Année 1885 §
Jeudi 1er janvier 1885 §
{p. 3}Un premier jour de l’année, qui a l’apparence d’un Jour de l’An, dans les Limbes, et se terminant par un dîner mélancolique, chez les Lefebvre de Béhaine, ces exilés de la diplomatie.
Samedi 3 janvier §
Ah, si un parti politique quelconque avait mis à l’exécution l’idée, que je lui donnais dans ce Journal, l’idée de créer dans le gouvernement : un Ministère de la Souffrance publique, que de choses menaçantes qui sont, ne seraient pas !
Lundi 5 janvier §
{p. 4}Nos arts plastiques, à nous Européens, n’aiment à représenter que l’animalité supérieure : les féroces, le cheval, le chien. Nos artistes n’ont pas cette espèce de tendresse, qui porte les artistes de l’Orient, à dessiner, à sculpter, amoureusement, la bête, et toutes les bêtes : les plus viles, les plus humbles, les plus méprisées, le crapaud par exemple.
Jeudi 8 janvier §
L’aurais-je jamais cru ? le jeune Léon Daudet m’apprend qu’au collège Louis-le-Grand, l’histoire de la Révolution, s’apprend dans notre Histoire de la société française pendant la Révolution et le Directoire.
Samedi 17 janvier §
On parle d’About, de son besoin maladif de dire des méchancetés spirituelles, méchancetés, dont l’émission était toujours précédée d’une fermeture jouisseuse des yeux, pareille à celle d’un chat qui boit du lait, savourant d’avance la cruauté de son mot, et qui faisait s’écrier à Mme About : « Edmond, Edmond !…
» comme si elle voulait arrêter le trait mordant, au fond de la gorge de son mari.
Dimanche 18 janvier §
On vivrait mille ans, qu’un homme doué d’une intelligence travailleuse, le jour {p. 5}de sa mort, s’apercevrait qu’il n’a pas fait la moitié de tout ce qu’il voulait faire.
Mardi 20 janvier §
Les pièces à thèse, sont des chinoiseries, rien que cela. Ce n’est ni une étude vraie de la vie moderne, ni un recueil de belle écriture, et il n’y a là dedans qu’un travail d’écureuil, et une dépense de fausse imagination autour d’une situation, tirée par les cheveux.
Jeudi 22 janvier §
Dîner chez Charpentier, avec les Daudet, Scholl, Huysmans, Lemonnier.
Scholl, un amusant et brillant ferrailleur de la parole, un verveux et nerveux causeur, qui, de temps en temps, a des mots qui sont, comme des coups de garcette, mais donnés toutefois avec une grâce en leur férocité.
Un moment il nous parle, gentiment et spirituellement, d’une danseuse de corde à laquelle il faisait la cour, concurremment avec le peintre Tissot, qui, en vieux romantique, accompagnait la belle aux gares de chemin de fer, tenant d’une main le cerceau dans lequel elle sautait, et de l’autre la couseuse mécanique, avec laquelle elle avait l’habitude de rapetasser ses costumes.
Et à propos de cirque, il nous cite un original, un {p. 6}Américain, qui, aussitôt arrivé dans un pays qu’il ne connaissait pas, allait au cirque, payait un dîner à la troupe, s’assurant, au prix de ce dîner, un cornac, qui l’introduisait partout, et lui faisait voir tout ce qu’il y avait de curieux, là où il faisait séjour.
Dimanche 25 janvier §
Aujourd’hui Daudet et sa femme viennent me voir, viennent étrenner mon grenier. Ils restent longtemps, très longtemps, jusqu’au crépuscule, et dans le tête-à-tête et dans l’ombre, l’on cause avec une tendre expansion.
Daudet parle des premières années de son mariage, me dit que sa femme ne savait pas qu’il existât un Mont-de-Piété, et lorsqu’elle l’a su, par une certaine pudeur de la chose, ne le nommait jamais, lui jetant : Vous avez été là ? Le gentil de ceci, c’est que chez cette jeune fille, bourgeoisement élevée, il n’y eut pas le moindre effarement en cette nouvelle existence, dans la fréquentation de ce monde de mangeurs de dîners, de carotteurs de pièces de vingt francs, d’emprunteurs de pantalons.
Ah par exemple, s’écrie Daudet, la chère petite femme ne dépensait rien, mais rien du tout pour elle… nous avons encore nos petits livres de compte de ce temps-là, où à côté d’un louis pris par moi ou par un autre, il y a, çà et là, de temps en temps, seulement pour elle : omnibus, 30 centimes. Mme Daudet l’interrompt, en disant ingénument : « Je crois {p. 7}vraiment que je n’étais pas tout à fait développée en ce temps, je ne me rendais pas compte… » Je penserais plutôt qu’elle avait la foi des gens heureux et amoureux, la confiance que tout s’arrangerait dans l’avenir.
Et Daudet reprend que, pendant toutes ces années, il n’a rien fait, qu’il n’y avait alors chez lui, qu’un besoin de vivre, de vivre, activement, violemment, bruyamment, un besoin de chanter, de faire de la musique, de courir les bois avec une pointe de vin dans la tête, d’attraper des torgnoles. Il avoue que dans ce temps, il n’avait aucune ambition littéraire ; seulement c’était chez lui un instinct et un amusement de tout noter, d’écrire même jusqu’à ses rêves.
C’est la guerre, assure-t-il, qui l’a transformé, qui a éveillé au fin fond de lui, l’idée qu’il pouvait mourir, sans avoir rien fait, sans rien laisser de durable… Alors il s’est mis au travail, et avec le travail, est née chez lui l’ambition littéraire.
Lundi 26 janvier §
Quels diplomates feraient ces marchands juifs. Aujourd’hui l’un d’eux dépouillant la réserve israélite, et en veine de confidence, me parlait des conditions avantageuses pour traiter une affaire. D’abord il était de toute importance d’avoir sa figure à soi dans l’ombre et celle de son partner dans la lumière, aussi son fauteuil est-il arrangé de manière qu’en faisant demi-tour à droite, quand {p. 8}quelqu’un entre dans son cabinet, il tourne le dos à la fenêtre. Mais cela est pratiqué par les chefs de bureau malins. Où il se montrait tout à fait supérieur, mon marchand, c’est lorsqu’il parlait de l’utilité de faire attendre longtemps l’homme, qui est venu pour une affaire, parce que, dans l’attente, l’homme s’amollit, que les arguments qu’il a tout prêts, en montant l’escalier, à l’appui de ses prétentions, ces arguments perdent leur conviction entêtée dans le travail de l’impatience nerveuse, que son boniment préparé d’avance, lui-même se désagrège, — et qu’enfin le vendeur d’une chose, qui a attendu trois quarts d’heure, est tout près d’une concession, qu’il n’aurait peut-être jamais faite, si on l’avait reçu tout de suite.
Mercredi 28 janvier §
Ozy disait, en parlant de la pauvreté des moyens amoureux de deux illustres hommes, qui l’avaient aimée : « Ce sont, vous savez, des cérébraux ! »
Dimanche 1er février §
Aujourd’hui, inauguration de mon grenier. Il est venu une quinzaine d’hommes de lettres. Gayda qui avait eu l’amabilité de me demander à faire un article au Figaro, sur cette première réunion, arrive à cinq heures, disant qu’il a été forcé {p. 9}de faire l’article avant de venir : Blavet, le Parisis en chef, dînait, croit-il, ce jour-là, dans la banlieue.
Daudet a une originale comparaison. Il dit que la cervelle de Renan ressemble à une cathédrale désaffectée du culte, qui contient du bois, des bottes de paille, un tas de choses quelconques, mais tout en conservant son architecture religieuse.
Lundi 2 février §
Je lis, ce matin, dans Le Figaro, l’article de Gayda. J’avais à ce qu’il paraît hier, chez moi, au milieu du tout-Paris, des gens dûment brouillés, et qui ne consentiraient à aucun prix à se rencontrer dans le même salon. Pauvre vingtième siècle, sera-t-il volé, s’il va chercher ses renseignements sur le dix-neuvième, dans les journaux !
Mardi 3 février §
Ce soir, en descendant l’escalier de Brébant, Hébrard jetait ces paroles aux échos : « Ce n’est plus que la politique des bureaux de tabac. Ce qui a perdu 93, c’est le certificat de civisme, ce qui perdra ce régime-ci, c’est le certificat de civetisme (allusion au bureau de tabac de la Civette). Avec les besoins actuels, tout le monde veut des fonctions… Et à peine un sénateur, un député est-il nommé, que chaque électeur, apporte sa facture à toucher… Quand un pays en est là, il est tout près de tomber dans la pourriture. »
Dimanche 8 février §
{p. 10}Cet estropié de Desprez, l’auteur du livre : Autour d’un clocher, qui demain va faire un mois de prison, avec sa pauvre figure anémiée, son toupet en escalade, ses béquilles, me semble en chair et en os, le bois de Tony Johannot, détaché de la couverture de son Diable boiteux.
Lundi 9 février §
Une chose providentielle, chez l’homme — et surtout chez l’homme intelligent — c’est le mépris qu’il a pour les facultés qu’il ne possède pas. Il fallait entendre Flaubert parler de l’esprit ; et sans que cela s’exprime par des mots, je sens chez d’autres amis, l’espèce d’indulgent apitoiement, qu’ils éprouvent pour ma toquade de l’art.
Non, la multiplication des travaux et des occupations de la vie d’un lettré, vous défend absolument avant la mort, les quelques années de repos cérébral, de retraite de la vie intellectuelle, qu’il serait si bon d’avoir.
Mercredi 11 février §
Autant c’est chafriolant d’entendre parler cuisine, par des gens curieux de nourriture délicate, raffinée, originale, enfin de petits mangeurs qui ont l’imagination de l’estomac ; autant c’est répugnant, dégoûtant même, d’entendre des goinfres {p. 11}d’une chatte qui se gave de mou, et un bout de langue remueur dans une rotation pourléchante.
Jeudi 12 février §
Il y a vraiment un grand mouvement de presse autour de la reprise d’Henriette Maréchal, nous verrons ce que ça donnera aux représentations.
Samedi 14 février §
On crie, ce soir, sur les boulevards, la mort de Vallès. Zola affirme, chez Daudet, que le pauvre garçon avait la conscience de son état, le sentiment de sa mort prochaine. Il raconte qu’au Mont-Dore, où il s’est trouvé avec lui, cet été, il lui arrivait souvent au milieu d’une causerie animée, de voir tout à coup l’œil de Vallès, pris d’un petit tournoiement, et devenir fixe, en arrêt devant le vide ; en même temps que sa parole se taisait, un moment, avec de l’effroi sur la figure.
C’était terrible, ce regard fixe et ce figement de la vie, dit Zola, qui ajoute : « La mort de Flaubert, le foudroiement, voilà la mort désirable ! »
Dimanche 15 février §
Hier, Mme Daudet se plaignait de la longueur ennuyeuse des beaux sentiments, en vers :
Oui, lui ai-je dit, ce sont des sentiments qui ont douze pieds.
Jeudi 19 février §
{p. 12}Après une nuit fiévreuse, me voici en route, ce matin, sur le chemin de Paris. — Déjeuner chez Magny, en ce restaurant encore tout plein de mon frère et de moi. À une heure, je suis dans les ténèbres de l’Odéon, d’où jaillit une femme qui me saute au cou : c’est Léonide qui embrasse son auteur.
Ennui, agaçant, nerveux, d’une répétition, où les rôles ne sont pas sus, et où la mémoire des acteurs et des actrices, à tout moment, trébuche sur votre prose.
Vendredi 20 février §
Porel, en cet Odéon, est vraiment admirable pour la traduction des intentions de l’auteur par des intonations, des mouvements, des gestes, des suspensions, des arrêts, des temps, qu’il imagine et indique à tout son monde. C’est vraiment de par lui, au théâtre, une très intelligente et très littéraire mise en scène de l’intime et de l’abscons des passions. Il est même des infiniment petits, auxquels il sait donner un dramatique tout particulier, par mille détails ingénieux, venant d’une observation en perpétuel éveil : ainsi la lecture du journal par M. Maréchal, au troisième acte.
Samedi 21 février §
C’est vraiment amusant de {p. 13}voir ses imaginations, prendre une consistance en chair et en os, sa prose, se changer en mouvement, en de l’action, — enfin le froid imprimé, dont on est l’auteur, devenir de la vie.
Lundi 23 février §
Dans le premier journal que j’ouvre, je tombe sur ce fait divers, que les machinistes à l’Odéon ont passé la nuit à équiper le décor du Bal Masqué.
En arrivant au théâtre, mon œil, dans le jaune des affiches, est de suite attiré par le blanc, au milieu duquel se lit : Henriette Maréchal, annoncée pour samedi, et pour dimanche en matinée.
Répétition retardée par l’enterrement d’Élise Petit, cette toute jeune ingénue, blonde, morte des suites d’une couche. Je m’en vais lire, au murmure de la fontaine de Médicis, dans le soleil d’un entredeux de giboulées, un cruel article sur Banville, de Lemaître, je m’en vais voir mon portrait de Bracquemond au Musée du Luxembourg, portrait, que je ne sais pourquoi, le conservateur n’a pas indiqué sous mon nom. Je reviens à l’Odéon, et en attendant que commence la répétition, je m’amuse à voir mettre en place le décor du corridor de l’Opéra, devant un machiniste en chef morose, accompagné en chacun de ses pas, par un bouledogue trapu, et comme écrasé sur les planches de la scène, — homme et bête à la silhouette fantastique.
{p. 14}Enfin commence la répétition du premier acte, et les figurants manquant d’animation, de remuement, de grouillement, Porel leur dit : « Mais, mes enfants, vous n’avez donc jamais vu de boîtes d’asticots ? »
Jeudi 26 février §
« Des bottines vernies !… vous mettrez des bottines vernies !… mais vous aurez l’air d’un étudiant sur son trente-deux !… C’est étonnant, que vous ne puissiez pas vous habituer à ressembler à des gens du monde ! » C’est Léonide Leblanc, qui interpelle ainsi le jeune Lambert, et le mépris qui sort de la bouche de la femme, qui a été aimée par des princes, pour le jeune premier du quartier Latin, ne se peut noter.
Daudet comparait, ces jours-ci, l’intérêt qui se fait forcément entre un auteur et ses interprètes, à l’intimité qui s’établit entre passagers et matelots sur un vaisseau, pendant une tempête. La comparaison est assez juste. On est tout à tu et à toi, et l’on ne se connaîtra plus dans trois mois.
Céard est venu, ce matin, me lire la petite notice, qu’il a écrite, pour l’en-tête des lettres de mon frère. De l’écriture d’une grande distinction et d’une tendresse de cœur, qui me remplit d’émotion.
Vendredi 27 février §
De temps en temps, une {p. 15}remarque fine de Porel sur son monde, sur les acteurs. À propos de la rentrée de Chelles, en courant, au troisième acte, il dit : « Ils ne sont pas observateurs pour un sou, on court au chemin de fer, mais quand on l’a manqué, on revient tout lentement. » Et encore à propos des portes, qu’ils ne ferment jamais : « Ils sont toujours des élèves de la tragédie, des gens qui ont grandi dans des maisons, où les portes se ferment par procuration. Ils ne se doutent pas de la petite note de la vie moderne, que ça donne à une scène, le monsieur qui ferme la porte, par laquelle il entre. »
« Ne croyez-vous pas, que comme consul à Caracas, je ne devrais pas porter une décoration étrangère… une décoration ridicule… la décoration du lapin blanc de Sumatra ? » C’est Lambert aîné, me parlant sur un ton de blague, mais au fond très désireux d’avoir un ordre étranger à sa boutonnière. Et quelques instants après, c’est Chelles, qui avec toutes sortes de circonlocutions timides, me demande, si je ne crois pas, que pour bien établir la grande position d’industriel de M. Maréchal, il ne serait pas bon qu’il fût décoré de la Légion d’honneur.
Samedi 28 février §
{p. 16}Répétition en costumes. L’acte du bal, joué avec la froide solennité d’un divertissement de tragédie. Désaffection de cet acte, et espèce d’horripilement de son esprit, qui dans ces bouches odéonesques, ne me semble plus de l’esprit.
Porel, avec lequel je dîne, ce soir, parle d’un individu excentrique qu’il a connu, un homme à la fois spirite et masseur, et qui l’invitait à son mariage, par ce billet à l’étrange rédaction : « Si mon tailleur ne fait pas la bête, je me marierai samedi ! » Et le samedi, il trouvait son monsieur, donnant le bras à une femme très bien, et de tout neuf vêtu, et orné d’un râtelier resplendissant, qui empêchait un moment Porel de le reconnaître — râtelier que pas plus que son habit, il n’avait payé. Et Porel était instantanément tapé de vingt francs, pour payer la voiture qui avait amené le couple à la mairie.
Dimanche 1er mars §
Aujourd’hui Platel (Ignotus du Figaro) est venu ce matin pour me pourctraiturer. Je l’ai connu, fréquenté à ce qu’il paraît, au moment de nos débuts littéraires, mais il m’était complètement sorti de la mémoire.
C’est un gros garçon, à l’encolure d’un propriétaire foncier vivant sur ses terres, avec un rien de l’air d’un ahuri et d’un mystique. Il fera son article de demain avec des phrases mal entendues, pendant vingt minutes, — mal entendues dans la {p. 17}préoccupation du ver rongeur qui l’attend à la porte, et de son déjeuner en retard, au moins d’une heure.
Je suis vraiment étonné de trouver chez cet homme, qui malgré tout ce qu’on dit, a des expressions d’observateur, quelquefois de voyant, et qui a fait, selon moi, un très remarquable article sur les Clarisses aux pieds nus, je suis étonné de trouver un reporter ordinaire, avec ses qualités d’ignorance, sa brouillonnerie de cervelle, et encore, avec des yeux si fermés aux choses d’art.
Lundi 2 mars §
Avant de me lever, au petit jour, je réfléchissais dans mon lit, au sujet d’Henriette Maréchal, que si je continuais à faire du théâtre, je voudrais le balayer de tout le faux lyrisme des anciennes écoles, et remplacer ce lyrisme par la langue nature de la passion.
Ce matin, corrigeant les épreuves des lettres de mon frère, il se trouve que je corrige la feuille contenant les lettres écrites, sur la représentation d’Henriette Maréchal, de 1865.
Mardi 3 mars §
À mon réveil, lecture d’un article de L’Événement, qui, sous des formes polies, et, avec des révérences même, révèle une sourde hostilité. Lecture suivie de la lecture d’un article du {p. 18}Gaulois, qui imprime en tête du journal, un appel aux républicains à resiffler ce soir, notre pièce : appel signé Charles Dupuy, l’un des signataires du manifeste, du 7 décembre 1865, dans lequel ce lettré sévère, s’exprime dans cette étonnante prose : « Nous savons chiffonner d’une main osseuse la guimpe des vieilles Muses, et nous accrocher, quand nous voulons rire, à la queue des lourds satyres, amoureux de la joie et de la folie. Est-ce une raison pour ne pas crier : Pouah, quand la fange tente d’éclabousser l’art. Nous n’aimons pas voir sa robe s’accrocher au clou du lupanar, et toute débraillée, titubant à travers les ruisseaux, voir la Muse, le stigmate au front de l’Impudeur, s’en aller, psalmodiant des rapsodies sans nom, parmi lesquelles rien ne transpire, ni vérité, ni style, ni inspiration… »
C’est drôle vraiment l’appel de ce Charles Dupuy, dans le journal conservateur par excellence. Allons, il faut qu’il y ait bataille autour de notre nom, jusqu’au bout de la vie du dernier des deux frères, et que je ne puisse, à la faveur et sous le bénéfice de mes soixante ans bien sonnés, remporter un succès, où je n’aie la bouche amère, un succès qui ne soit une meurtrissure de mon être moral. Curieuse la perpétuité de ces haines littéraires ! Elles nous ont jeté à la porte du théâtre, où certainement nous aurions fait quelque chose, et quelque chose de neuf ; elles ont tué mon frère, — et ces haines ne sont pas désarmées.
Au fond, cet article du Gaulois me donne le trac. Car si ce soir, il y a quelques sifflets, avec tout ce {p. 19}qu’il y aura dans la salle de mauvaises dispositions latentes, chez la plupart de mes confrères, c’est une partie compromise, un four quoi, encore. Le fait est que j’ai peur pour ce soir, et que je me couche jusqu’au dîner. C’est ma ressource dans les grands embêtements de la vie. Je ne trouve pas le sommeil, mais j’obtiens une espèce d’engourdissement, en la nuit de ma chambre fermée, dans laquelle mon ennui se formule à ma pensée, d’une manière moins distincte, plus vague, plus estompée.
Il est cinq heures. J’avais le projet de dîner dans un restaurant de la rive droite, où je serais sûr de ne rencontrer âme qui vive de ma connaissance, puis battre jusqu’à neuf heures, les rues désertes dans le voisinage de l’Odéon. Mais il pleut à verse, et mon tête-à-tête avec moi-même m’est triste et insupportable.
Je me sens le besoin de vivre jusqu’à l’heure du spectacle, avec des gens qui m’aiment. Aussitôt donc dans un fiacre par une pluie battante, un fiacre traîné par un cheval qui boite, mené par un cocher qui ne sait pas son chemin, et je passe par des rues désolées, où j’entrevois au-dessus d’une boutique, comme au travers d’un aquarium abandonné, et au milieu d’une lueur de gaz, qui a l’air d’éternuer : Madame Dieux, réparation de toutes sortes de bandages.
« Voulez-vous me donner une assiette de soupe, dis-je au ménage, en entrant dans le cabinet de Daudet ? »
Et me voilà dans le réconfort et la chaleur {p. 20}affectueuse d’une maison amie, et nous dînons sur le bout de la table, où déjà est dressé le souper donné en l’honneur de la reprise d’Henriette Maréchal.
Je laisse les Daudet entrer tout seuls à l’Odéon. Moi, j’erre autour du bâtiment lumineux, éclairé a giorno, sans oser y entrer, attendant la fin du premier acte que je redoute, songeant à la princesse qui est dans l’avant-scène, et que je m’imagine insultée, engueulée, dans ces bouffées de bruit qui jaillissent, par instants, des portes et des fenêtres fermées du théâtre. Enfin je n’y peux tenir, après dix tours de l’Odéon, je me décide à pousser la porte battante de l’entrée des artistes, je monte l’escalier, demandant à Émile :
— Est-ce qu’elle est bonne, la salle ?
— Excellente !
La réponse ne me rassure qu’à moitié, et je descends encore pantelant dans les coulisses, où le bruit brisé des applaudissements me semble, dans le premier moment, des sifflets. Mais ce n’est qu’une seconde que dure cette impression. Ce sont vraiment bien des applaudissements, des applaudissements frénétiques sur lesquels tombe la toile du premier acte.
Et les autres actes, la pièce marche admirablement, avec cependant un tantinet de froideur au second acte, qui avait été le succès de la répétition générale, mais avec une ovation enthousiaste au troisième.
La princesse qui m’a fait demander, et que j’ai {p. 21}refusé d’aller voir dans la salle, vient me trouver avec son monde, au foyer des acteurs, et un peu grisée par des bravos me dit : « C’est superbe, c’est superbe… si on s’embrassait ? »
Et après des embrassades des uns et des autres, on s’achemine chez Daudet, où l’on me donne la place du maître de la maison. Et l’on soupe au milieu d’une douce gaîté, et de l’espérance de tous que mon succès va ouvrir à deux battants la porte au théâtre réaliste.
En rentrant à quatre heures chez moi, Pélagie qui se relève, me confirme le succès de ce soir, disant, qu’un moment, elle et sa fille ont craint que les troisièmes galeries, toutes remplies d’étudiants et de jeunes gens, ne leur tombassent sur la tête dans le délire des trépignements.
Mardi 3 mars §
Un excellent Figaro. Le reste de la presse assez ergoteuse, déclarant que ma pièce est une œuvre ordinaire, où cependant se rencontrent une certaine délicatesse, et un style sortant de l’écriture courante des drames de tout le monde… En lisant les journaux, je suis frappé par la sénilité des idées et des doctrines chez les critiques dramatiques. Parmi ces messieurs s’est maintenue, de la façon la plus orthodoxe, la religion du vieux jeu. Chez les critiques littéraires, une transfusion de jeune sang s’est faite, et les plus arriérés, les plus {p. 22}inféodés au classicisme étroit, sont moins fermés, plus ouverts aux choses nouvelles de la littérature, tandis que les critiques dramatiques, surtout ceux des petits journaux populaires, des petits journaux illustrés, sont restés de vrais critiques du temps de la Restauration.
Oh, la grande place à prendre pour un jeune lettré, spirituel, méchant avec talent, qui intitulerait un article, paraissant toutes les semaines : La critique de la critique, et ferait ressortir les trop fortes âneries de ces messieurs !
Jeudi 5 mars §
Ce soir à l’Odéon, troisième représentation d’Henriette Maréchal. Salle trouée de grands vides. Spectateurs de glace. Léonide enrouée à ne pas l’entendre. Porel, dans sa loge d’avant-scène où j’entends la pièce, s’écrie : « Bon, une voix de bronchite !… la pièce est fichue, si nous sommes forcés de la suspendre quatre ou cinq jours. » Et l’on est contraint de faire une annonce, pour solliciter l’indulgence du public.
Samedi 7 mars §
Je ne sais qui m’appelait hier « triomphateur ». Il est drôle mon triomphe, drôle vraiment ! Toute la journée je me suis dit : « Il faut aller ce soir à l’Odéon… il faut par ma présence {p. 23}encourager, échauffer mes acteurs… mais dans la perspective de trouver une salle comme celle d’avant hier, je n’ai pas le courage de me rendre à l’Odéon.
Dimanche 8 mars §
Ce soir, salle bondée de spectateurs. Applaudissements frénétiques. Léonide heureuse de sa voix à moitié retrouvée, me montre avec orgueil son dos, où il n’y a plus de peau par la morsure des taxia. Chelles m’annonce cent représentations. Et de désespéré, que j’étais en arrivant, je m’en vais réespérant. Dans les choses théâtrales : c’est abominable ces hauts et ces bas, et sans transition aucune.
Lundi 9 mars §
Lettre de Porel, qui m’apprend que l’Odéon a fait hier avec la matinée, près de 7 000. Lettre de Debry, agent de la société des auteurs dramatiques, qui m’annonce que Mme Favart accepte mes conditions pour une tournée en province.
Mardi 10 mars §
Ce matin, dans le lit, ruminement des mauvais articles d’hier et d’aujourd’hui, et l’indignation de cet article de Bigot, du Siècle, qui cherche à me faire siffler, en proclamant que {p. 24}l’adultère de ma pièce est plus immoral que les adultères de toutes les autres pièces, et en donnant à entendre que le frère aîné est un maquereau.
Au fond, il n’y a pas à se le dissimuler, la pièce a du plomb dans l’aile.
Jeudi 12 mars §
Dans le montage fiévreux de la pièce, dans le coup de fouet des répétitions, dans l’émotion de la première, je n’avais pas conscience de la fatigue cérébrale ; aujourd’hui, elle se fait sentir, et tous les matins je me réveille la tête lourde.
Exposition de Delacroix aux Beaux-Arts. Je n’ai pas d’estime pour le génie d’Ingres, mais je l’avoue je n’en ai guère plus pour le génie de Delacroix.
On veut que Delacroix soit un coloriste, je le veux bien, mais alors c’est le coloriste le plus inharmonique qui soit. Il a des rouges de cire à cacheter de papetiers en faillite, des bleus à la dureté du bleu de Prusse, des jaunes et des violets pareils aux jaunes et aux violets des vieilles fayences de l’Europe, et ces éclairages de parties de nu avec des hachures de blanc pur, sont, je l’ai déjà dit, tout ce qu’il y a de plus insupportable, de plus cruel pour l’œil.
Quant au mouvement de ses figures, je ne le trouve jamais naturel, il est épileptique, toujours théâtral, pis que cela : caricatural ! et ces figures ont tout à fait la gesticulation des cabotins ridicules, dans les lithographies de Gavarni.
{p. 25}Je ne lui reconnais absolument qu’une qualité, c’est le grouillement d’une foule, comme dans le Massacre de Liège, comme dans le Boissy d’Anglas, et où l’exagération de la mimique de chacun, disparaît dans le mouvement général de tous.
Au fond, un vrai peintre n’est jamais, dans ses tableaux, un illustrateur de littérature. Il peint les choses lui tombant sous la vue, des hommes, des femmes, des paysages, des étoffes, que sais-je, mais, il va très peu chercher les motifs de sa palette dans les bouquins. Un peintre littéraire — on pourrait formuler cet axiome — est toujours un peintre incomplet — et cela depuis Delaroche jusqu’à Eugène Delacroix.
Enfin aujourd’hui, le grand peintre m’apparaît, comme un Beaulieu, comme ce romantique cocasse du pinceau.
Daudet, parlant, ce soir, du bien-être de la vie de son fils aîné, que celui-ci trouve tout naturel, raconte qu’il était passé avec lui dans la journée, devant la fontaine du Luxembourg, et que la fontaine lui avait rappelé, aujourd’hui, ce souvenir.
Un jour de l’année de ses dix-sept ans, un jour d’hiver où il n’avait pu payer sa chambre, et où on lui avait refusé sa clef, il fut contraint de se promener toute la nuit, pour qu’on ne le ramassât pas, et le matin, en face de cette fontaine, quand il était mort de fatigue et de froid, il eut la chance de rencontrer un ami qui lui donna la clef de sa chambre, et {p. 26}le bonheur inappréciable de se fourrer dans un lit encore chaud.
Samedi 14 mars §
La reprise d’Henriette Maréchal, de cette pauvre et innocente pièce, sans grande audace, sauf dans le premier acte, a fait revivre dans la presse, les haines que mon frère et moi avions fait naître, au plus beau temps de notre littérature bataillante. Un journal disait, ces jours-ci, en parlant de la pièce : « Les honnêtes gens écoutaient muets, consternés ! » Hier le Journal illustré, je crois, et qui par parenthèse donne nos portraits, imprimait : « Si ce théâtre devait réussir, il faudrait détruire le théâtre. » Pourquoi, mon Dieu ! Vraiment, il y a une imbécillité dans l’exaspération de ces gens, tout à fait incompréhensible.
Mardi 17 mars §
Une note que j’ai oublié d’intercaler, en bas des Lettres de mon frère, sur mon oncle de Neufchâteau, l’ancien officier d’artillerie, le représentant des Vosges, en 1848.
Mon oncle était le plus honnête homme et le meilleur des êtres, mais avait emporté de l’École polytechnique, en même temps que le républicanisme, l’illogisme du raisonnement particulier à tous les forts en x sortis de cette école. Il ne portait pas dans {p. 27}la vie courante, le nom nobiliaire de son père, mon grand-père, le député du Bassigny en Barrois à la Constituante, ne voulant être appelé que M. Huot. Mais dans les actes solennels de la vie, dans le contrat de mariage de sa fille, il faisait écrire par le notaire et signait : Huot de Goncourt.
Mercredi 18 mars §
Dans la correction des épreuves des Lettres de mon frère, quand je le retrouve au collège, écrivant un drame en vers sur Étienne Marcel, cela me rappelle que, quelques années avant, dans ce même collège, en rhétorique, j’envoyais à Curmer une monographie de « La Cuisinière » pour Les Français peints par eux-mêmes, puis, que je faisais une « Histoire des Châteaux au moyen âge » pour entrer à la Société d’Histoire de France, tandis que mon frère continuait à versifier et à fantaisier. C’est curieux ce qu’a produit, plus tard, cet amalgame de tendances et de goûts différents de l’esprit.
« Le mérite de mes livres, disait sérieusement un bibliophile, qui vient de vendre sa bibliothèque, — très cher : le mérite de mes livres, c’est qu’ils n’ont jamais été ouverts. »
Jeudi 19 mars §
Elle est vraiment originale, cette pensée du Japonais Hayashi, qu’il émettait hier : {p. 28}« Pour les idées philosophiques, nous ressemblons un peu, nous les Japonais, à un collectionneur ayant une vitrine, et n’y introduisant que les choses qui le séduisent tout à fait, sans trop se demander au fond le pourquoi de cette séduction. »
Vendredi 20 mars §
Un des leader du parti républicain, dans un dîner, où il y avait quelques droitiers, formulait, à ce qu’il paraît, un De profundis prochain de la République, à peu près en ces termes. Une jeunesse hostile à l’Empire avait cru à deux choses chez les hommes nouveaux : à un relèvement de l’intelligence, à un relèvement de la morale, — et malheureusement, il faut bien reconnaître, que chez les gouvernants de l’heure présente, l’intelligence et la morale sont peut-être encore inférieures à l’intelligence et à la morale des gens de l’Empire.
Lundi 23 mars §
Auguste Sichel affirmait, ce soir, que l’allemand de Henri Heine, était un allemand tout spécial, presque une langue particulière, une langue à phrases courtes, sans précédents dans la langue germanique, et qu’il croyait formée par l’étude du français des encyclopédistes, du français de Diderot.
Mardi 24 mars §
{p. 29}Ce soir, j’ai passé la soirée à l’Odéon. Tout d’abord Porel me dit : « Oui, en effet, nous faisons 2 200 en moyenne… mais je suis très content, très content. » Il ajoute toutefois, au bout de quelques instants : « Seulement, si dans la semaine de Pâques, la pièce ne remonte pas, il faudra prendre un parti. »
Il y a, dans le théâtre, la mauvaise humeur produite par une pièce qui ne fait pas d’argent, et tout me dit que la pièce est destinée à quitter l’affiche, après une trentaine de représentations. Oui, c’est positif, le public n’aime pas la simplicité de cette prose dramatique, il veut autour des catastrophes de la vie, la langue du boulevard du Crime. Ces drames de la vie, offerts à ses oreilles, avec les paroles de la vie réelle, ça l’étonne, ça change ses habitudes.
Jeudi 26 mars §
Ce soir, Daudet disait : « Si je n’étais pas entièrement pris par mon livre, je trouverais de belles choses à écrire sur la douleur. » Et il parle de l’aspect curieusement méchant des gens, qu’il rencontre à l’hydrothérapie. Là-dessus une discussion entre lui et sa femme, voulant la chère femme que la souffrance nerveuse n’aigrisse pas, n’exaspère pas, ne fasse pas mauvais !
Vendredi 27 mars §
Ce matin, Mme Favart revient avec Verlet, le régisseur de la troupe. Toute pleine {p. 30}de vivacité et d’entrain, la voici farfouillant dans les vieux journaux, y cherchant les éléments d’un historique de la pièce, qu’on distribuera dans la salle, quand tout à coup, je viens à parler du Tonkin, d’une batterie d’artillerie qu’on dit perdue, et la voilà lâchant tout, qui se met à fondre en larmes. Elle a son fils avec le général Négrier, et n’en a aucune nouvelle.
Samedi 28 mars §
Exposition de Bastien-Lepage : de la peinture préraphaélique appliquée sur des motifs et des compositions de Millet.
On commence à voir de singulières créatures, dans Paris, des femmes qui ont l’air d’être sorties des livres de Poë, et que je soupçonne d’être des étudiantes russes. Il y avait devant une des toiles de Bastien-Lepage, une de ces femmes à la blancheur chaude, coiffée au haut de la tête, d’un petit toquet d’astrakan, une femme aux traits aigus, émaciés, spiritualisés, au menton de galoche annonçant une résolution entêtée, aux formes d’un jeune éphèbe plutôt que d’une demoiselle, et terminée par une paire de grosses bottines canaille.
Mardi 31 mars §
En traversant le Palais-Royal, je lis au-dessus du café de la Rotonde : Grand café. {p. 31}Rotonde à louer. Décidément les endroits meurent tout comme les individus.
Je n’entre jamais à l’Odéon, sans l’attente de quelque chose de désagréable, qui va m’être apporté par ce que j’entendrai ou ce que je verrai. Oh ! le théâtre, l’état abominablement nerveux, dans lequel ça vous tient, tout le temps qu’on vous joue. Je redoute le soir, où on me dira : On ne vous joue plus, tel jour, et cependant je l’appelle ce jour, où on me dira cela.
Lundi 6 avril §
Oui, j’ose le dire, je n’admire que les modernes. Et, envoyant promener mon éducation littéraire, je trouve Balzac, plus homme de génie que Shakespeare, et je déclare que son baron Hulot produit sur mon imagination, un effet plus intense que le Scandinave Hamlet. Cette impression peut-être, beaucoup la ressentent, mais personne n’a le courage de l’avouer — de l’avouer même à soi-même.
Je reçois ce soir, un billet de Porel, qui m’annonce que l’Odéon a fait, ces derniers jours de Carême et de Tonkin, des soirées de 1 000 francs, une de 500, et qu’hier enfin, jour de Pâques, on a eu toutes les peines du monde à monter à 1 500.
Mardi 7 avril §
À dîner chez Brébant, Hébrard faisant une énumération des présidents de la {p. 32}Chambre, arrivé à Gambetta, s’écrie : « Lui, c’était un président romantique. Oui c’est bien positif, un président n’est un bon président, qu’à la condition qu’il y ait en lui du ténor, de l’hercule, du saltimbanque. Vous vous rendez bien compte, ajoute-t-il en me jetant un regard, que je ne parle en ce moment que de ce que j’ai vu. »
Un dîner tout plein de quasi-ministres. J’ai en face de moi Spuller, qui l’a été, ministre, cinquante et une heures, avant la formation du ministère ; j’ai à côté de moi Ribot, qui a encore refusé hier à Brisson de prendre le ministère de l’Instruction publique.
Jeudi 9 avril §
Aujourd’hui à la table de Daudet, la conversation va à la mort et ne la quitte pas de tout le dîner. C’est dans la nouvelle et grande salle à manger, comme un glas funèbre. Daudet commence à parler, presque amoureusement, d’un article du Temps d’hier, où la mort serait, au dire des médecins anglais, une chose douce, une chose voluptueuse parfois, assez semblable à la prise de possession, à l’envahissement d’un corps par les anesthésiques, la morphine, le chloral.
Et Daudet dit qu’il aimerait à peindre cet engourdissement endormant de la douleur dans le plus secret de l’être, décrit joliment le côté enfantin, que ces choses amènent chez l’homme, avoue le besoin qu’il a, lui, de prendre la main de sa femme, dans un {p. 33}attouchement de bébé, quand le calmant opère. Il continue de parler de la mort, quand sa femme attristée par ses vilains dires, coupe la conversation, mais il y revient encore, disant que pour l’homme qui souffre, l’approche de la mort est l’annonce de la cessation de la souffrance.
Puis tout à coup, il jette dans un sourire : « Mais regardez donc Zézé ? — Zézé qui a l’air absolument consterné ! » Car cet enfant a une terreur de la mort, et demande, de temps en temps, avec un intérêt tout particulier, des nouvelles de M. Chevreul, qu’on lui a dit avoir près de cent ans.
Samedi 11 avril §
Ce soir, l’avant-veille de mon enterrement, je trouve de bon goût de me montrer au théâtre, et de remercier mes acteurs.
Énigmatique le théâtre et ses dessous ! Porel me dit en parlant de la nouvelle pièce : « C’est une pièce d’un inconnu… et ici les pièces d’inconnu ne font pas d’argent… Je m’attends à une dizaine de représentations à 600 francs par soirée. » Alors pourquoi m’abandonner, quand l’annonce des dernières représentations fait faire des recettes de plus de 1 500 francs ?
Je vais voir un moment Léonide dans sa loge, je la trouve d’une amabilité cassante, qui n’est pas celle des premiers jours, et quelques instants après elle fait une scène à la Folie du bal masqué, dont les grelots lui ont attaqué le système nerveux. {p. 34}Mélancolie de Dumény, qui a si merveilleusement joué le « Monsieur en habit noir ». On me jouera encore mardi et mercredi : ce qui fera 38 représentations.
Vendredi 17 avril §
À la suite du four de Sarah Moore, dépêche de Daudet qui m’annonce la reprise d’Henriette Maréchal, à l’Odéon, mardi.
Mardi 21 avril §
Aujourd’hui, à propos de l’assassin Marchandon, il est question, chez Brébant, du besoin actuel d’une morale quelconque, et là-dessus Renan de s’écrier : « qu’un jour ou l’autre, on sera obligé d’arriver à un cours de morale laïque, à une espèce de succursale de la morale catholique ».
Puis, tout à coup, la tablée des philosophes et des politiciens se met à batailler à côté des deux termes : infini et indéfini, faisant sonner de grands mots ayant l’air d’idées, mais qui ne sont que des sonorités vides et retentissantes.
Notre dîner du dix-neuvième siècle, est en train de ressembler à une moyenâgeuse école de la rue du Fouace, débagoulant et logomachant de la scolastique.
Jeudi 23 avril §
Mme Commanville me consultant l’année dernière, au sujet de la publication des lettres de Flaubert, et me demandant qui, elle devait {p. 35}charger d’écrire l’introduction, je lui dis qu’elle était bien bonne de chercher un biographe de son oncle, elle qui avait été élevée par lui, et dont toute la vie s’était passée, pour ainsi dire, à ses côtés. Aujourd’hui, elle vient me lire sa notice, et la biographie de Flaubert est vraiment toute charmante dans son intimité, avec les détails de l’influence d’une vieille bonne, du conteur d’histoires Mignot, avec l’intérieur un peu sinistre de l’habitation à l’hôpital de Rouen, avec l’existence à Croisset, avec les soirées dans le pavillon du fond du jardin, se terminant par cette phrase de Flaubert : « C’est le moment de retourner à Bovary ! » phrase qui faisait naître dans l’esprit de l’enfant, l’idée d’une localité, où son oncle se rendait la nuit.
La fin du travail est bien un peu écourtée. On sent la fatigue d’une personne, qui n’est pas habituée à écrire, et qui en a assez au bout d’un certain nombre de pages. Je l’ai poussée à reprendre cette fin, et à l’étoffer un peu, surtout dans les années malheureuses, où la vie de l’écrivain est complètement remêlée à la sienne.
L’histoire que Daudet fait de ses livres me fait penser qu’il y aura, un jour, pour un amoureux de notre mémoire, une jolie et révélatrice histoire de nos romans, depuis la première idée jusqu’à l’apparition du livre, en cueillant dans notre Journal, tout ce qui est relatif au travail et à la composition de chacun de nos bouquins.
Ce soir, je dîne avec Drumont, qui, à propos des {p. 36}Lettres de mon frère, a cru devoir, au commencement de son article, me présenter comme le corrupteur de la génération présente. Là-dessus, grondé par Mme Daudet, il se défend spirituellement, au nom des principes qui le forcent à sortir, de temps en temps, son flétrissoir, et d’en marquer, à son grand regret, un homme qui lui est très sympathique.
Jeudi 30 avril §
Le déjeuner annuel chez Ledoyen, le jour de vernissage, avec les ménages Charpentier, Zola, Daudet. Tout le temps, on fait joyeusement le château en Espagne d’un voyage, à nous sept, dans le midi de la France, en automne ; et ce sont mille plaisanteries des femmes sur mes mœurs de tortue, sur mes attaches à ma maison, à ma chambre, à mon lit.
Vendredi 1er mai §
Avec ces coucheries, ces sommeils dans la journée, dont j’ai pris l’habitude, la vie réelle ressemble à un grand rêve, où les choses qui se passent aux heures vraiment éveillées, laissent en vous des réminiscences plus accentuées, plus nettement formulées, mais des réminiscences ayant tout de même un peu du caractère des songes.
Samedi 2 mai §
Ce soir, on causait superstition. Zola est tout à fait curieux, il parle de ces choses, à {p. 37}voix basse, mystérieusement, comme s’il avait peur d’une oreille redoutable, qui l’écouterait dans l’ombre de l’appartement. Il ne croit plus à la vertu du nombre 3 ; c’est le nombre 7 qui est pour lui, dans le moment, le nombre porte-bonheur.
Et il laisse entendre, que le soir, à Médan, il ferme ses fenêtres, avec certaines combinaisons hermétiques.
Dimanche 3 mai §
En mon grenier, ce matin, je regardais dans une bouteille de bronze, à la forme élancée, au long col, à la patine sombre, et dont toute l’ornementation est faite, d’une mouche posée sur le noir métal, je regardais, sans en pouvoir détacher mes yeux, une dragonne, cette fleur turgide et déchiquetée, aux stries rouges dans son étoilement jaune impérial, une fleur qui a l’air d’un rinceau de décor, d’une astragale en train de fleurir.
Mardi 5 mai §
Première représentation de L’Arlésienne. Public froid, glacé. Les battements d’éventails de Mme Daudet, prennent quelque chose du froissement colère d’ailes d’oiseaux, qui se battent. Persistance de la froideur de la salle, prête à devenir ricanante pour la pièce, et qui applaudit à tout rompre la musique. Tout à coup, Mme Daudet qui {p. 38}est plaquée dans un affaissement douloureux contre la paroi de la baignoire, s’écrie dans un ressaut violent : « Je vais me coucher, ça me fait trop mal d’être ici ! » Mais Dieu merci, voilà qu’au troisième acte, la pièce se relève, et que la qualité de la pièce et le jeu de Tessandier, font éclater les applaudissements dans les derniers tableaux.
Mercredi 6 mai §
Dîner d’Henriette Maréchal, avec les ménages Daudet, Zola, Charpentier, Frantz Jourdain, et Huysmans, et Céard, et Geffroy. Nous dînons dans cette salle, où du temps du vieux Magny, je dînais avec Gautier, Sainte-Beuve, Gavarni, cette salle où il a été dit des choses si éloquentes, si originales. Zola se livre à une sortie contre les hommes politiques, qu’il déclare nos ennemis, et je pense absolument comme lui.
Mardi 12 mai §
Dîner chez Daudet, avec Barbey d’Aurevilly, que je vois, pour la première fois, familièrement. Il est vêtu d’une redingote à jupe, qui lui fait des hanches, comme s’il avait une crinoline, et porte un pantalon de laine blanche, qui semble un caleçon de molleton à sous-pieds. Sous ce costume ridicule, un monsieur, aux excellentes manières, à la parole flûtée d’un homme qui a l’habitude de parler {p. 39}aux femmes, et dont le manque de dents rappelle, parfois, l’intonation gutturale, mais en mineure, de Frédérick-Lemaître.
Il parle de La Bague d’Annibal, qu’il appelle son premier vagissement, et dit, avec une nuance d’ironie, qu’il a paru sous les auspices de Montépin, que c’est à Montépin, qu’il a dû de trouver son premier éditeur : « Oui, Cadot, le célèbre Cadot, que Montépin m’a annoncé vouloir m’éditer dans cette phrase : « Il vous prendra mais ne vous payera pas. » Puis il saute aux Diaboliques, prétendant que la poursuite a eu lieu à l’instigation de la duchesse de Mac-Mahon, de son petit cercle dévot, d’une de ses jeunes amies, dont il avait éreinté un livre.
Il mange excessivement peu, boit pas mal de vin, et au café, en tendant sa tasse à moitié vidée, à Daudet, qui tient le carafon de cognac, jette : « Vous savez, remplissez-moi ma tasse, tout comme la tasse d’un curé bas-breton ! »
Il nous entretient alors de son peu de besoin de sommeil, de son plaisir à veiller, qui lui permet de travailler, et le délivre de rêves affreux, de rêves atroces… « De rêves d’alcoolisé », lance Daudet en riant. « Oh ! riposte Barbey, je ne bois qu’avec des amis. » Et Daudet et Barbey se remémorent des beuveries de Champagne, en plein jour, en pleine rue, dans l’étonnement des passants.
Je lui demande ce qu’il fait dans le moment, il me répond qu’il écrit un roman, et un Traité de lapPrincesse, un livre donnant à la femme le moyen {p. 40}de garder ses captifs, un livre qui serait un traité de machiavélisme amoureux, à l’usage de la femme.
Il n’est pas, ou il n’est plus, le causeur éblouissant, que m’avait annoncé Saint-Victor ; mais, outre qu’on sent chez lui, un profond mépris pour tout homme qui n’est pas un pur et délicat lettré, il émet à tous moments des mots, fins, intelligents, colorés, et il a aussi des sous-entendus, qui amènent de suite, entre nos deux esprits, une espèce d’entente franc-maçonnique.
Dimanche 17 mai §
Berendsen aurait révélé à Huysmans, l’espèce d’adoration littéraire, qu’on aurait pour moi, en Danemark, en Botnie et autres pays entourant la Baltique, des pays où tout homme frotté de littérature qui se respecte, ne se coucherait pas — toujours au dire de Berendsen — sans lire une page de La Faustin ou de Chérie.
Vendredi 22 mai §
Drôle de peuple que le peuple français ! il ne veut plus de Dieu, plus de religion, et vient-il de débondieuser le Christ, il bondieuse Hugo et proclame l’hugolâtrie.
Jeudi 28 mai §
Une maison avoisinant le parc {p. 41}Monceau, une maison en reconstruction, aux pièces toutes vides, et où il n’y a d’habitable, qu’une salle à manger, garnie de pièces d’argenterie anglaise, de haut en bas. Dans le jardinet, la carcasse en fer d’un jardin d’hiver, dans lequel travaillent cinq ou six ouvriers.
Au milieu des décombres, voletant effarée, une cigogne, salie, noircie par la terre de bruyère, formant une petite montagne au pied de la serre. Et dans le fond du jardinet, une femme, une troublette à la main, pêchant dans le fond d’un tonneau, coupé par le milieu, des ablettes, et les jetant à Luce — c’est le nom de la cigogne, qui les attrape au vol.
Ça, c’est le domicile présent de Léonide Leblanc, qui m’a demandé à faire faire mon portrait par un peintre de ses amis, sur un album, qu’elle veut consacrer à la littérature, et qu’elle commence par l’auteur d’Henriette Maréchal.
Lundi 1er juin §
Cette kermesse me dégoûte, et je remercie mon état de souffrance, qui me permet de ne pas m’y mêler. Il me semble que la population parisienne, sevrée des fêtes qu’elle aime par la République, a remplacé la promenade du Bœuf gras, par les funérailles de Hugo.
Mardi 2 juin §
Dîner Brébant. Quelqu’un fait entendre, que l’Élysée a poussé à l’énormité de la {p. 42}célébration, pour diminuer, effacer dans la mémoire populaire, le souvenir des funérailles de Gambetta.
Alors Spuller de s’écrier d’un air triomphant, que maintenant la République dispose pour ses fêtes, d’un public d’un million des spectateurs, à peu près le chiffre des pèlerins, que les fêtes catholiques de Rome, y attiraient au xve siècle. Et tout en déclarant que l’Église ne dispose plus de rien ni de personne, — ce qui est tout près d’être vrai, — il demande cependant qu’on interrompe la construction de l’Église du Sacré-Cœur, qui d’après lui, est un monument de guerre civile.
Renan à ce sujet, fait la proposition de convertir l’église en un « Temple de l’Oubli » où on élèverait une chapelle à Marat, une autre à Marie-Antoinette, etc., etc. Puis il se met à immoler Lamartine au profit d’Hugo, parlant de son enfermement dans ses idées, du rigorisme de ses principes, de sa maladroite conduite, qui lui a fait une vieillesse maussade, solitaire, tandis que la conduite d’Hugo lui a valu les funérailles, que nous avons vues.
À propos de ces funérailles — un détail curieux donné par la police — dans ces nuits de priapées, sur les pelouses des Champs-Élysées, toutes les Fantines des gros numéros, fonctionnaient, les parties naturelles, entourées d’une écharpe de crêpe noir.
Samedi 6 juin §
Dîner chez l’aimable et artiste, {p. 43}Mme Nathaniel de Rothschild. Au fond du grand jardin, un vrai petit bois, qui vous sépare du bruit de Paris, de la vie des Champs-Élysées, filtrant par moments, à travers sa dense feuillée.
Des invités que je connais, Mme de Nadaillac, le comte de Nieuwerkerke, qui se trouve en ce moment à Paris, et qu’il y a quinze ans que je n’ai rencontré, Delaunay de l’Institut, Lambert, l’aquarelliste des chiens et des chats, Charles Ephrussi, Strauss, l’avocat.
Un succulent dîner, dans le commencement de la benoîte digestion duquel, à l’instar des trois mots du festin de Balthazar, éclate la gueulée de la Marseillaise d’un café des Champs-Élysées : chant de révolution, qui fait lever de son assiette la tête de la baronne, et lui fait dire avec l’expression de l’Argent prenant peur : « Ah ! la Marseillaise ! »
Jeudi 11 juin §
À l’heure qu’il est, la fuite du temps, la brièveté des heures me semblent ne plus me permettre d’exécuter les choses de la vie courante, imposées à tout homme, tant qu’il existe.
Ennui noir, tristesse profonde. Quand je sors : ces deux dîners par semaine, l’un avec mon cher Daudet, qui ne se remet pas, l’autre avec Auguste Sichel, qui s’en va ! — et tout le temps que je suis chez moi, le spectacle de la maladie de la fille de Pélagie, l’immobilisant sur une chaise, dans un affaissement d’idiote !
Dimanche 14 juin §
{p. 44}Aujourd’hui Daudet entre chez moi, avec une figure tirée, des yeux éteints, et des contractions nerveuses du corps, qui lui font dire : « Je souffre vraiment trop, il y a des moments, où j’appelle la mort comme une délivrance ! »
Et le monde du dimanche arrive, et l’on cause et l’on blague, et l’on s’emporte et l’on s’indigne ; et peu à peu Daudet se mêle à la causerie, au rire ou à la colère des paroles. Il lui revient du sang aux joues, de l’esprit dans les yeux ; son corps se pacifie, et il ne semble plus le souffreteux de l’arrivée.
« Ah ! ma pièce de L’Œillet blanc, fait-il à un moment… J’avais touché dans ce temps, où je ne savais pas ce que c’était que l’argent… j’avais touché 1 500 francs chez Peragallo… 1 500 francs que j’avais demandé qu’on me payât en or — et qui faisaient là, dit-il, en tapant sur la poche de son pantalon — une grosse bosse. Oh ! quelle nuit !… J’ai été souper à la Maison d’Or, avec une fille… là, tout à fait une belle fille… une désintéressée comme moi… nous ne songions qu’à faire rire les gens, que nous avions autour de nous, avec l’argent de ma poche… Le lendemain… un matin tout rose… n’a-t-elle pas eu la fantaisie de conduire elle-même… Elle était la fille d’un cocher… et installée sur le siège, — elle nous a menés jusqu’à la Bastille, d’un train, d’un train !
Lundi 15 juin §
Ma volonté est maintenant un {p. 45}vieux cheval de fiacre, pour qu’elle marche, pour qu’elle exécute ce qu’elle a résolu : il lui faut des excitations, des « hue cocotte ! » des coups de fouet.
Mardi 16 juin §
Causerie chez Brébant sur les poisons, et la nécessité d’avoir à sa disposition, en des temps troubles, comme celui-ci, la mort en poche. On s’entretient d’une société à la fin du dix-huitième siècle dont tous les membres, desquels était Condorcet, portaient dans le chaton d’une bague ou le gousset de leur gilet, la dose de néant, qu’il fallait pour les cas imprévus et les fins de vie déshonorantes.
Jeudi 18 juin §
Pélagie revenant de chez Malhéné, me jette de la porte : « Il faut demain que Blanche entre à l’hôpital… il faut qu’elle soit demain à huit heures, au parvis Notre-Dame. »
Ce soir, avant dîner, en descendant au jardin, j’aperçois, par la porte entrebâillée, la pauvre enfant frottant quelque chose, de toutes ses débiles forces :
— Qu’est-ce que tu fais donc là ?
— Je fais mes bottines pour demain… pour l’hôpital.
Je me sauve au jardin, pour que la pauvre petite {p. 46}bougresse, ne voie pas les deux larmes qui me sont montées aux yeux.
Dimanche 21 juin §
Il me vient l’idée de publier un volume tiré de mes Mémoires, sous le titre : Poésies d’un prosateur.
Lundi 22 juin §
Les cocasses, les désolées, les criminelles méditations des gens, que l’on voit assis, réfléchissant sur les bancs des squares.
Mardi 23 juin §
Je souffre peut-être pour la première fois, depuis la mort de mon frère, de me trouver seul. Quand je faisais des romans, que je créais des personnages, ma création me tenait compagnie, faisait ma société, peuplait ma solitude ; je vivais avec les bonshommes et les bonnes femmes de mon bouquin. L’Histoire avec ses personnages défunts, ne vous donne pas cette illusion, cette hallucination, si vous voulez.
Jeudi 25 juin §
Sur le coup de sept heures, je {p. 47}mets ce soir les Sichel, en voiture, pour les Eaux-Bonnes, et de chez eux, je vais à la Maison d’Or, où Zola nous donne un dîner, pour la reprise de L’Assommoir. Les dames de la société me blaguent sur les succès, qu’elles prétendent que j’ai auprès des femmes. Puis entre nous trois, Zola, Daudet et moi, il y a une causerie intime sur le jeune de la littérature actuelle, qui, ayant l’idée d’un livre, et en détaillant avec feu tout l’intérêt, finit par dire froidement : « Ah ! si un éditeur me le commandait ! »
Samedi 27 juin §
Je pensais aujourd’hui, à mes moqueries de la petite, quand elle disait qu’elle voulait acheter une baraque, et y vivre de ce qui pousserait dans le jardinet, et alors qu’elle jetait en point d’interrogation à sa mère : « Lorsqu’on reste couché, on n’a pas besoin de manger beaucoup, n’est-ce pas ? » Hélas ! ce plan d’avenir, qui me semblait une toquade de folle et de paresseuse, était inspiré à la pauvre enfant par cette anémie, qui a tout à coup éclaté, par le sentiment de sa faiblesse, qui lui faisait craindre, qu’après ma mort, elle ne puisse plus servir dans une autre maison.
Conçoit-on chez les pauvres filles du peuple, qui ne se sentent pas la force physique nécessaire pour gagner leur vie, les angoisses secrètes, le crucifiement journalier qu’elles éprouvent ? Et aujourd’hui mes moqueries, à propos des imaginations inquiètes {p. 48}de la triste et maladive fillette, je me les reproche comme des manques de cœur, et le souvenir m’en est douloureux.
Mercredi 1er juillet §
Je pensais, un de ces premiers jours-ci, en me promenant dans ma maison, que je voudrais bien en être l’acheteur, l’acheteur âgé de trente ans.
Je n’éprouve plus de plaisir à manger : la vraie nourriture, la viande me répugne, et il faut que je me raisonne pour en mettre dans mon assiette. Il n’y a plus de tentant pour moi, qu’un verre d’eau-de-vie, humé à toutes petites gorgées. Est-ce que je vais devenir, sur mes tout vieux jours, un amoureux de la maîtresse rousse de Barbey d’Aurevilly ?
Jeudi 2 juillet §
Je pense à la rédaction d’un catéchisme révolutionnaire du grand art et de l’art industriel, une sorte de 93 des admirations bêtes, qui aurait pour titre : Aphorismes d’un monsieur qui voit avec ses yeux et pense avec sa cervelle.
Les anatomies de David, dans ses compositions peintes, ne sont pas des dessins de peintre : ce sont des épures d’architecte.
Loin de la parole sonore de Hérédia, loin du bruit des appels de pied de Céard et de Drumont, qui font {p. 49}des armes dans le billard, Barbey d’Aurevilly, toujours dans un costume étrange, et avec la dure teinture de la barbe et des cheveux, lui donnant l’aspect d’une figure de cire de chez Curtius, Barbey nous conte sa jeunesse.
Il nous dit l’aspect sévère, janséniste, de la maison paternelle, dans laquelle il commence à s’ennuyer fort à dix-sept ans. Son père, un légitimiste forcené, se refuse à ce qu’il serve Louis-Philippe. Il lui demande alors de faire son droit : demande à laquelle le père acquiesce, à la condition toutefois que ce ne sera pas à Paris, parce qu’il y ferait les cent coups. Il fait donc son droit à Caen, où étant devenu l’amant d’une femme, son père exige qu’il fasse un choix entre lui et la femme. Il n’hésite pas un moment dans son choix.
Alors commence à dix-sept ans, une vie pendant laquelle son père ne lui envoie pas une pièce de cent sous. Et ce n’était pas commode à gagner sa vie dans ce temps-là, où l’on payait si peu, et où « il ne consentit jamais — s’écrie-t-il avec fierté — à supprimer une phrase dans un article : ce que sachant les rédacteurs en chef des journaux, ils en profitaient pour ne lui faire passer que deux articles, sur les quatre qui étaient stipulés dans le traité. »
Et il avait dû faire des dettes… avec des créanciers dont il dit le plus grand bien. De dures années, pendant lesquelles il ne reçut pas un bout de lettre de sa mère, de sa mère qui avait une telle adoration pour son mari, que dans la crainte de le contrarier, {p. 50}elle ne donna à son fils, pendant tout ce long temps, signe de vie, de tendresse maternelle. Le raccommodement se fit seulement, après la publication de L’Ensorcelée, ce roman chouan, ayant caressé les convictions du vieux chouan, son père, qui s’était décidé à lui écrire : Revenez, monsieur.
Je n’ai pas besoin de dire que, sauf sa belle et grande fierté littéraire, il y a peut-être autant de convention dans ce récit, que dans le costume du narrateur.
Vendredi 3 juillet §
Il y a des moments, où la vie est contre vous, ainsi que le déchaînement d’une grosse mer. Dans ces moments il n’y a pas à vouloir lutter, il faut imiter les petits bâtiments qui ploient leurs voiles, ferment leurs écoutilles, et se laissent battre comme une épave, comme une planche sombrée.
Au fond, les hôpitaux, depuis que les sœurs n’y sont plus ou n’y ont plus d’autorité, commencent à ressembler à des b… Pélagie revenant hier de la visite à sa fille, me parlait avec dégoût, des caresses, que se faisaient en public, un garçon et une fille de salle.
Samedi 4 juillet §
Un blagueur de toute croyance, {p. 51}de toute conviction, de tout dévouement, et apportant dans son irrespect une ironie du ruisseau, l’ironie toute personnelle à la race parisienne, à l’homme né à Paris, ce blagueur, pendant que je le voyais dire ses voyouteries, me faisait revenir sous les yeux, la belle composition de Prud’hon, qui représente Cérès dans la recherche de sa fille, changeant en lézard, le jeune Stellion se moquant de l’avidité de la faim de la déesse, en train de courir la Terre et les Enfers : — car c’était curieux, il y avait dans la bouche du blagueur, la même déformation que montre celle de Stellion, dans l’estampe de Copia.
Dimanche 5 juillet §
Aujourd’hui, Hennique parle de sa captivité en Allemagne, d’un séjour de quinze jours dans un cachot, où il couchait avec une couverture sur le sol battu.
Puis Jeanniot nous raconte un long temps, passé à l’hôpital de Metz, où il avait écrit sur un calepin de petites notes, pas en faveur de la guerre.
De là, il saute au siège de Paris, et nous conte cet épisode. On attaque une barricade, sur laquelle une cantinière de la Commune fait le coup de fusil, sans qu’on puisse la toucher. Enfin au bout de quelque temps, un sergent s’applique à la viser, et la jette en bas d’une balle dans la hanche. La barricade prise, il la relève, et la porte lui-même à {p. 52}l’ambulance, et s’intéressant à la blessée, va la voir tous les deux ou trois jours. La cantinière le recevait avec plaisir, tout en répétant : « Ah ! si je pouvais savoir le cochon !… » Lui gardait parfaitement son secret. Enfin la femme n’avait plus que quelques jours à vivre. N’alla-t-il pas lui faire une dernière visite, mais ce jour-là, saoul, saoul comme une bourrique. Et quand la femme murmura : « Ah ! si je pouvais savoir le cochon !… », il ne put se retenir de lui dire : « Eh bien, c’est moi ! » Et la femme passa dans un accès de fureur.
Jeudi 9 juillet §
Il y a chez moi un oubli extraordinaire des pays étrangers que j’ai traversés, et j’entendais, ce matin, avec stupéfaction, un jeune homme qui racontait à un de ses amis un voyage, remontant à plusieurs années, et cela avec le nom des localités et la description des paysages, comme s’il les avait sous les yeux. Chez moi, cette mémoire n’a rien du ressouvenir des choses réellement vues, c’est plutôt comme la réminiscence de choses rêvées.
Daudet nous dit, ce soir, qu’il s’est aperçu tout à coup l’année dernière, à Champrosay, qu’il ne pouvait plus courir, sur l’invite de Zézé, lui ayant crié : « Papa, cours après moi. » Ça avait été un effort énorme et rien !… Ses pieds s’étaient refusés à battre l’espace comme les palettes d’une roue, et maintenant {p. 53}quand il traversait un boulevard, et qu’il voulait éviter une voiture, il lui était impossible, tout à fait impossible de courir. Il a terminé en disant qu’il avait pris des notes sur la douleur, qu’il en ferait quelque chose plus tard.
Dimanche 12 juillet §
Ce soir Mme Daudet me lisait des notes de son livre d’« Impressions » écrites au jour le jour. Il s’y rencontre des portraits de femme délicieusement étudiés, et comme seul un observateur en jupons peut en faire, détaillant la féminilité retorse de ses modèles. Elle excelle à peindre en toutes ses variétés, — ce type assez commun à Paris — des femmes, aux caresses de la parole, où l’on perçoit je ne sais quoi de malveillant dont on ne peut se fâcher, en un mot ces femmes vraiment artistes pour introduire un filet de vinaigre dans leurs amabilités, et qui fait ressembler leurs compliments, à la sauce italienne, appelée acre dolce.
Dimanche 19 juillet §
Aujourd’hui, les Sichel aux Eaux-Bonnes, les Daudet à Champrosay, aujourd’hui, quand le restant de mon petit monde des dimanches, a pris congé de moi, en me disant : « Au mois d’octobre », je me suis senti seul, seul, seul ! — et pour {p. 54}la première fois, j’ai ressenti comme une espèce de peur de mon isolement.
Lundi 20 juillet §
C’est curieux l’habitude, que la petite Blanche semble avoir prise de l’hôpital. Trôler dans l’immense bâtiment, s’asseoir sur la chaise au pied du lit des fillettes de son âge et causer avec elles, aller jeter de l’eau bénite sur le corps d’une morte : c’est devenu une vie presque distrayante pour elle. Défendue par son égoïsme de malade contre l’horrible de ce qui se passe autour d’elle, la petite écrivait ces jours-ci à sa mère : « La poitrinaire nº 5 est morte hier soir à onze heures, et maintenant elle est à l’amphithéâtre. Figure-toi, que Jules m’a apporté deux pêches : c’est le cas de dire que je ne savais pas, si c’était du lard ou du cochon. »
Mardi 21 juillet §
Nous avons à notre dîner de Brébant, un dîneur, qui serait un gros monsieur dans l’Instruction publique. Si la marque de fabrique du Parisien intelligent est d’être dépossédé de l’étonnement, celui-ci par contre, en a gardé toute la virginité. Je m’amusais de l’ahurissement de ce monsieur très fort, quand Berthelot affirmait qu’il se vendait cent fois plus d’eaux minérales, que les sources ne {p. 55}pouvaient en débiter, que tout le lait de Paris, était du lait produit par des vaches enfermées et phtisiques, que tout le poisson était conservé avec du salicylate, très bon conservateur des produits alimentaires, mais mortel pour le cerveau et les reins de la population parisienne, que, que… enfin tous les que, dont un Parisien se doute un peu, sans pouvoir les préciser comme un chimiste.
À la fin Berthelot, que cet étonnement amusait comme moi, au moment, où la cotisation du dîner avait été réunie sur une assiette, lui a crié : « Sonnez donc, parce qu’on ne sait pas dans dix minutes… » Et le candide dîneur s’est jeté sur la sonnette.
Vendredi 24 juillet §
La perfection de l’art, c’est le dosage dans une proportion juste du réel et de l’imaginé. Au commencement de ma carrière littéraire j’avais une prédilection pour l’imaginé. Plus tard je suis devenu amoureux exclusif de la réalité et du d’après nature. Maintenant je demeure fidèle à la réalité, mais en la présentant quelquefois, sous une certaine projection de jour, qui la modifie, la poétise, la teinte de fantastique.
Lundi 27 juillet §
Départ pour passer quinze jours à Champrosay, chez les Daudet.
{p. 56}La maison de Daudet, ou plutôt de M. Allard, son beau-père, une grande maison blanche sans caractère, à laquelle sont accolés un tas de petits communs, de réserves, d’appentis de guingois, mis de niveau par deux ou trois marches d’escaliers montants ou descendants ; une maison combinée pour loger trois ou quatre ménages, avec des potées d’enfants. Derrière ces bâtiments, un grand jardin ou plutôt un parc minuscule, dont l’entrée élevée de quatre marches, et s’ouvrant au-dessus d’un parterre, entre une ligne de grands arbres, joue si bien une baie de théâtre, que Daudet, avant de tomber malade, avait eu l’intention d’y jouer une espèce de farce italienne de son invention.
En haut de la maison, le cabinet de Daudet, une toute petite pièce, avec une chaise de paille, devant une petite table, aux pieds comme des échasses, et sur laquelle le myope travaille à son aise. Daudet me parle de ses heureuses soirées, là dedans, avec sa femme, après des journées de travail et de courses désordonnées dans la forêt de Senart. Longtemps, et avec amour, il m’entretient des sereines soirées conjugales, passées dans cette petite pièce qui a une bonne et grande cheminée, de ces heures après le dîner, où sa femme reprisait les bas de Léon, et où il inventait des contes pour l’enfant tenu sur ses genoux, — puis l’enfant couché, et les travaux de couture abandonnés, le mari et la femme faisaient sur un piano, qui tenait tout l’angle de la chambrette, faisaient de la musique jusqu’au milieu de la nuit.
Vendredi 31 juillet §
{p. 57}Nous allons chercher Koning et Belot, qui viennent s’entretenir avec Daudet, de la pièce que Belot tire de son roman de Sapho, pour le théâtre du Gymnase… Ici une parenthèse, Daudet ayant fait le roman, ayant fait le scénario, et comprenant qu’il devait à peu près faire la pièce, lui avait écrit que dans ces conditions, et maintenant qu’il avait une notoriété qui lui permettait de se passer de lui, il trouvait exagéré qu’il touchât la moitié des droits, et qu’il devrait se contenter d’un tiers. Sur cette prétention parfaitement justifiée, Belot dans un mouvement d’irritation, avait dicté à son secrétaire une lettre dans laquelle il l’accusait de vouloir exploiter sa maladie : lettre un peu blessante, mais que Daudet avait incomplètement lue, quand il l’avait invité à dîner.
On cause en landau des décors, et l’on monte les chercher, les établir, pendant une heure qui précède le dîner.
Le dîner est sonné, et nous voilà tous à table : Belot assez gêné, Koning parlant de son amour pour les plats simples, pour les plats bourgeois.
Après dîner l’on recause de la pièce, et comme Mme Daudet est un peu effrayée de quatre actes, ayant pour décors des campagnes, Koning dit, en riant : « Le plein air purifiera la corruption du livre ! » Et il ajoute que Hading, sa femme, s’inquiète, si on peut vraiment tirer une pièce possible du roman, et qu’elle vient encore de lui écrire à ce sujet. »
Enfin nous les reconduisons. En chemin, Belot {p. 58}annonce ainsi son divorce : « Quand ç’a été fait, elle (sa femme) m’a dit : Je suis votre meilleure amie ! ».
Lorsqu’on descend à la gare, Daudet retient un moment Belot à la portière et se plaint de sa lettre, Belot balbutie, rejette le mauvais procédé sur ses embêtements, ses nerfs, déclare qu’il n’aurait jamais envoyé cette lettre, si c’était lui qui l’avait écrite. Daudet lui fait remarquer le drolatique de l’excuse d’un homme, qui se trouve moins coupable, en prenant un secrétaire de ses injures, et ajoute quelques mots sévères qui font prendre congé de Daudet par Belot, en ces termes : « Adieu, monsieur Daudet ! »
Dimanche 2 août §
Daudet me disait être embêté de travailler à Sapho. Ce qui lui sourirait dans le moment, c’est de mettre au théâtre Roumestan, qu’il trouve son meilleur livre. La pièce qu’il voit, qu’il conçoit, serait le développement de l’écart sur l’amour qu’il y a entre la créature du Nord et la créature du Midi. Le Midi est polygame, le Nord est monogame. Le piquant aurait été d’y faire collaborer sa femme, en lui faisant écrire son rôle de femme du Nord, tandis que lui se serait disséqué dans son rôle d’homme du Midi.
Et puis des changements : l’amour de la jeune belle-sœur allant à Roumestan par une affinité de {p. 59}race, et comme fin, l’épouse après avoir pardonné, mourant de sa blessure.
Des journées, remplies par de longues promenades, ventilées par les bourrasques des plateaux de Cour-Couronne, et par la lecture de morceaux de mon Journal, qui semblent faire une impression pénétrante sur le ménage.
Daudet me parlait aujourd’hui de sa mère, dont il tient plus que de son père ; de celui-ci il n’aurait que les violences. Cette mère dont il cause volontiers, il me la peint, avec des paroles tendres.
Jeudi 6 août §
Nous en sommes arrivés avec Daudet à ce degré d’intimité, où l’on reste à côté l’un de l’autre, sans se parler, silencieusement, heureux d’être ensemble, et n’éprouvant pas le besoin de le témoigner, et de remplir les vides de la conversation.
Vendredi 7 août §
Aujourd’hui Céard et Geffroy, invités par Daudet, sont venus déjeuner Au Vieux Garçon, un cabaret sur la Seine, au-dessus de Corbeil, un cabaret, qui avec ses gros arbres en boule, ses tonnelles, évoque un de ces endroits, où le dix-huitième siècle allait manger une matelote. Sous la treille de houblon où nous étions assis, il y a eu une {p. 60}belle causerie sur le théâtre, où l’on a dit que les deux grands théâtres humains, étaient ceux de Shakespeare et de Molière, et que, peut-être, ils devaient leurs qualités, à ce que les auteurs étaient des acteurs, habitués à faire du théâtre debout, et dont les pièces étaient faites d’après la mise en scène.
Là-dessus Geffroy est reparti pour faire la cuisine du numéro de La Justice de demain, et Céard resté avec nous, est revenu dîner à Champrosay.
Dîner après lequel, je ne sais comment, on s’est mis à parler des pourquoi de la vie. C’est étonnant comme sur ces culs-de-sac transcendantaux, on se sent inférieur, parlant comme tout le monde, pas mieux que des enfants. Et après le départ de Céard, je ne pouvais m’empêcher d’avouer l’espèce d’humiliation, de tristesse que j’avais ressentie de notre infériorité en ces questions, nous qui, à propos de toutes autres choses, trouvons des idées personnelles, des dires originaux.
Lundi 10 août §
Ce matin, Daudet entre dans ma chambre, pendant que je fais ma toilette. Il me dit qu’il a éprouvé, cette nuit, des souffrances intolérables, que vraiment avec lui, la douleur est trop cruelle, trop méchante, que dans ces moments de souffrance, au-delà de ce qu’on peut supporter, il lui vient l’idée d’en finir, que malgré lui, il calcule le nombre de gouttes d’opium qu’il faut pour cela… et {p. 61}que ça lui fait un peu peur d’être hanté par cette tentation. Puis il m’a fait causer sur la maladie de mon frère.
Vendredi 14 août §
En enlevant à l’humanité toute religion d’un idéal quelconque, je crains bien, que ce prétendu gouvernement de la fraternité prépare aux malheureux des temps futurs, des concitoyens à l’égoïsme impitoyable, aux entrailles de fer.
Mercredi 19 août §
Ce soir, je vais chercher Geffroy à La Justice.
Des tables en bois blanc peintes en noir, quelques chaises de paille, et sur la lèpre des murs, les croquis de la rédaction : voilà le mobilier. Et pour paysage et horizon, tout près de soi, à cinq mètres, un mur couleur de boue, dans lequel ouvre une fenêtre aux carreaux moitié cassés, moitié bouchés par des toiles d’araignées, et au milieu de la petite cour séparant le bureau de rédaction du mur en face, un espèce de soupirail de verre, d’où montent des odeurs de cuisine de restaurant à vingt-cinq sous, mêlées à des odeurs de laboratoire de pharmacie. C’est là, où mon pauvre ami confectionne le journal, jusqu’à une heure, deux heures du matin, sous le flamboiement meurtrier du gaz.
{p. 62}Nous allons dîner ensemble, et en dînant, Geffroy me parle d’un livre, qu’il se prépare à faire et qu’il veut me dédier, un livre où il veut suivre et étudier une fillette du peuple, jusqu’à l’âge où j’ai mené ma Chérie.
Jeudi 20 août §
Dans l’isolement de ce mois, dont je souffre cette année, et dans le gris de jours ressemblant à des jours d’automne, j’ai inventé une distraction, je passe mes journées au Louvre.
Dimanche 23 août §
J’ai déjà indiqué à quel point, les Japonais, dans le dessin des plantes, se servent, s’aident de l’ombre portée de ces plantes. Aujourd’hui, en donnant à manger aux poissons rouges de mon bassin, dans le moment où il est éclairé par le plein soleil, j’étais frappé combien les ombres portées des poissons sur le fond, étaient les poissons des albums japonais. Du reste le dessin par l’ombre portée des choses ou des êtres, semble avoir beaucoup préoccupé le Japonais. J’ai acheté ces jours-ci un album de figures en noir, semblables à certaines silhouettes de Carmontelle, et qui ne sont que des ombres profilées, de Japonais et de Japonaises, se détachant sur un panneau blanc. Cet album qui est de Baïgai a pour titre : Ombres sur ombres.
Vendredi 28 août §
{p. 63}Dans les restaurants, les femmes, auxquelles des hommes payent à dîner, le plus souvent, apparaissent distantes des paroles que leur disent ces hommes, de la distance qui sépare les continents.
Mardi 1er septembre §
Des maux d’estomac continuels. Décidément je n’ai plus un estomac d’été ; tous les ans, les chaleurs le détraquent absolument.
Jeudi 10 septembre §
Sur ce que j’apprenais aujourd’hui à Ganderax, que Daudet ne pouvait plus dormir qu’à l’aide du chloral, il me disait que le chloral faisait des passionnés, qui, pour satisfaire leur passion, devenaient des menteurs, des voleurs même.
Et à l’appui de cette assertion, il me citait des scènes qu’il avait eues avec son ami Delpit, qui est malade un peu à la façon de Daudet. Une fois, il se trouvait à Nice avec lui, couchant dans sa chambre pour le surveiller.
— Si nous allions ce soir au spectacle ? lui disait, dans la journée,
Delpit.
— Au spectacle, pour voir Madame Angot avec la troupe qu’il y a ici, répliquait Ganderax, qui avait un vague soupçon.
Delpit insistait, et sortait chercher une loge. Et après {p. 64}dîner, tous deux partaient pour le spectacle, mais au moment où ils passaient au contrôle, Delpit disparaissait. Ganderax courait à l’hôtel et le trouvait avec un flacon de chloral ; Ganderax jetait le flacon dans un pot de chambre, et dans le premier moment d’exaspération, Delpit le menaçait de lui flanquer des coups.
Une autre fois, il va avec lui à Divonne. En arrivant, Delpit de dire au directeur :
— Monsieur, je vous demande de me mettre dans l’impossibilité de prendre du chloral.
— Ce sera bien facile, reprend le directeur, c’est moi qui suis le pharmacien.
On n’avait pas pu leur donner une chambre dans l’établissement, et ils habitaient chez un boulanger, où ils étaient, tous les jours, réveillés à deux heures du matin par l’enfournement du pain. Sur la menace de Delpit de s’en aller, le directeur leur fait dresser deux lits, dans une chambrette attenant au cabinet de consultation. Un soir que Delpit s’était retiré de bonne heure, sous le prétexte qu’il était fatigué, Ganderax venant se coucher, trouvait son camarade de chambre, au milieu de la petite pièce, en chemise, sa table de nuit renversée, et titubant et bégayant, complètement ivre de chloral. Le lendemain il disait à Ganderax qu’il s’était grisé avec du chloral qu’il avait fait acheter à Genève.
Mais quelques jours après, Delpit faisant la reconduite à Ganderax qui rentrait en France, lui avouait que le chloral en question était du chloral volé à la {p. 65}pharmacie du docteur touchant à la chambrette, et du chloral préparé par lui ; car il était, croit Ganderax, en cristaux. Et Ganderax, à la première ville envoyait une dépêche au docteur, pour le prévenir qu’on le volait, et lui indiquer le voleur.
Dimanche 13 septembre §
C’est vraiment très curieux. Le peuple est imbécile, n’est-ce pas, et la jeunesse aussi ! Et c’est le peuple et la jeunesse qui, à l’encontre des gens éclairés, intelligents, devinent les gouvernements et les grands hommes de l’avenir.
Lundi 14 septembre §
Aujourd’hui, je me sens si souffreteux que j’envoie une dépêche à Daudet, pour lui annoncer qu’il ne m’attende pas à Avignon après-demain, que je n’irai pas chez les Parrocel.
Jeudi 17 septembre §
Pourquoi quelquefois, et sans qu’il ait un motif pour cela, vous réapparaît-il des événements de votre enfance, que vous voyez, un instant, comme si vous les aviez devant les yeux ?
Je me revoyais aujourd’hui, rue Pinon, dans le grand lit de ma mère. D’un côté il y avait mon oncle {p. 66}Armand, à la jolie tête d’un ancien officier de hussards, de l’autre côté ma mère pleurant. Soudain elle rejetait le drap qui me recouvrait, montrant à son frère mon petit corps maigre ! C’était à la suite d’une coqueluche, que le docteur Tartra s’était obstiné à ne pas soigner comme une coqueluche, et qui avait dégénéré en maladie de poitrine, et j’étais d’une telle maigreur, que l’on me croyait perdu.
J’ai un souvenir que ce rejettement de drap, avait mis en moi une certaine inquiétude, mais vague et sans conception de la mort.
Samedi 19 décembre §
À cette heure, il y a une mode exaspérante, la mode adoptée par la population parisienne, et la population parisienne distinguée, de manger dans de mauvais décors d’Ambigu-Comique, dans ces tavernes à la restauration de carton moyenâgeuse, aux lustres flamands où brûle du gaz, aux glaces avec leurs encadrements de papier gaufre, aux affreux bahuts qui se vendent dans les envois de Hollande ouvrant la saison de l’hôtel des commissaires-priseurs, aux petits carreaux avec leurs enchâssements de plomb, aux fourchettes en maillechort, ayant la forme de trèfle.
Et l’épatant, c’est que l’on voit là, les gens y manger avec le respect pour les choses des murs, qu’ils auraient, si on les faisait dîner dans la galerie d’Apollon.
Mardi 22 septembre §
{p. 67}Départ pour Avignon, où l’on doit venir me prendre pour retrouver Daudet chez Parrocel. J’avais craint d’aller de gaîté de cœur au choléra, dans l’état où se trouvent mon estomac et mes entrailles, mais vraiment Mme Daudet et Mme Parrocel m’ont écrit des lettres si affectueuses, que, ma foi, je me risque.
Mercredi 23 septembre §
Réveillé dans la gaîté riante du soleil du Midi, avec le défilé sous les yeux, d’arbres trapus, comme écrasés par le vent, et de maisons aux pierres frustes, qui ont l’apparence de rochers.
Promenade, au coucher du soleil, par de petits chemins, entre deux haies de roseaux détachant leurs lances sur un ciel tout rose, le long de ces hauts paravents contre le mistral, de cyprès à la verdure noire, avec çà et là, dans cette propriété non limitée par des murs, la bâtisse orangée d’un mas, au milieu de pâles oliviers, qui semblent à cette heure, feuillés d’une vapeur violette.
Jeudi 24 septembre §
Une galerie de rez-de-chaussée, aux murs blancs, lignes de filets bleus, et sur le grand panneau de laquelle est peinte par le maître de la maison, une vague Assomption dans des couleurs de Lesueur.
Là dedans, un petit homme au front socratique, {p. 69}aux oreilles rouges de sang, au nez sensuel où danse une verrue sur une narine, nous récite de sa poésie, dans la langue de musique du lieu. C’est Aubanel qui nous lit La Sereno et Li Fabre.
Un Provençal, qui n’est plus comme Mistral un continuateur du pur troubadourisme, mais un poète dans lequel il y a une infiltration de modernité, et qui est parfois un peu, le Henri Heine du Midi.
Cet après-dîner, pendant qu’à la nuit tombante, nous revenons sur l’espèce de dos d’âne de petits sentiers, s’élevant au travers des champs, que l’arrosement a inondés par place, Aubanel, au milieu des interruptions amenées par la difficulté du cheminement, me parle, me cause de son premier livre : La Miougrano.
Ce livre est l’histoire d’un amour d’enfant pour une fillette, à laquelle il n’a jamais déclaré sa passionnette, et qui soudainement, un jour, lui a annoncé qu’elle allait se faire sœur. Ç’a été, cette annonce, pour l’auteur qui s’est analysé dans le livre, un déchirement tel, que dans les premiers moments, il n’osait, dit-il, pas se mettre à sa fenêtre, de peur de la tentation de se jeter en bas. Jamais il n’a cherché à se rappeler à elle. Elle vit cependant, et l’une de ces dernières années, de Constantinople, où elle est dans un couvent, elle lui a fait dire par un neveu : « La sœur une telle vous envoie le bonjour. »
Vendredi 25 septembre §
Ici, le paysan absent, on ne doit pas apercevoir de fumée à la cheminée de sa chaumière : la femme est censée devoir se nourrir, pendant son absence, d’oignons, de salade, de figues.
Daudet m’entretenait aujourd’hui de sa jeunesse dans ce pays de soleil, au milieu de ces belles filles lumineuses, se laissant rouler sur les bottes de paille et embrasser sur la bouche, et cela en compagnie d’Aubanel chantant sur les chemins : La Vénus d’Arles ; du grand et jamais enroué Mistral, haranguant les paysans avec une pointe de vin, drolatiquement éloquente ; du peintre Grivolas, ce ménechme du philosophe de Couture, dans son tableau de l’Orgie romaine, et qui avait pour mission de déshabiller et de coucher les ivrognes.
Une heureuse jeunesse appartenant tout entière au bonheur sensuel de vivre, en cette contrée de lumière, d’amour et de vin du Château des Papes, et où, dans la cervelle du romancier futur, ne s’était point encore glissé le souci littéraire.
Samedi 26 septembre §
Excursion aux Baux. Une éternelle chaîne de rochers, aux dentelures étranges, et à l’extrémité de cette chaîne, une ville dont les habitations sont en partie creusées dans la pierre, une ville où l’on ne sait pas où finit la roche, où commence la construction, — et une ville abandonnée, où semblent à la fois avoir passé un incendie et une peste.
{p. 70}Ici un oratoire roman, là une fenêtre ornée d’un encadrement de la Renaissance, plus loin un fronton de prêche protestant, plus loin encore, une citerne de château fort du xive siècle, et tout en haut d’un escalier, où il ne reste plus une seule marche, une petite porte presque bouchée par deux arbres, poussés d’une semence, portée par le vent sur la pierre du seuil. À se promener là dedans, vous êtes pris, empoigné, emporté de votre temps par le passé moyenâgeux, comme vous êtes pris par le passé romain, en errant dans les via de Pompéi, et en marchant dans l’ornière de ses chars.
Partout l’abandon de la ruine, et comme spécimen de la vie vivante dans toute cette pierre morte, quelques vieillards desséchés, quelques jaunes enfants, des chats maigres : une pauvre et rare création d’êtres et d’animaux bancroches.
Et le sinistre de la cure, qui est une cure de pénitence pour les curés qui ont péché, et dont l’avant-dernier locataire a assassiné le mari de la femme de son bedeau, dont il était l’amant, et la tristesse du jardin de cette cure, planté de quatre amandiers malades entre quatre hauts murs, et qui ne semble pas un jardin, mais un cimetière.
Partout, des parapets de la haute solitude, les successifs développements d’horizons sans fin, dans la contemplation mélancolique desquels, il semble que le temps n’est plus une durée, limitée par des heures. Et je me demandais, si la vie dans ces conditions de solitude et de planement à vol d’oiseau, ne {p. 71}devait pas même chez des brutes, faire des cervelles particulières.
À la fin du déjeuner dans la pauvre auberge de l’endroit, Mistral nous déclame sa pièce de vers, qu’il a intitulée : La chatouille ; et il m’apparaît comme un beau et solide paysan qui aurait quitté sa blouse, avec dans le menton et le cou, un peu de la déformation qui vient aux chanteurs de café-concert.
Daudet, qui s’est laissé aller à boire pas mal du vin du cru par-dessus beaucoup de saucisson, et dont Mistral a fleuri le chapeau d’un brin de rue, Daudet, les épaules enveloppées d’une couverture de voyage bariolée, a dans notre break, la tournure d’un jeune et joli Catalan en goguette…
Dimanche 27 septembre §
Le tréfonds de la femme ressemble à ces abîmes de la mer, perdus et secrets au-dessous du remuement des tempêtes, et d’où seulement, quelquefois un sondage rapporte à la science un petit fragment d’être ou de chose inconnu. Pour la femme, c’est un procès criminel ou correctionnel, qui fait monter d’elle à la connaissance du psychologue, un tout petit morceau d’inconnu.
Lundi 28 septembre §
Saint-Remi (le jour de la fête).
{p. 72}La petite ville de Provence, sous ses grands platanes, ses auvents d’habitations tapissées d’une plante grimpante, ses portes aux portières de toile. Et dans ces rues abritées de verdure, les pittoresques perspectives que font ces platanes, dont l’enchevêtrement au-dessus du va-et-vient de la circulation, a quelque chose de l’entrecroisement de pierre d’une nef ogivale. C’est mieux que « l’Allée de châtaigniers » de Théodore Rousseau, ces allées de platanes avec les tons blanchâtres de leurs troncs, le contournement architectural de leurs branches, les zigzags de soleil jouant dans le vert pâle de la feuille, avec enfin, la population aux couleurs voyantes, éclaboussée de lumière, qui marche sous la voûte doucement ombreuse. Et penser que, pas un paysagiste, ayant un nom, n’a eu l’idée de faire un tableau d’une de ces rues-boulevards.
Soudain sous ces grands arbres — spectacle charmant — a débouché, pour la danse, en plein air de la nuit, une queue interminable de danseurs et de danseuses, marchant deux à deux, avec des allures un peu théâtrales : — les filles coquettement provocantes dans cet idéal costume arlésien, qui donnerait à défaut de beauté, de la joliesse aux plus laides.
Mercredi 30 septembre §
Lamanon. Encore une ville abandonnée sur une cime rocheuse, une ville que l’on croit avoir été creusée dans la pierre, par {p. 73}des hommes venus après les hommes des cavernes, et dont les logis, ou plutôt les anfractuosités dans la roche, auraient été habitées plus tard, par les populations du pays, en fuite devant l’invasion des Sarrasins. Des antres de bêtes, où l’on remarque des ébauches d’escaliers frustes, et des rigoles barbarement entaillées le long du contournement des rochers, et qui amenaient l’eau de la pluie dans des citernes.
Pour arriver à cette cité mystérieuse, et qui n’a pas d’histoire, une montée à travers des pins centenaires, à travers des quartiers de rochers, dans un paysage si fort aromatisé par les plantes odorantes de toutes sortes, qu’il entête.
Pour les Baux, pour Lamanon, pour ces endroits que j’appellerai de leur vrai nom, du nom de paysages historiques, et que dégrade et modifie, chaque jour, l’action meurtrière de la nature, ou la recherche de la pierre de construction par l’homme, comment ne s’est-il pas trouvé un préfet, un administrateur intelligent, qui ait songé à les faire reproduire dans une série de grandes photographies, et en faire un musée dans le chef-lieu du département ? Car enfin ces paysages historiques sont tout aussi intéressants que ce qu’on appelle un monument historique : une église, un château, une maison.
En ce temps de choléra, Daudet qui n’a pas l’estomac, en meilleur état que moi, ne peut résister à un oignon, une tranche de pastèque, un morceau de tourte d’anchois, à n’importe quelle mangeaille {p. 74}de son Midi. L’amusant c’est qu’il combat ces petits excès de gueule avec quelques gouttes de laudanum tirées d’une petite fiole, qu’il porte toujours sur lui, et qui vient de jeter l’effroi dans le buffet d’une gare, où l’on nous a pris pour un convoi de cholériques. Et, ma foi, je me suis mis à son régime, et maintenant si nous prenons, par hasard, une absinthe, nous la prenons au laudanum.
Vendredi 2 octobre §
… Visite au château des papes, à la nuit tombante. Exploration au pas accéléré, de l’immensité mystérieuse et limbique du palais, par des ténèbres, où il y a encore un peu de l’évanouissement jaune du soleil.
Des cours profondes comme des puits, des corridors interminables, des escaliers dont on ne peut compter les marches, puis soudain, des peintures ingénues et barbares, imparfaitement entrevues en un angle de plafond, soudain encore, un trou de lumière : une fenêtre avec son banc de pierre s’ouvrant au-dessus d’une ville de clochers roses sur un ciel mauve — et dans la trouble rêverie de votre esprit entre ces murs, revenant le souvenir du massacre, de la sanguinaire tuerie de 93.
Et au passé ecclésiastique, le présent se mêlant avec la clameur des appels militaires, montant des cours, comme un bruit de mer, avec ces soldats-fantômes, dans leur entoilement gris, dégringolant {p. 75}les escaliers, ou couchés sur les lits de camp, en des poses, comme en ont les Étrusques sur les pierres de leurs tombes. Et toujours, au milieu de l’obscurité qui se fait plus dense, une marche courante et essoufflée, à travers des salles coupées à demi-hauteur, à travers des morceaux de bâtisse défigurés, à travers des architectures incomplètes qu’on ne comprend plus, à travers de la pierre, dont la construction est devenue énigmatique, à travers un chaos de pièces et d’appartements, à travers d’étroits passages, qui dans l’ombre de leurs extrémités paraissent se resserrer, ainsi que dans un rêve — oui, un rêve, c’est bien le mot pour caractériser cette promenade par le crépuscule, et un rêve, où il y aurait un rien de cauchemar.
Dimanche 4 octobre §
Arles. Les Arènes, un petit Colisée, où le noir des foules modernes, fait si bien, par place, sur l’orangé et le gris de la pierre effritée, et là dedans, çà et là, la luminosité douce d’une Arlésienne dans son costume : une merveille d’arrangement et d’harmonie.
Voyez-les, ces filles d’Arles, au teint de rose-thé, coiffées de cet enroulement d’un ruban noir, au fond de tulle grand comme une fleur, et cette coiffure de rien, posée au haut de la tête, sur des cheveux aux bandeaux, comme soufflés et légèrement ondulants, et qu’on dirait prêts à se dénouer sur les tempes. {p. 76}Voyez-les, ces filles d’Arles, aux longs regards, avec leur corsage bombé de gaze blanche, qu’enserre dans quatre plis de chaque côté, un petit châle noir d’enfant, et avec leur jupe tombant droit devant, comme la soutane d’un prêtre, et derrière, en faisant le gros tuyautage d’un jupon de paysanne : un costume tout noir et blanc, et où le blanc tient du nuage, — enfin un costume qui a quelque chose de monastique et d’aphrodisiaque, et qui fait ressembler ces femmes à des nonnains d’amour.
Mardi 6 octobre §
Il a vraiment une énergie de tous les diables, ce Daudet ! Il a travaillé toute la matinée à Sapho, en dépit des douleurs les plus cruelles, et ce soir, il passe toute la soirée, à se promener, sans pouvoir s’asseoir, d’un bout à l’autre de la galerie, appuyé sur le bras du fils de la maison, avec, de temps en temps, des fléchissements dans une jambe, comme si tout à coup une balle la lui cassait.
Jeudi 8 octobre §
Au fond, ce Midi, avec ses maisons aux volets fermés, avec ses chambres et ses salles où on fait la nuit, pour se défendre des mouches, avec ses intérieurs qui ont je ne sais quoi de claustral, et avec ses interminables cyprès des {p. 77}chemins et des routes, est triste et apporte souvent des idées de mort. Et quand le soleil ne luit pas, et qu’en l’absence du soleil, le mistral souffle sur vos nerfs, oh alors !…
Samedi 10 octobre §
D’aimables gens, les hôtes de Saint-Estève. Le vieux Parrocel, ce descendant d’une lignée de quatorze peintres, cet ex-cuisinier, héritier d’un marquisat, ce peintre, ce poète, ce musicien, cet historien d’art, ce maître d’hôtel enfin, qui n’a pu tout à fait quitter son métier, et qui l’exerce, encore gratis, en son petit château de pierre blanche, au profit des célébrités littéraires et politiques.
Coiffé d’un casque de toile blanche, comme en portent les officiers de l’Inde, avec ses longs cheveux, sa longue barbe, la fièvre de ses regards, il a quelque chose d’un ascète et d’un prophète de l’Extrême Orient. Et, par moments, il vient à sa parole passionnée, une étrange exaltation, qui tout à coup s’étrangle dans de l’émotion, quand il parle de son rêve, et du relèvement, et de la glorification du nom des Parrocel : rêve qui le tient souvent éveillé la nuit, le fait parler tout haut, « invoquant, ainsi qu’il le dit, son créateur ».
Mme Parrocel montre les jolis restes d’une gracieuse, d’une éblouissante blonde, dont l’affectueuse parole est comme le murmure d’une prière.
Et toutes les semaines, tombe dans la maison un {p. 78}gendre marseillais, avec du poil jusque dans les yeux, un Marseillais qui a la tête rasée d’un bourreau arabe, dans un tableau d’un élève de l’École de Rome, un Marseillais qui entre comme un ouragan, en criant dans son patois : Fan de brut ! qui, en dépit de son poil noir et de sa bruyance, est le meilleur bon enfant de la terre !
Dimanche 11 octobre §
Retour à Paris. Nous avons pris deux salons-lits. Et Daudet, dans le confort de ce voyage, en attendant l’heure de son chloral, me conte ses marmiteux voyages en diligence du Midi à Paris, dans les temps passés. Et dans la demi-obscurité que nous avons faite, et par le bercement rapide qui nous emporte et qui semble un roulis de la mer, c’est une expansive causerie de Daudet sur les excès de sa jeunesse, causerie coupée de douleurs lancinantes qui, de temps en temps, interrompent sa parole, et lui font terminer ses confidences par ces mots : « qu’il a bien mérité ce qui lui arrive, mais que vraiment il y avait chez lui un instinct irrésistible qui le poussait à abuser de son corps ».
Mardi 13 octobre §
« Ça va mal ! ça va très mal ! » c’est dans ce moment-ci le refrain des éditeurs, {p. 79}Charpentier, Quantin, et autres vendeurs de livres.
Et Quantin ajoute : « Des livres de luxe, on n’en vend plus, mais plus du tout. Vous ne le croyez pas ?… Eh bien, je vais vous dire, où en est la vente. De douze cents exemplaires, je suis tombé à vingt-cinq… oui, vingt-cinq. » Et me parlant des causes qui, indépendamment de la politique, ont amené cet incroyable abaissement de la vente, Quantin me parle de la diminution du capital à Paris, depuis le krack, et surtout de la difficulté du rembaillement des terres en province, ce qui fait que les propriétaires fonciers, les acheteurs principaux des livres de luxe, ne savent pas, si l’année qui vient, ils auront dix ou trente mille livres de rente — et ils n’achètent plus rien.
Dimanche 18 octobre §
Dépêche de Daudet m’annonçant que Porel l’a chargé de me dire, que la Renée Mauperin, faite par Céard, d’après mon roman, était reçue.
Vendredi 23 octobre §
Busnach racontait, cet après-midi, chez Charpentier, à propos de Germinal, que Turquet lui avait dit :
— Sous une République, on ne peut pas permettre que les gendarmes tirent sur le peuple.
{p. 80}— Mais je vous ferai remarquer que c’est sous l’Empire, avait répliqué le collaborateur de Zola.
— Tiens, c’est vrai !… Je n’avais pas fait attention… Mais…
Mardi 27 octobre §
Ce soir, chez Charpentier, Zola nous annonce que Germinal est interdit. Justement indigné, il déclare qu’il ne ménagera rien, qu’il ira jusqu’au bout, qu’il proclamera que Goblet est un sot…
Jeudi 29 octobre §
Ce soir à dîner chez Daudet, qui a réuni Porel et Céard, pour assurer la représentation de Renée Mauperin à l’Odéon, Porel dit des choses très justes, et qui paraissent vraiment originales dans la bouche d’un directeur de théâtre.
À propos de la scène de Mme Bourjot avec le jeune Mauperin, que Céard a cherché à escamoter avec de la non-accentuation et de la célérité, Porel énonce qu’au théâtre, les scènes empoignables, lorsqu’elles sont écourtées, sont toujours dangereuses, que l’auteur n’a pas le temps ni la place d’y défendre ses idées, et que ces scènes, au lieu d’être abrégées, brûlées, doivent au contraire être développées bravement, carrément.
Il fait aussi délicatement remarquer à Céard, que {p. 81}dans une scène comme celle-là, si la mère maltraite sa fille, en la nommant, on est sûr de son four, et cependant que cet éreintement peut très bien avoir lieu, en ne la désignant pas, et en faisant de son individualité, une généralité.
Daudet est au fond très content de sa lecture de Sapho, au Gymnase, et il lui a semblé que Hading n’était pas trop effrayée du rôle.
Dimanche 1er novembre §
Ce dimanche, l’escalier de ma maison est tout fleuri de chrysanthèmes du Japon, que j’ai été conquérir jeudi, à Versailles, par une pluie battante : une vraie joie pour les yeux d’un artiste.
Ce chrysanthème japonais est une fleur, qui n’a rien du chrysanthème bourgeois, aux pétales raides et géométriques de la reine-marguerite. Il y en a, un blanc d’un chiffonnage soyeux extraordinaire, un rose d’un violacé maladif tout à fait charmant, un d’un rouge capucine au cœur de vieil or.
Elles ont ces plantes à hautes tiges, avec leurs houppes à la façon de certains échassiers, et en leurs penchements et en leur langueur, quelque chose de séducteur, d’attractif des produits originaux excentriques, paradoxaux de la nature. Puis leurs couleurs ne sont pas tout à fait des couleurs de fleurs ordinaires, de fleurs du bon Dieu ; ce sont des tons brisés, des tons rompus, des tons passés, des tons {p. 82}artistiques de tentures et de meubles, des coloriages d’intérieurs de civilisations décadentes.
Bourget vient aujourd’hui au grenier, et se met à conter, pittoresquement, l’intérieur de Nicolardot, vivant dans la mansarde d’une maison de passe, d’une des rues du quartier Latin.
Là dedans, entre un lit, une chaise et une table, trois uniques objets : 1º une malle, où sont collectionnés tous les articles, où on le traite de drôle, et qu’il relit pour s’exalter ; — 2º une forme pour ses souliers que déforment ses monstrueux oignons, et qu’un cordonnier charitable lui a donnée ; — 3º une petite boîte en fer-blanc, dans laquelle il va chercher son manger chez un rôtisseur du quartier, selon le jour — et il possède parfaitement cette notion — selon le jour, où le rôtisseur d’à côté sert une plus grosse portion, que le rôtisseur de la rue voisine.
Une seule fois dans sa vie — c’est lorsqu’il a publié son Voltaire — il a eu un peu d’argent dans sa poche, et sait-on la première fantaisie qu’il s’est donnée ? Une bague d’évêque qu’il portait avec ostentation orgueilleuse. Il faut se rappeler qu’il a été renvoyé du séminaire pour orgueil.
De l’être hétéroclite, encore une bizarrerie : son catholicisme est entremêlé d’une curiosité des choses obscènes, de recherches laborieuses sur les hermaphrodites, sur les pédérastes, etc., etc.
Mardi 3 novembre §
Premier dîner de rentrée de {p. 83}l’ancien dîner Magny. Pouchet assure, que les papiers de Robin ont été brûlés par une famille catholique, cependant quelques écritures auraient échappé, parmi lesquelles se trouve une origine physiologique de la naissance de la religiosité.
Hébrard blague toujours spirituellement. Il conte les choses les plus stupéfiantes sur les élections de son pays, parlant d’un maire de la montagne, qui fait d’avance son travail de recensement des votes, et qui est venu s’excuser auprès de lui, d’avoir donné neuf voix à M***, qui est de la localité, par cette phrase : « Ça ne vous contrarie pas ? »
Paul Bert, le ministre de l’instruction publique, dans l’anxieuse inquiétude qu’il a de l’avenir de la République, avoue que dans le moment, il n’a plus sa tête pour son travail.
Ribot crie qu’il est le plus heureux des hommes, qu’il est dans la lune de miel du repos, qu’il n’a jamais eu l’esprit si tranquille ; cependant il avoue qu’il ne sait pas si plus tard…
Renan, revenu des bains de mer, boursouflé d’une graisse anémique, cause de son prêtre de Nemi, vantant l’avantage du dialogue, qui permet un tas d’interprétations autour des choses qui préoccupent sa pensée.
Jeudi 5 novembre §
Ce soir, j’étais allé voir, avec le ménage Daudet, L’Arlésienne, jouée par Rousseil. {p. 84}Nous occupions une loge de face. Cette loge m’a rappelé une anecdote de ma jeunesse. Nous étions, il y a bien des années, mon frère et moi, dans cette loge avec une maîtresse. Cette maîtresse avait, ce jour-là, des bottines trop étroites, et elle en avait une dans sa main, qu’elle tenait appuyée sur le rebord de la loge. Un peu au-dessous de ce rebord, il y avait le beau crâne d’un vieillard, assis au balcon. Et voici ce qui arriva : dans un moment, où la charmante fille était toute à la pièce, presque en dehors de la loge, elle posait distraitement sa bottine sur le crâne du vieux monsieur… Nous fûmes obligés de quitter l’Odéon, sans la bottine.
Vendredi 13 novembre §
Dîner des Spartiates.
Ziem, qui est mon voisin de table, me raconte qu’il a commencé ses Mémoires, mais qu’il les a laissés, ne se sentant pas outillé pour écrire. Il a toutefois le dessein de faire un catalogue de son œuvre, un catalogue étudié, raisonné !… Là-dessus je lui dis qu’il aurait à faire le plus beau et le plus intéressant livre du monde, un livre qui n’a été fait par aucun peintre des temps anciens et modernes : un catalogue, où il raconterait la genèse et l’histoire de ses tableaux, et ce qu’il y a de sa vie intime et psychique mêlé à chacune de ses compositions. Mais que je suis bête, il n’y a qu’un homme de lettres, et un lettré sachant faire au mieux un livre, qui pourrait fabriquer ce bouquin-là.
Samedi 14 novembre §
{p. 85}Ces jours-ci, il a paru dans la Gazette de France, un éreintement des Lettres de mon frère, par l’éternel de Pontmartin. C’est vraiment extraordinaire chez le légitimiste catholique, le côté mauvaise foi, le côté Basile. Déjà à propos d’une note dans : Idées et sensations, d’une note prise l’hiver, d’après nature, dans le parc du comte d’Osmoy, où nous parlions de la lisière de ce parc, « toute gazouillante et rossignolante du sautillant bonsoir des oiseaux au soleil » il nous accusait d’avoir peuplé les bois de France de rossignols, au mois de janvier. C’est le même procédé à propos des lettres.
Vraiment le critique devrait être moins féroce à notre égard, il nous devrait vraiment un peu de reconnaissance, pour lui avoir donné l’idée de publier, un an après l’apparition des Hommes de lettres qu’il avait beaucoup louée, les Jeudis de madame Charbonneau, le seul succès qu’il ait jamais eu en littérature.
Dimanche 15 novembre §
Du monde, beaucoup de monde dans mon grenier, Daudet, Maupassant, de Bonnières, Céard, Bonnetain, Robert Caze, Jules Vidal, Paul Alexis, Toudouze, Charpentier, etc., etc. Et à la fin de ces réunions toutes masculines, un rien d’élément féminin : les femmes venant chercher leurs maris, et aujourd’hui les rameneuses d’époux, {p. 86}sont Mmes Daudet, de Bonnières, Charpentier. Les femmes font vraiment très bien sur les fonds, et entrent tout à fait dans l’harmonie du mobilier… Mais la généralité de mon public demande toutefois que les femmes viennent tard, tard, tard.
Mardi 17 novembre §
Le dernier mot de Robin, qui s’attendait à mourir d’une maladie de cœur, et qui a été surpris de s’en aller de la vie par une autre maladie, a été : « Apoplexie… curieux ! » — C’est un beau mot de savant.
Jules Roche nous conte, que nommé, une première fois, rapporteur du budget, il avait vu tous les gros bonnets des divers ministères, sans pouvoir arriver à ce que leurs dires correspondent. Nommé, une seconde fois, il les avait tous mis en fiacre, et traînés au ministère des finances, où après une séance de sept heures, on était arrivé enfin à s’entendre et à s’expliquer sur une différence — une différence de 400 millions.
Paul Bert parle des vignerons de la Bourgogne, et dit qu’ils sont encore prisonniers dans la canaillerie, qu’ils exerçaient autrefois à l’égard des moines. Chaque vigneron pourrait cultiver quatre hectares de vigne, et il n’en cultive que deux, par suite des tailles qu’ils font, et qui ne sont pas nécessaires, et qu’ils ont pris l’habitude de continuer après leurs pères et leurs grands-pères, qui se faisaient payer à la journée, {p. 87}— et les avaient inventées, ces tailles, pour augmenter le nombre de leurs journées.
Mercredi 18 novembre §
Le commandant Riffaut me disait qu’il avait beaucoup causé de Chérie, avec des femmes d’officiers, des amies qui lui parlaient, à cœur ouvert, de leurs impressions de lectures. L’une d’elles lui avait dit : « Oui, les sentiments de Goncourt sont bien des aspirations de femmes, mais pas assez maintenues dans le vague des choses féminines… ce sont des aspirations de femmes masculinisées par l’auteur. »
Voilà peut-être le blâme le plus délicatement juste du livre, et ce n’est point, comme on le voit, un critique qui l’a trouvé.
Mardi 24 novembre §
Que de jeunes auraient besoin, qu’on leur répète le mot jeté dans l’oreille de Daudet, au commencement de sa carrière, et dont il s’est toujours rappelé. Il venait de réciter dans un salon une petite machine en vers, qui l’avait fait couvrir d’applaudissements. Un vieux bonhomme, à l’accent tudesque, s’approcha de lui, et lui dit : « Jeune homme, vous aurez du talent, mais défiez-vous des salons ! »
Mercredi 25 novembre §
{p. 88}Les femmes juives de la société, il faut le reconnaître, sont à l’heure qu’il est, de grandes liseuses, et seules elles lisent — elles osent l’avouer — les livres honnis par l’Académie et le monde classique chic : Huysmans et les jeunes lettrés artistes.
Samedi 28 novembre §
Avec la plus petite fortune du monde, j’aurais connu toutes les jouissances des gens les plus riches de la terre, sauf celles des chevaux et des femmes de luxe.
Dimanche 6 décembre §
Est-ce que chez nous autres, les humains, le chagrin de la perte de ceux que nous aimons, en dépit de tous nos simulacres de désespoir, et de toutes nos belles phrases, n’aurait rien du sérieux du chagrin des animaux, attachés à leur maître. Un jeune homme d’ici est mort ; il a laissé un chien, que la mère de ce jeune homme se faisait un bonheur de garder, comme un peu du souvenir de son fils. Mais le chien a refusé de manger, est mort.
Quand on m’a dit cela, au souvenir de mon frère, j’ai eu vis-à-vis de moi-même, comme une espèce de honte d’être encore si vivant.
Lundi 7 décembre §
Un portrait de femme.
{p. 89}Elle est nonchalamment assise sur un canapé, avec ses grands yeux cernés, tout pleins de la langueur des brunes, avec son teint pâlement rosé de vieux saxe, son noir grain de beauté sur une pommette, sa bouche aux retroussis moqueurs, son décolletage à la blancheur d’une gorge lymphatique, ses gestes paresseux, brisés, et dans lesquels monte, par moments, comme une fièvre.
Elle a cette femme, un charme à la fois mourant et ironique tout à fait singulier, et auquel se mêle la séduction des Slaves : la perversité intellectuelle des yeux et le gazouillement ingénu de la voix ! Et de temps en temps, la frêle personne à la grâce languide, est secouée par une petite toux sèche.
Vraiment elle est très parlante à la curiosité amoureuse, cette femme ! et cependant si j’étais encore jeune, encore en quête d’amours, je ne voudrais d’elle que sa coquetterie, il me semblerait que si elle se donnait à moi, je boirais sur ses lèvres un peu de mort.
Mercredi 9 décembre §
Desprez, cet enfant, cet écrivain de vingt-trois ans, vient de mourir de son enfermement avec des voleurs, des escarpes, de par le bon plaisir de ce gouvernement républicain, — lui, un condamné littéraire ! On ne rencontre pas le fait d’un assassinat comme celui-ci, ni sous l’ancien régime, ni sous les deux Napoléon.
Vendredi 11 décembre §
{p. 90}Le général Schmitz soutenait qu’il était impossible de raisonner de la guerre, et que même ceux qui y avaient été, ne pouvaient pas raconter avec certitude ce qui s’y était passé.
À ce propos, il citait, le soir de Magenta, sa rencontre avec le général Regnault de Saint-Jean-d’Angely qui avait soutenu l’effort de la bataille, tout le jour, et croyant le succès de la journée compromis, et ne pouvant admettre que Mac-Mahon fût entré à Magenta.
La bataille d’Inkermann lui fournissait encore cette anecdote.
Le soir, il se trouvait avec Canrobert, lord Raglan, et un général anglais dont je n’ai pas retenu le nom, un général élégantissime, parlant le français assez mal, mais avec un accent d’incroyable du Directoire, et qui attirait l’attention de Canrobert sur les mouvements de l’armée russe dans l’éloignement et l’effacement de la nuit tombante, et s’écriait à un moment : « Est-ce que vous ne croyez pas, général, que ce serait le moment de se mettre à la poursuite des Russes… Je crois bien qu’on pourrait les détruire ? » Sur ces paroles, Canrobert se retournait vers lord Raglan, lui disant : « Ne serait-ce point votre avis, mylord ? » À quoi lord Raglan répondait : « Peut-être, peut-être, mais il est plus prudent d’attendre à demain matin. »
Le lendemain, l’armée russe avait effectué sa retraite, et évité une extermination. Et le lendemain {p. 91}Canrobert disait franchement, tout haut, devant les états-majors des deux armées : « De nous tous, Messieurs, il n’y a qu’un homme qui a vu clair hier ! » et il citait le général anglais.
Samedi 12 décembre §
En déjeunant ce matin, Daudet se plaint de ce que nous parlons trop, de ce que nous fournissons trop de confidences, surtout trop d’idées aux autres ; et cela l’embête, quand il les trouve vulgarisées ces idées dans un journal, avec dessous la signature d’un maladroit. Cette fourniture aux autres se fait chez lui, journellement, régulièrement, à la méridionale ; chez moi, au contraire, c’est par sursauts, par foucades, à la suite d’une indignation d’âme, et quand ça sort chez moi, ça débonde encore plus que chez lui.
De chez lui, en compagnie de sa femme, nous allons à une répétition du Gymnase, où nous sommes seuls avec son frère Ernest et Belot. C’est décidément la première fois que la réalité d’un roman de ce temps a été transportée sur les planches, et sans trop de déformations théâtrales. Hading, cette actrice, que je venais voir avec la prévention d’une actrice d’Ohnet, joue très intelligemment le rôle de Sapho, et même tous les dessous psychiques du rôle, avec le flottement mou et las de son corps, la volupté de ses regards longs, l’impudeur de sa bouche, la fermentation des mauvaises pensées qu’on sent {p. 92}habiter son front, les chatteries sensuelles de ses gestes. Ses demi-asseyements sur une fesse, une jambe repliée pour jouer du piano, ses fumeries de cigarettes à l’instar des lorettes de Gavarni ; enfin toute cette mimique de fille, et jusqu’à la merveilleuse composition de cette toilette de campagne, idéale toilette de cocotte avachie.
Jeudi 17 décembre §
Daudet rentre chez lui, très content de la répétition générale. Les journalistes semblent devoir caner devant le succès, qu’ils sentent ne pouvoir enrayer.
Vendredi 18 décembre §
Première de Sapho.
Trois actes, sauf la scène du père cocher, accueillis par un public, charmé, subjugué, conquis : trois actes où tous les mots, les intentions, les plus petits riens sont saisis, compris, soulignés de petits oh, de sourires, d’applaudissements, comme je ne l’ai vu dans aucune pièce.
Puis la grande scène de rupture, sur laquelle nous comptions tant pour l’enlèvement de la pièce, accueillie froidement, et sa froideur déteignant sur le cinquième acte. Au fond une déception pour les amis qui s’attendaient à voir finir la pièce par une acclamation, un triomphe, un emballement frénétique {p. 93}de la salle, et qui la voient se terminer par le succès ordinaire d’une pièce qui réussit.
Tout le temps de la pièce, Daudet ne voulant pas se montrer dans la salle, — j’ai été le téléphone entre le mari et la femme. — Daudet repris à dîner bien mal à propos de ses douleurs, et qui a pris du chloral, se tient enfermé dans le cabinet de Koning, sourd aux applaudissements. Là, après avoir fumé sept ou huit londrès, le tabac et le chloral faisant leur effet, Daudet a un peu dormichonné. Et réveillé par l’émotion de Belot et des acteurs désarçonnés par le refroidissement du quatrième acte, il croit presque à un insuccès.
Quelques amis et moi nous remontons Daudet et Belot, qui à la fin s’écrie : « Oui, oui, nous avons devant nous cinquante représentations qui feront de l’argent ! »
Là-dessus, on va souper rue de Bellechasse, où sont réunies une quarantaine de personnes, parmi lesquelles se trouve le ménage Koning. Cette Hading est vraiment très séduisante avec sa luxuriance de cheveux, semblables aux cheveux mordorés des courtisanes vénitiennes, avec sa blancheur de peau toute particulière, et qui me rappelle la blancheur de la gorge de la maîtresse du Titien, dans son fameux portrait, avec ses regards coulants dans le coin des yeux, avec l’ombre fauve de la cernure de ses yeux et du tour de sa bouche, avec son petit front et son nez droit. Elle me rappelle beaucoup ces bustes gallo-romains du musée d’Arles, où dans le pur type grec {p. 94}s’est glissée la modernité un peu canaille du physique marseillais.
On soupe dans l’absorption d’une pensée, tournée vers le lendemain, dans la contention d’esprit des soupers de premières, qui n’ont pas été précédés d’un succès à tout casser. Et après souper, c’est une vraie réjouissance pour tout le monde, que les imitations de Gibert, ayant à la fin, le pouvoir, selon l’expression de Mme Charpentier, de dégeler Zola, qui a l’air ennuyé, souffrant.
Dimanche 20 décembre §
« Eh bien, le voilà le nouveau théâtre, votre nouveau théâtre. » C’est Daudet qui entre dans mon grenier, marchant avec effort sur des jambes mal d’aplomb. « Oui, Le Matin fait un article sur le nouveau théâtre, et Duret doit à ce sujet vous interviewer, vous, Zola et moi. »
Et de suite la conversation est sur Sapho, et l’on cause du tact qu’il faut pour faire passer de la vérité sur les planches, et de son délicat dosage près d’un public de théâtre.
« À ce propos, fait Daudet, il y a une histoire de femme en omnibus, que je raconte, et qui semble tout à fait se rapporter au théâtre. C’est une femme en noir qui monte dans un omnibus, et dont le deuil, la tenue, la mine, forcent son voisin à lui demander l’histoire de ses malheurs. Et elle raconte, au milieu de l’attendrissement de tout l’omnibus, et du {p. 95}conducteur qui ne fait que se moucher, pour dissimuler ses larmes, elle raconte la mort d’un premier, d’un second enfant. Mais à la mort du troisième, l’intérêt baisse dans l’omnibus, et quand elle en arrive à la mort de son quatrième enfant, mangé, au bord du Nil, par un crocodile — et c’est cependant celui qui a dû le plus souffrir, — tout le monde éclate de rire. L’histoire de ma femme en omnibus, il faut qu’un auteur l’ait toujours présente à l’esprit, quand il fait une pièce. »
L’on rit, et l’on se met à analyser les impressions de la salle à la première. Lorrain qui se trouvait dans une avant-scène, et avait autour de lui les femmes les plus connues de la grande société, parle de l’impression des dindes du monde, surtout choquées des ululements de la passion, dans la scène de rupture : — toutes ces femmes, dont l’explosion des sentiments est toujours comprimée par le chic, et quelques-unes avouant même tout haut, que leurs ruptures avaient été beaucoup plus calmes, beaucoup plus comme il faut, que ça.
Là-dessus, Daudet dit avec justice : « Ma pièce, comme mon livre, aura pour elle les hommes, qui tous y retrouveront un morceau de leur existence, et n’aura jamais pour elle, les femmes. Et voici la grande raison : c’est que dans la fille, il y a un coin d’ordure qui nous exalte, nous autres, et la femme honnête ne comprend pas cette exaltation… en est même jalouse, en sentant qu’elle ne peut pas nous la donner avec toute son honnêteté, toute sa vertu. {p. 96}Oui, c’est très curieux… Tenez, hier au soir, dans la voiture qui les ramenait du théâtre, Mme C*** a fait une scène à son mari, de son larmoiement, au récit de la mort de la petite Doré par Déchelette, lui disant : “Je ne comprends pas votre attendrissement pour cette traînée ! ” »
Et dans le bruit de la causerie de tous, Daudet se tait un moment, au bout duquel on l’entend murmurer plutôt que dire : « Ce matin, ce matin à l’hôpital de… X. en faisant ses bandes, — X. une victime d’un antique collage, — répétait : “M’amie, un baiser, le dernier dans le cou.” Et il interrompait son refrain et ses bandes, pour jeter à ses internes : “À ce qu’il paraît, cette Mannigue a un grand talent”, — et comme les internes riaient de l’estropiement du nom de l’actrice : “Pardon, Messieurs, faisait-il, moi, vous savez, moi je ne vais pas au théâtre ! ” »
Mercredi 23 décembre §
Le malheur de n’avoir pas les nerfs assez bien portants, pour traiter la vie avec le mépris qu’on a pour une charge, pour une blague, pour une mauvaise plaisanterie, et de considérer les embêtements qui ne sont pas des pertes de gens aimés, ou même des révolutions absolues de votre position sociale, — de les considérer comme de bénins coups de pied au cul, qu’on recevrait dans une pantomime sur un théâtre des Funambules de société.
{p. 97}Je m’en vais dîner, ce soir, chez la princesse, à pied, par un beau froid noir.
Du haut du Trocadéro, quand il n’y a dans le ciel, ni lune, ni étoile, et que les réverbères de l’infini Paris sont allumés, il semble que toutes les étoiles de la voûte céleste sont tombées à terre.
Année 1886 §
Mardi 5 janvier §
{p. 101}Dîner des Spartiates. Aujourd’hui Drumont annonce officiellement la prochaine publication de son livre d’attaque contre les Juifs, ce livre écrit pour la satisfaction intime des haines d’un catholique et d’un réactionnaire, en plein et insolent triomphe de la juiverie républicaine. Malgré l’antagonisme de nos deux pensées sur beaucoup de points, je suis obligé de reconnaître que Drumont est un homme, qui a la vaillance d’esprit d’une autre époque, et presque l’appétit du martyre.
Mercredi 13 janvier §
Pas le sou dans le présent et dans l’avenir. Voici un trimestre, où il faudra vivre avec 600 francs par mois, ne plus acheter un bibelot. C’est la privation d’un homme habitué à boire des {p. 102}petits verres, qui ne trouve plus dans son gousset les trois sous, pour continuer à aimer la vie.
Le soir, on me présente le docteur Albert Robin. Il me dit que le premier roman qu’il a lu, est Sœur Philomène, et que cette lecture avait peut-être eu une influence sur sa carrière. Il ajoute qu’il avait rencontré une sœur Philomène à l’hôpital, qu’elle avait épousé un de ses amis, qui est mort de phtisie, il y a quelques années. Mais il affirme que c’est un fait très rare.
Nous causons sur la laïcisation. À ce sujet, il me conte l’anecdote suivante. Il surprend une surveillante, en flagrant délit avec un interne dans son cabinet, il demande son renvoi, rencontre une certaine opposition, menace de faire du bruit, obtient à la fin ce changement, mais il apprend que sa surveillante a été placée dans un autre hôpital, avec 100 francs d’appointements d’augmentation.
Mercredi 20 janvier §
Paul Baudry a été tour à tour Corrégien, Véronésien, mais n’a jamais eu de signature à lui, en dépit d’un tempérament de vrai peintre. Un pastiche du plus grand talent, presque de génie, son plafond de la Païva, qui semble le plafond de la « Venise Triomphante » copié par un Lemoine. Quant à ses peintures de l’Opéra, c’est pour moi l’application discordante du contour michelangesque sur le type de la cocotte de la rue Saint-Georges.
Jeudi 21 janvier §
{p. 103}Un échantillon de la langue, du parler simple de Gounod.
Mme Strauss était encore une fillette de quinze ans, s’apprêtant à prendre sa première leçon de piano, avec lui, quand il lui dit :
« Faites votre archet, et donnez une note lilas, dans laquelle je puisse me laver les mains. »
C’est encore Gounod, qui, à la représentation de Manon, terminait l’éloge d’un morceau par cette phrase abracadabrante : « … Enfin je le trouve octogone !
— J’allais justement le dire », ripostait spirituellement Mme Strauss.
Mercredi 27 janvier §
Paul Bourget me parlait, ce soir, de son ambition de faire une série de romans, à la façon d’un roman simple d’autrefois, d’un Adolphe, mais avec la complication nerveuse d’aujourd’hui.
Mercredi 3 février §
Armand Baschet, ainsi qu’il en avait l’habitude, était allé vivre quelques jours à Blois, pour la fête de sa mère, sa mère, une femme de 80 ans passant son existence dans son lit.
Un des derniers jours de son séjour, sa mère, par {p. 104}extraordinaire, se levait et venait s’asseoir à la table du déjeuner. Elle voyait son fils, en cassant un œuf à la coque, avoir un mouvement nerveux dans un coin de la bouche, puis l’entendait dire : « J’étais si bien tout à l’heure ! » au bout de quoi, sa tête tombait de côté sur la table.
On le portait sur son lit, et il était appelé un médecin, en présence duquel Baschet cherchait à parler, en regardant fixement un petit secrétaire.
Mais la parole de l’apoplectique s’embrouillait et il ne pouvait se faire entendre. Le médecin, s’apercevant de l’obstination de son regard sur le secrétaire, apportait une feuille de papier, et une plume trempée d’encre, qu’il lui mettait dans la main, et que Baschet saisissait avidement, mais au moment où il allait écrire, la plume lui tombait des mains, la paralysie avait gagné le bras.
Et ce mort-vivant, ainsi privé de tous les moyens et de toutes les manifestations, par lesquelles on se fait entendre, restait l’œil toujours dirigé sur le secrétaire, et il demeurait ainsi, du mardi au jeudi, — ayant, au dire du médecin, sa connaissance jusqu’au dernier moment.
Le pauvre diable, l’aurait-on cru, avait 650 000 francs de dettes, et pendant qu’il mourait, la rue s’emplissait de paysans des environs, auxquels il avait emprunté de petites sommes, ainsi qu’il en avait emprunté au commis de librairie Lecuyr, au relieur Petit, aux boutiquiers de la place Saint-Marc, quand il habitait Venise.
Dimanche 7 février §
{p. 105}Dans un dîner d’hommes politiques, chez Charpentier, Floquet racontait, qu’en 1852, la première année de son stage, ayant loué un appartement rue de la Ferme-des-Mathurins, le bâtonnier des avocats, lui avait dit qu’il perdait son avenir, en se logeant dans un quartier aussi perdu : — l’homme du barreau ne pouvant pas dépasser la rue Neuve-des-Petits-Champs.
À ce dîner, le colonel Yung disait que l’intelligence de Mac-Mahon, — reconnue par tous assez médiocre — fouettée par la mitraille, s’éclairait, grandissait, devenait surprenante, tandis que celle de Bourbaki, cependant d’une valeur héroïque, se perdait, tombait en enfance.
Mercredi 10 février §
Ce soir, l’espèce de fébrilité inquiète, avec laquelle Bourget m’entretient de son roman, des chances de sa réussite, des probabilités de sa vente, me le fait prendre en pitié, et une pitié pas hostile. Ah ! le pauvre garçon n’a pas la hautaine indépendance d’un contempteur carré, d’un je m’en foutiste. On sent chez lui un respect trop révérencieux pour les sentiments, les préjugés, les religions des mâles et des petites femelles du monde, au milieu desquels il vit.
Jeudi 11 février §
Pensez-vous à la grande machine de guerre, que ce serait en ce moment contre {p. 106}le régime actuel, une étude consciencieuse et observée de la jeune fille de la Libre pensée, de la jeune fille, grandie dans la capote d’un soldat, de la jeune fille ayant pour catéchisme un manuel de la génération, de la jeune fille dépouillée de toutes les délicatesses et de toutes les pudeurs de son sexe, de la jeune fille enfin, dans laquelle il y aurait une complète absence de féminilité. Eh bien, il a fallu qu’il se rencontrât un homme de talent, pour rendre le thème ridicule à force d’être caricatural et outré, en faisant tout bêtement de cette jeune fille, une empoisonneuse et une assassine à la d’Ennery.
Ah ! c’est vraiment de la bien grosse psychologie, que la psychologie de romans, comme celui de La Morte.
Samedi 13 février §
Dans les choses petites ou grandes, qu’elles demandent aux hommes, les femmes ne se préoccupent jamais, si ces choses sont possibles.
Mardi 16 février §
Je vais voir Robert Caze, qui a reçu un coup d’épée, hier. C’est rue Condorcet, tout au bout, en un endroit où la rue prend presque un aspect de banlieue parisienne. Un appartement au quatrième, au fond d’une cour : le logement d’un {p. 107}petit employé. Une jeune femme pâle et maigriote, entrevue dans la demi-nuit d’un corridor.
Il est dans son lit, avec sa bonne figure, où on devine toutefois les soucis d’un homme blessé, sans fortune, et qui vit de sa plume.
« Ah ! j’étais beaucoup plus fort que lui, me dit-il, mais l’épée me grise… ça m’arrive même à la salle d’armes… Je me suis jeté sur son épée… le foie est touché… S’il n’y a pas de péritonite… Il n’achève pas sa phrase, mais tout affaibli qu’il est par la perte de son sang, on sent dans le noir de son œil, la volonté de se rebattre un jour.
— Une délicate impression de femme. L’autre jour, dans un salon, cette femme a tout à coup aperçu son doucheur, qui est celui du maître de la maison, invité par hasard à la soirée, alors elle s’est mise à rougir, et est devenue tout à coup embarrassée, comme une femme, qui se verrait soudainement déshabillée.
Mardi 23 février §
À la fin du dîner de Brébant d’aujourd’hui, au bout d’une longue conversation, entre tous les hommes politiques, sur Lourdes et ses eaux miraculeuses, Berthelot dit qu’il ne serait pas étonné, que la fin du siècle fût en proie à un violent mysticisme.
Mercredi 24 février §
{p. 108}À l’heure présente, qui lit un livre ? qui écoute une pièce de théâtre ?
Bourget finit son Crime d’amour, par cette phrase : « La religion de la souffrance humaine »
, c’est avec une petite différence dans la construction de la phrase, la fin de la préface de Germinie Lacerteux. Croyez-vous qu’un critique relèvera cette réminiscence ?
Les critiques, qui ont parlé du roman de Feuillet, ont tous cité, avec transport, des « propos à faire rougir un singe, sans se souvenir que cette phrase avait été jetée cinquante fois au public, cette année même. Oui, dans Henriette Maréchal, le Monsieur en habit noir dit à Mme Maréchal, pour la détourner d’aller dans les corridors : « Il y a des gens qui disent des choses qui corrompraient un singe, et feraient défleurir un lis sur sa tige. »
La grande valeur, la grande originalité de Diderot — et personne ne l’a remarqué — c’est d’avoir introduit dans la grave et ordonnée prose du livre, la vivacité, le brio, le sautillement, le désordre un peu fou, le tintamarre, la vie fiévreuse de la conversation : de la conversation des artistes, — avec lesquels, il est le premier écrivain français, qui ait vécu en relations tout à fait intimes.
Dimanche 28 février §
C’est curieux, ces pures mondaines, ces femmes ayant de l’esprit, ayant surtout du montant, quand on vit quelque temps avec {p. 109}elles, on les sent tout à fait creuses et vides, et ne pouvant vous tenir une compagnie intellectuelle. Chez elles, c’est un moment, le bruit carillonnant d’un grelot, et puis, c’est tout.
Et leur pensée incapable d’être sérieusement quelque temps avec vous, est toujours à un rien du dehors, à la toilette qu’elles avaient hier, à la soirée où elles iront demain, ou même derrière la porte du salon, qu’elles espèrent voir pousser par un monsieur quelconque, apportant à leur satiété de l’être, avec lequel elles se trouvent depuis dix minutes, la distraction d’un personnage nouveau.
Dimanche 7 mars §
Le peintre Ziem, dont la parole parfois s’emballe, mais qui est toujours toute pleine d’inattendu, de trouvailles originales, arrive le premier au grenier, et se met à parler du charme de la voix des phtisiques, de cette voix de baryton qu’il a connue à Chasseriau, mort de la poitrine, de cette voix de caresse, qui est comme un suprême enlacement autour des êtres et des choses de la terre, de cette voix, dont déjà les microbes tuberculeux et tumulaires font, comme un râle du sentiment. Et il me montre le possesseur de cette voix s’amusant à jouer, à musiquer de cette parole, à la façon des mourantes, en leurs dernières jouissances d’amour.
Quelque temps après, sur le nom de Xavier Aubryet {p. 109}prononcé par quelqu’un, il reprend : « La dernière fois que j’ai donné le bras à Aubryet, lorsqu’il n’était plus qu’une agitation nerveuse, semblable au mouvement du doigt d’un homme qui joue autour de la gâchette du pistolet, avec lequel il va se brûler la cervelle, la dernière fois que je lui ai donné le bras, j’ai eu l’impression de donner le bras à un homme, dont une chemise calcaire tomberait du dos, et dont tous les membres se remueraient dans l’appareil de plâtre, dont on entoure un membre cassé. »
Lundi 8 mars §
Je vais voir, cet après-midi, ce pauvre Robert Caze. Je le trouve couleur d’un vieux cierge d’église, les yeux ayant perdu l’allumement de la vie, la voix sans résonance, se plaignant d’affreuses névralgies des reins ; et l’esprit encore plus malade que le corps, et me disant : « Je crois bien avoir le foie atteint, aux tristesses affreuses que j’éprouve ! »
Mardi 9 mars §
Annonce aujourd’hui dans Le Figaro, de la publication du Journal des Goncourt, pour le mois de juillet.
On va vendre, ces temps-ci, la bibliothèque d’un bibliophile, qui avait fait relier ses livres, en {p. 111}harmonisant autant que possible la teinte du maroquin avec le sentiment du texte. Ainsi le bleu avait été choisi pour les romans intimes ; le vert pour les romans champêtres et les voyages, le citron pour les satires, les épigrammes : le fauve pour les sujets populaires ; le rouge pour les romans à tendances de réforme sociale. Hein, que dites-vous de cette imagination de l’amateur qui avait trouvé le moyen d’enfermer la prose et la poésie de Victor Hugo, dans les trois couleurs, avec des différences dans les teintes, indiquant la nuance politique de l’auteur dans le moment.
La soirée, cette soirée du mardi gras, passée dans la contemplation, à la façon dont on regarde un ciel bleu pailleté d’étoiles, dans la contemplation des bonnes feuilles de notre volume de Pages retrouvées : contemplation et mélancolique feuillètement de ces pages à l’encre encore fraîche, qui font revivre en moi le ressouvenir émotionné de l’élaboration de tous ces articles de notre début dans les lettres.
Une insupportable insomnie cette nuit, et ne sachant à quoi occuper ma pensée, je me suis levé, et ai jeté le scénario de cette bouffonnerie sentimentale1.
Vendredi 12 mars §
Une maîtresse inférieure {p. 112}n’est jamais complètement associée au monsieur, avec lequel elle couche ; elle aura pour lui le dévouement dans les révolutions, les maladies, les événements dramatiques, mais en pleine existence tranquille et bonasse, l’amant d’une autre caste trouvera chez elle, le retrait, l’hostilité même intérieure d’un peuple, contre une aristocratie.
Jeudi 18 mars §
Je trouve aujourd’hui sur la porte de Robert Caze : Porte fermée par ordre de médecin. Le frère de Robert me dit que, ce matin, on lui a ouvert le côté, que le chirurgien y a introduit sa main, qu’il a manié le foie de tous côtés… et qu’il n’y a rien trouvé. Le pauvre garçon ne se doute pas de la terrible opération. Il croit, qu’on lui a fait trois piqûres de morphine.
Des cheveux annelés, un peu à la façon des cheveux-serpents d’une tête de Gorgone, l’œil à l’enchâssement mystérieusement profond, des yeux ombreux d’une sibylle dans une peinture de Michel-Ange, une beauté de lignes grecques dans un visage à la chair nerveuse, tourmentée, comme mâchonnée, et sous cette chair une cervelle qu’on sent hantée, par des pensées biscornues, perverses, macabres, ingénues, enfin un mélange de paysan, de comédien, d’enfant : c’est l’homme ; un être compliqué, mais d’où se dégage incontestablement un charme — quand ce ne serait que celui, de cette musique littéraire de son invention.
{p. 113}Au fond, ce Rollinat est un curieux produit de cette maison Callias, de cet atelier de détraquage cérébral, qui a fait tant de toqués, d’excentriques, de vrais fous. Il nous parle de la séduction à la Circé, de la séduction fascinatrice de cette maison, qui lui faisait passer toute la journée à la mairie, en regardant, à tout moment, sa montre, et appelant l’heure, où il lui serait donné de prendre son envolée vers ce Portique Batignollais, où, du dîner jusque bien avant dans la nuit, un cénacle de jeunes et révoltées intelligences, se livraient, fouettées par l’alcool, à toutes les débauches de la pensée, à toutes les clowneries de la parole, remuant les paradoxes les plus crânes, et les esthétiques les plus subversives, dans la surexcitation d’une jolie femme, d’une Muse légèrement démente.
Une sorte d’ivresse intellectuelle, hachichée, dit Rollinat, qui empêchait tout travail, le mettant tout entier dans la dépense orgiaque de la conversation, en ce logis, où se disait qu’on causait, comme en nul autre endroit de Paris.
Mardi 23 mars §
Je partais savoir des nouvelles {p. 114}de Robert Caze, que Daudet m’avait dit aller mieux, et j’étais presque arrivé au chemin de fer, lorsqu’un jeune homme s’approche de moi, me salue, me demande si je ne suis pas M. de Goncourt. Sur mon affirmation, il me dit : « Voici Grand’mère, le volume de Robert Caze qu’il vous a dédié. Il m’a chargé de l’excuser près de vous, pour n’avoir rien écrit sur le livre, mais il n’en a pas la force. » Et il m’annonce qu’on regarde le pauvre garçon, comme perdu.
Empli d’une noire tristesse, je continue ma route, cherchant lâchement à retarder ma visite, musardant dans les rues, entrant chez de la Narde, chez Bing. Et rue Condorcet, je me consulte, un moment, pour savoir si je ne laisserais ma carte cornée au concierge. Je me décide à monter, et tombe sur la malheureuse Mme Caze qui me dit que son mari est bien mal, qu’il a une fièvre terrible depuis cinq grandes heures.
Je m’assois dans le petit cabinet de travail, où sont Huysmans, Vidal, un peintre impressionniste. De là, par la porte ouverte, j’entends les glouglous de toutes sortes de boissons, qu’avale, coup sur coup, dans sa soif inextinguible, le blessé ; j’entends la toux incessante de la femme phtisique ; j’entends la gronderie de la bonne, qui dit à un enfant : « Vous profitez de ce que votre père est malade pour ne pas travailler. »
On attend le chirurgien qui ne vient pas. Au bout d’une demi-heure Huysmans et moi, nous nous levons et partons ensemble, parlant du mourant, et de son occupation de son livre, et de l’envoi de ses exemplaires sur papier de Hollande. Huysmans l’a entrevu aujourd’hui, une seconde, et sa seule parole a été celle-ci : « Avez-vous lu mon livre ? »
Au milieu de l’égoïsme, de la crasserie générale {p. 115}de l’humanité, il y a par-ci, par-là, chez quelques individus de beaux mouvements de générosité. Huysmans me contait, qu’un Hollandais d’une maison de commerce de Hambourg, épris de naturalisme, et combattant pour nous dans les journaux de là-bas — et notez un homme qui ne connaissait pas Robert Caze — lui avait écrit, qu’ayant appris que Robert Caze était très malade, et que sachant d’autre part, qu’il n’était pas dans une position fortunée, il le priait de s’aboucher avec quelqu’un de la famille, de lui demander quelle somme pouvait lui être nécessaire, s’engageant à envoyer aussitôt sur Paris un chèque de la somme demandée.
Nous nous asseyons un moment à un café du boulevard, et sur le nom d’Hetzel, prononcé à côté de nous, Huysmans me parle de ses débuts.
Il me raconte que lorsque son Drageoir d’épices avait été refusé par tous les éditeurs, sa mère, qui, par son industrie, avait des rapports avec Hetzel, lui avait proposé de porter son manuscrit à Hetzel.
À quelques jours de là, Hetzel lui faisait dire de passer chez lui, et dans une entrevue féroce, lui déclarait qu’il n’avait aucun talent, n’en aurait jamais, que c’était écrit d’une manière exécrable, qu’il recommençait la Commune de Paris dans la langue française, qu’il était un détraqué de croire, qu’un mot valait plus qu’un autre, de croire qu’il y avait des épithètes supérieures… Et Huysmans me peignait l’anxiété que cette scène avait mise dans le cœur de sa mère, pleine de confiance dans le jugement de l’éditeur, en {p. 116}même temps, que la douloureuse méfiance qui lui était venue à lui, de son talent.
Mercredi 24 mars §
Bourget sur un bout de divan, dans un coin de salon de la princesse, me conte une de ces vivantes et spirituelles biographies d’excentriques, que sa parole sait si alertement enlever.
Aujourd’hui c’est le tour de Rollinat, du macabre, ainsi qu’on l’appelait, et chez lequel l’a mené Ponchon. Un hôtel étrange, un hôtel donnant l’impression d’une localité, choisie par Poë pour un assassinat, et au fond de cet hôtel, une chambre, où parmi les meubles traînaient des vers écrits sur des feuilles à en-tête de décès, et dans cette chambre une maîtresse bizarre, et un chien rendu fou, parce qu’on le battait, quand il se conduisait en chien raisonnable, et qu’on lui donnait du sucre, quand il commettait quelque méfait, — enfin le locataire fumant une pipe Gamba, à tête de mort.
Bourget avait passé une soirée musicale inénarrable, en compagnie de la maîtresse bizarre, du chien détraqué et de l’artiste macabre.
Jeudi 25 mars §
Je disais aujourd’hui à Daudet, que son intimité m’avait donné une seconde jeunesse de l’esprit, qu’il était, après mon frère, le seul être {p. 117}contre l’esprit duquel, le mien aimait à battre le briquet.
Samedi 27 mars §
Dîner chez Zola. En prenant le café, Zola et Daudet causent des misères de leurs jeunesses. Zola évoque le temps, où très souvent, il avait son pantalon et son paletot au Mont-de-Piété, et où il vivait dans son intérieur en chemise : la maîtresse avec laquelle il vivait alors, appelait ces jours-là, les jours où il se mettait en Arabe.
Et il s’apercevait à peine de la panne, dans laquelle il vivait, la cervelle, prise par un immense poème, en trois parties : « La Genèse, l’Humanité, l’Avenir », et qui était l’histoire cyclique et épique de notre planète, avant l’apparition d’une humanité, pendant ses longs siècles d’existence, et après sa disparition. Jamais il n’avait été plus heureux que dans ce temps, tout misérable qu’il était… D’abord, reprend-il, il n’avait pas un moment douté de son succès futur, non qu’il eût une idée bien définie de ce qui lui arriverait, mais il était convaincu qu’il réussirait, ajoutant que c’était assez difficile à exprimer ce sentiment de confiance, que par pudeur vis-à-vis de nous, il définit ainsi « que s’il n’avait pas foi dans son œuvre, il avait confiance dans son effort ».
Puis il parle d’un logement glacial, d’une espèce de lanterne qu’il avait, un certain nombre d’années, occupée au septième, et de ses montées sur un {p. 118}rebord de toit au huitième, en compagnie de son ami Pajot. De ce huitième, on voyait tout-Paris, et pendant que le futur commissaire de police s’amusait à pisser dans les cheminées des locataires, lui, Zola restait en contemplation, et devant la capitale étalée sous ses yeux, il se glissait, dans sa cervelle de débutant littéraire, la pensée de la conquête de Paris.
Daudet, lui, cause de son épouvantable misère, et de jours, où il ne mangeait pas littéralement… trouvant toutefois cette misère douce, parce qu’il se sentait aux épaules, la délivrance, la liberté d’aller où il lui plaisait, de faire ce qu’il voulait, parce qu’il n’était plus pion.
Mardi 30 mars §
Paschal Grousset est venu hier me demander de la part de Mme Robert Caze, de tenir l’un des cordons du poêle de son mari.
La rue, qui mène chez un mort, ne semble plus la rue, que vous preniez pour aller chez lui, quand il était vivant, elle n’a plus le même aspect.
Dans le cabinet de travail, sous une lumière qui fait jaunes les visages, et poussiéreux les objets, je découvre encadrée, dans le fouillis des dessins et des images couvrant les murs, la réduction de mon portrait par Bracquemond. Quand on descend l’escalier, d’une pièce silencieuse, dont la porte est ouverte, tout à coup s’élève une plainte sanglotante de femme, qui nous accompagne jusqu’en bas.
{p. 119}À l’église j’ai un certain étonnement, quand mon regard rencontre la figure de Hennequin, le témoin de son adversaire. Sa place n’est pas là, il me semble… Et dans le triste recueillement, je revoyais le cher garçon, avec sa bonne figure, ses yeux limpides d’enfant s’allumant de passion, quand on parlait d’individus ou de choses qu’il n’aimait pas : une nature un peu grosse d’apparence, mais avec des délicatesses, et des tendresses curieuses en dessous, — et un lettré apportant à ses amis des lettres tout son dévouement, et sans réserve et sans restriction aucune.
Et ma pensée allait au grenier, à ce lieu de réunion, ouvert seulement depuis l’année dernière, et dont déjà deux membres tout jeunes, Desprez et Robert Caze, sont morts tragiquement.
Mercredi 31 mars §
Aujourd’hui, dans une visite que me fait le commandant Riffaut, prenant sur la cheminée, la carte que m’avait fait passer avant-hier, Paschal Grousset, il s’écrie en la lisant : « C’est cet affreux communard, n’est-ce pas celui qui était aux Affaires étrangères… Figurez-vous que je suis entré le premier au Ministère du quai d’Orsay… il y avait dans le jardin, en avant de moi, loin comme d’ici au bout de l’appartement, trois ou quatre personnes. Une voix me crie : « Ce sont des communards… c’est Paschal Grousset qui se sauve ! » Et en effet, je vois {p. 119}un bout d’écharpe rouge dépassant la redingote de l’un d’eux. Je me retourne vers mes hommes qui étaient un peu en arrière, et leur dis : « Foutez-moi des coups de fusil dans ce paquet de gens… » Ma foi, ils les ont manqués ! »
Un temps singulier que ce temps, où l’on est exposé à présenter le fusilleur au fusillé, le fusillé au fusilleur.
Jeudi 1er avril §
Traversée des Tuileries, par un coucher de soleil tout rose, dans lequel, la Barrière de l’Étoile semble une architecture, sculptée dans une nuée violette.
Mercredi 7 avril §
Je ne sais plus qui me contait, ces jours-ci, la fin de Servin, de ce peintre que j’ai connu du temps de Pouthier, et qui a peint quatre ou cinq tableaux, entre autres « Une Étable », qu’on pourrait prendre pour les tableaux d’un grand maître flamand.
Il en était venu à vivre dans un état continuel d’ivresse, quand une femme se prit d’amour ou de pitié pour cet être de talent, noyé, sombré dans la boisson. Elle le repêcha pendant quelques années, se faisant près de lui une bonne sévère, et l’empêchant de boire, comme on empêche un petit enfant de se {p. 121}donner une indigestion. Malheureusement cette amoureuse ou cette dévouée avait, tous les ans, des attaques de catalepsie, qui lui duraient deux ou trois jours, attaques que Servin attendait, comme les musulmans attendent la fin du rhamadan, et pendant ces jours, il disparaissait de la maison, et se flanquait une cuite de quarante-huit, de soixante heures, au bout desquelles, la pauvre femme allait le ramasser, plus mort que vif, chez quelque marchand de vin.
Or l’année dernière, elle eut une attaque, dans laquelle elle tomba, le poignet lui fermant la bouche et l’étouffant… Alors cette fois, ç’a été chez Servin, une saoulerie illimitée, terminée par la mort.
Samedi 17 avril §
À moi qui, depuis vingt ans, crie tout haut que, si la famille Rothschild n’est pas habillée en jaune, nous serons, nous chrétiens, très prochainement domestiques, ilotisés, réduits en servitude, le livre de Drumont m’a causé une certaine épouvante, par la statistique et le dénombrement des forces occultes de la juiverie.
Drumont dit quelque part, que lorsque nous avons publié Manette Salomon, le mot d’ordre avait été donné dans la presse juive, de garder à tout jamais le silence sur nos livres. Cette assertion, qu’elle soit fausse ou imparfaitement vraie, me fait toutefois réfléchir, et aujourd’hui, cet éreintement impitoyable de Manette Salomon, par Wolff, que je croyais {p. 122}seulement littéraire, et auquel je n’avais point un moment associé le judaïsme de l’auteur, — je suis bien forcé d’y voir un peu de youtrerie.
Dans l’après-midi, Bracquemond m’emmène visiter le sculpteur Rodin. C’est un homme aux traits de peuple, aux yeux clairs, clignotants sous des paupières maladivement rouges, à la longue barbe flave, aux cheveux coupés ras, à la tête ronde, la tête du doux et obstiné entêtement — un homme tel que je me figure les disciples de Jésus-Christ.
Je le trouve dans son atelier du boulevard de Vaugirard, l’atelier ordinaire du sculpteur, avec ses murs éclaboussés de plâtre, son malheureux poêle de fonte, la froide humidité venant de toutes ces grandes machines de terre mouillée, enveloppées de loques, et avec tous ces moulages de têtes, de bras, de jambes, au milieu desquels, deux chats desséchés dessinent des effigies de griffons fantastiques. Et là dedans un modèle, au torse déshabillé, qui a l’air d’un ouvrier débardeur.
Rodin fait tourner sur les selles, les terres, grandeur nature, de ses six otages de Calais, modelés avec une puissante accusation réaliste, et les beaux trous dans la chair humaine, que Barye mettait dans les flancs de ses animaux. Il nous fait voir aussi une robuste esquisse d’une femme nue, d’une Italienne, d’une créature courte et élastique, d’une panthère selon son expression, qu’il dit, avec un regret dans la voix, ne pouvoir terminer : un de ses élèves, un Russe étant devenu amoureux d’elle, et l’ayant {p. 123}épousée. Un vrai maître de la chair que ce Rodin. Une merveille du sculpteur c’est son buste de Dalou, exécuté en cire, dans une cire verte transparente qui joue le jade. On ne peut se faire une idée de la caresse de l’ébauchoir dans le modelage des paupières, et de la délicate nervure du nez.
Le grand artiste, avec les otages de Calais, il n’a vraiment pas de chance. Le banquier qui était le dépositaire des fonds a pris la fuite, et Rodin ne sait pas s’il pourra être payé, et cependant l’ouvrage est si avancé qu’il faut l’achever, et pour le finir, ça va lui coûter 4 500 francs de modèles, d’atelier.
De son atelier du boulevard de Vaugirard, Rodin nous mène à son atelier près de l’École-Militaire, voir sa fameuse porte, destinée au palais futur des Arts décoratifs. C’est sur les deux immenses panneaux, un fouillis, un emmêlement, un enchevêtrement, quelque chose comme la concrétion d’un banc de madrépores. Puis, au bout de quelques secondes, le regard perçoit dans ces apparences de madrépores du premier moment, les ressauts et les rentrants, les saillies et les cavités de tout un monde de délicieuses petites académies, pour ainsi dire, remuantes, que la sculpture de Rodin a l’air d’emprunter à l’épique dégringolade du « Jugement dernier » de Michel-Ange, et même à de certaines ruées de multitudes, dans les tableaux de Delacroix, et cela avec un relief sans exemple, et que lui seul et Dalou ont osé.
L’atelier de la rue de Vaugirard renferme une {p. 124}humanité toute réelle, l’atelier de l’Île des Cygnes est comme le domicile d’une humanité poétique, tirée du Dante, d’Hugo.
Et prenant, au hasard, dans un tas de moulages répandus à terre, Rodin nous fait voir de tout près un détail de sa porte. Ce sont d’admirables torses de petites femmes, dont il excelle à modeler la fuite du dos, et pour ainsi dire les battements d’ailes des épaules. Il a aussi au plus haut degré l’imagination des attaches et des enlacements de deux corps amoureux, noués l’un à l’autre, ainsi que ces sangsues, que l’on voit roulées, l’une sur l’autre, dans un bocal.
Un groupe de la plus grande originalité, représente dans sa pensée, l’amour physique, sans que la traduction de sa pensée soit obscène. C’est un mâle, un satyre, qui tient contre le haut de sa poitrine, une faunesse contractée, et les jambes ramassées dans un étonnant resserrement de grenouille, qui s’apprête à sauter.
Mardi 20 avril §
Du moment qu’il y a un concert universel d’éloges dans la presse, sur un livre, on peut sûrement affirmer, que le livre n’est pas bon, et par contre, affirmer également, quand l’éreintement de la presse est général, que le livre n’est pas mauvais.
Ce soir, M. Marvejols m’entretenait de Blaquière, {p. 125}l’auteur de Thérésa, le librettiste de la Femme à barbe, le noctambule par excellence, et qu’il voyait, un matin, surgir dans sa chambre, s’asseoir sur le pied de son lit, et lui dire d’une voix, où il y avait encore l’enrouement de l’ivresse : « Il vient de m’arriver une chose bien étrange, cette nuit… on m’a mené à un poste, que je ne connaissais pas ! »
Et ce pochard qui n’était soutenu, ni par la religion, ni par la lecture des moralistes, a eu la mort la plus stoïque du monde. Il s’est vu avec la parfaite connaissance de son état, mourir d’une phtisie due à l’alcoolisme, dans une agonie qui a duré six semaines, où il a montré pour la mort, arrivant à petits pas, l’indifférence d’un homme, regardant sur un mur ensoleillé, l’ombre manger lentement la lumière.
Mercredi 21 avril §
Un tableau donne-t-il jamais à un être organisé pour apprécier la peinture, une sensation intellectuelle, spirituelle, jamais ! il lui donne la joie matérielle de l’œil, voilà tout. Il n’y a que le livre — la musique peut-être aussi — qui par l’indéfini et le flottant des descriptions, par l’irréalisation matérielle de l’imprimé, peut mettre du rêve dans une cervelle. Et un tableau, le plus spiritualiste des tableaux, par exemple la « Transfiguration » de Raphaël, par l’arrêté des lignes, la matérialité des couleurs, la réalité ouvrière de la fabrication, sera {p. 126}toujours une déception pour l’imagination du regardeur, si toutefois il en possède une.
Jeudi 22 avril §
Je dîne ce soir avec Drumont, qui se bat, samedi, avec Arthur Meyer du Gaulois, assisté de Daudet et de M. Albert Duruy.
Drumont arrive nerveux, surexcité, drolatiquement guilleret : « Aujourd’hui, s’écrie-t-il, cinquante-cinq personnes… la sonnette ne cesse pas… on commence à s’arrêter dans la rue, devant la maison, en voyant tous ces gens qui entrent… des gens qui viennent me dire : « Ah ! que nous vous remercions, d’avoir imprimé ce que nous sentons… » Il y a des carmélites qui m’ont fait dire qu’elles prieraient pour moi, samedi… et ma béguine qui vient d’entrer chez moi, et à qui on a dit que j’étais une sorte de curé laïque… elle ne sait plus où elle en est… Oui, oui, il n’y a plus un seul exemplaire… les 2 000 sont partis… on va mettre huit machines… C’est éreintant tout de même… J’ai parlé huit heures, aujourd’hui… je n’ai plus de voix ! »
Un moment il dit : « Je tape trop sur le fer, je ferraille… il y a chez moi de l’indécision sur ce que je veux faire… je ne tire pas de suite, comme Laurent. » Et il ajoute qu’il veut se battre trois fois, après quoi, il trouve que ce sera satisfaisant, et qu’il cherchera un joint pour rentrer dans la vie ordinaire.
Entre Albert Duruy, qui vient s’entendre avec {p. 127}Daudet sur le lieu du combat, et qui a la tenue d’un témoin de duel, à la fois sérieux et chic.
Il ne veut pas admettre que Drumont soit touché par Meyer, et blague cette idée de se battre sur le terrain de la tribune des courses, avec autorisation du prince de Sagan, et encore plus dans le parc de Saint-Cloud, où on sera dérangé par les promeneurs, ou interrompu par les gardiens. Là-dessus il demande, de concert avec Daudet, un rendez-vous aux témoins de Meyer, pour fixer décidément le terrain du combat, et dresser un procès-verbal, où le corps à corps sera permis, et où les témoins n’interviendront pas.
Et la lettre est écrite, au milieu de plaisanteries de Drumont, montrant un très vrai dédain du danger. En cachetant la lettre, Duruy dit qu’au Bois, aujourd’hui, on lui a demandé, si Drumont était « une épée » ? « Il est mieux que cela, a-t-il répondu, il est un apôtre ! » et voici des gamineries sur le coup de l’apôtre.
Dimanche 25 avril §
Le petit Lavedan qui assiste à tout, a assisté au débarquement de Meyer, au retour de son duel. Tout le boulevard devant les bureaux du Gaulois, était plein de juifs, et, à toute minute des coupés, comme on en voit à la porte de l’église Saint-Augustin, jetaient un israélite sur la chaussée. Enfin, voici Meyer, et tout ce monde se {p. 128}jetant au-devant de lui pour le féliciter : « Ne me complimentez pas, Messieurs, aurait-il dit, cet homme est un lion ! »
Là-dessus Daudet arrive, et dit que ç’a été féroce, et qu’il a été au moment de se battre avec Meyer. Et le voilà à nous peindre le lieu du combat, une ancienne propriété du baron Hirsch, un paysage à grandes lignes, dans lequel des chevaux en liberté s’approchaient bêtement des combattants. Et il nous peint Drumont blessé, sa culotte tombée à terre, sur le pas de la grange où on l’avait entraîné, tapant sur le pan de sa chemise, toute mouillée de sang, et criant exaspéré à Meyer et à ses témoins : Au Ghetto, sales juifs, vous êtes des assassins… c’est vous qui avez choisi cette maison ayant appartenu à Hirsch, et qui devait me porter malheur ! » Et Daudet ajoute : « Cet homme sans tenue, se livrant à ce débordement canaille, était superbe. »
Puis un moment, absorbé dans le souvenir de la beauté du jour, de la grandeur du paysage, de la sérénité des choses, Daudet dit, qu’au milieu de cela, ces deux êtres, avec leurs mouvements désordonnés pour se tuer, lui semblaient tragiquement comiques.
Mercredi 28 avril §
Oui, j’ai le dédain de l’humanité, que je côtoie chez les grands, et le laisse un peu trop voir, mais j’en ai le droit, ayant {p. 129}méprisé dans ma vie bien des choses, aux pieds desquelles, je l’ai vu agenouillée, cette humanité-là.
À moins d’être foncièrement un lâche, le duel n’est redoutable que pour l’homme, dont la pensée en est tout à fait éloignée, et qu’une affaire amène, sans préparation, à cette extrémité. Ainsi, dans ce mois, où j’ai vécu dans l’atmosphère du duel Robert Caze, du duel Drumont, je me serais beaucoup mieux battu, que dans d’autres temps.
Dimanche 2 mai §
L’ennui des yeux, avec une bouche qui dit les phrases les plus stupidement admiratives, et avec des mains, — des mains de jolie femme, s’il vous plaît — qui ont des maladresses et des lourdeurs de patte de rustre : c’est à quoi l’on reconnaît chez les femmes de la société, la prétention de paraître aimer l’objet d’art, sans en avoir la moindre connaissance, même la moindre curiosité.
Dimanche 9 mai §
J’ai acheté ces temps-ci une série de dessins japonais, représentant des poissons et des oiseaux, dont je n’ai vu aucun échantillon pareil dans nulle école, comme habileté, comme croquade spirituelle, rendant du premier coup la nature. Il y a là, des études d’oiseaux ressemblant à des {p. 130}grives, qui ont une parenté avec le gribouillis des aquarelles de Gabriel de Saint-Aubin ; il y a là, des études de poissons dans le genre des maquereaux, où l’admirable mélange des tons jaunâtres et azurés, est comme fait d’une dizaine d’essuiements de pinceaux. Il s’y trouve un faisan aquarellé, grandeur nature, qui est une pure merveille, et où de vraies plumes sont collées tout autour du faisan, pour servir de point de comparaison, avec les tons de l’aquarelle.
D’après Hayashi, ces dessins seraient d’un nommé Baï-itsou, un artiste de Kioto, vivant vers 1820.
Samedi 15 mai §
Dans ce moment rien n’est plus vrai de ce qu’on a cru, en religion, aussi bien qu’en médecine, et qu’en quoi que ce soit. La peau n’est plus perméable, et un cataplasme est une absurdité n’ayant aucun effet, même lorsqu’il lui arrive d’empoisonner avec du laudanum. Le vin, le vieux et vrai vin, connu jusqu’ici comme un réconfortant, est tout à fait contraire à la santé, et pourrait être à la rigueur un débilitant, etc., etc.
Enfin sur toutes choses, deux opinions d’une autorité presque égale, dont l’une dit blanc, l’autre dit noir, et les notions de tout, confuses, incertaines, et dans cette anarchie de croyances, plus une seule vérité debout, et qui ne soit entamée par le doute.
Dimanche 16 mai §
{p. 131}Les grands desiderata de ma vie, ont été : — le Clodion représentant une montgolfière, au filet tendu autour du globe aérostatique, chevauché par une centaine d’Amours, poussé par moi, encore au collège, à 500 francs, et qui était à vendre, il y a une vingtaine d’années, chez Beurdeley : 65 000 francs ; — la grande tapisserie de Boucher, appelée « la Fête de village », manquée par un retard de voiture, à 800 francs chez Mme Saulière, et qui se vend maintenant 100 000 francs ; — une statuette de Saxe, aux chairs d’un rose adorablement pâle, une allégorie de l’Astronomie, représentée par une femme toute nue, regardant le ciel dans un télescope ; — un dessin de Watteau, la première idée de La Conversation, où était représenté M. de Julienne, vendu une soixantaine de francs, à une vente de Vignères ; — un dessin de Boucher représentant Madame de Pompadour, dans un faire miniaturé, au milieu d’un large encadrement composé avec les attributs des Arts, de la facture la plus large ; — une carpe dressée sur sa queue, en cristal de roche, du ton d’un verre de champagne rosé, et le plus joli et le plus doux feu d’artifice sous un coup de soleil, enfin un bibelot des Mille et Une Nuits.
Et hier, à l’enterrement d’Auguste Sichel, Gentien le collectionneur de pierres dures, me racontait que Barbey de Jouy lui avait cédé cette carpe, dans les aimables conditions que voici : « Vraiment vous auriez du plaisir à la posséder… je l’ai payée 2 000 francs, j’en ai joui quinze ans… Je vous la cède au prix, où je {p. 132}l’ai achetée. » Oh ! si je l’avais su, car j’étais décidé à faire des folies à son égard, lorsque j’ai cru qu’elle serait mise en vente.
Jeudi 20 mai §
Rollinat a la plus curieuse, la plus amusante, la plus originale causerie, sur les habitants du Berri. Il devrait bien lâcher le macabre, et écrire un livre de prose, sur ce dont il cause d’une manière si spéciale.
Daudet est tenté de l’idée de tirer un bouquin de ses maux, est tourmenté d’écrire quelque chose sur la souffrance, étudiée sur lui-même. Ce soir, il me parlait des intéressantes pages qu’il écrirait, il lui semble, en racontant ses visites à ses vieux parents, quand il va se faire piquer par son beau-père, peignant son état de souffrance abominable dans la rue, puis l’espèce d’apaisement qui se fait chez lui, pareil à ce qui se passe chez le dentiste, quand la vieille bonne lui ouvre, et qu’il entre dans ce calme intérieur, puis l’état vague, hachiché, dans lequel il revient.
Vendredi 28 mai §
Aujourd’hui, je reçois l’exemplaire de Germinie Lacerteux (Édition des chefs-d’œuvre du roman contemporain). Je ne puis m’empêcher de penser avec tristesse, au plaisir, que cette publication aurait fait à mon pauvre cher frère.
Lundi 31 mai §
{p. 133}La comparaison que Daudet emploie, en parlant de ses mains à son réveil, et qu’il dit semblables à des feuilles sèches, tant la contracture les a recroquevillées, cette comparaison me trotte, toute la journée, dans la cervelle. Il me parle aussi de l’espèce de vacillement, que le bromure apporte à sa mémoire, le forçant, dit-il, de se raccrocher à des jambages de souvenirs ; et à ce propos, il émet une observation curieuse, il affirme que la lutte de Flaubert avec les mots, a dû venir de la masse énorme de bromure qu’il avait absorbée.
Mercredi 9 juin §
Visite aujourd’hui de Mme ***, cette jeune fille que j’ai eu la velléité d’épouser, en sortant du collège, et que j’ai rencontrée, une seule fois, dans ma vie, une vingtaine d’années après, dans un petit chemin de Bellevue, un jour que mon frère et moi, nous allions voir Banville, à la maison de santé du docteur Fleury. Elle est veuve, a une fille de trente ans, qui vient me demander de faire passer dans un journal, une petite nouvelle. Et nous parlons de la maison de la rue Franklin, et de la maison au grand jardin, de l’allée des Veuves, et nous causons des morts et des mortes autour de nous.
Quant à mon ancienne adorée, c’est une bien portante bourgeoise, aux yeux noirs d’Espagnole encore pleins de jeunesse, aux dents éclatantes, et portant joyeusement et gaillardement ses années.
Mardi 22 juin §
{p. 134}Renan, qui pendant tout le dîner, a gardé un silence comme maladif, se met au dessert, à manger du Bossuet, sa bête noire, Bossuet chez lequel il ne trouve que de la faconde, et auquel il reproche de n’avoir pas conçu son Histoire universelle, à l’allemande.
À ce moment, arrivent les sénateurs qui viennent de voter l’expulsion des princes, l’air assez penaud, et comme honteux de cette expulsion. Ribot assure qu’au fond Grévy doit être très content, qu’il détestait les d’Orléans, et que la dernière fois qu’il l’avait vu, il lui avait dit : « Les d’Orléans ressemblent à des gens qu’on a invités à dîner et qui font des choses pas convenables, qui se conduisent à table, comme des gens mal élevés. »
Mardi 29 juin §
Dépêche de Daudet qui m’annonce la naissance d’une petite Edmée.
Ce soir, je me traîne, comme je peux, chez les Daudet. Daudet me dit que les couches ont été affreuses, que la pauvre femme a été entourée des affres de la mort. Il parle du cerveau de sa femme, comme vu à jour pendant le délire du chloroforme, et des hautes choses qui en sont sorties, et qui étonnaient l’accoucheur, n’ayant jamais rencontré chez ses accouchées, un cerveau pareil.
Jeudi 1er juillet §
Magnard m’apprend que, {p. 135}ces années-ci, lorsqu’il y a eu en Amérique, une inauguration de statue, en l’honneur de Lafayette, c’est le général Boulanger, oui, le ministre de la guerre de l’heure présente, qui est venu solliciter d’être le correspondant de l’inauguration, auprès du Figaro.
Ce soir, ma filleule Edmée m’est présentée en grande toilette par la garde, qui me rabroue un peu, comme je me permets de m’étonner de sa petitesse, quand la mère me jette gaiement de son lit : « Mais elle est très grande, elle pèse sept livres et demie… le poids d’un gigot pour douze personnes ! »
Daudet qui s’est remis au travail, ces jours-ci, me parle de son livre, et m’en parle avec l’éloquence qu’il apporte au récit des choses, en train de fermenter en lui.
À la suite d’une scène, où la femme de l’académicien, lui dit froidement qu’il est sans talent, cocu, ridicule, et que toute sa valeur, il la doit à elle seule, il sort en disant : « C’en est trop ! c’en est trop ! » Alors il va s’asseoir sur un banc du Pont des Arts, et contemple longuement ce bête de monument, tel qu’il apparaît sur les couvertures des éditions Didot, et se remémorant tout ce qu’il a souffert de par cette bâtisse il s’écrie : « Ça, une m… ! » — C’est écrit sur son petit cahier, mais il n’ose pas le laisser, et est à la recherche d’un synonyme moins naturaliste. — Le lendemain, on trouve sur le banc, où l’académicien était assis, un chapeau à bords solennels, un chronomètre et une carte de visite.
{p. 136}C’est suivi d’une scène, cherchée dans la réalité, d’une scène du noyé, du machabée à palmes vertes, rapporté dans la cour de l’Institut.
Mardi 6 juillet §
Spuller, ce gros homme matériel, quand il parle de Gambetta, c’est avec une tendresse touchante, et cette tendresse apporte à ce qu’il dit, une éloquence de cœur, pleine d’intérêt.
Ce soir, il nous entretenait du discours de Gambetta à l’École polytechnique de Bordeaux, de son discours au Mans applaudi par deux larmes coulant sur la figure de l’amiral Jauréguiberry, de ses speach, à la portière des chemins de fer, où soudainement réveillé, il trouvait des paroles superbes pour les vingt ou trente personnes, réunies sur la voie.
Je n’ai pu m’empêcher de lui dire, qu’il devrait écrire ce qu’il parlait, qu’il ferait quelque chose de très beau littérairement, et même de très utile, à la mémoire de son ami. Il m’a répondu qu’il l’avait tenté plusieurs fois, qu’il n’avait pas réussi, enfin qu’il n’avait jamais été satisfait de ce qu’il avait fait.
Jeudi 15 juillet §
Ces neuf voyous qui, après avoir violé cette malheureuse marchande, lui ont mis le feu au ventre : ça fait peur. Voici les Gugusse {p. 137}venant des marquis de Sade. Ce n’est plus un cas particulier, c’est tout le bas d’une nation atteint de férocité dans l’amour.
Samedi 24 juillet §
Les embêtements de la vie prennent, l’été, une intensité particulière. En ce moment, où le Parisien restant à Paris, est rendu à la solitude, et n’est plus enlevé à lui-même par les dîners, les soirées, les visites, le contact, à tout moment, avec de l’humanité remuante et distrayante.
Samedi 7 août §
On parlait d’un huissier, un enragé bonapartiste, qui se trouve par la fatalité des circonstances, chargé des exécutions contre tout le monde de son parti, et des moyens dilatoires qu’il fournit à ses coreligionnaires.
Lundi 9 août §
Un médecin suisse — qui s’appelait, je crois de Moutet — célèbre par ses cures, dans les maladies de femmes, affirmait qu’il ne pouvait être sûr de guérir une femme, que si elle le prenait comme amant, en même temps que comme médecin. Et à ce qu’il paraît, le libertinage n’était pour rien dans la possession de ses malades : c’était {p. 138}seulement pour le docteur, un moyen d’arriver à la connaissance complète de l’être qu’il traitait.
Samedi 14 août §
À Saint-Gratien, ce soir, au billard, le commandant Riffaut parlait de la campagne de 1870, d’une sortie désespérée qu’ils avaient tentée, au nombre de 2 500, de Balan, et de leur refoulement dans la petite ville, — lui faisant le coup de feu comme un simple soldat, et de si près, qu’il entendait les injures des officiers bavarois, frappant leurs soldats de coups de plat de sabre, et cela aux côtés de son chef de bataillon, ramené les reins cassés dans une brouette, au milieu de la plus épouvantable grêle d’obus, dont l’un ouvrait le ventre du général Guyot de Lesparre. Et il nous fait un terrible tableau de cette petite ville, engorgée de troupes, où le bombardement tuait du monde à droite, à gauche, de tous côtés, et où les maisons s’emplissaient de mourants et de pillards.
Enfin brisé de fatigue et mourant de faim, un habitant le suppliait de coucher dans sa maison, pour la préserver contre le pillage, et là, dans une petite chambre d’en haut, en tête à tête avec un gigot et une bouteille de vin cachetée, il faisait à travers les cris des blessés qu’on amputait au-dessous, il faisait le meilleur et le plus égoïste dîner. Et il dit : « Il y a des moments féroces, où il n’y a plus d’humanité dans l’homme ; il n’est plus qu’une bête qui a faim et soif ! »
{p. 139}Il nous donne ensuite des détails sur sa captivité, sur ces sept jours entiers passés, sans qu’on délivrât de vivres à l’armée captive, qui n’eut pour vivre que quelques pommes de terre oubliées. Et ils se trouvèrent avoir si faim, qu’un jour, lui et un autre officier avaient tué, à coups de couteau un cheval, et lui avaient arraché le foie pour le manger. Il raconte enfin qu’une nuit, ils avaient été attaqués par des soldats, mourant de faim comme eux, et qui les soupçonnaient d’avoir du pain, et le lendemain, Riffaut voyait son sabre tout rouge de sang.
Vendredi 20 août §
Le petit Houssaye, en dînant, ce soir, avec moi aux Ambassadeurs, constatait, avec une certaine amertume, l’amoindrissement de la gloire de Théophile Gautier, en train de disparaître sous la gloire de Flaubert.
Jeudi 26 août §
Nous causons avec du Boisgobey, de la femme orientale, et du point d’honneur qu’elle mettait dans l’amour, à ne point paraître prendre de plaisir, à n’apporter qu’un corps inerte à son seigneur et maître. En effet, la phrase arabe dont elle se sert pour désigner la femme qui jouit : « Elle a un ver dans le derrière ! » est une phrase renfermant un mépris, dont on ne peut donner l’idée.
{p. 140}Cette conversation avec du Boisgobey me rappelle la conversation d’un créole de mes amis, sur le même sujet.
Lui, n’aurait pas été heureux en Orient ! car il trouvait une singulière et originale beauté au visage de toute femme qui jouit, même au visage de la dernière gadoue : beauté faite de je ne sais quoi qui vient à ses yeux, de raffinement que prennent les lignes de sa figure, de l’angélique qui y monte, du caractère presque sacré que revêt le visage des mourants, s’y voyant soudain, sous l’apparence de la petite mort.
Et cet ami me confiait que dans ces accès de pure bestialité d’autrefois, il était tout à coup irrité, oui, irrité contre cette spiritualité, cette divinité transfigurant le visage d’une sale bougresse, et qui lui donnait la tentation de l’aimer autrement que physiquement.
Samedi 11 septembre §
Dans L’Éducation sentimentale, une merveilleuse scène que la visite de Mme Arnoux à Frédéric, — et la sublime scène que ce serait, si au lieu des phrases très joliment faites, mais des phrases de livres, comme celle-ci : « Mon cœur, comme de la poussière, se soulevait derrière vos pas ! » c’était tout le temps de la langue parlée, de la véritable langue de l’amour.
Toutefois, il faut l’avouer, il y a une délicatesse {p. 141}dans cette scène tout à fait surprenante, pour ceux qui ont connu l’auteur.
Dimanche 12 septembre §
Aujourd’hui, un interne de Sainte-Périne parlait devant moi du corps de la vieille femme, mais de la vieille femme qui n’a pas eu d’enfant. Il disait que la vieillesse de ce corps était surtout indiquée par les cordes d’un cou, n’ayant plus la rondeur d’une colonne. Quant aux seins, ils demeurent des seins de jeune fille avec le rose de leurs boutons, avec leurs délicats orbes, un rien ridés, comme un fruit à la fin de l’hiver. Il disait le ventre ayant conservé ses juvéniles et douillets contours, mais quelquefois avec un pli au-dessus du mont de Vénus, quelquefois aussi dans le bas-ventre avec un imperceptible travail de la peau, ressemblant au tassement d’une grève, après le retirage de la mer. Il disait encore une certaine déformation du plein de la cuisse, et très souvent des zébrures de varices dans les jambes, et le pied conservant sa blancheur, mais sous une peau sèche, et comme pulvérulente.
En résumé, un corps ayant conservé l’apparence de la jeunesse, ainsi que dans un resserrement, une constriction des tissus.
Dimanche 19 septembre §
Visite de Porel et de Céard, à Champrosay.
{p. 142}Promenade autour de la forêt, le long d’un treillage de la chasse israélite, qui nous empêche d’y entrer ; promenade où Porel, joliment blaguant, à tout moment, tire sa montre et s’écrie : « À ce moment Machin dit » — et il cite un vers de Britannicus, ou bien : « Chose dit » — et il cite une phrase de la Partie de Chasse de Henri IV. Au fond, sous ces ironies, le directeur est préoccupé de la recette, peste contre le beau temps qui lui fait perdre 20 000 francs, ce mois, et appelle la pluie et les frimas.
Il est amusant, spirituel, bon enfant, ce Porel ! Dans la sympathie qu’il rencontre autour de lui, il s’expansionne, s’ouvre, se confesse. Il nous avoue sa passion théâtrale dès l’enfance. Son père était un menuisier, et il avait commencé à travailler avec lui, quand on lui fit une blouse neuve… Il alla la promener, cette blouse, au boulevard Montparnasse, où le concierge faisait signe d’entrer à ceux qui se présentaient sur la porte, et dont la figure lui plaisait. Le voilà comme les autres, et agréé par le concierge. On le déshabille, et il joue un rôle d’Indien. Son rôle joué, il veut reprendre son paquet de vêtements, mais au lieu de sa jolie blouse, il ne trouve qu’un paquet de loques infectes. Il se met à pleurer. On recherche. Impossible de retrouver ses vêtements. Il faut cependant rentrer à la maison, où sa mère le reçoit à coups de balai.
Porel est en ce moment de retour de Londres, où il est allé étudier la machination qui est en enfance chez nous, exécutée par des loupeurs et des {p. 143}blagueurs, mais non par des machinistes travailleurs, comme ceux de là-bas.
Samedi 25 septembre §
Une drôle d’après-midi, une après-midi employée à chercher, avec Mme Daudet, la maison de Mme de Beaumont, à Savigny. Et elle marchant en tête, le volume des Mémoires d’outre-tombe entrouvert, et Daudet et les enfants et moi, suivant à la queu-leu-leu, le landau vide derrière nous, nous allons par les rues, comme une troupe d’Anglais, demandant aux gens sur leurs portes, le fameux « chemin de Henri IV » qui était tout proche de l’habitation, et qui doit nous la faire reconnaître. Mais personne ne connaît le nom de Chateaubriand, et même le chemin de Henri IV est oublié dans le pays.
En dépit du manque de renseignements, nous nous arrêtons devant une maison, prête à s’effondrer, que nous devinons la maison habitée par les deux amants, près d’un vieux chemin qui s’interrompt dans le ciel, un chemin coupé à pic par la voie du chemin de fer, et qui doit être le chemin de Henri IV.
Dimanche 26 septembre §
Un architecte nous parlait aujourd’hui des tripotages de Cornélius Hertz, et il nous affirmait qu’un grand entrepreneur de {p. 144}terrassements de chemin de fer, à propos d’une concession qu’on n’aurait pas fait passer par l’adjudication publique, demandait le prix de cette faveur. Son interlocuteur aurait fait, avec son haleine, de la buée sur le carreau d’une fenêtre, près de laquelle il était, et écrivait avec son doigt un chiffre, — effacé, aussitôt qu’il l’avait écrit.
Se non e vero : c’est une jolie imagination qui ferait rudement bien dans un roman d’affaires modernes.
Lundi 27 septembre §
Aujourd’hui, dans la causerie d’avant-déjeuner de tous les matins, sous la charmille, Daudet se lamente d’avoir été trop jeune, quand il a fait Le Petit Chose. Il dit tout ce qu’il y aurait mis maintenant, et décrit l’effet que lui avait fait à lui, accoutumé aux arbres d’un vert noir, aux rivières de la Provence roulant de la poussière, l’effet que lui avait fait le paysage lyonnais, avec la claire verdure de ses peupliers montant dans le ciel, et le murmure courant de ses ruisseaux, qui le poussait à courir affolé par la campagne, — et il cite un joli vers, un vers à la façon de la poésie de ces années, peignant cela, et qu’il a fait à onze ans :
J’aime ouïr le frais murmure du ruisseauDans le sentier………
Et encore, ajoute-t-il, j’ai eu le malheur de {p. 145}rencontrer quelqu’un, à qui j’ai lu le commencement de mon livre, et qui m’a dit que c’était enfantin. Ça m’a poussé à y fourrer des inventions, des aventures, et m’a empêché de mettre toute ma vraie enfance, dans le paysage lyonnais.
Lundi 4 octobre §
À un café du boulevard, le hasard me fait asseoir à côté de Paulin Ménier. Il est là la figure tirée, trahissant une noire tristesse, sous la tenue correcte d’un vieux gentleman splénétique. Il laisse entendre plutôt qu’il ne me le dit, qu’on le laisse mourir sans l’utiliser. Lui, vraiment, le seul grand acteur depuis Frédérick-Lemaître, et qui y songe ?
Jeudi 14 octobre §
Aujourd’hui, envoi par Didot de la seconde épreuve de la dernière feuille de La Femme au dix-huitième siècle, et réception d’une lettre de Céard, m’annonçant pour demain la lecture de Renée Mauperin, à l’Odéon.
Vendredi 15 octobre §
Lecture froide de la pièce, de la pièce réduite par Porel à un duo d’amour.
Jeudi 21 octobre §
Mme Daudet parle des étranges appartements qu’elle a visités, lorsqu’elle s’est {p. 146}décidée à quitter l’avenue de l’Observatoire. Elle nous a fait la description d’un salon d’une certaine vieille dame toquée, où il y avait des mannequins de messieurs en habit noir, et en cravate blanche, qu’on devait épousseter et brosser tous les matins : mannequins un peu effrayants, et qui faisaient sauver à toutes jambes, une bonne, le premier jour de son entrée.
Mercredi 27 octobre §
Fichel le collectionneur et l’enthousiaste du dix-huitième siècle, est venu aujourd’hui à Auteuil, tout simplement pour me jeter par la porte, cette phrase : « Vous savez L’Embarquement pour Cythère est placé dans le Salon carré… Ce que vous avez prédit, il y a vingt ans, est arrivé… j’ai fait la course pour vous l’annoncer ! »
Jeudi 28 octobre §
Porel raconte, ce soir, chez Daudet, que le beau-père de sa femme qui avait gagné près de quatre millions, en trente ans, à fabriquer des uniformes pour les armées du Grand Empereur, disait à ceux qui s’étonnaient, qu’il ne sût pas écrire : « On trouve toujours un imbécile qui sait lire et écrire. »
Il affirme avoir gagné 75 000 francs, avec la reprise du Fils de famille, et perdu 80 000, avec Le Songe d’une nuit d’été.
Samedi 30 octobre §
{p. 147}Paris, à six heures, me semble une Babylone américaine, où dans la hâte féroce des piétons à leurs plaisirs, ou dans l’impitoyabilité des cochers, assurés contre l’écrasement des vieillards, il n’y a plus de cette aimable, et douce, et polie humanité de l’ancien Paris.
Dimanche 31 octobre §
Un détail à ajouter au douloureux premier voyage de Daudet à Paris. Il avait eu à payer un supplément de bagages, de dictionnaires, montant à 17 francs, et il ne lui était pas resté un sol, et il demeura cinquante heures sans manger, seulement le matin de l’arrivée à Paris, des marins avec lesquels il voyageait, le voyant blêmir, lui firent boire un peu de l’eau-de-vie de leurs gourdes.
Mardi 2 novembre §
J’ai l’intime conviction que tout homme, chez lequel ne se trouve pas un fond d’amour déréglé pour la femme, ou le cheval, ou le jeu, ou la bouteille, ou les bibelots, enfin pour n’importe quoi, que l’homme en un mot, qui n’est par un côté, déraisonnable, dément, ne fera jamais rien en littérature. Il n’y a pas en lui, le calorique pour transmuter de sa cervelle en de la copie de génie, ou même de grand talent.
Vendredi 5 novembre §
{p. 148}La petite Cerny fait incontestablement une charmante Renée Mauperin, et je ne sache pas d’actrice, en ce moment, qui ait pu la réaliser d’une façon plus charmante. Elle a des scènes de coquetterie délicieuses, avec le gai rire de sa bouche aux dents blanches, avec le tendre rire de ses doux yeux de chevreuil.
Samedi 6 novembre §
Aujourd’hui avant la répétition, baptême de ma filleule, pour laquelle je repasse mes prières, en me rinçant les dents.
Baptême à Sainte-Clotilde. Prêtre distingué, flatté de ce baptême littéraire, en ce temps d’anticatholicisme, mais mettant la réserve d’un homme du monde, dans les compliments adressés au père, au parrain.
Mardi 9 novembre §
On reprend aujourd’hui la scène entre le frère et la sœur du second acte, et de une heure et demie à cinq heures Porel fait mettre Cerny, plus de trente fois à genoux, pour la forcer à attraper le mouvement de s’agenouiller aux pieds de son frère, et de le faire virevolter sur lui-même, en le saisissant par les revers de sa redingote.
Porel a, dans les répétitions, quelque chose qui serait charmant à introduire dans un roman sur le {p. 149}théâtre : c’est pour l’intelligence des cabotins et des cabotines, la traduction en langue vulgaire, de toutes les situations où ils se trouvent, et la façon d’en sortir. Ainsi il aura, pour le mouvement moral d’une personne, qui se retire d’une combinaison, dont on l’entretient, la formule : « Vous êtes dans de la fumée de tabac, n’est-ce pas… et vous cherchez à respirer au dehors ? »
Jeudi 11 novembre §
Une folie que la gaieté tourbillonnante de Cerny aux répétitions. Porel disait que sa qualité était d’être de l’essence d’une Parisienne, et d’une Parisienne des vieux boulevards.
Il y a vraiment chez Porel, une ambition d’art bien méritoire, quand on le compare aux purs hommes d’affaires du théâtre. Il nous dit : « Oui, oui, je voudrais gagner de l’argent, pour me payer un four avec une œuvre que j’aimerai, une œuvre de talent ! » Et il ajoute : « Au fond, je sais aussi bien qu’un autre, comment on gagne de l’argent au théâtre… et si ça ne va pas, ce que je vais jouer, je me rejetterai sur un Fils de famille. »
Samedi 13 novembre §
C’est bien curieux les variations du jeu au théâtre. Hier les acteurs troublés {p. 150}par la présence de Mme Daudet, ont très mal joué, et la scène de Mme Bourjot avec son amant, et la scène du père Mauperin avec Denoisel, ont paru longues, si longues, que tout le monde semblait désespéré, et Porel plus que les autres. Aujourd’hui changement complet, on est à la confiance, à l’espérance. La pièce paraît destinée à un succès, et Porel, tout guilleret, les yeux émerillonnés, s’écrie : « Ça va ! ça va ! »
Mardi 16 novembre §
Savoir marcher, savoir respirer au théâtre : ce sont des acquisitions qu’il faut des années entières pour posséder.
Mercredi 17 novembre §
Répétition générale à deux heures. Mauvaise impression produite dans la salle, sans que je m’en doute trop, par la scène châtrée de Bourjot, que Céard supprime, sur la crainte, exprimée par Zola, que la scène ne soit accrochée.
Jeudi 18 novembre §
Et me voici, avec les Daudet, dans la loge de Porel, à la première de la pièce, tirée par Céard de Renée Mauperin. Une salle dont la froideur, aussitôt l’entrée en scène de Cerny et de Dumény, se dissipe, et qui s’amuse franchement et {p. 151}prend plaisir à l’esprit de la pièce. Applaudissements, rappels : tout ce qui peut faire espérer un grand succès.
Les Daudet sont le parrain et la marraine de ma pièce, et l’on soupe chez eux, où il y a quatre tables, dans la salle à manger, et une table dans l’antichambre pour les jeunes gens. Tendres et affectueuses congratulations entre moi et Porel, auquel je suis tout heureux d’apporter un succès, et qui me dit gentiment : « Vous savez, vous êtes maintenant chez vous à l’Odéon ! »
Souper égayé par la réussite de cette première, par l’espérance de cent représentations — et les imitations de Gibert, cette délicate et aiguë blague de Parisien pourri.
Vendredi 19 novembre §
Ce matin, presse exécrable. Au fond le débat est au-dessus de la pièce. On ne veut pas de faiseurs de livres au théâtre, et il y a une espèce de colère froide chez les journalistes, affiliés aux gens de théâtre, de voir des romanciers prendre possession de l’Odéon… Et cette pauvre Renée je la crois décidément assassinée !
Ce soir, je trouve Porel dans son cabinet, tout, tout seul, assis dans sa chaise curule, les bras tombés autour de lui, et qui m’accueille par ces mots : « A-t-elle été assez mauvaise la presse, Le Petit Journal, Le Gil-Blas… C’est indigne… Ils se gardent bien d’avouer le succès d’hier… Ça tue la location. »
{p. 152}Et je vais l’attendre dans sa loge, où il m’a promis de venir, et où il ne vient pas.
Une salle intéressante pour l’observateur. Une salle qui n’ose ni rire, ni applaudir. Des entractes où l’on n’entend ni parler, ni remuer, ni souffler même : une salle en pénitence, un monde consterné, appréhendant de se livrer à la moindre manifestation de vie quelconque, comme si on allait le gronder. C’est vraiment beau, le manque de jugement personnel du Parisien éclairé, asservi absolument au jugement du journal qu’il lit.
Samedi 20 novembre §
Jour de ma fête. Ce soir, à l’Odéon, avec les Daudet. Salle presque vide. Daudet va trouver Porel et me le ramène. Il se montre charmant, caressant, parle de l’intention qu’il a de reprendre, dans le courant de l’année, Henriette Maréchal. On ne peut, n’est-ce pas, continuer à lui demander de jouer une pièce, qui a fait 700 francs hier, 1 000 francs aujourd’hui, et où il n’y a aucune location d’avance.
Mardi 23 novembre §
Sarcey, à ce qu’il paraît, a reçu des lettres qui lui reprochent d’avoir trop violemment éreinté Renée Mauperin, et loué extravagamment Le Père Chasselas. Il s’excuse en disant, {p. 153}que dans la pièce et dans mon roman, il y a des prétentions littéraires. Or un auteur qui a un idéal d’art élevé, qui s’efforce d’écrire, et de créer des types nouveaux, quand même il ne réussirait pas… c’est une raison pour tuer son œuvre. Mais, vive, vive le gagneur d’argent, vive l’homme qui fait du métier, sans aucune aspiration. Est-ce l’aveu chez ce critique du Temps, d’une critique assez basse.
Jeudi 25 novembre §
Aujourd’hui Daudet laissait éclater son étonnement de la phrase de mon Journal, que les spectacles de la nature sont toujours pour moi, un rappel d’une chose d’art, s’écriant que lui, il n’est pas du tout, du tout artiste… mais homme d’humanité !
Là-dessus, sa femme fait l’aveu que les cirques, les clowns, les tours de force, n’avaient autrefois aucun intérêt pour elle, et que c’était seulement depuis qu’elle avait lu Les Frères Zemganno, que l’idéalité mise par le livre, dans ces réalités vulgaires, lui avait fait prendre un vrai plaisir à ces représentations ; — et elle ajoutait que la vision de certaines choses ne se faisait chez elle, que par la voix de l’art.
Dimanche 28 novembre §
Aujourd’hui, je lis dans les journaux, que Renée Mauperin va être remplacée par des pièces classiques, où jouera Dupuis.
Lundi 29 novembre §
{p. 154}Propos de petit monde : « Madame me permettra-t-elle ma petite réflexion ? Que Madame me laisse mon libre arbitre pour faire le feu ! »
Mardi 7 décembre §
Mon goût, depuis quelque temps, subit une transformation. Il n’aime plus autant le joli, le fini des objets japonais, il est séduit par la barbarie de quelques-uns de ses produits d’art industriel, notamment par le fruste, la brutalité, la coloration crûment puissante.
Au dîner de Brébant de ce soir, quelqu’un dit au sujet de la future nomination de Floquet au ministère : « Avec Floquet, la France est complètement isolée, donc pas de guerre, et la haute banque est absolument pour lui. »
Charles Edmond parlant de tous les documents, que Louis Blanc a eus entre les mains, pour son Histoire de dix ans raconte, comment lui sont venus ceux concernant la duchesse de Berry, pendant sa captivité à Blaye.
Louis Blanc avait entendu dire, qu’un nommé X***, qui fut un moment le médecin de la duchesse de Berry, avait tenu un journal… Ce médecin demeurait en province. Il lui écrit, et lui demande la permission de lui faire une visite. Il est invité, et très bien reçu, et passe quelques jours chez lui, sans que son hôte fasse la moindre allusion au sujet de {p. 155}sa visite. Le médecin était marié, et avec le ménage, vivait un monsieur, qui avait l’air de mener toute la maison.
Enfin un soir, Louis Blanc devant partir le lendemain de très grand matin, fait ses adieux au médecin, et le remercie chaudement de son amicale hospitalité. Le médecin le regarde dans les yeux, et lui dit à brûle-pourpoint : « Qu’est-ce que vous avez remarqué ici ? » Phrases banales de Louis Blanc sur le charme de la maison. L’autre l’interrompt, s’écriant : « Allons, vous avez bien vu ce que cet homme est ici ! » Et il sort de sa bouche un flot de paroles colères, qu’il termine ainsi : « Oui, cet homme me tue… me rend tout impossible… je ne vous parlais pas de ce journal, parce que je voulais en faire un livre… mais je sens que, lui là, je ne pourrai jamais le faire… Vous me paraissez un galant homme. Mon manuscrit, je vous le donne… Faites-en ce que vous voudrez. »
C’est ainsi que l’exaspération du cocuage, chez un mari bonasse, mit, aux mains de Louis Blanc, ce précieux document.
Jeudi 9 décembre §
Au Musée du Louvre. Tous les chefs-d’œuvre anciens, où les critiques voient du soleil, de la chair illuminée de lumière, m’ont paru bien tristes, bien blafards, bien noirs, et d’un artifice d’art bien surfait. Cette humanité peinte me semblait une figuration d’hommes et de femmes, ayant la jaunisse dans la demi-nuit d’une cave.
{p. 156}Et je vais à la nouvelle salle. Oh ! Les Enfants d’Édouard, quelle peinture de paravent ! Et la pauvre chlorotique peinture métaphysique d’Ary Scheffer ! Et le portrait de M. Cordier par Ingres, et ce bon dessin rond et bêta, sans jamais aucun ressentiment, de ce dessinateur impeccable, qui, dans cette salle, donne un goitre à Angélique, et estropie, dans un dessin inénarrable, la cuisse gauche de sa baigneuse.
En fait de portraits, un beau portrait de Napoléon au pont d’Arcole, par Gros, délavé dans cette huile couleur d’ambre, qu’affectionnait la peinture de Rubens, et le portrait de Denon par Prud’hon, d’un merveilleux modelage, et dont la pâleur rosée a quelque chose de la fleur d’un pastel.
De Delacroix, une fière esquisse de lui-même, et son Dante et Virgile, avec l’admirable torse du damné verdâtre, flottant sur les ondes noires.
Un étonnant paysage de Rousseau : le Marais dans les Landes, paysage qui fait paraître simplement gentillets les paysages de Daubigny, de Troyon et autres. Corot perdant beaucoup, et montrant le procédé et la blague idyllique de la nature. C’est du paysage parfois bon à encadrer les paysans de George Sand. Et c’est, je crois, tout.
Vendredi 10 décembre §
Aujourd’hui Renée Mauperin disparaît de l’affiche, aujourd’hui commencent à {p. 157}paraître les réclames de La Femme au dix-huitième siècle.
J’apprends que Berthelot est nommé ministre de l’Instruction publique. En dépit de mes relations amicales, et de ma haute estime pour la valeur personnelle de l’homme, je crois que le choix d’un savant, comme ministre de l’Instruction publique, est le choix qui peut être le plus hostile aux hommes de lettres : car un savant est à la fois tout plein de mépris pour leurs travaux, et tout à la fois un peu jaloux de leur renommée retentissante.
Après tout qu’est-ce que ça me fait, si j’avais une faveur à lui demander, ce serait de me rayer de la Légion d’honneur.
Samedi 11 décembre §
À mon idée — je lis cela aujourd’hui au-dessus de la boutique d’un marchand de vin de Boulogne. Je trouve que c’est bien une parole d’ivrogne, transformée en enseigne.
Si je redevenais jeune, il y aurait des femmes inconnues avec lesquelles je coucherais, séduit par le mystère de la maison qu’elles habitent. C’est une pensée qui me vient aujourd’hui dans une longue promenade à travers la banlieue.
Si quelqu’un fait un jour ma biographie, qu’il se persuade qu’il serait d’un grand intérêt pour l’histoire littéraire et la réconfortation des victimes de la critique des siècles futurs, de donner sur chacun de {p. 158}nos livres, les extraits les plus violents, les plus forcenés, les plus négateurs de notre talent. C’est bien dommage qu’un tel livre n’ait pas été fait pour tous les hommes de talent de ce siècle, à commencer par les éreintements sur Chateaubriand, à continuer par ceux sur Balzac, Hugo, Flaubert.
La chose que voit avant tout dans la littérature, un universitaire : c’est une fonction, un traitement, et c’est pour cela qu’en général un universitaire n’a pas de talent. La littérature doit être considérée comme une carrière qui ne vous nourrit, ni ne vous loge, ni ne vous chauffe, et où la rémunération est invraisemblable, et c’est seulement quand on considère la littérature ainsi, et qu’on y entre, poussé par le diable au corps du sacrifice, du martyre, de l’amour du beau, qu’on peut avoir du talent.
Et aujourd’hui, que ce n’est plus un métier de meurt-de-faim, que les parents ne vous donnent plus votre malédiction comme homme de lettres, il n’y a plus, pour ainsi dire, de vraie vocation, et il se pourrait qu’avant peu de temps, il n’y ait plus de talent.
Dimanche 12 décembre §
On parlait de titres de livres, et de la fascination des titres de livres bêtement sentimentaux sur les femmes d’en bas. À ce propos, quelqu’un raconte, avoir ramené chez lui, une fille du quartier Latin, saoule, qui, à la vue sur {p. 159}sa commode d’un livre, ayant pour titre : Thérèse, s’écriait, la gueule tournée par la pocharderie : « Si ça s’appelait Pauvre Thérèse, je lirais ça, toute la nuit ! »
Gibert, avec une langue technique, qui donne les plus grandes jouissances aux amateurs de l’expression, une langue juste, précise, peinte, parle de cette voix artificielle, de cette voix de tête ou de nez, que certains chanteurs se font : voix métallique à résistance indéfinie, tandis que les voix naturelles des gens qui chantent avec l’émotion de leur poitrine, est plus vite cassée.
Un moment, on cause de l’échauffourée de valetaille, qui a eu lieu, l’année dernière, à un bal chez la princesse de Sagan, cette émeute de larbins au bas du grand escalier, crachant des injures à leurs maîtres et à leurs maîtresses, sur ce téléphone, déshonorant les gens demandant leurs voitures, au milieu des m… et de salauderies ignobles. Une insurrection salissante de la haute domesticité, qu’il avait fallu réduire par un bataillon de sergents de ville.
C’est là un caractéristique symptôme d’une fin de société, et ça ferait bien, comme terminaison d’un roman sur le grand monde.
Jeudi 16 décembre §
M. de Rothan vient me lire ce matin, un morceau sur la diplomatie pendant la guerre de Crimée, que l’a décidé à écrire mon {p. 160}paragraphe sur la prise de Sébastopol par le ministère des Affaires étrangères2.
Vendredi 17 décembre §
Un mot du petit Richepin, à la campagne, chez les Banville.
« Je m’en vais avec la bourrique, je m’ennuierai moins qu’avec vous ! »
Samedi 18 décembre §
Journée fantastique. J’ai reçu hier de Céard un mot, pour me rendre chez un avocat américain, avenue de l’Opéra — M. Kelly.
— Au premier… Monsieur veut-il l’ascenseur ? me jette le concierge.
Grande antichambre, où donnent les portes d’un tas de pièces entrebâillées, dans lesquelles l’on sent des gens qui attendent, un appartement {p. 161}ressemblant à un appartement de dentiste pour mâchoires impériales. Un groom à l’apparence d’un petit clergyman, nous introduit dans un salon, aux murs complètement nus, et meublé d’un bureau, de quelques chaises, et sur la cheminée de deux flambeaux à bougies vertes. Il s’agit de l’achat de Renée Mauperin.
Au bout de quelque temps, entrée de Samary de l’Odéon, qui apprend à Céard et à moi, cette nouvelle invraisemblable, que la pièce est achetée 1 800 francs, par la nièce du chargé d’affaires d’Amérique, qui arrive bientôt, — ma foi une fort charmante personne — nous baragouinant qu’après avoir fait gagner beaucoup d’argent aux pauvres, en jouant pour eux, elle veut en gagner beaucoup pour elle, en jouant Renée Mauperin.
Et par un nouveau procédé, le traité est aussitôt imprimé sur une espèce de piano, et l’avocat nous verse l’argent, et nous aide très aimablement à passer nos paletots.
Jeudi 23 décembre §
Presque tous les sculpteurs ont une matérialité d’ouvriers marbriers, et ils vous surprennent, quand on les trouve comme Chapu, se livrant à une petite machinette, qui semble un objet de sucre pour confiseur. C’est ainsi, que nous trouvons Chapu fignolant une Vérité, écrivant, assise sur la margelle d’un puits, sous le médaillon de Flaubert.
Vendredi 24 décembre §
{p. 162}Je lisais dans Lorédan Larchey, que Goncourt doit venir de Gundcurtis, un vieux mot germain qui signifiait, combattant, guerrier. C’est vraiment un nom, que j’ai quelque droit de porter en littérature.
Lundi 27 décembre §
Chez Pierre Gavarni, où je dîne aujourd’hui, le marquis de Varennes parlant de son ami, M. de Boissieu, l’ancien courriériste de la Gazette de France, l’appelait un besogneux de croire, et il citait cette jolie réponse du moribond à son confesseur, lui demandant s’il croyait à tel ou à tel dogme : « Je désire passionnément que ce soit ! »
Année 1887 §
Samedi 1er janvier §
{p. 165}Dîner chez les de Béhaine, en tête à tête avec le mari, la femme, et leur fils venu de Soissons, où il est en garnison.
Nous causons avec Francis de l’armée, et il me dit qu’il n’y a plus de démissions à cause de la politique : la légitimité ayant été tuée par la mort du comte de Chambord, l’impérialisme par la mort du prince impérial, l’orléanisme par la veulerie des princes d’Orléans. Mais, si elle n’est pas légitimiste, impérialiste, orléaniste, l’armée se fait tous les jours conservatrice dans le recrutement d’une jeunesse écartée du fonctionnarisme et de la magistrature, par les tristes choix faits par la République, et dont elle dote la province. Et Francis croit, que d’ici à très peu de temps, l’armée doit devenir le corps influent de l’État, et avoir la haute main dans le gouvernement.
Dimanche 2 janvier §
{p. 166}Lecture par Porel chez Daudet du « Nord et Midi » (Numa Roumestan) : lecture qui dure jusqu’à une heure du matin.
Tous les éléments d’un grand succès. Une pièce amusante, des caractères délicatement étudiés, du fin comique, un habile transport des détails et des aspects de la vie intime sur les planches, et une œuvre ne présentant pas de danger. Une seule chose nous choque un peu, Mme Daudet, Porel et moi, c’est au quatrième acte, quand la mère fait la confession à sa fille : qu’elle, — aussi bien que toutes les autres femmes : — a été trompée par son austère mari, et qu’un moment, avant l’explication complète, la fille a la pensée que sa mère a été coupable… Une complication de scène, qui jette de l’antipathique sur la fille.
Lundi 3 janvier §
Le 1er janvier, il a paru, dans Le Gil-Blas, un article de Santillane au sujet de la représentation demandée par moi à Porel, pour compléter la souscription pour le monument de Flaubert : article me reprochant la mendicité de la chose, et me faisant un crime de ne pas compléter à moi seul, les 3 000 francs qui manquent. Aujourd’hui quelle a été ma surprise, un mois s’étant à peine écoulé, depuis l’aimable lettre que Maupassant m’avait adressée après la première de Renée Mauperin, de lire dans Le Gil-Blas, une lettre de Maupassant, où il appuie, de l’autorité de son nom, l’article de Santillane. Je {p. 167}lui envoie sur le coup ma démission, dans cette lettre :
3 janvier 1887.
Mon cher Maupassant,
Votre lettre, imprimée dans Le Gil-Blas de ce matin, apportant l’autorité de votre nom au dernier article de Santillane, ne me laisse qu’une chose à faire, c’est de vous envoyer ma démission de président et de membre de la Société du monument de Flaubert.
Vous n’ignorez pas ma répulsion pour les Sociétés et leurs honneurs, et vous devez vous rappeler, que je n’ai accepté que sur vos instances, cette présidence qui m’a causé mille ennuis, et mis en contradiction avec moi-même, et ma profession de foi sur la statuomanie, à propos de la statue de Balzac.
Maintenant voici l’historique de la représentation demandée par moi.
Je recevais le 10 septembre dernier, annoncé par une lettre de vous, un extrait des délibérations du Conseil général de la Seine-Inférieure de la session d’août, où M. Laporte, membre du Conseil, s’exprimait ainsi :
« La souscription pour le monument à élever à la mémoire de Gustave Flaubert, s’élève actuellement à la somme de 9 650 francs, y compris les 1 000 francs votés par le Conseil général, et qui ont été mandatés, le 13 mars 1882. Cette somme qui est déposée dans une banque de Rouen, est insuffisante. Mais on espère trouver facilement, au moyen d’une représentation dans un théâtre de Paris, ou par toute autre voie, le complément nécessaire, à peu près 2 000 francs. »
Et l’on me priait de hâter, autant qu’il était en mon pouvoir, l’édification du monument. N’étant pas assez riche pour fournir à moi seul les fonds manquants, n’ayant reçu d’aucun membre de la Société la demande de compléter entre amis, la somme de 2 000 francs, {p. 168}répugnant à rouvrir une souscription qui depuis plusieurs années n’avait pas réuni 9 000 francs, je me rendais au vœu du Conseil général et je demandais, le mois dernier, une représentation au Théâtre-Français.
Sur cette demande aucune réclamation de la famille ou d’un membre de la Société.
Le directeur du Théâtre-Français me répondait par un refus, motivé sur les statuts de la Comédie-Française.
Alors dans un dîner chez Daudet, je proposais à Daudet de compléter la souscription en donnant Daudet, Zola, vous et moi, chacun 500 francs, proposition rapportée le lendemain dans Le Temps, par un de ses rédacteurs qui dînait avec nous.
Et la résolution allait être prise définitivement, et j’allais vous demander, ainsi qu’à Zola, la somme de 500 francs, lorsque dans un autre dîner chez Daudet, où se trouvait Porel, on parlait de la représentation du Théâtre-Français, tombée dans l’eau. Sur mes regrets, Porel nous offrait galamment son théâtre, et instantanément nous improvisions à nous trois la représentation annoncée dans les journaux, et que je trouve pour ma part joliment imaginée comme représentation d’amitié et de cœur, et dont l’argent n’avait rien à mes yeux de plus blessant pour la mémoire de Flaubert, que l’argent d’une souscription du public.
Maintenant cette représentation n’ayant pas lieu, je tiens à la disposition de la Société la somme de 500 francs pour laquelle j’avais annoncé vouloir contribuer au monument de Flaubert, regrettant, mon cher Maupassant, que vous ne m’ayez pas écrit directement, enchanté que j’aurais été de me décharger, en ces affaires délicates — où je n’ai été que l’instrument de vouloirs et de désirs qui n’étaient pas toujours les miens, — de toute initiative personnelle.
Agréez quand même, mon cher Maupassant, l’assurance de mes sentiments affectueux.
Mercredi 5 janvier §
{p. 169}Ce soir, chez Charpentier, Daudet déclarait qu’il y avait un beau livre à faire : « Le Siècle d’Offenbach » proclamant que tout ce temps descendait de lui : de sa blague et de sa musique, qui n’étaient au fond qu’une parodie de choses et de musiques sérieuses, qu’il avait travesties. Et Céard le baptise assez spirituellement du surnom de : Scarron de la Musique.
Samedi 8 janvier §
Dîner, chez Banville. C’est curieux dans ce moment l’influence du café-concert, et la prise de possession des cervelles par la chansonnette.
À toute minute, j’entends Daudet chantonner :
Trois, rue du Paon,Un petit appartement,Sur le devant.……
et chantonner, en s’interrompant tout à coup, un peu honteux de cet empoignement bête.
Et voici Coppée avouant, que le mélodrame, le mélodrame, sa toquade, n’a plus le pouvoir de l’amuser, qu’il n’y a que le café-concert, qu’il n’y a plus que Paulus qui le mette en joie.
C’est ainsi que cette gaîté névro-épileptique est en train de conquérir tout-Paris, et de mettre ses refrains dans la bouche des plus délicates intelligences. C’est {p. 170}un peu comme ces crises qui courent dans une salle d’hôpital, et vont, de lit en lit, atteignant tout le monde.
Banville avec son ironie à lui, ironie toute charmante dans sa forme bonhomme, raconte comme quoi Sarcey à une pièce quelconque de l’Odéon, jouée ces années dernières, l’a emmené boire un bock dans un café, et lui a dit tout à coup : « Vous savez, Hugo est un grand lyrique… Oui, ces temps-ci j’ai été emmené à la campagne par un ami… Il y avait dans une armoire de la chambre, où je couchais, un livre tout taché, tout dégoûtant… Les Feuilles d’automne, connaissez-vous ça ?… Et bien, il y a là dedans, un mendiant en train de se chauffer auprès du feu, passant à travers son manteau, qui fait comme les étoiles dans le ciel, la nuit… Oh mais là, vous savez, c’est un grand, lyrique ! » — Et le voilà faisant une scène à Banville, ne le trouvant pas à l’unisson de son admiration.
Dimanche 9 janvier §
Il n’y a plus qu’une chose qui me sorte de mon écœurement de la vie, et qui m’y fait reprendre un peu d’intérêt : c’est la première épreuve d’un livre nouveau.
Margueritte allant voir, ces jours-ci, un ami de son père, au Sénat, a été mis en rapport avec Anatole France, qui lui a dit : « Oui, oui, c’est entendu, Flaubert est parfait, et je n’ai pas manqué de le {p. 171}proclamer… Mais au fond, sachez-le bien, il lui a manqué de faire des articles sur commande… Ça lui aurait donné une souplesse qui lui manque. »
Et peut-être le critique du Temps a-t-il raison.
Mercredi 12 janvier §
Duval, ce voleur faisant du vol, une opinion politique, ce voleur plaidant carrément devant un tribunal, que le vol est une restitution légitime du superflu de ceux qui ont trop, au profit de ceux qui n’ont pas assez, et soutenu par un public d’amis et de disciples, qui, à un moment donné, a manqué culbuter le tribunal. Ce n’est au fond que l’exagération des doctrines politiques de ceux qui nous gouvernent.
Mardi 18 janvier §
Ce matin, Bourde du Temps, vient causer avec moi, pour faire un article sur ma pièce future de Germinie Lacerteux, sur sa construction par tableaux shakespeariens, sur mes idées relatives à l’acte, — l’acte qui claquemure, pour moi, le théâtre dans les vieilles formes, et l’empêche de se rapprocher du livre.
Ce soir, au dîner de quinzaine, Spuller, de retour d’Amérique, parle des écoles mixtes, et dit que dans les basses classes, ce mélange est bon, qu’il corrige la sauvagerie des petits garçons, et que les petites {p. 172}filles se développant plus vite, ça apporte chez les masculins une émulation profitable. Mais rien n’est plus mauvais pour les mœurs. Les petites filles pervertissent les petits garçons, les portent à l’onanisme, qu’ils pratiquent devenus plus grands, et beaucoup se trouvent impuissants à l’époque de leur mariage.
Berthelot, notre ministre de l’Instruction publique d’hier, en train de causer de la nouvelle poudre ne produisant pas de fumée, et qui laisse maintenant ignorer l’endroit d’où l’on reçoit en campagne un coup de canon… devient soudain sérieux et abandonne les effets de la nouvelle poudre, sur ce que Spuller lui jette, d’un bout de la table à l’autre, qu’il n’en a plus que pour une quinzaine : l’extrême gauche, regardant comme une nécessité de renverser le ministère.
— Oui, fait Berthelot, après une minute de rêverie : une nécessité physiologique, la haine des hommes.
Mercredi 19 janvier §
Avoir en portefeuille La Patrie en danger, cette pièce, la première pièce vraiment documentée historiquement sur la Révolution, cette pièce dont le premier acte est une mise en scène si révélatrice du dix-huitième siècle, cette pièce dont le cinquième acte, par le tragique de la vie des prisons d’alors, est plus dramatique que les tableaux les plus dramatiques de Shakespeare, — et l’avoir en portefeuille cette pièce, au su de tous {p. 173}les directeurs, en quête d’une pièce pour l’anniversaire de 1789, sans qu’aucun songe à vous la demander, c’est vraiment pas de chance !
Dimanche 23 janvier §
Daudet, à propos de Francillon, racontait ceci : À dix-neuf ans, la première pièce qu’il faisait, et qui avait pour titre : L’Oiseau bleu, il la présentait à l’Odéon. C’était dans un paysage idéal du Midi, un déjeuner, le lendemain d’un mariage, entre la femme, le mari, et un ami. Et il arrivait, un moment, où les deux hommes parlaient de leurs anciennes amours. L’ami s’en allait, et dans le tête-à-tête, recommençant entre les deux époux, la femme disait à son mari : « Et moi aussi, j’ai aimé !… » et elle lui contait un passé coupable de femme.
Le curieux, c’est que La Rounat, en lui refusant la pièce, lui disait : « Ça, c’est une pièce à faire par Dumas fils. » Et Dumas l’a faite, cette pièce, une trentaine d’années après.
Lundi 24 janvier §
Aujourd’hui, à la répétition de Numa Roumestan, j’étais frappé d’une chose, c’est que la pensée de la plupart des acteurs et des actrices n’a pas l’air de cohabiter avec la pièce qu’ils jouent, et qu’ils travaillent absolument comme des {p. 174}employés de ministère à leur bureau ; rien de plus, — et que sortis du théâtre, dont ils se sauvent, ainsi que des écoliers d’une classe, ils déposent en passant leurs rôles, et la mémoire de leurs rôles chez le concierge. Est-ce que ç’a été toujours comme ça ?
Samedi 29 janvier §
Généralement en littérature, je fais des fours, mais même, quand j’ai des succès, mes succès me nuisent. C’est ainsi qu’à propos de l’édition illustrée de La Femme au dix-huitième siècle, qui a été épuisée deux ou trois jours, avant le Jour de l’an, Hébert, le principal commis de Didot, me dit : « Savez-vous que votre grand succès a nui à la vente de nos autres volumes d’étrennes ? »
Et il ne fait pas l’illustration de La Maison d’un artiste, qui le tentait, et il ne retire pas même : La Femme, dont des exemplaires lui sont demandés, tous les jours.
Dimanche 30 janvier §
Zola était en train de parler aujourd’hui de la puissance du Figaro, avec une espèce de respect religieux, quand quelqu’un jette dans son amplification : « Vous savez, Scholl dit ne craindre au monde, que La Justice et Le Figaro ! »
Mardi 1er février §
{p. 175}Au dîner de Brébant de ce soir, commentaires autour de l’article du Post, sur le général Boulanger, qui est cause de la baisse de la Bourse…
On dit que Courcel a quitté l’ambassade de Berlin, parce que sa position n’était plus tenable, que le roi Guillaume et Bismarck, qui avaient continué, après la guerre de 1870, à regarder la France, toute vaincue qu’elle était, comme une grande puissance, la tiennent maintenant en parfait dédain, depuis cette succession de ministères sans autorité. Freycinet lui-même avoue que les ministres étrangers lui disent : « Oui, très bien, parfaitement, nous serions tout prêts à prendre des engagements avec vous, mais qui nous assure que vous y serez demain ? »
Mercredi 2 février §
Visite de Maupassant, qui me décide à reprendre ma démission de membre de la société du monument de Flaubert, par veulerie, par lâcheté de ma personne, et l’ennui d’occuper le public de cette affaire. C’est raide tout de même, le fait de cet article qu’il a appuyé, « sans, me dit-il, l’avoir lu » !
Au fond on n’a pas assez remarqué, qu’avant l’impressionnisme, la peinture du dix-huitième siècle a été une réaction contre le bitume, réaction amenée par les milieux clairs, dans lesquels vivait cette société.
{p. 176}Geffroy m’amène Raffaëlli, qui a demandé à voir mes dessins, et l’on cause critique d’art, quand soudain Raffaëlli s’écrie : « Par exemple, en fait de jugement d’une peinture, ce que vous avez dit à Geffroy à propos de mon exposition de la rue de Sèze, de l’année dernière, ça m’a renversé, bouleversé, fait croire que vous étiez un vrai voyant en tableaux. » Voici l’histoire : L’année dernière à un dîner chez les Daudet, qui fut un peu une chamaillade avec Zola, depuis le commencement jusqu’à la fin, la bataille avait commencé à propos d’une discussion sur Raffaëlli, que je louais, et j’ajoutais devant Geffroy qui se trouvait là : « Il y a chez Raffaëlli, dans ces dernières années, une blondeur, un attendrissement tout particulier, il a dû se passer quelque chose dans sa vie. Geffroy rapportait quelques jours après ma phrase à Raffaëlli, qui les bras cassés, lui disait : « C’est bien extraordinaire… c’est bien extraordinaire ! » Et il lui racontait un brisement de sa vie.
Dimanche 6 février §
Daudet frappé de la dureté, du coupant, que Mounet apportait au rôle de Roumestan, et ne trouvant chez lui rien du mutable et de l’ondoyant, que Montaigne attribue à l’homme du Midi, et ne rencontrant quoi que ce soit de l’homme sensuel, flou, attendrissable, qu’il a montré dans son héros, copié, des pieds à la cervelle, sur le catholique {p. 177}du Midi, lors des dernières répétitions, jeta soudain à son acteur : « Mounet, est-ce que vous êtes calviniste ? » Ce qui est et ce qui fait qu’il n’est pas l’homme du rôle, ce compatriote de Guizot !
Mais, il n’y a qu’un très délicat observateur, capable de faire une pareille devinaille.
Rosny me parlant de son livre sur les socialistes, à moitié composé, me disait que chez ces hommes, l’amour ne joue pas de rôle, et que rien, pour ainsi dire, ne les prend et les passionne, que la bataille des paroles et l’escrime des arguments.
Daudet m’emmène chez lui, pour assister à la répétition de Pierrot assassin de sa femme, joué par l’auteur, par Paul Margueritte. Vraiment curieuse, la mobilité du masque de l’acteur, et la succession des figures d’expression douloureuses, qu’il fait passer sur sa pétrissable chair, et les admirables et pantelants dessins qu’il donne d’une bouche terrorisée.
Et sur cette pierrotade macabre, le jeune musicien Vidal, a fait une musiquette tout à fait appropriée au nervosisme de la chose.
Vendredi 11 février §
On faisait la remarque, ces jours-ci, que les femmes complètement antireligieuses placent leur besoin de croire — et un besoin de croire qui ne souffre pas la contradiction — sur de l’autre surnaturel, comme les tables tournantes, les médiums, etc.
Dimanche 13 février §
{p. 178}Dîner chez les Charpentier. Macé, l’ancien chef du service de sûreté, au regard à la fois fuyard et interrogateur sous ses lunettes. Un amusant causeur sur les voleurs, sur les voleurs de la société, dont il dit qu’il y en a tant dans les rues de Paris, qu’il habite la campagne, pour ne pas les y rencontrer.
Et il parle des gens de finance, à éclipse dans les prisons, nous en citant un, sans le nommer, qu’il faisait mettre à Mazas, et qu’il retrouvait, quelque temps après, à un dîner du ministère, à la droite du ministre, et de là lui envoyant un petit signe bienveillant de protection ; nous citant un autre, qui, dans ses passages à travers deux ou trois prisons, avait fait décorer de décorations étrangères, tous les directeurs et gros employés.
Lundi 14 février §
Aujourd’hui, répétition de Numa Roumestan, répétition qui ne laisse pas un moment douter d’un grand succès.
Et nous voilà, avec Daudet, dans la loge de Sisos essayant ses robes, en compagnie de Doucet, ce couturier, délicat et intelligent collectionneur ; dans la loge de Cerny, dévêtant son svelte, et fantaisiste costume de petit mitron ; dans la loge de Mounet, tapissée de lambeaux d’affiches en pourriture, avec un étal sur une planche de pots pour le maquillage de l’artiste, semblable à l’appareillage de couleurs {p. 179}d’un peintre à la colle. Nous voilà nous promenant à travers la cuisine intime de la représentation, assistant à la suppression d’une tirade, au raccourcissement d’une jupe, à la fabrication de glaces, si joliment imitées avec de la ouate mi-partie blanche, mi-partie rose.
Enfin la répétition finit dans les bravos, et nous allons boire un verre de malaga chez Foyot, où nous trouvons Porel dînant avec le régisseur du théâtre, Porel brisé de fatigue, et qui répète, en s’étirant les bras et les jambes : « Ah ! que j’ai donc mal aux nerfs ! »
Mardi 15 février §
La vie chez moi est ensommeillée toute la journée, avec une vague et émoussée perception de ce qui se passe autour de moi, et cela dure jusqu’au soir, où se fait de sept heures à minuit, un éveil de mon esprit et de mes yeux.
Dîner chez Daudet, et départ avec le ménage pour la première de Numa Roumestan. « J’emporte, dit Daudet, en train de farfouiller dans ses poches de droite et de gauche, j’emporte de très forts cigares et de la morphine… Si je souffre trop… Léon me fera une piqûre… Oui je resterai, toute la soirée, dans le cabinet de Porel, où il y aura de la bière, et je ferai ma salle pour demain. »
En voiture, comme Daudet me dit qu’il a fait mettre à Mounet un col droit, qui lui enlève son aspect de commis voyageur de la répétition, je ne puis {p. 180}m’empêcher de lui dire, que je m’étonne du manque absolu d’observation de ces gens, qui en ont autant besoin que nous, et que je ne peux comprendre, comment un acteur, appelé à jouer Numa Roumestan, n’a pas eu l’idée d’assister à une ou deux séances de la Chambre, ou du moins d’aller flâner à la porte, et de regarder un peu l’humanité représentative.
Au premier acte, tout le rôle de Mme Portal ne porte pas, et je sens le trac de Mme Daudet, qui est devant moi, dans le travail nerveux de son dos. Mais le public est empoigné au second acte, et le succès va grandissant, et tourne au triomphe à la fin de la pièce.
Mercredi 16 février §
Je trouve la princesse, qui est un peu souffrante, exaspérée contre Taine, à propos de son article sur Napoléon Ier, qui vient de paraître dans la Revue des Deux Mondes. Elle s’indigne de l’accusation portée par l’écrivain, contre Mme Laetitia, d’avoir été une femme malpropre, et s’écrie : « Eh bien je ferai cela… j’ai une visite à rendre à Mme Taine… je lui mettrai ma carte avec P. P. C.… oui, ce sera prendre à jamais congé de lui. »
Ah ! le théâtre ! Je croyais à un incontesté succès de Numa Roumestan, et voici qu’en dépit des applaudissements d’hier, de la critique élogieuse de ce matin, Ganderax qui, certes, n’est pas hostile à Daudet, me fait part de l’attitude un peu réservée de la {p. 181}salle, des causeries des corridors, du mauvais effet produit par le jeu dramatique de Mounet, et estime que le succès se bornera à une trentaine de représentations. Et toute la soirée chez Y…, chez X… et les autres, ce sont des paroles réfrigérantes : « Mounet est exécrable, Sisos manque de puissance, la petite Cerny est tout artificielle. » Puis, c’est la pièce, qui toute charmante, toute spirituelle qu’elle a été trouvée par le public, est critiquée avec une sévérité taquine et singulièrement malveillante.
Lundi 21 février §
Une de mes amies occupe dans ce moment une ouvrière, qui est une voleuse de morphine. Un curieux type de morphinomane. Elle entre chez un pharmacien, et s’écrie, avec la tête d’expression de la Douleur, dessinée par Lebrun : « Ah ! Monsieur, que je souffre donc… faites-moi la charité d’une piqûre de morphine ! »
Dimanche 27 février §
Aujourd’hui, au Grenier, on parlait, du beau port de corps, du style des égoutiers, des vidangeurs, et en général de tous les gens qui portent de grandes et de lourdes bottes : le soulèvement des grandes bottes, amenant un noble soulèvement des épaules dans la poitrine rejetée en arrière. Et Raffaëlli de dire, « que jamais un mouvement {p. 182}n’est isolé, et qu’en peinture il cherche à indiquer le milieu, l’enchaînement central d’un mouvement…
Mardi 1er mars §
Sur le proverbe « menteur comme un dentiste » prononcé par quelqu’un du dîner, le chirurgien Lannelongue dit : « Savez-vous l’origine de ce proverbe, eh bien, la voici : Deux hommes se battent dans la rue. L’un coupe le nez à l’autre avec ses dents. L’amputé ramasse son nez dans le ruisseau, et a l’idée de monter chez un médecin-dentiste demeurant en face, nommé Carnajou, qui lui recoud à tout hasard, le nez avec du fil. Le nez reprend. Le dentiste répand la nouvelle, et l’on ajoute si peu de croyance à ses paroles, qu’on crée pour lui le proverbe en question. Et Carnajou passe si bien pour un menteur, qu’un vrai chirurgien qui fait quelque temps après des réapplications de chair, n’ose pas les ébruiter. »
« Il arrive même que Després, un interne de Dupuytren, recolle un morceau de doigt à un individu, qui revient lui montrer son doigt, au bout de huit jours, et que Dupuytren, à qui on montre ce morceau recollé, l’arrache en disant : « Ça ne tient pas, ça ! »
C’était la doctrine du moment. Ce n’est qu’en 1838, que le recollement de la rhinoplastie fut hautement affirmé.
Dimanche 6 mars §
{p. 183}Rosny parle du curieux pesage qui se fait du calorique, produit dans une cervelle, par l’effort d’un travail, et cite ce fait curieux d’un savant italien, qui se croyait aussi fort en grec qu’en latin, et auquel on a appris, qu’il possédait beaucoup mieux la langue latine, en opposant le poids du calorique qu’avait développé chez lui une traduction grecque, au poids du calorique développé chez le même par une traduction latine.
Pendant le débat des ces questions scientifiques dans le Grenier, Bonnetain et un ami d’Hermant, l’auteur du Cavalier Miserey, rédigent dans mon cabinet un procès-verbal, à l’effet de mettre fin aux duels du jeune romancier avec les officiers du régiment, où il a servi.
Jeudi 10 mars §
Les quelques femmes, que j’ai hautement aimées, aimées avec un peu de ma cervelle mêlée à mon cœur, je ne les ai pas eues — et cependant j’ai la croyance que, si j’avais voulu absolument les avoir, elles auraient été à moi. Mais je me suis complu dans ce sentiment, au charme indescriptible, d’une femme honnête menée au bord de la faute, et qu’on y laisse vivre avec la tentation et la peur de cette faute.
Samedi 12 mars §
Le pourboire, cette générosité essentiellement française, prouve l’humanité d’une {p. 184}nation. Elle veut, la France, qu’à la rémunération tarifée du travail ou du service, il s’ajoute pour le mercenaire, un peu de joie, un peu de bon temps, un peu d’ivresse.
Dimanche 13 mars §
Rosny nous apprend cette chose amusante : c’est que les collectivistes répudient le vol, le repoussent comme une manifestation bourgeoise du sentiment de la propriété. Au fond le vol produit une propriété personnelle qui est contraire à la doctrine.
Jeudi 17 mars §
Mme Commanville vient me lire la préface définitive, que sur mon conseil, elle a écrite, pour mettre en tête de la Correspondance de Flaubert. Elle me paraît curieuse, intéressante, cette petite biographie, par les dessous intimes qu’elle seule pouvait apporter sur la vie de l’homme qui l’a élevée.
Drumont, à dîner, nous apprend qu’il fait des conférences antisémitiques, place Maubert et ailleurs. Ce sont des ecclésiastiques qui l’ont déterminé à parler en public, en lui disant que le don de la langue lui viendrait avec le Saint-Esprit, et il constate que ce don qu’il croyait ne pas avoir, il le possède, et qu’il harangue avec une facilité qui l’étonne.
Samedi 19 mars §
{p. 185}Voilà Séverine et les autres, prenant comme cri de guerre de la révolution future : À la Banque de France ! à la Banque de France ! ma phrase de Denoisel, dans Renée Mauperin, et qu’a citée Guesde, lors de la représentation de la pièce, tirée du roman.
Mardi 22 mars §
Dîner chez Zola, nous racontant, que pendant un entracte de la lecture de Renée, hier, Deslandes collé à un carreau, et regardant tomber la neige, s’est retourné pour lui dire : « La neige, c’est le linceul des théâtres ! »
Mise en lumière par Daudet et par moi, du livre de Rosny : Le Bilatéral, au milieu d’une ardente et sympathique discussion. De très hautes et de très rares qualités. Une profonde observation de l’humanité-peuple. C’est un constructeur d’individus, un metteur en scène des foules, des multitudes : tout cela avec un peu de confusion, un peu de brouillard à travers les pages du bouquin ; mais ça ne fait rien, Le Bilatéral est un maître livre.
Jeudi 24 mars §
Daudet parlait, ce soir, d’un garçon de la littérature auquel il a fait quelquefois la charité, et dont la spécialité était de fabriquer des mots d’enfants, des mots de bébé, et qui lui disait : « J’ai fait aujourd’hui un bébé de trois francs ! »
Samedi 26 mars §
{p. 186}Dans les silences d’une grande dame de ma connaissance, silences un peu méprisants, je perçois souvent l’étonnement, qu’elle éprouve des basses relations qu’en général, nous avons, les uns et les autres, de la littérature. Elle ne comprend pas, que c’est une carrière de faire des femmes à peu près distinguées, et que les gens qui travaillent, et qui ne sont pas mariés, ne trouvent pas le temps de se procurer cet à peu près.
Dimanche 27 mars §
C’est extraordinaire, qu’en dépit de ma vie de renfermement, de ma renommée de piochage, enfin de la publication de quarante volumes, le de qui est en tête de mon nom, et peut-être une certaine distinction de mon être, continuent à me faire prendre par mes confrères, qui ne me connaissent pas, et qui travaillent cent fois moins que moi, — continuent à me faire prendre pour un amateur.
À propos de mon Journal, quelques-uns s’étonnent que cette œuvre ait pu sortir d’un homme, considéré comme un simple gentleman. Et pourquoi, aux yeux de certaines gens, Edmond de Goncourt, est un gentleman, un amateur, un aristocrate qui fait joujou avec la littérature, et pourquoi Guy de Maupassant, lui, est-il un véritable homme de lettres ? Pourquoi, je voudrais bien le savoir ?
Comme je reprochais à Rosny l’alchimie de ses {p. 187}ciels, lui disant que l’effet produit par un ciel sur un humain, est une impression vague, diffuse, poétiquement immatérielle, si l’on peut dire, et ne pouvant être traduite qu’avec des vocables, sans détermination, bien arrêtée, bien précise, et qu’avec ses qualifications rigoureuses, ses mots techniques, ses épithètes minéralogiques, il solidifiait, matérialisait ses ciels, les dépoétisait de leur poésie éthérée… Rosny m’a répondu, avec l’assurance vaticinatrice d’un prophète, que dans cinquante ans, il n’y aurait plus d’humanités latines, et que toute l’éducation serait scientifique, et que la langue descriptive qu’il employait, serait la langue en usage.
Lundi 28 mars §
Un portrait de femme. En robe de chambre de soie claire, et molle, et bouffante, et garnie de haut en bas de gros nœuds floches, elle est paresseusement enfoncée dans un profond fauteuil, avec la mobilité fiévreuse de ses deux yeux de velours noir, avec la coquetterie des poses maladives, et ayant sur ses genoux une caniche noire, aux pattes montrant la ténuité d’une petite serre d’oiseau.
Et le décor est charmant autour de la femme. Sur un panneau, en face d’elle, se trouve un splendide Nattier, qui représente une grande dame de la Régence, en son volant costume de naïade, s’enlevant au-dessus d’une forêt de roseaux, et sur le milieu de la cheminée, contre le marbre de laquelle la {p. 188}maîtresse de maison appuie parfois son front, se contourne une élégante statuette en marbre blanc, au faire de Coysevox.
La causerie est une causerie esthétique sur l’amour, et elle dit qu’après la possession, il est bien rare, que les deux amants s’aiment d’un amour égal, et que cette inégalité dans le sentiment de l’un et de l’autre, fait des attelages boiteux, et qui ne marchent pas en mesure. Un moment même, elle célèbre le bonheur d’être seule dans la vie, et sur ce que je lui fais remarquer que c’est bien vide une maison, un grand appartement pour un être seul, elle m’interrompt, et s’écrie, que, lorsque dans cette maison, dans ce grand appartement, il y a deux êtres, comme elle en connaît, qui ne s’emboîtent pas, c’est encore plus triste.
Et lâchant sa dissertation sur l’amour, elle revient à ses caniches, à l’histoire de leurs mœurs, parlant d’un prédécesseur de la caniche ayant l’horreur des bains, et qui lorsqu’on lui en préparait un, simulait le plus admirable rhume de cerveau qui se puisse imaginer.
Jeudi 31 mars §
Mme Daudet rentre de la séance de l’Académie intéressée, amusée, égayée. Elle dit que c’est presque une réunion de famille, que les cinq cents personnes, qu’on rencontre partout à Paris, se donnent rendez-vous là, et qu’entre ce monde, il {p. 189}s’établit des courants curieux sur les choses qui se disent, sur les jugements qui se produisent.
On lui demande ce que faisait Coppée, pendant le discours de Leconte de Lisle, elle répond qu’il regardait la coupole. Et regarder la coupole, semble un moment devoir devenir l’expression, pour peindre l’abstraction d’un académicien, d’une séance de l’Académie, la dissimulation de ses impressions, de ses sensations, quand un antipathique parle.
Et Mme Daudet revient élogieusement sur le compte de Leconte de Lisle… Quant à Daudet, après s’être agité, sans rien dire, il s’écrie qu’il trouve tout à fait extraordinaire ces chinoiseries, et que si, par hasard, il s’y trouvait, il serait pris de l’envie de siffler, voire même, au milieu d’applaudissements d’idiotes comme Mme X… et Mme Z…, de commettre une inconvenance encore plus grande, et de se faire mettre à la porte, en disant bien haut à tout ce monde : « Eh bien oui, c’est moi ! »
Samedi 2 avril §
Comme article critique de mon Journal, je donne cet extrait du Français. Ces articles se perdent, s’oublient, et lorsque quelqu’un les cite de mémoire, on ne veut pas y croire. Il est bon qu’il reste quelque chose de leur texte authentique, pour donner plus tard à juger l’intelligence du parti conservateur et catholique — du journalisme de notre bord, à mon frère et à moi :
{p. 190}« Un chef-d’œuvre d’infatuation en ce genre, c’est le Journal des Goncourt. Un premier volume a paru, il n’a pas moins de quatre cents pages, et sera suivi de huit cents autres. Impossible d’y trouver un chapitre intéressant, une ligne qui nous apprenne quoi que ce soit…
…………………………………………………………………………………………
« Voulez-vous devenir auteur ?… Voulez-vous voir, dans quelques années, votre nom sur une couverture beurre frais, avec l’indication du tirage ? Commencez dès aujourd’hui, et mettez-vous hardiment à votre journal : “27 mars. — Déjeuner ce matin à huit heures. Parcouru les journaux… pluie, soleil, giboulées… dîner chez X… nous étions douze à table, les six messieurs avaient la barbe en pointe, les six dames avaient les cheveux roux.”
« Intitulez : “Journal de ma vie” ou “Documents sur Paris” ou comme vous voudrez. Ajoutez l’indication “troisième mille”. Et je vous garantis une vente de quarante exemplaires3. »
Dimanche 3 avril §
Pour les objets que j’ai possédés, je ne veux pas, après moi, de l’enterrement dans un musée, dans cet endroit où passent des gens {p. 191}ennuyés de regarder ce qu’ils ont sous les yeux, je veux que chacun de mes objets, apporte à un acquéreur, à un être bien personnel, la petite joie que j’ai eue, en l’achetant.
Mercredi 6 avril §
Ce soir, en prenant un coupé à Passy, pour aller dîner chez la princesse, je rencontre le jeune Montesquiou Fezensac, dans la correction d’une de ses toilettes suprêmement chic, et tenant à la main une sorte de paroissien. Il me tend le petit livre très bien relié, et me dit : « Regardez quel est mon bréviaire… et certes je ne croyais pas vous rencontrer ! »
Le petit livre est une Madame Gervaisais de la petite édition Charpentier : un léger dédommagement de tous les échecs de ces temps.
Dimanche de Pâques, 10 avril §
Au fond c’est dur de n’avoir pas une oreille, un cœur de femme intelligente, pour y déposer ses souffrances d’orgueil et de vanité littéraire…
Tout manque, tout casse, tout croule. Ç’a été un peu comme ça, tout le long de ma carrière littéraire, mais dans ce moment-ci vraiment la malchance a pris des proportions grandioses, une intensité suicidante.
Mercredi 13 avril §
{p. 192}On causait ce soir, rue de Berri, du parler spécial aux gens des clubs : parler ayant quelque chose du parler de l’acteur en scène ; parler, que M. de la Girennerie, je crois, inspectant l’École de Saumur, trouva dans la bouche de tous les jeunes gens, et dont il tâcha de leur faire sentir le ridicule et le mauvais genre.
Jeudi 14 avril §
Chez Noël où je déjeune, j’ai à côté de moi deux enfants, au type juif, presque des bébés, qui causent avec leur précepteur, tout le temps du déjeuner, de l’état comparatif de la dette française avec la dette allemande.
Porel qui a dîné, ce soir, chez Daudet, me prend dans un coin, et me sollicite de faire le scénario de Germinie Lacerteux, mais ce n’est plus le directeur révolutionnaire de l’automne dernier, voulant utiliser pour Germinie, la rapide machination anglaise, en faire une pièce de huit ou dix tableaux, sans entractes, coupée seulement au milieu par une demie-heure de repos, ainsi que dans les concerts ou dans les représentations du Cirque.
Dimanche 17 avril §
Aujourd’hui je ne sais pourquoi, je suis hanté par le souvenir de ma nourrice, cette Lorraine aux cheveux et aux sourcils noirs, {p. 193}chez laquelle il y avait bien certainement du sang espagnol, et qui m’adorait avec une sorte de frénésie. Je la vois, le jour d’un grand dîner à Breuvannes, et où je venais de manger sur l’abricotier de la cour, le seul abricot mûr, et que mon père se faisait une fête d’offrir au dessert, je la vois soutenir, avec une belle impudence, que c’était elle qui l’avait mangé, et recevoir les quelques coups de cravache, que mon père lançait sur moi, ne la croyant pas, la chère femme !
Je la vois encore quelques heures avant sa mort, à l’hospice Dubois, sachant qu’elle allait mourir, et préoccupée seulement de l’idée, que la visite que ma mère lui faisait, allait la faire dîner une demi-heure plus tard. La mort la plus simplement détachée de la vie que j’aie vue, oui, une en allée de l’existence, comme s’il s’agissait d’un déménagement.
Dimanche 24 avril §
Un ciel, à la fois tout noir et tout constellé d’étoiles, un ciel, semblable à la gaze noire piquée de paillons d’or, habillant les danseuses de l’Inde. Sur ce ciel, les grands arbres noirs, non feuillés encore, mais à la ramure infinie en éventail, et pareils à ces fougères gigantesques du monde antédiluvien, qu’on découvre calcinées au fond des mines ; et sous cette obscurité toute cloutée de feu, des souffles énormes balançant, et faisant gémir ces arbres couleur de charbon, comme les arbres d’une planète autre que la terre, d’une planète en deuil.
Dimanche 1er mai §
{p. 194}Mes rêves sont maintenant toujours des cauchemars, et ces cauchemars se réduisent à un cauchemar unique. C’est dans un voyage en un pays vague, l’oubli de l’hôtel où je suis descendu, l’oubli et la non-retrouvaille de la chambre qu’on m’a donnée, avec la perte de tous mes effets ; un cauchemar produisant les troubles et les anxiétés les plus terribles, dans mon pauvre sommeil d’être frileux.
Je me demande, si la persistance de ce rêve, n’est pas un symptôme, une indication dissimulée d’une mémoire qui se perd.
Mercredi 4 mai §
Bertrand, ce soir, racontait une anecdote assez drôle sur Meilhac.
Meilhac se présentant à l’École polytechnique, était venu le trouver, lui demandant de convenir d’une question sur laquelle il l’interrogerait, lui déclarant que s’il se présentait, c’était uniquement pour la satisfaction de son père.
Sur l’objection, que lui faisait Bertrand qu’il serait peut-être reçu. « Oh ! il n’y a pas de danger ! » s’écriait, avec une telle conviction, le futur auteur dramatique, que Bertrand faiblissait, lui accordait sa demande. Mais le jour de l’examen, au moment où Bertrand lui adressait la question convenue, Meilhac, regardant dans la salle, disait tout haut : « Papa n’est pas là », et ne répondant pas même à la question, s’en allait.
Samedi 7 mai §
{p. 195}Me voici au bout de mon existence intellectuelle. Encore la compréhension et même l’imagination de la construction, mais plus la force de l’exécution.
Avec cela une détente de l’activité, une paresse du corps à bouger de chez moi, quand il n’y a pas là, où je dois aller, l’attrait de retrouver des personnes tout à fait aimées. C’est ainsi que ce soir, au lieu d’être à la première de la reprise de Claudie, dans la loge de Porel, prévenu que les Daudet n’y sont pas, je reste chez moi à rêvasser et à me réjouir, les yeux, sous la lumière de la pleine lune, de la légèreté de la grille de fer qu’on vient de poser au fond de mon jardin… Et regardant cela, je pensais avec tristesse au bourgeois imbécile, ou à la cocotte infecte, qui aura bientôt cette petite demeure de poète et d’artiste.
Dimanche 8 mai §
Curieux, ce Rosny, avec son profil de Persan et sa maladie de la contradiction. Et ça le prend comme une crise physique, la contradiction ! On le voit tout à coup abaisser la tête, regarder le plancher, tenir ses bras étendus entre ses cuisses ouvertes, et lâcher, lâcher de la parole, mêlée à des choses agressives. Puis l’expectoration faite, se lever et se tenir debout, en quelque coin, en quelque angle de meuble, et y demeurer tout gêné, et comme peiné de ce qu’il a fait.
{p. 196}Daudet m’arrache de chez moi et m’emmène dîner chez lui.
Sur un emportement du petit Zézé, il me parle des colères des Daudet, légendaires dans le pays : des colères de son père à propos de rien, et qui, un jour que son frère avait demandé du vinaigre, lui faisait remplir son assiette, et le forçait à l’avaler. Il citait un autre Daudet, dont le dîner était en retard, et qui va faire des reproches à sa cuisinière. Entre un poulet effaré qui jette des pipi plaintifs, à travers ses reproches. Agacé, il lui flanque un coup de pied, qui le jette à demi mort au milieu de la cuisine. Le chat saute sur le poulet ; ce que voyant ledit Daudet, il décroche furieux le fusil du portemanteau de la cheminée, et tue le chat sur le seuil de la porte.
Et faisant un retour sur lui-même, sur la peine qu’il a eue à dompter ses colères, il dit qu’il y a bien certainement en lui, le restant d’une race sarrasine.
Là-dessus, je ne sais comment la conversation saute aux infirmes, et il soutient qu’il y aurait un beau livre à faire avec l’infirme, qui est presque toujours un vicieux, un chauffe-la-couche. Ceci amène des noms, et des anecdotes sur ces noms.
Mardi 10 mai §
Je ne sais qui racontait, au dîner de ce soir, que dernièrement se présentait au conseil de révision, un jeune homme réunissant les {p. 197}deux sexes, et disant que toute sa famille était ainsi, et qu’il avait une sœur, qui se mettait quinze jours avec un homme, quinze jours avec une femme. Déclaration qui amenait de la part du médecin, homme très froid et très correct en paroles, cette question : « Monsieur, pourriez-vous me dire, quelle est la longueur de la verge de Mademoiselle, votre sœur ? »
Une définition supercotentieuse de Gounod : il appelle la cathédrale de Milan, une cathédrale en fa majeur.
Samedi 14 mai §
Tous ces jours-ci, possession absolue de ma personne par le jardin. Se tenir derrière un homme qui met de la terre de bruyère sous des arbustes verts, qui creuse des cuvettes monumentales à des rhododendrons, — être pris par ce travail bête, — et tout ce qui vous appelle d’intelligent dans votre cabinet de travail : lectures, notes, corrections d’épreuves, laisser tout cela.
Vendredi 20 mai §
On sonne. Il est dix heures. Qui, ça peut-il être ? C’est le Japonais Hayashi, de retour d’Amérique, et qui part demain pour le Japon, dont il reviendra, au mois de décembre. Il parle de trois mois de séjour au Japon, où il écrémera tous les marchands des petites villes de province, absolument {p. 198}comme nous parlons d’une partie de bibelotage à Versailles. En descendant l’escalier il me jette d’en bas : « Vous savez, c’est notre navire qui a coupé en deux, le… (je n’entends pas le nom). J’étais dans le moment sur le pont, et j’ai vu l’autre disparaître… C’était très curieux. »
Mardi 24 mai §
Ce soir, au dîner de Brébant, Perrot de l’Instruction publique affirmait, que les jeunes gens qu’il voyait, ne lisaient plus les journaux, n’avaient plus d’opinion politique, tant ils étaient écœurés par les blagues et le charlatanisme des hommes politiques du moment, et il signalait comme un danger, cette génération nouvelle complètement désintéressée de la politique.
Jeudi 26 mai §
Tout se tient. C’est fini des belles grosses roses bourgeoises, bien portantes, à la façon de la Baronne Prévost. Aujourd’hui l’horticulture cherche la rose alanguie, aux feuilles floches et tombantes. Dans ce genre est exposée une merveille, la rose, appelée : Madame Cornelissen, une rose à l’enroulement lâche, au tuyautage desserré, au contournement mourant, une rose, où il y a dans le dessin comme l’évanouissement d’une syncope, — une rose névrosée, la rose décadente des vieux siècles.
Vendredi 27 mai §
{p. 199}Cet incendie de l’Opéra-Comique a été vraiment une première à cadavres, où l’on a été pour avoir son nom imprimé dans les feuilles. Jamais ne s’est montré aussi bien, en un événement triste, l’affamement de publicité qu’a le Parisien du xixe siècle.
Samedi 28 mai §
Je me suis trouvé quelque part, où il y avait la duchesse de ***, la duchesse de ***, la princesse de ***. Saperlotte ! je n’ai jamais rencontré réuni tant d’aristocratie dans un salon. Ces femmes, ou brunettes ou blondinettes, et généralement gentillettes, ont une distinction, mais pas une distinction de grande dame, une distinction bourgeoise de demoiselles de magasin, suprêmement chic. C’est mignon, c’est genreux, et ça papote dans les coins, en grignotant des petits fours, avec d’élégants froufrous, et un caquetage d’oiseau.
Lundi 30 mai §
Je demandais hier à Rosny, pourquoi il avait quitté la France, et était allé habiter l’Angleterre, il me répondait que, vers ses dix-huit ou vingt ans, il avait été tout à fait pris par les romans de Gabriel Ferry, et qu’il avait voulu se faire coureur de bois en Amérique. Puis quand il avait été en Angleterre, dit-il en souriant, l’Amérique lui avait paru beaucoup plus loin que la France.
Jeudi 2 juin §
{p. 200}Lu dans Le Figaro, un extrait des Choses vues de Hugo, extrait dans lequel, il me semble, avec une certaine fierté, reconnaître une très grande parenté, dans la vision des choses, avec celle de mon Journal.
Mardi 7 juin §
Ce soir, au dîner de Brébant, Spuller, le nouveau ministre de l’Instruction publique, dîne en face de Berthelot, l’ex-ministre, dont l’ironie aujourd’hui me semble un peu plus acide que les autres jours. Spuller, je dois le dire, a une très bonne et très simple tenue. Il affirme n’avoir voulu être ministre que pour renverser Boulanger. Il ne se fait du reste aucune illusion sur la solidité du ministère, disant que pas plus tard que mardi prochain, il se pourrait que le ministère eût les quatre fers en l’air.
Samedi 11 juin §
Déjeuner chez Burty. Déjeuner servi par une bonne, qui n’a pas l’air timide, fichtre ! Quant au maître de la maison, au milieu de ses bibelots, largement nourri et abreuvé de tout ce qu’il y a de mieux, gavé jusqu’au goulot de toutes les jouissances de la gueule, il est heureux comme un coq en pâte japonais.
Grelet, qui déjeunait avec nous, a parlé du corps {p. 201}des femmes japonaises, de l’exquise délicatesse de leur buste et de leur gorge, mais signalait chez toutes l’absence des hanches et du reste, et l’inclinaison en dedans de leurs jambes et de leurs pieds, par l’habitude qu’elles ont de se traîner à terre.
Mercredi 15 juin §
La popularité ! Ah ! le beau mépris que j’ai pour elle. Pense-t-on que si Boulanger arrive à jouer en France le Bonaparte, il le devra, en grande partie à la chanson de Paulus ?
Samedi 18 juin §
Mme Daudet me lit des fragments de son livre : Mères et enfants. C’est vraiment une grande artiste.
Dimanche 19 juin §
J’avais rêvé pour la fin de ma vie, des dernières années, paresseuses, inoccupées, remplies par la lecture de voyages, et il n’y a guère eu, dans mon existence, d’années plus laborieuses, plus fatigantes, par la multiplicité de petits travaux, et qui me font soupirer après de l’inactivité de la cervelle et des jambes.
Mardi 28 juin §
Plus de jouissance dans la vie, {p. 202}que la jouissance de voir mon nom imprimé : Est-ce assez bête… Mais, après tout, c’est la petite monnaie de la gloire !
Jeudi 14 juillet §
« Ne mentez pas, dit aujourd’hui, avec une très grande justesse, Daudet au petit de Fleury, et faites d’après nature, absolument comme vous voyez, c’est seulement comme cela, que vous aurez quelque chose de personnel. Si vous mentez, vous vous rencontrerez avec quelqu’un. »
Mardi 19 juillet §
Après la lecture, dans mon Journal, de la peinture descriptive des femmes, se trouvant à une soirée de Morny, peinture qui a un grand succès près du mari et de la femme, je dis à Daudet : « Voulez-vous mon appréciation bien sincère sur cette page ? Eh bien ! je trouve que la littérature y tue la vie. Ce ne sont plus des femmes, ce sont des morceaux littéraires. Oui, c’est très bien ici, comme croquis de styliste, mais si j’avais à me servir de ces portraits pour un roman, j’y mettrais des phrases moins travaillées, plus bonnement nature.
Au fond, dans le roman, la grande difficulté pour les écrivains amoureux de leur art, c’est le dosage juste de la littérature et de la vie, — que la {p. 203}recherche excessive du style, il faut bien le reconnaître, fait moins vivante. Maintenant, pour mon compte, j’aimerai toujours mieux le roman trop écrit que celui qui ne l’est pas assez. »
Mercredi 20 juillet §
De grandes causeries esthétiques, tous les matins, par les allées du parc. Le feuilletage hier d’un cours de littérature, où nous avons lu l’article Bossuet, nous amenait à confesser, qu’un cerveau bien équilibré, ayant très peu de lectures, et par là, gardé des infiltrations inconscientes et des embûches du plagiat, devait être bien plus facilement original que nos cerveaux, à l’heure présente, remplis de livres et de noir d’imprimés.
Jeudi 21 juillet §
Ce soir, dix-sept personnes à dîner : Geffroy, Hervieu, Ajalbert, le ménage Gréville, Gille du Figaro.
Daudet raconte qu’à l’âge de douze ans, après une absence de chez lui — c’était, je crois, sa première frasque amoureuse — rentrant à la maison, la tête perdue, et s’attendant à une terrible raclée, la porte ouverte par sa mère, il lui venait soudainement l’inspiration de lui jeter : « Le pape est mort ! » Et devant l’annonce d’un tel malheur pour cette famille catholique, son cas à lui, Daudet, était oublié. Le {p. 204}lendemain, il annonçait que le pape, qu’on avait cru mort, allait mieux, et grâce à cette mirobolante invention, il échappait à l’emportement et aux sévices du premier moment. C’est bien une imagination farce à la Daudet.
Vendredi 22 juillet §
Un détail sur le goût littéraire de Gambetta. Dans les derniers temps de sa vie, un jour Daudet lui contait ceci : passant sur la place du Carrousel, par une de ces journées d’août, où cette place a la chaleur torride du désert, il voyait, derrière une voiture d’arrosage, un papillon traverser toute la place, dans la fraîcheur de l’eau tombant en pluie, et Daudet s’extasiait sur l’intelligence de l’insecte, et le joli de la chose.
À ce récit, et au plaisir littéraire que Daudet y mettait, Gambetta le contempla, un moment, avec un regard tout plein d’une immense commisération, et qui semblait lui dire, qu’il était condamné à rester toujours le Petit Chose.
Mardi 26 juillet §
Le beau mot ! Dans une bataille, sous Louis XV, le marquis de Saint-Pern, voyant son régiment ébranlé par une volée de boulets, dit, en fouillant tranquillement dans sa tabatière : « Eh bien quoi, mes enfants, c’est du canon, cela tue, et voilà tout ! »
Vendredi 29 juillet §
{p. 203}Promenade dans la forêt de Sénart.
Daudet me cause de la misère qu’il a faite avec Racinet, le dessinateur. Un temps de misère effroyable, pendant laquelle ils avaient, tous deux, la toquade d’aller coucher, l’été, dans les bois de Meudon, emportant un pain, un morceau de fromage, et la couverture du lit de leur hôtel. Il remémore les curieux spectacles de nature qu’ils ont vus, les duels de crapauds, les ruts des chevreuils, et tout le surnaturel, que la nuit met dans l’ombre des grands arbres. Il parle d’un rire ironique qui les a poursuivis, une partie d’une nuit, et qui, après lui avoir inspiré une grande terreur, l’a jeté dans une colère qui l’a fait se précipiter dans un fourré d’épines, sans pouvoir rien découvrir.
Dimanche 31 juillet §
Le bleu céleste des yeux d’Edmée, ma filleule, et les gentils gestes de guignol, venant au bout de ses mignonnes mains, si joliment se contournant. Sur sa petite chaise, où elle est attachée, quand elle est à table entre nous, elle a des renversements, comme en face de visions au plafond de choses ou d’êtres invisibles, auxquels s’adressent ses petits bras tendus et son gazouillement aimant.
Mercredi 3 août §
J’ai été si malade cette nuit, {p. 206}et me trouve si faible ce matin, que, craignant de n’avoir plus la force de m’en aller demain, je pars convoyé par Léon, comme médecin auxiliaire.
Mercredi 10 août §
Paul Margueritte vient m’apporter la première partie de Pascal Géfosse, parue dans La Lecture. Il me parle de son incertitude dans la bonté de ses œuvres, dans son succès, dans son avenir, comparant ce timide et malheureux état d’âme, à la pleine confiance de Rosny, ne doutant pas un seul moment, avec l’aide de quelques circonstances favorables, de sa pleine réussite future.
Jeudi 18 août §
À mon grand étonnement, en ouvrant, ce matin, Le Figaro, je trouve en tête une exécution littéraire de Zola, signée des cinq noms suivants : Paul Bonnetain, Rosny, Descaves, Margueritte, Guiches. Diable, sur les cinq, quatre font partie de mon grenier !
Léon Daudet vient me prendre pour me conduire chez Potain, auquel il a demandé un rendez-vous pour moi.
Longue attente, dans ce roulement de voitures du boulevard Saint-Germain, dans ce bruit et cette trépidation de la vie parisienne, pendant laquelle vous vous demandez, si bientôt quelques mots, quelques {p. 207}paroles de l’homme qui est derrière la porte, ne vont pas, tout à coup, éveiller chez vous l’idée du silence éternel.
Potain, une curieuse physionomie, avec l’humaine tristesse de sa figure, son crâne comme concassé, son œil rond de gnome, sa réalité un peu fantastique. Il m’examine, m’ausculte longuement, au bout de quoi, en dépit de mes convictions intimes, et de tout ce que je peux lui dire de mes maux, il m’affirme qu’il n’y a ni néphrétisme, ni hépatisme chez moi, que je suis un rhumatisant, un rhumatisant ayant un rhumatisme sur l’estomac, et qu’il me faut les eaux de Plombières.
En sortant de chez Potain, nous prenons le train pour Champrosay, où je dîne. Daudet n’en savait pas plus que moi, du « Manifeste des Cinq » qui ont commis leur méfait dans le plus profond secret. Et le relisant tous deux, nous trouvons le manifeste mal fait, d’une écriture renfermant trop de termes scientifiques, et s’attaquant trop outrageusement à la personne physique de l’auteur.
Dimanche 21 août §
Ce soir, à dix heures, au moment de me coucher, on m’annonce Geffroy, qui touché et peiné des éreintements de ma personne, à propos du « Manifeste des Cinq », me lit un article qu’il vient de faire, et qui nous dégage, moi et Daudet, de toute participation au Manifeste. Mais je lui {p. 208}demande de ne pas le faire paraître, lui disant que je ne veux pas répondre, que je trouve l’accusation au-dessous de moi, que j’ai ignoré absolument le manifeste, et que si je m’étais cru le besoin d’exprimer ma pensée sur la littérature de Zola, je l’aurais fait moi-même, avec ma signature en bas, et qu’il n’était pas dans ma nature de me cacher derrière les autres.
Vendredi 2 septembre §
Saint-Gratien. Ce soir, le violoniste Sivori nous raconte sa vie de voyages, commencée à onze ans, et promenée continuement dans les cinq parties du monde. Et il nous conte, que tout jeunet, à l’isthme de Panama, naviguant sur la rivière, dans une étroite barque, et que le moindre mouvement pouvait faire chavirer, naviguant couché au fond de la barque, sa boîte à violon entre ses bras, soudain, en ce grand paysage, il lui avait pris une idée de préluder ; mais au bout de quelques accords, ne voilà-t-il pas que les quatre sauvages qui menaient la barque, pris d’une exaltation furieuse, voulaient jeter à l’eau le sorcier. Et il ne put les faire revenir de leur détermination qu’en remettant son violon dans sa boîte, et en leur abandonnant sa provision de cigares.
Dimanche 4 septembre §
Ce soir, est venu dîner à Saint-Gratien, le jeune ménage Walewski. La femme, {p. 209}de beaux yeux et un air aimable, l’homme, une tête à la détermination froide, et s’exprimant avec une netteté de la pensée et une correction de paroles, remarquables.
Il nous entretient, et très bien, de beaucoup de choses, entre autres de l’exécution de Barré et de Lebiez. Il était alors attaché au maréchal, et a pu assister à leur réveil, qui est une chose émotionnante même pour le directeur de la prison, — et où le silence, le terrible silence entre les paroles dites, — est d’un effet qu’on ne peut exprimer. Il nous décrivait, au moment où avait été annoncé à Barré le rejet de son pourvoi, l’affaissement, pour ainsi dire, la mort physique de l’homme, qu’on était obligé d’habiller, de porter, de soulever, comme un être qui n’était plus vivant.
Lebiez, lui, au contraire, montra un courage extraordinaire. Walewski le vit s’efforcer d’écarter le prêtre, qui s’était mis devant lui, pour apercevoir de côté la guillotinade de son camarade, et lorsqu’on lui cria : « Bravo, Lebiez ! » il le vit encore parfaitement regarder en l’air, et chercher d’où venait l’applaudissement, avec le sang-froid d’un individu, qui serait tout autre part que sur l’échafaud.
Mercredi 7 septembre §
La marquise de Beaulaincourt, la ci-devant marquise de Contades, contait aujourd’hui, que les deux fois qu’elle avait dîné, dans {p. 209}sa vie, à côté de Talleyrand, les deux fois, Talleyrand avait parlé de la mauvaise conformation physique de Mme de Staël, pour laquelle M. et Mme Necker avaient été obligés de faire fabriquer un tourne-cuisses, à l’effet de lui ramener les pieds et les jambes en dehors.
Vendredi 9 septembre §
Aujourd’hui, la princesse parlait de son adoration de Versailles, disant qu’elle voudrait s’y faire construire une maison dans le style de Louis XIV, et où tout serait à l’imitation du temps, jusqu’aux crémones des fenêtres, et soudain s’interrompant, elle reprend : « Enfin là, à Versailles, je parle bas comme dans une église ! » Et elle ajoute après un silence : « Car, on a beau dire, à Versailles est toute l’histoire de France… »
Tholozan, médecin du shah de Perse, depuis vingt-neuf ans, nous faisait une curieuse révélation : « Les Persans disent aux Européens : Vous avez, vous autres, des horlogers, des mécaniciens, des ouvriers dans les arts mécaniques, supérieurs aux nôtres, mais nous vous sommes bien supérieurs en tout, — et ils demandent, si nous avons des littérateurs, des poètes ! »
Mercredi 21 septembre §
Visite à la comtesse de Beaulaincourt, pour lui demander de reproduire dans {p. 211}la publication illustrée, que font les Didot de ma Madame de Pompadour, l’intaille représentant Alexandrine, l’unique portrait que l’on ait de la fille de la favorite, — un legs fait au duc de Chabot et qui lui vient de famille.
Je trouve la comtesse dans son petit salon, tendu de soie jaune, tout plein des portraits des Castellane et des Contades, et dont elle a fait au milieu un frais atelier de fleuriste, enfermé dans la barrière d’un ruban.
Tout en disant : « Quand on n’est plus jeune, il faut se faire des occupations qui vous tiennent compagnie », elle se lève d’un petit bureau, qui est comme une jardinière de glaïeuls naturels, en dedans desquels se pressent et se tassent des sébiles et des soucoupes, pleines de couleurs, pleines de pétales artificiels non encore colorés ; elle se lève pour me montrer un imperceptible « Jugement de Pâris » ; un pastel de la Lecouvreur, qui a bien certainement la touche des pastels de Coypel, et pourrait bien être l’original ou une répétition de la peinture à l’huile ; un collier de perles, aux perles usées, qui viendrait de la femme du duc de La Rochefoucauld, l’auteur des Maximes.
Et la montre qu’elle fait de ces choses, est semée d’anecdotes du dix-huitième siècle, d’anecdotes de Louis-Philippe, d’anecdotes du second Empire, donnant à penser aux curieux mémoires, qu’on ferait sous la dictée de cette spirituelle vieille femme, à la parole intarissable.
Jeudi 22 septembre §
{p. 212}Première de Jacques Damour. Un sentiment s’affirmant chez moi d’une manière bien positive. Un succès au théâtre, ne vaut pas les embêtements, et l’émotion qu’avait, ce soir, Hennique !
Dimanche 25 septembre §
Nous causons avec Daudet, de retour des eaux très souffrant, nous causons de la survie par le livre, qui a été notre préoccupation à mon frère et à moi, toute notre vie. Daudet me dit, que la survie pour lui est tout entière dans ses enfants, et quant à la littérature, ç’a été tout simplement une expansion, une dépense d’activité se produisant dans un bouquin, comme elle aurait pu se produire dans toute autre manifestation.
On va ce soir, en troupe, visiter le cottage que Drumont vient de louer à Soisy, au milieu du jardin ruineux, créé par Hardy, l’ancien jardinier de Versailles, un potager aux allées mangées par les mauvaises herbes, aux arceaux croulants, aux vieilles quenouilles lépreuses, et comme tordues fantastiquement par la paralysie : une sorte de Chartreuse, faite pour la description d’un Edgar Poë.
Jeudi 29 septembre §
À propos de Pascal Géfosse, le roman de Paul Margueritte, Daudet disait, non {p. 213}comme critique du livre, mais théoriquement, qu’il y avait à la suite de Bourget, une suite de romans psychologiques, dont les auteurs, à l’instar de Stendhal, voulaient écrire, non ce que faisaient les héros des romans, mais ce qu’ils pensaient. Malheureusement la pensée, quand elle n’est pas supérieure ou très originale, c’est embêtant, tandis qu’une action même médiocre se fait accepter, et amuse par son mouvement.
Il ajoutait encore que ces psychologues, bon gré, mal gré, étaient plus faits pour les descriptions de l’extériorité que pour des phénomènes intérieurs, que par leur éducation de l’heure présente, ils étaient capables de décrire très bien un geste, et assez mal un mouvement de l’âme.
Samedi 1er octobre §
Entre moi, prenant assis mon thé, et Daudet se promenant d’un bout de ma chambre à l’autre, avec une locomotion un peu fiévreuse, c’est une causerie vagabonde, avec des idées d’éveil, sur les sujets les plus disparates.
À propos du qualificatif doux, Daudet dit que le mot vient des troubadours, qui ont dénommé la femme « une douce chose » et que c’est curieux que la douceur soit ce qu’il y a de plus recherché, comme qualité et mérite de la femme, pendant la période révolutionnaire ; et comme bientôt nous nous préoccupons de l’expansion du mot chose en littérature, de {p. 214}son emploi à tout bout de champ, il fait la remarque que le mot d’origine espagnole ou italienne, a été adopté par le romantisme, et surtout affectionné par Hugo, qui en a senti tout le charme diffus et vague.
Hier, c’était le divorce, dont nous parlions, le divorce, ce tueur du mariage catholique, ce radical métamorphoseur de la vieille société, dont il comparait l’action, en un temps prochain, à la trouée, au-dessous de la flottaison, dans les flancs d’un navire en train de couler.
Dans cette toquade de combativité qui a pris Drumont, il devient un personnage tout à fait original. La nature n’est plus pour lui, qu’un décor de champ clos. Quand il a loué sa maison de Soisy, il s’est écrié : « Ah ! voilà un vrai jardin pour se battre au pistolet ! » Telle allée du parc de Daudet lui fait dire : « Oh ! la belle allée pour un duel à l’épée. » Et comme on causait ces jours-ci d’un mariage pour lui, n’a-t-il pas dit, à un moment, en souriant : « Oui, très bien, très bien, c’est parfait ce que vous me dites de la jeune fille… mais croyez-vous qu’elle s’émotionnera à l’entrée chez moi, le matin, de deux messieurs ? »
Lundi 3 octobre §
Ce matin, Daudet, en écartant le rideau de ma croisée, soupire presque : « Ce que j’aime la campagne !… voir ça, c’est une allégresse en moi !… il me semble, que j’ai une cervelle de diamant… que, dans la journée, je vais faire des choses !… »
Lundi 10 octobre §
{p. 215}Je tombe sur un article de La Liberté contenant un compte rendu du livre de Paulowski et de ses conversations avec Tourguéneff. Notre défunt ami se montre très féroce à notre égard, attaque notre préciosité, nie notre observation en des critiques assez réfutables.
Par exemple, à propos du repas nocturne des bohémiens, au bord de la Seine, l’ouverture des Frères Zemganno, et où se trouve la description d’un saule, que je fais gris, sur une note prise d’après nature, il dit : « On sait que le vert devient noir la nuit. » N’en déplaise aux mânes de l’écrivain russe, mon frère et moi étions plus peintres que lui, témoin les très médiocres peintures et les horribles objets d’art qui l’entouraient, et j’affirme que le saule décrit par moi, était gris et pas du tout noir. Et encore dans cette description, l’épithète glauque, appliquée à l’eau, cette vieille épithète si employée, devenue si commune, le fait s’écrier : « Est-ce assez précieux ! »
Parlant de La Faustin, Tourguéneff s’abrite derrière Mme Viardot, pour dire que nos observations sur les émotions des femmes de théâtre, étaient archi-fausses. Et ce qu’il dit n’être pas vrai, c’est rédigé d’après des observations, en partie fournies par les sœurs de Rachel, en partie par une confession dramatique de Fargueil, dans une grande lettre que je possède.
Tourguéneff — c’est incontestable — un causeur hors ligne, mais un écrivain au-dessous de sa réputation. Je ne lui ferai pas l’injure de demander, qu’on {p. 216}le juge d’après son roman des Eaux printanières ! Oui, c’est un paysagiste, un peintre de dessous de bois très remarquable, mais un peintre d’humanité, petit, manquant de la bravoure de l’observation. En effet, il n’y a pas dans son œuvre la rudesse primitive de son pays, la rudesse moscovite, la rudesse cosaque, et ses compatriotes dans ses livres, m’ont l’air de Russes, peints par un Russe qui aurait passé la fin de sa vie, à la cour de Louis XIV. Car en dehors de l’éloignement de son tempérament, pour l’aigu, le mot violemment vrai, la coloration barbare, il y avait chez lui une déplorable soumission aux exigences de l’éditeur : témoin l’Hamlet russe, que je lui ai entendu avouer, sur les observations de Buloz, avoir amputé de quatre ou cinq phrases, faisant son caractère. C’est dans son œuvre, cet adoucissement du caractère de l’humanité de son pays, qui amena un jour entre Flaubert et moi, la plus vive discussion que nous ayons jamais eue, me soutenant que cette rudesse était une exigence de mon imagination, et que les Russes devaient être tels qu’il les avait représentés.
Depuis, les romans de Tolstoï, de Dostoïewski, et des autres, je crois, m’ont donné raison.
Ce soir, chez la princesse, le capitaine Riffaut, qui a vu fusiller beaucoup de gens de toutes les nations, soutenait que les hommes montrant le plus stupéfiant dédain de la vie, devant le peloton d’exécution, étaient les Mexicains. Les Arabes condamnés à mort, en sa présence, ne laissaient rien voir de {p. 217}leur peur de la mort, dans l’expression des yeux, dans le port de la tête, dans l’ensemble des attitudes, mais en les regardant bien, on remarquait un battement de l’artère du cou, une agitation nerveuse de la pomme d’Adam. Chez les Mexicains, impossible de découvrir aucun signe de faiblesse humaine.
Mardi 11 octobre §
Ce soir au Théâtre-Libre, on joue Sœur Philomène, la pièce originale, tirée de notre roman, par Jules Vidal et Arthur Byl.
J’y vais avec Geffroy et Descaves. Au bout de rues, qui ont l’air de rues de faubourg de province, où l’on cherche un lupanar, une maison honnêtement bourgeoise, où se trouve toute pleine une pauvre petite salle de théâtre ; une salle à la composition curieuse, et qui n’est pas l’éternelle composition des grands théâtres : des femmes, maîtresses ou épouses de littérateurs et de peintres, des modèles, — enfin un public, que Porel baptise : un public d’atelier.
Étonnement. C’est bien joué, et avec le charme d’acteurs de société excellents. Antoine, dans le rôle de Barnier, est merveilleux de naturel. Il a un : Nom de Dieu, qui au lieu d’être jeté, d’être sacré debout, est lâché par lui, allongé, à demi couché sur la table, et ce « Nom de Dieu », accentuant la défense de ces saintes femmes, fait un grand effet.
La scène de la prière, avec les réponses des malades, {p. 218}coupée par la chansonnette de Romaine agonisante, est saluée par un tonnerre d’applaudissements, par l’émotion d’une salle vraiment remuée… C’est un succès à tout casser.
Et sait-on d’où vient le succès de cette pièce, effet que je n’avais pas prévu à la lecture ? Il vient de la mêlée de la délicatesse des sentiments, du style et de l’action, avec son réalisme théâtral.
Mercredi 12 octobre §
En réfléchissant à l’hostilité, à l’injustice littéraire, puis-je dire, de Tourguéneff, vis-à-vis de Daudet et de moi, je trouve la raison de cette injustice, dans une qualité de Daudet et de mon frère : l’ironie. C’est particulier comme les étrangers, ainsi que les provinciaux, sont intimidés par ce don tout parisien, et comme ils sont volontiers pris d’antipathie pour les gens, dont la parole recèle pour eux, de secrètes et mystérieuses moqueries, dont ils n’ont pas la clef.
Samedi 15 octobre §
Chez Daudet, où je suis venu passer deux jours, pour conseiller des coupes et des percées dans le parc, on cause de ces yeux immenses, tournants et roulants des Orientaux, et qui seraient obtenus par un allongement, par un coup d’ongle donné dans l’angle extérieur, par de {p. 219}vieilles femmes qui ont la spécialité de ce coup d’ongle.
Jeudi 20 octobre §
Ce soir, me promenant sur le boulevard, indécis sur le restaurant où je dînerai, je tombe sur Scholl, qui m’emmène à la Maison d’Or. Lui aussi, à l’apparence si forte, et si vivant, et si dépensier d’esprit, le voici touché par la maladie et condamné à manger un pain, qui semble à la cosse de bois d’un fruit d’Amérique.
Il m’entretient de sa fatigue, de sa lassitude de corps, que chasse, un moment, son heure d’armes de tous les matins. Et il me dit son bonheur de se coucher maintenant, à deux heures du matin, revenant à ces années de vie commune avec sa danseuse de corde où il se couchait à cinq heures, forcé de s’installer avec elle, après la représentation, chez Riche jusqu’à une heure du matin, puis de déménager avec elle chez Hill, où ils demeuraient jusqu’à trois heures, puis de passer encore une heure dans un bar, en face, où se réunissaient tous les saltimbanques de Paris, l’homme qui marchait sur un doigt de la main, etc., etc., etc. Et enfin, sortant de là, désireux de se coucher, Scholl n’entendait-il pas l’enragée noctambule, une main tendue vers le lointain, s’écrier : « Est-ce que tout là-bas, je ne vois pas encore une petite lumière ? »
Et il termine, en me disant aimablement, que la {p. 219}fréquentation de ce monde, lui a fait apprécier la vérité des Frères Zemganno.
Lundi 24 octobre §
J’envoie à la princesse, un exemplaire de mon second volume du Journal des Goncourt, paru ces jours-ci, avec cette lettre :
Princesse,
Je vous envoie un volume où il est parlé, plusieurs fois, de Votre Altesse. Je n’ai pas voulu sculpter en sucre, la figure historique que vous êtes, que vous serez. J’ai cherché à vous peindre, avec le mélange de grandeur et de féminilité qui est en vous, et même avec un peu de votre langue à la Napoléon ; enfin j’ai cherché à vous peindre en historien, qui aime votre personne et votre mémoire, dans les siècles à venir. En tout cas, je crois pouvoir vous assurer que dans vos biographies passées, présentes, futures, on ne trouvera pas un hommage plus éclatant, rendu à votre cœur et à votre intelligence.
Mardi 25 octobre §
Extraordinaire ! Une presse comme je n’en ai jamais eu, jusqu’à Delpit qui nous traite, mon frère et moi, de grands écrivains !
Vendredi 28 octobre §
Ah, la vérité ! Que dis-je, {p. 221}la vérité !… non, mais tant seulement un millionième de vérité, comme c’est difficile à dire, et qu’on vous le fait payer. Tant pis, je l’aime cette vérité, et j’aime à la dire, ainsi que c’est permis de son vivant, à la dose d’un granule homéopathique… et oui, pour cette vérité telle quelle, s’il le faut, je saurais mourir, comme d’autres meurent pour une patrie… Puis vraiment, est-ce que nos illustres, nos académiciens, nos membres de l’Institut se figurent passer à la postérité, comme de petits bons dieux en chambre, sans alliage d’humanité aucune… Allons donc, ces hypocrisies de la convention, tous ces mensonges seront percés un jour, un peu plus tôt, un peu plus tard.
Samedi 29 octobre §
Aujourd’hui, je me trouve si enrhumé, que je n’ose pas aller au cimetière. C’est la première fois que je manque, pendant cette semaine des Morts, à la visite sur la tombe de mon frère.
Mais je passe toute la journée à relire sa maladie et sa mort, écrites, jour par jour, heure par heure, et cette relecture me décide à donner le morceau tout entier, dans le troisième volume de notre Journal, en dépit de la pudeur de convention commandée à la douleur, du cant littéraire infligé au désespoir : c’est vraiment une trop éloquente et une trop réelle monographie de la souffrance humaine.
Lundi 31 octobre §
{p. 222}Deshayes attaché au Musée Guimet, en me rapportant un exemplaire de mon Journal, envoyé à Burty, me dit qu’il est malade, en proie à des troubles nerveux, qui lui apportent une hésitation dans la trouvaille des mots : un cas, dit-on, de migraine ophtalmique. Il aurait désiré me voir, mais le médecin qui le soigne, a déclaré qu’il valait mieux qu’il ne vît personne, et qu’il avait besoin d’être traité tout autant par le silence que par le bromure de potassium.
Et comme Deshayes me demande à la place de l’exemplaire sur hollande, un exemplaire sur japon, ainsi que Burty en a reçu un du premier volume, et que je lui dis que je ne sais pas, si vraiment maintenant je pourrai lui en procurer un, il m’engage à ne pas lui faire cette réponse, mais à lui faire espérer un exemplaire, comme il le désire, parce qu’il craint que dans l’état nerveux où il se trouve, ma réponse n’amène une crise.
Mercredi 2 novembre §
Le vieux Larousse, cet ouvrier ébéniste, qui a l’air de sortir d’un roman de Mme Sand, me parlait de la difficulté d’avoir des bois qui ne jouent plus, disant que le bois reste toujours vivant, et qu’il lui faut, par un long et fort chauffage, chasser du corps cette sève, qui persiste sous son apparente mort.
Il m’entretenait d’un de ses amis, d’un simple {p. 223}forgeron, devenu le marteleur artiste du fer, et qui fabrique à présent des feux en fer forgé, représentant un rosier, avec la légèreté, la souplesse, l’embuissonnement de l’arbuste. Savez-vous comment il devint artiste, l’homme qui forgeait des fers à cheval ? Il aimait beaucoup sa mère, et quand sa mère vint à mourir, il eut l’idée de forger, pour mettre sur sa tombe, un petit saule pleureur. Et la réussite l’amena ensuite à forger une branche de rosier, où commença à se révéler son incomparable talent.
Jeudi 3 novembre §
Quel singulier phénomène, que celui qui rend un auteur complètement dupe de ce qu’il imagine, avec tous les tâtonnements de l’imagination ! C’est ainsi qu’aujourd’hui je pleure et étouffe un peu — étant toujours pris par la tousserie — en composant une scène de Germinie Lacerteux.
Mardi 8 novembre §
Aujourd’hui, ça ne va pas bien du tout. Je suis forcé de faire venir le docteur Malhené, qui trouve à mon rhume le caractère d’une forte bronchite.
Je fais quelques changements à mon testament, et je le lis à Daudet, mon exécuteur testamentaire, qui n’en avait pas encore connaissance.
Jeudi 24 novembre §
{p. 224}Pillaut parlait curieusement ce soir, du son de la voix des anciens violons et violes d’amours, qui n’est pas une voix de gorge mais plutôt une voix de baryton : une voix un peu nasillarde.
Lundi 5 décembre §
Avec l’élection de Sadi Carnot, c’est la tyrannie de la médiocratie qui commence, une tyrannie qui ne voudra plus à la tête du gouvernement d’un homme ayant une valeur, qu’il soit Ferry ou tout autre.
Dimanche 18 décembre §
On pousse la porte du grenier… c’est Burty redivivus, tristement redivivus.
Il entre, s’assoit dans un fauteuil, son chapeau sur la tête, tenant sa canne avec un geste automatique de figure de cire. La narquoiserie de son visage s’est envolée, et il a le sourire inexpressif d’un gros et épais bourgeois, en visite. Alors il nous raconte avec un air béat et une joyeuseté gaga, qu’il est guéri, mais qu’il a passé un moment désagréable, agaçant… finissant ses phrases dont il ne peut sortir, avec des ronds tracés par sa canne sur le tapis.
Et le voici revenant sur sa maladie, disant que quand il désirait du vin, il demandait de l’eau, disant que c’était le plus souvent une interversion de {p. 225}syllabes dont il n’était pas le maître, et qui lui faisait prononcer du féca, quand il voulait du café, ajoutant qu’il lui était impossible d’écrire, répétant deux ou trois fois de suite le mot parce que, etc., etc.
Un moment il parle, sans que nous puissions le comprendre, d’un alphabet, que lui avait recommandé de lire, sa bonne Augustine, alphabet dont il avait perdu l’u et l’y, et ne pouvait les retrouver. Et cela, toujours dit avec d’énormes difficultés, et des mots estropiés, comme Vichy, qui devient Vichin, et la physionomie d’un homme qui a l’air de trouver cela farce, s’entretenant avec une sorte de complaisance, de l’heureuse somnolence sans irritation, qu’il éprouvait dans cet état, et qui lui donnait, c’est son expression, comme des hallucinations de blanc, — l’entourant pour ainsi dire complètement de blancheur.
Mercredi 21 décembre §
En ses lectures, les imaginations de la femme, du côté de la cochonnerie, sont au-delà de ce qu’on peut imaginer. Une jeune femme du monde me disait, ce soir, à propos d’un rêve sur Balzac, donné dans notre Journal, et où il y est parlé de lacunes, comme il y en a dans le Satyricon :
— Qu’est-ce que vous avez pu vouloir dire par là… ça doit être salé… si vous saviez comme je me suis creusé la tête pour le deviner.
— Mais je n’ai pas voulu dire autre chose, que {p. 226}dans mon rêve, il y avait des trous, des lacunes comme dans le livre de Pétrone, où il manque des morceaux du texte.
Jeudi 29 décembre §
Daudet, avant l’arrivée du monde du jeudi, me contait des incidents bizarres, comme tout arrangés pour de curieux mémoires.
C’est ainsi qu’il avait acheté à Munich, trois petits chapeaux en drap vert, et dont il avait fait cadeau d’un à Bataille, à Bataille, dit-il, qui me ressemblait en charge. Or, un jour qu’ils faisaient une grande course aux environs de Meudon, Bataille se laissait aller à lui dire, que son père était un alcoolique, qui s’était noyé dans une mare de purin, et lui demandait qu’il l’empêchât de boire, parce qu’il sentait qu’il mourrait dans de la m… Et pendant qu’il lui faisait ses confidences sur ses commencements de déraison, avec sur la tête un des trois chapeaux verts, l’oiseau du chapeau était si comiquement placé, et le faisait si macabrement drolatique, que Daudet partait d’un éclat de rire nerveux, qu’il ne pouvait arrêter.
Le second chapeau vert était donné à du Boys, garçon doux et tranquille, qui, un jour, venait conter à Mme Daudet des choses d’une violence terrible, coiffé de ce chapeau.
Enfin le troisième chapeau était donné à Gill le caricaturiste.
{p. 227}Et tout le monde sait que les trois porteurs des chapeaux verts, sont morts fous.
Après dîner, je cause avec Rodin qui me raconte sa vie de labeur, son lever de sept heures, son entrée à l’atelier à huit, et son travail, seulement coupé par le déjeuner, allant jusqu’à la nuit : travail debout ou perché sur une échelle qui l’écrase le soir, et lui donne le besoin de son lit, au bout d’une heure de lecture.
Il me parle de l’illustration des poésies de Baudelaire, qu’il est en train d’exécuter pour un amateur, et dans le fond desquelles, il aurait voulu descendre, mais la rémunération ne lui permet pas d’y mettre assez de temps. Puis, pour ce livre qui n’aura pas de publicité, et qui doit rester enfermé dans le cabinet de l’amateur, il ne se sent pas l’entrain, le feu d’une illustration, commandée par un éditeur. Et comme je lui dis un mot du désir, que j’aurai un jour de lui voir illustrer : Venise la Nuit, il me fait observer, qu’il est un homme du nu et non de draperies.
Il s’étend ensuite longuement sur le buste de Hugo qui n’a pas posé, mais qui l’a laissé venir à lui, autant qu’il a voulu, et il a fait du grand poète un tas de croquetons — je crois soixante, à droite, à gauche, à vol d’oiseau, — mais presque tous en raccourcis, dans des attitudes de méditation ou de lecture, croquetons avec lesquels, il a été contraint de construire un buste.
Et Rodin est plaisant à entendre conter les batailles, {p. 228}qu’il a eu à livrer, pour le faire tel qu’il le voyait, les difficultés qu’il a rencontrées, à se faire permettre par la famille, de ne pas adopter l’idéal conventionnel, qu’elle se faisait de l’écrivain sublime, de son front à trois étages, etc., etc., enfin à rendre et à modeler le masque qui était le sien, et non celui qui avait été inventé par la littérature.
Gustave Geffroy, qui vient de réveillonner chez Rollinat, racontait que le curé de l’endroit, qui leur a donné à déjeuner le lendemain de Noël, quand il se mettait à dire, ce curé singulier, quelque chose d’un peu vif, d’un peu audacieusement philosophique, jetait au commencement de sa phrase : « Si j’étais un homme ! »
C’est vraiment un intelligent et original commencement de phrase pour un curé !
Année 1888 §
{p. 231}Dimanche 1er janvier 1888. — Un triste jour de l’An. À neuf heures du matin un feu de cheminée qui se communique à la chambre de fumisterie, et qui nous fait craindre un incendie de la maison. C’est vraiment de la malechance, que moi, dont toute la fortune est en bibelots, je sois tombé sur une maison, où un architecte, pour avoir la ligne décorative d’un toit couronné par une seule cheminée, ait adopté un système de chauffage qui vous tient toujours sous la menace du feu.
Mardi 3 janvier §
Pensées crayonnées, dans un « Journal intime » de jeune fille inconnue, qui m’est arrivé par la poste :
« Les femmes vraiment tendres ne sont pas sensuelles. La sensualité les dégoûte. Elles sont seulement voluptueuses de cœur, dans toute l’étendue de la tendresse de ce cœur. »
« Oh le pauvre cœur de femme qu’un rien de l’être aimé, émeut, exalte, froisse ! »
« Instruites, comme elles sont en train de l’être, les femmes ne s’appuieront plus {p. 232}seulement sur leur cœur. »
« Le premier livre, que je me rappelle avoir reçu en cadeau, était un Paul et Virginie. Ce livre a laissé dans mon cœur une empreinte, qui a grandi en moi, comme l’entaille faite à l’écorce d’un arbre. C’est pourquoi je ne puis me décider, comme tant d’autres, à me marier sans mon cœur. »
« Une femme qui n’a ni mari ni amant, ne peut écrire des romans. Elle ne sait rien de la vie vécue. La seule littérature qu’on puisse supporter d’elle, est de la littérature à l’usage des enfants. »
« À deux jeunes mariés, qui arrivent déjeuner et s’embrassent encore : “Vous ne pourriez pas descendre de votre chambre tout embrassés ? ” »
Et sur l’un des derniers feuillets du carnet se trouve : Histoire de plusieurs cœurs de jeunes filles, que j’ai connues. Malheureusement il n’y a que le titre, un titre alléchant s’il en fut jamais.
Mercredi 4 janvier §
J’ai tout lieu de croire, que le Journal des Goncourt va faire des petits. Jollivet me disait, ce soir, qu’un de ses amis en faisait un à mon {p. 233}instar, et après avoir murmuré : « Oui, un paysage, une anecdote, une pensée… ça fait un ensemble amusant ! » il ajoutait : « Et moi-même, je suis tenté d’en commencer un. »
Dimanche 8 janvier §
La causerie du Grenier est aujourd’hui sur le Supplément littéraire du Figaro, tripoté par Bonnetain et Gustave Geffroy. On parle de cet Almanach de Bottin, où passent les deux critiques fraîchement décorés, Brunetière et Lemaître. Il est question de l’amusant « Dialogue des Vivants » entre Sarah Bernhardt et Renan, du distingué morceau sur le monde, par Hervieu, du philosophique morceau de Geffroy, intitulé : Les Deux Calendriers, etc., etc.
Et l’on se demande l’effet produit dans les hautes et sages régions littéraires, par ce démasquement inattendu dans Le Figaro d’une petite levée de plumes, railleuses, blagueuses, batailleuses.
Lundi 9 janvier §
Toute la journée, je la passe à voir planter une quarantaine de pivoines, qu’Hayashi m’a envoyées du Japon, et qu’il m’a fait dire être les espèces les plus remarquables et les plus rares.
Mardi 10 janvier §
Dans la préface de son nouveau roman, Maupassant attaquant l’écriture artiste, {p. 234}m’a visé, — sans me nommer. Déjà à propos de la souscription Flaubert, je l’avais trouvé d’une franchise qui laissait à désirer. Aujourd’hui, l’attaque m’arrive, en même temps, qu’une lettre, où il m’envoie par la poste son admiration et son attachement. Il me met ainsi dans la nécessité de le croire un Normand, très normand.
Dimanche 15 janvier §
Ce matin, fini la pièce de Germinie Lacerteux.
Ce soir, dîner en tête à tête chez les Daudet, et arrangement pour la lecture de la pièce à Porel. Daudet se défendant d’y assister, pour me laisser mettre la main tout à l’aise sur le directeur : « On ne met pas la main sur Porel, lui dis-je, savez-vous qu’il me fait l’effet de cette chose coulante et fugace entre vos doigts, qu’on appelle le mercure. »
Mercredi 18 janvier §
Sans qu’il y eût de traité signé et d’engagement verbal absolu, il était presque entendu avec Hébert de chez les Didot, que, la du Barry serait le livre illustré de l’année prochaine, comme la Pompadour avait été le livre illustré de cette année. Aujourd’hui, je vois Hébert, et lui demande, s’il faut ramasser les éléments de l’illustration du livre, il me répond que les Didot renoncent {p. 235}à la publication, devant l’article qui vient de paraître dans la Revue des Deux Mondes, et il me tend un article de M. Brunetière, intitulé : Les Livres d’étrennes. (Décembre 1887.)
Le critique s’exprime ainsi : « Parmi ces beaux livres, il y en a d’abord deux ou trois, dont nous sommes un peu étonnés d’avoir à parler dans le temps des étrennes, tel est le volume de MM. Edmond et Jules de Goncourt sur Mme de Pompadour… Mais enfin, si les livres d’étrennes, selon l’antique usage qui avait bien sa raison d’être, et sans prêcher la vertu et le renoncement, devraient pouvoir être lus et feuilletés indifféremment par tout le monde, on eût sans doute mieux fait d’attendre un autre temps et une autre occasion pour publier, cette nouvelle édition de Mme de Pompadour…
Cette Revue des Deux Mondes, à l’heure présente, est vraiment, — vraiment, bien pudibonde.
Jeudi 19 janvier §
Je ne sais comment, aujourd’hui, mes mains se sont portées sur une petite glace de toilette de ma mère, en ont fait glisser le couvercle, et la glace entrouverte, devant sa lumière comme usée, et d’un autre monde, j’ai pensé à la nouvelle délicatement fantastique, qu’on pourrait faire d’un être nerveux, qui dans de certaines dispositions d’âme, aurait l’illusion de retrouver dans une glace, au sortir de sa nuit, la vision, pendant une {p. 236}seconde, de l’image reflétée du visage aimé, restée fixée dans l’obscurité.
Samedi 21 janvier §
Porel est venu, ce matin, déjeuner avec Daudet chez moi, et je lui ai lu la moitié de la pièce avant déjeuner, et l’autre moitié après. Avant le déjeuner la pièce paraissait reçue, mais au fond j’avais comme une crainte, que cette apparente réception fût dans l’intérêt de la gaîté du déjeuner, et je redoutais qu’un tableau quelconque de la seconde partie de la pièce, servît à Porel, de prétexte à un refus, aussi quand au septième tableau, il fit une mine de tous les diables : « Bon, dis-je, je suis refusé ! »
Enfin la lecture s’acheva, et Porel me demanda un petit changement au tableau de la Boule-Noire, voyant un bal de ce genre, non pris de face, mais de côté et par un coin de la salle, me demanda encore, — c’était plus grave, — la suppression du septième tableau, disant : « Je vous jouerai, et je vous jouerai avec ce tableau, si vous l’exigez », mais, pour moi, il compromet la pièce… car, il faut vous attendre, que pour cette pièce, dans les conditions où vous l’avez faite, vous allez avoir tous vos ennemis prêts à vous agripper… eh bien, il faut leur donner le moins possible de prise sur vous. »
L’observation de Porel sur le bal de la Boule-Noire est parfaitement juste, et rend le tableau plus {p. 237}distingué. Quant au septième tableau, c’est incontestablement d’un comique, canaille, dangereux, mais c’est enlever un morceau important de la biographie de Germinie, puis c’était pour moi un tableau comique, placé avec intention entre deux tableaux dramatiques. Enfin soit, il est permis, n’est-ce pas, à tout auteur amoureux de son art, d’espérer que ses pièces seront jouées après sa mort, telles qu’elles ont été écrites, telles qu’elles ont été imprimées. Et j’ai consenti à la suppression.
Porel me quitte, en allant à la sortie de chez moi, aux Variétés pour engager Réjane.
Forte émotion, et brisement de l’être. Et cependant il faut aller, ce soir, à un dîner privé chez Frantz-Jourdain. À ce dîner, se trouve Périvier, du Figaro, que je n’avais jamais vu, et qui conte cette curieuse anecdote, sur l’entrée d’Ignotus au Figaro.
Alors secrétaire, et dépouilleur du courrier de Villemessant, Périvier reçoit, un matin, un article, auquel était jointe une lettre très mal rédigée, et le voilà jetant l’article et la lettre au feu.
Par un hasard, le feu s’était éteint, et l’article et la lettre n’étaient point brûlés le soir, quand Périvier se déshabille pour se coucher. Un remords de conscience le prend. Il retire l’article de la cheminée, le lit, le trouve très bien, va réveiller Villemessant, chez lequel il demeurait. — Il faut dire, pour le bonheur de l’auteur de l’article, que dans le moment Saint-Genest absent manquait à la rédaction, et que l’article était un article politique sur un de Broglie {p. 238}quelconque. — Villemessant de lui commander de porter l’article à l’imprimerie et de le faire composer de suite. L’article était signé Unus, mot que n’aime pas et ne comprend pas Villemessant, qui, on le sait, n’avait pas fait ses humanités. Il veut qu’on signe l’article d’un mot, comme inconnu. Sur ce désir, Périvier prononce le mot : Ignotus, qui est agréé par Villemessant.
L’article a un grand succès. On appelle l’auteur au journal, mais pendant trois mois, avant de donner son nom de Platel, le nouveau rédacteur envoie de province des articles, signés : Unus.
Mercredi 25 janvier §
Un grand, un grandissime dîner chez la princesse. On reçoit les Alphonse Rothschild : Mme Alphonse, hélas ! bien changée depuis les années, où je l’ai vue à Ferrières, et chez mon cousin de Courmont. Avec elle, dîne sa fille mariée à un Ephrussi, une jeune mariée qui a toutes les grâces, toutes les gentillesses, toutes les fraîcheurs d’une fillette, dans une robe de lampas rose, aux immenses fleurs, rappelant la richesse des étoffes peintes dans les anciens tableaux.
Lundi 30 janvier §
Le général russe Annenkoff, cet ingénieur extraordinaire, qui a fait huit cents {p. 239}kilomètres de chemin de fer en trois mois, qui a fait le chemin de fer allant à Samarcande, disait à une personne de ma connaissance, que dans cette ancienne cité, maintenant sous la domination absolue des Juifs, qui ont monopolisé tout le commerce à leur profit, on ignore qu’il y a en Europe un homme politique du nom de Bismarck, on ignore qu’il y a un pays qui s’appelle la France, on sait seulement qu’il y a, dans la vague Europe, un particulier immensément riche, nommé Rothschild.
Mercredi 1er février §
Ma pièce remise à Porel, je ne puis m’empêcher de penser à tous les embêtements que m’amènera bien certainement la représentation de la pièce… Porel a vu un succès, un clou dans ce dîner des sept petites filles, servi par Germinie Lacerteux, et voilà une note dans les journaux qui annonce qu’on va défendre l’apparition sur les planches d’acteurs et d’actrices de moins de seize ans… puis, tout ce que je sens de luttes et de batailles autour de l’originalité de la pièce… puis tout ce que je crains des prudences et des timidités, qui, dans l’élaboration d’une pièce, succèdent chez Porel, à la bravoure de l’acceptation, au risque de la toute première heure.
Vendredi 3 février §
Je m’étais promis d’avance, comme une occupation charmeresse de travailler, {p. 240}toute cette quinzaine, à notre Journal, et de mener à sa fin la copie du troisième volume. Mais, soudain au milieu du déchiffrement de la microscopique écriture de mon frère, pendant les dernières années de sa vie, je me sens un trouble dans les yeux, qui se remplissent de sang. Je ne puis continuer. La lumière me fait mal, et me force à passer des journées, couché dans une chambre à demi obscurée… Alors la pensée noire de ne pas pouvoir finir mon travail, pour l’impression, et devoir interrompre la publication de ce Journal, dont je ne puis confier le manuscrit à personne, — et au fond le hantement de l’idée fixe de devenir aveugle, ce que je crains depuis vingt ans, oui, de devenir aveugle, moi, dont tous les bonheurs qui me restent sur la terre, viennent uniquement de la vue.
Samedi 4 février §
Parmi les écrivains, il n’y a jamais eu un brave, qui ait déclaré qu’il se foutait de la moralité ou de l’immoralité, qu’il n’était préoccupé que de faire une belle, une grande, une humaine chose, et que si l’immoralité apportait le moindre appoint d’art à son œuvre, il servirait de l’immoralité au public carrément, et sans mentir, et sans professer hypocritement qu’il faisait immoral dans un but moral, quelques criailleries que cela pût amener chez les vertueux journalistes, conservateurs ou républicains…
Lundi 6 février §
{p. 241}F… vient déjeuner, et c’est pour moi un plaisir de revoir ce grand diable, que j’ai vu tout petit garçon. Il revient d’une mission, sollicitée par lui, pour surprendre quelque chose de ce que machine contre nous, l’inquiétant Bismarck, et il revient terrifié, non seulement de la puissance militaire, mais encore de la puissance commerciale, et de la puissance industrielle de cette Prusse.
Mardi 7 février §
Ce matin, Raffaëlli me demande à faire mon portrait en pied, pour l’exposition, avec l’insistance la plus gracieuse. Il le fera chez moi, et s’engage à ne pas dépasser quinze séances.
Vendredi 10 février §
À propos de jolis détails amoureux, sur les vieux et les vieilles de Sainte-Périne, je répétais au jeune Maurice de Fleury, qu’il avait là un admirable roman à écrire, — le roman manqué par Champfleury, — et qu’il fallait continuer à prendre des notes, tous les jours, et à ne pas se hâter, et à attendre que son talent fût mûr, pour faire avec tout le temps nécessaire, une belle étude bien fouillée sur ces vieillesses des deux sexes.
Dimanche 12 février §
Ce soir, dîner chez Bonnetain, qui pend la crémaillère de son nouvel appartement. C’est un petit corps de logis, dont la pièce {p. 242}principale est un grand atelier. Bonnetain l’a meublé, l’a égayé avec de la japonaiserie à bon marché, d’immenses éventails, quelques objets grossiers rapportés de là-bas ; mais toute cette bibeloterie colorée est amusante par sa fantaisie, et son exotisme. Et là dedans encore, il a eu l’idée d’installer deux paravents qu’il a fait couvrir d’affiches de Chéret, dont les colorations se marient au mieux avec la japonaiserie des murs.
Un dîner, où se succèdent des bouteilles, des bouteilles, des bouteilles.
Mardi 14 février §
Aujourd’hui, qui se trouve être un mardi gras, ignoré par moi, et où est fermée la bibliothèque du Musée Carnavalet, me voilà dans le faubourg Saint-Antoine, au milieu duquel le carnaval se révèle seulement par la vue d’enfants ayant, sur leurs jeunes et frais visages, de gros nez pustuleux d’ivrognes, et sous ces nez pustuleux d’horribles moustaches grises.
Si près de la Bastille, moi, habitant d’Auteuil, qu’un hasard mène si rarement dans ces quartiers lointains, je me sens le désir de revoir ces vieux boulevards : ce boulevard Beaumarchais, ce boulevard des Filles-du-Calvaire, ce boulevard du Temple ; ces trois boulevards, qui d’un bout à l’autre exposaient à leurs vitres, et un peu en plein air, le musée du rococo ; — ces boulevards aux candides et sales {p. 243}boutiques de ferrouillats, ignorant encore la mise en scène et le montage de coup, par la brochure et la photographie, de l’objet d’art, montré sous un coup de jour, dans le clair-obscur d’un petit salon ad hoc.
Bien rares, hélas ! sont les noms connus du temps de ma jeunesse.
Qui peut reconnaître dans le remaniement de la bâtisse, l’endroit où était la boutique de Vidalenc, cet antre aux carreaux poussiéreux, à la ferraille infecte garnissant la margelle de la porte, et tout bondé à l’intérieur de trésors ? Ah ! les merveilles, que j’ai vues là, et dans tous les genres, mais surtout quelles boiseries ! quels lits à la duchesse, à la polonaise, à tombeau ! quelles ottomanes ! quels fauteuils à poches, à cartouches, en cabriolet, en confessionnal ! Quelles chaises en prie-Dieu ! Il semblait que ce magasin fût le garde-meuble de tout le mobilier contourné et si adorablement sculpté du dix-huitième siècle. Et vous marchiez de surprise en surprise, de tentation en tentation, précédé de Mme Vidalenc, au pas, ne faisant pas de bruit, à la robe d’Auvergnate, mais au bonnet garni de vieilles dentelles jaunes, si belles, si belles, que chaque fois que la princesse Mathilde les voyait, elle voulait les acheter.
Voici encore le pavillon de Mme Gibert, où derrière les vitres apparaissent encore quelques lions, en affreuse faïence ocre, mais sur toutes les fenêtres, est collée une large bande portant : Grand appartement pour le commerce à louer.
Et tout près de là, mon Dieu, je me rappelle, il y a {p. 244}bien longtemps, s’ouvrait la porte d’une allée, d’une allée, qui était tout le magasin du marchand anonyme de dessins et de gravures, où j’ai manqué, faute d’argent, toute une série de grandes sanguines de Fragonard, à huit francs pièce, représentant des danseuses du plus beau faire, et bien certainement, dessinées d’après des sujets de l’Académie royale de musique — sanguines, que je n’ai jamais vues repasser dans une vente.
Crispin, lui, existe toujours, Crispin chez lequel j’ai acheté un splendide lit, provenant du château de Rambouillet, et qui passait pour le lit, dans lequel couchait la princesse de Lamballe, quand elle habitait chez son beau-père, le duc de Penthièvre ; Crispin, dont le rez-de-chaussée, autrefois tout plein d’une flamboyante rocaille dorée, de marbres, de bustes en terre cuite, d’objets de la plus haute curiosité, laisse apercevoir maintenant des meubles en imitation de l’ancien, des pendules en lyre, des feux aux sphinx du premier Empire.
Oui, à l’heure présente, Mme Gibert et Crispin — qu’est devenu Cheylus ? — sont les seuls noms anciens demeurés sur les devantures de boutiques de bric-à-brac. Quant aux marchands qui sont morts ou qui ont déserté ces boulevards, ils sont remplacés par des vendeurs de meubles modernes, aux expositions se composant de mobiliers de salon en bois de chêne pour dentistes, de pendules de cabinet en marbre noir, de baromètres en noyer, de coffres-forts Huret et Fichet, entremêlés de vieux {p. 245}anges coloriés d’églises et de fausses poteries étrusques.
Les boulevards ont fait plus que de perdre leur caractère d’exposition permanente de la curiosité, ils ont pris un aspect provincial, avec leurs pauvres petites boutiques de modes, leurs salons de coiffeurs, tels qu’on en voit dans les plus misérables sous-préfectures, leurs marchandes de lainage, de corsets à 2 fr. 25, dont l’étalage se répand sur le pavé. Je remarque un certain nombre de papeteries et de miroiteries, où, aux photographies de toutes les actrices de Paris, sont jointes des peintures à l’huile anacréontiques, représentant de petites femmes nues, et qui coûtent de 5 à 6 francs. C’est aujourd’hui le grand commerce de ce boulevard.
Puis des industries à la fois hétéroclites et locales, des boutiques, sur lesquelles se voit : Ressemelage américain en 30 minutes ; des boutiques de lunettes d’approche et d’instruments de mathématiques d’occasion, affichant sur leur auvent : Achat de reconnaissances du Mont-de-Piété ; des boutiques de cordes et de poulies pour balançoires et trapèzes, des boutiques de boissellerie, qui se chargent de la réparation des tamis, etc., etc.
Et j’allais quitter le boulevard du Temple, quand en face du Café Turc, je m’arrêtai, un moment, devant le nº 42, la maison à la petite porte cochère basse, où demeurait autrefois Flaubert, la maison aux bruyants déjeuners du dimanche, et où dans les batailles de parole et les violences du verbe, la {p. 246}spirituelle et crâne Lagier apportait une verve si drolatique, si cocasse, si amusante. La maison n’a plus le sourire d’autrefois, son plâtre a vieilli, des persiennes fermées disent des appartements sans locataires, et dans une boutique du rez-de-chaussée, semblant avoir fait faillite, on lit sur une immense bande de toile, qui a l’air d’une ironie au-dessus du local vide : Cabaret de la Folie : Tout Paris voudra voir les bandits corses.
Jeudi 16 février §
Raffaëlli a commencé mon portrait aujourd’hui. Il me dit qu’il a d’abord été l’élève de Gérome, pendant trois mois, mais voyant qu’il ne trouvait pas là son affaire, il s’était mis à voyager en Italie, en Espagne, en Afrique, à l’effet d’attraper l’originalité, la personnalité qu’il voulait conquérir. Et cette originalité, il l’avait trouvée, tout bêtement, à son retour dans la banlieue, sans que tous ses voyages lui eussent servi à rien.
Vendredi 17 février §
Dîner offert par les amis de la personne et du talent du sculpteur Rodin : dîner dont je suis le président, avec un courant d’air dans le dos.
Je me trouve à côté de Clemenceau qui raconte des choses assez curieuses sur les paysans {p. 247}malades de sa province, et sur les consultations en plein air qu’on lui demande au milieu de ses pérégrinations à travers le département.
À un départ d’un endroit quelconque, au moment où les chevaux de son break allaient prendre le galop, il nous peint une énorme femme, appuyée sur la croupe des chevaux, et lui jetant : « Ah ! monsieur, je suis battue des vents ! pendant que le député radical, enlevant ses chevaux d’un coup de fouet, lui crie : Eh bien, ma bonne femme, il faut p…
Samedi 18 février §
Raffaëlli, un esprit inquiet, bouleverseur du travail de la veille, tourmenté par la trouvaille d’intentions littéraires et psychiques en peinture.
Il me parlait aujourd’hui d’une biographie, où on l’avait fait naître dans un campement de bohémiens, et fait élever dans une école chrétienne par charité. Au moment de ladite biographie, sa mère était venue le voir, et tombant sur ledit imprimé, s’était mise à pleurer à chaudes larmes. Il m’affirme qu’il appartient au contraire à une grande famille italienne, qui se rattache au cardinal Gonsalvi, et à des papes.
Dimanche 19 février §
Aujourd’hui, Rosny {p. 248}m’effraye un peu par ses imaginations de livres, où il veut faire voir des aveugles au moyen du sens frontal, entendre des sourds par l’électricité, etc., etc. annonçant une série de livres fantastico-scientifico-phono-littéraires. Au fond c’est une cervelle très curieuse, et de toutes les cervelles de jeunes que je connais, la plus disposée et la plus prête à donner de l’original et du puissant.
Mardi 21 février §
Je dîne avec Loti, chez Daudet.
Tout en entrant, il déclare qu’il a fini d’écrire, qu’il publiera encore quelques nouvelles, mais qu’il ne publiera plus un volume, qu’il se sent complètement épuisé, vidé. Cela est dit d’un ton froidement désespéré, avec une mélancolie, un découragement de la vie tout à fait extraordinaire.
Un moment, il cause de 250 à 300 dessins, exécutés par lui, pour un Mariage de Loti, que Guillaume a donnés à graver, par un graveur, qui a fait des Parisiennes, de ses Tahitiennes, et il travaille à les faire regraver.
Dimanche 26 février §
Rodin m’avoue que les choses qu’il exécute, pour qu’elles le satisfassent complètement, quand elles sont terminées, il a {p. 249}besoin qu’elles soient exécutées tout d’abord, dans leur grandeur dernière, parce que les détails qu’il y met à la fin, enlèvent du mouvement, et que ce n’est qu’en considérant ces ébauches dans leur grandeur nature, et pendant de longs mois, qu’il se rend compte de ce qu’elles ont perdu de mouvement, et que ce mouvement, il le leur rend, en leur détachant les bras, etc., etc., en y remettant enfin toute l’action, toute l’envolée, tout le détachement de terre, atténués, dissimulés par les derniers détails du travail.
Il me dit cela, à propos de la commande que vient de lui faire le gouvernement du « Baiser », et qui doit être exécuté en marbre, dans une figure plus grande que nature, et qu’il n’aura pas le temps de préparer à sa manière.
Mercredi 29 février §
Dans cette intimité qui se fait entre un peintre et son modèle, Raffaëlli me conte sa vie à déjeuner.
Il n’avait que quatorze ans, quand son père est ruiné dans le commerce, et le jeune homme de quatorze ans se trouve avoir une famille à soutenir. Il cherchait une carrière qui lui permît de gagner quelque argent, en faisant deux heures de peinture par jour ; et il la trouvait cette carrière, à la suite d’une audition au théâtre, où on lui trouvait une belle voix et un sentiment musical, qui le faisaient engager.
{p. 250}Et le voilà gagnant 125 francs par mois, qu’il double de 125 autres francs, conquis comme soliste, au moyen de cachets de 15 francs, pour un grand enterrement ou un grand mariage ; en sorte que le matin, il dessine à l’École des Beaux-Arts, qu’à onze heures, il chante dans une église, que dans l’après-midi il est à une répétition, que le soir, il joue. Et par là-dessus il passe une partie des nuits à lire et à écrire. Car il a une énorme ambition, et le désir irrité de devenir le premier de tous, en peinture, en littérature, en musique, en tout.
Enfin, avec le premier argent de sa peinture, avec les premiers 500 francs gagnés, il part avec sa jeune femme pour l’Italie. Mais à Rome, plus d’argent, et les voyageurs sans le sou, quand un peintre dont ils avaient fait connaissance, aide Raffaëlli à vendre un tableau, avec l’argent duquel il peut gagner Naples, où un hasard heureux le met en rapport avec une famille anglaise, qui lui demande des leçons pour deux grandes filles. Et dans ce pays des cailles à trois sous pièce, du vin à un sou la bouteille, des corbeilles de figues pour rien, les soixante francs que lui rapportent les deux miss, permettent à Raffaëlli et à sa femme de passer tout l’hiver, et de vivre dans une aisance que le ménage n’avait jamais connue.
Les voyages terminés, la multiplicité des occupations, la fièvre du travail, donnaient au peintre une maladie nerveuse, qui le privait absolument de sommeil, et lui apportait les maniaqueries de ces terribles maladies : le faisant emménager soudainement dans {p. 251}une maison de banlieue, entrevue par hasard, et lui faisant passer deux ou trois mois d’hiver, en cette location d’été.
Enfin il se guérit de sa maladie nerveuse, en se livrant à des promenades à pied de six heures, passant toujours par les mêmes routes, en évitant ainsi l’inquiétude des nouveaux et inconnus chemins. Il me dit que l’habitation à Asnières lui a fait beaucoup de bien, que le voisinage de l’eau l’a calmé, et que, tous les matins, il va faire un tour de dix minutes, au bord de la Seine, et qu’il revient de cette promenade avec un singulier bien-être.
Jeudi 1er mars §
Le côté Pompes Funèbres dans les journaux ! On parlait, ce soir, des cartons du Figaro portant : Affaires en souffrance. Ce sont les articles faits d’avance sur les gens qui sont en train de mourir, et qu’on garde, même quand ils réchappent, pour éviter de payer un autre article dans l’avenir. Et il était question des expressions employées ad hoc. On dit c’est : un mort d’un écho, pour le distinguer du mort des simples informations, dont l’enregistrement dans les colonnes du Figaro, est payé de quelques sous moins cher la ligne, que le premier.
Dimanche 4 mars §
Un mot qui peint l’érotisme cérébral, dans lequel est plongé ce pauvre Burty. Il rencontre, il y a un mois, Céard, et lui dit : « Je suis {p. 252}en train de lire le Journal des Goncourt, dont il m’a envoyé un exemplaire sur papier du Japon… sur ce beau papier lisse… c’est une jouissance pour moi, comme si je le lisais sur des cuisses de femmes. »
Dîner avec Zola chez les Charpentier.
Au régime de ne plus boire en mangeant, et de ne plus manger de pain, Zola, en trois mois, est maigri de vingt-huit livres.
C’est positif, son estomac s’est fondu, et son individu est comme allongé, étiré, et ce qui est parfaitement curieux surtout, c’est que le fin modelage de sa figure passée, perdu dans la pleine et grosse face de ces dernières années, s’est retrouvé, et que, vraiment, il recommence à ressembler à son portrait de Manet.
Lundi 5 mars §
Une juive répondait à une dame de sa connaissance l’avertissant d’une liaison de son mari avec son amie intime : « Non, je ne crois pas que mon mari coure, mais s’il court, j’aime mieux que ce soit avec mon amie. » La juive se révélait dans cette phrase. Elle voyait dans la trahison de son mari avec une femme de la société, moins de scandale, moins de casse, et moins de dépense, qu’avec une cocotte.
Mercredi 7 mars §
La princesse disait, ce soir, du prince de Galles, avec lequel elle a dîné, ces jours-ci : {p. 253}« Il est ouvert, il parle, il dit ce qu’il a sur le cœur ; il n’est pas comme les autres princes, qui ont toujours l’air d’avoir quelque chose à cacher ! »
Mardi 13 mars §
Aujourd’hui mon portrait est fini. Raffaëlli n’a mis que vingt jours après cette grande machine, et il faut convenir qu’après mille changements, mille métamorphoses, mille traverses, le portrait a de très grandes qualités.
À la minute précise, où le dernier coup de pinceau est donné, Raffaëlli paraît envahi par une joie exhilarante, qui débonde en un tas de confessions pour moi seul, pour moi seul, et sans faire attention à ce qu’il fait, il mange, il mange, et il boit, il boit du vin de toute couleur, et un tas de petits verres, — me confessant qu’après la confection de ses grandes machines, il est ainsi pris d’une sorte de folie.
Je vais ce soir chez Daudet, pour la répétition de la pantomime de Margueritte, et de la pièce de Bonnetain, qui doit être jouée par Antoine. Tout est à vau-l’eau. Une opération faite au cousin Montegut à Saint-Jean-de-Dieu, à la suite de laquelle on a cru le perdre, a fait tout remettre.
Bonnetain est venu avec sa pièce, et Daudet lui fait lire. Elle est très originale. C’est le contrecoup d’un divorce, qui empêche le fils des divorcés de faire un mariage, selon son cœur, et cela entremêlé de scènes entre le père et la mère très bien faites, et {p. 254}qui me semblent, hélas ! n’avoir pas été imaginées. Et comme on le pousse là-dessus, Bonnetain avoue qu’il a une maladie de cœur, venue à la suite de scènes dont il a été le triste témoin, et qu’aujourd’hui encore, les cris, les chamaillades le mettent dans un tel état nerveux, que dans sa maison, où il y a un ménage qui se dispute fréquemment, quand cela arrive, il se lève de sa table et quitte son travail.
Vendredi 6 avril §
Antoine dîne, ce soir, chez Daudet. C’est un garçon mince, frêle, nerveux, avec un nez un rien vadrouillard, et des yeux doux, veloutés, tout à fait séducteurs.
Il confesse ses projets d’avenir. Il veut encore deux années entières, consacrées à des représentations, comme celles qu’il est en train de donner, deux années, pendant lesquelles il apprendra à fond son métier et les éléments de la direction d’un théâtre. Après quoi, il a la foi d’obtenir du gouvernement une salle et une subvention, et cela au moment où il espère avoir 600 abonnés, soit 60 000, et avec ce roulement d’une centaine de mille francs, cette salle à la location gratis, le concours d’acteurs découverts par lui, et payés raisonnablement, il se voit directeur d’un théâtre, où l’on jouera cent vingt actes par an, — un théâtre où l’on débondera sur les planches, tout ce qu’il peut y avoir d’un peu dramatique dans les cartons des jeunes. Car quel que soit {p. 255}le succès d’une pièce, son idée serait qu’elle ne fût jouée que quinze jours, quinze jours au bout desquels, l’auteur serait libre de la porter sur une autre scène.
Quant à lui qui continuerait à jouer, il ne demanderait qu’un traitement de douze mille francs, gardant jalousement la direction littéraire, mais abandonnant la direction financière à un comité.
Et il plaisantait sur le fauteuil d’un abonné, payé cent francs, et qui, avec un peu de chance venant à l’entreprise pourrait donner deux ou trois cents francs de dividende.
Il y a vraiment là, une idée neuve, originale, très favorable à la production dramatique, une idée digne d’être encouragée par un gouvernement.
Et il fait vraiment plaisir à entendre, cet Antoine, avouant avec une certaine modestie, qu’il y a beaucoup d’engouement à son égard. On sent à ses yeux brillants, hallucinés, qu’il croit à son œuvre, et il y a du convertisseur dans ce cabotin, qui à l’heure qu’il est, a complètement conquis à ses idées, son père, un vieil employé de la Compagnie du gaz, où était également le fils, — son père, dans le principe, tout à fait rebelle à ses essais dramatiques.
Dimanche 8 avril §
Ce matin, Voillemot, ce peintre que je n’ai pas vu, je crois bien, depuis vingt-cinq ans, tombe chez moi, avec sa tignasse rutilante {p. 256}d’autrefois devenue toute blanche, une grosse face mamelonnée et tuberculeuse, un estomac dilaté par les innombrables bocks, absorbés pendant toute sa vie.
Nous parlons du passé de Peyrelongue, ce marchand de tableaux phénoménal, qui n’a jamais vendu un tableau de sa vie, de Galetti, de Servin, de Pouthier, des uns et des autres, morts ou disparus, enfin de Dinochau, le cabaretier de la littérature sous l’Empire.
Et à ce propos, il me conte qu’il est le fondateur de Dinochau, qu’un entrepreneur-décorateur l’ayant employé dans un moment, où il était sans travail et sans commandes, lui avait dit à la fin d’une journée : « Si nous allions prendre une absinthe en face ? »
Là, chez le marchand de vin, une odeur de soupe aux choux ! une odeur !… qui fit dire à Voillemot : « Est-ce qu’on ne pourrait pas dîner ici ? »
Et tout d’abord les portraits de ce monde, croqués par Voillemot : le père Dinochau, un vieil abruti, la mère Dinochau qui avait de gros yeux saillants comme des tampons de locomotive, et le fils Dinochau célèbre plus tard, un voyoucrate fin et intelligent.
On les accepte à dîner, et les jours suivants, Voillemot amène des camarades, et au bout de quelque temps, les convives deviennent si nombreux, qu’on est les uns sur les autres. « Si vous preniez l’entresol », dit un jour Voillemot au ménage Dinochau.
Le ménage se décide, et le gras Chabouillet, dont {p. 257}j’ai gardé le souvenir, comme un Louis XVI, en pantalon de nankin, fait un trou dans le plafond, y conduit le serpentement d’un petit escalier tournant, et voilà installée la salle à manger ordinaire de Murger, de Bartet, de Scholl, de Monselet, etc., etc.
C’étaient, dans le principe, des dîners à 35 sous, mais avec des suppléments, et encore en bas vous attendant au comptoir, des diamants, — qui étaient des verres d’eau-de-vie, — dont le fils Dinochau vous faisait l’offre, en l’accompagnant d’un petit air de violon tout à fait engageant.
Puis bientôt des femmes s’adjoignaient aux hommes, et Bartet pariait un jour, qu’il ferait voir son nombril à la société, et ma foi relevant sa blouse, sous laquelle il était nu, il le faisait voir son nombril, et peut-être mieux que son nombril : — malheureusement, au moment où Mme Dinochau avait ses yeux « de tampons de locomotive » à la porte.
Indignation de l’austère marchande de vin, qui lui déclarait qu’il déshonorait sa maison, et qu’il n’y rentrerait jamais, et à la suite de cette déclaration, une série de scènes drolatiques, et de lâchetés spirituelles de Bartet, pour rentrer en grâce, et remanger du pot-au-feu de Dinochau.
Ce soir, le hasard me fait lire un article de je ne sais plus qui, constatant avec une joie, presque sauvage, la baisse, l’écroulement des objets japonais : tout cela pour arriver à dire au public, que l’Académie des Goncourt est fichue, et que les gens qui croyaient en être, sont volés.
Mercredi 11 avril §
{p. 258}On racontait, ces dernières années, qu’un de nos jeunes clubmen des plus connus, avait frété un yacht, pour faire une sorte de tour du monde, en compagnie d’amis et de cocottes, et qu’au moment du départ, les mères des jeunes gens ayant témoigné des inquiétudes de ce voyage, et ayant laissé percer le regret, si quelqu’un ou quelques-uns venaient à périr, de n’avoir pas à pleurer sur un tombeau au Père-Lachaise ou à Montmartre ; on avait fait une place dans la cale, au milieu de la cargaison de pâtés de foie gras et de bouteilles de champagne, à des bières de plomb, et comme le soudage est une opération très difficile, on avait embarqué le soudeur avec l’équipage.
C’était drôle, ce memento mori qu’on heurtait, à tout moment, dans cette petite fête, autour du monde.
Mardi 11 avril §
Devant la persistance de mon mal d’yeux, et la crainte de devenir aveugle, je me dépêche d’emmagasiner en moi, le vert des arbres, le bleu des yeux d’enfants, le rose des robes de femmes, le jaune des affiches sur un vieux mur, etc.
Ce soir chez Daudet, répétition de la pantomime de Margueritte, où Invernizzi fait la Colombine rose, montée sur de hautes bottines noires. Dans son jeu mêlé de danse : une valse à l’effet de triompher de la résistance de Pierrot, une valse, les bras derrière le dos, d’une volupté charmante.
{p. 259}La répétition finie, on cause pantomime, et je conseille à Margueritte de jouer sans blanc : le plâtrage, tuant sous sa couverte, tous les jeux délicats et subtils d’une physionomie. Et avec Daudet, nous disons, qu’il faudrait renouveler la pantomime, jeter à l’eau tous les gestes rondouillards, tous les gestes qui racontent, et ne garder que les gestes de sentiment, les gestes de passion, auxquels Margueritte mettrait les grandes lignes de sa pantomime, — et nous parlions d’une pantomime sur la peur, dont ses traits savent si éloquemment rendre l’expression.
Samedi 21 avril §
La poésie, il ne faut pas l’oublier, c’était autrefois toute l’invention, toute la création, toute l’imagination du temps passé… Aujourd’hui il y a encore des versificateurs, mais plus de poètes, car toute l’invention, toute la création, toute l’imagination du temps présent est dans la prose.
Lundi 23 avril §
Vraiment ça dépasse l’imaginative, l’imbécillité de la critique d’art en ce moment. Cham ce caricaturiste, aux caricatures qui semblent ramassées sur un cahier de collégien, devient un artiste immense, et l’on n’ose plus mettre le nom de Gavarni parmi les noms des dessinateurs, {p. 260}qui peuvent amener du monde à l’Exposition de la caricature.
Au quai Malaquais, la première personne sur laquelle je tombe, est Pierre Gavarni, aussi navré et encoléré que je le suis, de l’injustice commise envers le talent de son père, par toute la presse. Et il est obligé de convenir, que je lui avais prédit tout ce qui se passe en ce moment, et que je l’avais prêché violemment, pour faire une exposition de l’œuvre de son père tout seul, et non avec Daumier, parce que je ne doutais pas, qu’avec Daumier, le républicain, on assommât Gavarni le réactionnaire, le corrompu. Mais enfin l’assommement a été au-delà de ce que je supposais : l’homme qui a fait les dessins de Vireloque, a été considéré comme un illustrateur pour confiseur. Ah ! la critique d’art du moment !
Oui, tout ce monde, devant ces lithographies avant la lettre, devant cette merveilleuse « Comédie humaine » au crayon, réalisée avec un procédé, à l’heure actuelle complètement perdu, tout ce monde semble avoir une taie sur l’œil. Du reste dans ces expositions, il ne s’agit pas de voir les choses exposées, il s’agit de voir les autres et surtout de se faire voir.
Ce soir, une lune rose, toute diffuse dans un ciel couleur de brouillard de perle : un ciel d’impressions japonaises.
Jeudi 26 avril §
Pendant que je suis en train {p. 261}de faire le départ du troisième volume de mon Journal, apparaît dans l’entrebâillement de la porte du cabinet de Fasquelle, la tête de Zola, et cette tête amaigrie, et si joliment amenuisée, que j’ai vue il y a un mois, sous les embêtements de Germinal, et l’exaspération de la non-réussite, a le décharnement d’une profonde maladie intérieure.
La parole du romancier est colère, strangulée. Il dit de sa pièce : « Oh ! ça disparaîtra avant huit jours… ils font 2 800… dans deux ou trois jours, ils feront 2 000… et il y a 3 000 francs de frais… Quand j’ai vu le succès fait par la presse, aux Surprises du divorce, je me suis bien rendu compte de ce qui m’attendait… Oui, ils veulent des choses gaies !… Ma femme ? ma femme, elle est au lit, elle a une bronchite… Pardon, je vous laisse, j’ai un tas de courses… j’ai hâte d’être à Médan… Et dire qu’avec cette pièce, ils m’ont empêché de travailler à mon roman… et que j’en ai jusqu’au mois d’août. »
Vendredi 27 avril §
Au Théâtre-Libre, Le Pain du péché d’Aubanel, mis en vers par Paul Arène.
Dans un entracte, Daudet me raconte qu’Aubanel lui avait lu la pièce à lui et à Mistral, à Arles, dans le vieux cimetière des Aliscamps : Mistral et lui couchés dans une tombe antique, et Aubanel faisant sa lecture dans une autre tombe. Ceci se passait en 1861.
{p. 262}Ce qu’il y a d’amusant, c’est que ce « Pain du péché », ce pain mortel à tous ceux qui en mangent, ce pain ennuyeusement symbolique, que moi et tout le monde, prenions pour une légende de la localité, serait, d’après Daudet, une pure imagination d’Aubanel.
Samedi 28 avril §
Autrefois quand je fumais, je ne savais pas ce qu’était un petit verre. Maintenant que je ne fume plus, pour remplir l’heure vide qui suit les repas, je bois de l’eau-de-vie.
Bah ! quand je verrai que je vais tout à fait appartenir à la maîtresse rousse, je me remettrai à fumer.
Lundi 30 avril §
Les Daudet viennent déjeuner chez moi, et nous allons au vernissage, voir mon portrait de Raffaëlli. Une foule — ce jour select, comme jamais je n’en ai rencontré au Salon. On y étouffe.
Deux remarques : l’influence de Bastien-Lepage dans la peinture, et la vulgarisation des nuances anglaises esthetic dans la toilette de la femme française.
Jeudi 3 mai §
Exposition des dessins de Hugo. Bien certainement ces dessins ont inspiré les fonds moyenâgeux des premières illustrations de Doré. {p. 263}Parmi les caricatures du caricaturiste énorme, le Chinois enthousiasmé, le Gamin ému, ont quelque chose de semblable à des charges par un artiste des cavernes, dans un quartier de roche.
Ce soir, comme je parlais au jeune Hugo, avec une grande admiration, des dessins de son grand-père, et comme je lui disais, comme les tons jaunâtres de ses vieilles pierres vermicellées faisaient bien dans le gris de l’encre des ciels, des terrains, des fonds, il m’apprenait que ces tons jaunâtres étaient obtenus avec du café sucré : ces croquis étant faits pour la plupart du temps, à la fin des repas, sur la table à manger.
Vendredi 4 mai §
Hayashi vient me donner sa traduction des étiquettes de pivoines, qu’il m’a envoyées du Japon. Ces pivoines ont des dénominations, comme celle-ci : Nuage de bronze, Soleil levant du port, Bambou neigeux, Blanc de la Vie mondaine, Toilette légère, Parfum de manches des femmes.
Je vais dîner chez Pierre Gavarni qui arrive un peu en retard d’une chasse au sanglier à Chantilly, et l’on dîne gaiement.
Il y a un dîneur que j’ai déjà rencontré, un Marseillais, à l’oreille appartenant toute au chant des oiseaux, et qui n’en donne pas seulement le son, mais qui en répète, mot à mot, la chanson. Un curieux être, un amoureux, un passionné, un notateur des {p. 264}bruits musicaux de la Nature, et qui nous fait une imitation admirable du bruit du mistral dans les pins du Midi.
Jeudi 10 mai §
On causait, ce soir, de l’aspect église, qu’ont, à l’heure présente, les temples de l’argent, et l’on décrivait le grand escalier du Comptoir d’escompte, l’élévation des salles, leur éclairage tamisé, enfin l’ensemble de dispositions architecturales donnant à un édifice un caractère religieux. Il était question des paroles à voix basse, qui se disaient avec une sorte de recueillement, devant cet autel de la pièce de cent sous, tout comme devant un autel, où figurerait la tête du Christ sur le voile de Véronique, — et même la remarque était faite de la physionomie de bedeaux, qu’avaient en ces endroits, les garçons de caisse.
Dimanche 13 mai §
Comme je m’extasie devant Hayashi, sur la grâce voluptueuse, qu’Outamaro, mon artiste de prédilection, a mise dans ses longues femmes, et qu’à propos d’une planche des Douze Heures, de cette impression, où d’une robe pâle, paraissant tissée de toiles d’araignée bleues, jaillit une petite épaule nue de femme, à la maigreur excitante, et que je lui dis qu’on sent chez l’artiste, un amoureux du corps de la femme, il me révèle qu’il est mort d’épuisement.
{p. 265}Et tout en feuilletant, d’une main rapide, mes albums, Hayashi a, de temps en temps, des petites gaîtés, des éclats de rire d’enfant, pendant lesquels il s’écrie : « De grands toqués, les artistes japonais, des toqués comme celui-ci, qui dans l’admiration d’un clair de lune, empêché de le voir par un coin du toit de son voisin, s’essaya à l’écorner avec sa lanterne, et brûla une partie de Yeddo. »
« Ah ! c’est curieux, fait-il, quelques minutes après, en tombant sur un album de théâtre. Vous voyez cet acteur qui s’ouvre le ventre. Eh bien ! c’est la représentation réelle d’une chose arrivée. C’était un très grand acteur, engagé à jouer pour une société, une société seule. Sa belle-mère qui avait l’influence sur lui, contracte en son nom, un engagement avec un théâtre de Yeddo, engagement dont elle touche d’avance l’argent. Au moment de débuter, on lui reproche sa mauvaise foi, et dans la première représentation qu’il donne, et où il avait à représenter un hara kiri, il s’ouvre tout de bon le ventre. »
À déjeuner, Hayashi cause nourriture japonaise, et me cite, comme un mets délicieux : une salade de poireaux et d’huîtres.
Questionné par moi sur les livres et les auteurs européens, en faveur au Japon, il me cite Le Cid de Corneille et les drames de Shakespeare, — ayant au fond une grande parenté avec les drames héroïques du théâtre Japonais.
Je pensais aux petits hasards curieux qui {p. 266}produisent de grands événements. Au fond ce sont bien certainement le voyage de Philippe Sichel, et plus tard le voyage de Bing, qui ont fait faire connaissance intime à l’Europe avec le Japon, et qui ont vulgarisé l’art de l’Empire du Soleil, en Occident.
Mardi 15 mai §
Enfin, ce soir, dans l’effacement du crépuscule, le doux bruit humide de la pluie sur les feuilles neuves, avec cette fraîche et revivifiante senteur de la pousse des choses de la nature.
Mercredi 16 mai §
Je me disais ce matin : Si je gagnais l’année prochaine cent mille francs avec Germinie Lacerteux, j’achèterais la maison en face, et j’y ferais mettre cet écriteau : À louer à des gens, sans enfants, ne jouant d’aucun instrument de musique, et auxquels il ne sera permis, en fait d’animaux, que des poissons rouges.
Samedi 19 mai §
Songe-t-on, combien ça vous rapporte d’être républicain, et se figure-t-on la place qu’aurait l’historien Aimé Martin, s’il était légitimiste ?
{p. 267}Un mot caractéristique de ce temps. Grévy demandant au directeur des Beaux-Arts, comment il trouvait le Salon de cette année ?
— Pas d’œuvre supérieure, mais une bonne moyenne.
— Très bien, répondit Grévy, c’est ce qu’il faut dans une république.
Mercredi 23 mai §
Une jolie anecdote, que le général Abbatucci racontait sur lui-même, pendant la campagne de Crimée.
Lors du siège de Sébastopol, dans les trêves entre les deux armées, des bals furent donnés, où les officiers français tentèrent de plaire à des femmes russes. Et pour plaire, en ce moment, où l’on avait une chemise, lavée à la diable par un brosseur, c’était difficile. Le jeune officier n’imagina-t-il pas de repasser le col et les manches de cette chemise, avec ses étriers, dont il fit adroitement des fers à repasser, — repassage qui lui valut les plus grands succès.
Jeudi 24 mai §
Le beau en littérature est peut-être d’être un écrivain, sans qu’on sente l’écriture.
Ah ! si j’avais encore quelques années à vivre, je {p. 268}voudrais écrire sur l’Art Japonais un livre dans le genre de celui que j’ai écrit sur l’Art du dix-huitième siècle, un livre moins documentaire, mais un livre encore plus poussé vers la description pénétrante et révélatrice des choses.
Et ce livre je le composerai de quatre études : une sur Okousai le rénovateur moderne du vieil art japonais ; une sur Outamaro, le Watteau de là bas, une sur Korin, et une autre sur Ritzono, deux célèbres peintres et laqueurs.
À ces quatre études, je joindrai peut-être une étude sur Gakutei, le grand artiste des sourimonos, celui qui dans une délicate impression en couleur, sait réunir le charme de la miniature persane et de la miniature du moyen-âge européen.
Quelqu’un conte qu’hier, il est entré chez une fleuriste du boulevard, et qu’un bouquet qu’il trouvait joli, on lui a fait tout bonnement cinq cents francs.
Dimanche 10 juin §
On causait dans la journée, de Jules Breton, le peintre et le poète, qui a une propriété dans les environs d’ici. Une curieuse remarque à son sujet. Il peut faire de la peinture dix heures de suite, sans fatigue, tandis que lorsqu’il cherche des idées, des expressions, des mots, il est aussitôt pris de vertiges, de troubles de l’être, qui l’ont fait, depuis des années, renoncer à la poésie. {p. 269}Voici, il me semble, une preuve de la supériorité de notre métier.
Daudet commençant à souffrir, ce soir, de ses douleurs, et craignant l’envahissement général de son corps disait : « Quand ça commence, je me rappelle involontairement le vers de Virgile, sur l’incendie de Troie :
…………………………………………… Proximus ardet.Ucalegon……………………………………………………
Et il se met à parler, avec enthousiasme, de Théocrite, du rêve du poisson d’or, des pêcheurs dans leur cabane, si naturalistement décorée de filets.
Mercredi 13 juin §
On parlait de la petite couche de civilisation, qui recouvre l’être le plus raffiné, et comme quoi, cet être redevenait primitif au bout de quelques jours. À l’appui de cette thèse, quelqu’un contait, qu’il avait connu une distinguée et charmante fille, qui embarquée dans une troupe de tableaux vivants, devant donner des représentations à la Nouvelle-Orléans, avait fait naufrage, et était restée dix-huit jours sur un radeau. Elle confessait, qu’au bout de trois ou quatre jours, toute pudeur était évanouie, et qu’on faisait ses besoins, l’un devant l’autre, et elle ajoutait qu’à la fin, les aliments manquant, on allait chercher dans les excréments, les haricots non digérés, pour les remanger.
Jeudi 14 juin §
{p. 270}Rodin le sculpteur disparaît quelquefois de chez lui, pendant quelques jours, sans qu’on sache où il va, et quand il revient, et qu’on lui demande où il a été, il dit : « Je viens de voir des cathédrales ! »
Lundi 18 juin §
Il était question de la domestique qui nous a empoisonnés, il y a deux ou trois ans. Or Mme Daudet a appris depuis, que la misérable s’était vantée d’avoir fait passer, en deux jours, le lait d’une nourrice, avec laquelle elle était mal, et elle racontait, que le poisson acheté par ses maîtresses, elle le tenait, quatre ou cinq heures, sur le trou de l’évier, et que les œufs envoyés de la campagne, elle les faisait cuire au four, dans de la bouse de vache.
Dimanche 24 juin §
Ce matin, il est long, très long, Daudet, à ouvrir la porte du parc ! Tout à coup il s’arrête, la clef encore dans la serrure, et me dit : « Quand j’ai pris possession de cette propriété, on m’a remis cette clef, et quand je l’ai mise dans la serrure de cette grille, où il y avait au-dessus un coup de soleil, dans le moment, à la fois un peu distrait, un peu pensant à autre chose, j’ai été surpris par le souvenir d’un bruit… oui, d’un bruit, du temps que j’avais six ans. Alors nous avions une {p. 271}vigne, aux environs de Nîmes, où nous allions manger des salades de romaine, des fruits… Ah, quand on allait là, c’étaient des joies de vacances… Eh bien, je m’attarde quelquefois à vouloir retrouver ce bruit, dont j’ai eu la sensation, la première fois, que j’ai ouvert cette porte. »
Mardi 26 juin §
On cause collège, et de la férocité des pensums d’autrefois. À ce sujet, Daudet conte, qu’il était en sixième à neuf ans, et si petit, si petit, qu’il portait encore un pantalon fendu, et se tenait toujours le derrière contre les murs, afin que les grands ne lui tirassent pas dehors son pan de chemise, mais tout petit qu’il était, il se trouvait toujours dans les trois ou quatre premiers. Toutefois, son professeur était humilié de la petitesse de sa taille, de son air enfant, et pour s’en débarrasser, un jour, il lui donnait comme pensum, à copier six fois, mot à mot, le De viris illustribus.
Vendredi 29 juin §
Vous allez mieux, il me semble, disais-je, dans la matinée à Daudet.
« Mon cher, me répondait-il, vous savez, les gens qu’on crucifiait autrefois, on les déclouait un moment, pour les faire souffrir plus longtemps, eh bien, je suis dans un moment de déclouement. »
Mardi 3 juillet §
{p. 272}Ce soir Daudet cause de son roman futur : « La petite Paroisse » dont l’embryon est en germe dans son cerveau.
L’Immortel ne l’a pas amusé à faire, ne le satisfaisait pas complètement ; il n’y trouve qu’une seule grande qualité : l’expérience de la vie. Il veut faire maintenant une œuvre, où il mettra de lui, ce qu’il a de bon, de compatissant : sa pitié pour les misérables, les déshérités, les routiers. Son livre sera l’histoire d’un mari qui pardonne, et il s’étend sur la bêtise de tuer, pour l’homme qui aime, et qui détruit à jamais l’objet de cet amour. « Oui, reprend-il, ce sera une œuvre de mansuétude. »
Et il mettra dans un coin de ce livre de pardon, toutes les notes qu’il a prises derrière les persiennes fermées de son beau-père, devant cette fontaine, à un carrefour de routes : notes écrites au crayon, où il fixait, comme un peintre, les mouvements, les poses, les attitudes des pauvres errants, et pour ainsi dire la mimique de leurs tergiversations, devant l’énigme et la chance des chemins, s’étendant devant eux.
Vendredi 6 juillet §
Ce soir, au jour tombant, je passais devant l’Opéra déjà éclairé. L’illumination blanche dans le gris sépulcral de la pierre par le crépuscule, en faisait comme le palais fantomatique d’un fond de tableau de Gustave Moreau.
Mardi 10 juillet §
{p. 273}C’est très singulier la myopie et le presbytisme de mes yeux. Ils ne voient pas sur une tête de faux cheveux, dans une bouche, de fausses dents, n’aperçoivent pas même une légère déviation de l’épine dorsale, chez une femme bien habillée, mais perçoivent les moindres mouvements moraux de la physionomie, percent sur une figure, — ce qui se passe dans sa cervelle ou son cœur.
Jeudi 12 juillet §
Daudet m’a écrit, avant-hier, que Porel venait dîner aujourd’hui à Champrosay, et m’invite à me trouver avec lui, pour causer de Germinie Lacerteux.
Je trouve en chemin de fer, Porel qui m’annonce que l’engagement de Réjane, pour Germinie Lacerteux est signé, que les maquettes des décors sont tout près d’être terminées, que la pièce passera en novembre ; et il me parle de la distribution ainsi faite dans sa pensée : Réjane, Germinie ; Mme Crosnier, Mlle de Varandeuil ; Mme Raucourt, Mme Jupillon ; Dumény, Jupillon ; Colombey, Gautruche, etc., etc.
Vendredi 13 juillet §
Philippe Gille du Figaro, tombe à l’improviste ce matin, à déjeuner. Il est tout plein d’anecdotes, contées avec un amusant frétillement du facies, et entremêlées de jolies images, {p. 274}comme celle-ci, où à propos de l’émotion de Villemessant, dans une circonstance quelconque, il compare cette émotion, à l’envie de pleurer d’un monsieur, qui s’arrache un poil dans le nez.
Samedi 14 juillet §
Ne sachant que faire ce soir, je vais voir la foule des fêtes. C’est en face de la tour Eiffel, du haut en bas du Trocadéro, une multitude noire, s’étageant debout ou assise, et au milieu de laquelle, s’élèvent les enveloppes de toile des magnolias, semblables à des tentes arabes, avec un horizon de lanternes rouges sur un ciel d’un bleu noir, où fulgure, par moments, un jet de lumière électrique, partant de l’établissement des phares. Une foule grouillante, susurrante dans son obscurité, et piquée, çà et là, du blanc d’une jaquette d’homme, du blanc d’un tablier de femme. Les femmes, un peu fiévreuses, un peu grisées, parlant haut ou chantonnant. De loin en loin, au milieu des gens assis à terre, un couple debout, où repose sur l’homme un geste de caresse de la femme.
Enfin le feu d’artifice, et l’on part, et sur les grands espaces bitumés, que font tout lumineux les illuminations, se voient de petites flaques d’eau, laissées par les femmes, en leurs émotions de la fête du 14 Juillet.
En revenant, je m’arrête devant un bal, improvisé sur la place des omnibus à Passy, et où valse avec {p. 275}une créature échevelée, un pétrin vêtu d’un tricot à bandes blanches et bleues, à cru sur la peau, en tablier de grosse toile, les jambes nues, et qui, à la clarté d’un feu de Bengale rouge, allumé sur le pavé, avec sa figure blême, ses cheveux et ses savates poudrés de farine, a l’air d’un pétrin fantastique valsant dans la réverbération de son four.
Dimanche 15 juillet §
Ce matin, en ouvrant Le Figaro, je lis que Paul Margueritte s’est noyé près de Fontainebleau. Je le revois avec sa figure de gentil Pierrot fatidique, même en nos soupers, je le vois avec la triste figure de Pierrot noyé, que devait avoir le pauvre cher garçon. Déjà deux fins tragiques parmi les jeunes de mon grenier : Robert Caze et Margueritte.
Lundi 16 juillet §
Une singulière impression, en reconnaissant, ce matin, sur une lettre qu’on me remet au lit, l’écriture de Margueritte. Ce n’est pas lui qui s’est noyé, mais le critique Hennequin, se baignant avec Redon.
Mardi 17 juillet §
Je suis enfin débarrassé des {p. 276}enfants hurleurs du fond de mon jardin. Les parents ont loué un appartement à Paris, où on va les caserner. Ah ! les pauvres co-locataires qu’ils vont avoir, que je les plains !… Et dire que je dois cette délivrance à un vol fait chez eux, l’année dernière. Les braves voleurs, si je savais dans quelle prison ils sont, je leur enverrais un paquet de tabac tous les mois.
Mercredi 18 juillet §
Pélagie a un peignoir au fond noir, sur lequel sont jetées des fleurs voyantes de toutes sortes. Dans le jardin, les papillons voltigent autour de cette robe, et un petit pierrot qu’on a eu, un moment, dans la cuisine, voletait toujours autour de cette robe, dans les plis de laquelle il aimait à se fourrer, comme dans une touffe de fleurs.
Lundi 23 juillet §
La jouissance de mon œil devant certains sourimonos, qui ne sont, pour ainsi dire, que des compartiments de couleur, juxtaposés harmonieusement, et qui contiennent un morceau bleu, sur lequel sont jetés de petits carrés d’or ; un morceau jaune, sur lequel sont gravées en creux des tiges de pin, au milieu de nuages ; un morceau de blanc, traversé par des grues {p. 277}qui ont le relief d’un gaufrage ; un morceau de noir, avec des caractères qui ont l’air d’insectes d’argent. Cette jouissance, il me semble, ne peut être partagée que par un œil japonais.
Mardi 24 juillet §
L’idée, que la planète la Terre peut mourir, peut ne pas durer toujours, est une idée qui me met parfois du noir dans la cervelle. Je serais volé, moi qui n’ai fait de la littérature, que dans l’espérance d’une gloire à perpétuité. Une gloire de dix mille, de vingt mille, de cent mille années seulement, ça vaut-il le mal que je me suis donné, les privations que je me suis imposées ? Dans ces conditions n’aurait-il pas mieux valu coucher avec toutes les femmes désirables, que j’aurais rencontrées, boire toutes les bouteilles de vin, que j’aurais pu boire, et paresser imbécilement et délicieusement, en fumant les plus capiteux cigares.
Samedi 28 juillet §
« Le Président de la République, me demandez-vous, quel homme c’est ? s’écrie un graveur en train de faire son portrait, c’est un homme qui ne peut pas supporter un pli sur lui, voilà ! Ah !… les portraits officiels, je sais ce que c’est maintenant. »
Mercredi 1er août §
Le fer à gaufres, à oublies, à toutelots, ces trois fers, servant à faire les vieilles {p. 278}pâtisseries de la Lorraine, et que je regardais dans la cuisine, de Jean-d’Heurs, on me dit qu’on n’en fabrique plus, et que dans les successions et les ventes des antiques familles, on se les arrache.
Mardi 21 août §
On parlait dans une maison, où j’étais, d’une branche de la famille, tombée presque dans la pauvreté, alors que la maîtresse de la maison s’écriait : « Vous concevez, des gens, qui depuis cinq générations, font des mariages d’inclination ! »
Mercredi 29 août §
Visite à Saint-Gratien. Je trouve Popelin d’une pâleur un peu effrayante. Je monte avec lui dans sa chambre, et cette montée lui donne une respiration toute haletante. Il me dit au bout de quelques minutes, où il peut parler : « Oui, ça va mieux, mais je ne puis dîner à table, ça me fatigue… puis quand plusieurs personnes parlent autour de moi, je continue à éprouver un singulier phénomène : des battements dans une oreille, avec une inquiétude à l’épigastre… Et le beau de cela, mon cher, c’est la comédie avec les médecins : l’un me dit que j’ai un cœur, comme il n’en a jamais rencontré ; les autres ce sont les poumons, et le reste qu’ils trouvent admirables… Enfin, j’espère me remettre avec du repos, de petites promenades, un séjour à Arcachon. »
Dimanche 2 septembre §
{p. 279}Mes nuits sont si pleines de cauchemars, si anxieuses, qu’elles me font presque redouter le sommeil. Barbey d’Aurevilly m’avouait, il y a quelques années, les mêmes appréhensions. Et ce qu’il y a de particulier dans ces cauchemars, c’est toute cette humanité de rêve que j’y rencontre : ces visages de vieillards, d’hommes faits, d’enfants, si sournois, si impitoyablement gouailleurs, si méchamment fermés, ces visages diplomatiques, d’un machiavélisme que montrent seulement les plus mauvaises figures de la vraie humanité, et qui vous laissent la sensation d’une intimidation, douloureusement indéfinissable, — des figures que je voudrais décrire, le matin, si le rêve ne vous laissait pas des êtres qu’il fabrique, des impressions, si effacées, si délavées.
Vendredi 7 septembre §
Le succès présent du roman russe est dû, en grande partie, à l’agacement qu’éprouvaient nos lettrés spiritualistes, de la popularité du roman naturiste français, et qui ont cherché le moyen d’enrayer ce succès. Car incontestablement, c’est la même littérature ; la réalité des choses humaines vue par le côté triste, non lyrique, le côté humain, — et non par le côté poétique, fantastique, polaire, de Gogol, le représentant le plus typique de la littérature russe.
Or, ni Tolstoï, ni Dostoïewski, ni les autres à leur suite, ne l’ont inventée cette littérature russe de {p. 280}l’heure présente, ils nous l’ont prise, en la mâtinant très fort de Poë. Et l’homme qui a le mieux servi cette hostilité du classicisme et du romantisme, a été M. de Vogüé, qui a attribué à une littérature étrangère, une originalité qu’elle n’avait pas, et lui a apporté une gloire, qui nous était légitimement due.
Aussi a-t-il bien mérité de l’Académie, qui l’appellera, selon l’antique formule, prochainement dans son sein4.
Jeudi 13 septembre §
Retrouvé ce soir, chez Daudet, Sivry le musicien, que j’avais rencontré autrefois chez Burty. Le blanc de l’œil brillant, fiévreux, avec quelque chose de fou dans toute l’allure du corps, mais dans cette tête de toqué, une immense mémoire musicale des musiques de tous les pays et de tous les temps, avec une prédilection pour les chants populaires, pour les chants des provinces françaises, qu’il a récoltés en grande partie, dit-il, chez les bonnes, qu’il a eues à son service.
Et il nous exécute un chant de prisonnier de la prison de Nantes, la prison de Carrier sous le règne de la guillotine, dont l’orchestration inspirée par le son des cloches, a un grand caractère.
Puis, il nous joue des pavanes, des passecailles, des {p. 281}menuets, où, avec des notes de musique, il se montre comme un historien de la gravité du grand siècle louisquatorzien.
Samedi 15 septembre §
Ce soir, Daudet dit qu’il n’y a pas de livre, sur le compte duquel son jugement ne change pas, quand il le relit au bout de dix ans, et plaisante un peu l’immuabilité des religions littéraires de sa femme, restant constamment et fidèlement attachée à Leconte de Lisle, aux Goncourt, etc., et se servant du mot manie, pour caractériser ce manque d’évolution de l’esprit de sa femme. Mme Daudet se fâche un peu, et c’est une grosse discussion.
Lundi 17 septembre §
Conversation à déjeuner, où Daudet raconte, qu’avant-hier au Vieux Garçon, il a causé avec les cabaretiers, qui lui ont dit : leur famille tenir ce cabaret, depuis quatre générations ; mais qu’autrefois, c’était uniquement la marine qui fréquentait l’endroit, et que depuis trente ans seulement, les bourgeois avaient l’habitude d’y venir. Causerie coupée par des ressouvenirs sur la batellerie de l’époque, sortant de la bouche édentée d’un vieux du pays, buvant un demi-setier de vin à une table voisine : ressouvenirs donnant toute la coloration de l’époque, en quelques mots.
{p. 282}Et causant de l’intérêt qu’aurait, le Livre de vérité, de ce cabaret au siècle dernier, nous arrivons à parler de l’étude d’après nature des êtres et des choses de notre vieux territoire, étude commencée au dix-huitième siècle, par Restif de la Bretonne, Jean-Jacques Rousseau, Diderot, et complètement enrayée par ce mouvement littéraire, rapporté des pays exotiques par Bernardin de Saint-Pierre, par Chateaubriand, et ne correspondant pas au tempérament français.
Comme là-dessus, Daudet disait les belles choses qu’il y aurait à écrire, en faisant causer des vieilles gens de la province, je lui avouais, qu’au commencement de ma carrière, j’avais été mordu de l’envie de faire un volume des bonshommes de la Lorraine, dans les premières années du siècle, d’après les racontars récoltés dans le pays de ma naissance, et qu’à l’heure présente, c’est un de mes grands regrets de ne l’avoir pas fait, ce volume !
Au retour d’une promenade en landau, où nous avons traversé Essonne, ces ouvriers à paniers noirs au bras, avec la fatigue molle de leurs démarches, avec la tristesse qu’emporte au-dehors, l’ouvrier de l’usine, du travail renfermé, avec la pâleur de leur visage dans le crépuscule, nous ont laissés tout mélancoliques. Nous nous mettons à table, où a été invité Drumont, et poursuivis par les images du chemin, nous nous entretenons de l’amélioration du sort de ces hommes, de l’injustice des trop grosses fortunes. Et nos paroles remuent beaucoup de choses, et {p. 283}Drumont le chrétien et le socialiste, se déclare contre le revenu de l’argent, contre l’héritage : déclaration qui fait entrer Mme Daudet, dans une belle colère, pendant qu’elle couve, de la tendresse de ses yeux, ses trois enfants, et que Drumont répète assez drolatiquement : « Que voulez-vous, je suis sociologue… mon état est d’être sociologue ! »
Après dîner, Drumont qui a apporté, en placards, un chapitre de son livre sous presse, nous lit ce chapitre ayant pour titre : L’Héritier, et où il vaticine le peuple, — le peuple de la Panthère des Batignolles, — comme l’héritier, futurement proche, de la richesse bourgeoise, tout comme la petite bourgeoisie a été héritière, en 1792, par la guillotine et la spoliation des biens nationaux.
Le mirobolant de la fin du chapitre, c’est de montrer la députation conservatrice et religieuse de la Bretagne, composée en partie de petits-fils de guillotineurs et de spoliateurs de 93, ce qui les fait ressembler, dit-il assez plaisamment, à des gens qui ont volé un paletot avec une décoration, et qui usent du paletot et de la décoration.
Il y a dans ce que Drumont nous a lu, une hauteur philosophique qui ne se trouvait pas dans La France juive, puis la documentation concernant les personnes, mises en scène, me semble plus sévèrement contrôlée, et vraiment l’on éprouve une satisfaction à voir imprimées avec cette bravoure, en ce temps de lâcheté littéraire, des choses que tout le monde pense, et que lui seul a le courage d’écrire.
Mardi 18 septembre §
{p. 284}Il était question d’une bonne, sortie d’une maison, en disant à la maîtresse : « C’est trop honnête chez vous… il n’y a pas de secrets, pas de profits ! »
Samedi 22 septembre §
Ce matin, Daudet entre dans ma chambre, disant : « Voilà deux ou trois jours que je suis tourmenté par une idée de livre !
Moi. — Quel livre ?
Daudet. — Ce seraient mes « Essais de Montaigne » mais dans une forme, amenant le renouvellement de ces Essais. Vous savez, ce que vous me disiez du désir que vous avez eu de voyager autrefois en maringote, et vous vous rappelez les projets amusants des parcours des environs de Champrosay, faits ensemble, dans une de ces voitures. Eh bien, ce serait une société dans deux maringotes, s’arrêtant, chaque soir, dans un coin de nature… et là, une causerie sur les plus grands sujets… cela me permettrait d’éjaculer un tas de choses, que j’ai en moi, et que je ne serais pas fâché de voir sortir… Tenez, jeudi, je me suis laissé aller à émettre devant des jeunes, deux ou trois idées, qu’il serait vraiment dommage de laisser perdre.
Moi. — Certes une jolie imagination… quelque chose comme un Decameron philosophique… mais, vous avez d’autres livres à faire avant… ça, c’est un bouquin d’arrière-saison !
{p. 285}Daudet. — Oui, oui, certainement, si j’avais dix ans devant moi… Eh, mon Dieu, je ne parle pas de la mort… mais de la diminution de l’intelligence, à laquelle, mon cher ami, je suis peut-être condamné par ma maladie.
Moi. — Allons, êtes-vous bête… Permettez-moi d’être cruel… Mettons les choses au pis… Est-ce que Henri Heine n’a pas conservé sa faculté de travail jusqu’au dernier moment ?… Et vous, jamais votre cerveau n’a été plus enfanteur.
Daudet (absorbé et tout à son idée). — Vous comprenez bien toute la variété qu’il y aurait là dedans… depuis les plus grands problèmes sociaux jusqu’au petit caillou de la route… Tenez, le premier soir, le crépuscule amènerait une grande causerie sur la peur… Et aussi les épisodes de la journée… Au fait, ce ne seraient pas des chapitres, mais des haltes, qui feraient les divisions de mon livre… Puis vous concevez, mes voyageurs seraient de vrais êtres… Je mettrai en contact deux jeunes ménages, deux hommes et deux femmes de tempéraments différents… Oh, pas d’enfant, de peur de donner un caractère de sensiblerie à la chose.
Moi. — Si, j’y mettrais un enfant, moi, mais pas le moutard spirituel, pas l’enfant sentimentalement ventriloque du théâtre, j’y mettrais un bébé comme Mémé, un enfant de deux à trois ans, qui y jetterait le gazouillis d’un petit être de grâce, dans le sérieux des paroles.
Daudet. — Ma seconde maringote serait amusante. {p. 286}Elle contiendrait une collection de domestiques, impossibles, terribles, dont les brouilles amèneraient une interruption dans le voyage.
Moi. — Mais pas de Midi, pas de Midi là dedans… vous l’avez épuisé.
Daudet. — Non, on partirait de Paris… On irait lentement… je vois trois journées jusqu’au Vieux Garçon… Tout d’abord, le voyage dans cette banlieue de canailles, que sont les paysans des environs de Paris… Et je ne manquerai pas de rappeler ce fait… une potée de fumier jetée à ma femme bien mise, par un enfant… reconnaissant que ce ne sont pas des saltimbanques dans la voiture.
Moi. — Mais un livre comme ça, mon petit, ça ne se fait pas en un an. C’est un livre de longues méditations, de profondes songeries.
Daudet. — Oui, oui… d’autant plus que ce livre, il faudrait le préparer par un voyage, fait par soi-même, choisir ses décors… Enfin, je ne sais, il me semble que ce livre irait à la trépidation de mon cerveau… à mon état maladif, quoi !
Jeudi 27 septembre §
Journée passée avec le colonel Alessandri, le colonel du régiment, dans lequel est incorporé Léon Daudet : une journée redoutée à tort. Les spécialistes, parlant de leur chose, sont toujours intéressants, et puis là, l’amour du métier est toujours mêlé à l’amour de la patrie. Ces Corses ont {p. 287}une vitalité fiévreuse du corps, un incendie de l’œil qui dit des énergiques, des déterminés.
Dimanche 7 octobre §
Voici Dumény, qui entre chez moi, l’air gauche, et qui, après beaucoup de circonlocutions, me demande si je voudrais bien lui confier le manuscrit de Germinie Lacerteux, dont Porel ne veut lui donner connaissance que par la lecture aux acteurs. Je sens qu’il a la frousse, et qu’en disant qu’il aime la bataille, il a une petite terreur d’une salle soulevée de dégoût. Et il laisse échapper qu’il craint que j’aie noirci Jupillon et adouci Germinie. Ça promet des embêtements futurs.
Mardi 9 octobre §
Plus tard, par tout le papier, conservé précieusement, en ce temps, sur les hommes de lettres, on connaîtra à fond les écrivains contemporains et l’on verra que les écrivains qui ont fait des chaussons de lisière à Clairvaux ou qui méritaient d’en faire, n’ont jamais écrit que des œuvres vertueuses, des œuvres ohnetes, ainsi que Rops l’orthographie drolatiquement, dans une de ses lettres, tandis que les vrais honnêtes hommes n’ont écrit que des œuvres soulevant l’indignation du public, et méritant les foudres des tribunaux correctionnels.
Jeudi 11 octobre §
{p. 288}J’ai reçu hier une lettre de Jules Vidal, qui me demande à tirer une pièce de mon roman des Frères Zemganno, en collaboration avec Byl. Il y a une vingtaine de jours, la même demande m’était faite par Paul Alexis et Oscar Méténier, et je leur avais donné l’autorisation sollicitée.
Aujourd’hui, dans un pèlerinage à travers les boutiques de japonaiseries, j’ai l’idée de dédommager Vidal de sa déconvenue, en lui faisant faire une pièce de La Fille Élisa, sur un mode très chaste, et où un acte serait la mise en scène complète d’une condamnation à la cour d’assises, et où l’avocat, dans sa défense, raconterait toute la vie de l’accusée : une exposition tout à fait originale, et qui n’a point encore été tentée au théâtre.
Puis, tout en battant le pavé, et m’échauffant la cervelle de mon accès de fièvre dramatique, je me disais qu’il fallait faire la pièce moi-même, et je ne sais comment ma pensée allait encore à La Faustin, avec l’idée d’en tirer une autre pièce, songeant à faire de Germinie Lacerteux, de La Fille Élisa, de La Faustin, une trilogie naturiste.
Peut-être, dans deux ou trois jours, cette foucade théâtrale sera-t-elle passée, mais aujourd’hui je suis mordu par le désir d’écrire ces pièces.
Dimanche 14 octobre §
Octave Mirbeau vient aujourd’hui, un moment, au grenier. Le malheureux {p. 289}a une fièvre, dont il ne peut se débarrasser, et qui le prend à six heures du soir et le quitte à une heure du matin, le laissant, tout le jour du lendemain, brisé, incapable de travail.
Lundi 15 octobre §
Avoir besoin de rationner ses lectures dans un moment d’oisiveté de l’esprit, où l’on voudrait lire tout ce qu’on n’a pas lu. Ah ces yeux !… oui, je consentirais à devenir plutôt cul-de-jatte qu’aveugle !
Jeudi 18 octobre §
Ce soir, Rosny s’ouvre sur sa famille, parle de ses frères et de ses sœurs, nous entretient de sa petite fille, incomplètement allaitée par sa jeune femme de seize ans, et qu’il a été au moment de perdre.
Et il dit avec la voix et les expressions de caresse lui venant à la bouche, quand il parle de ses enfants, que le médecin lui ayant annoncé qu’il n’y avait plus d’espoir à garder, et qu’il fallait seulement songer à la soulager, il avait jeté les drogues dans la cheminée, et l’avait, ainsi qu’il le raconte dans un de ses romans, promenée, bercée dans ses bras vingt-quatre heures, et que le petit être intelligent s’était laissé faire, et avait eu soudain un sourire, dans l’aube du jour… Elle était guérie !
Dimanche 21 octobre §
{p. 290}Huysmans nous raconte avoir passé, en curieux, dix-huit jours à Hambourg, dans le spectacle d’une prostitution, comme il n’y en a nulle part : une prostitution pour matelots, supérieure aux maisons Tellier du quartier Latin ; une prostitution pour banquiers, recrutée parmi des Hongroises de 15 ou 16 ans, et où l’on couche dans des chambres fleuries d’orchidées.
Et c’est amusant de l’entendre décrire cette ville, à la mer lilas, au ciel de papier brouillard, cette ville affairée toute la journée, se transformant le soir, en une kermesse, qui dure toute l’année, et où l’or gagné, tout le long du jour, se répand et se déverse, la nuit, dans les readdek opulents.
Lundi 22 octobre §
Antoine vient déjeuner, ce matin, à Auteuil, pour s’entendre sur la distribution de La Patrie en danger.
Il a l’aspect d’un abbé, précepteur dans une riche famille bien pensante, d’un abbé toutefois, qui doit jeter sa redingote ecclésiastique aux orties, mais rien dans la physionomie et la tournure d’un homme de théâtre. Malgré qu’il se défende d’être acteur comique, d’être homme à belle prestance, je l’ai décidé à prendre le rôle du comte, le rôle de soutènement de la pièce. Mlle Leroux doit jouer la chanoinesse, et Mevisto, Boussanel.
Quoiqu’un peu battu de l’oiseau, par sa mauvaise {p. 291}soirée de vendredi, il croit à des pièces futures qui feront flamber d’enthousiasme la salle du Théâtre-Libre, et il espère toujours avoir prochainement cette salle qui lui permettra de jouer une centaine d’actes, par an, et faire jaillir des auteurs dramatiques, s’il y en a vraiment en herbe.
Au fond, ce petit homme est l’ouvrier d’une radicale rénovation théâtrale, et si, comme il le disait, elle ne se fait pas chez lui, elle se fera forcément sur les autres scènes, et quelle que soit la fortune de son entreprise théâtrale, il est bien certainement le rajeunisseur du vieux théâtre.
Mardi 23 octobre §
Les retrouvailles bizarres de la vie. Dans le troisième volume de notre Journal (pages 289-290), au milieu du récit de la maladie et de la mort de mon frère, je parle de la rencontre journalière, dans le bois de Boulogne, d’un garçonnet souffreteux, d’un garçonnet ayant la gentillesse d’une fillette, d’un garçonnet, au cache-nez prenant autour de son cou l’aspect d’une châle, et toujours accroché au bras d’un original vieillard.
Aujourd’hui, une femme en deuil dépose chez moi une lettre, avec une photographie du garçonnet du bois de Boulogne, et qu’elle m’envoie, comme une carte de souvenir de l’enfant, dont j’ai tracé un si charmant portrait, me remerciant d’avoir fait revivre l’être bien-aimé.
{p. 292}Dans la lettre, est contenu un article de Renan sur cet Antoine Peccot, mort à vingt ans, et qui suivant les cours de mathématiques transcendantales de Bertrand, avec sa figure enfantine, avait fait penser à l’illustre mathématicien, que son jeune auditeur ne pouvait comprendre des spéculations aussi hautes. Et un jour, Bertrand l’avait interrogé et charmé de sa précocité, en avait fait son élève particulier.
À la suite de la mort de cet enfant, de ce tout jeune homme, deux proches parentes qui l’avaient élevé, amoureusement soigneuses de la mémoire du cher petit, voulant que la fortune qui devait un jour appartenir au jeune savant, appartînt tout entière à la science qu’il avait cultivée, par une donation anticipée, fondaient au Collège de France, une rente annuelle en faveur d’un étudiant pauvre, ayant déjà fait ses preuves dans les hautes études mathématiques.
Jeudi 25 octobre §
À mon arrivée, chez Daudet, il me dit : « Avez-vous lu la note du Gil-Blas d’hier ? — Non. — Eh bien, la note dit que Réjane est engagée pour la pièce de Sardou au Vaudeville, et que vous ne serez probablement pas joué à l’Odéon. »
Hervieu et Rosny surviennent, et l’on cause. Daudet raconte que le premier gros argent, qu’il ait touché, c’est lors de la publication de Fromont et Risler, et que revenant de chez Charpentier, un peu éplafourdi de sa vente, et une poche de son paletot pleine de billets de banque, de louis d’or et de {p. 293}pièces de cent sous, il s’était mis à répandre tout ça à terre, devant sa femme, et à danser autour une danse folle, qu’il baptisait le pas de Fromont.
Puis la conversation devient sérieuse, et l’on s’entretient de la force vitale du mal, des atomes crochus qui font que le poitrinaire recherche la poitrinaire, le fou, la folle, comme pour le réengendrer, en le doublant ce mal, — ce mal qui pourrait peut-être mourir, s’il restait isolé.
Et Daudet parle de l’admiration, de l’espèce de culte pour le mal, chez les médecins, les infirmiers, citant l’enthousiasme lyrique d’un frère Saint-Jean-de-Dieu pour la plaie du petit Montegut, chantant sa beauté, la comparant à une pivoine.
Vendredi 26 octobre §
Il y a dans le demi-réveil du matin, au lendemain d’une mauvaise nouvelle, un moment anxieusement trouble, le moment où l’on se demande encore, un peu endormi, si la chose arrivée est véritablement vraie, ou si elle n’a pas été seulement rêvée… Ah ! c’est fait pour moi, cette pièce qu’on ne jouera pas, après sa réception, son annonce toute l’année, le mot de Réjane : « À bientôt !… » C’était ma dernière cartouche à tirer, et je tenais à la tirer… Mais cette malechance qui m’a poursuivi toute ma vie !
Samedi 27 octobre §
Rassérènement complet. {p. 294}Porel m’écrit que la note du Gil-Blas ne veut rien dire, et qu’on lira Germinie Lacerteux, le lendemain de la reprise de Caligula, c’est-à-dire le 8 novembre.
Lundi 29 octobre §
Peut-être y a-t-il dans mon goût pour la japonaiserie, l’influence d’un oncle, l’oncle Armand, le frère préféré de ma mère.
Il avait été officier de hussard sous l’Empire, et il était le type de ce joli et charmant officier de cavalerie légère, à la chevelure et aux moustaches blondes, comme papillotées. Et quand il fut marié, et qu’il eut acheté une maison à Bellevue, il se prit, je ne sais comment, d’une passion pour la chinoiserie, et comme il n’était pas seulement un aquarelliste distingué, mais qu’il était encore très adroit de ses délicates mains, il fabriqua pour cette maison de campagne de Bellevue, tout un mobilier d’un chinois tout à fait extraordinaire pour le temps, et l’on conserve encore chez mes petits cousins de Courmont, une lanterne peinte et sculptée, qui, avec sa fine découpure, ses émaux, ses verres coloriés, ses cordelettes de soie, semble une lanterne confectionnée à Pékin.
Dimanche 4 novembre §
Chez Charpentier, ce soir, un monsieur vient à moi, que je ne reconnais pas tout d’abord. C’est Zola, n’ayant plus sa tête du {p. 295}portrait de Manet, un moment retrouvée, mais si changé, avec de tels trous aux pommettes, un si immense front sous ses cheveux rebroussés, que vraiment dans la rue, je serais passé à côté de lui, sans lui donner la main.
Devant notre étonnement, où il y a un peu d’effroi de son changement, il nous conte comment il a été amené à cet amaigrissement. À la représentation d’Esther Brandès, au Théâtre-Libre, il se rencontrait dans un corridor avec Raffaëlli, et en dépit de tout l’effacement possible de son corps, ayant peine à lui laisser le passage, s’échappait à dire : « C’est embêtant d’avoir un bedon, comme ça ! — Vous savez, lui jetait Raffaëlli, en se dégageant, il y a un moyen très simple de maigrir, c’est de ne pas boire en mangeant. »
À déjeuner, le lendemain, la phrase de Raffaëlli lui revenant, il se mettait à dire : « Tiens, si je ne buvais pas ! » À quoi Mme Zola répondait que ça n’avait pas le sens commun, et que du reste, elle était bien sûre qu’il ne pourrait pas le faire. Là-dessus contradiction et picotage entre le mari et la femme, — et Zola ne buvait pas au premier déjeuner, et continuait le régime pendant trois mois.
Lundi 5 novembre §
En allant à Rolande, dans le tête-à-tête du coupé, Daudet me raconte comment il est arrivé à faire une pièce, à la suite de L’Immortel, {p. 296}en en cherchant une dans le roman, et se voyant empêché de la faire. Il me joue presque une des scènes qui est en germe dans son cerveau, une scène d’empoisonnement. La duchesse ruinée et se refusant au divorce, le jeune Astier a la tentation de l’empoisonner, et l’empoisonnement est joliment imaginé. D’un flacon de cyanure qu’il vient d’enlever à une maîtresse qui voulait se suicider, par suite du désespoir d’être quittée par lui, il verse quelques gouttes dans un verre d’eau que lui a demandé la duchesse, mais au moment où elle va boire, il lui dit, pris d’un remords soudain : « Ne bois pas ! » La femme qui a le sens de ce qui se passe, lui jette un poverino, où il y a comme une maternité pardonnante, et lui tend les papiers du divorce.
Mercredi 14 novembre §
Aujourd’hui, c’est la lecture de Germinie Lacerteux, à l’Odéon.
Une émotion qui me fait sauter de mon lit de très bonne heure, et un état nerveux qui me rend le transport en voiture insupportable, comme inactif, et me fait descendre longtemps, avant d’arriver au théâtre.
Porel lit, et lit très bien la pièce. La lecture produit un grand effet. On rit et on a la larme à l’œil. Dumény, qui, avant de connaître la pièce, m’avait laissé voir la peur, qu’il avait de son rôle, l’accepte gaiement. Quant à Réjane, elle me semble tout à fait tentée du rôle, par une curiosité brave.
Mardi 20 novembre §
{p. 297}Un jeune interne, qui vient me voir, ce soir, me disait que les femmes ayant confié le secret de leur maladie à un médecin, ont pour sa discrétion, une reconnaissance attendrie touchant à l’amour. Et quand, il ne devient pas leur amant, ce médecin a sur elles, la puissance d’un confesseur.
Jeudi 22 novembre §
Cette Germinie Lacerteux me met dans un état nerveux, qui me réveille tous les matins, à quatre heures, et me donne une fièvre de la cervelle, où tout éveillé, je vois jouer la pièce, dans des transports d’enthousiasme d’un public de songes.
Daudet est, dans le moment, tout pris, tout absorbé, tout dominé par la lecture des Entretiens d’Eckermann avec Gœthe. Il déplore que nous n’ayons pas chacun de nous, un Eckermann, un individu sans vanité personnelle aucune, mettant, selon mon expression, tout ce qui flue de nous, dans les moments d’abandon ou de fouettage par la conversation : enfin toute cette expansion de cervelle ou de cœur, bien supérieure à ce que nous mettons dans nos livres, où l’expression de la pensée est, comme figée par l’imprimé.
Là-dessus, Daudet se met à parler des gens de valeur, que des circonstances, la paresse, n’ont jamais laissé se produire, et qui meurent tout entiers, faute {p. 298}d’un Eckermann, et le nom d’un ami lui vient à la bouche, comme celui d’un de ces hommes, tout plein de choses délicates, et qui aura passé dans la vie, sans laisser de trace.
Cet ami, il nous le montre assis en face de lui, en plein jour, devant une bouteille de champagne, chez Ledoyen. Et tout à coup déposant son verre, avec des larmes dans les yeux, en disant : « Ah ! c’est plus fort que moi, je ne peux pas ne pas toujours y penser ! » Daudet comprenait, que c’était de son jeune enfant, mort il y avait deux ans, qu’il parlait. Alors le père lui racontait, que l’entendant, une nuit, tout doucement pleurer dans son lit, il lui demandait ce qu’il avait, et que l’enfant lui répondait : « Ça m’ennuie de mourir ! » Et l’ami retendait son verre, et continuait à boire avec des yeux aigus, regardant dans le vide.
Vendredi 23 novembre §
Oh l’argent ! les pièces de cent sous, ça ne me représente rien : ce sont comme des palets de jeu de tonneau, que j’échange contre des jouissances des yeux… Mais, ce qu’ils m’auront coûté ces gredins !
Samedi 24 novembre §
Battu toute la soirée, la rue du Rocher, la rue des Martyrs, pour trouver le {p. 299}décor du tableau de l’engueulement, à la porte d’un marchand de vin. C’est peut-être enfantin de ma part, car j’ai la conviction, que Porel et le décorateur ne tiendront compte ni de mes croquetons, ni de mes notes. Mais il faut tout faire, pour s’approcher de la vérité, — après quoi, arrivera ce qu’il voudra.
Dimanche 25 novembre §
Bracquemond a été invité, un jour, par le procureur impérial, à venir regarder le bourreau toucher chez lui son argent, à l’effet de voir sa main. À ce qu’il paraît, c’est le procureur royal, impérial, ou de la République, qui paye en personne le bourreau, et sans que celui-ci donne un reçu. Donc la pile de pièces de cent sous, était posée sur un coin de la table. Le bourreau entra, salua. Le procureur impérial, d’un geste lui montra l’argent, et alors Bracquemond vit la pile de pièces de cent sous disparaître, sous une main d’un format et d’une épaisseur, comme il n’en avait jamais vu. Quel était ce bourreau ? Bracquemond ne se le rappelle plus.
Ce soir, chez Daudet, sur ma déploration du manque d’argent, pendant toute ma jeunesse, Daudet et Drumont parlent en chœur, et content l’affreuse lutte de leurs premières années, avec le logeur, la crémerie, le fripier.
Drumont rappelle un endroit, où il y avait une poule, qui mangeait entre vos jambes, et qui faisait {p. 300}dire : « Est-ce que vous venez à la Poule ? » Et là, son déjeuner se composait de quatre sous de moules, de deux sous de pain, et d’un demi-verre de vin. « Mais ce qui m’a fait souffrir le plus dans ce temps, s’écrie l’écrivain antisémitique, ce sont les pieds, oui, les chaussures. J’avais découvert un Décroche-moi ça, près de Saint-Germain-l’Auxerrois, presque en face des Débats… Mais quelles chaussures, et qu’elles faisaient mal aux pieds ! »
Et Daudet raconte, qu’après une nuit passée, avec Racinet, dans les bois près de Versailles, ils avaient été réduits à manger du pain, à déjeuner… mais qu’ils en avaient mangé pour dix-sept sous. Il parle encore de sa joie, quand il avait la fortune de posséder six sous, pour acheter une bougie, une bougie, qui lui promettait toute une nuit de lecture.
Lundi 26 novembre §
La première répétition de Germinie Lacerteux, un peu débrouillée, et où Porel m’a convoqué.
Enchantement du jeu intelligent, discret, non appuyé de Réjane, qui, dans le tableau des fortifications s’offre et se donne dans un abandonnement, si joliment chaste.
À mon grand regret, je suis forcé de quitter le théâtre, au moment où l’on va représenter le tableau des sept petites filles, que Porel a eu la chance de réunir, et me voilà à la mairie, pour le mariage de {p. 301}Georgette Charpentier, toute charmante dans une de ces toilettes esthetic de la Grande-Bretagne, qui va à sa beauté ophélique, à sa grâce névrosée.
Il n’est que trois heures et demie. Je recours à l’Odéon, à l’instant où l’on reprend, une seconde fois, le dîner des sept petites filles, qui avec le bruit, les rires, la jacasserie qu’y a introduits Porel, sera bien certainement un des clous de la pièce5.
Il y a une petite Jésus de cinq ans, toute dormichonnante dans sa fourrure, et qu’on tient éveillée, et qu’on fait jouer, en lui promettant un biscuit, une bambine qui est toute drôlette. Puis c’est une fillette de dix ans, une petite-fille de Bouffé, qui rend gravement son rôle à Porel, parce qu’elle ne le trouve pas assez important.
Mardi 27 novembre §
En maniant ces jolités, — c’est le nom que leur donne le : Catalogue de feu Son Altesse Royale le duc Charles de Lorraine et de Bar, ces jolités faisant partie de cette vitrine, que je commence, d’objets à l’usage de la femme du dix-huitième siècle, en touchant et retouchant ces étuis, ces flacons, ces ciseaux, ces navettes, qui ont été, pendant des années, les outils des travaux d’élégance et de {p. 302}grâce des femmes du temps, il vous arrive de vouloir retrouver les femmes, auxquelles ils ont appartenu, et de les rêver ces femmes, — le petit objet d’or ou de saxe, caressé des doigts de votre main.
Mercredi 28 novembre §
Un landau vient me prendre à onze heures, je vais chercher les Daudet, et nous nous rendons chez les Charpentier.
Un long temps pour organiser le cortège. Mme Daudet fait la remarque de la parfaite ressemblance des noces des gens riches avec les noces des ouvriers, et comme les gens distingués, dans l’attifement de ce jour, deviennent communs, et comme on croirait que ça doit finir, le soir, par une goguette.
La mariée est toute charmante, sous le blanc argenté de la soie Récamier, sa jupe sans taille tombant avec les plis d’une tunique, et de coquets entrelacements de fleurs d’oranger, lui courant à la hauteur des hanches sur sa robe de dessus. Et ç’a été vraiment un féerique spectacle ; quand la messe finie et la porte de l’église ouverte, un coup de soleil y est entré, et enveloppant la mariée dans la blancheur transparente de son voile, l’a donnée à voir, une seconde, dans la lumière électrique d’un coup de théâtre.
Un joli moment, avant le lunch, que la distribution par la mariée à ses amies, des pétales d’oranger de sa robe : pétales dont le nombre figure les années, {p. 303}qu’elles ont encore à attendre, pour se marier. Jeanne Hugo me montrant sa main ouverte, où il y en avait deux, me dit : « Dans deux ans ! » et je crois, en me disant cela, qu’elle regarde Léon Daudet.
Jeudi 29 novembre §
Aujourd’hui, à la mairie des Batignolles, dans un conseil de famille, convoqué par Mme de Nittis, je suis près de Claretie, qui veut bien me dire que je devrais faire une pièce tirée de Chérie, que c’est tout à fait un tableau du monde, et comme je lui répondais que je ne voyais pas de pièce dans le roman, et que j’ajoutais, que j’avais été au moment de lui présenter La Patrie en danger, il me faisait cette objection : « Il y a, voyez-vous, dans votre pièce, l’acte de Verdun… c’est grave pour un théâtre de l’État… au Théâtre-Libre, c’est autre chose, et ça se comprend très bien, qu’Antoine vous joue. » Aurait-il, quand je l’ai fait tâter par Febvre, pris conseil du ministère, d’après le ton qu’il a mis à ses paroles ?
Vendredi 30 novembre §
Répétition à l’Odéon.
Des décors impossibles. Dans la chambre de Mlle de Varandeuil, une fenêtre à guillotine, comme on en trouverait seulement à Londres. Une crémerie, si fantastique, qu’elle semble une crémerie des Pilules du Diable.
On dirait vraiment que les décorateurs ferment {p. 304}les yeux, à tout ce qui leur tombe dessous. Il y a à vingt pas d’ici, une crémerie qui, d’après des photographies, qu’on ferait peindre par un peintre de charcutier, donnerait un décor cent fois plus réel. Mais la réalité du décor dans les pièces modernes, semble aux directeurs de théâtre, sans grande importance.
Réjane est admirable par son dramatique, tout simple, tout nature. Un moment, elle parle de la force nerveuse, que donnent les planches, et de sa crainte de jeter dans l’orchestre, la grande Adèle, quand elle la bouscule, à la fin du tableau des fortifications. À ce sujet, elle raconte, que jouant avec je ne sais plus qui, elle s’étonnait d’avoir les bras tout bleus, et qu’elle avait reconnu, que ça venait d’un petit coup de doigts, qu’il lui donnait à un certain instant.
Le théâtre, un endroit particulier pour la fabrication des imaginations anxieuses, peureuses. Je ne sais pourquoi, aujourd’hui, ma pensée va à la censure, à son veto, et j’interroge les attitudes des gens, les réponses qu’ils font à des questions quelconques, et malgré moi, j’y cherche des dessous ténébreux, confirmant ma pensée.
Je descends jusqu’au boulevard, avec Dumény, qui me montre des lithographies de Gavarni, ad usum Jupillon, qu’il tire de sa poche, et me parle de la manière de se faire une bouche méchante, en la dessinant, dans le maquillage, de la minceur d’une bouche de Voltaire, et la relevant d’un rictus, dans un seul coin.
Samedi 1er décembre §
{p. 305}Ce matin, de Béhaine tombe chez moi, au moment où je m’habillais pour la répétition, et reste déjeuner avec moi. Il me confirme que l’Italie est toute à l’agressivité, et il croit que nous aurons la guerre au printemps.
Ce soir, Frantz Jourdain, que j’emmène faire un croqueton d’un marchand de vin pour ma pièce, me ramène dîner chez lui.
Là, le bibliophile Gallimard, m’apprend aimablement, qu’il va faire pour sa bibliothèque une édition de Germinie Lacerteux, avec dessins et eaux-fortes de Raffaëlli, et préface de Gustave Geffroy, dont il n’y aura que trois exemplaires : le premier pour lui, le second pour moi, le troisième pour Geffroy.
Lundi 3 décembre §
Dumény vient, ce matin, à l’effet de se faire une tête de « roux cruel » sur l’Oiseau de passage de Gavarni, dont j’ai le dessin. Pendant qu’il en prend le croqueton, il me dit : « Ah ! votre Journal, c’est bien curieux… et je regrette bien de n’avoir pas écrit des notes plus tôt… mais j’ai commencé à en écrire l’année dernière. » Décidément, immense sera le nombre de journaux autobiographiques, que va faire naître dans l’avenir, le Journal des deux frères.
Colombey n’a qu’un bout de rôle, qu’il joue d’une manière merveilleuse. C’est la fin d’une ivresse, dans laquelle remontent des renvois de vin mal cuvé. De {p. 306}le voir jouer ainsi, cette scène, ça me rend aujourd’hui tout à fait insupportable, la suppression du tableau du dîner, dans le bois de Vincennes, où il aurait été si amusant, si drolatique.
Oui, à propos de cette scène, quand je lui ai lu la pièce, Porel m’a dit, que c’était d’un comique lugubre, mais c’est le comique de l’heure présente, le comique fouetté, nerveux, épileptique, hélas ! Le gros, rond et gai comique, genre Restauration, c’est mort, ça ne se fabrique plus en France, en l’an 1888. Puis au fond, au théâtre, les choses dangereuses ne le sont pas, quand elles sont jouées par des acteurs de grand talent.
Une remarque. Ce Colombey est le seul acteur, qui ne subisse pas l’inspiration de Porel, et a dû montrer qu’il ne voulait pas la subir, car Porel ne lui fait aucune observation, et le laisse jouer, comme il veut.
Oh ! ce Porel, il faut bien l’avouer, ce Porel est d’une fécondité d’imaginations, d’une richesse d’observations, d’une abondance de ressouvenirs d’après nature. Il a fait vivant, ce rôle de la grande Adèle, par un tas d’attitudes de fille à soldat, par un monde de détails caractéristiques, que donne la fréquentation des pioupious. Il a varié son éternel et gauche frappement de cuisse, par des saluts militaires faits, la main à la tempe, avec des dandinements de corps triomphants de tambour-major, etc., etc.
Et pour Mlle de Varandeuil, dans la grande scène de la fin, au milieu du tragique de la situation, il a {p. 307}coupé les tirades, par une occupation sénile de son feu, par des attouchements persistants de pincettes, par des gestes maniaques de vieilles gens. Ah ! c’est un metteur en scène tout à fait remarquable que Porel, et qui apporte à un rôle, je le répète, une partie psychique, que je ne rencontre sur aucune autre scène.
Mardi 4 décembre §
Voici la guerre qui commence contre la pièce. Les journaux font d’avance un tableau des souffrances de la pudeur des actrices, chargées d’interpréter Germinie Lacerteux. Et les cafetiers du quartier Latin se joignent aux journalistes, furieux de ce seul entracte, que je veux introduire au théâtre, et qui réduit à un bock, les cinq, qu’on buvait avec les cinq actes et les cinq entractes.
Porel annonce, aujourd’hui, que Germinie Lacerteux passera, samedi 15 décembre.
Mercredi 5 décembre §
Hier, j’ai donné un exemplaire de l’édition illustrée de La Femme au dix-huitième siècle à Réjane, qui m’a dit : « Aujourd’hui je ne suis pas belle, je n’ai pas mon ondulation de dix francs, je vous embrasserai seulement demain. » En arrivant au théâtre, on me remet d’elle un billet de {p. 308}remercîment tout charmant, où elle veut bien me dire, que Germinie est sa passion, et qu’elle y apportera toute la vie et la vérité qui sont en elle.
Vendredi 7 décembre §
Porel est convoqué aujourd’hui par la censure. Il est obligé de quitter la répétition, en me disant de l’attendre pour savoir le résultat. La répétition finie, il tarde, il tarde. Je laisse dans son cabinet Réjane, qui persiste à l’attendre, et je m’en vais, voulant m’éviter une nuit colère.
Samedi 8 décembre §
Un fichu état nerveux, qui me met des larmes dans les yeux, quand dans la correction des épreuves, je relis ma pièce.
Du théâtre, j’emporte chez moi le manuscrit de la censure, pour en prendre copie. Songe-t-on, qu’à la veille de l’anniversaire de 89, un directeur de théâtre est obligé de batailler avec la commission de la censure, un gros quart d’heure, pour garder cette phrase de son auteur : « Je suis prête d’accoucher. » Ce soir, reporter à dix heures des épreuves chez Charpentier.
C’est bon tout de même, cette vie active, affairée, précipitée, où l’on n’a pas une minute à soi : ça fait vivre jeunement, un vieux comme moi.
Dimanche 9 décembre §
Télégramme tout à fait {p. 309}inattendu de Saint-Pétersbourg, m’annonçant qu’Henriette Maréchal a été jouée avec un grand succès, au Théâtre Michel.
La vie de théâtre a cela, qu’elle donne la fièvre à votre cervelle, qu’elle la tient, tout le temps, dans une excitation capiteuse, et qui vous fait craindre, quand vous en serez sorti, que la vie tout tranquillement littéraire du faiseur de livres, paraisse bien vide, bien fade, bien peu remuante.
Lundi 10 décembre §
L’envie de rédiger une pétition à la Chambre des députés, dans laquelle je demanderai la suppression de la commission de censure.
Au milieu de la tirade dramatique du neuvième tableau, dite d’une manière trop mélo, par Mme Crosnier, Porel lui crie : « Mouchez-vous là, et ne craignez pas de vous moucher bruyamment. » Or, cette chose humaine fait la tirade nature, et lui enlève le caractère théâtre qu’elle avait, avant.
Mardi 11 décembre §
Aujourd’hui, le Guignol est démonté, et les Daudet qui assistent à la répétition, pleurent, comme de candides bourgeois. Daudet me dit, que la seule crainte qu’il éprouve pour moi, c’est que la fin de mes tableaux, sans effet théâtral, ne déroute le public.
{p. 309}À ce qu’il paraît, Jacques Blanche aurait entendu dans les sociétés qu’il fréquente, que la première serait houleuse.
Jeudi 13 décembre §
Ah ! le théâtre, c’est plein d’imprévu hostile ! Réjane, qui a une névralgie dans la mâchoire, et qui n’a pas répété hier, et qui depuis deux jours n’a pas mangé, après avoir avalé un bouillon qu’on est allé chercher chez Foyot, ne peut donner que les attitudes de son rôle, que dit tout haut la souffleuse.
Samedi 15 décembre §
J’ai rendez-vous à l’Odéon, avec Loti, qui part demain matin et ne pouvant assister à la première, remise à mardi, m’a demandé à être présent à la répétition de la censure.
Je le trouve dans le cabinet de Porel, causant du Mariage de Loti, que fabriquent, en ce moment, des inconnus, et je l’engage et le décide très facilement à faire la pièce lui-même. Et voici Porel, avec sa facilité d’emballement, rêvant déjà de décors exotiques et de mélodies haïtiennes, et faisant du Mariage de Loti, dans son imagination, la pièce à succès de la fin de l’année, et voilà l’auteur du charmant roman, tout charmé, et sous le coup de la fascination de cette chose nouvelle : le théâtre, — et {p. 311}qui invite Porel à venir à Rochefort, et à travailler à la pièce, à eux deux.
On descend dans la salle. Ce n’est point encore la répétition de la censure, comme on l’avait décidé. Cette répétition est remise à lundi, et la pièce reculée à mercredi. La pauvre Réjane, cause de ce retard, n’arrive qu’à deux heures. Elle a dû se faire donner un coup de lancette dans la bouche, et a eu à la suite du coup de lancette, une crise de nerfs, et est obligée de jouer, le cou et la tête tout empaquetés.
Il est amusant ce Loti, sous sa gravité de pose et de commande, avec l’éveil, par moments, de ses yeux éteints devant cette cuisine du théâtre ; et sa vue semble jouir délicieusement de la montée des décors, de l’abaissement des plafonds, et ses oreilles se pénétrer curieusement de l’argot de la machination. Et, on le voit avec quelque chose d’un provincial, amené dans les profondeurs intimes du théâtre, se frotter aux hommes et aux femmes de l’endroit, attiré, séduit, hypnotisé. Un moment cependant le marin se révèle, et sur les récriminations et les rebiffements des machinistes, il laisse échapper : « On voit que ce ne sont pas des soldats, la manœuvre ne se fait pas au sifflet ! »
Devant le jeu de Mme Raucourt, un peu grisée par les compliments, soulignant trop la méchanceté noire de son rôle, il s’écrie : « Vous êtes heureux qu’on ne vous joue pas dans un port de mer, les marins monteraient sur le théâtre, battre Mme Jupillon et son fils. »
{p. 312}Réjane me contait, que sa petite fille âgée de deux ans, disait au sujet de sa fluxion : « Maman joue Geminie de M. Goncou, et maman est enflée. »
Lundi 17 décembre §
Je laisse Porel dans son cabinet, en tête à tête avec les censeurs.
Au milieu de clouements à grands coups de marteau, un conciliabule qui n’en finit pas, entre un machiniste, un pompier au casque qui brille, auquel se mêle la voix de la souffleuse, qui a l’air de sortir d’une cave, pendant qu’un décorateur fait un croquis pour retoucher la chambre de Mlle de Varandeuil. Enfin Porel vient s’asseoir sur les premiers bancs de l’orchestre entre les censeurs.
Admirable de gaucherie cette Réjane ! pendant qu’avec ses bras rouges de laveuse de vaisselle, dans sa toilette de bal de vraie bonne, elle tourne sous les yeux de sa maîtresse… Pas la moindre coquetterie bête de femme, à preuve le chapeau ridicule du bal de la Boule-Noire… C’est vraiment une actrice !… Dans l’idylle du second tableau, quel triste et pudique abandon, mais, mais… je ne sais pas, pour une scène d’amour si poétique, — la robe de bonne me fait une petite impression de froid, — en sera-t-il de même avec le public ?… Oh, elle est merveilleuse, tout le temps, Réjane ! et au moyen d’un dramatique tout simple, du dramatique que je pouvais rêver pour ma pièce… Et comme dans la scène de l’apport de {p. 313}l’argent, pour le rachat de la conscription, elle dit bien et d’une voix tellement remuant les entrailles : « Pas plus que l’autre, pauvre ami… pas plus que l’autre !… » Et la jolie trouvaille, qu’elle a faite dans la scène de l’hôpital, de cette toux, qu’elle a seulement, quand elle parle de choses d’amour.
Une location frénétique. Des députés, me dit Porel, en le quittant, ont loué une grande avant-scène ; ils veulent assister à cette émeute littéraire.
Mercredi 19 décembre §
Hier à l’Odéon Gouzien me parlait de la mauvaise humeur, causée chez les journalistes, par la suppression de la répétition générale. Ce matin cette mauvaise humeur transperce dans les journaux.
Toute la matinée et l’après-midi, je travaille à finir la pétition à la Chambre des députés, un morceau que j’ai écrit avec mes nerfs, et que je crois un des bons morceaux que j’ai écrits.
Bon ! à la sortie de chez moi, un brouillard qui me fait craindre, que les voitures ne puissent pas circuler, ce soir. Pour tuer l’avant-dîner, je vais chez Bing, où je ne peux m’empêcher de quitter de l’œil les images, que Lévy me montre, et de me promener d’un bout de la pièce à l’autre, en parlant de ce soir.
Et aussitôt dîner, dans l’avant-scène de Porel avec les Daudet, moi, tout au fond, et invisible de telle manière, que Scholl, qui vient parler avec {p. 314}Mme Daudet sur le rebord de la loge, ne me voit pas.
Un public de première, comme jamais on n’en a vu à l’Odéon, assure Porel.
La pièce commence. Il y a deux mots, dans le premier tableau, sur lesquels je comptais pour m’éclairer sur la disposition du public. Ces deux mots sont : « une vieille bique, comme moi » et « des bambins, qu’on a torchés ». Ça passe, et je conclus en moi-même que la salle est bien disposée.
Au second tableau, quelques sifflets, et commencement du soulèvement de la pudeur de la salle : « Ça sent la poudre, j’aime ça ! » laisse échapper Porel, sur un ton pas vraiment très amoureux de la poudre.
Daudet sort, pour calmer son fils, qu’il entrevoit prêt à batailler, et revient bientôt avec une figure colère, et accompagné de Léon, disant, que son père avait une tête si mauvaise dans les corridors, qu’il a craint qu’il se fît une affaire, et je regarde, vraiment touché au fond du cœur, le père et le fils, se prêchant réciproquement la modération, — et tout aussi furieux, l’un que l’autre, en dedans.
La lutte entre les siffleurs et les applaudisseurs parmi lesquels on remarque les ministres et leurs femmes, continue aux tableaux du bal de la « Boule-Noire » au tableau de la « Ganterie de Jupillon ».
Enfin arrive le tableau du dîner des petites filles. Là, je l’avoue, je me croyais sauvé. Mais les sifflets redoublent. On ne veut pas entendre le récit de Mme Crosnier. On crie : Au dodo les enfants ! et j’ai, un quart d’heure, l’anxiété douloureuse de croire qu’on {p. 315}ne laissera pas finir la pièce… Ah ! cette idée était dure, car comme je l’avais dit à mes amis, je ne sais pas quelle sera la fortune de ma pièce, mais ce que je voudrais, ce que je demande, c’est de livrer la bataille, et j’ai eu peur de ne pas la livrer jusqu’au bout.
Je vais un moment sur la scène, et je vois deux de mes petites actrices, si cruellement bousculées par le public impitoyable, pleurant contre un portant de coulisse.
Enfin Réjane obtient le silence : Réjane, à laquelle je dois peut-être d’avoir vu la fin de ma pièce, au milieu du tapage et du parti pris de ne pas écouter, a le don de se faire entendre et de se faire applaudir, dans la scène de l’apport de l’argent de la conscription.
Aux tableaux qui suivent, ça devient une véritable bataille, au milieu de laquelle, sur la phrase de Mlle de Varandeuil : « Ah ! si j’avais su, je t’en aurais donné du torchon de cuisine, mademoiselle, comme je danse ! » une voix indignée de femme s’élève, et amène à sa suite, un brouhaha d’indignation dans la salle. Et cette voix indignée n’est pas celle d’une honnête femme.
Les indignations des hommes, ne sont pas non plus de ceux qui passent à Paris, pour les plus purs : c’est l’indignation de ***, vous savez… c’est l’indignation de ***, dont on dit… c’est l’indignation de ***, sur lequel on raconte…
Enfin, quand Dumény veut me nommer, cette {p. 316}salle se refuse absolument, à ce que mon nom soit prononcé, comme un nom déshonorant la littérature française… et il faut que Dumény attende longtemps, longtemps… et qu’il saisisse une suspension entre les sifflets, pour le jeter ce nom, et le jeter, il faut le dire, comme on jette sa carte à un insulteur.
Je suis resté jusqu’au bout, au fond de la loge, sans donner un signe de faiblesse, mais pensant tristement, que mon frère et moi nous n’étions pas nés sous une heureuse étoile, — étonné, et doucement remué, à la tombée de la toile, par la poignée de main d’un homme, qui m’avait été jusqu’alors hostile, par la brave et réconfortante poignée de main de Bauër.
Les gens perdus dans le brouillard, se retrouvent autour des tables du souper offert par Daudet, sur lesquelles se dressent quatre faisans, au merveilleux plumage, que m’a envoyés la comtesse Greffulhe « à cause de leurs nuances japonaises ».
Tout le monde est gai. On n’a pas le sentiment d’une bataille absolument perdue, et moi j’oublie l’échec de la soirée, devant la satisfaction d’avoir vu finir la pièce.
On soupe, et on soupe longuement, en commentant les incidents de la soirée.
Marieton qui a payé 25 francs un parterre, a vu payer 90 francs chaque, les deux derniers fauteuils de l’orchestre.
Wolf, qui était derrière le jeune Hugo, et lui frottait amicalement sa canne dans le dos, en lui {p. 317}disant : « C’est une honte que le petit-fils de Hugo applaudisse ça ! » s’est attiré une réponse à peu près semblable à celle-ci : « Pardon, monsieur, nous ne sommes pas assez intimes, pour que vous me parliez ainsi ! »
Quelqu’un a entendu un imbécile patriote de la prose noble, s’écrier dans les corridors : « Ah ! si les Allemands voyaient cette pièce ! »
Puis, au milieu de la causerie devenue bruyante, tout à coup s’élève la voix de Zola, qui jette : « À Edmond Goncourt et à la mémoire de Jules Goncourt ! »
Jeudi 20 décembre §
Vitu, après avoir commencé son article du Figaro, par cette phrase : « — La chute complète et sans appel de Germinie Lacerteux6 »
— fait la déclaration suivante :
« Il n’est pas un seul mélodrame de l’ancien ou des derniers temps, où les peintures des basses classes de Paris, ne soient mises en scène avec une verve, un coloris, un relief, et une vérité autrement saisissants. »
C’est peut-être vraiment, monsieur Vitu, une critique un peu exagérée.
Vendredi 21 décembre §
{p. 318}Aimable visite de Réjane, toute riante, toute joyeuse, qui me plaint de n’avoir pas assisté à la représentation d’hier, à cette seconde, où la pièce s’est complètement relevée, et me disant gentiment, que si elle a un succès, elle le doit à la prose qui est sous son jeu, sous sa parole.
Elle me conte que Derenbourg, le directeur des Menus-Plaisirs, lui a confié, que la veille de la première, il dînait dans une maison, qu’il n’a pas voulu nommer, où on avait dit : « Il ne faut pas que la pièce finisse demain. »
Et revenant aux applaudissements, aux rappels d’hier, elle m’avoue que, dans la fièvre de bonheur qu’ils avaient Porel et elle, ils ont été soûper, ainsi que deux collégiens, et que dans le fiacre, Porel ne cessait de répéter : « 2, 500 francs de location aujourd’hui… après la presse de ce matin… je ne me suis donc pas trompé… je ne suis donc pas une foutue bête ! »
Samedi 22 décembre §
Passé, après dîner, à l’Odéon, où à mon entrée, Émile m’annonce que la salle est pleine d’un monde chic. Réjane qui vient de jouer le tableau des fortifications est rappelée, et applaudie à tout rompre… Je me sauve, de peur que ça se gâte.
Lundi 24 décembre §
J’ai peur d’hier, j’ai peur {p. 319}du public du dimanche. Je ne suis pas de ceux qui disent : « Quand j’arriverai au vrai public !… » Ma pièce, ainsi qu’elle est faite, et avec l’apeurement produit par la presse dans la gent bourgeoise, ne peut vivre que par la curiosité sympathique du Paris lettré.
Je trouve Porel avec l’œil agatisé, qu’il a dans les embarras, les contrariétés, les difficultés de son métier. Il me semble être dans ces tracs, qui succèdent chez lui aux coups d’audace.
La recette de la soirée dimanche, a été bonne, mais Porel est démonté par le fait, qui a l’air vrai, de Charcot sifflant dans son avant-scène, et par le refus, fait par Le Figaro, Le Temps, Le Petit Journal, d’accepter les réclames payées, annonçant les recettes de Germinie Lacerteux.
Mardi 25 décembre §
Hier dans Le Temps, M. Sarcey, après m’avoir reproché d’avoir taillé en tranches de croquades, l’histoire de Germinie Lacerteux, sans en avoir montré les points lumineux, conclut ainsi : « Monsieur de Goncourt n’entend rien, rien absolument au théâtre7. »
Voyons, monsieur Sarcey, causons un peu théâtre. Je ne veux pas entrer dans le détail ; et chercher à {p. 319}vous démontrer que mes tableaux n’ont pas été choisis, si à l’aveuglette, que vous le dites, et, que l’homme qui veut bien écouter la pièce, y trouvera cette perversion de l’affectivité, qui, selon vous, manque. Prenons la question de plus haut.
Vous avez été toujours, Monsieur, un étonnement pour moi, par le bouleversement, que vous avez porté dans la conception que je m’étais faite du normalien, car je dois vous l’avouer, je voyais dans le normalien, un homme tout nourri des beautés et des délicatesses des littératures grecque et latine, et allant dans notre littérature, aux œuvres d’hommes, s’efforçant d’apporter, autant qu’il était en leur pouvoir, des qualités semblables, et tout d’abord une qualité de style, qui, dans toutes les littératures de tous les temps et de tous les pays, a été considérée comme la qualité maîtresse de l’art dramatique.
Mais non, ce que vous admirez, avec le plus de chaleur d’entrailles, et qui, selon votre expression, ne vous laisse pas un fil de sec sur le dos, c’est le plus gros drame du Boulevard du Crime, ou la jocrisserie, au comique le plus épais. C’est pour ces machines-là que vous avez le rire le plus large et la plume la plus enfiévrée d’éloge. Car parfois vous êtes un peu dur même avec Augier, Dumas et les autres… et n’aviez-vous pas près de cinquante ans, quand vous vous êtes aperçu du talent de Victor Hugo, et que vous avez bien voulu vous montrer bonhomme, à son égard ?
Oui, Monsieur, vous ne semblez pas vous douter, mais pas vous douter du tout, que dans la scène de {p. 321}l’apport de l’argent, dans la scène du bas de la rue des Martyrs, il y a sous le dire de l’admirable Mlle Réjane, une langue qui, par sa concision, sa brièveté, le rejet de la phrase du livre, l’emploi de la parole parlée, la trouvaille de mots remuants, enfin un style théâtral qui fait de ces tirades, des choses plus dramatiques, que des tirades, où il y aurait sous la voix de l’actrice, de la prose de d’Ennery ou de Bouchardy.
Eh bien, tant pis pour vous, si comme critique lettré de théâtre, vous ne faites pas la différence de ces deux proses.
Maintenant n’est-ce encore rien, des caractères dans une pièce ? Et les caractères de Mlle de Varandeuil, de Germinie, de Jupillon, vous les trouvez n’est-ce pas inférieurs aux caractères de n’importe quel mélodrame du boulevard.
Or donc, le style, les caractères n’entrant point en ligne de compte dans votre critique, accordez-vous quelque valeur aux situations ? Pas plus ! Ce tableau frais et pur du dîner des fillettes, servi par cette servante enceinte, et se terminant par l’emprunt des quarante francs de ses couches, ce tableau en dépit de l’empoignement du public de la première — un des plus dramatiques du théâtre de ce temps, vous ne le trouvez qu’odieux, mal fait, et sans invention aucune. Et toute votre esthétique théâtrale, monsieur Sarcey, consiste dans la scène à faire.
Mais la scène à faire, êtes-vous bien sûr que vous êtes le seul, l’unique voyant, patenté et breveté de cette scène ? Avant tout, pour la scène à faire, il faut {p. 322}de l’imagination, et permettez-moi de vous dire, que si vous avez une grosse tête, vous avez une cervelle comparativement petite à cette tête : cervelle dont nous connaissons les dimensions et la qualité des circonvolutions, par la lecture de vos œuvres d’imagination. Et savez-vous que chez moi, lorsque, le dimanche, par hasard on a lu Le Temps, et que vous proposez de remplacer la scène de l’auteur par une scène de votre cru, tout le monde, spontanément, et sans aucun parti pris contre votre personne, trouvait que votre scène était vulgaire, commune, était la scène à ne pas faire.
Et puis, Monsieur, la scène à faire, c’est le renouvellement du secret du théâtre, de cette vieille mystification, si vertement blaguée par Flaubert : ça fait partie du parapharagamus des escamoteurs, c’est le facile moyen d’abîmer une pièce, sans donner la raison valable de son éreintement. Là-dessus, un conseil charitable que je vous donne, Monsieur : ne jouez plus trop de cette rengaine, le bourgeois même, je vous le jure, commence à ne plus couper dans la scène à faire.
Mais là, monsieur Sarcey, où vous n’êtes pas vraiment sincère, où vous ne dites pas la vérité, c’est quand vous déclarez que la pièce est ennuyeuse, horriblement ennuyeuse, sachant très bien, que c’est le moyen élémentaire de tuer une pièce, le moyen inventé par votre syndicat dramatique. La pièce peut être mauvaise d’après vos théories littéraires, mais une pièce où les spectateurs sont près d’en {p. 323}venir aux mains, et où les spectatrices — du moins les spectatrices honnêtes — versent de vraies larmes, non, non, Monsieur, cette pièce n’est pas ennuyeuse.
Enfin, Monsieur, vous pontifiez, toutes les semaines, du haut de vos douze colonnes du Temps, comme si vous prêchiez la vraie esthétique théâtrale, la grandissime esthétique de l’École normale. Mais en êtes-vous bien sûr ? Moi je crois que vous vous illusionnez, et que la jeune École normale vous trouve un critique démodé, un critique perruque, un critique vieux jeu, et voici la lettre qui va vous le prouver :
Monsieur,
Bien qu’il y ait de la hardiesse à adresser des félicitations à un homme tel que vous, je me risque à vous offrir les miennes, sûr que le témoignage de la jeunesse ne vous est pas indifférent, car il est sincère, et c’est un gage de l’avenir : ce que nous aimons nous le ferons triompher, quand nous serons des hommes.
Je suis élève de l’École normale. J’imagine que vous ne l’aimez guère. Nous sommes donc moins suspects que qui que ce soit, nous qui avons combattu pour vous, le bon combat, hier soir. C’est en mon seul nom que je vous écris, mais nous étions foule à vous acclamer à la troisième de Germinie. Nous étions venus pour protester contre l’indigne cabale, qui n’a pas cessé de s’attacher à vous, et pour forcer le respect dû à votre talent. Nous n’étions pas venus pour applaudir. Mais votre pièce nous a saisis, bouleversés, enthousiasmés, et des jeunes gens qui, comme moi, ne vous connaissaient guère, trois heures avant, et qui n’avaient pour votre art qu’une estime profonde, sont sortis pleins d’une admiration affectueuse {p. 324}pour vous. Oui, j’aime votre vue nette de la vie, j’aime votre amour pitoyable de ceux qui aiment et qui souffrent, j’aime surtout la sobriété discrète et vraie de votre émotion, de vos peintures les plus poignantes. Merci de ne point sacrifier au goût du gros public, de ne point lui faire de concessions, ni même de demi-concessions.
R…
Élève de l’École normale.
Le nom du signataire de la lettre, monsieur Sarcey, vous me permettrez de ne pas l’imprimer en toutes lettres, j’aurais trop peur que vous le fassiez enfermer dans l’ergastulum de l’École.
Ce soir, pendant l’heure que je passe à l’Odéon, quelques sifflets, qu’exaspère l’apostrophe d’une jeune femme, assise aux fauteuils de balcon, jetant aux siffleurs : « Ils sifflent parce qu’ils se sentent capables d’en faire autant que Jupillon ! »
Jeudi 27 décembre §
Discussion à table avec Daudet, où je soutiens qu’un homme qui n’a pas été doué par Dieu du sens pictural, pourra peut-être, à force d’intelligence, goûter quelques gros côtés perceptibles de la peinture, mais n’en goûtera jamais la beauté intime, la bonté absconse au public, n’aura jamais la joie d’une coloration, et je lui parlais à ce propos de l’eau-forte, de ses noirs, de certains noirs de Seymour-Haden qui mettent l’œil dans un état d’ivresse chez l’homme, au sens pictural. Je lui {p. 325}parlais encore des gens, n’ayant pas reçu ce don du ciel, et s’efforçant de chercher dans la peinture, les côtés dramatiques, spirituels, littéraires enfin : tout ce qui n’est pas de la peinture, et qui ne me parle pas, et qui me fait préférer un hareng saur de Rembrandt, au plus émouvant tableau d’histoire, mal peint.
Rosny, après avoir aujourd’hui vanté la solidité de sa santé et déploré le manque d’une maladie, en général attestatrice du talent, chez un écrivain, confesse cependant qu’il est un angoisseux, que son esprit se forge des ennemis qu’il n’a pas, et qu’en tisonnant au coin du feu, dans la flambée de sa cheminée, parfois il voit, comme des êtres chimériques, lui voulant du mal.
Puis il m’entretient de son mode de travail, se plaignant de dormir très mal, et par conséquent se levant tard, et mangeant, aussitôt levé, une côtelette, et d’abord virant dans la chambre, et ne travaillant guère, que dans le temps s’écoulant entre onze heures et une heure, puis après cela se promenant, lisant, ratiocinant.
Vendredi 28 décembre §
L’incident le plus bouffon à propos de Germinie Lacerteux, incident amené par l’éreintement de Sarcey, qui dans La France, a fait un réquisitoire de procureur de la République contre la pièce : ç’a été, la demande de la suppression de la {p. 326}pièce par la droite du Sénat, sans qu’un seul sénateur l’ait vue, l’ait lue. Oui, l’aveu de cette proscription sans précédent, existe au Journal Officiel, est attesté par le vaillant discours de Lockroy, le ministre de l’Instruction publique. Et n’est-ce pas vraiment curieux, la demande par cette droite, en termes injurieux, de la suppression de ma pièce, sur la dénonciation de M. Sarcey, ce mangeur de prêtres, par cette droite agissant contre moi, l’auteur de l’Histoire de la Société pendant la Révolution, de l’Histoire de Marie-Antoinette… Il y a vraiment dans les choses humaines, à l’heure présente, trop d’ironie !
Ah ! ce monsieur Sarcey, il n’est pas pour les vaincus. On peut être sûr que, lorsqu’on crie quelque part : Tue ! il imprimera : Assomme !
C’est lui, qui après s’être montré après la défaite de la Commune, si impitoyable pour les communards, au temps de la campagne anticatholique, se livrait, tous les matins, dans Le Dix-Neuvième Siècle, à l’exécution d’un curé de campagne… Je ne sais, mais il évoque chez moi, l’idée d’un de ces goujats d’armée, qui, lorsqu’un chevalier était renversé sur le dos, sans pouvoir se relever, l’égorgillait sans défense, avec son eustache, par les défauts de son armure.
Samedi 29 décembre §
Incontestablement ce n’est pas seulement la langue de la grande Adèle, {p. 327}qui choque le public petit bourgeois, la langue de Mlle de Varandeuil produit peut-être un effet pire, chez les gens qui ne sortent pas d’une famille noble, qui n’ont pas entendu la langue, trivialement colorée, des vieilles femmes de race du temps.
Un changement dans les habitudes parisiennes. Les mariages du commun ne se font plus mener à la Cascade, ils se font véhiculer à la Tour Eiffel.
Dimanche 30 décembre §
… Au moment, où Léon Daudet arbore pour sortir une toque en velours noir, la nouvelle coiffure chic de l’étudiant, son père nous conte, qu’à l’âge d’à peu près quatorze ans, une société de garçonnets comme lui, avait loué à Lyon, une chambre au quatrième, une chambre donnant sur la Saône et son brouillard, une chambre louée à un pauvre ménage d’ouvriers dans la débine, et chez lequel il y avait une femme qui pleurait toujours, et dans une cage en osier, une colombe gémissante, à l’instar de la femme.
Cette chambre louée, était la chambre des orgies, des orgies de petits verres ; — et tout son mobilier consistait en quelques chaises et une toque. Et quand arrivé là dedans, le premier, et le feu allumé, il mettait la toque, et fumait une énorme bouffarde, il sentait monter en lui un orgueil d’homme fait, un orgueil incommensurable.
{p. 328}Et comme il me revient, dans la parole, quelque chose de mes pensées du matin, sur la jeunesse actuelle, Daudet me dit que c’est la génération des instinctifs, des êtres de la race canine, qui lorsqu’ils ont trouvé un os, vont le manger dans un coin, et n’ont pas la solidarité des générations précédentes, et sont le plus beau triomphe de la personnalité et de l’égoïsme.
Lundi 31 décembre §
Marpon, que je rencontre sur le seuil de sa boutique du boulevard Italien, m’apprend que la matinée de Germinie Lacerteux, annoncée et affichée, a été suspendue par le ministère, sous la pression de M. Carnot, et que la plus grande partie des gens qui avaient pris des billets pour ma pièce, ont redemandé leur argent, quand en son lieu et place, on leur a offert : Le Lion amoureux.
Cette suppression des matinées d’une pièce, acceptée par la censure, n’est-ce pas de la part du Président de la République, du bon plaisir tout à fait monarchique ? Oh ! la bonne blague que les gouvernements libéraux !
FIN DU SEPTIÈME VOLUME