Préface §
La vérité, que personne ne veut ou n’ose dire, je cherche, de mon vivant, à la dire un rien, en attendant que, vingt ans après ma mort, ce journal la dise tout entière.
Voici donc un premier volume d’une seconde série du Journal des Goncourt (1870-1890) racontant le Siège et la Commune. Il sera suivi, si Dieu me prête vie, de deux autres.
Année 1870 §
Dimanche 26 juin1 §
{p. 3}Bar-sur-Seine. Les endroits, où il y a de ma vie d’autrefois, ne me parlent plus, ne me disent plus rien de neuf aujourd’hui, — ils ne font que me faire ressouvenir.
Dans cette maison, où nous avons été toujours deux, par moments, je me surprends à penser à lui, ainsi que s’il était vivant, ou du moins j’oublie qu’il est mort ; et il y a certains coups de sonnette, qui me remuent sur ma chaise, comme si la sonnette était agitée par les retours hâtés de Jules, jetant, dès la porte, à la domestique : « Où est Edmond ? »
Jeudi 30 juin §
{p. 4}Je suis si malheureux, qu’il y a comme une émotion de la sensibilité de la femme autour de moi. L’aimable lettre que celle de Mme ***… et l’ineffable tendresse qu’elle m’apporte à travers la personne de Jésus-Christ.
J’ai un souvenir que je ne peux chasser. J’avais un moment imaginé de le faire jouer au billard. Je voulais le distraire, et ne faisais que le supplicier. Un jour, où la souffrance sans doute l’empêchait de s’appliquer, et qu’il ne faisait que queuter, je lui donnai un petit coup de queue sur les doigts : « Comme tu es brutal avec moi ! » me dit-il. Oh ! la note à la fois douce et triste de ce reproche, je l’ai toujours dans l’oreille.
3 juillet §
Un récit de guerre. Le capitaine de vaisseau Bourbonne contait, hier, que dans une batterie de Sébastopol, un canon ayant une roue qui tournait mal, par suite du recul de la pièce à chaque tir, il avait commandé à un soldat de marine qui desservait la pièce, de graisser la roue. Il n’y avait pas de graisse là, il fallait en aller chercher. Le soldat de marine, sans dire un mot, s’empara d’une hache, fendit le crâne d’un mort encore chaud, prit sa cervelle dans ses mains, et plaqua simplement la cervelle du mort sur le moyeu de la roue.
10 juillet §
Nous allons à Juilly pour une adjudication, et nous dînons chez le curé.
{p. 5}Un logis de curé joliment documentaire.
Une petite cour resserrée par un bûcher, aux bûches disparaissant sous les porte-bougies et les dais en feuilles de chêne artificielles, qui servent aux grandes cérémonies de l’église. Une salle à manger, où se voient la lithographie de l’Assomption de Murillo, des vases à fleurs, tout cassés, vieux rebuts de l’autel, une cafetière en plaqué, don des paroissiens. Un cabinet de travail, entouré de planches peintes en noir, chargées de gradus de collège, de livres de théologie poudreux, avec, sur une chaise, un tableau de mathématique, avec, au mur, une chronologie : une grande image, où du sein d’une femme sort un arbre, dont les rameaux portent, au milieu de guirlandes de lauriers, les médaillons des rois de France, — le tout encadré dans une bande d’étoffe à losanges rouges et blancs.
La chambre à coucher a des rideaux de cotonnade jaune, d’affreux rideaux œillet d’Inde. Il se trouve dans un coin un orgue mélodium ; une lithographie coloriée de la « Vierge à la chaise » remplace la glace ; sur une table est posée la calotte du curé, entre des petits morceaux de papier bleu, des étoiles d’argent, des paquets de ficelle rose, et sur la table de nuit, sont ouverts les Chants de Marie avec la musique de l’abbé Lambilotte.
Un pauvre logis qui sent la misère, la sainteté, l’humidité, la maladie, et dont toute la joie est le bondissement mêlé au jappement d’un chien, de la {p. 6}race des chiens de conducteur de diligence, baptisé Paturot par le curé.
Là-dedans, tombe gras et fleuri, le sénateur Maupas, en jaquette à petites raies bleues, culotté de blanc, guêtré de ventre de biche, un vrai sénateur d’opéra-comique, qui a l’amabilité de pacotille des gens officiels de tous les gouvernements.
14 juillet §
J’ai mis en vente la maison où il est mort, et dans laquelle je ne veux pas rentrer. Aujourd’hui j’ai reçu de très convenables propositions de location pour six ans. Eh bien ! c’est illogique et déraisonnable, ces propositions me jettent dans une profonde tristesse. Oui, cette maison, où j’ai tant souffert, j’y suis attaché par un lien que je ne soupçonnais pas.
18 juillet §
Je ne suis pas malade, mais mon corps ne veut ni marcher ni agir, il a horreur de tout mouvement, et serait heureux d’une immobilité de fakir ; avec cela, j’éprouve à l’état continu, au creux de l’estomac, ce sentiment nerveux du vide que donnent les profondes émotions, et que fait plus douloureux encore l’anxiété de cette grande guerre qui va s’ouvrir.
Samedi 23 juillet §
Je voudrais rêver de lui ; ma {p. 7}pensée, toute la journée occupée de lui, l’espère la nuit, appelle, sollicite sa douce résurrection dans la trompeuse réalité du songe. Mais, j’ai beau l’évoquer, les nuits sont vides de lui, de son souvenir, de son image.
Je n’ai de cœur à rien, de courage à rien. Mon jeune cousin Labille, que dans son enfance sa destination à la marine a fait familièrement appeler Marin, voulait m’entraîner avec lui à la frontière ; j’ai hésité… J’ai pu louer ma maison, je ne me suis pas décidé… La force qui fait prendre une résolution, je ne l’ai plus.
27 juillet §
J’ai rêvé cette nuit de Jules, pour la première fois. Il était comme je le suis, en grand deuil de lui — et il était avec moi. Nous marchions dans une rue, ayant une vague ressemblance avec la rue Richelieu, et j’avais le sentiment que nous portions une pièce chez un directeur de théâtre quelconque. En chemin, nous rencontrions des amis, parmi lesquels se trouvait Théophile Gautier. Le premier mouvement des uns et des autres était de venir me faire un compliment de condoléance, tout à coup interrompu par la vue inattendue de mon frère, qui, selon son habitude, marchait dans mon rêve, derrière moi… Et j’étais dans un doute déchirant, entre la certitude de sa vie, affirmée par sa présence à côté de moi, et la certitude de sa mort, que me rappelait, dans le moment, le souvenir très net {p. 8}de lettres de faire part de son décès, encore étalées sur le billard.
Il est ici une ruelle qui n’a pas plus de deux pieds de largeur. Dans cette ruelle se rencontre une mauvaise petite maison. Cette maison a une fenêtre sans rideaux, où, à travers la vitre, on voit une tête d’Antinoüs en plâtre, et un chandelier représentant un gendarme en carton-pierre colorié, avec une chandelle fichée dans la tête.
Sur la porte un morceau de papier porte, écrit à la main : Pour les petits voyageurs Madame Bondieu.
30 juillet §
Dans cette ville, dans cette maison, où depuis vingt-deux ans, nous venions tous les ans, tous les deux, chaque pas remue du passé qui fait lever des souvenirs.
Ç’a été notre refuge après la mort de notre mère, notre refuge après la mort de la vieille Rose, ç’a été le lieu de nos vacances de chaque été, après le travail de l’hiver, après le volume publié au printemps. Dans les sentiers odorants de lavande, côtoyant la Seine, sur les rapides de la rivière, franchis avec les grandes perches, nous composions ensemble les descriptions de Charles Demailly. Dans l’église, nous dessinions ensemble le vitrail représentant la moyenâgeuse « Promenade du Bœuf gras ». Là, dans la vinée, est l’endroit où nous avons appris la mort de notre cher Gavarni. Sur ce lit, qui est resté tel qu’il était, quand Jules couchait à côté de moi, a été jetée, {p. 9}au grand matin, la lettre de Thierry, qui nous pressait de revenir, pour mettre Henriette Maréchal en répétition.
Et remontant au bout, tout au bout de ces années, c’est de cette porte que je nous vois sortir, en blouse blanche, le sac au dos, pour notre voyage de France, en 1849, lui avec sa mine si jolie, si rose, si imberbe, qu’il passait, dans les villages que nous traversions, pour une femme que j’avais enlevée.
5 août §
Auteuil. Des journées à aller, à venir dans cette maison, comme une âme en peine. C’est bien le mot.
Samedi 6 août §
Du cabinet des Estampes de la Bibliothèque, je vois des gens courir dans la rue Vivienne. Instinctivement je repousse le volume d’images, et dehors aussitôt, je me mets à courir derrière ceux qui courent.
À la Bourse, du haut en bas, ce ne sont que des têtes nues, chapeau en l’air, et dans toutes les bouches une formidable Marseillaise, dont les rafales assourdissantes éteignent à l’intérieur le bourdonnement de la corbeille. Jamais je n’ai vu un enthousiasme pareil. On marche à travers des hommes pâles d’émotion, des bambins sautillants, des femmes aux gestes grisés. Capoul chante cette Marseillaise sur le haut d’un omnibus, place de la Bourse, et sur le {p. 10}boulevard, Marie Sasse la chante debout dans sa voiture, sa voiture presque soulevée par le délire d’un peuple.
Mais la dépêche qui annonce la défaite du prince de Prusse, et la prise de 25 000 prisonniers, cette dépêche, dit-on, affichée dans l’intérieur de la Bourse, cette dépêche, que me déclarent avoir lue des gens, au milieu desquels je la cherche dans l’intérieur, cette dépêche que — dans une étrange hallucination — des gens croient voir, en me faisant d’un doigt indicateur : « Tenez, la voilà, là ! »… et me montrant au fond un mur où il n’y a rien, — cette affiche, je ne peux la découvrir, la cherchant et la recherchant dans tous les coins de la Bourse.
Dimanche 7 août §
Un silence effrayant sur le boulevard. Pas une voiture qui roule, dans la villa pas un cri qui annonce de la joie d’enfant, et à l’horizon un Paris, où le bruit semble mort.
Lundi 8 août §
Je sens moins ma solitude, en ces grandes foules émotionnées, et je m’y traîne toute la journée, fatigué à ne plus pouvoir aller, mais marchant toujours mécaniquement.
Mercredi 10 août §
Toute la journée, je vis dans la douloureuse émotion de la grande bataille, qui va décider des destinées de la France.
Dimanche 14 août §
{p. 11}Triste de la mort de mon frère, triste du sort de la patrie, je ne puis tenir chez moi, j’ai besoin de dîner dans une maison amie, et je vais un peu à l’aventure, demander à dîner chez Charles Edmond.
Je trouve dans la maison de Bellevue, prêts à se mettre à table, Berthelot et Nubar Pacha, un Européen, auquel le long séjour en Égypte a donné comme une conformation de tête orientale, et dans le masque fin et diplomatique duquel le rire montre quelquefois les dents blanches d’un sauvage. On cause de nos revers, et Berthelot, que notre humiliation vis-à-vis de l’Europe a rendu malade et éloquent, véritablement éloquent, parle, avec une voix éteinte, de l’impéritie générale, du favoritisme, de la diminution des hommes par le pouvoir personnel.
Nubar Pacha, lui, nous entretient de l’impitoyabilité du gouvernement avec les faibles. Il dit les larmes, les vraies larmes qu’il a versées à trente-neuf ans, à la suite d’une entrevue avec notre ministre des Affaires étrangères, à propos des exigences de la France, exigences, affirme-t-il, qui ont fait toute la dette de l’Egypte.
Puis il interroge Berthelot sur la race égyptienne, et il lui demande de quelle malédiction elle est frappée ? Pourquoi elle n’est pas perfectible ? Pourquoi les fils de fellahs sont inférieurs aux fellahs ? Pourquoi le jeune Égyptien, qui apprend avec plus de rapidité que le jeune Européen, est arrêté, à quatorze ans, dans son développement intellectuel ? {p. 12}Pourquoi, dans tous les Égyptiens de talent qu’il a étudiés de près, depuis le gouvernement de Mehemet-Ali, il a toujours remarqué chez eux, l’absence de l’esprit juste !
En chemin, dans le galop de sa rapide voiture, courant chercher à Paris des nouvelles, des renseignements, Nubar me raconte qu’en Abyssinie, quand un meurtre a été commis, la famille de l’assassiné passe sept jours et sept nuits à remplir de malédictions les entours de la maison du meurtrier. Il est bien rare, ajoute-t-il, que le meurtrier ne finisse pas misérablement : « Pour moi, c’est le concert de malédictions qui s’est élevé après le 2 décembre, qui a son effet aujourd’hui ! »
Lundi 15 août §
Huit heures. À l’heure de la nuit tombante, à l’heure de la fumerie et de la formation rêveuse des idées, n’avoir plus à côté de moi, dans la pénombre du crépuscule, sa pensée originale, sa parole si joliment paradoxale, oui, c’est l’heure où je me sens le plus seul.
Vendredi 19 août §
L’émotion de ces huit jours a donné à la population parisienne la figure d’un malade. On voit sur ces faces jaunes, tiraillées, crispées, tous les hauts et les bas de l’espérance, par lesquels les nerfs de Paris ont passé, depuis le 6 août.
{p. 13}Je suis frappé, en lisant les lettres du paysagiste Théodore Rousseau, du côté sophiste, rhéteur, du côté alambiqué, qu’il y a dans toutes les grandes intelligences du dessin et de la peinture, à commencer par Gavarni, à finir par Rousseau.
21 août §
Au bois de Boulogne. À voir sous la cognée tomber ces grands arbres, avec des vacillements de blessés à mort, à voir là, où c’était un rideau de verdure, ce champ de pieux aigus, luisant blanc, cette herse sinistre, il vous monte de la haine au cœur pour ces Prussiens, qui sont cause de ces assassinats de la nature.
Je reviens, tous les soirs, en chemin de fer, avec un vieillard dont je ne connais pas le nom, un vieillard intelligent et bavard, qui semble avoir vécu dans tous les mondes, et en posséder la chronique secrète. Il parlait hier de l’Empereur, et racontait son mariage au compartiment, dans lequel j’étais. L’anecdote, prétendait-il, lui avait été contée par Morny, qui disait la tenir de la bouche de l’Empereur. Un jour, l’Empereur demandait à Mlle de Montijo, avec une certaine insistance, et faisant appel à sa parole, comme on en appellerait à l’honneur d’un homme, lui demandait si elle avait jamais eu un attachement sérieux ? Mlle de Montijo aurait répondu : « Je vous tromperais, Sire, si je ne vous avouais pas que mon cœur a parlé, et même plusieurs fois, mais ce que je puis vous assurer, c’est que je suis toujours Mlle de {p. 14}Montijo ! » Sur cette affirmation, l’Empereur lui disait : « Eh bien, mademoiselle, vous serez impératrice ! »
Saint-Victor me disait ces jours-ci, — et il est tout là : — « Quel temps, où l’on ne peut plus lire un livre ! »
22 août §
Je vais voir Théophile Gautier, qui pleure avec moi, la maison qu’il a arrangée, l’angulus ridens et artistique de sa vieillesse.
Sur les boulevards, tous, — hommes et femmes, — interrogent de l’œil la figure qui passe, tendent l’oreille à la bouche qui parle, inquiets, anxieux, effarés.
Mardi 23 août §
Je trouve, à la gare du chemin de fer de Saint-Lazare, un groupe d’une vingtaine de zouaves, débris d’un bataillon qui a donné sous Mac-Mahon. Rien n’est beau, rien n’a du style, rien n’est sculptural, rien n’est pictural comme ces éreintés d’une bataille. Ils portent sur eux une lassitude en rien comparable à aucune lassitude, et leurs uniformes sont usés, déteints, délavés, ainsi que s’ils avaient bu le soleil et la pluie d’années entières.
Ce soir, chez Brébant, on se met à la fenêtre, attirés par les acclamations de la foule sur le passage d’un régiment qui part. Renan s’en retire vite, avec {p. 15}un mouvement de mépris, et cette parole : « Dans tout cela, il n’y a pas un homme capable d’un acte de vertu ! »
Comment, d’un acte de vertu ? lui crie-t-on, ce n’est pas un acte de vertu, l’acte de dévouement qui fait donner leur vie à ces privés de gloire, à ces innommés, à ces anonymes de la mort !
25 août §
Je regarde cette maison bourrée de livres, de gravures, de dessins, d’objets d’art, qui feront des trous dans l’histoire de l’art de l’École française, si tout cela brûle, — et ces choses, mes amours d’autrefois, — je n’ai pas l’énergique désir de les sauver.
26 août §
Au chemin de fer de l’Est. Au milieu de caisses, de paniers, de paquets de vieux linge, de corbillons, de bouteilles, de matelas, d’édredons, liés ensemble avec de grosses cordes, maintenant un peu l’assemblage branlant et dégringolant de toutes ces choses disparates, les yeux vifs de petits paysans, enfouis, calés, dans les trous et les interstices. Et devant, avec un chien de chasse sur ses pieds, et une béquille posée à côté d’elle, une vieille lorraine, en bonnet brun piqué, qui tire de temps en temps, d’un cabas, le raisin noir de la vigne de là-bas, qu’elle passe à ses petits-enfants.
Samedi 27 août §
Zola vient déjeuner chez moi.
{p. 16}Il m’entretient d’une série de romans qu’il veut faire, d’une épopée en dix volumes, de l’histoire naturelle et sociale d’une famille, qu’il a l’ambition de tenter, avec l’exposition des tempéraments, des caractères, des vices, des vertus, développés par les milieux, et différenciés, comme les parties d’un jardin, « où il y a de l’ombre ici, du soleil là ».
Il me dit : après les analyses des infiniment petits du sentiment, comme cette analyse a été exécutée par Flaubert, dans Madame Bovary, après l’analyse des choses artistiques, plastiques et nerveuses, ainsi que vous l’avez faite, après ces œuvres-bijoux, ces volumes ciselés, il n’y a plus de place pour les jeunes ; plus rien à faire ; plus à constituer, à construire un personnage, une figure : ce n’est que par la quantité des volumes, la puissance de la création, qu’on peut parler au public.
Dimanche 28 août §
Dans le bois de Boulogne, là, où on n’avait guère vu que de la soie ou du drap riche, entre le vert des arbres, j’aperçois un grand morceau de blouse bleue : le dos d’un berger, près d’une petite colonne de fumée blanchâtre, et tout autour de lui des moutons broutant, à défaut d’herbe, le feuillage de fascines oubliées. Partout des moutons, et dans le creux d’un sentier, couché sur le côté, un bélier mort, la tête aux cornes recourbées, toute aplatie, et d’où suinte un peu d’eau sanguinolente, élargissant, petit à petit, une tache rouge dans {p. 17}le sable — tête que flaire, comme dans un baiser, toute brebis qui passe.
En les allées des calèches, des grands bœufs hagards et désorientés vaguent par troupes. Un moment c’est un affolement. Par toutes les percées, par tous les trous de la feuillée, l’on entrevoit un troupeau de cent mille bêtes éperdues, se ruer vers une porte, une sortie, une ouverture, semblable à l’avalanche d’un fougueux dessin de Bénedette Castiglione.
Et la mare d’Auteuil est à moitié tarie par les bestiaux, buvant agenouillés, parmi ses roseaux.
30 août §
Du haut de l’omnibus d’Auteuil, en la descente du Trocadéro, j’aperçois, sur la grande étendue grise du Champ-de-Mars, dans de la clarté ensoleillée, un fourmillement de petits points rouges, de petits points bleus : des lignards.
Je dégringole, et me voici au milieu des faisceaux brillants, au milieu des petites cuisines, où bout la marmite de fer-blanc sur des trous de feu, au milieu des toilettes en plein air que font des manches de chemises d’un si beau blanc rouillé, au milieu des tentes, au triangle d’ombre, dans lequel s’aperçoit, près de sa gourde, la tête tannée d’un fantassin dans de la paille. Des soldats emplissent leurs bidons aux bouteilles, promenées par un marchand de vin sur une voiture à bras, d’autres embrassent une marchande de pommes vertes, qui rit… Je me promène dans ce {p. 18}mouvement, cette animation, cette gaieté du soldat français prêt à partir pour la mort, quand la voix cassée d’un vieux petit bonhomme bancroche et hoffmannesque jette ce cri : « Des plumes, du papier à lettres ! » Un cri poussé sur une note étrange et qu’on dirait un memento funèbre, une espèce d’avis discrètement formulé, mais voulant dire : « Messieurs les militaires, si on songeait un peu à son testament ? »
31 août §
Ce matin, au point du jour, commence la démolition des maisons de la zone militaire, au milieu du défilé des déménagements de la banlieue, qui ressemble à la migration d’un ancien peuple. Des coins étranges de maisons à moitié démolies, avec des restants de mobiliers hétéroclites : ainsi une boutique de coiffeur, dont la façade béante montre, oubliée, la chaise curule, où les blanchisseurs se faisaient faire la barbe, le dimanche.
2 septembre §
J’accroche, au sortir du Louvre, Chennevières qui me dit partir demain pour Brest, afin d’escorter le troisième convoi des tableaux du Louvre, qu’on a enlevés des cadres, qu’on a roulés, et qu’on envoie, pour les sauver des Prussiens, dans l’arsenal ou le bagne de Brest. Il me peint le triste et humiliant spectacle de cet emballage, et Reiset, pleurant à chaudes larmes, devant « La Belle Jardinière » {p. 19}au fond de sa caisse, ainsi que devant un mort chéri, tout près d’être cloué dans le cercueil.
Le soir, après dîner, nous allons au chemin de fer de la rue d’Enfer, et je vois les dix-sept caisses, contenant l’Antiope, les plus beaux Vénitiens, etc. ; — ces tableaux qui se croyaient attachés aux murs du Louvre pour l’éternité, et qui ne sont plus que des colis, protégés seulement contre les aventures de déplacement, par le mot : Fragile.
3 septembre §
Ce n’est pas vivre, que de vivre dans ce grand et effrayant inconnu, qui vous entoure et vous étreint.
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Quel aspect que celui de Paris, ce soir, sous le coup de la nouvelle de la défaite de Mac-Mahon et de la captivité de l’Empereur ! Qui pourra peindre l’abattement des visages, les allées et venues des pas inconscients battant l’asphalte au hasard, le noir de la foule aux alentours des mairies, l’assaut des kiosques, la triple ligne de liseurs de journaux devant tout bec de gaz, les à parte anxieux des concierges et des boutiquiers, sur le pas des portes — et dessus les chaises des arrière-boutiques, les poses anéanties des femmes, qu’on entrevoit seules, et sans leurs hommes…
Puis la clameur grondante de la multitude, en qui succède la colère à la stupéfaction, et des bandes parcourant le boulevard en criant : La déchéance ! {p. 20}Vive Trochu ! Enfin le spectacle tumultueux et désordonné d’une nation, résolue à se sauver par l’impossible des époques révolutionnaires.
4 septembre §
Ici, ce matin, sous un ciel gris qui rend tout triste, un silence de la terre, qui fait peur.
Vers les quatre heures, voici l’aspect extérieur de la Chambre. Se détachant du grisâtre de la façade, au-devant et autour des colonnes, sur les marches de l’escalier, le tassement d’une multitude, d’un monde d’hommes, où les blouses font des taches blanches et bleues dans le noir du drap, d’hommes, dont la plupart ont des branchages à la main, ou des bouquets de feuilles vertes, attachés à leurs chapeaux noirs.
Soudain, une main se lève au-dessus de toutes les têtes, et écrit sur une colonne, en grandes lettres rouges, la liste des membres du gouvernement provisoire, pendant qu’en même temps apparaît, charbonné sur une autre colonne : La République est proclamée. Alors des acclamations, des cris, des chapeaux en l’air, des gens escaladant les piédestaux des statues, un homme en blouse se mettant tranquillement à fumer sa pipe, sur les genoux de pierre du chancelier de L’Hôpital, et des grappes de femmes se tenant appendues à la grille, qui fait face au pont de la Concorde.
Partout on entend, autour de soi, des gens s’abordant avec cette parole : « Ça y est ! » et au haut du {p. 21}fronton, un homme enlève au drapeau tricolore son bleu et son blanc, et ne laisse flotter que le rouge.
À la terrasse donnant sur le quai d’Orsay, les lignards offrent, par-dessus le parapet, aux femmes qui se les arrachent, des rameaux verts.
À la grille des Tuileries, près du grand bassin, les N dorés, sont dissimulés sous de vieux journaux, et des couronnes d’immortelles pendent à la place des aigles absentes.
À la grande porte du palais, je vois écrit, à la craie, sur les deux tablettes de marbre noir : À la garde des citoyens. D’un côté est grimpé un mobile, son mouchoir encadrant sa tête à l’arabe sous son képi, de l’autre côté un jeune soldat de ligne tend son shako à la foule : Pour les blessés de l’armée française. Et des hommes en blouse blanche, d’un bras entourant les colonnes du péristyle, et une main appuyée sur un fusil, vocifèrent : Entrée libre du bazar, pendant que la foule fait irruption, et qu’une immense clameur s’engouffre dans l’escalier du palais envahi.
Sur les bancs, contre les cuisines, des femmes sont assises, une cocarde piquée dans les cheveux, et une jeune mère allaite tranquillement un tout petit enfant, dans ses langes blancs.
Le long de la rue de Rivoli, on lit sur la vieillesse noirâtre de la pierre : Logement à louer, et des affiches écrites à la main portent : Mort aux voleurs. Respect à la propriété.
Trottoirs, chaussées, tout est plein, tout est {p. 22}couvert d’hommes et de femmes, semblant s’être répandus de leur chez soi, sur le pavé ; un jour de fête de la grande ville, oui, un million d’êtres qui paraissent avoir oublié que les Prussiens sont à trois ou quatre marches de Paris, et qui, dans la journée chaude et grisante, vont à l’aventure, poussés par la curiosité fiévreuse du grand drame historique qui se joue.
Et c’est, tout le long de la rue de Rivoli, des passages de troupes chantant la Marseillaise. Rien ne manque à la journée, pas même les chienlits des révolutions, et une voiture découverte charrie, porteurs de grands drapeaux, des hommes à barbiches et à œillets rouges, au milieu desquels un turco saoul embrasse une femme ivre.
Il est cinq heures à l’Hôtel de Ville. Le monument de la cité libre, les pieds dans l’ombre, rayonne en haut d’un soleil qui fait aveuglant l’horloge. Aux fenêtres du premier étage, des blouses et des redingotes s’étagent jusqu’aux meneaux supérieurs : le premier rang, assis les jambes pendantes en dehors de l’édifice, et semblable à un gigantesque paradis de titis, dans un décor de la Renaissance.
La place fourmille de monde. Des voitures, où se hissent des curieux, stationnent arrêtées, des gamins sont accrochés à des candélabres, et de toute cette agglomération de créatures enfiévrées, monte une sourde rumeur.
De temps en temps, tombent des fenêtres de petits papiers, que la foule ramasse et rejette, en l’air, et {p. 23}qui font au-dessus des têtes, comme une giboulée de flocons de neige. « Les chiffonniers vont faire leur beurre ! » dit un homme du peuple, de ces papiers : les bulletins du plébiscite du 8 mai, portant les oui, imprimés d’avance.
De temps en temps, des figures de l’extrême gauche, qu’on nomme à côté de moi, viennent cueillir les vivats de la foule, et Rochefort montrant, une minute, sous sa tignasse révoltée, sa figure nerveuse, est acclamée comme le futur sauveur de la France.
En revenant par la rue Saint-Honoré, on marche, par les trottoirs, sur des morceaux de plâtre doré, qui étaient, il y a deux heures, les écussons aux armes impériales de fournisseurs de la ci-devant Majesté, et l’on rencontre des bandes où, tête nue, des hommes chauves, cherchent à exprimer, avec des gestes épileptiques, ce que ne peut plus crier leur voix enrouée, leur gosier aphone.
Je ne sais pas, mais je n’ai pas confiance, il ne me paraît pas retrouver dans cette plèbe braillarde les premiers bonshommes de l’ancienne Marseillaise : ça me semble simplement des voyous d’âge, en joie et en esbaudissement, des voyous sceptiques, faisant de la casse politique, et n’ayant rien, sous la mamelle gauche, pour les grands sacrifices à la patrie.
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Oui, la République ! Dans ces circonstances, je crois qu’il n’y a que la République pour nous sauver, mais une République, où on aurait en haut un {p. 24}Gambetta pour la couleur, et où on appellerait les vraies et rares capacités du pays, et non une République, composée presque exclusivement de tous les médiocrates et de toutes les ganaches, vieilles et jeunes, de l’extrême gauche.
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Ce soir, les bouquetières ne vendent plus, sur toute la ligne des boulevards, que des œillets rouges.
Mardi 6 septembre §
Au dîner de Brébant, je trouve Renan, assis tout seul, à la grande table du salon rouge, et lisant un journal, avec des mouvements de bras désespérés.
Arrive Saint-Victor, qui se laisse tomber sur une chaise, et s’exclame, comme sous le coup d’une vision terrifiante : L’Apocalypse… les chevaux pâles !
Nefftzer, du Mesnil, Berthelot, etc., etc., se succèdent, et l’on dîne dans la désolation des paroles des uns et des autres. On parle de la grande défaite, de l’impossibilité de la résistance, de l’incapacité des hommes de la Défense nationale, de leur désolant manque d’influence près du corps diplomatique, près des gouvernements neutres. On stigmatise cette sauvagerie prussienne qui recommence Genseric.
Sur ce, Renan dit : « Les Allemands ont peu de jouissances, et la plus grande qu’ils peuvent se donner, ils la placent dans la haine, dans la pensée et la perpétration de la vengeance. » Et l’on remémore toute cette haine vivace, qui s’est accumulée depuis {p. 25}Davout, en Allemagne s’ajoutant à la haine léguée par la guerre du Palatinat, et dont la colère expression survivait dans la bouche de la vieille femme, me montrant, il y a quelques années, le château d’Heidelberg.
Et voici que l’un de nous dit qu’hier, pas plus tard qu’hier, un administrateur de chemin de fer lui contait ceci. Il se trouvait, il y a quelques années, à Carlsruhe, chez le ministre plénipotentiaire, et l’entendait dire à un de ses amis, très galantin, très friand de femmes : « Ici, mon cher, vous ne ferez rien, les femmes sont cependant très faciles, mais elles n’aiment pas les Français ! »
Quelqu’un jette dans la conversation : « Les armes de précision, c’est contraire au tempérament français ; — tirer vite, se jeter à la baïonnette, voilà ce qu’il faut à notre soldat ; si cela ne lui est pas possible, il est paralysé. — La mécanisation de l’individu n’est pas son fait. C’est la supériorité du Prussien dans ce moment. »
Renan, relevant la tête de son assiette : « Dans toutes les choses que j’ai étudiées, j’ai toujours été frappé de la supériorité de l’intelligence et du travail allemand. Il n’est pas étonnant que, dans l’art de la guerre, qui est après tout un art inférieur, mais compliqué, ils aient atteint à cette supériorité, que je constate dans toutes les choses, je vous le répète, que j’ai étudiées, que je sais… Oui, messieurs, les Allemands sont une race supérieure ! »
— Oh ! oh ! crie-t-on de toutes parts.
{p. 26}« Oui, très supérieure à nous, reprend Renan en s’animant. Le catholicisme est une crétinisation de l’individu : l’éducation par les Jésuites ou les frères de l’école chrétienne arrête et comprime toute vertu summative, tandis que le protestantisme la développe. »
La douce et maladive voix de Berthelot rappelle les esprits des hauteurs sophistiques aux menaçantes réalités : « Messieurs, vous ne savez peut-être pas, que nous sommes entourés de quantités énormes de pétrole, déposées aux portes de Paris, et qui n’entrent pas à cause de l’octroi, que les Prussiens s’en emparent et les jettent dans la Seine, ils en feront un fleuve de feu qui brûlera les deux rives ! C’est comme cela que les Grecs ont brûlé la flotte arabe… — Mais pourquoi ne pas avertir Trochu ? — « Est-ce qu’il a le temps de s’occuper de n’importe quoi ! » Berthelot continue : « Si l’on ne fait pas sauter les écluses du canal de la Marne, toute la grosse artillerie de siège des Prussiens arrivera, comme sur des roulettes, sous les murs de Paris, mais songera-t-on à les faire sauter… Je pourrais vous raconter des choses comme cela jusqu’à demain matin. »
Et comme je lui demande s’il espère faire sortir, du comité qu’il préside, quelque engin de destruction : « Non, non, on ne m’a donné ni argent, ni hommes, et je reçois 250 lettres, par jour, qui ne me donnent le temps de faire aucune expérience. Ce n’est pas qu’il n’y aurait pas quelque chose à tenter, à trouver peut-être, mais le temps manque, le temps manque {p. 27}pour faire l’expérience en grand… et la faire accepter donc ! Il y a un gros bonnet de l’artillerie que j’entretenais du pétrole : Oui, m’a-t-il dit, on s’en servait au ixe siècle. — Mais les Américains, lui ai-je répondu, dans leur dernière guerre… — C’est vrai, a-t-il repris, mais c’est dangereux à manier, et nous ne voulons pas nous faire sauter. Voyez-vous, ajoute Berthelot, tout est comme cela ! »
Et toute la conversation de la table va aux conditions présumables, que fait le roi de Prusse : à une cession d’une partie de la flotte cuirassée, à la délimitation nouvelle que l’on a vue, sur une carte appartenant à Hetzel, et qui enlèverait des départements à la France.
On interroge Nefftzer qui ne répond pas directement à la question, et avec son scepticisme finement blagueur sous son gros rire, et avec sa parole malignement mordante sous son épais accent alsacien, se moque de Gambetta venant d’envoyer, comme maire de Strasbourg, un maire, qui, d’après lui, se serait sauvé, et remplacerait un maire qui se battrait courageusement, et il accuse X… d’avoir fait sa fortune dans les travaux des fortifications, et encore des officiers du génie, de faire inscrire, sur les feuilles des entrepreneurs, trois cents ouvriers, là, où un atelier de cinquante travaille seulement.
Renan, obstinément attaché à sa thèse sur la supériorité du peuple allemand, continue à la développer entre ses deux voisins, lorsque du Mesnil l’interrompt par cette sortie : « Quant au sentiment {p. 28}d’indépendance de vos paysans allemands, je puis dire que moi, qui ai assisté à des chasses dans le pays de Bade, on les envoie ramasser le gibier, avec des coups de pied dans le cul ! »
« Eh bien, dit Renan, dérayant complètement de sa thèse, j’aime mieux les paysans à qui l’on donne des coups de pied dans le cul, que des paysans, comme les nôtres, dont le suffrage universel a fait nos maîtres, des paysans, quoi, l’élément inférieur de la civilisation, qui nous ont imposé, nous ont fait subir, vingt ans, ce gouvernement. »
Berthelot continue ses révélations désolantes, au bout desquelles je m’écrie :
— « Alors tout est fini, il ne nous reste plus qu’à élever une génération pour la vengeance ! »
— « Non, non, crie Renan qui s’est levé, la figure toute rouge, non pas la vengeance, périsse la France, périsse la Patrie, il y a au-dessus le royaume du Devoir, de la Raison… »
Non, non, hurle toute la table, il n’y a rien au-dessus de la Patrie. « Non, gueule encore plus fort Saint-Victor, tout à fait en colère : n’esthétisons pas, ne byzantinons plus, f…, il n’y a pas de chose au-dessus de la Patrie ! »
Renan s’est levé, et se promène autour de la table, la marche mal équilibrée, ses petits bras battant l’air, citant à haute voix des fragments d’Écriture sainte, en disant que tout est là.
Puis il se rapproche de la fenêtre, sous laquelle passe le va-et-vient insouciant de Paris, et me dit : {p. 29}« Voilà ce qui nous sauvera, c’est la mollesse de cette population ! »
7 septembre §
De la barrière de l’Étoile à Neuilly. Il a plu toute la nuit. Les tentes ont des flaques d’eau dans leurs plis, et de la paille humide s’en échappe, de la paille laissant voir, dans l’intérieur des tentes, des morceaux de rouge, qui sont des soldats pelotonnés dormant. Au dehors sèchent, accrochés, çà et là, des chaussons, des caleçons, des clairons vertdegrisés, et, entre deux pavés, de pauvres petits feux grésillent sur du bois pourri de démolitions. Des sentinelles, semblables à des malades d’hôpital, montent la garde, empaquetées dans une couverture, et la tête serrée dans un mouchoir à carreaux bleus.
Tous ces soldats portent sur leurs visages, et dans l’engourdissement paresseux de leurs mouvements, le malaise de la nuit froide. Ils ne sont pas tristes, mais ils ont en eux une sorte de passivité, de résignation à la fois mélancolique, et un peu stupide. Ça semble des soldats pour mourir, non pour vaincre, des soldats prédestinés à la défaite par la désertion du moral, et dont le cerveau trouble, est hanté par le grand dissolvant des armées : la Trahison.
Dans le nombre, quelques belles insouciances ou quelques gaietés résistantes : un groupe mangeant gaillardement, sur une table, fabriquée d’une planche posée sur deux tronçons de poêle, et derrière la {p. 30}table, un troupier, au geste vainqueur, batifolant avec une cantinière du 93e, au petit tablier de soie bleue, envolé de sa jupe de drap.
Sur le mur des fortifications pèse un ciel bas, à travers lequel le vent chasse des nuées grises, au-dessus d’une ligne jaune : le ciel que Decamps met au-dessus de ses combats de Cimbres et de Teutons, et où, dans le moment, luit le bronze luisant de pluie, d’une pièce de 24, dont un gamin tourmente la manivelle.
Je monte sur le rempart. C’est comme l’écroulement de l’horizon, de ses arbres, de ses maisons, tombant à terre, dans un grand bruit étouffé, tandis que des pans de mur restent debout ainsi que des décors de dévastation, où se voient les poutres de toits à jour, enfermant du bleu du ciel, et des recoins rouges de marchands de vin effondrés. Dans la verdure seule, est encore debout la chapelle du duc d’Orléans.
Sur le pont-levis dans le chemin tournant, un désordre, une bousculade. Déjà le moi des hommes et des femmes s’est fait brutal, presque féroce. On se pousse les uns les autres, sous tous ces déménagements, sous toutes ces fuites, on se pousse sous les roues de toutes ces charrettes, de tous ces omnibus, de tous ces transports militaires, de tous ces haquets, enchevêtrés l’un dans l’autre, embourbés dans le chemin défoncé. Et l’on ne gagne l’avenue de Neuilly qu’un peu frôlé par le moyeu des roues, qu’un peu souffleté par les planches et les morceaux de bois portés par les ouvriers.
{p. 31}Jusqu’au pont, des deux côtés, les effets militaires séchant aux portes, aux fenêtres, font comme un immense Temple du haillon, et l’on marche, tout le temps, dans le bruit sec des batteries de fusil, que les soldats nettoient.
8 septembre §
De la porte de Point-du-Jour jusqu’à mi-chemin de Saint-Cloud, se disputant l’entrée de Paris, trois et quatre rangées de voitures de toutes sortes, de toutes espèces, de toutes dimensions, voitures citadines et rustiques, au milieu desquelles s’élèvent, comme des maisons, les grandes voitures de foin, traînées par des bœufs roux. Et fiacres et charrettes, tour à tour fouettés de coups de soleil et de giboulées de pluie, montrent des mobiliers ruisselants d’eau, les mobiliers misérables de la banlieue de Paris, en haut desquels sont juchées, toutes branlantes, de vieilles femmes tenant sur leurs genoux des cages, où volètent de pauvres oiseaux affolés.
Autour, tombent toujours les grands arbres avec le frôlement sourd des branchages, tombent toujours les maisons avec le bruit de casse strident des vitres, se brisant sur le pavé.
La Seine emporte, sur ses eaux, le bruit des sonneries de clairons et des batteries de tambours des deux rives, desquelles se détache, çà et là, le sabot grisâtre d’une canonnière, que surmonte son énorme canon.
{p. 32}Les pelouses du parc de Saint-Cloud disparaissent sous les pantalons rouges de la ligne qui s’exerce, et l’on peut se croire au milieu de la guerre, à se voir entouré de ces hommes répandus sous les grands arbres, courant au pas gymnastique, agenouillés sur l’herbe, et faisant à blanc aujourd’hui, le simulacre de la fusillade qu’ils auront à faire demain.
Au petit café, où, il n’y a pas encore trois mois, j’étais assis à côté de celui qui est mort, je vois passer devant moi, sur des chevaux fourbus, des fantômes de dragons tout loqueteux, avec des casques bosselés, des tronçons de carabine, et des poules de la maraude, se débattant dans les filets, attachés à leurs selles.
Je monte au fort en terre, que l’on construit à Montretout. Au milieu de ceps, tout chargés de raisins noirs, j’aperçois la cravate blanche du vieux Blaisot, du doyen des marchands d’estampes, du descendant du libraire ayant son étalage, pendant le xviiie siècle, au bas du grand escalier de Versailles, du dénicheur de goût, auquel mon frère et moi, avons acheté de si beaux dessins de l’école française. Il est en train d’inspecter son petit carré de vigne, en regardant de travers le fort qui l’empêchera de bâtir la maison, où le vieillard qui a passé tant d’heures dans l’air vicié des salles de vente, espérait faire respirer à sa vieillesse l’air vivifiant de la haute colline.
Le fort, il est encore dans la tête de l’officier du génie chargé de le construire. On entend des manœuvriers gouailleurs dire : « Le fort, il sera fini dans {p. 33}trois mois ! » Quant aux vingt mille ouvriers, qui, dans les journaux, sont censés y travailler, un curieux me dit qu’ils étaient à peine quelques centaines ces jours-ci, et qu’aujourd’hui ils sont en tout mille, et encore les trois quarts sont-ils des soldats de la ligne. Empire, République, c’est toujours la même chose.
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C’est agaçant tout de même d’entendre à tout, propos : C’est la faute de l’Empereur ! et il y a de la générosité à moi d’écrire cela, à moi qui, pour la citation de quatre vers, cités dans le cours de littérature de Sainte-Beuve, couronné par l’Académie, ai été poursuivi en police correctionnelle par le gouvernement impérial, — et ce qui ne s’était jamais vu dans aucun procès de presse, placé entre des gendarmes, — oui, c’est agaçant. Car si les généraux ont été incapables, si les officiers n’ont pas été à la hauteur des circonstances, si… si…, ce n’est pas la faute de l’Empereur. Un homme n’a pas cette influence sur un peuple, et si le peuple français n’avait pas été très mal portant, très malade, la médiocrité de l’Empereur n’eut pas empêché la victoire.
Soyons bien persuadés que les souverains ne sont absolument que les représentants de l’état moral de la majorité de la nation qu’ils gouvernent, et qu’ils ne resteraient pas, trois jours, sur leurs trônes, s’ils étaient en contradiction avec cet état moral.
Samedi 10 septembre §
Catulle Mendès, en {p. 34}uniforme de volontaire, vient me donner la main chez Péters.
Un garçon que j’ai connu à l’hydrothérapie dîne à côté de moi. Il hèle un monsieur au passage : — « Combien vous reste-t-il de fusils ? — Mon Dieu, à peu près 330 000, mais j’ai peur que le gouvernement ne me les reprenne ! » Et mon voisin me raconte que l’homme aux fusils, est un génie dans son genre, un voyant, qui a gagné six millions dans des affaires, que personne ne soupçonnait, qu’il achète d’un coup 600 000 fusils de rebut, à 7 francs pièce, et qu’il les revend près de 100 francs au Congo, au roi du Dahomey, et encore gagne-t-il sur l’ivoire et la poudre d’or avec lesquels on le rembourse. C’est chez lui une série d’affaires extraordinaires, toujours faites dans ces proportions : un jour l’achat de toutes les démolitions de Versailles ; un autre jour l’envoi en Chine de 100 000 systèmes de lieux à l’anglaise.
Dimanche 11 septembre §
Tout le long du boulevard Suchet, tout le long du chemin intérieur des fortifications, l’animation allègre et grandiose du mouvement de la Défense nationale. Tout le long du chemin, la fabrication des fascines, des gabions, des sacs de terre, le creusage dans les tranchées des poudrières et des caves à pétrole, et sur le pavé des anciennes casernes de gabelous, l’écroulement sourdement retentissant des boulets dégringolant des {p. 35}camions ! En haut sur le couronnement, l’exercice du canon par des pékins, en bas l’exercice des fusils à tabatière par des gardes nationaux. À tout moment, le passage des blouses bleues, noires et blanches des mobiles, et dans l’espèce de canal de verdure du chemin de fer, l’éclair rapide des trains, dont on ne voit que le dessus tout rouge de pantalons, d’épaulettes, de képis de cette population militaire, improvisée dans la population bourgeoise.
Le Champ-de-Mars est toujours un camp, où la gaudriole soldatesque a fusiné, sur la toile grise des tentes : « On demande des bonnes pour tout faire ! » Des files interminables de chevaux descendent boire à la Seine, et longent le quai, où des barrières de grosses cordes enferment des trains d’artillerie et des équipages de pontonniers.
Les Champs-Élysées qui ne sont plus arrosés : une tourmente de poussière, à travers laquelle apparaît une multitude armée, et de temps en temps, l’éclair du casque d’une estafette, se détachant, au bas de l’avenue, sur le ciel violet, sur l’obélisque tout blanc.
À la place de la Concorde, un rassemblement aux pieds de la statue de Strasbourg. Une échelle humaine est faite d’hommes en blouse, qui, grimpés après sa pierre blanche, et accrochés au geste canaillement puissant du poing de la statue sur sa hanche, fleurissent la ville héroïque, de branchages, de fleurs, de drapeaux, d’oripeaux patriotiques, tandis qu’au-dessous, des ronds de chapeaux noirs, {p. 36}s’abaissant devant la porte, toute verte de couronnes d’immortelles, piquées de cocardes, me font deviner des signataires du registre d’indignation.
À l’entrée de la rue de Rivoli, des charrettes passent, laissant voir les quatre pieds de grands bœufs morts, étendus sur le dos, et couverts d’une serge verte.
La grande allée des Tuileries est jonchée de paille. Sur la litière de cette gigantesque écurie, et semblant poser pour les études aimées de Géricault, se développent, s’allongent, se ramassent, dans le chatoiement du plein air, les croupes blanches, alezanes, pommelées de milliers de chevaux. Derrière eux, la ligne sévère des caissons avec leur roue de rechange, et au plus loin que l’œil va sous les arbres, dans ces jeux d’ombre et de lumière, encore des croupes de chevaux, des fumées de forges de campagne, des montagnes de foin et de paille. Le grandiose et excitant spectacle, que cette image de la guerre, étalée dans ce jardin de plaisance, au milieu de ces parterres, au milieu de ces orangers, au milieu de ces statues de marbre, aux piédestaux desquels s’accrochent aujourd’hui des sabres et des manteaux d’ordonnance.
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Ce soir, quelle insouciance, quelle belle non-conscience du lendemain, de ce lendemain, où la ville sera peut-être à feu et à sang ! Le même enjouement, la même futilité de paroles, le même bruit léger et ironique des conversations, dans les restaurants, {p. 37}dans les cafés. Femmes, et hommes sont les mêmes êtres de frivolité qu’avant l’invasion, seulement quelques femmes grinchues trouvent que leurs maris ou leurs amants lisent trop longtemps le journal.
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Je repasse cette nuit le long des Tuileries, et je retrouve le spectacle de la journée, baigné de la laiteuse clarté d’une lune, levée au haut de la rue de Rivoli, et qu’écorne la haute cheminée du pavillon de Flore. Sous l’électrique clarté, bleuissant et glaçant le vert du feuillage, à travers ces arbres, qui prennent des apparences d’arbres de mythologie, parmi le silence du parc endormi, où ne s’entend que la cantilène d’un artilleur qui veille, toutes ces croupes, dans leur immobilité blanche, font rêver à des chevaux de pierre, — à un haras de marbre, retiré d’un Parthénon, découvert dans un bois sacré.
Mardi 13 septembre §
C’est le jour de la grande revue, de la monstre de la population en armes.
Au chemin de fer, les wagons sont escaladés par les lignards, leurs pains ronds fichés dans les baïonnettes. À Paris, dans toutes les rues et les boulevards nouveaux de la Chaussée-d’Antin, les trottoirs ne se voient plus, sous les masses grises de vivants qui les recouvrent : une première ligne de mobiles, en blouse blanche, assis les pieds dans le ruisseau, une seconde ligne adossée ou couchée contre les {p. 38}maisons. Entre une double haie de citoyens armés, remontent le boulevard, les baïonnettes des gardes nationaux allant à la Bastille ; descendent le boulevard, les baïonnettes des mobiles allant à la Madeleine : — un double courant étincelant sous le soleil d’éclairs d’acier, et qui ne cesse pas.
De toutes les rues débouchent des gardes nationaux en redingote, en vareuse, en bourgeron, avec au-dessus de leurs têtes, des chants qui n’ont plus rien de la note gamine ou crapuleuse de ces jours derniers, mais où semble aujourd’hui se recueillir le dévouement, et où paraît monter l’enthousiasme de cœurs héroïques.
Tout à coup, dans le bruit des tambours, un grand silence ému, des regards d’homme se rencontrant, comme dans un serment de mourir, puis de cet enthousiasme concentré sort un grand cri, un cri du fond de la poitrine, qui salue avec : Vive la France ! Vive la République ! Vive Trochu ! le galop rapide du général et de son escorte.
Le défilé commence de cette garde nationale, aux fusils fleuris de dahlias, de roses, de floquets de rubans rouges, défilé interminable, où le chant d’une Marseillaise, plutôt murmuré que crié, laisse au loin derrière la marche lente des hommes, comme les ondes sonores et pieuses d’une mâle prière.
Et à voir dans les rangs, ces redingotes, côte à côte, avec les blouses, ces barbes grises mêlées aux mentons imberbes, à voir ces pères, dont quelques-uns tiennent par la main leurs petites filles, glissées {p. 39}dans les rangs, à voir ces hommes du peuple et ces bourgeois faits soudainement soldats, et prêts à mourir ensemble, on se demande s’il ne se fera pas un de ces miracles qui viennent en aide aux nations qui ont la foi.
Je monte à Montmartre, au Moulin De La Galette, et aux pieds du pittoresque moulin, enguirlandé de lierre courant au travers des têtes antiques de plâtre, je trouve la curiosité de Paris qui se repaît de la batterie de marine, installée dans le sable jaune.
Des hommes, des femmes regardent au loin les grandes fumées blanches, s’élevant du vert des forêts de Bondy, de Montmorency, et au milieu desquelles un village qui brûle, flambe comme le feu d’une cheminée de forge. Pendant que je regarde au loin, une vieille femme qui a conservé un accent de province, me dit : « Est-il possible qu’on brûle tout ça ! » On sent chez cette vieille femme un sentiment manquant absolument à la population féminine parisienne m’entourant : l’attachement à la nature, aux arbres, à tout ce qui a été son berceau.
Je pousse jusqu’à La Chapelle. Sur les sales coloriages des maisons du faubourg Saint-Denis, ce ne sont que des fusils déposés contre les murs ; sous les voûtes moisies et rustiques des grandes portes cochères, ce ne sont encore que des fusils. Tout le monde qui mange ou boit à la porte des cabarets, a un fusil entre les jambes. Des ouvriers, le tablier de cuir au ventre, font jouer devant leurs femmes la batterie d’une tabatière, pendant que, par la petite {p. 40}porte de la mairie, jaillit un flot de populaire en blouse, brandissant des fusils.
Sur la chaussée se presse et se hâte la fin des déménagements retardataires, que traîne dans des voitures à bras le mâle attelé, que pousse par derrière la femelle. Au milieu s’élèvent d’immenses chariots, avec les tonneaux en avant, les paniers à volaille au milieu, et à l’arrière la literie et les matelas sous une couverture tendue, où sont pelotonnés les femmes et les enfants.
Puis c’est la rentrée verte de tout ce que les champs maraîchers ne doivent pas garder pour l’ennemi : des charrettes de choux, des charrettes de potirons, des charrettes de poireaux, marchant lentement sous un ciel gris, traversé d’un grand zigzag orange ; et sur les trottoirs, et entre les roues des voitures, toute une population de déménageurs et de déménageuses, portant suspendus à leurs personnes les dépouilles du champ ou les baroques débris du logis hors barrière. Je remarque une toute petite fille ayant une paire de bottes à l’écuyère accrochée par une ficelle à une épaule, et portant, de sa main libre, un vieux baromètre doré.
Le soir, je retourne à Montmartre. Je grimpe par ces montées et ces escaliers de ville arabe ; par ces rues étranges, et que la nuit fait presque fantastiques. Cet incendie, ces cieux réverbérés, cet horizon de flammes, tout ce que l’imagination attendait de cet incendie des forêts, tout ce que cherche, à voir, près de l’abreuvoir, la foule piétinante dans l’ombre ; {p. 41}rien, rien qu’une ligne qui semble fermer la vue avec un mauvais cordon de réverbères mi-éteints.
15 septembre §
Rue de Vannes, et dans tout le quartier haillonneux, marmiteux, marmailleux, aux portes des allées, des conciliabules de femmes coléreuses ou dolentes, s’entretenant de l’appel fait par toutes les mairies aux hommes libres.
Devant une maison en construction, les maçons rentrent les plâtras, en disant que demain ils ne travailleront plus.
Le palais du Sénat, les portes grandes ouvertes, montre aux yeux de qui y pénètre, son raide et solennel mobilier rouge au bois blanc et or, semblable à une salle de spectacle du premier Empire, retrouvé dans le vide d’un palais abandonné, après une représentation de Talma.
Sous les galeries du Luxembourg, bourdonne l’impatience des étudiants, attendant les journaux du soir.
Sur les boulevards extérieurs, la rencontre des mobiles, revenant avec des souliers jaunes et les couvertures de la distribution, et des deux côtés, entre des murs de planches, le parquage de grands bœufs étonnés.
Sur le chemin qui passe derrière le Marché aux chevaux, des blouses lisent le journal au gaz des réverbères, et le gaz des arrière-boutiques des marchands de vin, montre les consommateurs faisant {p. 42}l’exercice, commandés par le gros homme du comptoir.
Chez Burty, un jeune journaliste raconte qu’il vient de voir vendre, rue de Turenne, des lapins au boisseau, et bientôt se met joliment et spirituellement à blaguer l’héroïsme à venir, — et lui, qui est tout prêt à se faire tuer, — à blaguer même le patriotisme de ses propres articles.
La blague, toujours la blague ! c’est de cela que nous mourrons, plus que de toute chose, et je suis flatté d’avoir été le premier à l’écrire.
Vendredi 16 septembre §
Aujourd’hui je m’amuse à faire le tour de Paris par le chemin de fer de ceinture.
C’est un curieux spectacle que celui de cette vision, rapide comme la vapeur, saisissant, au sortir de la nuit d’un tunnel, des lignes de tentes blanches, des chemins creux où passent des canons, des berges de fleuves aux petits parapets crénelés d’hier, des débits avec leurs tables et leurs verres sous le ciel, et dont les cantinières improvisées, se sont cousu des galons au bas de leurs caracos et de leurs jupes : vision, à tout moment, interrompue et barrée par l’obstacle d’un haut talus, au bout duquel se retrouve l’éternel horizon du rempart jaune, surmonté de petites silhouettes de gardes nationaux. Partout la guerre… Et à chaque instant les plus charmants motifs pour la peinture. Ici, dans une cépée d’arbres, {p. 43}un atelier de gabions et de fascines, et la note bleue des blouses dans l’abatis lilas et vert des arbres ; là, accrochée à un petit monticule, entre des troncs d’arbres, l’installation presque aérienne de la cuisine et des lits à la Robinson, de soldats du génie.
À la station de Bel-Air, grande émotion. Les employés, avec des gestes fiévreux, me racontent qu’on vient d’arrêter le maréchal Vaillant, qui indiquait à un Prussien les endroits faibles des fortifications, et s’indignent qu’on n’ait pas fusillé le traître sur place. Toujours Pitt et Cobourg ! Dans les grands dangers, la bêtise augmente d’une manière formidable.
Je descends au boulevard d’Ornano. Il passe au même instant, armé de pelles et précédé de clairons, un bataillon de marine, qui, dans un instant, a pris possession de la caserne des douaniers, et j’ai le plaisir de voir, à toutes les fenêtres, les intrépides figures, à la gaîté grave, aux yeux de la couleur d’une vague dans du soleil.
Samedi 17 septembre §
À Boulogne, il n’y a plus d’ouvert que le charcutier, le marchand de vin, le coiffeur. Dans le village abandonné, des voitures de déménagement stationnent, sans chevaux, devant des matelas et des objets de literie jetés sur le trottoir, et çà et là, quelques vieilles femmes assises au soleil, devant la porte d’une allée obscure s’obstinent à rester, à vouloir mourir, là où elles ont vécu. Dans les ruelles latérales, désertes et {p. 44}inanimées, les pigeons piétinent le pavé, sur lequel aucun vivant ne les dérange. Et en cette absence de vie humaine, les fleurs éclatantes et les coins de jardins fleuris et tout gais sous le soleil, font un contraste étrange.
La route jusqu’à Saint-Cloud continue entre la rangée des maisons aux persiennes fermées, aux boutiques closes, intriguant l’œil du promeneur, par la multitude de choses perdues, dans la précipitation de la rentrée à Paris, et semées sur le pavé. Un petit chausson d’un enfant, chausson tout neuf, me raconte toute une histoire.
Saint-Cloud, avec ses étages de maisons dans la verdure, sous le rayonnement du plus beau jour, fait peur avec son silence : on dirait une ville morte, sous l’azur implacable d’un beau ciel de choléra.
Sur la place, d’ordinaire si peuplée, quelques rares passants, et au plus loin, dans le fin fond des rues, deux ou trois groupes s’entretenant avec des gestes désolés. Les pierres ont, aujourd’hui, ici, comme le recueillement humain des grandes catastrophes.
Dans le parc, le reste de la paille jaune, qui a servi de litière aux chevaux, pourrit autour des grosses pierres, noircies par les feux de la cuisine en plein air des soldats. Des enfants sont en train de casser la barrière verte de la machine à se faire peser, dont les fauteuils ont été enlevés.
Deux ou trois femmes, restées dans les boutiques de la grande allée, frissonnent aux coups de canon de l’exercice. Une d’elles, au visage jeune, aux cheveux {p. 45}gris, aux yeux rouges de larmes, m’interpelle, poussée par l’expansion bavarde du chagrin chez la femme : « N’est-ce pas que c’est triste, monsieur, moi, j’ai un fils blessé et prisonnier à Dantzig… Il m’écrit qu’il est bien mal, qu’il fait froid là, comme au cœur de l’hiver… Je lui ai envoyé 40 francs, il ne les a pas reçus… Je ne puis lui en envoyer, je n’ai plus rien… Mon mari part ce soir… et j’ai une fille qui est toujours malade. »
Je m’enfonce un peu dans le parc : personne, sauf un zouave qui se lave mélancoliquement les pieds, au milieu des gigantesques grenouilles de pierre de la cascade, et dans le lointain le passage de voyous, armés de fusils et de pistolets, partant braconner, et dont j’entends bientôt les coups de feu.
Sur le boulevard des Italiens, dans la fermeture de tous les magasins, à l’exception des deux boutiques de l’armurier Marquis, et de l’arquebusier, son voisin, il fait presque nuit noire. Dans cette obscurité, quelques promeneurs vaguent à petits pas, avec des regards ennuyés qui s’arrêtent, un moment, sur les nouvelles industries en plein air du jour : les marchands de cannes à épée, les marchands de gourdes, les marchands de plastrons de cuir à l’épreuve de la baïonnette. Sur une petite table, un juif vend des numéros de képis, et des aiguilles à nettoyer les chassepots.
Il y a toujours l’éternel rassemblement au coin de la rue Drouot, et dans le foyer de lumière que fait le gaz des cafés à l’entrée du passage Jouffroy, au-dessus des képis qui coiffent toutes les têtes, se {p. 46}balancent à une ficelle, tendue entre deux arbres, des caricatures bêtes contre l’Empereur et l’Impératrice.
Dimanche 18 septembre §
Pélagie n’a trouvé ce matin, chez les boulangers d’Auteuil, qu’un sou de pain.
Lundi 19 septembre §
Le canon tonne toute la matinée. Je suis à onze heures à la porte du Point-du-Jour. Sous le pont du chemin de fer, suspendues à des saillies de la muraille crénelée qui n’est pas terminée, montées sur des tas de plâtre et de moellons, grimpées sur des échelles, des femmes écoutent anxieuses, du côté du pont de Sèvres, pendant que défilent, sous elles, des bataillons qui vont au feu, et s’ouvrent difficilement un passage dans la rentrée des derniers habitants extra muros, poussant devant eux leurs brouettes chargées, — mêlés qu’ils sont à des bandes de fuyards.
On interroge ces hommes, où il y a des lignards du 46e ayant de la boue jusqu’aux genoux, et quatre ou cinq zouaves, dont l’un a une égratignure à la figure : ces hommes qui semblent chercher à jeter le découragement, avec leurs paroles, leurs têtes épouvantées, leurs mines de lâches.
En dépit de cet aspect de retraite, de débandade, de panique, les mobiles, qui attendent des ordres, et sont dans le désarroi de corps non {p. 47}commandés, sont un peu pâles, mais avec un air de décision.
En ce moment défile, avec la tenue martiale de vieilles troupes, un bataillon de garde municipale, dont un officier, en tournant le pont, et apercevant le zouave à l’égratignure, crie à la foule : « Qu’on arrête ce zouave, ils se sont sauvés ce matin ! » et bientôt je vois le zouave arrêté et ramené au feu.
Rentre un bataillon de mobiles, dont un moblot a une épaule prussienne au bout de sa baïonnette.
Puis, c’est une tapissière, où il y a trois zouaves blessés, et dont on ne voit passer que le haut des trois fusils, et des têtes jaunes sous des calottes rouges.
Les mobiles s’agitent autour de moi, fiévreux, impatients, demandant à aller au feu, chantant la Marseillaise, et commencent un feu roulant avec leurs cartouches à balles qu’ils essayent.
Je retourne au Point-du-Jour, au moment où rentre un petit peloton de zouaves. Ils disent que c’est tout ce qui reste du corps de deux mille hommes dont ils faisaient partie. Ils racontent que les Prussiens sont au nombre de cent mille dans le bois de Meudon, que le corps de Vinoy a été dispersé comme les grains de plomb d’un coup de fusil… On sent dans ces récits la démence de la peur, les hallucinations de la panique.
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Un joli tableautin, à la porte de Neuilly. Dans l’encombrement des voitures et des déménagements, une brouette arrêtée, dont le brouetteur reprend {p. 48}haleine. Sur la brouette un sommier élastique, en travers, de chaque côté, un accumulis de chaises, et au milieu, tout de son long innocemment étalée sur une couverture piquée, une petite fille déjà grandelette, la robe relevée au-dessus de ses longs bas, où il y a des jambes de biche, — dormant fatiguée et sereine, la bouche aux petits dents blanches, ouverte dans un sourire.
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Encore un peloton de zouaves près de la Madeleine. L’un d’eux, riant d’un rire nerveux, me dit qu’il « n’y a pas eu bataille… que ç’a été de suite un sauve qui peut… qu’il n’a pas tiré une cartouche ». Je suis frappé par le regard de ces hommes : le regard du fuyard est diffus, trouble, glauque, il ne s’arrête, ne se fixe sur rien.
Sur la place Vendôme, près de l’état-major de la place, où l’on amène, à tout moment, des gens quelconques, que l’on accuse d’être des espions, je rencontre, dans la foule, Pierre Gavarni, qui est capitaine d’état-major de la garde nationale. Nous allons dîner ensemble, et à table il me confie que depuis les premières défaites — il a été à Metz et à Chalons, comme secrétaire de Ferri-Pisani — il est frappé de l’agitation dans le vide de tout le monde, du manque d’attention du cerveau français, au sujet de ses plus grands intérêts. Voilà plusieurs fois qu’il va chercher, sans pouvoir l’obtenir, un état des fusils du Mont-Valérien.
Ce soir, sur les boulevards, la foule des jours {p. 49}mauvais, une foule agitée, houleuse, cherchant du désordre et des victimes, et d’où sort, à tout moment, le cri : « Arrêtez-le ! » et aussitôt sur la piste d’un pauvre diable se sauvant, la ruée brutale d’un groupe d’hommes qui se précipite à travers les promeneurs, avec des violences prêtes à le déchirer.
Mardi 20 septembre §
Je descends à Batignolles, et au milieu des boutiques, pleines de produits et de choses de commerces bizarres, mon œil s’arrête sur une boutique aux volets fermés, et à la porte ouverte, sur laquelle il y a écrit, en grosses lettres : AMBULANCE, entre deux croix rouges.
Dans l’intérieur de la boutique, un homme range des bandes sur une petite table, et aux pieds des lits, des femmes font de la charpie. Cet homme, ces femmes, ces lits vides, attendant l’amputation, la mort, enfin cette mise en scène et cette répétition des choses douloureuses qui vont se passer demain, dans ce local, cela frappe plus que s’il y avait des blessés dans ces lits.
Me voilà devant sa tombe. Il y a aujourd’hui trois mois, trois mois qu’il est mort. Accoudé sur la grille, pendant que je m’enfonce dans le passé à deux, déjà si lointain, pendant qu’en toussant, je pense que cette bronchite dont je souffre, pourrait bien nous faire retrouver assez vite, l’entretien de ma pensée avec ce qui reste de lui sous la pierre est, à chaque minute, interrompu et dérangé par les commandements de {p. 50}l’exercice, fait tout autour du cimetière par la mobile.
Nous sommes, ce soir, en petit nombre chez Brébant. Il y dîne Saint-Victor, Charles Blanc, Nefftzer, Charles Edmond. On cause de la lettre de Renan à Strauss. Saint-Victor nous entretient de la correspondance de l’Empereur, qu’on va publier, et sur laquelle Mario Proth, le secrétaire de la commission, lui a donné quelques renseignements. Il existe, à ce qu’il paraît, une lettre d’un nom connu de l’opposition, qui demande à l’Empereur de lui payer 100 000 francs de dettes… — « Très bien, dis-je, si on publie toutes les lettres, et si des connaissances, des relations, des amitiés, n’exemptent pas les uns du déshonneur, infligé aux autres ! » — « Vous concevez, c’est bien difficile, me répond-on. Il y a déjà le dossier Bazaine, qu’a fait enlever le parrain des enfants du maréchal… » Je pense en moi-même à la justice de l’Histoire.
La conversation retombe sur la défense de Paris, et tous les convives montrent un grand scepticisme à l’endroit de la solidité de la défense, de l’héroïsme de la mobile, du succès des barricades.
— « Oh ! oh ! fait la grosse voix raillarde de Nefftzer : de l’héroïsme patriotique, il y en aura à revendre… Vous ne savez donc pas qu’il y a des gens qui veulent faire sauter Paris, j’en connais un, je vous en préviens, oui, un rédacteur du Réveil doit faire sauter Paris avec soixante tonneaux de pétrole… Il dit que cela suffit. »
Et l’ironie de Nefftzer gagnant la table, prise comme d’un besoin de se soulager dans des paroles amères, {p. 51}blasphématrices, quelqu’un jette : « Tiens, si on brûle Paris, faudra le rebâtir en chalets… en chalets… le Paris d’Haussmann. »
Oui, répond en chœur la table : « Nous allons être forcés de nous faire sages, sérieux, raisonnables… L’Opéra, il est urgent de lui chercher une autre destination, il n’est plus en rapport avec nos moyens, nous n’allons plus être assez riches pour nous payer des ténors… nous aurons un Opéra, comme en ont les sous-préfectures… Oui, oui, nous allons être condamnés à devenir un peuple vertueux ! »
Nous ne croyions pas si bien dire, lorsque montent à nos fenêtres des clameurs menaçantes, avec le cri : « À bas le lupanar ! Éteignez le gaz ! » Et nous sommes forcés de faire éteindre les lustres, dans les vociférations d’un populo, qui, sous le prétexte qu’il a vu une lorette dans un cabinet, prend un plaisir de basse envie et d’émeute jalouse, à empêcher les bourgeois de dîner, tandis que, lui, il garde ouverts, ses b… et ses guinguettes.
Mercredi 21 septembre §
Aujourd’hui, anniversaire de la proclamation de la République, une manifestation de vieux voyous et de jeunes titis, portant devant eux une grande toile, sur laquelle est peinte une figure de la Liberté, transpercée de la lumière des torches qu’ils portent derrière la toile — un vrai transparent de l’Ambigu qui vous dégoûte de la liberté et de ce peuple de cabotins.
Jeudi 22 septembre §
{p. 52}Sur les hauteurs du Trocadéro ; dans l’air ventilant, et tout sonore de l’incessant tambourinement du Champ-de-Mars, des groupes de curieux, au milieu desquels des Anglais corrects, l’étui des courses au dos, tiennent avec des gants glacés, d’énormes jumelles. On voit des jeunes filles, d’une main maigrelette, soulevant avec de jolies maladresses une longue lunette d’approche, tandis qu’elles se bouchent enfantinement un œil, de l’autre main. De distance en distance, les télescopes, qui, pendant la paix, regardent le soleil et la lune, sont braqués sur Vanves, Issy, Meudon, et au milieu des curieux, pyramide sur une petite échelle, un mobile, le fusil au dos, et l’œil au verre grossissant. L’horizon n’est que brouillard et poussière, avec quelques fumées blanches, qu’on suppose des fumées de coups de canon.
En arrière des lorgnettes et des télescopes, éclate la bruyance de garçonnets de quatorze ans, formés en compagnies, et portant, comme drapeaux, des planchettes fixées sur de longues lattes, où se trouve écrit : « Aides d’ambulance, Aides de génie, Aides pompiers » : bataillons de gavroches, qui, la cigarette au coin de la bouche, s’improvisent acteurs de la révolution dans du tapage, et quelque chose qui ressemble à une émeute de momaques. Il y a là des frimousses de toutes sortes et des blouses de toutes couleurs, au milieu desquelles sont embrigadés de pâles enfants de troupe, et de roses petits mitrons, à la toque blanche.
{p. 53}Ce soir, en descendant du chemin de fer, tous les voyageurs d’Auteuil regardent, avec un certain sérieux, l’espèce d’armoire blindée, dans laquelle se tiennent à partir d’aujourd’hui les chauffeurs.
Vendredi 23 septembre §
Pélagie se vante de n’avoir aucune peur, déclare que cela lui semble de la guerre pour rire. En effet, la terrible canonnade de ce matin, ce n’est guère, comme elle le disait, que le bruit de tapis qu’on secoue. Mais attendons.
Au Palais de l’Industrie, un cercle de femmes et d’hommes, rangés autour de la petite porte de gauche, attendant, dans l’attente d’un cœur serré, les voitures qui doivent ramener les blessés.
Toujours sur le pavé de la place Vendôme, en face de l’État-major de la place, des groupes expectants, agités par tout ce qui y vient, tout ce qui y entre ; tout ce qu’on y amène, tout ce qui en sort. J’en vois sortir, entre deux mobiles, un homme pâle, à casquette blanche. On me dit que c’est un maraudeur, qu’on fusillera demain. Dans les vivats de la foule, j’y vois entrer un vieux curé, gaillardement en selle sur un cheval, qu’on reconnaît pour un cheval prussien. Les grandes bottes montant aux cuisses, le brassard à la croix rouge au bras, il apporte, à franc étrier, des renseignements sur le combat, dont il sort.
C’est terrible pour le détraquage de la machine, ces hauts et ces bas de l’espérance ; c’est mortel, ces illusions que les plus sceptiques acceptent au {p. 54}contact de la foule, à toutes les fausses bonnes nouvelles volant sur toutes les bouches, à la contagion du gobage des multitudes crédules : — illusions que détruit tout d’un coup la rédaction sèche du rapport officiel.
Et toujours la porte des cafés que l’on pousse, et toujours le tapage des conversations rieuses, et toujours la vie insouciante de la capitale, subsistant avec toute l’horreur de la guerre à la cantonade.
Samedi 24 septembre §
Dans la capitale du manger frais et des primeurs, il est vraiment ironique de voir les Parisiens se consulter devant les boîtes de fer-blanc des marchands de comestible et des épiciers cosmopolites. Enfin ils se décident à entrer, et sortent, emportant sous le bras, le boilled mutton ou le boilled beef, etc., toutes les conserves possibles et impossibles de viandes, de légumes, de choses qu’on n’aurait jamais pensé devoir devenir la nourriture du Paris riche.
Les industries sont toutes transformées ; des vareuses et des tuniques de gardes nationaux remplissent la devanture des magasins de blanc ; des plastrons Disderi sont étalés au milieu des fleurs exotiques ; et par les soupiraux des sous-sols, l’on entend le martèlement du fer, et à travers les barreaux s’aperçoivent des ouvriers qui forgent des cuirasses.
La carte des restaurants se resserre. On a mangé {p. 55}les dernières huîtres hier, et il n’y a plus en fait de poisson que de l’anguille et des goujons.
En sortant du Pied de mouton, je traverse les Halles, toutes retentissantes du bruit tonnant du déchargement des provisions, mêlé au bruit grêle des baguettes tombant dans les fusils à pistons des gardes nationaux, et je rencontre Charles Blanc en compagnie de Chenavard, qui me rappelle Rome, et me fait revoir le dos mélancolique, qu’il promenait parmi ses ruines.
Charles Blanc, s’étant présenté à la mairie pour se faire inscrire avec son frère, est très animé contre le maire, qui, dans l’ignorance du nom des illustres enrôlés, lui a demandé bêtement s’ils étaient armés.
Partout sont appliquées aux murs de grandes bandes de toile blanche, aux croix rouges des ambulances, que quelquefois surmonte à une fenêtre une tête de militaire, enveloppée d’un linge taché de sang.
Dimanche 25 septembre §
Les deux berges de la Seine pleines de chevaux de cavalerie, et de jambes nues de mobiles se lavant dans les remous, faits par le passage incessant des mouches. — Toujours de placides pêcheurs à la ligne, mais aujourd’hui coiffés d’un képi de garde national. — Les fenêtres des galeries du Louvre sont blindées avec des sacs de sable. — Dans la rue Saint-Jacques, les femmes, par groupes de deux ou trois, causent, avec des voix plaintives, du renchérissement des denrées. — Le {p. 56}Collège de France, tout couvert d’affiches blanches superposées, d’affiches du Papier Pagliari pour les blessures, d’affiches du Phénol Bobœuf, d’affiches annonçant la mise en vente des Papiers et Correspondance de l’Empereur. — Une affiche sur papier violet, tout fraîchement posée, annonce la formation de la Commune, demande la suppression de la Préfecture de Police, demande la levée en masse. — Passe sur une civière un blessé ou un mort, escorté par un peloton de mobiles. — Un fond de cour de revendeur montre, à vendre, des tas de comptoirs de marchands de vin : tous les comptoirs de la banlieue extra muros. — Au Luxembourg, des milliers de moutons, serrés et remuants, ont, dans leur étroit grillage, quelque chose du grouillement des asticots dans une boîte. — Place du Panthéon, des endroits dépavés, où de petites filles qui commencent à marcher, s’exercent, trébuchantes, à des exercices acrobatiques. — Dans la cour de la bibliothèque Sainte-Geneviève, une montagne de sable. — Aux colonnes de l’École de Droit, placardée la formation d’un Comité de femmes, portant en tête, le nom de Louise Collet. — Chez un marchand de vin, qui a pour enseigne : Au grand Arago, des femmes à soldats, accrochant le regard avec le rouge sang de bœuf des bandelettes, entremêlées dans leurs cheveux noirs, tandis que plus loin, assis par terre, dans un grand enclos, au milieu de ses bêtes, un berger lit Le Petit Journal.
Tout le long des boulevards, et des deux côtés, des {p. 57}bestiaux inquiets et menaçants ; bousculant les pissotières renfermées dans l’enceinte du parquage, s’acculant dans un coin, puis se précipitant en une masse brouillée et confuse, que surmonte un grand bœuf cavalant une vache, par laquelle il se fait porter presque debout.
Lundi 26 septembre §
Toute la route du Point-du-Jour jusqu’au Rempart : ça semble les fortifications du corps de génie des barricades. Il y a la barricade classique en pavés, la barricade en sacs de terre ; il en est de pittoresques formées de troncs d’arbres — de vraies lisières de forêts poussées dans un mur ruiné. C’est comme un immense Clos Saint-Lazare, élevé par les descendants de 48, contre les Prussiens. Tous les murs sont crénelés et percés de meurtrières, et le terrain creusé de trous ronds qui se touchent, ressemble assez bien à ces plats de fer-blanc, où l’on fait cuire des escargots en Bourgogne.
Dans le jardin de Gavarni, des ouvriers s’apprêtent à jeter à bas le quinconce.
Les arches du Pont-Viaduc, barricadées et fermées de grosses traverses de bois, sont remplies d’une foule d’hommes et de femmes regardant, à travers les fentes, le fleuve rayonnant, et les coteaux verts, où les lunettes cherchent des Prussiens.
Les gâcheurs de plâtre qui travaillent aux barricades, causent du coup de carabine qu’ils viennent de tirer au tir, dont on entend les coups stridents {p. 58}sur la plaque, contre laquelle des femmes d’une certaine élégance mangent bravement des pommes de terre frites, dans un restaurant improvisé sous une tente.
La nature semble se complaire dans le contraste qu’affectionnent les romanciers pour leurs catastrophes intimes. Jamais le décor de septembre ne fut si riant, jamais bleu du ciel ne fut si pur, jamais beau temps ne fut aussi beau.
Mardi 27 septembre §
Hier, grande animation dans les groupes du boulevard des Italiens, contre les bouchers. On demande que le gouvernement vende lui-même ses bestiaux, sans l’intermédiaire de ces spéculateurs sur la misère générale. Devant la mairie de la rue Drouot, une femme pérore sur le manque et la cherté des choses les plus nécessaires à la vie, et elle accuse les épiciers de dissimuler une partie de leurs approvisionnements, pour doubler le prix dans huit jours. Elle termine en disant, avec raison et d’une voix colère, que le peuple n’a pas d’argent pour faire des provisions, qu’il a besoin d’acheter, au jour le jour, et que toujours, toujours, les choses sont arrangées pour que le pauvre pâtisse, et que le riche soit épargné.
Au bout du Point-du-Jour, sur le quai de Javelle, au-dessus d’une palissade à meurtrières, au-delà du barrage, le paysage, ciel et fleuve, tout à la fois lumineux et gris. À gauche, un grand peuplier, faisant {p. 59}un cône noir de cyprès ; en face et à droite, des cheminées de fabriques, des coteaux, comme lavés d’une blanche eau de gouache. Des ombres aux tons violets de plombagine, des lumières d’argent. Un morceau de nature qui se détache sur les couleurs crues du drapeau tricolore, flottant sur la barrière de bois, ainsi qu’un paysage, dessiné dans un métal en fusion, et me rappelant ce que je voyais dans une pelle rouge, quand tout gamin, j’y faisais fondre un morceau de plomb.
Je regagne Paris sur l’impériale de l’omnibus américain, obligé de s’arrêter et de longtemps stationner devant la manutention, tant le quai est encombré de camions, chargés de caisses de biscuits, d’omnibus bondés de pains jusqu’au toit et qu’on voit par les vitres fermés, de chariots de toutes sortes écrasés de tonneaux de farine, se pressant à l’entrée de la gigantesque usine du manger de nos soldats.
Rue de Rivoli, un joli détail : dans le bruit fracassant du passage d’une batterie d’artillerie, un artilleur caressant le bronze d’un canon, d’une main amoureuse, qui semble peloter de la chair aimée.
Paris est agité, Paris est inquiet de sa pitance ordinaire. Çà et là des petits groupes féminins très gesticulants, et je tombe rue Saint-Honoré, au coin de la rue Jean-Jacques-Rousseau, dans un rassemblement furieux qui heurte les volets d’un épicier. Une femme me conte que c’est un épicier ayant vendu un hareng saur, 50 centimes, à un mobile, qui l’a fiché au bout d’un bâton, avec cette inscription : « Vendu {p. 60}50 centimes par un officier de garde national à un pauvre mobile. »
J’entends deux femmes se disant derrière moi, dans un double soupir : « Il n’y a déjà plus rien à manger ! » En effet, je remarque la pauvreté des devantures de charcuterie, où ne se voient plus que quelques saucissons à l’enveloppe d’argent, et des bocaux de conserves de truffes.
Je reviens de la Halle par la rue Montmartre : les planches de marbre blanc de la maison Lambert, à cette époque si chargées de quartiers de chevreuil, de faisans, de gibier, sont nues, les bassins aux poissons sont vides, et dans ce petit temple de la gueule, se promène mélancoliquement un homme très maigre ; en revanche, à quelques pas de là, dans l’éclat du gaz, faisant étinceler un mur de boîtes de fer-blanc, une grosse fille joviale débite du Liebig.
Il vient du sérieux sur le visage des promeneurs, qui s’approchent d’affiches blanches luisant au gaz ; je les vois les lire lentement, puis s’en aller, à petits pas, pensifs et recueillis. Ces affiches, ce sont les statuts des cours martiales, établies à Vincennes et à Saint-Denis. On s’arrête à cette phrase : « La condamnation sera exécutée, séance tenante, par le piquet commandé pour garder le lieu de la séance. » Et on songe avec un petit frisson qu’on entre dans le dramatique et le sommaire du siège.
Mercredi 28 septembre §
Les vifs et colorés {p. 61}tableaux, composés, à tout coin de Paris, par le siège : tableaux que la peinture oubliera de peindre, ou qui seront sentimentalisés par quelque Millevoye du pinceau, comme Protais. Les éclatantes taches et les piquants réveillons, que font sous les arbres des Champs-Élysées, les pantalons rouges, les chemises bises, les croupes luisantes des chevaux, les casques de cuivre aux crins épandus, les faisceaux de sabres accrochés dans les arbres, et, au milieu de cela, un officier habillé de pourpre, flottant dans une grande flanelle rouge, assis sur une chaise, dans une pose à la fois crâne et indolente.
Aux Tuileries, tout le long de la terrasse de l’Orangerie, au bout de ficelles, la montée et la descente de gourdes de fer-blanc, que remplissent, sur le quai, des garçons de marchand de vin, attelés à des haquets, et, dans les arbres poudreux et grillés, des chemises séchant sur les plus hautes branches, avec les apparences, dans ces ramures superbes, d’épouvantails à oiseaux.
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Par toute la longue et infinie rue de Vaugirard, par toute cette rue à la fois champêtre et industrieuse ; rien du caractère guerrier des autres quartiers, devenus tout militaires. Les poules picorent en pleine rue, les chèvres se promènent sur le trottoir, et l’on se croirait dans le Paris d’hier, si un futur prix de Rome n’esquissait pas dans un faux œil-de-bœuf une grande tête de la République, coiffée du bonnet phrygien, et si, de temps en temps, {p. 62}un tape-cul rapide ne montrait, à côté du garçon boucher qui le mène, un mobile regagnant son poste.
Jeudi 29 septembre §
Je cherche dans la journée une boutique vide à louer, pour y emménager mes bibelots.
En allant, ce soir, chez Burty, dans les endroits ombreux, mon regard est attiré par les caractères de feu, avec lesquels le gaz écrit dans la découpure du zinc des colonnes : spectacles. Annonces flamboyantes, au-dessous desquelles volettent dans la nuit, pareils à des ailes grises de chauve-souris, les lambeaux de papier poudreux et pourri des affiches des dernières représentations, qui furent.
Burty est de la commission des Papiers et de la Correspondance de l’Empereur ; il est heureux comme un pêcheur à la ligne, à qui l’on permettrait de pêcher dans la pièce d’eau de Fontainebleau. Il parle de mannes de papiers, de papiers à remplir une cour des comptes ; mais dans tout ce qu’il dit, dans tout ce qu’il annonce, dans tout ce qu’il a découvert, je ne vois rien de bien curieux, de bien neuf. Des quittances de sommes payées par des hommes que tout le monde soupçonnait de les recevoir, des preuves de dilapidations qui ne sont un secret pour personne, des dépêches brèves comme des télégrammes qu’elles sont… J’espère que les mémoires, un jour, nous en diront plus.
Vendredi 30 septembre §
{p. 63}Réveillé par le canon. Une aurore toute rouge. Au loin le grondement sourd du brutal.
J’arrive au bout de la rue d’Enfer, à cette église fraîchement bâtie à l’angle de cette rue et du boulevard Saint-Jacques.
Là, près de voitures vides, rangées des deux côtés de la chaussée, une populace d’attendants, une populace silencieuse d’hommes et de femmes. Les femmes, coiffées de madras ou de petits bonnets de linge, sont assises, au bord de la chaussée, ayant près d’elles leurs petites filles, qui ouvrent sur leurs têtes leurs mouchoirs contre le soleil, et fixent, sans jouer, la figure sérieuse de leurs mères. Les hommes, les mains dans leurs poches ou les bras croisés, regardent au loin devant eux, leurs pipes éteintes à la bouche. On ne boit pas dans les cabarets, on ne cause même pas. Un blousier seul, au milieu d’un groupe, raconte des choses qu’il a vues, en affirmant chacun de ses dires, d’un mouvement qui lui fait passer, à tout moment, un gros doigt devant le nez.
On dirait une population figée, et il y a une si sévère gravité en ces hommes, en ces femmes, qu’en dépit de ce perpétuel beau soleil et de cet éternel azur du ciel, le décor semble prendre quelque chose de la tristesse de cette silencieuse attente.
Tous les yeux, tous les regards sont tournés vers la rue de Châtillon. De temps en temps, de la poussière de la route, jaillissent au galop, des estafettes parmi lesquelles il y a des gamins, à la blouse {p. 64}enflée derrière eux ; de temps en temps, jaillit la croix rouge d’un drapeau blanc. Alors, un grand murmure qui dit tout bas, qui dit à chaque oreille : « Des blessés ! » — et aussitôt, des deux côtés de la voiture, la bousculade brutale de la foule qui veut voir.
À côté de moi, d’un remise descend un lignard, le visage terreux, le regard étonné, et que deux gardes nationaux portent sous les bras à l’église-ambulance, où se lit en lettres gothiques, tout fraîchement peintes : Liberté, Égalité, Fraternité. J’en vois passer un autre, son pauvre mouchoir noué sur la tête, un édredon vert sur les jambes. Et toutes sortes de voitures font défiler devant vos yeux de pâles figures, ou laissent entrevoir des pantalons rouges, où le sang fait de grandes taches noires.
Samedi 1er octobre §
La viande de cheval se glisse sournoisement dans l’alimentation parisienne. Avant-hier, Pélagie avait rapporté un morceau de filet que, sur sa mine douteuse, je n’ai pas mangé. Hier, chez Péters, on m’apporte un rosbif, dont mes yeux de peintre suspectent le rouge noirâtre, si différent du rouge rose du bœuf. Le garçon ne m’affirme que bien mollement que ce cheval est du bœuf.
Dimanche 2 octobre §
Aujourd’hui, rien de l’émoi douloureux, de la tristesse de ces deux derniers jours, rien du souvenir des blessés qu’on a vus passer. Le {p. 65}soleil d’un dimanche a tout emporté, et Paris, en gaieté et en joie, se presse à toutes ses portes, dans un Longchamps étourdi. Les toilettes d’été, les gros nœuds sur les reins et les chapeaux minuscules, toujours à la mode, trottinent sur les chemins de ronde, ou se faufilent entre les gros attelages de camions, par les ouvertures du chemin de ceinture.
On voit des jeunes filles grimpées, comme des chèvres, sur le talus de sable, l’œil aux meurtrières. Des américaines emportent sous la conduite d’un garde national, galonné d’argent, des élégantes, qui, un pince-nez à la main, parlent bastions, gabions, cavaliers. Les industries à voitures se font voir, remplies de membres endimanchés de la famille, dont quelques-uns tressautent sur des chaises. Enfin les routes sont pleines d’enfants qui jouent et gaminent, encouragés par le sourire tranquille de leurs parents.
Je reviens à pied, le long des quais, dans le léger crépuscule de six heures. Le Paris, dans la vapeur chaude qu’il garde du jour brûlant, dans la poussière, soulevée toute la journée, par ces pieds d’hommes, de femmes, de chevaux, par toutes ces roues de voitures, est noyé dans un gris d’Afrique, ce gris qu’a si bien peint Fromentin, et dans lequel les maisons mettent des carrés blanchâtres, et les arbres quelques rondeurs violettes.
Je continue à marcher en ce gris, qui se fonce et se bleuit de la nuit qui vient, et dans lequel s’allume tout à coup la lanterne rouge d’un bateau-mouche, {p. 66}je continue à marcher, perdu dans les rêves bêtes que fait l’imagination, aux mots vagues des passants, quand j’entends un homme arrêté sur le quai dire, à un autre : « Alors, ceux-ci vont encore nous tomber sur le dos ! » Cette phrase me réveille, et me donne immédiatement le soupçon que Strasbourg s’est rendu : pressentiment dont j’ai la confirmation, en achetant un journal sur le boulevard.
Mardi 3 octobre §
À travers le grillage du fond de mon jardin, je vois, ce matin, les mobiles bretons, campés dans une allée de la villa, lire leurs prières, dans les petites Semaines saintes, qu’ils tirent de leurs sacs.
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Depuis deux jours, je ne sais, le souvenir de mon frère se réempare de mon esprit, un peu distrait de lui par l’horreur du moment, la menace de l’avenir, — et ce souvenir m’est présent et cruel comme aux premiers jours.
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Cette beauté particulière d’un bel automne, ces arbres carminés, cette gaze bleu du ciel, ces grandes ombres, molles et noyées, ce brouillard laiteux, épandu et flottant sur tous les lointains, ces vapeurs reflétées de soleil, ce chatoiement dans l’air de tons neutres, cette lumière même un peu violette, et assez semblable à la couleur de l’eau dans un verre de cabaret, tout ce doux milieu de nature, fait ressortir, {p. 67}dans une harmonie de coloriste blond, les choses luisantes de la guerre et les fourmillements multicolores des foules.
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Les hommes qui nous gouvernent sont médiocres, par cela même raisonnables. Ils n’ont pas assez le sentiment du téméraire, et ne se doutent pas de la possibilité de l’impossible, dans des temps comme ceux-ci. Qu’est-ce, au fond, que nos sauveurs, un général beau parleur, un littérateur distingué, un procureur onctueux, enfin une copie bourgeoise de Danton ?
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Jamais Paris n’a eu un mois d’octobre pareil. La nuit claire, semée d’étoiles, est pareille à une nuit du Midi.
Mardi 4 octobre §
Le bombardement s’annonce. Hier on est venu s’informer, chez moi, si j’avais de l’eau à tous les étages.
Contre le trottoir, les pieds dans le ruisseau, debout, immobile, ne voyant rien, n’entendant rien, inattentive aux voitures qui la frôlent, une vieille femme de la campagne, sous son bonnet de linge en forme de tuile, est enveloppée, en sa rigidité de pierre, de plis semblables aux dalles tumulaires de Bruges. Elle porte en elle une si grande douleur stupéfiée, que je m’approche d’elle, et lui parle. Alors, cette femme, lente à revenir de sa rêvasserie à la réalité, d’une voix, qui est comme une plainte de malade, {p. 68}me dit : « Je vous remercie de votre bon cœur ; je n’ai pas besoin, je suis seulement chagrine ! » Et ces douces et tristes paroles me font chercher l’inconnu tragique, qu’enferme silencieusement, en elle, cette vieille exilée des champs.
Nous sommes seulement cinq chez Brébant. Il est question de l’intérieur aristophanesque du gouvernement de la Défense nationale, d’Arago que Saint-Victor appelle un vrai Pantalon de la Comédie italienne, de Mahias, de Gagneur, de… On parle de la publication de la Correspondance de l’Empereur. On est froissé du peu de gravité, du peu de tenue, du peu comme il faut, qui préside à ce travail, et qu’on fait avec des titres spirituels, comme si on voulait faire de la copie pour Le Figaro… Nefftzer apporte toujours le même noir ironique, le même doute à l’endroit de ce qu’on pourra faire pour se sauver. Par moments, au rire méphistophélique par lequel il a l’habitude d’annoncer les plus rares désastres, on se demande quel diable d’homme c’est, tant il parle de ces choses avec une indifférence sceptique, gouailleuse.
Mercredi 5 octobre §
Aux environs du boulevard Exelmans, en ces petits bouquets de bois, soudainement nés et sortis de l’abatage des palissades de séparation, brûlées par les mobiles, dans un vif coup de soleil, c’est charmant, ces restaurants en plein air, sous les noisetiers roux. Les détails sont {p. 69}d’un pittoresque à enchanter un Knaus, avec les tables et les bancs dans le bois à peine équarri, les barillets, mis en chantier, sur un tabouret renversé, les cafetières baroques bouillant sur de petits fourneaux de terre cuite, avec le désordre des bouteilles et des pots de grès aux dessins bleus, au-dessus desquels voltigent des têtes de femmes, au teint de brugnon, aux cheveux couleur de chanvre.
Un moment, ce soir, le soleil couchant remplit complètement la baie du pont-levis du Bois de Boulogne, et les êtres et les choses qui passent sur ce carré de feu, s’y détachent d’une manière un peu surnaturelle, comme sur la plaque d’or d’un émail.
Jeudi 6 octobre §
Ce matin, le jour se lève, pour la première fois, dans la brume de l’automne. Il y a de l’hiver aujourd’hui dans le temps. L’on se sent pénétré de la rosée froide, qui mouille les feuilles des arbres. Le réveil des mobiles a lieu sans chansons. Ils font leur toilette sans gaieté, sans bruyance.
De petites voitures de bonneterie, comme on en rencontre parmi les bourgs sauvages de la France la plus reculée, leur offrent des tricots, des bonnets de coton, dans lesquels quelques-uns enfournent leurs oreilles. Ils sont campés tout le long du boulevard Exelmans ; les uns sous les arcades du chemin de fer, les autres dans les déblais du nouveau chemin de fer en construction. Peu à peu, ils secouent leur engourdissement, et, assis sur les traverses du {p. 70}chemin de fer dont ils ont fait des bancs, ils plongent leurs cuillers dans la gamelle, posée sur une table improvisée avec une porte arrachée à une clôture. Avec la soupe et le ventre chaud, la gaieté vient, et le rire gamin de la première jeunesse court, de table en table.
Sous une arcade qui porte écrit sur un morceau de bois : État-Major, des officiers font, sur un coin de buffet, leur correspondance, pendant qu’au milieu d’eux, un long et maigre curé, en chapeau rond, fume une courte pipe de bois.
Vendredi 7 octobre §
Au moment où je passe la Seine sur le viaduc, la canonnière s’enveloppe d’un nuage blanc et son terrible coup de canon retentit, répété par les échos des coteaux de Sèvres et de Meudon.
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Me voici dans l’avenue de Vincennes. L’avenue est fermée, en arrière du rempart, par une formidable barricade, bâtie de dalles de pierres cyclopéennes, et, en avant du rempart, se dresse une enceinte palissadée formée d’arbres tout entiers, avec l’artichaut menaçant de leurs branches épointées. La défense est ici sur une proportion gigantesque, et digne de ce faubourg d’émeute, de ce faubourg Saint-Antoine qui semble avoir mêlé le génie militaire au génie de la guerre des rues.
Passé le rempart, passé l’enceinte palissadée, on marche entre des troncs d’arbres, rognés à ras de {p. 71}terre, qui étaient les beaux arbres ombreux de l’avenue, et à droite et à gauche s’étend un immense vide, où les maisons démolies ont laissé, dans l’herbe vilainement verte, une tache blanche que surmonte quelques gravats.
Puis les maisons recommencent, des maisons fermées. Une seule est ouverte, la maison d’un forgeron, dont le bruit du marteau est l’unique vie de l’avenue silencieuse… Tout à coup au loin une masse noire et un roulement sourd. Portée sur les épaules de huit gardes nationaux, s’avance une bière, sur laquelle est posé un képi de garde national ; un tambour la précède, et de minute en minute, fait résonner sur la caisse voilée de crêpe, le glas funèbre.
Pauvre Bois de Vincennes avec ses arbres coupés, ses chalets, dont on a enlevé les portes et les fenêtres, un peuple de pauvresses le remplit, armées de hachettes, faisant des ételles qu’elles traînent sur des brouettes et de petits chariots. Et l’on rencontre des rouleuses qui balayent les sentiers perdus, d’une jupe lâche, qu’en remontant, à tout moment, leur main montre attachée, sous le casaquin, par une ceinture rouge. Et comme antithèse à ces amoureuses de grand chemin, deux charmantes femmes assises par terre, à côté d’un élégant officier, jouant avec la marquise de l’une d’elles.
En montant dans l’omnibus de Paris, une jeune fille vient prendre place à côté de moi, elle tient sur son épaule un panache d’argentéa, et remporte {p. 72}entre deux crachoirs, liés avec une ficelle, — c’est elle qui nous le dit, — les dernières fraises de son jardinet de Nogent.
Ce soir, une voix dans l’ombre m’appelle. C’est Pouthier (l’Anatole de Manette Salomon) que je n’ai pas vu depuis bien des mois. Nous entrons dans un café, pour parler de mon frère, dont il a appris la mort en province. Il est toujours aussi misérable, et le pauvre diable sollicite son admission dans la garde nationale, pour gagner 30 sous par jour.
Samedi 8 octobre §
Dans les rues, on rencontre, avec une croix rouge sur le cœur, de grasses lorettes hors d’âge, qui se préparent, toutes éjouies, à tripoter des blessés avec des mains sensuelles, et à ramasser de l’amour parmi les amputations.
J’entrevois, ce soir, pour la première fois, Louis Blanc, que son frère amène dîner à ma table, chez Péters. Une tête qui est un mélange de cabotin et de séminariste méridional, au-dessus d’une taille d’une petitesse ridicule. Chez cet homme glabre, il y a quelque chose d’horrible : l’association sur sa face de l’enfance et de la sénilité. Ce sont les joues roses d’un bébé, avec le charbonné de l’intérieur des narines, du tour de la bouche des sexagénaires.
Lundi 10 octobre §
Ce matin, je vais chercher une carte pour le rationnement de la viande. Il me {p. 73}semble revoir, telle que me les dépeignait ma pauvre vieille cousine Cornélie de Courmont, une de ces queues de la grande Révolution, en cette attente de gens mêlés de vieilles haillonneuses, de bizets à képis, de petits bourgeois à la Henri Monnier, parqués en ces locaux improvisés, dans ces pièces blanchies à la chaux, où vous reconnaissez, assis autour d’une table, tout-puissants dans leurs uniformes d’officiers de la garde nationale, et suprêmes dispensateurs de votre nourriture, vos peu honnêtes fournisseurs.
Je rapporte un papier bleu, curiosité typographique des temps à venir et des Goncourt futurs, qui me donne le droit, pour moi et ma domestique, d’acheter, chaque jour, deux rations de viande crue, ou quatre portions d’aliments, préparés dans les cantines nationales. Il y a des coupons jusqu’au 14 novembre.
Mardi 11 octobre §
Aux portes des maisons neuves, où sont installées les mairies de la banlieue envahie, des femmes pâles s’entretiennent entre elles, avec des voix éteintes, de l’impossibilité de trouver du travail.
Dans les rues, des sœurs, marchant deux à deux, examinent un moment, dans le creux de leurs mains grassouillettes, le riz des sacs placés à la porte des épiciers.
Des marchands de bric-à-brac, accoudés sur des {p. 74}crédences gothiques, exposées sur le trottoir, personnifient la mélancolie des commerces de luxe dans la débine.
Devant le chemin de fer du Nord, je m’embarque pour Saint-Denis, dans la tapissière classique des environs de Paris, une tapissière recouverte des lambeaux d’une ancienne verdure, et qui a pour conducteur un enfant, tombé la figure dans le feu. Quand nous sommes dix, nous partons. Il y a de gras marchands à chevalière au doigt, des vieillards en cravate rouge et à la culotte déboutonnée, un modèle de l’École des Beaux-Arts, le brûle-gueule aux dents, une fringante maîtresse d’officier, emportant dans une valise la cuisine suave d’une nuit d’amour.
Nous arrivons au petit pont sur le canal, mais il ne nous est donné de voir que de loin Saint-Denis. Des zouaves et des mobiles ferment l’entrée de la ville, et retiennent en deçà du pont, mères, sœurs, parents, amis, maîtresses. Un espion prussien, nous est-il dit, s’est introduit dans la ville, et pour s’en saisir, on a coupé toute communication avec le dehors. Et au bout d’une heure, tout le monde désappointé se décide à regagner Paris, après une sieste sur le talus.
Partout la même destruction de la zone militaire, d’où se lèvent, de champs de gravats, çà et là, des pans de mur, montrant des échantillons de papier peint, — et devant soi, le plus loin que va la vue, des champs ponctués de points de toutes les couleurs : des hommes, des femmes, ramassant les glanures de la terre.
Mercredi 12 octobre §
{p. 75}Par ces jours tragiques, en l’élévation du pouls et la griserie de tête, qu’amène le bruit grondant de la bataille continue, qui vous entoure de tous côtés, on a besoin de sortir de son être réel, de dépouiller l’individu inutile qu’on se sent, de mettre sa vie éveillée dans un rêve, de s’inventer chef de partisans, surprenant des convois, décimant l’ennemi, débloquant Paris, — vivant ainsi de longs moments, transporté dans une existence imaginative par une sorte d’hallucination du cerveau.
C’est la trouvaille de quelque moyen de voler qui vous fait voir et découvrir les positions de l’ennemi, c’est la trouvaille de quelque engin meurtrier qui tue des bataillons, met à mort tout entiers des morceaux d’armée. Et l’on va dans une absence de soi-même, semblable à celle de l’enfant, à la lecture de ses premiers livres, l’on va par les grands espaces et les grandes aventures de l’impossible, héros d’une fiction d’une heure.
Que de tours dans ce jardin, où je n’appartenais plus à la petite promenade, que mon corps faisait dans la petite allée tournante, mais où parcourant l’air sur un escabeau volant, j’étais l’inventeur d’une substance, décomposant, au-dessous de moi, l’oxygène ou l’hydrogène de l’air respirable, et le rendant mortel aux poumons prussiens de toute une armée !
Jeudi 13 octobre §
C’est un sentiment singulier, {p. 76}et bien plutôt d’humiliation douloureuse que de crainte, de savoir ces collines, si rapprochées de vous, n’être plus françaises, ces bois, n’avoir plus de promeneurs de Gavarni, ces maisons, si joliment ensoleillées, ne plus abriter vos amis et connaissances, et de chercher avec une lunette, sur cette terre parisienne, des hommes à colback et un drapeau noir et blanc, et de sentir enfin à 4 000 mètres, tapis dans le verdoyant horizon, les vaincus d’Iéna.
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Les ruines, les déchiquetures de murs de la descente de Passy au Trocadéro, escaladées par des hommes, par des gamins, qui, étagés dans la pierraille croulante, suivent de l’œil la canonnade…
Sur le pont de la Concorde, précédés d’une troupe d’enfants, criant, chantant, dansant au milieu d’un peloton de mobiles, j’aperçois du haut de l’omnibus, deux têtes de mauvais roux, dans des uniformes bleuâtres : des prisonniers bavarois.
Du Panthéon, je me rends à la place d’Italie par la rue Mouffetard. Entre des boutiques nécessiteuses et semblables à des boutiques de village, à travers les petites voitures à bras d’oignons rouges, un va-et-vient brutal, une circulation tumultueuse de femmes en cornettes à carreaux, aux bras nus, au tablier d’indienne bleu ; de vieillards cacochymes médaillés de Sainte-Hélène ; de gras vagabonds aux faux-cols du docteur Véron : foule grouillante, grossie, à tout moment, de gardes nationaux se rendant à l’exercice en pantoufles.
{p. 77}De la place d’Italie jusqu’au Jardin des Plantes, partout on revêt de toile cirée les étables à bestiaux, partout on travaille à des baraquements, dont les traverses servent de trapèzes à des enfants, et partout des évolutions militaires de blousiers, que des essaims de petites filles dépenaillées, aux cheveux frisottés, aux yeux brillants de bohémiennes, imitent, armées d’échalas.
La nuit est venue, de petites chauves-souris zigzaguent sur le violet dense des tours de Notre-Dame, sur la pâleur du ciel, que lignent en bas, comme, des épingles noires, les baïonnettes de la multitude armée, défilant toute sombre, sur les quais.
Vendredi 14 octobre §
C’est étonnant, comme on se fait à cette vie scandée de coups de canon, à ce beau ronflement lointain, à ce claquement formidable, à cette vibration de l’air ; et ces énergiques ondes sonores vous manquent, et vous font tendre l’oreille vers l’horizon, une minute silencieux.
Je vais prendre Burty aux Tuileries… Sous ces vieux plafonds noircis par les fêtes et les soupers de l’Empire, sous ce bel or bruni qui me rappelle l’or des plafonds de Venise, au milieu de ces bronzes, de ces marbres, qui émergent de l’emballage encore incomplet du mobilier, dans le tain de ces glaces splendides, se voient des figures rébarbatives de plumitifs, des têtes aux longs cheveux socialistes, des crânes avec une couronne de cheveux d’un roux {p. 78}grisonnant : — les facies maussades des purs et des vertueux.
Des casiers de bois blanc, appliqués contre les murailles, montent jusqu’au plafond, bondés de cartons ; et des tables à tréteaux font le ventre, sous la montagne en désordre de liasses de papier, de lettres, de quittances, de factures. Au bout d’un clou enfoncé dans l’or du cadre d’une glace, se balancent les : Instructions pour le dépouillement de la Correspondance.
J’ai la sensation d’être entré dans le cabinet noir de l’inquisition de la Révolution, et ce décachetage haineux de l’Histoire me répugne. C’est dans la salle Louis XIV, que se tiennent les membres de la commission : c’est là où s’élabore le grand tri. Parmi les papiers qui sont là, j’en prends un au hasard. C’est un compte, où le grand dépensier, Napoléon III, fait repriser ses chaussettes, à raison de vingt-cinq centimes, le reprisage.
Samedi 15 octobre §
À vivre sur soi-même, à n’avoir que l’échange d’idées, aussi peu diverses que les vôtres autour d’une pensée fixe ; à ne lire que les nouvelles, sans inattendu, d’une guerre misérable, à ne trouver dans les journaux que le rabâchage de ces défaites, décorées du nom de reconnaissances offensives ; à être chassé du boulevard par l’économie forcée du gaz ; à ne plus jouir de la vie nocturne, dans cette ville de couche-tôt ; {p. 79}à ne plus pouvoir lire ; à ne plus pouvoir s’élever dans le pur domaine de la pensée, par le rabaissement de cette pensée aux misères de la nourriture ; à être privé de tout ce qui était la récréation de l’intelligence du Parisien ; à manquer du nouveau et du renouveau ; à végéter enfin dans cette chose brutale et monotone : la guerre, — le Parisien est pris dans Paris, d’un ennui semblable à l’ennui d’une ville de province.
Ce soir, dans la rue, un homme marchait devant moi, les mains dans ses poches, chantonnant presque gaiement. Tout à coup il s’est arrêté, et s’est écrié, comme s’il se réveillait : « Ça va bien mal, nom de Dieu ! » Ce passant vague exprimait le fond des idées de tout le monde.
Sur le boulevard de Clichy les baraquements des mobiles qui se couchent, sont pleins d’un bourdonnement patoisant, et à travers la toile, là, où elle n’est pas doublée de planches, transperce, presque fantastique, la gigantesque ombre chinoise d’un profil de moblot, coiffé de son bonnet de coton. À tous les coins de rue, de la prostitution d’occasion, racolée par la misère, raccroche le Breton en retard.
Au fond d’un petit passage étranglé, qu’éclaire un soleil de gaz, s’ouvre à la foule qui s’y glisse, la porte de la salle de la Reine-Blanche. Une salle de danse, à la décoration pareille à celle de toutes les salles de danse de ce boulevard : une salle aux peintures du plafond, arrêtées dans des lambrequins de papier rouge velouté, aux petites glaces étroites filant le long des colonnes, aux lustres de zinc et de verre, dont {p. 80}trois becs sont seulement allumés pour la circonstance.
Les gens, qui dansaient là, dans les temps calmes, y légifèrent aujourd’hui. L’orchestre aux musiciens est la tribune, qu’occupent, de noir habillés, les austères membres du bureau et les orateurs inscrits, ayant devant eux, sur le bois de la balustrade, où hier reposaient les manches des basses, la carafe parlementaire.
Dans le nuage bleuâtre fait par les pipes, sur les banquettes, ou placés face à face sur les petites tables de la consommation, sont assis des gardes nationaux, des mobiles, des philosophes de banlieue, roux depuis le dessus de leurs chapeaux jusqu’à l’empeigne de leurs souliers, des ouvriers en veste bleu et en képi. Il y a des femmes du peuple, des filles, des jeunesses en capuchon rouge, et même des petites bourgeoises, ne sachant en ce temps où passer la soirée.
Soudain un coup de sonnette, cette sonnette avec laquelle le peuple aime à jouer, comme un enfant, à la Chambre des députés. Tony Révillon se lève, annonce la fondation du club de Montmartre, destiné à fonder la liberté, et logiquement, ainsi qu’il le déclare, à détruire la monarchie, la noblesse, le clergé. Puis il propose à la salle de lui lire le numéro du Journal de Rouen, paru dans La Vérité de ce soir. C’est touchant de voir combien ces troupeaux d’hommes sont dupes de l’imprimé et de la parole, combien le sentiment critique leur fait merveilleusement {p. 81}défaut. La sacro-sainte démocratie peut fabriquer un catéchisme, encore plus riche en bourdes miraculeuses que l’ancien : ces gens sont tout prêts à le gober dévotieusement.
Et cependant, au fond de cette bêtise, de cet avalement tout cru de choses incroyables, perce, à un moment donné, un souffle généreux, un chaud dévouement, une ardente fraternité. C’est ainsi que, dans cette séance, à la nouvelle que nous avions 123 000 prisonniers en Allemagne, un cri parti de toutes les poitrines s’est brisé dans un murmure de douleur, au milieu duquel toute la salle s’est regardée d’un regard indicible.
Tony Révillon rassis, le citoyen Quentin a pris la parole, et a démontré, avec des mots pathétiques, que tous nos malheurs, depuis Sedan, ne seraient pas arrivés, si l’on avait nommé une Commune, et la providentialité d’une Commune bien prouvée et bien établie, tout le monde est sorti signer dans l’antichambre, au contrôle des contredanses, une pétition pour la nomination immédiate d’une Commune.
Dimanche 16 octobre §
En pénétrant dans le bois de Boulogne, parmi cette coupe sombre qui a déblayé la vue jusqu’à Boulogne d’un côté, et de l’autre jusqu’aux lacs, l’œil est étonné, il ne se reconnaît plus, il n’a plus le sentiment des distances. Des lieux éloignés lui paraissent tout proches, et la blanche {p. 82}église de Saint-Cloud semble couronner Boulogne.
Le ciel est cendré de pluie, les coteaux carminés et verts apparaissent, peints de couleurs dures, avec des effacements aux endroits de brouillard, ressemblant aux gouaches de Houel, qui ont eu le frottement des cartons des quais, et la salpêtrisation de l’exposition en plein air. La masse grise du château de Saint-Cloud transparaît à travers le voile blanchâtre de fumées légères. Je marche dans le merveilleux paysage qu’a fait l’abatis. Qu’on se figure un immense champ de broussailles rouillées, au milieu desquelles les troncs et les ramures survivantes ont la couleur d’arbres de bronze vert.
Là-dessous, le fouillis et le pittoresque architectural de cabanes en terre moussue, de huttes en rameaux de sapins encore verts, d’abris de branchages desséchés de la couleur du raisin de Corinthe, de tentes de toile grise, surmontées de fumées azurées, de loques de toutes les nuances séchant sur des ficelles, de pantalons rouges de troupiers, éclatant dans cette harmonie nuée, comme des coups de pistolet de vermillon.
Sur la route, il passe toutes sortes de véhicules : des trains d’artillerie portant debout sur leur tapage, de crânes hommes, et des voitures, où l’on voit un monsieur qui emporte, sur son poing, une chouette empaillée.
Je gagne Boulogne. La rue est encombrée de soldats de ligne, qui, assis sur des caisses de biscuit, barrent la rue. Il pleut. Des soldats se sont fait {p. 83}avec la toile de leurs tentes des burnous arabes.
Des sacs de riz sont à terre ; la distribution se fait aux hommes dans des mouchoirs et des coins de couvertures. Des moitiés de porc, enfourchés dans de petits arbres, font danser, sous leur balancement, la marche de porteurs. Des troupiers enguirlandés de sacs, d’où sortent des touffes d’herbes potagères qui les habillent de verdure, vont aux marmites de fer-blanc.
La population civile de Boulogne semble réduite à deux ou trois vieilles femmes boitaillant sur la chaussée, et presque seule la boutique du charcutier Rabat-joie est ouverte.
À la sortie de Boulogne, entre les maisons emballées, où rien ne bruit, ne remue, j’avance au milieu de détonations intermittentes de coups de fusil, éclatant tout près. J’arrive ainsi au rond-point, où je me mets à la queue de gardes nationaux, de lignards, de mobiles, un peu abrités par l’angle d’une boutique, qui a l’encoche toute fraîche d’une balle prussienne. Et c’est un amusement, en avançant un peu la tête, de voir, sous les balles des francs-tireurs embusqués au bord de la Seine, de voir, avec une lorgnette, les Prussiens de Saint-Cloud traverser, rapides et effacés, une petite ruelle au-dessus d’un réservoir vert. Les souris ne disparaissent pas plus vite. On les a vus plutôt qu’on ne les voit. Et comme il faut que tous les spectacles aient leur côté parisien, un gamin qui est à l’extrémité de la queue, crie : « À bas les parapluies ! »
{p. 84}En revenant, les vêpres sonnent à Boulogne, et le tintement de la cloche se tait, à toute minute, sous la voix tonnante du Mont-Valérien.
J’entre dans l’église, et je vois dans une chapelle, une réunion de capotes grises, dont quelques-uns de ceux qui les portent, ont à la main un pauvre petit livre de prières, au cartonnage des classiques de Delalain. Au milieu d’eux, un jeune soldat de ligne touche de l’orgue mélodium, ayant près de lui un camarade au pantalon garance, accoudé au buffet et penché sur la musique ; De ce groupe, qui vous fait revenir dans les yeux la lithographie de Lemud : Maître Wolfram, et transfigure ce groupe vulgaire de pioupious, s’élève une musique douce et pénétrante, et qui, dans l’ébranlement des nerfs par le canon et le voisinage de la mort, apporte je ne sais quelle grande émotion triste. Et quand je sors, les voix de ces morituri chantant dans le chœur, me poursuivent au milieu des « nom de Dieu » de leurs camarades, sur la place.
Je suis curieux de reconnaître les endroits de nos tristes promenades de tout le printemps dernier. La mare d’Auteuil a son petit monticule défoncé par les charrettes, et ses ombrages gisent dans une eau souillée. J’espérais qu’on aurait épargné les trois chênes centenaires : où ils se dressaient, coupés au raz de terre, sont leurs chicots gigantesques, et autour d’eux s’élève un chantier de bûches, que n’aurait pas brûlé, pendant tout un hiver sibérien, la cheminée d’un burgrave.
Lundi 17 octobre §
{p. 85}Toute la journée le bruit tonnant du Mont-Valérien, l’écho roulant et prolongé de la canonnière dans les coteaux de Sèvres et de Meudon, l’ébranlant claquement de la batterie Mortemart.
Mardi 18 octobre §
La canonnade m’attire au bois de Boulogne, à la batterie Mortemart. Il y a quelque chose de solennel dans la gravité sérieuse et la lenteur réfléchie, avec lesquelles les hommes chargés du service d’une pièce, exécutent les opérations de la charge. Enfin le coup est chargé ; les artilleurs se tiennent immobiles de chaque côté, quelques-uns, appuyés en de beaux mouvements sculpturaux sur les palans, avec lesquels ils ont recalé la pièce. Un artilleur en manches de chemise, placé à droite, tient la ficelle.
Quelques instants d’immobilité, de silence, je dirai presque d’émotion ; puis, sous le tirage de la ficelle, un tonnerre, une flamme, un nuage de fumée, dans lequel disparaît le bouquet d’arbres qui masque la batterie. Longtemps un nuage tout blanc, qui a peine à se dissiper, et qui fait ressortir le jaune de l’embrasure de sable, fouettée par le coup, le gris des sacs de terre, dont deux ou trois sont éventrés par le recul de côté de la pièce, le rouge du bonnet des artilleurs, le blanc même de la chemise de celui qui a tiré la ficelle.
Cette chose qui tue au loin, est un vrai spectacle {p. 86}pour Paris, qui, comme aux beaux jours du lac, a des calèches, des landaus arrêtés autour de la butte, et dont les femmes se mêlent aux mobiles, et se pressent le plus près du bruit formidable. Aujourd’hui, parmi les spectateurs, ce sont Jules Ferry, Rochefort qui parle et rit fébrilement, Pelletan, dont la tête de philosophe antique s’accommode mal du képi.
Le canon tire six coups, puis le commandant enlève de son trépied le petit instrument de cuivre à prendre les hauteurs, le met précieusement dans une boîte de fer-blanc, le fourre dans sa poche et s’en va, tandis que sur la pièce s’assied un jeune artilleur, un blond à la figure féminine, empreint de ce quelque chose d’héroïque que le peintre Gros donne à ses figures militaires, et qui, le bonnet de police de travers sur la tête, une ceinture algérienne aux rayures éclatantes lui serrant les reins, la cartouchière au ventre, tout débraillé, et charmant de désordre pittoresque, se repose de la fatigue de cet exercice de mort.
La représentation est finie, le monde se disperse.
La conversation chez Brébant, ce soir, va de « l’inconsistance politique » de Gambetta à l’homme blond, à cette race, venue dans les temps les plus anciens, de la Baltique, et éparpillée en France, en Espagne, en Afrique, et que ni les latitudes, les mélanges avec les races brunes, n’ont modifiée, n’ont brunie.
Puis ce qu’on mange d’anormal, fait raconter à chacun ce qu’il a mangé d’extraordinaire, et Charles-Edmond nous conte avoir goûté du fameux {p. 87}mammouth, retrouvé en Sibérie, et dont Saint-Pétersbourg fit la gracieuseté d’envoyer un morceau aux autorités de Varsovie.
Jeudi 20 octobre §
À Batignolles, des queues interminables à la porte des bouchers, des queues composées de vieux bonshommes tout cassés ; de rubiconds gardes nationaux ; de vieilles femmes ayant des petits bancs sous le bras pour s’asseoir ; de petites filles assez fortes pour rapporter, dans le grand panier du marché, l’avare ration ; de grisettes, le nez en l’air, les cheveux au vent, et l’œil tout plein de coquetteries pour les vétérans chargés de faire faire la queue.
De Montmartre à la rue Watteau, où je dîne, on ne voit que des colleurs en blouse blanche, couvrant les murs d’affiches relatives à la fabrication des canons.
Les marchandises de tous les magasins s’ingénient à se convertir en objets de rempart ; il n’y a plus que des couvertures de rempart, des fourrures de rempart, des lits de rempart, des couvre-chefs de rempart, des gants de rempart.
En même temps la devanture des marchands et des fournisseurs de victuailles prend quelque chose de sinistre, par le néant de l’exposition. Les serviettes sales des habitués : c’est toute celle des gargotes ; deux aucubas malades, au milieu de terrines vides : c’est toute celle des charcutiers. En revanche, des {p. 88}voitures à bras promènent sur le pavé de petites fabriques roulantes de crêpes.
La Halle est curieuse. Là, où se vendait la marée, tous les étaux vendent de la viande de cheval, et au lieu de beurre, l’on débite de la graisse d’animaux inconnus, en forme de grands carrés de savon blanc.
Mais l’animation, le mouvement sont au marché aux légumes, que le maraudage fait encore abondants ; et il y a foule autour de ces petites tables, chargées de choux, de céleris, de choux-fleurs, qu’on se dispute, et que des bourgeoises emportent dans des serviettes. Dans ce bruit d’offres, de paroles, de plaisanteries, d’injures, soudain de gros : « Hélas, mon Dieu ! » bruyamment soupirés par les vendeuses, devant la bière d’un franc-tireur, qu’on entrevoit entre les rideaux entr’ouverts d’une civière, le transportant à son domicile.
Vendredi 2 octobre §
De ma fenêtre, voici ce que je vois, — la couleur d’une canonnade.
Au-dessus de Meudon, un haut de ciel, auréolé de grands rayons blancs, semblable à ces effets de lumière électrique, avec lesquels Gudin aime à éclairer l’orage de ses mers. Au-dessous, le coteau et son fourré vert apparaissant, un moment, à travers la déchirure des vapeurs, presque aussitôt refermée, et vous mettant dans les yeux le paysage, avec les intermittences de vision brouillée et de claire vision, données par une lunette, dont on cherche le point.
{p. 89}Par ici, par là, des scintillements de vitres de villas, toutes lointaines, pareils à des scintillements de lustres de cristal. Plus proche, les maisons du Parc des Princes, de Billancourt, toute la bâtisse jusqu’à la Seine, détachée en violet sur des bouquets d’arbres pâles, et qu’on dirait sillonnée, là où le soleil frappe les ardoises, de petits cours d’eau brillantée. À partir de là, un second plan de brume azurée, que, depuis le Point-du-Jour jusqu’à Auteuil, raye sans interruption une perspective de coups de canon, crachant de gros nuages concrétionnés, ressemblant à des déroulements d’entrailles. Partout la fumée emplissant le creux des terrains, et faisant comme une assise de brouillard à la pierre des maisons.
Sur le boulevard Montmorency, des gens regardant debout dans des voitures. Voitures et gens, en la transparence froide d’un coin de jour, sans soleil ; et en le reflètement gris du pavé, n’ont pas de couleur : ils font presque les taches, au noir neutralisé d’une photographie de la high life, mangée par la lumière.
Un peu à droite est la pièce de marine du rempart. À chaque coup de canon, les artilleurs disparaissent au milieu d’un tourbillon de fumées ardentes, que le vent emporte vers le Point-du-Jour dans un grand nuage montant de travers par le ciel blanc, puis les artilleurs reparaissent tout enguirlandés d’écharpes de fumée, longues à se détacher de leurs vêtements, et reparaissent encore dans une espèce de lumière d’apothéose — la lumière du jour, {p. 90}transpercée et reflétée de la pourpre des feuilles d’automne.
Sur les coteaux d’en face, des apparences presque consistantes de constructions, comme pourrait en bâtir un caprice de l’imagination, et des nuages qui se lignent et s’architecturent presque solidement, à chaque envoi d’obus. Je vois longtemps, détachée, sur la verdure d’un petit bois, une blanche grotte de stalactites, et sur le peu de bleu qu’il y a dans le haut du ciel, demeurent, de longs moments, de petits morceaux de fumée résistants à se dissiper, et qu’on prendrait pour des aérostats.
Le plein air sent la poudre, ainsi que la vieille salle du théâtre du Cirque Franconi, les lointains s’effacent, et il monte, peu à peu, dans le paysage qui sombre lentement, un ensevelissement blanc, semblable à un gigantesque blutage de farine, que rosoient de petits incendies, allumés dans le bois.
Samedi 22 octobre §
Ce soir Chennevières me parlait d’efforts, tentés sans succès près de Simon, pour révolutionner le gouvernement de l’art. Nieuwerkerke, Maurice Richard, Jules Simon sont des conservateurs absolument identiques.
Dimanche 23 octobre §
Un dimanche de pluie et de vent qui se lamente. Pourquoi cet engourdissement qui m’empêche d’agir, de sortir, qui me retient à coupailler stupidement, à nettoyer avec un sécateur {p. 91}les arbustes de mon jardin : cela quand le dehors est si grandement curieux.
Ce soir, je vais au Luxembourg. Dans l’obscurité de sa noire grandeur, avec l’unique réverbère qui éclaire sa cour d’honneur, je ne sais quel air de vétusté prend le palais de Rouher : il semble le domicile non de choses d’hier, mais de très vieilles choses mortes. Il n’y a pas jusqu’aux rangées de baquets, déposés contre ses murs, qui ne lui donne le pittoresque ruineux d’un casino romain, dessiné par Hubert Robert.
En la rue de Tournon, toute obscurée, un trou de lumière sous un auvent, où pendent des choux-fleurs et des paquets d’aulx. Un rassemblement d’affamés devant… C’est une fruitière dont l’étal, à moitié répandu sur le trottoir, montre, dans une mare de sang, deux grands cerfs, le cou entaillé, et les entrailles jetées dehors, comme pour une curée. Dans une petite baignoire d’enfant, à la surface de l’eau vagueuse, d’énormes carpes pressent leurs museaux bleuâtres. Et à la lueur d’une chandelle mourante, dans un vieux chandelier de cuivre, se voit le fauve du cou d’un jeune ours, percé d’un trou rond, et ses larges pattes recourbées par la mort — des pensionnaires du Jardin d’Acclimatation, que la faim de Paris va se disputer demain.
Sous le ciel sans lune et sans gaz, la Seine roule une eau sombre, une eau de Phlégéton.
Le noir de cette ville, dont je retrouvais, à plus de dix lieues, l’emplacement par la réverbération qu’elle {p. 92}mettait dans la partie du ciel qui lui servait de plafond, de cette ville qui gardait presque le jour, dans la nuit, avec le flamboiement de ses boutiques, de ses cafés, de ses cent milliers de becs de lumière : ce noir, ces ténèbres toutes nouvelles, changent Paris, impriment à ses quartiers les plus neufs un caractère de vieillesse, les reculent, les enfoncent dans le passé. On vague à travers des pierres obscures, sans les reconnaître, étonné, même un peu inquiet de sa direction.
Ainsi déambulant, un peu de lumière me fait tomber en arrêt sur une affiche rose, où le moi sempiternel de Legouvé se promet au public dans une matinée littéraire. Les empires peuvent succéder aux gouvernements constitutionnels, les républiques aux empires, nous aurons toujours M. Ernest Legouvé, — qui parlera, dimanche, de l’Alimentation morale.
Lundi 24 octobre §
Je sors aujourd’hui par la porte Maillot, dont le pont-levis et la partie garnie de meurtrières ont été peintes en vert, pour figurer la continuation du talus gazonné. Cela me semble assez chinois.
Le restaurateur Gillet est devenu un état-major, à la porte duquel on a improvisé deux guérites avec des planches de la démolition. Une foule fait queue, demandant des laisser-passer.
Toute l’avenue de Neuilly semble avoir été {p. 93}abandonnée de sa population civile ; seul Gamache, le maître d’armes à la triomphante enseigne, possède encore des rideaux à son rez-de-chaussée. Partout l’envahissement des soldats, et les nombreux pensionnats de demoiselles et les établissements pour les young ladies, ont des mobiles roux en faction à leurs portes.
Un passage incessant, une allée, une venue, un croisement continu de lignards, de mobiles, de francs-tireurs, à tout moment, traversant les trois barricades, de retour de reconnaissances dont ils reviennent, pliant sous la charge de la verdure et des légumes ramassés. Un défilé sans cesse recommençant, où la fatigue est pleine d’entrain, de gaieté.
Le pont de Neuilly a sa mine toute prête sous la seconde arche. Et les jolies îles feuillues de la Seine, coupées à blanc, laissent voir, entre les troncs de peupliers, des capotes grises, manœuvrant sous la pluie.
Bientôt la pluie devient une trombe, à travers laquelle s’emportent des cavaliers dans des couvertures, qui en font des espèces de spectres équestres, trottent des chariots pittoresques, à la grosse toile bleue voletant dans le ciel, galopent des fourgons d’artillerie, où, bravant l’ondée, une svelte cantinière, la jupe à la bordure tricolore, un petit tablier blanc aux pochés festonnées de rouge, et coiffée de plumes de coq, apparaît une seconde, toute claquante de couleur, dans le paysage haché par la pluie, en même temps qu’ensoleillé du coup de soleil d’une giboulée de mars.
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{p. 94}On a enfermé les bas-reliefs de la barrière de l’Étoile dans de grandes boîtes de bois.
Je regarde, en descendant les Champs-Élysées, cet hôtel fermé de la Païva, et je me demande si ce n’a pas été le grand bureau de l’espionnage prussien, à Paris.
Ce soir, au-dessus de la rue Saint-Lazare, au-dessus de la blanche bâtisse de la gare du chemin de fer, un ciel de sang, une lueur cerise teignant jusqu’au bleu noir de la nuit, un spectacle étrange de la nature, un de ces prodiges qui troublaient l’antiquité. L’un dit : « C’est la forêt de Bondy qui brûle ! » Un autre : « C’est une expérience de lumière à Montmartre ! » Un troisième : « C’est une aurore boréale ! »
Mardi 25 octobre §
Du phénomène d’hier soir, je ne sais quelle magie le ciel avait gardée aujourd’hui, quelle coloration électrique ! C’était dans les tons mordorés de l’arbre et dans les tons gorge-de-pigeon de la pierre, je ne sais quoi de théâtral, et l’infini du détail des constructions lointaines, de la bâtisse reculée, apparaissait dessiné, ligné, découpé comme dans la clarté lucide d’un ciel d’Italie. La construction, la stratification des nuages était aussi surprenante, et toute pleine de mirages singuliers. C’est ainsi qu’au-delà de Grenelle, Paris se terminait par une chaîne de montagnes avec l’apparence d’un vrai lac à ses pieds : montagnes et eaux faites d’une grande nuée violette aux crêtes d’argent.
{p. 95}L’œil du Parisien, aujourd’hui, n’est plus qu’aux étalages des choses susceptibles d’être mangées, aux étalages des produits avec lesquels on triche avec l’alimentation des jours ordinaires. Et devant l’annonce d’un de ces produits, c’est un curieux spectacle que l’étude d’un passant, en son indécision, en ses combats intérieurs, qui se témoignent par le déplacement d’un parapluie d’un bras sous l’autre, ses en allées et ses retours. J’étudiais au passage Choiseul ce manège d’un assiégé devant un tout nouveau produit, dont l’usage connu, et peut-être des souvenirs personnels, l’arrêtaient dans son désir de le faire servir à sa cuisine. Un moment le préjugé l’avait emporté, il était parti, il avait vingt pas… puis tout à coup, une volte, et revenant sur ses pas, il est entré fiévreusement dans la boutique de pâtisserie acheter du beurre de cacao.
Mercredi 26 octobre §
Je vais, voir à l’Officiel Théophile Gautier, qu’on me dit revenu de Suisse.
— « Pourquoi diable, ô Théo ! êtes-vous rentré dans cette sinistre pétaudière ? »
— « Je vais vous expliquer cela, me répondit-il, en descendant l’escalier du journal « Le manque de monnaie, mon cher Goncourt… oui, cette chose bête qu’on appelle faulte d’argent… Vous savez comment file un billet de douze cents… c’était tout ce que j’avais… puis mes sœurs étaient à Paris, au bout de leur rouleau… et voilà pourquoi je suis revenu.
{p. 96}« Au fond, cette révolution c’est ma fin, c’est mon coup du lapin… du reste je suis une victime des révolutions… sans blague. Lors des glorieuses de Juillet, mon père était très légitimiste, et il a joué à la hausse sur les Ordonnances !… Vous pensez comme ça a réussi… nous avons tout perdu : quinze mille livres de rente… J’étais destiné à entrer dans la vie en homme heureux, en homme de loisir ; il a fallu gagner sa vie… Enfin, après des années, j’avais assez bien arrangé mon affaire, j’avais une petite maison, j’avais une petite voiture, j’avais même deux petits chevaux… Février met tout à bas… À la suite de beaucoup d’autres années, je retrouve l’équilibre, j’allais être nommé à l’Académie… au Sénat. Sainte-Beuve mort, Mérimée crevard, il n’était pas tout à fait improbable que l’Empereur voulût y mettre un homme de lettres, n’est-ce pas ?… Je finissais par me caser… Paf ! tout fout le camp avec la République… Vous pensez bien que maintenant je ne puis recommencer à faire ma vie… Je redeviens un manœuvre à mon âge… Un mur pour fumer ma pipe au soleil, et deux fois, la soupe par semaine, c’est tout ce que je demande… Ce qu’il y a de plus horrible, c’est l’espèce d’hypocrisie qu’il faut maintenant que je mette dans les choses que je fabrique… vous comprenez, il faut que mes descriptions soient tricolores ! »
« Pas mal tragique toute cette ferblanterie ! » fait-il, en passant devant la devanture de Chevet, n’ayant plus sur les marbres, hier garnis de toutes les succulences solides de la gueule, que le zinc de {p. 97}rares conserves de légumes. Puis après quelques secondes de silence, où sa méditation s’appuie lourdement sur mon bras, il dit soudain : « Est-ce bien un désastre ? Est-il concret ! D’abord la capitulation, aujourd’hui la famine, demain le bombardement… Hein ! est-il composé d’une manière artistique, ce désastre ? »
Il reprend : « Mais est-ce curieux que le courage, la valeur, cette chose qui semblait un produit si français, n’est-ce pas ? — c’était la conviction de tout le monde que nous étions héroïques de naissance, — eh bien, ça n’existerait plus ?… N’avez-vous pas vu ces matassins auxquels on a retourné leurs habits… et à la figure desquels, on a convié la population de cracher ?… »
« Mon cher Théo, lui dis-je, en le quittant, mon avis est que la blague a tué toutes les imbécillités héroïques, et les nations qui n’ont plus de ça… sont des nations condamnées à mourir. »
Jeudi 27 octobre §
Au viaduc du Point-du-Jour, des accumulations de sable, de chaux, des montagnes de moellons. Un sol défoncé par les charrois, et où les pieds butent dans la boue, contre les rails du nouveau chemin de fer, destiné à doubler l’ancien. Partout des maçons sur des échafaudages, des seaux d’eau montant de la Seine, au bout d’une poulie pittoresque, du mortier qu’on gâche, des pierres volant de main en main, des contreforts qui {p. 98}s’arc-boutent aux murs, de pleines assises qui montent soutenir et étayer l’arcature légère, des machines à vapeur toutes sifflantes. Une presse, une hâte, un travail enfiévré, tel que je n’en ai pas vu encore, et dans lequel semble haleter le patriotisme : — le tableau de l’activité nationale en action, au bruit du canon tonnant sur toute la ligne.
Et à travers les jours et les manques du travail non fini, dans la trajectoire des obus français, un admirable coucher de soleil. On dirait un léger lavis de nuages violets sur une feuille de papier d’or rouge, au milieu de laquelle s’ouvrirait, en éventail, un grand rayon d’or vert, mettant un ton d’aurore pâle sur Saint-Cloud, et parmi les coteaux, déjà endormis et éteints dans le neutralteinte du crépuscule.
Vendredi 28 octobre §
L’étonnant, le merveilleux, l’invraisemblable : c’est l’absence de toute communication avec le dehors. Pas un habitant qui, depuis quarante jours, vous dise avoir reçu quelques nouvelles des siens. Entre-t-il par le plus grand des hasards un journal de Rouen, on le donne, en fac-similé, ainsi que la plus inestimable des raretés. Jamais deux millions d’hommes n’ont été enfermés dans un si parfait Mazas. Pas une invention, pas une trouvaille, pas une audace heureuse. Il n’y a plus d’imagination en France.
Peu à peu, on commence à toucher le vilain de la {p. 99}guerre. Dans la grande rue d’Auteuil, précédés d’un soldat tenant le cheval par la bride, je vois passer, à cacolet, deux lignards, le teint terreux, et leurs pauvres reins fléchissant à chaque cahot, et leurs pieds débiles s’efforçant de s’arc-bouter à la petite planchette de l’étrier. Cela fait mal. Des blessés, c’est la guerre, mais des gens que tuent le froid, la pluie, le manque de nourriture, c’est plus horrible que les blessures de la bataille. « Ils sont de mon régiment, dit une cantinière, — voyageant avec moi dans l’omnibus, — de mon régiment, le 24e de marche ; tous les jours, on en emmène comme ça. » Et dans son accent perce comme le découragement de ceux à qui elle verse à boire.
Sur la pierre grise du Panthéon, au-dessous de l’or de sa croix, se détache une immense tribune, aux draperies rouges des escaliers de marchands de vin. Une grande bande porte : Citoyens, la Patrie est en danger. Enrôlements volontaires des gardes nationaux. Au-dessus, un écusson représentant le navire d’argent de la ville de Paris, est surmonté d’un faisceau de drapeaux, que couronne un drapeau noir, où flottent dans ses plis funèbres, les noms de Strasbourg, Toul, Châteaudun. Les dates de 1792, 1870, sont inscrites aux deux extrémités, sous des oriflammes tricolores. Aux piliers sont accrochés des boucliers de carton sur lesquels se lisent les deux lettres : R.F.
La tribune immense est toute pleine de képis galonnés d’argent, d’épaules luisantes sous le caoutchouc des manteaux mouillés, entre lesquelles passe {p. 100}et se déverse la foule montant l’escalier, la foule qui fait des étages de dos, en blouse blanche, en blouse bleue ; cela au milieu des roulements de tambour et des sonneries de clairon. Un spectacle, où il y a un rappel de la foire, et cependant qui remue, par les électricités qui se dégagent des grandes choses généreuses, et des multitudes qui se dévouent.
Un monde immense couvre la place, surplombée par des groupes pyramidaux de femmes et d’enfants, grimpés entre les colonnes de la mairie du cinquième arrondissement, de l’École de Droit.
Les faces sont hâves, elles ont le jaune qu’y met la nourriture du siège, et qu’y apporte encore l’émotion du spectacle, traversé du chantonnement grave de la Marseillaise.
Enfin a lieu le défilé interminable des gardes nationaux enrôlés, passant devant le bureau, placé au milieu de la tribune.
Et avec l’heure tardive, avec le ciel pluvieux, dans lequel s’éparpillent, comme des feuilles sèches, des nuées de sansonnets, avec le crépuscule qui fait plus blafardes les figures, ces milliers de pâles soldats traversant les grandes ombres de la tribune, où leurs visages apparaissent comme voilés de crêpe, font un peu l’effet de la revue fantastique d’une armée de fantômes, sortie d’une lithographie de minuit de Raffet.
Certes, il y a là un motif pour la peinture, mais, de bonne foi, c’est trop une répétition de 92, de 93. On est humilié de trouver une copie si plate du {p. 101}passé, si servile, qu’on a été jusqu’à inscrire au fronton de l’École de Droit : Indivisibilité de la République française. Liberté, Egalité, Fraternité ou la Mort.
Samedi 29 octobre §
Dans la salle d’attente du chemin de fer, au milieu des soldats, sur les bancs, des files de sœurs appuyées sur des parapluies, font, sous l’ondoiement de leurs voiles noirs, des perspectives de doux profils, embéguinés de blanc.
Je tombe à Belleville dans une sortie d’école de gamins, chantant la Marseillaise, en brandissant leurs paniers au-dessus de leurs têtes, et follement dansant, une jambe en l’air, ainsi que ce petit Japonais que je possède, sculpté dans un ivoire, laqué d’or de diverses couleurs.
Romainville ! ses guinguettes, ses jeux de boules sont fermés, et sur cette route, aimée du Parisien, ne se rencontrent que des chiens errants de toute race, lamentablement maigres, et tournoyant comme affolés, à la queue les uns des autres.
Il pleut, et au-delà de la bande verte du champ que je traverse, j’aperçois ce qui est devant moi, dans les couleurs noyées et l’incertitude d’un paysage, vu à travers la buée d’un carreau.
Bientôt cependant, sortant de la brume lointaine, à travers les hachures de la pluie, se dessinent des silhouettes étranges d’hommes et de femmes, qui, en se rapprochant de moi, me semblent le défilé d’une {p. 102}cour des Miracles. C’est la rentrée des maraudeurs. Figurez-vous toutes les laideurs, habillées de toutes les fantaisies de la loque. On y voit des attelées d’hommes poussant de lourds chariots, chargés de pommes de terre, à côté de petits enfants traînant quelque chose de vert, dans une boîte à cigares, attachée au bout d’une ficelle. On y voit, marchant courbées, ployées en deux, des femmes aux robes luisantes de pluie, les bas jambardés de boue jusqu’au derrière. On y voit d’autres femmes, lesquelles, des retroussis de leurs cotillons, s’étant fait des poches tout autour d’elles, mettent au jour de grands morceaux impudiques de chair. On y voit encore des fillettes qui, dans l’effort de porter un petit sac sur leurs têtes, montrent tendu en avant, sous le placage de la robe mouillée, le dessin menu de leur petit ventre, de leurs cuisses grêles.
Et un voyou, qu’on dirait avoir posé pour Gavarni, dans une planche de Vireloque, ferme la marche, brandissant au bout de son bras, levé en l’air, un long chat noir fraîchement écorché.
Une voiture trouvée par hasard, me ramène le long de chemins inconnus, à la porte du rempart de la Chapelle.
Je passe entre des coins de champs bouleversés, des clôtures arrachées, des abatis de grands arbres, des amoncellements de pierres, entre des maisons sans portes ni fenêtres, où s’accroche encore le squelette d’un arbuste, à demi déraciné, entre les murs de rues entières, sans une lumière, sans un passant, {p. 103}sans un vivant. Et je vais toujours par le ciel qui fond, sur le chemin qui s’effondre, à travers toutes ces choses, ruinées, abandonnées et reflétées, avec la nuit noire, dans les flaques d’eau, si bien qu’à la fin il me vient l’impression d’être emporté, à bride abattue, dans un cataclysme.
Dimanche 30 octobre §
Devant mon fiacre, une file de petites voitures d’ambulance de l’armée, aux rideaux gris, surmontées du volètement des petits drapeaux à croix rouge.
J’entre une minute au concert Pasdeloup. La salle est comble, mais la musique n’a pas, dans le moment, le pouvoir de me faire oublier, le pouvoir d’apporter à ma pensée la rêverie. Je ne me sens point transporté dans la pastorale de Mozart, et je vais jouir du spectacle de la rue.
Le boulevard entier est une foire. On vend de tout sur le bitume du trottoir : des tricots de laine, du chocolat, des tranches de coco, des pastilles du sultan, des piles de Châtiments de Victor Hugo, des armes qui semblent provenir des accessoires d’un théâtre, des boîtes à surprise où l’on voit celui ou celle qu’on aime.
Sur le banc en face des Variétés, des pêcheurs improvisés débitent, à 2 francs pièce, des brochetons gros comme des goujons, péchés on ne sait où.
Là-dedans, la foule insouciante d’un dimanche des temps ordinaires, qui marche à petits pas, musant et s’arrêtant à chaque étalage, au milieu des {p. 104}glapissements d’affreux marmousets, criant d’une voix déjà cassée par l’eau-de-vie : Madame Badinguet ou la femme Bonaparte, ses amants, ses orgies.
Lundi 31 octobre §
Sur les visages, dans l’attitude des gens, on sent le contrecoup de grandes et terribles choses qui sont dans l’air. Derrière le dos de questionneurs, groupés autour d’un garde national, j’entends les mots : « coups de revolver… feu de peloton… blessés. » Sur le seuil du Théâtre-Français, Lafontaine m’apprend la nouvelle officielle de la capitulation de Metz.
La rue de Rivoli est tumultueuse, et la foule en parapluie grossit, à mesure qu’on approche de l’Hôtel de Ville.
Là, c’est un encombrement, une mêlée, une confusion de gens de toutes sortes, que trouent, à tout moment, des gardes nationaux, la crosse en l’air, et criant : « Vive la Commune ! » L’édifice tout noir, avec l’heure, qui marche insouciante sur son cadran déjà allumé, à ses fenêtres grandes ouvertes, avec au dehors les jambes ballantes des blousiers, qui y figuraient le 4 septembre. La place : une forêt de crosses de fusils relevées, aux plaques brillantes sous la pluie !
Sur les visages, on sent la douleur de la capitulation de Bazaine, une espèce de fureur de l’échec d’hier au Bourget, en même temps qu’une volonté colère et héroïquement irréfléchie de ne pas faire la paix.
{p. 105}Des ouvriers, en chapeau rond, écrivent, au crayon, sur des portefeuilles crasseux, une liste que leur dicte un monsieur. J’entends parmi les noms, ceux de Blanqui, de Flourens, de Ledru-Rollin, de Mottu. « Ça va aller maintenant », s’écrie un blousier, au milieu du silence consterné de mes voisins, et je tombe dans un groupe de femmes, parlant déjà peureusement du partage des biens.
À ce qu’il paraît, ainsi que me l’indiquaient les jambes sortant par les fenêtres de l’Hôtel de Ville, le gouvernement est renversé, la Commune établie, et la liste du monsieur de la place va être confirmée par le suffrage universel.
C’en est fait. On peut écrire à cette date : Finis Franciæ… Les cris : « Vive la Commune ! » éclatent sur toute la place, et de nouveaux bataillons se précipitent par la rue de Rivoli, suivis d’une voyoucratie vociférante et gesticulante… Dans ce moment une vieille dame qui me voit achever le journal du soir, me demande, ô ironie, si le cours des fonds publics est dans mon journal.
Après dîner, j’entends un homme du peuple dire à une marchande de tabac, chez laquelle je m’allume : « Est-il possible de se laisser rouler comme ça ? Vous allez voir un 93, qu’on va se pendre les uns les autres ! »
Le boulevard est tout noir. Les boutiques sont fermées. Le passant n’existe plus. Quelques rares groupes de gens, le doigt coupé par une ficelle au bout de laquelle il y a quelque mangeaille {p. 106}empaquetée, se tiennent dans la projection du gaz des kiosques, des cafés, dont les maîtres vont et viennent sur la porte, incertains s’ils doivent fermer. Le rappel bat, la générale bat, un vieux garde national apoplectique passe son képi à la main, criant : « Les canailles ! » un officier de garde nationale appelle à la porte du Café Riche les hommes de son bataillon. Il circule le bruit que le général Tamisier est prisonnier de la Commune.
Le rappel continue avec fureur ; pendant qu’un jeune garde national prend sa course au milieu de la chaussée du boulevard, criant à tue-tête : « Aux armes, nom de Dieu ! »
La guerre civile, avec la famine et le bombardement ; est-ce notre lot de demain ?
Mardi 1er novembre §
De la place de la Concorde, des pelotons de garde nationale s’avancent au petit pas vers l’Hôtel de Ville, regardés, derrière les fenêtres des Tuileries, par les bonnets de coton des blessés, mêlés aux voiles des sœurs. C’est la contre-manifestation de la journée d’hier, au milieu d’une foule, comme les journées de fête en jettent sur le pavé de Paris.
Par extraordinaire, on est très nombreux ce soir, chez Brébant. Il y a Théophile Gautier, Bertrand, Saint-Victor, Berthelot, etc., etc. Louis Blanc y fait sa première apparition avec son physique ecclésiastique, et dans une redingote qui joue la lévite.
{p. 107}Nécessairement la révolution d’hier est le sujet de la conversation. Hébrard, qui y a assisté dans l’intérieur de l’Hôtel de Ville, déclare qu’on ne peut avoir une idée de la crapuleuse imbécillité dont il a été témoin. Il a vu un groupe voulant porter Barbès : les bonnes gens ignoraient encore qu’il fût mort. « Pour moi, dit Berthelot, de très bonne heure, voulant savoir où nous en étions, j’ai été demander à une sentinelle de l’Hôtel de Ville : — Qui est là ? qui gardez-vous ? — Parbleu, m’a-t-il répondu, je garde le gouvernement de Flourens ! Elle ne savait pas, cette sentinelle, que le gouvernement qu’elle gardait, avait été changé. Que voulez-vous, si la France en est là !… »
Louis Blanc reprend avec une parole douceâtre, lente à sortir, et qu’il retient, un moment, dans sa bouche, comme si c’était un bonbon délicieux : « Tous ces hommes d’hier se nommaient eux-mêmes, et à leurs noms, pour les faire passer, ils ajoutaient quelque nom connu, quelque nom illustre, ainsi qu’on met une plume à un chapeau. » Il dit cela, de son ton mi-pincé, mi-sucré, avec au fond l’amertume secrète du peu que son nom, si populaire en 1848, pèse sur les masses, et, il faut bien le reconnaître, du peu que les illustrations et les célébrités pèsent, aujourd’hui, sur une populace amoureuse du néant chez ses maîtres.
Et le petit Louis Blanc, à l’appui de son dire, tire de la petite poche de sa petite culotte une liste imprimée de vingt noms, soumise au suffrage des {p. 108}citoyens du cinquième arrondissement, pour la formation d’une Commune, qui est bien la réunion des inconnus les plus célèbres, avec lesquels aurait été jamais fabriqué un gouvernement, en aucun pays du monde.
À ce moment, Saint-Victor affirme tenir d’un ami de Trochu que le général se vante d’obtenir le débloquement de Paris dans quatorze jours.
Tout le monde de rire, et ceux qui connaissent la personne du gouverneur de Paris, de le peindre, comme une petite intelligence, appartenant aux idées étroites du militarisme, fermée à toute invention qui vient à se produire, à toute idée nouvelle, apportant aussi bien son veto à une chose sérieuse qu’à une chose chimérique. Car le chimérique abonde, et il se trouve des gens qui veulent défendre Paris au moyen de chiens, auxquels on donnerait la rage, et qu’on lâcherait sur les Prussiens.
Alors Louis Blanc parle de l’idée d’un homme dont il s’est fait le promoteur, et qui voulait priver les Prussiens d’eau à Versailles, par la destruction de la machine de Marly et le dessèchement des étangs. Trochu a coupé la proposition par le mot : « Absurde. » Dorian, lui, était émerveillé de la conception.
Puis, entre un fabricant d’engins militaires, qui se trouve là, un officier d’artillerie, et Berthelot, c’est l’exposé d’une kyrielle d’inventions ou de produits, refusés par une raison, par une autre, le plus souvent sans aucune raison, de premier coup, par légèreté, par incompréhension. Il est question de fusées {p. 109}au carbone, d’un ballon devant rapporter par une Correspondance-Journal avec la province, 600 000 fr. et dont le lancement attend encore l’autorisation. Louis Blanc dit : « À propos de l’absence de nouvelles, comme je m’en étonnais, Trochu m’a dit : Mais le gouvernement fait tout son possible, savez-vous qu’il dépense, par mois, 10 000 francs. Cela m’a stupéfait, 10 000 francs, pour une chose d’une si capitale importance, quand il faudrait en dépenser 100 000, 200 000, que sais-je, un million ! »
De Trochu on passe au général Guiod, que Berthelot rend responsable de nos désastres, cet homme qui, non content de s’être opposé à la fabrication des chassepots, a refusé le canon du commandant Potier : « C’est bien simple, ajoute-t-il, depuis le commencement de la guerre, c’est une bataille d’artillerie, les canons prussiens portent à six ou huit cents mètres plus loin que les nôtres, ils se mettent à cent, deux cents mètres de notre portée, et nous démolissent tout à leur aise : les canons Potier rendaient la partie égale… » « Vous savez, dit le fabricateur d’engins, que pendant les huit jours d’arrêts, que le général Guiod a infligés au capitaine Potier, les deux mille hommes, dont il a la direction, n’ont pas travaillé, et, dans ce moment-ci… » Le fabricateur d’engins est interrompu par l’officier d’artillerie : « C’est comme pour les artilleurs, on dit qu’il n’y en a pas, dites donc qu’on n’en veut pas. Un de mes amis a présenté au général Guiod un ancien officier très capable. Savez-vous comment le général l’a reçu : {p. 110}« Monsieur, je n’aime pas le zèle intempestif ! »
Berthelot reprend : « Oui, tout est comme cela, Nefftzer ne comprend pas mon exaspération, quand je vais le trouver, il ne voit pas ça dans le détail, comme moi, il ne touche pas, toute la journée, leur stupide entêtement. Et puis, qu’est-ce que ce décret qui rappelle les vieux retraités, quand on a besoin de jeunes, de capacités qui se développent, d’un général qui se révèle ? Il fallait faire de petites sorties, des sorties commandées par des capitaines. Celui qui aurait fait le mieux, aurait été nommé colonel ; et s’il s’était distingué plusieurs fois, général. Comme cela nous reformions nos cadres, nous établissions une pépinière d’officiers… Mais l’on garde l’avancement pour l’armée de Sedan, oui ce n’est pas une plaisanterie, pour l’armée de Sedan ! »
Bah ! lance un sceptique, on aura beau changer les officiers, ce seront toujours les mêmes… et l’on parle du prochain décès de la France, de son épuisement en cerveaux de valeur, de son état convulsif par lequel elle va, soubresautante, à la mort.
Pendant ce, Renan affaissé, les mains canoniquement croisées sur l’estomac, jette de temps en temps dans l’oreille de Saint-Victor, jubilant d’entendre du latin, des versets de la Bible.
Puis, au milieu du rabâchage à nouveau sur les causes de notre ruine,
Nefftzer crie :
— « Ce qui a perdu la France, c’est la routine et la rhétorique ! »
— « Oui, c’est le classicisme ! » — soupire Théophile {p. 111}Gautier, — interrompant l’analyse, qu’il fait dans un coin, des Quatrains de Khèyam, au bon Chennevières.
Mercredi 2 novembre §
Toute la journée j’ai été poursuivi par la mémoire obstinée d’un autre Jour des Morts.
Nous étions à la Comerie. De Béhaine nous avait emmenés nous promener sur les hauteurs qui dominent le cours de l’Oise. Nous marchions sous la bise, par le paysage désolé, entourés du vol circulaire des corbeaux. Jules souffrait du foie, et nous étions tristes, comme ce triste jour.
Il y a aujourd’hui au cimetière, pour entrer, pour sortir, la queue qui se fait à la porte d’un endroit de plaisir. Je ne sais, pour moi, je suis reconnaissant à toute cette foule qui se presse là. J’ai du bonheur à voir bien peu de tombes, sans une couronne fraîche, et je me penche à regarder les formes noires et les mains pieuses, penchées sur les pierres funéraires. Les morts, si oubliés le restant de l’année, ont autour d’eux un murmure de prières, de paroles… Pauvre tombe ! elle n’a que les couronnes que j’y apporte. Quand je n’y serai plus, personne n’y viendra, personne n’y apportera un brin d’immortelle. Cette tombe deviendra la pierre abandonnée des morts sans famille. Cette idée m’est douloureuse non pour moi, mais pour lui.
À l’entrée du cimetière, des bières de petits {p. 112}enfants se succèdent, faisant dire aux femmes : « Encore un petit ! » À ce qu’il paraît, le siège est meurtrier à ces innocents, privés de lait.
Jeudi 3 novembre §
On vit dans la permanence du rappel.
Quel est l’inconnu destiné à sortir de ces jours-ci ! Quel est l’imprévu que nous garde l’avenir ! L’appoint courageux apporté par l’Ouest avec sa mobile, avec ses marins, au milieu de la mollesse du reste de la France, ne doit-il pas entrer pour quelque chose dans la formation du gouvernement, ne doit-il pas amener la restauration du principe monarchique et religieux ? D’un autre côté, la prétention de Belleville de vouloir despotiser la France, ne pourrait-elle pas amener une résurrection des anciennes provinces, déjà blessées de la centralisation des derniers règnes, amener un démembrement de la France, dont la pensée existe ce matin dans l’affiche de la Bretagne ?
Vendredi 4 novembre §
La place de l’Hôtel-de-Ville est calme, abandonnée de la multitude de ces jours derniers. Quelques curieux seulement. Tout à coup jambes en l’air, et le monde de courir sur le quai, où je vois passer, dans les acclamations de la foule et un cortège de gamins, le gouverneur de Paris. Une figure jeune, douce, plaisante avec une grande barbiche d’officier d’Afrique : le général distingué, {p. 113}tel que l’inventerait un roman sans talent ou une pièce du Gymnase.
Je traversais ce soir le passage des Panoramas, et dans ce passage autrefois aveuglant de clarté, je me demandais si je n’étais pas dans le tunnel qui passe sous la Tamise.
Samedi 5 novembre §
À dîner, Clément de Ris me conte qu’aux Débats, en ce journal peu utopique, on a de l’inquiétude pour la cervelle d’un de nos amis, pris de la monomanie de sauver la France avec une combinaison qui ne me paraît pas si bête : le rétablissement d’Henri V, adoptant le comte de Paris.
Dimanche 6 novembre §
L’armistice est repoussé par les Prussiens. Je crois qu’il n’existe pas, dans l’histoire diplomatique du monde, un document plus féroce que le Mémorandum de M. de Bismarck. Son apitoiement sur les centaines de milliers de Français qui vont mourir de faim : ça ressemble au jésuitisme d’un Attila.
Lundi 7 novembre §
À déjeuner, ce matin, à la taverne de Lucas, sur l’addition je trouve ma serviette, marquée 15 centimes. La blanchisserie est, à ce qu’il paraît, en désarroi, par la rentrée dans Paris {p. 114}des blanchisseurs de Boulogne, de Neuilly, etc., et encore à la suite de la réquisition de la potasse et des autres matières par le gouvernement, pour la confection de la poudre.
Je vais faire visite à Victor Hugo, pour le remercier de la sympathique lettre, que l’illustre maître a bien voulu m’écrire, lors de la mort de mon frère.
C’est à l’avenue Frochot — chez Meurice, je crois. On me fait attendre dans une salle à manger, où sont les restes d’un déjeuner, servi dans un bric-à-brac de verreries et de porcelaines.
Je suis introduit dans un petit salon, au plafond et aux murs recouverts de vieilles tapisseries. Il y a deux femmes en noir, au coin de la cheminée, dont on voit vaguement les traits à contre-jour. Autour du poète, à demi couchés sur un divan, des amis, parmi lesquels je reconnais Vacquerie. Dans un coin, le gras fils de Victor Hugo, en costume de garde national, fait jouer sur un tabouret, avec des dames, un petit enfant, aux cheveux blonds, à la ceinture rouge.
Hugo, après m’avoir donné la main, est venu se replacer devant la cheminée. Dans la pénombre de l’antiquaillerie meublante, sous ce jour d’automne, assombri par la vétusté des couleurs des murs, et tout bleuissant de la fumée des cigares, au milieu de ce décor d’un autre temps, où tout est un peu effacé, incertain, les choses comme les figures, la tête d’Hugo, en pleine lumière, se trouve dans son cadre, et a grand air. Il est dans ses cheveux, de belles mèches blanches révoltées, comme il y en a sur la {p. 115}tête des prophètes de Michel-Ange, et sur sa figure une placidité singulière, une placidité presque extatique. Oui, de l’extatisme, mais où, de temps en temps, il y a des éveils, presque aussitôt éteints, d’un œil noir, noir, noir.
Comme je lui demande s’il se retrouve, à Paris, il me dit à peu près ceci : « Oui, j’aime le Paris actuel, je n’aurais pas voulu voir le bois de Boulogne, dans son temps de voitures, de calèches, de landaus, il me plaît maintenant qu’il est une fondrière, une ruine… c’est beau, c’est grand ! Ne croyez pas cependant que je condamne tout ce qui a été fait à Paris. Je suis le premier à reconnaître l’intelligente restauration de Notre-Dame-de-Paris, de la Sainte-Chapelle, et incontestablement on a élevé de belles maisons neuves… » Et sur ce que je lui dis, que le Parisien se trouve dépaysé dans ce Paris qui n’est plus parisien, il me répond : « Oui, c’est vrai, c’est un Paris anglaisé, mais qui possède, Dieu merci, pour ne pas ressembler à Londres, deux choses : la beauté comparative de son climat, et l’absence du charbon de terre. Pour moi, quant à mon goût personnel, je suis comme vous, j’aime mieux nos vieilles rues… » Quelqu’un ayant prononcé le mot de « grandes artères ». « C’est vrai, jette-t-il au divan, ce gouvernement n’avait rien fait pour la défense contre les étrangers, tout avait été fait pour la défense contre la population ! »
Hugo vient s’asseoir à côté de moi, et m’entretient de mes livres, qu’il veut bien me dire avoir été des {p. 116}distractions de son exil. Il ajoute : « Vous avez créé des types, c’est une puissance que n’ont pas toujours les gens de très grand talent ! » Puis, me parlant de mon isolement sur cette terre, qu’il compare au sien, lorsqu’il était là-bas, il me prêche le travail pour y échapper, me berce d’une espèce de collaboration avec celui qui n’est plus, finissant par cette phrase : « Pour moi, je crois à la présence des morts, je les appelle les invisibles. »
Dans le salon, le découragement est complet. Même ceux qui envoient des articles de vaillance au Rappel, avouent tout haut leur peu de confiance dans la possibilité de la défense. Hugo dit : « Nous nous relèverons un jour. Nous ne devons pas périr. Le monde ne peut subir l’abominable germanisme. Il y aura une revanche dans quatre ou cinq ans ! »
Victor Hugo, dans cette visite, se montre aimable, simple, bonhomme, pas le moins du monde grandiloque ou sibyllin. Sa grande personnalité ne se fait sentir que dans de délicats sous-entendus, comme lorsqu’il parle des embellissements de Paris, et qu’il cite Notre-Dame. On lui est reconnaissant de sa politesse, un peu froide, un peu hautaine, mais qu’on aime à rencontrer dans ce temps d’effusions banales, où les grandes célébrités vous reçoivent, à la première entrevue, avec un : « Tiens, c’est toi, ma vieille ! »
La curieuse transformation des commerces du moment…. Les chapeliers tentent le collectionneur militaire, avec le casque classique prussien, dit {p. 117}paratonnerre, avec le casque chocolat d’un Bavarois ramassé à Châtillon. Les marchands de couleurs et de tableaux vendent des couvre-képis en toile cirée. Les officines de Paris pour les courses, actuellement sans ouvrage, sont devenues des bazars de siège : on y expose des revolvers, des lorgnettes de marine, des couteaux, des couverts pour bastions, des tire-douilles pour fusils à tabatière, des tasses à filtre, etc.
Une boucherie de la rue Neuve-des-Petits-Champs a changé son nom en Hippophagie, et étale, dans le flamboiement du gaz, un écorché élégant, au péritoine découpé en festons et en dentelles, un écorché tout enguirlandé de feuillages et de roses : un écorché qui est un âne.
Mardi 8 novembre §
Une foire aux légumes, le long de l’avenue de Clichy, depuis la statue du maréchal Moncey jusqu’à la porte du rempart, avec tout son petit monde de mioches vendeurs : de petits ébouriffés, dont le pan de chemise passe à travers la charpagne sur laquelle ils sont assis, de petites encapuchonnées qui ont trois navets devant elles. Dans ce gigantesque étalage de verdure, glissent, coulent, se répandent les étalages d’autres commerces : de vieux pantalons, des morceaux de tuyaux de poêle, des abat-jour, des peintures à l’huile de maisons de campagne par des propriétaires amateurs, des tableaux de mâchoires, qui s’ouvrent et se referment, achetés à la faillite d’un dentiste.
{p. 118}Je passe le pont-levis. Le soleil fondu dans le brouillard fait ressembler le ciel à une fumée d’incendie, et derrière moi, les grandes lignes des fortifications, dégagées de toute construction, apparaissent comme des falaises noyées dans la brume du matin, avec leurs silhouettes de douaniers.
Toutes les maisons abandonnées, gardent des écriteaux de location, ô ironie ! Dans ces maisons fermées et vides, une fenêtre devenue un atelier de choumaques, de rapetasseurs de chaussures humaines ; une autre fenêtre, tout encombrée de viande de cheval, de boudin de cheval, de tripes de cheval, d’où se détache de la cheminée flambante une mégère horrible, qui vend par la baie ouverte, aux soldats de la ligne, quelque chose sans nom et qui pue.
On traverse, tous les cent pas, des barricades, et alors des rencontres sur la route d’hommes et de femmes, portant, tous à la main, quelque chose, ne fût-ce qu’un bout de planche arrachée ; des rencontres d’affreux gamins, culottés de la mise bas d’un pioupiou, et coiffés jusqu’aux yeux du bonnet de police impérial ; des rencontres de figures de misère qui donnent froid ; des rencontres de vieilles haillonneuses, dont la clef rouillée de leur taudis, leur bat dans les jambes, avec un bruit de fer contre du bois.
Passé l’église de Clichy, me voici au milieu de jardins de maraîchers, n’ayant plus de palissades, d’appentis, où toutes les lattes à la hauteur de la main ont été arrachées, entre des pieux qui sont tout ce qui reste des toits de planches qu’ils soutenaient.
{p. 119}Cette dévastation a pour horizon des squelettes de grands peupliers détachés dans le ciel, sur une nuée rose autour d’un soleil cerise, au milieu de ramures ressemblant aux arborisations d’une agate.
La route continue, continue, continue, pour cesser tout à coup, comme si le paysage était coupé net, entre une usine lézardée, étayée par des poutrelles, et un restaurant en planches peintes couleur de brique, et où se lit : École de natation du pont.
Là, la vue s’arrête devant un grand brouillard jaune, s’élevant de la Seine qu’on ne voit pas, et dont se détache une sentinelle, qui vous crie :
« On ne passe pas ! »
Je prends à droite un chemin noir de charbon de terre, et je flâne sous des arbres rabougris de vergers, où des hommes lèvent des carrés de gazon, qu’ils chargent sur des charrettes. Dans les terrains vagues, au-delà, semblables à des bataillons de petits soldats de plomb, des gardes nationaux exécutent des marches et des contremarches. De tous côtés, au-dessus des clôtures, des képis et des baïonnettes de sentinelles ; de tous côtés, des murs percés de trous meurtriers, laissant passer de petits morceaux de ciel ; et tout au loin, par un sentier qui chemine entre des pans de murailles, glissées à terre, se traîne lentement une vieille femme, accablée sous le poids du bois qu’elle porte, comme une fourmi sous un fétu.
À la recherche de la Seine, je prends un chemin contournant des usines, des fabriques silencieuses et {p. 120}noirâtres, de ce ton des choses éternellement enveloppées de fumée, et parmi lesquelles une seule a un grondement, avec jet de vapeur par un soupirail de cave. J’arrive enfin à une amidonnerie, dont je vois, par le battant de la grande porte, des hommes abattre des grands arbres, et j’ai devant moi une redoute qui a des embrasures pour trois canons, et la Seine, comme Corot pourrait la peindre, à la fin d’une journée d’hiver.
Toujours un ciel rose, et les maisons serrées de l’autre rive de la Seine, pareilles à des blancs de dominos, dans les masses violettes des arbres, et l’eau jaune avec un reflet du ciel qui la saumone, et l’île en face, complètement rasée, avec un peu de bleuâtre dans la forêt de rejets de ses broussailles.
D’un côté, le pont du chemin de fer d’Asnières, un fil noir dans l’air, de l’autre le pont de Clichy, le tablier d’une de ses arches tombé dans l’eau.
Sur la route dévastée, sous ce ciel fantastique, dans ce paysage aux couleurs, qui ne sont pas les couleurs d’un jour réel, mais des couleurs, qui semblent des colorations d’opale, vues au crépuscule, la prostitution se promène beaucoup.
Il y a de la fille à soldat de toutes les catégories, et je marche derrière une créature, à laquelle un jeune lignard donne le bras. Elle est en cheveux, les cheveux tignonnés en couronne ou plutôt en moule de pâtisserie, au haut de la tête. Elle porte une robe de laine noire à longue queue, dont la taille est sous les seins, avec une pèlerine à la ruche qui lui {p. 121}remonte sur les épaules. Elle a un foulard blanc au col, et un panier de paille noire à la main.
C’est la toilette distinguée de la fille de maison, à l’usage des militaires, en l’an de grâce 1870.
Mercredi 9 novembre §
Ce soir, je me cogne contre Nefftzer, qui m’emmène boire un verre d’aff-aff chez Frontin. Nous descendons dans la cave, hantée par les démocrates. Nefftzer a déjà l’animation, l’expansion de quelques chopes, et son rire de la Souabe est formidable.
Sur un mot que je dis de Victor Hugo, le voici à se débonder sur l’homme, qu’il a beaucoup pratiqué à la Conciergerie, du temps qu’Hugo venait, tous les jours, dîner avec ses fils et Vacquerie. Il me parle de sa complète inconscience en fait de nourriture : « Proudhon, dit-il, et un autre de mes amis, s’étaient rationnés à des dîners qui coûtaient dix sous. Notez que pour ces dix sous, on avait trois plats ; mais quels plats ! On avait du vin, mais quel vin ! Moi je fais la distinction des bonnes et des mauvaises choses, mais je me résigne aux mauvaises. Lui, Hugo, rien ! Je me rappelle, un jour, où il était en retard, et où nous ne l’attendions plus. Nos restes avaient été jetés dans un coin : un infâme arlequin, un mélange de choses, comme de la blanquette de veau et de la raie au beurre noir… Eh bien, Hugo s’est jeté là-dessus. Nous le regardions avec stupéfaction… et vous savez qu’il mange comme Polyphème. »
{p. 122}« Très amusant, alors Hugo, c’était au moment de l’élection du Président, j’occupais la meilleure chambre, la chambre arrangée pour Beauvallon. On se tenait chez moi. Hugo venait y caresser de paroles Proudhon, mais au fond, Proudhon avait pour lui le mépris qu’il aurait eu pour un musicien. »
« Ma chambre là, ça servait à tout. Un jour il y eut un fort dîner. Crémieux avait apporté du vin de Constance, qu’il tenait de Rothschild, en qualité de juif. Mme Hugo se mit à parler, à parler un peu trop, je n’oublierai jamais le regard impossible à rendre, par lequel Hugo l’a tout à coup foudroyée, l’a réduite au silence. »
« Autrefois, quand Hugo venait à La Presse, je ne le reconnaissais jamais à première vue : l’idée que j’avais du grand poète ne concordait pas, dans le premier moment, avec le monsieur que j’avais sous les yeux !… Oui, figurez-vous l’aspect d’un fricoteur, d’un étudiant de trentième année… il n’était pas soigné… et puis sa manie de porter des sous-de-pied étroits, et des pantalons gris-perle, remplis de taches, avec toujours un habit noir. »
« Quand je l’ai revu en Belgique, c’était un autre homme, on aurait dit un vieux capitaine de cavalerie… Mais, il faut le reconnaître, qu’il s’agisse de l’ancien ou du nouvel Hugo, il a toujours eu une séduction dans l’accueil, une grâce de politesse charmante… Je me rappelle que quand nous allions chez lui, avec nos femmes, il n’en laissait pas partir une, sans lui mettre sur le dos son châle ou sa {p. 123}capeline. Chez un autre, c’eût été ridicule : chez lui, c’était si bien fait ! »
Il est dix heures et demie, et selon l’ordonnance de la Défense nationale, un garçon éteint le gaz, et apporte une chandelle sur la table. Le sous-sol a pris la physionomie d’un de ces cafés souterrains, où j’ai soupé à Berlin.
Alors la pensée et la parole de Nefftzer montant et s’élevant, il reprend : « Moi je suis germain, complètement germain, je défends seulement la France par devoir, mais je ne m’abuse pas… Le jour n’est peut-être pas loin, où vous reverrez une République phocéenne, un grand-duché d’Aquitaine, un grand-duché de Bretagne… C’est la Saint-Barthélemy, soyez-en persuadés, qui amène, en ce moment, la fin de la France… si la France était devenue protestante, c’eût été à tout jamais la grande nation de l’Europe… Voyez-vous, dans les pays protestants, il y a une gradation entre la philosophie des classes supérieures et le libre examen des classes inférieures… en France, entre le scepticisme du haut et l’idolâtrie du bas, il y a un trou, un abîme… croyez que c’est cela qui tue la France. »
Dans le café devenu obscur, envahi par les ténèbres, de cette grosse face jordanesque, rougeoyante sous la lumière crue de la chandelle, qui en fait saillir la chair épaisse et verruqueuse, de ce baragouin, par moments, incompréhensible, de cette parole rétive, qui sort comme d’éructations, s’échappent des pensées pleines de profondeur, des ironies, des paradoxes, presque de génie.
{p. 124}Il finit, en déclarant tout haut, que M. de Bismarck est le premier des hommes d’État de tous les temps, se demandant toutefois, s’il eût fait de si grandes choses, ayant rencontré les difficultés et les circonstances contraires, que trouva Pitt.
Et il se fait rapporter de l’ale et du porter, disant que c’est à la bière qu’il doit son sommeil de toutes les nuits.
Jeudi 10 novembre §
C’est général, comme dans ces temps-ci, tout le monde que je vois, a un besoin instant de tranquillité d’âme, de repos d’esprit, de fuite de Paris. Tous disent : « Aussitôt ce que ça va être fini, je pars » et l’on désigne un coin de France, un morceau de campagne vague, où loin de Paris et de tout ce qui le rappelle, l’on pourra, de longues heures, ne plus penser, ne plus réfléchir, ne plus se souvenir.
Il se pourrait bien que ce grand 89, que personne, même parmi ses adversaires, n’aborde dans un livre, qu’avec toutes sortes de salamalecs, ait été moins providentiel pour les destinées de la France qu’on ne l’a supposé jusqu’ici. Peut-être va-t-on s’apercevoir que, depuis cette date, notre existence n’a été qu’une suite de hauts et de bas, une suite de raccommodages de l’ordre social, forcé de demander à chaque génération un nouveau sauveur. Au fond, la Révolution française a tué la discipline de la nation, a tué l’abnégation de l’individu, entretenues {p. 125}par la religion et quelques autres sentiments idéaux. Et ce qui avait survécu de ces sentiments idéaux, notre premier sauveur, Louis-Philippe l’a achevé avec la phrase de son premier ministre : « Enrichissez-vous » ; et notre second sauveur, Napoléon III, avec son exemple et celui de sa cour, qui disait : « Jouissez. » Puis, quand toutes les religions désintéressées des âmes étaient mortes, on faisait, par le suffrage universel, du vote destructif et désorganisateur du bas de notre société, la véritable souveraineté française.
89 eût pu inaugurer le gouvernement d’un autre peuple, d’un peuple aimant sérieusement la liberté et l’égalité, d’un peuple instruit, jugeur, de libre examen, mais pour le tempérament sceptique, blagueur et gogo de la France, 89 me semble destiné à devenir le régime mortel.
Vendredi 11 novembre §
Le blessé est en faveur. Je vois, passant le long du boulevard Montmorency, une dame promener, dans sa voiture découverte, un blessé en capote grise, en bonnet de police. Elle est tout yeux pour lui, elle remonte à chaque instant la fourrure sur ses jambes ; des mains de mère et d’épouse se promènent, le temps entier de la promenade, sur sa personne.
Le blessé est devenu un objet de mode. Il est pour d’autres un objet d’utilité, un paratonnerre. Il défend votre immeuble de l’invasion des populations {p. 126}suburbaines ; il vous sauve, dans l’avenir, de l’incendie, du pillage, de la réquisition prussienne. Quelqu’un me racontait qu’une personne de sa connaissance avait monté une ambulance — huit lits, deux sœurs, et charpie, et bandes, et tout l’et cætera pour les pansements — rien n’y manquait. Malgré cela, aucun blessé ne pointait à l’horizon. L’homme de l’ambulance restait plein d’inquiétude pour son immeuble. Que fit-il, il alla à une ambulance, favorisée de blessés, et versa 3 000 francs, oui 3 000 francs, pour qu’on lui en cédât un.
Je désire vivement la paix, je désire bien égoïstement qu’il ne tombe pas d’obus dans ma maison et mes bibelots, et cependant je marchais triste, comme la mort, le long des fortifications. Je regardais tous ces travaux qui ne devaient pas protester contre la victoire allemande, je sentais à l’attitude des ouvriers, des gardes nationaux, des soldats, à ce que l’âme des gens confesse d’eux, autour d’eux, je sentais que la paix était signée d’avance, et telle que l’exigerait M. de Bismarck, et je souffrais bêtement comme d’une déception, d’une désillusion sur le compte d’un être aimé ! Quelqu’un me disait, ce soir : « Les gardes nationaux, nous n’en parlons pas, n’est-ce pas ? La ligne lèvera la crosse en l’air. La mobile tiendra un petit peu. Les marins tireront sans conviction. Voilà comme on se battra si on se bat. »
Samedi 12 novembre §
Que la postérité ne {p. 127}s’avise pas d’en conter aux générations futures, sur l’héroïsme du Parisien en 1870. Tout son héroïsme aura consisté à manger du beurre fort dans ses haricots, et du rosbif de cheval au lieu de bœuf, et cela sans trop s’en apercevoir : le Parisien n’ayant guère le discernement de ce qu’il mange.
Dimanche 13 novembre §
Au milieu de tout ce qui resserre et menace la vie, dans ce moment, il y a une chose qui la soutient, la fouette, la fait presque aimer : c’est l’émotion. Passer sous ces coups de canon, se risquer au bout du bois de Boulogne, voir comme aujourd’hui la flamme sortir des maisons de Saint-Cloud, vivre dans ce continuel émoi d’une guerre vous entourant, vous touchant presque, frôler le danger, être toujours le cœur un peu battant vite : cela a sa douceur, et je sens, lorsque ce sera fini, qu’il succédera, à cette jouissance fiévreuse, de l’ennui bien plat, bien plat, bien plat.
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Ce soir, dans la sonorité d’une nuit de gelée, s’entend sur tout le rempart, à chaque instant répété, en sa mélopée saisissante : « Sentinelles, prenez garde à vous ! » dans le bruit continu de coups de canon, pareils à des fracas et des écroulements de foudre en des montagnes lointaines.
Lundi 14 novembre §
Me promenant dans la ruine {p. 128}du bois de Boulogne, j’ai la curiosité de voir les maisons du Parc des Princes.
Toutes ont été abandonnées par les propriétaires, et les jolis jardins sont émaillés de pioupious, et dans la verdure des arbres verts, le rouge garance contraste avec la blancheur des marbres de l’habitation de la Tourbey, que j’ai dû acheter… Je pousse devant moi, et vais à l’aventure, à travers les terrains vagues qui commencent la campagne de la banlieue. Ce ne sont que maisons, à la grille laissée grande ouverte par la visite d’un franc-tireur ; maisons aux carreaux cassés, d’où volettent, au dehors, des lambeaux de petits rideaux, tout grippés par la pluie. Ici, pendent sur le trou d’une porte absente, les brindilles d’une plante grimpante ; là, le vide de la niche d’un chien garde le vide d’une vacherie délaissée.
Mais parmi ces bâtisses, il en est une qui me parle, je ne sais pourquoi. Une bâtisse fabriquée avec des démolitions de toutes les sortes et de toutes les époques, une bâtisse où l’on sent qu’un étrange et cocasse Parisien, après en avoir été l’architecte, y a pris ses invalides. Je pénètre dans la cour, toute encombrée de choses hétéroclites, parmi lesquelles je distingue une baignoire d’enfant, et un immense chapeau de paille : un chapeau de philosophe champêtre, un chapeau d’inventeur. Une moitié de vieille porte Louis XV m’introduit dans l’unique pièce du rez-de-chaussée. Les meubles sont en marmelade, un buffet, éventré, n’a plus des panneaux qui le fermaient que des filandres de bois, pendant comme des ficelles.
{p. 129}Chose surprenante ! au milieu de la dévastation qui a fait rage en ce pauvre logis, dans un coin, sur une chaise, la seule restée intacte, est posé à plat, entr’ouvert, un vieux livre à tranche rouge, le livre tel qu’il a été laissé par le propriétaire, après sa dernière lecture.
Le ciel est gris de gros nuages qui semblent des tourbillons de cendre, les coteaux de Saint-Cloud sont d’un bleu noirâtre, et la ruine du château paraît déjà une ruine de cent ans. Cela, au milieu des fumées rousses de quatre ou cinq incendies autour de l’église, je le regarde, par-dessus les blancheurs des tombes d’un cimetière, dont le mur, déchaperonné, a été converti en barricade et garni de sacs de terre, tandis que les rafales de vent font claquer les persiennes de fenêtres ouvertes des maisons désertes. J’ai un âpre, presque un cruel plaisir, à me promener dans cette désolation, dans cette mort des choses, à travers une bise qui vous remplit les yeux de larmes.
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Il y a je ne sais quoi de réconfortant à battre le pavé, dans cet aboiement, faisant retentir le boulevard, sous les voix de crieurs : « La Reprise d’Orléans par l’Armée de la Loire », oui, je ne sais quoi de réconfortant, à marcher comme dans une résurrection de Paris.
Mercredi 16 novembre §
Le plaisir chez les {p. 130}femmes maigres se traduit par un spasme nerveux ; chez les femmes grasses, par une espèce de convulsion. Chez les premières c’est plutôt un allongement, un étirement, chez les secondes un resserrement, une contraction.
La petite mort met sur la figure des unes de l’extatisme, sur celle des autres de l’apoplexie.
Vendredi 18 novembre §
Une nuit de cauchemar passée avec les absents, avec ceux que la mort ou l’exil a retranchés de ma vie. Mon frère était condamné à mort, pour une cause dont je n’avais pas la conscience bien exacte dans mon rêve. J’allais trouver Sainte-Beuve, pour qu’il me donnât une lettre de recommandation. Je l’attendais longtemps dans une immense pièce, remplie de porcelaines de Saxe. Cela m’intriguait de trouver une si grande pièce dans sa petite maison, et encore de découvrir au critique un goût que je ne lui connaissais pas. Enfin je le voyais arriver avec ce petit pas trotte-menu, ce sourire finement spirituel, avec lesquels il faisait son entrée dans un salon, et il passait près de moi, en me jetant un regard, où je ne voyais pas d’yeux, et il ressortait par une autre porte. Alors je songeais à m’adresser à la princesse Mathilde, que je ne rencontrais pas chez elle, mais dans un bâtiment ressemblant à un Hôtel de ville de l’étranger. C’était sans doute le ressouvenir dans mon sommeil, qu’elle était à Mons. Elle m’accueillait avec ce doux sourire triste du regard, {p. 131}que sa figure, un peu rude, prend à certaines heures… C’est étonnant, comme parfois la vision spirituelle du rêve vous donne le délicat portrait de la physionomie des gens ! La princesse me disait que l’Empereur n’était plus empereur, qu’il ne pouvait rien pour mon frère… et mon rêve finissait dans l’incohérence bête des rêves, et une anxiété que le réveil ne dissipait pas tout de suite.
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Les canons ont chacun leur son, leur timbre, leur résonnement, leur boum ronflant, ou strident, ou sec, ou fracassant. Je suis arrivé à reconnaître avec certitude le canon du Mont-Valérien, d’Issy, de la canonnière du Point-du-Jour, de la batterie Mortemart. Je ne parle pas de la pièce marine de mon rempart, parce que, le jour, elle remue toutes les portes, comme si un coup de vent s’engouffrait dans la maison, parce que, la nuit, elle me secoue dans mon lit, comme un léger tremblement de terre.
Samedi 19 novembre §
Ici on gonfle un ballon captif, et j’aperçois Nadar, se remuant, se démenant, sous une casquette d’officier de marine, dans un raglan à l’enveloppement militaire.
Dimanche 20 novembre §
Du haut de la butte Mortemart, j’entendais une fillette dire à ses petites amies, en montrant Saint-Cloud : « Elle y est toujours, {p. 132}notre maison… la dernière près de ces arbres… la voyez-vous ? »
C’est la consolation du moment. Petits et grands viennent, de temps en temps, donner un coup d’œil à leur immeuble aimé. L’autre jour, un monsieur, que je ne connaissais pas, me demandait la permission de voir, d’une de mes fenêtres, la baie de son atelier, situé à Sèvres.
Ce soir, je rencontre le jeune Frédéric Masson, enterré dans sa capote de mobile. Lui, qui datait les lettres qu’il m’écrivait du collège, des brumaire et des messidor du calendrier républicain, je le trouve fort dégrisé de la république, des républicains, des soldats démocrates. Il se plaint que, lorsqu’il marchait avec Goubie en avant, ses frères n’emboîtaient point le pas. Et de sa mauvaise humeur contre le présent, un peu remonte à 89, et amène une baisse sensible de son lyrique enthousiasme d’autrefois pour la première république. Il est un symptôme. Je suis persuadé que beaucoup de jeunes gens ayant en eux-mêmes semblablement à Masson un grain d’exaltation révolutionnaire, sont en train de devenir des réactionnaires.
Mardi 22 novembre §
Dans le grand bois, où les tristesses de l’automne se mêlent aujourd’hui aux tristesses de la guerre : pas un promeneur, pas un errant, pas même un volètement de petit oiseau, seulement la plainte des vents, dans laquelle résonnent {p. 133}les répercussions des chassepots de la rive droite.
Je suis seul, et j’ai dans la mémoire et dans les yeux, la pâleur des nombreux soldats malades, que je viens de voir passer sur des cacolets. Je vais, à travers le triste abatis, à des arbres, sous lesquels je me suis assis avec mon frère, sous lesquels je l’ai vu si triste. Ils sont morts aussi, les arbres… Des coupes de bouleaux s’étendent devant moi, et font, avec leurs troncs blancs, comme des coins de cimetière… Sur la route abandonnée, les semelles de vieux souliers se mêlent, dans la boue, aux branchages desséchés.
Près de la cascade, je côtoie un campement sous bois, une agglomération de masures, de cabanes, de huttes, fabriquées pittoresquement de fragments de planches, de morceaux de zinc, de terre battue, avec leurs portes de branches tournant sur des gonds de lianes, et avec leurs fenêtres faites d’un morceau de vitre trouvé par aventure. Le café de la Cascade, le café des noces parisiennes, est une ambulance. Le lac supérieur a été mis à sec, et mon pas fait envoler des nuées d’oiseaux, cherchant des vers dans la vase. Plus d’eau cascadante, et dans l’espèce de boue restée dans le bassin, des soldats, encastrés dans les anfractuosités du rocher, lavent leurs chemises sales.
La pluie a cessé, un jour net, clair, cristallin, nettoyé de toute vapeur, dessine d’une manière presque aiguë les petites villas étagées sur les collines, et la masse rectiligne du Mont-Valérien, derrière lequel se couche le soleil dans un admirable effet. Le ciel {p. 134}pâlement bleu et pâlement jaune semble le lit d’un grand fleuve desséché, dont les langues bleues sont de l’eau, les langues jaunes du sable, ayant, à la marge, de gros et lourds nuages blancs, crêtés d’or en fusion.
Spectacle militaire de la fermeture : — sonneries de clairons, — essoufflement des attardés, — gros souliers des soldats flaquant dans la boue, — chevaux que les conducteurs des voitures prennent par la bride, — bousculades d’entrants et de sortants, déjà vagues dans la nuit qui commence.
Et bientôt le noir des deux portes fermées, sur un morceau de ciel roux, zébré de nuages violets, et dans l’air les quatre grands bras détachés du pont-levis remonté sur le bleu nocturne du crépuscule.
Mercredi 23 novembre §
En ce siège, on éprouve de l’ennui, comme dans du tragique qui n’aboutirait pas.
Veuillot, il a ce que peu d’écrivains possèdent ! La lecture de ses articles donne à ses lecteurs une espèce d’alacrité. Du reste, l’ironie de son talent n’a jamais étalé un plus grandiose, un plus dédaigneux mépris pour les hommes et les choses du présent.
Jeudi 24 novembre §
Mme Burty me disait, aujourd’hui, que sa blanchisseuse lui avait affirmé que {p. 135}la nourriture de son cheval lui coûtait 13 francs par jour.
Le chiffonnier de notre boulevard, qui, dans le moment, fait queue à la halle pour un gargotier, racontait à Pélagie qu’il achetait, pour son gargotier, les chats à raison de six francs, les rats à raison d’un franc, la chair de chien à raison d’un franc cinquante, la livre.
Vendredi 25 novembre §
Jamais, il me semble, les effets de l’automne n’ont été aussi beaux que cette année : cela tient, peut-être, à ce que je les regarde plus qu’en aucun temps, et que j’ai toujours les yeux fixés sur l’horizon prussien.
Ce soir, je ne pouvais me lasser de regarder cette broussaille à perte de vue, teintée en ces tortils morts, de la couleur rose des bruyères, et les coteaux d’un âpre violet, et les maisons de Saint-Cloud, au blanc bleuâtre indescriptible, fait par les fumées de l’éternel incendie, qui couve depuis un mois. Et ce paysage de coloriste avait, pour ciel, un ciel de feu rouge cerise, enfermant dans des cernées, deux ou trois taches étranges de bleu pâle, du bleu que Lessore jette sur la faïence de ses assiettes.
Samedi 26 novembre §
Aujourd’hui, c’est le dernier jour des portes ouvertes. Demain, Paris finit aux remparts, et le bois de Boulogne ne sera plus parisien.
{p. 136}Je veux, avant qu’il ne disparaisse, peut-être, m’y promener toute la journée, et me voici ce matin, dans le chemin tournant, surmonté de l’homme à la lunette, jetant aux passants : « Qui veut voir les Prussiens, on les voit très bien, messieurs, rendez-vous compte ? » À tout moment il faut sauter des grands fossés, des remblais garnis de fascines… La porte du Pré Catelan est ouverte, des canons sont rangés sur sa pelouse, et les artilleurs font signe de passer au large. Du Pré Catelan, je pousse au Jardin d’Acclimatation, par ce joli chemin côtoyant un ruisseau sous des arbres verts. Là, une bande d’enfants, de femmes, brise, casse ces pauvres arbres, qui restent, après leur passage, avec des arrachis blancs, des branches pendantes à terre, des tortils de bois révolté : un saccagement qui dévoile l’amour de la destruction de la population parisienne. Un vieil homme de la campagne qui passe par là, et qui aime les arbres, comme la vieillesse, lève les yeux au ciel, douloureusement.
Dans la dévastation générale, la grande île seule, préservée par l’eau qui l’entoure, garde intacte et sans blessures, ses arbres, ses arbrisseaux, sa propreté anglaise. Au bord du lac, près de ce bord si couru, se promène seul, un long prêtre maigre, lisant son bréviaire.
Je me hâte pour l’heure de cinq heures, pour l’heure de la rentrée.
La pelouse, qui va de la butte Mortemart à la porte de Boulogne, est toute couverte de mobiles, {p. 137}qui vont y camper la nuit. C’est pittoresque, toute cette multitude bleuâtre, toutes ces petites tentes blanches, soldats et tentes se dégradant jusqu’en bas, en homuncules et en petits carrés microscopiques, au milieu de fumées de popotes, qui font un vrai nuage à l’horizon, et d’où se détachent les grands arbres des côtés, avec des tournures d’arbres de portants de coulisses, et où perce, tout au fond, un rien de l’architecture de Saint-Cloud, lumineusement diffuse, comme un édifice d’apothéose, au moment de la tombée de la toile.
Cinq heures sonnent. On se presse. On se bouscule. Il y a un encombrement de caissons d’artillerie. Un pauvre vieil homme prend peur, à côté de moi, sur le pont-levis, et tombe dans le fossé. Je le vois remonter sur les épaules de quatre hommes, inerte ; la tête bringue-ballante. Il s’est cassé la colonne vertébrale.
Lundi 28 novembre §
Cette nuit je suis réveillé par la canonnade. Je monte dans une chambre d’en haut.
En le ciel sans étoiles, coupé par les ramures des grands arbres, c’est une succession, depuis le fort de Bicêtre jusqu’au fort d’Issy, dans toute l’étendue de cette grande ligne hémicyclaire, c’est une succession de petits points de feu, s’allumant comme des becs de gaz, suivis de retentissements sonores. Ces grandes voix de la mort au milieu du {p. 138}silence de la nuit : ça remue… Au bout de quelque temps, des hurlements de chiens se sont joints aux bronzes tonnants ; des voix peureuses de gens réveillés se sont mises à chuchoter ; des coqs ont lancé leurs notes claires. Puis canons, chiens, coqs, hommes et femmes, tout est rentré dans le silence, et mon oreille, tendue au dehors de la fenêtre, n’a plus perçu, au loin, tout au loin, qu’un bruit de fusillade, — ressemblant au bruit mat que fait une rame, en touchant le bois du bateau.
L’étrange rassemblement aujourd’hui, que la composition d’un omnibus ! que d’hommes de guerre de toutes les espèces et de toutes les façons ! Je suis à côté d’un aumônier du Midi, aux yeux à la fois vifs et doux, qui me dit que depuis la fermeture des portes, le moral de l’armée et de la mobile est complètement changé, que le découragement et la démoralisation étaient à tout moment apportés par les maraudeurs et les filles, allant des Français aux Prussiens, et des Prussiens revenant aux Français, mais qu’aujourd’hui ils ont confiance, qu’ils sont disposés à bien se battre.
Je traverse le Luxembourg. Près du grand bassin se voit une voiture chargée de tonneaux, et à la margelle de pierre, un rassemblement de gens en manches de chemise, et d’enfants penchés sur l’eau. Je m’approche. Des hommes agenouillés tirent une immense seine, dont les lièges frôlent les cygnes, qui s’élèvent sur l’eau, en ébats effarouchés et en demi-envolées colères. On pêche le bassin pour nourrir {p. 139}Paris, et bientôt apparaît, au fond du filet, à la surface de l’eau clapotante, des carpes et de monstrueux cyprins, qu’on porte dans les tonneaux de la voiture attelée.
En face du bal Bullier, et masquant la décoration orientale de sa porte, sur laquelle est écrit : Ambulance, succursale du Val-de-Grâce, stationne une immense charrette, d’où un homme lance dans l’intérieur des matelas, comme on jette des bottes de foin…
Le boulevard Montparnasse est sillonné de canons et de caissons, qui rentrent dans Paris, tandis que des femmes maladives, ayant des figures de province, sont assises sur des bancs, frileusement encapuchonnées. Au milieu d’elles, une vieille édentée, dont le menton est plus saillant que le nez, et toute pareille à la sculpture en buis d’une marotte d’un Roi des Fous, que j’ai vue dans une vente, semble promener une folie agitée.
Sur le boulevard d’Enfer, à de maigres arbres, écorcés jusqu’à cinq ou six pieds, sont attachés des chevaux, des ânes, et derrière ces rosses, se tient une population finaude et rougeaude, le fouet passé autour du cou. Maquignons octogénaires et maquignons adolescents : c’est une tourbe, où se mêlent et se marient tous les types des vendeurs et courtiers de chevaux : le vieux Normand avec son bonnet de coton à raies bleues et son collier de barbe blanche ; le berger au chapeau rond, au col nu, au sarrau sur lequel passe une grande corde en bandoulière ; {p. 140}ceux-ci, les richards, avec leurs bonnets aux oreilles de laine noire frisée, leurs favoris carrés, leur foulard rouge noué autour du cou ; ceux-là, des jockeys en disponibilité, avec le long gilet à manches, et le cache-nez de laine écossaise ; puis sous des casquettes aplaties, couvrant l’occiput, toute une population de jeunes voyous retors et madrés, à la frimousse de vieux diplomates.
Une grande fillette, à l’œil impudique et au madras placé en haut de cheveux rêches, m’offre, pour 350 francs, un âne qui m’a tout l’air d’un âne de Montmorency.
C’est l’avenue du marché aux chevaux — le Poissy du Paris du jour — et j’entre dans le vrai marché, où les chevaux sont tellement affamés, qu’ils mangent le bois de la traverse, dans laquelle est fixé leur licol, s’efforçant, les pauvres bêtes, de ramasser à terre la sciure que leurs dents ont faite.
On les amène sur un pont-balance, devant lequel est agenouillé, sur un sac, le soldat de ligne qui les pèse. On voit des mains se promener sur leurs flancs, on entend des paroles dont on ne comprend pas le sens, dites par des figures pleines de sourires malicieux, et de clignements d’yeux diaboliques, — bourse mystérieuse, entre ces hommes tout rubiconds de coups de soleil, et qui ne dure qu’un instant. Le marché est conclu.
Le cheval est amené dans un coin, où un petit homme rabougri abaisse la poignée de fer d’un soufflet, maintenant rouge du charbon de terre {p. 141}allumé, et passe, à une espèce de monsieur en chapeau à haute forme, un fer qu’il tire du feu, et que celui-ci applique sur la fesse du cheval, toute fumante. Alors un autre homme en bonnet de laine, aux grandes bottes à entonnoir, un paletot passé sur sa blouse, fait très artistiquement, avec de grands ciseaux, deux ou trois tailles dans le poil du poitrail : des marques symboliques.
Après quoi, c’est de la viande de boucherie, qui a reçu son passeport pour l’abattoir.
Mardi 29 novembre §
La viande salée, délivrée par le gouvernement, est indessalable, immangeable. J’en suis réduit à couper le cou à une de mes dernières petites poules, avec un sabre japonais. Ça a été abominable, cette pauvre petite poule voletant, un moment, dans le jardin, sans tête.
Aujourd’hui, c’est chez tous un recueillement concentré. Dans les voitures publiques, personne ne parle, tout le monde s’enferme en lui-même, et les femmes du peuple ont comme un regard d’aveugle, pour ce qui se passe autour d’elle.
La Seine est couverte de mouches qui chauffent, pavoisées du drapeau des ambulances, et toutes prêtes à aller chercher des blessés.
Au Champ-de-Mars, défilent de petites voitures de l’ambulance de l’armée, précédées d’une ligne interminable de mulets, chargés de l’attirail de campagne. D’autres voitures d’ambulance descendent {p. 142}au pas la barrière d’Italie, cortégées de femmes, parmi lesquelles il en est qui parfois se hasardent à ouvrir la portière du fond, pour regarder les blessés.
L’angoisse de l’attente est dans les rues. Il y a des groupes qui stationnent sur les places. Tout homme qui parle, tout homme dont on espère un renseignement est entouré, et avec la nuit tombante, les groupes deviennent énormes, débordant les trottoirs, les refuges, et coulant sur la chaussée.
Chez Brébant, on cause de la misère noire, dans laquelle sont tombés soudainement des gens qui avaient hier l’aisance de la vie. Charles Edmond raconte que sa femme, se trouvant chez leur boucher, avait vu une femme proprement vêtue, vêtue comme une femme de la société, entrer et demander un sou de raclures de cheval. Et Mme Charles Edmond lui ayant mis une pièce blanche dans la main, la femme, comme remerciement, s’était mise à fondre en larmes.
On parle ensuite de la surexcitation nerveuse de la femme, de l’affolement produit par les événements, de la crainte que l’on a d’avoir à réprimer des émeutes de femmes.
Puis les menaces de l’avenir amènent la conversation sur l’exil, qui pourrait être le lot de beaucoup de dîneurs d’ici.
Et cette perspective fait dire aux uns que l’exil, c’est la condamnation à mort, ainsi que le comprenaient les Romains, fait dire au cosmopolite Nefftzer que l’exil n’existe pas.
{p. 143}C’est vraiment curieux comme le sentiment patrie manque chez certains hommes, et surtout chez les penseurs, les idéalistes. À ce propos, Renan dit que le sentiment de la patrie était très naturel dans l’antiquité, mais que le catholicisme a déplacé la patrie, et comme l’idéalisme est l’héritier du catholicisme, les idéalistes ne doivent pas avoir des attaches aussi étroites pour le sol, des liens si misérablement ethnographiques que la patrie. « La patrie des idéalistes, s’écrie-t-il, est celle où on leur permet de penser », et au milieu des interruptions nerveuses de Berthelot, emporté par la logique de sa thèse, il ne sent dans le fait de la domination étrangère rien de ce qui indigne, soulève, enrage les cœurs patriotiques.
Décidément, je trouve mes amis trop supérieurs à l’humanité, et je sors de chez Brébant, presque colère !
Mercredi 30 novembre §
Depuis une heure du matin, jusqu’à onze heures, la canonnade sans interruption, une canonnade si pressée, que le coup de canon n’est plus perceptible, et qu’il semble que c’est l’interminable grondement d’un orage, qui ne se décide pas à éclater. Cela a aussi quelque chose d’un déménagement céleste, où des Titans remueraient sur votre tête les commodes du ciel.
Je suis dans le jardin de Gavarni, devenu une espèce d’observatoire pour le passant, qui y entre {p. 144}par la brèche du mur, jouissant avec mes voisins, gardes nationaux et blousiers, de cet ébranlement du ciel, paraissant par moments se communiquer au sol, que j’ai sous les pieds.
La canonnade dure toute la journée : toute la journée ces roulements et ces grondements de la mort ; pas une seconde, sans une succession de ces foudres, et qui, à la distance où elles sont, mettent à l’horizon, comme les coups de ressac d’une grande mer.
Je suis un peu souffrant. Je n’ai pu aller cet après-midi à Paris. Je prête l’oreille au bruit de la rue, qui vous raconte le bon ou le mauvais des choses publiques, avec le pas du passant, avec le son de sa voix : rien. Ce soir, la rue ne dit rien.
Jeudi 1er décembre §
Rue de Tournon, à la clarté des bougies, courant sous une porte cochère, et éclairant de leurs lueurs voltigeantes la lividité d’une face, coiffée d’un mouchoir à carreaux, je vois descendre d’une tapissière, un corps raidi dans une immobilité de cadavre, et dont s’échappe un cri, à chaque tâtonnement des mains, qui le portent à l’ambulance. C’est un mobile qui a eu la cuisse cassée, hier à onze heures du matin, et qu’on vient de ramasser sur le champ de bataille, aujourd’hui à la nuit.
Dans l’omnibus, j’ai à côté de moi un carabinier parisien, tenant sur les genoux un casque prussien de {p. 145}la garde royale. Il parle de l’élan des troupes, des zouaves qui, à l’attaque de Villiers, ont été admirables, et d’une compagnie, dont quatre hommes seuls, n’ont pas été touchés.
Vendredi 2 décembre §
Tout Paris est aujourd’hui dans l’avenue du Trône. Et le spectacle vous est donné de la grande émotion de la capitale, se tenant près de ses portes, raccourcissant la distance, rapprochant d’elle les nouvelles.
Des deux côtés de la chaussée, gardée libre par la garde nationale, jusqu’à la barrière aux colonnes bleuissantes dans un coup de soleil d’hiver, deux foules s’étageant et formant, çà et là, sur les tas de pierrailles : — des monticules d’hommes et des femmes. La chaussée toute pleine de l’allée et du retour des voitures d’ambulance, des chariots d’obus, des camions de cartouches, des caissons de munitions, des transports de toutes sortes, que fait refluer et cogne, à chaque quart d’heure, dans un encombrement strident de ferraille, la fermeture de la barrière du chemin de fer.
Et les yeux de la foule, tournés vers le point culminant de l’avenue, où l’on voit déboucher les voitures d’ambulance qui reviennent, et les regards, cherchant le chapeau d’un prêtre sur le siège, la coiffe blanche d’une sœur sur la banquette. Chez tous, il y a un frisson douloureux, mêlé à une curiosité avide des pâleurs, des taches de sang, des souffrances {p. 146}contenues et mangées par ces mutilés, qui se savent regardés, et font effort pour être à la hauteur du spectacle.
Il passe des blessés, assis sur le cul d’une charrette, les jambes pendantes et mortes, ayant, sur leur figure décolorée, des sourires vagues, adressés aux passants — des sourires qui donnent envie de pleurer…
Il passe des blessés, qui portent sur l’inquiétude de leur visage, le non-savoir de l’amputation, le non-savoir de la vie ou de la mort.
Il passe des blessés, qui posent, dans des attitudes arrangées et théâtrales, sur une botte de paille, et jettent au public, du haut de la voiture, où ils sont juchés : « Allez, il y a de la viande de Prussien, là-bas. »
Un blessé tient, d’un air farouche, serré contre lui, son fusil, dont la baïonnette cassée n’a plus la longueur que d’un pouce de fer.
Au fond des coupés, on entrevoit des officiers, à la tête ensanglantée, dont la manche galonnée d’or et la main molle, reposent sur le pommeau de leur sabre.
Le froid est vif, mais la foule ne peut s’arracher à l’émotionnante vision. On entend des bottines de femmes battre la semelle de leur petit talon, craquant sur la terre gelée.
L’on veut voir, l’on veut savoir, et l’on ne sait pas, et les bruits les plus contradictoires circulent et se répandent, à chaque minute. Les figures s’éclairent ou s’attristent à un mot de celui-ci, à un mot de {p. 147}celui-là. La remarque est faite que le bruit des canons des forts ne s’entend plus, que c’est bon signe, que l’armée avance ! Dans un groupe j’entends : « Ça allait mal ce matin, à ce qu’il paraît, les mobiles avaient lâché pied… Ça va bien maintenant. »
Et les yeux et les regards continuent à aller aux blessés, aux estafettes, aux aides de camp, à tout ce qui galope, venant de là-bas. « Tiens, Ricord ! » fait quelqu’un qui se souvient, en voyant passer le chirurgien dans une voiture. Un garde national lance, du haut de son cheval, aux groupes : « Une demi-lieue en avant de Chennevières, et à la baïonnette maintenant ! ».
Et toujours l’on attend, l’on interroge, l’on se fait dire par tous : Tout va bien, — ce « tout va bien » — que chaque cavalier est obligé de répéter, pour qu’on le laisse passer.
On n’a pas de nouvelles positives, mais je ne sais quoi dit à la foule, que les choses ne vont pas trop mal. Alors, une joie fiévreuse monte à toutes les figures, pâlies par le froid, et femmes et hommes, pris d’une sorte de gaminerie, se jettent au-devant du galop des chevaux, cherchant à arracher aux estafettes, avec des rires, des plaisanteries, des coquetteries, de douces violences, les nouvelles qu’ils ne portent pas.
Dimanche 4 décembre §
En dépit du froid, d’une gelée piquante, d’un vent flagellant, je ne peux {p. 148}m’empêcher d’aller voir le spectacle de la barrière du Trône. Par le chemin de ronde, qui va de la Râpée à l’avenue de Vincennes, des bourgeois emmitouflés, des femmes au nez rouge sous leurs voiles, traînant des enfants renifleurs : hommes, femmes, enfants interrogeant l’horizon.
Au haut des fortifications, se détache, dans le jour aigu, la silhouette ridicule d’un garde national, encapuchonné, à défaut de capot, dans le tartan de sa femme.
À la porte de Vincennes, étagée sur les traverses de bois, une population de mioches, battant la semelle de ses sabots, et annonçant d’avance à la foule, tout ce qu’ils aperçoivent par les meurtrières. Ils savent, ils connaissent tout, ces enfantins gamins, et l’un qui me rappelle le titi de l’exécution d’Henry Monnier, jette à un autre : « Ça, plus souvent un drapeau d’ambulance… c’est le drapeau blanc pour enlever les morts ! »
Je reviens en chemin de fer avec deux soldats de ligne. Ils se plaignent de n’avoir point dormi depuis cinq jours : « On nous a repris nos couvertures, dit l’un, il faut nous coucher, comme nous sommes là, sur la terre. Pas de tente ! Pas de paille ! rien. Vous concevez, ça n’est pas possible, on allume du feu, on se chauffe, on bat la semelle. » « J’ai mal aux yeux, ajoute l’autre, j’ai mal aux yeux comme tout, aujourd’hui, c’est du bois vert qu’on brûle, le vent vous chasse la fumée dans les yeux ; si ça dure un mois, il me semble que je serai tout à fait aveugle. »
Lundi 5 décembre §
{p. 149}Saint-Victor, dans son feuilleton d’hier, disait, d’une manière brillante, que la France devait perdre la conception que jusqu’ici elle s’était faite de l’Allemagne, de ce pays qu’elle s’était habituée à considérer, sur la foi des poètes, comme la patrie de la bonhomie et de l’innocence, comme le nid sentimental des amours platoniques. Il rappelait que le monde idéal et fictif des Werther et des Charlotte, des Hermann et des Dorothée, avait produit les soldats les plus durs, les diplomates les plus perfides, les banquiers les plus retors ; il aurait pu ajouter les courtisanes les plus dévoratrices. Il faut nous mettre en garde contre cette race, éveillant en nous l’idée de la candeur de nos enfants : leur blondeur à eux, c’est l’hypocrisie et l’implacabilité sournoises des races slaves.
Des hauts, et des bas d’espérance qui vous tuent. On se croit sauvé ! Puis on se sent perdu ! Ces jours-ci, nous avions traversé les lignes ennemies, l’armée de Paris donnait la main à l’armée de la Loire. Aujourd’hui, le repassage de la Marne, par Ducrot, vous rejette dans le noir de l’insuccès et de la désespérance.
À tout coin de rue, d’affreux tableaux : des voitures d’où l’on tire des hommes, la tête voilée d’une serviette, tachée de sang.
Aux Halles, disette même d’herbes et de légumes. Les petites tables, qu’ont devant elles les marchandes, sont nettes de toute verdure. Par-ci, par-là, une marchande tire, parcimonieusement, d’un panier, {p. 150}deux ou trois feuilles d’oseille ou de choux, qu’elle partage entre des femmes, se les disputant, et l’on voit de larges mains de militaires refermées sur deux ou trois petites échalotes que la marchande y a déposées.
Dans la rue Montmartre, devant la fenêtre d’un marchand de vin, où a pris domicile un friturier, des hommes, des femmes, des enfants dînent à la chaleur du petit trou flambant, dînent d’une crêpe qu’ils dévorent toute chaude, dans un morceau de journal.
Mardi 6 décembre §
Aujourd’hui nous avons, sur la carte des restaurants, du buffle, de l’antilope, du kanguroo, authentiques.
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En plein air, ce soir, à toute lueur, à toute réverbération de luminaires improvisés, des figures consternées sur des carrés de journaux. C’est l’annonce de la défaite de l’armée de la Loire et de la reprise d’Orléans.
Jeudi 8 décembre §
Si la République sauve la France, — je ne veux pas encore désespérer de mon pays, — il faut bien qu’on le sache, la France sera sauvée, non par la République, mais malgré elle. La République n’aura apporté que l’insuffisance de ses hommes, les proclamations fanfaronnes de {p. 151}Gambetta, la mollesse des bataillons de Belleville. Elle aura mis la désorganisation dans l’armée par ses nominations à la Garibaldi, tué la résistance nationale par l’effroi de son nom, — et pas un de ses noms populaires ne sera tombé sur un champ de bataille, entre un Baroche et un Dampierre, pour la délivrance de la Patrie.
Maintenant les hommes d’en haut sont des avocats pleurards, les hommes d’en bas des casse-cou politiques, brisant tout dans un gouvernement comme dans la maison où ils entrent, costumés en gardes nationaux. Non, non, il n’y a plus, derrière ce mot République, une religion, un sentiment faux, si vous voulez, mais un sentiment idéal qui transporte l’humanité au-dessus d’elle et la fait capable de grandeur et de dévouement.
Jeudi 8 décembre §
On ne parle que de ce qui se mange, peut se manger, se trouve à manger.
— Vous savez, un œuf frais : ça coûte vingt-cinq sous !
— À ce qu’il paraît, il y a un individu qui achète toutes les chandelles de Paris, avec lesquelles, en mettant un peu de couleur, il fait cette graisse qu’on vend si cher !
— Oh ! gardez-vous du beurre de coco ; ça infecte une maison, au moins pendant trois jours.
— J’ai vu des côtelettes de chien, c’est vraiment appétissant : ça a tout à fait l’air de côtelettes de mouton !
{p. 152}— N’oubliez pas, il y a encore chez Corcelet des conserves de tomates !
— Que je vous indique une très bonne chose. Vous faites du macaroni, et vous l’accommodez en salade, avec beaucoup d’herbes. Que voulez-vous dans ce moment !
La famine est à l’horizon, et les Parisiennes élégantes commencent à transformer leurs cabinets de toilette en poulaillers.
Ce n’est pas seulement le manger, c’est l’éclairage qui va manquer. L’huile à brûler devient rare, les bougies sont à leur fin. Et pis que tout cela, par le froid qu’il fait, on est tout proche du moment où l’on ne trouvera plus ni charbon de terre, ni coke, ni bois. Nous allons entrer dans la famine, la congélation, la nuit, et l’avenir semble promettre des souffrances et des horreurs, telles que n’en a vu aucun siège.
Vendredi 9 décembre §
Quel temps pour la guerre que ce temps de gelée et de neige ! On pense aux souffrances des hommes, condamnés à coucher dans cette humidité glacée, on pense aux blessés, achevés par le froid.
Aujourd’hui le rempart, avec ses lignes blanches des fortifications, où se promène la faction ankylosée des gardes nationaux, avec ses lointains noirs, saupoudrés de blanc, avec les glacis micacés de ses forts, avec son ciel tout bas qui a la couleur d’un {p. 153}verre dépoli, et en haut duquel se balance un ballon captif, le rempart rappelle un coin de la campagne de Russie.
Samedi 10 décembre §
Rien de plus énervant que cet état, où votre espérance se met bêtement à croire, un moment, aux bourdes, aux mensonges, aux contre-vérités du journalisme, puis retombe aussitôt dans le doute, dans la non-croyance à quoi que ce soit.
Rien de plus pénible que cet état, où vous ne savez pas si les armées de province sont à Corbeil ou à Bordeaux, et si même ces armées sont ou ne sont pas : rien de plus cruel de vivre dans l’obscurité, dans la nuit, dans l’inscience du tragique qui vous menace. Il semble vraiment que M. de Bismarck ait enfermé, au secret, tout Paris, dans la cellule d’une prison pénitentiaire.
Pour la première fois, je remarque, à la porte des épiciers, des queues, des queues inquiétantes de gens, se jetant indistinctement sur tout ce qui reste de boîtes de fer-blanc dans leurs boutiques.
Dans les rues, la quête pour les blessés a lieu au milieu des convois de morts, et de grandes aumônières en calicot, semblables à celles que l’Italie arbore pour ses carnavals, montent, jusqu’au second, solliciter la charité des gens, qui sont aux fenêtres.
On ne se figure pas, à l’heure présente, l’aspect provincial d’un grand café de Paris. À quoi cela tient-il ? Peut-être à la rareté des garçons, à cette {p. 154}lecture éternelle du même journal, à ces groupes qui se forment au milieu du café, et causent de ce qu’ils savent, comme on cause des choses de la ville dans une petite ville, enfin à cet enracinement hébété, en ce lieu, où autrefois posaient, avec la légèreté d’oiseaux de passage, des gens distraits par de légères pensées, et qu’attendaient, dehors, le plaisir et les mille distractions de Paris.
Tout le monde fond, tout le monde maigrit. On n’entend que gens, se plaignant d’être réduits à faire resserrer leurs culottes, et Théophile Gautier se lamente de porter des bretelles, pour la première fois : son abdomen ne soutenant plus son pantalon.
Tous deux, nous allons ensemble voir Victor Hugo, au pavillon de Rohan. Nous le trouvons dans une pièce d’hôtel, à la destination vague, meublée d’un buffet de bois jaune de salle à manger, et qui a pour décoration de cheminée deux lampes en fausse porcelaine de Chine, et pour milieu une bouteille d’eau-de-vie oubliée. Le dieu est entouré d’êtres féminins. Il y a tout un canapé de femmes, dont l’une qui fait les honneurs du salon, est une vieille femme, aux cheveux d’argent, dans une robe feuille morte, et qui montre, par un cœur très évasé, un grand morceau de sa vieille peau : une femme qui a de la marquise d’autrefois et de la cabotine d’aujourd’hui.
Lui, le dieu, je le trouve vieux : ce soir, il a les paupières rouges, le teint briqueté que j’ai vu à Roqueplan, la barbe et les cheveux en broussailles. Une {p. 155}vareuse rouge dépasse les manches de son veston, un foulard blanc se chiffonne à son cou.
Après toutes sortes d’allées et de venues, de portes qui s’ouvrent et se ferment, de gens qui entrent et sortent, d’actrices qui viennent pour une pièce des Châtiments à dire au théâtre, après des choses mystérieuses qui se passent dans l’antichambre, Hugo se laisse tomber sur une chauffeuse, et, avec une parole lente, et qui semble sortir d’un long travail de réflexion, à propos de la photographie microscopique, il se met à parler de la Lune, de la curiosité grande qu’il a toujours eue d’être fixé sur le dessin de ses détails.
Il rappelle une nuit, tout entière, passée avec Arago à l’Observatoire. Il décrit les lunettes de cette époque, rapprochant la planète de l’œil, à une distance guère plus grande que la distance de quatre-vingt-dix lieues, « en sorte, dit-il, que s’il y avait eu un monument, — et il cite toujours, quand il parle d’un monument, Notre-Dame de Paris — on aurait dû l’apercevoir comme un point. Maintenant, ajoute-t-il, avec les perfectionnements, avec les lentilles d’un mètre, la vue doit s’approcher bien plus près de l’astre. Il est vrai que les grandissements excessifs développent l’accident chromatique, la diffusion, le contour irisé de l’objet, mais cela ne fait rien, la photographie devrait nous donner mieux que ces cartes montagneuses. »
Puis, je ne sais comment la conversation tombe de la Lune à Dumas père. Et Hugo dit à Théophile {p. 156}Gautier : « Vous savez, on a dit que j’avais été à l’Académie… j’y avais été pour faire nommer Dumas. Je l’aurais fait nommer, car, au fond, j’ai une autorité sur mes collègues… mais ils ne sont dans ce moment à Paris que treize, et pour une élection, il faut vingt et un membres. »
Je reviens cette nuit de Passy à Auteuil, à pied. Le chemin est tout couvert de neige. Le ciel fond dans un brouillard aqueux, transpercé de la clarté diffuse d’un clair de lune. Chaque branche est comme enduite d’une mousse de neige, qu’on dirait passée au candi ; chaque ramure apparaît, ainsi qu’une végétation de nacre. Il semble qu’on marche dans les lueurs troubles, vitreuses, électriques, d’un aquarium, au milieu de grands madrépores blancs. C’est mélancoliquement fantastique, et l’idée de la mort, dans ce paysage de lune et de neige, vous vient presque douce. On s’endormirait sans regret dans sa froideur poétique.
Lundi 12 décembre §
Cette nuit, il y a eu de la gelée, puis du dégel, puis encore de la gelée, et je remarque, pour la première fois, un petit phénomène de nature, qui tient de la féerie. Chaque feuille d’arbre est revêtue d’une autre feuille de glace ; si bien que lorsque vous voulez relever un arbuste, écrasé sous le poids de ce cristal, il sonne comme un lustre, et à vos pieds toute cette flore de verglas fait un bruit de verre cassé. Je m’amuse à regarder, {p. 157}aussi longtemps que dure la matière périssable et fondante de ces feuilles de houx, de ces feuilles, semblant surmoulées avec leurs boursouflures et leurs turgescences épineuses, dans du diamant.
Lundi 12 décembre §
Pélagie a reçu aujourd’hui la visite d’un neveu, d’un mobile de Paris, campé dans ce moment, au plateau d’Avron. Il lui racontait, le plus naïvement du monde, ses pillages dans les maisons et les châteaux, lui faisant part de la connivence des officiers, à la condition qu’on leur attribuât le meilleur. Elle était restée presque effrayée de l’air chenapan qu’il avait pris là, et me donnait ce curieux détail, qu’ils avaient tous des sondes pour sonder les faux murs et les cachettes faites à l’encontre des Prussiens. Nos soldats ont des sondes pour mieux voler les maisons qu’ils sont chargés de défendre et de protéger !
Cela avait soulevé l’indignation de cette fille des Vosges, qui avait comme une horreur de cette visite, et ne pouvait comprendre cette insouciance de la patrie, de ses montagnes envahies, chez cet homme, déclarant le métier très bon, sauf une grandissime peur d’être tué.
Des nuits insomnieuses, produites par la canonnade continue du Mont-Valérien, qui, tout à coup, a des tirs précipités, ressemblant aux coups de revolver, lâché par un homme, attaqué à l’improviste.
Mardi 13 décembre §
{p. 158}On parle, chez Brébant, des populations dévastatrices de la banlieue, campées dans les maisons. Du Mesnil raconte qu’un de ces réfugiés a fait de la maison qu’il habite, une resserre à chiffons. Un second a fait d’une autre maison une maison de prostitution, non clandestine, mais ignoblement publique, comme un gros 8 de l’avenue de Vincennes… Puis Renan se met à prédire de l’impossible, à prophétiser du chimérique.
Jeudi 15 décembre §
Je dînais, ce soir, chez Voisin. En mangeant, j’entends un monsieur, qui dit à l’attablé à côté de moi : « Je voudrais bien cependant avoir des nouvelles de ma pauvre femme ? Concevez-vous, depuis septembre dernier… » Puis, le monsieur à la pauvre femme, qui a fini de dîner, s’en va. Au bout de quelques instants, un dîneur rentre ; et s’attable à la table de mon voisin, qu’il connaît. Ils causent : « Figurez-vous, dit mon voisin au nouvel arrivant, que X*** vient à l’instant de se plaindre à moi de n’avoir pas de nouvelles de sa femme, je ne savais que lui répondre.
— Oui, — répond l’autre, entre deux bouchées, — elle est morte… à Arcachon.
— Parfaitement ; mais il n’en sait rien. »
N’est-ce pas affreux, dans ce moment, cette ignorance de la vie ou de la mort des gens qu’on aime ?
Vendredi 16 décembre §
{p. 159}Aujourd’hui la nouvelle officielle de la prise de Rouen.
Être pris d’un amour stupide pour des arbustes, passer des heures, un sécateur à la main, à nettoyer de vieux lierres de leurs brindilles, à sarcler des plans de violettes, à leur composer un mélange de terreau et de fumier… cela au moment où les canons Krupp menacent de faire une ruine de ma maison et de mon jardin ! C’est trop imbécile ! Le chagrin m’a abêti, m’a donné la manie d’un vieux boutiquier, retiré des affaires. Je crains qu’il n’y ait plus, dans ma peau de littérateur, qu’un jardinier.
Dimanche 18 décembre §
Aujourd’hui, concert à l’Opéra, et je fais la remarque que tous les marchands de contremarques sont costumés en gardes nationaux.
Mardi 20 décembre §
Je ne sais, l’absence de viande rouge, l’absence de principe nutritif dans toute cette carne bouillie des conserves, le manque d’azote, le mauvais, le délétère, le sophistiqué, de tout ce que les restaurants vous font manger, depuis six mois, vous laissent dans un état permanent d’incomplète satisfaction de l’appétit. On a toujours une sourde faim, quoi qu’on mange.
En allant au cimetière, je trouve, place Clichy, autour de la statue du maréchal Moncey, les gardes {p. 160}nationaux mobilisés, faisant leurs préparatifs de départ. Ils sont en capote grise, ayant, au dos, le sac surmonté des piquets de la tente. Des femmes, des enfants les entourent, leur tenant compagnie jusqu’à la dernière heure. Une petite fille, qui a un minuscule sac au dos, avec un biscuit de mer, en guise de pain de munition, joue entre les jambes de son père. Des jeunes filles, à la fois embarrassées et un peu effrayées, tiennent le fusil d’un frère ou d’un amant, entré chez le marchand de tabac. Et dans les rangs, voletant sur l’épaule, passent rapides les revers rouges du manteau de la cantinière, qui verse à boire, çà et là.
Des sacs arrivent, ce sont des paquets de cartouches, qu’on verse sur le pavé, bientôt tout couvert des débris de leurs enveloppes grises. Et les uns, agenouillés sur le pavé, les autres assis sur le rebord du piédestal de la statue du maréchal, font entrer dans leur sac débouclé, les cent cartouches qu’ils viennent de recevoir, pendant que des corbillards défilent entre des gardes nationaux, le fusil abaissé à terre.
J’ai en face de moi, au restaurant, cette bonne bête du monde des lettres qu’on appelle X***, expliquant un plan de campagne de sa composition au premier venu, qui a le malheur de se trouver à côté de lui.
Depuis le siège, la marche du Parisien me semble toute changée. Elle était bien, cette marche, toujours un peu hâtive, mais on la sentait badaudante, {p. 161}musarde, et ne menant nulle part. Aujourd’hui, tout le monde marche comme un homme pressé de rentrer chez lui.
Mercredi 21 décembre §
En allant au rempart, je passe par des campements de mobiles, où, sous des cèdres du Liban ébranchés, et qui n’ont plus, à leur cime, qu’un bouquet de verdure, pareil au bouquet des maçons posé en haut de la cheminée d’une maison neuve, se voient des débris de faïence, des fragments de papier goudronné et des peaux de chats, raidis par la gelée dans leur dépiotage.
Jeudi 22 décembre §
Paris tout entier est une foire, et l’on vend de tout sur tous les trottoirs de Paris. On y vend des légumes, on y vend des manchons, on y vend des paquets de lavande, on y vend de la graisse de cheval.
Le siège prête à l’imagination des filous. Aujourd’hui Magny attendait un officier, qui lui avait commandé un dîner pour douze camarades. Il avait exigé du poisson, de la volaille et des truffes. Toute cette commande n’avait été faite que pour escroquer 5 francs au cocher qui avait mené l’officier chez Magny.
Samedi 24 décembre §
Je trouve, en descendant {p. 162}du chemin de fer, un paysan tenant amoureusement entre ses bras, ainsi qu’on tient un enfant, un lapin de choux, dont il demande 45 francs aux passants.
En dépit des Prussiens, Paris commence à élever ses baraques du jour de l’an. Quelques-unes sont déjà presque achevées, en face du passage de l’Opéra, pauvrettes boutiques, bâties avec le rebut des planches des baraquements de mobiles, et maigrement garnies de misérables joujoux !
J’entre chez un cordonnier de la place de la Bourse. La femme du marchand parle, avec une voix où il y a des larmes et de petits rires nerveux, d’un mobile caserné au fort de l’Est, qui est son fils. Tout à coup la mère, s’adressant à moi, se révèle dans cette phrase : « Quand il y a de la canonnade, vous ne me croirez peut-être pas, monsieur, mais au son, c’est singulier, n’est-ce pas ? mais c’est comme ça… je distingue de suite le canon du fort de l’Est. »
Dans cette sale et étroite rue du Croissant, devant ces boutiques qui portent : Vente des journaux en gros, le curieux spectacle de toute cette marmaille coassante, de ces petits stentors de la criée des journaux de Paris, qui, tout en gaminant, font le compte des exemplaires vendus, sur le tonneau d’un marchand de vin. Le quartier général est devant l’imprimerie Vallée, le palais lépreux du siècle. Là, ils se chauffent à la vapeur d’un ruisseau, coulant de l’eau chaude, dans la rue tumultueuse ; là ils font leurs repas, à ces éventaires de juifs, qui se promènent au milieu d’eux, et leur offrent des {p. 163}morceaux de pain, des tablettes de chocolat, de gros cornichons, et des sucres d’orge de toutes couleurs.
On me contait ceci. Une pauvre vieille femme avait toute sa vie et toute son âme concentrées sur un fils qui, d’employé de la banque, est devenu, à l’heure présente, soldat. Tous les jours, la pauvre femme va recevoir, à la queue, sa maigre provision de cheval, prépare son petit repas, met deux couverts, partage la viande entre l’assiette de son fils et la sienne, divise le pain en deux morceaux. Et, le repas vite achevé, la vieille femme court donner à un pauvre la portion de son fils.
J’ai à côté de moi, dans un café, le caquetage vide et bruyant d’une femme en velours, attablé avec une apparence de polytechnicien transformé en canonnier. Ce caquetage qui m’insupportait autrefois, m’est agréable : il me rejette à hier.
Dimanche 25 décembre §
C’est Noël. J’entends un soldat dire : « En fait de réveillon, nous avons eu cinq hommes gelés sous la toile ! »
Quelle singulière transmutation des commerces, et quelle bizarre transfiguration des boutiques ! Un bijoutier de la rue de Clichy expose maintenant dans des boîtes à bijoux, des œufs frais enveloppés de ouate.
En ce moment une grande mortalité à Paris. Elle n’est pas absolument produite par la faim. Et les morts ne se composent pas uniquement des {p. 164}malades et des maladifs, achevés par le régime, les privations continuelles. Cette mortalité est faite beaucoup par le chagrin, le déplacement, la nostalgie du chez soi, du coin de soleil que possédaient les gens des environs de Paris. Dans la petite émigration de Croissy-Beaubourg (vingt-cinq personnes au plus), il y a déjà cinq morts.
Lundi 26 décembre §
On a découvert, pour l’appétit mal satisfait des Parisiens, un nouveau comestible : c’est de l’arsenic. Les journaux parlent, avec complaisance, de l’élasticité que donne ce poison aux chasseurs de chamois de la Styrie, et vous offrent, comme déjeuner, un globule arsenieux d’un docteur quelconque.
Par les rues qui avoisinent l’avenue de l’Impératrice, je tombe dans une foule menaçante, au milieu d’affreuses têtes de vieilles femmes, embéguinées de madras, et qui ont l’air de Furies de la canaille. Elles menacent de dépioter les gardes nationaux qu’on voit, en sentinelles, fermer la rue des Belles-Feuilles.
Il s’agit d’un dépôt de bois, avec lequel on fait du charbon, et qu’on avait commencé à piller. Ce froid, cette gelée, le manque de combustible pour faire chauffer la maigre ration de viande qu’on délivre, a mis en fureur cette population féminine, qui se jette sur les treillages, les fermetures de planches, et arrache tout ce qui vient à ses mains colères. Elles {p. 165}sont aidées, dans leur œuvre de destruction, ces femmes, par d’affreux mioches qui se font la courte échelle contre les arbustes de l’avenue de l’Impératrice, cassant ce qu’ils peuvent atteindre, et traînant derrière eux un petit fagot, attaché à une ficelle que tient leur main enfoncée dans leur poche.
Si ce terrible hiver continue, tous les arbres de Paris tomberont, sous le besoin urgent de calorique.
Mardi 27 décembre §
En montant la rue d’Amsterdam, j’ai devant moi un corbillard, dont le drap noir est couvert d’une veste aux broderies d’or à la place des épaulettes. Le mort est suivi d’un garde national et d’un membre du comité des ambulances. Autour de moi, on dit que c’est la bière d’un officier saxon.
À la porte des chantiers de bois, des queues menaçantes.
Malgré l’étoupage de la neige qui tombe rare, floconneuse, cristallisée, on entend partout là une canonnade lointaine et sans interruption, dans la direction de Saint-Denis et de Vincennes.
Devant le cimetière Montmartre, des files de corbillards dont les chevaux soufflent, dont les cochers, noires silhouettes sur la neige blanche, battent la semelle.
Je m’arrête quelques instants à la porte de la Chapelle, et m’amuse à regarder à la lumière des lanternes qui s’allument, cette incessante entrée et {p. 166}sortie de soldats, de voitures, de fourgons, ce va-et-vient de la guerre dans cette apparence de bivouac de Russie.
Le premier journal que j’achète, m’apprend que le bombardement est commencé.
On ne sait, chez Brébant, ce soir, que ce qui est au rapport militaire des journaux du soir. On parle du bombardement, qu’on croit plutôt, dans le moment, de nature à agacer qu’à terrifier la population parisienne — cela contrairement à la pensée d’un journal allemand, trouvant que le moment psychologique du bombardement est arrivé. Le moment psychologique d’un bombardement, n’est-ce pas que c’est bien férocement allemand ?
On cause de l’inertie du gouvernement, du mécontentement produit dans la population par l’absence de l’action du général Trochu, par ses atermoiements sans fin, par le néant de ses tentatives et de ses efforts.
Un convive dit que le général n’a aucun talent militaire, mais des côtés d’homme politique et d’orateur. Ici Nefftzer interrompt, pour déclarer que c’est le jugement qu’en porte Rochefort, qui l’a beaucoup pratiqué et l’admire un peu. Cette éloquence du général, qui débuterait un peu à la façon de l’éloquence de M. Prudhomme, s’échaufferait, se métamorphoserait, au bout de quelques instants, en une parole entraînante et persuasive.
De Trochu on saute à l’honnêteté politique, et à ce propos Nefftzer se montre très dur pour Jules {p. 167}Simon, dont il raconte ce qu’il appelle sa volte-face du serment, et moque le grossier charlatanisme de ses conférences, me demandant, du coin de l’œil, mon sentiment. Et je lui réponds que je ne connais pas Jules Simon, que j’ignore absolument sa vie, et que cependant j’ai bêtement de la défiance, rien qu’à cause de tous les livres moraux qu’il a écrits : Le Devoir, L’Ouvrière, etc. Pour moi, c’est l’exploitation visible de l’honnêteté sentimentale du public, et j’ajoute que parmi les gens littéraires auxquels j’ai été mêlé dans la vie, je ne connais qu’un homme tout à fait pur, dans le sens le plus élevé du mot, c’est Flaubert, — qui, on le sait, a l’habitude d’écrire des livres prétendus immoraux.
Là-dessus, quelqu’un compare Jules Simon à Cousin, et c’est l’occasion pour Renan de faire l’éloge du ministre — très bien, — du philosophe — je m’abstiens pour cause, — mais encore du littérateur et de le proclamer le premier écrivain du siècle. — Nom de Dieu !
Cette opinion nous insurge, Saint-Victor et moi, et cela amène une discussion et la remise sur le tapis de la thèse favorite de Renan, qu’on n’écrit plus, que la langue doit se renfermer dans le vocabulaire du xviie siècle, que lorsqu’on a le bonheur d’avoir une langue classique, il faut s’y tenir, que justement dans l’instant présent, il faut se rattacher à la langue qui a fait la conquête de l’Europe, — qu’il faut là, et seulement là, chercher le prototype de notre style.
On lui crie, mais de quelle langue du xviie siècle {p. 168}parlez-vous ? Est-ce de la langue de Massillon ? de la langue de Saint-Simon ? de la langue de Bossuet ? Est-ce de la langue de Mme de Sévigné ? est-ce de la langue de La Bruyère ? Les langues de ce siècle sont si diverses et si contraires.
Moi je lui jette : « Tout très grand écrivain de tous les temps ne se reconnaît absolument qu’à cela, c’est qu’il a une langue personnelle, une langue dont chaque page, chaque ligne est signée, pour le lecteur lettré, comme si son nom était au bas de cette page, de cette ligne, et avec votre théorie vous condamnez le xixe siècle, et les siècles qui vont suivre, à n’avoir plus de grands écrivains. »
Renan se dérobe, ainsi qu’il en a l’habitude dans les discussions, se rejette sur l’éloge de l’Université, qui a refait le style, qui, selon son expression, a opéré le castoiement de la langue, gâtée par la Restauration, déclarant que Chateaubriand écrit mal.
Des cris, des vociférations enterrent cette phrase bourgeoise du critique, qui trouve un bon écrivain dans le père Mainbourg, et déclare détestable la prose des Mémoires d’outre-tombe.
Renan revient de Chateaubriand à son idée fixe, que le vocabulaire du xviie siècle contient toutes les expressions dont on a besoin en ce temps, les expressions même de la politique, et il se propose de faire, pour la Revue des Deux Mondes, un article dont il veut tirer tous les vocables du cardinal de Retz, attardant longtemps sa pensée et sa parole autour de cette misérable chinoiserie.
{p. 169}Pendant ce, je ne pouvais m’empêcher de rire en moi-même, pensant au vocable xviie siècle, au vocable gentleman, avec lequel Renan a cherché à caractériser le chic sacro-saint de Jésus-Christ.
Et la discussion est interrompue par le récit d’un déjeuner de Bertrand, le mathématicien, au plateau d’Avron, au moment où l’on donnait l’ordre de détruire le mur crénelé de la Maison-Blanche, et où l’on supputait que l’opération coûterait une douzaine d’hommes. Voici l’occasion, disait Bertrand, d’employer la dynamite, c’est un moyen d’économiser vos hommes.
— « En avez-vous dans votre poche ? »
— « Non, mais si vous voulez me donner un cheval, dans deux heures vous aurez votre affaire. »
On était pressé. La proposition en resta là.
Le chemin de fer a son dernier départ à 8 heures et demie ; l’omnibus à 9 heures et demie. Je suis obligé de revenir à pied, en une nuit noire, où ne s’élèvent dans le sommeil de mort de Paris que deux bruits : le geignement lointain de la Manutention de Chaillot, et le bourdonnement éolien d’un télégraphe, qui transporte les ordres bêtes de la Défense nationale.
Mercredi 28 décembre §
La triste vie dans ce déménagement, où l’œil n’a plus la jouissance de tout ce qu’il aimait, où tout ce qui était suspendu aux murs a été décroché, à cause des ébranlements {p. 170}du canon, où les dessins désencadrés sont dans les cartons, où les cadres, avec leurs réjouissantes sculptures et leurs éclairs de vieil or, sont cachés dans des enveloppes de sales journaux, où les livres, ficelés en paquets, sont étalés à terre, où la pièce d’artiste que l’on habite, présente l’aspect d’un arrière-fond d’épicerie.
Aux jours où nous sommes, beaucoup de petits bourgeois se couchent à sept heures et se lèvent à neuf. On a moins faim au lit, et on n’y a pas froid.
Une expression et une image, nées du siège. J’entends un militaire dire à un autre : « Pour moi, ce qui m’attend là, c’est une fricassée de pain sec ! »
Jeudi 29 décembre §
On a beaucoup écrit sur la démoralisation produite dans les hautes classes par le régime dernier. Moi, je suis surtout frappé de la démoralisation de la classe ouvrière par le luxe de bien-être que lui a donné l’Empereur. Cette classe, je la vois complètement avachie. De virile, de martiale, de hasardeuse qu’elle était, elle est devenue loquace, et très économe de sa peau. Cet aveugle amour des coups, qui, du temps de Louis-Philippe, faisait compter pour toute émeute, en faveur de n’importe quelle opinion, sur cinq cents Parisiens prêts à se faire casser la gueule, pour le plaisir de se battre, pour l’émotion héroïque du coup de fusil, cet amour des coups a disparu, ainsi qu’a pu s’en apercevoir le gouvernement de quelques heures du 31 octobre ; et {p. 171}la Défense nationale n’a rencontré que des hommes bien mous dans les bataillons de la Villette.
La crapulerie de la garde nationale dépasse tout ce que l’imagination d’un homme bien élevé peut inventer. Je suis en chemin de fer entre trois gardes nationaux, dont chaque geste aviné est presque un coup pour leurs voisins, dont chaque phrase ne peut sortir de leurs bouches qu’accompagnée du mot : « merde. » L’un représente l’ivresse imbécile ; l’autre, l’ivresse gouailleuse et scélérate ; le dernier, l’ivresse brutale. L’ivresse scélérate dit à l’ivresse brutale, pendant le parcours, que le chef de gare vient de donner l’ordre de l’arrêter, quand il descendra, pour le boucan qu’il a fait en montant. Je vois l’homme tirer son couteau, l’ouvrir, et le remettre tout ouvert dans sa poche. Je descends à la première station, peu désireux d’assister à la sortie de wagon de mes voisins.
Aujourd’hui, il y a foule, en haut de Belleville, pour chercher à voir quelque chose de la canonnade, qui ne décesse pas. Les tertres, les monticules des montagnes d’Amérique, blancs de neige, portent de petites foules, se détachant toutes noires sur le ciel.
Je prends un sentier côtoyant des briqueteries en planches, que démolissent les propriétaires, craignant que la besogne ne soit faite par les maraudeurs. Je chemine, non sans m’aider des mains, sur la terre glacée, par cette route de chèvre, entre des excavations de petits précipices, aux flancs verts de glaise, au fond desquels les voyous ont fait des {p. 172}glissades, et j’atteins un de ces minuscules pitons déchiquetés, qui donnent dans toute cette neige, à ce paysage parisien tourmenté, l’aspect d’une réduction d’une contrée volcanique. Au-dessus de ma tête tournoie un oiseau de proie, peut-être un des faucons de Bismarck, dépêché contre nos pigeons. On ne voit rien du terrain canonné. La curiosité dépitée se rabat sur le Bourget, éclairé d’un pâle rayon de soleil, sur des feux prussiens, sur un casque allemand, qu’on croit voir luire.
Dans les groupes commence à circuler, contredite par l’indignation de quelques-uns, par l’incrédulité du plus grand nombre, l’annonce de l’évacuation du plateau d’Avron, et commence, visible pour tout le monde, la naissance d’un découragement, que la défaite de l’armée de la Loire, de l’armée du Nord, n’avait point encore amené.
Burty me dit aujourd’hui qu’un général, dont j’ai oublié le nom, avait laissé échapper devant lui : « C’est le premier acte de notre agonie ! »
Aux heures avancées de la nuit, quand maintenant on frôle les murailles de Paris, on est surpris d’y entendre, enfermé comme derrière un mur de village, le chant des coqs, et l’on ne voit plus de lumières qu’aux fenêtres des maisons, qui ont inscrit au-dessus de leurs portes : Ambulance.
Vendredi 30 décembre §
Aujourd’hui seulement l’abandon du plateau d’Avron est officiel, et les {p. 173}ineptes rapports qui l’accompagnent ont tué la résolution énergique de la résistance. L’idée d’une capitulation avant que la dernière bouchée de pain ait été mangée, — idée qui n’existait pas hier, — est entrée dans la cervelle du peuple, annonçant aujourd’hui d’avance l’entrée des Prussiens pour un de ces jours.
Les choses qui se passent accusent en haut une telle incapacité, que le peuple peut bien s’y tromper, et prendre cette incapacité pour de la trahison. Si cependant cela arrive, quelle responsabilité devant l’histoire pour ce gouvernement, pour ce Trochu, qui, avec des moyens de résistance aussi complets, avec cette foule armée de 500 000 hommes, aura, sans une bataille, sans un avantage, sans une petite action d’éclat, même sans une grande action malheureuse, enfin sans rien d’intelligent, d’audacieux ou d’imbécilement héroïque, fait de cette défense, la plus honteuse défense des temps historiques, celle qui témoigne le plus hautement du néant militaire de la France actuelle !
Vraiment, la France est maudite ! Tout est contre nous ; si le froid et le bombardement continuent, il n’y aura pas d’eau pour éteindre les incendies. Toute l’eau, dans les maisons, est presque de la glace, jusqu’au coin de la cheminée.
Samedi 31 décembre §
La viande de cheval, une viande de mauvais rêves et de cauchemars. Depuis {p. 174}que je m’en nourris, c’est une suite de nuits insomnieuses.
Cette nuit, à l’approche de l’année 1871, de cette année que je vais commencer seul, les tristes pensées ont amené, dans le malaise de mes rêves, mon frère bien-aimé. Je le voyais tel qu’il était dans les derniers mois de sa vie, tel qu’il était il y a un an, et j’ai eu à nouveau, tout le temps qu’a duré la tromperie du sommeil, la cruelle souffrance morale que j’ai éprouvée, tout le long de sa maladie. Je ne sais pourquoi et comment, nous étions en visite chez Janin. Tout le temps de la longue visite que je voulais et ne pouvais abréger, j’avais au-dedans de moi la souffrance d’amour-propre, de ses inattentions, de ses absences, de ses maladresses, de son entrée d’avance dans la mort, étudiant sur le visage des gens qui étaient là, s’ils s’apercevaient de tout ce qui me désespérait. Et j’avais dans mon rêve, à l’état aigu, toutes ces perceptions douloureuses, absolument comme si je les revivais. Enfin, étant parvenu à abréger la visite, et tout heureux de l’entraîner, avant qu’on pût se rendre compte de ce qu’il était devenu, il arrivait qu’au moment de passer la porte, — son adieu, le malheureux enfant se mettait à le bégayer. La douleur que j’en ressentais me réveillait.
Dans les rues de Paris, la mort croise la mort : le fourgon des pompes funèbres croise le corbillard. À la grille de la Madeleine, j’aperçois trois bières recouvertes d’une capote de mobile, surmontée d’une couronne d’immortelles.
{p. 175}J’ai la curiosité d’entrer chez Roos, le boucher anglais du boulevard Haussmann. Je vois toutes sortes de dépouilles bizarres. Il y a au mur, accrochée à une place d’honneur, la trompe écorchée du jeune Pollux, l’éléphant du Jardin d’Acclimatation, et au milieu de viandes anonymes et de cornes excentriques, un garçon offre des rognons de chameau.
Le maître boucher pérore, au milieu d’un cercle de femmes : « C’est 40 francs la livre, pour le filet et pour la trompe… Oui, 40 francs… Vous trouvez cela cher… Eh bien ! vraiment, je ne sais pas comment je vais m’en tirer… Je comptais sur trois mille livres, et il n’a produit que deux mille trois cents… Les pieds, vous me demandez le prix des pieds, c’est vingt francs ; les autres morceaux, ça va de huit à quarante francs… Ah ! permettez-moi de vous recommander le boudin ; le sang de l’éléphant, vous ne l’ignorez pas, c’est le sang le plus généreux… son cœur, savez-vous, pesait vingt-cinq livres… et il y a de l’oignon, mesdames, dans mon boudin… »
Je me rabats sur deux alouettes que j’emporte pour mon déjeuner de demain.
En sortant, j’aperçois une barbe qui marchande l’unique caneton qu’on voit à un étalage de fruitier de la rue du Faubourg Saint-Honoré. C’est Arsène Houssaye.
Il se plaint drolatiquement du peu de connaissance des hommes, qu’ont les membres du gouvernement, et me cite ce joli mot de Morny, embêté par les prétentions dirigeantes et gouvernantes des journalistes, {p. 176}disant : « Vos journalistes, mais ils n’ont pas été seulement ministres ! »
Puis le poète parle de la ruine financière de la France, répétant une phrase de Rouland, toute chaude de ce matin : « Si l’on peut estimer la fortune de la France à quinze cents milliards, il faut la considérer comme tombée, dès aujourd’hui, à neuf cents milliards. »
Le jour de l’an de Paris de cette année, il réside dans une douzaine de misérables petites boutiques, semées, çà et là, sur le boulevard, où des marchands grelottants offrent des Bismarck, caricaturés en pantins, aux passants gelés.
Ce soir, je retrouve, chez Voisin, le fameux boudin d’éléphant, et j’en dîne.
Année 1871 §
Dimanche 1er janvier §
Quel triste jour pour moi, que ce premier jour des années que je vais être condamné à vivre seul !
La nourriture actuelle, les interruptions perpétuelles du sommeil par la canonnade, me donnent aujourd’hui une migraine qui me force à passer la journée au lit.
Le bombardement, la famine, un froid exceptionnel : voici les étrennes de 1871. Jamais, depuis que Paris est Paris, Paris n’a eu un pareil jour de l’an, et malgré cela, ce soir, la saoulerie jette dans les rues sa bestiale joie.
Ce jour me fait penser qu’au point de vue de l’histoire de l’humanité, il est très intéressant et presque amusant pour un sceptique à l’endroit du progrès, de constater, cette année 1871, que la force brute, malgré tant d’années de civilisation, malgré tant de {p. 180}prêcheries sur la fraternité des peuples, et même en dépit de tant de traités pour la fondation d’un équilibre européen, la force brute, dis-je, peut s’exercer et primer, comme au temps d’Attila, sans plus d’empêchements.
Lundi 2 janvier §
Tous les jours, de pauvres femmes se trouvent mal, soit de froid, soit de fatigue, soit d’inanition, pendant les heures de queue, qu’on leur fait faire pour la distribution de la viande.
Un sujet de méditation. Nous aurions été les plus forts, et nous aurions voulu nous donner les frontières du Rhin, qui sont, au fond, notre délimitation ethnographique : toute l’Europe s’y serait opposée. Les Allemands s’apprêtent à prendre l’Alsace et la Lorraine, se disposent par cette amputation à annihiler la France, toute l’Europe applaudit ! Pourquoi ? Les nations seraient-elles comme les individus, n’aimeraient-elles pas les aristocraties ?
Mercredi 4 janvier §
Encore souffrant, je passe toute ma journée au lit, dans un état vague de demi-sommeil. Il flotte en ma cervelle des idées informulées, à tout moment, prêtes à devenir des rêves, mais arrêtées, au bord du sommeil, par une détonation du Mont-Valérien, ou par la piaillerie pondeuse des trois petites poules, que j’ai dans une cage, contre mon petit feu de bois vert. Ces trois volatiles sont la {p. 181}dernière ressource que j’ai gardée contre la viande des tire-fiacres d’aujourd’hui, contre la faim de demain.
Jeudi 5 janvier §
Aujourd’hui le bombardement est commencé de notre côté. On ne voit rien, la vue est arrêtée, au-delà du rempart, par un épais brouillard, dans l’opacité blanche duquel s’entendent de formidables détonations.
Je retourne dans l’après-midi vaguer autour du cimetière d’Auteuil. De temps en temps des sifflements d’obus, et tout à coup, deux hommes se trouvant à une trentaine de pas en avant, se rabattent vivement sur moi : l’un tenant dans sa main un morceau de fonte de plus de deux livres, qui vient de les effleurer.
On parle de blessés à Javel, à Billancourt. Cependant tout le monde qui est là, — tout le monde, hommes et femmes, — ne veulent pas s’en aller, et font preuve d’une curiosité sans peur. Depuis deux mois, la canonnade du rempart a habitué la population parisienne au canon, et le bombardement, loin de l’effrayer, semble la pousser, toute nerveuse, au dédain du danger.
Vendredi 6 janvier §
En me promenant dans le jardin, dont le vert tendre, sous la tiédeur du dégel, commence à percer le blanc de la neige et du givre, j’entends, à tous moments, des sifflements d’obus, {p. 182}semblables aux hurlements d’un grand vent d’automne. Cela, depuis hier, paraît si naturel à la population, que pas un ne s’en occupe, et que, dans le jardin à côté du mien, deux petits enfants jouent, s’arrêtant à chaque éclat, et disant de leur voix, encore à demi bégayante : « Elle éclate ! » puis reprennent tranquillement leurs jeux.
Les obus commencent à tomber, rue Boileau, rue La Fontaine.
Sur le seuil des portes, les femmes regardent passer, moitié atterrées, moitié curieuses, les ambulanciers à la blouse blanche, à la croix rouge sur le bras, portant des brancards, des matelas, des oreillers.
Samedi 7 janvier §
Les souffrances de Paris pendant le siège : une plaisanterie pendant deux mois. Au troisième, la plaisanterie a tourné au sérieux, à la privation. Aujourd’hui c’est fini de rire, et l’on marche à grands pas à la famine, ou tout au moins pour le moment à une gastrite générale. La portion de cheval, pesant trente-trois centigrammes, y compris les os, donnée pour la nourriture de deux personnes, pendant trois jours, c’est le déjeuner d’un appétit ordinaire. À défaut de viande, pas possible de se rejeter sur les légumes : un petit navet se vend huit sous et il faut donner sept francs d’un litre d’oignons. Du beurre, on n’en parle plus, et même la graisse qui n’est pas de la chandelle ou du cambouis à graisser les roues, a disparu. Enfin les deux {p. 183}choses dont se soutiennent, s’alimentent, vivent les populations malaisées, les pommes de terre et le fromage : le fromage, il est à l’état de souvenir, et les pommes de terre, on a besoin de protection pour s’en procurer à vingt francs le boisseau. Du café, du vin, du pain : c’est la nourriture de la plus grande partie de Paris.
Ce soir, au chemin de fer, je demande mon billet pour Auteuil. La buraliste me dit que le chemin de fer, à partir d’aujourd’hui, ne va plus qu’à Passy. Auteuil ne fait plus partie de Paris.
Dimanche 8 janvier §
Cette nuit, je me demandais, sous mes rideaux, s’il faisait un ouragan. Je me suis levé, j’ai ouvert ma fenêtre. L’ouragan était l’incessant et continu sifflement des obus, passant au-dessus de ma maison.
Je vais un moment étudier la physionomie d’Auteuil. Devant la gare, des gamins en képi militaire vendent à des gardes nationaux des fragments d’obus, qu’ils vont, à tout moment, ramasser près du cimetière. Dans les rues, des promenades patrouillantes de gardes nationaux, de douaniers, de forestiers, se fondant chez les marchands de vin. Beaucoup de messieurs qui déménagent, un sac de voyage à la main. Je vois une toute vieille dame, aux blanches anglaises, appuyée sur le bras d’un homme en blouse, qui porte son sac de nuit à la main. On stationne devant la maison du pâtissier Mongelard, dont un {p. 184}obus a enlevé hier la cheminée, et qui repâtisse héroïquement aujourd’hui.
Tout le monde est sur le pas de ses portes, en même temps que sur le qui-vive d’un obus : les femmes ayant oublié de faire leur toilette, et quelques-unes se montrant en bonnet de nuit.
Sur la petite place, à l’aspect italien, des gamines regardent, masquées par le porche de l’église, les obus tomber au fond du boulevard, et la grande caserne de Sainte-Périne, toutes ses fenêtres fermées, et sans un vivant derrière ses carreaux, semble évacuée de toutes ses vieillesses, descendues à la cave.
Je suis las, brisé… On mange si mal et l’on dort si peu. Rien ne ressemble plus à ma nuit de chaque jour, depuis le bombardement, qu’à la nuit passée à bord d’un bâtiment, pendant un combat naval.
Lundi 9 janvier §
Absence d’allants et de venants sur notre boulevard ; seuls, des gardes nationaux se rendant à leur poste, et des brancardiers se dirigeant vers le Point-du-Jour.
L’omnibus est en train de se replier en arrière, et je vois le déménagement du dépôt, où un obus de cette nuit a tué huit chevaux, et blessé sept autres, dont il a fallu abattre cinq.
À la gare du chemin de fer de Passy, des groupes d’hommes qui causent éclats d’obus ; des groupes de femmes qui se communiquent des recettes culinaires pour faire, avec rien, quelque chose ; un jeune soldat de ligne qui montre, sur son bras, un prétendu {p. 185}ricochet de balle. Au bureau de la vendeuse de journaux absente, un artilleur de la garde nationale feuilletant les imageries de L’Omnibus, le coude posé sur deux pains de munition, attachés par une sangle. Sur une banquette, un aumônier divisionnaire, à la croix blanche sur la poitrine, attachée par un large ruban en sautoir, liséré de rouge, qui, tout en essuyant ses lunettes, coquette près d’une dame, avec les regards fuyards et les sourires niais de Got, dans Il ne faut jurer de rien.
Mardi 10 janvier §
Le tir de la matinée est si précipité, qu’il semble avoir la régularité du battement d’un piston de machine à vapeur. Je fais le voyage de Paris avec un marin de la batterie du Point-du-Jour. Il raconte qu’hier, il y a eu une telle grêle d’obus, qu’ils ont été obligés de subir dix-sept décharges, couchés à terre, sans pouvoir riposter, après quoi, par exemple, ils ont envoyé une bordée qui a fait sauter une poudrière. En dépit de cet épouvantable feu, ils n’ont encore que trois blessés : un amputé de la cuisse qui est mort, un autre, blessé gravement, un manœuvrier devant la figure duquel a éclaté un obus, et qui a eu la barbe, les cils et les sourcils brûlés.
On est très nombreux, ce soir, chez Brébant. Tous les bombardés ont été curieux d’avoir de leurs nouvelles respectives. Charles Edmond fait des descriptions terrifiantes des bombes qui pleuvent sur le {p. 186}Luxembourg. Saint-Victor, pour un obus tombé place Saint-Sulpice, déserte, la nuit, son logement de la rue de Furstemberg. Renan a émigré aussi sur la rive droite.
La conversation est toute sur la désespérance des hauts bonnets de l’armée, sur leur manque de vouloir énergique, sur le découragement qu’ils propagent parmi les soldats. On parle d’une séance, où devant l’attitude molle ou indisciplinée des vieux généraux, le pauvre Trochu a menacé de se brûler la cervelle. Louis Blanc résume la chose en disant : « L’armée a perdu la France, elle ne veut pas qu’elle soit sauvée par les pékins ! »
Tessié du Motay raconte les âneries de nos généraux, dont il prétend avoir été le témoin oculaire. Lors de l’affaire de décembre, il a vu arriver à deux heures, sur le terrain, le général Vinoy, qui avait reçu l’ordre d’enlever Chelles à onze heures : il l’a donc vu arriver à deux heures, entouré d’un état-major un peu aviné, et demandant où se trouvait Chelles. Du Motay assistait, je crois, le même jour, à l’arrivée du général Leflô qui, lui aussi, demandait si c’était bien là le plateau d’Avron.
Le même du Motay affirme qu’après notre complète réussite du 2 décembre, l’armée avait reçu l’ordre de marcher en avant, quand on vint dire à Trochu qu’on manquait complètement de munitions. Ceci fait proclamer assez verbeusement à Saint-Victor la nécessité d’un Saint-Just.
Et pendant que l’on parle de la menace, qui serait {p. 187}arrivée aujourd’hui au ministère de brûler Paris, s’il ne capitulait pas, quelqu’un, dans un coin, fait un réquisitoire contre Alphand, un réquisitoire comique à force d’exagération, en l’accusant, d’être l’auteur de tout ce qui a été fait de fatal — et cela par un moyen assez original — en ne refusant rien de ce qu’on proposait à Ferry, mais en l’exécutant lui-même, et le plus mal qu’il pouvait. Il cite la salaison des viandes qui sont perdues, l’établissement des ambulances du Luxembourg, où les blessés gelaient, les travaux des retranchements d’Avron, qui lui vaudront, dit l’orateur, dans son antipathie férocement injuste contre l’homme, de devenir l’Haussmann de Guillaume de Prusse.
Ces tristes paroles sont scandées des han douloureux de Renan, nous prédisant que nous allons assister aux scènes de l’Apocalypse.
Mercredi 11 janvier §
Fuyant le bombardement, des populations effarées de femmes et d’enfants, chargées de paquets, traversent Auteuil et Passy, avec leurs ombres courant derrière elles, le long des murs, sur des affiches annonçant la reprise des concessions temporaires des cimetières.
Jeudi 12 décembre §
Je vais faire un tour dans les quartiers bombardés de Paris. Ni terreur, ni effroi. {p. 188}Tout le monde a l’air de vivre de sa vie ordinaire, et des cafetiers font remettre, avec le plus admirable sang-froid, les glaces cassées par les détonations d’obus. Seulement, au milieu des allants et venants, l’on rencontre, par-ci, par-là, un monsieur emportant sa pendule entre ses bras, et les rues sont pleines de voitures à bras, traînant vers le centre de la ville, de pauvres mobiliers, dans le pêle-mêle desquels se trouve quelquefois un vieil impotent, qui ne peut marcher.
Les soupiraux des caves sont bouchés. Un boutiquier s’est fait un ingénieux blindage avec un étagement de planches, garnies de sacs de terre, qui va jusqu’au premier étage de la maison. On dépave la place du Panthéon. Un obus a enlevé le chapiteau ionien d’une des colonnes de l’École de Droit. Dans la rue Saint-Jacques, des murs troués, percés, d’où se détachent, à tout moment, des morceaux de plâtre. D’énormes blocs de pierre, un morceau de l’entablement de la Sorbonne fait contre le vieil édifice une barricade. Mais où le bombardement parle vraiment aux yeux, c’est sur le boulevard Saint-Michel, où toutes les maisons faisant angle avec les rues parallèles aux Thermes de Julien, ont été écornées par les éclats. Au coin de la rue Soufflot, le balcon de l’appartement du premier, arraché de la pierre, pend dans le vide, menaçant.
………………………………………………………………………………………………………
De Passy à Auteuil, la route neigeuse est rosée du reflet des incendies de Saint-Cloud.
Vendredi 13 janvier §
{p. 189}Il faut vraiment rendre justice à cette population parisienne, et l’admirer. Que devant l’insolent étalage de ces marchands de comestibles, rappelant maladroitement, à la population meure-de-faim, que les riches avec de l’argent peuvent toujours, toujours, se procurer de la volaille, du gibier, les délicatesses de la table, cette population ne casse pas les devantures, ne bouscule pas les marchands et les marchandises, — cela a lieu d’étonner.
Je n’ai rencontré un peu d’indignation que devant la façade du boulanger Hédé, rue Montmartre, le seul boulanger qui, à l’heure qu’il est, fasse encore du pain blanc et des croissants. Le peuple mangeur de pain blanc, condamné au pain de chien, semblait souffrir seulement de cette faveur, achetée du reste par des heures de queue.
Quand je lisais, dans le journal de Marat, les dénonciations furibondes, de l’orateur du peuple contre la classe des épiciers, je croyais à de l’exagération maniaque. Aujourd’hui, je m’aperçois que Marat était dans le vrai… Ce commerce, tout gardenationalisé, est un vrai commerce d’accapareurs. Pour ma part, je ne verrais aucun mal à ce que l’on accrochât, à la devanture de leurs boutiques, deux ou trois de ces voleurs sournois, bien persuadé que, cela fait, la livre de sucre ne monterait pas de deux sous par heure.
Peut-être quelques assassinats, intelligemment choisis, sont, dans les temps révolutionnaires, le {p. 190}seul moyen pratique de retenir la hausse dans des limites raisonnables.
Je voyais, ce soir, chez un restaurateur, le découpoir du maître d’hôtel faire à peu près 200 tranches dans un cuissot de veau, d’un veau découvert à un quatrième étage, peut-être du dernier veau existant à Paris. Deux cents tranches, à 6 francs, de la grandeur et de l’épaisseur d’une carte de visite, ça fait 1 200 francs.
Un dialogue à côté de moi.
— « Nos femmes nous ont abandonnés, ce soir. »
— « Ma foi, tant mieux, nous irons voir le Panthéon, le bombardement ! »
La visite aux quartiers bombardés a remplacé le théâtre.
Cette nuit, je passe une partie de la nuit à ma fenêtre, empêché de dormir par la canonnade et la fusillade autour d’Issy. Dans le silence de la nuit, cela paraissait proche, proche, et, avec l’imagination des heures de peur et de trouble, il me semblait, un moment, que les Prussiens avaient pris le fort qui ne tirait plus, et qu’ils attaquaient le rempart.
Samedi 14 janvier §
Le suffrage universel, pour l’élection des officiers de la mobile, a été déplorable. Il a fait nommer les bons enfants : c’est-à-dire des officiers qui, lorsqu’ils n’encouragent pas tout, n’empêchent rien.
M. Dumas, l’industriel, me contait ce matin de {p. 191}tristes détails sur la conduite d’officiers de mobiles. Il a un beau-frère qui possède une très belle propriété à Neuilly. Il tomba dans cette propriété des soldats et des officiers, parmi lesquels était M. X***. Ces messieurs ne se contentèrent pas de faire du feu au milieu des chambres, ils emportèrent, en partant, vingt-cinq paires de drap qui leur avaient été prêtés, et M. X*** fit enlever dans la serre quinze palmiers, qu’il envoya, pour son jour de l’an, à une cocotte. Sur la plainte de M. Dumas, un ordre de l’État-Major vient de faire rendre draps et palmiers.
N’ayant pas le courage d’aller à Paris, et n’ayant rien à manger, je tue un merle dans le jardin pour mon dîner.
Le merle jeté, les ailes raides, sur ma table — je ne suis pourtant pas métempsycosiste — il me vient, je ne sais pourquoi et comment, la pensée de mon frère ; et l’association de son souvenir avec l’oiseau mort.
Je me rappelle l’arrivée de l’oiseau, tous les soirs, au jour tombant, et le sifflement aigu par lequel il semblait vouloir s’annoncer, et les deux ou trois traversées qu’il faisait du jardin, de son joli vol rapide et balancé. Je me rappelle sa pause de quelques secondes sur une branche, toujours la même, une branche d’un sycomore, tout proche de la maison, et du haut de laquelle il la regardait, immobile et énigmatique… puis tout à coup son évanouissement dans l’ombre et la nuit.
Il s’est glissé en moi, alors, comme une croyance superstitieuse, qu’un peu de mon frère avait passé {p. 192}en cette petite bête ailée, en cet oiseau de deuil de l’air, et j’ai eu le vague effroi d’avoir détruit, avec mon coup de fusil, quelque chose d’au-delà de ce monde et d’ami, qui veillait sur la conservation de ma personne et de ma maison.
C’est bête, c’est bête, c’est absurde, c’est fou, mais ç’a été une obsession toute la soirée.
Dimanche 15 janvier §
La canonnade la plus effroyable qu’ait encore entendue le rempart Sud-Est. « Cela rigole durement ! » dit un homme du peuple, en courant. La maison, secouée sur ses fondations, déverse toute la vieille poussière de ses corniches et de ses plafonds.
Malgré la gelée et le vent glacé, toujours sur le Trocadéro, une foule de curieux.
Dans les Champs-Élysées, abatis de grands arbres, sur lesquels, avant qu’ils ne soient hissés dans les camions, se précipite une nuée d’enfants, armés de hachettes, de couteaux, de n’importe quoi de coupant, qui tailladent des morceaux, dont ils emplissent leurs mains, leurs poches, leurs tabliers, pendant que, dans le trou de l’arbre abattu, se voient des têtes de vieilles femmes occupées à déterrer, avec des pics, ce qui reste des racines.
Au milieu de cette dévastation, quelques promeneurs et promeneuses, ayant l’air de faire insouciamment, et tout comme autrefois, leur promenade d’avant-dîner, sur l’asphalte.
{p. 193}À la porte d’un café du boulevard, sept ou huit jeunes officiers de mobiles paradent et coquettent autour d’une lorette, aux cheveux flamboyants, arrêtant, pour l’éplafourdissement des passants, le menu d’un dîner de haute fantaisie et de spirituelle imagination : le menu de leur prétendu dîner du soir.
Comme propriétaire, ma position est singulière. Tous les soirs, en revenant à pied, mes yeux cherchent, du plus loin qu’il leur est donné de voir, si ma maison est debout. Puis, quand j’ai cette certitude, c’est, à mesure que je me rapproche, au milieu, des sifflements d’obus, un examen de détail et une stupéfaction de ne trouver encore ni trou, ni écorniflure à mon immeuble, — dont, toutefois, on laisse la porte entrebâillée, pour que je n’aie pas trop longtemps à y attendre.
Lundi 16 janvier §
Fête du roi Guillaume. Le canon m’avait empêché de dormir toute la nuit, et j’étais encore sous mes draps, dans un engourdissement de fatigue. Au milieu des tonnerres de la batterie de Mortemart, j’avais perçu un bruit au-dessus de ma tête, et je croyais qu’on avait remué un meuble. Quelques minutes après, Pélagie entrait dans ma chambre et m’annonçait gaillardement qu’il venait de tomber un obus chez mon voisin, justement dans une chambre dont le mur est mitoyen. L’obus, ou plutôt deux fragments d’obus, ont percé le toit, et sont tombés dans une chambre, où était couché un {p. 194}petit garçon, que ses engelures empêchent de marcher. L’enfant n’a rien eu que la peur du plâtre tombé du plafond.
Aujourd’hui commence la distribution d’un pain, dont un morceau sera une vraie curiosité pour les collections futures, un pain où l’on trouve des fétus de paille.
Mardi 17 janvier §
L’on parle d’une batterie prussienne élevée à la Porte Jaune, près Saint-Cloud, qui, sous peu de jours, doit rendre Auteuil intenable.
Mercredi 18 janvier §
Aujourd’hui, c’est le rationnement à raison de 400 grammes par individu. Songe-t-on qu’il y a des gens condamnés à se nourrir de si peu ? Des femmes pleuraient, à la queue du boulanger d’Auteuil.
Ce ne sont plus quelques obus égarés, comme les jours précédents, c’est une pluie de fonte qui, peu à peu, m’enveloppe et m’enserre. Tout autour de moi des détonations à cent, à cinquante pas, à la gare du chemin de fer, rue Poussin, où une femme vient d’avoir le pied emporté. Et pendant que de la fenêtre, je reconnais, avec une longue-vue, les batteries de Meudon, un éclat me frôle presque, et fait rejaillir la boue contre la porte de ma maison.
Je passais, à trois heures, à la barrière de l’Étoile. Les troupes défilaient. Je m’arrêtai.
{p. 195}Le monument de nos victoires, illuminé de soleil, la canonnade lointaine, le défilé immense, dont les dernières baïonnettes jetaient des éclairs sous l’obélisque : c’était quelque chose de théâtral, de lyrique, d’épique.
Un grand et fier spectacle que cette armée, allant à ce canon qu’on entendait, et ayant, au milieu d’elle, des pékins en barbe blanche qui étaient des pères, des figures imberbes qui étaient des fils, et encore, dans les rangs entr’ouverts, des femmes portant le chassepot de leurs maris.
Et l’on ne peut dire le pittoresque que prenait la guerre, de cette multitude citoyenne, convoyée de fiacres, d’omnibus non encore peints, de fourgons à transporter les pianos d’Erard, transformés en voitures d’intendance militaire.
Il y avait bien quelques pochards, quelques chants de gobichonneurs, détonnant un peu avec l’hymne national, et toujours un peu de cette gaminerie, dont l’héroïsme français ne peut se défaire, mais l’ensemble du spectacle était émotionnant et grandiose.
Jeudi 19 janvier §
Paris tout entier, sorti de son chez soi, se promène dans l’attente des nouvelles. Des rangées de gens à la porte garnie de paille des ambulances. Devant la mairie de la rue Drouot, une foule si pressée que, selon une expression d’un homme du peuple, « on ne pourrait pas y jeter une noisette ». Le gros peintre Marchal, que le siège n’a pas fondu, empêche, costumé en garde national, les voitures de passer.
{p. 196}De bonnes nouvelles circulent. Arrivent les premiers journaux, annonçant la prise de Montretout. C’est une allégresse. Les gens qui ont pu se procurer des journaux, les lisent aux groupes formés autour d’eux. Le monde va dîner joyeusement, et tout autour de soi, l’on perçoit le bavardage sur les heureux détails du combat d’aujourd’hui.
Je monte chez Burty, chassé par les obus de la rue Watteau, et qui est provisoirement emménagé sur le boulevard, au-dessus de la librairie Lacroix. Vers les quatre heures, il a vu Rochefort qui lui a donné de bonnes nouvelles, avec un mot spirituel. Pendant le brouillard, Trochu se plaignant de ne pas voir ses divisions : « Dieu merci, s’est écrié Rochefort, s’il les voyait, il les rappellerait ! »
D’Hervilly, qui est présent, a toujours son esprit drolatique, et fait un fantastique tableau du pont d’Asnières, traversé, sous un ciel d’automne, couleur vert de Véronèse, par Hyacinthe, dont on ne voyait que le nez vermillonné, et les goulots de deux bouteilles d’eau-de-vie, gonflant ses poches, et qu’il rapportait de sa maison de campagne. Puis il nous conte sa visite au vieux bonhomme de la Mammologie du Jardin des Plantes, dans son cabinet aux oiseaux desséchés et garnis de bandages, et qui passe amoureusement, de temps en temps, la main sur le cou d’un chevreuil empaillé : — un charmant racontar hoffmannesque.
Burty me fait voir un rouleau de peintures {p. 197}japonaises du plus haut intérêt. C’est une étude, en plusieurs planches, de la décomposition d’un corps, après la mort. C’est d’un macabre allemand, que je ne croyais pas pouvoir se retrouver dans l’art de l’Extrême-Orient.
Je retombe sur le boulevard à dix heures. La même foule qu’avant dîner. Des groupes, tout noirs, dans la nuit sans gaz. Tout ce monde faisant faction devant les kiosques, et attendant, dans une espérance qui est devenue un peu anxieuse, la troisième édition du journal : Le Soir, tardant à paraître.
Mme Masson me racontait, ces jours-ci, la visite qu’elle avait faite, à l’ambulance des Affaires Etrangères, au jeune Philippe Chevalier avant sa mort. Les salles ont, jusqu’à ce jour, gardé les glaces, les lustres, le décor doré des fêtes du Corps Législatif, et le mourant, qui se souvenait, dit à Mme Masson : « Là, à la place même où je suis, c’était le buffet ! ».
Vendredi 20 janvier §
La dépêche de Trochu, d’hier soir, me semble le commencement de la fin : elle me tue l’estomac.
J’envoie une portion de mon pain à un voisin, un pauvre garde national qui relève de maladie, et que Pélagie a trouvé déjeunant avec deux sous de cornichons.
À la Porte-Maillot, une foule moins nombreuse toutefois, que celle qui attendait à la barrière du Trône, après l’affaire de Champigny. Tout le monde {p. 198}regardant avec un pressentiment triste, mais sans avoir encore la conscience du lamentable fiasco. Pêle-mêle, avec les voitures d’ambulance, avec les cacolets, défilent, un peu à la débandade, sans musique, moroses, abattus, harassés, et tout couverts de boue, les hommes des compagnies de marche de la garde nationale.
D’une de ces compagnies sort la voix stridemment ironique d’un rentrant, qui jette à l’hébétement général : « Eh bien ! vous ne chantez pas victoire ! »
Je suis hélé du haut d’une voiture qui rentre. C’est le nommé Hirsch, ce peintre de malheur, qui m’avait déjà annoncé, à la porte de La Chapelle, le désastre du Bourget. Il me crie d’un ton léger : « Tout est fini, l’armée rentre ! » Et sur une note gouailleuse, il me conte ce qu’il a vu, ce qu’il a entendu : des choses semblant dépasser les bornes de l’ineptie humaine.
La foule devient sérieuse, se recueille dans sa tristesse. Des femmes de gardes nationaux attendent, en des poses désespérées, sur des bancs.
Dans ce monde attaché au triste spectacle, qui ne s’en va pas, qui attend toujours, sautillent deux amputés d’une jambe, promenant, sur leurs béquilles, leurs croix toutes fraîches, et qu’on regarde longtemps par derrière, avec émotion.
Je passe devant l’hôtel de la Princesse, à la grille ouverte, comme les jours où nos fiacres y venaient chercher du plaisir intelligent. De là je vais au cimetière. Il y a aujourd’hui sept mois qu’il est mort.
{p. 199}Je retrouve dans Paris, sur le boulevard, le découragement navré d’une grande nation, qui, par ses efforts, sa résignation, son moral, a beaucoup fait pour se sauver, et se sent perdue par l’inintelligence militaire.
Je dîne chez Péters, à côté de trois éclaireurs de Franchetti. C’est la désespérance la plus complète, sous la forme ironique, la forme particulière au désespoir français. « Nous y sommes ! nous y sommes ! » Et ils parlent de l’armée de Paris, ne voulant plus se battre, du noyau héroïque qui la soutenait, tombé à Champigny, à Montretout… et toujours et toujours de l’incapacité des chefs.
Samedi 21 janvier §
Je suis frappé, frappé plus que jamais, du silence de mort, que fait un désastre dans une grande ville. Aujourd’hui on n’entend plus vivre Paris.
Toutes les figures ont l’air de figures de malades, de convalescents. On n’aperçoit que des visages maigres, tirés, hâves, on ne voit que des pâleurs jaunes, semblables à de la graisse de cheval.
En omnibus, j’ai devant moi deux femmes en grand deuil : la mère et la fille. À toute minute, les gants de laine noire de la mère ont des crispations nerveuses, et se portent machinalement à ses yeux rouges, qui ne peuvent plus pleurer, tandis qu’une larme, lente à couler, se sèche, de temps en temps, sur la cernée de l’œil levé au ciel, de la fille.
{p. 200}Sur la place de la Concorde, près des drapeaux fripés et des immortelles déjà pourries de la ville de Strasbourg, une compagnie campe, noircissant de ses feux, les murs du jardin des Tuileries, et de ses lourds sacs, faisant comme un blindage à la balustrade. En passant au milieu d’eux, l’on entend des phrases comme celle-ci : « Oui, notre pauvre petit adjudant, on l’enterre demain ! »
Nous avons vu, successivement, les boutiques des charcutiers devenir des endroits vides, ornés de faïences jaunes et d’aucubas à la feuille marbrée de blanc ; les boutiques de bouchers, des locaux aux rideaux clos derrière les grilles cadenassées ; aujourd’hui c’est le tour des boutiques de boulangers, qui sont des trous noirs, aux devantures hermétiquement fermées.
Burty tenait de Rochefort que, lorsque Chanzy avait vu ses troupes fuir, il les avait chargées, l’épée à la main, mais voyant que coups et injures ne faisaient rien, il avait donné l’ordre à l’artillerie de les canonner.
Une phrase bien symptomatique. Une fille, me marchant dans le dos, rue Saint-Nicolas, me jette à l’oreille : « Monsieur, voulez-vous monter chez moi… pour un morceau de pain ? »
Dimanche 22 janvier §
Ce matin, je déménage ce que j’ai de plus précieux, au milieu des éclats d’obus, tombant à droite et à gauche, anxieux qu’un éclat {p. 201}ne tue l’unique cheval de la voiture de déménagement, anxieux qu’un éclat ne blesse ou ne tue un de ces pauvres diables de déménageurs, blaguant bravement les détonations les plus rapprochées.
J’emménage mes bibelots dans une partie de l’appartement, que Burty occupe sur le boulevard, au coin de la rue Vivienne, et qu’il met très gentiment à ma disposition.
Tout à coup un rappel forcené. Nous sortons. On nous dit qu’on se bat à l’Hôtel de Ville. Sur notre chemin, c’est une effervescence, une agitation, au milieu de laquelle, toutefois, je vois des gardiens de Paris regarder tranquillement des photographies, dans des stéréoscopes. Rue de Rivoli, nous apprenons que tout est fini, et nous voyons passer, rapide dans une escorte de dragons et de chasseurs, le général Vinoy. Et tandis que des lignards de Puteaux, tout enguirlandés de morceaux de treillages de jardins, remontent la rue de Rivoli, des canons défilent sur le quai, se dirigeant vers l’Hôtel de Ville.
Le soir, le boulevard présente l’aspect des plus mauvais jours révolutionnaires. Des discussions toutes prêtes à en venir aux coups. Des mobiles parisiens accusant les gens à Trochu, d’avoir tiré sans provocation ; des femmes criant qu’on assassine le peuple. Nous voici aux dernières convulsions de l’agonie.
Lundi 23 janvier §
Un curieux tableau ! Dans les restaurants encore ouverts, les dîneurs apportent [p. 202 l]eur pain, sous le bras, par suite de la pancarte affichée hier, et qui annonçait que les restaurateurs ne pouvaient plus fournir le pain aux consommateurs.
Par les rues, ici et là, une vieille affiche pourrissante parlant du Bourget, parlant du plateau d’Avron : c’est sur les murs comme une histoire successive de nos revers.
Je vais voir Duplessis, à la Bibliothèque, et dans l’obscurité de cette Salle des Estampes, où mon frère et moi avons passé tant d’heures d’études, un employé est obligé de m’indiquer qu’il faut me garer d’une cuve d’eau ou d’une pile de cartons. C’est aujourd’hui une cave, où toutes les richesses uniques, qui font l’envie de l’Europe, sont empilées comme pour un déménagement — et j’ai peur d’avoir dit le mot.
Mardi 24 janvier §
Vinoy remplaçant Trochu, c’est le changement des médecins près d’un malade, à l’article de la mort.
Plus de canonnade ! Pourquoi ? Cette interruption du bruit tonnant à l’horizon me semble d’un mauvais augure.
Le pain actuel est d’une qualité telle, que la dernière survivante de mes poules, une petite poule cailloutée, toute drôlette, lorsqu’on lui en donne, gémit, pleure, rognonne, et ne se décide à le manger que tout à fait le soir.
{p. 203}Sur le boulevard, en face de l’Opéra-Comique, je tombe dans une foule, interceptant la chaussée, et barrant le chemin aux omnibus. Je me demandais si c’était une nouvelle émeute. Non, toutes ces têtes en l’air, tous ces bras qui désignent quelque chose, toutes ces ombrelles de femmes, qui s’agitent, toute cette attente à la fois anxieuse et espérante, c’est à propos d’un pigeon — peut-être porteur de dépêches, — qui se repose sur le tuyau d’une des cheminées du théâtre.
Dans cette foule, je rencontre le sculpteur Christophe, il m’apprend qu’il y a des pourparlers entamés pour la capitulation.
Chez Brébant, dans la petite antichambre qui précède le grand cabinet, où l’on dîne, tout le monde comme brisé, épars sur le canapé, sur les fauteuils, parle à voix basse, ainsi que dans la chambre d’un malade, des tristes choses du jour, et du lendemain qui nous attend.
On se demande si Trochu n’est pas un fou. À ce propos, quelqu’un dit avoir eu communication d’une affiche imprimée, mais non affichée, destinée à la mobile, où le dit Trochu parle de Dieu et de la Vierge, comme en parlerait un mystique.
Dans un coin, un autre de nous fait remarquer que ce qu’il y a surtout de criminel, chez deux hommes, comme Trochu et comme Favre, c’est d’avoir été dans l’intimité des désespérateurs, dès le principe, et cependant d’avoir, par leurs discours, leurs proclamations, donné à la multitude la {p. 204}croyance, la certitude d’une délivrance, certitude qu’ils lui ont laissée jusqu’au dernier moment, « et il y a là, reprend du Mesnil, un danger : c’est qu’on ne sait pas, la capitulation signée, si elle ne sera pas rejetée par la portion virile de Paris ? »
Renan et Nefftzer font des signes de dénégation.
« Prenez garde, continue du Mesnil, on ne vous parle pas de l’élément révolutionnaire, on vous parle de l’élément énergique bourgeois, de la partie des compagnies de marche qui s’est battue, et veut se battre, et ne peut accepter comme ça, tout à coup, cette livraison de ses fusils et de ses canons. »
Deux fois on a annoncé le dîner, mais personne n’a entendu.
On se met enfin à table.
Chacun tire son morceau de pain.
— Au fait, dit je ne sais plus qui, vous savez comment Bauer a baptisé
Trochu : « un Ollivier à cheval ! »
La soupe est mangée. Ici Berthelot donne l’explication vraie de nos revers : « Non, ce n’est pas tant la supériorité de l’artillerie, c’est cela seulement que je vais vous dire. Oui, le voici, c’est quand un chef d’état-major prussien a l’ordre de faire avancer un corps d’armée sur un tel point, pour une telle heure : il prend ses cartes, étudie le pays, le terrain, suppute le temps que chaque corps mettra à faire certaine partie du chemin. S’il voit une pente, il prend son… (un instrument dont j’ai oublié le nom) et il se rend compte du retard. Enfin, avant de se coucher, il a {p. 205}trouvé les dix routes par lesquelles déboucheront, à l’heure voulue, les troupes. Notre officier d’état-major, à nous, ne fait rien de cela, il va le soir à ses plaisirs, et le lendemain, en arrivant sur le terrain, demande si ses troupes sont arrivées, et où est l’endroit à attaquer. Depuis le commencement de la campagne, et je le répète, c’est la cause de nos revers, depuis Wissembourg jusqu’à Montretout, nous n’avons jamais pu masser des troupes sur un point choisi, dans un temps donné. »
On apporte une selle de mouton.
— « Oh ! dit Hébrard, on nous servira le berger à notre prochain dîner ! »
En effet, c’est une très belle selle de chien.
— « Du chien, vous dites que c’est du chien, s’écrie Saint-Victor, de la voix pleurarde d’un enfant en colère, n’est-ce pas, garçon, que ce n’est pas du chien ? »
— « Mais c’est la troisième fois que vous en mangez, du chien, ici ! »
— « Non, ce n’est pas vrai… M. Brébant est un honnête homme, il nous préviendrait… mais le chien est une viande impure, — fait-il avec une horreur comique, — du cheval, oui, mais pas du chien. »
— « Chien ou mouton, bredouille Nefftzer, la bouche pleine, je n’ai jamais mangé un si bon rôti… mais si Brébant vous donnait du rat… moi je connais ça… C’est très bon… le goût en est comme un mélange de porc et de perdreau ! »
Pendant cette dissertation, Renan qui paraissait {p. 206}préoccupé, soucieux, pâlit, verdit, jette sa cotisation sur la table et disparaît.
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— « Vous connaissez Vinoy, dit quelqu’un à du Mesnil : Quel est l’homme, et qu’est-ce qu’il va faire ? »
— « Vinoy, répond du Mesnil, c’est un madré, je crois qu’il ne va rien faire… qu’il va faire le gendarme. »
Là-dessus une sortie de Nefftzer contre le journalisme et les journalistes. Il est devenu complètement apoplectique, et sa parole tudesque, comme étranglée d’enragement, par moments, aboie contre l’ineptie, l’ignorance, les bourdes de ses confrères, qu’il accuse d’avoir fait la guerre, et qu’il accuse de l’avoir rendue si fatale.
Ici Hébrard réclame le silence, et tirant de sa poche un papier : « Écoutez, messieurs, ceci est une lettre du mari d’une femme connue, demandant la croix, lettre dans laquelle il invoque comme titre, son cocuage, oui, messieurs, « son cocuage et des malheurs domestiques qui appartiennent à l’histoire. »
Un rire homérique accueille la lecture de cette supplique bouffonne.
Mais aussitôt le sérieux de la situation ramène les dîneurs à se demander, comment vont se conduire les Prussiens à notre égard. Il y a ceux qui croient qu’ils déménageront les musées. Berthelot a peur {p. 207}qu’ils emportent le matériel de notre industrie. Ce dire conduit, je ne sais par quel chemin, la conversation à une grande discussion sur les matières colorantes, et sur le rose turc, d’où elle revient au point de départ. Nefftzer, contrairement à tout le monde, prétend que les Prussiens voudront nous étonner par leur générosité, leur magnanimité. Amen !
En sortant de chez Brébant, sur le boulevard, le mot capitulation, qu’il eût peut-être été dangereux de prononcer il y a quelques jours, est dans toutes les bouches.
Mercredi 25 janvier §
Plus rien de ce ressort, de cette agitation fébrile qu’avaient, ces jours-ci, les allants et les venants. Une population, lasse et battue de l’oiseau, qui se traîne sous un ciel gris, où tombe, de seconde en seconde, un lourd flocon de neige.
Il n’y a plus de place pour les absurdités de l’espérance.
Des queues s’allongent à la porte des marchands, de la seule chose qui reste à manger, à la porte des chocolatiers. Et l’on voit des soldats, tout glorieux d’avoir conquis une livre de chocolat.
Jeudi 26 janvier §
Ça se rapproche. De nouvelles batteries semblent démasquées. Il éclate des obus, à toute minute, sur la voie du chemin de fer, et notre {p. 208}boulevard Montmorency est traversé par des gens marchant à quatre pattes.
On assiste chez tous, à l’opération d’esprit douloureuse, qui amène la pensée à la honte d’une capitulation. Cependant il est des énergies féminines qui résistent encore. On parlait de pauvres femmes qui, ce matin même, criaient aux queues des boulangers : « Qu’on diminue encore notre ration, nous sommes prêtes à tout souffrir, mais qu’on ne capitule pas ! »
Vendredi 27 janvier §
Je vais ce matin à l’enterrement de Regnault.
Il y a une foule énorme. On pleure, sur ce jeune cadavre de talent, l’enterrement de la France. C’est horrible, cette égalité devant la mort brutale du canon ou du fusil, qui frappe le génie ou l’imbécillité, l’existence précieuse comme l’existence inutile.
J’avais rêvé de faire faire par lui un portrait de mon frère, dans le format du portrait en pied de la comtesse de Nils Barck. Mon frère ne revivra pas par ce talent de coloriste, dont j’entends le De Profundis, dans une sonnerie de clairon et un roulement de tambour. J’ai vu passer derrière sa bière une jeune fille, ainsi qu’une ombre, en habit de veuve. On m’a dit que c’était sa fiancée.
J’entre, en sortant de là, dans la boutique de Goupil, où est exposée, non encore encadrée, une aquarelle du mort, vous montrant le Maroc comme dans une vision des Mille et Une Nuits.
… {p. 209}Le feu a cessé. Je vais faire un tour aux environs d’Auteuil.
Une femme crie à un voisin : « Nous sommes encore dans la cave, mais nous allons remonter ! »
Des trous dans des toits, des écorniflures à des façades, mais vraiment bien peu de dégât matériel, causé par cet ouragan de fer qui nous a passé sur la tête. Seule, une langue de terre entre le viaduc et le cimetière d’Auteuil, toute trouée de grands trous de trois mètres, où les obus sont tombés si rapprochés qu’ils ont fait, sur une échelle géante, le travail régulier des trous faits par la commission des barricades, au Point-du-Jour.
Près la porte Michel-Ange, je monte sur le viaduc. Cent maisons brûlent à Saint-Cloud : le feu de joie que se payent les Prussiens pour leur triomphe ! Un soldat malade, accoudé au parapet, laisse échapper : « C’est pitié de voir cela ! »
Samedi 28 janvier §
Ils sont heureux les journalistes, qui se trouvent presque fiers de ce que la République a fait pour la défense nationale. Ils vous citent avec orgueil l’hommage rendu à notre héroïsme par les Prussiens, et espèrent presque que Trochu va être reconnu comme un grand homme de guerre.
Au milieu de l’aspect hilare du soldat, c’est beau le navrement qu’emporte sur toute sa personne, le {p. 210}marin qui passe, avec son paquet, sous le bras.
On ne tarit pas sur l’incapacité du gouvernement en général, l’on ne tarit pas sur l’inintelligence de chaque membre de ce gouvernement. Un convive de Brébant me racontait avoir entendu ceci de la bouche d’Emmanuel Arago : « Nous ménageons une jolie surprise aux Prussiens, ils ne s’y attendent guère, ils seront joliment attrapés quand ils voudront entrer à Paris. » Mon ami s’attendait à l’annonce de feu grégeois ou de quelque chose semblable. Non, il se trompait. Emmanuel, après avoir fait un moment désirer sa réponse, accoucha de cette phrase : « Les Prussiens ne trouveront pas de gouvernement avec lequel ils puissent traiter, car nous nous serons retirés ! »
Je parcours les quartiers bombardés : des balafres, des trous, mais sauf un pilier emporté au magasin de la Balayeuse, place Mouffetard, rien de bien effrayant. Une population qui se déterminerait à se terrer dans ses caves, pourrait très bien, et sans grand péril, supporter un mois de bombardement à toute volée. Dans ces quartiers, on rencontre des petites voitures à bras ramenant les mobiliers, et la circulation de la vie semble y renaître.
Un militaire, en manteau blanc, tendant un obus au conducteur de l’omnibus : « Prenez-moi cela, pendant que je monte, et faites attention… sacredié, faites attention ! »
Burty me confirme l’affiche mystique de Trochu, dont on avait parlé au dîner de Brébant : la {p. 211}célébration, par ordre, d’une neuvaine à la Vierge, que devait suivre un miracle. Est-ce ironique, si c’est vrai que la France avait remis son salut entre les mains d’un homme, dont la place était aux Petites-Maisons ?
Dimanche 29 janvier §
Les mobiles rentrent et passent sous les fenêtres, engueulés par les gardes nationaux répandus sur le boulevard.
En allant voir la batterie de marine du Point-du-Jour, j’entre dans le jardin de Gavarni, que je trouve éventré par des tranchées, percées de trous ronds, au fond desquels sont enfouis des obus qui n’ont pas éclaté. Un garde national, armé d’un pic et escorté de sa femme, ployant sous le poids d’un grand sac, déterre un obus, qui a disparu dans la terre gelée. Pauvre jardin ! Le chalet du marchand de tripes a son toit percé d’un obus, qui semble avoir mis intérieurement en capilotade la fragile construction. Le petit vallon vert montre ses derniers sapins couchés sur le flanc, et sa voûte enguirlandée de lierre, — son salon des fraîcheurs, ainsi que l’appelait Gavarni, a été converti en casemate, d’où sort un tuyau de poêle.
Je reprends la route de Versailles. Des maisons à jour. Au nº 222, un obus traversant la boutique d’un nommé Praisidial — un joli nom de révolutionnaire, au théâtre — a éclaté dans une pièce où l’on vous montre l’endroit où il a coupé la tête d’un homme, {p. 212}comme avec un couteau. En face, sur une maison croulée à terre, un toit s’est abaissé, tout semblable à une toile goudronnée, jetée sur un entresol qu’on bâtit.
Mais rien n’est comparable, comme destruction, à ce coin du chemin de ronde, qui porte le nom de boulevard Murat. Là ce ne sont plus des maisons. Ce sont des pans de mur, des morceaux de façade, où colle encore un bout d’escalier, des débris, où reste, on ne sait comment, suspendue en l’air, une fenêtre sans carreaux, des éboulements informes de brique, de moellons, d’ardoises : de la bouillie de maisons, fouettée au milieu d’une grande tache de sang, autour d’un paquet de cheveux, — le sang d’un mobile, qui avait mis, là, culotte bas.
Lundi 30 janvier §
Oh ! la dure extrémité, que cette capitulation transformant la prochaine assemblée en ces bourgeois de Calais, qui, la corde au cou, ont été subir les conditions d’Édouard VI. Mais ce qui m’indigne le plus, c’est le jésuitisme de ces gouvernants, qui, pour avoir obtenu le mot de convention au lieu de capitulation, en face de ce traité déshonorant, espèrent, comme de sinistres fourbes, cacher à la France toute l’étendue de ses malheurs et de sa honte. Bourbaki laissé en dehors de l’armistice, qui est un armistice général ! La convention des lettres décachetées ! Et tout le honteux secret de ce que les négociateurs nous cachent, nous dérobent {p. 213}encore, et que peu à peu l’avenir nous dévoilera ! Ah ! une main française a-t-elle pu signer cela !
Que vraiment ils soient fiers d’avoir été les geôliers et les nourrisseurs de leur armée, cela est trop bête ! Ils n’ont donc pas compris que cette apparente mansuétude était un piège de Bismarck ! Enfermer dans Paris cent mille hommes indisciplinés et démoralisés par leurs défaites, en ces jours de famine, qui vont précéder le ravitaillement, n’est-ce point enfermer la rébellion, l’émeute, le pillage ? N’est-ce pas se donner presque certainement un prétexte pour entrer à Paris ?
Dans un journal qui contient la capitulation, je lis l’intronisation du roi Guillaume, comme Empereur d’Allemagne à Versailles, dans la Galerie des glaces, à la barbe du Louis XIV de pierre, qui est dans la cour. Ça, là… c’est bien la fin des grandeurs de la France.
Mardi 31 janvier §
Ce soir, je dînais au restaurant, à côté d’un avocat à la cour de cassation, M. P… Je lui disais qu’il serait bien heureux que la prochaine assemblée se rationnât d’avocats, de marchands de verbe et de mots creux. J’ajoutais que, pour mon compte, j’étais persuadé que si la France pouvait se priver d’éloquence parlementaire, pendant une vingtaine d’années, la France se sauverait, mais que c’était là la condition sine qua non de son salut.
{p. 214}Tout avocat qu’il était, mon interlocuteur partageait mon avis, et partait de là pour me signaler le chapardage — c’était le mot dont il se servait — le chapardage de toute la basse gent du palais. Il me montrait tous les avocats de deux sous, tous les avocats sans cause, tous les avocats sans talent et sans honorabilité, aidés, poussés par Crémieux, dans la curée des places de la haute administration.
Et dans le moment où la pensée de la France était, tout entière, tournée contre les Prussiens, dans ce moment même — ah ! je n’oublierai jamais le tableau qu’il me faisait de ce cabinet, occupé seulement et uniquement de destitutions, de ce cabinet où la porte, à tout moment violemment poussée, livrait passage à un intrus, qui, sans dire gare ni bonjour, jetait à pleine gueule : « Crémieux, délivre-nous de Robinet, de Chabouillot… nous n’en voulons plus. » Et après cet intrus, un autre intrus, demandant la démission d’un autre procureur impérial, aussitôt obtenue de la bienveillance gâteuse du ministre.
La jolie scène de comédie, que cette scène qu’il me racontait, et où il avait été acteur. M. P… avait un beau-frère, procureur impérial à Blois. La sœur de M. P…, qui tenait à la position de son mari, lui écrivait, lui demandant d’user de son influence, de ses relations avec les hommes du gouvernement, pour le faire maintenir. Il était contraire à la démarche, pensant qu’une destitution serait plus tard un titre pour son beau-frère ; cependant, sur l’insistance {p. 215}de sa sœur, il se décidait à aller trouver Crémieux.
Il lui expose la chose, les désirs de sa sœur, et fait appel à la bienveillance que le ministre lui a toujours témoignée. Le ministre ne le laisse pas finir, lui dit : « Mon cher enfant, vous savez combien je vous aime ! » et là-dessus, il l’embrasse. Crémieux, pendant son ministère, a toujours embrassé tout le monde. « Il suffit, continue-t-il, que vous manifestiez ce désir, votre beau-frère ne sera pas destitué, vous pouvez être tranquille. » Sur cette assurance, M. P… gagne la porte. Crémieux le rappelle :
— « Vous dites que votre beau-frère s’appelle P…, qu’il est à Blois.
— Parfaitement.
— Eh bien ! je vous promets qu’il ne sera pas destitué aujourd’hui, mais dans quelques jours, je ne suis pas sûr que ça n’arrive pas. Tenez, il y a peut-être un moyen d’arranger cela. Qu’est-ce que désire votre beau-frère ?
— Mais, il a sa famille, ses intérêts à Orléans. Il y a une place de conseiller vacante, je crois que cette nomination le rendrait très heureux.
— Très bien, très bien ! reprend Crémieux, je vais le destituer à Blois, et du même coup le nommer à Orléans, et l’ayant ainsi nommé moi-même, vous concevez, je ne pourrai plus le destituer. »
On demande le chef du cabinet : — « Préparez la nomination de P… à Orléans. — Mais, monsieur le ministre, le mouvement est fait. — Ah ! c’est très contrariant, très contrariant… ça ne fait rien… j’ai {p. 216}un autre mouvement en tête, je vais arranger les choses de manière à ce que vous soyez contents, tous les deux. Je vous ferai écrire demain ou après-demain : regardez la chose comme faite. »
Là-dessus réembrassade.
Et la chose se termina par la destitution pure et simple du beau-frère, avec toutefois une lettre de regret du ministre, obligé de se rendre aux vœux de la population blésoise.
Ce qui a amené l’anéantissement de l’armée, est en train de tuer la société française. C’est l’indiscipline. Le régime républicain est-il capable de lui rendre cette discipline, sans laquelle les sociétés ne peuvent vivre ? Et cependant il serait désirable de garder cette enseigne : La République, et de grouper sous ce nom les capacités de tous les partis, noyant dans leur tout l’infini rien du parti républicain.
Mardi 7 février §
Un curieux défilé, que celui de tous les gens, hommes et femmes, revenant du pont de Neuilly. Tout le monde est bardé de sacs, de nécessaires, de poches gonflées de quelque chose qui se mange.
Des bourgeois portent sur l’épaule cinq à six poulets, faisant contrepoids à deux ou trois lapins. J’aperçois une élégante petite femme, rapportant des pommes de terre, dans un mouchoir de dentelle. Et rien n’est plus éloquent que le bonheur, la tendresse, dirai-je presque, avec laquelle des gens {p. 217}tiennent, dans leurs bras, des pains de quatre livres, ces beaux pains blancs, dont Paris a été privé si longtemps.
Ce soir, chez Brébant, la conversation abandonne la politique pour aller à l’art, et Renan part de là, pour trouver la place Saint-Marc une horreur. Comme Gautier, et nous tous, nous nous récrions, Renan proclame que l’art doit se juger avec l’élément rationnel, qu’il n’y a pas besoin d’autre chose, et le voici délirant publiquement. Ah ! la drolatique cervelle, quand elle émet des idées sur les choses qu’elle ne connaît pas !
Tout en aimant beaucoup l’homme, impatienté par ce blasphème, je l’interromps soudain, et lui demande, à brûle-pourpoint, la couleur du papier de son salon. L’apostrophe le trouble, le démonte, il ne peut répondre… Et je persiste à croire que pour parler art, il est nécessaire de connaître les couleurs des murs, entre lesquels on vit tous les jours, et que les yeux sont encore de meilleurs instruments de perception artistique que « l’élément rationnel ».
Tous ces jours-ci, pris d’une espèce de rage contre mon pays, contre ce gouvernement, je m’enferme, je me claustre dans mon jardin, tâchant de tuer ma pensée, mes souvenirs, mes appréhensions de l’avenir dans un travail abêtissant — ne lisant plus de journaux, et fuyant les gens à renseignements.
Un écœurant spectacle, que ce Paris avec tous ces mobiles, qui y traînent leur oisiveté et leur {p. 218}dépaysement, semblables à ces bestiaux stupides et effarés, qu’on voyait errer, au commencement de la guerre, dans le bois de Boulogne : plus écœurant encore, le spectacle de ces officiers gandins, garnissant les tables des cafés des boulevards, tout occupés de la canne, achetée le matin, pour parader sur l’asphalte.
Ces uniformes si peu héroïques se font trop voir, ils manquent de discrétion.
Samedi 11 février §
Paris commence à avoir de la viande et des choses à manger, seulement les Parisiens manquent complètement de charbon, pour les faire cuire.
Dimanche 12 février §
Je monte chez Théophile Gautier, qui s’est réfugié de Neuilly, à Paris, rue de Beaune, au cinquième, dans un logement d’ouvrier.
Je traverse une petite pièce, où je trouve assises sur le rebord de la fenêtre, ses deux sœurs, dans de misérables robes, avec leurs couettes de cheveux blancs, sous une fanchon faite d’un madras.
La mansarde, où se tient Théo, et qu’il remplit tout entière de la fumée de son cigare, tant elle est petite et basse, contient un lit de fer, un vieux fauteuil en bois de chêne, une chaise de paille, sur laquelle passent et s’étirent des chats maigres, des chats de famine, des ombres de chats. Deux ou trois esquisses se voient accrochées de travers aux murs, {p. 219}et une trentaine de volumes sont culbutés sur des planches en bois blanc, posées à la hâte.
Théo est là, en bonnet rouge, à cornes vénitiennes, dans un veston de velours, autrefois fait pour la petite tenue de Saint-Gratien, mais aujourd’hui si taché, si graisseux, qu’il semble la veste d’un cuisinier napolitain. Et le maître opulent de l’écriture et du dire vous apparaît, comme un doge dans la débine, comme un pauvre et mélancolique Marino Faliero, joué au théâtre Saint-Marcel.
Pendant qu’il parlait, qu’il parlait, comme devait parler Rabelais, je songeais à l’injustice de la rémunération dans l’art. Je pensais au somptueux et abominable mobilier de Ponson du Terrail, que j’avais vu déménager ce matin, de la rue Vivienne, par suite du décès de ce gagneur de 70 000 francs par an, dans un endroit quelconque, durant le siège.
Jeudi 23 février §
Bien des mois se sont passés, sans que mes doigts aient dérangé de sa case, un bouquin des quais. Ces jours-ci, pour la première fois, j’ai acheté un volume avec l’intention, et je crois, la force d’intention nécessaire pour le lire.
Vendredi 24 février §
Aujourd’hui m’est revenu comme un goût de littérature. J’ai été mordu, ce matin, de l’envie d’écrire : La Fille Élisa, ce livre que nous devions écrire, lui et moi, après {p. 220}Madame Gervaisais. J’ai jeté quatre ou cinq lignes sur un morceau de papier. Cela deviendra peut-être le premier chapitre.
Dimanche 26 février §
Pourquoi ces nuits tressautantes ? Pourquoi toujours ces douloureux cauchemars ? Pourquoi, dans mes rêves, toujours recommence la maladie de mon frère ? Recommencement impitoyable et tuant, qui, dans mon sommeil, s’accidente de toute l’horreur des cas, que nous avions lus ensemble, dans les traités de médecine, pour nos livres.
On annonce que les Prussiens nous occuperont demain. Demain nous aurons l’ennemi chez nous. Dieu préserve à jamais la France des traités diplomatiques, rédigés par des avocats.
Lundi 27 février §
Quelque chose de sombre, d’inquiet, est sur la physionomie parisienne ; on y sent la préoccupation anxieuse, douloureuse de l’occupation.
Sur la place de l’Hôtel-de-Ville, au fond, près la rivière, tambour en tête, et des bouquets d’immortelles à la boutonnière, défilent des gardes nationaux avinés qui saluent le vieux monument du cri : Vive la République !
La rue de Rivoli, une foire de tous les produits, imaginables, étalés sur le trottoir, pendant que les voitures de la mort et du ravitaillement se croisent {p. 221}sur la chaussée : — les corbillards et les camions de morue séchée.
Il y a une grande ironie, une ironie divine, qui semble se plaire à faire mentir les programmes humains. En ce temps de suffrage universel, de conduite des affaires et de gouvernement du pays par tous les citoyens, jamais, jamais, la volonté d’un seul, qu’il soit Favre ou Thiers, n’aura disposé plus despotiquement des destinées de la France, et dans une ignorance plus entière de tous ses citoyens, sur tout ce qui se passe, sur tout ce qui se fait en leur nom.
Mardi 28 février §
Impossible de rendre la tristesse ambiante, qui vous entoure. Paris est sous la plus terrible des appréhensions, l’appréhension de l’inconnu.
Mes yeux aperçoivent des faces pâles dans des voitures d’ambulance : ce sont les blessés du pavillon de Flore, qu’on déménage à la hâte, pour que le Roi Guillaume puisse déjeuner aux Tuileries.
Sur la place Louis XV, les villes de France ont la figure voilée de crêpe. Ces femmes de pierre, avec la nuit de leur visage, dans le soleil et le clair jour, font une protestation étrange, lugubre, fantastiquement alarmante.
Mercredi 1er mars §
Maudit Auteuil ! Cette banlieue aura été privée de communication avec le reste {p. 222}de Paris, saccagée par les mobiles, affamée, bombardée, et elle aura encore la malechance de l’occupation prussienne.
Ce matin, Paris n’a plus sa grande voix bourdonnante, et le silence inquiétant des heures mauvaises est tel, que nous entendons sonner onze heures, à l’église de Boulogne.
L’horizon est comme vide, comme inhabité. On n’a encore vu que quelques ulhans, fouillant, avec toutes sortes de précautions, le bois de Boulogne.
Puis, dans ce grand silence de tout l’espace, commence à s’élever sourdement le bruit mat et lointain des tambours prussiens, qui se rapprochent. Je ne sais, mais ma porte s’ouvrant et donnant passage à ces Allemands, les maîtres de mon foyer pour quelques jours, cette perspective me fait souffrir, ainsi que d’un mal physique.
C’est maintenant comme un tonnerre, le roulement des voitures et des équipages militaires prussiens. De mon jardin, à travers la grille, j’aperçois deux casques dorés s’arrêter devant ma maison, et en la regardant, un moment hacher de la paille… ils passent.
Jamais les heures ne m’ont paru si longues, des heures où il est impossible de fixer sa pensée sur quoi que ce soit, des heures où il n’est pas possible de rester, une minute, en place. La retraite prussienne a sonné, et il n’est apparu encore aucun Prussien, — nous n’en aurons sans doute que demain.
Je me glisse, dans la nuit, à Auteuil, où il n’y a {p. 223}pas un vivant dans la rue, pas une lumière aux fenêtres, et par les rues à l’aspect morne, je vois passer des Bavarois, qui se promènent, quatre par quatre, mal à l’aise dans cette mort de la ville.
Jeudi 2 mars §
Il est neuf heures du matin et rien encore. J’ai en moi un singulier sentiment d’allègement. Nous échapperons peut-être aux Prussiens. Je descends au jardin. Il fait un beau ciel de printemps, plein d’un jeune soleil, et tout caquetant du gazouillement des oiseaux. La nature dont j’ai dit tant de mal, se venge, hélas ! cruellement de moi. Je suis pris, enlacé, abêti par elle. Mon jardin devient toute l’occupation, toute l’ambition de ma pensée.
Je veux tenter d’aller à Paris, et malgré mon désir de ne pas voir de Prussiens, je pousse jusqu’à Passy. À la Muette, à l’état-major du secteur, des sentinelles bavaroises. Dans la rue, des groupes calmes et non provocateurs de soldats, qui se promènent ou considèrent niaisement des manches sculptés de parapluie. Sur le pas de toutes les portes, un béret bavarois. En dépit d’une affiche jaune, invitant les boutiquiers à fermer, toutes les boutiques sont ouvertes. Et au milieu de bourgeois et d’ouvriers, regardant indifféremment l’étranger, seulement quelques vieilles femmes, dont l’exaltation se traduit par le courroux des yeux, et le marmottage d’injures, qu’elles crachent de leurs bouches édentées, en marchant.
{p. 224}On m’avait dit, lorsque je sortais de chez moi, que la paix était signée… qu’ils partaient aujourd’hui à midi. À Passy, on m’annonce que de nouveaux corps arrivent, et que les maisons d’Auteuil vont être occupées. Je retourne, et toute la journée j’attends, cruellement émotionné d’avoir mon foyer occupé par ces vainqueurs, chez lesquels mon père et mes oncles paternels et maternels ont si longtemps marqué le leur, à la craie.
Vendredi 3 mars §
Je suis réveillé par la musique, leur musique à eux. Un matin magnifique, avec ces beaux soleils indifférents aux catastrophes humaines, qu’elles s’appellent la victoire d’Austerlitz ou la prise de Paris. Un temps splendide, mais sous un ciel, tout plein de cris de corbeaux, qu’on n’entend jamais ici à cette époque, et qu’ils traînent à leur suite, comme les noirs convoyeurs de leurs armées. Ils s’en vont, ils nous quittent enfin !… On ne peut croire à sa délivrance, et sous le coup d’un hébétement brisé, l’on regarde les choses amies et chères de son foyer, non déménagées par l’Allemagne.
La délivrance m’est apparue, sous la forme de deux gendarmes, reprenant au galop, possession du boulevard Montmorency.
Les gens que je côtoie, marchent au petit pas, heureux et semblables à des convalescents, qui marchent pour la première fois.
Passy n’a gardé des traces de l’occupation que les {p. 225}inscriptions à la craie, indiquant, sur les portes cochères et les volets de boutiques, le nombre de soldats que les habitants ont été tenus de loger.
Les Champs-Élysées sont pleins d’un monde alerte et bavard, prenant l’air, sans témoigner s’apercevoir de la démolition vengeresse d’un café, resté ouvert aux Prussiens, toutes les nuits de leur occupation.
Dimanche 5 mars §
Sur toute la route de Boulogne à Saint-Cloud, les matelas que les mobiles ont bien voulu laisser aux habitants, prennent l’air par les fenêtres ouvertes. Saint-Cloud avec ses maisons écroulées, ses fenêtres noires de flammes de l’incendie, présente de loin l’aspect gris et fruste d’une carrière de pierre.
Les conditions de la paix me semblent si pesantes, si écrasantes, si mortelles à la France, que j’ai la terreur que la guerre ne recommence, avant que nous ne soyons prêts à la faire.
Vendredi 10 mars §
Un pamphlétaire scatologique aurait à fabriquer une spirituelle et féroce brochure, sous ce titre : La M… et les Prussiens. Ces dégoûtants vainqueurs ont embrené la France, avec tant de recherches, d’inventions, d’imaginations dans ce genre, qu’elles méritent vraiment une étude psychologique, sur le goût de ces peuples pour la {p. 226}chose excrémentielle. N’ont-ils pas, chez un de mes amis, décroché le portrait de son père, ne lui ont-ils pas fait un trou à la place de la bouche… ! Vous devinez le reste.
Mercredi 15 mars §
J’allume une cigarette à La Civette. Un garçon de banque entre, et tend un billet à la dame du comptoir. Elle répond : Prisonnier en Allemagne.
En bouquinant chez Beauvais, je tombe sur Bocher, l’officier d’état-major, qui a fait avec Maherault le catalogue de l’œuvre de Gavarni. Il revient d’Allemagne, où il est prisonnier depuis le commencement de la campagne. Il me conte ceci, qu’il tient d’une de ses parentes, qui le tenait de la bouche même de l’archevêque de Reims. Le Roi-Empereur, arrivé à Reims, fut logé par l’archevêque dans la plus belle pièce de l’Archevêché, que le Roi ne trouva d’abord pas digne de sa grandeur. L’archevêque lui fit observer que c’était la chambre, où avait couché Charles X, quand il était venu se faire sacrer. Sur cette affirmation, le Roi se décida à l’occuper, et voici la carte de visite qu’il y laissa. Le lendemain, le Roi-Caporal chia dans l’encoignure de la croisée, et se torcha le derrière avec les rideaux.
Vendredi 17 mars §
Saint-Cloud n’existe plus. C’est un champ de pierres, de moellons, de plâtras, {p. 227}d’où se lèvent sur des caves effondrées, des pans de murs calcinés, garnis encore, à des hauteurs inaccessibles, de fragments de mobiliers : ici c’est une niche de poêle, là un portrait au daguerréotype, plus loin une table des règles du billard avec les tableaux à marquer, plus loin encore, dans un placard, dont le vent bat la porte, un bidet égueulé.
Partout des maisons, aux fenêtres léchées de flammes, par le trou vide desquelles s’entrevoit le bleu du ciel. Sur l’emplacement du petit hôtel Saint-Nicolas, cet hôtel, où mon frère et moi avons passé huit gais jours avec Marie, une femme est assise dans la pose d’accablement d’une statue, qui pleure sur des ruines. De la gargote historique, où tout Paris a dîné, il ne reste guère qu’un bout de mur du rez-de-chaussée, sur lequel ne se lit plus, de l’enseigne écornée, que… de la Tête noire.
La grande rue de Saint-Cloud, un sentier de décombres, entre deux rangées de maisons aux façades dégringolantes, et dont se détache, à tout moment, quelque pierre. On dirait qu’on marche dans la secousse d’un tremblement de terre.
Au milieu de ces restes croulants, et qui sentent encore le feu, en ces trous de portes et de fenêtres, étayés par de grands madriers, un misérable commerce renaissant. Ici, un débit où se voit attablée la chemise rouge d’un garibaldien ; là une mauvaise petite laiterie, où, au milieu des harengs saurs se dresse, sur le rebord de la fenêtre, un obus gigantesque. Sur des volets réduits en charbon, et où la {p. 228}trace du pétrole est encore visible, on lit écrit à la craie : Français, souvenez-vous ! Vengeance !
L’hôpital fondé par Marie-Antoinette n’a plus de toit. À côté, dans un pensionnat de jeunes demoiselles, les lits du dortoir, déjetés, disloqués, et recroquevillés par le feu, ressemblent à une broussaille de fer.
Tout en haut de Saint-Cloud, près de l’église, un vieillard, la tête nue, les cheveux blancs au vent, l’air délirant, crie à ceux qui passent : « Vous pouvez dire, que c’est les Prussiens qui ont mis le feu avec de l’huile de pétrole et des torches… Ah ! ce n’est pas à moi qu’on peut dire non ! »
Le palais, avec ses pauvres statues de femmes qui ont servi de cible, ses pauvres femmes blessées aux seins par les balles prussiennes, n’est plus que la façade meurtrie d’une ruine : une ruine à conserver, comme l’Allemagne a conservé Heidelberg, une ruine à entourer de lierre et de plantes grimpantes, montant le long de ses pilastres, de ses bas-reliefs, de ses marbres recuits et éclatés, — une ruine dont la vue et la légende entretiendront, comme la ruine du Palatinat, la juste haine et le désir enragé de la vengeance.
Samedi 18 mars §
Ce matin, la porteuse de pain annonce qu’on se bat à Montmartre.
Je sors et ne rencontre qu’une indifférence singulière pour ce qui se passe là-bas. La population en a {p. 229}tant vu depuis six mois, que rien ne semble plus l’émouvoir.
J’arrive à la gare d’Orléans, où est déposé le corps du fils Hugo. Le vieux Hugo reçoit dans le cabinet du chef de gare. Il me dit : « Vous avez été frappé, moi aussi… mais moi, ce n’est pas ordinaire, deux coups de foudre dans une seule vie ! »
Et le convoi se met en marche. Une foule étrange, dans laquelle je reconnais à peine deux ou trois hommes de lettres, mais où il y a un grand nombre de chapeaux mous, au milieu desquels s’infiltrent, à mesure qu’on avance et qu’on traverse les quartiers à cabarets, des soulards, qui prennent la queue en titubant. La tête blanche de Hugo, dans un capuchon, domine derrière le cercueil ce monde mêlé, semblable à une tête de moine batailleur du temps de la Ligue.
Tout autour de moi, on parle de provocation, on plaisante Thiers, et Burty m’agace horriblement avec ses ricanements et son apparente incompréhension du mouvement révolutionnaire, qui se prépare autour de nous. Je suis très triste et plein des plus douloureux pressentiments.
Les gardes nationaux armés, parmi lesquels le convoi s’ouvre un chemin, présentent les armes à Hugo, et nous arrivons au cimetière.
La bière ne peut entrer dans le caveau… Vacquerie prononce un long discours.
Nous revenons. L’insurrection triomphante prend possession de Paris. Les gardes nationaux {p. 230}foisonnent, et partout s’élèvent des barricades, couronnées de méchants gamins. Les voitures ne circulent plus. Les boutiques se ferment.
La curiosité me mène à l’Hôtel de Ville, où, sur la place et au milieu de petits groupes, des orateurs parlent de mettre à mort les traîtres. Au loin, sur les quais, dans un brouillard de poussière, des charges inoffensives de municipaux, pendant que des gardes nationaux chargent leurs fusils, rue de Rivoli, et que des voyous donnent l’assaut, avec des cris, des huées, des pierres, aux deux casernes derrière l’Hôtel de Ville.
En revenant, sur les trottoirs, des badauds causant de la fusillade de Clément Thomas et de Lecomte.
Dimanche 19 mars §
Les journaux de ce matin confirment la fusillade de Clément Thomas et du général Lecomte.
Un sentiment de fatigue d’être Français, et le désir vague d’aller chercher une patrie, là, où l’artiste ait sa pensée tranquille, et non à tout moment troublée par les stupides agitations, les convulsions bêtes d’une tourbe destructive.
En chemin de fer, on dit, autour de moi, l’armée en pleine retraite sur Versailles, et Paris au pouvoir de l’insurrection.
Rue Caumartin, Nefftzer, auquel je demande quel est le nouveau gouvernement, me jette de sa grosse {p. 231}face, que semblent réjouir nos désastres : « Vous avez Assi ! »
Il y a de l’hébétement sur les physionomies parisiennes, et de petites foules, le nez en l’air, regardent idiotement Montmartre et ses canons, par les percées des rues Lepelletier et Laffitte.
Victor Hugo que je rencontre, tenant son petit-fils à la main, est en train de dire à un ami : « Je crois qu’il sera prudent de songer à un petit ravitaillement. »
Enfin, au boulevard Montmartre, je trouve affichés les noms du nouveau gouvernement, des noms si inconnus, que cela ressemble à une mystification. Après le nom d’Assi, le nom le moins inconnu est celui de Lullier.
Cette affiche est pour moi la mort à jamais de la République. L’expérience de 1870, faite avec le dessus du panier, à été déplorable. Cette dernière, faite avec l’extrême dessous, sera la fin de cette forme de gouvernement. Bien décidément la République est une belle chimère de cervelles grandement pensantes, généreuses, désintéressées ; elle n’est pas praticable avec les mauvaises et les petites passions de la populace française. Chez elle : Liberté, Égalité, Fraternité, ne veulent dire qu’asservissement ou mort des classes supérieures.
Je tombe sur Berthelot, que les événements de ce temps ont affaissé, ont rendu comme bossu. Il m’entraîne au Temps, où, dans l’absence de la rédaction, nous nous désespérons sur cette France à l’agonie. {p. 232}Nous voyons presque dans ce qui se passe, dans les violences du jour, une chance donnée à l’extrême de ce qui triomphe aujourd’hui, une chance donnée au comte de Chambord. Berthelot craint, pour son compte, par là-dessus la famine. Il vient de traverser la Beauce, que le manque de chevaux a fait ensemencer d’orge.
Je prends ma course vers l’Hôtel de Ville. Un homme, une brochure à la main, crie : Trochu découvert et mis à nu. Un aboyeur de L’Avenir national vocifère : Arrestation du général Chanzy.
Le quai et les grandes rues qui mènent à l’Hôtel de Ville, sont fermés par des barricades, avec des cordons de gardes nationaux en avant. On est pris de dégoût, en voyant leurs faces stupides et abjectes ; où le triomphe et l’ivresse mettent une crapulerie rayonnante. À tout moment, on les voit, le képi de travers, ressortir de la porte entrebâillée des boutiques de marchands de vin, les seules ouvertes aujourd’hui. Autour de ces barricades, un ramassis de Diogènes de carrefours, et de gras bourgeois, aux professions douteuses, fumant une pipe de terre, leurs épouses sous le bras.
Au campanile de l’Hôtel de Ville, un drapeau rouge, et au-dessous le grouillement d’une plèbe armée, derrière trois canons.
En revenant, je trouve une indifférence ahurie, quelquefois une ironie triste, le plus souvent un consternement, au-dessus duquel se lèvent les bras désespérés de vieux messieurs, avec un regard prudemment circulaire autour d’eux.
Lundi 20 mars §
{p. 233}Trois heures du matin. Je suis réveillé par le tocsin, le tintement lugubre, que j’ai entendu dans les nuits de juin 1848. La grande lamentation du bourdon de Notre-Dame plane sur les sonneries de toutes les cloches de la ville, dominant le bruit de la générale, dominant les clameurs humaines qui semblent appeler aux armes.
Quel renversement de toute prévision humaine ! Et comme Dieu semble rire et se moquer, dans sa grande barbe blanche de vieux sceptique, des opérations de la logique d’ici-bas ! Comment s’est-il fait que les bataillons de Belleville, si mous devant l’ennemi, si mous devant les bataillons de l’ordre du 30 octobre, ont-ils pu s’emparer de Paris ? Comment la garde nationale de la bourgeoisie, si décidée à se battre, il y a quelques jours, s’est-elle dissoute, sans tirer un coup de fusil ? Tout, dans ces jours, semble arriver à plaisir pour montrer le néant de l’expérience humaine. Les conséquences des choses et des événements mentent. Enfin, pour le moment, la France et Paris sont sous la main et la coupe de la populace, qui nous a donné un gouvernement, uniquement fabriqué avec ses hommes. Combien cela durera-t-il ? On ne sait. L’invraisemblable règne.
Il y a au chemin de fer beaucoup de partants pour la province, et la rue du Havre est pleine de bagages, apportés par des voitures à bras, à défaut de chevaux.
De temps en temps, passe un officier d’état-major fantaisiste du nouveau gouvernement, emporté par {p. 234}le galop de son cheval, dans une vareuse rouge, qui fait retourner les passants. Et les cohortes de Belleville, en face de Tortoni, foulent notre boulevard, passant au milieu d’un étonnement un peu narquois, qui semble les gêner et leur faire regarder, de leurs yeux vainqueurs, le bout de leurs souliers, aux chaussettes rares.
Vraiment oui, il semble que ce qui est, en dépit de la blancheur gouvernementale des affiches l’attestant sur tous les murs, n’est pas arrivé. Et tout éveillé, l’on marche avec le sentiment d’un dormeur en proie à un mauvais rêve, et qui sent qu’il rêve.
Mardi 21 mars §
À tout moment le battement précipité du rappel. L’aspect des groupes a changé ! L’irritation fermente. La parole s’exalte, les coups de fusil sont proches. Les bataillons bellevillais commencent à être engueulés sur le boulevard. On est entouré comme du clapotement d’une grande mer soulevée, qui va se déchaîner dans une tempête.
D’une fenêtre, je vois le passage d’une imposante manifestation, précédée d’un drapeau portant : Vive la République ! Les Hommes d’ordre.
Dîner chez Brébant. Quelqu’un raconte quelque chose de bien caractéristique, à l’endroit du nouveau gouvernement. Après la destruction des dossiers de la police, la première occupation de ces messieurs a été d’anéantir le registre de l’inscription des filles.
{p. 235}Saint-Victor donne les bribes d’une conversation d’Ernest Picard. Le spirituel avocat aurait ainsi fait le portrait de Trochu : « Il est honnête et faux ! » Sur Gambetta, il aurait conté cette anecdote, joliment imaginée, si elle n’est pas vraie. L’ancien habitué du café de Madrid, en nommant à des emplois, près de sa personne, Pipe-en-Bois et les autres, en s’entourant de tout son personnel de videurs de chopes, ne se trouvait pas encore satisfait. Le café de Madrid n’était pas, pour le dictateur, complètement réalisé à Bordeaux. Il faisait alors venir le garçon de café qui servait sa table, et l’élevait à la dignité d’huissier de son cabinet, avec la chaîne d’acier au cou.
De ces anecdotes, la conversation s’envole bientôt plus haut. C’est à la fois merveilleux et triste, le despotisme qu’exerce sur la pensée de Renan tout ce qui se dit, s’écrit, s’imprime en Allemagne. J’entends, aujourd’hui, ce juste adoptant la criminelle formule de Bismarck : La force prime le droit ; je l’entends déclarer que les nations et les individus qui ne peuvent pas défendre leurs propriétés, ne sont pas dignes de les conserver.
Comme je me révolte, il me répond que ça a été, tout le temps, la loi et le droit. Seul le christianisme, il est forcé de l’avouer, a cherché une atténuation de cette doctrine, avec sa protection du faible, du pauvre homme. Et après une verbeuse dissertation, sur les livres de Job, d’Esther, de Judith, des Machabées, sur les facultés d’assimilation des races {p. 236}judaïques, sur la philosophie de Spinoza, il revient au Christ, qu’il déclare un plagiaire, et n’ayant d’original et de bien à lui, que le sentiment. Et à l’appui de sa thèse, il cite les paroles que prononçait Isaïe, huit cents ans avant le Christ : « Que me font vos sacrifices !… Améliorez-vous ! », — le thème paraphrasé par Racine, dans Athalie.
J’écoute tout cela, un peu en l’air, l’oreille au bruit de la rue qui monte, et que n’entendent pas les controversistes bibliques.
Pendant ce, le tumulte redouble, la foule devient plus grondante et plus menaçante, les gardes nationaux de la mairie Drouot sont assaillis de sifflets et de huées. Tout à coup, deux coups de fusil partent. Je suis bousculé dans une foule, qui m’emporte dans sa terreur, et le cri : Aux armes ! retentit sur tout le boulevard.
Mercredi 22 mars §
Toute la matinée, canonnade incessante et redoublée. Vers une heure, silence de l’air, dans lequel montent aussitôt le chant des coqs et le bruit des industries de fer. Je ne sais ce que c’est que cette canonnade, et n’ai point le courage d’aller aux renseignements. Bon ! j’en suis pour mon émotion, toute cette terrible canonnade est la célébration par les Prussiens d’un anniversaire. Je respire.
Et en ce moment même, Pélagie rentre de Paris, et m’annonce qu’on s’y bat. Le rappel, un rappel {p. 237}furieux, toute la fin de la journée. Le soir, pas de journaux. Je vais à Passy, aux nouvelles. Passy a l’aspect d’une sous-préfecture, à cent lieues de Paris, dans l’émotion d’une révolution de la capitale, dont elle ne sait rien.
Je pousse au Trocadéro. Là, un monsieur désignant, dans la nuit, trois silhouettes lointaines, me dit que l’un de ces hommes l’a pris par la main, et a cherché à l’entraîner : « Vous concevez, me dit-il, ce sont de mauvais soldats débandés, ils savent qu’il n’y a plus de punition, ils sont capables de vous assommer pour attraper quelque chose. »
Je retourne à Passy, où retentit l’appel prolongé du clairon avec le tapotement pressé de la générale. Un jeune homme raconte, dans un groupe, qu’à la place de la Concorde, les bataillons du Comité ont tiré sur une manifestation de l’Ordre, sans armes, qu’il y a une dizaine de tués et de blessés, qu’il a relevé lui-même de Pène, blessé à la cuisse.
Jeudi 23 mars §
La générale, toute la journée. Je trouve le second arrondissement en armes. Chaque rue est gardée par les hommes du quartier. Le chef d’une forte reconnaissance qui va prendre position, place de la Bourse, jette en passant : « Nous venons de désarmer un poste. »
J’entre un moment chez Burty. Un officier de garde nationale examine l’appartement, le balcon dominant le boulevard. Il demande qu’on laisse ouvertes {p. 238}toutes les portes de l’appartement, pour qu’à la première apparition de l’armée du Comité, des hommes puissent y prendre position. Je regarde mes meubles de marqueterie, mes bibelots, mes porcelaines, mes livres qui se trouvent à demi mis en place, à demi étalés à terre, et je pense qu’ils vont passer un mauvais quart d’heure, à l’assaut de la maison.
À la gare Saint-Lazare, une garde nationale effarée me ferme sur le nez une barrière en bois, et me crie que le chemin de fer ne va plus.
Vendredi 24 mars §
En dépit des barricades que je vois faire et perfectionner, place Vendôme, un apaisement, une détente. Il ne faut qu’un coup de fusil pour tout changer, mais à l’heure qu’il est, la situation perd de sa gravité par le fait que les uns ne sont pas fixés sur ce qu’ils veulent obtenir, les autres sur ce qu’ils veulent accorder.
Lundi 27 mars §
Ces jours-ci, j’ai eu, croyant à tout jamais en être débarrassé, une crise de foie qui a duré quatorze heures. Quatorze heures à me tortiller comme un ver coupé. Je crois que, de ma vie, je n’ai encore autant souffert. J’en sors brisé, avec la viduité de tête et la faiblesse d’un homme qui a fait une maladie de quinze jours. C’est la liquidation du siège et de ses suites. Fait curieux : cette maladie de foie qui a tué mon frère et qui me tuera sans {p. 239}doute, n’est pas du tout une maladie héréditaire, mais une acquisition de la littérature.
Mardi 28 mars §
Les journaux ne voient, dans ce qui se passe, qu’une question de décentralisation. Ce qui arrive est tout uniment la conquête de la France par la population ouvrière, et l’asservissement, sous son despotisme, du noble, du bourgeois, du paysan. Le gouvernement quitte les mains de ceux qui possèdent, pour aller aux mains de ceux qui ne possèdent pas, de ceux qui ont un intérêt matériel à la conservation de la société, à ceux qui sont complètement désintéressés d’ordre, de stabilité, de conservation.
Après tout, peut-être dans la grande loi du changement des choses d’ici-bas, pour les sociétés modernes, les ouvriers sont-ils, comme je l’ai déjà dit, dans Idées et sensations, ce qu’ont été les barbares, pour les sociétés anciennes, de convulsifs agents de destruction et de dissolution.
Mercredi 29 mars §
L’atticisme d’Athènes et l’atticisme du grand siècle se révèlent, d’une manière bien ironique, en deux monuments littéraires contemporains, dans Aristophane et dans Molière. Chez Aristophane, le rire d’Athènes se gaudit de la m… du pet, des équivoques sur le c.., la q…, les c… Chez Molière, que la décence chrétienne prive {p. 240}des plaisanteries sur les parties génitales, le fin sourire de la France s’amuse superlativement de la perspective d’un trou de c.., dans lequel un apothicaire introduit une canule de seringue.
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Les triomphes désastreux de la République tiennent à ceci, à ceci seul : c’est qu’à chacun de ces avènements, la République présente à la société rebellée et prête à en venir aux coups, un rideau de messieurs, presque lavés, presque peignés, presque costumés en gens du monde. Il est vrai que ces messieurs rassurants, ces messieurs du nouveau pouvoir, ne gardent le pouvoir que juste le temps nécessaire pour livrer la société, désarmée par leurs bonnes mines, leurs douces paroles et leurs blanches cravates, à la bêtise et à la férocité des gens groupés derrière eux. Alors, il se trouve que les hommes, pour lesquels les gens du premier plan ont obtenu de la conciliation idiote, de la sensiblerie humanitaire, avec le respect religieux de leur sale peau, ces hommes épargnés, pardonnés, amnistiés, ne parlent que de fusiller et de guillotiner.
Ces messieurs qui nous la font, avec des programmes à la Platon, des blagues philanthropiques, des thèses de gouvernement idéal : voilà le grand danger. Ça n’est pas Assi et consorts qui ont vaincu, ces jours-ci, c’est Louis Blanc et les maires capitulards, venant, au nom de la fraternité, faire tomber les chassepots des mains des bataillons de l’Ordre…
Jeudi 30 mars §
{p. 241}Il y a chez moi une faculté tyrannique : l’enfantement continu, perpétuel, d’une conception portant le cachet de ma personnalité. Si, comme dans ce moment-ci, ce n’est pas un livre que je roule dans ma tête, ma pensée s’amuse, jour et nuit, de la plantation d’un jardin, de la formation d’un coin de verdure et de feuillée particulier. À défaut de la création d’un jardin, ma cervelle s’occupera de la création d’une pièce, de l’arrangement et de l’ameublement d’une chambre, réalisés dans les conditions d’un idéal artistique, que d’autres achètent chez leur tapissier.
Et il en a été toujours ainsi, toute ma vie. Je me reposais de la composition d’un bouquin, par la composition originale d’une collection particulière, d’un meuble, d’une reliure.
Vendredi 31 mars §
Risum teneatis ! — Jules Vallès est ministre de l’instruction publique. Le bohème des brasseries occupe le fauteuil de Villemain. Et, il faut le dire cependant, dans la bande d’Assi, c’est l’homme qui a le plus de talent et le moins de méchanceté. Mais la France est classique de telle sorte que les théories littéraires de cet homme de lettres font déjà plus de mal au nouveau gouvernement, que les théories sociales de ses confrères. Un gouvernement, dont un membre a osé écrire qu’Homère était à mettre au rancart, et que Le Misanthrope de Molière manquait de gaieté, {p. 242}apparaît au bourgeois, plus épouvantant, plus subversif, plus antisocial, que si ce gouvernement décrétait, le même jour, l’abolition de l’hérédité, et le remplacement du mariage par l’union libre.
Samedi 1er avril §
Quelque chose me révolte dans ce gouvernement de la violence et de toutes les extrémités : c’est sa débonnaire résignation au traité de paix, c’est sa lâche soumission aux conditions déshonorantes, c’est, le dirai-je, son amicalité presque, pour les Prussiens.
Les préliminaires de la paix, voilà le seul fait accompli trouvant grâce devant ces hommes, en train de jeter tout à bas, et cela, sans qu’une voix proteste. À Dieu ne plaise que je ne le demande, mais je m’étonne, et je ne puis comprendre, que dans ce moment d’effervescence, de bouillonnement, de furie, il n’y ait pas un peu de l’emportement des esprits, qui ne se tourne irraisonnablement contre les Allemands.
Je constate tristement, que dans les révolutions actuelles, le peuple ne se bat plus pour un mot, un drapeau, un principe, une foi quelconque, faisant de la mort des hommes un sacrifice désintéressé. Je constate que l’amour de la patrie est un sentiment démodé. Je constate que les générations contemporaines ne s’insurrectionnent que pour la satisfaction d’intérêts matériels tout bruts, et que la ripaille et la gogaille ont seules, aujourd’hui, la puissance de leur faire donner héroïquement leur sang.
Dimanche 2 avril §
{p. 243}Canonnade, vers les dix heures, dans la direction de Courbevoie. Bon, la guerre civile est commencée ! Ma foi, quand les choses en sont là, c’est préférable aux égorgements hypocrites… La canonnade s’éteint… Versailles est-il battu ?… Hélas ! si Versailles éprouve le plus petit échec, Versailles est perdu ! Quelqu’un qui vient me voir, me dit que d’après des paroles qu’il a saisies dans les groupes, il craint une défaite.
Je pars de suite pour Paris. J’étudie la physionomie des gens, qui est comme le baromètre des événements dans les révolutions ; j’y trouve comme un contentement caché, une joie sournoise. Enfin un journal m’apprend que les Bellevillais ont été battus.
Un de mes amis, de couleur très rouge, voit dans ce qui se passe, une ère nouvelle. Moi j’en ai assez des ères nouvelles, dirigées et menées par des hommes, avec lesquels mon ami ne consentirait pas à monter une faction.
J’entends un jeune Bellevillais s’exclamer ainsi, en s’adressant à ses camarades : « C’est dégoûtant, dans les compagnies, c’est à celui qui mangera le plus et boira davantage ! »
Lundi 3 avril §
La canonnade comme au temps des Prussiens. La canonnade tonnant, au petit jour, au Mont-Valérien, puis s’étendant dans la journée autour de Meudon, où Versailles a placé ses canons, dans les travaux de fortifications des Prussiens. Un {p. 244}tir incessant, dont la fumée se rabattant sur les maisons de la plaine, et les montrant toutes grises, fait du coteau, dans l’indécision et le vague, comme l’étagement d’une ville d’ardoise, d’où s’élanceraient des feux et des détonations de cratères…
Au milieu de cette rage de l’artillerie, l’habitude est tellement prise de vivre au bruit du canon, parmi les crachats de la fonte, et chacun a fait conquête d’une telle insouciance, que je vois des jardiniers gazonner tranquillement, à côté d’ouvriers reposant des grillages, avec la quiétude des printemps passés.
C’est insupportable, cette incertitude, devant une action que vous avez sous les yeux, que vous suivez avec une longue-vue, et dont vous ne pouvez vous rendre compte.
La réquisition est en train de passer des caisses publiques aux caisses des marchands. Cela a commencé hier à Passy.
Dehors, sur mon chemin, un tel abandon heureux des allants et des venants, qu’on doute de tout ce canon entendu… Devant la Manutention, je vois rentrer le 181e bataillon de la garde nationale. Les hommes sont pâles, sérieux.
On ne sait rien, à Paris, de l’issue de la journée. Les connaissances, les groupes, les journaux sont dans l’ignorance de la vérité. Soudain, le boulevard retentit de cette nouvelle à sensation, jetée à tous les échos de Paris, par les aboyeurs du « Journal de la Montagne » : Prise du Mont-Valérien. Je flaire un {p. 245}canard, et une manœuvre, pour décider les indécis à aller se faire tuer.
Mardi 4 avril §
Je me réveille tout triste. L’horizon est muet. Est-ce que Versailles serait battu, et serions-nous à la discrétion des hommes de la Commune ? Heureusement que j’entends bientôt un bruit de mitrailleuses, bruit lointain, si lointain, que je ne sais pas bien si ce n’est pas un charroiement de rails de chemins de fer. Ce bruit devient plus distinct, et c’est bien vite comme un déchaînement du pétillement homicide.
Sur le boulevard, la soûlerie des gardes nationaux devient agressive aux passants.
Pourquoi, dans les guerres civiles, les courages grandissent-ils, et pourquoi des gens qui n’auraient pas tenu devant les Prussiens, se font-ils tuer héroïquement par leurs concitoyens ?
Toute la journée le bruit de ces mécaniques de mort qui, par moment, semblent avoir des colères humaines.
Les omnibus ont retourné en dedans le rouge de leurs lanternes, pour n’être pas happés au passage, dans les environs de la Manutention.
Mercredi 5 avril §
D’après le dire des journaux de ce matin, le gouvernement du Comité semble à sa fin, et cependant la canonnade dure toute la {p. 246}journée autour du fort d’Issy, dont on aperçoit, flottant au vent, le grand drapeau rouge.
La menace de faire marcher de force contre Versailles, les bataillons favorables à l’Assemblée de Versailles, fait sauver, d’ici, les quelques bourgeois valides, qui y sont encore.
Vraiment, si les Prussiens n’étaient pas à la cantonade, il serait désirable que l’expérience du gouvernement du Comité fût complète. Oui, il serait désirable qu’il eût deux ou trois mois de victoire, pendant lesquels il aurait le loisir d’appliquer son programme secret, et de réaliser tout ce qu’il a d’anarchique et d’antisocial dans le ventre. À ce prix est peut-être le salut de la France. Cela seul donnerait à la génération actuelle l’audace de détruire le suffrage universel et la liberté de la Presse : deux suppressions déclarées impossibles par le bon sens de la médiocratie. Oui, la liberté de la Presse, car je n’ai pas plus de respect pour cette puissance sacro-sainte que n’en eurent Balzac et Gavarni. Pour moi, le journal politique n’est qu’un instrument de mensonges et d’excitation ; pour moi, le journal littéraire, le petit journal, ainsi que j’ai cherché à le démontrer dans Les Hommes de lettres, n’est qu’un instrument d’abaissement intellectuel. J’aurais, je ne le cache pas, quelque curiosité de voir pratiquer ce régime. Je ne prétends pas que la France serait à jamais sauvée de la démagogie, mais mon régime à reculons pourrait bien donner à la société plus d’années de paix que ne lui ont donné, depuis soixante-dix {p. 247}ans, les impuissants essais de conciliation entre l’autorité et la liberté.
Je lis aux rayons de la lune une affiche de cannibale, qui, parlant « des assassinats des bandits de Versailles », proclame une loi de représailles, annoncée dans cette ligne significative : « œil pour œil, dent pour dent ». Si Versailles ne se dépêche pas, nous verrons la rage de la défaite se tourner en massacres, fusillades et autres gentillesses de ces doux amis de l’humanité.
Jeudi 6 avril §
Un jeune garde national passe sur notre boulevard, pleurant, pleurant comme un enfant. Est-ce un père ? est-ce un frère qu’il pleure ?
Toute la matinée, canonnade autour d’Issy, autour de Neuilly. Feu foudroyant de canons, de mitrailleuses, de mousqueterie, un feu comme je n’en ai jamais entendu du temps des Prussiens.
Une douzaine de voitures d’ambulances remonte avec moi l’avenue des Champs-Élysées. À la barrière de l’Étoile, une foule énorme regarde trois batteries versaillaises établies au-dessus du pont de Neuilly, et tirant contre la barricade du pont et le rempart.
Des groupes d’ouvriers sont juchés sur deux guérites. Des jeunes filles se tiennent en équilibre sur les chaînes de fer, en s’appuyant sur une épaule amie. Des Anglaises sont debout dans des mylords, stationnant en avant de la barrière, au-dessus d’une {p. 248}multitude noire, sur laquelle s’élève, çà et là, le cuivre brillant d’une grande lunette.
C’est au fond une curiosité indifférente de tous : bourgeois et ouvriers, femmes du monde et du peuple. Par acquit de conscience, et comme dans le jeu d’un rôle, une de ces femmes laisse-t-elle échapper : « C’est bien triste ! » presque aussitôt cela dit, elle retrouve son petit rire fou, à propos de rien.
Dans le ciel brillant passent, à tire-d’aile, en coassant, des volées de corbeaux, que les coups de canon chassent de leur pâture !
Précédés d’un officier, le sabre au poing, dans les cris de « Vive la République ! » poussés par des artilleurs ivres, trois canons défilent au grand galop, et détournent, un moment, l’attention, braquée sur la route montante et la barricade éventrée. Les obus commencent à tomber sur le rempart, et, peu à peu, la foule recule devant les éclatements d’obus dans l’air, laissant longtemps, dans le bleu du ciel, un petit nuage immobile.
Versailles met de l’imprudence à ne pas frapper un grand coup. Les Parisiens, tenus dans l’ignorance de l’étendue de leurs défaites, par les mensonges officiels et semi-officiels, ne sont pas découragés. Ils commencent même, il faut l’avouer, à être pris par l’amusant de cette guerre ; derrière des remparts, comme à Issy, de cette guerre dans des maisons, comme à Neuilly.
Les aberrations et les inventions de la cervelle de cette plèbe armée dépassent tout ce qu’on peut {p. 249}imaginer. En veut-on un exemple ? Ce matin, un innocent communard disait dans la villa : « À Versailles, ils fusillent tous les gardes nationaux, mais aujourd’hui, on change notre costume, on va nous donner l’uniforme de la troupe, et alors si les Versaillais continuaient, les puissances étrangères interviendraient ! »
Une bonne affiche est celle qui met au compte de la société actuelle : la prostitution des femmes et l’inscription à la police des hommes. S’il y a des p… et même des mouchards, c’est la faute à la bourgeoisie !
Vendredi 7 avril §
La sixième journée, qu’on se canonne, qu’on se fusille, qu’on se tue.
À l’Arc de l’Étoile, toujours de la foule, des voitures d’ambulance, des estafettes galopantes, des bataillons de gardes nationaux se succédant au feu. La canonnade est incessante, et couvre d’obus Neuilly.
Dans un coin, des groupes de femmes immobiles et idiotisées, disant qu’elles attendent, là, leurs maris, qu’on a forcé de marcher. En tout ce bas monde, un sentiment irraisonné rend Versailles responsable de tout le mal qu’a fait le Comité, — un sentiment très difficile à détruire, et qui fait regarder les Versaillais comme des Prussiens.
On entoure des gardes nationaux isolés, qui rentrent. Un franc-tireur, à la figure énergique et noire {p. 250}de poudre, raconte, avec un navrement sauvage, que Neuilly est intenable sous les obus, tombant comme la grêle. Par le rideau entr’ouvert des voitures d’ambulance, je vois des têtes mortes ou vivantes de blessés, les yeux fixes.
Quatre ou cinq canons arrivent, et le rempart se met à répondre frénétiquement. Dans le soleil, et sur cette avenue qui semble, en sa montée toute droite, un praticable du vieux cirque de Franconi, au-delà des bras levés de la porte du rempart, c’est un chaud brouillard sillonné d’éclairs, noyant, dans une vapeur azurée et mordorée, les arbres de l’avenue, les maisons des deux côtés, la barricade : un brouillard dans lequel s’étagent les bâtisses et la colonne de l’horizon, ainsi qu’apparaîtrait une Acropole. Un véritable effet d’apothéose, avec ces jeux de lumière, cette transfiguration lumineuse des choses, cette gloire du couchant, ce ciel d’or, tout craquant d’artifices.
Au milieu de ma contemplation : pif, paf, crac, c’est un obus qui frappe, au-dessus de nos têtes, la corniche de gauche de l’Arc de l’Étoile. À l’instant, tout le monde à plat ventre, pendant qu’un éclat rebondit à côté de moi, avec son vilain bruit sec. Là-dessus, tout le monde de se relever et de se sauver. J’en fais autant.
Une affiche annonce que tout citoyen qui ne se sera pas fait inscrire, dans les vingt-quatre heures, sur les registres de la garde nationale, sera désarmé et arrêté, s’il y a lieu. Cette loi, jointe à celle sur les {p. 251}propriétaires, me semble un joli préambule de la Terreur.
Quelqu’un vivant en contact avec les gouvernants de l’heure présente, et que je rencontre, me dit négligemment : « Il se pourrait bien que, cette nuit, on fusillât l’archevêque ! »
Samedi 10 avril §
Chez Voisin, je demande le plat du jour : « Il n’y en a pas, il n’y a plus personne à Paris », me répond-on. Il ne dîne aujourd’hui qu’une vieille habituée, que j’y ai vue, pendant tout le temps du siège.
En sortant de là, je suis frappé du peu de monde qu’on rencontre. Paris a l’air d’une ville où il y a la peste. Il n’y a vraiment plus de matière masculine pour faire des groupes, et les quelques figures de jeunes gens qu’on rencontre, appartiennent à des étrangers.
Le seul mouvement, la seule vie de Paris : ce sont de petits déménagements, entre chien et loup, sur des voitures à bras, traînées par des gardes nationaux : les locataires démocrates se hâtant de profiter du décret de la Commune sur les loyers.
Pas de groupe sous le lampadaire de l’Opéra, pas de groupe au coin de la rue Drouot, je rencontre seulement quelques gens ramassés à l’entrée de la rue Montmartre.
Une chose curieuse dans les petits rassemblements, où je me fourre, on ne cause pas des événements de {p. 252}la journée, et je n’entends parler que du passé, du siège de Paris, des incidents de ce siège et de l’ineptie de la défense. L’on sent très bien que la principale force de l’insurrection vient, non de ce que Versailles fait de bête ou de maladroit, mais de ce qu’ont manqué d’entreprendre les Trochu et les Favre. Et la grande faute de Thiers, est d’avoir admis dans son ministère, les hommes dont l’incapacité semble au peuple une trahison.
Ce soir, sur le boulevard, les glapissements de la vente du Soir, de La Commune, de La Sociale, enfin de La Montagne, qui annonce la proclamation de la République en Russie.
À Auteuil, il y a en ce moment des gens qui achètent des cordes, pour se faire descendre, par les amis, le long des fortifications, et se sauver de la réquisition nationale.
Dimanche de Pâques, 9 avril §
Un sommeil, à tout moment, interrompu par des coups de canon.
Le concierge de la villa me prévient qu’on doit venir faire des visites domiciliaires, à midi. Il m’engage, si j’ai des armes, à les cacher. Ces messieurs prennent tout : armes de luxe, de collection. Il a vu emporter des arcs et des flèches de sauvages.
En allant à Paris, je vois passer, entre cinq gardes nationaux, un pauvre diable de savetier, que j’ai aperçu souvent travailler dans une échoppe, près du marché, et que, tout malade, on a fait lever de son {p. 253}lit. On l’entraîne au secteur. Sa femme le suit, en poussant des cris terribles. Pourquoi est-il arrêté ? on ne sait.
À onze heures, je suis seul, tout seul, dans la grande salle de Péters, où, symptôme de la terreur qui règne, les garçons ne parlent qu’à voix, tout à fait basse.
Chez Burty, je rencontre Bracquemond, que ses trente-huit ans mettent sous le coup de la loi de la garde nationale. Il sort pour aller demander à un ambulancier de ses amis, de le faire inscrire comme aide, et de lui permettre de coucher dans son baraquement, pour n’être pas pincé.
Burty et moi, nous l’accompagnons à l’ambulance, établie dans le jardin du concert Musard.
En entrant à l’ambulance, c’est le spectacle de blessés, se traînant avec des béquilles, un X en bandoulière, de blessés qu’on promène en petites voitures, de blessés parmi lesquels un adolescent, le bras en écharpe, tire le sabre avec un bâton.
Nous entrons dans une chambre de baraquement, où se trouve le pittoresque de la guerre, mêlé au désordre d’une chambre d’étudiant. Quatre ou cinq jeunes ambulanciers mangent dans des gamelles, au milieu de livres. L’ami de Bracquemond nous entraîne bientôt sous une tente, où la croix rouge de l’Internationale traverse le gris de la toile. On nous sert de l’eau-de-vie, dans des verres à poser des ventouses.
La conversation est naturellement épouvantable, [p. 254 a]vec le tour gai, habituel à la parole des internes : « Les blessures sont terribles, dit l’un des jeunes gens, qui a des ciseaux et une pince, passés dans la première boutonnière de sa vareuse. Nous avons dix-huit étripés dans le petit pavillon là-bas… c’est de la bouillie humaine… Il y en a qui ont le devant tout entier de leur capote, dans le ventre… d’autres ont les jambes broyées et enflées, qu’on dirait de vraies tulipes… L’autre jour, on en a apporté un, qui avait la mâchoire descendue au milieu de l’estomac… un masque antique… et l’infirmier, concevez-vous, qui s’échignait à lui demander son nom ! »
Un second ambulancier parle d’un blessé qu’on a retourné, et ouvert par derrière, comme une armoire, à l’effet d’étudier le curieux trajet d’une balle de chassepot.
« Tenez, un intéressant bonhomme qui passe là, avec sa calotte noire, — nous dit l’ami de Bracquemond, — c’est l’homme qui a quarante sous, pour déshabiller les morts… Chez lui, c’est une vraie passion… il ne couche dans le pavillon que lorsqu’il y a l’espérance d’en racoler… il faut voir de quel œil amoureux il vient regarder, épier ceux qui vont claquer… Ah ! une voiture, voici des blessés ! »
Il disparaît et reparaît, ramenant bientôt un homme qu’il soutient, un homme, la tête entortillée de bandes, le visage plaqué de plâtre, comme un gâcheur : « En voilà un, qui a de la chance, — s’écrie l’ami de Bracquemond, rentrant quelques minutes après, — il était dans le poste de la porte Maillot, {p. 255}quand un obus a éclaté, et tout effondré. Eh bien, mon homme est contusionné partout, et n’a pas une blessure… À ce qu’il paraît, ajouta-t-il, les Versaillais sont entièrement maîtres de Neuilly, et le rempart commence à devenir un endroit d’écrabouillement… Puis on dit que les fédérés commencent à manquer de projectiles. »
Bracquemond est allé faire un tour dans une salle de blessés. Il rentre très pâle. Il vient de voir des tronçons d’hommes, dont la vie n’est plus qu’un battement de paupières.
Dans ce moment apparaissent quatre corbillards, flanqués de drapeaux rouges, et des délégués de la Commune entrent réclamer des cadavres, pour servir d’escorte au mort Bourgoin. On se dépêche de leur clouer, dans des bières, les premiers venus. Les délégués sont pressés. Ils ne les prennent pas tous. L’interne nous en découvre un, resté là. Un homme dont un obus a enlevé la moitié de la figure, et presque tout le cou, avec le bleu et le blanc d’un de ses yeux coulé sur une de ses joues. Il a encore la main noire de poudre, levée en l’air, et contractée, comme si elle serrait une arme.
Là-dessus, nous partons. Au moment où l’on nous ouvre la barrière, une femme dit au gardien, d’une voix dolente : « — Monsieur, vous avez mon mari, parmi les morts ? — Comment s’appelle-t-il ? — Chevalier. — On ne connaît pas ça… Allez à Beaujon, à Necker. »
J’entre dans un café, au bas des Champs-Élysées, {p. 256}et pendant que les obus tuent à la hauteur de l’Arc de l’Etoile, de l’air le plus tranquille, le plus heureux du monde, des hommes, des femmes boivent des bocks, en entendant chanter des chansons de Thérésa, par une vieille violoniste.
Alors défilent, précédés de nombreux nationaux, les corbillards aux drapeaux rouges, et derrière eux, marche en grandes bottes, en vareuse noire, en écharpe sang de bœuf, Vallès, que j’avais reconnu à l’ambulance, et dont j’avais évité, dans le moment, la poignée de main, dissimulé derrière un lit, — Vallès, soucieux, engraissé, jaune comme un morceau de lard rance.
Rentré, un instant, à Auteuil, la furie de la canonnade qui continue, me jette, à la sortie du spectacle d’horreur de la journée, dans une profonde tristesse, sur le sort de ces brutes.
Ce soir des ébauches de barricades sur la place de la Concorde.
Rue neuve du Luxembourg, un garde national disant à une portière : « Mais si cet homme est suspect, il faut l’emballer, et je vais le faire emballer, moi ! ».
Sur le boulevard, du monde, quelques jeunes gens. Il semble que l’insuccès de la journée fasse ressortir des cachettes, un peu de Paris.
Lundi 10 avril §
En cette durée de la lutte, et dans le rien, qui peut donner la victoire à l’un ou à {p. 257}l’autre parti, on passe par des alternatives terribles de crainte ou d’espérance, avec tout ce qui s’annonce, tout ce qui se dit, tout ce qui s’imprime, tout ce qui ment.
Vers les cinq heures du soir, est arrivée, ventre à terre, une estafette, qui, dit-on, a donné l’ordre de basculer les pièces sur les remparts. En même temps débouchait, à la porte d’Auteuil, un renfort de trois cents hommes.
La conciliation entre Versailles et la Commune, une conception de benêt !
Mardi 11 avril §
Un garde national de Passy, que je rencontre sur le haut de l’omnibus, se met à causer avec moi : « J’y ai été de confiance, me dit-il, mais je m’en vais… Il n’y a pas d’ordre… Les officiers sont si chose… Enfin, à voir ça, on se demande s’il n’y a pas des gens payés pour un micmac… J’en suis parce que je n’ai pas de travail… que c’est trente sous… que je ne peux pas me mettre voleur… Mais si je trouvais à m’employer à n’importe quoi, à traîner la charrue… je ne serais plus de la nationale. »
Depuis la Madeleine jusqu’à l’Opéra, le boulevard est vide. On semble s’être recaché, et c’est pitié de voir dans quelle triste solitude boivent leur bock les filles qui font le quart, dans les cafés, près de l’Opéra.
Il semble planer sur Paris de mauvaises nouvelles. Les journaux annoncent un échec des Versaillais à {p. 258}Asnières. Un rien d’animation seulement autour du passage Jouffroy.
Je reviens, voyant aux portes et aux fenêtres, tous les habitants des quais, les yeux dirigés vers Issy. La canonnade est effroyable. Un bruit comme si le ciel s’écroulait. De la fenêtre de la chambre de mon frère, de Bicêtre au plateau de Châtillon, c’est une ligne d’éclairs, et comme le tir régulier et mécanique d’une mitrailleuse de canons, large comme l’horizon. Cela dure deux heures, mêlé au crépitement de la fusillade, et coupé à la fin d’effrayants silences, au milieu desquels s’élève le gémissement d’un petit chien de la maison voisine, épouvanté de ce long tonnerre.
Mercredi 12 avril §
En me réveillant ce matin, je vois le fort d’Issy, que je croyais pris, je le vois avec son drapeau rouge. Les troupes de Versailles ont donc été repoussées ?
Pourquoi cet acharnement dans la défense, que n’ont pas rencontré des Prussiens ? Parce que l’idée de la Patrie est en train de mourir ! Parce que la formule « les peuples sont des frères », a fait son chemin, même en ce temps d’invasion et de cruelle défaite. Parce que les doctrines d’indifférence de l’Internationale, au point de vue de la nationalité, ont filtré dans les masses.
Pourquoi encore cet acharnement dans la défense ? C’est que, dans cette guerre, le peuple fait, {p. 259}lui-même, la cuisine de sa guerre, la mène lui-même, n’est pas sous le joug du militarisme. Cela amuse ces hommes, les intéresse. Alors, rien ne les fatigue, rien ne les décourage, rien ne les rebute. On obtient tout d’eux, — même d’être héroïques.
Toujours, dans les Champs-Élysées, des obus jusqu’à la hauteur de l’avenue de l’Alma, et tout autour de l’Obélisque, des curieux que traverse à tout moment le galop d’une estafette, couchée sur son cheval, absolument comme un singe de Cirque.
Aux barricades de la place Vendôme, un va-et-vient de sales capotes marron, dont quelques-uns ont des casseroles, au bout de leurs fusils. Ces hommes ont l’air de promener des taches dans le quartier.
Le conducteur de l’omnibus, en passant devant la Manutention, d’où sortent à chaque instant des tonneaux de vin, me conte l’effrayant gaspillage qui s’y fait : les doubles rations exigées par les officiers pour leurs hommes, et les quatre ou cinq pains qu’emportent, chaque jour, dans leurs tabliers, les femmes de Belleville.
Jeudi 13 avril §
On commence à entendre le houhou plaintif des obus, tombant sur la batterie du Trocadéro, qui se bat, au-dessus de notre tête, avec le Mont-Valérien.
Je passe devant le café du Helder, où mes yeux cherchent naturellement une figure militaire. Le café {p. 260}est vide. Deux étrangères seules sont assises à la porte.
Vraiment, la cervelle humaine est dans ce moment détraquée, comme le reste. Il y a entre autres de prétendues idées fortes, qui font dire aux plus intelligents des bêtises grosses comme des maisons. Mon ami, aux opinions sang de bœuf, soutenait, ce soir, que tout doit s’incliner devant l’instinct des masses. Les instinctifs, — c’est ainsi qu’il les appelle, — sans conscience du sentiment qui les mène, doivent commander une obéissance, qui n’est pas due à la science, à la connaissance, à l’étude, à la réflexion. C’est vraiment une déclaration de droits en faveur de l’inintelligence, un peu trop énorme.
Vendredi 14 avril §
Je suis réveillé par cette nouvelle, que me donne, ce matin, Pélagie. Une affiche force tous les hommes, quelque âge qu’ils aient, à marcher contre les Versaillais, et l’on parle avec terreur, à Auteuil, de la chasse, qui va être faite dans les maisons, aux réfractaires.
Au fond, il n’y a pas à se le dissimuler, les choses vont bien lentement, si elles ne vont pas mal. Voici deux ou trois tentatives qui n’ont pas réussi contre Vanves et Issy, et les fédérés semblent passer de la défensive à l’offensive, du côté d’Asnières.
Samedi 15 avril §
Je jardinais ce matin. J’entends le sifflement de plusieurs obus. Deux ou trois éclats {p. 261}très rapprochés. Un cri s’élève dans la villa : « Tout le monde dans les caves ! » Et nous voilà, comme nos voisins, dans la cave. Des détonations effroyables. C’est le Mont-Valérien qui nous lance un obus par minute. Un désagréable sentiment d’anxiété, qui, à chaque coup de canon, vous tient pendant les quelques secondes du trajet, dans la crainte de le sentir sur sa maison, sur soi.
Tout à coup une explosion terrible. Pélagie, qui est en train de fagoter, dans l’autre cave, un genou en terre, dans l’ébranlement de la maison tombe par terre. Nous attendons peureusement une chute, une dégringolade de pierres. Rien. J’aventure le nez par une porte entrebâillée… Rien… Et cela reprend, et continue à peu près deux heures, autour de nous, en nous enveloppant du frôlement des éclats. Encore un éclat qui entrechoque le zinc du toit. Un sentiment de lâcheté, que je ne me suis jamais senti, du temps des Prussiens. Le physique est tout à fait bas chez moi. J’ai pris le parti de faire mettre à terre un matelas, et là-dessus couché, je demeure dans un état d’engourdissement ensommeillé, qui ne perçoit que très vaguement la canonnade et la mort. Bientôt un orage terrible se mêle au bombardement, et les déchirements de la foudre et des obus, me donnent, au fond de ma cave, la sensation d’une fin du monde. Enfin, vers trois heures, l’orage se dissipe et le tir commence à se régler, et les obus à tomber, en avant de moi, sur le rempart, où les fédérés réinstallent des pièces de siège.
{p. 262}Dans une interruption de la canonnade, je fais le tour de la maison. Vraiment on dirait que ma maison a été l’objectif du Mont-Valérien. Les trois maisons qui sont derrière moi, dans l’avenue des Sycomores, le 12, le 16, le 18, ont reçu chacune un obus. La maison Courasse, attenant à la mienne, et déjà touchée deux fois par les obus prussiens, a une fente comme la tête, du toit aux fondations. L’obus qui a jeté à terre Pélagie, a coupé l’aiguille du chemin de fer, et enlevé un morceau de rail de 500 livres, dont il a souffleté la façade de la maison, qui a tout un grand panneau de rocaille, écroulé sur le trottoir.
On parle des menaces de la nuit. Nous nous installons dans la cave. On bouche le soupirail avec de la terre de bruyère. On fait une flambée dans le calorifère, et Pélagie me dresse un lit dans un dessous d’escalier.
Dimanche 16 avril §
Contrairement à toute prévision, une nuit tranquille, bien qu’un grand combat d’artillerie ait lieu dans la pluie et le vent, du côté de Neuilly.
La journée d’hier m’a fait faire des études très sérieuses d’acoustique. Je ne savais pas par quoi était produite l’espèce de plainte déchirée, qu’il m’était arrivée, une fois, de prendre pour le cri gémissant d’un homme. J’avais lu dans un journal que c’était le bruit particulier des boulets pleins. Maintenant je sais que cette plainte est le résultat de la {p. 263}projection d’un gros fragment concave d’obus. J’ai remarqué aussi que dans le bruit du coup de canon à boulet plein, il y a comme un bruit de rebondissement de tremplin, le faisant très bien distinguer de l’explosion de l’obus, même quand cette explosion est obtuse.
Une affiche blanche appelle les citoyens à faire des barricades dans le premier et le vingtième arrondissement. On offre quatre francs de paye par jour aux barricadeurs…
Une affiche rose invite les citoyens à s’emparer des quarante milliards, appartenant aux impérialistes. Et comme si le signataire de cette affiche trouvait cette somme assez minime pour les appétits de la populace, il établit qu’il y a un groupe de 7 500 000 ménages, ne possédant que dix milliards, tandis qu’il y a un autre groupe de 450 000 ménages de financiers et de gros industriels possédant quatre cents milliards, acquis bien certainement par de la canaillerie. Cette affiche, c’est le fin fond du programme secret de la Commune !
Et ne vois-je pas déjà ses hommes assis, avec leurs épouses, sur mon boulevard, et disant tout haut, en regardant nos villas : « Quand la Commune sera fondée, nous serons joliment bien, là-dedans ! »
Un tragique épisode de ces temps-ci.
Il y a quelques jours, on a sonné, le soir, chez Charles Edmond. Il a ouvert à une femme, aux cheveux presque blancs, qu’il ne reconnaissait pas, tout d’abord, dans l’ombre. C’était Julie ; c’était sa femme.
{p. 264}Partie quelques jours avant l’insurrection pour Bellevue, elle avait emmené sa mère mourante et une bonne. On se bat au Bas-Meudon. Quatre gendarmes tombent devant son jardin. Voilà des blessés qu’il faut recueillir, qu’il faut soigner ! Le sous-sol devient une ambulance, dans laquelle meurt la vieille mère. Pas de mairie, et pas moyen d’obtenir un permis d’inhumer.
Enfin, au bout de deux jours, une petite fille court jusqu’à Meudon, et revient avec le permis, une bière et un prêtre. Mais ni porteurs, ni fossoyeurs. On se met en marche à la nuit, le prêtre et les deux femmes portant la bière. Un obus arrive, éclate. La bière est jetée à terre, et les trois porteurs se couchent à plat ventre. Un autre obus, un autre encore, et, à chaque obus, la même cérémonie.
Au cimetière, on comptait sur la pioche des fossoyeurs. Pas de pioche. Les femmes sont obligées de déposer la bière dans un coin, et avec ce qu’elles ont de pointu, de coupant sur elles, et avec leurs doigts, ramassent de la terre, dont elles la recouvrent un peu.
Cela se passait, au milieu des canonnades et des fusillades effroyables de ces jours-ci.
En descendant de chez Charles Edmond, j’entends dans un trou, comme une voix de prédicateur, j’entrevois un bout de mur peint, je descends un petit escalier, je me trouve dans la chapelle du palais du Luxembourg, où à l’orgue se mêlent les voix des petites filles des employés, confondues avec les voix {p. 265}d’une centaine de blessés, dans leurs capotes grises, et dont le languissant défilé serre le cœur.
Dans tout le quartier, dans toutes ces officines de travail, dans tous ces cabinets de lecture, je ne vois, aujourd’hui, qu’un jeune front sur une main, au-dessus d’un livre.
La fermeture des boutiques a pris de si grandes proportions, qu’aujourd’hui le pâtissier Guerre, le pâtissier de la porte des Tuileries, est fermé.
La vie se vit, ces jours-ci, dans un état extraordinaire d’absence de l’esprit et de fatigue du corps.
Lundi 17 avril §
Un énervement tel que, quoique le bombardement soit assez bonhomme, et qu’il soit tombé aujourd’hui seulement trois obus dans mon jardin, j’en ai assez des obus. Puis j’ai besoin de quelques bonnes nuits, de nuits où je puisse dormir, et le coucher à la cave est une chose abominable : quelque couvert qu’on soit, on a toujours froid, et il semble qu’on vous souffle sur la figure un air ayant passé sur de la neige.
Je me réfugie dans un grand appartement, laissé vacant par un de mes cousins, rue de l’Arcade.
Les affaires de la Commune vont-elles mal ? Je suis étonné d’assister aujourd’hui, comme à un redressement de la population. Le boulevard est bouillonnant. Devant le passage Jouffroy, je suis surpris d’entendre des cris : À bas la Commune ! Les gardes nationaux interviennent. Une voix de stentor leur {p. 266}crie dans la figure : Vive la République et à bas la Commune ! Et du balcon de Burty, j’entrevois une rixe, aux cris de : À mort ! une rixe d’où sort, énergique et menaçant, un homme en paletot, qui remonte le boulevard, défiant la colère des voyous, et se retournant pour lancer, tout haut, son mépris aux communards.
Mme Burty me confirme une débandade des gardes nationaux. Bracquemond aurait vu le matin, à l’ambulance, un blessé, qui, pendant tout le temps qu’on lui déboîtait l’épaule, murmurait mourant : « Les gardes nationaux y nous ont lâché… y nous ont lâché ! »
Mardi 18 avril §
À la place Vendôme, l’échafaud se dresse pour la démolition de la colonne. La place est le centre d’un hourvari terrible, et d’une fantasia de costumes impossibles. L’on y voit des gardes nationaux extraordinaires, un entre autres, qui semble un des nains de Vélasquez, affublé d’une capote civique, de dessous laquelle sortent des jambes torses de basset.
Toujours la foire du trottoir, où se mêlent aujourd’hui, les lilas aux herbages.
Sur le mur de Saint-Roch aux portes closes, une lettre de faire part d’un décès est affichée, annonçant que le service ne pouvant avoir lieu à cause de la fermeture de l’église, se fera aux Petits-Pères.
Un signe du temps. Je vois un homme en coupé, {p. 267}qui se mouche avec ses doigts, par la portière.
Des affiches, toujours des affiches, et encore des affiches. Le papier blanc du gouvernement fait de véritables épaisseurs sur les murs. L’affiche toute nouvelle, l’affiche du dernier quart d’heure, est l’affiche sur les cours martiales. Cette affiche étale sous les yeux de tous, la peine de mort, les travaux forcés, la détention, la réclusion, tout le barbare code pénal qui sert aux démocrates à fonder la liberté.
Devant le Gymnase, sur une chaise, une somnambule, les yeux bandés, et assistée de son magnétiseur, sibyllisant en plein boulevard.
Place de la Concorde, en tête de la rue de Rivoli, des ouvriers travaillent à une tranchée, large comme un fossé de rempart.
Un travail du même genre se fait à la naissance de la rue Castiglione, où les sacs de terre, à mesure qu’on les emplit, s’entassent sous les arcades.
À tout coin de rue, on rencontre des gens, hommes et femmes, portant à la main le sac de nuit, le sac de voyage, le petit paquet, avec lequel il est seulement possible de fuir Paris.
À ce qu’il paraît, les employés du Musée du Louvre sont très anxieux. La Vénus de Milo est cachée, devinez où ? À la préfecture de police ! Elle est même très profondément cachée, et dissimulée sous une première cachette, remplie de dossiers et de papiers de police, propres à arrêter les chercheurs dans leurs fouilles. On craint toutefois que Courbet ne soit sur la voie, et les peureux employés du {p. 268}Musée, bien à tort, je crois, craignent tout du farouche moderne contre le chef-d’œuvre classique.
Renan nous raconte cela, chez Brébant, où le dîner est aujourd’hui réduit à quatre convives, et il se plaint, avec justice et éloquence, du manque de courage des députés de Paris. Il dit qu’ils auraient dû parcourir la ville, et, parlant aux groupes, en faire sortir une résistance. Il dit que s’il avait été honoré du mandat de ses concitoyens, il n’aurait pas manqué à ce qu’il appelle un devoir. J’aurais voulu, ajoute-t-il, m’y faire voir, portant sur mon dos, quelque chose parlant aux yeux, quelque chose qui fût une marque, un signe, un langage, quelque chose pareil au joug, dont le prophète Isaïe ou Ezéchiel avait chargé ses épaules.
Puis, par ces zigzags, particuliers aux conversations vagabondes, la parole de Renan va au prince Napoléon, et à son voyage dans les mers du Nord. Il nous raconte que, l’abordant tout heureux, le matin où le bâtiment appareillait pour le Spielberg, l’abordant avec : — « Un beau temps, monseigneur ? » — « Oui, un beau temps pour retourner en France. »
Le prince avait reçu dans la nuit une dépêche, lui apprenant la déclaration de guerre à la Prusse, et le rappelant en France. Le prince ajouta : « Encore une folie, mais c’est la dernière qu’ils feront ! »
Et là-dessus, Renan s’étend longuement sur la justesse des prévisions du prince, sur sa perspicacité de Cassandre, et il nous parle de toute une nuit, passée à l’ambassade de Londres, pendant laquelle {p. 269}il avait entendu le prince prédire à Lavalette et à Tissot, prédire tout ce qui est arrivé.
Mercredi 19 avril §
Quelqu’un affirmait hier qu’on évaluait à 700 000 le nombre des personnes parties de Paris, depuis les élections.
Sur le quai Voltaire, une odeur de poudre, apportée par le vent, et remontant la Seine sur le cours de l’eau.
Une partie de la journée, je reste à entendre la canonnade, au bout de la terrasse du bord de l’eau, derrière la Renommée, jetée en amazone sur son cheval de pierre, et s’enlevant toute blanche ; sur un ciel gris d’ondées et de fumées, où courent de grands nuages violets.
Jeudi 20 avril §
À onze heures du matin, le boulevard, de la rue Montmartre à la Bastille, présente l’aspect d’une grande rue d’une ville de province mal éveillée, dans laquelle on se promenait autrefois, pendant le relais de la diligence.
Calme et vacuité de la place de la Bastille. Au haut de la colonne, le Génie brandit son drapeau rouge ; à son pied des marchandes débitent des pommes de terre frites et du café au lait, au milieu d’un étal de vieille ferraille.
En tête de la rue Saint-Antoine, ébauches de barricades, ancien système. Et à tout moment, le retour {p. 270}d’une garde nationale harassée, ou le départ des compagnies, portant leurs victuailles dans des mouchoirs, attachés à leurs baïonnettes. Des compagnies composées de vieillards en cheveux blancs, et de garçonnets qui semblent des enfants. J’en vois un, porteur d’un long fusil, dont la mine gamine fait retourner les passants, dans un mouvement de pitié.
Devant l’Hôtel de Ville, le cuivre luisant neuf d’une trentaine de canons.
Toujours des mensonges et des nouvelles de victoires signées de tous ces noms étrangers, qui me sont suspects comme des généraux de la Prusse, donnés à la France, pour s’entre-déchirer et s’achever.
Hommes s’approchant mystérieusement de vous, avec quelque chose de caché contre la poitrine, sous le croisement du paletot, et vous offrant Le Bien public, qui se vend depuis deux jours sous le manteau.
On me raconte, ce soir, l’originale campagne d’un sexagénaire, engagé pendant le siège, dans une compagnie de francs-tireurs. Il ne s’agissait pas du tout, pour lui, de sauver la France, mon savant voulait seulement étudier les cryptogames qui se développent sur les cadavres. Et cette campagne lui a fourni les observations les plus curieuses sur les cryptogames français et prussiens.
Vendredi 21 avril §
Groupe d’ouvriers qui causent en tête des Champs-Élysées.
{p. 271}Toute la causerie est sur la cherté de la vie, et l’orateur du groupe conte qu’il a eu un père qui tournait la meule : « Il ne gagnait que cinquante sous par jour, dit-il, et cependant il a pu nourrir trois enfants, tandis que moi qui gagnais cinq francs sous l’Empire, j’ai eu toutes les peines à en nourrir deux. » La hausse des salaires ne correspondant pas au surenchérissement de la vie ; voilà au fond le grand et le juste grief de l’ouvrier contre la société actuelle… Ici je me rappelle que mon frère et moi, avons écrit quelque part que la disproportion entre le salaire et la cherté de la vie tuerait l’Empire… Et l’ouvrier ajoute : « Qu’est-ce que ça me fait à moi, qu’il y ait des monuments, des opéras, des cafés-concerts, où je n’ai jamais mis le pied, parce que je n’avais pas d’argent. » Et il se réjouit de ce qu’il n’y aura plus, dorénavant, de gens riches à Paris, persuadé qu’il est, que la réunion des gens riches, en un endroit, y fait monter la vie.
Cet ouvrier est à la fois stupide et plein de bon sens.
La Vérité annonce, que demain ou après-demain, doit paraître à l’Officiel, une loi en vertu de laquelle sera enrôlé et condamné à marcher contre les Versaillais, tout homme marié, ou non marié, de dix-neuf à cinquante-cinq ans. Me voilà sous la menace de cette loi. Me voilà, dans quelques jours, obligé de me cacher, comme au temps de la Terreur. Le passage est encore libre, à la rigueur, mais je n’ai pas la volonté de m’en aller.
{p. 272}Quelle partialité dans les hommes de parti ! Dire que j’entendais, ces jours-ci, des Français déclarer qu’ils préféreraient l’occupation prussienne à l’occupation versaillaise ! Ce sont les mêmes hommes qui s’indignent contre les émigrés. Ceux-ci, cependant, avaient, pour appeler l’étranger à leur aide, les circonstances atténuantes de la confiscation de leurs propriétés, et du cou coupé de leurs femmes, de leurs sœurs, de leurs filles.
Des corbillards qui vont chercher des morts, parcourent le boulevard, ornés de leurs huit drapeaux rouges flottant au vent, et enveloppant dans leurs plis sinistres, les trognes macabres des cochers.
À la tombe de mon frère, à Montmartre, la fusillade et la canonnade semblent toutes proches et comme dans l’intérieur de Paris. Sur les hauteurs du cimetière, que les morts russes et polonais ont choisi pour lieu de leur sépulture, des femmes, couchées sur les pierres des tombes, écoutent, se soulevant pour voir.
Je retrouve la canonnade — elle est terrible aujourd’hui — sur la terrasse des Tuileries, au bord de l’eau. De temps en temps y monte, dérangé de son bain de soleil par le bruit, un rentier en casquette, que fait redescendre presque aussitôt à la « Petite Provence » l’éloquence guillotineuse d’un garde national aviné.
On ne peut pourtant pas s’en aller dans ce moment, où nos amis les ennemis, semblent se rapprocher tellement, qu’on se demande s’ils ne sont pas entrés, et {p. 273}qu’on s’attend à voir, dans la débandade des gardes nationaux, apparaître sous l’Arc de l’Étoile, au milieu des coups de fusil, les têtes des colonnes versaillaises. Mais au bout de tout ce bruit effroyable rien ne paraît, et l’on s’en va en disant : « Allons, ce sera pour demain. » Et ce demain n’arrive jamais !
Samedi 22 avril §
Ici à Paris, je me sens vivre, comme par un voyage, dans une grande ville de l’étranger, où je serais arrêté par un contretemps quelconque. J’ai les heures vides, ennuyeuses, inoccupées, du séjour en camp volant.
Quelques misérables petits pots de verdure, au Marché aux Fleurs, que des ouvriers emportent en mordant dans leur pain.
Je vais au Jardin des Plantes avec l’idée d’une reconnaissance des lieux. Je veux voir s’il n’y aurait pas une cabane de cerf ou de gazelle vacante, et si je ne pourrais pas corrompre un gardien, pour y venir coucher la nuit, dans le cas où la réquisition militaire ou l’inimitié du tout-puissant Pipe-en-Bois, viendraient à me rechercher et à me découvrir rue de l’Arcade.
Le Jardin des Plantes a la tristesse de Paris. Les animaux sont silencieux. L’éléphant, abandonné de son public, indolemment appuyé à un pan de mur, mange son foin, comme un homme tout à coup condamné à dîner seul. L’ennui des féroces s’y étale dans des poses lasses.
{p. 274}Par les allées défoncées flânent une dizaine de gardes nationaux, dont l’un fait des phrases attendries sur la maternité d’une kanguroo, opposant la poche toujours ouverte de la bête au délaissement dans lequel les femmes aristo laissent leurs enfants.
Je monte le chemin du cèdre et du belvédère, le chemin gravi plusieurs fois par mon frère et par moi, pour le premier et le dernier chapitre de Manette Salomon. Ah ! si l’on m’avait dit alors : « Dans quelques années tu repasseras par ce chemin, tout seul, tout seul à jamais… et les coups de canon que tu entendras seront des coups de canon prussiens, en train de démolir peut-être ta maison ! »
Je ne vois, autour de moi, que des biches, qui fuient épouvantées, ou des buffles écoutant, dans leur immobilité stupéfaite, cet orage et ce tonnerre, — qui durent depuis cinq mois.
Tout le long de la rue de Rivoli, c’est le défilé des malles des derniers bourgeois, gagnant le chemin de fer de Lyon.
Place de l’Hôtel-de-Ville, on crie la biographie de Jules Vallès, et j’achète le canard, où mon confrère est présenté comme le type et le parangon de l’homme né « entre la réaction Orléano-clérico-légitimo-bonapartiste et la restauration de l’Empire, entre une intrigue ténébreuse et un crime tel qu’aucun qualificatif ne saurait le caractériser ».
Dimanche 23 avril §
Je passe une partie de la {p. 275}journée au Temps. Nefftzer ne veut plus y écrire. Scherer en fabrique un à Saint-Germain, avec Hébrard. Dans cette dislocation, Charles Edmond retient celui-ci, qui veut émigrer à Saint-Germain, modère celui-là, qui a des tendances communardes, arrête ce dernier, qui a des principes versaillais. J’entends tout cela par le vitrage ouvert d’un grand cabinet, où, couché sur un divan, dans l’ébranlement de la maison par la presse qui tire, j’ai le sentiment et le vague malaise du roulis, dans une cabine.
Le soir, dans le quartier du Luxembourg, la générale à tout coin de rue. J’entre chez un marchand de tabac. Des gardes nationaux déclarent dans une grande animation qu’ils marcheront contre les Versaillais, sans fusils. Et l’un s’écrie : « Contre ces cochons, — il parle des communards, — j’aurai toujours avec moi la force de mes bras ! » Je demande à la marchande de tabac ce que c’est ? Elle me répond qu’il y a des émeutes à la mairie… et la femme se met à pleurer.
Sous les arcades Rivoli, une jolie scène. Une fille, un peu tutoyée des deux mains par un garde national, se dérobe avec les fuites de corps et les révérences d’une soubrette se défendant contre le désir d’un grand seigneur. Puis le garde national, à une vingtaine de pas de là, dans un dandinement charmant et gouailleur, elle laisse siffler de sa bouche, avec un mépris intraduisible : « De la câanaille ! »
Lundi 24 avril §
{p. 276}Quel appoint et quel chauffage apporte dans cette insurrection, le vin aux sentiments, patriotiques, libéraux, communards ! La redoutable statistique qu’il y aurait à faire de tout le vin, bu dans ce temps, et pour combien il entre dans l’héroïsme national. On ne voit que barriques, roulées par des gardes nationaux vers leurs postes, et les bataillons qui partent pour la gloire, ne partent qu’escortés de chariots, effondrés sous les tonneaux.
Je reparcours, ce soir, La Confession d’un enfant du siècle, dont j’ai trouvé l’édition originale. J’ai déjà l’édition originale de Volupté ; Je voudrais avoir celles de Mademoiselle de Maupin et de Lélia. Ces livres pour moi sont des plus curieux : ce sont des analyses de l’inassouvissement, — la maladie de l’intelligence du temps.
Mardi 25 avril §
Aujourd’hui c’est la trêve pour l’évacuation des habitants de Neuilly.
Je pousse au rempart. Jusqu’à la barrière de l’Étoile, rien que des lampadaires cassés, et des écorniflures dans la pierre des maisons. Au-delà, c’est autre chose. La barrière de l’Étoile est tout étoilée d’éclats aux creux noirâtres, et dans le bas-relief de l’Invasion, un obus a enlevé le bras de l’enfant, porté sur l’épaule de sa mère. En bas, il y a des bornes de granit, brisées en fragments de la grosseur d’un morceau de sucre.
La vraie dévastation commence à l’Avenue de {p. 277}la Grande Armée, et suit tout le long jusqu’au rempart du côté des rues de Presbourg, des rues Rude, des rues Pergolèse, etc. Ce ne sont que des trous béants, balcons arrachés, tuyaux de conduite coupés en cinq ou six endroits, devantures au fer tordu et recroquevillé. On marche sur du poussier de verre, de brique, d’ardoise, recouvrant le trottoir.
Entre-t-on dans les maisons, on passe devant la loge du concierge, casematée avec des matelas, posés sur des échelles, et on trouve le quatrième étage, gisant dans la cour.
L’anéantissement que produit un obus dans un intérieur, j’en trouve deux épouvantables exemples. L’un chez un perruquier : de tout le mobilier de la boutique, il ne reste qu’une scorie d’un poêle en fonte, et la moitié d’un cadran d’horloge sans aiguille. L’autre chez un boulanger : un obus qui a labouré une cloison de bois, en a fait un semblant de natte, dont les fils seraient cassés.
Tout le monde déménage. Une femme éperdue jette sur une voiture les tiroirs d’un négoce quelconque ; et le pas de la porte cochère est garni de tous les bouquets de mariées sous verre de la maison, prêts à partir pour Paris.
Les survivants au bombardement, à la menace de la mort à toute minute, ont quelque chose de l’apparence des somnambules, faisant des actions dans le sommeil et la nuit. Il y en a qui portent sur eux la résignation du fatalisme.
La foule, qui vague dans cette destruction, est {p. 278}coléreuse. Et devant le spectacle de cette dévastation, un petit vieux, dont les yeux semblent deux jets de gaz, parle de supplices effroyables à infliger à Thiers, avec des mouvements de mains assassines, qui ont devant lui des contractions d’étrangleur.
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Dans ce moment-ci, le café Voisin est l’endroit où l’État-major de la place Vendôme vient prendre le café, avec quelques frères et amis. Il est curieux d’entendre ces messieurs, et d’assister, de son coin d’ombre, à cette sauvage parlotte. Aujourd’hui la destruction de la colonne Vendôme les amène à parler du Musée de Cluny. L’un d’eux, déblatérant contre ces fausses anticailles, émet l’idée que l’argent consacré à ces achats stupides, est détourné d’une destination utilitaire et profitable au peuple, et conclut à la vente de ces bibelots au profit de la nation.
Burty, qui a passé la journée avec les gens de La Ligue, me confirme cet hébétement, ce fatalisme résigné des gens qu’il a vus, et dont beaucoup n’ont pas voulu rentrer à Paris. Il me raconte que passant avec une voiture d’ambulance, devant un groupe de femmes ramassées sous une porte cochère, comme il leur avait crié, si elles voulaient rentrer à Paris, sa demande avait été accueillie par une espèce de rire : — un refus à la fois triste et moqueur.
Mercredi 26 avril §
Oui, je persiste à le croire, la Commune périra, pour n’avoir pas donné {p. 279}satisfaction au sentiment qui fait sa puissance incontestable. Les franchises municipales, l’autonomie de la Commune, etc., etc. : tout le nuage métaphysique dans lequel elle se tient, propre à satisfaire quelques idéologues de cabaret, n’est pas cela qui lui donne une action sur les masses. Sa force lui vient absolument de la conscience, que le peuple a d’avoir été incomplètement et incapablement défendu par le gouvernement de la Défense nationale. Si donc la Commune, au lieu de se montrer plus complaisante aux exigences prussiennes que Versailles lui-même, avait rompu le traité qu’elle reproche à l’Assemblée, si elle avait déclaré la guerre à la Prusse, dans une folie furieuse de l’héroïsme, M. Thiers était dans l’impossibilité de commencer son attaque, il ne pouvait travailler à la reddition de Paris avec le concours de l’étranger.
Maintenant, si la résistance avait été énergique, si deux ou trois petits succès de rien avaient inauguré cette tentative — dira-t-on impossible — savez-vous ce qui serait arrivé ? M. Thiers, pas plus que ses généraux, n’eût été maître de ce mouvement, et tout le pays aurait été entraîné dans une reprise à outrance de la guerre. En tous cas, la mort de la Commune, dans ces conditions, eût été une grande mort, une mort qui eût fait faire un rude chemin aux idées, qu’elle abritait sous son drapeau.
Mme Burty, que je trouve seule, occupée nerveusement à faire briller les bronzes japonais de la petite vitrine, m’entretient tristement de la surexcitation {p. 280}maladive que fait la politique chez son mari. Puis elle me raconte une scène brutale et stupide faite à Mme Bracquemond, qui est professeur dans une école de dessin, une scène faite, en présence de ses élèves, par un délégué et une déléguée de la Commune. Or, le délégué est un peintre en bâtiment, et la déléguée sa femme.
Dans les cafés, les rares gandins qui sont restés à Paris, enseignent, le soir, aux lorettes, à calculer la distance des canons qui tirent, d’après le nombre de secondes, qui s’écoulent entre l’éclair et la détonation.
À huit francs la dépêche de Thiers !
C’est un homme en blouse, assis sur un banc des boulevards, qui vend un énorme obus, posé à terre devant lui.
Vendredi 28 avril §
En lisant La Confession d’un enfant du siècle, je suis frappé de l’action que certains livres exercent sur certains hommes, et comme ces hommes, chez lesquels le père n’a pas imprimé une marque de fabrique, sortent tout entiers des entrailles d’un bouquin. Toute la méchanceté trouble de ce livre, je l’ai sentie, je l’ai touchée chez quelques jeunes gens, mais encore accrue, développée, mise en pratique fielleuse par une basse naissance. Alors je me demandais curieusement, si ces jeunes tiraient tout cela de leur propre fonds. Aujourd’hui je m’aperçois que cette méchanceté n’était qu’un {p. 281}plagiat, un plagiat littéraire, qui, avec l’aide de détestables instincts, est devenu à la fin un tempérament. En sorte que l’Octave de la fiction a vraiment fait, comme dans une matrice humaine, des tas de petits Octaves, en chair et en os.
Fatigué du spectacle de la rue, de la vue des gardes nationaux toujours saouls, de la canaille en plein épanouissement, je me sauve au Jardin des Plantes. J’ai besoin de voir des fleurs et d’élégantes bêtes. L’aide-jardinier, qui m’introduit dans les serres, me dit : « Vous venez voir nos malades ? » Il fait allusion à tous ces arbres frileux, qu’a tués le froid, entré par les vitrages, avec les obus prussiens.
Samedi 29 avril §
Deux histoires vraies de l’ambulance des Champs-Élysées.
Un garde national est apporté blessé. La blessure est intéressante. C’est un bouton d’obus, un morceau de fonte, gros comme une pièce de quarante sous, qui est entré à la tête du fémur, est descendu le long de la cuisse, a contourné le mollet et s’est logé près de la cheville. Il agonise au bout de trois jours. Sa femme a été prévenue. Elle est là, le regardant mourir, muette, sans une parole. Une femme de l’œuvre qui passe, entreprend de la consoler : « Ma pauvre femme… » L’épouse l’interrompt : « Il y a dix-huit ans que nous étions ensemble, et nous ne pouvions pas nous souffrir », et la voici qui entame un chapitre de griefs interminables contre l’agonisant. La {p. 282}dame de l’œuvre s’esquive… Le dénouement se précipite. Un quart d’heure n’était pas passé, qu’un garçon de salle murmure à l’oreille de la femme : « — Votre mari est mort ! — Il faut qu’un chirurgien le dise ! » reprend la femme. On va chercher un interne qui tâte le cadavre, et dit : « — Oui, il est bien mort ! » À quoi la veuve riposte aussitôt : « — Eh bien, la pension ? — Je ne l’ai pas sur moi ! » fait l’interne, qui l’expédie à Chenu, qui la réexpédie à un délégué.
Autre histoire. Un jeune garde national meurt d’une blessure presque imperceptible à la poitrine, mais que l’on suppose avoir amené les plus graves désordres à l’intérieur. Il y a une grande curiosité chez les médecins, pour étudier le cas. Le père, qui était au chevet de son fils, a disparu. On ne sait ce qu’il est devenu. Le cadavre est transporté dans le petit chalet, au fond. Trois médecins s’y glissent. L’autopsie commence, est commencée… quand, tout à coup, le père se précipite dans le chalet, avec des cris de nature à ameuter les passants. Le garçon d’amphithéâtre n’a que le temps d’enfermer les médecins dans une autre salle, et il a à peine tourné la clef, qu’il retrouve le père sur le cadavre de son fils, ouvert. Le père crie, menace, parle de faire monter le peuple dans le chalet. — « Veux-tu vingt francs, lui dit froidement le garçon d’amphithéâtre ? — Vingt francs ! un fils unique ! reprend le père. Vous entendez la scène. — Allons, vingt-cinq. » Le père se calme, tend la main, et file.
{p. 283}Le père, on l’a su depuis, était un ancien garçon d’amphithéâtre qui avait flairé le désir d’autopsie, s’était caché dans l’ambulance, avait assisté aux allées et venues de son confrère, avait donné le temps aux chirurgiens de commencer, puis avait bondi de son embuscade.
Dimanche 30 avril §
Thiers et Dufaure, en repoussant la conciliation, sont parfaitement logiques. Que dire des journalistes demandant, dans une colonne, la conciliation avec des gens, contre lesquels, dans une autre colonne, ils réclament l’application de tel ou tel article du Code pénal.
Ce soir, le Paris du dimanche qui ne possède plus de banlieue ; qui n’a plus de cafés-concerts en plein air, passe sa soirée au bas de l’avenue des Champs-Élysées, assistant à la canonnade, comme à un feu d’artifice.
Du reste, la guerre civile fait grandement les choses. Ce soir, canons et mitrailleuses ne s’interrompent pas une minute. Dans le ciel pluvieux, au-dessus des ormes sans feuilles des Champs-Élysées, dans la direction des Ternes, se déroule un grand nuage rouge, que colorent, d’un feu renaissant, trois incendies dévorant des maisons. Sous l’impression lugubre, dans les groupes noirs, les femmes maudissent les Prussiens de Versailles ; des orateurs parlent, avec des cuirs et des larmes dans la voix, de l’exploitation de l’ouvrier ; et des ivrognes crient : À bas les voleurs ! en regardant les bourgeois dans le nez.
Lundi 1er mai §
{p. 284}Des bataillons revenant d’Issy et traversant le boulevard, précédés d’une joyeuse musique, d’un tapage de gaieté, qui fait contraste avec la mine piteuse des hommes, et la prostration dans laquelle ils marchent. Au milieu d’eux marque le pas une femme, le fusil sur l’épaule. Derrière suivent deux voitures pleines de fusils. On dit, dans la foule, que ce sont les fusils des morts et des blessés.
Mardi 2 mai §
Depuis le 18 mars, je n’ai pas vu à l’étalage d’un seul changeur un billet, un louis, une pièce de cinq francs. C’est peut-être le plus topique témoignage de la confiance qu’inspire à l’Argent, la Commune.
Mercredi 3 mai §
Des femmes de coiffeurs, il y en a encore à Paris, mais des coiffeurs peu, et des garçons coiffeurs, pas du tout, en sorte que, pour se faire couper les cheveux, on est obligé de faire cinq ou six boutiques.
Un frêle échafaudage commence à monter le long de la colonne Vendôme et à étreindre son bronze glorieux.
Une circulaire de la guerre fait assavoir aux gardes nationaux : que, comme l’envoi d’un parlementaire peut être une ruse de guerre, il faut continuer à tirer, quand même l’ennemi a cessé le feu… Et en même temps une affiche du citoyen Rossel, en {p. 285}réponse à la sommation de rendre le fort d’Issy, menace, sous le prétexte d’insolence — il est bien difficile à une sommation de ne l’être point un peu — menace de faire fusiller le premier parlementaire qui en apportera une seconde.
Cela me semble la suppression du dialogue entre les deux armées.
Huit heures. Aux Champs-Élysées un ciel d’or pâle, teinté de rose. Les arbres violacés, avec dessous des silhouettes noires s’avançant ou reculant, à mesure que les détonations d’obus se rapprochent ou s’éloignent. Des groupes aux discussions colères, où tout homme qui discute les actes de la Commune, est traité de mouchard — un mot qui fait assassiner par les foules.
Parmi les orateurs, un ouvrier à la figure rageuse des politiqueurs de Gavarni. Après une terrible sortie contre Versailles, il termine par cette phrase significative. « Et puis dans dix ans, sous prétexte d’une revanche, ils nous feront marcher contre les Prussiens, c’est ce qu’il ne faut pas ! » Du groupe se détachent trois soldats, dont l’un dit à ses camarades : m… pour les discours libéraliques ; la chose : c’est que nous avons huit litres de vin dans notre bidon, un pain de quatre, et un gros morceau de… de quelque chose que je n’entends plus.
Jeudi 4 mai §
Mauvaises nouvelles d’Auteuil et du boulevard Montmorency. Les obus pleuvent {p. 286}autour de ma maison. La grille de la porte de la villa vient d’être défoncée.
J’accompagne Burty à l’Hôtel de Ville, où il va essayer d’attraper un laissez-passer en blanc, pour un pauvre diable qui veut s’enfuir. Il s’agit de découvrir le poète Verlaine, nommé chef de bureau de la Presse.
Le concierge ne sait pas quel est le numéro du bureau de la Presse, et les employés s’ignorent absolument entre eux.
Dans un salon, les gardes nationaux, inoccupés, tracassent de leurs baïonnettes la serge verte, qui enveloppe les lustres. Dans un corridor, un soldat engueule furibondement son officier. Sur tous les escaliers battent, entr’ouvertes, les portes des lieux, et cela sent très mauvais partout.
Après avoir vagué dans le palais, où les statues de bronze de François Ier et de Louis XIV détonnent dans toute la garde-nationalité de l’édifice actuel, après avoir été renvoyés de droite à gauche, nous nous présentons au Comité. Quatre ou cinq matelas sont jetés en travers de la porte, et dans la grande salle vide, errent quelques sales gens affolés. On dirait le campement d’une insurrection. Ce n’est pas un pouvoir, c’est un corps de garde mal balayé.
De l’Hôtel de Ville, nous allons, dans des quartiers perdus, voir Jonckind.
J’ai été un des premiers à apprécier le peintre, mais je ne connais pas le bonhomme. Figurez-vous un grand diable de blond, aux yeux bleus, du bleu de la faïence de Delft, à la bouche aux coins {p. 287}tombants, peignant en gilet de tricot, et coiffé d’un chapeau de marin hollandais.
Il a, sur son chevalet, un tableau de la banlieue de Paris avec une berge glaiseuse d’un tripotis délicieux. Il nous fait voir des esquisses des rues de Paris, du quartier Mouffetard, des abords de Saint-Médard, où l’enchantement des couleurs grises et barboteuses du plâtre de Paris semble avoir été surpris par un magicien, dans un rayonnement aqueux.
Puis ce sont, dans les cartons, des barbouillages de papier, des fantasmagories de ciel et d’eau, le feu d’artifice des colorations de l’éther.
Il nous montre tout cela, bonifacement, en patoisant un hollande-français, où perce parfois l’amertume d’un grand talent, d’un très grand talent, qui demande 3 000 francs pour vivre par an, et ne les a pas toujours gagnés, même dans les années où il voyait vendre un Bonington, 80 000 francs. Mais aussitôt, se radoucissant, il parle sur une note de tristesse, de son art, de sa lutte, de sa recherche, qui le rend, dit-il, le plus malheureux des hommes.
Pendant ce, tourne autour de lui, avec les caresses de la voix qu’ont les mères pour les enfants, une courte femme, aux cheveux argentés, aux moustaches drues, un ange de dévouement, ayant l’aspect d’une vivandière de la vieille garde impériale.
La séance a été longue. La revue des cartons a duré plusieurs heures. Jonckind a beaucoup parlé. Il s’est animé au sujet de la politique de la {p. 288}Commune. Tout à coup son langage se brouille et se hollandise, ses paroles deviennent bizarres, incohérentes… Il y est question d’agents de Louis XVII, de choses horribles dont le peintre aurait été témoin… Il se lève, comme mû par un ressort : « Voyez-vous, une électricité vient de passer à côté de moi », — et il fait, avec sa bouche, l’imitation d’une balle qui siffle…
Le soir, Verlaine confesse une chose incroyable. Il déclare qu’il a dû combattre et empêcher une proposition qui voulait se produire : — une proposition demandant la destruction de Notre-Dame-de-Paris.
Vendredi 5 mai §
Je vois un magasin de la rue Saint-Honoré, qui commence à couvrir ses glaces de bandes de papier collé. Cela m’est expliqué par le voisinage de deux canons… Il me semble apercevoir une partie de la grille de la colonne Vendôme déjà détruite.
L’avachissement, l’indifférence de cette population vivant sous la main de cette canaille triomphante, m’exaspère. Je ne puis, sans entrer en rage, la voir continuer, sa vie badaudante. Que de ce vil troupeau d’hommes et de femmes, il ne sorte pas une indignation, une colère qui atteste le sens dessus dessous des choses humaines et divines ! Non, Paris a tout simplement l’aspect d’un Paris, au mois d’août, par une année très chaude. Oh ! les Parisiens de maintenant, on leur violerait leurs femmes entre les {p. 289}bras… on leur ferait pis, on leur prendrait leur bourse dans la poche, qu’ils seraient ce qu’ils sont, les plus lâches êtres moraux que j’aie vus.
Ce soir, dans les groupes, les communards se montrent pleins d’ironie à l’endroit de la charité. Ils rejettent théoriquement, avec dédain, les secours des bureaux de bienfaisance. L’un proclame que la société doit des rentes à tous les hommes, en vertu de l’aphorisme : « Je vis, donc je dois exister ! » Et le refrain général est : « Nous ne voulons plus de riches ! »
Dimanche 7 mai §
Aujourd’hui, dans ces cruels jours, je repasse ma triste vie et les jours de douleur qui la composent. Je pense à ce temps de collège plus dur pour moi, que pour d’autres, par un sentiment d’indépendance qui, toutes ces années, m’a fait battre avec de plus forts que moi, ou m’a fait vivre dans cette espèce de quarantaine qu’impose la tyrannie des tyrans en herbe aux lâchetés des hommes-enfants. Je songe à ma vocation de peintre, à ma vocation d’élève de l’école des chartes, brisées plus tard par la volonté de ma mère. Je me retrouve dans une vie d’étudiant, de clerc d’avoué sans le sou, condamné à de basses amours, mal à l’aise dans un milieu de camarades et d’amis, bas, vulgaires, bourgeois, ne comprenant rien aux aspirations artistiques et littéraires qui me tourmentaient, et m’en plaisantant avec la raison mûre de vieux parents.
{p. 290}Enfin me voilà, moi qui n’ai jamais su bien exactement combien font deux et deux, et qui ai eu toujours l’horreur des chiffres, me voilà à la Caisse du Trésor, condamné à faire des additions du matin au soir : deux années où le suicide a approché sa tentation bien près de moi.
Ai-je enfin acquis l’indépendance ? Ai-je touché à la vie libre et occupée de ce que j’aime ? Ai-je commencé la douce existence avec mon frère, six mois ne sont pas écoulés, qu’à mon retour d’Afrique, une dysenterie me met, pendant près de deux ans, entre la vie et la mort, et me laisse une santé, où il n’y a jamais une journée tout à fait bonne.
J’ai cette grande jouissance de pouvoir donner ma vie au travail pour lequel j’étais né, mais c’est au milieu d’attaques, de haines, de fureurs, je puis le dire, comme aucun écrivain de notre époque n’en a rencontrées. Quelques années se passent ainsi dans la lutte, au bout desquelles mon frère est gravement attaqué du foie, pendant que chez moi se déclare une maladie des yeux menaçante. Puis mon frère tombe malade, très malade, est malade, tout un an de la plus effroyable maladie qui puisse affliger un cœur et une intelligence, noués au cœur et à l’intelligence d’un malade.
Il meurt. Et aussitôt sa mort, pour moi, accablé et sans ressort, commencent la guerre, l’invasion, le siège, la famine, le bombardement, la guerre civile ; tout cela frappant plus durement sur Auteuil que sur tout autre point de Paris. Je n’ai vraiment pas {p. 291}été heureux jusqu’à ce jour. Aujourd’hui je me demande si c’est bien tout, je me demande si j’ai longtemps encore à voir, si je suis condamné à devenir bientôt aveugle, à être privé du seul sens qui me continue encore les uniques jouissances de ma vie.
Il y a incontestablement un enragement parmi la population parisienne. Je vois aujourd’hui une femme, qui n’est pas du peuple, qui a un âge vénérable, une bourgeoise mûre enfin, je la vois donner, sans provocation, un soufflet à un homme qui se permettait de lui dire : « de laisser en paix les Versaillais. »
On crie un nouveau journal de M. de Girardin : La Réunion libérale. Conciliation sans transaction. Faut-il que la France soit un peuple de gogos, pour avoir gobé cet homme à idées sans idées, ce puffiste d’antithèses !
Je pénètre, ce soir, à Saint-Eustache, où a lieu l’ouverture d’un club.
Au banc d’œuvre, entre deux lampes est un verre d’eau sucré, entouré de quatre ou cinq silhouettes d’avocats. Dans les bas-côtés, debout ou sur des chaises, un public de curieux amenés, par la nouveauté du spectacle. Rien de sacrilège dans l’attitude de ces hommes, dont beaucoup, en entrant, portent instinctivement la main à leur casquette, et ne la laissent qu’à la vue des chapeaux qui sont sur les têtes. Non, ce n’est point la profanation de Notre-Dame, en 93, ce ne sont point encore les harengs, grillés sur les patènes, seulement une forte odeur d’ail monte sous les voûtes sacrées.
{p. 292}La sonnette, la sonnette au tintement argentin de la messe, annonce que la séance est ouverte.
À ce moment surgit dans la chaire, une barbe blanche, qui, après s’être gargarisé avec quelques phrases puritaines, demande à l’assemblée de voter la proposition suivante : « Les membres de l’Assemblée nationale, et aussi bien Louis Blanc, Schœlcher, que les autres, les membres de l’Assemblée nationale, ainsi que les autres fonctionnaires, sont déclarés responsables, sur leur fortune privée, de tous les malheurs de cette guerre, et tout autant pour ceux qui périssent du côté de Versailles, que du côté de Paris. En sorte, dit-il, en entrant dans des explications, qu’un représentant de province sera très désagréablement surpris, quand le paysan, chez lequel on aura rapporté le corps de son fils, viendra lui réclamer, sur sa fortune, la pension qui lui est due. » La proposition mise aux voix n’est pas votée, je ne sais par quel empêchement.
À la barbe blanche succède un pantalon gris-perle qui déclare d’une voix rageuse, que pour vaincre, il n’y a que la terreur. Il réclame, celui-là, l’installation d’un troisième pouvoir, d’un tribunal révolutionnaire, avec la roulée immédiate sur la place publique de la tête des traîtres. La proposition est frénétiquement applaudie par une claque, groupée sur les chaises autour de la chaire.
Un troisième prédicateur, qui a toute la phraséologie de 93, apprend qu’on a trouvé 10 000 bouteilles de vin chez les calotins du séminaire de {p. 293}Saint-Sulpice, et demande que des perquisitions soient faites chez les bourgeois, où doivent être cachés de grands approvisionnements.
Ici — je veux être impartial — monte à la tribune un membre de la Commune, en costume de la garde nationale, et qui parle bonhommement, carrément. Tout d’abord, il affiche son mépris pour les phrases ronflantes, avec lesquelles on se fait une popularité facile, et déclare que le décret du Mont-de-Piété, dont le précédent orateur avait demandé l’extension, n’a pas été étendu au-delà des objets de 20 francs, parce qu’il ne s’agit pas de prendre, sans savoir comment on payera.
Il ajoute que le Mont-de-Piété est une propriété privée ; qu’il faut pouvoir être sûr de lui rembourser, ce dont on le dépossède, que la Commune n’est pas un gouvernement de spoliation, qu’il est nécessaire qu’on le sache bien, et que ce sont les maladresses d’orateurs pareils à celui qui l’a précédé, qui répandent dans le public l’idée, que les hommes de la Commune sont des partageux, et que tout individu qui a quatre sous, sera obligé d’en donner deux.
Puis parlant des hommes de 93, que, selon son expression, on leur jette sans cesse entre les jambes, il déclare que ces hommes n’ont trouvé devant eux que l’action militaire, mais que s’ils avaient eu à résoudre les énormes et difficiles problèmes du temps présent, ces fameux hommes de 93 n’auraient peut-être pas été plus adroits, que les hommes de 1871. Et là-dessus il lance un assez beau et assez {p. 294}brave : « Qu’est-ce ça me fait que nous soyons victorieux de Versailles, si nous ne trouvons pas la solution du problème social, si l’ouvrier demeure dans les mêmes conditions ! »
On dit, autour de moi, que l’orateur s’appelle Jacques Durand.
Lundi 8 mai §
En entrant ce matin chez Burty, je vois, sur sa cheminée, un magnifique bouquet de tamaris, de lilas, d’épines.
Il me raconte qu’il l’a cueilli, hier, sous les obus de Courbevoie. Et petit à petit, se lève pour moi, de son récit, de la mémoire de la journée, un paysage tout original et tout charmant, pour un roman de guerre. Jardins de Neuilly et de Clichy ne font plus aujourd’hui, par la percée des murs, qu’un seul jardin, tout blanc, tout rose, tout mauve, des floraisons des lilas et des épines à fleurs doubles : un jardin aux allées, qu’on dirait macadamisées avec des éclats d’obus, tant il en est tombé, tant il en tombe tous les jours. Dans la jeune verdure et la flore des arbustes printaniers, ici des gardes nationaux couchés à côté de leurs armes, brillant au soleil, là une blonde cantinière versant à boire à un soldat, avec sa grâce parisienne, et à tout coin, et sous tout abri de feuillage, sur le drap militaire, des filtrées, des zigzags de couleur à la Diaz.
Au-dessus des têtes, à tout moment, le beau bruit à la fois sonore et mat des boîtes à mitraille, en même {p. 295}temps que sur le bleu du ciel ensoleillé, l’éclosion, la formation, le grossissement lent de nuages, semblables à ces nuages de féerie, d’où sort un génie ou une fée, habillée de papier d’or, crachant aujourd’hui des morceaux de fonte.
Et l’horrible mêlé à cela. Un cadavre qu’on hisse dans un fourgon, et dont un homme retient, à deux mains, la cervelle prête à s’échapper du crâne, presque décalotté.
Mardi 9 mai §
Des gardes nationaux ! des gardes nationaux ! des drapeaux rouges tout neufs ! des cantinières en grand costume ! des ambulancières, la couverture au dos, le sac à pansement au ventre ! une multitude armée se massant sur la place Louis XV. Un moment, j’ai cru que tout ce rassemblement soldatesque partait pour le rempart. Ce n’est qu’une revue, où le nombre des gamins a quelque chose d’odieux, de révoltant.
Mercredi 10 mai §
La proclamation de Thiers est vieillotte comme l’homme. Sur un tel thème, pas une belle phrase, ou simple, ou éloquente, ou indignée.
Ces jours-ci, à la Commune, Lefrançais demandait que les secrétaires voulussent bien faire parler français aux membres du gouvernement. On lui a répondu qu’on n’en avait pas le temps.
Jeudi 11 mai §
{p. 296}Tous les magasins des rues avoisinant la place Vendôme ont leurs glaces treillagées de bandes de papier.
C’est singulier, comme il faut aux documents historiques un enfoncement dans le passé, pour me toucher. Ai-je, des fois, envié le bonheur, qu’avait eu Manuel, à mettre la main sur les papiers, avec lesquels il a fait La Bastille dévoilée. Peut-être, si j’avais été son contemporain, la trouvaille ne m’eût été de rien. Je le sens à vivre, à peu près tous les soirs, à côté de Burty, entouré, barricadé de papiers, de notes, de dépêches, de carnets, trouvés aux Tuileries, et qui m’en lit, à tout bout de champ, des fragments qui m’assomment. Dans son enthousiasme, sa jubilation de trouveur, va-t-il jusqu’à vouloir me faire toucher du doigt, les précieux autographes, mes mains les repoussent machinalement. Après tout, la cause de mon peu de curiosité est-elle due à l’abondance de la télégraphie, qui donne aux épanchements impériaux un style trop nègre ?
Très souvent, le soir, je rencontre, chez Burty, Asselineau. Je ne connais pas un bavardage qui produise un ennui plus semblable à celui de la pluie, que le bavardage dudit. Pour n’être pas ennuyeux, à défaut d’autre chose, il n’est que besoin d’être tout simplement un peu passionné. Lui, c’est la melliflue et froide expansion de l’égoïsme d’un vieux garçon, doublée du rabâchage d’un bibliophile.
Vendredi 12 mai §
{p. 297}La terrasse des Tuileries est couverte de balles de chiffons, destinées à barricader le jardin, sur toute la face de la place de la Concorde.
La maison de Thiers n’est pas encore démolie, mais déjà le drapeau rouge flotte au-dessus du petit cadre bleu, où se trouve le fameux numéro 27. La place est occupée militairement par des Vengeurs de la Patrie, de blêmes voyous, un ramassis de cette crapuleuse enfance de Paris, dont le métier est d’ouvrir les portières aux théâtres du boulevard du Crime.
À un : Diable ! que je pousse à la lecture d’un journal du soir, m’apprenant que les Versaillais ont ouvert la tranchée à la batterie Mortemart, un voisin de café me demande s’il y a quelque chose de grave, aux dernières nouvelles ! Je lui montre le journal, en lui disant que mon exclamation vient de ce que j’ai une maison à Auteuil, placée juste en face de la batterie. « Moi aussi, dit-il, j’en ai une ! » Et nous causons.
Mon voisin a, dans ce moment-ci, un enfant opéré du croup, que soigne une sœur. La sœur est obligée de venir, en bourgeoise, pour n’être pas insultée dans la rue. Maintenant le chirurgien qui a opéré son enfant, et qui est le chirurgien de l’hôpital Necker, lui contait qu’avant-hier, un blessé, à qui il avait à faire une amputation le matin, était encore si saoul de la veille, qu’il avait été obligé d’attendre à quatre heures.
Samedi 13 mai §
{p. 298}Je tombe ce matin dans la destitution en masse des employés de la bibliothèque, et dans la fuite de ceux qui n’ont pas quarante ans : une débâcle qui serait grotesque, si elle n’était lugubre.
La démolition de l’hôtel Thiers est commencée, et le toit mis à jour laisse voir les voliges de bois blanc d’une économique construction. Au fond, cette attaque à la propriété, la plus significative qui soit, fait un excellent mauvais effet.
Lamentable, le spectacle de tout ce quartier, où l’on traque les réfractaires, et où l’on voit les sbires nationaux se lancer, la baïonnette en avant, sur les pas d’un adolescent, qui fuit, et cherche à leur échapper avec ses jeunes jambes.
Dimanche 14 mai §
Si jamais je fais ce roman sur la vie de théâtre, dont mon frère et moi avions eu l’idée, si jamais je fais la psychologie d’une actrice, il faut que l’idée dominante, la pensée-mère de ce livre, soit le combat des instincts peuple, des goûts canaille, venant de la procréation, de la nature, de l’éducation, avec les aspirations à l’élégance, à la distinction, à la beauté morale : qualités congéniales d’un grand talent.
Il y aurait peut-être une forme originale pour ce livre.
Une première partie, dont voici à peu près le canevas. — Un soir je causais de cette femme, que je {p. 299}n’avais fait qu’entrevoir, mais qui avait éveillé en moi une espèce de curiosité amoureuse. Peut-être l’histoire du baiser de Rachel, donné à Saint-Victor, par-dessus un paravent, pendant qu’elle s’habillait dans sa loge. La causerie avait lieu au bord de la mer, avec un ancien amant, un homme pratique, un homme d’affaires mâtiné de politiqueur, une espèce de Montguyon. Moment d’expansion de cet homme fort et fermé, produit par la beauté et la grandeur de la nuit. Récit très passionné, très sensuel, très matériel, très crû. Un long silence. Puis tout à coup il me prend le bras, monte chez moi, allume un cigare, ôte son habit, et se promène furieusement dans une chambre, en me reparlant d’elle. Et il raconte l’horreur soudaine qu’il a prise, tout à coup, pour cette femme, en ayant été témoin de l’étude impie qu’elle avait fait du rire sardonique, dans l’agonie de sa mère, et développe l’idée que le jeune homme est porté à aimer une femme qui a l’air d’une mauvaise bougresse, mais que, plus tard, en vieillissant, il veut trouver l’image de la bonté chez la femme.
Donc un récit parlé pour la première partie.
Deuxième partie. — Un séjour chez un cousin, second secrétaire d’ambassade dans une résidence d’Allemagne, une résidence comme Hesse-Darmstadt. Un déjeuner de garçons (peinture de diplomates français et étrangers) où l’on ne parle que de Paris, et où il est beaucoup question de l’actrice. Les invités partis, mon cousin me fait lire un paquet de lettres écrites sur elle, pendant qu’elle a été sa maîtresse, et {p. 300}adressées à un ami mort. Correspondance d’un enthousiasme tout jeune, qui souffre quelquefois des revenez-y canaille de la nature primitive de la femme. Intercaler là-dedans le souvenir angélique de nuits d’amour, passées à l’hôtel de Flandres, à Bruxelles, nuits semblant bercées par l’orgue de l’église mitoyenne.
Donc la deuxième partie tout épistolaire.
Troisième partie. — Un jour d’hiver, un jour d’inoccupation, sur les cinq heures, la montée chez un marchand d’autographes qui a de la lumière à sa fenêtre. Un type à la façon de Laverdet, un cerveau d’ancien Saint-Simonien, légèrement malade, dont le possesseur porte son chapeau à la main, dans les rues. Peut-être fait-il son travail de dépouillement, à la clarté d’un nouvel appareil au magnésium, qui donne à son œil clair une clarté un peu aiguë, un peu surnaturelle… Il range des petits cahiers, un journal, qui lui a été vendu, après sa mort, par une sœur crapule de l’actrice, qui a passé sa vie à l’exploiter, et à vendre des autographes d’elle. Ces petits carnets, c’est la confession amoureuse de l’actrice, pendant ses amours avec les deux hommes.
Donc, la troisième partie, une autobiographie2.
Tout ce qui reste encore à Paris de population, se tient au bas des Champs-Élysées, où le rire joliment bruyant des enfants, assis devant le guignol, monte {p. 301}parfois sur le grondement de la canonnade lointaine.
La brute nationale commence à entrer en fureur. Je vois un de ces ignobles gardes nationaux, faisant d’office le métier d’agent de police, vouloir entraîner de force un homme qui n’est pas de son avis. Il ne parle rien moins que de « l’emballer pour l’École-Militaire et de le faire fusiller ».
Il faut entendre les gens des groupes pour avoir une idée de la bêtise incommensurable du peuple le plus intelligent de la terre. Et il y a encore une chose plus triste que la bêtise : c’est que dans tout ce qui se dit, tout ce qui se crie, tout ce qui se gueule, vous ne touchez qu’une idiote envie, un désir homicide de ravalement.
Lundi 15 mai §
Toujours l’attente de l’assaut, de la délivrance qui ne vient pas.
On ne peut se figurer la souffrance qu’on éprouve, au milieu du despotisme sur le pavé, de cette racaille déguisée en soldats.
Mardi 16 mai §
Aux Tuileries, dans l’allée qui regarde la place Vendôme, des chaises jusqu’au milieu du jardin, et sur ces chaises des hommes et des femmes qui attendent tomber la colonne de la Grande Armée… Je m’en vais.
Cette garde nationale ! elle ne mérite vraiment ni clémence ni merci. Aujourd’hui, ce qui reste de la {p. 302}Commune, du Comité de Salut Public, serait remplacé par dix forçats bien avérés, bien connus d’elle, qu’elle exécuterait servilement, et sans une protestation, leurs décrets de bagne.
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Quand je repasse, à six heures, dans les Tuileries, là où fut le bronze, autour duquel s’enroulait notre gloire militaire, il y a un vide dans le ciel, et le piédestal tout plâtreux montre, à la place de ses aigles, quatre loques rouges flottantes.
Sur les visages, comme l’annonce d’un événement heureux. On murmure chez les marchands de tabac que le drapeau tricolore flotte sur la porte Maillot.
Je regarde, à la lueur du gaz, de magnifiques photographies, représentant les ruines des maisons de Saint-Cloud, me demandant si la mienne ne figurera pas dans la suite de cette galerie.
Mardi 17 mai §
Je suis réveillé par une voisine d’Auteuil, venant m’apprendre qu’un obus a démoli, hier, une fenêtre de ma maison. Le bombardement redouble. Aujourd’hui, dans Paris, grand mouvement d’artillerie et de camions de vin, annonçant une action prochaine.
Les boutiques se ferment, l’une après l’autre, et par les vitres de la porte sans volets de celles qui ne sont pas fermées, vous apercevez, sur une chaise, l’affaissement et les bras tristement pendants du boutiquier désœuvré.
{p. 303}Devant le rapprochement des obus, les Guignols réfugiés au bas des Champs-Élysées ont décampé, emportant, avec Polichinelle, le joli rire des enfants, qui vous distrayait de la canonnade.
Je vague sur les quais. Tout à coup, derrière moi, une formidable et continue détonation. C’est un grondement de cratère, un craquement crépitant de bouquet de feu d’artifice, qui jaillit dans l’air. Je me retourne : au-dessus des maisons, un nuage blanc solide, dont les concrétions semblent du marbre sculpté. On crie autour de moi : « C’est à Saint-Thomas-d’Aquin, au Musée d’artillerie. » Je me jette dans la rue du Bac : « C’est le fort d’Issy qui a sauté ! » entends-je répéter aux boutiquiers, encore tout épeurés de la danse de leurs vitres.
Je redescends la rue du Bac et me cogne à Bracquemond, qui me dit, en me montrant la direction de la fumée : « C’est la manufacture des tabacs ou l’École-Militaire ! »
Nous remontons les Champs-Élysées. Une vieille femme, à la main bandée, et comme folle, s’exclame : « C’est la cartoucherie du Champ-de-Mars, mais n’y allez pas… ce n’est pas fini… il va y avoir une seconde explosion. »
Nous sommes devant l’ambulance, d’où Guichard nous jette, en nous ouvrant : « Si vous avez le cœur solide, entrez, mais si vous ne l’avez pas, allez-vous-en… Il y a des maisons qui ont dégringolé… vous allez voir des morceaux de femmes et d’enfants écrasés en tétant ! »
Jeudi 18 mai §
{p. 304}Les grands événements tragiques donnent le courage à la femme, à la femme qui en manque le plus, et dans le dramatique, son dévouement s’exalte à un point digne de l’admiration. Je pensais cela, en écoutant le récit du déménagement héroïque, qu’a fait une bonne de la maison voisine de la mienne, et aussi en songeant à ma pauvre Pélagie, s’exposant à être tuée, à toute minute, pour chercher à sauver ma maison du pillage et de l’incendie.
Nous sommes perdus, du moment où l’Officiel, écrit si révolutionnairement mal, a des phrases comme celle-ci : « Une rétrogradation effroyable dans toutes les orgies du royalisme. » Cette littérature m’annonce que nous sommes au bord des massacres.
Je suis entraîné par la foule, au spectacle du jour, à la poudrière du Champ-de-Mars. Les rues par lesquelles je passe, n’ont plus un seul carreau. On marche sur de la poussière de vitre, et je vois une marchande de verre cassé, remplir, en un instant, sa voiture, du verre qu’elle ramasse à pleine main de fer.
Le choc a été si violent qu’il y a des devantures de boutiques, des portes cochères jetées tout de travers, et je n’ai vu rien de pareil au méli-mélo, produit dans les denrées coloniales d’un épicier. Les tuiles de l’hôpital du Gros-Caillou semblent avoir été mises en danse par un tremblement de terre.
Le Champ-de-Mars, le lieu du sinistre, dont la garde {p. 305}nationale vous tient à distance, présente un vague et confus tas de plâtre et de débris calcinés. Dans les détritus, à la porte des baraquements, les femmes cherchent, avec le bout de leurs ombrelles, des balles, qui étaient hier si nombreuses, que, selon l’expression d’un passant, la terre du Champ-de-Mars ressemblait à un champ, « où auraient pâturé des moutons ».
Comme si tout ce que nous souffrons n’était pas suffisant, voici qu’il apparaît, dans les journaux, la perspective d’une occupation prussienne.
Vendredi 19 mai §
Des journées interminables, que je promène çà et là : le trouble et la fatigue de ma vue ne me permettant pas la distraction d’un livre.
On ne rencontre dans les rues que des gens qui monologuent tout haut, semblables à des fous, des gens de la bouche desquels sortent des mots : désolation, malheur, mort, ruine, — tous les vocables de la désespérance.
Dimanche 21 mai §
Dans mon désœuvrement, mes pas me portent à l’ambulance des Champs-Élysées.
L’ambulance s’est agrandie de tout le concert Musart, dont l’orchestre est devenu une lingerie, et dont l’allée tournante a disparu sous des tentes, où s’aperçoivent des figures hâves dans des lits. {p. 306}Beaucoup de malades, de mourants, ont été transportés au plein air du jardin, et dans le soleil et la verdure tendre, s’agitent des mains jaunes, et des yeux, au grand blanc, qui interrogent le regard du passant. Presque tous ont une femme près de leur lit de souffrance, et quelquefois de petits enfants jouent sur leurs draps.
Guichard fait le pansement d’un jeune homme, qui a eu la cuisse emportée par un éclat d’obus. Je lui demande machinalement, où il a été blessé : « À Auteuil, dans sa maison, où sa mère l’a retenu ! » Cette réponse me jette dans une inquiétude mortelle. Je me reproche la férocité de mon égoïsme et veux, dès le lendemain, aller chercher la pauvre fille restée dans ma maison, tout décidé à abandonner les choses à la grâce de Dieu.
Toute la journée, je l’avais passée dans la crainte d’un échec de Versailles, et dans l’agacement de cette phrase, plusieurs fois répétée par Burty, rencontré à l’ambulance : « Les Versaillais ont été sept fois repoussés ! »
Sous ces diverses impressions de tristesse, d’inquiétude, je m’en vais, ce soir, à mon observatoire ordinaire : la place de la Concorde.
Lorsque j’arrive sur la place, une foule énorme entoure un fiacre, escorté par des gardes nationaux.
— « Qu’est-ce que c’est ? »
— C’est, me répond une femme, un monsieur qu’on vient d’arrêter… il criait par la portière que les Versaillais venaient d’entrer. »
{p. 307}Je me rappelle, dans le moment, les petits groupes de gardes nationaux, que je viens de rencontrer, rue Saint-Honoré, défilant comme à la débandade. Mais, l’on a été si souvent trompé, si souvent déçu, que je n’accorde aucune confiance à la bonne nouvelle, et cependant je suis remué au fond de moi, et agité comme par un rien d’espérance. Je me promène longtemps, en quête de renseignements, d’éclaircissements… rien, rien, rien. Les gens, qui sont encore dans les rues, ressemblent aux gens d’hier. Ils sont aussi tranquillement consternés. Aucun ne semble informé du cri jeté sur la place de la Concorde. C’est encore un canard.
Je rentre enfin… Je me couche désespéré. Je ne puis dormir. Il me semble entendre, à travers mes rideaux hermétiquement fermés, une rumeur lointaine. Je me lève… J’ouvre la fenêtre. Non, c’est sur le pavé de rues éloignées le pas régulier de compagnies qui vont en relever d’autres, ainsi que cela se passe toutes les nuits. Allons, c’est un effet de mon imagination. Je me recouche… Ah ! mais cette fois c’est bien le tambour, c’est bien le clairon ! Je ressaute à la fenêtre… Le rappel bat dans tout Paris, et bientôt sur le tambour, sur le clairon, sur les clameurs, sur les cris : « Aux armes ! » montent les grandes ondes tragiquement sonores du tocsin, qui se met à sonner à toutes les églises — bruit lugubre qui me remplit de joie, et sonne pour Paris l’agonie de l’odieuse tyrannie.
Lundi 22 mai §
{p. 308}Je ne puis rester chez moi. J’ai besoin de voir, de savoir.
À ma sortie, je trouve tout le monde rassemblé sous les portes cochères : un monde agité, grondant, espérant, et déjà s’enhardissant à huer les estafettes.
Sur la place de l’Opéra, dans des groupes très clairsemés, on dit que les Versaillais sont au Palais de l’Industrie.
La démoralisation et le découragement sont visibles chez les gardes nationaux, qui reviennent par petites bandes, tristes, éreintés.
Je monte chez Burty, et nous ressortons aussitôt pour nous rendre compte de la physionomie de Paris.
Il y a un rassemblement devant la devanture du pâtissier de la place de la Bourse, qui vient d’être déchirée par un obus. Sur le boulevard, devant le nouvel Opéra, s’élève une barricade, faite avec des tonneaux remplis de terre, une barricade défendue par quelques hommes, à l’aspect peu énergique.
Dans le moment, arrive en courant un jeune homme, qui nous annonce que les Versaillais sont à la caserne de la Pépinière. Il s’est sauvé, voyant des hommes tomber à côté de lui, à la gare Saint-Lazare.
Nous remontons le boulevard. Des ébauches de barricades devant l’ancien Opéra, devant la porte Saint-Martin, où une femme, en ceinture rouge, remue des pavés.
Partout des altercations entre les bourgeois et les gardes nationaux.
{p. 309}Du feu, revient un petit peloton de gardes nationaux, parmi lesquels est un enfant, aux doux yeux, qui a une loque passée en travers de sa baïonnette — un chapeau de gendarme.
Toujours par groupes, le lamentable défilé de gardes nationaux graves, qui abandonnent la bataille. Un désarroi complet. Pas un officier supérieur donnant des ordres. Pas, sur toute la ligne des boulevards, un membre de la Commune ceint de son écharpe.
Un artilleur ahuri promène à lui tout seul un gros canon, qu’il ne sait où mener.
Soudain, au milieu du désordre, au milieu de l’effarement, au milieu de l’hostilité de la foule, passe à cheval, la tunique déboutonnée, la chemise au vent, la figure apoplectique de colère et frappant de son poing fermé, le cou de son cheval, un gros et commun officier de la garde nationale, superbe dans son débraillement héroïque.
Nous rentrons. À tout moment, montent jusqu’à nous, du boulevard, de grandes clameurs : des disputes et des batailles de bourgeois commençant à se rebeller contre les gardes nationaux, qui finissent par les arrêter, au milieu des huées. Nous montons dans le belvédère de verre dominant la maison. Un grand nuage de fumée blanche prend tout le ciel, dans la direction du Louvre. À cette heure quelque chose d’effrayant et de mystérieux dans cette bataille qui nous entoure, dans cette occupation qui se rapproche sans bruit, et qui semble sans combats.
{p. 310}Je suis venu faire une visite à Burty, et me voici prisonnier jusqu’à quand ? Je ne sais ! On ne peut plus sortir. On enrégimente, on fait travailler aux barricades, les gens que la garde nationale trouve dans les rues. Burty se met à copier des extraits de la Correspondance trouvée aux Tuileries, et moi je me plonge dans son œuvre de Delacroix, au bruit des obus qui se rapprochent.
Bientôt, ça éclate de tous côtés ; bientôt, ça éclate tout près. La maison de la rue Vivienne, située de l’autre côté de la rue, a son kiosque brisé ; un autre obus casse le réverbère en face de nous ; un dernier, enfin, pendant le dîner, éclate au pied de la maison, et nous secoue sur nos chaises, comme par un fort tremblement de terre.
On m’a fait un lit. Je me jette dessus tout habillé. Sous les fenêtres, toute la nuit, les voix des gardes nationaux ivres, jetant, à chaque minute, un qui-vive enroué à tout ce qui passe. Au jour, je m’endors d’un sommeil traversé de cauchemars et de détonations.
Mardi 23 mai §
Au réveil, aucune nouvelle certaine. Personne ne sait rien de positif. Alors le travail de l’imagination dans le noir. À la fin, un journal inespéré, enlevé du kiosque qui est au bas de la maison, nous apprend que les Versaillais occupent une partie du faubourg Saint-Germain, Monceau, les Batignolles.
{p. 311}Nous montons au belvédère, où par le clair soleil qui illumine l’immense bataille, la fumée des canons, des mitrailleuses, des chassepots, nous fait voir une série d’engagements s’étendant depuis le Jardin des Plantes jusqu’à Montmartre. À l’heure qu’il est, c’est à Montmartre que semble se concentrer le gros de l’action. Au milieu du grondement lointain de l’artillerie et de la mousqueterie, des coups de fusil à la détonation très rapprochée nous font supposer que l’on se bat rue Lafayette et rue Saint-Lazare.
Un sinistre caractère, que le caractère de ce boulevard désert, avec ses boutiques fermées, avec les grandes ombres immobiles de ses kiosques et de ses arbres, avec son silence de mort, coupé de temps en temps par une sourde et fracassante détonation… Quelqu’un croit apercevoir, avec une lorgnette de spectacle, le drapeau tricolore flottant sur Montmartre. À cet instant, nous sommes chassés de notre observatoire de verre, par le sifflement des balles qui passent à côté de nous, faisant, dans l’air, comme des miaulements de petit chat.
Quand nous descendons, et que nous regardons au balcon, une voiture d’ambulance est sous nos fenêtres. L’on y monte un blessé qui se débat, répétant : — « Je ne veux pas aller à l’ambulance. » Une voix brutale lui répond : — « Vous irez tout de même. » Et nous voyons le blessé se soulever, ramasser ses forces défaillantes, lutter une seconde contre deux ou trois hommes, et retomber dans la {p. 312}voiture en criant d’une voix désespérée et expirante : — « C’est à se faire sauter la cervelle ! »
La voiture part. Le boulevard redevient vide, et l’on entend pendant longtemps une canonnade rapprochée, qui semble éclater à la hauteur du nouvel Opéra.
Puis le trot lourd d’un omnibus, à l’impériale chargée de gardes nationaux, penchés sur leurs fusils.
Puis les galopades d’officiers d’état-major jetant aux gardes nationaux, ramassés sous nos fenêtres, la recommandation de prendre garde d’être cernés.
Puis l’arrivée de brancardiers remontant le boulevard, dans la direction de la Madeleine.
Pendant ce, la petite Renée pleure, parce qu’on ne veut pas la laisser jouer dans la cour. Madeleine, sérieuse et pâle, a des tressautements à chaque détonation. Mme Burty déménage fiévreusement des tableaux, des bronzes, des livres, cherchant et recherchant un coin reculé, où ses filles puissent être à l’abri des obus et des balles.
La fusillade se rapproche de plus en plus. Nous percevons distinctement les coups de fusil, tirés rue Drouot.
En ce moment apparaît une escouade d’ouvriers, qui ont reçu l’ordre de barrer le boulevard à la hauteur de la rue Vivienne, et de faire une barricade sous nos fenêtres. Ils n’ont pas grand cœur à la chose. Les uns dérangent deux ou trois pavés de la chaussée, les autres donnent, comme par acquit de {p. 313}conscience, une dizaine de coups de pioche dans l’asphalte du trottoir. Mais presque aussitôt, devant les balles qui enfilent le boulevard, et leur passent sur la tête, ils abandonnent l’ouvrage. Nous les voyons, Burty et moi, disparaître par la rue Vivienne avec un soupir de soulagement. Nous pensions tous deux aux gardes nationaux, qui allaient monter dans la maison et tirailler aux fenêtres, au milieu de nos collections, mêlées et confondues, sous leurs pieds.
Alors une troupe nombreuse de gardes nationaux se repliant avec leurs officiers, lentement et en bon ordre. D’autres venant après, qui marchent d’un pas plus pressé. D’autres, enfin, se bousculant dans une débandade, au milieu de laquelle on voit un mort, à la tête ensanglantée, que quatre hommes portent par les bras et les jambes, à la façon d’un paquet de linge sale, le menant de porte en porte, qui ne s’ouvrent pas.
Malgré cette retraite, ces abandons, ces fuites, la résistance est encore très longue à la barricade Drouot. La fusillade n’y décesse pas. Peu à peu, cependant, le feu baisse d’intensité. Ce ne sont bientôt plus que des coups isolés. Enfin, deux ou trois derniers crépitements, et presque aussitôt nous voyons fuir la dernière bande des défenseurs de la barricade, quatre ou cinq garçonnets d’une quinzaine d’années, dont j’entends l’un dire : « Je rentrerai un des derniers ! »
La barricade est prise. Les Versaillais se répandent en ligne sur la chaussée, et ouvrent un feu terrible {p. 314}dans la direction du boulevard Montmartre. Dans l’encaissement des deux hautes façades de pierre enfermant le boulevard, les chassepots tonnent comme des canons. Les balles éraflent la maison, et ce ne sont aux fenêtres que sifflements, ressemblant au bruit que fait de la soie qu’on déchire.
Un instant, nous nous étions retirés dans les pièces du fond. Je reviens dans la salle à manger, et là, agenouillé, et paré aussi bien que possible, voici le spectacle que j’ai par le rideau entr’ouvert de la fenêtre.
De l’autre côté du boulevard, il y a étendu à terre un homme, dont je ne vois que les semelles de bottes, et un bout de galon doré. Près du cadavre, se tiennent debout deux hommes : un garde national et un lieutenant. Les balles font pleuvoir sur eux les feuilles d’un petit arbre, qui étend ses branches au-dessus de leurs têtes. Un détail dramatique que j’oubliais. Derrière eux, dans un renfoncement, devant une porte cochère fermée, aplatie tout de son long, et comme rasée sur le trottoir, une femme tient dans une de ses mains un képi, — peut-être le képi du tué.
Le garde national, avec des gestes violents, indignés, parlant à la cantonade, indique aux Versaillais qu’il veut enlever le mort. Des balles continuent à faire pleuvoir des feuilles sur les deux hommes. Alors le garde national, dont j’aperçois la figure rouge de colère, jette son chassepot sur son épaule, la crosse en l’air, et marche sur les coups de fusil, l’injure à {p. 315}la bouche. Soudain, je le vois s’arrêter, porter la main à sa tête, appuyer, une seconde, sa main et son front contre un petit arbre, puis tourner sur lui-même, et tomber sur le dos, les bras en croix.
Le lieutenant, lui, était resté immobile à côté du premier mort, tranquille comme un homme qui méditerait dans un jardin. Une balle qui avait fait tomber sur lui, non une feuille, cette fois, mais une branchette près de sa tête, et qu’il avait rejetée avec une chiquenaude, ne l’avait pas tiré de son immobilité. Alors, il eut un long regard jeté sur le camarade tué, et sa résolution fut prise. Sans se presser, et comme avec une lenteur dédaigneuse, il repoussa derrière lui son sabre, se baissa et s’efforça de soulever le mort. Il était grand et lourd, le mort, et, ainsi qu’une chose inerte, échappait à ses efforts, et s’en allait à droite et à gauche. Enfin il le souleva, et le tenant droit contre sa poitrine, il l’emportait, quand une balle fit tournoyer, dans une hideuse pirouette, le mort et le blessé qui tombèrent l’un sur l’autre.
Je crois qu’il a été donné à peu de personnes d’être, à deux fois, témoin d’un aussi héroïque et aussi simple mépris de la mort.
Notre boulevard est enfin au pouvoir des Versaillais. Nous nous risquons à les regarder de notre balcon, quand une balle vient frapper au-dessus de nos têtes. C’est le locataire de dessus, qui s’est avisé bêtement d’allumer sa pipe à la fenêtre.
Bon ! voici des obus qui recommencent, des obus, cette fois-ci, tirés par les fédérés sur les positions {p. 316}conquises par les Versaillais. On campe dans l’antichambre donnant sur la cour. Le petit lit de fer de Renée est traîné dans un coin protecteur. Madeleine s’allonge près de son père, sur un canapé, son clair visage se détachant illuminé par la lampe, sur le blanc d’un oreiller, son petit corps perdu dans les plis et l’ombre d’un châle. Mme Burty s’affaisse anxieuse dans un fauteuil. Et moi j’ai une partie de la nuit, dans l’oreille, la plainte déchirante d’un soldat de ligne blessé, qui s’est traîné à notre porte, et que la portière, par une lâche peur de se compromettre, n’a pas voulu recevoir.
De temps en temps, je vais regarder, par les fenêtres du boulevard, cette nuit noire de Paris, sans une lueur de gaz dans les rues, sans une lueur de lampe dans les maisons, et dont l’ombre épaisse et redoutable garde les morts de la journée, qu’on n’a pas relevés.
Mercredi 24 mai §
À mon réveil, mes yeux retrouvent le cadavre du garde national, tué hier. On ne l’a pas enlevé, on l’a seulement un peu recouvert avec les branches de l’arbre, sous lequel il a été tué.
L’incendie de Paris fait un jour qui ressemble à un jour d’éclipse.
Un moment d’interruption dans le bombardement. J’en profite pour quitter Burty et gagner la rue de l’Arcade. J’y trouve Pélagie, qui a eu la témérité de traverser toute la bataille, à la main un gros {p. 317}bouquet de roses de mon grand rosier gloire de Dijon ; aidée et protégée par les soldats, admirant cette femme s’avançant, sans peur, avec des fleurs, au milieu de la fusillade, et la faisant passer dans les environs de la Chapelle Expiatoire, par des cours percées par le génie.
Nous nous mettons en marche pour Auteuil, avec la curiosité de voir de près les Tuileries. Un obus qui éclate presque à nos pieds, place de la Madeleine, nous force à nous rejeter dans le faubourg Saint-Honoré, où nous sommes poursuivis par des éclats frappant au-dessus de nos têtes, à droite, à gauche.
Les projectiles ne dépassent pas la barrière de l’Étoile. De là, on voit Paris dans l’enveloppement de la dense fumée, qui couronne la cheminée d’une usine à gaz. Et tout autour de nous, et sur nous, du ciel obscurci tombe continuellement une pluie noire de petits morceaux de papier brûlé : la Comptabilité de la France, l’État civil de Paris… Je ne sais quelle analogie me vient à la pensée, de cette pluie de papier calciné avec de la pluie de cendre, sous laquelle a été ensevelie Pompéi.
Passy n’a pas souffert, c’est au boulevard Montmorency que commencent les ruines : les maisons dont il ne reste que les quatre murs noircis ; les maisons effondrées et couchées à terre.
Elle est encore debout, la mienne, avec un grand trou dans le second étage. Mais de combien d’éclats d’obus a-t-elle été souffletée ! Des monceaux de rocaille jonchent le trottoir. Il y a dans les moellons, {p. 318}des encoches comme la tête d’un enfant. La porte est percée de vingt petits ronds de balles, du gros rond d’un biscaïen, et un morceau manque, arraché par le pic d’un fédéré, qui s’essayait à la forcer.
Dans la maison, on marche sur les plâtras et les fragments de glaces mêlés aux éclats d’obus et aux balles, recroquevillées comme des sangsues, qu’on a fait dégorger dans du sel. Au premier une balle de chassepot, — je crois le cas extraordinaire, — a enfilé la maison, traversant une persienne, un matelas, une cloison, une portière flottante, une porte couverte d’une natte de Chine. Mais le vrai dégât est au second. Un obus, un tout petit obus, l’un des derniers tirés par les Versaillais, dans la nuit de dimanche, lorsqu’ils étaient déjà maîtres du Point-du-Jour, a brisé la poutre d’angle de la maison, passé par le pied du lit de Pélagie, traversé la porte de sa chambre, éclaté dans le parquet du palier, en mettant en charpie toutes les portes du second. Enfin, on pouvait être plus malheureux. Tout ce qui m’est précieux a été épargné, et le désastre de mes voisins a de quoi me consoler de mes pertes.
Pauvre jardin, avec son gazon, semblable à la grande herbe d’un cimetière abandonné, avec ses arbustes à feuilles luisantes, tout poussiéreux de plâtre, tout noirs de papier brûlé, avec ses grands arbres aux branches brisées, mettant leur feuillage de papier brouillard dans la verdure d’un arbre vivant, avec cette excavation au milieu de la pelouse {p. 319}faite par une bombe, cette excavation où l’on pourrait enterrer un éléphant.
Et pendant que nous faisons la visite de la maison, et qu’elle me sert à dîner, Pélagie me conte l’installation de mon voisin César, qui n’avait pas de cave voûtée, l’installation dans l’une des miennes, pendant qu’elle prenait possession de l’autre avec la domestique dudit César, et comme quoi n’ayant rien à faire, toutes deux passaient les journées à jouer aux cartes, leurs yeux s’étant habitués à voir dans l’obscurité.
Elle me conte, lorsque la bombe est tombée dans le jardin, la crainte que le monde de la cave a eue, que la maison ne s’écroulât, tant il s’était fait une écrasante projection de terre sur le toit. Elle me conte ses chamaillades avec les fédérés, voulant enfoncer la porte, voulant s’introduire, sous le prétexte de recherches d’armes et d’hommes, et un jour après une dispute terrible, et même des pierres jetées, un dialogue s’engageant entre elles et ces hommes, qui lui donnaient un pain, dont elle manquait, en lui disant : « Vous pouvez le manger, il n’est pas volé ! » Elle me conte que, dans les derniers temps, les balles traversaient tellement la maison, que lorsque l’on voulait boire, on montait à quatre pattes l’escalier, on plaçait l’arrosoir sous le robinet de la cuisine, et tant pis pour l’eau qui se répandait, on attendait une embellie dans la fusillade, pour reprendre l’arrosoir.
Elle me conte que, tout le temps, elle a couché {p. 320}habillée, ayant pour le moment où le feu prendrait à la maison, un paquet de ses hardes les plus précieuses, l’argenterie de la maison, disposée pour la mettre dans ses poches, et un matelas pour se mettre sur le dos, à l’effet de se préserver de tout ce qui vous tombait dehors sur la tête.
Toute la soirée, vu par la trouée des arbres, l’incendie de Paris : un incendie ressemblant, sur l’obscurité de la nuit, à ces gouaches napolitaines d’une éruption du Vésuve sur une feuille de papier noir.
Jeudi 25 mai §
Pendant la journée entière, le canon et le roulement des mitrailleuses. Je passe cette journée à me promener dans les ruines d’Auteuil. C’est du saccagement et de la destruction, comme en pourrait faire une trombe.
On voit d’énormes arbres brisés, dont le tronc haché semble un paquet de cotterets, des tronçons de rail pesant mille livres, transportés sur le boulevard, des écrous d’égout, des plaques de fonte de quatre pouces d’épaisseur, réduites en fragments de la grosseur d’une boîte de plumes de fer, des barreaux de grilles, noués, tortillés autour l’un de l’autre, comme une attache d’osier.
Parfois au milieu de cette dévastation, la surprise de rencontrer, attaché à une maison demi-écroulée, un grand rosier grimpant, qui bouche du fleurissement de ses roses, de la gaieté fraîche de ses couleurs, les fissures béantes et les débris pendants.
{p. 321}Le numéro 75, une maison de cinq étages, toute neuve, n’a plus de façade, n’a plus de bas-côtés, et vous montre, les planchers des cinq étages, comme les planches du fond des tiroirs d’une commode, qui n’aurait plus de devant, qui n’aurait plus de côtés, et dont, minute par minute, les planchers s’abaissant, laissent dégringoler, à chaque instant, dans la rue, un secrétaire, une table de nuit.
L’entrée de la grande rue d’Auteuil peut rivaliser avec Saint-Cloud. Les deux lignes de maisons ne sont que des décombres fumants ou des pans de murs qui ont les larges lézardes de ruines anciennes. Le dessin des arcades du viaduc a disparu, le pont rompu fait ventre au milieu, et ne vous laisse passer qu’en vous baissant. Quelques piliers de fer, quelques morceaux de zinc, épars çà et là, vous indiquent seuls la place de la gare. La maison du garde, un tas de brique, de ferraille, de bois charbonné.
Sous les pieds, l’on a des obus qui n’ont pas éclaté, des morceaux d’affûts de canons, des boîtes cassées d’artillerie portant 4 de M., des débris et des scories de toutes sortes, au milieu desquelles sourcillent, comme des sources, les eaux des conduites d’eau coupées.
Sur la ligne des fortifications toute écrêtée, un homme me montre une casemate : « C’est là, me dit-il, où se tenait le chef des Bellevillais, avec ses hommes et ses maîtresses. Là, tous les jours, des voitures à bras déménageaient les maisons voisines, apportaient linge, meubles, effets d’habillement, {p. 322}que le nouveau sultan partageait entre ses femmes. »
Pendant que je regarde, le feu reprend à une maison d’Auteuil, sans que personne se soucie de l’éteindre.
Paris est décidément maudit ! Au bout de cette sécheresse de tout un mois, sur Paris qui brûle, voici un vent qui est comme un vent d’ouragan.
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Des voitures passent faisant le trajet de Saint-Denis à Versailles, et ramenant sur leurs banquettes, à Paris, des personnages, que le séjour en province a faits archaïques. On dirait des guimbardes, revenant de Coblentz.
Vendredi 26 mai §
Je longeais le chemin de fer, près la gare de Passy, quand j’aperçois, entre des soldats, des hommes, des femmes.
Je franchis la clôture brisée, et me voici sur le bord de l’allée, où sont prêts à partir pour Versailles les prisonniers. Ils sont nombreux les prisonniers ! car j’entends un officier, en remettant un papier au colonel, murmurer à demi-voix : 407, dont 66 femmes.
Les hommes ont été distribués par rang de huit, et attachés l’un à l’autre avec une ficelle, qui leur serre le poignet. Ils sont là, tels qu’on les a surpris, la plupart sans chapeaux, sans casquettes, les cheveux collés sur le front et la figure, par la pluie fine qui tombe depuis ce matin. Il y en a qui se sont fait une coiffure de leurs mouchoirs à carreaux bleus.
{p. 323}D’autres, tout pénétrés de pluie, croisent contre leur poitrine un maigre paletot, où un morceau de pain fait une bosse. C’est du monde de tous les mondes, des blousiers aux dures figures, des artisans en vareuses, des bourgeois aux chapeaux socialistes, des gardes nationaux qui n’ont pas eu le temps de quitter leurs pantalons, deux lignards à la pâleur cadavéreuse : des figures stupides, féroces, indifférentes, muettes.
Chez les femmes, c’est la même confusion. Il y a aux côtés de la femme en marmotte, la femme en robe de soie. On entrevoit des bourgeoises, des ouvrières, des filles, dont l’une est costumée en garde national. Et au milieu de tous ces visages, se détache la tête bestiale d’une créature, dont la moitié de la figure est une meurtrissure. Aucune de ces femmes n’a la résignation apathique des hommes. Sur leurs figures est la colère, persiste l’ironie. Beaucoup ont l’œil comme fou.
Parmi ces femmes, il en est une singulièrement belle, belle de la beauté implacable d’une jeune Parque. C’est une fille brune, aux cheveux crêpés et bouffants, aux yeux d’acier, aux pommettes rougies de larmes séchées. Elle est piétée dans une pose de défi, agonisant officiers et soldats d’injures, d’injures qui sortent de lèvres et d’un gosier si contractés par la colère, qu’elles ne peuvent se traduire par des sons, dans des paroles. Sa bouche, à la fois rageuse et muette, mâche l’insulte, sans pouvoir la faire entendre.
{p. 324}« C’est comme celle qui a tué Barbier d’un coup de couteau », dit un jeune officier à un de ses amis.
Les moins courageuses de ces femmes avouent seulement leur faiblesse, par un petit penchement de la tête de côté, qu’ont les femmes, quand elles ont longtemps prié à l’église. Une ou deux se cachaient dans leurs voiles, quand un sous-officier, faisant de la cruauté, touche un de ces voiles avec sa cravache : « Allons, bas les voiles, qu’on voie vos visages de coquines ! »
La pluie redouble. Quelques femmes se couvrent la tête de leurs jupons relevés. Une ligne de cavaliers en manteaux blancs a doublé la ligne des fantassins. Le colonel, une de ces figures olivâtres, commande : « Garde à vous ! » et les chasseurs d’Afrique arment leurs mousquetons. À ce moment, des femmes croient qu’on va les fusiller, et l’une se renverse dans une crise de nerfs. Mais la terreur ne dure qu’un moment, et aussitôt elles reprennent leurs figures moqueuses, quelques-unes leurs coquetteries avec les soldats.
Les chasseurs ont passé leurs carabines armées au dos, ont tiré leurs sabres. Le colonel s’est porté sur le flanc de la colonne, jetant à haute voix avec une brutalité que je sens affectée, et à l’effet de faire peur : « Tout homme qui quittera le bras de son voisin : c’est la mort. » Et ce terrible « c’est la mort » revient quatre ou cinq fois dans son court speach, pendant lequel s’entend le bruit sec des fusils, que charge l’escorte à pied.
{p. 325}Tout est prêt pour le départ ; quand la pitié qui ne peut jamais abandonner l’homme, pousse quelques soldats de ligne, à promener leurs bidons au milieu des têtes de ces femmes, qui tendent une bouche altérée, dans des mouvements de grâce, et avec un œil espionnant le visage rébarbatif d’un vieux gendarme, qui ne leur dit rien de bon.
Le signal du départ est donné, et la lamentable colonne s’ébranle pour Versailles, sous le ciel qui fond.
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Les Finances croulantes emplissent la rue de Rivoli de décombres, au milieu desquelles s’agitent des légions ridicules de pompiers de province, réalisant le type de Clodoche.
D’Auteuil, ce soir, Paris semble tout entier la proie d’un incendie, avec, à toute minute, ces élancements de flammes, que fait un soufflet de forge dans un foyer incandescent.
Dimanche 28 mai §
Je passe en voiture dans les Champs-Élysées. Au loin, des jambes, des jambes, qui courent dans la direction de la grande avenue. Je me penche à la portière. Toute l’avenue est remplie d’une foule confuse, entre deux lignes de cavaliers. Aussitôt descendu, je suis avec les gens qui courent. Ce sont les prisonniers qui viennent d’être faits aux Buttes Chaumont, et qui marchent, cinq par cinq, avec quelques rares femmes au milieu d’eux. « Ils {p. 326}sont six mille ; cinq cents ont été fusillés dans le premier moment ! » me dit un cavalier de l’escorte.
Malgré l’horreur qu’on a pour ces hommes, le spectacle est douloureux de ce lugubre défilé, au milieu duquel, on entrevoit des déserteurs, portant leurs tuniques retournées, avec leurs poches de toiles grises ballantes autour d’eux, et qui semblent déjà à demi déshabillés pour la fusillade.
Je rencontre Burty sur la place de la Madeleine. Nous nous promenons dans ces rues, sur ces boulevards, tout à coup inondés d’une population, sortie de ses caves, de ses cachettes. Pendant que Burty, accosté à l’improviste par Mme Verlaine, cause avec elle, des moyens de faire cacher son mari, Mme Burty me confie un secret que m’avait gardé Burty. Un des amis de Burty faisant partie du Comité public lui avait annoncé, trois ou quatre jours avant l’entrée des troupes, que le gouvernement n’était plus maître de rien, qu’on devait se rendre dans les maisons, les déménager, et fusiller les propriétaires.
Je quitte le ménage, et vais à la découverte du Paris brûlé ! Le Palais-Royal est incendié, mais ses jolis frontons des deux pavillons sur la place sont intacts. Les Tuileries sont à rebâtir sur le jardin et sur la rue de Rivoli.
On marche dans la fumée, on respire un air qui sent la fois le brûlé et le vernis d’appartement, et de tous côtés on entend le pschit des pompes. Il est encore, dans des endroits, des traces, des restes horribles de la bataille. Ici c’est un cheval mort, là, {p. 327}près des pavés d’une barricade, à moitié démolie, des képis baignent dans une mare de sang.
La grande destruction commence, se suivant d’une manière continue au Châtelet. Derrière le théâtre brûlé, sont étalés sur le pavé, les costumes : de la soie carbonisée, où éclatent, çà et là, des paillettes d’or, des scintillements d’argent. De l’autre côté du quai, le Palais de Justice a le toit de sa tour ronde décapité. Les bâtiments neufs n’ont plus que le squelette de fer de leur toiture. La Préfecture de police est un éboulement brûlant, dans les fumées bleuâtres duquel brille l’or tout neuf de la Sainte-Chapelle.
Par de petits sentiers, ouverts au milieu des barricades qui ne sont pas encore démolies, j’arrive à l’Hôtel de Ville.
La ruine est magnifique, splendide, inimaginable : c’est une ruine, une ruine couleur de saphir, de rubis, d’émeraude, une ruine aveuglante par l’agatisation qu’a prise la pierre cuite par le pétrole. Elle ressemble, cette ruine, à la ruine d’un palais magique, illuminé, dans un opéra, de lueurs de feux de Bengale. Avec ses niches vides, ses statuettes fracassées ou tronçonnées, son restant d’horloge, ses découpures de hautes fenêtres et de cheminées restées, je ne sais par quelle puissance d’équilibre, debout dans le vide, avec sa déchiqueture effritée sur le ciel bleu, cette ruine est une merveille de pittoresque à garder, si le pays n’était pas condamné sans appel aux restaurations de M. Viollet-le-Duc. Ironie {p. 328}du hasard ! Dans la dégradation du monument, brille sur une plaque de marbre intacte, dans la nouveauté de sa dorure, la légende menteuse : Liberté, Égalité, Fraternité.
Soudain, je vois la foule se mettre à courir, comme une foule chargée, un jour d’émeute. Des cavaliers apparaissent, menaçants, le sabre au poing, faisant cabrer leurs chevaux, dont les ruades rejettent les promeneurs de la chaussée sur les trottoirs. Au milieu d’eux s’avance une troupe d’hommes, en tête desquels marche un individu à la barbe noire, au front bandé d’un mouchoir. J’en remarque un autre, que ses deux voisins soutiennent sous les bras, comme s’il n’avait pas la force de marcher. Ces hommes ont une pâleur particulière, avec un regard vague qui m’est resté dans la mémoire.
J’entends une femme s’écrier, en se sauvant : « Quel malheur pour moi d’être venue jusqu’ici ! » À côté de moi, un placide bourgeois compte un, deux, trois… Ils sont vingt-six. L’escorte fait marcher ces hommes au pas de course, jusqu’à la caserne Lobau, où la porte se renferme sur tous, avec une violence, une précipitation étranges.
Je ne comprenais pas encore, mais j’avais en moi une anxiété indéfinissable. Mon bourgeois, qui venait de compter, dit alors à son voisin :
— Ça ne va pas être long, vous allez bientôt entendre le premier roulement.
— Quel roulement ?
— Eh bien, on va les fusiller !
{p. 329}Presque au même instant, fait explosion, comme un bruit violent enfermé dans des murs, une fusillade ayant quelque chose de la mécanique réglée d’une mitrailleuse. Il y a un premier, un second, un troisième, un quatrième, un cinquième rrara homicide — puis un grand intervalle — et encore un sixième, et encore deux roulements précipités l’un sur l’autre.
Ce bruit ne semble jamais finir. Enfin ça se tait. Chez tous, il y a un soulagement, et l’on respire, quand éclate un coup fracassant qui remue, sur ses gonds ébranlés, la porte disjointe de la caserne, puis un autre, puis enfin le dernier. Ce sont, dit-on, les coups de grâce donnés par un sergent de ville à ceux qui ne sont pas morts.
À ce moment, ainsi qu’une troupe d’hommes ivres, sort de la porte le peloton d’exécution, avec du sang au bout de quelques-unes de ses baïonnettes. Et pendant que deux fourgons fermés entrent dans la cour, se glisse dehors un ecclésiastique, dont on voit, un certain temps, le long du mur extérieur de la caserne, le dos maigre, le parapluie, les jambes molles à marcher.
Lundi 29 mai §
Je lis, affichée sur les murs, la proclamation de Mac-Mahon, annonçant que tout était fini hier, à quatre heures.
Ce soir, on commence à entendre le mouvement de la vie parisienne qui renaît, et son murmure {p. 330}ressemblant à une grande marée lointaine. Les heures ne tombent plus dans le silence d’un lieu désert.
Mardi 30 mai §
De temps en temps des bruits redoutables : des écroulements de maisons et des fusillades.
Jeudi 1er juin §
Immense course en voiture avec mon jeune cousin Marin.
La rue de Rivoli, encore toute fumante. La rue Saint-Antoine, sans trace de bataille, sauf aux alentours de la Bastille. Le boulevard, quelques maisons brûlées, çà et là. La dévastation circonscrite autour du Château-d’Eau. La caserne, les magasins effondrés, le Château-d’Eau, sens dessus dessous, avec un lion resté debout, et dont un boulet, passant entre ses crocs, a fait un lion rugissant.
Nous remontons Belleville. Dans le bas de la grande rue, la trace d’un chaud combat, trace qui s’efface et disparaît dans la partie élevée, où apparaît seulement, par-ci par-là, une éraflure blanche sur un mur. Mais dans toute la montée, des restes de barricades sur lesquelles passe, en nous cahotant, notre coupé. Des rues vides. Des gens qui boivent dans des cabarets, avec des visages mauvaisement muets. Un quartier qui a l’apparence d’un quartier vaincu, mais non soumis.
Des groupes de lignards se promènent le fusil à {p. 331}l’épaule, s’appuyant sur des cannes qu’ils se sont faites avec des baguettes de fusils d’insurgés, et à presque tous les détours de ces rues faubouriennes, des campements de pantalons rouges, au pied de petits arbres écorchés par les balles, et portant, dans leur branchage, le pittoresque accumulis de leurs sacs et de leurs gibernes.
Nous traversons Charonne, l’avenue du Trône. Nous passons devant le Grenier d’abondance, qui remplit tout le quartier d’une odeur de raffinerie. Nous poussons jusqu’au pont d’Austerlitz, où je m’arrête à voir les maisons incendiées, le restaurant bouleversé, le bouquet d’arbres haché par Bourbonne, que nous allons voir sur sa canonnière.
Sa canonnière est amarrée à l’endroit, où il a fait taire sept canons et deux mitrailleuses. Sur trente hommes, il a eu trois tués et sept blessés ; tous ont des contusions. Il croit que sans la précaution qu’il avait eue de garnir son avant de sacs de terre, personne n’aurait survécu. Il a une très médiocre estime pour l’armée de terre, et il nous affirme qu’à tout moment, pendant l’action, on demandait 40 matelots pour enlever les hommes.
Ce qu’il nous dit de très curieux, c’est que trois jours avant l’entrée des troupes, les batteries de Montretout où il avait un commandement, faisaient dire à Versailles d’entrer. Les longues-vues leur montraient le Point-du-Jour complètement abandonné, et sans le capitaine Trêves, l’entrée eût été encore retardée.
{p. 332}Un colonel de cavalerie qui dîne à côté de nous, au café d’Orsay, parle d’une razzia et d’une large exécution faite, pendant la nuit dernière, dans la presqu’île de Gennevilliers.
Par le vent de ce soir, les affiches de la Commune, qu’on vient d’arracher des murs, font sur le pavé le bruit de feuilles mortes, chassées par une tourmente d’automne, et l’on entend le flottement rêche des tout neufs drapeaux tricolores.
Vendredi 2 juin §
Ce matin, un spéculateur sur une grande échelle se présente chez moi, pour acheter des éclats d’obus. Il vient d’en acheter, d’un seul coup, mille kilogrammes chez mon voisin.
En rentrant, je trouve une lettre qui m’apprend la mort de mon cousin
Philippe de Courmont, tué au Trocadéro, le 22 mai.
Lundi 5 juin §
Je suis frappé du provincialisme de tous ces Parisiens rentrant, un petit sac à la main. Je n’aurais jamais pu croire que huit mois d’absence, du centre du chic enlevassent ainsi à des individus le caractère, la marque, dite indélébile, du parisianisme.
Mardi 6 juin §
Réapparition de la foule sur l’asphalte désert, il y a quelques jours, du boulevard {p. 333}des Italiens. Ce soir, pour la première fois, on commence à avoir peine à se frayer un chemin entre la badauderie des hommes et la prostitution des femmes.
Samedi 10 juin §
Je vais à l’enterrement de Philippe de Courmont, le seul officier de cavalerie tué pendant les journées de mai. Il y a quelques années, nous avions dîné avec lui gaiement au mess de Fontainebleau, et des liens de famille, un peu dénoués, s’étaient renoués. Le pauvre garçon ! il avait un tel pressentiment qu’il serait tué, ce jour-là, que deux heures avant qu’un obus lui enlevât une jambe et une partie du crâne, il avait remis à son brosseur sa montre et son portefeuille.
Dîner ce soir avec Flaubert, que je n’ai pas revu depuis la mort de mon frère. Il est venu chercher à Paris un renseignement pour sa Tentation de saint Antoine. Il est resté le même : — littérateur avant tout. Ce cataclysme semble avoir passé sur lui, sans le détacher en rien, de la fabrication impassible du bouquin.
Lundi 12 juin §
Burty me montre, ce soir, des fragments ramassés à l’Hôtel de Ville, des tessons, des morceaux de matière calcinés, pareils à des scories de pierres précieuses. De la cloche, de la cloche historique, qui a fondu goutte à goutte, comme une bougie, il y a un bout de métal qui ressemble à ces {p. 334}surfaces de bronze ondulées, avec lesquelles les Japonais représentent des flots. Il me fait voir encore un morceau de vase en grès liquéfié, en me disant qu’il faut 1 500 degrés de chaleur, dans un four à potier, pour obtenir ce résultat.
On cause de la triste actualité, et on ne voit de résurrection pour la France, que grâce à cette admirable faculté de travail qu’elle possède, cette faculté de travail diurne et nocturne, que n’ont pas les autres pays, que n’a pas l’Angleterre, où il est presque impossible d’obtenir un travail de nuit : une faculté peut-être due à la supériorité de la force nerveuse des Français, attestée par les travaux de Dumont d’Urville.
Jeudi 15 juin §
Lefebvre de Béhaine, qui a pris un congé, me parle avec un grand découragement de Versailles, disant : « C’est toujours le mensonge, comme sous l’Empire, comme sous le Quatre-Septembre. »
Mardi 20 juin §
Un triste anniversaire. Il y a aujourd’hui un an qu’il est mort. Je passe la journée à réunir les articles nécrologiques qui lui ont été consacrés.
Vendredi 23 juin §
Mlle Eudoxe Marcille me {p. 335}racontait aujourd’hui que sa charmante tante, Mme Camille Marcille, lors de l’entrée des Prussiens à Chartres, avait passé, avec ses trois filles et deux nièces, deux jours dans la cathédrale. Tout ce petit monde féminin y mangeait, y couchait.
Samedi 24 juin §
Départ pour la Comerie avec Lefebvre de Béhaine. En chemin, revue des morts de notre connaissance… Un aimable type de vieil homme distingué. Un vieillard, vivant au milieu de deux corps de bibliothèque, renfermant deux cent mille francs de plaquettes reliées par Bauzonnet, avec toujours sous les yeux, quelque mois de l’année qu’il fût, un bouquet de roses, avec toujours à la portée de la main une boîte de porcelaine de Saxe, contenant du tabac, comme lui seul avait le secret d’en avoir à Paris. Ce vieil homme distingué était le comte de Lurde.
Lundi 26 juin §
… Au château de Sancy, la première chose qui me saute aux yeux, est le cadre vide de la Parabère, du beau portrait de la célèbre maîtresse du Régent, peinte par Rigaud. On a craint la passion déménageante des Prussiens.
Mme de Sancy-Parabère nous parle de l’Empereur, de l’Impératrice, de leur résidence, où ils sont obligés de faire faire un lit pour le visiteur qui s’attarde. Elle nous dit l’impénétrabilité flegmatique de {p. 336}l’Empereur, les fluctuations d’espérance et de désespérance de l’Impératrice. Elle nous peint le flot des visiteurs, trompant les exilés avec des promesses fallacieuses, avec des assurances de retour dans la quinzaine.
Mardi 27 juin §
En nous promenant avec de Béhaine dans la forêt de Carnel, nous causons tristement des destinées de la France, de sa dissolution, de sa mort, ou tout au moins de la mort de la société dans laquelle nous avons été élevés.
Samedi 1er juillet §
Au chemin de fer du Nord, débarquement des prisonniers revenant d’Allemagne. Des visages pâles et de la maigreur flottante dans des capotes trop larges, et la déteinte du drap rouge, et le passé du drap gris qui habille ces hommes : enfin la misère douloureuse des mines et des vêtements : c’est le spectacle que les trains d’Allemagne donnent, tous les jours, aux Parisiens.
Ils marchent, de petites cannes à la main, courbés sous des bissacs de toile grise ; quelques-uns une culotte allemande au derrière, d’autres sur la tête une casquette, en place du képi resté sur le champ de bataille. Pauvres gens, quand on les lâche, c’est plaisir de les voir se redresser ; c’est plaisir d’entendre le pas allègre, avec lequel ils touchent, de leurs semelles usées, le pavé de Paris.
{p. 337}À Saint-Denis, des casques prussiens, et tout le long du chemin de Saint-Gratien, à tout coin, la vue de l’envahisseur. On aperçoit partout des soldats, habillés de toile blanche, promener leur balourde gaieté, des domestiques mener à la main des chevaux battant la terre française de leurs ruades, et partout dans les maisons, dans les jardins résonne le ia vainqueur.
Enfin, me voici à Saint-Gratien. Le pavillon, de Catinat, où nous habitions, semble une caserne. Des têtes, coiffées de bérets, sont à toutes les fenêtres ; une guérite noire et blanche se dresse contre la porte, et dans la grande allée qui mène au château, sont rangés des fourgons d’ambulance.
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La princesse me reçoit avec cette animation qui lui est particulière, et qui se traduit dans l’action qu’elle met dans son serrement de main. Elle m’entraîne dans une allée du parc, et se met à me parler d’elle, de son séjour en Belgique, de sa souffrance dans l’exil. Elle me dit qu’elle a été longtemps, sans pouvoir se rendre compte de ce qui se passait en elle, là-bas, mais qu’elle le sait maintenant : elle y était présente de corps, mais tout à fait absente d’esprit, et si bien, ajoute-t-elle, qu’elle croyait se réveiller, tous les matins, dans son hôtel de Paris. Comme je la félicite sur la gaieté de son moral : « Ah ! ça n’a pas toujours été comme ça, il y a eu un mauvais moment, un moment bizarre pendant lequel, c’est singulier, j’avais les mâchoires si serrées par {p. 338}tout ce qui s’était passé en moi, que vraiment j’avais parfois comme de la peine à parler. » Alors, elle s’étend sur les petites misères de la vie de là-bas, me parlant du froid de l’hiver, pendant lequel elle avait pris le parti de se coucher, et de laisser sa porte ouverte, conversant avec ses amis, du fond d’un lit bien chaud.
En ce moment, Couchaud vient lui parler, et il y a un ennui sur son front. « Concevez-vous, me dit-elle, au bout de quelques instants, que le bruit court à Saint-Gratien que l’Impératrice est cachée ici… Comme les gens vous connaissent ! Moi conspirer et venir conspirer ici ?… Ils ne savent donc pas que je ne demande que la conservation de ma personne et de Saint-Gratien, ma liberté individuelle, comme je l’ai écrit à M. Thiers… Sur le reste, je suis blasée, je n’aime au fond que les choses vraies…, les autres choses, ça n’existe pas, ce n’est que de la convention. »
Mercredi 5 juillet §
Chez Brébant. Berthelot affirme que les thermomètres de Regnault de Sèvres, ces thermomètres à la réputation européenne, ont été brisés méthodiquement par les Prussiens.
Renan annonce qu’il vient de recevoir une lettre de Mommsen, déclarant qu’il serait temps de renouer des relations, de reprendre les travaux de l’intelligence communs aux deux nations. Et sa lettre finit par une phrase, dans laquelle il dit qu’il trouverait {p. 339}digne de l’Académie, de continuer l’Empereur, c’est-à-dire de continuer les pensions aux étrangers. Ils sont merveilleux d’impudence, ces savants allemands, et tout semblables à ces commis, qui, un sourire humble sur les lèvres, et roulant leurs chapeaux entre leurs mains, viennent redemander leur place chez le patron, qu’ils ont ruiné, pillé, brûlé.
Puis la conversation s’emporte, et c’est chez tout le monde de la fureur contre Trochu. On s’étonne que la reconnaissance de son incapacité, si universelle à Paris, ne soit pas encore vulgarisée dans toute la France. On cherche à expliquer l’énigme de ce personnage mi-charlatan, mi-mystique. Là-dessus, quelqu’un raconte, que se trouvant au ministère de l’Intérieur, le jour où devaient être signées les conditions de la capitulation de Paris, il attendait avec un ou deux confrères, à l’effet d’avoir des renseignements pour son journal. Trochu entre, avise ces messieurs, auxquels il dit bonjour. Puis tirant sa montre, avec une intonation comique inconsciente : « Je suis d’un quart d’heure en avance, voulez-vous que je vous fasse une conférence politique ? » Tel est le sérieux de l’homme — et le jour où Paris subissait une capitulation comme il n’en existe pas dans l’histoire de l’Europe.
Lundi 10 juillet §
Départ pour Bar-sur-Seine. Je l’avais pressenti. Le vide de ma vie se fait aujourd’hui cruellement sentir. La guerre, le siège, la {p. 340}famine, la Commune : tout cela avait été une féroce et impérieuse distraction de mon chagrin, mais ça avait été une distraction.
Mardi 11 juillet §
Quelle imprévoyance ! Quel ganachisme ! La société se meurt du suffrage universel. C’est, de l’aveu de tous, l’instrument fatal de sa ruine prochaine. Par lui, l’ignorance de la vile multitude, gouverne ; par lui, l’armée est enlevée à la soumission, au devoir. Dire qu’au lendemain de l’entrée des Versaillais, on pouvait tout, on pouvait l’impossible, et l’on n’a pas touché à ce suffrage mortel. Ah ! ce monsieur Thiers est, il me semble, un sauveur de société, à bien courte échéance. Il s’imagine sauver la France actuelle, avec du dilatoire, de la temporisation, de l’habileté, de la filouterie politique, de petits moyens pris sur la mesure de sa petite taille. Non, c’est avec l’audace des grandes mesures, avec un remaniement d’institutions, que la France, si elle ne doit pas mourir, pourra vivre.
Quel malheur que ce petit homme se soit trouvé là ! Si nous n’avions pas eu la providence de l’avoir, la société se serait sauvée toute seule, avec un principe quelconque, un principe qui manque complètement à l’éclectisme sceptique du chef du pouvoir exécutif.
Jeudi 13 juillet §
Aujourd’hui je vais avec Marin {p. 341}à Mussy, — Mussy, la première étape de notre voyage en 1849, — Mussy, où nous sommes arrivés si fatigués, les pieds tellement, meurtris par nos gros souliers neufs. Je retrouve avec une profonde tristesse, dans un coin de l’église, cette vieille descente de croix en pierre, que nous avions dessinée ensemble, et que je ne croyais jamais revoir — tout seul.
Mercredi 19 juillet §
Toujours des nuits pleines de cauchemars. C’est d’abord sur moi l’étreinte de deux mains d’assassins, qui me font réveiller avec le cri : Au secours ! Puis je me rendors, et lui entre dans mon rêve. Je ne sais pourquoi et par quelle circonstance, nous nous trouvons chez Nadar, et comment il y a chez Nadar, une ancienne édition de la Comédie du Dante, une édition merveilleuse.
Dans mes rêves, il est toujours malade de sa dernière maladie : c’est ainsi seulement qu’il m’est donné de le revoir. Et je m’aperçois tout à coup que, dans un moment de distraction, il a déchiré toutes les marges des premières pages. Et je suis dans d’horribles transes que Nadar ne s’en aperçoive, que Nadar ne découvre l’état du malheureux.
C’est maintenant perpétuellement une suite de rêves anxieux et biscornus, où continue, pendant mon sommeil, la souffrance de toute la dernière année de sa maladie.
Vendredi 21 juillet §
{p. 342}Nous pêchons, toute la nuit, avec Grou-Grou et son porte-hotte, deux Mohicans de l’Aube, à la figure ridée, à l’œil perçant et aiguisé par la contemplation braconnière des choses de la nature.
C’est toute la nuit, dans les ténèbres que font les arbres, sous un ciel sans lune, dans l’apparence trouble des paysages endormis, à la marge d’une eau à peine distincte de la terre, une promenade aventureuse et tâtonnante, à travers les saules et les troncs d’arbres contre lesquels on butte, au milieu de fossés ou l’on dégringole, — soutenus dans notre fatigue, par la passion de la pêche et l’attrait de la contravention.
Il y a, dans le noir de cette nuit, un mystère des choses qui vous fait cheminer, comme dans du vague, avec autour de vous un doux silence, dans lequel on perçoit le clapotement de l’eau, le flafla mouillé du filet qu’on ramasse, les querelles à voix basse des deux pêcheurs, le bruit englobant de l’épervier dans l’eau, qui s’argente un moment. Du vague dont le mot de Grou-Grou : « Ça toque ! » vous sort soudain.
Jeudi 27 juillet §
La supérieure de l’hôpital disait à ma cousine, que les officiers prussiens avaient pour leurs soldats malades, pour leurs soldats blessés, des soins de femme, des soins de mère.
Les paysans à nombreuse famille, ont de leurs enfants la notion diffuse, qu’un lapin peut avoir de {p. 343}sa portée. L’un disait : Est-ce bien six ou sept que nous ayons ? Un autre, s’embarrassant dans les morts et les vivants, ne pouvait se rappeler s’il en avait eu quinze ou dix-huit.
6 août §
C’est particulier comme dans les actes de la vie, que je rêve la nuit, notre fraternité ne s’est pas dissoute ! Il est toujours là, prenant la moitié dans les faits de mon existence imaginative, comme s’il vivait toujours.
Je remarque à propos de l’absinthe bue hier soir, — j’avais déjà fait la même observation à l’occasion du Porto, — je remarque quelle réalité aiguë ces liqueurs opiacées mettent aux créations fantaisistes du sommeil, et comme les bizarreries qu’elles enfantent, se passent au milieu d’impressions, d’émotions d’une vie presque plus vivante, d’une vie presque plus sensibilisée, que celles de la vie éveillée.
Jeudi 10 août §
Retour de Bar-sur-Seine à Paris.
Mardi 15 août §
Dîner chez Brébant.
Quelqu’un parle des nationalités, déplore cette invention qui sort la guerre de son caractère courtois, de son caractère de duel entre les souverains. À l’instar des guerres d’animaux, cette invention doit amener la mangerie d’une race par l’autre, et cela {p. 344}condamne, dans un avenir prochain ; les Français ou les Allemands à disparaître de l’Europe. C’est le sujet pour Berthelot, d’exécuter, ainsi qu’il en a l’habitude, un historique ingénieux, un historique de la disparition du rat primitif de l’Europe, entièrement dévoré au xve et au xvie siècles par le surmulot, qui lui-même est en train d’être mangé, à l’heure présente, par le rat scandinave.
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« Oui, des fonctions, nous ne sommes que des fonctions, — c’est la voix de Renan, — des fonctions que nous accomplissons, sans le savoir, à peu près comme des ouvriers des Gobelins, qui travaillent à rebours et font un ouvrage qu’ils ne voient pas… L’Honnêteté, la Sagesse, qu’est-ce que ça, quelle importance cela a-t-il au point de vue surhumain ? Cependant soyons honnêtes et sages. C’est un rôle que Celui de là-haut nous donne. Mais il ne faut pas qu’il s’imagine qu’il nous trompe, que nous sommes ses dupes ! »
Et l’ancien séminariste dit cela, à voix basse, d’un ton presque peureux, avec la tête, penchée de côté sur son assiette, la tête d’un écolier qui sent une main de pion dans l’air, — absolument comme s’il redoutait une gifle du Tout-Puissant.
Jeudi 17 août §
Mon état est un grand déliement des personnes et des choses. Les personnes qui me sont le plus sympathiques, je ne suis plus sûr de les {p. 345}aimer ; quant aux choses, elles ont perdu pour moi leur attractivité. L’autre jour, sur le quai, un libraire m’a offert de voir un ballot de brochures sur la Révolution. Autrefois, la nuit eût eu de la peine à me chasser de chez lui ; aujourd’hui, après avoir regardé deux ou trois de ces brochures, j’ai dit au libraire que j’avais des courses à faire, que je reviendrais un autre jour.
La princesse est dans une grande irrésolution sur le parti à prendre, en l’incertitude des choses, et cette irrésolution, pour un esprit si décidé, une volonté si arrêtée, c’est presque de la souffrance.
Je retrouve chez elle Théophile Gautier, que je n’avais pas revu depuis le siège.
Je le retrouve avec sa mélancolie sereine, faisant le triste tableau du triste état de l’Officiel d’à présent. Il peint, avec cette charge comique qui est à lui, ce local qui se trouve être l’ancienne cuisine de Louis-Philippe. Il montre la table de rédaction : une planche basculante sous la trouvaille d’une épithète colorée. Il décrit enfin la caisse, qu’il nous dit se promener dans le gousset de Francis. Triste ! triste ! triste !
27 août §
J’ai couché hier, et je passe aujourd’hui la journée à Saint-Gratien. Maintenant, ici, la conversation se traîne, coupée par de longs silences. Dans sa position actuelle, la princesse n’a plus sa liberté de parole, ces emportements éloquents, ces rudes coups de boutoir, ces portraits griffés d’une {p. 346}griffe originale. Près d’elle, on sent bien, à un froissement de robe, à un mouvement des pieds, à une révolte du corps, que l’indignation lui monte à la gorge et est prête à jaillir, mais aussitôt elle ferme les yeux, et semble endormir dans de la somnolence ses colères.
Dans la journée arrivent quelques amis, les Benedetti, Dumas fils, etc., etc. L’on va sans but à travers le parc, dans une promenade qui conduit à la fin sous un plein soleil, à la ferme, où l’on cause de la Commune.
Eudore Soulié, le dévot de Louis XIV, nous fait, indigné, le tableau de Versailles, ainsi qu’il est habité à l’heure présente. Dans les appartements du Grand Dauphin, de Louis XV, de Marie-Antoinette, logent un Dufaure, un Larcy, souillant ces domiciles historiques de leurs bourgeoises tables de nuit et de leurs bidets égueulés, Quant aux petits appartements de Mme du Barry, ils servent à Mme Simon, pour repriser ses bas.
15 septembre §
Bar-sur-Seine. Une douzaine de jours de chasse. Des coups de soleil, des courbatures, et un très médiocre plaisir.
À garder pour une étude provinciale, le souvenir du Pinchinat. C’est une ruelle bordée de grands murs, où s’ouvrent des portes de granges ; au milieu, un bâtiment a l’aspect d’une vieille geôle, avec sa porte couverte de gros clous, avec sa baie fermée d’épais {p. 347}barreaux. C’est l’ancien Grenier à sel, dont le crépi, encore imprégné de filtrations salines, est becqueté, toute la journée, de pigeons voletants.
Jeudi 21 septembre §
Brisé de fatigue, et accablé par un temps d’orage, j’avais jeté mon fusil, et je m’étais couché au pied d’un bouquet d’épines, se tordant au haut d’une petite montagne.
Je regardais, les yeux demi-fermés, le ciel noir, et l’horizon cahoteux, déjà sombré dans la pluie. Les engouffrements du vent rabattaient le bouquet d’épines sur ma tête, et la lumière écliptique, et le paysage ardu, et l’électricité de l’air, et la tourmente de ces branches égratignantes, me donnaient comme la sensation d’un monde inconnu, d’un monde primitif, d’un monde, semblable à ce monde d’avant le déluge, dont les lectures de ces jours-ci m’avaient rempli la tête.
Jeudi 28 septembre §
Il arrive aujourd’hui dans la maison une sœur de Troyes, qui vient soigner ma vieille cousine, attaquée de l’épidémie qui court la ville. C’est une sœur qui a la tête d’un chancelier d’Angleterre, une sœur aux manières hommasses, au langage peuple, avec de la douceur au milieu de tout cela. Il est curieux d’entendre son rude mépris à l’endroit des misérables pratiques de la religion, et des vieilles filles qui deviennent bigotes : on sent {p. 348}que la grandeur de ses devoirs l’a élevé naturellement, au-dessus des petitesses de la religiosité.
À ce sentiment se joint, chez cette travailleuse, qui passe trente-six heures d’une traite près d’une malade, un dédain, quelquefois colère, contre les fainéants du métier, contre les ordres qui ne travaillent pas, contre les ordres qui ne passent pas la nuit, et même contre les curés, que la sainte fille regarde comme des paresseux.
Et ce dédain de la communauté tout entière, se traduit singulièrement : la communauté a un chien qui mord spécialement les mollets des curés. Et, lorsque je lui dis : — Mais ce n’est pas naturel, il faut qu’on l’ait dressé à cela ? La sœur a un charmant gros rire, avec un « Faut le croire ! » adorable.
Elle ne se plaint de rien, trouve son sort le plus heureux du monde, ne le changerait pas, selon son expression, contre celui de Badinguet. Il n’y a qu’une seule chose à laquelle elle n’est pas encore accoutumée, et qui lui coûte, chaque nuit, un nouvel effort : c’est le manque de sommeil. Et c’est vraiment joli d’entendre dire à cette grosse femme, d’une voix doucement dolente : « Oh ! chaque nuit que je passe, il faut que je renouvelle mon sacrifice ! »
Samedi 30 septembre §
Dans les maladies, les symptômes physiques, quelque graves qu’ils soient, je ne les redoute pas beaucoup, ce sont les symptômes moraux dont j’ai peur.
{p. 349}Ces jours-ci, je pensais, avec une certaine inquiétude, au caprice qu’avait eu ma cousine, de vouloir boire dans la timbale d’argent, dans laquelle buvait son fils à la pension, et aujourd’hui l’on m’apprenait, qu’elle avait recommandé qu’on lui fît son bouillon dans le petit pot de terre qui servait à lui faire cuire la soupe, quand il était tout petit. Ce retour tendre à notre enfance, ou à l’enfance des êtres que nous aimons, je me rappelais combien son obstination chez mon frère, m’avait été douloureuse, lorsqu’il avait commencé à être bien malade, et j’étais tout triste de cela, quand la sœur est entrée dans ma chambre et m’a dit de la part du médecin, d’écrire à la fille de ma cousine, de se rendre près de sa mère.
Hélas ! la dernière personne aimante de ma famille, la femme à la jeunesse, à la vieillesse mêlées à mon enfance, à mon âge mûr, va-t-elle mourir ; et le dernier refuge ami et familial, où j’aimais à entendre parler, rabâcher de ma mère, de mon père, de mon frère, va-t-il devenir vide ?
Dimanche 1er octobre §
Ce soir, au dessert, en croquant des noisettes avec des dents absentes, la sœur nous raconte un peu son histoire : c’est vingt-quatre années de garde-malade dans la maison Saint-Augustin de Troyes.
La maison avait abandonné l’hôpital, à cause du frère de Monseigneur ***, un pas grand-chose…
— Qu’est-ce qu’il faisait donc, ma sœur ?
{p. 350}— « Eh bien, il coursait les jeunes sœurs ! » — Et en disant cela, sa grosse gaîté la fait ressembler au diable d’une boîte à surprise. « Mais, Dieu merci, reprend-elle, notre ordre a été toujours intact et le restera… Alors nous nous sommes trouvées sur le pavé, mais là, si bien sur le pavé, que les gens de Troyes nous ont apporté des matelas, des meubles… »
Oui, il arrivait que la population ne voulait pas les laisser partir. À quelques années de là, les sœurs trouvaient des fonds, avec lesquelles elles achetaient un terrain, où elles faisaient bâtir une maison de 90 000 francs. Elles s’y logeaient, et recevaient vingt-quatre vieilles pensionnaires, dont l’utilité pour la communauté était surtout de faire l’apprentissage de garde-malades des jeunes sœurs. Et c’est pour elle une occasion de tomber à bras raccourcis sur ces vieilles filles, sur ces vieilles dévotes, qui, dit-elle, prient tant Dieu de tuer le diable, et font pleurer, toute la journée, la sœur chargée de la cuisine.
Lundi 2 octobre §
Dans sa lenteur sourde, dans sa gravité recueillie, dans la solennité de ces pauses, où le regard appuie la parole dite, quelle grande voix dramatisée que celle des mourants ! C’était, ce matin, la voix de ma pauvre cousine.
Samedi 7 octobre §
Paris. Je reçois, ce soir, la nouvelle de la mort de ma chère cousine. Cette {p. 351}nouvelle me renfonce, toute la soirée, dans le passé de la famille, dans le souvenir de notre jeunesse, écoulée ensemble. Je me rappelle quand la nourrice, ma vieille nourrice, venait nous chercher le dimanche, elle chez Cousinot, moi chez M. Goubaux, je me rappelle quelles promenades mes retenues lui faisaient faire sur la butte Montmartre, et j’ai souvenir comme toujours la nourrice, pour m’éviter une gronderie de mon père, mettait le retard sur le compte de la pauvre fille. Je la retrouve, quand nous allions en soirée chez les rigides demoiselles de Villedeuil, sévèrement passée en revue par mon père, dans sa toilette, qui fut toujours un peu à la diable. Je nous revois, la première année de son mariage, nous battant, comme des enfants que nous étions, aussitôt que son mari avait le dos tourné. Et toute cette évocation me fait penser à tous ceux qu’elle me rappelle, et qui ne sont plus.
Lundi 9 octobre §
Les cérémonies mortuaires des gens que j’aime, me donnent une absence de l’existence qui n’est pas sans charme. Il me semble que le restant de ma vie demi-morte se perd et s’efface dans des bruits de cloche, des psalmodies, des murmures d’orgue, des pleurs de femmes, des bruits douloureux et doux à la fois.
Pauvre salle à manger, si riante, si proprette, et dont ma cousine voulait le parquet si luisant ; aujourd’hui elle était toute boueuse des semelles des porteurs de sa bière.
17 octobre §
{p. 352}Notre dîner de Brébant commence à être complètement abêti par l’élément grammairien, qui y a trop de coudes à table.
Un joli mot de Saint-Victor à propos de l’éducation universelle : « F… pour moi, j’aime mieux un homme élevé par une ballade que par la prose de Timothée Trimm ! »
Quelqu’un fait la remarque que les Allemands contemporains qui ont toutes les sciences, manquent absolument de celle de l’humanité, qu’ils n’ont pas, à l’heure qu’il est, un roman, une pièce de théâtre.
18 octobre §
L’affusion froide a un effet instantané sur le moral. Elle le relève et le décide à l’activité, quand il se sent vaincu par le manque de vouloir. Après la pluie, on fait ce qu’on a à faire.
Je tombe sur Flaubert, au moment où il part pour Rouen : il a sous le bras, fermé à triple serrure, un portefeuille de ministre, dans lequel est enfermée sa Tentation de saint Antoine. En fiacre, il me parle de son livre ; de toutes les épreuves qu’il fait subir au solitaire de la Thébaïde, et dont il sort victorieux. Puis, au moment de la séparation, à la rue d’Amsterdam, il me confie que la défaite finale du saint est due à la cellule, la cellule scientifique. Le curieux, c’est qu’il semble s’étonner de mon étonnement.
Dimanche 22 octobre §
Saint-Gratien. Théo se {p. 353}plaint drolatiquement de n’avoir plus les privilèges de la jeunesse près des femmes, et de se voir en même temps refuser le privilège des vieux. Il demande à être officiellement déclaré un individu sans conséquence, et de jouir de toutes les immunités attachées à cet état.
Quelqu’un causant des derniers événements, et à propos de ces événements de la dernière Exposition et de la réunion de tous les souverains de l’Europe qui auraient dû empêcher ces désastres, la princesse l’interrompt : « Oh ! il n’y en avait qu’un qui le voulût, qui le désirât, c’était l’empereur de Russie. Et je le sais bien. Le jour du dîner de gala, la grande-duchesse de Russie vint à moi, me dit que l’Empereur voulait causer avec mon cousin, avant le dîner, et me demanda de le faire prévenir. Je lui répondis que c’était très facile, et j’allai trouver l’Empereur, qui vint aussitôt. Le tête-à-tête commença dans un petit salon, mais il fut malheureusement interrompu, ce tête-à-tête ! et je vis presque aussitôt l’Empereur ressortir avec une figure, longue comme tout. »
1er novembre §
Le vieux Giraud racontait ces jours-ci, à Saint-Gratien, qu’une nuit, un chiffonnier vint s’asseoir à côté de lui. La conversation s’engagea, et le chiffonnier s’écria : « Mon métier, c’est le plus beau des métiers, le roi des métiers ! » — « Tiens ! je croyais que c’était le mien ! » fit ironiquement le peintre. — « Monsieur n’est pas chasseur ; s’il l’était, ce que je {p. 354}lui dis, ce ne l’étonnerait pas… quand nous attaquons un tas, nous croyons notre fortune faite… et ça recommence comme ça, à chaque nouveau tas ! »
Dimanche 9 novembre §
Je trouve, chez Flaubert, Ramelli qu’il veut faire engager par l’Odéon pour la pièce de Bouilhet. Elle est là, se plaignant, avec des éclats de voix, du théâtre qui a pris l’habitude de ne plus payer que les premiers rôles, du théâtre qui donnait à Berton 300 francs par soirée dans Le Marquis de Villemer… Je n’ai pas vu de corps d’état où la revendication de l’argent se fasse avec plus de violence que chez les acteurs et les actrices. Dans les lamentations de Ramelli, il y a de la colère sanguine avec des feux au visage, qui forcent l’actrice à se tenir dans une pièce où il n’y a pas de cheminée allumée, et d’où nous parviennent, par la porte ouverte, ses doléances furibondes.
Enfin elle part, et nous voilà seuls. Flaubert me conte l’inespérée fortune de la Présidente (Mme Sabatier, la femme au petit chien dont Ricard a fait un si beau portrait) qui a reçu un titre de 50 000 livres de rente, deux jours avant l’investissement de Paris, un envoi de Richard Wallace, qui avait couché avec elle dans le passé, et lui avait dit : « Tu verras, si je deviens jamais riche, je penserai à toi ! »
Flaubert me parle encore de cette ambassade chinoise, tombée au milieu de notre siège et de notre {p. 355}Commune, dans notre cataclysme, et à laquelle on disait, en s’excusant :
— « Ça doit bien vous étonner ce qui se passe ici dans le moment ? »
— « Mais non, mais non… vous êtes jeunes, vous les Occidentaux… vous n’avez presque pas d’histoire… mais c’est toujours comme ça… et le siège et la Commune : c’est l’histoire normale de l’humanité. »
Il me retient à dîner, et me lit, le soir, de sa Tentation de saint Antoine.
14 novembre §
Au dîner de Brébant, Robin établit que la pesanteur du cerveau est un symptôme de la valeur de l’intelligence, que la moyenne d’un cerveau bien constitué se trouve entre 1 350 et 1 400 grammes, que le cerveau de 1 100 grammes est presque toujours un cerveau d’idiot. Et comme il cite le cerveau de Morny pesant 1 600 grammes, Saint-Victor s’indigne et demande avec colère ce que devait peser le cerveau d’un Goethe. Moi, je me demande si le cerveau d’un Rothschild n’est pas aussi pesant que le cerveau d’un Alexandre, et si des capacités d’un ordre différent, d’un ordre jugé inférieur comme celui d’un financier comparé à un conquérant ou à un littérateur, ne sont pas produits par des organes semblables de même valeur.
Robin est toujours le causeur substantiel qui vous suspend à ses lèvres. Il parle du besoin pour le {p. 356}travail de l’homme, de la science de la cuisine, de la séparation et de la division des aliments, sans quoi l’homme se nourrissant comme les animaux de viandes crues, sa digestion serait aussi longue que la leur, et il ne lui resterait pas de temps pour le travail. Il croit aussi que le perfectionnement du manger amène un allongement de la vie. Selon lui, il y avait très peu de centenaires dans les races primitives, et à l’appui de sa thèse, il cite des momies égyptiennes, où les dents sont comme rasées et où la denture a été absolument détruite par l’imperfection des moulins qui broyaient le blé — et il n’y avait pas encore de Fattet.
21 novembre §
Dîner des Spartiates. Aimable dîner de spirituels potiniers vous introduisant dans les coulisses du journalisme, de la Chambre, de la Bourse, et dans les bidets du monde galant de Paris… On s’élève assez verveusement contre cette blague consacrée par le théâtre : le déshonneur de la fille du peuple par les riches bourgeois, tandis qu’en réalité le déshonneur commence presque toujours avec les cousins et les mâles de la famille. Aubryet raconte qu’au début de sa carrière libertine, il était très troublé, le matin, par l’entrée du frère disant à sa sœur couchée avec lui : « C’est-y aujourd’hui, qu’on pose les rideaux ? » Maintenant, ajouta-t-il, rien ne me gêne, on assemblerait le conseil de famille au pied du lit, que je serais plus à l’aise !
{p. 357}Puis c’est une improvisation charmante de Banville, sur l’imagination de la rime, qu’a au plus haut degré Hugo ; puis c’est la nouvelle donnée par Houssaye, que la Païva s’est mariée avec le comte Henkel, le diadème de l’Impératrice sur la tête.
25 novembre §
Ce qui me semble annoncer la fin de la bourgeoisie, c’est l’apothéose présidentielle de M. Thiers : le représentant le plus complet de la caste. Pour moi, c’est comme si la bourgeoisie, avant de mourir, se couronnait de ses mains.
Attraper un peu, dans mon roman de la prostitution, un peu du caractère macabre qu’ont les crayons de Guys et de Rops.
28 novembre §
Dans l’impossibilité où je suis de travailler, je dérange et j’arrange ma maison pour occuper l’activité qui est en moi. Je fais tout cela sans illusion, bien persuadé, que le jour, où mon intérieur sera créé, de suite la mort me déménagera et que si par hasard la mort est moins pressée que je ne le suppose, il surgira un inconvénient terrible qui me chassera de la maison.
29 novembre §
Aujourd’hui tombe chez moi un jeune ami qui m’écrivait il y a quelque temps, qu’il avait été très éprouvé. Il me dit qu’il a passé par de {p. 358}dures choses, qu’il avait été au moment de se marier avec une charmante jeune personne de la société, dont il était très épris, qu’il a dû rompre parce que cette charmante jeune fille cachait le monstrum horrendum. Ça avait été, ajoute-t-il, une tentative d’attraper le bonheur domestique, et la chose relative à la femme étant réglée, on pouvait se donner une bosse de travail, mais il faut faire encore de la putain, et je n’ai pour ces dames qu’un goût médiocre. »
Puis il me parle d’une pointe qu’il a poussée en Italie, de la belle pâte, de la belle matière que les Vénitiens mettaient si facilement sur leurs toiles, et il est à la recherche de cette confiture qu’il veut appliquer à la vie moderne.
30 novembre §
Pouthier (l’Anatole de Manette Salomon), le bohème original et fantasque, l’homme aux avatars si multiples d’une vie de misère, vient me voir. C’est toujours le même. Sa tête n’a pas un cheveu blanc de plus, son paletot une tache de moins.
Voici son histoire. Pendant le siège, pour manger, il s’est fait incorporer dans le 99e bataillon de la garde nationale ; il y est resté pendant la Commune, a eu le bonheur d’être envoyé à Vincennes, n’a donc pas tiré un coup de fusil. Pourquoi donc cinq mois de ponton ? Nul ne le sait, et lui encore moins que tout autre.
Le bataillon fait prisonnier, sans aucune {p. 359}résistance, est fourré dans les cellules de Mazas, le 29 mai. Le second jour de son emprisonnement, entre dans sa cellule un brigadier, qui lui dit : — « Écrivez votre nom sur cette feuille de papier, écrivez que vous êtes entré, le 29 mai, à Mazas. » Il écrit : le brigadier qui regarde par-dessus son épaule, l’interrompt en lui disant :
— « Vous avez écrit à l’archevêque ? »
— « Non. »
— « Pour vos travaux. »
— « Non, je n’ai jamais eu affaire qu’au ministère des Beaux-Arts. »
— « Vous connaissez l’archevêque au moins de vue. »
— « Non, j’ai vu des photographies de lui, mais sans y faire attention. »
Et l’interrogatoire se termine là.
Il ignorait absolument l’assassinat de l’archevêque, et n’attachait pas d’importance à l’interrogatoire ; cependant le mot « le malheureux », prononcé dans la cellule voisine, par un Irlandais, un ami de captivité, pendant qu’on l’interrogeait, l’intriguait un peu, quand la porte s’ouvrit pour donner passage au commissaire de police, suivi de deux hommes. « Au fait, dit le commissaire de police à un de ces hommes, il me semble qu’il était plus grand ? » Sur ce, l’homme passant les mains dans les cheveux de Pouthier :
— « Vous êtes brun, vous ? »
— « Un brun qui grisonne. »
{p. 360}— « Montrez votre poitrine, vos bras. » Et sur toutes ces parties mises à nu, l’œil du commissaire semblait chercher les marques d’un tatouage. Enfin il remonta à son visage qu’il fixa longtemps, et il finit par dire : — « Non, non, l’autre était plus grêlé ! »
Était-ce une ressemblance physique avec un des assassins ? Était-ce une ressemblance d’écriture avec des papiers compromettants ? Était-ce enfin la ressemblance de son nom, avec un nommé Outhier, un membre de la Commune de Lyon ?
Le troisième jour, au soir, dans un rang de cinq prisonniers, et le bras ficelé au bras de l’Irlandais Olready, il partait pour l’Orangerie de Versailles. En route, ayant parlé un peu haut, dans une petite altercation avec Olready, un officier les faisait sortir des rangs, et marcher vers un mur, où il s’attendait à être fusillé, quand le commandant criait : « Faites rentrer ces hommes, nous n’avons pas le temps de nous amuser ici, on les fusillera à la gare ! » À la gare, on les oubliait, et ils montaient en chemin de fer.
Un type singulier et bizarre, cet Olready, un commis voyageur en révolution, un apôtre de fénianisme, un agent de l’Internationale, un misérable, être maladroit, laid, avortonné, mais possesseur d’un flegme merveilleux, d’une imperturbabilité héroïque, et répétant, avec un accent anglais tout à fait comique : « Très curious ! très curious ! » aux moments les plus critiques, à l’instant où il croyait qu’on allait le fusiller.
{p. 361}Les deux amis étaient jetés dans l’Orangerie, au milieu des milliers de prisonniers remplissant l’immense cave, toute pleine d’une poussière blanche, que le pas de chacun soulevait, faisant des nuages d’albâtre, dans lesquels tout le monde toussait à cracher ses poumons.
Les jours passés là, s’écoulaient dans une vague inquiétude d’être fusillés, d’un moment à l’autre, crainte à laquelle succédait, dans les esprits, la menace moins terrible de la déportation. Et là, je retrouvais tout à fait mon Anatole. L’idée de la déportation fut accueillie par sa cervelle amoureuse de voyage, comme un des moyens les plus simples pour faire des milliers de lieues sans payer, et de réaliser enfin ses rêves de pays exotiques.
Aussi, quand, au bout de deux ou trois jours, on demanda ceux qui voulaient partir, se fit-il inscrire de suite avec Olready. L’innocent croyait être transporté immédiatement en Calédonie… Il part, parqué avec ses compagnons, dans des wagons à bestiaux, si bien calfeutrés contre les évasions, que, vers la fin des quarante-huit heures que dura le voyage de Cherbourg, le pain s’aigrissant dans la fermentation de l’humanité, entassée là, ils étouffaient et étaient forcés, de se coucher, tour à tour, par terre, et de chercher un peu d’air respirable par les fentes du plancher.
Aussitôt arrivés, on les menait à bord du Bayard, où, avant d’entrer, on les dépouillait de tout, ne leur laissant que leurs chemises et des souliers.
{p. 362}Le lendemain, à quatre heures et demie du matin, on leur criait de rouler leurs couvertures, et d’ôter leurs souliers, et alors une inondation générale, qui laissait le plancher mouillé jusqu’à dix heures.
— « Diable, lui dis-je, que vous avez dû souffrir ! »
— « Eh bien, non, répond-il, je ne connais plus le froid aux pieds. Des asthmatiques se sont guéris, et Olready qui crachait le sang, en arrivant, va beaucoup mieux. Il y a eu des morts par la dysenterie, par l’albuminurie, par le scorbut, mais personne n’est mort de la poitrine. »
« Mon cher, reprend-il, le curieux, c’est qu’au bout de trois jours, au milieu de ces hommes dépiotés de tout en entrant, il y avait des jeux de dames faits avec des mouchoirs, où l’on avait noirci des carreaux noirs, et avec des rondelles de drap de deux couleurs ; il y avait des jeux de jonchets, faits avec des brindilles de balais ; il y avait des jeux de jacquet, avec des dés en savon ; il y avait des jeux de dominos, faits avec je ne sais quoi, et quand on nous a donné de la viande, il s’est trouvé des artistes qui ont fabriqué, avec les os, des couteaux, des couteaux qui se fermaient avec un système de ressort, en ficelle tressée, qui était un chef-d’œuvre… enfin, figure-toi qu’à la fin, de ces cordes avec lesquelles on essuie le pont, et qu’on volait, tout le monde avait des pantoufles, des calottes en ficelle. »
« Nous avons passé trois mois dans la batterie, sans monter sur le pont, trois mois, où, sauf la première semaine, où l’on nous a donné deux fois du {p. 363}lard, nous n’avons pas eu de viande, et avons été nourris seulement de pois et de haricots, ce qui, par parenthèse, vous procurait des inflammations buccales bien désagréables. »
« Par exemple, au bout de trois mois, la première fois qu’on est monté là-haut, et qu’on a respiré de l’air vrai, on est monté à quatre pattes, et l’on étouffait, comme si tu te trouvais en ballon, à 6000 pieds, au-dessus de la terre. »
« Il existait toutes sortes de sociétés : la société des grinches avec la Volige, le garçon le plus facétieux de la terre ; la société des maquereaux, présidée par Victor, l’imagination la plus cocasse. Il avait inventé un jeu de main chaude des plus spirituels, et dans le jeu de Monsieur le Président, il y mettait quelque chose tenant de l’improvisation des pièces italiennes, et de ce que j’ai lu dans un de tes livres sur Nicholson. Il était épatant d’invention… Moi, je faisais partie d’une société honnête, qui habitait la rue Tribordaise, et qui avait son plat, — tu sais le baquet dans lequel nous mangions : — Cailleboutis de l’Avent. »
« Il faut te dire que, lorsque j’avais été amené à l’Orangerie de Versailles, j’avais huit sous sur moi. On me les avait pris. Ça fait que je me trouvais absolument sans un patard. Alors, ô fortune, Signeux m’envoya dix francs en timbres-poste, parce qu’on ne nous laissait pas d’argent ! Oh ! la première tablette de chocolat que j’ai pu acheter, que cela m’a paru bon !… Mais qu’est ceci à côté de cela ! Avec {p. 364}mes timbres j’ai pu acheter une feuille de papier, qu’on m’a vendue quinze sous, et un crayon Cacheux d’un sou, payé vingt-deux sous… et avec cela j’ai exécuté mon premier portrait qui a eu un succès énorme, en sorte que j’en ai fabriqué soixante-sept à deux francs, — ce qui a fait de moi, de moi, c’est risible, une espèce de banquier pour tout le monde. »
« Le dur, je te l’ai dit, a duré trois mois, trois mois où il y avait une telle vermine dans le trou où nous étions quatre cent trente, que nous étions obligés d’épouiller les vieux, pour qu’ils ne soient pas complètement mangés. »
« Donc, au bout des trois mois, on nous a permis de nous promener sur le pont, on nous a donné de la viande, on nous a même donné du vin, et quoiqu’on ne nous en donnât qu’un décilitre, cela grisait tout le monde, ce qui était parfois embêtant, vu les quatre bouches de mitrailleuses, que nous avions à l’avant et à l’arrière, et qu’on avait la galanterie de nettoyer devant nous et de recharger tous les dimanches. »
« Mes portraits faisaient rage. Ne voilà-t-il pas le commandant qui a envie d’avoir le sien ! Je fais son portrait. Je fais le portrait de sa femme, d’après un daguerréotype. Ma position change. On me donne une cabine sur le pont. J’ai la permission de travailler. Les sergents me traitent avec respect. Enfin, un jour, mon brave homme de commandant, qui, je crois, avait manigancé en dessous, me dit : « Ça y est ! » et me tend mon fiche-mon-camp. »
{p. 365}« J’étais entré le 5 juin, je sortais le 21 octobre, le jour de ma naissance. J’étais resté le dernier du plat… Olready, lui, quand je suis sorti, faisait vingt-deux jours de cale. »
« C’est drôle, au premier repas que j’ai fait dehors, quand j’ai trouvé une fourchette à côté de mon assiette, il m’a fallu un petit effort de mémoire pour savoir à quoi ça servait… »
3 décembre §
La composition, la fabulation, l’écriture d’un roman : belle affaire ! Le dur, le pénible, c’est le métier d’agent de police et de mouchard qu’il faut faire, pour ramasser, — et cela la plupart du temps dans des milieux répugnants, — pour ramasser la vérité vraie, avec laquelle se compose le roman contemporain. Mais pourquoi, me dira-t-on, choisir ces milieux ? Parce que c’est dans le bas, que dans l’effacement d’une civilisation, se conserve le caractère des choses, des personnes, de la langue, de tout, et qu’un peintre a mille fois plus de chance de faire une œuvre ayant du style, d’une fille crottée de la rue Saint-Honoré que d’une lorette de Bréda. Pourquoi encore ? peut-être parce que je suis un littérateur bien né, et que le peuple, la canaille, si vous voulez, a pour moi l’attrait de populations inconnues, et non découvertes, quelque chose de l’exotique, que les voyageurs vont chercher, avec mille souffrances dans les pays lointains.
5 décembre §
Enfermé chez moi par le rhume, dans la bibliothèque toute nouvellement faite, et où je viens de ranger mes livres, je sens rentrer en moi le désir et la volonté du travail.
11 décembre §
{p. 366}Bar-sur-Seine. Les pieds dans la neige, j’attends depuis neuf heures du matin jusqu’à quatre heures du soir, le débuché d’un sanglier, qui se refuse à quitter sa bauge, enviant la peau de ces gens du Châtillonnais qui vont tuer les sangliers, tout nus, pour ne pas en être éventés.
17 décembre §
La propriété de l’argent n’a absolument rien pour moi, de ce que je lui vois avoir pour les autres. L’argent pour moi, ce sont des rondelles de métal ou des carrés de papier à filigrane, où je lis : Bon pour une jouissance de cinquante centimes, de cinq francs, de vingt francs, de cent francs, de mille francs.
26 décembre §
Bar-sur-Seine. En descendant du bois dans le village de Plaines, mes yeux sont attirés par deux ou trois écorniflures bleuâtres dans la pierre d’un mur. « C’est un ouvrier de la fabrique, me dit mon compagnon de chasse, que les Prussiens ont mis contre le mur, et fusillé en entrant ici. À la maison où l’on garde les chiens, nous avons trouvé la femme de l’ouvrier, une jeune paysanne ayant dans son tablier une petite fille de quatre ans.
On l’avait fait venir pour tâcher de lui obtenir un secours. On lui a demandé son nom. Elle s’appelle Divine : n’est-ce pas un joli nom de baptême pour un romancier ?
FIN