèches se faisaient rares dans son carquois ;
Les petits jeunes dieux clignaient des yeux narquois,
Et comme à ses côtés, dormait une bergère :
« A nous, s’écriaient-ils, la nymphe bocagère ;
Attrapons le gibier sous le nez du chasseur. »
Comment de son trésor demeuré possesseur.
Ne sachant plus blesser, sut-il encore plaire ?

LE DUC.

Comment ?

LE VICOMTE.

Nous demandons comment.

LE PRÉSIDENT.

C’est son affaire.

La note sentimentale et grave, que je mets tout de suite auprès de la note piquante. A moi aussi, c’est mon affaire. Le chevalier Gilbert ne se mêlant pas beaucoup à la conversation brillante qui est toute la pièce à vrai dire, on lui demande quel est son rêve à lui, car on sent qu’il est homme à en avoir un. Il se fait un peu prier, puis :

Mon rêve c’est celui de Baptiste et de Jeanne,
L’amour d’un paysan et d’une paysanne,
C’étais par un matin charmant du mois de mai,
Les cloches tintaient mieux dans l’air plus parfumé.
Baptiste rencontra Jeanne et la trouva belle.
« Je suis pauvre », dit-il. « Je suis pauvre », dit-elle.
Sous le grand ciel tous deux se tendirent la main,
Et pour eux commença le grand travail humain,
Espoirs souvent trompés, jours de deuil, jours de fête,
Car c’est de tout cela que notre vie est faite.
Ils eurent des enfants et des petits-enfants.
Résignés, quelquefois humblement triomphants,
Ils ne prirent aucun repos de la journée ;
Puis, par un calme soir, leur tâche terminée,
Ils sentirent leur fin venir, chacun son tour.
Main dans la main, s’aimant ainsi qu’au premier jour,
Ils entrèrent ensemble en l’infini mystère.
— Et c’est là le plus beau poème de la terre.

Et voilà seulement une petite partie des belles choses qu’Émile Veyrin avait tirées de ce sujet : une dame qui était malade, qui ne voulait pas se soigner et qui est morte en partant pour les eaux d’Aix. Ce Veyrin ne manquait pas tout à fait d’imagination. Il aurait corrigé un peu, je crois, son poème, avant de le livrer à l’imprimeur. En transcrivant, je remarquais tout à l’heure, et vous avez remarqué aussi bien que moi, un « ils sentirent leur fin venir, chacun son tour » qui n’est peut-être pas français, si j’ose dire. — J’ai noté plus haut : « Quoiqu’il vaudrait bien mieux laisser le médecin seul avec son sujet » ; et je doute peu qu’il eût valu mieux écrire : « Quoiqu’il fallût… » — J’ai jeté un coup de crayon à côté de : « Quand ici j’ai tombé, comment dirai-je ? à pic », parce que mon opinion est plutôt qu’il n’y aurait pas de mal à mettre ! je suis tombé ». Cependant, on sait que « j’ai tombé » a pour lui des exemples très considérables. — Mais d’abord ces taches sont excessivement rares dans l’ouvrage d’Émile Veyrin, et ensuite ce n’est pas de sa faute [je suis tout fier d’avoir l’habitude de faire cette faute, depuis que j’ai vu que Sainte-Beuve l’a faite en écrivant à Hugo] si, traversé par la mort, il n’a pas pu un peu remanier son poème çà et là avant de le faire mettre sous les presses. Avec deux premiers actes délicieux, un second un peu vide, un dernier d’une mélancolie touchante, quoique ne contenant rien qu’une agonie, — mais l’agonie d’une rose, — l’Embarquement pour Cythère reste une de ces œuvres charmantes qu’on ne veut pas oublier.

Émile Veyrin est mort l’année dernière à l’âge d’environ cinquante ans.

M. Paul Hervieu
La Loi de l’homme, pièce en trois actes. §

La Loi de l’Homme, drame sombre, dur et atroce, est, malgré toutes les critiques que j’en vais faire probablement moi-même, une des plus belles œuvres de théâtre que j’aie entendues depuis longtemps.

Ne croyez point que je cède à une tentation que je connais bien, mais que je n’écoute jamais, celle de dire du bien d’un ouvrage qui déplaira probablement au public, ce jui vous donne tout de suite un petit air de supériorité. C’est bien parce que, malgré ses défauts, je trouve que la Loi de l’Homme est une œuvre de premier ordre que je le dis tout d’abord, avec énergie et avec reconnaissance envers l’auteur. Maintenant, causons.

Mme de Raguais est trompée depuis deux ans par M. de Raguais qui a pour maîtresse Mme d’Orcieu. Mme de Raguais vient d’avoir la preuve évidente, non juridique, de son infortune. Que faire ? Elle adore son mari ; mais elle est de celles qui haïssent en raison même de leur amour quand elles se sentent méprisées, et toute la pièce même est le développement de cette idée :

L’amour que j’ai pour vous tournerait tout en haine.

Donc Mme de Raguais, après avoir averti son mari qu’elle sait tout, après avoir cherché à le ramener, après avoir essuyé un refus formel, ne songe qu’à la séparation.

    Mais quoi ! Elle n’a pas de preuves valant en justice ; un commissaire de police, qui m’a paru un peu idiot, ou un peu trop « du parti des hommes », lui a démontré qu’il était à peu près impossible à une femme trompée en dehors du domicile conjugal de divorcer d’avec son mari. Ce commissaire me semble connaître la loi, mais ignorer les usages, et que la magistrature française n’en demande pas tant, et distribue les divorces comme des confettis. Mais enfin ce commissaire peut se rencontrer ; une femme passionnée et un peu bornée, comme on verra qu’est précisément Mme de Raguais, peut s’exagérer les difficultés d’obtenir le divorce ; elle peut, précisément parce qu’elle abomine la loi qui maintient la femme dans une infériorité relative, s’en exagérer la rigueur. J’ai vu cela dans la vie. Telle féministe, à qui j’essayais de montrer que la loi a, au demeurant, quelques dispositions protectrices de la femme, me criait : « Non ! non ! Pieds et poings liés, voilà comment la loi jette la femme aux mains de l’homme. Droit de vie et de mort ! Oui, il peut la tuer, parfaitement, sans avoir rien à démêler avec sa loi. »

Cette femme-là se serait certainement tuée elle-même par esprit d’entêtement et pour démontrer sa thèse.

C’est un peu ce que fait Mme de Raguais. Elle n’essaye même pas de se défendre. « C’est bien. Allez ! Gardez votre maîtresse, gardez ma dot. Je garde ma fille. » J’ai remarqué avec gratitude qu’elle n’ajoute pas « pour en faire une honnête femme ». M. Hervieu n’a pas le respect du cliché.

Ce pleutre de Raguais accepte à peu près, laissant à sa femme une partie seulement de la fortune qui est à elle.

Cinq ans après. La séparation amiable a continué. Isabelle, la fille des Raguais, vit avec sa mère et passe un mois, tous les ans, avec son père. Celui-ci fait, avec les d’Orcieu, une espèce de ménage à trois, sans affiche et sans scandale.

Et voici que la petite Isabelle, qui va sur ses dix-huit ans, s’est éprise du fils des d’Orcieu, l’aimable sous-lieutenant André. Au retour d’un séjour chez son père, Isabelle annonce cela à Mme de Raguais. La scène est admirablement faite. La petite commence par dire bien gentiment qu’elle a un amoureux très bon et très charmant. La mère sourit ; puis le nom fatal arrive. Mme de Raguais pousse un cri : « Mais c’est monstrueux ! — Pourquoi ? » répond l’enfant. C’est vrai, pourquoi ? Faudra-t-il donc lui dire pourquoi ? C’est sur cette incertitude que finit le second acte.

La pièce précédente de M. Hervieu s’appelait les Tenailles. Toute la nouvelle pièce de M. Hervieu, — et particulièrement le troisième acte, — devrait s’appeler l’Etau. Mme de Raguais, et du reste M. de Raguais aussi, et Mme d’Orcieu et M. d’Orcieu vont se trouver serrés, puis pressés davantage, puis comme broyés dans l’étreinte de plus en plus étroite de la situation et de la force des choses.

M. de Raguais vient dire à sa femme :

« Ces enfants s’aiment. Vous ne pouvez pas les empêcher de se marier.

— Je refuse mon consentement

— Prévu cela : en cas de dissentiment entre les parents, le consentement du père suffit.

— Eh bien ! alors ! La guerre, la guerre de la seule façon que je puis la faire. Je dirai tout à Isabelle.

— Oh !

— Je lui dirai tout ! »

Ici commence le dissentiment, non pas entre M. de Raguais et sa femme, mais entre Mme de Raguais et le public. Le public voudrait que Mme de Raguais ne parlât pas. C’est lui qui a tort. Mme de Raguais devrait peut-être ne point parler ; car les infamies des pères et mères n’ont rien à voir dans ces choses-là, et la loi morale, c’est que ceux qui s’aiment doivent être époux ; Mme de Raguais devrait ne point parler ; mais son caractère veut qu’elle parle.

Est-ce qu’elle est un philosophe ? Est-ce qu’elle est un sage ? Nous a-t-elle été donnée comme telle par l’auteur ? Nullement. C’est une femme passionnée, ulcérée, vindicative, aigrie, dont l’amour s’est tourné en haine, une femme dont on fait des vitrioleuses dans les faits divers et des Hermiones dans les tragédies classiques.

« Elle est odieuse ! » — Non, elle est malheureuse. L’auteur ne vous la donne pas à aimer ; il vous la donne à plaindre. Et puis tout cela m’est bien égal. Est-elle vraie ? Voilà tout ce que je me demande. Ah ! si elle est vraie ! Égoïsme au fond, revendication maladroite et énergique des « droits » de la femme, etc. ; amour unique et absorbant pour le premier homme séduisant qu’elle a rencontré à seize ans, amour qui précisément à cause de sa violence s’est converti en une haine infinie quand il a été déçu ; colère et rancune contre tout ce qui l’a rendue malheureuse, que cinq ans de solitude et de réflexions chagrines ont exaspérées. Voilà le caractère. Avec ce caractère-là elle doit parler ; elle parlera.

C’est ce qu’elle fait, et la scène, horriblement difficile à établir, est conduite admirablement. Isabelle comprend, s’indigne et pleure avec sa mère, promet qu’elle n’épousera point, qu’elle écartera André. Mais que voulez-vous ? C’est quand André n’est pas là qu’elle fait cette promesse. Dès qu’elle le revoit, ou à peu près dès qu’elle le revoit, adieu tous ses engagements. Elle ne renvoie plus André, elle le retient. Mmede Raguais est vaincue, l’étau se resserre.

La pièce, sans doute, pourrait s’arrêter ici, et l’on peut accuser M. Hervieu d’avoir donné à l’étau un tour de vis de plus qu’il ne fallait. Je ne crois pas. Vous allez voir.

M. d’Orcieu vient demander officiellement à Mme de Raguais la main de sa fille : « Non ! » répond, farouche, Mme de Raguais.

« Pourquoi non ? Ne voit-on pas qu’elle est vaincue ? Que rien désormais ne peut empêcher ce mariage qu’elle déteste ? Qu’elle n’a plus qu’à se taire ? »

— Oui, homme sensé et tranquille, vous avez raison. Mais, pourquoi voulez-vous que Mme de Raguais soit sensée et tranquille ? A-t-elle l’habitude de l’être ? — Et surtout comment voulez-vous qu’elle le soit en ce moment-ci ? Vous raisonnez comme si c’était le lendemain ! Oui, le lendemain, elle aurait eu le temps de réfléchir, de se ressaisir, de se comprendre vaincue. Mais là, maintenant, quand elle vient, coup sur coup, de recevoir mille blessures atroces, elle, la révoltée et la vindicative, elle va tout de suite revenir au sang-froid ? Jamais de la vie ! Elle va dire : « Non ! non ! » avec un entêtement sombre et hérissé, jusqu’à ce que pressée, acculée, sur un mot qu’il faudra trouver et qui devra être un fer rouge, elle bondisse, éclate, dise tout, crie tout, déchire tous les voiles, piétine furieusement dans les flaques et éclabousse de boue tous ceux qui l’entourent.

Et c’est, en effet, ce qui arrive. Tout le monde est là, sauf les enfants. M. d’Orcieu, Mme d’Orcieu, M. de Raguais. M. d’Orcieu presse Mmede Raguais de donner ses raisons : « Quoi ? Pourquoi ? Suis-je honorable ? Mon fils est-il acceptable ? Mme d’Orcieu… Vous n’êtes pas bien avec Mme d’Orcieu… Mais je puis vous dire que, passant de vos mains à celles de Mme d’Orcieu, Mlle Isabelle n’aura que changé de mère. Mme d’Orcieu ayant eu toujours pour elle les sentiments et les caresses maternels… »

    Ah ! le voilà, le fer rouge ! Mme de Raguais, qui, du reste, ne se possède jamais, s’échappe et se déchaîne. La terre a tourné sous ses pieds : « Mme d’Orcieu est la maîtresse de mon mari depuis sept ans. Vous êtes tous des scélérats ! »

La pauvre femme ne se doute pas qu’elle vient elle-même de donner le tour de vis définitif à l’étau où elle est engagée. Car, après cet éclat, quel dénouement ? Il n’y en a pas deux. Il n’y a, quelque imprévu qu’il ait pu paraître au premier regard, que celui qu’a donné l’auteur. En effet, quoi ? Raguais et d’Orcieu vont se battre, se tuer, etc., et les enfants seront à jamais séparés. Vous n’en voulez pas, hommes sensibles, de ce dénouement-là. Vous n’en voulez pas non plus, homme sage ; car non seulement il est cruel, mais il est stupide que les enfants soient punis des crimes de leurs pères.

Mais alors quoi ? Il faut que les enfants s’unissent. Bien. Mais il faut aussi que M. et Mme d’Orcieu restent ensemble ; car se séparer ce serait « avouer la chose », et ce qu’il y a de moralement incestueux dans le mariage des enfants serait proclamé, et les enfants seraient déshonorés.

Bien. Mais ce n’est pas tout. Il faut aussi, c’est moins forcé, mais presque autant, que M. et Mme de Raguais reprennent la vie conjugale ; car qu’il y ait réconciliation entre les deux familles en la personne des enfants, sans qu’il y ait réconciliation entre M. et Mme  de Raguais, c’est encore avouer et proclamer la chose, la rendre visible et incontestable à tous les yeux. Réfléchissez à tout cela, retournez tout cela en tous les sens, et vous verrez qu’il n’y a pas d’autre dénouement que cette triple solution : mariage des enfants, maintien du ménage d’Orcieu, réconciliation apparente du ménage Raguais.

C’est ce que M. d’Orcieu voit très vite, trop vite, peut-être. Mais lui, il est le contraire de Mme de Raguais. Il est homme de pensée, de réflexion rapide et nette, qui n’a pas besoin d’attendre au lendemain pour se rendre compte de tous les détails d’une situation complexe.

Il commence par être assommé ; — puis furieux voulant tout tuer ; — puis : « Mais mon fils ! » et c’est alors qu’il se rend compte de la situation tout entière, et, après un moment de silence… Il aurait fallu ce moment un peu plus long. C’est pendant ce moment que M. d’Orcieu examine tout, avec les conséquences de tout, reprend son sang-froid, et organise tout l’ensemble des solutions qu’il va apporter et imposer. Il fallait lui laisser le temps pour cela, et aussi au public le temps de prévoir la seule solution qui soit, en effet, possible et de s’y habituer par avance… Enfin, M. d’Orcieu se lève et impose à tous le dénouement que je viens d’indiquer.

Dénouement véritable, seul logique, seul possible, seul vrai, et d’une haute moralité. Les enfants seront heureux. « Ils n’ont rien fait. » Les parents, qui sont tous coupables ; — car Mme de Raguais l’a été dans ses rancunes et ses emportements, et M. d’Orcieu a une jeunesse désordonnée et tragique à se reprocher ; — les parents, qui ont tous quelque chose à expier, seront malheureux, comme il est juste ; ceux qui sont moins coupables que les autres goûtant, du reste, mieux que les autres le seul bonheur qui leur reste, celui de leurs enfants.

Voilà cette pièce, qui n’est pas loin d’être admirable, qui est d’une grande vigueur et d’une marche directe et sûre, quoique trop précipitée, qui renferme une grande leçon, et qui met en relief un caractère singulièrement bien saisi. Mme de Raguais existe ; elle est vivante ; elle est d’une vérité absolue dans ses qualités et dans ses défauts. C’est la femme toute de sensibilité et de passion, éperdue dans ses amours, dans ses haines, dans ses désespoirs, dans ses colères, dans ses amours qui deviennent des haines implacables ; c’est la femme (car l’auteur nous a prévenus), la femme qui dit au premier acte : « Sans recours à la loi, je me défendrai comme une bête avec le cri et avec la griffe. » Faut-il cependant que nous soyons devenus veules, pour que, quand sur la scène qui a vu les Roxane, les Hermione et les Phèdre, on nous jette une femme qui, après tout, ne tue personne, nous nous écriions : « Ah ! qu’elle est méchante ! Y a pas de femmes comme ça ! » Eh bien ! mes petits amis, je souhaite peut-être qu’y ait pas de femmes comme ça ; mais, au demeurant, il y en a encore quelques-unes.

Maintenant, ne nous emportons pas, et voyons les choses sous différents aspects. D’abord le public ne se trompe jamais complètement, et il faut expliquer même celle de ses résistances qu’on ne partage pas. C’est la thèse, la fâcheuse thèse qui, se mêlant au drame de passion, a un peu égaré le public sur le caractère de Mme de Raguais.

Mme de Raguais est une femme malheureuse, passionnée et vindicative. Elle entremêle ses récriminations contre son mari de récriminations contre la loi que les hommes ont faite contre les femmes. Rien de plus naturel : quand on a à s’en prendre à quelqu’un, on s’en prend à tout le monde. La moitié des féministes, — je dis seulement la moitié, — sont des femmes qui ont été malheureuses en ménage ou des filles qui en veulent à la société de n’avoir pas été épousées. Rien donc de plus naturel que le « féminisme » de Mme de Raguais. Seulement, dès que la question législative est posée dans une pièce, la pièce devient une pièce à thèse, et, dès qu’une pièce est une pièce à thèse, le personnage qui soutient une thèse, sans que la thèse contraire soit soutenue par personne, passe immédiatement pour le porte-parole de l’auteur, et, par conséquent, pour le personnage que l’auteur nous donne comme étant le personnage sympathique.

Nous y voici. Le public, ayant cru à cette indication, s’étant dit, dès les premières scènes du premier acte, que Mme de Raguais était le personnage qu’il devait aimer, la voulue, tout le reste de la pièce, sensée, raisonnable, tiers parti et centre gauche, semblable à lui ; et, quand elle n’était pas semblable à lui, il lui en a voulu d’en différer. Voilà ce qui l’a un peu dérouté.

Ce qu’il fallait, — et, après tout, c’est ce qu’a fait l’auteur ; mais il a fait autre chose en même temps, — c’était nous montrer Mme de Raguais comme un pur être de passion, et le drame comme un pur drame passionnel. Il n’y aurait eu aucun malentendu.

D’autant plus qu’en la partie, très courte, de son rôle où Mme de Raguais raisonne, elle raisonne mal. Ce divorce auquel elle songe au premier acte, nous savons qu’elle pouvait très bien l’obtenir, quoi qu’en dise cet imbécile de commissaire ; nous sentons que, si elle n’y recourt pas, c’est une sottise qu’elle fait, ou, peut-être, c’est qu’au fond elle ne le désire pas tant que cela et garde un esprit de retour, etc.

Dès lors, toutes les fois qu’elle dit : « Je suis désarmée », nous lui disons : « C’est vous qui vous êtes désarmée ! Tout ce qui arrive est votre faute ! Si vous aviez pris le parti raisonnable et décisif, aucun, songez-y, aucun des différents malheurs qui vous arrivent dans la pièce ne se serait produit. C’est votre faute tout le temps… »

Ainsi tout ce que fait et dit Mme de Raguais comme passionnée est juste ; tout ce qu’elle dit comme raisonneuse est faux ; et ce ne serait rien, étant tout naturel qu’un être passionné raisonne mal ; mais, sous cette couleur de pièce à thèse, Mme de Raguais nous a été donnée tout d’abord comme une femme qui est censée, par l’auteur, raisonner bien.

Telle est la raison principale du malentendu, relatif du reste, entre une partie du public et l’auteur, et tel est le seul défaut important de cette belle œuvre.

Car elle est belle nonobstant et d’un grand effet. Et puis comme elle est écrite, de quelle langue pleine, sobre, drue et à vives arêtes, et que M. Hervieu est revenu de loin ! Ah ! vive le théâtre ! C’est lui qui apprend à écrire aux gens qui sont capables d’y arriver. Voilà un homme qui écrivait ses premiers romans dans la langue que vous savez. C’était effroyable. D’Arlincourt auprès de lui était limpide et Maine de Biran était uni, et Auguste Comte était dépouillé. Et il a écrit sa première pièce de théâtre dans cet idiome-là ! Seulement, comme c’est arrivé pour Marivaux, le théâtre l’a corrigé.

Le théâtre est brutal. Il souligne les défauts à l’encre rouge. M. Hervieu a assisté aux représentations de les Paroles restent. Jusque-là il n’avait trouvé personne de suffisamment autorisé ou d’assez persuasif pour lui faire entendre qu’il écrivait mal. Quelques-uns même, les misérables ! lui disaient que ce n’était une langue à part que parce qu’elle était supérieure. Mais aux représentations de les Paroles restent, il s’est aperçu que sur quatre phrases il y en avait plus de trois que le public ne comprenait absolument point. Ces avertissements-là, on est bien forcé de les comprendre. M. Hervieu, depuis ce temps, écrit même ses romans en style net et prompt, et au théâtre, sauf un ou deux propos un peu énigmatiques dans trois actes, il écrit la langue de Dumas fils. Vive le théâtre !

La Loi de l’homme est faiblement jouée par M. Le Bargy, qui pouvait donner un caractère à M. de Raguais et qui ne lui en a donné aucun ; par M. Leloir, très inférieur à lui-même dans le rôle de d’Ordeu, dont on pouvait faire une figure de vingt coudées ; par M. Laugier, par M. Dehelly, par M. Delaunay (qui, soyons juste, n’a pas de rôle), par Mme Müller qui, avec M. Dehelly, forme le duo le plus insuffisant qui se puisse et par Mme de Boncza (qui, il faut le dire, n’a que quelques répliques sans importance). — Elle est miraculeusement jouée par Mme Bartet, qui en porte tout le poids, et qui s’est révélée, c’est le mot, sous un aspect tout nouveau, non plus « divine », mais furie adorable et pitoyable martyre, avec une puissance dans l’imprécation et une profondeur dans la souffrance et le désespoir, dont aucun mot ne peut donner l’idée, ou du moins que je suis parfaitement impuissant à peindre comme je les sens.

Eh bien ! mais dites donc ! Nous avons quelques écrivains dramatiques, et nous avons trois grandes comédiennes : Sarah, Réjane, Bartet, sans vouloir leur donner de rang, et sans compter qu’immédiatement après elles et il y a quelque part, — pourquoi n’est-ce point là où il faudrait qu’elle fût ? — une nommée Weber. Allons ! le théâtre n’est pas si malade !

M. Paul Hervieu.
Le Réveil, comédie en trois actes. §

Quand je m’amusais, il y a quelque temps, à vous définir le moins maladroitement que je pouvais le vaudeville-mélodrame de Scribe, rajeuni et renouvelé par M. Sardou, je ne savais pas qu’on répétait à la Comédie française, non pas un vaudeville-mélo-drame, non, mais une comédie-mélodrame qui répond assez exactement aux définitions que je cherchais à donner.

Je ne m’en doutais pas ; car — et c’est à l’honneur de la Comédie française et de M. Hervieu — rien ne transpire à l’avance des pièces de la Comédie française et particulièrement des pièces de M. Hervieu, rien du tout. Vingt articles et cent entrefilets proclamant trois semaines à l’avance les mérites du nouveau chef-d’œuvre, non ; au moins dix, non ; au moins un, non. Rien du tout, ce qui s’appelle rien. Le public en est comme désorienté. Il n’en est pas moins que ce sont là de très bonnes mœurs littéraires et aussi une tactique qui est singulièrement favorable aux destinées d’un ouvrage nouveau.

Je ne me doutais donc pas que la nouvelle pièce de M. Hervieu fût une comédie-mélodrame, et pourtant j’aurais pu le prévoir un peu. M. Hervieu, depuis quelques années, incline vers le drame, sans abandonner la comédie ; il aime les situations fortes et tragiques, comme il appert de la Course du flambeau, de l’Enigme et du Dédale. Ses ressemblances tant de fois signalées avec Dumas fils s’accusent, puisque son évolution semble devoir être la même que celle de l’auteur de Denise.

Toujours est-il que le Réveil est une comédie-mélodrame très ingénieuse, malgré de graves défauts d’exécution, d’un caractère très particulier aussi et même nouveau… mais ceci ressortira de l’analyse détaillée que j’en ferai plus loin. Soyons-en, s’il vous plaît, pour le moment, à l’idée générale, à l’idée initiale seulement.

Chateaubriand fait dire au père Aubry, dans Atala : « Que parlé-je des amitiés de la terre ? Voulez-vous en connaître l’étendue ? Si un homme revenait à la lumière quelques années après sa mort, je doute qu’il fût revu avec joie par ceux-là mêmes qui ont donné le plus de larmes à sa mémoire, tant on forme vite d’autres liaisons, tant l’inconstance est naturelle à l’homme, tant notre vie est peu de chose, même dans le cœur de nos amis. »

L’abbé Morellet fut révolté de pareils propos. — « Ah ! oui ! dit Chateaubriand, c’est juste ; nous avons aujourd’hui tant de sensibilité ! » Il aurait pu citer les lignes de La Bruyère : « Il devrait y avoir (mais il n’y en a pas) des sources inépuisables de douleur pour certaines pertes… On pleure amèrement, on est sensiblement touché ; mais en est ensuite si faible ou si léger que l’on se console… » — Il aurait pu citer la Jeune Veuve de La Fontaine, et la Matrone d’Ephèse. Il aurait pu appeler au secours, s’il l’avait daigné, bien d’autres témoignages encore.

Eh bien, c’est de cette idée que M. Hervieu est parti, et c’est une Jeune Veuve ou une Matrone d’Ephèse qu’il a faite.

Seulement, il a voulu la faire assez violente, plus violente que celles que nous connaissions jusqu’ici. Ce n’est pas le « quelques années après sa mort » qu’il a pris pour texte. Que l’être aimé, quelques années après sa mort, ne le soit plus, il s’est dit qu’hélas ! cela n’est que trop certain et trop naturel. Il s’est dit : « Si je ressuscitais le jour même de sa mort un homme mort, ou cru mort, et si je le dressais devant la personne qui l’a aimé ? Et s’il la trouvait reprise par sa vie à elle et toujours aimante, mais, enfin, tout à fait livrée à ses occupations habituelles ? Ce serait curieux, au moins, et amer et douloureux, enfin satirique et tragique… C’est à voir. » — Et, de cette idée, la pièce suivante est sortie peu à peu, ou tout de suite, je n’en sais rien.

Le prince Grégoire est un de ces princes de l’Europe orientale qui sont détrônés souvent et qui mènent une existence mi-partie de souverains, mi-partie de conspirateurs. Il est < roi en exil » depuis dix ans, supposons, je ne crois pas que ce soit déterminé dans le texte.

Son fils, le prince Jean, a été élevé à Paris et y reste encore, très lettré, très artiste, très distingué, à attendre sa destinée.

Tout à coup le prince Grégoire, qui était je ne sais où, à Vienne, je crois, tombe à Paris. Il veut voir son fils, il a quelque chose de très important à lui dire. Il le trouve chez les de Mégée.

Les de Mégée sont de riches oisifs, le mari quarante ans, la femme trente-huit, qui ont une fille de dix-sept ans. Cette jeune fille, Rose, est amoureuse de son voisin, le jeune de Formont, et en est aimée. Seulement, les parents du jeune Formont, un peu puritains, résistent à marier leur fils à

Rose, parce que Mme de Mégée a l’air d’être la maîtresse du prince Jean. Elle ne l’est point, nous allons le savoir ; mais elle a l’air de l’être et elle ne laisse pas d’avoir quelques dispositions à le devenir.

C’est au milieu de tout cela que tombe le vieux prince Grégoire.

Il dit à son fils : « Voici. On nous rappelle là-bas. Nos partisans s’agitent, se préparent, et ils sont prêts. L’insurrection va éclater. Elle n’attend que son chef, que le prétendant. Le prétendant, ce n’est plus moi. J’ai été trop rude. J’ai versé trop de sang. Il leur faut un chef plus jeune, d’abord, et sans antécédents discutables. Enfin c’est sur toi qu’ils sont tombés d’accord. Ils t’attendent. Pars !— Non, répond le prince Jean. Je ne veux pas régner.

— Tu es le premier de ma race qui ait cette idée. Qu’est-ce que cela veut dire ? Es-tu lâche ? — Non, mais je ne veux pas régner. C’est un principe chez moi.

— Je comprends, et ce n’est pas difficile à comprendre. Il y a une femme.

— Quand cela serait ?

— Si cela était, ta lâcheté se comprendrait ; mais tu serais plus misérablement lâche que je ne pensais… C’est bien ! C’est bien ! Je ne vais pas te répéter des choses désagréables indéfiniment. Je te donne quarante-huit heures pour réfléchir ; voilà tout. »

Le prince Jean, resté seul, se rencontre immédiatement avec Mme de Mégée et la supplie de céder enfin à son amour. Il est éloquent, il est persuasif, surtout il est beau et charmant et plus jeune qu’elle. On la voit qui est prête à céder…

C’est ici qu’il me faudrait, à moi, un peu plus de « préparation psychologique ». Il me faudrait, pour ce qui va suivre, et surtout pour ce qui suivra dans deux heures, que je connusse le caractère de Mme de Mégée, que je connusse au moins sommairement ce que c’est que cette femme-là. Je ne le sais guère et cela m’empêche de comprendre bien cette scène-ci, ou plutôt la portée et l’importance de cette scène-ci ; et cela, je le dis d’avance, me gênera plus encore tout à l’heure. L’auteur, avec sa résolution, déplus en plus arrêtée, de faire du théâtre à bride abattue, supprime toutes les préparations psychologiques, tout ce qui n’est pas action. Il finira par reconnaître les périls de cette « manière forte ».

Il me dira : « Laissez-moi donc tranquille avec votre mentalité de 1660. Les préparations psychologiques, le spectateur ne les écoute plus. Il les prend pour des longueurs ; la critique aussi ; et lui et elle les tournent à reproche à l’auteur ! »

Il y a du vrai ; mais il reste encore qu’il faut au moins pour certains rôles une préparation psychologique. Il n’en était peut-être pas besoin pour les deux princes, soit ; mais il en fallait une pour la femme, afin qu’à un moment donné je ne me disse pas : « Qu’est-ce que c’est que cette femme-là ? »

Tant y a que, pour le moment, nous voyons Mme de Mégée prête à céder.

Le prince Jean la décide par un petit chantage en règle qui est un peu vif, mais qui ne me blesse point : « Ou vous viendrez demain à mon petit pavillon secret, rue Passv-Vincennes, 393, ou je pars pour le pays de mon peuple, sans vous revoir. » J’ai entendu blâmer le petit chantage. Il me paraît assez naturel. Il faut bien se rappeler que les deux princes Grégoire et Jean sont un peu des demi-barbares, des demi-barbares à demi civilisés, ce qui, bien compté, fait qu’il reste en eux, sous les dehors les plus occidentaux, un quart de sauvagerie. Le père explique le fils, le fils contribue à expliquer le père et ce sont des violents tous les deux, et ce n’est pas la romance sentimentale qu’ils chantent, et ce n’est pas la fleur bleue qu’ils ont dans le cœur, mais la Heur rouge, et tout va bien et la rudesse du prince Jean est naturelle.En tout cas, Mme de Mégée y cède et elle promet d’être demain au 398 de la rue Passy-Yincennes.

Au second acte, nous le voyons, le petit pavillon sus-annoncé. Il est coquet. Il est fleuri. Nid d’amoureux. Nous attendons le prince Jean et M. de Mégée.

C’est le prince Grégoire qui se présente. Figurez-vous que ce petit pavillon, ce n’est pas au prince Jean qu’il appartient, c’est au prince Grégoire ; et si le petit prince Jean vient y faire l’amour, le prince Grégoire vient y faire de la politique quand il est à Paris. Cette combinaison de second acte de vaudeville nous désoblige un peu. D’abord elle sent trop le vaudeville ; mais ceci n’est rien ; c’est impression d’habitués des premières ; ça ne compte pas ; mais de plus nous ne pouvons nous empêcher de nous dire : « Il est idiot, ce petit prince Jean, qui donne des rendez-vous dans la garçonnière de son père quand il sait que son père est à Paris ! Même s’il ne savait pas qu’il y fût, ce ne serait pas très fort ; ce serait imprudent ; mais sachant qu’il y est ! Quel petit potache ! » Enfin, ne nous arrêtons pas à cette impression et voyons quel vaudeville sortira de ceci. Ce peut être drôle.

Il en sort un drame. Le prince Grégoire demande à la gardienne du pavillon, femme qui lui est servilement dévouée : « Qu’est ceci ? Pourquoi ces fleurs ? On attendait quelqu’un. Qui ? Le prince Jean ?

— Oui.

— Avec une femme. Bien. Presque prévu. Pas prévu ici, mais prévu. Bien. Je l’attends. Je verrai ce que j’ai à faire. »

Arrive un partisan du prince Grégoire, servilement dévoué à celui-ci, pareillement : « Quelles nouvelles ?

— L’insurrection va éclater.

— Je sais ; dans quinze jours.

— Non, dans trois jours, pour telles raisons.

— Oh ! J’ai donné quarante-huit heures de réflexion à Jean et il faut trois jours pour aller là-bas !— C’est ce soir, cette nuit, qu’il faut qu’il parte !

— Oh !… C’est possible. J’ai vu pis et j’ai fait mieux. Voici. Il faut le détacher de cette femme en deux heures.

— Comment ?

— Oh ! j’ai trouvé. Sans meurtre, sans le moindre meurtre. Ça vaut mieux quand c’est possible. Il faut faire croire à cette femme que Jean a été assassiné ; le lui faire croire dans une demi-heure. Elle fuira de ce coupe-gorge, d’une course éperdue, et ne retournera pas en arrière. Jean, en présence de cette désertion, se dégoûtera de cette femme et partira pour là-bas. En coup de tête ? Oui, en coup de tête ; mais une fois embarqué…

— Et cette femme ? Si, de désespoir, elle allait se tuer ?

— Ça, c’est possible. C’est à envisager avec sang-froid. Je n’y tiens pas, certainement ; mais c’est possible. Viens régler avec moi le détail de la scène. »

Ils sortent. Jean arrive ; puis Mme de Mégée. Courte scène d’amour. Ils se croient seuls dans le pavillon. Coup de théâtre. On demande le prince Jean. C’est le prince Grégoire qui est là et qui le veut voir. Le prince Jean se dirige vers la porte du fond.

A peine l’a-t-il franchie et s’est-elle refermée, qu’on entend un cri, puis le bruit sourd d’un corps tombant sur un parquet. Mme de Mégée est atterrée : « On assassine Jean ! »

— « Oui, Madame, dit le conjuré de tout à l’heure, en se montrant. Le prince Jean a été attiré dans un piège et nous l’avons tué d’un seul coup. Nous avions intérêt à cela. Nous ne sommes pas de son groupe politique. Maintenant, allez-vous-en ! »

Mme de Mégée se précipite sur la porte que tout à l’heure a franchie Jean, la bat de ses poings, se tord les poignets ; et toujours le bravo : « Allez-vous-en ! Nous sommes très pressés.Nous ne voudrions pas être forcés de faire une seconde opération. » Et toujours Mme de Mégée, bras tordus et torse convulsé.

Le bravo trouve enfin le mot de mélodrame, un peu banal à mon avis et un peu faux, même ; mais qui peut encore avoir son effet sur le public : « Vous aimez votre fille ! Allez-vous-en si vous voulez la revoir. »

Elle cède enfin. Songez simplement à l’épuisement nerveux. Elle cède parce qu’il y a prostration après tension violente. Elle s’en va en trébuchant, cherchant la porte, etc. Effets de scène.

Immédiatement, le prince Grégoire reparaît, recommande à la gardienne du pavillon de suivre cette femme et de veiller sur elle et de l’empêcher de faire une sottise ; puis il entreprend son fils. (On a simplement saisi, bâillonné et garrotté le prince Jean.)

Le prince Jean n’écoute pas son père, n’entend à rien et ne songe qu’à suivre Mme de Mégée. Il bat du poing portes et fenêtres. Elles sont bien fermées. « C’est bien, je suis prisonnier matériellement. Moralement, je n’en suis que plus libre. Je n’irai jamais où vous voulez que j’aille. »

Violente discussion. Les deux princes — ce qui est très juste — sont aussi entêtés l’un que l’autre. Supplications, injures, malédictions, n’ont aucune prise sur le prince Jean. Son père renonce. Il se croit vaincu, peut-être avec un vague espoir que d’ici à ce soir… car il se passe tant de choses en trois heures… Enfin il rend au prince Jean sa liberté.

Quelle impression fait ce second, acte ? Cela dépend.

Sur le public, je parle du public d’après-demain, excellente. Le public aime à être secoué ; il n’aime même que cela, et il faut avouer qu’il est secoué ici très vigoureusement.

Sur le public de la première ? Ah ! quelles résistances de raffinés et surtout de gens dérangés dans leurs habitudes ! « C’est du mélo. Ça ne devrait pas être joué ici. A l’Ambigu ! » — Ceci ne compte pas du tout ; il disparaîtra à la cinquième représentation.

Sur moi ? Ah ! sur moi, voici. Je suis bousculé et je ne puis nier que ce ne me soit très agréable ; mais je ne suis pas ému du tout. Je pense que c’est parce que ces personnages, surtout la femme, ne m’étant nullement connus, si ce n’est de visage, ce qui leur arrive m’est parfaitement indifférent. Enfin je ne suis pas ému. Ceci d’abord. — Ensuite quelque chose me gêne, c’est à savoir le mélange de comédie et de drame. Et remarquez qu’ici il y a un drame apparent avec une comédie derrière et que la comédie qui a inventé le drame semble se moquer du drame qu’elle a inventé. Elle semble nous présenter le drame à l’avant-scène et, par derrière, nous dire en grimaçant : « Suis-je une assez bonne comédie ? » Ce heurt, et voyez, je ne dis plus ce « mélange », et nous voilà au point, ce heurt, et ce conflit dans l’accouplement me font l’effet d’une claudication. Je me sens sur un terrain qui se déroberait tantôt sous mon pied gauche et tantôt sous mon pied droit. Je ne suis pas à l’aise du tout. C’est très curieux, c’est très ingénieux, c’est très intéressant à étudier, et vous voyez que je m’y attarde ; mais c’est d’un art un peu contourné et heurté. Ah ! ce n’est pas à grandes lignes !

— Enfin, ce n’est pas ennuyeux ?

— Non !

Au troisième acte, nous voyons la pauvre Mme de Mégée revenir au logis traînant l’aile et tirant le pied. Elle a marché devant elle sans savoir où elle allait, à travers le bois de Boulogne. Elle est tombée évanouie. On l’a mise en fiacre. On l’a ramenée chez elle. On l’a laissée à sa porte, bien discrètement, et c’est invraisemblable ; mais passons.

Son mari la console et la réconforte ; et puis, comme elle veut aller se reposer, à quoi elle a droit, certes, il lui dit : « Cependant, il faudrait venir chez les Formont, parce qu’ils nous attendent à dîner. On a le droit d’être malade ; c’est vrai ; mais comme ils commencent à se refroidir relativement à ce mariage de Rose avec leur fils, il faut absolument y aller ce soir. »

Autant en vient dire, à Mme de Mégée, la mère de M. de Mégée ; autant en vient dire, à Mme de Mégée, sa jeune fille Rose elle-même, et longuement et tragiquement et avec des pleurnicheries et des prostrations.

Est-ce que vous n’êtes pas abasourdi ? Comment ! cette femme est malade. Quelle que soit la cause de sa maladie, elle est très malade ; et elle n’a pas le droit d’aller se coucher ! Elle souffrirait d’une simple migraine, qu’elle aurait amplement le droit de se mettre en robe de chambre, et l’on serait stupide autant que cruel de la vouloir traîner à ce dîner. Et on l’a rapportée à demi morte ; et tous ces idiots s’acharnent à la faire mettre en grande toilette et à la faire monter en voiture ! Nous les exécrons, tous ces imbéciles !

Mais il le faut ! Le mariage de Rose en dépend ! Mme de Mégée ne se rend pas ce soir à l’invitation de Formont, le mariage est rompu !

A qui fera-t-on croire cela ? A qui ? Cela se rompt pour si peu de chose et irrévocablement, les mariages ! Le mari le croit vraiment, et cette radoteuse de grand’mère et cette pleurnicheuse de petite-fille ? Celle-ci surtout nous exaspère. Ah ! la sotte pintade ! Elle aime le petit Formont, elle est sûre de l’amour du petit Formont, et elle croit qu’ils ne se marieront jamais, tous deux le voulant, parce que sa mère aura manqué un dîner ! Et elle torture impitoyablement cette pauvre femme, se roulant à ses pieds et lui serrant les genoux, pour ces graves motifs ! Le plaisir que j’aurais à lui donner la fessée, à cette oie blanche ! Non, je ne puis pas vous dire à quel point je suis enragé contre elle !

Ils réussissent ; il réussit le trio de crétins et de tortionnaires. Trébuchant et flageolant, Mme de Mégée, qui appartient à une famille de mégères, va s’habiller et se peindre, de quoi la pauvre femme a bon besoin.

Sur ce arrive le prince Jean.

Après avoir été un instant contenu et repoussé par le gendarme, je veux dire par la grand’mère, il se rencontre avec Mme de Mégée sortant de sa chambre. Elle est en grande toilette, très fardée et très diamantée…

Ah ! nous y voilà donc ! Voilà ce que voulait l’auteur ! S’arranger de manière que le prince Jean, « cru mort », se trouvât en présence de Mme de Mégée en toilette de soirée et pût lui dire : « Vous avez un deuil un peu décolleté ! » Et c’est pour cet effet de scène et pour ce mot que toutes les scènes du troisième acte et quelques-unes du premier ont été faites ! Eh bien, non ! ni l’effet de scène, ni le mot ne valaient la peine de se jeter dans une histoire si parfaitement invraisemblable, si puérile, presque, et qui ne laissait pas d’être un peu odieuse.

Aussi cette scène, belle en elle-même et adroitement faite, ne sortit pas tout son effet, ne fait pas toute l’impression qu’elle pourrait faire, parce qu’elle porte le poids, en quelque sorte, des scènes précédentes, parce qu’on a été refroidi depuis une demi-heure singulièrement et parce que, sourdement, on lui reproche, à cette scène, d’avoir été amenée péniblement par des moyens cherchés et par des moyens faux.

Ajoutez qu’en elle-même, cette scène… est juste, certainement, et les choses ont pu se passer ainsi ; mais cependant ce petit prince est un peu entier et est excessivement jeune, si l’apparition de cette femme dans son rôle de maîtresse de maison et de mère de famille le stupéfie et l’irrite à ce point ! Il faut qu’il n’ait jamais été l’amant d’une femme mariée, ce qui est, me dit-on, un cas assez rare, pour avoir de ces effarements-là et de ces révoltes.

Eh bien, oui ! cette femme croit devoir continuer sa vie, et elle s’habille pour aller dîner en ville et elle a la mort dans l’âme. Si vous l’aimiez, vous la plaindriez, vous ne la trouveriez pas coupable, vous lui pardonneriez et vous l’aimeriez peut-être davantage. Il est novice, au moins, ce jeune homme.

Au fond, je vois très bien ce qu’il pense. Il ne l’aimerait que s’il la trouvait morte. Il n’admet pas que, lui mort, son amie ne se soit pas tuée, dans les cinq minutes. Voilà notre homme, et son père avait très bien calculé.

Le caractère n’est pas faux, non ; mais il est un peu exceptionnel et il nous étonne. Il y a quelque gêne encore de ce côté-là.

Toujours est-il qu’ils se « réveillent » tous les deux. Lui dit, ou il fait entendre : « Allons, vous ne m’aimiez qu’à moitié et il me faut à moi des amours héroïques. » — Elle dit, ou elle fait entendre : « C’est beau, les amours de tigres ; mais il paraît bien que ce n’était pas mon fait. »

Ils se quittent en se serrant la main, sans se rien dire « comme dans une chambre mortuaire », ce qui est un joli trait, trop joli à mon gré et trop spirituel ; et le terrible prince Grégoire se ramène : « Allons, mon enfant, je t’ai donné une forte leçon. J’ai tranché dans le vif, par une vieille habitude. Mais te voilà un homme. Nous partons cette nuit, comme je l’avais décidé. Viens, mon petit roi ! »

Telle est cette pièce un peu bizarre, qui mêle le sauvage au précieux, comme elle mêle la comédie au mélodrame, et qui laisse une impression confuse et ambiguë. Quand j’y songe, il me semble que l’auteur n’a pas pris son parti. Il a conçu un drame violent., c’est évident, et il l’a adouci en l’écrivant, obéissant à des préoccupations qui restent son secret. Je crois qu’il aurait fallu faire plus simple et en même temps plus fort. Mme de Mégée, c’est une tourterelle parmi les loups. C’est à cela qu’il fallait s’attacher franchement, hardiment. Mme de Mégée est une femme faible, très faible, voilà son fond. Elle s’éprend d’un jeune violent qu’il fallait peindre très violent, tout d’abord. Elle tombe dans une machination ténébreuse d’hommes violents contre hommes violents. Le prince Grégoire ne dissimule pas l’intention de la supprimer si elle le gêne, n’invente aucune comédie contre elle ; mais lui inspire une terreur vraie et qui a un fondement vrai. Elle revient de la grotte des loups avec, pour jamais, la terreur des amours tragiques. Elle retrouve la tiédeur de son nid et sa bonne famille sympathique et dévouée. Elle se réchauffe et s’amollit dans cette atmosphère. Quand elle retrouve son amoureux, quand, sans décolletage, sans fard et sans toute cette pacotille, elle se retrouve en face de lui, elle sent qu’il est d’une autre race et d’une autre espèce animale, et elle recule devant lui, un peu craintive. Voilà le vrai fond de la pièce, à mon sentiment, et c’est de ce fond qu’il fallait faire un vrai drame, franc et sans alliage. La tragédie se serait comme dégagée de cela toute seule et n’aurait pas eu ce je ne sais quel air de tragédie déguisée et travestie que la pièce de lundi ne laisse pas d’avoir de temps en temps.

Du talent, du reste, du vrai, dans certaines scènes du premier acte, et, presque partout, cette habileté dramaturgique, ce « métier » que M. Hervieu, depuis l’Enigme, possède pleinement et ne semble qu’oublier volontairement quand il lui arrive de ne pas le montrer. Je n’ai pas besoin de dire que, malgré toutes mes critiques, c’est un ouvrage, non seulement qu’on est tenu d’avoir vu, mais qu’il faut voir.

Il faudrait le voir, ne fût-ce que pour l’interprétation qui est tout à fait remarquable. Mme Bartet s’est montrée excellente tragédienne dans le rôle de Mme de Mégée. Ce n’est pas dans son second acte, avec ses effets très faciles de porte de droite secouée et de porte de gauche cherchée à tâtons que je l’admire le plus, encore que tout cela soit fait avec adresse et selon toutes les meilleures traditions du mélodrame et que tout cela jette le public dans l’extase ; mais en son troisième acte, où il faut montrer de véritables qualités de grande artiste, elle a été admirable de prostration, d’attendrissement en embrassant sa pauvre petite fille qu’elle a la naïveté de plaindre plus que soi-même, de pudeur chaste et enfin de désespérance résignée. C’est un de ses meilleurs rôles ; j’entends c’est un des rôles où elle se montre le plus tragédienne de génie.

M. Le Bargy est chaleureux, de cette chaleur toujours un peu factice que vous connaissez, mais encore fort émouvant dans le rôle du jeune prince ; on sent bien la griffe du tigre longtemps retenue et ramenée, mais qui se détend ; c’est le fauve, non pas à qui l’on a coupé les ongles, mais qui se les est coupés à lui-même, de telle manière cependant qu’ils repoussassent vite.

M. Paul Mounet a donné une bonne silhouette au séide du prince Grégoire.

Mme Pierson tire galamment son épingle du rôle lamentable de la grand’mère, gendarme doucereux.

Mlle Bergé joue très gentiment le rôle de la petite Rose ; mais tout cela est tellement selon la règle et les préceptes, tellement scolaire, et d’une élève très bien stylée, mais d’une élève, qu’il est impossible de savoir si l’actrice a une originalité qui se dégagera plus tard ; c’est impeccablement et implacablement impersonnel. On verra.

M. Mayer a réussi à n’être pas personnellement ridicule dans le rôle du mari. Ce n’était pas facile, et donc c’est un grand succès.

Mais les honneurs et le triomphe de la soirée ont été pour M. Mounet-Sully. Il a été étonnant. Figurez-vous qu’il a eu une grandeur simple et sobre, une majesté naturelle qui se sentait toujours et qu’il semblait qu’il ne cherchât qu’à dissimuler. Les effets de ce jeu contenu ont été immenses. Tout y était : le roi déchu qui paraît roi sous la redingote autant que s’il était en grand uniforme, tant la race persiste en lui ; le terrible proscripteur, qui, dans le monde, sourit en patriarche doux et attendri, mais que l’on sent capable de rudes et violents sursauts dès qu’il flairera l’ennemi ou l’obstacle… C’était composé à miracle. — Les ennemis de la Maison « en ont inventé une bonne », comme disait M. de Bonald ; ils disaient, avec un sérieux admirable, que, jusqu’au dernier moment, on avait craint que M. Mounet ne fît sombrer la pièce et qu’on avait cherché le moyen de lui retirer le rôle. Comme bonne ironie, c’est une bonne ironie. Seulement, c’est un peu trop dur.

Le succès du Réveil est assuré. Je voudrais qu’il fût de meilleur aloi ; mais il est assuré ; je n’ai aucun doute à cet égard.

M. Henri Lavedan.
Le Duel, pièce en trois actes, en prose. §

Le Duel, pièce en trois actes, que la Comédie-Française a donnée lundi dernier, a de très grandes beautés et de bien grandes imperfections. Il est donc nécessaire de l’analyser en entrant dans un certain détail pour que le lecteur se rende bien compte et de nos satisfactions et de nos résistances.

L’idée du titre, c’est « le duel » entre la religion et la science. Du reste, c’est assez peu de cela qu’il sera question dans la pièce. La pièce en soi est ceci :

Mme la duchesse de Chailles a été forcée de mettre quelque temps dans une maison de santé son mari, névrosé, morphinomane, « fin de race », à peu près idiot et destiné à une mort prochaine. Elle est venue le voir souvent. Elle a causé avec le médecin en chef qui a quarante ans, est médecin très dévoué à sa science à son art et à l’humanité, athée ardent, anticlérical forcené et, du reste, assez distingué de manières, quoique rude et dur.

Elle, elle est très distinguée, très scrupuleuse, très délicate, très pure, très bonne chrétienne et duchesse de Chailles.

Le médecin est devenu amoureux fou de la duchesse, ce qui se comprend très bien. La duchesse est devenue amoureuse ardente du médecin… Ici vous comprenez moins. Nous aussi. Il y a mainte raison pour que cette duchesse très chrétienne ne devienne pas amoureuse de ce carabin libre penseur, qui du reste, sauf la volonté énergique, n’a absolument rien de séduisant. Mais le fait est là.

Il est là tellement que la duchesse en est, par amour pour le docteur Morey, à lui cacher ses sentiments religieux et à faire le personnage de libre penseuse. Cette duchesse est singulière. Toutefois, nous savons tellement que l’amour souffle où il veut et se plaît à se jouer dans les contradictions — ce qui n’est pas si vrai que cela, du reste, mais enfin c’est une convention et presque même un préjugé — que nous acceptons cette situation anormale, cette « position de sujet », encore qu’un peu excentrique et peut-être à cause de l’excentricité piquante de la chose.

On en est là et l’on voit très bien que ces deux personnages, qui n’en sont qu’aux propos d’amitié tendre, s’aiment profondément et ne vont pas tarder à se le dire, lorsque paraît l’abbé Daniel, frère du docteur.

Ils ne se sont pas vus depuis l’adolescence. Ils ne s’aiment pas. Ils ont peine à se reconnaître.

L’abbé Daniel vient demander à son frère : 1° son appui auprès de la duchesse de Chailles pour que cette duchesse s’intéresse à une oeuvre de charité médicale que fonde l’abbé Daniel ; 2° la collaboration scientifique et médicale du docteur à cette même œuvre.

Le docteur envoie promener son frère carrément. Il ne veut pas collaborer à une œuvre de bienfaisance, du moment que cette œuvre est catholique ; il ne veut pas abuser de la reconnaissance que peut avoir à son endroit la duchesse de Chailles pour faire traite sur elle.

Sur le second point il a raison ; pour ce qui est du premier, il est dans la logique de son caractère ; mais il nous est très déplaisant. C’est un fanatique cet homme-là ! Au théâtre, même les fanatiques n’aiment pas les fanatiques.

La conversation s’élargissant, le docteur et le prêtre disputent un peu sur leurs missions respectives. Le docteur vante la science qui guérit, et le prêtre la religion qui console et qui purifie. « Un exemple, dit le prêtre. J’ai une pénitente que je ne connais pas du tout et qui est depuis deux mois sur le bord d’une faute très grave. Mariée, mal mariée, elle aime un homme de grande valeur, du reste, qui l’aime profondément… »

Ici, nous dressons l’oreille, et déjà vous avez compris… « Je la soutiens. Je l’arrête sur le seuil du crime. Je la ramène à Dieu et à la vertu et au devoir…

— Tu as tort, répond le docteur. Tu la prives de la seule joie qu’elle puisse avoir. Tu lui refuses le droit au bonheur. A quel titre ? Tu es dans le faux. »

Il nous agace, ce docteur. Je ne discute pas s’il a raison ou s’il a tort. Je constate qu’il nous agace. Jamais ce monsieur-là ne nous sera très sympathique.

L’abbé congédié, avec une aumône donnée d’une façon hautaine qui ne nous réconcilie pas du tout avec le docteur, la duchesse reparaît. Scène assez belle. Le docteur avoue son amour à la duchesse. Celle-ci est désolée d’abord : « Vous venez de tuer notre amitié. J’aimais tant à vous serrer la main ; et voilà que je ne pourrai plus vous la tendre. » Puis elle se radoucit en se refusant encore, avec quelque chose comme un frisson intérieur. Nous la comprenons très bien. Elle est sous deux dominations : celle de celui qu’elle aime et celle de son confesseur. Elle songe à l’un en regardant l’autre. Sa pensée est comme tirée dans deux directions contraires et son âme tout entière est déchirée. C’est fort bien dessiné et, comme scène, c’est mené avec sûreté et adresse.

Enfin, la duchesse part sur un rendez-vous demandé, et à moitié accordé, à moitié refusé. Pas très bon, le départ. Elle part en grisette plutôt qu’en duchesse. Je n’ai jamais reçu de duchesse. Mais, il y a trente ans, j’ai vu des femmes partir de chez moi comme cela. C’est pour cette raison que je dis que cette duchesse part mal.

Ce premier acte est bon, pourtant. Il est intéressant, Il excite vivement la curiosité. Il est nouveau. Voilà au moins des situations qui ne traînent pas partout. Il y a des caractères tranchés et nets. Il y a des promesses de drame psychologique violent et peut-être profond. Il y a une figure d’évêque missionnaire (qui servira à quelque chose plus tard), fort curieuse, apparemment très vraie et d’une grande beauté noble, simple et un peu rude. Nous sommes très vivement saisis et assez fortement préparés à entendre de grandes choses.

Nous sommes chez l’abbé au second acte. Il reçoit la duchesse, qui n’a pas été à son rendez-vous, qui n’a pas été chez le docteur, et qui est venue chez le confesseur. Elle se révèle à celui-ci sous son nom et elle dit tout. L’abbé la relève et la réconforte, lorsque le docteur, qui sans doute a suivi la duchesse, fait irruption. Coup de théâtre. Nous allons être en pleine lutte.

Le docteur, resté seul un instant avec la duchesse, l’abbé ayant été appelé au dehors par un devoir de son ministère, éclate en reproches et en transports d’amour impératif et exigeant. La duchesse se défend vivement, protégée, on le sent, par le lieu où elle est et par l’influence de celui qui l’habite. Elle part, ferme dans sa résistance, mais désespérée.

Les deux frères restent en présence. Scène de toute beauté qui a enlevé la salle dans un mouvement d’admiration et, en vérité, de reconnaissance envers l’auteur. Ces deux hommes se disent exactement ce qu’ils doivent se dire, étant donnés leurs caractères, dans tous les sens du mot. Ils sont convaincus et ils sont passionnés. Dans chacun d’eux l’esprit parle d’accord avec le cœur, l’esprit muni de toutes ses raisons ou de tous ses préjugés, le cœur enflammé de toutes ses passions et de toutes ses colères. Chacun d’eux est tout entier en mouvement et en acte. Le docteur plaide la cause du bonheur humain et l’abbé la cause du bonheur éternel ; et aussi, le docteur plaide pour lui et pour son amour, et le prêtre pour son office sacerdotal et avec ce sentiment qu’il exprime presque nettement : « J’ai charge d’âme et les âmes m’appartiennent. »

Et le docteur en vient très naturellement à dire ce qu’il a déjà au moins indiqué à la duchesse. A la duchesse il a fait entendre : « Ce n’est pas Dieu qui vous sépare de moi, c’est mon frère. » A l’abbé il dit : « Tu n’es pas mon adversaire spirituel. Tu es mon rival. Tu es amoureux de la duchesse… Oui, oui, cette robe que tu portes, tu la jetteras, tu la jetteras ! Je vous connais mieux que vous ne vous connaissez.

— Jamais, jamais ! » répond le prêtre. Mais il le dit trop fort, trop violemment, pour que ce soit tout à fait sincère, et nous comprenons bien qu’il y a du vrai, tout au fond, dans l’idée mauvaise du docteur.

La toile tombe. Les applaudissements crépitent pendant cinq minutes. J’en étais, n’en doutez point. Le troisième acte a refroidi cet enthousiasme sans rien diminuer de l’estime que l’on avait pour cet ouvrage très distingué. Au troisième acte, le duc de

Chailles est mort, comme c’était son devoir pour que la pièce eût un dénouement. Mme de Chailles, torturée par les sentiments contraires qui s’agitent dans son cœur, veut entrer au couvent. L’abbé aussi. L’évêque qui nous a été présenté au premier acte, et qui représente le bon sens dans cette folle aventure, les chapitre tous les deux.

A la duchesse il dit : « De ces religieuses-là Dieu n’a cure et il n’y tient pas du tout. Epousez celui que vous aimez ; c’est encore ce que vous avez de mieux à faire.

A l’abbé Daniel : « Pas de cloître. Vous êtes homme d’énergie et de passions violentes. Venez avec moi vous faire martyriser quelque part. Et pas de soif du martyre, du reste ! Évangéliser, combattre pour la croix, être blessé, si Dieu veut, tué, s’il l’entend ainsi ; mais ne pas désirer la mort. C’est un péché ; et c’est celui qui vous tient en ce moment ; je sais bien pourquoi. Venez agir. »

Il les convainc tous les deux. Et la pièce serait finie si l’abbé ne se donnait cette satisfaction, dont on comprend bien le secret motif, mais qui n’est pas d’une âme si haute que le croit l’auteur, d’endoctriner lui-même la duchesse et de la pousser au mariage avec son frère, ce qui, du reste, est parfaitement inutile. La scène est longue. Ce n’est qu’un sermon, parsemé de jolis traits de sensibilité précieuse, mais surtout inondé et refluent de rhétorique. On l’écoute avec impatience. L’auteur a voulu donner cette idée qu’il était « mûr pour Notre-Dame » comme il le fait dire à un de ses personnages ; mais ce n’était pas le moment bien choisi.

Et enfin la duchesse de Chailles épouse son cher aliéniste.

Ce dénouement est assez logique, puisque la règle c’est que ceux-là qui s’aiment doivent s’épouser. Il est approuvé par l’auteur, il est approuvé par le prêtre, il est approuvé par l’évêque. D’où vient que le public, évidemment, n’y tient pas du tout ? De ce qui suit, ce me semble.

Le public aime que ceux qui s’aiment se marient ; mais il n’aime pas que les femmes fassent des sottises. Chacun de nous est enchanté qu’une femme fasse une sottise, quand c’est à son profit ; mais quand nous sommes réunis, quand nous sommes public, nous n’aimons pas que les femmes fassent des sottises.

Or, la duchesse de Chailles en fait une de fort calibre.

Duchesse, elle épouse un plébéien rude, dur, sec, passionné, mais positif. Il ne s’entendront pas au-delà de la lune de miel, si tant est qu’il y ait lune de miel.

De caractère faible, elle épouse un impérieux, un autoritaire et un dominateur. C’est le vœu même du génie de l’espèce, je sais bien ; mais c’est une jolie garantie d’infortune pour cette pauvre petite duchesse. Amoureuse de deux hommes  (atténuez le mot si vous voulez ; mais c’est la chose), elle épouse celui qu’elle aime, je crois, le moins profondément. Elle va, désormais, aimer l’aliéniste avec ses sens et le prêtre avec son âme. En tout cas, elle va aimer amoureusement l’un et regretter tendrement l’autre. Mauvaises conditions pour être heureuse. Quand on a le malheur d’aimer deux hommes, il n’y a qu’un parti sensé, c’est de n’épouser ni l’un ni l’autre.

La duchesse fait une sottise.

Et puis, il y a toute la question religieuse qui reste entière, tout l’obstacle résultant de la question religieuse qui reste entier, tout entier. Yvonne est chrétienne profondément ; Morey est athée radicalement. Et l’on sent qu’ils resteront tels ; parce que la duchesse est chrétienne par tendresse de coeur et Morey athée par orgueil, et par cet orgueil qui ne transige jamais, l’orgueil scientifique. L’athéisme de Morey est bon teint.

Eh bien, ils vont faire un ménage déplorable.

L’auteur croit écarter l’objection et rassurer le public sur ce point par deux petits mots qu’il glisse timidement et qui, par leur faiblesse, ne font que confirmer l’objection qui est dans tous les esprits. Il fait dire à un personnage : « Morey respectera les croyances de sa femme. »

— Ah ! bien ! oui ! répondons-nous, Morey, tel qu’il nous a été présenté, respectant les croyances qu’il juge stupides, funestes et défavorables aux maris ! Ah bien oui ! nous l’y attendons !

Et l’auteur fait dire à un autre personnage, ou au même : « Yvonne ramènera son mari à la religion ! »

— Celle-là est encore meilleure. Va-t’en voir s’ils viennent ! Non, nous sommes absolument certains que s’il faut des époux mal assortis dans les liens du mariage, conformément au vœu du Génie de l’espèce et à la théorie de Schopenhauer, ce mariage est idéal ; mais que, s’il faut des époux assortis dans les liens du mariage, conformément au proverbe, ce mariage est désastreux. Or au théâtre, nous nous moquons du Génie de l’espèce comme d’un zeste.

En France, du moins. J’ai toujours rêvé de Schopenhauer au théâtre. Ce serait très intéressant. Un jeune homme dirait à une jeune fille : « Nous ne nous accordons en rien. Donc nous sommes faits l’un pour l’autre. Car nous nous complétons. Je vais vous lire le chapitre… Donc c’est notre devoir philosophique et physiologique de nous épouser.

— Evidemment », dirait la jeune fille avec ferveur.

Et ce serait en Allemagne une pièce prise très au sérieux et en France une pièce gaie ; et elle serait applaudie des deux côtés de la frontière.

Le public est donc convaincu que Mme la duchesse fait un pas de clerc et qu’elle sera éminemment malheureuse, et cela l’ennuie un peu ; car la duchesse lui était assez sympathique. Il se dit que cette pièce, c’est proprement l’aventure qui a été le point de départ du Divorce de M. Paul Bourget ; que la duchesse abandonnera peut-être, à regret, ses pratiques religieuses, qu’elle aura une fille, que sa fille fera sa première communion, que la duchesse retrouvera alors tous ses principes religieux à l’état intense, que le docteur Morey sera furieux : « Encore la prêtraille ! » et que le ménage Morey sera un enfer. La pièce, pour qui sait prévoir, est nettement intitulée Vers le divorce. Tout cela flotte confusément dans l’esprit du public et il n’est pas très content. De là sa froideur.

Encore est-il qu’il s’est amusé, je veux dire passionné pendant deux heures, et que, quand il a eu cette rare fortune, il pardonne toujours.

Le Duel est une pièce où l’auteur a fléchi sous la grandeur du sujet et sous la difficulté du sujet ; mais il lui reste l’honneur de l’avoir entrepris ; l’honneur de nous avoir éloignés de la banalité sordide des pièces à adultères et à fugues amoureuses de femmes à cheveux gris ; l’honneur d’avoir posé, au risque de ne pas la résoudre, une grande et haute question et très dramatique ; l’honneur aussi d’avoir écrit un premier acte très original et un second presque puissant, et partout de très beaux morceaux oratoires.

Peut-être même, au point de vue du succès proprement dit, l’originalité matérielle, pour ainsi parler, de cet ouvrage — un évêque blanc, un vicaire noir, un petit Chinois — appellera-t-elle longtemps la foule ; mais ce ne sont pas là nos affaires, j’entends ni à moi ni à l’auteur.

Le Duel était faiblement joué. Mettons à part M. Paul Mounet, magnifique dans sa robe blanche et d’une bonhomie grave et d’un héroïsme simple qui étaient à ravir.

Mais M. Duflos, qui avait à sauver la dureté foncière du personnage du docteur, n’a songé, ce me semble, qu’à l’accuser, comme si le danger eût été que Morey fût trop sympathique. Eh ! diantre ! S’il y avait seulement un mot tendre dans le rôle de Morey, ce dont je doute, il fallait, au contraire, lui donner une valeur énorme, une valeur à contrebalancer tout le reste. Le rôle est dur, soit ; mais il fallait ne pas l’indurer encore. C’est trop suivre les indications du texte.

Te le dirai-je, Araspe ? Il m’a trop bien servi.

M. Le Bargy a de la force et de la passion — un peu factices, du reste — dans le rôle de l’abbé, mais aucune onction et véritablement presque rien de sacerdotal. Il donne trop la sensation d’un homme du monde déguisé en prêtre, plutôt d’un héros romantique, d’un Oberman déguisé en prêtre.

Du talent, certes ; mais, pour parler un instant le langage des foyers de théâtre, d’« incarnation », pas pour une obole.

Mme Bartet a joué avec sa maîtrise habituelle, mais sans ardeur et sans fougue. Le rôle semblait ne lui plaire qu’à moitié. C’est une impression. J’ignore.

M. Joliet a très bien joué un petit bout de rôle réaliste, un portier de bonne maison qui vient annoncer une mauvaise nouvelle. Le texte porte portier, et il a bien raison. On ne doit pas dire autrement quand il s’agit d’un hôtel aristocratique. Les concierges, c’est pour les pauvres diables de locataires comme nous. M. Joliet était un portier très véritable et point du tout un « portier de comédie ».

La mise en scène est très belle et très juste. Elle a été réglée par un artiste et par un chercheur de vérité qui sait la trouver. Une faute, pourtant. Au premier acte, nous sommes dans le cabinet du docteur dans la maison de santé qu’il dirige. Larges baies sans rideaux. On voit dans le fond, dans le vaste jardin, passer les infirmiers en sarraux blancs. Fort bien en soi. Mais il fallait des rideaux aux fenêtres. Ce n’eût pas été aussi joli, mais il fallait des rideaux aux fenêtres. Pourquoi ? Parce que, à la dernière scène, Morey prend la duchesse dans ses bras. Donc il fallait des rideaux, ou que Morey n’étreignit pas la duchesse. J’ai été sur le point de leur crier : « Prenez garde ! il n’y a pas de rideaux ! » Je me suis contenu, parce que j’ai beaucoup d’empire sur moi-même.

M. Maurice Donnay.
Le Retour de Jérusalem, pièce en quatre actes. §

J’ai trouvé faible la dernière comédie, si attendue, comme on peut croire, de M. Donnay. Et notez que je ne pouvais y être que très bien disposé, car je partage, on le sait peut-être, non seulement les beaux et nobles sentiments qui y sont exprimés par le protagoniste, mais même un peu les passions qui semblent animer l’auteur, et même, Dieu me pardonne ! les « préjugés » qu’il semble nourrir. Et, avec tout cela, j’ai trouvé la pièce assez mauvaise. Il est possible encore qu’elle soit très bonne, c’est même probable ; mais ce n’est pas très sûr.

J’ai trouvé qu’elle était incertaine et indécise, et peu logique en sa marche, et très inconsistante, parfois même difficilement intelligible quant aux caractères. De ces deux opinions, je donnerai les raisons chemin faisant, en racontant la pièce aussi exactement qu’il me sera possible.

Michel Aubier est depuis douze ans le mari très suffisamment heureux de Suzanne, fille de bons bourgeois riches. Michel Aubier est catholique < de naissance », comme nous disons, philosophe, ou se croyant tel, d’humeur, et littérateur de profession. Sa femme l’ennuie, quoique très douce, très bonne et assez spirituelle, du moins quand M. Donnay la fait parler. Il semble aimer assez fortement ses deux enfants, fille et garçon, de dix à douze ans.

Or il a fait depuis un an la connaissance d’une petite juive de vingt-trois ou vingt-quatre ans, nommée Judith Focciani de son nom personnel, et qui, du reste, est la comtesse de Chouzet par son mariage, qui date de trois ans.

Cette Judith, très « intellectuelle », et qui fréquenta la Sorbonne avec intensité, jusqu’à en devenir bachelier ès lettres et qui sait l’hébreu comme M. Ledrain, peut-être moins, s’est éprise d’Aubier parce qu’il est intellectuel, lui aussi, et Aubier s’est laissé aller à se laisser aimer. C’est à peu près le mot ; car il tutoie Judith, il l’embrasse sur les lèvres, il lui écrit des lettres passionnées et tutoyantes, comme Julie à Saint-Preux et Saint-Preux à Julie ; et il n’est pas son amant. Il ne l’est pas formellement. Judith, pour employer la singulière terminologie de fin dix-neuvième siècle, est la demi-maltresse d’Aubier.

Les choses en sont là quand, à la campagne, chez les beaux-parents d’Aubier, Mme Judith étant ici parce que son mari fait ses vingt-huit jours, Judith presse Aubier de devenir son amant entièrement, complètement, et sans qu’il y manque rien. C’est une radicale. La scène est hardie, un peu cynique, un peu gênante, assez gênante, sinon pour le public des premières, qui a su se faire un front qui ne rougit jamais, du moins pour le public que je suppose assistant à la pièce au moment que j’écris. Aubier résiste. Il aime sa femme encore, ou du moins il l’estime, et il aime ses enfants encore, ou du moins il a avec eux quelque attache. Il résiste, et il est un peu ridicule, comme tout homme qui résiste faiblement à une femme ; car celui qui résiste avec énergie et hauteur n’est pas ridicule.

L’auteur par cette façon, un peu bizarre, de poser la situation a voulu marquer qu’il y a un peu de fatalité dans l’aventure qui va suivre entre Aubier et Judith. C’est évidemment son intention. Elle vaut ce qu’elle vaut. Vous en jugerez quand vous connaîtrez la suite. — Pour mon compte j’eusse aimé mieux, comme plus naturel, plus franc, plus vrai et plus commode aussi pour moi, public, et me tiraillant moins le cerveau, un coup de passion, violent et irrésistible, jetant Aubier aux bras de Judith ; les remords et les déceptions devant venir plus tard, tout aussi bien, sinon plus naturellement encore, qu’avec cette entrée en matière gauche ou du moins oblique.

Tant y a qu’il en est ainsi.

Mais voici venir la fatalité. Judith retourne à Paris en disant à Aubier quelque chose comme : « Tu n’as pas dit ton dernier mot », et, soit hasard, soit adresse, elle oublie sur un meuble ce petit sac en étoffe ou en toile métallique où les femmes mettent toutes sortes de choses, excepté leurs lettres d’amour. Mais Judith ne ressemble pas aux autres femmes.

Elle partie, Mme Aubier survient, trouve le petit sac, Touvre, découvre une lettre de son mari (vous pensez bien que déjà elle a des soupçons), la lit, y relève une foule de baisers, de caresses et de tutoiements : « Elle est ta maîtresse ! »

— Non !

— Comme c’est vraisemblable qu’elle ne le soit pas !

— Je conviens que ce n’est pas vraisemblable ; mais c’est vrai.

— Brisons là. Nous sommes ridicules. Va la retrouver. Je divorce.

— Suzanne !

— C’est mon nom ; ce n’est pas un argument. Va la retrouver, celle qui ne s’appelle pas Suzanne, et divorçons.

— Soit. »

La scène entre Judith et Aubier est gauche et passe difficilement, mais celle où se rencontrent Aubier et Suzanne est d’une main extraordinaire. Le maître Maurice Donnay se retrouve là.

Au second acte, nous assistons au « retour de Jérusalem ». Judith et Aubier ne se sont pas mariés, Judith étant partisan de l’union libre ; mais ils ont été faire un voyage de demi-noces à Jérusalem, où Aubier s’est ennuyé un peu et où Judith s’est exaltée au souvenir du peuple de Dieu.

Scène épisodique et inutile que le public a écoutée avec une froideur glaciale, que je pourrais laisser de côté, mais que je tiens à relever pour prémunir M. Donnay contre ce goût du cynisme où il me semble qu’il commence à s’abandonner un peu trop, et qui pourrait « lui jouer d’un mauvais tour », comme disaient nos pères. La sœur d’Aubier vient raconter à Judith qu’elle a fait un petit arrangement, elle, avec son mari à elle. Ils ne s’aiment point et ils sont tous les deux, elle et lui, hommes à bonnes fortunes, si je puis m’exprimer ainsi et je m’exprime fort exactement. Alors, ils ne se sont pas séparés, non, et bien au contraire. Ils sont restés unis pour pouvoir faire plus sûrement leurs petites farces. Ils sont convenus qu’ils auraient, lui des maîtresses, elle des amants, et que quand il serait fatigué, lui, d’une maîtresse, il lui dirait : « Ma femme sait tout. Je suis forcé de rompre » ; et que quand elle serait fatiguée, elle, d’un amant, elle lui dirait : « Mon mari sait tout. Rompons. » Cette petite école d’immoralité froide et réfléchie a parfaitement désobligé le public. Voilà ce dont je suis obligé d’avertir l’auteur.

La pièce reprend. Premiers nuages dans le demi-ménage Judith-Aubier. Un certain Lazare Hendelsohn, intelligent et d’esprit élevé (c’est le bon juif de la pièce. Chacun a son bon juif, comme disait M. Barrès. M. Donnay a le sien tout comme un autre), intelligent, donc d’esprit élevé et de sens moral assez délicat, mais au demeurant un peu empressé et indiscret, et qui fut jadis amoureux de Judith, ce que Judith ne manque pas de dire à son mari, vient voir Judith, vient voir Aubier, parle à Judith en camarade et sans d’abord sembler s’apercevoir de la présence d’Aubier ; puis brusquement (j’ai entendu parler de l’habileté de la race juive et je ne suis pas sans m’en être aperçu ; mais ce Lazare n’est pas, aujourd’hui du moins, juif en cela pour une obole), il propose à Aubier de s’affilier à une « ligue » d’esprit et de tendances israélites et déjà, tout de go, le prie de signer un petit papier.

Aubier a toutes les raisons du monde pour lui dire qu’il n’en fera rien. M. Hendelsohn se retire, très correctement du reste et en très galant homme.

Alors, — amenée naturellement par la mauvaise humeur d’Aubier, que Judith cherche à dissiper, — une scène d’amour, de câlineries, de gentillesses, de chatteries de la part de Judith, où Aubier se laisse ravir et charmer. Il l’embrasse, il l’étreint, il l’adore, il… ! Eh bien, oui ! dit soudain Judith, oui, certainement ; car je t’adore. Mais… tu signeras le papier ! »

Ça, c’est l’obstination juive, la ténacité juive, la « suite enragée » de la race juive. C’est excellent. Tout le monde comprend, tout le monde est en présence d’une chose qu’il a vingt fois constatée par lui-même et tout le monde applaudit.

Mais si tout le public comprend cette fin d’acte, il y a des choses que déjà il comprend moins. Cette Judith, elle commence à se révéler, non seulement comme volontaire et tenace, ce qui va de soi, mais comme indélicate, « gaffeuse », indépendante à l’excès, puisqu’elle n’a pas voulu se marier et s’est réservé une porte de sortie ; d’un sens moral très faible, sinon nul, d’esprit nomade et de caractère « itinérant », ou, si l’on veut, possédée de cette passion que Fourier appelait la « papillonne », etc. — Voilà bien des traits accumulés, mêlés, entrelacés et dont nous ne sommes pas sûrs. Ils ont été sans doute observés par l’auteur, mais nous, nous n’en sommes pas sûrs, et c’était à l’auteur de nous persuader, par des habiletés à lui, qu’ils sont vrais, et c’est à quoi il n’a pas réussi, et c’est à quoi, du reste, il ne s’est pas appliqué. Il nous les donne comme acquis, comme historiques ou ethnographiques. Nous avons quelques doutes. Nous ne marchons pas sur un terrain sûr.

De plus, et ceci se marquera plus encore à l’acte suivant, mais déjà commence à poindre, il nous semble que le développement de cette pièce démontre qu’elle n’aurait pas dû commencer ; il nous semble que le développement de cette pièce démontre comme impossible le commencement de cette histoire. Comment ! Ily a évidemment incompatibilité d’humeur absolue entre Judith et Aubier. Ils n’ont pas lu même tour d’esprit, ils n’ont pas les mêmes habitudes d’âme, ils n’ont pas la même conscience ; c’est évident. Or, avant de « se mettre ensemble », comme dit énergiquement le peuple, ils se sont fréquentés un an ou dix-huit mois. Et ils ne se sont pas aperçus, ni l’un ni Vautre, qu’ils étaient incompatibles et incombinables ! C’est pour cela que je disais en commençant, sachant d’avance les choses que je devais vous exposer maintenant, que j’aurais mieux aimé un coup de passion violent, brusque et aveugle, entre Judith et Aubier, parce que, avec le coup de passion brusque, violent et aveugle, on ferme la bouche à toute objection qui veut prendre la parole. Mais Judith et Aubier se connaissaient depuis dix-huit mois presque intimement. Comment Judith, avec sa vive intelligence, n’a-t-elle pas vu qu’elle détestait son mari, bien, et que M. Aubier avait précisément le même caractère que son mari, et que, donc, ce n’était pas la peine de changer de gouvernement ?

Elle est bizarre, au moins, cette Judith ; elle n’aime que les juifs, que la race juive, que tout ce qui est juif, rien que juiverie, et elle épouse successivement deux Aryens renforcés, deux « propres Aryens », comme elle dit, dans un mot d’esprit qui n’est ni très fort ni très neuf. Je ne comprends pas grand’chose à cette Judith. Je ne la comprendrais que moyennant un coup de cœur et de sens… Mais je crois que je l’ai déjà dit.

Et Aubier, que l’on comprend un peu mieux, car « c’est un faible », c’est un « intellectuel “ qui me paraît un peu bête, comme il y en a beaucoup, et il a été jeté à Judith, quoique y résistant, par une petite fatalité ; Aubier, que l’on comprend un peu mieux, n’est pas excellemment intelligible encore. Il est un peu impossible qu’il ne connût pas Judith « et toutes ses fureurs », qui ne sont pas celles de Phèdre, mais celles d’Esiher ou de Mardochée ; et, puisqu’il ne tenait pas du tout, nous l’avons vu, au premier acte, à lier sa vie à celle de Judith, il aurait bien pu, même poussé par la petite fatalité que vous savez, ne pas se laisser aller à Judith ; il aurait bien pu dire à sa femme : « Soit, tu me quittes ; mais moi, je ne te quitte pas. Je crains Judith (oui, il aurait dû la craindre, et l’on a bien vu qu’effectivement il la craignait), je crains Judith. Je ne vais pas à elle. Je ne fais pas d’irréparable. Je reste coi, et je t’attends. Tu reviendras. » La « petite fatalité » n’était pas inéluctable.

Oui, vraiment, Aubier se comprend mieux que Judith, mais il ne se comprend pas très bien non plus.

Ces objections ou ces doutes, qui sourdent dans l’esprit du spectateur pendant le second acte, éclatent au troisième, encore qu’il soit étincelant de beautés. Au troisième acte nous voyons Aubier et Judith dans leur ménage et dans la société qui s’est formée autour d’eux. Cette société est toute juive ou à très peu près. « Un en a amené dix, dix en ont amené cent ; nous sommes à dix mille. » Ces juifs ne sont pas flattés. Ils sont brutaux, grossiers, « arrivistes » forcenés et dépourvus complètement de sens moral. Ils horripilent ce pauvre Aubier. Le premier trait, et le plus en relief, c’est, comme bien vous pensez, qu’ils n’approuvent et n’admettent que ce qui sort de la main des juifs et que, selon eux, tout ce qui est œuvre de juif est admirable : livres, tableaux, sculptures, ponts et chaussées, musique, affaires, etc. Le trait est juste, il est amusant, joliment exagéré sans outrance et sans grossissement niais ; tout le monde les reconnaît et tout le monde applaudit.

Mais, de plus, ils sont tous cosmopolites, antimilitaristes et antipatriotes, non seulement sans mesure, mais sans nuances et sans courtoisie. On s’étonne un peu. Après tout, ils doivent cependant, d’abord n’être pas tous comme cela et à ce point, et ensuite être, malgré tout, un peu mieux élevés.

Et enfin, quand éclate ce que tout le monde attendait, la grande discussion et querelle sur l’idée de patrie, il est clair que l’on est remué par les belles et fortes paroles que trouve Aubier pour expliquer pourquoi il aime son pays, et on l’applaudit vigoureusement, et c’est justice pour toutes sortes de raisons et même parce que le couplet est très beau ; mais on ne peut pas s’empêcher de se dire que tout cela est un peu faux, nonobstant, non pas en soi, mais en ce que personne n’y dit la parole juste, la vraie parole juste.

Comment ne se trouve-t-il pas quelqu’un, Aubier ou un juif, pour dire, non pas qu’on est d’accord, certes, mais qu’on dispute précisément parce qu’on obéit de part et d’autre au même sentiment ? Comment ne se trouve-t-il pas un juif pour dire, non pas : « Je ne comprends rien à votre patriotisme » ; mais au contraire : «  Parbleu ! Si je comprends votre patriotisme ! Comment ne comprendrais-je que vous aimiez votre race, moi qui n’aime que la mienne et qui l’aime furieusement ! Touchez là, Monsieur, comme disait Parodi dans Ulm le Parricide. Touchez là, « en toute haine ».

Et comment Aubier ne dit-il pas à un moment donné : «  Diantre, messeigneurs, je vous trouve plaisants de me demander ce que c’est que le patriotisme, vous qui êtes les plus patriotes de tous les hommes, vous qui, depuis le commencement de cet acte III, qui, du reste, est souvent admirable, prouvez par tous vos propos, par toutes vos opinions, par toutes vos admirations, par tous vos gestes et par tous vos plis de physionomie, que vous êtes les plus patriotes des habitants de cette petite planète et que vous n’avez même pas d’autre vertu, pas d’autre passion, pas d’autre sentiment, pas autre chose dans l’âme qu’un ardent et enragé patriotisme. »

Voilà, surtout étant donnée la conduite de rade ///, ce qu’il y avait à dire et ce que, inconsciemment, tout le monde attendait qui fût dit par quelqu’un. Il s’ensuit que toute cette grande scène, avec des morceaux de bravoure très beaux, sonne un peu faux.

Tant y a qu’elle a pour conséquence et pour fin une altercation très violente et qu’Aubier a un duel sur les bras. Resté seul avec sa femme, il invective vivement contre elle et les deux époux se disent réciproquement leurs vérités. Non, ils n’ont pas la même Ame, ils n’ont pas la même conscience, ils n’ont pas le même sang et ils ne parlent pas la même langue. Ils sont aussi étrangers que s’ils étaient de planètes différentes. Ils s’en aperçoivent enfin. Ils avaient eu le loisir de s’en apercevoir beaucoup plus tôt.

Le quatrième acte sera intitulé dans les théâtres de province, qui aiment à donner des titres aux actes : « La Goutte d’eau ». Rien de plus grave que ce qui précède, et même absolument rien de grave ne vient porter à l’extrême les différends d’Aubier et de Judith ; mais un petit fait se produit qui fait déborder le vase. Aubier a recommandé un de ses amis au nouveau ministre comme chef de cabinet. Judith, sans en rien dire à son mari, en a recommandé un autre, et celui-ci a été nommé. Récriminations d’Aubier. « Pourquoi as-tu recommandé un tel ? Parce qu’il est juif ? — Evidemment.

— Tu savais que j’en recommandais un autre ?

— Parfaitement.

— Et tu ne m’as pas dit que tu avais ton candidat.

— Naturellement. Tu as ton candidat ; j’ai le mien. Indépendance respective. Union libre.

— Oh ! bien ! j’en ai assez de l’union libre.

— Oh ! bien ! Moi aussi ! Bonsoir !

— Bonsoir. Tirons chacun de notre côté. »

Ils y tirent. C’est tout.

Sauf l’affaire Suzanne. Vous ne vous rappelez peut-être pas Suzanne. C’est la femme divorcée de M. Aubier. Nous ne l’avons pas vue depuis le premier acte. Elle revient dire à son ancien mari qu’elle se remarie avec un brave homme qui n’a pas l’amour, même momentané, des juives, et, comme elle va habiter en Meurthe-et-Moselle, elle demande à son mari de renoncer au droit qu’on lui a donné de voir périodiquement ses enfants. Il y renonce après résistance et avec douleur, sentant bien qu’il n’a guère le droit de revendiquer les droits paternels, après avoir traité si cavalièrement les devoirs conjugaux.

Ainsi Aubier a tout perdu, la seule femme qui l’ait aimé véritablement puisqu’elle ne préférait pas sa race à son époux ; et ses enfants, pour lesquels il avait une vive tendresse. Il est très durement puni, comme il le mérite.

J’ai cru très bien remarquer que le public le trouvait trop puni et que, quand il a vu Suzanne revenir, il a espéré et souhaité un raccommodement des deux anciens époux. Malgré mon peu de goût pour les dénouements heureux, que je trouve toujours trop fades, je ne suis pas très éloigné de donner un peu de raison au public. D’abord, l’escapade d’Aubier, quoique grave, n’est pas tragique. Il a, en somme, suivi une nomade, une sorte de gitana qui a tant de goût pour le changement et pour la vie itinérante et tant de « papillons » dans l’esprit que l’on peut considérer une union libre avec elle comme une passade. On peut, à la rigueur, pardonner à cet homme-là.

Ensuite, et c’est ce qui justifie un peu le public, savez-vous bien que toute la pièce a été construite comme devant aboutir à un dénouement heureux et comme pour le faire prévoir ? Il n’y a pas eu adultère, puisque Aubier n’était pas l’amant de Judith quand il était encore avec sa femme ; et cette bizarrerie ou singularité semblait inventée par l’auteur précisément pour rendre possible le raccommodement final et le dénouement heureux.

D’autre part, c’est bien un peu Suzanne qui a jeté Aubier aux bras de Judith, comme vous l’avez vu, et cela semblait, aussi, avoir été imaginé par l’auteur pour que Suzanne en fin de pièce pût dire à Aubier : « Après tout, il y a eu là-dedans autant de ma faute que de la tienne », et pour rendre possible et assez naturel un dénouement heureux.

Tout le premier acte donc paraît combiné en vue d’un dénouement heureux par-delà des traverses et des aventures douloureuses. L’auteur conviendrait, en fumant une cigarette avec moi, qu’il avait primitivement un dénouement heureux dans la tête et comme en perspective, qu’il ne m’étonnerait pas du tout.

En tout cas, il y avait dans la pièce de quoi faire supposer au public que les choses finiraient par bien s’arranger, et il n’y a pas à lui en vouloir de l’avoir évidemment cru, au moins un instant, et d’avoir eu une déception qui s’est manifestement traduite par quelque froideur.

Donc, œuvre inégale, souvent très brillante, toujours franche et hardie, et qui fait honneur à son auteur, mais de second mérite en somme, et avec moins d’esprit, beaucoup moins qu’à l’ordinaire — qu’à l’ordinaire de M. Donnay, bien entendu.

Très belle interprétation, avec Dumény, sans qui tout simplement, à moins que M. Guitry n’eût voulu se prêter à la chose, on n’aurait pas pu jouer le rôle d’Aubier ; avec M. Calmettes, qui ne fait que passer, mais qui est juif — juif élégant et galant homme — des pieds à la tête ; avec Mme Simone Le Bargy, très énergique et très originale et sentant la race, sentant tout l’Orient, aventureux à la fois et têtu, dans le rôle, écrasant du reste, de « la juive » ; avec Mme Mégard enfin, d’une admirable justesse de ton dans tous ses propos et dans toutes ses attitudes. Mme Mégard fait un progrès immense à chacune de ses « créations ». Dieu sait si, il y a cinq ou six ans, je m’attendais que cette gracieuse jeune femme devint grande artiste. Eh bien, ma foi, l’y voilà. — Rien à louer avec fanatisme, mais rien à mépriser dans le reste de l’interprétation.

Une préface de M. Maurice Donnay §

Je pourrais dire « la préface » tout court, parce que c’est comme cela qu’on la désigne, et l’on n’en parle pas autrement depuis quinze jours, et vous entendez bien que je parle de la préface que M. Maurice Donnay a mise en tête de son édition de le Retour de Jérusalem.

Il y a toutes sortes de choses (et surtout il y a de belles choses) dans cette préface qui ne veut être qu’une manière de causerie. Il y a des choses que j’en aurais retranchées, comme certaines réponses à certains critiques en vérité de peu de poids et certaines apologies personnelles dont M. Maurice Donnay n’avait pas besoin que M. Maurice Donnay prit la peine. Mais passons. Aucun de nous ne peut être sûr qu’il aura toujours la vertu de ne pas répondre aux attaques et de ne point daigner se défendre.

Je ne m’attacherai qu’à la partie critique, dans le sens général du mot, de cette très belle préface.

M. Donnay nous y affirme d’abord, avec une bonne foi évidente et sans qu’il y ait lieu de mettre au crayon, en marge de son texte, le fameux legendum cum grano salis, qu’il a cru être, qu’il a été absolument impartial en écrivant le Retour de Jérusalem. Est-ce sa faute à lui si le public a pris sa pièce dans un sens défavorable aux juifs ? Est-ce sa faute s’il a couvé des œufs de canard ? est-ce sa faute s’il lui est arrivé en sens inverse ce qui est advenu à M. Eugène Guinon pour sa pièce intitulée Décadence ? M. Guinon avait cru écrire une pièce où étaient daubés avec l’impartialité d’une haine bilatérale l’aristocratie juive et l’aristocratie française. Le public n’y a vu, à très peu près, qu’une satire à la d’Aubigné contre l’aristocratie française, un Prince d’Aurec exaspéré. M. Guinon n’en peut mais.

De même, en sens inverse, il est advenu à M. Donnay que, M. Donnay ayant écrit une pièce favorable en somme et aux juifs et aux aryens, exposant, au moins, les qualités en même temps que les défauts de ces deux races ; d’abord, on n’a trouvé sa pièce favorable pour personne, et ensuite on l’a trouvée dure — oh ! très dure — pour les juifs, ce qui du reste lui a valu jusqu’à présent deux cent dix représentations.

Non ! mais, vraiment, est-il responsable de cela ? Au fond, il ne sait même pas comment cela lui est arrivé. Je vais peut-être le lui dire un peu.

C’est arrivé d’abord à cause de ceci : oui, les deux protagonistes, la juive et l’aryen, ont leurs qualités, réelles, en même temps que leurs défauts. Mais il y a un troisième acte où il est très difficile à un public de ne pas trouver que l’auteur prend parti, alors qu’il nous présente un salon de juifs, un groupe de six ou sept juifs, représentatifs, évidemment, de toute leur race, et qui sont tous — il le reconnaîtra — peints aussi peu que possible à leur avantage. C’est à ce troisième acte que le public s’est attaché. « C’est incontestable. » A-t-il eu si tort ? Deux personnages, même très importants, même protagonistes, comme on dit, peuvent n’être, après tout, que des exceptions. Un groupe de sept ou huit personnages est de toute évidence figurative de toute la race à laquelle il appartient ou de tout le monde auquel il se rattache.

Qu’est-ce que le Misanthrope ? Un salon de 1666. Si un critique de 1666 avait dit : « Molière a voulu nous faire remarquer qu’on est terriblement frivole et médisant dans nos salons moitié bourgeois, moitié aristocratiques », Molière aurait-il pu répondre : « Mais non ! Voyez Alceste et Eliante ».

— «  Je vois Eliante et Alceste, aurait répliqué le critique. Mais ce sont des exceptions ; et quand vous me montrez tout votre monde ensemble, groupé autour de Célimène, je vois bien que ce monde est tout entier, ou à bien peu près, composé de badins, de baladins et de médisants, et qu’Alceste et Eliante y détonnent ». Et que serait-ce si Eliante était frivole et médisante elle-même ? Une seconde raison — pour que le public ait pris la pièce dans un sens défavorable aux juifs — c’est la suppression (entre la répétition générale et la première) de cette dernière scène du III, laquelle est rétablie dans le volume. Il n’y a qu’un « bon juif » dans la pièce de M. Donnay, c’est Lazare Hoendels-honn. Or, il ne paraît que dans deux scènes ; et de ces deux scènes, celle où il est vraiment de caractère élevé et noble est supprimée au théâtre. Qu’est-ce que vous voulez ?

Car, remarquez : dans la scène qui est restée au théâtre, Lazare n’est pas odieux, non ; mais il n’est pas absolument sympathique. On voit que c’est un cœur droit ; mais il est furieusement indiscret. A peine Michel et Judith revenus de Jérusalem, il sait déjà leur adresse, il arrive dans leur appartement encore désordonné au milieu de leur emménagement, parmi les housses, et il s’occupe de leurs petites affaires, et il veut affilier déjà Michel à une œuvre sémitique, etc. Il n’est pas précisément sympathique.

Cela est si vrai que — on connaît ma candeur et l’on n’en doute guère — à la première représentation, à cette scène 6 du II, j’ai parfaitement pris Lazare pour un personnage comique, pour un juif correct, bien élevé, se tenant bien et parlant bien, mais enfin pour un juif gardant sous son vernis d’homme très recevable quelques-uns des défauts de sa race. Or, ce seul « bon juif » de la pièce, qui n’est encore sympathique qu’à demi, on ne le revoit plus. Il n’a fait que passer, il n’était déjà plus.

Il se relevait — et se révélait — à la dernière scène du III ; mais cette scène est supprimée. Déplorable, cette suppression ! C’est elle qui a rompu l’équilibre de toute la pièce.

M. Donnay explique pourquoi il s’est résigné, après une nuit de Jouffroy, à la sabrer. Les raisons, au point de vue dramaturgique, peuvent être bonnes, et je trouve, du reste, qu’elles sont excellentes. Mais il n’en est pas moins que cette suppression a fait clocher un peu l’ouvrage. Dans cette scène, le juif idéaliste, qui existe, comme on sait, et qui n’est pas très rare, paraît enfin et impose le respect. Pour que l’impartialité de l’auteur éclatât, il fallait que subsistât cette scène.

A ce propos, l’auteur, qui est la franchise même, fait remarquer comme entre parenthèses que, du reste, à la répétition générale on ne l’avait pas compris, son bon juif, à la scène 4 du III ; qu’on n’avait vu en lui qu’un niais. Possible ; mais alors ce ne devait pas être pour l’auteur un avertissement de supprimer cette scène, mais un avertissement de l’éclairer et de la faire plus forte, d’y ajouter quelque développement (elle est en effet beaucoup trop sèche) qui eût mis dans toute sa lumière l’âme très belle, l’âme d’apôtre, de Lazare. Comme il se trouve quelquefois qu’elle est très juste cette boutade de Sedaine ! On lui disait : « Telle scène est trop longue. — Ah ! ah ! très bien ! Je l’allongerai. » Elle avait paru longue parce qu’elle n’était pas claire : il fallait la développer.

Telles sont, selon moi, les raisons pourquoi la pièce a paru antisémitique au public. Plus j’y réfléchis, plus je trouve que le public ne s’y est pas trompé tant que cela.

Du reste, l’auteur n’est pas — il le reconnaîtra, je crois — sans s’apercevoir des défauts des israélites et sans les sentir assez vivement, entre nous. Il nous dit dans sa préface de le Retour de Jérusalem : « On a trouvé exagéré… tel trait de solidarité [entre israélites]. Il n’y a nulle assertion qu’on ne puisse illustrer par vingt exemples. Cette solidarité, les juifs la contestent ; nous la constatons, en la trouvant admirable. Ils la nient, nous l’affirmons, en la jugeant menaçante. »

Il dit encore : « Si les juifs sont opprimés en d’autres pays, — et nous le déplorons, — ils ne le sont pas chez nous, et tant mieux, mille fois tant mieux ! Ils l’ont été pendant quinze siècles ; mais il ne faut pas qu’ils en abusent et qu’ils l’exploitent. Ils ne le sont plus depuis cent ans, et même, si on les brimait un peu, après tout, on ne brimerait pas les plus faibles, mais les plus forts ; une minorité, mais écrasante. La preuve, c’est qu’ils permettent à peine qu’on parle d’eux, sinon pour les louer ; et n’est-ce pas le propre de la tyrannie ? »

Mon cher Monsieur Donnay, voulez-vous que je vous dise ? Vous n’étiez pas antisémite quand vous avez écrit votre pièce, oh ! point du tout, absolument pas, et toute votre pièce est là pour le prouver ; mais vous l’êtes devenu depuis. Immense influence du public ! D’une pièce qui n’était pas antisémite il fait une pièce antisémite par la façon dont il l’applaudit, et d’un homme qui n’était pas du tout antisémite, plutôt au contraire, il fait un antisémite assez agressif. Celui-là a eu une idée diablement juste qui a dit : « En prêtant des opinions à quelqu’un on les lui donne. » C’est comme l’argent aux « tapeurs ».

Au fond, vous savez, je ne crois pas M. Donnay très vivement antisémite ; mais je le crois très traditioniste, très « vieille-France », attaché à cet ensemble d’opinions moyennes et de doctrines morales solides sur lesquelles nous avons vécu depuis quelques siècles, et je crois que c’est pour cela et parce que les israélites donnent facilement, en paroles du moins, dans toutes les nouveautés excentriques, qu’il a à leur égard une certaine méfiance. De ceci je trouve la preuve dans tel passage sur le Nietzschéisme, qui, entre nous, n’avait pas grand’-chose à faire dans cette préface et que M. Donnay n’a point réprimé, ce qui est signe qu’il y tenait, et qui, du reste, est trop du meilleur Donnay pour que je ne vous en régale pas en passant : « r Peut-être aussi que viendra le règne du surhomme et que chacun s’appliquera à développer sa volonté de puissance. Alors le surhomme vraiment digne de ce nom verra chaque matin se lever l’aurore et à ce spectacle sentira son cœur plein d’une joyeuse méchanceté. Alors de nouvelles valeurs morales seront créées et les vieilles valeurs morales seront abolies. On lira dans les journaux des choses comme celles-ci :

M. M. qui habite un petit logement rue Wowenberg, était soupçonné de nourrir par son unique travail sa vieille mère, sa femme et trois enfants. Une pauvre veuve étant morte laissant deux orphelins en bas Âge, M. M… n’hésita pas à les prendre à sa charge. A la fin, les voisins se sont émus : ils prévinrent le commissaire de police. M. M…, sa vieille mère, sa femme et les cinq enfants, tout ce joli monde a été envoyé au Dépôt. »

Eh ! eh ! Swift n’aurait pas beaucoup mieux dit. Oui, M. Donnay est surtout un traditioniste, un conservateur, et il flaire un peu dans l’israélite un novateur, un homme qui, en général, penche du côté de toute idée apparemment hardie et s’y jette avec quelque précipitation inconsidérée. Il doit y avoir de cela.

Consciencieusement et avec cette simplicité tranquille, quoique toujours spirituelle, qu’il apporte à tout ce qu’il fait, M. Donnay a repris ses personnages principaux et les a examinés avec soin, en critique plutôt qu’un auteur qui se défend, avec une objectivité très suffisante, qui est extrêmement louable.

Il en dit un peu trop long sur Michel, qui n’est pas si difficile à définir, et il ne fallait peut-être pas tant de pages pour nous apprendre que c’est un Français de classe moyenne, d’esprit moyen et de cœur moyen, « un de nous », hélas ! essentiellement un de nous. Seulement ce soin que prend M. Donnay de nous faire la biographie de Michel Aubier nous vaut une page d’histoire, une page d’histoire en deux cents lignes, qui est d’une singulière beauté mélancolique et que vous lirez avec admiration et émotion. Les différents états d’âme par lesquels a dû passer un Français de moyen ordre né vers 1860 et qui a vu l’invasion, la Commune, la préparation de la revanche (hélas !), puis les époques grises et ternes où « Marianne cessait de soigner ses dessous » ; puis enfin l’époque actuelle ; tout cela est infiniment curieux, juste et suggestif. Je conseille à tout historien des «  trente-quatre ans » de lire cela très posément, avant de se mettre à l’ouvrage, et de l’avoir toujours devant lui, en un petit tableau synoptique, pendant tout le cours de son travail.

Au simple point de vue critique, je ne pouvais m’empêcher, en lisant cela, de me rappeler ce que je disais à un dramatiste : « Comme cela doit vous ennuyer d’écrire une pièce, quand ce n’est pas un simple vaudeville !

— Ennuyé, jamais de la vie ! Pourquoi cela ?

— Parce que je me sers d’un mot impropre. Ennuyé, non ; mais comme cela doit vous impatienter ! Vous ne pouvez rien expliquer, si ce n’est à la volée par mots courts et auxquels personne ne fait attention. Vous ne pouvez rien expliquer. L’action vous prend presque dès le début de votre petite affaire, et il faut la suivre ventre k terre. Ça doit bien vous impatienter de ne pouvoir rien expliquer, et précisément devant des hommes qui, n’ayant pas le temps de réfléchir, auraient besoin qu’on leur expliquât tout. »

Ces six pages sur la formation intellectuelle et morale de Michel Aubier, c’est par quoi M. Donnay aurait commencé le volume s’il avait écrit un roman au lieu d’écrire une comédie. Il a évidemment été désolé de ne pouvoir les faire entrer dans sa comédie, mais il n’y avait pas moyen. Il a pris sa revanche dans sa préface. C’est comme Dumas fils. Il est vrai que les personnages de Dumas fils n’étaient jamais les mêmes dans ses comédies et dans ses préfaces. Ici ce n’est pas le cas. Michel Aubier n’est que complété par la préface de M. Donnay.

Encore une fois, ces six pages n’étaient pas précisément nécessaires pour nous faire comprendre le personnage de ce médiocre qui a nom Aubier, mais elles sont par elles-mêmes extrêmement intéressantes.

Pour ce qui est de Judith, j’aurais beaucoup à discuter avec M. Maurice Donnay. Je crois qu’il ne la voit pas du tout comme il l’a faite et comme elle apparaît au spectateur et au lecteur. (Je viens, bien entendu, de relire la pièce.) Il la voit comme une juive selon Darmesteter, sans religion, même « sans morale », mais pénétrée et enflammée de patriotisme, « messianique », ayant une idole, elle aussi, qui est le peuple juif, la race juive, convaincue « que l’histoire juive longe l’histoire universelle sur toute son étendue et la pénètre par mille trames » [c’est mal écrit, par extraordinaire, mais cela se comprend très bien], éperdue d’amour, de pitié, d’admiration pour tout ce qui est juif et uniquement pour ce qui est juif, et parfaitement persuadée, comme son maître Darmesteter, que depuis toujours, et maintenant, et surtout désormais, l’âme juive est la conscience même de l’humanité.

Bien ! parfait ! Il y a des juifs et des juives comme cela. J’ai toujours dit que le fond commun du juif, c’est encore l’orgueil, et que le Spernerése sperni est leur vraie devise, de quoi je ne leur fais aucun reproche.

Seulement cette femme ainsi conçue, M. Donnay nous dit qu’elle n’est jamais vague, indécise, et que toute sa force réside dans le parfait accord de ses sentiments et de sa raison.

Or, dans la pièce, cette Jeanne d’Arc de la juiverie commence par se faire chrétienne pour épouser un comte de Chouzet et continue en s’unissant par union libre avec le chrétien Michel Aubier. Cette juive intransigeante passe sa vie à épouser des catholiques. Il y a mieux, ou pis : cette juive intransigeante et en extase devant la juiverie, passe sa vie à aimer un juif et à épouser des catholiques ; car parmi ses aventures catholiques et aryennes elle continue toujours d’aimer Lazare, et parmi ce grand amour qu’elle a pour Lazare — pour parler Corneille — elle continue toujours d’épouser catholiques sur aryens et aryens sur catholiques.

Et c’est là ce que M. Donnay appelle n’être ni vague ni indécis et avoir une force qui réside dans le parfait accord des sentiments et de la raison ! Je ne comprenais pas beaucoup Judith, et je ne comprends pas très bien, maintenant, l’explication que M. Donnay nous donne de sa Judith.

Dira-t-on que Judith épouse avec obstination des catholiques pour en faire des juifs et qu’elle est à sa manière une propagandiste par le fait ? M. Donnay ne le dit point, et certainement il ne faut pas prendre les choses ainsi. Judith, elle le dit elle-même dans la pièce, a épousé Gaston de Chouzet sans trop savoir pourquoi, c’est-à-dire parce qu’elle l’aimait un peu, et elle détourne le bon Michel de ses devoirs parce qu’elle J’aime et très vivement. Il n’y a pas là un accord très manifeste de ses sentiments et de sa raison.

Oh ! M. Donnay, qui encore une fois est la sincérité même et un admirable « cœur ouvert », a un mot qui le réfute et qui montre combien son explication de Judith est incertaine et indécise. Il vient de dire ce que je vous ai dit, que Judith est la juive patriote, orgueilleuse de sa race, passionnée pour Israël comme un Anglais pour England…, et puis, tranquillement, il écrit : « Malgré cela, Judith a reçu le baptême chrétien pour épouser le jeune Gaston de Chouzet… »

« Malgré cela », voilà tout, c’est bien simple. Mais, diantre ! Il fallait expliquer ce « malgré cela » ! C’est précisément ce qui nous étonne et ce qui fait que nous comprenons mal le caractère de Judith et que nous la suivons dans ses avatars avec un certain étonnement.

Judith est juive intransigeante de raison et de sentiment, car « ses sentiments sont en parfait accord avec sa raison » ; malgré cela, elle épouse le catholique Gaston de Chouzet ; et malgré cela elle s’unit librement et du reste amoureusement avec Michel Aubier. Que de malgré cela ! Et ce sont tous ces malgré cela dont il faudrait nous donner une petite explication au moins rudimentaire.

J’affirme à M. Donnay que sa Judith à la scène est si peu celle dont il nous donne en sa préface un si beau portrait, que tout au contraire elle y paraît une mobile, une Carmen, une bohème, à fond juif, sans doute, mais à variations continuelles, à caprices et à foucades et dans une instabilité de sentiments qui fait contraste à l’entêtement de sa foi fondamentale.

On s’est demandé même si M. Donnay n’avait pas cru que l’inquiétude d’esprit et de cœur et l’âme d’oiseau migrateur étaient précisément un trait du caractère juif (ce qui aurait été un contresens, à mon avis), mais enfin on s’est demandé s’il n’avait pas vu les choses ainsi, tant sa Judith nous avait paru, somme toute, peu stable et peu équilibrée. Non, je n’arrive pas à comprendre la Judith de la pièce. Je dois ajouter, pour être juste et bienveillant, qu’après l’explication qu’en donne M. Donnay dans sa préface, je la comprends moins.

M. Donnay a mal défendu sa Judith, parce qu’elle est peu défendable. Les avocats ont tort. Ils disent communément : « Ah ! quand le criminel est absolument impossible même à excuser, quelle belle plaidoirie ! C’est cela qui excite ! » Non, vraiment, il est bon, tout de même, que le client aide un peu le défenseur.

Quand on s’est aperçu que l’on a créé un personnage contradictoire, savez-vous ce que l’on fait ? Oh ! que c’est simple ! On dit qu’on a fait une « évolution de caractère ». Avec l’évolution de caractère on sauve tout. Et puisque M. Donnay aime à faire parler ses adversaires et à leur dire : « Voilà, Monsieur, ce que vous auriez dû dire et ç’aurait été bien mieux, puisque ça m’aurait loué au lieu de me décrier », je prendrai un instant la parole pour lui et en faveur de Judith, et voici comment, moi, j’aurais défendu cette petite femme :

« Le fond, chez Judith, c’est l’amour ardent de la race qui a eu l’honneur et le bon goût de la mettre au jour. Seulement, elle ne prend conscience de cela, bien entendu, que peu à peu. A vingt ans, parce qu’elle a vingt ans, elle a pour un de ses petits camarades de la Sorbonne un caprice qu elle prend pour une passion et elle épouse le petit camarade, et pour l’épouser elle se fait chrétienne. Elle a trop de désirs pour n’être pas chrétienne. — Lune de miel passée, elle s’aperçoit que son petit camarade est un simple jeune daim et, très « intellectuelle », elle le méprise. Elle se sépare de lui. — Elle rencontre Michel. Michel, lui, est intelligent et s’occupe de je ne sais quelles littératures ou éruditions. Judith l’aime de cœur, de cerveau aussi et avec déjà, peut-être, un vague dessein, presque inconscient, de l’amener, sinon à la religion juive, du moins au monde juif, puisqu’elle ne peut plus guère, désormais, imaginer un être intelligent qui ne soit pas juif. Elle a vieilli, mûri au moins, et il lui reste quelque chose de la Judith de vingt ans ; mais la juive ancestrale commence sinon à prendre le dessus, du moins à se faire sentir en elle et à elle. — C’est dans ces conditions qu’elle s’unit à Michel Aubier. — Unie à lui, vivant de sa vie, elle s’aperçoit qu’il n’y a intellectualité qui tienne et qu’entre un aryen et une juive il y a toujours désaccord. Conflit de mentalités, conflit de races. Oh ! cette fois, elle prend décidément conscience, pleine conscience, de son fonds permanent, de ce qu’il y a en elle de profond et d’intime : elle se sent toute juive ; elle regrette de n’avoir pas épousé un très beau et très noble israélite qui songeait à elle il y a dix ans, et elle sent que sa vie est brisée. Il y a eu en elle « égarements de l’esprit et du cœur » ; il y a eu en elle, comme chez tout le monde, conflit des sentiments et de la raison ; conflit même de sentiments éphémères mais vifs, et de sentiments profonds mais longtemps obscurs ; conflit du permanent et du transitoire : ce qui explique ses contradictions de jeunesse, intéressantes à étudier, mais qui ne se retrouveront plus dans son âge mûr. » Voilà comment je m’y prendrais pour ramener à une certaine unité, du moins pour ramener au logique les contradictions de Mme Judith. Mais M. Donnay ne la voit pas contradictoire. Il n’acceptera pas mon plaidoyer. Eh bien ! j’en reviens à être tout simplement son ennemi, voilà tout.

Mon cher ennemi, vous avez fait une comédie qui, malgré ses défauts, est singulièrement intéressante et qui a des parties qui sont d’un grand maître ; une préface qui a ses points faibles, mais qui est en son ensemble une chose très fine et une très belle chose.

M. Maurice Donnay.
L’Escalade, comédie en quatre actes. §

La nouvelle pièce de M. Maurice Donnay est extrêmement jolie comme hors-d’œuvre, comme scènes épisodiques et comme mots d’esprit. Elle est faible et surtout de peu d’intérêt comme fond des choses. Aussi vais-je lui faire un tort énorme en l’analysant, puisque dans les analyses les mieux faites, et à plus forte raison dans les miennes, il n’y a que le fond qui reste.

Qu’il soit donc bien entendu que ce qui va suivre n’est que le squelette décharné, comme on dit souvent, et je crois qu’il suffirait de dire squelette, d’un merveilleux petit feu d’artifice.

Mais c’est aussi un peu la faute de l’auteur si, en elle-même, l’architecture des pièces de son feu d’artifice est un peu conventionnelle, un peu banale et d’une certaine incertitude de dessin.

M. Guillaume Soindres est professeur de psychologie physiologique à la Sorbonne. Il y a son laboratoire, sous les combles, à la 150e marche — pas d’ascenseur, — Il vient de publier un livre sur la Prophylaxie et la thérapeutique de l’amour, qui a fait grand bruit. Les femmes du monde commencent à dire : « Est-ce qu’on pourrait le voir ? » Car voir un homme qui écrit des choses intéressantes leur paraît toujours intéressant ; on n’a jamais su pourquoi.

Soindres est un ours. Il ne va jamais dans le monde. Il ne dîne jamais. Il est impossible de le voir. Cependant, car il y a toujours un défaut au pourpoint, une femme du monde, Mme Cécile de Gerberoy, réussit à voir Tours, d’abord dans sa cage, puis même chez elle.

C’est que Mme de Gerberoy est la sœur d’un demi-savant demi-homme du monde qui s’appelle de Bois-du-Gand et que Soindres, sans en faire cas, estime assez pour se laisser un peu raser par lui.

Donc, Mme de Gerberoy fait l’escalade — il y en a deux dans la pièce — de la cent cinquantième marche de la Sorbonne, avec son frère, et ne conquiert pas du tout Soindres, qui la trouve très superficielle et tout à fait du même ordre que les petites gigolettes dont il se sert pour ses expériences psychométriques.

Seulement il a été un peu question, au cours de l’acte, de l’amour par disparité, qui est une chose très scientifique et que nous connaissons tous assez pour qu’on n’eût même pas besoin de nous dire qu’il est scientifique. On s’attend donc que, à l’acte suivant, Soindres soit amoureux de Cécile, et nous voyons tout de suite que cette pièce sera l’histoire du professeur et de la femme du monde. C’est un sujet diablement usé ; mais enfin, comme il y a toujours la manière, nous attendons le second acte et toute la pièce avec un mélange d’appréhension et d’espoir. Ce premier acte, du reste, comme détails, est ravissant. Seulement, je n’ai pas le temps d’entrer dans le détail.

Au second acte, qui est le meilleur comme vérité et comme précision d’observation psychologique et morale, Soindres est chez Mme de Gerberoy et ils sont tous deux, cela se voit, très amoureux l’un de l’autre. La preuve, c’est que Soindres est presque bien ajusté et que Mme de Gerberoy lit Lombroso et Th. Ribot, et qu’ils ont tous deux une petite maladie de la volonté.

Cécile, qui cependant reste pour nous un peu indécise, ou, si vous aimez mieux, mystérieuse, écoute au moins avec tendresse les propos — qui deviennent littéraires et poétiques — de Soindres.

Soindres, lui, pas indécis du tout ni mystérieux, est ferré à fond, harponné pleinement, avec un reste de cette haine instinctive et inaltérable, ou tout au moins indestructible, du professeur pour la femme du monde, être éminemment chronophagique et antilaborieux.

Mais enfin il est ferré à fond.

La scène d’amour qui se dissimule, puis qui se révèle, puis qui éclate entre Soindres et Cécile est une des plus neuves et aussi une des mieux faites de tout notre théâtre.

La scène qui suit est un peu trop prévue ; mais il fallait bien y arriver, et elle aussi est joliment faite et est la vérité même. Un homme du monde, M. de Galbrun s’introduit et il papillonne, et il jacasse, et il parle amour ; et Soindres fait une tête, mais une tête ! Enfin vous connaissez bien la tête du professeur chez la femme du monde. Soindres et Cécile se quittent furieusement en froid.

Nous retrouvons Cécile et Soindres chez M. de Bois-du-Gand, à la campagne. Ils sont toujours en froid. Dépit amoureux, d’une part, et disparité de tempérament d’autre part. Ils ne se disent pas un mot, et Soindres se laisse aller, étant très peu délicat, décidément, de sa nature, à flirter ou au moins à se promener beaucoup sous les arbres avec une petite fille savante, très douce du reste et charmante, amie de Cécile, et qui s’appelle Mlle Motreff.

Eclat. Cécile finit par jeter le grappin sur Soindres et par lui dire, moitié sincère, moitié coquette, et pour l’aguicher — et on ne sait jamais et elle est toujours indécise — : « M. de Galbrun vient demain. J’ai l’intention de ne pas le désobliger. Vous aurez la bonté de ne pas me bouder violemment, comme vous faisiez quand vous vous rencontriez avec lui chez moi, ce qui, — vous ne le savez pas, parce que vous ne savez rien du monde, — ce qui est une façon d’écrire sur une affiche de six pieds de haut : « Je suis l’amant de cette femme ! » Oui, mon ami, c’est comme cela. Vous êtes averti. »

Et elle se retire brusquement. Deux heures après, vers minuit et trois quarts, Soindres, le gros Soindres, le grave Soindres, grimpe dans la chambre de Cécile par une échelle de jardinier et tombe à ses pieds, et se crispe sur les fauteuils, et se tord sur les canapés. C’est l’amour-passion, l’amour-jalousie, l’amour-faim, l’amour-soif, l’amour-fringale, l’amour plus fort que la mort et surtout que les convenances ; et aussi l’amour-menace, l’amour-poing-fermé, et enfin toute la lyre amoureuse aux quatorze cordes.

Il commence à nous déplaire à fond, ce Soindres, et comme Hamlet dit : « Au couvent ! » nous sommes tous prêts à lui crier : « Au laboratoire ! »

Cependant, ces fureurs d’Oreste font une immense impression sur Cécile. Ceci est bon, ceci est juste, et nous le comprenons. Il est évident que c’est la première fois que Cécile a en face d’elle un amour de ce genre et un homme de cette sorte, et cela secoue toujours un peu une femme.

Oui, mais nous sentons que cette secousse n’est que pour un moment, pour un jour, pour un mois peut-être ; et nous ne souhaitons pas du tout que Cécile et Soindres, pour le bien que nous leur voulons, se marient, ou s’unissent d’une façon irrévocable ou seulement consistante.

Nous ne leur souhaitons pas ce qu’ils se souhaitent. Donc, pas d’intérêt véritable, car l’intérêt dramatique est précisément ceci : souhaiter aux personnages ce qu’ils se souhaitent, eadem velle, eadem nolle.

Soindres file aux premières lueurs de l’aube, à l’apparition de la barre lumineuse de l’Orient. Voilà nos gens rejoints, et nous ne sommes pas très heureux qu’ils le soient.

Or, ce n’est pas fini, et l’auteur a précisément insisté dans un dernier acte sur ce qu’il y a d’inquiétant dans cette union, et il a comme pesé pour nous enfoncer davantage dans notre sentiment à l’égard du dénouement fâcheux ou alarmant.

Il forme son dernier acte — abstraction faite de certains hors-d’œuvre qui sont du reste délicieux — d’une scène de jalousie rétrospective entre Cécile et cette petite Motreff que nous avons vue flirter avec Soindres au troisième acte.

Or : d’abord Soindres est un peu piteux, que ces femmes prient de sortir pour parler entre elles de leurs petites affaires ; Soindres, aussi, est un peu ridicule, qui, si peu aimable, apparaît maintenant comme adoré de tout le monde ; ensuite nous tenons le dénouement pour acquis ; et cette scène paraît surérogatoire, parce que la petite Motrelf ne nous a pas assez été présentée jusqu’à présent et que nous n’avons pas pu nous intéresser à ses petites histoires ; enfin et surtout, pour peu que nous nous appliquions aux aventures de cœur de Mlle Motreff, nous ne pouvons pas nous empêcher de nous dire que, précisément, c’est elle qu’aurait bien dû épouser Soindres, elle, la fille sérieuse, tranquille, peu mondaine et éprise des choses de science ; et voilà que nous souhaitons presque que tout se casse, que tout se retourne et que Cécile se sacrifie à Motreff et que Motreff épouse Soindres.

A tous les égards cette scène, qui est tout un acte, ou est inutile, ou, si elle est utile, est contraire au dessein de l’auteur, et à tous les égards donc, il n’est pas très étonnant qu’elle refroidisse le public. Moi je n’irais pas par quatre chemins : je supprimerais simplement ce quatrième acte.

Enfin Soindres et Cécile se marient. C’est un mariage d’amour par disparité d’humeur et qui par conséquent renferme en soi les plus grandes chances d’infortune. Nous ne pouvons pas le voir se conclure sans une certaine mélancolie.

Cette pièce, qui, encore une fois, est toute pleine de « petits coins délicieux » et toute pétillante d’esprit, avec des mots amusants, toujours originaux, à défrayer de Nouvelles à la main un journal humoristique pendant un mois, n’en est pas moins dénuée de véritable intérêt et laisse le spectateur sur une impression incertaine et plutôt triste. Le principal personnage est déplaisant ; « la femme » est incertaine et indécise, et jusqu’à la fin nous ne savons pas très précisément ce qu’elle est, et enfin de toute l’histoire cette idée, vaguement, nous reste : « Que de chemins compliqués ont pris tous ces gens-là pour faire une sottise ! » M. Donnay a tant d’esprit, du reste, que je ne suis pas embarrassé pour ce qui est du succès de son ouvrage, on ira voir rEscalade, on ira la voir longtemps, parce qu’elle est à tout instant amusante par un trait vif ou par un trait profond et parce qu’elle est écrite dans une langue peu usitée au théâtre et même meilleure encore, plus fine et plus gracieuse, que celle où M. Donnay a coutume. Et jugez un peu !

On ira voir L’Escalade, aussi, parce qu’elle est jouée divinement. Les expressions me manquent pour dire à quel point M. Guitry est le naturel même, la vérité même, la vie prise sur le vif, si l’on me permet le mot. On a été comme éperdu d’admiration. Oh ! ce rôle entre les mains d’un autre ! On frémit un peu à songer à cela.

Mme Brandès a été ou coquette, ou rêveuse, ou irritée, ou tendre, ou entraînée et ravie à souhait. Elle était charmante de tous points.

Correcte et intelligente, sans assez de tendresse profonde, Mlle Dorziat dans le rôle de Mlle Motreff.

Très amusante Mlle Darcourt dans le personnage épisodique d’une bonne vieille générale brusque, spirituelle et un peu folle. Joie dans la salle.

Très agréable Mme Caron dans un rôle de bonne femme naïve qui ne comprend rien à tout ce qui se passe autour d’elle.

M. Guy a tracé très finement la silhouette du gentilhomme campagnard mi-parti savant, mi-parti homme du monde. M. Coquet n’a pas manqué de vérité dans le personnage de M. de Galbrun. La scène où il se sent de trop chez Mme de Gerberoy et où il se brûle en buvant son thé pour se sauver au plus vite a beaucoup plu.

Dans un petit rôle de collégien qui se dégourdit, M. de Lorcey, c’est-à-dire, m’assure-t-on, le propre fils de M. Guitry, a montré beaucoup de tact, de goût et de sens du réel.

7 novembre 1904

M. Maurice Donnay.
Paraître, pièce en quatre actes et cinq tableaux. §

La dernière pièce de M. Donnay a été accueillie assez froidement lundi dernier à la Comédie Française ; mais je la crois destinée au succès, ses plus gros défauts étant de ceux qui se corrigent très facilement, puisqu’il n’y faut que des ciseaux, et les autres étant de ceux sur lesquels le grand public passe assez aisément, si tant est qu’il ne s’y plaise point.

Le plus grand vice de la pièce de M. Donnay est celui dont vous vous apercevrez le moins dans mon analyse, une analyse étant forcée d’être rapide, et le grand vice du drame de M. Donnay étant sa terrible longueur. Il est clair, Dieu merci pour moi, qu’à la lecture de ce feuilleton vous n’aurez pas des quarts d’heure entiers à vous ennuyer. Mais voilà précisément le défaut, qu’en abattant par-ci par-là une scène, une demi-scène, ou une «  chronique », ou une « nouvelle à la main », il sera facile de supprimer. Il faut, pour alléger Paraître, gagner sur la pièce, par des coupures, de quarante à cinquante minutes.

Un autre défaut de Paraître, c’est qu’il est un peu dispersé. On est quelque temps à savoir où est le sujet, et de quatre ou cinq histoires qui se présentent à nous au cours des deux premiers actes laquelle est la principale et celle que nous avons essentiellement à suivre. Les jeunes gens qui suivent des femmes ont de ces indécisions-là ; elles sont peut-être agréables dans la rue, elles le sont moins au théâtre. C’est une affaire de jambes : dans la rue, ça les exerce ; au théâtre, ça y met des fourmis. Ce défaut restera ; les ciseaux n’y peuvent rien faire ; mais il n’est très sensible que pendant deux actes sur quatre.

Et enfin un défaut encore est la vulgarité et le pénible et le « plaqué » d’un certain nombre de « mots d’esprit ». Quelques-uns ont fait murmurer, ce qui est diablement rare, le public de la première. Mais, d’une part, ce défaut est compensé ; car, à côté de ces plaisanteries froides et lourdes, il y en a encore de très jolies et d’une charmante nouveauté : (« Elle a de grands yeux. — Ce n’est pas tout d’avoir de grands yeux, il faut savoir les remplir »), et, d’autre part, en fait de « mots », ce qui fait murmurer la première fait les délices de la vingtième. Donc tout coup vaille. 

Pour toutes ces raisons, quoique peu enchanté que je sois de la nouvelle pièce et quoique elle soit assez mal partie, je persiste à croire qu’elle ne laissera pas d’aller assez loin. En voici le récit fidèle.

Ne faites pas trop attention au titre. La pièce répond à son titre, il faut le reconnaître et le proclamer ; mais elle dépasse son titre et va beaucoup plus loin que lui en long et en large. La pièce devrait être intitulée : Des divers inconvénients de la richesse et des périls de toutes sortes qu’elle contient, avec quelques considérations sur d’autres sujets. Je conviens que ce titre eût été un peu volumineux pour l’affiche de la Comédie-Française.

Les Margès, bons vieux commerçants retirés, demi-riches, vivent à Epinay-sur-Orge ou à Epinay-sur-Marne, très heureux, en somme, entre leur vieil ami Bouif, dit le baron, sans qu’on sache pourquoi, et la belle-mère de leur fils, Mme Deguingois ou de Guingois, selon les circonstances.

Ils ont marié leur fils, comme vous venez devoir, leur fils Paul Margès, avocat et député socialiste, en passe de devenir ministre, comme tout le monde. Il a épousé Christiane de Guingois qui est éperdue de mondanité et de luxomanie et en passe, pour cette cause, de devenir une coquine si les circonstances la favorisent. Vous allez voir précisément, dans un instant, les circonstances favorisantes.

A ce petit monde, aux Margès mari et femme et à Mme de Guingois et à Mme Paul Margès, M. Bouif, dit le baron, expose et explique tout son caractère. C’est un épicurien tendant vers le cynique ; c’est un sceptique mou et c’est un assez bon homme. On comprend au développement donné à l’analyse du caractère de Bouif que Bouif aura une énorme importance dans l’action. Il n’en aura aucune.Cependant est racontée par les uns et par les autres l’histoire qui est arrivée dernièrement dans la maison. Une berline a versé juste devant le saut du loup et a jeté sur la route, un bras brisé, le jeune baron de Breteuil… C’est exactement cela, mais habillé à la moderne. Une automobile a fait panache et a répandu sur la route, le crâne fendu, le jeune Jean Raidzell, cadet de la maison Raidzell (champagnes grande marque), cinq cents millions de fortune liquide.

Le jeune Jean Raidzell, d’abord inconnu et qu’on se disposait à diriger sur l’hôpital voisin, a été, sitôt que son identité fut établie, recueilli, soigné, dorloté et confié tout particulièrement aux soins de Juliette Margès, la charmante jeune fille de la maison. Il en est résulté un amour très vrai et assez vif de la part de Jean Raidzell, jeune homme gâté, capricieux et neurasthénique, et un amour très vrai et très profond de la part de Juliette Margès.

Guéri, — c’est la fin d’acte, — Jean Raidzell supplie Juliette de l’épouser. Juliette refuse, redoutant, sans se rendre compte encore des choses, la disproportion colossale de fortune entre Jean et elle. Mais, enfin, ses parents sont fous de joie dès qu’ils savent que leurs petites manœuvres, très innocentes du reste, ont réussi ; ils voient les cieux ouverts ; ils poussent Juliette au mariage tant qu’ils peuvent. Juliette, du reste, est amoureuse. Elle épouse. — C’est Un beau mariage, d’Emile Augier, qui commence, avec cette différence que c’est la jeune fille qui, sans doute, a eu tort d’épouser plus riche qu’elle, tandis que chez Augier c’était le jeune homme qui avait fait la bêtise d’épouser une fille plus riche que lui.

Au second acte, trois ans se sont passés. Jean Raidzell n’aime plus sa femme et trouve qu’avec son peu de goût pour le monde et ses goûts simples elle est une maîtresse de maison peu décorative.

Du reste, s’il n’aime plus sa femme, il ne sait pas trop de qui il est amoureux. Pour le moment, il flirte auprès d’une Brésilienne qui est venue en France pour être littérateur français, et qui écrit des livres pleins de sensualités flagrantes et de poignances ineffables, — du reste froide, paraît-il, comme une banquise.

C’est Mme Hurtz, l’alliciante Mme Hurtz. Mme Hurtz fait des vers sur la musique de Jean ou Jean fait de la musique sur les vers de Mme Hurtz ; ils brochent l’un sur l’autre. Du reste ils n’en sont que là et Mme Hurtz semble bien plus disposée à « faire son Bellac », au milieu des perruches qui fréquentent les salons des Raidzell, qu’à couronner la flamme champenoise de « Monsieur », frère du roi des vins.

Autour de tout ce petit manège tourne, très attentive et ayant son plan, Christiane Margès, Christiane, épouse de Margès fils, que je vous ai présentée plus haut. Jalouse de sa belle-sœur, ambitieuse de toute la fortune et de tout le luxe dont sa belle-sœur use si mal, elle s’est mise dans la tête qu’elle épousera son beau-frère, qu’elle épousera Jean Raidzell. Il ne s’agit, après tout, que de l’affoler d’amour et de faire qu’il divorce d’avec Juliette pendant qu’elle divorcera, elle Christiane, d’avec son mari.

Aussi, prenant son temps, à un moment où son mari, Paul Margès, est en Belgique, à un congrès socialiste, elle se montre devant Jean Raidzell, jalouse furieuse de Mme Hurtz.

« Tiens ! Tiens ! » se dit ce gâté de Jean, — qui commence par être gâté finit par être gâteux, et gâteux et gâté sont deux formes du gâtisme, disent les philologues. — « Tiens ! Tiens !… Christiane, vous m’aimez donc ? »

Christiane se laisse arracher l’aveu. Christiane pleure, Christiane s’effondre et se pâme. Jean la console. Enfin ils se séparent.

« Quand nous reverrons-nous ? demande Jean.

— Jamais ! répond Christiane.

— Demain, chez vous, à trois heures.

— Oui, à trois heures ! »

Un peu Palais-Royal ce dernier mot ; mais toute la scène très bien faite, très bien menée, très adroite et filée sans être longue. C’est la meilleure 4e l’ouvrage.

Elle devrait être la dernière de l’acte, à mon avis ; mais nous avons encore à connaître d’un incident très important. Une cousine de Juliette, la petite Germaine Lacouderie, mariée à un mari qui l’adore, et qu’elle aime, a pris un amant, comme cela, sans savoir pourquoi, par désœuvrement, aux bains de mer, à Dinard. Elle a continué ses relations avec lui à Paris. Ils se voient dans les hôtels. Une femme du vrai monde voyant son amant dans les hôtels ? Enfin, moi, je ne sais pas ; il est possible.

Or une première fois, comme elle sortait d’un de ces caravansérails, elle fut abordée par un personnage qui lui demanda cinq mille francs sous menace de la dénoncer à son mari. Elle trouva les cinq mille francs et les donna.

Une seconde fois, comme elle sortait d’une autre auberge, à dix kilomètres de la précédente, elle rencontra le même personnage qui lui demanda dix mille francs. Elle les cherchait dans tout Paris lorsque, du côté de l’Observatoire, elle avisa, causant amicalement ensemble, riant et se donnant des tapes sur les épaules, le maître chanteur et son amant lui-même.

Elle ne connaissait pas le truc, très connu et très pratiqué, qui consiste à être l’amant d’une femme riche et à la faire chanter par le moyen d’un compère. Le compère, de son côté, est l’amant d’une autre femme riche et se sert de vous comme maître chanteur auprès de celle-ci. C’est très simple, en partie double. Il suffit d’être deux, fidèlement associés. Le métier est très lucratif. Pour qu’il soit plus sûr, il convient d’avoir des lettres de la femme, ou des deux femmes. Bien entendu, Germaine avait gorgé de lettres le joli monsieur de Dinard.

Voilà ce que Germaine Lacouderie vient raconter à Juliette qui lui donne de l’argent et des conseils.

Les conseils m’ont paru un peu bizarres. Elle lui dit, elle lui répète : « Sois simple. Oh ! sois simple ! » — Mais Germaine n’a pas à recevoir ce conseil là. Elle n’a été que trop simple. Plaisanterie à part, ce n’est pas du tout par goût du luxe qu’elle a pris un amant qui la recevait dans les hôtels garnis. Elle l’a pris parce qu’elle s’ennuyait. Il faut lui dire : « Ne sois pas si bête que ça ! » ou : « Ne sois pas si aventureuse ! » Mais les « Sois simple ! » de Juliette m’ont un peu étonné.

Voilà l’incident important qui termine le second acte. Du reste il ne servira à rien du tout dans la pièce. Mais il est important, paraît-il, en soi-même.

La vérité est sans doute que l’auteur aura entendu raconter cette histoire, qui est assez fréquente, qu’elle l’aura amusé, qu’il se sera dit : « J’en ferai une pièce », qu’il se sera aperçu qu’elle ne peut guère faire la matière d’une pièce et qu’il se sera dit : « Je l’utiliserai comme incident de pièce ». Soit, mais il aurait fallu la rattacher tant soi peu à l’histoire principale. C’est un aérolithe, cet incident-là.

A partir du troisième acte, la pièce proprement dite file d’un assez bon train, malgré quelques longueurs et remplissages encore. Nous sommes, au troisième acte, chez Paul Margès, l’avocat député socialiste. Il ignore que sa femme est la maîtresse de Jean Raidzell, mais il n’ignore pas qu’elle fait des dépenses exagérées, qu’elle le ruine, et surtout qu’elle lui donne très mauvaise figure devant ses électeurs, affichant un luxe qui les indigne et le forçant à plaider comme avocat des causes bourgeoises et des causes capitalistes, ce qui les exaspère. Il essaye donc de ramener sa femme à la raison, et du reste n’y réussit pas du tout ; et, d’ailleurs encore, il l’aime « comme une maîtresse » (il paraît que c’est un maximum) et par conséquent n’a aucune influence sur elle.

D’autre part, Raidzell n’est pas content de la même Mme Paul Margès, de sa Christiane. Sa Christiane l’a aimé pendant quinze jours très chaudement. Elle ne manquait pas en ce temps-là un rendez-vous à la petite maison de la Villa Saïd. (Raidzell, lui, ne reçoit pas dans les hôtels.) Enfin, elle était très bien. Mais aussitôt que son mari, Paul Margès, est revenu de son congrès de Belgique, la villa Saïd n’a plus vu venir que le seul Raidzell, si bien que la concierge en était toute en gaieté, ce qui mettait Raidzell en fureur. De cela se plaint amèrement et violemment Raidzell à Christiane : « Ah ! que voulez-vous, répond celle-ci, je vous adore, mais le partage m’est odieux. Ah ! que ne pouvons-nous nous aimer librement, à 1« face du ciel, unis l’un à l’autre… »

Raidzell n’est pas un imbécile et il comprend : « J’y suis ! Vous voulez être Mme Raidzell. Vous m’avez aguiché, puis grisé et enivré d’amour sensuel, puis vous vous refusez depuis des mois, pour vous faire désirer du plus vif désir qui soit, à savoir le regret, et pour m’amener où vous voulez. Vous êtes assez forte ! »

Il est intelligent, mais il est amoureux. Il a vu clair dans le jeu de la coquine, mais il est son captif nonobstant. On peut très bien, à certains jeux, être battu par un adversaire dont on a abattu les cartes. Sans se justifier, sans se défendre, avec quelques câlineries, Christiane le reprend. Désormais on sent que Raidzell l’aimera en acceptant l’idée d’en faire un jour Mme Raidzell par un moyen à trouver.

Je ne sais plus (et que je ne le sache plus, la faute en est à l’auteur, puisque cela montre à quel point la scène ne s’enchaîne à rien), je ne sais déjà plus où se place dans cet acte une querelle entre Mme de Guingois et Mme Margès qui se reprochent réciproquement leur passé, scène vulgaire en elle-même, sans aucune influence sur l’action et sans intérêt.

Au quatrième acte, nous sommes à la villa de Raidzell, sur le bord de la Méditerranée, dans l’Estérel, près d’Antibes ; nous sommes à « la Turquoise ». Il y a là Jean Raidzell, son grand frère Eugène, qui est un type curieux, mais qui, ayant traversé l’action sans y rien faire, s’est trouvé omis dans mon analyse ; et Christiane et la petite Germaine Lacouderie devenue sage…

A propos, elle est devenue sage et « simple » ; mais comment a-t-elle pu se débarrasser de ses maîtres chanteurs ? Nous ne le saurons jamais.

Le mari de Christiane est resté à Paris pour cause de campagne électorale.

Christiane et Jean Raidzell sont dans les termes de l’intimité la plus complète. Ils ne rêvent que mariage. Ils parlent roses et noms donnés aux roses par les horticulteurs. Il y a une Général-Jacque-minot ; il y a une François-Coppée… « Il y aura l’année prochaine, dit Jean, une Christiane-Raidzell. » (Il escompte évidemment les élections, une majorité libertaire et l’adoption du projet Margueritte sur la répudiation par volonté d’un seul époux.)

Ce bout de conversation est surpris par la petite Germaine Lacouderie, qui est devenue sage, mais qui est restée simple et qui a une drôle de manière de récompenser les services rendus. Elle va tout de go dire cela à Mme Juliette Raidzell. Elle fait là un joli métier ! Et quel joli caractère ! Ce n’est pas une femme, cela, c’est une fiche !

C’est ici, je crois, qu’il faut « élever la question » et montrer à l’univers attentif quel service éminent nous rendons, nous, critiques austères, à ces fantaisistes d’auteurs. Nous critiquons leurs scènes épisodiques, leurs scènes sans rapport à l’action, etc., etc. La preuve, messieurs de la noblesse et du tiers, que nous avons raison, c’est qu’une scène aérolithique d’abord est mauvaise en soi, mais ensuite conduit l’auteur à en faire d’autres qui sont plus mauvaises. Parce que l’auteur avait, au second acte, introduit dans sa pièce, où elle n’avait que faire, Germaine et son aventure de chanteurs, il s’est dit : « Il ne faut pas que Germaine paraisse ainsi pour ne plus reparaître du tout ; on verrait trop qu’elle est corps étranger. Je la ferai reparaître au IV. Oui, mais à quoi l’utiliserai-je Eh ?… bien, c’est elle qui dénoncera Jean à Juliette. » — Et de là cette scène pénible de délation au quatrième acte. Il était si facile de nous montrer Juliette découvrant elle-même, par un des mille procédés en usage au théâtre pour cela, les projets criminels de Jean et de Christiane !

Tant y a que Juliette, qui se doutait assez des choses, a maintenant des précisions, comme on dit en langue d’aujourd’hui. Elle est navrée, elle pleure, etc.

Survient, surgit, se dresse, s’élance Paul Marges ! Lui aussi a tout appris. On lui a servi cela dans une réunion publique ; on lui a dit : « … Ah ! le voilà ! » On l’a envoyé « à la Turquoise » ! Il a pris le train et il vient pour faire un mauvais coup.

Juliette a la force de l’assurer et de lui persuader « qu’il n’y a rien », et que tout cela n’est que calomnies électorales. Mais on la sent à bout de forces. (Il faudrait qu’on le sentit mieux pour ce qui va suivre. Je ne sais trop comment. Ce n’était pas très facile.)

Christiane, et Jean derrière elle, apparaissent. Christiane, que rien ne trouble, embrasse tranquillement son mari. Bien ! Celui-ci le rassérène complètement. Mais elle veut aussi embrasser Juliette… Pourquoi ?. Elle n’a guère de raison de vouloir embrasser Juliette, puisqu’elle ne revient pas de voyage et qu’elle l’a vue le matin, au moins la veille… Enfin elle veut embrasser Juliette.

Cela, Juliette ne peut pas le supporter ; elle recule en s’écriant : «  Non ! Pas cela ! Non ! Jamais ! Oh ! Va-t-en ! »

— C’est donc vrai ! s’écrie Paul Margès, et il envoie deux balles de revolver dans le corps de Jean qui tombe mort. — Mal réglé, le jeu de scène. Margès prend son revolver dans la poche inférieure et postérieure de sa jaquette. Ce mouvement difficultueux, qui demande du temps, n’est pas bon. Pour qu’un acte impulsif soit naturel, il faut qu’il puisse être très prompt, instantané et sans difficulté matérielle. Margès devait donc être en veston et avoir son arme dans la poche extérieure de son veston, dans la poche « sur le cœur ». Prendre une arme là, de la main droite, est facile et instantané. — Toujours est-il que Margès a tué son beau-frère.

Ce dénouement n’a pas passé sans discussion. Il y a eu quelque résistance. Je dirai, comme je l’ai fait prévoir, que le cri de Juliette : « Non, pas cela ! » est un peu inattendu, qu’on peut s’étonner qu’héroïque, dans l’intérêt de son frère, en son entretien avec celui-ci, elle ne persiste pas dans son héroïsme devant l’embrassade de Christiane. Je reconnais qu’on peut supposer qu’elle est à l’extrême limite de l’héroïsme qui lui est départi. Qui peut mesurer ces choses-là ? Enfin il est bien vrai qu’il aurait fallu que quelque chose nous avertit que cette limite existe et qu’elle a été atteinte. Un coup de théâtre doit toujours être imprévu et vaguement attendu comme possible. Il me semble bien que pour la moyenne des spectateurs celui-ci n’est qu’imprévu. Je ne décide point, étant personnellement plutôt enclin à le trouver bon.

Un épilogue de cinq minutes, peu utile, nous montre Margès désolé de ce qu’il a fait, et le frère aîné de Jean, le grand Eugène Raidzell, qui avait montré quelques signes d’aliénation mentale, devenu, ce semble, complètement fou.

Encore une fois cette pièce est trop longue, surchargée de scènes parasitaires, mal engrenée, d’un dialogue parfois un peu mou, mais intéressante en son fond, vraie en son fond, d’une très forte moralité comme conclusion et leçon à en tirer, et d’une certaine largeur et ampleur qui dégénère en surabondance, mais qui fait son effet. — Une dame de beaucoup d’esprit et de franche verve, à la française, me disait en sortant : « Je songeais à prendre un amant. C’est décidé maintenant : je n’en prendrai jamais ! » J’ai répondu un quart d’heure après, dans mon fiacre, car j’ai l’esprit de l’escalier : « Vous avez raison, ma nièce, c’est trop salissant » ; ou : « Du moins qu’ça ne soit pas un tapeu » — Ce sont les deux moralités de la pièce.

Paraître est très agréablement joué, sans que ça casse rien. A tout seigneur tout honneur : le grand succès de la soirée a été pour M. Ravet, qui, dans le rôle épisodique de Raidzell aîné, a tracé une admirable silhouette de milliardaire français, avec sa brusquerie, sa bonhomie, sa vulgarité qui ne s’ignore pas et qui s’affecte elle-même pour se faire pardonner (trait tout à fait juste), avec sa mégalomanie croissante d’homme persuadé que l’argent peut tout. C’était de tout premier ordre. Brusquement on s’est mis à désirer que M. Ravet eût un grand rôle et fût très souvent en scène. L’auteur n’est pas responsable de ces surprises et de ces niches que lui joue le talent d’un acteur. J’ajoute qu’il voudrait que tous les acteurs lui en fissent de telles.

M. de Féraudy a été très fin dans un rôle qui, à tout prendre, ne l’est guère, celui du raisonneur. Je ne dis pas que ce rôle a fini par agacer ; je dirai qu’il y a quelques moments où l’on a été sur le point de craindre qu’il ne devint presque agaçant. Aux mains de M. de Féraudy il ne pouvait le devenir, même à demi.

M. Siblot n’a pas marqué d’un trait bien fort le personnage du papa Margès, devenu fêtard après trente ans de calme union conjugale, à partir du moment où il est le beau-père d’un demi-milliardaire. Il n’a pas été désagréable.

M. Grand a été très digne d’estime dans le personnage de Jean Raidzell. La conviction lui manque un peu : cette conviction ardente du névrosé qui, quelque objet qui le tente, s’y jette de tout son être avec une sorte de trépidation intérieure. La figure qu’il s’est faite est, du reste, excellente. C’est un début honnête. M. Grand rendra des services considérables à la Comédie. C’est égal, encore qu’il ne faille pas obstruer les débutants, c’est M. Le Bargy qu’il aurait fallu là ; — ou, inversement, le jeune Brûlé. Mais M. Brûlé viendra sur ces nobles planches à son heure.

Pierson s’est résignée, en vaillante artiste qu’elle est, à un rôle qui est le contraire même de sa nature, celui de l’acidulée, envieuse et vipérine Mme de Guingois. Elle ne l’a pas joué qu’avec son talent. Il est vrai que ce n’est pas peu de chose.

Tout au contraire Mme Cernya joué le rôle qu’on lui a fait vingt fois et qui est le seul où elle soit supérieure, celui de la coquette perfide et sans cœur, de la Oalila. Elle ne pouvait qu’y être éclatante, et elle l’a été, il faut le dire très haut. Il faudra maintenant qu’elle assouplisse son talent, du reste très grand, et qui est en progrès continu depuis plusieurs années. Je suis très loin de l’en croire incapable.

Mme Leconte a été merveilleusement touchante et a eu même de la force dans le récit de son aventure de chantage. Très aimée dans la maison, du reste, et justement, elle a obtenu un vif succès.

Mme Kolb a été correcte dans son rôle de Mme Margès d’où il n’y avait pas à tirer de très grands effets.

Mme Piérat a été fort attendrissante dans le rôle de Juliette qui est un grand rôle, mais non pas un bon rôle, étant tout en tristesses et pleurnicheries. On ne pouvait guère y mieux faire que Mme Piérat, l’actrice sûre par excellence, n’y a fait.

Mme Roch a fait de Mme Hurtz une caricature assez drôle. Il n’y a rien à dire. Je ne sais quoi me dit pourtant qu’il y avait à réaliser ici quelque chose de plus plein, de plus fort et de plus en relief. Mme Hurtz, c’est un grand’ rôle en dix minutes. Il aurait fallu faire dans ce personnage ce que M. Ravet a fait dans le sien.

Mmes Géniat, Garrik, Clary et Mitzy-Dalti complètent agréablement, en artistes maîtresses de leur métier, cet ensemble qu’après tout, vu le nombre des personnages, on n’eût obtenu nulle part ailleurs.

M. Alfred Capus. Notre Jeunesse, comédie en quatre actes. §

Notre Jeunesse est une comédie-mélo d’une extrême faiblesse et jusqu’à en être quelquefois ridicule, par l’inconsistance et, comme disait Chateaubriand, l’insubstance des caractères ; elle est assez mal composée aussi, étant très lente à se mettre en mouvement et à se diriger vers son but précis et semblant se chercher elle-même pendant plus de deux actes ; elle est aussi beaucoup moins spirituelle comme dialogue que la plupart des pièces de M. Alfred Capus, quoique tout esprit n’en soit pas absolument absent ou banni, comme on le verra ; — mais elle est toute pleine de cette sentimentalité banale et conventionnelle qui réussit presque toujours auprès du public du Théâtre-Français ; elle présente, presque avec conviction, tout au moins avec chaleur, le plus neuf des poncifs, l’audace d’avant-hier, la hardiesse d’il y a dix ans ; elle nous attendrit sur le sort d’une enfant naturelle, fille de grisette de quartier Latin, et nous persuade que, pourvu que la mère soit morte, et pourvu qu’il n’ait pas d’enfant légitime, son père peut l’accueillir dans son ménage légitime et en faire la fille adoptive de sa femme. Et cette bravoure nous plaît fort ; et nous nous savons gré de mépriser si courageusement les préjugés dans le premier des théâtres subventionnés.

Le succès a donc été éclatant et je crois qu’il sera très prolongé.

Quant à mon sentiment personnel, qui est sans doute ce que l’on me demande, je ne puis pas affirmer très énergiquement que j’aie été enchanté de cette production de l’esprit humain.

Nous sommes dans une villa près de Trouville, avec vue sur la mer, — comme dans toutes les pièces contemporaines, et cela commence à être d’une originalité un peu fastidieuse, — chez M. Chartier et Mme veuve de Roine, sa sœur. Ils vivent tous les deux en vieux célibataires à peu près riches, et ce sont de braves gens tous deux, lui avec un peu de timidité bourgeoise, l’autre avec un petit grain de générosité romanesque.

  Ils ont comme hôtes les soucis, les soupçons, les alarmes vaines… je veux dire qu’ils ont pour hôtes le bon Lucien Briant, garçon timoré, craintif, atteint de panphobie, toujours persuadé qu’il va lui arriver un malheur épouvantable et que sa femme nomme spirituellement le « malheureux imaginaire ».

Ce Briant a eu autrefois pour maîtresse, au quartier Latin, une petite papetière qui a eu, il le sait, une petite fille, juste quelques semaines après le moment où il l’a quittée. Lucien est un père, non pas sans le savoir, mais sans savoir qui est sa fille. Depuis, il a fait prospérer son usine, il s’est marié. Sa femme l’aime, mais elle l’aime depuis quinze ans, et comme elle dit très finement : « Je suis une honnête femme, mais qui commence à s’en apercevoir. »

Ce qui la détache un peu de Lucien, c’est que Lucien est resté sous la domination de son père, vieux bourgeois autoritaire, rigide, têtu et borné, et cuirassé de vieux préjugés comme un vaisseau de première classe. Ce beau-père, Hélène l’abhorre, autant que Lucien le respecte et l’admire avec aveuglement.

Aussi ne va-t-elle pas sans faire quelque attention aux propos aimables de M. de Clénord, clubman élégant qui est pour cette saison la coqueluche de Trouville. Elle va avoir sa crise de la quarantaine, cette femme-là, par antipathie pour son beau-père se tournant en mépris de son mari. La crise de la quarantaine n’a pas besoin de raison ; mais elle a toujours besoin de prétexte.

Sur ce, comme vous pensez bien, la fille naturelle apparaît ; elle surgit, la fille de la papetière. Elle a, comme vous pensez bien aussi et comme il est tout naturel, toutes les beautés, toutes les grâces, toutes les vertus, toutes les pudeurs, toutes les dignités et toutes les délicatesses. Elle vient demander, non pas à son père, qu’elle ne sait pas ici, mais à M. Chartier, que sa mère en mourant lui a désigné comme un ami sûr, une position, une petite position conforme à son état.

Chartier songe à la confier comme lectrice ou dame de compagnie à Mme Sanderas, qui part pour la Plata ou pour le Chili. Il est bon que père naturel et fille naturelle soient séparés par l’étendue des mers.

Le père, lui, que Chartier a prévenu, préférerait voir sa fille, munie par lui d’une bonne petite rente, vivre tranquille dans le petit village où, paraît-il, elle a été élevée ; et l’on discute un peu entre Chartier, Mme de Roine et Lucien Briant sur ces choses, et nous en sommes là, et nous n’en sommes encore que là à la fin du deuxième acte, ce qui indique suffisamment qu’il y a deux actes d’exposition.

Si nous n’en sommes qu’à la fin du deuxième acte, c’est qu’il y a beaucoup de petites scènes épisodiques. Il y a les scènes où Briant le père, qui est là aussi, compare la société nouvelle à la société ancienne et déclare celle-ci infiniment supérieure, ne fût-ce que pour cette cause qu’autrefois le divorce n’existait point et que, « quand on épousait une femme, on n’avait plus à s’en occuper, puisque c’était pour la vie ».

Il y a les scènes où Mme de Roine présente ses invités à Mme Briant, entre autres Mme de Bernac, divorcée mais très honnête femme : « elle aurait certainement préféré devenir veuve ».

Il y a les scènes de flirt entre Hélène Briant et M. de Clénord qui ne manquent pas de finesse légère et de frôlement à fleur de peau ; il y a les scènes de « potins de plage » et le double duel de Clénord avec deux « potineurs » un peu imbéciles.

Enfin il y a de toutes sortes de choses, non mauvaises en soi, mais qui sentent un peu le remplissage, qui nous laissent languissants un peu, qui donnent une sensation de vide et de lenteur ; pis que cela, qui font qu’on se demande où est précisément le sujet et où l’on va ; pis que cela, qui à chaque instant paraissent des choses d’où sortira quelque chose et d’où on s’aperçoit un peu plus tard qu’il ne sort rien.

Un tout petit exemple : la divorcée qui aurait certainement préféré être veuve, Mme de Bernac, est courtisée très ardemment par le jeune et riche industriel Serquy. Serquy ne lui déplaît pas ; mais elle met sa coquetterie et un peu d’habileté féminine à se faire désirer et attendre ; et elle lui dit, pour lui donner une raison : « Vous êtes très bien, vous êtes gentil ; vous dépensez très bien votre argent ; mais vous n’avez pas une de ces idées, une de ces imaginations belles et généreuses qui séduisent et entraînent un cœur de femme. Faites grand, une seule fois, Serquy, faites grand, et je suis à vous. »

Sur quoi nous nous disons : « Compris ! c’est ce Serquy qui va trouver le dénouement ingénieux, original et généreux de la grande pièce, et Mme de Bernac lui sautera au cou en lui disant : « A la bonne heure ! Vous êtes un chevalier. Vous avez conquis la princesse lointaine. Et la princesse lointaine est à vous. »

Point du tout, Monsieur. Serquy ne fait rien de grand pendant deux actes ; il ne fait même rien du tout ; il n’a pas plus d’idée que vous ou moi, et, au commencement du III, Mme de Bernac lui dit : « Je vous épouse ! » — Voilà un petit exemple.

Bref, les deux premiers actes m’ont paru et bien longs et un peu vides, malgré quelques détails agréables, et un peu incertains dans leur marche.

Au commencement du troisième, Mme de Roine, cette sœur de Chartier, bonne, généreuse, le cœur sur la main et la parole prompte, que j’ai eu le plaisir de vous présenter, a une entrevue avec la petite Lucienne, la fille naturelle, la trouve charmante, s’éprend d’elle et lui propose les deux places dont je vous ai parlé. Plan de Chartier : traverser les mers avec Mme Sandéras ; plan du père naturel : vivre avec une petite rente au sein de la nature champêtre.

Lucienne repousse le second. Pourquoi ? Parce qu’il vient de son père et qu’il constitue une aumône. « De mon père j’accepterais un baiser, une effusion, une tendresse, avec rien ; mais du moment qu’il ne veut pas me voir et qu’il m’offre de l’argent, c’est une aumône humiliante et je refuse. Je vivrai de mon travail avec cette Mme Sandéras. »

« Elle est très bien cette petite, dit la bonne Mme de Roine. Moi, j’ai un troisième plan. »

Et là-dessus elle se rencontre avec Hélène Briant. Mme Hélène Briant est sur le premier penchant de la faute. Elle en est très loin ; mais elle est sur ces premières pentes molles qui mènent loin, aussi, pourvu qu’on les suive. Elle n’est pas fâchée d’avoir été un peu compromise par les duels de M. de Clénord qui ont bien un peu été donnés en son honneur. Enfin elle penche ; elle est sur le point de pencher. Elle s’ouvre de ses peines et un peu de ses mauvaises pensées à Mme de Roine. « Si seulement, ajoute-t-elle, j’avais un enfant… J’ai souvent songé à en adopter un… »

Mme de Roine sourit. Elle songe à M. Capus. Elle se dit : « Comme cet auteur est gentil ! Il me donne les transitions. Il fait dire à Mme Briant ce à quoi il n’est pas très probable qu’elle songeât ; mais ce que j’avais besoin qu’elle dit pour faire avancer mes propositions en bon ordre de bataille. Merci, Capus ! »

Et à Mme Briant : « Un enfant ! Ah ! c’est là que je vous attendais. Vous avez bien fait d’y venir. Ça raccourcit. Eh bien ! Un enfant, j’en ai un à votre disposition.

— Tiens ! Quel ?

— Un enfant de votre mari.

— Ça m’étonne.

— Il était si jeune !

— Voilà ! Quel âge a-t-il, l’enfant ?

— Dix-sept ans.

— Merci, c’est un peu vieux.

— Oh ! voyez-la. Elle est charmante.

— Ah ! c’est une fille ?

— Oui.

— On peut toujours la voir.

— Je vais vous la chercher. »

Cette jeune femme nous étonne un peu, qui n’est pas jalouse du passé de son mari, qui ne se récrie pas, qui ne se fâche point de ce que son mari lui a toujours caché tout cela, qui va si vite là où on la veut mener, qui… enfin nous ne connaissions pas Mme Briant sous cet aspect. Il aurait fallu nous la présenter avec beaucoup d’insistance comme une femme désolée de n’avoir point d’enfant et ayant un cœur débordant d’affection et de dévouement qu’elle ne sait où placer.

— Mais je l’ai peinte comme prête à devenir la maîtresse de ce monsieur…

— S’il vous plaît, ce n’est pas du tout la même chose, et de ce qu’une femme de trente-cinq ans songe à prendre un amant, ce n’est pas du tout une raison pour qu’elle adopte une fille naturelle de son mari ; je crois pouvoir vous l’affirmer avec une certaine assurance.

— Mais c’est pour se préserver elle-même contre les surprises du cœur et des sens qu’elle songe à mettre auprès d’elle une compagne préservatrice, une espèce de jeune sœur.

— Soit. A la bonne heure ! Mais il fallait que le désir, chez Mme Briant, de rester honnête et de faire tout ce qu’il faut pour cela, même des choses pénibles, fût beaucoup plus marqué dans les premiers actes, où, en vérité, il ne l’est point. Ce qu’on remarque en ce milieu du III, c’est combien pendant le I et le II on a perdu de temps à des choses à peu près inutiles, au lieu de l’employer aux vraies préparations nécessaires, c’est-à-dire aux préparations psychologiques.

Toujours est-il que voici Hélène en présence de Lucienne. En cinq minutes, c’est fait : Hélène raffole de Lucienne. Ah ! ça ne traîne pas. Je ne sais pas trop ce que Lucienne raconte à Hélène, mais ce doit être infiniment touchant ; car Hélène adore Lucienne au bout d’un demi-quart d’heure comme si Lucienne lui avait sauvé la vie. La voix du sang dans les vieux mélodrames n’avait pas de plus prompts effets que l’absence de toute voix du sang n’en a dans celui-ci.

Cette Mme Briant nous devient très inexplicable, au moins. Nous ne comprenons pas du tout pourquoi elle est si complètement différente de l’immense majorité des autres femmes. Les femmes mariées, d’ordinaire, résistent diablement à l’introduction dans leur ménage d’un enfant naturel de leur mari ; et de les y décider, de les y faire consentir, de les y amener avec des peines infinies, c’est de quoi on a fait bien des comédies, drames, mélodrames et autres opérations théâtrales. Celle-ci est toute contraire. Elle veut absolument adopter la fille de son mari, de qui son mari ne veut pas. Et elle ne finit pas par être attendrie ; elle commence par là. Elle a un empressement de sensibilité, une précipitation d’émotion, une fougue de dévouement et un emportement de sacrifice tout à fait particuliers. Je ne dis pas que ce soit impossible ; je dis que Mme Briant ne nous était pas connue comme telle et qu’il aurait fallu nous la faire prévoir comme telle. Elle n’est pas inexplicable, comme du reste, aucun caractère n’est inexplicable ; elle est inexpliquée.

C’est bien pis à la scène suivante. La scène suivante, à force de banalité conventionnelle, a une apparence paradoxale. Je m’explique. La banalité conventionnelle c’est la femme tout dévouement et tout amour, la femme qui accueille l’enfant naturel en pleurant de douces larmes, et en faisant verser d’aussi douces au parterre et aux galeries, etc. ; — l’apparence paradoxale c’est, ici, la femme voulant forcer son mari à adopter son enfant naturel, à lui, voulant l’adopter elle-même, criant du haut de sa tête qu’elle y tient ; et le mari résistant de tout son cœur et repoussant de toute son énergie l’enfant, à lui, que sa femme lui pousse dans les bras. Ce renversement des rôles a quelque chose de très comique, et j’avoue que je ne pouvais m’empêcher de rire, pendant que le public, à qui je demande pardon, paraissait, je dois le dire, très ému.

C’est pourtant en cela que consiste la grande scène finale du III. Hélène supplie son mari d’adopter Lucienne et Briant s’y refuse obstinément, avec brutalité et avec les plus mauvaises raisons du monde, et la scène se termine par ce mot à effet, très applaudi et qui ne me paraît que souligner ce qu’il y a de bizarre dans la toquade d’Hélène : « Briant : Et sais-je seulement si elle est ma fille ?

— Hélène : Elle n’est pas ta fille ! Soit ! Elle est la mienne ! »

« Comme ça, tout de suite, Pan ! » comme dit le marquis d’Auberive. Titre : Notre Jeunesse ou la Maternité instantanée.

C’est encore le pauvre Briant qui est le plus ridicule dans cette scène. Lui, le plus brave homme du monde, il donne les raisons les plus piteuses et les plus cruelles pour repousser Lucienne ; il est révoltant de cynisme et il est violent à faux comme un homme qui se fait violence pour être violent.

Sans doute, je sais bien pourquoi. C’est qu’il ne croit pas un mot de ce qu’il dit et qu’il ne le dit que par terreur de son père ; mais il n’avoue pas ce motif et il a trop l’air de dire tout cela comme de son cru. L’auteur a évidemment été très gêné. Faire parler durement Briant comme spontanément, c’était à coup sûr fausser son caractère ; — lui faire dire tout le temps : « C’est mon père qui me paralyse », c’était le faire très vrai, mais le rendre par trop ridicule et par trop ennuyeux : « Eh ! va donc, avec ton auteur ! » — Il y avait le double écueil.

Ce qu’il fallait pour passer entre Charybde et Scylla, c’était faire dire à Briant tout ce qu’il dit, mais de telle sorte qu’on sentit toujours que sous tout cela il y avait uniquement, sans qu’il l’avouât, la terreur de son créateur. C’était extrêmement difficile. Ce n’était pas impossible, ce me semble. En tout cas, il me paraît que l’auteur ne l’a pas même essayé. Je puis me tromper.

Il n’y a pas beaucoup de choses essentielles et substantielles dans le quatrième acte, en dehors de scène à faire. Il y a des propos, du reste spirituels et caustiques, de Briant le père ; il y a une leçon, extrêmement faible, donnée par Chartier, qui, du reste, a peu d’autorité comme professeur de morale, à Briant le père. C’est tout ; c’est peu de chose. Quant à la scène à faire, c’est, bien entendu, Briant, face à face, enfin, avec sa fille. Cette scène à faire a été assez adroitement retardée et reculée jusqu’à l’acte IV et dernier.

A mon avis, elle n’est pas mauvaise, et surtout elle est très vraie. Mais elle a peu porté, parce qu’elle n’est pas éloquemment touchante. Elle est presque muette. Elle n’est pas sortie. Elle ne passe point la rampe, par conséquent.

Briant s’excuse d’abord, froidement, un peu piteusement, de sa conduite envers sa fille. Puis il l’écoute. Il apprend avec plaisir que jamais son ancienne maîtresse ne s’est plainte de lui ni ne l’a incriminé. Il s’attendrit un peu. « Bonne Léontine ! » Ainsi préparé, il reçoit des mains de sa fille sa photographie, à lui, la photographie du beau Briant, âgé de vingt ans : « J’ai bien changé !

— Mais non ! Mais non ! La preuve c’est que je vous ai reconnu tout de suite. »

Il s’attendrit de plus en plus, met la photographie dans sa poche et dit : « Je la garde… et toi aussi. »

Moi, je trouve cela tout à fait bon, excellent, parce que c’est bien la façon dont peut s’attendrir Briant. C’est sur lui-même qu’il s’attendrit, sur sa belle jeunesse à jamais envolée, sur son portrait de vingt ans. « Non, ma jeunesse n’est pas morte. » Sa sensibilité ne dépasse pas celle d’un héros de Mürger, et du reste il la juge d’une qualité exquise.

Je trouve cela très bien. Mais, pour le public, cette scène muette : Féraudy regardant un morceau de carton, reste sans relief, sans prises sur lui ; il ne la sent pas le saisir par les épaules ou par les entrailles. C’est dommage ; car, en soi, la scène est bonne.

Quand le père est enfin conquis, tout est fini. Nous assistons seulement, comme fin d’acte et épilogue, au départ du vieux têtu à qui l’on présente, d’un peu loin, la jeune adoptée. Il s’arrête, semble avoir un moment d’hésitation, la salue très correctement et part à pas lents. Un peu auparavant, il a dit : « Vous me l’amènerez ; mais plus tard, beaucoup plus tard, quand je serai gâteux. » — La jeune fille le voit s’éloigner et demande : « Qui est ce monsieur ?

— C’est ton grand-père. »

La toile tombe.

Telle est cette comédie, dont les deux premiers actes sont un peu vides, dont le troisième est faux et dont le dernier est froid. Il n’y a que deux caractères qui se tiennent très bien. C’est celui du vieux et celui de Mme de Roine. Le vieux est excellent : il est vrai, il est logique, il est bien dessiné et il est amusant. L’auteur, qui est très spirituel, s’est amusé lui-même à faire de ce personnage le satirique du public qui est devant lui, et cela est très piquant.

Briant le père a toujours l’air de dire au public : « Oui, vous applaudissez tout ce que font ces polichinelles vertueux ; mais vous êtes des niais. C’est moi qui vous le dis, qui suis votre grand-père. »

C’est lui qui lance ceci, doucement du reste : « Vous êtes les ennemis des préjugés. Oui dà : un préjugé qui disparaît suit une vertu qui s’en va. »

C’est lui qui dit : « Mon Dieu, oui, je sais. Aujourd’hui, on n’aime les enfants que s’ils sont naturels et les femmes que si elles sont adultères. Les enfants légitimes et les femmes honnêtes passent un très mauvais quart d’heure. Ne pourrait-on pas avoir un peu d’indulgence pour l’honnêteté ? » Etc. Il y avait du ragoût.

Mme de Roine aussi est charmante ; c’est l’étourderie de la bonté. Dès que son cœur parle, elle le laisse bavarder tout haut à tort et à travers. Elle fait toutes les gaffes de la charité : « Moi, c’est entendu, je suis celle qui se mêle de ce qui ne la regarde pas. Eh bien ! toi, frère, quand je soigne tes rhumatismes, est-ce que je me mêle de ce qui me regarde ? » — Le type est exquis et très amusant, et, Dieu merci, il est vrai, quand et quand.

Pour Mme  Briant, j’ai assez dit comme elle est à mon avis déconcertante, sans unité, sans dessin et presque insaisissable.

Briant est moins faux ; mais on passe son temps à se demander comment il peut se trouver un garçon de quarante ans qui soit médusé à ce point par son père — et qui soit si peu dominé par sa femme. Ce qui fait qu’il est l’un devrait faire aussi qu’il fût l’autre. On ne comprend pas bien. Tout irait bien mieux si, au lieu d’un père, c’était une mère qu’il ne voulût pas contrarier dans ses idées et ses préjugés arriérés. On désobéit à un père, à quarante ans ; on ose moins contrister sa pauvre maman. Voilà où était le joint…

Si vous croyez que l’auteur n’y a pas songé ! Je jurerais qu’il y a pensé. Mais voyez donc l’autre inconvénient ; voyez donc la contre-indication. Une grand-mère qui ne s’attendrirait pas devant sa petite-fille, au quatrième acte ; une grand-mère qui n’ouvrirait pas son giron à sa petite-fille en pleurant et en disant : « Mon petit enfant ! Mon petit enfant ! » c’est absolument impossible au théâtre. Le public eût crié : « C’est monstrueux ! » Force a bien été à l’auteur de se rabattre sur un père. Mais il a rencontré un autre écueil. C’est très difficile, le théâtre.

M. de Féraudy a été aussi bon qu’il était possible dans le personnage de Briant. Il respire la timidité. Il est gauche à souhait. Son dos voûté semble porter le poids de tous les malheurs qu’il imagine. Sa bonne figure grasse et triste est excellemment celle d’un heureux malgré lui. Il est parfait.

Mme Bartet a été charmante de mélancolie vague, — la femme qui ne sait pas ce qu’elle veut, — pendant les deux premiers actes ; et de véhémence fébrile, — la femme qui a enfourché un dada,, — au troisième acte. Elle a sauvé le rôle.

M. Leloir a été merveilleux de la tête aux pieds dans la puissante silhouette qu’il a tracée de Briant père. Et sa voix, naturellement sardonique, a fait miracle dans toutes ses épigrammes et dans tous ses aphorismes. C’était tout un temps. Impossible d’être pré-1870 aussi bien que cela. Il a eu un succès énorme.

Mme Pierson, parce que le personnage est plus sympathique et parce qu’elle a autant de talent, a eu un plus grand succès encore. Elle était la grande favorite. On eût voulu qu’elle fût toujours sur la scène. De fait, elle a été exquise de finesse et de franchise à la fois. C’était un composé délicieux.

M. Coquelin a été très bon comédien, sans aucune pitrerie et sans aucun écart facile destiné à soulever le gros rire, dans le rôle effacé, mais agréable, de Chartier.

M. Berr, très gai et drôle dans le tout petit personnage de Serquy.

Mme Sorel n’a fait que passer, et elle n’était déjà plus ; mais c’était une élégante divorcée, bien avenante et séduisante à souhait. On ne comprenait pas que qui que ce fût ait pu divorcer d’avec elle.

Mlle Pierat, sans rien qui ait soulevé l’admiration bruyante, a été parfaite de mesure et de ton juste dans l’aimable personnage de Lucienne. On n’est pas plus expérimenté ni plus sûr que cette comédienne de vingt ans. On souhaiterait presque qu’elle eût le charme d’une demi-inexpérience. Allons ! On n’est donc jamais content ! Elle est excellente et je voudrais bien savoir de quoi on se pourrait plaindre. — Au total, interprétation tout à fait remarquable.

Le succès final a été très marqué. Je n’aime guère cette pièce, mais je dois dire et répéter que je suis sûr qu’elle ira très loin.

M. G. Courteline. La Conversion d’Alceste, un acte, en vers. §

Rarement l’anniversaire de Molière a été célébré par un chef-d’œuvre. Or c’est presque ce qui lui est arrivé en l’an de grâce et de talent 1905.

La Comédie-Française avait réservé pour le 15 janvier la première représentation de la Conversion d’Alceste, de M. Georges Courteline. C’est une petite pièce à ravir tous les lettrés.

C’est — tout comme le Philinte de Fabre d’Eglantine — une « suite du Misanthrope ». L’auteur a supposé, sans beaucoup de vraisemblance, à lui parler sans fard, mais, du reste, rien n’est plus permis que cette liberté, qu’Alceste s’est converti, ou plutôt, bien plutôt, a tâché de se convertir. Il s’est juré à lui-même de chercher toujours le bon côté des choses ; il s’est promis d’être aimable en société et indulgent aux travers des hommes ; et enfin il a épousé Célimène en retirant le fameux ultimatum qu’il avait prétendu lui imposer : se retirer dans une solitude et « renoncer au monde ».

Ce qu’il pourra bien advenir de la conversion d’Alceste, voilà la question et voilà la pièce.

Il en advient au pauvre Alceste de multiples mésaventures qui le rengagent de plus belle dans sa résolution première : voilà la réponse à la question.

Premier épisode : Oronte vient lui lire un second sonnet, plus ridicule que le premier. Alceste l’approuve et le loue. Fort bien ; mais Oronte prie Alceste de bien vouloir faire insérer le sonnet dans le Mercure, où Alceste a des intelligences ; et Alceste s’en défend ; et la scène d’altercation entre Oronte et Alceste, telle qu’elle est dans Molière, recommence. Moralité de ce premier épisode : on ne peut pas soutenir longtemps le caractère qu’on s’est donné. Philinte aurait dit, lui : « Mais certainement, cher ami, je me fais fort de faire insérer ce chef-d’œuvre dans le Mercure. »

Car enfin Alceste ni Philinte ne sont ni directeur de journal ni critique de profession, et par ainsi, ils ne sont pas forcés d’être Alceste. Dialogue, très historique, entre un homme du monde et moi : « Vous lui avez dit — c’est l’homme du monde qui parle — que son roman était mauvais ?

— Oui.

— Pourquoi ? Êtes-vous Alceste ?

— Pas du tout, mais je suis forcé de l’être.

— Pourquoi ?

— Mais cela va de soi. Supposez qu’en homme du monde, comme vous feriez, je dise à X… : « Il est exquis, votre roman. » Il prend la balle au bond et me dit immédiatement : « Alors, faites-le insérer dans telle revue, où vous influez ; faites-le publier chez Z…, qui vous considère ; et faites-en l’éloge dans tous les papiers où vous noircissez du blanc. » C’est si vrai, notez ceci, que même quand je dis à un auteur : « Votre ouvrage ne vaut rien du tout », je vois, très souvent, presque toujours, mon homme me sourire d’un air aimable et je l’entends me dire : « Eh bien, puisque vous avez quelque indulgence pour mon pauvre ours, un mot à Claretie, n’est-ce pas ? C’est promis ? Merci ! Oh ! merci ! » Je suis donc forcé, absolument forcé, d’être Alceste, sans avoir le moindre goût pour cela.

— Vous pourriez faire le maître Jacques.

— Comment cela ?

— Un auteur vous soumet son œuvre. Vous lui dites : « Charmant ! Exquis ! Adorable ! C’est même bien. » Il vous dit : « Faites-en l’éloge » ou : « Faites-le imprimer. » Vous lui répondez : « Pardon ! ce n’est plus à l’homme du monde que vous parlez ; c’est au critique. Autre homme, autre langage. Votre ouvrage, Monsieur, est idiot. »

— Oui, oui, sans doute ; mais comme cela, ce serait encore plus dur. »

Un critique ou un directeur de quelque chose est donc forcé d’être Alceste. Alceste lui-même, point. C’est ce qui me faisait dire que la moralité de ce premier épisode est celle-ci : « On ne peut pas soutenir longtemps le caractère qu’on n’a pas et qu’on s’est donné. »

Second épisode : Alceste a gagné son procès ; mais les frais de justice s’élèvent si haut qu’à peu de chose près c’est comme s’il l’avait perdu. Il perd un peu de sa satisfaction et de sa belle contenance et menace M. Loyal de lui casser les os.

Ici Alceste ne se montre même pas comme s’étant converti ; il est exactement le même que dans Molière.

Troisième épisode : Philinte, qui est devenu l’amant de Célimène, et Célimène, qui est devenue la maîtresse de Philinte (cette pauvre Eliante a été supprimée net par M. Courteline), s’entretiennent des raisons pourquoi ils sont devenus amants. C’est qu’Alceste, dès qu’il a cessé d’être « atrabilaire », a perdu tout son charme ; il est devenu n’importe qui ; pis encore, il a pris l’air gauche que l’on a toujours dans un caractère d’emprunt. Moralité de ce troisième épisode : Il vaut toujours mieux rester tel que la nature vous a fait :

Quiconque est loup agit en loup :
C’est le plus certain de beaucoup !

Et c’est ce qu’Alceste comprend très bien lui-même ; car, ayant surpris l’aimable conversation entre Philinte et Célimène, que je viens de vous crayonner, il se convertit de sa conversion et, cette fois définitivement, il fuit au désert. On ne le reprendra plus à avoir des amis, à se marier et à vouloir être aimable.

Cette pièce, vive, rapide, d’un mouvement enragé, est extrêmement jolie à écouter ou à lire. Vous en voyez bien l’unique défaut, peu sensible à la scène, sensible à la lecture et à la réflexion. Tous les personnages de Molière y sont dégradés, ou, si vous trouvez le mot trop fort, baissés d’un cran. Le Philinte de Molière est un homme aimable et un sceptique, et aussi un pince-sans-rire mystificateur ; mais il est loyal et généreux. Chez M. Courteline, c’est un vilain personnage. Alceste chez Molière est un grand caractère avec des ridicules ; chez M. Courteline, ce n’est guère qu’un sot violent. Oronte lui-même, encore gentilhomme chez Molière, chez M. Courteline n’est qu’un hanneton. Célimène, elle encore, s’est embourgeoisée jusqu’à n’être qu’une « sous-Parisienne », inférieure à celle de Becque. Je regrette un peu cela, parce que la Conversion d’Alceste étant évidemment destinée à rester au répertoire et devant paraître devant la postérité, ce défaut grossira aux yeux à mesure que le temps marchera, comme il arrive toujours, et déparera un ouvrage charmant.

Car il est charmant. Il est presque continuellement une petite merveille de style. Si je voulais chicaner… et précisément chicanons, pour montrer par l’infime nombre des taches à relever, même en s’appliquant, combien l’ouvrage est de style pur.

Qu’est-ce que j’ai pointé du crayon rouge ?

« Enforci ; vous êtes en forci. » Très français, mais archaïque en 1766, nullement usité, ce me semble, au dix-septième siècle.
« Et d’absurdes on-dit vous ont mal avisé. » Un on-dit n’a jamais été français, et dans la bouche d’un homme du dix-septième siècle ne se peut souffrir.
« Ce troubadour transi doublé d’un belluaire. » — Ah ! celui-ci est bien mauvais. « Un critique doublé d’un poète, un sot doublé d’un impertinent, un ministre doublé d’un mouchard », c’est une des plus mauvaises locutions — oh ! cette doublure ! — dont le dix-neuvième siècle nous ait dotés, et tout homme de lettres doit se prendre la main gauche avec la main droite et se jurer de ne jamais l’employer. Et la mettre dans la bouche de Célimène, en 1766, Monsieur, c’est un scandale.

De plus, belluaire n’est ni français ni latin, et en tout cas il n’est pas du vocabulaire de Célimène.

Enfin, j’ai un doute sur la contredanse. J’ai quelque idée que cette danse n’était pas inconnue au dix-septième siècle, mais je ne la trouve dans aucun texte classique de ce temps-là. Il était bien facile de la remplacer par une des danses célèbres et continuellement citées de cette époque.

Voilà, ma foi, tout ce que je trouve qui me choque plus ou moins dans ces quinze cents vers. Ce n’est rien du tout. En revanche, savourez-moi tout ce qui suit et qu’en vérité je copierais pour le seul plaisir de le transcrire :

Au pardon qui sourit la sagesse commence,
Il n’est pas d’équité sans un peu de clémence.
*
Des leçons de la vie éternel apprenti,
Le juste n’est jamais qu’un pécheur converti.
*
Pourtant vos torts ! — Quels torts ? — S’aveugler à ce point !
C’est les avoir deux fois que ne les sentir point.
*
Dans l’emploi des Acaste et des Prince Charmant
Notre homme à m’émouvoir tâche inutilement :
Il y marque une ardeur à nulle autre seconde ;
Mais, n’étant plus quelqu’un, il devient tout le monde.
*
Il est toujours un peu de sottise en partage
— Oui, mais, s’en croyant moins, il en a davantage.

Et les couplets ! Il y en a de ravissants, comme fermeté, comme ampleur et comme entrain. Voyez un peu celui-ci :

Parbleu ! mon cas est neuf et vaut d’être conté.
On me lit un premier sonnet. Je le condamne.
Le poète entre en rage et je suis traité d’âne.
Il m’en lit un second. J’y donne mon bravo.
I.’auteur entre à fureur ; je suis âne à nouveau !
Donc âne si je blâme, âne encor si j’encense !
Je voudrais pourtant bien qu’on me donnât licence
De trouver qu’un sonnet est bon ou ne l’est pas
Sans être ànifîé dans chacun des deux cas.
J’ai encore plaisir à vous présenter la doléance de M. Loyal :
……..L’existence est si dure
Qu’il faut être indulgent aux gens de procédure !
Ne m’ouvrez pas, hélas ! la porte du tombeau ;
Je suis encore jeune et je suis resté beau.
Dites-lui donc, Monsieur, de m’être pitoyable.
Je ne veux pas mourir ; c’est trop désagréable.
Je ne suis qu’un pauvre homme aux ordres de la loi ;
Et j’ai quatorze enfants, dont plusieurs sont à moi.

Regnard n’aurait pas fait mieux.

Cette jolie pièce a été très vivement enlevée par M. Mayer en Alceste, M. Dessonnes en Philinte et le jeune M. Brunot, qui a été étourdissant de verve et qui a eu un succès éclatant, en Oronte. M. Croué était un fort bon Loyal, et Mme Lara, qui ne fait que passer, une fort agréable Célimène.

M. Henry Bataille. Maman Colibri, comédie en quatre actes. §

Le principal défaut — nous commencerons par là, si vous voulez — le principal et presque l’unique défaut de Maman Colibri, c’est le trop prévu. C’est une pièce qui manque presque complètement d’intérêt de curiosité pour ce fait que la curiosité est satisfaite d’avance. On sait assez bien au premier acte ce qui se passera au second, très bien au second ce qui aura lieu au troisième et parfaitement au troisième ce qui se passera au quatrième ; et c’est pour cela qu’il n’y a que le premier et le second qui soient bons, parce que le premier ne peut cependant pas être prévu et que le second, il faut le reconnaître, est moins prévu et ne peut pas être aussi sûrement prophétisé que les deux autres.

Cela dit, il faut dire tout aussi haut qu’il y a dans Maman Colibri, d’abord de la vérité, ensuite de la franchise d’exécution, ensuite des qualités d’émotion très réelles et même poussées assez loin, et que c’est un mélodrame larmoyant, mais un mélodrame vrai et solide, sans expédients, presque sans procédés, sans trucs ni ficelles, avec, seulement, des tendances fâcheuses à la prédication et à la dissertation, — digne en somme d’être écouté avec indulgence par des gens de goût, et de nature à être écouté avec sensibilité par le grand public.

Le fond en est ce qu’un vaudevilliste appellerait « les frasques de grand-maman » et ce qu’un romancier procédant par excitation des mineurs au libertinage appellerait « le demi-inceste ». C’est l’histoire des amours d’une quadragénaire avec un petit jeune homme, ami de ses fils, plus jeune que son fils aîné, et qu’elle a fait sauter sur ses genoux quand il avait des pantalons courts et les mollets nus.

Il n’y a rien de si triste en soi et de si répugnant qu’un pareil sujet ; mais je n’ai pas besoin, hélas, de vous dire qu’il est très véritable et que cet accident pathologique est extrêmement fréquent ; et il est certain aussi que l’on en peut tirer de très grands effets d’émotion ; Vénus tout entière attachée à une proie faible et qui gémit sous ses fureurs étant une chose peu ragoûtante si vous voulez, mais violemment triste, et qui donne à la fois très exactement le frisson de la pitié et de la terreur ; et l’on peut dire de Mme de Rysbergue ce que Phèdre dit d’elle-même :

Jamais femme ne fut plus digne de pitié.
Ni moins digne, seigneurs, de votre inimitié.

Cette Mme de Rysbergue a été mariée toute jeune, à dix-sept ans, notez ceci, avec un homme, jeune lui-même, mais très sérieux, homme d’affaires, homme de génie en affaires, qui, évidemment, ne lui a jamais donné les satisfactions voluptueuses et sentimentales dont un très grand nombre de femmes n’ont aucun besoin, mais qui sont absolument nécessaires à certaines autres et qu’elles attendent vaguement et espèrent toujours quand elles ne les ont pas eues en leur temps juste.

Un de mes amis qui s’est trouvé il y a quarante ans presque exactement dans la situation où se trouve M. de Chambry, que je vais vous présenter, se rappelle encore le discours un peu étrange que lui tenait une Mme Rysbergue de ce temps-là, laquelle était mère de trois enfants déjà grands : « C’est un cœur virginal que celui sur lequel vous vous reposez. Mariée très jeune, j’ai été absorbée par le soin de ma maison, qui était lourde pour mes épaules faibles et par la nourriture de mes enfants souvent indisposés ou souffrants. Non, vraiment, je n’ai pas connu l’amour, pas du tout, et je sais bien que je suis prodigieusement ridicule en parlant de la sorte ; seulement je suis véritable et aussi un peu malheureuse, et aussi un peu heureuse, sans oser l’être. »

Et mon ami, très sceptique alors, retenait une assez violente envie de rire ; et il ne rirait peut-être plus maintenant, par suite de l’expérience de la vie.

Donc, Mme de Rysbergue, toute gaie, toute vibrante, toute verdissante et toute gamine encore, malgré ses trente-neuf ans (ce qui, du reste, me paraît un vrai contresens, car les femmes qui sont sur le point de faire ce qu’elle va faire, en effet, ne sont pas gaies le moins du monde, et bien plutôt sont mélancoliques et rêveuses), donc et quoi qu’il en soit, Mme de Rysbergue, surnommée Maman Colibri, par ses fils mêmes, s’éprend, au premier acte, du petit vicomte Georges de Chambry, âgé de vingt ans, et lui donne déjà des marques d’affection très vive et ardente.

Le mari, qui gagne, avec tristesse et hauteur dédaigneuse d’ailleurs, un demi-million par campagne semestrielle, ne se doute encore de rien ; mais leur fils Richard, très mûr déjà, très sérieux, malgré ses vingt-deux ans, associé de son père, intransigeant sur l’honneur, et qui va se marier dans trois mois, surveille sa mère avec inquiétude et, par un moyen qui sent un peu son vaudeville, mais qui peut passer à la rigueur, acquiert la quasi certitude qu’elle est au moins la demi-maîtresse de Georges de Chambry.

A l’acte suivant, en une maison de campagne voisine de Trouville, Mme de Rysbergue est parfaitement démasquée, chose facile du reste, tant elle est imprudente, par le sévère et soupçonneux Richard. Après une scène parfaitement inutile avec son frère cadet, qu’il faudrait laisser complètement ignorant de toutes ces choses et non pas éclairer à moitié et troubler d’autant plus, sans aucune raison, Richard va droit à sa mère et lui intime l’ordre de ne plus fréquenter ni voir aucunement Georges de Chambry.

La scène est douloureuse, mais forte, et broie le cœur comme il faut. Nous sommes pris très violemment.

Le mari arrive. On voit très suffisamment, mais pas trop, et c’est ce qu’il faut, qu’il a des soupçons. Il se contient ; et il est un peu fébrile. Il prend son fils à part : «  Écoute ! J’ai mon idée. Tu es mon associé. C’est à l’associé que je parle. Que dirais-tu du petit Chambry comme employé chez nous, employé principal, futur associé… ?

— Je dirais que c’est fou.

— Je ne te comprends pas. Très bien, Chambry, très intelligent…

— Il est nul.

— Très intelligent et l’instinct des affaires. Je m’y connais. Et déjà ami de la maison, dévoué à la maison. Un troisième fils, presque, que j’aurais là.

— C’est insensé et c’est impossible. C’est monstrueux…

— Tu vois bien qu’il est l’amant de ta mère !

— Mais…

— Tu viens de me le crier. J’en étais sûr ; mais je t’ai joué cette comédie pour faire la preuve. Je vais tuer ce garçon-là.

— Moi-même, je me disposais à…

— S’il te plaît, cela me regarde. »

Mme de Ruysbergue reparaît. Son mari lui crie qu’il sait tout et que le jeune Georges n’en a pas pour longtemps à faire le beau sur la terre. La pauvre femme — décidément c’est une passion terrible et c’est comme cela qu’il fallait prendre les choses pour qu’elles fussent douloureuses et tragiques et non désobligeantes — crie du haut de sa tête et du fond de ses entrailles qu’il faudra la tuer avant de rejoindre Georges qui se promène dans le parc. « Voilà par quel chemin vos coups doivent passer. »

Les deux hommes sentent qu’elle dit vrai et se calment un peu : « Soit, dit le mari. Eh bien ! que je ne vous voie plus ! Sortez d’ici ! Sortez de chez moi, de chez nous ! Vous n’y rentrerez jamais ! »

Il la rue dehors. La toile tombe.

Désormais, comme je le disais en commençant, tout est trop prévu. La pauvre femme fuira avec son amant ; son amant, très vite, se dégoûtera d’elle. Elle reviendra. Elle sera très malheureuse. On lui pardonnera probablement et on la laissera vieillir dans un petit coin. C’est précisément cela avec quelques petites choses autour, très peu de petites choses, du reste gentiment présentées.

Nous voici à El-Biar, près Alger, où Georges fait son année de service militaire. Mme de Rysbergue lui fait, dans une charmante villa, la vie la plus douce et la plus calme. Georges est encore poli avec elle, mais en a plus qu’assez et flirte avec une petite Américaine qui habite une villa voisine en compagnie de sa mère.

Mme de Rysbergue voit le jeu, qui la torture ; elle prévoit les pires misères et les pires dégradations. Elle a la force — ce qui étonne un peu, mais ce qu’on accepte parce que c’est ce qu’on souhaite — de ne pas attendre le moment où elle sera plus ou moins doucement éliminée, et de fuir pour ne pas être chassée. Au moment où l’acte finit, on sent qu’elle va partir demain.

Cet acte est un peu ennuyeux, malgré de très agréables détails, parce qu’on n’y a aucune surprise et qu’on l’a fait pour ainsi dire soi-même dans sa tête avant de le voir se dérouler devant ses yeux. Les choses « qui sont ainsi et qui ne peuvent pas être autrement » ne sont pas intéressantes.

Retour de Mme de Rysbergue à Paris. Richard, son fils aîné, est marié depuis dix-huit mois et a un fils de trente semaines. Elle se présente chez lui. Nous nous attendons bien que la vieille enfant prodigue sera accueillie ; seulement, nous ne croyons pas qu’elle le sera si facilement. Richard était bien intransigeant et terriblement rude au premier et au second acte ; maintenant il est tout douceur et il cède au premier assaut. On nous l’a changé, et nous ne comprenons pas assez ce qui a pu le changer ainsi.

De même sa femme. Avec une énergie qui semble indomptable, elle déclare d’abord que jamais, jamais, sa belle-mère n’entrera chez elle. Son mari la retourne en un clin d’œil. Mais encore, comment ? En lui donnant une raison ? Point du tout. En lui disant : « Allons ! allons ! Puisque tu vas dire oui tout à l’heure, pourquoi dis-tu non maintenant ?… Mais si ! mais si ! Tu vas dire oui tout à l’heure… Tu vois bien que tu dis oui déjà. »

C’est assez spirituel ; mais le spectateur sent que ce n’est guère fort comme ressort et que ce jeu est un peu une manière pour l’auteur d’escamoter la difficulté, laquelle était en vérité plus grande qu’il ne le croit.

Ce qui est meilleur, c’est la partie de l’acte où apparaît M. de Rysbergue, le père. — Ne vous récriez pas : je ferai une réserve tout à l’heure. — M. de Rysbergue apprend avec tristesse et froideur mélancolique le retour de sa femme.

« Tu la reverras ? » dit son fils.

— Non, mon enfant, il vaut mieux pas. Je n’y mets pas de colère ; mais il vaut mieux pas. Ces raccommodements sont lamentables, inutiles, mettent dans une situation éternellement fausse et sont peu dignes de gens propres. Il n’y a que la sincérité qui vaille quelque chose. Ce qui est vrai, ce qui est sincère, c’est, quand on ne s’aime plus, de ne pas simuler une fausse amitié. La fausse amitié, c’est une fausse monnaie à cours forcé. Les honnêtes gens ne se payent pas de cette monnaie-là… »

Et puis : « Que feras-tu ce soir ?… Viens donc un peu au cercle faire une partie de billard ou d’escrime avec ton vieux père… Je vais dîner, je viendrai te chercher… de bonne heure. »

On sent qu’il traîne sa vie, qu’il est extrêmement malheureux, qu’il tourne dans le vide. C’est très simple et c’est très navrant. C’est très beau. La forte moralité de l’œuvre est là, sans phrases.

Pourquoi faut-il qu’à côté il y en ait, des phrases, et à foison ? Ce M. de Rysbergue ne s’avise-t-il pas d’expliquer le cas de sa femme, « l’évolution » de sa femme, le processus physio-psychologique de sa femme, en des considérations philosophiques et morales très abstruses et mortellement ennuyeuses ? Il a l’air de préparer un article pour la Revue des sciences philosophiques.

Personnellement, je suis furieux : « Cet animal-là fait mon feuilleton ; il me coupe l’herbe sous le pied. C’est un faucheur. »

Ce n’est qu’un raseur ; mais quelle mouche l’a piqué, lui si sobre de paroles à l’ordinaire ?

Sérieusement, il faudra abréger tout cela. Le public ne l’écoute pas et personne ne peut absolument donner tort au public.

Dénouement, prévu comme le reste, mais bien présenté. On a montré le rejeton à Mme de Rysbergue. Mère et grand-mère se sont attendries ensemble sur le berceau. Un instant, Mme de Rysbergue reste seule en scène. La domestique annonce un visiteur : « Faites entrer », dit machinalement Mme de Rysbergue.

« Mais… », dit la bonne, qui ne sait pas du tout qui est Mme de Rysbergue.

— Faites entrer : je suis la grand-mère. »

C’est fini. Mme de Rysbergue a accepté sa destinée nouvelle. Un méchant me dit en sortant : « Le rejeton est un garçon, notez ce point. Dans dix-huit ans, Mme de Rysbergue leur causera des embarras avec un ami de son petit-fils.

— Mais non ! mais non ! »

M. Lérand, qui n’a pas été très bon dans les scènes de colère, froide ou chaude, du second acte, a repris toute son autorité sur le public au quatrième acte où il a mis admirablement en lumière la désolation intérieure, contenue, mais évidente, du pauvre quinquagénaire délaissé. Il a été acclamé avec toute justice.

M. Louis Gauthier joue, comme toujours, avec sûreté, avec intelligence, mais sans originalité. C’est « un bon acteur » dans tout le sens du mot ; je doute qu’il soit jamais davantage.

J’aime singulièrement la manière à la fois câline et sèche de M. Brûlé. Il est bien l’homme qui n’aime pas et qui aime à se laisser aimer.

M. Baron fils est toujours amusant dans les rôles de « bon garçon commun » qu’on lui fait toujours. Celui qu’on lui a fait cette fois était du reste insignifiant.

M. Joffre, dans un personnage de directeur de journal à affaires (aucun rapport avec l’action) s’est fait irrévérencieusement la tâte d’un homme politique très considérable et faisait ainsi la joie du public. Je dois dire que son irrévérence m’a paru être involontaire.

M. Grésy, dans le rôle d’un jeune homme de quinze ans, était très vrai et très sympathique.

Mme Berthe Bady a été bien mauvaise au premier acte. Elle est absolument incapable de représenter une femme légère, frivole et éventée. Démarche lourde, voix rauque, mouvements faux… Mme Berthe Bady est une actrice de drame et il lui faut le drame, ou il n’y a plus personne. Mais aussi dans la partie dramatique (II et IV) et aussi dans la partie élégiaque (III) de la pièce, elle a été extrêmement remarquable. De la puissance, ou au moins de la fougue, de la nervosité, de l’émotion vraie et, tout à la fin, une peinture large et forte, de la déchéance, de la ruine et de la douleur. Tout compte fait, c’est le plus beau succès de la carrière de Mme Bady qui agacera souvent encore quelques-uns par son maniéré, mais qui sera acceptée et qui doit l’être de tout le monde.

Mme Cécile Caron a bien dessiné la silhouette d’une demi-mondaine sur le retour ou plutôt complètement revenue. C’était touchant et comique à la fois, dans une note très juste.

Mlle Harlay, dans le rôle de la petite Américaine, a une certaine mutinerie assez agréable ; mais son accent américain est bien faux. Il faudrait prendre son parti là-dessus : quand on n’est pas excellent dans l’imitation d’un accent étranger, il faut tout simplement parler avec l’accent français. Le public ne tient pas du tout à ce qu’un personnage étranger ait l’accent de son pays ; ça lui est parfaitement égal. Il n’y a que dans le cas d’imitation à s’y méprendre que cela l’amuse. Cette perfection n’est atteinte qu’une fois sur cent. Réglez-vous là-dessus.

Je crois à un succès assez prolongé de Maman Colibri. C’est une pièce qui fait pleurer et c’est une pièce que — quelques choses qu’il puisse y avoir à dire là-dessus — le public trouvera morale. Il y a là de très grands éléments de réussite. Pour mon compte, je ne m’y suis ennuyé qu’un petit quart d’heure, tout relevé, addition bien faite. C’est donc une de mes bonnes soirées, je ne puis pas dire autrement. Je souhaiterais que toutes les fois que je vais au théâtre…

M. Henry Bataille. La Marche nuptiale, pièce en quatre actes. §

La nouvelle pièce de M. Henry Bataille est une œuvre un peu bizarre, un peu forcée, où la recherche de l’inédit, de l’exceptionnel et du raffiné a conduit l’auteur à la conception d’un personnage qui reste un peu énigmatique aux yeux du public. Mais c’est une œuvre qui s’impose au respect du public. Il y sent un talent qui se tourmente et aussi qui se trompe, mais un talent ; et un talent qui ne se contente pas à bon marché — oh ! non ! — et cela fait de l’impression sur lui. Il n’ose pas dire qu’il ne comprend pas bien et qu’il s’énerve un peu, et il s’en voudrait et se mépriserait de se l’avouer à lui-même. La pièce se sauve par la terreur que le public a de passer pour vulgaire en ne l’approuvant pas. — Notez qu’il faut non seulement une certaine tenue, mais une manière de talent original pour mettre le public dans cet état d’esprit très particulier. M. Bataille, qui du reste, par Maman Colibri, l’avait déjà prouvé assez, n’est pas le premier venu.

«  Ma petite, disait une grand-mère du dix-huitième siècle à sa petite-fille, tâche de commencer par le second. Sur le premier on se trompe toujours. »

Toujours est excessif ; mais souvent serait très exact, malheureusement.

Or la jeune fille de l’invention de M. Bataille est de celles qui se trompent sur le premier, mais qui sont assez hautes d’esprit et qui sont de cœur assez propre pour voir une déchéance affreuse à passer à un second. De celles qui sont ainsi faites, qu’arrive-t-il ? Voilà le problème que M. Bataille s’est posé. Vous verrez comme il l’a résolu.

Grâce de Plessans, de famille noble et parlementaire, provinciale, élevée chrétiennement, restée chrétienne et même un peu mystique, s’est prise pour son professeur de piano d’une passion ardente et têtue, et ne pouvant pas obtenir de ses parents qu’ils l’unissent à elle, s’est enfuie avec lui au hasard, dans un coup de tête et de cœur qui est un peu extraordinaire, un peu fou, qui ne semble pas français, que l’on comprendrait mieux si les noms étaient de consonance étrangère. C’est comme une espèce de tempête. Du reste, pendant toute la pièce je me disais : « Tiens ! c’est cela qui devrait s’appeler la Rafale. »

Voilà donc Grâce à Paris, cherchant à gagner sa vie et celle de son amant. Celui-ci est un pur idiot. Il n’est pas méchant, il n’est pas foncièrement malhonnête, mais c’est un enfant de douze ans. Il a été séduit beaucoup plus que séducteur, détourné par Grâce comme une fille des champs par le jeune monsieur du château.

Grâce, par une de ses amies de pension, le fait entrer comme petit comptable dans la maison de commerce du mari de cette amie, M. Lechâtelier.

A peine y est-il qu’il est inexact, nonchalant et qu’il prend cinq cents francs dans la caisse pour acheter un piano à Grâce, c’est-à-dire à lui.

Grâce voit bien, décidément, qu’elle s’est trompée sur le premier. Ce que le public lui reproche, c’est de ne l’avoir pas vu plus tôt. « Faut-il être dinde pour se faire enlever… pour enlever un pareil pianiste. On n’est pas pour pianiste à ce point-là ! » — Après tout, pourquoi pas ? Il y a bien d’autres erreurs en amour. Voyons ce qui suit plutôt que ce qui précède.

Ce qu’il y a de certain, c’est que voilà Grâce parfaitement désillusionnée. Elle reste douce, compatissante, maternelle. Elle console son pianiste. Elle se résigne. Elle dit : « C’est une croix. » Mais elle est parfaitement désillusionnée.

Or, pendant que le pianiste empruntait à la caisse, M. Lechâtelier avait fait la cour à la jolie Grâce, comme vous pensez bien. Il avait été repoussé avec perte (dans une scène d’un charme et d’une mesure et d’une distinction exquis) et il s’était retiré, non seulement en bon ordre, mais encore en reprenant quelques avantages par son excellente tenue et sa bonne grâce respectueuse. On sent que Grâce pourra l’aimer.

Voilà les deux premiers actes, qui sont bien faits, somme toute, et singulièrement intéressants ; « et puis ce n’est pas banal ».

A partir du troisième, les choses se gâtent. Qu’est-ce que nous trouvons devant nous au troisième acte ? Grâce à la maison de campagne de Lechâtelier, maison où l’on s’amuse ferme, Grâce, sous un nom d’emprunt — on rappelle Mme Chalandray — Grâce qui s’amuse ou paraît s’amuser, Grâce à qui Lechâtelier fait une cour passionnée et ardente et lyrique.

Que voulez-vous ? Nous ne comprenons plus beaucoup. Qu’est-ce que c’est que cette petite femme-là ? Elle savait le danger qu’il y avait pour elle à venir partager la vie de Lechâtelier et elle est venue comme se jeter dans la gueule du loup ! Et elle a laissé à Paris, tout seul, son petit pianiste qu’elle sait qui n’y fera que des sottises ! Elle l’abandonne donc ! Elle n’a donc plus pour lui les sentiments maternels dont elle était toute pleine à son égard à la fin du II ? Qu’est-ce que c’est que cette petite femme-là ?

« Eh ! me répondra l’auteur. C’est une femme qui s’est trompée sur le premier qui est en train d’aiguiller sur le second ! Ce n’est pas si difficile à comprendre. »

Sans doute ; mais c’est brusque, saccadé, bousculé, amené sans transition, et nous sommes, comme Grâce elle-même, nous heurtant aux angles un bandeau sur les yeux et jouant à colin-maillard.

Toujours est-il que Grâce est émue par les charmes boulevardiers du plus « raffiné des raffineurs » ; et d’abord résiste, de cette résistance excitante qui consiste à faire entendre à l’homme aimé qu’on n’est séparé de lui que par le devoir ; — puis s’affole elle-même en songeant qu’elle est amoureuse, vraiment, cette fois, et que, si elle cède, elle est décidément la femme qui ne pourra plus s’estimer elle-même ; — puis, ayant bu trop de champagne (détail qui a désobligé tout le monde, parfaitement inutile du reste et qu’il faudra supprimer net), tombe « à bouche que veux tu » dans les bras de Lechâtelier ; — puis, ayant horreur d’elle-même, s’enfuit éperdue à travers la campagne, à onze heures du soir, pour gagner la prochaine station (quatre kilomètres).

Ce n’est pas qu’il soit mauvais, ce troisième acte : il a du mouvement, de l’éclat, des morceaux oratoires et trop oratoires, mais de haute valeur littéraire ; il n’est pas mauvais ; mais il est gênant. On est presque au supplice à suivre la marche brisée, la course en zigzags de cette femme bizarre et effroyablement compliquée. Ah ! c’est de l’art ; mais ce n’est pas de l’art simple.

Quatrième acte. C’est le lendemain matin. Grâce est revenue à Paris. Elle retrouve son pianiste très déprimé. Lechâtelier la relance. Elle l’écarte en lui disant du reste qu’elle l’aime. Elle dit à une voisine qu’elle est enceinte et qu’elle en est désespérée. Pourquoi cette grossesse ? Pour rendre Grâce plus odieuse quand elle prendra la résolution que vous verrez qu’elle va prendre ? Pour expliquer, au contraire, cette résolution, Grâce ne pouvant plus supporter de vivre avec le pianiste et devant être torturée par l’existence d’un fils du pianiste, au lieu d’être consolée par la naissance de cet enfant ? Peut-être. Je ne comprends plus du tout. Laissons cette grossesse à laquelle je crois bien que le public, non plus, n’a rien entendu. Regardons seulement Grâce en face de son pauvre amant.

Elle ne peut plus le voir. Tout ce qu’il lui dit l’agace et la révolte. Elle n’a plus rien de la tendre et indulgente sœur aimée de l’acte II. Elle n’est plus capable de résignation. Nous ne nous en étonnons pas beaucoup. L’amour, le vrai, a passé par là. Soit. Mais nous ne pouvons pas nous empêcher de le regretter. Comment ! cette chrétienne ne peut pas se ressaisir ! Elle est inaccessible à la pitié ! Elle ne peut plus avoir que de l’horreur pour ce pauvre garçon qu’elle a tant aimé ! C’est possible. Il est possible que ce soit vrai. Mais cela ne nous plaît guère. On n’a pas épousé les sentiments du personnage principal ; on n’est pas devenu son complice. Donc la pièce, si vraie qu’elle puisse être, est manquée.

Pour en finir, Grâce, qui ne peut ni rester la maîtresse du pianiste parce qu’elle ne l’aime plus, ni devenir celle du raffineur parce qu’elle se mépriserait si elle devenait cela, se tire un coup de revolver dans le cœur bizarre et tumultueux qui est le sien. Le public comprend, mais n’est pas du tout satisfait.

Cette pièce, distinguée très souvent et dont le fond est très juste, n’est pas assez bien disposée pour être bien comprise, ni surtout pour qu’on éprouve de la pitié à l’égard de ceux qui y souffrent. L’objet de l’ouvrage dramatique n’est pas atteint.

Il y a tant de talent littéraire, du reste, qu’il est possible que la pièce s’impose au grand public à force de lui imposer.

Mme Berthe Bady s’est donné un mal énorme, comme toujours et plus que jamais, et a quelquefois rencontré l’émotion vraie. Il ne lui manquera jamais que le naturel. Du reste, je vous préviens que je sens très bien que je suis injuste pour Mme Bady. Sa voix, ou plutôt son aphonie, son « admirable extinction de voix », comme on disait de Vigny, m’exaspère. De sorte qu’il ne faut pas m’en croire sur ce que je dis d’elle. Je n’ai pas à son égard, de par cette irritation toute physique qu’elle me fait éprouver, la pleine liberté de mon jugement.

M. Dubosc, avec un très grand talent d’acteur distingué, est en partie responsable des hésitations du public. Il est distingué, il a de la tenue et une certaine bonne grâce hautaine. Mais il est sec, il a la voix mordante, il n’est pas tendre ; on ne comprend pas qu’il soit éperdument aimé. Avec un autre acteur, l’affolement de Grâce se comprendrait peut-être mieux.

M. Janvier a été admirable dans le personnage du pauvre pianiste. Il a un sens du réel qui est merveilleux. L’acteur disparaît absolument. C’est bien un pauvre croque-notes borné, doux et tendre que nous avons sous les yeux. J’aurais voulu qu’il fût toujours en scène.

M. Baron fils a beaucoup amusé dans un petit rôle de garçon d’hôtel. Mme Dorziat a été correcte, mais s’est montrée à peu près incapable d’émotion dans le rôle de la femme toujours sacrifiée du beau Lechâtelier. Tous les autres interprètes ont été parfaitement dignes d’estime collective.

Mon Dieu, allez voir la Marche nuptiale, c’est au moins très curieux. Cela fait réfléchir et discuter avec les autres ou avec soi-même. Cela met en train de philosopher sur les mystères et les révolutions inattendus du pauvre cœur humain. C’est tout le contraire d’une chose indifférente. « Avez-vous été content ? — Non. — Vous êtes-vous emb… ? — Ah ! non, par exemple ! »

Henry Bataille. Poliche, comédie en quatre actes. §

Je sais bien que Poliche est une pièce ennuyeuse ; mais je ne saurais trop dire pourquoi elle l’est. Évidemment elle est ennuyeuse, parce que l’on ne s’intéresse pas aux personnages ; mais pourquoi ne s’intéresse-t-on pas aux personnages ? Parce qu’ils sont tous des cocottes ou des amoureux de cocottes ? Ce n’est pas du tout une raison, et Dieu sait, hélas ! combien de fois les auteurs nous ont intéressé et très vivement à des courtisanes et à des gens qui en sont férus. Non, je ne saurais trop dire pourquoi Poliche est tout près d’être « l’averse », comme on dit maintenant.

Je crois un peu que c’est qu’elle est trop lente, trop minutieuse dans l’insignifiant ou le peu significatif, trop appesantie sur le détail. L’auteur, qui est un Marivaux et « qui commence à s’en apercevoir », a voulu faire du parfilage et il en a fait un peu trop. — Ajoutez à ceci que ce dialogue menu, tout menu, en nuances fines, où des personnages s’expliquent leurs menus caractères, il se perd un peu dans le grand vaisseau de la Comédie-Française. D’abord on n’en entend pas la moitié ; on n’entend plus dans les grands théâtres ; ensuite, ce qu’on entend est comme grêle et friable aux oreilles et à l’esprit dans cette vaste enceinte. Il y a dans Poliche surtout une erreur de destination. Je suis absolument certain qu’au Vaudeville, au Gymnase, à l’Athénée, au théâtre Réjane, Poliche aurait beaucoup plu et aurait remporté un succès plus accusé qu’à la Comédie-Française.

Voici comment est construite cette petite pièce un peu étirée, et du reste qui danse un peu dans un trop grand cadre.

Le monde où l’on s’amuse : Rosine de Rinck, grande cocotte riche et qui peut s’offrir la satisfaction de caprices ; Pauline Laub, même situation à peu près ; Thérésette, « petite femme » de jeune peintre et qui par parenthèse ne devrait pas faire partie de ce monde-là et, d’y être mise par l’auteur, est très invraisemblable ; Poliche, pour ne pas dire Polichinelle, de son vrai nom Didier Mareuil, gros garçon provincial très riche, sensible et sentimental, qui pour réussir dans ce monde-là, car, s’il est sentimental, il est très snob, s’est avisé de se donner un caractère tout autre que le sien, d’être drôle, amusant, comique et cocasse et inventeur perpétuel de farces de rapins, etc.

Cela réussit très bien, comme vous savez ou comme vous avez entendu dire, et rien ne rime mieux que gigolo à rigolo.

Poliche a réussi, en effet. Il est l’amant, presque en titre, presque affiché, de la très belle Rosine de Rinck, qui vraiment l’aime un peu et qui est très persuadée qu’il ne l’aime pas sérieusement, opinion salutaire dans laquelle il l’entretient avec soin.

Rosine de Rinck n’en est pas moins femme à caprices, et au premier acte, en une auberge de Saint-Cloud, où toute cette bande joyeuse est en panne, Rosine de Rinck distingue un joli officier, M. de Saint-Vast, et le dispute, déjà, à Pauline Laub, qui de son côté manifeste qu’elle s’accorderait Saint-Vast avec satisfaction.

Les choses vont vite, comme dans un monde où l’on fait du cent à l’heure, et ce pauvre Poliche, qui s’est déguisé en cuisinier pour la circonstance, tombe en arrêt devant Rosine baisant les moustaches de Saint-Vast qui, paraît-il, sont « toupétueuses ».

Il ne perd pas la tête, ne lâche pas son rôle, s’empresse à dire des calembredaines qui, par parenthèse, sont stupides, mais que l’auteur a peut-être voulu qui fussent telles, pour faire comprendre l’immense trouble d’âme du pauvre Poliche.

Au second acte, Poliche est navré et expose tout son désespoir à un monsieur quelconque qui joue là le personnage des confidents de tragédie. Rosine est la maîtresse de Saint-Vast. Poliche n’est plus rien pour elle qu’un gêneur. Il le sent trop et ne sait plus que faire. Ce n’est pas difficile à savoir ; mais qu’une démission est chose dura à donner !

— Tu ferais peut-être bien de découvrir ton vrai caractère, dit le confident.

— : Que sais-je ? répond le pauvre diable.

Cependant, et nous voici à la plus jolie scène de l’ouvrage, Rosine aussi est trompée. Saint-Vast a partagé ses faveurs entre Pauline Laub et Rosine de Rinck. C’est Pauline Laub qui vient le faire entendre, avec tout le cynisme que vous pouvez souhaiter ou craindre, à Rosine de Rinck. Celle-ci s’en venge immédiatement en faisant un petit cadeau à son amie, en lui mettant aux mains, pour qu’elle le développe chez elle, un petit paquet qui contient, nous le savons, un corset de Saint-Vast oublié par lui chez elle, Rosine.

Rosine a posé un corset à Pauline ; mais elle n’en est pas moins furieuse contre Saint-Vast et elle en revient, par dépit amoureux, au bon Poliche.

D’autant plus que celui-ci, qui n’y tient plus, jette le masque et se montre ce qu’il est, un bon garçon naïf, tendre et éperdument amoureux. Dans la circonstance et dans l’état d’âme où est Rosine, rien ne peut mieux servir ses affaires. Rosine se détend et s’attendrit, d’une part ; et, d’autre part, elle trouve du nouveau, et elle trouve du nouveau dans un ancien qu’elle croyait connaître et qu’elle croyait avoir épuisé. Rien ne pouvait l’intéresser davantage.

Aussi est-elle parfaitement attendrie : « Ce bon Poliche ! Cet excellent Poliche ! Ce délicieux Poliche ! A toi pour la vie ! Louons une ferme pour un mois à Fontainebleau. »

La pièce pourrait être finie et même elle semble l’être ; mais je reconnais que si nous ne sommes pas des spectateurs superficiels (et qui pourrait nous supposer tels ?) nous connaissons assez Rosine pour nous attendre à quelque revirement de sa part.

Nous voici à Fontainebleau. Poliche, rendu à sa nature, qui est celle d’un bon bourgeois à volets verts, nage dans la joie. Rosine s’ennuie à mourir. C’est Froufrou à Venise. C’est un peu trop ancien pour vous, cela. Enfin, sans comparaisons et références, elle s’ennuie à mort.

Tout à coup la petite Thérésette, que nous avions perdue de vue et avec regret, car c’est Mlle Lecomte, survient pour dire tout doucement à Rosine que le beau Saint-Vast est toujours amoureux d’elle, d’elle Rosine. Il est peut-être amoureux de deux ou trois autres femmes ; mais il est toujours amoureux de Rosine. Cette petite Thérésette fait un joli métier et qui lui donnera une jolie réputation. — « Je la soutiendrai, Monsieur », comme dit Figaro.

Quelle que puisse être la réputation de Thérésette, Thérésette a fait bondir le cœur de Rosine et Rosine commence à hennir du côté de Saint-Vast.

Poliche s’aperçoit très bien de la chose. Une rage froide s’empare de lui. Il commence par mettre Thérésette à la porte, ou plutôt en fuite, en lui affirmant — ce qui, je crois, est faux ; mais peu importe — que son peintre la trompe à cœur de journée avec une dame du monde ; et puis il fait une scène atroce à Rosine.

Rosine le laisse aller, ce qui fait qu’il s’apaise et qu’il demande pardon ; mais il sent bien qu’il vient de tout briser entre Rosine et lui.

Primo, secundo, tertio, et en vérité cela est bien mené quoique d’une façon insuffisamment claire pour le public. Primo : il a réussi en se donnant un caractère qui n’était pas le sien, ce qui, du reste, a dû beaucoup le fatiguer. Secundo : il a réussi pour un temps et parce que les circonstances étaient favorables, en se donnant tel qu’il était ; mais encore par les beaux côtés. Tertio : il est dans le bassin et tout au fond, parce qu’il s’est donné tout à fait tel qu’il était, c’est-à-dire assommant comme un amoureux complet, c’est à savoir têtu, violent et jaloux. Il n’y a plus de Rosine pour lui, le masque étant tombé complètement. Le masque tombe, l’homme reste et Gigolo s’évanouit.

La fin d’acte est triste et mélancolique, quoique Rosine semble douce encore.

Entre le III et le IV, Poliche a décidément donné sa démission ; car nous retrouvons les deux amants dans la buvette d’une petite station de chemin de fer. Ça doit être Marlotte, à moins que ce ne soit Montigny. La différence est petite. Le pauvre Poliche reconduit Rosine pour toujours. Il lui explique — encore une fois et cela nous agace ; mais cela n’est pas long — son état d’âme. Non, il n’était pas né pour être aimé des grandes cocottes, et cela, évidemment, est une chose bien triste. Il était de ces petits provinciaux, riches trop tôt, qui rêvent éperdument de Paris, qui y viennent, le cœur battant à se rompre ; qui obtiennent, comme ils peuvent, quelques faveurs de grandes et honnestes dames ; qui ont des déconvenues, des désillusions et parfois des malheurs ; et qui s’en retournent, battus de l’oiseau, dans leur petite ou dans leur grande ville, c’est presque tout un, rêvant éternellement de Paris, des femmes de Paris, le cœur à la fois déchiré de regrets et embaumé de souvenirs ; et ils n’en veulent du reste à personne ; mais ils sont malheureux et la vie est une triste chose…

Et le bon Poliche ne s’aperçoit pas assez qu’il est en train de nous expliquer pourquoi nous ne sommes pas intéressés beaucoup à lui, ni, par suite, à personne, dans une aventure par trop vulgaire où le personnage en somme le plus intéressant est un imbécile, destiné à devenir un simple raseur sur le cours ou sur le mail de Tavernois-en-Vexin.

Cela devient tout à fait sensible à la fin de la pièce. Ce l’était un peu tout le temps.

Le train siffle. Il siffle seul, je le reconnais, et il est le seul qui y songe ; mais il y a un peu de froideur dans les paroles de Rosine, dans les gestes de Rosine, dans les embrassements de Rosine et dans l’attitude du public.

Vous pensez bien que Poliche a été fort bien joué. La troupe de comédie du Théâtre-Français n’a jamais été meilleure. Mme Sorel, qui, remarquez-le, n’était pas précisément dans son emploi, car Rosine est une spontanée et non une coquette, a été infiniment personnelle, originale, variée et variable, avec une incomparable aisance. Trop de gestes peut-être et une articulation insuffisamment nette à certains moments.

Mme Cerny la vipérine a eu son rôle de vipère (Pauline Laub) et, comme toutes les fois qu’elle a son rôle de vipère, elle a été aussi bonne qu’il est possible de l’être et qu’on peut rêver qu’on le soit dans le rôle de vipère.

M. de Féraudy a « fait un type » et un excellent type de Poliche. Il a la gaieté factice, et il a l’émotion et il a la colère prompte et destinée à se calmer vite ; et il a surtout la bonté, que l’on sent profonde en lui et toujours proche, toujours à deux doigts, quel que soit ou le masque qu’il se donne ou le sentiment particulier qui l’anime et l’excite un instant. C’est une très belle composition que celle qu’il a faite avec ce rôle.

M. Mayer est un confident très correct.

M. Grand n’a qu’à être beau et fat. Vous savez qu’il est beau, et il n’est pas très difficile de faire le fat. Son rôle est du reste très court. L’auteur n’a fait que le montrer, comme du reste un tel homme n’a qu’à se montrer. Ostendit tantum feminis, et feminæ hinniverunt. Ce doit être dans l’Écriture.

J’oubliais… est-ce que je peux l’oublier ?… ma plume oubliait Mlle Lecomte, qui a fait du personnage épisodique de Thérésette une figure de relief admirable. Mlle Lecomte est une artiste d’une finesse et en même temps d’une sûreté extraordinaires. Et, elle aussi, hors de son emploi, sait être aussi bonne qu’au sein même de son emploi, si vous me passez ce style saugrenu. Le public a su marquer que, sans être mécontent de l’ouvrage, il était infiniment satisfait de l’interprétation.

… J’ai un petit remords. Il y a une qualité négative, mais sensible cependant, que je n’ai pas assez fait ressortir en analysant cette pièce. Ayant besoin, pour sa fable, de ce personnage bien connu, « le monsieur qui, sans avoir aucun mérite, sans rien faire pour cela, et sans que l’on puisse comprendre comment il en est ainsi, est adoré de toutes les femmes », ayant besoin de ce personnage, l’auteur l’a montré juste assez pour que l’on sût qu’il existât, puis il ne l’a plus laissé entrer sur la scène. Très bien, très spirituel ! Car enfin, du moment que ce personnage est, soit de convention, soit de dogme au théâtre, et que les auteurs nous disent ; «  Il est admis, parce que c’est vrai, que le Don Juan est un être absolument nul que les femmes idolâtrent pour des raisons qu’aucune raison ne connaît » ; le mieux qu’ils aient à faire, c’est de nous ne le montrer point et d’en montrer seulement les effets, proches ou lointains, comme ils feraient de la fatalité antique. Et en effet le Don Juan moderne, c’est la fatalité des femmes. A ne point nous le montrer, ils gagneraient d’abord ceci de ne point nous mettre sous les yeux un personnage assommant ; ceci ensuite de couper court à l’objection : « Il n’a rien pour être aimé ! »« Qu’en savez-vous, puisqu’il vous est inconnu » ; ceci enfin que, laissé loin, caché et mystérieux, le personnage fatal aurait bien plus de prise et une puissance énorme sur nos imaginations. Ce qu’aurait fait de mieux M. Bataille, c’eût été de nous présenter toutes les femmes comme éperdument amoureuses d’un M. de Saint-Vast et ne point nous montrer Saint-Vast, du tout, aucunement. Mais encore il est sur la bonne voie ! Oh ! comme, pendant quatre actes, l’absence de M. Saint-Vast nous a été douce !

Autre considération qu’on me suggère au dernier moment, et voilà un post-scriptum qui s’allonge jusqu’aux proportions d’une lettre ; mais tout coup vaille, cette façon de voir les choses me paraît intéressante. On me dit donc :

Le seul tort de la pièce intitulée Poliche est peut-être d’être intitulée Poliche ; car ce n’est point M. Poliche qui est le personnage principal et le titre a fait croire que c’est lui qui l’est et déroute ainsi l’attention du spectateur.

La pièce intitulée Poliche est surtout une étude de courtisane. Elle devrait s’appeler Rosine. C’est Rosine qui est le personnage principal. C’est une étude de courtisane et remarquez donc comme cette étude est remarquablement faite !

Rosine a trois traits de caractère : elle a besoin qu’on l’amuse, qu’on la fasse rire, qu’on la divertisse incessamment. C’est le premier trait, c’est le trait essentiel, et il est assez juste et assez vrai, n’est-ce pas ?

C’est pour cela qu’elle s’est éprise, véritablement éprise de ce pantin de Poliche. Elle s’en est éprise, s’il est vrai que c’est être épris de quelqu’un que de connaître quelqu’un de par le monde dont la présence vous est presque toujours, ou très souvent, nécessaire. Je ne sache guère, après tout, de meilleure définition de la passion. Rosine a besoin de quelqu’un qui l’amuse, et elle est éprise de Poliche. Voilà le premier trait de caractère de Rosine.

Second trait de caractère de Rosine : elle est sentimentale à ses heures et elle a besoin, moins souvent que tout à l’heure, mais quelquefois, de quelqu’un qui la fasse pleurer. Ce pourrait être un autre que Poliche ; certainement, et entre parenthèse, c’est pour cela que la courtisane complète a besoin de plusieurs adorateurs. Ce pourrait être un autre que Poliche, mais précisément à cause du revirement de Poliche, revirement que vous connaissez, c’est Poliche qui, à un moment donné, peut offrir aux facultés sentimentales de Rosine l’occasion de se déployer.

C’est excellent et pour Rosine et pour la comédie. Poliche donne lieu à Rosine de se détendre et de s’attendrir. Elle vient de constater la « rosserie », pour parler son langage, et de sa meilleure amie, comme toujours, et de son amant préféré. Elle est horriblement nerveuse et a besoin de s’attendrir. Découvrant tout à coup un Poliche sentimental, elle s’en donne à cœur joie, ou plutôt à cœur sensible, et se détend et s’attendrit avec volupté : « Ce bon Poliche ! Il y a donc des hommes qui ont du cœur ! Ce bon Poliche ! Il y a donc des hommes qui pleurent ! » Et elle pleure elle-même avec délices. Voilà le second trait de caractère de Rosine.

Et enfin Rosine a le goût impétueux du bel homme ou du joli homme, et elle ne peut pas résister à l’attrait de la moustache mousseuse de « Bel-Ami ». Ceci est une fatalité de sa complexion et presque, aussi, de sa condition sociale. A une courtisane, de « Bel-Ami » qui passe, on peut toujours dire :

Qui que tu sois, voici ton maître.

Il l’est, le fut, ou le doit être.

Rosine sait parfaitement ou sent, au moins, que Saint-Vast ne la satisfera pas longtemps, qu’il la trahira toujours, qu’elle-même ne l’aimera que par incartades, et ensuite par brusques et rapides retours ; mais il lui est nécessaire de temps en temps, comme l’amuseur lui est nécessaire presque toujours et comme le sentimental lui est nécessaire par moments.

Et voilà pourquoi elle court à Saint-Vast, le quitte et lui revient, délaissant, pour lui, tantôt le Poliche amuseur et tantôt le Poliche sentimental.

Non ! Mais, avec ces trois traits-là, auxquels on en pourrait ajouter d’autres, mais qui sont bien les essentiels, est-elle assez complète, notre Rosine ?

Mais oui, c’est une étude complète de la courtisane et de ses différentes façons d’aimer, si, du reste, ce mot, qui n’est pas profane, mais qui est profané, comme a si joliment dit M. Lavedan, peut s’appliquer aux sentiments et aux gestes d’une Rosine.

Donc Poliche est une étude très forte et très complète de courtisane. Seulement, comme il arrive si souvent, M. Bataille s’est trompé sur le véritable intérêt du sujet. Poliche l’a intéressé, lui, personnellement. L’homme à deux caractères superposés l’a attaché fortement. La preuve c’est que, faisant d’avance l’exposé philosophique de sa pièce, il insistait beaucoup sur ceci et n’insistait que sur ceci, que les deux hommes qui sont en chacun de nous, l’un intérieur, l’autre extérieur, l’un naturel, l’autre adventice, l’un qui est nous-même et l’autre que les entours et la nécessité de nous y adapter nous imposent, forment au moins un admirable sujet de comédie psychologique.

Il est très possible ; mais à s’hypnotiser ainsi, l’auteur ne s’est pas aperçu qu’il offusquait peu à peu, qu’il rejetait dans l’ombre Rosine, par Poliche ; et que peut-être, puisqu’il est question d’ombre, c’était pour l’ombre qu’il lâchait la proie.

Car, au fond, Poliche n’est qu’un niais assez vulgaire et Rosine, en elle-même, est très intéressante et, un peu plus poussée, un peu plus creusée, eût été d’un intérêt extrêmement vif.

Remarquez comme au troisième acte, contre le gré peut-être de l’auteur, l’attention du public va à Rosine, presque muette, et s’écarte, presque, de Poliche, si éloigné d’être muet. C’est très significatif.

Il ne me paraîtrait pas tout à fait faux de dire que M. Bataille n’a pas eu tout le succès qu’il méritait, pour s’être trompé sur le véritable intérêt du sujet. Mais il reste qu’il y a, comme au fond de sa pièce, un très grand mérite et fort original.

Voilà ce qu’on me dit. Je crois qu’il y a du vrai. — Je ne me reproche pas, décidément, d’avoir l’habitude, d’abord de réfléchir, je crois, avant d’écrire ; et ensuite de réfléchir sur ce que j’ai écrit. On fait ainsi le tour des choses ou, au moins, le demi-tour. Pourquoi cela ? Nisard l’a dit, qui n’était point tant sot : « On ne sait bien précisément ce qu’on voulait dire qu’après qu’on l’a dit. » — Alors il faudrait toujours recommencer ? — Pas toujours ; mais de temps en temps, sur les sujets qui en valent la peine ; et je ne suis pas fâché de l’avoir fait aujourd’hui. On peut être sûr, avec M. Bataille, qu’après la première impression, il y a toujours lieu à des retours de réflexions, d’examen et de controverse avec soi-même. C’est qu’il est tout ce qu’on voudra, mais non point superficiel.

M. Brieux. La Robe rouge, drame en quatre actes. §

La Robe rouge est quelque chose comme un chef-d’œuvre traînant à la remorque une sottise, quelque chose comme un homme d’esprit qui, à la stupéfaction de tout son entourage, fait brusquement la fâcheuse gaffe, quelque chose comme une magnifique robe de pourpre où l’on aurait piqué un haillon et qui le promènerait sans s’en apercevoir. Jamais je n’ai eu plus nettement, si ce n’est dans le Repas du lion, de M. de Curel, d’abord l’impression de l’œuvre absolument supérieure, ensuite la sensation d’une brusque chute dans le vulgaire.

Et, après tout, je m’en moque ! Dans ce qui est supérieur le mauvais ne compte pas. Le quatrième acte, le quatrième acte ! Eh bien ! le quatrième acte est mauvais comme un dénouement de Molière. Voilà tout. Et je ne m’en occuperai non plus que d’un dénouement de Molière. Il y a dans la Robe rouge deux heures et demie de plaisir littéraire intense, de satisfaction quasi absolue, d’émotion puissante et progressive. Il me suffit. Il me suffit pour dire qu’à partir de la Robe rouge l’auteur se classe, décidément, comme le premier de nos auteurs comiques, comme le plus vigoureux, comme le plus pénétrant, comme le plus profond, comme le plus hardi, comme le plus magnifiquement dédaigneux des petits moyens de succès, comme le plus vaillant à se prendre directement et franchement à la réalité même et à la serrer à pleins bras et à pleins poings.

Songez qu’il n’y a pas dans la Robe rouge la moindre intrigue amoureuse, le moindre petit adultère, la moindre petite fille touchante, le moindre petit amoureux bien gentil ; que tout est tiré de la peinture exacte et exagérée, comme il convient au théâtre, d’une de nos tares sociales, et que cela, sans la moindre ficelle, sans le moindre ressort ou rouage d’industrie dramatique, forme un drame qui, de neuf heures à onze heures et demie, ne m’a pas laissé respirer et m’a fait croire que j’étais là depuis cinq minutes ! Je ne parle que pour moi, comme toujours ; mais il y a bien quelques bonnes années que je n’avais été mis dans cet état-là par une affaire de théâtre.

Les juges, les juges modernes et leurs travers et leurs vices. Quels ? L’intérêt d’abord, la soif d’avancement, le regard fixe sur la chancellerie, sur la députation, sur tout cet ensemble de forces dirigeantes qui dispense l’avancement et les faveurs. Ensuite, le pli professionnel, la tendance à voir partout des coupables et à croire que tout prévenu est convaincu. Ensuite, l’amour-propre entêté qui ne peut s’avouer à lui-même qu’il s’est trompé et qui va devant lui en se crevant les yeux pour ne pas voir. Enfin, l’indifférence que donne l’habitude, une tendance à administrer la justice, comme on fait machinalement un métier manuel, quelque chose comme l’automatisme professionnel.

Tout cela, dans la Robe rouge, est mis, — sans confusion, sans répartition tranchée non plus, avec une parfaite aisance et pendant que le drame proprement dit marche et court, — en un relief prodigieux. Ces trois premiers actes ne sont pas autre chose qu’un chef-d’œuvre.

Le tribunal de Mauléon est dans le marasme. Il voudrait être élevé de la troisième classe à la seconde, ou de la seconde à la première. Chaque juge voudrait devenir conseiller et le procureur de la République aussi. Mais le tribunal de Mauléon est terne. Pas de grandes affaires, et, quand il y en a de notables, acquittements, acquittements. Personne, dans ce tribunal, ne passera conseiller. On compte sur l’affaire criminelle qui va se juger aux prochaines Assises. Un vieillard a été assassiné dans une maison isolée. On a d’abord songé à une bande de bohémiens. « Non, dit le juge d’instruction Mouzon, les bohémiens s’y prennent tout autrement que cela. Le crime est un crime de paysan. Le vieillard « s’était vendu » en rentes viagères à un nommé Etchépare. Etchépare était mal dans ses affaires. C’est lui qui a fait le coup. » Et déjà l’exposition que fait Mouzon de son système est une merveille d’observation psychologique. On voit comme s’organise dans une tête de juge d’instruction l’idée préconçue, comme elle s’étend, se ramifie, se confirme, s’agrandit, le possède tout entier de telle sorte qu’il ne peut plus, y fit-il effort, s’en débarrasser. C’est excellent.

Etchépare est arrêté. Il nie, mais il s’embarrasse dans ses alibis, dans ses explications, dans les affirmations qu’il lance et qu’il retire. De même fait sa femme qui l’accuse en le défendant, qui finit par le croire coupable, qui le supplie de se dire à demi-coupable, pour se sauver à moitié, qui est terrorisée par le retour à la lumière d’un antécédent à elle qu’elle a toujours caché à son mari. Et cela fait un acte qui est une des choses les plus fortes que j’aie jamais vues au théâtre. Comme drame, c’est poignant ; comme connaissance des âmes, c’est d’une sûreté prodigieuse ; comme dialogue, c’est d’une habileté, d’une adresse, d’une virtuosité extraordinaires. Ce second acte est, à lui seul, une œuvre d’art incomparable.

Et pendant ce temps, sans que rien traîne, nous voyons Mouzon s’insinuer dans les bonnes grâces d’un député du cru, camarade du garde des sceaux, et en même temps manifester quelque inquiétude au sujet d’une escapade qu’il a commise à Bordeaux l’avant-veille. Le drame s’engrène à merveille et les caractères se précisent et se posent avec une netteté parfaite.

Le grand jour arrive. Interrogatoires, plaidoiries derrière la toile de fond. Sur la scène, M. le procureur général, qui vient d’arriver et qui interroge Mouzon. Mouzon, un peu chaud d’un bon dîner, a rossé le guet, il y a quelques jours, à Bordeaux, et ses compagnons et compagnes ont été conduits au poste. Lui-même a dû laisser son nom et ses qualités sur le carnet du commissaire de police. Le procureur général lui lave la tête vivement et le menace de lui faire son procès s’il ne donne pas sa démission.

« Monsieur le procureur général, dit Mouzon, qui songe à son député, je ne donnerai pas ma démission.

— Soit ! J’agirai !

— Agissez, Monsieur ! »

Et survient le député. La scène, d’une hardiesse douloureuse, est sauvée par une adresse et une mesure dans la facture dont je ne pourrais donner l’idée qu’en la reproduisant tout entière, ce dont je n’ai pas le loisir. Le procureur général voudrait changer de résidence, et le député le sait. Aussi, gratuitement, en bon enfant, sous forme de plaisanterie : « Comme il y aurait moyen d’arranger tout cela ! Ce que vous craignez, c’est que le journaliste d’ici ne fasse de la musique avec cette affaire de Mouzon ? Eh bien ! le seul désir du journaliste, c’est que Mouzon quitte ce pays-ci. Nommez Mouzon conseiller à Pau.Tout le monde est satisfait, Mouzon, le journaliste, moi, le ministre qui ne veut pas d’affaires, et vous aussi, puisque le ministre sera satisfait.

— Récompenser Mouzon quand il faudrait le frapper !

— Oui, au premier abord, ça paraît… Mais je dis cela parce que ça me passe par la tête. Ce n’est qu’une plaisanterie. Vous y réfléchirez. Ce n’est qu’une plaisanterie. Est-ce plaisant que cette idée burlesque soit cependant celle qui arrangerait tout ?  Non, c’est très drôle. »

Et là-dessus, comme on l’apprend un peu plus tard, Mouzon est nommé conseiller pour avoir rossé le guet à Bordeaux et pour s’être promis comme agent électoral au député de Mauléon.

Mais le procès ? Il se plaidait pendant ce temps-là. L’avocat de Paris était très beau ; le procureur de la République était admirable ; mais, tout en étant admirable, il ressentait, restant honnête, un immense trouble ; il doutait de ce qu’il disait ; les objections se dressaient en foule devant son esprit et, à la fin de son réquisitoire, il était le moins convaincu de tous ceux qui étaient dans la salle. Aussi a-t-il demandé une suspension d’audience, et c’est pendant cette suspension que nous le voyons, torturé, plein d’angoisses, cherchant à se sauver du remords sans se démentir, sans faire d’éclat, demandant au président de chercher un vice de forme et reçu comme bien vous pensez par un homme dont c’est la terreur qu’on trouve dans un procès présidé par lui un motif de cassation ; peignant ses inquiétudes et ses douleurs, peignant aussi ses fautes, ses moments de perversité : « Oui, le dirai-je, pendant que je voyais le président éviter avec adresse les petits faits favorables à l’accusé, j’éprouvais une joie, une allégresse et aussi une crainte qu’il n’y revint, qu’il ne me jouât le mauvais tour d’y revenir… Voilà pourtant ce que l’intérêt et aussi l’habitude et aussi l’amour-propre excité finissent par faire d’un magistrat ! Et maintenant j’hésite encore… »

Enfin, l’honnêteté l’emporte. Il se décide à confesser publiquement ses doutes et abandonne l’accusation. C’est l’acquittement.

Tout cet acte est plein encore de beautés suprêmes, passionnant, troublant, entraînant et d’une fermeté et sobriété de forme que M. Brieux n’avait pas encore atteintes.

Telle est cette œuvre… Car je ne veux considérer le quatrième acte que comme un épilogue quelconque et comme « quelque chose pour finir ». Que l’acquitté ne pardonne pas à sa femme «  l’antécédent » qui a été dévoilé par les débats, qu’à cause de cela il se sépare d’elle et lui dérobe ses enfants ; qu’exaspérée par cette sévérité, en effet incompréhensible, cette femme tourne sa fureur contre Mouzon et le tue ; tout cela pourrait paraître assez naturel s’il avait été préparé, mais paraît faux à crier parce que tout le drame jusque-là a porté sur autre chose ; mais vraiment qu’importe, après trois actes de la comédie la plus vigoureuse, la plus dense et la plus drue que nous ayons vue depuis des années ?… Telle est donc cette œuvre dont la polémique va s’emparer pour la louer ou pour la maudire comme révolutionnaire et anarchiste, mais qui n’est pour moi qu’une comédie virile et rude, à la Molière, portant le bistouri sans ménagement à une plaie très réelle de notre corps social, débridant la blessure avec sûreté et avec justesse, d’un mouvement net, précis et ferme, et faisant ainsi son vrai métier.

M. Brieux a toujours marché droit aux grands sujets avec une acuité de regard très particulière ; seulement, quelquefois, en les abordant, il a biaisé. Cette fois, il a pointé tout droit jusqu’au fond, avec une hardiesse tranquille et sans un pas en arrière ou de côté. Je l’en félicite de tout mon cœur. Il a fait une œuvre qui, en même temps que de grande vérité, est de grande allure. Sans doute quelques-uns des vices qu’il signale sont corrigés déjà. Sans doute l’instruction-torture est abolie depuis que l’accusé est forcément assisté d’un avocat à l’instruction. Mais le tableau d’ensemble reste exact (en tenant compte de l’exagération nécessaire à la comédie) et la forte leçon était à donner.

Rien n’est plus utile que de prévenir les hommes, surtout des défauts que la profession fait contracter et qu’elle excuse à leurs yeux. Un des plus détestables sophismes qui soient est le mot populaire que chacun de nous dit un peu, chacun dans sa langue : « C’est le métier qui veut ça. » L’office de l’auteur comique est d’opposer à ce que veut le métier ce que veut la conscience. Avec quelques rares violences peut-être inutiles, — et « c’est le métier qui veut ça », — M. Brieux a parfaitement rempli son rôle de peintre cruel des mœurs et de médecin cruel des mœurs. C’est la définition même de l’auteur comique de première marque.

La pièce a été jouée à merveille par M. Huguenet qui est la perfection même dans « l’arriviste » élégant Mouzon ; par M. Lérand, dont on ne saurait assez louer le réalisme sobre et le pathétique puissant obtenu par les moyens les plus simples. M. Lérand, c’est la vérité. Il n’y a pas autre chose à en dire. Il donne l’illusion absolue. M. Numès a tracé bien finement une silhouette de député bon enfant et d’une parfaite inconscience joviale. M. Nertann est fort bon dans la solennité factice et l’austérité prête à tous les accommodements, du procureur général. M. Leubas a été délicieux dans un rôle de greffier obséquieux, craintif et timide. Mme Réjane, décidément hors de son registre, si étendu qu’il soit, dans le rôle de la paysanne, a montré au moins qu’elle reste, quoi qu’elle aborde, une grande artiste toujours puissante sur le public et toujours de ressources infinies. M. Grand s’est tiré à son honneur du rôle ingrat et mal établi, il faut que je le confesse, du paysan soupçonné.

En somme, grand succès, succès surtout auprès des connaisseurs qui ne se dissimulent aucun des défauts de l’œuvre nouvelle, mais qui savent très bien que M. Brieux s’est mis par elle au-dessus de lui-même et tout au premier rang.

M. Brieux. Les Hannetons, comédie en trois actes. §

La pièce intitulée les Hannetons (titre obscur ; entendez, je pense, les hannetons qui ont un fil à la patte) n’est pas à proprement parler une comédie. C’est une suite de « scènes d’Henri Monnier ». Je ne serais pas étonné que M. Brieux, un jour de pluie, se fût avisé de lire un de ces petits chefs-d’œuvre du vieil humoriste et, sans y prendre le moins du monde le sujet des Hannetons, y eût pris comme le tour et le ton et le « bouquet », pour parler comme les marchands de vins.

Tant y a que sa pièce est d’une vérité extraordinaire avec, je ne dis point la petite exagération, car il n’y en a aucune, mais le « coup de relief » qui donne à la vérité toute sa précision et toute sa saillie. C’est extraordinaire comme exactitude de tous les détails, des moindres détails. C’est la « tranche de vie » d’il y a quinze ans, mais comme jamais tranche de vie ne nous a été donnée en ce temps-là, ni avant ni après.

C’est tout simplement un portrait dramatique de « la petite rosse », si vous me permettez de parler un instant la langue du sujet. Pierre, petit professeur au collège Marat, a eu la faiblesse de laisser s’installer chez lui une petite montmartroise menteuse, impérieuse, taquine, obsédante, faiseuse de scènes, femme à crises de nerfs, toute la gamme et toute la lyre. Elle a le génie de la contradiction et de l’indiscrétion. Partout où il ne faudrait pas qu’elle fût, elle y est ; tout ce qu’il ne faudrait pas qu’elle dît, elle le profère ; tout ce que Pierre voudrait, elle en veut le contraire. Elle lui fait manquer ses cours, ou elle va le chercher à la porte de son collège et ameute les collégiens par ses toilettes voyantes. Elle le fait expulser de tous ses logements par le tintamarre des scènes qu’elle déchaîne ; elle le brouille avec tous ses voisins ; elle l’enferme à double tour, jette la clef par la fenêtre et la clef tombe sur le crâne d’un monsieur mûr qui venait d’ôter son chapeau pour se rafraîchir. S’assied-il sur le coin de la table : « Je t’en prie, mon chéri, ne t’assieds pas sur la table. » Se couche-t-il sur le canapé : « En vérité, mon ami, ne mets pas tes pieds sur le canapé. » Elle le trompe, sans savoir pourquoi, avec un ami à lui et ne s’en souvient pas du tout ; et, d’ailleurs, ça ne compte pas, car c’était par manière de jeu.

Pierre, seulement alors (et le trait est bien observé, et c’est bien pour la moins grave et la plus insignifiante des incartades de son amie qu’il se révolte), Pierre seulement alors la chasse. Elle se jette à l’eau pour lui faire pièce, et on la rapporte au logis. Pierre s’attendrit et commence à faiblir. Elle lui jure qu’elle a été corrigée par cette terrible épreuve et qu’elle sera désormais la plus douce des femmes.

« Allons, reste ! » dit Pierre en s’appuyant à sa table de travail : « Pierre, mon chéri, je t’en prie, ne t’assieds pas sur la table. »

Le portrait est achevé, peint de main de maître et criant de vérité depuis le premier coup de brosse jusqu’au dernier. C’est une petite merveille de précision en même temps que c’est pénétrant et comme corrosif en tant que satire..

Le seul défaut, et léger, c’est que c’est un peu long. Ces petites choses qui disent toujours la même chose ne peuvent guère soutenir trois actes. Tout ce qui est, dans les Hannetons, en dehors du « portrait » proprement dit, est assez faible. Une longue scène de récriminations entre Pierre et son ami qui l’a trompé ou plutôt qui s’est laissé aller à « jouer » avec Charlotte, sent le remplissage à pleines narines ; le détail du suicide tout de même. Il est même assommant, le détail du suicide. Cette curieuse pièce devrait être ramassée en deux actes ; c’est précisément ce qu’elle comporte. Ainsi condensée, elle ne serait ni plus ni moins qu’un chef-d’œuvre.

Telle quelle est, elle est extrêmement intéressante et d’une force de vérité qui fait que très souvent, en l’écoutant, nous ne nous sentions pas du théâtre. Et vous savez assez que la perfection au théâtre, c’est de ne point se sentir au théâtre. M. Brieux s’est relevé de ses récents échecs en se détournant de ses récentes erreurs et en revenant à son vrai génie — qui est l’observation de la vérité. Qu’est-ce que c’est que les Hannetons ? J’ai dit que c’est de l’Henri Monnier. C’est cela et c’est un peu plus. C’est cela avec plus de largeur. Les Hannetons, c’est du Maupassant au théâtre.

Il est vrai que l’extraordinaire talent des acteurs a pu nous faire un peu illusion. M. Guitry, M. Guy (l’homme à la clef sur le crâne) et Mlle Polaire font un trio admirable. Cette dernière surtout à fait de Charlotte un type digne de devenir classique. On n’est pas hystérique d’une façon tour à tour plus burlesque, plus inquiétante et plus exaspérante. Tout le sang de Montmartre semble être dans cette petite femme-là. Le tempérament y est, c’est évident ; mais ne doutez pas que le talent n’y soit aussi. Il y a là un art de composition tout à fait supérieur.

M. Guitry a tiré un admirable parti de sa nature personnelle et de ceci qu’elle est juste à contre-pied du rôle. Il a fait de cela un contraste, et très piquant ; il n’y a rien de plus amusant que ce colosse, avec sa carrure d’athlète et son masque énergique, faible comme un petit enfant aux mains de cette Dalila gracile, dont il tordrait la taille de guêpe d’un coup de pouce.

Et notez que c’est une vérité de plus.

M. Guy est en train de devenir un très grand comédien avec son talent incroyable de transformation. Je ne le reconnais jamais quand il entre en scène. Il a fait du monsieur à la clef un petit quinquagénaire timide et colérique à la fois qui était d’une drôlerie irrésistible.

Vous comprenez bien que si je m’amusais à ajouter que Mme Heller joue très juste et est une des plus jolies femmes de Paris je perdrais, n’apprenant rien à personne, un temps peut-être précieux.

M. Edmond Rostand. L’Aiglon, drame en six actes. §

L’Aiglon, drame en six actes et trente monologues, m’a surtout furieusement ennuyé. Il a fait sur moi d’autres impressions ; mais il m’a surtout furieusement ennuyé. Ça lui est bien égal ; car il a eu un succès de tous les diables ; mais il m’a furieusement ennuyé, et je ne puis pas en dire autre chose que ce que j’en pense.

C’est le drame-conciones par excellence. Prenez dans l’histoire du premier Empire tout ce qui peut prêter matière à des développements ; prenez surtout ce qui est le plus vulgaire, le plus rebattu et le plus commun, l’aigle, les abeilles, les violettes, le petit chapeau, la Légion d’honneur, l’étoile des braves, le drapeau tricolore ; n’en manquez pas un ; et de chacun de ces motifs faites un discours d’après tous les procédés de la rhétorique la plus effrontée, par amplification, par énumération des parties, par répétition, par oppositions, par antithèses, surtout par délayage effréné ; mettez tous ces discours dans la bouche de Napoléon II et de quelques-uns de ses serviteurs et même de ses ennemis, pêle-mêle ; — et, sauf quelques traits heureux, quelques images éclatantes et neuves, pas très nombreuses, que M. Rostand a trouvées et que vous ne trouveriez pas, vous avez l’Aiglon.

De pièce, du reste, point ; de marche d’un point à un autre, pas de trace ; de progression d’intérêt, aucune ombre. La pièce donne l’idée du piétinement continu d’un homme qui parlerait intarissablement, sans bouger de la longueur d’une semelle.

Et ce ronron continu de rhétorique implacable, qui gronde et roule pendant ce temps-là ; ces avalanches de développements qui glissent tout autour de moi des hautes montagnes avec un fracas monotone de tonnerre infatigable ; cette marée implacable de phrases poussant les phrases, qui monte vers moi, qui va m’engloutir… que dis-je ? il y a longtemps que j’en ai par-dessus la tête.

Cette sensation, je ne l’ai pas eue tout d’abord. Les deux premiers actes sont assez vivants. On y fait connaissance avec le duc de Reichstadt, aimable, impertinent et inquiet. Le personnage semble se dessiner. Il apprend en cachette l’histoire de son père ; il s’échappe en boutades malicieuses ou fières. Il voit d’un air navré l’inconscience et la frivolité incurable de sa mère : il rêve batailles et conquêtes devant son armée de soldats de bois ; il se rencontre avec un vieux grognard, « humble débris d’un héroïque empire », et se réchauffe le cœur à son contact ; il est sur le point d’aimer une jolie lectrice de sa mère, et il « déchire », comme un billet doux, cette première page d’amour pour se réserver au grand rôle qu’il rêve. Et tout cela, qui, malgré quelques « paragraphes » trop copieusement traités déjà, est du ton de la comédie historique, est relativement agréable.

Mais voici le troisième acte. Le prince dort dans sa chambre solitaire. Le vieux grognard, pour s’amuser, ce qui est inepte, monte la garde à sa porte en uniforme de grenadier de la garde impériale. Metternich survient, rôdant en espion. Il trouve sur une table un « petit chapeau » de l’Empereur. Apostrophe de deux cents vers à ce petit chapeau. Comme c’est bien du Metternich ! — Et quel orateur singulier que ce Metternich ! Ce petit chapeau est un astre ; ce petit chapeau est un coquillage de mer dans lequel on entend gronder le murmure, l’océan populaire ; ce petit chapeau est un chapeau d’escamoteur qui escamote les couronnes. Que n’est pas ce petit chapeau ? Et cela continue, et cela recommence ; et c’est quelque chose d’écrasant.

Mais voici que Metternich aperçoit le grenadier. Il tremble à l’aspect de ce spectre. Il se croit ramené vingt ans en arrière. Le grenadier lui parle et le confirme dans cette hallucination. Metternich est affolé et hagard devant ce revenant de l’Empire, devant tout l’Empire ressuscité ! Voyons ! En conscience ! Est-ce pas là du drame historique pour enfants de douze ans ? J’étais confondu de ces puérilités déclamatoires.

Et ensuite, voici le projet d’évasion du jeune prince. Au milieu d’une fête une jeune femme costumée comme lui se substitue à lui et attire sur elle l’attention et le danger, cependant que le vieux grognard, par mille folles incartades, compromet mille fois le véritable prince et devrait attirer sur lui l’attention de tous ces gens-là, qui vraiment y mettent de la bonne volonté ou sont plus bêtes que nature. Que tout cela est artificiel, d’un artifice candide qui rappelle à la fois Guignol et la pièce de cirque ! Non, j’y mets, moi, de la bonne volonté ; mais il m’est impossible d’être pris, d’être ému, d’être intéressé par quoi que ce soit.

Une seule chose a fait sur moi une impression profonde ou, au moins, assez forte, quoique mêlée. C’est le champ de bataille de Wagram. D’abord, le décor est merveilleux. Il est merveilleux de simplicité. Cette grande plaine plate et sombre qui s’en va jusqu’à l’horizon a quelque chose d’étonnamment tragique et sinistre. Et voilà que le jeune prince, sur le cadavre de son vieux grognard qui vient de se faire tuer pour lui, rêve la bataille épique. Il la fait renaître en la rêvant, et voilà que la plaine s’anime. Des voix montent de ces sillons, de ces ravins, de ces fondrières. Cris de guerre, appels d’officiers, commandements, hurlements de charges, gémissements de blessés répondent, en l’interrompant, au monologue du jeune prince. Cela est vraiment saisissant. On comprend que ce que dit le prince c’est une de ses pensées, et que les cris de la plaine sinistre sont une autre de ses pensées qu’il n’exprime pas et qui murmure et gronde au fond de son Âme. Et je me dis bien un peu que l’artifice est un peu facile, que le vrai art était de nous faire imaginer la bataille de Wagram au travers du monologue du duc ; qu’après tout, ces cris de la plaine, ce sont des figurants qui les poussent sous le plancher du théâtre et que Corneille, dans le monologue de Cinna, évoquait les guerres civiles sans ce procédé matériel. Mais, ma foi ! allez-y voir, et je m’étonnerais bien si ce truc ne vous fait pas passer entre les épaules le grand frisson tragique. Quand le but est atteint, qu’importent, après tout, les moyens ? La scène m’a fait frissonner et m’a pris à la gorge, et je la trouve bonne, bonnement.

Mais je ne puis pardonner à l’auteur le redoutable entassement verbal qui est le fond même de son œuvre. De temps en temps, dans cette brousse touffue un vers éclate, charmant, métaphore neuve et fraîche, fleur exquise d’imagination, toujours un peu précieuse, mais facile et souriante. Et c’est un plaisir très vif ; mais je vous assure que, chaque fois, je l’ai payé un peu cher.

Et surtout ce qui me navre, c’est l’absence complète d’évolution de caractère. Il ne pouvait y avoir que cela dans un drame sur Napoléon II ; mais il devait y avoir cela. Le prince ne devait pas être à la fin ce qu’il est au commencement, et c’est ainsi qu’il pouvait y avoir un drame, un drame psychologique, à défaut de drame d’action. Or, le prince est sensiblement le même à chaque acte. Il oscille de la faiblesse à la fougue, oui ; mais de la fougue à la faiblesse il oscille au premier, au deuxième, au troisième, au quatrième et au cinquième acte. Oscillation continue et loquacité perpétuelle ; hésitant et phraseur toujours, phraseur et hésitant à perpétuité, tout son caractère est là. Au commencement cela s’accepte, au milieu, c’est fâcheux et, à la fin, c’est insupportable.

L’Aiglon me paraît une erreur énorme à travers laquelle étincellent des traits de talent exquis.

Parmi son fatras obscur

Souvent Brébeuf étincelle.

Que M. Rostand prenne garde ; enflure et précieux, il y a bien un peu de Brébeuf dans son affaire. Il devra se défier de sa dangereuse facilité, et viser au simple. J’ai peur, du reste, qu’il soit incapable de se débarrasser de l’un et d’atteindre à l’autre. Ce n’est pas dans sa nature.

Et M. Rostand n’en reste pas moins l’incomparable auteur de la merveille Cyrano. Évidemment. Dans le bagage d’un auteur il n’y a que le bon qui compte.

Un peu monotone, — mais qui ne le serait pas dans un rôle de deux mille cinq cents vers ? — Mme Sarah Bernhardt a été souvent puissante et quelquefois exquise de gentillesse câline et joliment maniérée, et c’est dans la gentillesse qu’elle m’a plu davantage. M. Guitry a été naturel et vrai, sans la puissance et le panache qui étaient nécessaires au personnage du vieux grognard. A défaut de M. Coquelin l’aîné, il me semble que c’était un Tailhade qu’il aurait fallu. Où est le Tailhade ? M. Décori peut-être. — M. Calmettes a donné une très bonne allure à Metternich, et sa diction est excellente. Un peu plus de hauteur cassante, et c’eût été tout à fait bien. — Mme Legault est presque agréable, en ses airs évaporés, dans le personnage de Marie-Louise. L’ensemble est bien lié. La mise en scène, souvent extrêmement difficile, est admirablement réussie.

L’Aiglon aura du succès, un succès populaire, un succès fructueux. Malgré l’enthousiasme, que je ne songe pas à contester, de la première représentation, je doute que la faveur des connaisseurs s’attache à lui. Et, après tout, comme je puis me tromper ! Mais il n’est que le mot de Luther. « Voilà. Je ne peux pas dire autrement. Si j’erre, que Dieu me pardonne ! Amen ! »

M. Edouard Rod. Le Réformateur, pièce en trois actes. §

L’Œuvre a donné au Nouveau-Théâtre deux représentations d’une pièce très curieuse de M. Édouard Rod, intitulée le Réformateur. « Le réformateur », c’est Jean-Jacques Rousseau. Rousseau est pris par l’auteur au moment, en effet, le plus dramatique de sa vie, c’est-à-dire à Motiers-Travers, au plus fort des persécutions que ses compatriotes eux-mêmes lui ont fait subir. « Nul n’est prophète en son pays. » On le lui fit bien voir.

Cependant le sujet n’est pas précisément Rousseau persécuté par ses concitoyens. Le sujet est cela et il est autre chose ; il est complexe. M. Édouard Rod a voulu nous montrer Rousseau puni de ses crimes et par la persécution venant autant de ses compatriotes et anciens amis que de ses ennemis mortels, et par ses remords eux-mêmes, réveillés par une voix accusatrice. Il en résulte que sa pièce est moins une pièce proprement dite qu’un portrait dramatique, que le portrait à peu près complet de Rousseau sous forme de poème dramatique. L’intérêt sera donc à peu près uniquement psychologique ; mais il reste qu’il est fort grand et qu’il est soutenu. L’œuvre est extrêmement distinguée, et, destinée surtout à l’impression, elle a plu, même au théâtre, beaucoup plus que vingt autres qui se targuent d’être authentiquement des pièces de théâtre.

La pièce commence en idylle. Rousseau a des amis à Motiers-Travers. L’orage gronde au loin à Genève, où le parti conservateur, qui a le pouvoir, exile Rousseau et fait brûler ses écrits par main de bourreau ; il gronde même à Motiers, où le pasteur Montmollin, excite la population contre Jean-Jacques ; mais Rousseau a des amis dans la petite ville comme il en a à Genève aussi.

Il a surtout une petite amie, dans le sens honnête du mot, qu’il ne laisse pas d’aimer un peu amoureusement, — vous le connaissez, — mais à qui il enjoint de le traiter en père et de l’appeler « papa ». Sur quoi Thérèse, qui le connaît comme vous le connaissez et plus encore, se montre jalouse et inquiète, comme elle fut inquiète et jalouse toujours.

Cependant le « traître » Montmollin et « l’inquisiteur » Montmollin vient ennuyer Jean-Jacques Rousseau en lui demandant, d’une part la vérité sur le caractère de ses relations avec Thérèse, d’autre part une déclaration de foi protestante orthodoxe. Il est très curieux, ce monsieur. Jean-Jacques Rousseau, dont la principale qualité ne fut pas d’être endurant, l’envoie paître, j’entends l’envoie paître ses ouailles, avec un respect mêlé d’une forte dose de brusquerie.

Certainement ce premier acte, au point de vue de l’action, est un peu vide ; mais il y a à dire que comme portrait de Jean-Jacques Rousseau à l’état normal et habituel, dans le jour de tous les jours, il est excellent, et c’est ce que l’auteur a voulu faire, et c’est ce qu’il était nécessaire qui fût fait pour que le reste fût complètement intelligible.

Au second acte, d’une part (complexité du sujet, sus-indiquée) l’orage extérieur se rapproche et l’orage intérieur grossit.

L’orage extérieur, le voici : Montmollin n’a plus de doute sur les rapports de Jean-Jacques Rousseau et de Thérèse, et il en conclut que Rousseau doit être expulsé du territoire de Neufchâtel comme il l’a été précédemment de celui de Berne, et c’est tout à fait l’histoire très récente de Gorki aux États-Unis d’Amérique.

Moultou, le pasteur génevois, ami de Rousseau, plaide les circonstances atténuantes. Rousseau a peut-être une vie privée irrégulière, mais il n’a pas une vie privée scandaleuse ; et puis il écrit si bien ; et puis il doit sortir de ses écrits un si grand bien pour l’humanité ; et c’est une idée contestable, mais qui pour Moultou ne fait pas de doute.

Montmollin ne convainc pas Moultou ; Moultou ne convainc pas Montmollin, comme il arrive d’ordinaire, et l’orage continue de gronder.

Et voilà pour l’orage extérieur.

L’orage domestique, lui, éclate brusquement, de quoi il ne faut pas se fâcher, parce que l’auteur a voulu évidemment peindre l’orage permanent, ou se renouvelant à intervalles très rapprochés, de la maison de Jean-Jacques. La scène que Thérèse va faire à Jean-Jacques, c’est la scène qu’elle lui fait à peu près tous les jours. On nous la présente une seule fois, bien entendu ; mais elle est représentative d’un état habituel.

Donc Thérèse, encore sous l’impression du flirt de Jean-Jacques avec la jeune fille du premier acte, récrimine et invective contre Jean-Jacques. Elle lui reproche ses infidélités, d’abord, et puis son monstrueux égoïsme, son hypocrisie, son habitude invétérée du mensonge et, enfin, la lâche cruauté avec laquelle il a abandonné successivement ses cinq enfants.

Elle va peut-être un peu loin ; car il est probable qu’elle est bien pour quelque chose, ne fût-ce que par acquiescement, dans ce crime-là ; et mon avis personnel, assez motivé, est que toutes les fautes de Rousseau, sans compter la plupart de ses sottises, doivent être attribuées à Thérèse comme à leur première cause. Mais remarquez que cela même pourrait être défendu comme un trait de vérité, les femmes ayant l’habitude de nous reprocher surtout les torts qu’elles ont eus et les sottises qu’elles ont faites.

Ce qu’il y a de certain, et cela tôt dramatique, et cela est assez beau, c’est que Rousseau frémit devant ce réquisitoire comme devant un miroir déformateur, mais fidèle encore. Il ne se croyait pas si laid ; mais il ne laisse pas de se reconnaître et Thérèse lui est, pour un moment, une forme dure et affreuse de la Conscience. Il baisse la tête devant cette Mégère qui est quelque chose comme une Euménide.

Au troisième acte, l’orage extérieur reprend avec une singulière intensité. Un pamphlet a paru, le fameux factum intitulé Sentiments des citoyens de Genève, que Voltaire démentit soixante-sept fois dans sa correspondance et qui, on pourrait dire par conséquent, est de Voltaire. C’est dans ce factum que pour la première fois la terrible révélation de Rousseau abandonnant ses enfants fut faite au monde, et c’est dans ce factum que Voltaire, qui était partisan de l’abolition de la peine de mort, demandait pour Rousseau le supplice capital : « Nous avouons avec douleur et en rougissant que c’est un homme qui porte encore les marques funestes de ses débauches et qui, déguisé en saltimbanque, traîne avec lui, de village en village et de montagne en montagne, la malheureuse dont il fit mourir la mère et dont il a exposé les enfants à la porte d’un hôpital, en rejetant les soins qu’une personne charitable voulait avoir d’eux [allusion très probable à Mme la maréchale de Luxembourg] et en abjurant tous les sentiments de la nature, comme il dépouille ceux de la nature et de la religion… S’il a cru que nous tirerions l’épée pour le roman Émile, il peut mettre cette idée dans le nombre de ses ridicules et de ses folies ; mais il faut lui apprendre que si l’on châtie légèrement un romancier impie, on punit capitalement un vil séditieux. »

Cet horrible pamphlet vient donc de paraître et les amis de Rousseau en sont atterrés. Est-ce vrai ? N’est-ce pas vrai ? C’était trop vrai et Voltaire avait été très bien informé par Mme d’Epinai et par le docteur Tronchin. Est-ce vrai ? N’est-ce pas vrai ? Les amis de Rousseau se pressent éperdus autour de lui et lui demandent avec angoisse : « Est-ce vrai ? N’est-ce pas vrai ? »

Rousseau avoue, comme dans les Confessions, et plaide les circonstances atténuantes tout en plaidant coupable, comme dans les Confessions. Les amis sont atterrés. Les uns abandonnent Rousseau ; les autres, tout en le condamnant, lui restent fidèles, à cause de ses idées, et sont d’avis que dans l’intérêt de l’humanité il faudrait démentir les faits articulés. Des combats et des conflits de conscience se déchaînent dans le cœur de ces braves gens. Au fond, Rousseau les embarrasse terriblement.

Cependant Montmollin a parlé…

Je ne vois pas dans le texte, — il est vrai que je n’ai pas la brochure sous les yeux, — si Thérèse a parlé aussi. On sait qu’il a été supposé, par quelques historiens, que l’émeute de Motiers-Travers a été suscitée par Thérèse elle-même, que le séjour à Motiers-Travers ennuyait fort. La pièce au second acte se dirigeant de ce côté-là, on s’attendait à trouver au troisième la main de Thérèse plus ou moins engagée dans l’événement. Je ne me suis pas aperçu qu’elle y parût, ni qu’invisible ou présente, Thérèse fût du troisième acte… Reprenons.

Donc Montmollin a parlé, et toute la population orthodoxe et morale de Motiers-Travers se rue sur la maison du pauvre « réformateur » en criant à l’assassin et à l’infanticide et en brisant ses fenêtres à coups de pierres. Rousseau essaye un instant de se défendre par la parole ; puis, quoique protégé pour le moment par les fonctionnaires de Frédéric II, car alors le territoire de Neufchâtel appartient au roi de Prusse, il se décide à céder et à quitter ce pays inhospitalier.

Ses amis raisonnent un peu sur ces choses et l’un d’eux donne la moralité de l’aventure : « Toujours les grands hommes compromettront par leurs faiblesses l’avenir et la beauté même de leurs idées. » C’est une bonne moralité, sans doute, mais combien incomplète, combien insuffisante ! Elle semble supposer que si Rousseau avait été pur, la persécution ne se serait pas abattue sur lui. Mais précisément, et vous me ririez au nez si je m’avisais de vous citer des exemples ; mais précisément ce sont toujours les plus purs sur qui la persécution s’abat, quitte à désarmer après leur mort et à se transformer en apothéose :

On les persécute, on les tue,

Sauf, après un long examen,

A leur dresser une statue

Pour la gloire du genre humain.

Le défaut du sujet est donc d’avoir choisi un exemple de persécution, un fait de persécution où la foule a un peu raison, n’a pas tout à fait tort, a au moins un prétexte pour faire ce qu’elle fait. La foule n’admet pas qu’on dise ceci et qu’on fasse le contraire, qu’on soit ange blanc dans ses écrits et ange noir dans ses mœurs ; elle appelle cela de l’hypocrisie et elle lapide les hypocrites. A-t-elle si tort ? Il résulte de ceci que, dans cette pièce, nous ne prenons parti pour personne très précisément, ni pour Thérèse, ni pour Rousseau, ni pour le peuple, ni pour le persécuté, ni pour les persécuteurs. Ce n’est pas comme dans les Soutiens de la Société de Henrik Ibsen.

Voilà la principale raison pourquoi cette pièce n’est pas dramatique, outre que l’on y disserte peut-être un peu trop.

Elle n’est pas suffisamment dramatique et je vous prie de croire que c’est une vérité dont l’auteur est persuadé ; mais elle est presque toujours très intéressante, et c’est une vérité dont il doit se convaincre..

Cette pièce était fort proprement jouée. M. Camille Bert, dans le rôle de Rousseau, a eu un souci très louable de la vérité historique et s’est montré habile comédien. Mlle Dasty a été excellente de vérité et de naturel et de passion dans le rôle de Thérèse. Ils étaient fort bien secondés par M. Adès, M. Lugné-Poë, la très gracieuse Mlle Carmen Deraisy, etc.

Lisez cet ouvrage demi-historique, demi-imaginatif, toujours vrai en son fond. C’est comme un complément utile et agréable au très intéressant, très curieux, et très nouveau volume de M. Rod : L’Affaire de Rousseau. L’Affaire de Rousseau est le compte rendu, infiniment précis, puisé à des sources sûres et insuffisamment explorées jusqu’ici, de tous les démêlés de Rousseau avec la République de Genève depuis la condamnation de l’Émile jusqu’à son départ pour l’Angleterre ou presque jusque-là. Ce sont quatre ans de la vie de Rousseau et quatre ans de politique génevoise et de passions génevoises. Rien, comme psychologie individuelle ou comme psychologie des foules, n’est plus intéressant. La pièce Le Réformateur est un épisode de L’Affaire Rousseau. Il faut lire les deux ouvrages, d’autant plus qu’à dessein sans doute, dans L’Affaire Rousseau, M. Rod ne dit pas un mot, ou ne dit qu’à peine un mot de l’incident Motiers-Travers. Il faut donc lire les deux ouvrages parce qu’ils se complètent l’un l’autre ; il faut les lire surtout parce qu’ils sont pleins de talent tous les deux.

Henry Bernstein. Le Bercail, comédie en trois actes. §

Le Gymnase nous a donné le Bercail, comédie en trois actes de M. Henry Bernstein.

Le Bercail n’est ni très bon ni très mauvais. C’est la petite comédie dramatique selon la formule 1890-1905, et il semble à chaque spectateur qu’il l’a vue cent fois, encore qu’il soit possible qu’il ne l’ait vue que trois ou quatre. Une femme est dégoûtée de son mari ; elle se sauve avec un amant ; elle se dégoûte de son amant ; elle revient à son mari ; son mari pardonne. C’est la randonnée habituelle, et l’on se demande même comment un auteur peut s’imaginer qu’il soit possible, eût-on du génie, de nous intéresser avec cette donnée ou cette randonnée-là.

Et pourtant, la pièce m’a quelque peu intéressé, moi, personnellement, et si je suis quelquefois en désaccord avec le public, comme plus sévère que lui, cette fois je l’ai été comme plus indulgent. Naturellement le fond du sujet m’a ennuyé ; il est par trop usé, par trop défoncé comme un vieux chemin ; mais un certain nombre de menus détails m’ont agréé sans me ravir et se sont fait approuver de moi sans que j’allasse jusqu’à l’admiration.

Et, pour commencer par le commencement, le premier acte n’est pas délicieux, n’est pas charmant ; mais il est excellent, il est solide, bien assis, à lignes nettes et larges, sans rien de ce papillotage dans lequel les auteurs modernes donnent avec tant de complaisance en leurs actes I et par quoi ils pensent jeter poudre aux yeux au public. Rien de cela : quelque chose de net, de direct, de sobre et d’assez fort.

Landry, bourgeois sensé, illettré et rude de manières, quoique tendre de cœur (quarante-cinq ans), a épousé Éveline (vingt ans), qui croit avoir des goûts littéraires et artistiques et qui gémit sur la vulgarité de son mari : une Bovary. Je ne dis pas que ce soit neuf, je dis que c’est net. S’ennuyant à périr à Yonville, c’est-à-dire à Lille en Flandre, elle a comme traîné son mari à Paris et elle a eu bientôt une espèce de salon littéraire, son rêve !

Principaux habitués du salon littéraire : Jacques Foucher et Paul Angel. Élégant, Jacques Foucher, Éveline en raffole. Elle n’est pas encore sa maîtresse.

Landry voit les choses et où elles vont en venir. En une scène de sobriété forte et de ton juste, il consigne Jacques Foucher à la porte. Jacques Foucher a le temps de dire à Éveline : « Viens me rejoindre. » Éveline, en une scène déjà un peu déclamatoire, mais ferme et nette encore, crie à Landry ses rancœurs et lui déclare qu’elle rejoint son ami. « Soit ! dit sèchement Landry, ne reviens jamais.

— ! » Tu peux y compter. »

La toile tombe.

Il y a dans tout cet acte une fermeté, une rectitude sans sécheresse, une force contenue, qui m’ont singulièrement fait plaisir. Ici, du reste, le public et moi, visiblement, nous étions d’accord.

Le second acte a indisposé les spectateurs. Je reconnais que la satire est un peu outrée et donne dans la charge énorme. Le public n’est pas habitué à voir le monde littéraire et artistique sous cet aspect et, après tout, il n’a pas tort. Il y a tout un monde littéraire qui est le plus correct du monde et qui exagère même et affecte la correction. Mais il faut bien savoir qu’il y en a un autre qui est la bohème même, et la bohème sans fantaisie et sans esprit et sans gaieté, un monde littéraire et artistique qui côtoie la région indéterminée des rastaquouères, des fêtards et des aigrefins, et qui n’est pas le plus ragoûtant de tous les mondes.

C’est dans celui-ci qu’est tombée Éveline, et il est assez naturel, convenez-en, qu’elle soit tombée plutôt dans celui-ci que dans un autre.

Aussi la voyons-nous, dès le commencement du II, traitée exactement comme une femme entretenue par un entremetteur élégant, délégué du riche baron Otis, qui tout simplement envoie deux perles de quinze louis à la belle Éveline, comme entrée de jeu. Elle met le courtier à la porte, mais on sent (ou plutôt il faudrait qu’on sentit) qu’elle n’est pas très étonnée et que depuis quatre ans qu’elle est avec Jacques Foucher elle en a vu bien d’autres et d’aussi fortes à bien peu près.

Puis viennent les invités. Encore une fois, ils sont poussés à la charge, mais ils sont assez vrais. Il y a là le jeune poète qui se recommande à Éveline pour être décoré fin décembre. Ce n’est plus le jeune poète 1830 ou le jeune Parnassien, rédacteur à la Jeune France. Il est bien de 1904. « Dites bien, Madame, au ministre que ce ne serait qu’un éclat de rire dans tout Paris, si je n’étais pas décoré fin de décembre. Le ministère s’en relèverait peut-être ; mais il serait couvert d’un ridicule indélébile. On dirait : « Z… pas décoré ! » en se tordant, du bois de Boulogne jusqu’au Gymnase. »

Puis c’est la famille Lormoy. Mme Lormoy a quarante-cinq ans, une fille mariée, précisément au jeune poète, un mari qui ne nous est pas présenté et un amant, le journaliste Julien, trente-cinq ans environ. Et toujours en terreur d’une infidélité de Julien, toujours elle court après Julien de salon en salon. Et sa fille, avec une parfaite tranquillité : « Tu n’es pas raisonnable, maman ! Ne t’emballe pas ! Julien t’aime beaucoup. Il t’aime très bien. Il ne songe pas du tout à se marier. Il me l’a dit. Ne lui fais pas de scène. D’abord tu es ridicule. Allons, tu le boudes… Que tu es bête ! Encore une scène qu’il faut que j’arrange. Si tu ne m’avais pas, je ne sais pas ce que tu deviendrais. Julien, venez donc que je vous parle. »

Pure fantaisie, dites-vous. Eh bien, je vous assure que… Mais vous diriez que j’ai eu de bien mauvaises fréquentations.

Et le mot de Julien lui-même est, tout au moins, bien joli : « Mon Dieu, c’est vraiment un peu dur d’être amant dans cette maison-là. »

Où je suis un peu plus avec le public, c’est à la fin de cet acte. Un personnage influent et qu’on ménage parce qu’il a cinq ou six journaux et fait une réputation, en huit jours, à une chanteuse de café-concert à coups de chroniques, amène à ce raout une petite hurleuse de chansonnettes qui est aussi mal embouchée que possible, qui lève la jambe, qui se vautre à plat ventre sur les sophas et qui « attrape » la maîtresse de maison comme vendeurs de la Halle le client à cinq heures du matin. « Ça va-t-il jusque-là ? » se dit le public. Franchement, je n’en sais rien ; mais je ne crois pas. Tout au moins, ça doit être rare. Enfin, il y a bien de quoi être un peu estomaqué. La pilule, cette fois, est un peu grosse.

Toujours est-il que la hurleuse, Louli on l’appelle, trouvant dans un coin une photographie du petit garçon d’Éveline (je ne vous ai pas parlé du petit garçon ? Ça ne fait rien. Il est temps que vous sachiez qu’il existe ; mais il n’est pas trop tard), le trouve gentil, l’admire insolemment, dit qu’elle a un à petit neveu qui est comme ça, rappelle mioche, gosse et crapaud, veut garder son image et exaspère tellement Éveline que celle-ci lui arrache le portrait et la flanque à la porte, elle, son « tuteur » et par-dessus le marché tout le monde.

« Que tu es bourgeoise ! » ne manque pas de lui dire ce maroufle de Jacques Foucher, dès qu’ils sont seuls. Et il la rudoie ; puis il la console superficiellement ; puis il s’esquive pour rejoindre toute la compagnie chez Durand. Éveline reste tête à tête avec la photographie de son petit. On sent qu’elle en a assez de la vie littéraire et de la vie intellectuelle.

J’ai dit que le public avait résisté, silencieusement, mais enfin résisté, à cet acte II. En y songeant, je me dis (Salut, ombre de Dumas fils !) qu’il aurait suffi peut-être d’une légère préparation à l’acte I pour que le spectateur, s’attendant à voir l’acte II tel qu’il est, et peut-être pire, avalât cet acte II tel qu’il est, sans sourciller. Il aurait suffi qu’à l’acte I, Jacques Foucher, tout en exaltant Éveline par de belles phrases sur le beau et la contemplation de la beauté, nous apprit rapidement dans quel monde il vit et va entraîner Éveline. Comme c’eût été facile ! Il y a là son ami Angel. A quoi sert-il, l’ami Angel, dans l’acte I, comme du reste dans toute la pièce ? A rien du tout. Il aurait pu servir à ce que je dis. D’un mot, par exemple, il aurait averti Jacques qu’un rastaquouère, un entremetteur en habit noir, une dame porte-maillot et un écrivain portant bagues, bracelet et boucles d’oreilles l’attendent en bas et s’impatientent. Bon ! nous aurions été fixés, Éveline non ; et c’est ce qu’il fallait ; et l’acte II eût passé comme un acte civil, ce qu’il faut convenir qu’il n’est pas. Faut des préparations ; pas trop n’en faut, et le métier, ou bien plutôt l’instinct, c’est de savoir ce qu’il en faut, et lesquelles.

Le public a été moins frigidifié par l’acte III et même un peu ramené par lui. Tant mieux, mon Dieu ! Moi, à parler franc, je ne le trouve pas trop bon. Le troisième acte, comme vous le pensez bien, c’est le retour au bercail. Aussi, au lever du rideau, nous nous trouvons à Lyon, chez la mère de Landry, où s’est réfugié Landry avec son fils. Ce bon Landry nous paraît bien changé ; autant, au premier acte, il avait de fermeté dans le vouloir et de netteté dans l’esprit, autant, maintenant, il est indécis, jusqu’à paraître l’indécision même. Vous me ferez remarquer qu’il a cinq ans de plus et que cinq ans de plus sur la tête d’un homme de cinquante, cela est de conséquence. A qui le dites-vous ? Mais, enfin, qu’il ait changé à ce point, cela nous déroute un peu.

Landry, maintenant, me paraît partagé entre trois sentiments, et c’est un peu trop peut-être pour lui, et se diriger vaguement vers trois résolutions contraires. Il aime son fils ; — il aime encore sa femme ; car, comme elle est venue à Lyon, en qualité d’actrice, après rupture avec Jacques, jouer dans une pièce, il a été la voir, aux Célestins, dissimulé dans une baignoire ; — et enfin, par amour pour sa mère et sa sœur, et pour donner une mère à son fils, il songe à.épouser Mlle Geneviève d’Aix-en-Provence. Voilà les trois sentiment.

Et les trois résolutions vaguement entrevues par lui, c’est de reprendre sa femme, c’est d’épouser Geneviève et c’est, sans reprendre sa femme, de ne pas épouser Geneviève. Cet homme est très flottant.

Par ainsi, il a été voir jouer sa femme aux Célestins et il déclare à sa sœur que cela ne lui a rien fait ; mais nous pensons bien que, puisqu’il n’a pas résisté à la tentation d’y aller, sa femme lui est encore de quelque chose.

Et il a une conversation sérieuse avec Geneviève et il la trouve stupide, non sans approbation de notre part ; et, par suite, cinq minutes après, il dit à sa sœur de demander pour lui la main de Geneviève.

Enfin, sa femme arrive. Il ne la voit pas d’abord. Elle a pénétré par infiltration et en cachette, avec la complicité d’une vieille bonne, et elle a eu avec son fils une conversation assez attendrissante. Il la surprend. Scène à faire, scène capitale.

Éveline crie son désespoir, ses déboires de la vie littéraire, ses nausées de la vie intellectuelle, la douleur permanente qu’elle a sentie à être séparée de son fils, et elle promet à son mari que désormais elle sera bien sage. Landry est inflexible. A toutes les supplications de sa femme il répond par des paroles justes et sévères, et à toutes ses raisons de sentiment par des raisons de raison froide — entrecoupées du reste de mouvements de colère, et cette scène, peut-être ressemblante à la vie, n’est pas, pour l’optique du théâtre, très bien faite — enfin il est le mari implacable.

« Madame, il ne vous reste plus qu’à vous en aller. Vous avez une voiture en bas (il est minuit et demi) ?

— Oui.

— Bien. »

Éveline s’en va lentement et, quand elle touche le bouton de la porte, le mari dit : « Éveline ! » — Elle fait demi-tour. C’est fini.

« Éveline ! » c’est le « Denise ! » du dernier acte de Denise. Et il me souvient qu’à ce propos je disais : « Denise, c’est un joli nom ; mais ce n’est pas une raison. » M. Bernstein me permettra sans doute de lui dire ce que je disais à Alexandre Dumas fils. On ne voit pas du tout pour quelle raison Landry, implacable et inflexible tout à l’heure, soit sous forme d’homme glacial, soit sous forme d’homme un instant furieux, se fond brusquement en pardon et en indulgence. C’est absolument sans cause apparente.

Il faudrait ou qu’une parole, trouvée par Éveline, fût considérée par nous comme capable de l’attendrir ; ou qu’un incident quelconque fit pencher le plateau de la balance, « retournât » le mari intransigeant. Tout le monde pensait qu’une intervention de l’enfant, par exemple, jetterait Éveline et Landry dans les bras l’un de l’autre. Certes, je ne songe qu’à féliciter l’auteur d’avoir méprisé ce moyen facile de bas mélodrame. Certes, oui. Mais encore mieux vaudrait un moyen de bas mélodrame que l’absence de tout moyen, que l’absence de toute pesée apparente et qu’un homme qui tourne tout simplement comme un disque. Le public n’a pas sifflé au disque, non, mais il n’a pas été ému.

Un ami de l’auteur me dira que ce revirement de Landry a été parfaitement préparé et que, puisque Landry, après avoir éprouvé que Geneviève est « stupide », la demande cinq minutes après en mariage, il est tout naturel qu’après avoir dit pendant une demi-heure à sa femme : « Jamais ! » il conclue brusquement en lui disant : « A toujours ! » — Mais cet ami serait peut-être un faux ami, ou un peu suspect.

Tant y a que le Landry du IIl est le flottement même et qu’il en résulte un acte dont on ne sait pas pourquoi il finit d’une façon plutôt que d’une autre.

Cette pièce a donc, somme toute, avec, selon moi, beaucoup de mérite, peu satisfait le public. Il y a eu succès, mais un peu mou. Elle peut se relever ; car elle a des éléments de vitalité et, du reste, l’auteur, qui a certainement des qualités incontestables et très marquées de dramatiste, peut se revancher avant qu’il soit longtemps.

M. Tarride a eu dans le Bercail un succès de grand, de très grand artiste. Sa sobriété forte, son foyer intérieur, son naturel dans la vulgarité sans bassesse et franchement acceptée, ont été admirables. Il n’y avait qu’une voix : il a été de tout premier ordre.

M. Grand a l’aisance inélégante, mais agréable, qui lui est habituelle dans le rôle de l’amant.

M. Maurice Luguet ne fait que passer. Bonne tête.

Excellent M. Arvel dans Belgrain, le politicien brasseur de journaux et protecteur de chanteuses.

Mme Simone Le Bargy a une chaleur qui me semble toujours un peu factice et une émotion qui me paraît toujours un peu artificielle. Ce sont ses défauts innés. Elle les avait vaincus, vraiment, dans le Retour de Jérusalem. Elle en triomphe moins dans le Retour au bercail. Tous les retours ne sont pas également heureux. Tant s’en faut, du reste, que je dise qu’elle ait mal joué. C’est une actrice très sûre. Elle ne laisse jamais tomber un rôle. Mais enfin, dans celui-ci, la sincérité semblait lui manquer plus qu’à l’ordinaire.

Mme Henriot a été très naturellement bonne femme et pseudo-mère attendrie dans le rôle de la «  vieille bonne dévouée ».

Mlle Burty s’est à peu près tirée d’affaire dans le rôle de la chanteuse forte en gueule ; mais le rôle est si déplaisant et si faux !

Tous les autres artistes, sans aucune exception, sont très honorables. Aucune fausse note qui vienne d’eux.

Advienne que pourra de cette pièce indécise ; mais je supplie les auteurs de chercher du nouveau. L’adultère pardonné est usé jusqu’à la corde dont on devrait pendre ceux qui nous en parlent encore (j’exagère un peu) ; le type Bovary est épuisé, vidé jusqu’au résidu de la lie. Des jeunes gens de talent me font peine, qui veulent encore tondre dans ce pré où le sol même a été rongé. On nous donnerait aujourd’hui une pièce fondée sur l’amour de deux jeunes gens traversé par l’inimitié de leurs parents, que le sujet, par comparaison, éclaterait à nos yeux « d’une fraîche nouvelleté ».