Partie 1 §
Il y a deux sortes de public qui s’interessent aux disputes des gens de lettres. Le prémier n’y cherche que le plaisir malin de voir des auteurs se dégrader les uns les autres ; s’attaquer et se défendre par des railleries ingénieuses ; et relever avec un mépris réciproque jusqu’aux moindres défauts de leurs ouvrages.
C’est un spectacle agréable pour l’amour propre des uns, que l’avilissement des autres : et comme l’envie des honneurs et des richesses fait qu’on se réjoüit quelquefois de la chute des grands, quelque éloigné qu’on soit de leur succéder ; l’envie de l’estime des hommes fait aussi qu’on aime à voir les auteurs estimez déchoir d’une réputation qui incommode jusqu’à ceux qui sont le moins à portée d’y prétendre.
L’autre espece de public, qui par son petit nombre à peine en mérite le nom, ne cherche dans les contestations littéraires que l’éclaircissement de la vérité. Il est bien aise de voir s’élever sur les mêmes matieres des sentimens différents ; parce qu’alors les auteurs interessez à défendre leur opinion, rassemblent avec tout l’art dont ils sont capables, les diverses raisons qui l’appuyent, les exposent dans leur plus grand jour, découvrent et font sentir le foible de leurs adversaires ; et qu’enfin par ces discussions éxactes, ils mettent le lecteur en état de juger sainement des choses.
Ce ne sont point les tours ingénieux, ni le sel piquant de l’ironie qui charment ces sortes de lecteurs. Ils ne font attention qu’à la solidité des raisonnements : ils les pesent à part ; et dépoüillez de tous les ornements étrangers à la cause, et contents d’avoir évité l’erreur, ils ne connoissent point la joye maligne d’en voir convaincre les autres. à ces deux sortes de public répondent aussi deux genres d’auteurs. La plûpart ne se proposent en disputant que le frivole honneur de vaincre, à quelque prix que ce puisse être. Dès qu’ils ont avancé une opinion, il ne leur est plus possible de convenir qu’elle soit fausse ; ils se croiroient même deshonorez d’en rien rabattre, et moitié illusion, moitié mauvaise foy, ils font armes de tout pour la défendre. Plus les raisons contraires les frappent, plus elles les irritent ; ils tournent toute la sagacité de leur esprit à imaginer des détours pour échaper à la vérité qui les presse ; et rafermissant le mieux qu’ils peuvent leurs préjugez ébranlez, ils payent de subtilitez, de hauteurs, et d’injures même, quand ils ne sçauroient payer de raison. Plûtôt que de ne pas triompher, ils se forgent des chiméres ; et les attaquent. Ils imputent à leur adversaire ce qu’il n’a pas dit, s’obstinent à donner à toutes ses propositions des sens détachez, sans vouloir, ou peut-être, sans pouvoir comprendre qu’elles se modifient les unes les autres, et qu’il en résulte un sens général qui fait précisément la question. Quelquefois même, pour derniere ressource, ne pouvant décréditer les raisons, ils essayent de décréditer l’auteur qui les allegue, en luy reprochant d’autres fautes indifférentes au fait présent : ce qui n’est, à parler juste, que se venger lâchement de son propre tort.
Quelques auteurs au contraire, n’ont d’autre vûë dans la dispute, que d’entendre et de faire entendre la raison ; le vray leur est aussi bon de la main des autres que de la leur ; ils étudient dans ce qu’on leur oppose ce qu’il peut y avoir de raisonnable ; aussi contents quelquefois, en avoüant qu’ils se sont trompez, que le peuvent être ceux qui les réduisent à en convenir.
Ce caractere me paroît si estimable, que je me le proposerai toûjours pour modelle dans la dispute où je suis obligé d’entrer. J’éxaminerai les objections de me Dacier, comme si je me les étois faites à moi-même ? Je comparerai ses raisons et les miennes, comme si elles étoient également mes propres idées, et qu’il s’agît de me déterminer entr’elles, par la seule force de l’évidence. C’est un engagement que je prends exprès à la face de l’academie, pour m’animer à rendre ma réponse plus digne de ce public judicieux, pour qui seul on devroit écrire.
Le livre de me Dacier annoncé depuis long-temps, parut quelques jours après que j’eus récité cette espece de préface dans l’academie ; je le lûs avec attention pour y chercher mes erreurs ; et comme j’avois promis de pardonner les injures à qui me détromperoit, je m’accoûtumai aisément à celles dont il est plein, dans l’espérance qu’on rempliroit la condition ; mais après avoir achevé tout le livre, je trouvay qu’il n’y avoit que la moitié de l’ouvrage fait. J’ay déja eu les injures, il ne reste plus qu’à me détromper.
Dans l’engagement où je suis de répondre, j’ay songé comme me D à faire un livre qui pût être utile indépendamment de nôtre dispute. Elle a choisi les causes de la corruption du goût, qui sont plûtôt chez elle le prétexte, que le dessein de l’ouvrage. Pour moi, je me suis laissé conduire à ma matiere ; il m’a paru qu’elle me donnoit lieu à des reflexions judicieuses sur la critique. Je tâcherai donc d’en faire le fonds de ma réponse ; de semer par tout des principes de raisonnement, dont les endroits que j’ay à refuter ne seront que l’application ; et je prendray garde sur tout à ne dire contre Me D que ce qu’entraîne la nécessité de ma défense.
Je luy ay rendu dans mes odes un hommage public que je confirme encore avec plaisir. Le compliment que je luy ay fait étoit fondé sur une estime très-réelle ; l’érudition estimable dans les hommes, l’est encore plus dans une femme, par sa rareté. Il faut avoüer que Me D l’a portée à un haut point ; elle en a servi utilement son siecle par un grand nombre de traductions fidelles ; et puisque je ne sçay point le grec, je suis du nombre de ceux qui luy ont là-dessus le plus d’obligation.
Je ne rabats donc rien des sentiments qui luy sont dûs ; mais enfin, comme les meilleurs amis disputent tous les jours sans s’aliéner ; j’espere que Me D ne trouvera pas mauvais que je me défende ; et qu’elle souffrira même que j’aye raison en bien des choses. Nous n’avons en vûë l’un et l’autre que la vérité, et l’avantage du public. de l’ode intitulée : l’ombre d’Homere.
Cette ode renferme l’idée générale de mon discours et de mon poëme. Il est naturel de commencer par la justifier, d’autant plus que Me D en prend occasion de me reprocher un vice odieux, ce qui m’interesse bien plus qu’une simple erreur. Je suis coupable à son compte d’envie et de malignité, et elle m’en fait honte par l’autorité de Plutarque ; comme si nous n’avions pas elle et moy des maîtres de vertu infiniment plus respectables, et que je ne pusse apprendre toute l’injustice d’un orgueil jaloux et malin, que de la bouche des philosophes payens.
Voyons cependant ce qui peut avoir donné lieu à cette accusation. J’évoque l’ombre d’Homere, avec tout le respect que luy doit un poëte, pour apprendre de luy-même comment je dois l’imiter pour plaire à mon siécle. Il me donne des leçons, dont la prémiere est de ne point l’adorer ; il m’avertit ensuite d’éviter certains défauts de son ouvrage ; et enfin je me crois en état d’éxécuter mon entreprise, comme Homere l’eût fait lui-même, s’il eût été à ma place.
Il y a là sans doute, pour Me D quelque apparence de présomption : un poëte de deux jours interroger Homere consacré par une réputation de trois mille ans, le forcer à m’avoüer ses foiblesses ; et me flatter de les corriger ! Cela est violent ; et je ne suis point surpris que le zele d’une interprete d’Homere s’en soit d’abord scandalisé. Ajoûtez qu’elle a vû à la tête de mon livre une estampe où Homere lui-même conduit par Mercure, me met sa lyre entre les mains.
La profanation est encore plus sensible ; car, sans vouloir citer Horace, la representation des choses frape bien plus que le simple récit. Sur cette apparence Me D s’est hâtée de conclure que j’étois coupable de cet orgüeil plein d’envie et de malignité, qu’elle déteste sur la parole d’un fort honnête ancien.
Mais si elle avoit observé la prémiere regle de la critique, et qu’elle eût suspendu son jugement pour approfondir le véritable sens de l’ode en question, elle ne m’auroit pas cité si legerement devant Plutarque.
Je vais dépoüiller mon ode de tous les ornements poëtiques, en reduire éxactement le sens dans un langage sérieux et litteral ; après quoy j’ose appeller à Me D même du jugement précipité qu’elle en porte.
Voicy donc ce que mon ode signifie. L’iliade d’Homere, que bien des gens connoissent plus de réputation que par elle-même, m’a paru mériter d’être mise en vers françois, pour amuser la curiosité de ceux qui ne sçavent pas la langue originale. Pour cela j’interroge Homere ; c’est-à-dire que je lis son ouvrage avec attention ; et persuadé en le lisant que rien n’est parfait, et que les fautes sont inséparables de l’humanité, je suis en garde contre la prévention, afin de ne pas confondre les beautez et les fautes. Je crois sentir ensuite que les dieux et les heros, tels qu’ils sont dans le poëme grec, ne seroient pas de nôtre goût ; que beaucoup d’épisodes paroîtroient trop longs ; que les harangues des combattans seroient jugées hors d’oeuvre, et que le bouclier d’Achille paroîtroit confus, et déraisonnablement merveilleux. Plus je médite ces sentiments, plus je m’y confirme ; et après y avoir pensé autant que l’éxige le respect qu’on doit au public, je me propose de changer, de retrancher, d’inventer même dans le besoin ; de faire enfin selon ma portée, tout ce que je m’imagine qu’Homere eût fait, s’il avoit eu affaire à mon siécle. Je finis de plus, après m’être déterminé ; en soupçonnant encore que mon orguëil pourroit bien m’abuser.
Si j’avois simplement dit cela dans une préface, ma conduite auroit-elle paru malignement orgüeilleuse ?
Je crois que Me D même se seroit contentée de me plaindre de mon erreur, sans m’accuser ni d’envie, ni de présomption. Cependant qu’elle éxamine l’ode ; elle trouvera que je n’ay ajoûté à ce fonds, que des images et des expressions poëtiques, et la fiction d’évoquer Homere, pour me faire dire par lui-même ce que son ouvrage m’a fait penser. Me D voudra bien prendre ce raisonnement pour la justification de l’estampe qui n’est que la représentation de l’ode.
Voilà l’inconvenient de ceder trop légerement à l’apparence : on fait par précipitation des injures que l’on n’a pas quelquefois le courage de réparer ; au lieu que si l’on se donnoit le temps d’approfondir les choses, si l’on se défioit des prémiers jugements qu’on porte, à proportion qu’on a interêt de les porter tels, on préviendroit bien des erreurs que l’on reproche gratuitement aux autres. Je ne crois pas ces reflexions moins raisonnables, ni moins vrayes que si je les avois lûës dans Plutarque. à l’égard du style de cette ode, Me D me reproche plusieurs fautes. Je conviens de bonne foy avec elle, que je ne me suis pas expliqué clairement dans les quatre prémiers vers, et je m’attends bien à reconnoître encore d’autres fautes, quand il s’agira de ma poësie, que je réserve pour la troisiéme partie de mon ouvrage.
Mais j’avouë que j’étois impatient de me laver du reproche d’orgüeil, non pas que je m’en croye absolument éxempt ; où est l’homme irréprochable de ce côté-là ? Me D même n’en soupçonne-t-elle pas un peu dans son livre, quelque imperceptible qu’il y puisse être ?
Ce que je puis dire, c’est que je sens tout le ridicule de cette haute opinion de soi-même, où la plûpart des poëtes s’abandonnent ; qui semble par un long usage être devenuë une bienséance de leur art, et comme une beauté poëtique qu’ils ont copiée fidellement les uns des autres : je n’ay pas crû même que le mérite l’authorisât ni dans Pindare, ni dans Horace, ni dans Malherbe ; et j’ay osé dire qu’ils avoient tort de s’être mis eux-mêmes au nombre de leurs admirateurs.
Si cependant j’ay suivi quelquefois leur éxemple, c’est par pure déférence au goût établi qui fait regarder ces saillies puériles comme un entousiasme sublime, et comme une noble confiance inséparable du genie. Me D peut-être ne m’en croira pas, mais j’ay souvent ri tout seul de cet orgüeil lyrique dans le temps même que je m’y prêtois, et j’en demande encore pardon aux gens raisonnables.
Et d’ailleurs, de quoy un poëte s’enorgüeilliroit-il ?
D’un art plus pénible qu’important ; d’exprimer quelquefois avec grace ou avec force, des choses communes que d’autres pensent et sentent sans en être vains ; de quelque facilité à peindre des images, et à rendre des sentiments ? Tout cela bien aprétié, n’est qu’une imagination heureuse, mais qui pour l’ordinaire nuit au jugement, à mesure qu’elle est forte et dominante. Voilà ce que je pense d’un art où je me crois encore bien loin d’exceller. Il n’y a pas là grande matiere d’orgüeil, mais il seroit à souhaitter que chacun se fist aussi bonne justice.
Si, par éxemple, un homme qui sçait plusieurs langues, qui entend les auteurs grecs et latins, qui s’éleve même jusqu’à la dignité de scholiaste ; si cet homme venoit à peser son véritable mérite, il trouveroit souvent qu’il se réduit à avoir eu des yeux et de la mémoire, il se garderoit bien de donner le nom respectable de science, à une érudition sans lumiere. Il y a une grande différence entre se souvenir et juger, entre s’enrichir de mots ou de choses, entre alleguer des autoritez ou des raisons. Si un homme pouvoit se surprendre à n’avoir que cette sorte de mérite, il en rougiroit plûtôt que d’en être vain. de l’estime des anciens. ces sortes de sçavans reprochent à cinq ou six ignorans de nôtre siécle d’avoir méprisé les anciens ; mais ces cinq ou six ignorans n’ont point méprisé les anciens ; ils ont seulement condamné l’estime outrée et l’espece d’idolatrie, où l’on tombe à leur égard : ils ont voulu qu’on rendît justice à tous les temps, que l’on sentît le beau par tout où il est, sans acception de siécles, et qu’on ne fist pas les modernes d’une autre espece que les anciens.
Mais ce n’est pas assez pour les commentateurs. Si l’on n’adore pas, on méprise : point de milieu. Me D par éxemple, veut qu’Homere ait inventé l’art, et l’ait perfectionné tout à la fois ; que son ouvrage soit le plus parfait qui soit sorti de la main des hommes . Si on lui arrache l’aveu vague qu’il a pû faire quelques fautes, elle n’a garde d’appliquer cet aveu à rien en particulier ; au contraire, elle justifie tout en détail ; et c’est peu de justifier, elle se récrie toûjours : cela est inimitable, cela est divin ! d’où vient donc ce prodige ? Comment se peut-il faire qu’un homme invente un grand art, et le porte d’abord à la perfection ? Me D s’en étonne elle-même, et elle se demande : comment donc Homere a-t-il pû être éxempt de la loy générale, qui n’a peut-être jamais souffert que cette exception ? et voici la raison qu’elle s’en rend après y avoir un peu rêvé. il y a des nations si heureusement situées, … etc. voilà donc, selon cette idée, les poëmes d’Homere qui sont l’effet d’un coup de soleil ; encore n’ont-ils pû naître que dans la Grece, comme s’il y avoit un orient fixe aussi-bien que les poles, et que tous les climats que le soleil parcourt, ne fussent pas orient et occident tout à la fois les uns par rapport aux autres.
Cette inattention auroit été qualifiée autrement, si Me D avoit eu à me la reprocher.
Mais ce n’est véritablement qu’une inattention, elle n’a prétendu parler que de nôtre orient qui lui paroît plus favorable à l’imagination ; et c’est pourquoi, selon elle, les égyptiens peu de temps après le déluge, avoient déja poussé fort loin plusieurs sciences, et sur tout la divination : folie que Me D leur compte pour une profonde découverte, et bien digne en effet d’un climat chaud ! Nos broüillards n’auroient pas opéré de si grands prodiges.
Quoiqu’il en soit, dès que je ne conviens pas qu’Homere ait perfectionné l’art qu’il a inventé, Me D conclut que je le méprise ; moi qui ai avancé formellement que par une supériorité de génie il avoit saisi les prémieres idées de l’éloquence dans tous les genres ; qu’il avoit parlé le langage de toutes les passions ; qu’il avoit ouvert aux écrivains qui devoient le suivre, une infinité de routes qu’il ne restoit plus qu’à applanir ; et qu’enfin ceux mêmes qui le surpasseroient, devroient encore le regarder comme leur maître. J’ay beau le redire, et protester de ma sincérité, Me D n’y verra peut-être encore qu’un mépris caché d’Homere, et qui ne tend pas à moins qu’à renverser la république des lettres. Pour moi, j’ose dire que cette délicatesse outrée de ne pouvoir se contenter pour Homere, d’un éloge aussi sérieux et aussi étendu, ne peut naître que d’une prévention très-dangereuse ; et encore plus capable de corrompre le goût que toutes les causes qu’on me cite de Quintilien.
En effet, cette prévention tient le jugement en servitude ; on n’ose sentir ce qu’on sent ; on se passionne de commande pour ce qui ne mérite qu’une approbation tranquille, on résiste aux prémieres impressions du défectueux ; et à force d’y résister, on parvient enfin à le voir avec d’autres yeux ; on le souffre d’abord ; ensuite on le justifie ; bien-tôt on l’admire ; et quelquefois on l’imite sans remords.
Ce que je dis ici à l’occasion d’Homere, je l’étends à tous les anciens, et je prie Me D s’il est possible, de ne voir dans ce que je dis que ce que je dis. Les grecs et les latins ont eu de grands hommes dans tous les genres ; et nous avons en eux à les comprendre tous ensemble, des modelles de toutes les beautez, c’est-à-dire que l’un excelle par un endroit, et l’autre par un autre ; mais je crois aussi que nous avons en eux des exemples de toutes les fautes : et c’est même par cette double leçon, que l’étude des bons écrivains de l’antiquité, peut être pour nous une éducation complette.
Nous serions encore dans la barbarie, si nous ne les avions retrouvez. Il eût fallu de nouveau défricher tout, passer par les commencemens les plus foibles ; acquerir, pour ainsi dire, les arts piece à piece, et perfectionner nos vûës par l’expérience de nos propres fautes, au lieu que les anciens ont fait tout ce chemin pour nous. Ils ont été nos guides et nos maîtres, il faut les estimer et les étudier, mais non pas comme des maîtres tyranniques, sur la parole de qui nous devions jurer toûjours, et qu’il ne soit jamais permis d’éxaminer.
La question n’est donc pas, comme bien des gens se l’imaginent, et comme les partisans outrez de l’antiquité semblent l’entendre, s’il faut mépriser ou estimer les anciens, les abandonner ou les conserver.
Il est hors de doute qu’il faut les estimer et les lire ; il s’agit seulement de sçavoir s’il ne les faut pas peser au même poids que les modernes. Si quand les idées du beau dans tous les genres sont une fois connuës, il ne faut pas mesurer tout indistinctement à cette regle, et effacer des ouvrages, pour ainsi dire, le nom de leurs auteurs, pour ne les juger qu’en eux-mêmes. Voilà précisément la question ; du moins je déclare que je ne vais pas plus loin, et ce n’est point un pas que je fasse en arriere, je n’ai jamais passé ces bornes.
Je trouve seulement que l’on fait sonner trop haut les noms des écrivains de l’antiquité. Ils sont pour les gens prévenus, comme ces geants dont parle Me D qui croissoient toutes les années d’une coudée en grosseur, et de deux en hauteur. à mesure qu’ils s’éloignent de nous, leur autorité s’augmente, nous ne nous accoûtumons pas assez à les entendre nommer, comme les écrivains de nôtre siécle : nous y attachons une idée de grandeur devant qui les noms modernes ne tiennent point. Pour moi qui soupçonne que ces grands hommes pouvoient être petits par bien des endroits aux yeux de leurs contemporains ; qui vois parmi nous, que ceux qui ont le plus de talents, n’ont pas souvent des lumieres bien sûres, et que nos meilleurs esprits se trompent quelquefois ; je pense qu’il en a toûjours été de même ; qu’Horace n’imposoit pas plus de son temps, que Malherbe du sien, ni Longin et Denys D’Halicarnasse, que des rhéteurs de nos jours. de la maniere de critiquer les auteurs. la critique est sans doute permise dans la république des lettres. Elle est légitime, puisque c’est un droit naturel du public, de juger des écrits qu’on lui expose ; et elle est utile, puisqu’elle ne tend qu’à faire voir par un raisonnement sérieux et détaillé, les défauts et les beautez des ouvrages. Mais autant que la critique est légitime et utile, autant la satyre est-elle injuste et pernicieuse : elle est injuste, en ce qu’elle essaye de tourner les auteurs mêmes en ridicule, ce qui ne sçauroit être le droit de personne : et elle est pernicieuse, en ce qu’elle songe beaucoup plus à réjoüir qu’à éclairer. Elle ne porte que des jugemens vagues et malins, d’autant plus contagieux, que leur généralité accommode nôtre paresse, et que leur malice ne flate que trop nôtre penchant à mépriser les autres.
Il faudroit donc dans la république des lettres traiter les satyriques superficiels comme des séditieux qui ne cherchent qu’à broüiller : et les critiques sages au contraire, comme de bons citoyens qui ne travaillent qu’à faire fleurir la raison et les talents.
C’est à eux sans doute qu’il appartient de juger les ouvrages anciens et modernes ; mais il seroit bon, ce me semble, d’établir là-dessus une différence entre les auteurs des siécles passez et les auteurs vivants.
On éxamine d’ordinaire ceux-là avec un respect timide et des ménagements superstitieux, tandis qu’on réserve pour ses contemporains toute la sévérité et toute la hardiesse de ses jugemens. J’ose dire cependant, que ce devroit être tout le contraire. Tous les égards sont dûs à ceux avec qui nous vivons, et nous ne devons rien aux autres que la vérité.
Il faudroit donc pour l’instruction de nos contemporains mettre à profit cette liberté que nous pouvons prendre sur les auteurs qui ne sont plus. Que nôtre propre conduite nous serve en cela de leçon ; nous ne faisons d’anatomie que des morts ; on a même horreur de la maxime qui autorise les expériences sur les personnes obscures. Pourquoi n’étendrions-nous pas cette humanité aux choses qui ne regardent que l’esprit ? Pourquoi du moins ne s’en pas tenir aux critiques honnêtes avec nos écrivains ?
Pourquoi au lieu de leur reprocher aigrement des fautes, n’en choisissons-nous pas de pareilles dans les anciens, dont nous fassions sentir le défaut, et si l’on veut, tout le ridicule qui ne les intéresse plus ?
Nous satisferions par là au double devoir d’éclairer les autres, et de ne blesser personne.
Me D n’est pas de mon avis ; elle a crû que c’étoit me faire grace de ne m’accorder que les égards que j’ay eus pour Homere, elle n’a fait attention en cela qu’à la supériorité de l’un, et à la médiocrité de l’autre ; et elle me traite sans scrupule comme mort, et Homere comme vivant, parce qu’elle l’a fait revivre dans sa traduction.
Qu’elle l’avoüe ingénuëment, elle s’est cruë attaquée dans la personne de son auteur favori, elle a compté pour rien la justice flatteuse que je lui rends avec plaisir en tant d’endroits de mon discours, et elle n’y a vû que les censures que j’ai osé faire du pere de la poësie ; encore sa passion pour ce grand poëte les lui a-t-elle grossies ; elles lui ont paru des injures, et pour ces injures prétenduës, elle m’en a rendu de très-réelles.
Il y a de deux sortes d’injures usitées dans les contestations des gens de lettres : les unes toutes cruës, et telles que la passion les suggere d’abord, les expressions les plus naturelles du mépris et de la colere, des démentis en forme, des reproches directs d’impertinence et d’absurdité, et mille autres formules aussi polies. La plûpart des sçavans des derniers siécles n’en étoient point avares, dès qu’ils étoient en dispute ; et je soupçonne qu’ils avoient rapporté cela du commerce récent d’Homere, qui les met harmonieusement dans la bouche de presque tous ses héros. Me D a pris apparemment cet usage pour un privilege de l’érudition ; elle ne m’épargne pas ces sortes d’injures, et souvent elle ne m’a pas jugé digne qu’elle se donnât la peine de les assaisonner du moindre tour. En voici quelques-unes dont le lecteur jugera. c’est-là véritablement parler sans sçavoir… etc. voilà des injures bien positives, et qui ont toute la simplicité des temps héroïques. l’orgüeilleuse ingratitude de l’imitateur l’a emporté sur la modeste reconnoissance du traducteur. il faut avoüer que celle-ci le dispute pour l’harmonie aux plus belles d’Homere.
que M. de La Motte n’entende ni le grec, ni le latin, cela est pardonnable ! Mais il devoit au moins entendre le françois. cela est emprunté presque mot pour mot de Mr Despréaux : l’injure avoit été inventée par un autre ; il n’auroit pas été mal d’en faire honneur à l’inventeur. il est si naturel à Mr De La M d’être dans l’erreur, que quand il en sort, il ne sçait par quel miracle cela s’est fait, et il y rentre le plûtôt qu’il est possible. Me D venoit de promettre dix lignes auparavant de ménager ses éxpressions. Il faut donc qu’elle ait crû ce tour fort honnête, et je n’ai qu’à l’en remercier.
Mr De La M a un art admirable pour rendre froids et plats les discours les plus forts et les plus nobles.on diroit que Mr De La M a fait serment de gâter les plus beaux endroits d’Homere, aucun ne lui peut échaper. quelques gens prétendent que c’est-là la fine ironie de Platon. Il n’y a rien à dire, puisqu’elle a le sceau de l’antiquité. un homme pieux comme M. de La M. ne sçauroit mentir. cette ironie a pourtant bien de l’air d’un démenti.
Alcibiade donna un grand soufflet à un rhéteur qui n’avoit rien d’Homere. Que feroit-il aujourd’hui à un rhéteur qui lui liroit l’iliade de Mr De La M. heureusement quand je recitai un de mes livres à Me D elle ne se souvint pas de ce trait. ridicule, impertinence, témérité aveugle, bévûës grossieres, folie, ignorances entassées. ces beaux mots sont semez dans le livre de Me D comme ces charmantes particules grecques qui ne signifient rien, mais qui ne laissent pas, à ce qu’on dit, de soûtenir et d’orner les vers d’Homere.
Me D est peut-être surprise de m’en avoir tant dit ; car puisqu’elle avoit promis d’abord de ne me point dire d’injures, il y a apparence que toutes ces phrases lui sont échapées comme un style polémique, sans qu’elle y fît assez d’attention. Mais je l’avertis que ce n’en est pas là la trentiéme partie ; et que quand elles ne choqueroient pas par le défaut de bienséance, elles ennuyeroient encore beaucoup par la répétition.
Ces sortes d’injures partent d’ordinaire d’une passion imprudente, et qui n’entend pas ses propres interêts. Car elles ne font aucun plaisir au lecteur ; elles ne font pas grand tort à l’auteur à qui elles s’adressent, et elles avilissent sûrement celui qui les dit.
Il y a d’autres injures plus ingénieuses, qui, quoique également injustes, ne laissent pas d’égayer la matiere, et de faire passer la malice à la faveur de l’art.
J’en ai trouvé quelques-unes de ce genre dans Me D. Elles m’ont réjoüi moi-même, quoique ce fût à mes dépens ; je renonce pourtant à l’honneur d’en rendre de pareilles, je me prive volontiers d’un avantage que je crois injuste, et je ne veux ni me faire lire, ni avoir raison à ce prix.
Une autre injustice en matiere de dispute, c’est de reprocher à l’auteur que l’on combat, des choses étrangeres à la question ; et cette injustice est presque toûjours une marque de foiblesse : car si l’on se sentoit assez fort du fait même, on ne chercheroit pas de secours ailleurs. Me D par exemple, n’auroit-elle pas dû se passer d’un pareil artifice.
J’ai fait des operas, me réproche-t-elle, et j’ai lû des romans ; et par le titre de pieux qu’elle me donne ensuite ironiquement, elle paroît insinuer que je suis tout le contraire. J’ai là-dessus une compensation à lui proposer. Qu’elle me passe les operas que j’ai faits, pour les traductions qu’elle a faites de l’eunuque et de l’amphitrion, de quelques comedies grecques d’aussi mauvais exemples, et des odes d’Anacréon, qui ne respirent qu’une volupté dont la nature même n’est pas toûjours d’accord : soyons raisonnables ; il me semble que cela vaut bien quelques operas, qui sont des ouvrages très-modestes, et presque moraux, en comparaison de ceux que je cite. à l’égard des romans qu’elle suppose que j’ai lûs, mettons-les pour les deux cens fois qu’elle a lû avec plaisir quelques pieces du cynique Aristophane. Mes lectures frivoles ne montent pas à beaucoup près si haut, mais je ne veux point chicanner, et je consens que l’un aille pour l’autre.
On concluera sans doute que nous pouvions mieux employer nôtre temps, Me D et moi, je passe condamnation, pourvû qu’on n’en induise rien contre le fond de nos sentimens. Je suis sûr qu’elle n’a fait attention dans les endroits licentieux qu’à l’esprit du poëte, et à la force ou à l’harmonie des mots grecs ; et la même justice demande aussi qu’elle croye que je n’ai esté touché dans les romans, que de l’art ingénieux qui y regne, sans en adopter les mauvaises maximes. Je suis ravi pour elle que mon apologie soit la sienne.
D’ailleurs le dessein de Me D dans le reproche qu’elle me fait, est de donner une idée basse de nôtre galanterie, de faire regarder l’amour comme une source de petits sentimens indignes de l’homme, et de faire entendre que les esprits accoûtumez à ces puérilitez, ne sont plus capables de sentir le sublime et les grands sentimens d’Homere. Mais qu’est-ce au fonds que ces grands sentimens pour lesquels on voudroit nous inspirer tant d’estime ? Des saillies extravagantes d’ambition et de vengeance, des transports ridicules d’un courage aveugle. Si l’on éxaminoit bien toutes ces passions, on verroit qu’elles n’ont rien à se reprocher du côté du puérile ; qu’elles avilissent également l’homme, et qu’enfin ce n’est point par raison qu’on les préfére les unes aux autres, mais seulement selon le degré d’orgüeil ou de tendresse qu’on a soi-même dans l’esprit et dans le coeur. du paralelle d’Homere et de l’écriture sainte. voici un article plus sérieux et plus important que tous les autres. Me D employe souvent dans son livre l’éxemple de l’écriture sainte pour justifier la conduite d’Homere en plusieurs choses. J’avois osé trouver ce paralelle scandaleux, sans néanmoins appliquer ce terme à Me D mais, elle est très-contente, dit-elle, de scandaliser avec Eustathe, archevêque de Thessalonique ; comme si ce commentateur d’Homere étoit un pere de l’église, et qu’il fût de la docilité chrétienne de souscrire là-dessus à ses sentimens. Me D appuyée de ce témoignage donne hardiment à plusieurs de mes remarques sur Homere, la notte capitale d’impiété ; je ne sçaurois, à l’entendre, condamner quelques comparaisons, ni les répétitions mêmes de l’iliade, sans me rendre suspect d’hérésie.
Heureusement je suis bien rassuré de ce côté-là.
Beaucoup de théologiens, des archevêques mêmes, puisqu’il en faut, ont lû mon ouvrage ; et ils m’ont félicité positivement de ce que j’ai dit là-dessus.
Je vais donc une fois pour toutes faire ma declaration sur l’écriture, afin de ne la plus mêler dans une dispute prophane, et où l’on est scandalisé, je le repete, de la voir entrer.
L’écriture ne nous a point été donnée pour nous rendre sçavans, encore moins pour amuser nôtre imagination.
Je n’y cherche point à devenir physicien, ni astronome, ni poëte, ni orateur. J’ai donc lû tous les livres saints, quoique Me D se plaise à croire que je les ignore : je les ai étudiés comme la science de l’unique nécessaire, comme la source divine de la doctrine et des moeurs, mais nullement comme une poëtique, aliment frivole de l’imagination des hommes. J’avouë que je lis Homere avec des sentimens bien opposez : et quoique quelques écrivains que Me D adopte, veüillent qu’on le lise comme les prophetes, en cherchant les grandes véritez cachées sous ses fables, je le regarde au contraire, comme un organe du pere du mensonge, dont il s’est servi, non pas pour établir le paganisme, ainsi que Me D me le fait dire, mais pour en fortifier l’extravagance et l’absurdité.
Un sçavant théologien avoit déja reproché à Mr Dacier, le dessein apparent de christianiser quelques philosophes payens ; d’avoir voulu faire des oeuvres de Marc Antonin, un livre de piété ; d’avoir dit, que quand on juge de Socrate par les véritez qu’il a connuës, … etc. sans doute l’amour de Mr Dacier pour la vérité et la vertu, lui en ont grossi les apparences dans les philosophes payens, où il a pris l’ombre pour le corps.
Mais que diroit ce théologien critique, s’il avoit vû dans Me D qu’Homere avoit trouvé le denoüement de la prédestination et de la liberté de l’homme ?
Voilà une preuve bien sensible des excez où nous jettent de fausses conformitez : jugeons plus simplement des choses, ne cherchons la vérité qu’où elle est sûrement, et n’érigeons point des fictions et des bagatelles en réalitez importantes et respectables : il ne faut point mettre l’arche auprès de Dagon, l’idole se brisera infailliblement.
Si l’on se contentoit de trouver entre l’ouvrage divin et l’ouvrage payen quelque rapport de stile, comme une preuve historique du génie commun des orientaux ; si l’on n’y cherchoit qu’à vérifier des usages et des moeurs, rien ne seroit plus raisonnable : mais d’aller jusqu’à vouloir faire respecter les plus grandes folies d’Homere par les miracles de l’écriture, et par quelques figures des prophetes, par éxemple, le cheval parlant d’Achille par l’ânesse de Balaan, les hommes combattans contre les dieux, par Jacob luttant contre l’ange, le songe d’Agamemnon, par celui d’Acab, etc. J’avoüe que c’est ce que j’ai trouvé scandaleux, et j’ai dit sur cela un mot dans mon discours auquel Me D n’a pas répondu. Les vrais caracteres de la divinité, sont posez en principes en tant d’endroits de l’écriture sainte, que quand les auteurs sacrez viennent à employer les figures, on les reconnoît d’abord pour ce qu’elles sont, et on ne les aprétie que ce qu’elles valent : au lieu que dans Homere ces prétenduës figures sont elles-mêmes les principes, et qu’il n’y a rien qui avertisse l’esprit de ne les pas prendre à la lettre. Si je disois là-dessus, comme Me D le fait souvent à mon égard, qu’après ma remarque, je suis surpris qu’elle ait osé revenir à son paralelle ; elle trouveroit sans doute que j’aurois mauvaise grace, j’en conviens, cela ne sied bien qu’à elle.
Je pense donc avec Mr l’archevêque de Cambray, que les dieux de l’iliade ne valent pas nos contes de fées : c’est pourtant de ce merveilleux puérile que nous disputons Me D et moi. Cette question dont on fait tant de bruit est peut-être la plus frivole qui puisse occuper des gens raisonnables, et j’ai grande peur qu’elle ne soit mise un jour au rang des paroles oiseuses. de l’ignorance du grec. mais, me dit Me D vous ne sçavez pas le grec ; comment avez-vous l’audace de juger d’un auteur dont vous ignorez la langue ? C’est l’objection qui regne le plus dans son ouvrage, celle qui a séduit le plus de gens, et sur laquelle on me croit fort embarassé : peut-être sera-t-on surpris de voir combien elle est frivole dans la question dont il s’agit.
Je ne fais point vanité d’ignorer le grec, il seroit mieux que je le sçusse ; cette connoissance a sans doute ses utilitez ; mais elle ne m’auroit servi de rien dans ce que j’ai fait.
Je suppose toûjours dans mon ouvrage que l’expression d’Homere est élegante ; qu’il a fait par tout de sa langue un usage ingénieux, propre à faire valoir ses fables ; et ainsi, sans jamais prononcer contre le choix de ses termes, je m’en suis tenu précisément à l’ordre de son poëme, au caractere de ses dieux et de ses héros, au choix des actions, à la convenance des sentimens, en un mot, au gros des choses. Dira-t-on que dans les traductions litterales, faites en latin par des sçavants à qui personne n’a contesté l’intelligence des deux langues, je n’aye pû m’assurer suffisamment de ce qui fait l’objet de ma critique ?
Je demande à Me D même, pourquoi elle a traduit l’iliade, si elle n’a pas cru que sa traduction pût donner, à l’élégance près, une idée suivie de ce poëme ? Elle auroit beau me dire avec sa modestie ordinaire, que sa traduction est foible, languissante et platte même en comparaison de l’original ; je pourrois vous le contester, lui répondrois-je, comme j’ai déja fait, mais je vous le passe : quand vous dites qu’un des héros de ce poëme croïoit avoir la mort à ses trousses ; qu’un autre dans une lutte donne le croc en jambe à son rival, au lieu de ces expressions trop familieres, Homere employe là les plus beaux termes du monde : je le veux bien ; mais qu’en pouvez-vous conclure, puisque je me restrains à ne juger que du sentiment et de l’action, que certainement vous n’avez pas prêtées à Homere.
Comment Me D peut-elle parler souvent de l’ancien testament sans sçavoir l’hebreu, c’est que nous en avons une traduction canoniquement approuvée ; c’est ainsi qu’à proportion je parle d’Homere, sans sçavoir le grec, sur la foy des traducteurs autorisez parmi les sçavans.
En un mot, ou Me D n’a pas rendu Homere, ou je l’entends comme elle, eu égard au fond des choses ; et quand même elle ne l’auroit pas rendu, mes remarques auroient encore un objet réel, puisqu’elles tomberoient du moins sur sa traduction dont je m’appuye toûjours.
Il ne faudroit donc plus crier, il ne sçait pas le grec, et il juge Homere, et prétend l’imiter ; ce sophisme séduit bien des gens ; c’est qu’on se laisse étourdir du faux paradoxe qu’il présente d’abord. On croit que je juge du grec, tandis que je ne juge que du françois de Me D. On croit que j’imite en détail les tours et les expressions d’Homere, au lieu que j’imite seulement le fond des choses que les traductions litterales m’ont suffisamment appris : la témérité de l’entreprise s’évanoüit, dès qu’on la réduit ainsi à ses véritables termes. de la nouveauté de mon projet.
Made D m’apprend que Desmarêts, l’auteur du Clovis et de la Madelaine, avoit eu comme moi l’audace de juger d’Homere, que sa dissertation fut oubliée dès sa naissance ; et que ce n’est même que par hazard qu’elle l’a eûë d’un de ses amis, qui l’a déterrée dans la poussiere d’un cabinet. Je n’ai jamais lû cette dissertation ; je n’aurois pas manqué de la citer, si je m’en étois servi, quoique ce ne soit pas trop l’usage des auteurs de remarques, qui ne font pas toûjours honneur à ceux qu’ils copient. Il est vrai qu’elle ne conclut pas d’abord que j’aye copié l’ouvrage de Desmarêts ; car comme elle l’ignoroit, elle n’a pû se défendre de penser que je pouvois l’ignorer aussi. Elle se contente donc de dire d’abord, que soit que je l’aye suivi, soit que la conformité des vûës m’ait fait rencontrer avec lui, je ne fais presque que répéter les mêmes critiques : mais perdant bien-tôt de vûë cette alternative si judicieuse, elle n’en adopte plus dans la suite de son livre que le membre injurieux qui me fait regarder comme un servile copiste.
Je ne me défends pas de ce reproche, pour m’attribuer là-dessus la gloire frivole de la nouveauté. Je n’ai prétendu remarquer dans Homere que les défauts les plus apparens ; dès-là il étoit impossible que je disse des choses bien nouvelles. Ce seroit un grand préjugé d’erreur contre moi, si j’avois blâmé des choses qui n’auroient blessé personne ; au lieu que c’est un préjugé de raison de m’être rencontré avec les censeurs d’Homere sans les avoir lûs.
La plûpart des subtilitez avec lesquelles on justifie Homere, ne sont pas de la même nature ; il faut aller interroger Eustathe et Denys D’Halicarnasse, et ce n’est point dans le fond d’une raison commune qu’on les trouve.
J’ai rencontré bien des gens qui m’ont dit sur mon ouvrage : j’avois déja senti tout ce que vous me dites d’Homere, et vos idées ne m’étoient point nouvelles. ce discours reprimoit bien la petite vanité que m’auroit pû donner ma pénétration ; mais il m’en dédommageoit en me faisant croire d’autant plus que je ne m’étois pas trompé ; et le plaisir d’être raisonnable me consoloit de n’être pas singulier.
Cela me fait sentir combien il est utile qu’en matiere d’ouvrages d’esprit, quelques écrivains ayent la hardiesse de dire ce qu’ils pensent. On éclaire par-là bien des soupçons qui ne demandent qu’à se découvrir ; on détermine bien des gens à penser ce qu’ils sentoient déja, au lieu que par la lâcheté de suivre toûjours le torrent, on prête des armes à l’erreur, on donne occasion à ses partisans de crier : toute la terre est de nôtre avis ; tous les hommes sont d’accord là-dessus : vous qui le prétendez, recueillez les voix, l’univers déposera de son ennui sur bien des choses que vous soûtenez qui le charment.
Il est donc important de faire sentir le foible de ces autoritez prétenduës qui ne sçauroient prescrire contre la raison. Il faut du moins sauver les jeunes gens du préjugé dangereux où les jette une admiration aveugle d’Homere. Il faut purger leur éducation de la contradiction ordinaire qui y regne. On leur crie d’un côté : cela est divin, et de l’autre on les reprend quand ils viennent à l’imiter ; ne vaudroit-il pas mieux leur donner du beau, des idées fixes et uniformes, sur lesquelles ils pussent régler également leur estime et leur travail ?
Me D déclare qu’elle n’écrit que pour eux ; elle les regarde d’après Socrate comme la portion la plus sacrée de la république qu’il est nécessaire d’élever dans de bons principes. Je déclare aussi que je n’écris que pour eux, et par les mêmes raisons que Me D. Car on travailleroit en vain pour désabuser de vieux sçavans de l’espece de culte où ils sont accoûtumez pour Homere ; tout nôtre espoir est dans une génération nouvelle, dans une génération qui n’ait point encore fléchi sous les autoritez, qui n’ait pas crié pendant trente ou quarante ans au miracle ; et qui par la longue habitude de se passionner ainsi, n’ait pas pris une espece d’engagement contre la raison. du silence de l’academie. le zêle de Me D s’échauffe en un endroit de son ouvrage ; elle veut faire honte à l’academie de ce que par un bon arrêt elle ne condamne pas tous les critiques d’Homere à une amende-honorable publique. par quelle fatalité, s’écrie-t-elle, faut-il que ce soit de l’academie françoise, … etc. je réponds déja que cette fatalité dont on aime tant à s’étonner, est fondée sur une raison bien naturelle.
C’est que parmi les meilleurs esprits, tels que sont les membres de l’academie françoise, il s’en trouvera toûjours qui sentiront les fautes d’Homere, et qui auront le courage de les relever. C’est même parce que l’academie doit être le rempart des lettres et du bon goût que ces écrivains ont cru de leur devoir d’éxaminer un ouvrage qu’on donnoit indistinctement pour régle, et d’y faire sentir ce qui devoit être excepté de l’estime et de l’imitation. Il est bon de remarquer en passant que mille éloges vagues et généraux ne contrepésent pas une seule censure bien détaillée : les uns ne sont qu’un hommage rendu sans éxamen à la réputation établie : l’autre est un fruit de la refléxion, où l’on expose les raisons du jugement qu’on porte, et ausquelles il faut se rendre dès qu’on ne les détruit pas par de plus fortes. Je regarde donc ces critiques comme une suite naturelle de l’établissement de l’academie françoise, et comme le signal de la liberté académique, si nécessaire aux progrès de la raison et du bon goût. Mr Despreaux et Mr Dacier ont justifié, dit-on, l’académie de cet excès ; je les respecte tous deux, comme je le dois ; l’un par son génie et ses talents, l’autre par son érudition et son travail : mais ne diroit-on pas que ce fussent des arbitres nommez exprès pour cette affaire, et que le corps leur eût remis son autorité pour la décision ? Ce n’est point cela ; ils ont seulement usé du droit commun à tous les membres, ils ont dit ce qu’ils pensoient ; et c’est au public, juge de l’académie même, à prononcer. aujourd’hui, poursuit Me D avec un zêle qui s’allume toûjours de plus en plus, voici une témérité bien plus grande, … etc. cet endroit fait rire par ces termes graves et pathétiques de témérité, de licence, de désordres, d’attentat injurieux et d’indignation, appliquez à une matiere si frivole ; mais il fait peine aussi par le tour extraordinaire qui y regne. Je prie Me D de le qualifier elle-même en conscience. Elle dit tout ce qu’elle peut pour soulever l’académie contre moi, et elle s’arrête après avoir tout dit, parce que la charité lui défend de me nuire. Que n’effaçoit-elle donc ce qu’elle avoit dit ? Ou si elle le vouloit laisser, que ne supprimoit-elle sa propre condamnation ? Voilà en effet une charité bien patiente, qui attend pour parler que la passion n’ait plus rien à faire.
J’avertis ici Me D qu’elle a une idée fausse de l’académie françoise. Elle la regarde apparemment comme un tribunal tyrannique qui ne laisse pas la liberté des jugemens en matiere d’ouvrages d’esprit ; elle croit que l’admiration religieuse des anciens, en est une loi fondamentale, et qu’en y entrant on lui prête serment de fidélité à cet égard. Ce n’est point là l’esprit d’une assemblée de gens de lettres, et l’academie ne tend à l’uniformité que par voye d’éclaircissement, et non pas par voye de contrainte.
Elle a souffert dès son établissement que l’abbé de Bois-Robert comparât le chantre grec à nos chanteurs de carrefours, qui ne débitent leurs chansons qu’à la canaille. Nôtre fondateur qui sçavoit bien les vûës de sa propre institution, ne s’en est pas scandalisé.
Elle a souffert depuis que Desmarêts fist contre Homere cette dissertation dont on me croit le copiste.
Elle ne s’est point élevée contre Mr Perrault, quand il a entrepris de faire voir la supériorité de nos écrivains sur les auteurs de Rome et d’Athenes. Elle a permis à Mr De Fontenelle de trouver des fautes dans Théocrite et dans Virgile, et de se faire dans leur propre genre une route qu’ils n’avoient pas connuë. En un mot, elle ne condamne dans ces sortes de disputes que les manieres injurieuses dont les différens partis appuyent quelquefois leurs raisons. à cela près, que peut-elle désirer de mieux que cette diversité de sentimens, qui donnent lieu d’approfondir les matieres ? Toutes nos assemblées ne se passent que dans ces contradictions utiles d’où resulte la vérité. Et en effet, il seroit impossible, que toute bienséance observée, il ne sortît de ces discussions éxactes, une lumiere qui éclaireroit enfin le public. Quand tout s’est dit de part et d’autre, la raison fait insensiblement son effet, le goût se perfectionne, et il s’affermit alors, parce qu’il est fondé en principes, des authoritez, avant que de finir cette prémiere partie, je crois devoir dire un mot sur les autoritez poëtiques dont Me D m’accable. Il y a plusieurs distinctions à faire pour les réduire à leur juste prix. Quand les bons auteurs d’un siécle déposent de la pureté et de la beauté du style d’un de leurs contemporains, nous ne sçaurions nous dispenser de les en croire sur leur parole, nous qui à beaucoup près, ne sentons pas comme eux les finesses de leurs langues. J’ai toûjours senti la force de ce témoignage, et c’est pourquoi je suppose toûjours l’élégance grecque dans l’iliade. Me D peut-elle éxiger plus ? Si ce témoignage au contraire tombe sur les choses, il faut encore distinguer. Les auteurs les plus voisins du temps d’Homere disent-ils qu’il a bien peint les moeurs de son siecle ? Leur autorité demeure encore dans toute sa force, et j’y souscris, puisque nous ne le pouvons sçavoir que par eux. Il n’en est pas de même, quand leur jugement s’étend au-delà des faits, et qu’ils prononcent sur des choses dont la raison commune est l’arbitre. J’avouë que le nom d’un auteur estimé, est un préjugé avantageux pour ce qu’il va dire ; mais dès qu’il l’a dit une fois, son nom ne me fait plus rien, je n’ai plus qu’à péser ses raisons indépendamment de la réputation de l’auteur, et si je vois clairement qu’il se trompe, je l’abandonne aussi-tôt sans scrupule ; car quoiqu’ait dit un ancien, il ne faut point errer avec Platon même. Ainsi l’on auroit beau me citer Platon, Aristote, Horace, Eustathe, Denys D’Halicarnasse, Démétrius, Longin, et y ajoûter encore le pere Le Bossu et Mr Dacier, comme naturalisez grecs ou latins ; tous ces messieurs ne me feroient pas croire qu’il soit décent à Jupiter de battre sa femme, et j’aimerois mieux en être blessé avec le seul auteur du Clovis. Il n’y a point d’autorité pour me faire trouver des moeurs héroïques, quand je les sens grossieres et brutales, ni le vrai caractere des passions dans les endroits où je les sens démenties.
C’est encore un abus de ces autoritez, que de les entasser les unes sur les autres sans distinction, et seulement pour faire montre ; on mêle indifféremment les auteurs qui ont fait des éloges vagues d’Homere, avec ceux qui en ont fait des éloges de détail, et fondées sur le raisonnement. Il ne faudroit m’opposer que ceux qui ont éxaminé à fond l’iliade, encore me passerois-je bien de leur nom, il me suffiroit de ce qu’ils disent ; tout le monde en jugeroit comme moi, et se détermineroit par les choses mêmes ; au lieu que bien des gens n’ont pas le courage de balancer entre vingt noms anciens et un nom moderne.
Car, selon Me D il ne faut point prétendre à avoir aucune autorité de son temps : en vain le journal de Paris, celui de Trevoux et celui de Hollande ont fait honneur à mon ouvrage ; en vain ils en ont adopté presque tous les sentimens. Qu’est-ce que des hommes qui vivent aujourd’hui ? Me D soûtient qu’ils ne m’ont approuvé qu’à la grande honte de leur jugement. Je me repose sur eux du soin de le défendre, si elle ne les a pas détrompez plus que moi. Qu’ils rabattent ce que l’honnêteté, ce que l’indulgence leur a fait dire de trop favorable ; mais qu’ils prêtent au reste un secours plus fort que le mien, et que la vérité, me fût-elle contraire, trouve en eux des défenseurs dignes d’elle.
Il falloit satisfaire à ces reproches généraux pour débarrasser l’apologie de mon discours de ce qui l’auroit renduë confuse : mais elle est déja bien avancée, si j’ai ruiné, comme il me le paroît, presque tous les fondemens sur lesquels Me D établit sa critique.
Qu’on ne se hâte point de se plaindre de ce que je ne touche pas encore au détail, on aura incessamment satisfaction là dessus. Si je donne cette prémiere partie séparée, c’est pour profiter de la curiosité du public sur cette matiere, et aussi parce qu’il me revient qu’on n’aime pas les gros livres. Je continuërai en justifiant mon discours avec le moins de préoccupation qu’il me sera possible ; et je finirai enfin par une déclaration naïve de ce que je pense en bien et en mal de mon poëme, en exposant les raisons que j’ai eûës de mettre ce pauvre Homere dans l’état pitoyable qui a presque tiré des larmes à Me D et de réduire les seize mille vers de son poëme, en quatre mille cinq ou six cents ; car elle en a fait le calcul, et je ne compte pas après elle.
Partie 2 §
Si le public prenoit autant d’interêt que Me Dacier et moi à la dispute présente, je me serois épargné le travail d’une réponse. Je m’en tiendrois à ce que nous avons déja écrit l’un et l’autre ; j’ai exposé mes raisons, elle a exposé les siennes ; et il suffiroit de les comparer exactement ensemble, pour juger de quel côté est la bonne cause.
Mais il s’en faut bien que le public soit aussi vif que nous sur cette matiere. Chacun a des affaires plus sérieuses, que de nous examiner scrupuleusement. Le malheur est que n’éxaminant point, chacun veut pourtant prononcer. On nous juge donc sans rien approfondir, et seulement par conversation. L’un me condamne, parce qu’il entend dire que je trouve des défauts dans un poëte admiré depuis trois mille ans : l’autre condamne Me D sans se donner la peine de la lire, parce qu’il lui revient qu’elle me combat avec des injures ; et il en conclut, qu’avec cela, elle ne sçauroit avoir raison. Voilà de fort mauvaises conséquences ; et c’est pourtant en vertu de ces beaux raisonnemens que nous avons l’un et l’autre, des partisans et des censeurs.
Les plus équitables de nos juges nous lisent, il est vrai, mais la plûpart n’en sont gueres mieux instruits.
Ils cedent tour à tour aux prémieres lüeurs du pour et du contre. Ils n’ont point assez médité le sens total ni de ma dissertation, ni de l’ouvrage de Me D. Les prémieres impressions s’effacent par les secondes ; et ils ne sont point en état de juger du détail des objections, parce que ce jugement dépend de la vûë entiere de nos principes.
Quand Me D par exemple, essaye de tourner en ridicule, de ce qu’ayant traduit et imité Homere, j’ose me dispenser, contre l’usage, d’en faire un panégyrique en forme, on est presque tenté de souscrire à ce reproche ; au lieu que si l’on se souvenoit du jugement que j’ai porté de l’iliade, où je trouve les grandes beautez presque toûjours confonduës avec les fautes, on verroit évidemment que mon imitation compatit fort bien avec des censures.
Un traducteur n’est pas même obligé de loüer son original. Il peut le choisir seulement pour l’utilité des faits ou comme une époque de l’état et des progrès de l’esprit dans certains siecles. C’est comme une rélation de voyage, où l’on ne garantit ni la bonté des moeurs, ni celles des idées des peuples qu’on décrit ; et comme on n’éxige point du voyageur qu’il louë la religion, le gouvernement ni la morale des nations dont il rend compte, on ne doit pas non plus éxiger du traducteur, qu’il louë les auteurs qu’il veut faire connoître, et qui peuvent avoir des utilitez curieuses, indépendamment de la perfection de leur esprit.
On ne doit point donner Aristophane comme le modele de la comédie, mais seulement comme une preuve historique de l’état encore informe où elle étoit chez les grecs. Me D même n’étoit pas obligée de loüer tout Homere ; elle auroit pû ne le donner que comme un monument curieux des moeurs de son siecle, et comme la plus féconde source de la fable ; et au lieu de réimprimer dans ses remarques, Eustathe et Denis D’Halicarnasse, pour justifier tout, elle auroit pû s’en fier à son bon sens naturel, qui peut-être lui auroit fait remarquer plus de fautes que je n’en ai senties. Mais on ne fait pas toutes ces distinctions ; on se laisse entraîner à des principes vagues et dénuez d’application ; et dès que Me D a dit que c’est un usage très-juste de loüer les originaux que l’on traduit, si on les a bien choisis, on conclut sans se souvenir de mes raisons, que j’ai tort de n’avoir pas fait le panégyrique d’Homere.
C’est cette inattention des lecteurs qui multiplie les livres polémiques. Chacun des disputans croit avoir interest de leur parler le dernier ; non pas tant pour leur dire des choses nouvelles, que pour leur faire relire celles qu’on craint qu’ils n’ayent oubliées. Et c’est ainsi que Me D a fait un gros livre de ce qu’elle avoit déja semé dans sa préface de l’iliade, et dans ses remarques.
J’avois étudié ses raisons ; je ne les ai même combattuës, que parce que je les ai étudiées.
On me les allegue encore avec un air victorieux, comme si elles devoient avoir une nouvelle force dans la répétition. Je vais essayer de les détruire par quelques nouveaux raisonnemens ; mais peut-être que Me D r’alliera encore les anciennes raisons déconcertées, et qu’elle reviendra à la charge avec cette phalange d’autoritez qu’elle croit invincible.
En ce cas, je lui laisserai finir le combat ; et je connois trop bien le peu d’importance de la matiere, pour en fatiguer davantage le public.
Je vais donc m’attacher, sans perdre de vûë mon titre de reflexions critiques, aux articles essentiels de la dispute, et je négligerai mille petits torts épisodiques dont il me seroit facile de convaincre Me D mais qui par leur grand nombre, grossiroient désagréablement l’ouvrage.
Bien des gens s’embarrassent du fonds de la question.
La plûpart s’imaginent qu’il s’agit en général de l’estime qu’on doit faire des anciens. Ce n’est point cela. Il ne s’agit que du seul Homere. D’autres pensent que le fonds est de sçavoir si Homere, à tout prendre, est digne d’admiration ou de mépris ; ce n’est point encore cela. Pourquoi chercher la question au-delà des faits ? J’ai trouvé plusieurs défauts dans Homere ; Me D prétend que ce sont autant de beautez ; le lecteur n’a autre chose à faire que de juger entre ses apologies et mes censures, sans s’inquiéter des conséquences que je lui laisse tirer à lui-même. Entrons en matiere.
Je passe d’abord à Me D un grand étalage d’érudition, dont elle saisit un prétexte bien leger, comme si elle avoit craint de n’en pas retrouver une meilleure occasion. J’expose un sentiment de M. Perrault et de quelques autres, que peut-être n’y a-t-il point eu d’Homere : je le rejette expressement, en disant même les raisons que j’en ai ; mais, parce que je ne m’abandonne pas à traiter cette opinion d’extravagante, et que je me contente de n’y pas trouver de vraisemblance, Me D s’amuse à prouver sçavamment ma propre pensée, en me faisant un crime de ma modération ; et elle me déclare que sous peine de renoncer au sens commun, il falloit franchir sans scrupule les termes durs d’insensée et d’extravagante.
Je lui demande pardon, si je ne me sens pas assez de zêle pour des véritez aussi indifférentes ; mais le parti en est pris : je ne traiterai rien d’insensé sur cette matiere, quelque occasion qu’on m’en puisse fournir, et je la supplie de le trouver bon. des deux portraits d’Homere. j’ai fait deux portraits opposez d’Homere, sur des memoires bien différens ; et sans rien garantir de ce qu’ils contiennent, je ne me suis donné en cela que comme un simple historien. Pourquoi donc Me D me rend-elle comptable de ce qu’on a dit d’excessif à l’avantage ou au désavantage d’Homere ? Où avez-vous vû, me demande-t-elle, qu’il y ait eû des gens assez fous pour croire Homere pere du paganisme ? Un de ces fous, c’est Herodote, qui déclare qu’Homere est le prémier avec Hesiode qui ait donné aux dieux leurs noms, et qui leur ait assigné leurs honneurs. N’en est-ce pas assez pour les appeller les peres du paganisme, par la forme qu’ils lui ont donnée ?
Là dessus je demande en grace à Me D de ne me pas nier légérément les faits. Je ne les avance que sur de bons témoignages ; mais dans l’impuissance où je suis de lire, ce n’est qu’avec une peine infinie que je les retrouve. Elle devroit donc s’aider de sa propre érudition, pour me justifier, au lieu de me réduire à lui prouver que l’érudition même est fautive, et qu’elle est souvent trop hardie à traiter de faux ce qui lui est échapé. Qui le croiroit, qu’il y eut plus de fonds à faire sur ce que nous citons, nous autres ignorans, que sur ce que les plus sçavans assurent ?
Ils s’en fient à leur memoire qui les trompe assez souvent ; au lieu qu’avec le témoignage que nous nous rendons de nôtre ignorance, nous ne nous en rapportons qu’à nos yeux, ou du moins à des suretez équivalentes.
Qui en croiroit Me D on s’imagineroit que des deux portraits que je fais d’Homere, le portrait flatteur est l’ouvrage des plus grands hommes de l’antiquité ; et que j’ai emprunté les traits du portrait critique, seulement de Desmarets et de Mr Perrault. On se méprendroit fort ; voici à peu près la liste de ceux qui m’ont fourni la matiere de mon tableau critique.
Platon, Pitagore, Joseph, Philostrate, Denis D’Halicarnasse, Lucien, Metrodorus De Lampsaque, Plutarque, Dion Chrysostome, Ciceron, Horace, des sectes entieres de philosophes et les anciens peres de l’église ; et parmi les modernes, érasme, Jules Cesar Scaliger, S. Évremont, M. Bayle, et le P. Rapin, sans compter ceux dont on se plaît un peu trop à décréditer les noms.
J’ai tout l’air d’un sçavant, et je m’enorgueillis presque de cet assemblage d’autoritez ; mais il ne faut point se donner pour ce qu’on n’est pas. Je ne les ai recueillis que pour le besoin présent ; et ce n’est qu’une doctrine de passage, qui apparemment m’échapera bien-tôt.
Qu’on me pardonne donc quelques citations ; car il faut bien combattre mes adversaires avec leurs propres armes : ils traiteroient toûjours mon apologie d’ouvrage frivole, s’il n’y avoit que des raisons. autoritez. suidas rapporte que Corinnus disciple de Palamede avoit écrit en vers, une iliade, du temps même de la prise de Troye ; qu’un autre poëte contemporain d’Homere, nommé Siagre, avoit aussi traité le même sujet ; mais que ces ouvrages furent supprimez par les soins d’Homere qui voulut passer seul à la postérité avec la gloire de l’invention. Je veux croire pour l’honneur d’Homere, que ce n’est là qu’une calomnie ; et que deviendroit l’éloge que Me D lui donne d’avoir inventé l’art, et de l’avoir porté d’abord à la perfection ? Ce ne seroit plus qu’un imposteur qui n’auroit fait ni l’un ni l’autre.
Platon qui se connoissoit bien en morale, bannit Homere de sa république, et il fait entendre que quelque bon tour qu’on donne à sa poësie, elle ne peut que nuire aux gens de bien. Voilà le divin Platon qui proscrit le divin Homere ; c’est autel contre autel.
Pytagore, je l’ai appris de Mr Dacier, croyoit Homere éternellement puni dans le Tartare, pour avoir parlé indignement des dieux. Ce jugement si sévere du philosophe suppose que le poëte avoit dégradé les dieux avec connoissance de cause ; et il revient assez à l’avis de Mr Despreaux, qu’Homere peu religieusement leur avoit fait jouer la comédie, pour égayer ses poëmes.
Joseph, l’historien des juifs, a recüeilli bien des absurditez d’Homere, et il félicite Platon de l’avoir banni de sa république ; en vain diroit-on que Joseph étoit juif, et que les idées qu’il avoit de Dieu augmentoient à ses yeux l’extravagance des fables d’Homere. Qu’est-ce que cela dit ? Sinon que plus on a de saines idées des choses, plus on est choqué de celles qu’Homere en donne.
Longin dit qu’il semble qu’Homere ait voulu faire des hommes de ses dieux, et des dieux de ses hommes.
Ciceron souhaiteroit qu’il eût fait tout le contraire.
Me D a mieux aimé dissimuler ces jugemens, que d’y répondre. Longin et Ciceron ont beau contredire Homere ; elle veut pour l’honneur de l’antiquité qu’ils ayent tous trois raison.
Denis D’Halicarnasse est fâché que les poësies d’Homere ne puissent être utiles qu’à peu de personnes, et que le sens naturel de ses fables ne soit propre qu’à prêter des armes à la licence et au désordre. Y a t-il jamais eû un dessein plus bizarre que celui de ne vouloir instruire que ceux qui sçavent deviner, sans s’embarrasser de corrompre le plus grand nombre qui n’est pas si habile ? Un sens mystérieux et reculé pour la vertu ; un sens litteral et présent pour le vice : avec cette belle ressource on érigeroit en ouvrage de morale, les contes cyniques de Bocace.
Lucien raille Homere non seulement sur ses dieux, mais encore sur ses héros, sur ses prodiges puériles, sur les harangues des combattans, et même sur l’ignorance des arts. On croit de plus, qu’il n’a composé son histoire véritable, que dans le dessein de tourner en ridicule toutes les absurditez d’Homere.
Personne ne sçauroit disputer à Lucien la finesse ni la sûreté de la critique ; et c’est de quoi embarasser ces esprits timorez, qui en matiere de goût, ne veulent rien sentir que conformement à l’autorité.
Caius Caligula avoit un souverain mépris pour les ouvrages d’Homere : on dira que c’étoit un méchant homme, et l’on voudra que son goût paye pour ses moeurs. Mais on ne sçauroit faire le même reproche à Adrien, qui d’ailleurs avoit le goût fort délicat ; et cependant il avoit le même mépris pour Homere ; il faut que le méchant homme ait bien jugé, ou que l’honnête homme ait jugé mal.
Plutarque, si grand panégiriste d’Homere, ne trouve pourtant pas à son gré la maniere dont il peint Agamemnon. " voici la traduction d’Amiot. Homere ne composa pas bien, ni comme il falloit, la beauté d’Agamemnon, … etc. "
Plutarque, selon ce passage, ne croyoit pas qu’Homere eût des idées bien saines de la vertu. Il trouve des défauts avilissans dans les héros de l’iliade, contraires même au dessein du poëte ; et il autorise assez le peu de respect que j’ai marqué pour eux.
Dion Chrysostome contemporain de Plutarque, appelle Homere le plus grand imposteur du monde, même dans les choses les plus incroyables ; il ne ménage point son lecteur.
Horace dit que le bon Homere s’endort quelquefois ; et il blâme ceux qui ne reprennent rien dans ce grand poëte. Me D est dans le cas.
Quintilien qui fait presque un dieu d’Homere, adopte pourtant le sentiment d’Horace ; et il remarque à cette occasion, qu’il est dangereux de tourner en régles tout ce que les grands hommes ont fait. Je m’en suis bien gardé à l’égard d’Homere, quoique j’aye conservé d’ailleurs la modération que Quintilien récommande.
Parmi les modernes, érasme ne trouve pas assez de gravité dans les poëmes d’Homere.
Jules Cesar Scaliger traite le prince des poëtes avec le dernier mépris ; il lui fait son procès sur tout ; et dans l’arrest qu’il prononce contre lui, il le qualifie hardiment de fou achevé. On dit que Scaliger étoit un fort mauvais critique ; et si vous en demandez la preuve, on vous alleguera l’ouvrage même en question. Prenez garde à la force de ce raisonnement. Il ne faut point avoir d’égard au jugement que Scaliger a porté d’Homere, parce que c’étoit un mauvais critique, et il étoit mauvais critique, parce qu’il a porté ce jugement d’Homere.
Logique de commentateur.
M. Bayle qui a tant de réputation dans les lettres, n’est guéres plus modéré que Scaliger. Voici quelques unes de ses réfléxions.
Après une longue remarque sur le discours de Phoenix : " finissons, dit-il, par un mot qui paroîtra bien hardi… etc. " je voudrois que ces dernieres paroles de M. Bayle fussent toûjours présentes au lecteur : car on s’efforce de nous rendre odieux, en nous imputant un orgüeil malin qui ne cherche qu’à rabaisser le mérite personnel des anciens pour nous élever sur leurs ruines. Mais en quoi méritons-nous ce reproche ? Ne pouvons-nous pas soûtenir modestement que les hommes de siecles en siecles ont acquis de nouvelles connoissances, que les richesses amassées par nos ayeux ont été accruës par nos peres, et qu’ayant hérité de leurs lumieres et de leurs travaux, nous serions en état même avec un génie inférieur au leur, de faire mieux qu’ils n’ont fait ? Ce sentiment loin d’être orgüeil et malice, est plûtôt une reconnoissance modeste des secours que nous avons reçûs, et une émulation raisonnable de nous rendre aussi utiles à la postérité, que l’antiquité l’est pour nous.
Le pere Rapin qui a éxaminé à fonds Homere et Virgile, prétend que le poëte grec a déshonoré son pays, par le choix d’une action diamétralement opposée à l’héroïsme.
Que l’iliade manque d’unité, soit qu’on la prenne pour la guerre de Troye, soit qu’on la prenne pour la colére d’Achille.
Que les bienséances ne sont point ménagées dans les poëmes d’Homere. Les peres y sont durs et cruels, les héros foibles et passionnez, les dieux misérables, inquiets et querelleurs.
Que par un amour déreglé du merveilleux, Homere met ses dieux à tous les jours, et que ce sont autant de forçats qu’il employe à tout.
Qu’il s’abandonne à l’emportement et à l’intempérance de son imagination sans aucun discernement, et qu’il sort presque toûjours de son sujet, par la multiplicité et l’attirail de ses épisodes.
Qu’il ne prend pas tant de soin de bien penser que de bien dire, et qu’on ne finiroit jamais si l’on vouloit remarquer toutes les fautes d’Homere en matiere de sentimens.
Je n’allegue point tous ces jugemens comme des autoritez ; c’est seulement pour faire voir que mon opinion n’est pas aussi hazardée qu’on le pense.
Pourquoi donc parois-je si téméraire ? Pourquoi m’oppose-t-on toûjours trois mille ans d’admiration non interrompuë, tandis qu’il y a de siecle en siecle, les protestations nécessaires pour empêcher la prescription ? On se fait fort de ces trois mille ans de suffrages. J’ai beau dire des raisons aux partisans outrez de l’antiquité, leur refrain éternel, ce sont ces trois mille ans dont nous faisons voir la nullité par tant de jugemens qui en interrompent la tradition.
Mais d’où vient que malgré tant de témoignages, Me D n’allegue presque jamais d’autre censeur d’Homere, que Desmarets et M. Perrault ? Ignoroit-elle ces faits ? Ce seroit faire injure à son sçavoir.
Craignoit-elle d’affoiblir sa cause ? Elle la croit victorieuse par elle-même. Méprise-t-elle ces autoritez ? Les auteurs que je cite sçavoient fort bien le grec. Dira-t-elle que ces sortes de sçavans sont sujets à raisonner peu solidement ?
Voudroit-elle jetter des soupçons sur sa propre logique ?
Découvrons ici quelques artifices ordinaires à ceux qui disputent. L’interest qu’ils prennent à leur opinion, leur fait employer sans scrupule tous les détours qui la favorisent. Ils entassent avec soin, ils alleguent avec hauteur les témoignages qui sont pour eux ; et ils affoiblissent où ils dissimulent ceux qui leur sont contraires. Ils donnent pour approbation totale de leur sentiment, ce qui ne l’est qu’en partie. Ils cherchent entre ceux qui ont soûtenu la même cause que leurs adversaires, quelque auteur dont le nom ne soit pas révéré du public ; et ils le citent dédaigneusement en preuve que la cause n’est pas bonne ; comme si l’on ne pouvoit pas défendre mal une bonne cause ; et que dès qu’un homme, faute de prudence ou de lumiere, n’y a pas réüssi, il n’étoit plus permis de la reprendre avec de meilleures raisons.
Ils font plus. Ils abusent des bons ou des mauvais succès qu’un auteur a eus dans un genre, pour relever ou pour décrier ce qu’il a fait dans un autre. Ils donnent, par exemple, un médiocre poëte, pour un mauvais critique, et un bon poëte pour un raisonneur exact, comme si l’un suivoit toûjours de l’autre. Le préjugé s’y prend ainsi. Il juge de l’ouvrage par l’auteur ; au lieu que la raison juge de l’ouvrage par l’ouvrage même. Me D n’a-t-elle pas compté sur le préjugé, en ne citant de censeurs d’Homere, que Desmarets et M. Perrault ? Et pourquoi a-t-elle pris garde à n’en point nommer de plus accréditez ? Parce qu’elle sçait que la plûpart des lecteurs s’arrêtent aux noms, et qu’elle a voulu les prendre par leur foible. du droit d’éxaminer. c’est ce partage de sentimens qui selon moi, nous fait rentrer dans tous les droits de l’examen. Me D prétend qu’il n’en est pas ainsi ; que l’affaire est vuidée, et qu’il n’y a plus qu’à soumettre son jugement à l’approbation de tous les siecles . Mais en supposant même cette approbation universelle, aussi vraye qu’elle est fausse, je demande à Me D quelle est sa pensée.
Veut-elle que nous admirions aveuglement Homere sur la foy de nos ancêtres ? Et que sans aucun égard aux repugnances de nôtre raison, nous nous refusions jusqu’à la liberté d’y sentir quelques fautes ? Si c’est-là sa prétention, et que les hommes y souscrivent, qu’arrivera-t-il ? Homere aura acquis dans trois mille ans d’ici, un nouveau nombre de panégyristes, sans que le moindre critique les interrompe. Ne feroit-on pas valoir alors les six mille ans d’approbation, comme aujourd’hui l’on fait valoir les trois mille ? Vous voyez bien pourtant qu’il en faudroit retrancher la moitié, puisque les derniers trois mille ans seroient le fruit de la soumission aveugle aux prémiers suffrages, et nullement celui de l’examen.
Ce qu’on pourroit dire des trois mille ans que je suppose, ne peut-on pas l’appliquer aux trois mille ans déja écoulez ? Qui nous assure que les hommes n’ont pas fait de bonne heure le raisonnement de Me D car il est bien digne des prémiers âges ? Qui nous a dit que les grecs, cent ans après Licurgue, n’ont pas crû l’affaire vuidée, et qu’ils ne se sont pas fait un devoir de conserver à Homere ses prémiers honneurs ? Qu’on nous marque donc au juste, combien il faut de siecles pour oster aux hommes la liberté de juger d’un ouvrage d’esprit.
Mais j’aime mieux croire que les anciens ont éxaminé ; et je prétends seulement que ce droit n’est pas éteint pour nous. Nous pouvons prononcer sur les ouvrages d’esprit de tous les temps, on pourroit même mépriser Homere (ce que je ne fais pourtant pas) en toute sûreté de conscience ; et il n’y a rien qui captive nôtre jugement sur son mérite.
Soyons encore plus hardis, et allons jusqu’où la raison nous mene. Quand il n’y auroit point de partage sur Homere, un homme pourroit reclamer lui seul contre tous les siecles ; et si ses raisons étoient évidentes, les trois mille ans d’opinion contraire n’auroient pas plus de force qu’un seul jour. à la vûë des prémieres expériences de la pesanteur de l’air, qu’a servi le long regne de l’horreur du vuide ?
Nous ne devons le sacrifice de nôtre jugement qu’à l’autorité divine ; et c’est une espece d’idolatrie, que d’accorder à des décisions humaines ce sacrifice que Dieu s’est reservé pour lui seul. Du reste, nôtre jugement est libre ; et si la raison ne nous a pas été donnée en vain, elle doit nous servir à chercher le vrai en toutes choses, à nous débarrasser des préjugez qui nous le cachent, et à nous y soumettre avec plaisir, dès qu’il nous éclaire. La question du mérite d’Homere est peut-être celle de toutes sur laquelle il est plus permis de parler, peut-être aussi en vaut-elle si peu la peine, qu’il seroit encore plus prudent de s’en taire.
On allegue comme un frain suffisant en cette matiere, l’approbation de la plûpart des hommes. il n’y a, dit Me D qu’une loi divine qui soit plus forte que celle-là. cette proposition est fausse, la raison tient le milieu entre ces deux loix, elle cede à l’une, et elle corrige l’autre ; mais quand j’en conviendrois, il n’y en a pas moins une différence infinie entre ces deux loix qu’on raproche sans milieu.
Dire qu’il n’y a que l’une au dessus de l’autre, c’est dire qu’il n’y a que la science au dessus du doute, et la lumiere au dessus des ténébres. Le doute en renferme-t-il pour cela plus de certitude, et les ténebres en éclairent-elles davantage ?
Je fais encore une autre instance, et je prie Me D de nous dire si le jugement qu’elle porte de l’iliade est le sien même, ou si ce n’est que l’écho respectueux des jugemens qu’on en a portez. Si c’est le sien même, elle ne sçauroit me contester un droit dont elle s’est servie ; et si ce n’est que l’écho des autres ; qu’elle le déclare, afin que je ne la compte plus elle-même au nombre des autoritez que j’ai à combattre.
Je sçai bien que quand on est d’un sentiment contraire au plus grand nombre des gens d’esprit, il faut se défier d’autant plus de ses vûës particulieres ; mais il ne faut pas pour cela les dissimuler ; parce que sans se flatter d’une raison supérieure à celle des autres, on peut avoir découvert en quelque chose la vérité qu’ils n’ont pas apperçûë, faute peut-être de l’avoir aussi soigneusement cherchée.
Cette conduite n’est pas si hardie qu’elle le paroît.
Car souvent en matiere d’ouvrages d’esprit, ce n’est pas attaquer un grand nombre de jugemens, que de combattre une opinion publique. Il ne faut quelquefois qu’un homme accrédité pour entraîner tout un peuple ; peut-être que sur Homere Licurgue seul donna le ton à toute la Grece ; mais quand une fois l’opinion publique s’est formée d’après le jugement de quelques particuliers ; les particuliers à leur tour se laissent entraîner au public ; tout tentez qu’ils seroient d’abord de démentir l’opinion vulgaire, ils aiment mieux s’y accommoder, que de s’exposer aux contradictions ; ils font davantage ; ils tournent leur esprit à la justifier ; et ils ajoûtent au sentiment aveugle de la multitude, des raisons séduisantes qui affermissent le préjugé ; le grand nombre de ceux qui admirent Homere sans l’avoir lû, force un homme qui l’éxamine à parler comme eux. Le public s’appuye alors sur ce jugement ; et ce jugement lui-même n’étoit appuyé que sur l’admiration publique. C’est ainsi que l’illusion devient générale. Chacun prononce sur la parole des autres, en supposant qu’ils ont éxaminé ; mais peut-être n’y a-t-il dans toute cette suite d’admirateurs que trois ou quatre juges légitimes. du dessein d’Homere. ce qu’il doit y avoir de plus clair dans un ouvrage, c’est le dessein, et sur tout dans un ouvrage où l’on se propose l’instruction générale, comme dans un poëme épique. L’art de l’auteur est d’écarter tout ce qui peut rendre son dessein équivoque ; autrement il ne sçauroit faire ce plaisir d’unité, qui vient de ce qu’on rapporte naturellement toutes les parties à un tout, qu’on en approuve les proportions, et qu’on admire l’intelligence de l’ouvrier, qui n’a rien fait au hazard, et qui semble avoir conçû son ouvrage tout à la fois. Il faut donc que le dessein soit frappant, qu’un esprit même médiocre ne puisse s’y méprendre, et que tout le monde s’accorde à sentir là-dessus la même chose.
Tout ouvrage qui a besoin de commentateurs pour en déterminer le dessein, est par cela même défectueux ; encore plus, si les commentateurs ne s’accordent pas entr’eux ; autant de différences de sentimens, autant de preuves du défaut de l’ouvrage. Voilà Homere. Les auteurs ont été partagez sur son dessein ; il a fallu des Aristotes pour l’expliquer, et des peres Le Bossu pour expliquer encore les explications d’Aristote.
Me D combat encore ici quelques sentimens que je rapporte des autres ; elle multiplie ainsi mes erreurs prétenduës, m’imputant jusqu’à celles que je rejette.
Plusieurs ont crû qu’Homere n’avoit voulu qu’écrire la guerre de Troye, et Horace, qui l’en appelle l’historien, est lui-même de cet avis, si l’on en veut croire le pere Rapin. Me D traite cette opinion de folle ; et usant à peu près du stratagême qu’elle me reproche d’appeller cinq ou six ignorans qui m’applaudissent, de véritables sçavans, pour pouvoir m’enorgüeillir ensuite de leurs suffrages ; elle traite au contraire de malheureux critiques ceux qui ne pensent pas comme elle ; et ces messieurs ainsi qualifiez, la voilà aussi-tôt qui triomphe.
Ceux qui ont crû qu’Homere avoit voulu faire l’éloge d’Achille, ne sont pas mieux traitez, c’est à ce qu’on dit, l’éclat que le poëte donne à la valeur de son héros qui les a trompez ; mais en ce cas, leur erreur est en partie la faute du poëte. Il ne devoit pas donner à un homme qu’il falloit détester, des qualitez si brillantes, qu’à tout prendre, les lecteurs séduits ne fussent pas fâchez de lui ressembler. Quoiqu’en dise Aristote, il ne faut point faire les hommes plus beaux qu’ils ne sont, quand cela va à diminuer l’horreur utile d’un mauvais caractere.
Il ne faut point faire du vice et de la vertu un alliage qui les fasse confondre, et qui surprenne pour l’un, l’admiration qu’on ne doit qu’à l’autre.
Venons à la troisiéme opinion, la plus respectable de toutes, puisque c’est celle d’Aristote, du pere Le Bossu, et de Mr Dacier. L’iliade n’est, selon eux, qu’une fable, semblable au fonds à celles d’ésope, pour faire entendre que le grand interest d’un parti est la bonne intelligence.
Je n’ai point prétendu qu’on ne pût tirer cette vérité de l’iliade, quand on en a bien envie ; et je me suis contenté de dire qu’elle y étoit noyée dans la quantité et dans la longueur des épisodes. Je n’employerai pour me justifier que les propres paroles avec lesquelles Me D excuse Platon, qui regardoit les poëmes d’Homere comme des pieges tendus à la vertu, et je la remercie de m’avoir fourni elle-même une apologie si judicieuse. pour excuser Platon, on peut dire qu’il n’a pas regardé l’iliade comme Aristote… etc. j’ai donc pensé là-dessus comme Platon, et je me fais honneur d’avoir rencontré la vérité avec un homme dont Ciceron auroit fait gloire de partager les erreurs.
Mais il en faut encore tirer plus de fruit, en prouvant que c’est un principe assez frivole, de faire de la fable le fonds essentiel du poëme épique.
Prémierement cette fable prétenduë est très vicieuse, dès qu’elle ne frappe pas sensiblement tous les hommes, dès que l’inconvenient des parties épisodiques est plus grand que le fruit du dessein principal, et que ce dessein principal ne peut être démeslé qu’à peine par la plûpart des gens. Pourquoi nous faire une longue énigme d’une vérité simple ? En avons-nous si peu à apprendre, qu’il faille inventer un art pour nous en instruire avec de si grands circuits ?
Il n’en est pas de même des fables d’ésope ; l’action en est courte et débarrassée d’épisodes, et la vérité morale en est claire. C’est vouloir perdre tout le fruit de ces allegories, que de les transplanter de cette briéveté également agréable et instructive, dans une longueur ordinairement confuse et ennuyeuse.
En second lieu, la fable, dès qu’elle ne consiste que dans une réfléxion qui naît d’une action, se trouvera toûjours dans quelque événement qu’on raconte ; car toute action est l’effet d’une vertu, ou d’un vice : si c’est l’effet d’une vertu, c’est cette vertu qu’on propose à suivre : si c’est l’effet d’un vice, c’est ce vice qu’on veut faire éviter. Il n’y a point d’action historique, si bizarre qu’elle puisse être, qui ne donne lieu à quelque vérité morale ; et en ce sens, nos poëmes dramatiques qui n’ont été faits la plûpart que dans le dessein de toucher par des avantures tragiques, ou de divertir par des moeurs ridicules, sont des fables, c’est-à-dire, des instructions déguisées sous l’allegorie d’une action. Les auteurs n’y ont pas pensé ; mais telle est la nature d’une action, si elle est vraisemblable, que l’on en peut tirer toûjours quelque vérité : à l’entendre ainsi, les historiens mêmes font des fables. du poëme épique. la prémiere différence du poëme épique et du poëme dramatique ; c’est que dans l’un le poëte raconte lui-même toute l’action ; et que dans l’autre, le poëte fait agir et parler les personnages. Selon cette idée primitive, la pharsale, le lutrin, et même nos romans, quoiqu’en prose, ne sont-ils pas des poëmes épiques ? Il est vrai, comme je l’ai dit, qu’ils ne sont pas de la même espece que l’iliade et que l’odissée ; et si l’on restraint l’idée de poëme épique à la constitution particuliere de ces deux poëmes ; la pharsale et le lutrin ne seront plus épiques : il faudra leur chercher une autre dénomination.
Ne disputons point des noms, et ne songeons qu’à éclaircir les choses. La politesse m’engage à m’accommoder aux définitions de Me D sans vouloir l’assujettir aux miennes : et j’aurois de bon coeur la même déférence pour son mérite que pour son sexe.
En prenant donc ce terme d’épique pour ce qu’il lui plaît de le faire valoir, je dis seulement qu’on peut faire des poëmes, qui sans être épiques, ne laisseroient pas d’être également, quoiqu’autrement agréables. La pharsale, si Lucain étoit d’ailleurs aussi judicieux que Virgile, plairoit par l’importance des événemens, et par la grandeur des personnages. Le lutrin plaît par une satyre fine, et par une conduite riante et ingénieuse, qui n’est pas moins l’effet du génie, que le plus grave sublime.
Mais nous avons des poëmes épiques, à prendre ce terme dans toute sa rigueur. En vain prétend-on qu’Homere doit passer pour parfait dans ce genre, puisque personne ne l’a surpassé, ni même égalé. La plûpart des sçavans donnent la préférence à Virgile ; bien des gens la donnent encore au Tasse. Ce qu’il y a de plus reçû, c’est que nôtre nation a été malheureuse en ce genre, et que nous y sommes demeurez bien au dessous d’Homere. Voyons si cette opinion est équitable ou injuste ; et sous prétexte de rendre une justice éxacte à nos écrivains, n’éxagerons pas nous-mêmes nôtre défaite.
J’ai examiné le Clovis et le S. Loüis, les deux meilleurs. Poëmes de nôtre langue, que personne ne lit plus, et qui sont tombez dans un mépris dont on ne sçait guéres les causes. Tâchons, s’il se peut, de les découvrir.
Ces deux poëmes ne manquent d’aucune des conditions qu’on prétend essentielles à l’épopée. Ils sont l’un et l’autre une fable. L’un ne tend qu’à faire voir que la providence arrive toûjours à ses fins, malgré les obstacles que les passions des hommes y opposent ; et l’autre fait entendre qu’il n’y a rien d’impossible à la piété conduite par le courage. Ils ont l’avantage de commencer tous deux comme l’odissée, par le milieu de l’action, et de satisfaire la curiosité sur le reste, par des récits ingénieusement amenez. Ils m’ont paru de beaucoup meilleurs que l’Iliade, par la clarté du dessein, par l’unité de l’action, par des idées plus saines de la divinité, par un discernement plus juste de la vertu et du vice, par des caracteres plus beaux et mieux soûtenus, par des épisodes plus intéressantes, par des incidents mieux préparez et moins prévûs, par des discours plus grands, mieux choisis, et mieux arrangez dans l’ordre de la passion, et enfin par des comparaisons plus variées et mieux assorties.
Peut-être ne comprend-on pas qu’avec tous ces avantages, nos poëmes n’ayent pas réussi ? Mais pour éclaircir le paradoxe, voici les défauts qui les ont décriez.
Nos auteurs ont prodigué mal à propos le merveilleux, par une servile imitation du poëte grec. Ils ont distribué les anges et les démons dans les différens partis, comme Homere distribuë ses dieux entre les grecs et les troyens. Les démons tiennent lieu du Xanthe et du Simoïs pour des débordemens ; et les anges, de Junon et de Vulcain pour des incendies.
Tout y est prodige, tout y est miracle. On a été choqué de ce merveilleux apocryphe, qui blesse le respect dû à la religion. Nous pouvons bien peindre les véritables miracles que Dieu a opérez ; mais il ne nous est jamais permis de lui en supposer, sous prétexte du vrai-semblable ; et c’est offenser la sagesse divine que de penser seulement qu’elle auroit dû faire, ce qu’elle n’a pas fait. Nos poëtes ont craint apparemment qu’on ne leur refusât le nom d’épiques, si le ministere du ciel n’étoit aussi sensible dans leur action, qu’il l’est dans l’iliade ; et ils ont mieux aimé blesser la raison, que de violer des régles arbitraires, qui doivent toûjours relever d’elle.
Ils se sont encore égarez dans la multiplicité des épisodes. Pour les rendre intéressans, ils ont imaginé des avantures singulieres qui détournent d’autant plus de l’action principale. Ils ont fait un assemblage fatiguant de choses rares, dont peut-être aucune ne sort absolument de la vrai-semblance, mais qui toutes ensemble paroissent absurdes à force de singularité.
Ce ne sont pourtant pas là les défauts qui ont le plus nui à nos poëmes. Le Tasse n’a pas laissé de réüssir avec une pareille conduite. C’est la langueur et tous les autres vices de la versification. Tantôt ce sont des métaphores forcées, tantôt des jeux de mots puériles, souvent un style froid et prosaique. Ils n’ont point cette élégance continuë que le lecteur éxige dans un ouvrage, d’autant plus qu’il est long, quoique par cela même, elle devienne presque impossible à l’auteur. Faute de cette élegance qui consiste dans la beauté, dans la force et dans la grace des expressions, on tombe dans l’ennui de page en page, de ligne en ligne. Malgré l’interest total de l’action, la foiblesse du détail désintéresse ; et tous ces vices de versification semez de près en près, joints à l’uniformité fatigante de la rime, font enfin tomber le livre des mains.
Malheureusement nos grands versificateurs n’ont pas entrepris de poëmes épiques ; l’ouvrage est trop long, le succès trop incertain. Ils s’en sont tenus au plus aisé et au plus utile ; et le poëme épique étant devenu le partage des plus foibles, il n’est pas étonnant qu’ils n’ayent pas soûtenu en ce genre, la gloire de la nation.
Quoiqu’il en soit, ces poëmes sont tombez, et ils ont dû tomber, puisque leur objet étoit de plaire, et qu’ils nous ont ennuyez. Mais si nous jugions ainsi de l’iliade, elle seroit encore dans un plus grand décri.
Personne presque n’a le courage de la lire. Ceux qui à force de le vouloir, sont venus à bout de l’achever dans Me D ne sont pas tentez d’y revenir ; et ils aimeront encore mieux la loüer que de la relire. Il n’y a que quelques sçavans qui se plaisent à l’admirer dans le grec, parce qu’ils prennent le plaisir historique et celui d’entendre une langue sçavante, pour un plaisir purement poëtique. Ils satisfont leur curiosité par des faits reculez : ils contentent leur amour propre en se flattant de sentir la force et les graces de l’expression ; et ils imputent tout ce plaisir au poëte, comme s’ils lui faisoient un art d’avoir vêcu trois mille ans avant eux, et d’avoir écrit dans une autre langue que la leur.
On voit par là que nous avons deux poids et deux mesures dans les jugemens que nous portons de nos poëmes et de ceux d’Homere. Nous condamnons les uns, parce qu’ils nous ennuyent, sans égard à l’art qui y est perfectionné en bien des choses ; et quoique les autres nous ennuyent, nous les admirons sur la foi des anciens suffrages, qui, à remonter à leur source, ne venoient que de ce qu’on n’avoit pas mieux. de l’unité d’action. l’unité d’action fait sans doute un fort bel effet dans un poëme. Il faut bien de l’art au poëte, pour arranger son action de maniere qu’elle croisse toûjours, qu’elle interesse de plus en plus à mesure qu’elle avance, et que les episodes qu’il y mêle en paroissent des parties nécessaires : c’est aussi un grand plaisir pour le lecteur d’embrasser un grand nombre d’incidens et d’images sous le même point de vûë. Aussi ai-je crû que le poëme, à parler en général, ne devoit être que le récit d’une seule action. Mais comme il est dangereux en matiere d’ouvrages d’esprit d’établir des régles exclusives, qui feroient tout faire sur le même modéle, et qui nous priveroient par là des especes nouvelles, qui pourroient avoir aussi leur beauté : j’ai ajoûté que peut-être la vie entiere d’un héros maniée avec art, et ornée des beautez poëtiques, seroit un sujet raisonnable de poëme.
Me D toûjours couverte de l’autorité d’Aristote, comme de l’égide de Minerve, combat avec chaleur cette conjecture ; le peut-être méritoit, ce me semble, quelque modération, mais son zele pour les régles anciennes n’en connoît point ; et malheur avec elle, à qui entreprend de les étendre.
Mon sentiment n’est pourtant pas sans preuve, il est même autorisé par l’expérience. Personne ne nie que les avantures de Télémaque ne soient un poëme en prose. L’action de ce poëme n’est pas de chercher et de trouver Ulisse, on voit bien que ce n’est que l’occasion de commencer les voyages, et le prétexte de les finir. L’action, ce sont donc les voyages mêmes, et ces avantures successives qui donnent lieu chacune à quelque instruction ; ce sont autant de petites fables liées les unes aux autres, qui renferment toutes leur vérité particuliere. Cependant cette multiplicité d’action n’empêche pas que les avantures de Télémaque ne soient un poëme agréable ; et selon presque tout le monde, plus agréable que l’iliade même.
On me demande sans doute un éxemple plus antique ; car les modernes ne font pas preuve. Et bien, les métamorphoses sont un poëme, qui contient à quelque égard, l’histoire du monde jusqu’à Auguste. Malgré cette multiplicité d’action, on les lit toûjours avec plaisir, tandis que l’iliade est abandonnée quoiqu’admirée ; et j’oserai dire qu’Ovide a mieux connu qu’Homere, la nature de la fable. La plûpart des allégories dont son poëme n’est qu’un tissu, sont courtes, et l’instruction en est assez claire. Se plaindra-t-on qu’il nous ait donné l’image de plus de deux cent véritez, dans le même espace qu’Homere a pris pour en peindre une seule ; ce ne sont pas là des poëmes épiques, me dit-on, je le veux bien, mais ce sont des poëmes. Appellez-les d’ailleurs comme il vous plaira, pourvû que vous conveniez qu’ils peuvent faire autant de plaisir que ceux d’Homere.
J’avois conclu mon raisonnement sur le poëme, en disant que je trouvois arbitraire le choix de la matiere, et même celui de la forme qu’on lui veut donner ; mais qu’il étoit essentiel de plaire toûjours par quelque endroit, soit en attachant l’esprit par l’importance des événemens, soit en touchant le coeur par les passions des personnages, soit en amusant simplement par la variété et les graces du sujet. Me D ne cite mes paroles que jusqu’au mais, sans y ajoûter même le moindre petit etc. et c’est-là un des avantages injustes que prennent d’ordinaire ceux qui disputent.
Ce que Me D fait sans mauvaise intention, d’autres le font souvent en fraude ; ce sont, pour ainsi dire, de petites ruses de guerre. On choisit un passage de son adversaire, qui raisonnable avec ce qui le précede, ou ce qui le suit, devient ridicule quand il est isolé. Alors on étale des raisons victorieuses contre ce passage ainsi dépoüillé ; et l’on n’a pas plus de peine à en triompher, qu’Hector en eut à tuer Patrocle, quand Apollon lui eût ôté ses armes ; mais, comme le dit à peu près Patrocle à son ennemi, il n’y a qu’à rougir d’une pareille victoire. des surprises. j’ai souhaité dans Homere un art qu’il me paroît avoir négligé : celui de préparer les événemens sans les faire prévoir ; de maniere que quand ils arrivent, on en soit surpris sans en être choqué : je n’ai point été content d’entendre Jupiter au milieu de l’iliade, faire l’abrégé éxact du reste de l’action. Me D dit pour prémiere excuse, que cela se passe entre Jupiter et Junon ; comme si pour cela l’affaire en etoit plus secrette pour le lecteur, et qu’il n’entrât pas en tiers dans la confidence divine.
Elle ajoûte qu’on ne laisse pas d’avoir encore du plaisir à la répresentation d’une tragédie qu’on a déja vûë, et qu’ainsi ces surprises que je demande ne sont pas nécessaires. Ceci, si je ne me trompe, est un bon sophisme que je vais tâcher de développer.
On peut avoir deux sortes de plaisir à la répresentation d’une tragédie. D’abord, celui de prendre part à une action importante qui se passe la prémiere fois sous nos yeux, d’être agité de crainte et d’espérance, pour les personnages à qui l’on s’intéresse le plus ; et enfin de partager leur bonheur ou leur infortune, selon qu’ils triomphent ou qu’ils succombent.
Voilà le prémier plaisir que le poëte doit avoir en vûë de procurer à ses auditeurs, en leur ménageant de ces surprises pathétiques qui excitent la terreur ou la pitié. Le second, c’est la vûë de l’art même que l’auteur a employé pour exciter le prémier.
Il est vrai que quand on a déja vû une piece, on n’a plus ce prémier plaisir de la surprise, du moins dans toute sa vivacité ; mais il reste encore le second, qui n’a de lieu qu’autant que le poëte a travaillé heureusement pour exciter l’autre ; car c’est sur cette obligation indispensable que l’on juge de son art.
L’art est donc de ne dire à l’auditeur que les choses dont il faut l’instruire, et de ne les dire qu’à mesure que le dessein de le toucher l’éxige. Et quoiqu’on les sçache déja quand on relit l’ouvrage, on goûte encore le plaisir de ce même arrangement que l’art demandoit.
Il s’ensuit delà, que tout poëme doit être disposé pour la prémiere impression. S’il ne l’est pas, au lieu des deux plaisirs que j’en attendois, il me fait deux sortes de peines ; l’une, de demeurer froid où je devrois être émû ; l’autre, de sentir le défaut qui est la cause de mon ennui. Voilà ce que j’ai éprouvé dans l’iliade ; je n’étois point intéressé par les avantures, et je souffrois de ces préparations glaçantes qui m’empêchoient de l’être. des dieux. il faut encore combattre ces dieux de l’iliade ; ces dieux que les géants entreprirent autrefois de chasser du ciel, et qui auroient été dépossedez en effet, si les géants eussent alors atteint l’âge d’homme . Je suis bien loin d’avoir une haute idée de ces dieux ; je ne crois pas qu’il faille entasser Ossa sur Pélion pour les vaincre : en vain les géants, et même en âge d’homme, se rangent aujourd’hui de leur parti ; tout pigmée que je suis, je me flatte d’en venir à bout sans effort, et je ne tirerai pas vanité de ma victoire.
Qu’est ce que des dieux qui n’ont point fait l’homme ?
Ai-je dit, en commençant l’énumération de leur misere.
M. de La Motte, répond à cela Me D devoit se souvenir qu’Homere appelle presque toûjours Jupiter, le pere des dieux et des hommes, j’ai peine à comprendre qu’elle ait voulu dire ce qu’elle dit en effet. Quoi donc ! Selon elle, Homere auroit crû sérieusement Jupiter, le créateur des dieux et des hommes ? Il l’auroit crû le pere de Saturne dont il étoit né, et qu’il avoit chassé du ciel ? Il l’auroit crû le pere de Junon sa soeur et sa femme, de Neptune et de Pluton ses freres, le pere même des nymphes qui prirent soin de son enfance, et des géants qui lui firent la guerre. En vérité, il n’est pas possible que ce soit là la pensée de Me D mais aussi, si ce ne l’est pas, en quel sens oppose-t-elle au prémier reproche que je fais aux dieux d’Homere, ce titre tant répété dans l’iliade de pere des dieux et des hommes ?
Ce n’est pas la seule contradiction que lui coûte l’envie de relever la majesté de Jupiter : car elle abandonne volontiers les dieux inférieurs, et elle ne prend à coeur que l’interest du maître des autres.
C’est, selon elle, sa volonté seule qui faisoit le destin ; mais en ce cas, je demande quel étoit donc le destin avant que Jupiter fût né ? Quel étoit le destin quand ce dieu fut enchaîné par les autres dieux, et qu’il courut risque de perdre l’empire du monde, si Thétis et Briarée ne l’eussent secouru ?
Quel étoit le destin quand il se laissa tromper sur le mont Ida par sa femme et par le sommeil ? Surprise dont le pauvre dieu fut si honteux et si fâché, qu’il s’en falut peu que Junon n’en eût les fers aux pieds, et ne fût suspenduë en cet état au milieu des airs, en punition de son audace.
Me D fait encore valoir comme un grand trait de divinité, que Jupiter avoit autrefois chassé la discorde du ciel, en jurant qu’on ne l’y reverroit jamais. C’est une contradiction manifeste d’Homere.
Di la discorde étoit bannie du ciel, d’où vient donc que le trouble regnoit plus que jamais entre les dieux ? D’où vient qu’ils se querellent, qu’ils s’outragent et qu’ils se battent ? D’où vient que Jupiter même n’a pas la paix dans son ménage ? Si tout cela se fait sans la discorde, il auroit pû s’épargner la peine de la précipiter de l’Olympe.
Encore quelques exemples ; ils sont plus sensibles que les raisons.
On prétend que Jupiter n’éxauce point les desirs injustes. Que fait-il donc quand il se rend à la priere de Thétis, qui lui demande, selon les voeux d’Achille, que les grecs périssent pour satisfaire à son dépit ?
Dans le conseil des dieux, Jupiter veut irriter Junon ; Junon s’emporte contre lui ; elle ne veut pas avoir fatigué ses chevaux en vain, et elle ne sçauroit pardonner aux troyens. Jupiter en est indigné, et cependant il consent qu’elle fasse comme elle l’entendra. Accord entr’eux de s’abandonner mutuellement les peuples qui leur sont les plus chers : enfin Minerve la plus sage des déesses, va par l’ordre de Jupiter, conseiller et persuader le crime à Pandarus qui ne songeoit point à mal. Ainsi Jupiter est foible et injuste, Junon cruelle et acariastre, et Minerve perfide.
Jupiter dit à Mars qu’il est le plus méchant des dieux, et que c’est le fruit des beaux exemples de sa mere. Si Scarron avoit voulu faire une iliade burlesque, il auroit souvent trouvé les choses toutes faites.
Minerve elle-même blasphême contre Jupiter, elle fait entendre que sans elle, il n’auroit pû retirer Hercule des enfers où il étoit descendu par l’ordre d’Euristhée, et qu’elle est bien fâchée de lui avoir rendu ce service ; mais on lui laisse tout dire et tout faire : il n’y a pour elle ni menaces, ni châtiment ; et selon Mars, c’est l’enfant gâté de Jupiter ; c’est pourtant cette Minerve qu’on veut nous donner pour la sagesse souveraine.
Mars entre en fureur en apprenant la mort de son fils Ascalaphe, Minerve l’arrête, lui peint la colere de Jupiter, et dit que le dieu confondra l’innocent avec le coupable, et les punira tous. Voilà une belle idée de la justice divine.
La destinée a condamné Sarpedon à mourir par les mains de Patrocle, et Jupiter hésite encore s’il doit l’abandonner ou le sauver. Jupiter est-il lui-même la destinée ? S’il l’est, Sarpedon n’est pas encore condamné ; et s’il n’est pas la destinée, il est inutile qu’il délibere.
Iris dit de son ambassade à Achille, que le fils de Saturne même n’en a aucune connoissance. Jupiter n’est donc pas le destin ; car il n’ignoreroit pas ses propres décrets.
Jupiter craint qu’Achille ne renverse les murs d’Ilion contre l’ordre des destinées. Il s’avise d’un fort mauvais expédient pour fortifier les troyens, en permettant aux dieux de se mettre de la partie. Il semble même que les dieux qui se déclarent pour les grecs, soient plus forts que les autres. Ainsi Jupiter qui ne peut, dit-il, voir perir tant de vaillans hommes sans compassion, ne fait que rendre le combat plus sanglant, sans le rendre plus égal, est ce là la souveraine sagesse, ou la souveraine imprudence ?
Jupiter sent son coeur pénétré de joye, de voir les dieux divisez et combattans l’un contre l’autre. Ce Jupiter est l’Achille des dieux, il imite bien par cette férocité le héros qu’il protege.
Ce n’est là que la moindre partie des absurditez théologiques d’Homere. L’allegorie n’a pas assez de ressources pour sauver tout cela ; n’auroit-on pas plûtôt fait de passer condamnation de bonne grace.
Mais puisque Me D ne reconnoît pas aisément la raison dans ma bouche, qu’elle se rende du moins aux autoritez qu’elle respecte. Longin et Ciceron n’ont pas seulement condamné les dieux d’Homere, ils ont condamné Homere de les avoir faits tels. Platon et Pytagore le croyoient éternellement puni de ses licences impies. Parlons le langage de Me D l’affaire est vuidée ; il n’y a plus qu’à soumettre son jugement à celui de tant de grands hommes .
J’avois exposé mes scrupules sur ces dieux de l’iliade, à Mr Despreaux ; et j’ai rapporté un sentiment singulier qu’il employa au lieu d’allegorie, pour justifier Homere. C’est qu’il avoit égayé son poëme aux dépens des dieux, en leur faisant joüer la comédie dans les entre-actes de son action.
Me D se récrie d’abord contre mon infidélité. Je revele les secrets d’un ami après sa mort ! Voilà un zêle fort loüable, s’il étoit bien placé ; mais qu’est-ce au fond que ce secret que je révele ? Un sentiment indifférent de critique, et dont tout l’inconvénient pouvoit être que Me D n’en auroit pas si bonne opinion du jugement de Mr Despreaux. Du reste, en quoi intéresse-t-il l’état, les moeurs, ou la mémoire même de ce grand poëte ? Je ne sçai pas comment on peut pousser ainsi la morale jusqu’à la superstition, et s’accommoder en même temps de celle d’Homere.
Mais c’est peu que Me D me croye infidélle, elle ajoûte ironiquement, que je ne sçaurois mentir ; et toute la grace qu’elle me fait ensuite, c’est de me croire visionnaire plûtôt que menteur. Cela m’accommode encore mieux, et je la remercie de la peine qu’elle se donne pour me disculper d’un mensonge impudent.
M. Despreaux lui avoit donc dit, c’est le commentaire de Me D... etc.
Me D l’assure, comme si elle avoit été présente ; et moi j’assure, parce que j’étois présent, que M. Despreaux s’est servi des propres termes d’égayer sa matiere aux dépens des dieux, et de leur faire joüer la comédie. Il ne reste plus à Me D qu’à me donner un démenti plus sérieux, ou ce qu’elle auroit déja dû faire, à interpréter selon sa pensée, les termes propres que je rapporte, elle en a bien interprété d’autres aussi difficiles.
Pourquoi ne s’est-elle pas servie de cet art si familier aux commentateurs, de trouver toûjours le sens dont on a besoin dans les passages qui embarrassent le plus ? Pourquoi sa politesse ne lui a-t-elle pas fourni une de ces subtilitez, dont son admiration pour Homere fait un si grand usage ?
Elle auroit pû dire encore qu’on ne dit pas toûjours éxactement ce qu’on pense ; qu’on s’accommode dans la conversation à la foiblesse de ceux à qui l’on parle ; et que les paroles de M. Despreaux n’étoient qu’une condescendance honnête pour mes scrupules.
Par exemple, quand je recitai à Me D le vie livre de mon iliade, elle eut l’honnêteté d’y reconnoître l’esprit d’Homere, et la modestie de me dire sur mes vers, que la prose ne pouvoit pas s’élever à tant de noblesse. Si je rapportois cela, sans qu’elle fût en état d’en convenir, ses amis qui sçavent ses sentimens, me soûtiendroient que cela est impossible ; cependant rien n’est plus vrai ; et, s’il m’est permis de citer un de mes vers traduit de l’iliade, il me semble que la divine voix frappe encor mon oreille . des héros. les héros de l’iliade ne sont pas plus dignes d’estime que les dieux. Je leur ai reproché une vanité grossiere, une colere brutale, de l’impiété et de la cruauté. Me D songe d’abord à les sauver du prémier reproche, par une belle réflexion de Plutarque, qui marque expressément cinq occasions où il est permis de parler magnifiquement de soi. Plutarque peut avoir raison, sans que Me D l’ait. Car les cas, et les exemples même qu’il cite, désignent seulement les exceptions de la loi générale, qui ne souffre pas qu’on se loüe soi-même ; au lieu que dans l’iliade, l’usage général est de se louer sans scrupule, et qu’à peine y trouveroit-on cinq occasions où les héros les plus modestes s’en dispensent.
Ce qu’il y a d’étonnant, c’est que ces mêmes héros que Me D ne peut pas souffrir qu’on accuse de vanité, elle veut bien qu’on les trouve insolens, cruels et impies ; c’est dommage que Plutarque n’ait pas imaginé quelque occasion où il soit permis de l’être ; on ne s’en seroit pas tenu à les disculper de vanité ; cela n’en valoit pas la peine. Des insolens, des cruels et des impies peuvent bien encore être vains, sans se deshonorer davantage.
Me D avoüe donc que les héros de l’iliade sont de fort malhonnêtes gens ; mais elle prétend qu’on n’a pas droit de le reprocher à Homere ; parce que selon la nature de la fable, les prémiers et même les seuls personnages d’un poëme épique, peuvent être violens, perfides, dénaturez et brutaux. J’en conviens, me, et je sçai la différence qu’Aristote établit entre la bonté morale, et la bonté poëtique d’un caractere. La bonté morale ne se trouve que dans la vertu, et la bonté poëtique peut se trouver dans le vice même bien imité. Je sçai de plus que ce philosophe, pour mieux éclaircir sa pensée, fait à tout le sexe un outrage impardonnable.
Il dit que les femmes mêmes peuvent être bonnes poëtiquement.
Aussi, me, ce que j’ai trouvé mauvais dans l’iliade, ce n’est pas que les personnages soient fous ; mais que ceux mêmes qui nous sont donnez pour sages, se démentent à chaque instant, et qu’ils manquent de cette bonté poëtique, qui consiste dans l’uniformité du caractere.
Par exemple, j’avois crû voir évidemment dans Hélénus, dans Hector et dans Diomede, des imprudences qui les dégradent. Vous croyez voir évidemment aussi que je me suis trompé, et que la sagesse d’Homere n’a jamais plus brillé que dans l’endroit même où j’ai senti qu’il s’égare. Il faut donc que l’évidence de l’un ou de l’autre ne soit qu’une pure illusion. Voyons de bonne foi, me, à qui l’illusion demeurera.
Hélénus conseille à Hector de rallier les troupes, de rétablir le combat, et lui ordonne d’aller ensuite à Troye, avertir Hecube d’offrir un sacrifice à Minerve. En quoi, s’il vous plaît, faites-vous consister la sagesse d’Hélénus ? Dans le conseil de rétablir le combat ? Il est en effet fort bon ; mais pourquoi l’ordre d’aller à Troye dès que le combat sera rétabli ? Hector sera-t-il moins nécessaire alors, pour profiter de l’avantage regagné ? Que deviendra vraisemblablement sa victoire ; s’il ne la poursuit ? Et puisque l’on a osé fuir en sa présence, y a-t-il lieu d’espérer qu’on sera plus ferme quand on ne le verra plus ? Il faloit, dites-vous, envoyer pour le sacrifice, qui, par paranthese ne produit rien, un homme aussi autorisé qu’Hector. Quoi donc, me, n’y avoit-il pas des heraults dans l’armée, des hommes destinez exprès pour faire ces fonctions ? Quand Pâris doit combattre contre Ménélas, et qu’il faut aller avertir Priam de venir offrir un sacrifice, et jurer la paix aux conditions convenuës, lui envoye-t-on d’autres hommes que ces heraults ?
Quoiqu’Hector eût pû alors abandonner l’armée sans imprudence, puisqu’on avoit suspendu les combats. En vérité, plus je médite, plus je suis frappé de l’imprudence d’Hélénus.
Voyons à présent, me, si Hector a plus de raison. Il obéït, dites-vous, à son frere qui étoit devin, et par conséquent très-respectable. Ne semble-t-il pas qu’il falût se soumettre aveuglément aux ordres de ces dévins ? Polidamas étoit devin aussi ; et cependant lorsque dans la suite de l’iliade, il conseille à Hector de rentrer dans Troye, et qu’il lui annonce de l’air le plus prophétique, les malheurs qui arriveront s’il s’obstine à demeurer hors des murs ; malheurs qui arrivent en effet : ce qui prouve en passant que Polidamas étoit mieux inspiré qu’Hélénus dont l’ordre n’a point eu de suite, Hector résiste sans scrupule à Polidamas ; et il traite hardiment de chimere son inspiration prétenduë. Hector est bien malheureux en conduite ; il résiste quand il faudroit obéïr, et il obéït quand il faudroit résister : ses revoltes et ses soumissions sont également des imprudences.
Pour Diomede qui s’amuse à écouter des histoires, et à changer d’armes avec Glaucus, il me semble que son tort est aussi manifeste que celui des autres. Vous alleguez avec Mr Dacier, trois raisons pour sa défense ; l’hospitalité qui lui fait prêter une si longue audience à Glaucus, l’indignité qu’il y auroit eu de se battre contre son hôte, et enfin la langueur du combat qui lui donne le loisir de converser. Ces raisons, me, ne me paroissent dignes ni de vous, ni de Mr Dacier. Diomede ne découvre que Glaucus est son hôte, que par la prémiere faute qu’il fait de l’interroger sans le connoître, et d’en essuyer même un grand lieu commun de morale, avant les prémiers éclaircissemens : la raison de ne pas combattre son hôte, n’engageoit point Diomede à perdre un temps précieux, il n’avoit qu’à porter le carnage d’un autre côté. Enfin ce n’étoit pas la langueur du combat qui donnoit à Diomede le loisir de la conversation ; c’étoit la conversation imprudente qui faisoit languir le combat, et Diomede étoit d’autant plus inexcusable, que l’absence d’Hector lui livroit une victoire aisée.
Eh bien, me, vôtre évidence est-elle toûjours la même ? Que répondez-vous de nouveau à ces nouvelles instances ? J’ai grande peur que vous ne vous en teniez à ce que vous avez déja dit, ce que M. de La Motte appelle une imprudence bien averée, Eustathe l’appelle une chose heureuse, … etc. .
Ostez les noms, me, j’espére qu’on balancera du moins entre nos raisons.
C’en est assez, ce me semble, pour l’inégalité des caracteres ; car si le poëte grec est en faute dans une seule occasion à l’égard de trois personnages à la fois, c’est une preuve morale qu’il n’est gueres plus régulier sur les autres.
Mais il faut encore rappeller ici naïvement quelques actions et quelques sentimens de ces héros. Ils épargnent la peine de raisonner ; et le fait même tient lieu de censure.
Hector a besoin du reproche de Sarpedon pour s’opposer à Diomede, qui fait depuis long-temps un grand carnage des troyens. Nous a-t-on donné Hector pour un héros ou pour un lâche ?
Les héros d’Homere sont bien journaliers. Hector fuit souvent les héros grecs, et cependant il défie à présent les plus braves, sans qu’aucun se présente, pas même Diomede ni Ajax.
Idée dit par parenthese aux grecs, en leur faisant une proposition de la part de Pâris : plût aux dieux qu’il fût mort avant ce funeste voyage. un herault peut-il parler ainsi du prince qui l’envoye ?
Agamemnon tuë un grand nombre de héros ; mais dans l’ardeur du combat, il s’amuse à en dépoüiller plusieurs ; à peine le pardonneroit-on à un soldat.
Qu’on me dise quel est le caractere de tel héros qu’on voudra choisir de l’iliade, je trouverai de lui plus d’une action et d’un discours qu’on ne prendroit pas pour être de lui. Homere a peint les hommes journaliers comme ils sont, et souvent dissemblables d’eux-mêmes, il les a répresentez à la maniere de l’histoire, et fort peu dans l’idée des caracteres poëtiques.
Nestor tient facilement une coupe qu’aucun autre homme n’auroit pû soutenir, cependant ce Nestor est affoibli par l’âge, il regrette à tout moment sa force, et il dit que n’ayant plus de vigueur, il animera du moins les jeunes guerriers plus vigoureux que lui, n’y a-t-il point là de contradiction ?
Nestor conseille à Patrocle de tenter de fléchir Achille ; et il l’instruit mot pour mot de tout ce que Patrocle dit dans la suite à son ami ; de sorte qu’outre l’ennui de la répétition, Patrocle perd par là tout le mérite et tout le pathétique de son discours, qui ne paroît plus qu’une affaire de mémoire, plûtôt que de sentiment.
Idomenée dit à Neptune sous la figure de Thoas, que s’il ne combat pas, ce n’est ni lâcheté, ni paresse ; mais qu’il faut que ce soit la volonté de Jupiter.
Comment l’entend-il ? N’est-il pas le maître d’aller aux ennemis, et de s’exposer à périr pour le salut des grecs.
Achilles demande à Jupiter que tous les troyens et tous les grecs périssent les uns par les autres, et qu’il ne reste plus que lui et Patrocle pour prendre Troye. Voilà un digne exploit qu’Achille se ménage, si Jupiter l’exauce. Ce sera une victoire sans ennemis, et un triomphe sans spectateurs.
Hector fuit à toute bride, et exhorte les troyens à l’imiter. On a beau dire que Jupiter lui ôta le courage, c’est toûjours dire qu’Hector fut lâche. Il n’y a pas moyen de soûtenir aucun caractere avec un dieu aussi capricieux que ce Jupiter.
Ménélas déliberant s’il doit fuir ou combattre, se détermine à fuir, sur ce qu’il n’est pas raisonnable de combattre contre un dieu qu’il s’imagine suivre Hector. Cependant, dit-il, s’il avoit un second, il combattroit contre ce dieu. Un dieu, selon lui, ne vaut précisément que deux hommes.
Qui pourroit compter, dit Homere, les capitaines qui s’assemblerent autour d’Ajax ? à quoi croyez-vous qu’aboutit cette éxagération ? à les faire fuir d’abord, sans qu’on leur tuë un seul homme.
Il n’y a aucun des thessaliens qui ayent l’assurance de regarder les armes d’Achille, voilà une frayeur bien singuliere ; des héros qui n’osent regarder des armes !
Achille fait un grand discours à énée avant que de combattre. énée condamne ce babil, et encherit pourtant sur Achille ; il fait exactement toute sa généalogie ; il y mêle même une parenthese sur des cavales miraculeuses qui couroient sur la mer, et il revient enfin à condamner le verbiage et les injures.
Homere se fait ainsi son procès à lui-même par la bouche d’énée.
Achille sur ce que Priam ne veut pas s’asseoir, se met grossierement en colere, jusqu’à dire que les ordres de Jupiter pourroient bien n’être pas une sauvegarde contre sa fureur. Cependant ce caractere d’Achille tout féroce qu’il est ne laisse pas d’être agréable. J’ai relevé avec plaisir l’art singulier que le poëte y employe pour le rendre intéressant ; et comme l’a remarqué le journal de Trevoux, je ne demande pas mieux que de pouvoir loüer Homere.
C’est une justice que me doivent mes lecteurs, et Me D même, de croire que je n’ai point critiqué Homere par une sotte ambition de m’élever contre les sentimens reçûs ; que j’ai saisi, que j’ai cherché même les occasions de le loüer ; que dans le doute, j’ai toûjours pris parti pour lui ; et qu’en le respectant personnellement comme le génie le plus poëtique qui ait peut-être jamais été, je n’ai eu d’autre dessein que de remarquer dans son ouvrage les imperfections évidentes, suites nécessaires de l’invention, aussi-bien que de la grossiereté de son siecle ; je n’ai prétendu combattre que cette admiration sans discernement, qui le propose à tous égards comme infaillible.
On me fait encore une querelle, sur ce que j’ose appeller grossiers, ces temps prétendus héroïques. Je ne les appelle point grossiers, par l’innocente simplicité des moeurs qui seroit en effet très-respectable, mais par l’ignorance des arts et de la véritable morale ; ce qui est sans doute une imperfection bien réelle. S’il suffisoit de cette sorte de simplicité pour rendre les hommes dignes d’estime, il faudroit aller apprendre à vivre chez les iroquois et chez les sauvages.
Je distingue dans le luxe qu’on prétend que je louë scandaleusement, ce qui fait honneur à l’industrie de l’homme, d’avec ce qui doit faire honte à sa vanité.
Nous ne sommes pas excusables de nourrir nôtre orgüeil de toutes les inventions des arts, de nous croire plus grands par les richesses et les ornemens qu’ils nous fournissent ; mais ces choses n’en sont pas moins innocentes en elles-mêmes : et si l’on ne les employoit qu’à décorer le culte divin, à soûtenir la majesté des rois, et à procurer au public des commoditez, et même des plaisirs innocens, il n’y auroit plus qu’à admirer sans scrupule les miracles de l’industrie, et à joüir avec reconnoissance de l’ingénieuse fecondité des arts.
Je veux bien qu’on félicite un siecle de les avoir ignorez, si les hommes en étoient plus vertueux ; mais qu’on ne leur fasse pas un mérite de leur ignorance, s’ils se sont livrez sans luxe à tous les desordres et à tous les crimes qu’on prétend que le luxe amene.
Telle est la grossiereté des personnages de l’iliade.
Ils ne rendent point leur simplicité aimable par leur vertu ; il semble plûtôt que leurs vices fassent de leur simplicité même un nouveau défaut. des differens genres d’éloquence.
Homere a employé dans son poëme, presque tous les genres d’éloquence : l’éloquence de l’histoire, aussi bien que celle de la poësie ; l’éloquence sententieuse, aussi bien que celle des passions. Je lui ai rendu sur tout cela, l’honneur que j’ai crû lui devoir, je n’ai point dissimulé ses talens ; et si j’avois là-dessus quelque chose sur ma conscience, ce seroit peut-être d’avoir trop déferé quelquefois à sa réputation. Mais Me D qui ne veut point être troublée dans son ancienne admiration pour Homere, ne sçauroit digérer mes moindres censures. Je me serois donc trompé toute ma vie, se dit-elle apparemment à elle-même, si Mr De La Motte avoit raison. La conséquence n’est pas bien difficile à tirer ; il a donc tort : et voilà la majeure secrete de tous les syllogismes de Me D. de la narration et de la répétition. on ramene encore ici l’écriture sainte pour justifier la narration d’Homere, des défauts que je lui impute, et sur tout des répétitions. J’ai dit dans ma prémiere partie, ce que je pensois de ce parallele ; et me réservant à faire un usage plus utile des livres saints, je prie Me D de trouver bon que je les écarte respectueusement d’une dispute aussi frivole que la nôtre : qu’ont-ils à faire avec Thétis qui chasse les mouches du corps de Patrocle, et avec Junon qui se pare pour tromper Jupiter.
Elle n’a donc qu’à combattre simplement mes principes en eux-mêmes, qu’à examiner si, comme je l’ai dit, la narration du poëte et celle du simple historien doivent être différentes. Si celui-ci ne s’est pas acquitté de son devoir quand il a dit exactement et nettement la vérité ; et si celui-là n’est pas obligé de choisir entre les choses vrai-semblables, celles qui peuvent plaire, et d’écarter tout l’indifférent pour raprocher ce qui intéresse. Si ces principes sont faux, Homere est irréprochable, mais s’ils sont vrais, qu’on les lise dans Me D même, et qu’on le juge.
Quintilien le louë d’une excellente précision sur cet endroit d’Antiloque à Achille : Patrocle est mort. cette loüange est très-juste ; mais je l’employe comme la meilleure censure de plusieurs autres endroits de l’iliade, où le poëte s’appésantit sans égard sur les circonstances les plus indifférentes.
Rien ne décele plus l’esprit des partisans outrez de l’antiquité, que l’envie de justifier, jusqu’aux répétitions de l’iliade. Ce seroit une folie après cela d’espérer la moindre composition avec eux ; nous aurions beau rabattre de nos dégoûts ; pour avoir la paix, tant que nous serons ennuyez des répétitions, nous ne sommes pas dignes de leur alliance.
En vérité ce préliminaire est bien difficile à passer.
Le moyen de convenir qu’il ne soit pas mieux de dire qu’un messager s’acquitta fidellement de sa commission, que de répéter mot pour mot le discours qu’on l’a chargé de faire, et que le lecteur sçait déja ! Encore s’il n’y avoit que cette espece de répétition, on en seroit quitte pour passer le discours déja connu ; mais il y en a plus de dix autres especes beaucoup plus vicieuses, dont Me D n’a pas dit un mot, et sur lesquelles il lui faudra interroger Eustathe et Denys D’Halicarnasse, si elle entreprend de les justifier. Homere, par exemple, décrit la maniere dont Pâris s’arme pour combattre Ménélas, et il employe ailleurs la même description pour un autre héros. Le même sacrifice revient plus d’une fois, la même peinture sert à plusieurs batailles. Dans le combat des dieux, un des combattans dit à son adversaire les mêmes fanfaronades que quelque grec a dit à un troyen. Il n’y a que deux ou trois formules pour la mort de plus de deux cens hommes.
Qu’allegue-t-on pour sauver tout cela ? Prémierement, la pratique d’Homere qui avoit plus d’esprit que nous. Cette raison est décisive ; mais on veut bien encore nous en donner d’autres par surabondance de droit. ceux qui ont recueilli les ouvrages d’Homere, n’ont point retranché ces répétitions ; ils les ont donc jugez raisonnables. deux réponses : la prémiere, que hors les discours des messagers qu’il eut été facile de retrancher, il n’étoit pas possible de supprimer les autres répétitions, sans substituer quelqu’autre chose à la place, ç’auroit été faire un nouvel Homere. La seconde, qu’on respectoit ses poëmes par d’autres endroits ; qu’on rendoit même une espece de culte religieux à leur auteur ; et qu’ainsi c’est la superstition et non le plaisir qui a conservé le tout.
On ajoûte que ces répétitions n’ont pas ennuyé les grands hommes qui ont jugé d’Homere . Cela ne signifie autre chose, sinon que ces grands hommes n’en ont rien dit ; et l’on qualifie gratuitement leur silence d’approbation. mais Macrobe, dit-on, les a louées expressement. je ne sçaurois qu’y faire : Macrobe et Me D n’empêcheront pas que la plûpart des hommes n’en soient blessez ; et ce qu’il y a de pis, qu’ils ne rendent de bonnes raisons de leur dégoût.
Me D se récrie sur le retranchement que j’ai osé faire d’une de ces répétitions. Ulysse presse Achille de rendre son secours aux grecs ; il avoit à lui faire le détail des offres d’Agamemnon ; mais Agamemnon venoit de faire lui-même ce détail dans le conseil des rois : ainsi, pour éviter la redite, je me suis contenté de dire qu’Ulysse fit à Achille le détail des offres de son général. Me D prétend qu’il faloit répéter le discours qu’on vient de lire un instant auparavant. comment Achille, demande-t-elle, peut-il sçavoir ce qui s’est passé dans le conseil où il n’étoit pas ? comment il le peut sçavoir, me ? Parce qu’Ulysse le lui dit.
… Ulysse en cet endroit de tous les dons offerts fait un détail adroit. qu’est-ce qui vous arrête là ? Ne sçauriez-vous croire le poëte sur sa parole ? Quand il dit expressément qu’un homme fit à un autre le même discours qu’on vient de voir ? Faut-il qu’il employe une seconde fois le discours mot pour mot ? Vous voulez apparemment confronter. Il faut bien aimer les répétitions pour une pareille délicatesse ; vous n’aurez satisfaction là dessus que dans Homere : les historiens mêmes les plus éxacts ne poussent pas leur scrupule jusques-là. C’est pourtant à ma remarque que vous appliquez ces paroles insultantes, je ne croi pas qu’on ait jamais fait une critique si insensée ; et j’ai honte de répondre à des choses si pitoyables . Il est dangereux de parler avec tant de hauteur ; car il arrive quelquefois qu’on se trompe, et alors que deviennent ces airs de triomphe, qui n’auroient pas même bonne grace avec la raison ? des descriptions. il n’y a aucune partie de l’art, sur laquelle je n’aye rendu un hommage sincere au poëte grec. Mais parce que dans ces parties mêmes, je trouve de grands défauts mêlez aux grandes beautez, Me D conclut que je méprise Homere.
il y a toûjours, dit-elle, quelque si, quelque mais, qui ne laisse pas ce grand poëte joüir en paix de sa réputation ; je sçai bien qu’elle ne veut ni de si ni de mais sur un auteur qu’elle juge irréprochable : car elle a beau dire par condescendance, qu’il peut bien y avoir quelque chose dans Homere qui se ressente de l’humanité, elle défend avec ardeur tout ce que les critiques y ont repris : ils ont été assez malheureux jusqu’ici pour n’attaquer rien que de parfait, que de divin : ni la malice ingénieuse à trouver des fautes, ni la raison qui les trouve d’autant mieux, qu’elle les cherche sans prévention, n’ont pû appercevoir les foiblesses d’Homere ; elles échappent même à la pénétration de Me D et il semble que ce soit un secret impénétrable à l’intelligence humaine. Je la laisserai donc joüir en paix de sa religieuse admiration pour Homere, et même de sa pitié pour ceux qui n’y souscrivent pas.
Mais, pour moi, la même bonne foi qui me fait loüer avec plaisir ce que je sens loüable, me fera toûjours condamner sans orguëil ce que je ne croi pas judicieux.
Eh ! Que ferions-nous du peu de raison qui nous est échûë, si nous n’en faisions cet usage ?
Pourquoi n’aurois-je pas dit, par exemple, que la description des jeux célébrez aux funérailles de Patrocle est mal placée au 23e liv de l’iliade ? Qui ne sent pas comme moi le contre-temps d’amuser le lecteur, lorsque son impatience est la plus vive ? Il n’a plus qu’un pas à faire pour arriver au dénouëment, et on l’arrête par des jeux qui, au lieu de le délasser, le fatiguent en l’éloignant du but qu’il étoit prêt d’atteindre. Virgile prend bien mieux son temps pour des jeux. Il les place au cinquieme livre de son poëme, lorsque le lecteur est encore en état de s’amuser, et c’est ainsi que le poëte latin corrige presque toûjours le poëte grec, en l’imitant.
Pourquoi n’aurois-je pas dit encore que la description du combat du Xanthe est un peu bizarre ? C’est un fleuve qui se déborde en un instant, et qui, le moment d’après, est embrasé de maniere que les poissons mêmes y grillent. N’y a-t-il pas de la modération à ne trouver cela qu’un peu bizarre ? C’est apparemment un de ces endroits qui a fait dire à Aristote que le poëme pousse le merveilleux jusqu’au déraisonnable.
Me D dans ces endroits ne sent que le merveilleux ; qu’elle me permette d’y sentir aussi le déraisonnable.
On louë en cela la fécondité d’Homere, que l’on croit supérieure à celle de Virgile ; je ne suis pas moi-même trop éloigné de ce sentiment ; mais j’y crains encore un peu d’illusion : et il me semble que les autres le doivent craindre aussi-bien que moi.
Il ne faut pas toûjours tenir compte à un auteur de sa fécondité. On est étonné du grand nombre de choses et d’images qu’il employe, mais souvent toute cette abondance n’est qu’aux dépens du choix. Il se livre au hazard à tout ce que son imagination lui offre : il traite ce qu’il ne devroit point traiter, il peint les objets par des faces étrangeres à l’occasion présente, il épuise ce qu’il ne falloit qu’effleurer, il ajoûte sans égard le médiocre à l’excellent, le froid au vif, le bizarre au naturel : avec cette licence d’imagination, il n’est pas difficile d’être abondant.
Mais le jugement et le goût resserrent de beaucoup ces richesses. Un auteur judicieux commande à une imagination trop fertile. Ce n’est pas assez pour lui que les choses soient belles, il faut encore qu’elles soient en place. Quand le bon s’est offert, il cherche encore le meilleur ; il rejette enfin plus qu’il ne choisit ; et travaillant toûjours avec cette sévérité lente, mais sûre, il néglige l’abondance pour la perfection. Ainsi il n’est pauvre que de ce qu’il a rejetté ; mais ceux qui sentent le mérite du choix, ne l’en trouvent que plus riche. Ils découvrent un fonds vaste d’imagination dans le petit nombre d’idées parfaites que le jugement y a puisées, et ils tiennent également compte à l’auteur, et de ce qu’il employe par fécondité de génie, et de ce qu’il n’employe pas, par sûreté de goût et de raison.
Plus le goût s’épure, plus la fécondité des auteurs est à l’étroit. Hardy a fait lui seul presque autant de tragédies que tous les autres poëtes ensemble. Rotrou en a fait plus que Corneille, Corneille même plus que Racine, parce qu’il hazardoit encore davantage, et qu’il perfectionnoit moins. Si l’on jugeoit par cette régle de la fécondité d’Homere et de Virgile, peut-être ne décideroit-on pas si hardiment pour Homere. du discours. les loüanges exagérées et les critiques injustes sont également honteuses à la raison. Principe qu’on me conteste, et que j’ose encore soûtenir après la réfutation. Car, en regardant les loüanges et les critiques comme des jugemens que nous portons, n’y a-t-il pas un égal défaut de lumiere à voir les choses plus parfaites qu’elles ne le sont, ou à y trouver des défauts qui n’y sont pas ? La bonne vûë consiste à appercevoir la grandeur réelle des objets, et les véritables raports qu’ils ont entr’eux. C’est dans ce principe que j’ai examiné les discours d’Homere ; j’y ai trouvé plusieurs défauts dont Me D ne convient pas ; elle veut même, à son ordinaire, que ces défauts soient autant de beautez, et cela n’est pas étonnant, puisqu’elle commence par faire l’apologie des loüanges éxagérées.
Homere amene tous ses discours d’une maniere uniforme et languissante : c’est toûjours un tel dit, un tel répondit, avec une longue épithete à la queuë de chaque nom ; jamais de ces tours vifs si connus depuis lui, interrompit Agamemnon, reprit Achille, c’est, dit Me D que cela n’est pas de la gravité du poëme épique. Si elle se contentoit de distinguer, si elle disoit seulement que ces tours vifs et abregez ne sont pas si convenables dans les conseils, et dans les délibérations que dans les querelles et dans les occasions pathétiques, j’aurois le plaisir de penser comme elle ; mais elle les exclut absolument du poëme épique, parce qu’ils pechent contre la gravité essentielle à ce genre. Qu’elle nous donne donc une idée de cette gravité prétenduë : consiste-t-elle dans l’uniformité et dans la lenteur ?
Ici les autoritez manquent à Me D. Aristote ni le P. Le Bossu n’ont rien dit de cette condition. La voilà legislatrice malgré sa modestie ordinaire qui ne se propose que de maintenir les régles établies par les autres.
J’ai pris pour des discours mal placez, ceux que les héros se tiennent dans la chaleur du combat ; ceux qu’ils adressent aux morts, et enfin les harangues qu’ils font à leurs chevaux.
Pour exemple des discours des combattans, je n’avois pas choisi à beaucoup près le plus ridicule ; et le journal de Hollande a si bien rendu justice à ma bonne foi, qu’il en a cité un autre et plus ridicule et plus long. En vain prétendroit-on les justifier par les usages du temps. Tout ce qu’on pourroit dire, c’est qu’Homere a crû pouvoir employer fréquemment ce qui arrivoit quelquefois, et qu’il a pris ses avantages aux dépens de la vraisemblance, comme s’il avoit prévû qu’un jour Aristote feroit de ses licences, autant de régles. D’ailleurs ces discours sont si chargez de fanfaronades, d’histoires et de généalogies, qu’ils ne marquent dans le poëte que l’envie de parler, et cette intempérance d’imagination sans discernement, que le P. Rapin lui reproche.
Pour les discours adressez aux cadavres, Me D dit d’abord que ceux à qui on les tient, peuvent bien n’être pas morts. C’est déja quelque chose ; cette défaite est un aveu que les discours sont vicieux s’ils s’adressent à des cadavres ; mais elle marque encore qu’Homere nous le laisse croire, puisqu’on ne l’en défend que par une conjecture gratuite.
Me D sent si bien le foible de cette conjecture, qu’elle veut justifier à la lettre ces discours sans replique adressez à des cadavres. l’histoire, dit-elle nous en fournit des exemples… etc. il y auroit là-dessus bien des différences à examiner ; sçavoir d’abord si le discours étoit long : car je suis convenu que dans ces occasions, il pouvoit échapper quelques paroles d’insulte ou de triomphe, et non pas un discours suivi ; sçavoir encore si le discours n’étoit pas fait pour les témoins qui l’entendoient, et d’autres circonstances qui varieroient également l’espece. Me D n’y regarde pas de si près ; elle parcourt tous les siecles, et va mendier, pour ainsi dire, d’historien en historien quelque fait bizarre qui s’accorde à peu près, avec les pratiques d’Homere ; et alors elle compare sçavamment une singularité historique, avec un usage ordinaire dans un poëme. De bonne foi, n’a-t-elle pas quelques remords des conséquences qu’elle en tire ? Ne sçait-elle pas mieux que moi, que le vrai n’est pas toûjours vrai-semblable ? Que quand on dit qu’une chose n’est pas naturelle, on ne prétend pas absolument qu’elle ne puisse tomber dans la tête de quelque homme ; on entend seulement qu’elle sort trop de l’ordre commun, et qu’elle blesse par une singularité excessive.
Pour les discours adressez aux chevaux, on m’allegue deux raisons qu’on croit triomphantes ; mais combien les esprits sont frappez différemment des mêmes choses ! Ces raisons me paroissent dans leur genre au-dessous des discours mêmes qu’on veut justifier. le poëme épique, me dit-on, est une fable comme celles d’ésope ; et ainsi on y peut, non seulement parler aux chevaux, mais on y peut faire parler les chevaux mêmes, comme Homere l’a si judicieusement pratiqué. Me D abuse ici du terme générique de fable, et elle en confond les différentes especes. Comment, elle, dont le livre n’est en partie qu’une nouvelle édition du P. Le Bossu, n’a-t-elle pas mieux démêlé ses idées ?
La fable est un discours inventé pour corriger les moeurs par des instructions déguisées sous l’allegorie d’une action. Voilà le genre, voici les especes. Il y en a de raisonnables et de vrai-semblables, où l’on fait parler les dieux et les hommes ; il y en a de morales sans vraisemblance, où l’on fait parler les animaux et les plantes, en leur prêtant les moeurs et les sentimens des hommes ; et enfin, il y en a de mixtes, où l’on mêle ensemble ces deux sortes de personnages. Les fables d’ésope sont des deux dernieres especes. Le poëme épique, la tragédie et la comedie sont de la prémiere. Quoi donc ! En vertu de ce droit de fable, les chevaux deviendront-ils des personnages tragiques ? Et les chiens et les chats entreront-ils décemment dans la comédie ? Quelle absurdité, s’écriera-t-on ! Prenez-y garde ; c’est la conséquence nécessaire du raisonnement de Me D. La seconde raison qu’on me donne par grace, car on croit la prémiere décisive : c’est l’usage des orateurs qui parlent à tout, et qui font tout parler.
Mais on confond encore ici des discours figurez et allegoriques avec des discours sérieux et naïfs ; la différence est grande. Que l’orateur apostrophe ce qu’il lui plaira, il ne me trompe point : je sçai toûjours qu’il parle à ses auditeurs, quelque détour qu’il prenne pour les émouvoir ou les convaincre ; au lieu que quand Hector parle à ses chevaux, et qu’il les excite méthodiquement par tous les motifs de l’interêt, de la reconnoissance, de la gloire et de la vertu, il ne parle qu’à ses chevaux, sans autre dessein que de leur parler ; et il ne fait en cela que suivre l’idée grossiere d’un cocher qui croit bonnement que ses chevaux l’entendent ; encore nos cochers ne leur feroient-ils jamais des discours si suivis, ni si raisonnez, que ceux du sage Hector et du prudent Antiloque.
Mettons ici le discours même d’Hector ; je le parodierai ensuite exactement, en le supposant dans la bouche d’un cocher. Qu’on me pardonne ce badinage, ou même cette bassesse, je le donne pour ce qu’il est ; mais l’effet en est sérieux, et c’est la meilleure maniere d’exposer le ridicule dont il s’agit.
Qu’importe qu’il en coûte ici quelque bienséance de stile, pourvû que le raisonnement en profite. Voici le discours d’Hector.
Xanthe et Podarge, et vous Ethon et Lampus, voici une occasion où vous pouvez me payer tous les soins qu’Andromaque, fille du magnanime Ection, a eu de vous, en vous servant tous les jours elle-même plûtôt qu’à moi, le pain et le vin de ma table. Combien de fois m’a-t-elle quitté pour vous aller voir ? Les chevaux mêmes des dieux ont-ils jamais été mieux traitez ? Piquez-vous donc de reconnoissance ; poursuivez rapidement l’ennemi, ne vous ménagez point, hâtez-vous, afin que nous puissions prendre le bouclier de Nestor qui est d’or massif, et dont la réputation vole jusqu’aux cieux ; et la merveilleuse cuirasse de Diomede, ouvrage admirable de l’industrieux Vulcain. Si nous nous rendons maîtres de ces glorieuses dépoüilles, n’en doutons point, les grecs remonteront cette nuit même sur les vaisseaux qu’ils auront pû sauver, et abandonneront ce rivage.
Voici la parodie. Allons gaillard, et toi courte-oreille, voici une occasion où vous pouvez me payer de tous les soins que Jacqueline fille du fameux cocher maître Pierre a eus de vous, en vous servant tous les jours elle-même vôtre avoine, plûtôt que de me servir mon dîner. Combien de fois m’a-t-elle chanté poüille quand vous manquiez de litiere ? Les chevaux mêmes des ambassadeurs ont-ils été mieux traitez que vous ? Piquez-vous donc de reconnoissance ; allons bon train, ne vous ménagez point ; hâtez-vous, afin que nous puissions arriver au plus vîte à la maison de N qui est toute bâtie de pierres de taille, et couverte d’ardoise. Nous irons ensuite à S. Cloud, lieu enchanté par ses jardins et par cette fameuse cascade qui est du dessein d’un très-habile homme. Si nous faisons ces deux courses diligemment, n’en doutons point, ceux que vous menez, outre le prix convenu, me donneront encore de quoi boire, et ils se serviront de vous une autrefois.
Combien de circonstances faudroit-il retrancher de ce discours pour le ramener à la nature ? Celui du sage Hector est pourtant précisément le même. Les circonstances qu’il employe ne sont pas moins étrangeres aux chevaux que celles que je prête au cocher ; et toute la différence est que toutes ces folies seroient bien plus excusables dans le cocher que dans le héros.
J’ai remarqué dans les discours bien placez, des circonstances froides, inutiles, basses, ou contraires à la passion dominante. J’en ai choisi des exemples, et j’ai crû donner de bonnes raisons de mes dégoûts.
Je sçai trop qu’elles ne peuvent rien contre une admiration invétérée ; qu’il n’y a pas moyen de convaincre un homme qu’une chose est froide, quand il a résolu de la trouver vive ; que même, plus il a d’esprit, mieux il élude les preuves délicates qu’on lui oppose ; et qu’enfin l’erreur est plus féconde en sophismes, que la vérité en bons raisonnemens. Il n’y a qu’un chemin pour arriver au but, il y en a mille pour s’en écarter. Je sçai même que mes adversaires peuvent retorquer contre moi, ce même lieu commun que j’employe contr’eux.
Je n’espere donc ramener sur rien, ces partisans outrez de l’antiquité, qui ont prononcé leur voeu d’admiration à la face du public. Je ne prétens que m’instruire moi-même, et donner occasion aux lecteurs désintéressez d’interroger leur propre raison qui doit être leur véritable maître. Qu’ils lisent donc les discours dont il s’agit ; sans dessein de les trouver ni bons ni mauvais, et en cedant naïvement à l’impression naturelle ; qu’ils voyent ensuite mes critiques et les apologies de Me D pour y chercher ce qui s’accorde le mieux avec ce qu’ils auront senti.
Si Me D ne louë que ce qui leur aura plû, et s’ils reconnoissent dans ses raisons les véritables causes de leur plaisir, qu’ils prononcent hardiment pour elle ; mais si au contraire, je ne censure de ces beautez prétenduës que ce qui les a blessez ; et s’ils sentent avec moi les raisons que j’en donne ; qu’ils ne craignent point de décider pour le sentiment, contre l’érudition et l’autorité.
J’aurois plus de foi là-dessus, à des esprits naturels et simplement cultivez par ce qui s’est fait de meilleur dans nôtre siecle ; qu’à ces sçavans qui par la longue habitude d’admirer tout dans les anciens, et par trop de déférence aux autoritez, se sont fait, pour ainsi dire, un goût d’emprunt, et tout-à-fait étranger à la raison.
En effet, la plûpart de ces sçavans ne sentent plus les choses en elles-mêmes. Ils sont comme ces imaginations foibles, qui, subjuguées par l’éclat des dignitez et des richesses, admirent dans la bouche d’un grand, ce qu’ils trouveroient pitoyable dans un homme du commun. Ainsi l’ancienne réputation et les langues sçavantes leur imposent, et changent tout à leurs yeux. Telle pensée qu’ils entendent tous les jours en françois sans y prendre garde, les frappe, les enleve, s’ils viennent à la rencontrer dans un auteur grec. Tout pleins qu’ils en sont, ils vous la citent avec emphase, et si vous ne partagez pas leur enthousiasme, ah ! s’écrient-ils, si vous sçaviez le grec ! il me semble entendre le héros de Cervantes, qui parce qu’il est armé chevalier, voit des enchanteurs, où son écuyer ne voit que des moulins.
Tel est l’inconvénient ordinaire de l’érudition, et il n’y a que les esprits du prémier ordre qui puissent l’éviter. L’ignorance, me dira-t-on, n’a-t-elle pas aussi ses inconvéniens ? Oui sans doute ; mais on a tort d’appeller ignorans, ceux mêmes qui ne sçauroient ni grec ni latin. Ils peuvent avoir acquis en françois toutes les idées nécessaires pour perfectionner leur raison, et toutes les expériences propres à assurer leur goût. Nous avons des philosophes, des orateurs et des poëtes ; nous avons même des traducteurs où l’on peut puiser les richesses anciennes dépoüillées de l’orguëil de les avoir recueillies dans les originaux.
Un homme qui sans grec et sans latin, auroit mis à profit tout ce qui s’est fait d’excellent dans nôtre langue, l’emporteroit sans doute sur le sçavant, qui par un amour déréglé des anciens, auroit dédaigné les ouvrages modernes. Les choses seroient d’un côté, les mots de l’autre ; et ce seroit au prétendu ignorant à juger des auteurs, que le sçavant prendroit la peine de traduire.
Il ne faut pas perdre ici l’occasion d’avoüer une de mes fautes. J’ai traduit dans le discours de Phoenix : combien de fois avez-vous vomi dans mon sein, etc. il faloit mettre, rejetté le vin que je vous donnois . L’autre expression est trop dégoûtante, et n’est pas celle d’Homere ; mais celle d’Homere ne présente pas une circonstance plus digne de choix, et le fonds de ma critique subsiste malgré l’infidélité de ma traduction.
Je voudrois que Me D m’éclairât plus souvent ; mais elle se néglige un peu dans le choix de ses raisons, elle les trouve toûjours assez bonnes contre moi ; et il arrive qu’elle me confirme dans mes sentimens par ses réfutations mêmes. Voici, par exemple, un endroit où voulant disculper Homere d’une faute, elle prouve évidemment, ce me semble, qu’il en a fait deux. C’est sur le discours qu’Agamemnon fait dans le ixe livre aux chefs de l’armée, semblable, quoique plus court, à celui qu’il a fait à ses troupes dans le second. J’ai prétendu que de ces deux discours l’un étoit simulé, et l’autre sérieux. Me D prétend qu’ils sont tous deux simulez ; que si le second étoit sérieux, Diomede seroit coupable d’insolence à l’égard de son général ; au lieu qu’en le supposant simulé, cette insolence apparente n’est qu’un zele adroit pour servir les véritables vûës d’Agamemnon. Ainsi de l’aveu de Me D si le discours est sérieux, Diomede est en effet un insolent ; et Homere, outre la répétition absurde que je censure, aura fait encore une faute contre le caractere et contre la morale. Voyons à présent mes raisons et celles de Me D. Agamemnon au 2e liv se tient assuré de la victoire, sur la foi du songe que Jupiter lui a envoyé. Il assemble les chefs, leur dit qu’il veut éprouver son armée, en lui proposant la fuite, afin que si elle donne dans le piége, ils arrêtent et raniment les lâches qui auront pris son discours à la lettre. Après cette préparation, il parle en effet aux soldats ; et il leur propose imprudemment la fuite, comme un ordre absolu de Jupiter. Au 9e liv la situation est bien différente ; les grecs ont été repoussez par Hector au-delà de leurs retranchemens, et jusqu’à leurs vaisseaux. Agamemnon désespere du salut de l’armée ; et c’est dans ces circonstances qu’il propose aux chefs d’abandonner le siege. Comme il est vrai-semblable qu’alors la proposition est sérieuse, Homere auroit averti que c’étoit encore une feinte, s’il avoit voulu qu’on le pensât : d’ailleurs, quelqu’un des chefs s’en seroit douté d’autant plus aisément, qu’ils avoient déja entendu le même discours, lorsqu’il n’étoit qu’une feinte. Cependant personne ne soupçonne là-dessus la sincérité d’Agamemnon :
Diomede au contraire lui reproche insolemment sa lâcheté ; et pour tout dire, Agamemnon ne se justifie pas.
Que répond à cela Me D ? que malgré toutes mes raisons, le discours d’Agamemnon est simulé, que Diomede en pénetre le véritable sens au travers de la feinte, et que ses reproches sont de l’or pour son général .
Qui a dit cela à Me D ? Denis D’Halicarnasse.
Mais qui l’a dit à Denis D’Halicarnasse ? Ce n’est pas Homere. Il marque expressément que la crainte et la consternation s’emparerent des rois après le discours d’Agamemnon. Diomede ne laisse pas soupçonner qu’il en pensât autrement que les autres :
Nestor ne louë point Diomede d’avoir pénétré le dessein du général. C’est le seul Denis D’Halicarnasse qui a trouvé le mot de l’énigme. Mais qui a jamais dit ni avant ni après lui, que le poëte épique fasse agir ses personnages par des vûës secretes qu’il laisse à deviner à ses lecteurs.
La subtilité de Denis D’Halicarnasse a paru de l’or à Me D elle s’en est aidée le mieux qu’elle a pû pour sortir d’embarras. Je laisse à juger si elle y a réüssi. En tout cas, elle a toûjours un refrain foudroyant contre moi. qui est-ce qui balancera, repetera-t-elle, entre Denis D’Halicarnasse et M. de La Motte.
de l’expression. je crains que ce détail, tout nécessaire qu’il est, n’ennuye le lecteur. On est bien embarrassé à le satisfaire en matiere de dispute. Il veut d’un côté qu’on réponde à tout, de l’autre il veut qu’on l’amuse et qu’on le divertisse. Choisissez-vous la fleur des matieres ? Vous êtes superficiel : descendez-vous dans une grande discussion ? Vous êtes sec et pesant : répandez-vous des maximes instructives et générales ?
On vous crie de venir au fait : vous en tenez-vous aux questions particulieres ? On vous lit à peine une fois dans la chaleur de la dispute présente ; et bien-tôt après on oublie même que vous ayiez écrit. Il n’y a pas moyen d’éviter un inconvénient, sans tomber dans un autre ; il faut opter, mais se souvenir toûjours, s’il m’est permis de badiner, que la raison même a tort dès qu’elle ennuye. C’est ce qui me fait renvoyer à ma troisiéme partie les comparaisons et les sentences. Elles entreront naturellement dans les réfléxions que j’y ferai sur la poësie, où j’appliquerai les principes que j’en ai déja posez dans mon discours. à l’égard de l’expression, nous sommes d’accord Me D et moi. Elle prétend qu’Homere excelle en cette partie, et j’en conviens sans peine, sur la foi de tant de grands hommes qui l’ont admiré de ce côté-là.
Car il faut remarquer que presque tous leurs éloges tombent sur l’expression d’Homere, dont ils pouvoient beaucoup mieux juger que Me D qui n’a en cela d’autre principe de connoissance que leur autorité même. Je souscris donc comme elle à leurs suffrages, je conclus même des défauts considérables d’Homere, qu’il falloit que son expression fût bien admirable pour les couvrir. C’est sans doute par ce charme qu’il a séduit les anciens. La magnificence et le choix des mots faisoit disparoître l’irrégularité des choses ; et comme l’expression a fait tomber nos poëmes, malgré de grandes beautez ; l’expression a soûtenu ceux d’Homere, malgré de grands défauts.
Mais je soûtiens toûjours que personne aujourd’hui n’est juge competent de cette expression, et qu’il n’y a que les langues vivantes qui puissent s’apprendre au point qu’il faut pour juger en détail de l’élégance d’un auteur. Il suffit, pour prouver ma pensée, de faire attention à la maniere dont nous apprenons nôtre langue et les langues étrangeres par un commerce habituel avec ceux qui les parlent, et à la maniere dont nous apprenons les langues mortes par les livres. La prémiere maniere nous donne une idée précise des mots ; ils sont, pour ainsi dire, la traduction immédiate des choses et des sentimens ; nous voyons les choses dont on parle ; l’air du visage, les gestes, le ton nous désignent même les sentimens qu’on exprime. Nous discernons ce qui n’est que du peuple, d’avec ce qui appartient aux gens plus polis !
Nous ne confondons point le bas avec le familier, le médiocre avec le sublime, et en attachant ainsi aux mots leur idée propre, nous y joignons encore toutes les idées accessoires que les différentes circonstances y font entrer. Nous ne jugeons point des expressions par analogie et par ressemblance, ce qui est très sujet à l’erreur ; car souvent ce qui paroîtroit se pouvoir dire, ne se dit pourtant pas : nous en jugeons par l’usage qui a ses caprices ; et c’est même par la connoissance délicate de cet usage, que nous distinguons ce qui est heureusement hazardé, des licences malheureuses et sans goût.
Il n’en est pas de même des langues mortes : on ne nous les apprend que par l’entremise de celles que nous connoissons déja. On employe trois ou quatre mots pour nous en expliquer un seul ; mais qui peut nous dire ce qu’il entre de l’idée de chaque mot dans la valeur de celui qu’on nous fait entendre ? Tel mot sera sublime, marié avec une telle expression, qui n’est plus que médiocre ou même familier, marié avec autre. Qui nous instruira de toutes ces différences ?
Qui nous dira en quoi certaines expressions sont sinonymes, et en quelle occasion elles cessent de l’être ? Qui nous révelera les idées accessoires qu’elles réveilloient ? Nous n’avons que le secours de quelques grammairiens que l’on ne croit pas moins, quand ils se trompent, que quand ils parlent juste. Nous n’avons que l’exemple des auteurs estimez ; mais comme on veut toûjours qu’ils ayent bien dit, on applique à toutes leurs expressions l’idée la plus juste que le sens demandoit ; de sorte que quand ils n’ont pas rencontré, ils nous égarent d’autant plus de la connoissance de leur langue, parce que nous faisons de leurs erreurs mêmes autant de régles. Il n’est pas besoin d’étendre davantage ces réfléxions, pour faire voir l’incompétence de Me D même, à juger exactement de l’expression d’Homere. de la morale. voici la critique que Me D souffre le plus impatiemment. J’ai accusé Homere de n’avoir pas eu de la morale, des idées bien pures ni bien affermies.
Cela lui paroît presque un sacrilege. En vain je me couvre de l’autorité de Platon, qui ne pensoit pas mieux que moi de la morale d’Homere. Me D sans égard pour le divin Platon, cherche à m’accabler de ces allégories triomphantes, devant qui la raison ne tient point. Qu’on juge des coups qu’elle me porte par celui-ci.
Jupiter, comme je l’ai déja dit, après avoir bien grondé sa femme qui n’entend point raison, et qui voudroit manger tout cru Priam et toute sa race, fait un marché avec elle pour avoir la paix. Ils abandonnent réciproquement à leur fureur, les peuples qu’ils cherissent le plus ; et moyennant cette belle composition si digne des dieux d’Homere, Minerve descend au camp des troyens, et va conseiller à Pandarus la plus grande de toutes les perfidies. c’est, dit Me D pour montrer que la sagesse elle-même préside à tous les decrets de Jupiter, et qu’elle fait mouvoir tous les ressorts de la providence. voilà donc, selon ce principe, la sagesse divine, instigatrice des plus grands crimes.
Me D a sans doute horreur de la conséquence : qu’elle ait donc aussi horreur du principe qui l’entraîne nécessairement, cela devroit bien guérir des allégories.
Mais aussi que deviendroit Homere sans ce secours ?
Comment justifieroit-on dans le passage que je viens de citer, ce Jupiter qui gronde grossierement sa femme, et qui ne s’en tient pas toûjours là. Cette Junon qui conspire contre lui, ce traité ridicule et cruel qu’ils passent à la face des dieux, et mille autres endroits d’aussi mauvais exemple ? Si l’on abandonnoit Homere à son sens naturel et litteral, ses absurditez fréquentes troubleroient ses adorateurs. Il faut bien qu’ils se soulagent par quelque voye. Ils cherchent donc un sens mystérieux à quelque prix que ce puisse être ; et à la faveur d’une allégorie forcée, ils tournent en beautez profondes les défauts mêmes qui sautent aux yeux. Ils admirent alors l’adroite sublimité du poëte, en admirant leur propre pénétration : voilà deux bonnes affaires, et c’est le fruit des allégories. de la réputation d’Homere. si mes critiques particulieres de plusieurs endroits de l’iliade sont injustes, et que Me D ait suffisamment réüssi à faire voir que tous ces endroits attaquez sont admirables, l’histoire que je fais de la réputation d’Homere, est par conséquent fausse. Mais si au contraire j’ai justifié mes censures, cette histoire est du moins vraisemblable ; et l’on ne sçauroit la rejetter ; qu’en y substituant des conjectures équivalantes. Il faut donc commencer par juger mes remarques en elles-mêmes, et le jugement qu’on en fera, sera l’apologie ou la condamnation de l’histoire que j’imagine en conséquence. L’ordre du raisonnement veut qu’on éxamine les principes avant les conclusions ; car si les principes sont évidemment vrais, les conséquences qui en naissent nécessairement le sont aussi ; au lieu que la conséquence a beau révolter d’abord l’imagination, elle ne renverse point un principe incontestable.
Je m’en tiens donc à mon histoire jusqu’à ce qu’on m’en présente une meilleure ; et je n’y reconnois de faux, qu’une circonstance que Me D releve très-judicieusement. J’ai récusé le suffrage d’Aristote sur l’iliade par deux raisons ; dont l’une est que peut-être a-t-il voulu flatter le goût d’Aléxandre pour le caractere éclatant d’Achille ; mais Aristote fait d’Achille un méchant homme, ce qui ne s’accorde pas avec l’admiration d’Alexandre. Le peut-être ne me justifie donc point, et je n’y sçai que d’avoüer franchement mon tort.
Si Me D m’avoit donné plus souvent occasion à de pareils aveux, je l’aurois toûjours saisie de bon coeur ; car je me sens presque aussi flatté du mérite de reconnoître une erreur, que de l’avantage de n’y être pas tombé. Je ne prétens pas en cela me vanter d’aucune vertu solide, peut-être n’est-ce qu’un tour différent d’orguëil ; peut-être la gloire attachée à une bonne foi trop rare, est-elle plûtôt mon motif que la justice même ? C’est à moi à y prendre garde.
Je n’ai donc plus qu’à rendre raison de mon poëme dans ma troisiéme partie, où je tâcherai, sans prétendre m’ériger en maître, de donner quelques idées de poësie et de versification. Mais j’avertis d’avance que l’apologie de mon poëme n’a rien de commun avec celle de mon discours. Mes réfléxions pourroient être raisonnables, que mon éxecution n’en seroit pas moins vicieuse. Le génie a ses caprices, et la raison ne le discipline pas toûjours comme elle voudroit. Indépendamment de cet éxamen, on peut déja juger entre Me D et moi. L’iliade est-elle parfaite comme elle le prétend ? Est-elle défectueuse comme elle me l’a paru ? Nous avons dit nos raisons ; c’est au public à prononcer.
Je prie seulement le lecteur d’être en garde contre une prévention trop ordinaire à l’égard de ceux qui disputent. On s’imagine facilement qu’ils sont dans l’excès de part et d’autre ; que l’un demande tout, pendant que l’autre n’accorde rien ; et qu’il y a un juste milieu à prendre entre leurs éxagérations. Cela n’est pas toûjours vrai. L’un des disputans peut avoir saisi ce juste milieu, tandis que l’autre demeure seul dans l’excès.
Me D par exemple, n’a jamais reconnu aucune faute dans Homere : elle veut qu’il ait inventé l’art, et qu’il l’ait porté d’abord à la perfection : en un mot, elle veut qu’il soit lui seul l’exception de l’infirmité humaine. Voilà l’excès. Ses plus zêlez partisans conviennent eux-mêmes qu’elle a trahi sa cause, en la voulant rendre trop triomphante, et ainsi il n’y a pas de question à son égard.
Je serois dans l’excès contraire ; si je soutenois qu’il n’y a aucune beauté dans l’iliade ; mais loin de le prétendre, j’y en ai reconnu de tous les genres ; je crois de plus, que les fautes d’Homere appartiennent presque toutes à son temps ; et pour surcroît je ne donne mes sentimens que pour des conjectures ; c’est à l’examen de chacun à les ériger en preuves, si elles le méritent. Du reste, je ne prends point à coeur mes propres pensées, on me fait même plaisir de les combattre : j’ai imprimé les lettres de M. l’archevêque de Cambrai d’autant plus volontiers, qu’il n’est pas tout-à-fait de mon avis ; je ne cherche en cela que l’éclaircissement de la vérité, pour moi comme pour les autres, et il me semble que l’avantage d’être instruit vaut autant que la gloire d’instruire.
Loin que je me reproche d’avoir été trop hardi, je crains que M. l’abbé Terrasson dont le livre va paroître, ne me convainque d’avoir été trop timide, je ne serai point surpris qu’il aille plus loin que moi, ma déférence pour les sentimens reçûs m’a fait user de reserves qu’une raison plus ferme et plus courageuse pourroit bien dédaigner. On s’efforce en vain de décréditer d’avance ce nouvel auteur. On l’accuse de géometrie, comme si cette science étoit l’ennemie de la justesse et de la raison. quel fleau, dit-on, pour la poësie, qu’un géometre ! l’exclamation qui est ironique seroit plus raisonnable, si elle étoit sérieuse. L’esprit géometrique vaut bien l’esprit commentateur. Un géometre judicieux ne parle que des matieres qu’il entend : il éxamine les choses par les principes qui leur sont propres : il ne confond point l’arbitraire et l’essentiel ; en un mot, il aprétie tout, et range tout dans son ordre. Il n’y a point de matiere qui ne soit sujette à la plus éxacte discussion : l’art poëtique même a ses axiomes, ses théoremes, ses corrollaires, ses démonstrations ; et quoique la forme et les noms en soient déguisez, c’est toûjours au fond, la même marche du raisonnement, c’est toûjours de la même méthode, quoiqu’ornée, que résultent les véritables preuves. Me D m’invite à me joindre avec elle pour combattre le nouveau critique ; mais ne ferions-nous pas mieux elle et moi de lui ceder, s’il a raison ? Oublions seulement les trois mille ans de suffrages ; je crois qu’il n’y aura bien-tôt plus de dispute.
Partie 3 §
J’ay à faire ici l’apologie de mon poëme ; et c’est la partie de ma défense, de laquelle on croit que j’aurai le plus de peine à bien sortir : mais rien n’embarrasse quand on ne cherche que la vérité, quand on veut bien éxaminer son propre ouvrage, comme on éxamineroit celui d’un autre, et qu’on trouve autant de plaisir et d’honneur à avoüer ses fautes, qu’à défendre ce qu’on a fait de plus heureux.
Il s’en faut bien que je sois, à l’égard de mon poëme, dans cette prévention intrépide où sont les commentateurs à l’égard des originaux qu’ils commentent ; ils ne sçauroient se résoudre à convenir d’un seul défaut, ils se reprochent même d’en avoir senti quelques-uns ; ils combattent ce goût naturel comme une vraye tentation ; et à force de subtilitez, ils font si bien qu’ils parviennent à admirer ce qu’ils ne se proposoient d’abord que d’excuser. Quoique je sois ici mon propre commentateur, je me dispenserai pourtant de l’usage, je me condamnerai en bien des choses, et je jugerai de moi naïvement, comme je voudrois que Me D eût jugé d’Homere.
Cette franchise me conduira à m’approuver moi-même sur plusieurs points : ainsi il importe de remarquer comment et jusqu’où cela est permis à un auteur, et de bien distinguer l’orgüeil, de la justice qu’on se peut rendre à soi-même.
L’orgueil d’un poëte consiste en deux choses ; à se faire une trop haute idée de son art, et à s’éxagérer le mérite et la perfection de ses propres ouvrages.
L’exemple de ces deux excès n’est que trop ordinaire. La plûpart des poëtes s’imaginent que la poësie est le plus grand don du ciel : ils se regardent comme des hommes divins, à qui appartiennent par préférence toute la beauté, tout le feu et toute la sublimité de l’esprit : ils mettent les autres arts dans une subordination injurieuse ; et ils croyent même que les sciences ne demandent que de la mémoire avec un jugement ordinaire.
Ils font plus, et dans la poësie même, c’est au genre qu’ils ont choisi, qu’ils donnent toûjours la primauté.
Le poëte épique soûtient que le poëme est le chef-d’oeuvre de l’esprit humain : le tragique et le comique en disent autant de la tragedie et de la comedie : le lyrique accoûtumé à se loüer par son droit d’enthousiasme, croit encore que son genre est plus difficile et plus élevé ; et il mettra de son autorité, les Pindares et les Horaces, c’est-à-dire lui-même sous d’autres noms, au dessus des Sophocles et des Terences. Voilà le prémier orgüeil des poëtes, l’opinion outrée de leur art ; et avec cette opinion, se reconnussent-ils imparfaits dans leur genre, (ce qui n’arrive gueres) ils se croiroient toûjours des esprits du prémier ordre.
Le second orgüeil naît du jugement trop favorable qu’ils portent de leurs productions : ils n’estiment que leur maniere, et ils méprisent tout ce qui ne lui ressemble pas : leur sorte de génie, leur goût, c’est la perfection. Le génie, le goût des autres, c’est ignorance de l’art. L’amour propre est un apprétiateur bien fautif ; et ils n’en connoissent point d’autres.
Que ces gens-là parlent de leur art ou de leurs ouvrages, ils en parleront toûjours avec orgüeil ; ou s’ils se forcent à quelques discours modestes, on appercevra du moins dans leur air ce sentiment de préférence injuste pour eux-mêmes.
Mais quand un poëte plus raisonnable s’est deffendu de cette yvresse, par des réfléxions solides et continuées, qui se sont enfin tournées en principes ; quand il a conçû que son art n’est comme tout autre qu’un exercice de l’esprit, qu’on n’apprend bien qu’aux dépens de quelque autre chose qu’on néglige ; que la plûpart de ceux qui excellent dans les autres arts auroient excellé dans le sien, si leur éducation y avoit été aussi favorable, et si les diverses circonstances de leur vie avoient tourné de ce côté-là leurs efforts et leur ambition ; il reconnoît alors dans toutes les professions des égaux et des supérieurs ; il découvre dans bien des gens qui ne sont pas poëtes, plus d’imagination, plus de sentiment, plus de raison qu’il n’en eût fallu pour le surpasser.
Et enfin il trouve souvent dans les arts même inférieurs au sien, de quoi respecter ceux qui les exercent, parce qu’il regarde les hommes, moins par ce qu’ils font, que par la mesure d’esprit qu’ils y mettent.
Une autre ressource de modestie pour le poëte sensé, c’est que dans son art même il lui manque toûjours bien des choses ; il ne sçauroit embrasser tous les genres, ni se plier à toutes les manieres ; il a des graces propres, mais dont il est, pour ainsi dire, l’esclave ; il n’en sçauroit changer. Il faut qu’il s’en tienne à plaire à sa façon, tandis que d’autres réüssissent autrement. Une fable de La Fontaine pouvoit humilier Corneille ; une chanson pouvoit humilier Moliere.
Quand un poëte pense ainsi de son art et de son ouvrage, il peut parler naïvement de l’un et de l’autre : il lui est permis de dire qu’il se connoît en poësie, comme à un peintre de croire qu’il entend la peinture, parce que ce témoignage signifie seulement qu’on a étudié un art, et non pas que par une pénétration singuliere, on a découvert des choses au dessus de la portée des autres. Il lui est permis encore de croire que son ouvrage est bon par tels et tels endroits ; parce que cela ne marque que l’application des principes qu’il a étudiez ; et pourvû que la maniere dont il s’approuve n’enferme pas une sotte admiration de lui-même ; ni un mépris marqué des autres, on ne trouve point mauvais qu’il se rende justice, et on la lui rend avec plaisir.
Je ne croirai donc point être orgüeilleux, en ne convenant pas avec Me D que je n’aye aucune connoissance de mon art, ce seroit une modestie ridicule de m’avoüer tout-à-fait ignorant en cette matiere, comme ce seroit un orgüeil choquant de m’imaginer l’entendre mieux que d’autres qui y auroient réfléchi autant que moi. C’est précisément dans ce point de confiance que j’ose défendre ma petite iliade, nom qu’on lui donne pour la déprimer, et qui ne vaut pas mieux pour cela, que si pour décrier celle d’Homere, on l’appelloit la longue iliade : ces termes de mépris ne servent qu’à contenter le chagrin du critique ; mais ils ne prouvent rien, et il reste toûjours à vérifier si l’iliade d’Homere est plus étenduë que la matiere ne le demande, et si la mienne est abrégée aux dépens des proportions nécessaires.
Avant que j’entre dans aucun détail, il est bon de faire ici l’histoire de mon ouvrage ; je prie le lecteur de s’y prêter sans impatience, comme à une partie de ma justification, il en jugera mieux de mon dessein, et de ma maniere de l’éxécuter ; et la postérité, si j’arrive jusqu’à elle (il nous est permis à nous autres poëtes de l’espérer un peu légerement) ne sera pas fâchée de trouver mon commentaire tout fait. Ce sera autant de peine épargnée pour les scholiastes de ce temps-là ; car on en a quelquefois à bon marché. histoire de mon ouvrage. lorsque la dispute sur les anciens ; et en particulier sur Homere, étoit la plus vive entre M. Perrault et M. Despreaux, M. l’abbé Regnier se leva au milieu d’eux comme un autre Nestor, il fit le personnage de conciliateur : et pour convaincre honnêtement M. Perrault qu’il ne falloit pas juger des poëtes, sur des traductions en prose : il donna le prémier livre de l’iliade en vers, où il espéra qu’on reconnoîtroit la sublimité du génie d’Homere : mais cet essai fut malheureux ; M. Perrault paroissoit justifié par l’ouvrage même qui devoit le confondre, et l’original patissoit du mauvais succès de l’interprete. Ce n’est pas que M. l’abbé Regnier n’eût beaucoup de sçavoir et d’esprit ; je respecte et j’aime encore sa mémoire, comme je respectois et comme j’aimois sa personne. Il a fait beaucoup d’ouvrages sensez et poëtiques mêmes : il avoit particulierement le génie de la traduction ; mais soit que dans celle-ci, le dessein de rendre trop exactement Homere, eût contraint son propre goût, soit qu’il n’eût pas fait assez d’efforts pour vaincre la difficulté, il ne donna que des vers froids et durs : je nomme ici les choses par leur nom, parce que cela ne le touche plus, en un mot, il ne se ressembla pas à lui-même.
Je vis ce prémier livre, dont la sécheresse et le désagrément m’étonnerent ; et ne pouvant comprendre ni que ce fût tout-à-fait la faute d’un traducteur aussi capable, ni aussi celle d’un original estimé depuis tant de siecles, j’essayai si en prenant plus de liberté que M. l’abbé Regnier n’en avoit prise, on ne pouvoit pas rendre Homere avec plus de noblesse et plus de grace. Je crus avoir réussi aux prémiers vers ; cette opinion m’engagea plus loin ; et ainsi me flattant toûjours, j’arrivai d’efforts en efforts jusqu’à la fin du prémier livre.
J’allai aussi-tôt le montrer à M. Despreaux, qui sur la simple exposition de l’entreprise, en parut d’abord effrayé : il ne m’écouta qu’après s’être mis à l’aise par un exorde sur les difficultez, qui me présageoit la critique la plus sévere. Ces préliminaires ne me découragerent point. Je lus ; dès les prémiers vers, M. Despreaux se calma, il approuva bien-tôt : l’approbation devenoit insensiblement éloge. Il comparoit tout haut les vers d’Homere avec les miens, en me félicitant du bonheur de ma traduction, tandis que sans nier, ni sans décéler mon ignorance sur le grec, je m’applaudissois en secret d’avoir rencontré assez juste pour lui paroître le sçavoir. La conversation continua un peu de la part de M. Despreaux, aux dépens de ceux qui traduisent les poëtes en prose ; et il finit enfin en m’assurant que mon ouvrage me feroit honneur ; et qu’il aimeroit presque autant avoir traduit l’iliade comme je la traduisois, que d’avoir fait l’iliade même. Ce sont exactement ses propres termes : Me D les niera peut-être encore, comme si elle avoit été présente ; mais je ne sçaurois supprimer le vrai dans la crainte de ses jugemens, et je me contente de tempérer des paroles si fortes dans la bouche d’un critique comme M. Despreaux, en pensant qu’après s’être attendu à quelque chose de mauvais, le médiocre lui avoit tenu lieu du bon, et que son éxagération naissoit de sa surprise. Ajoûtez que par ce compliment il croyoit encourager un admirateur d’Homere, parce qu’il ne paroissoit pas encore que j’en dusse devenir le critique.
Je donnai donc ce prémier livre, accompagné d’une préface honorable pour Homere, où je remarquois simplement que j’avois adouci certaines choses par égard pour nos usages, et par condescendance pour nôtre goût. Aussi personne ne se souleva contre moi ; l’ouvrage eut son succès : de célébres professeurs de rhétorique et d’humanitez le lurent même dans leurs classes ; et qu’il me soit permis de le dire, ils l’approuverent également, et comme traduction, et comme poësie. J’espére qu’on voudra bien souffrir les faits qui me font honneur ; j’avoüerai avec la même franchise ceux qui m’humilieront ; et pour ne pas aller plus loin, le journaliste de Hollande censura dès lors quelques vers malheureux que j’ai corrigez de bonne foi, parce que je sentis qu’il avoit raison.
Je me contentai d’avoir lutté heureusement contre M. l’abbé Regnier ; et je ne me proposai point de continuer l’ouvrage dont l’étenduë et la difficulté effrayerent également ma paresse et mon peu de génie ; car je me flatte d’en sentir encore mieux les bornes que ceux qui m’en accordent le moins. C’est alors que je fis mes odes qui me valurent quelque approbation du public, et enfin le gage le plus flatteur de cette approbation, par l’honneur que me fit l’académie françoise de me recevoir dans son corps. Je crus que je devois en qualité d’académicien, contribuer de mon talent à remplir les séances publiques par quelque lecture, et dans ce dessein, Homere me revint dans l’esprit. Je tentai donc le second livre, où comme dans le prémier, je ne fis que des changemens legers, quoique fréquens : je fis le troisiéme et le quatriéme avec la même espece de fidélité, et je suivis Homere de si près, sans marcher servilement sur ses pas, que malgré bien des libertez, je ne paroissois encore que traducteur.
Je sentis en voulant continuer, l’impossibilité de réüssir par la même méthode, il me parut que des changemens legers ne suffiroient plus pour le reste.
Les combats trop fréquens, ennuyeusement détaillez, et presque toûjours les mêmes, sous de nouveaux noms, les épisodes désinteressans, le grand nombre de discours semblables, les harangues des combattans, les caracteres démentis, tout cela m’arrêta ; mais comme j’étois frappé cependant des grandes beautez répanduës dans l’iliade, je ne pus me résoudre à les perdre ; je conçûs le dessein de les rapprocher et de les soûtenir par d’autres, s’il m’étoit possible ; j’embrassai toute la matiere ; je la disposai avec réfléxion ; et enfin j’éxécutai les huit derniers livres de mon iliade sur le nouveau plan que je m’étois fait.
De ces huit livres j’en ai récité sept aux assemblées publiques de l’académie ; car les quatre prémiers, quoique versifiez avec autant de soin, ne m’ont jamais paru assez vifs pour attirer l’attention nécessaire. Tous mes confreres sont témoins de l’accüeil que le public a fait aux livres qu’il a entendus, et le public est témoin lui-même de l’approbation de la plûpart de mes confreres. M. l’abbé Regnier sur tout, je lui rends ce témoignage avec attendrissement, m’en félicitoit toûjours avec une joye excessive, et il me décernoit lui-même publiquement le prix de la carriere qu’il avoit couruë. En vain diroit-on, qu’il se sentoit supérieur à moi par tant d’autres endroits, que son amour propre ne souffroit pas beaucoup à m’approuver.
Ce n’est guéres connoître toute l’injustice des hommes, que de les croire si traitables ; la plûpart ne voudroient de gloire que pour eux, et les belles ames sont celles qui souffrent volontiers que les autres en ayent leur part.
Mon iliade fut enfin imprimée avec ce discours sur Homere, qui m’a fait des critiques obstinez de quelques-uns de mes approbateurs ; ils n’ont pû souffrir que j’inquiétasse leur ancienne admiration ; et dès que j’ai refusé d’adorer comme eux le pere de la poësie, ils m’ont refusé eux-mêmes jusqu’au nom de poëte. Plus d’un anathême poëtique fut lancé contre moi ; un sçavant même fit en latin un voeu public de lire tous les jours mille vers d’Homere en réparation de mon audace impie. Voilà le culte homerique établi bien nettement. On m’attaqua encore de quelques épigrammes, armes si commodes qui dispensent de l’examen et des raisons, et qui ne consistent qu’en quelque mot plaisant qui tient lieu de preuve. Je conseille à ces messieurs qui en sçavent faire, de n’en hazarder jamais que contre moi ; ils n’offenseront personne ; je leur promets de n’y jamais répondre, et de rire même le prémier de ce qu’il y aura d’heureux et de bien tourné dans les injures qu’ils me diront.
Je ne leur conseillerai pas comme ésope d’aller jetter leur pierre à un plus puissant que moi, qui pousseroit la reconnoissance plus loin ; je leur dirai plûtôt sérieusement de commencer par m’épargner moi-même, de peur de contracter une habitude injuste et dangereuse à l’égard des autres.
Malgré ces murmures de certains sçavans, j’ai trouvé grace devant d’autres, et j’ai été absous avec éloge à tous les tribunaux littéraires. Mais sans me prévaloir plus qu’il ne faut de ces arrêts, où l’indulgence et la politesse peuvent avoir trop de part, je vais exposer ce que j’ai pû recueillir moi-même des differens jugemens du public.
J’entends qu’on me récuse pour cette exposition. Un auteur, me dit-on, ne sçait jamais ce qu’on pense de son ouvrage, ses amis le flattent, ils lui éxagerent le bien qu’on en dit, ils lui fardent les censures qu’on en fait, et il demeure toûjours le plus mal instruit de sa vraye réputation ; cela n’est que trop vrai en général, et les auteurs n’ont qu’à se prendre à eux-mêmes de l’illusion où on les laisse. Ils se révoltent contre les prémieres critiques, et on n’y revient plus ; ils se déconcertent dès qu’on leur rapporte des autres quelque sentiment qui ne les flatte pas ; et on prend le parti de les leur dissimuler ; ils veulent être trompez, et on les trompe ; de quoi auroient-ils à se plaindre ? Mais quand un auteur sçait gré à ses amis de l’avertir de ses fautes, qu’il leur demande un compte exact de ce qu’ils entendent dire de son ouvrage, et que sa mauvaise humeur ne les fait pas repentir de leur sincérité ; alors la vérité ne lui échappe pas. Les hommes ne demandent pas mieux que de la dire, quand ils n’y perdent rien ; ils se plaisent même à dire des choses humiliantes à ceux qui les veulent bien souffrir : c’est un moment de supériorité pour eux, et ils ne manquent pas de le saisir. Mes amis par un motif plus noble m’honorent de cette liberté, ils ne me ménagent point les expressions ; et presque tout le monde, ou par amitié, ou sous prétexte d’amitié, est en possession de me dire les choses les plus dures pour l’amour propre. Tout devient Me Dacier pour moi. C’est un secours que je me suis procuré, pour me mettre en état de mieux faire, c’est une adresse de l’amour propre qui veut bien devorer de petits affronts, pour se préparer des honneurs plus solides ; et les esprits supérieurs qui font bien sans cela, feroient encore mieux sans doute, s’ils se servoient un peu de mon secret.
Je sçai donc que trois sortes de gens parlent de mon iliade ; les uns qui ne l’ont presque pas lûë, les autres qui l’ont lûë, mais sans la comparer à celle d’Homere ; et enfin ceux qui ont fait cette comparaison du moins en partie.
Ceux qui ne l’ont presque pas lûë n’en pensent pas bien, et la raison en est, qu’il y a de quoi s’ennuyer dans les quatre prémiers livres ; ils jugent de tout le reste sur la foi de ce prémier ennui, et le déchaînement de certains sçavans les autorisant à ne se pas défier de leurs dégoûts, ils décident aussi hautement que ces sçavans même, qui s’appuyent à leur tour de ces jugemens précipitez et portez sur leur parole.
Pour ceux qui ont lû mon poëme, ils ont du goût pour la poësie, ou ils n’en ont pas. S’ils n’en ont pas, la lecture de l’ouvrage les a fatiguez ; les choses n’y sont pas si intéressantes qu’elles puissent prévaloir à cette continuité de versification, dont l’agrément n’est pas fait pour eux ; ainsi m’imputant le peu de plaisir qu’ils ont eu, ils concluent, sans y penser, que je ne suis pas poëte, de ce qu’ils n’aiment pas la poësie.
Les hommes sont bien sujets à ces sortes de syllogismes. Ceux qui aiment la poësie, ont senti, j’ose le dire, un grand nombre de beaux vers dans mon ouvrage ; mais parce que la matiere plus pathétique dans les huit derniers livres m’a prêté aussi plus de force et plus de sentiment, ils ne m’ont loué que de cette partie, et ils se sont rangez sur la prémiere avec le plus grand nombre.
Enfin le peu de sçavans qui m’ont comparé avec Homere, ou sont adorateurs déterminez de l’antiquité, ou ils sont sans prévention. Ces adorateurs irritez déja de la hardiesse de mon discours, ont regardé le poëme avec indignation. Autant de retranchemens que j’ai osé faire, autant de preuves, selon eux, de mauvais goût : autant de changemens, autant d’absurditez ; presque tous mes vers pitoyables, parce qu’il n’y en a guéres où je suive servilement l’original. Les sçavans sans prévention en ont jugé bien differemment ; mes retranchemens leur ayant paru raisonnables, et mes corrections heureuses, ils ont trouvé que je n’en avois pas assez fait ; ils m’ont compté pour fautes bien des choses que j’ai conservé d’Homere, et quelques-uns ont été jusqu’à condamner absolument mon choix. Que prétendoit-il faire, disoient-ils, d’un ouvrage aussi défectueux, et ne devoit-il pas sentir qu’Homere perceroit à travers tous les voiles qu’il pourroit lui prêter. de la difficulté de traduire Homere.
Me D me trouve téméraire dans un autre sens, elle croit fermement qu’Homere ne sçauroit que perdre en françois, et elle juge que loin de prétendre à l’embellir, je n’ai pas dû me flatter de conserver ses graces. Elle allegue en preuve de sa pensée, l’exemple de M. Despreaux et de M. Racine, qui essayerent tous deux de traduire Homere, et qui abandonnerent l’entreprise dès les prémiers efforts. On veut nous faire entendre par là qu’il est plus difficile de dérober un vers à Homere que d’arracher à Hercule sa massuë . Pour moi je crois que cet essai malheureux de nos deux plus grands poëtes, prouve plus contre Homere que la critique la plus raisonnée.
Nieroit-on que M. Despreaux et M. Racine ne sçeussent exprimer en beaux vers un sens raisonnable ?
Ils en ont tant exprimé et avec une élégance si continuë, que ce soupçon ne sçauroit naître dans l’esprit de personne. D’où venoit donc la difficulté qu’ils éprouverent ? C’est que d’un côté voulant rendre Homere à peu près tel qu’il est, et de l’autre voulant être agréables, et soûtenir leur réputation, ils sentirent bien-tôt dans l’execution, l’incompatibilité du dessein. La grossiereté du procédé d’Agamemnon à l’égard de Chrysés suffisoit pour les arrêter d’abord. Le vouloient-ils adoucir, ce n’étoit plus Homere. Le laissoient-ils dans la simplicité des tems héroïques ; ils prêtoient aux Desmarets des armes contre eux-mêmes : il n’y avoit pas moyen d’être Racine ou Despreaux, et Homere en même-temps. L’illusion de l’harmonie grecque mise à part, il ne restoit plus qu’un sens grossier ; et c’est ce sens grossier qu’il étoit plus difficile d’embellir que d’arracher la massuë d’Hercule.
S’ils s’étoient contenté de traduire Homere, comme l’ont fait autrefois Salel et Salomon, qui l’ont rendu si fidellement qu’on croit lire des poëmes burlesques en lisant leur traduction, ils n’auroient pas été si embarassez ; mais ils vouloient transformer des choses déraisonnables et choquantes en beautez judicieuses, de maniere pourtant que ce fussent les mêmes choses : dessein contradictoire et d’une exécution impossible.
Tout sens raisonnable, dans quelque langue qu’il ait été conçû d’abord, peut-être transporté heureusement dans la nôtre, et M. Racine et M. Despreaux l’ont bien fait voir eux-mêmes dans ce qu’ils ont imité des grecs et des latins. Nos expressions françoises par elles-mêmes ne jettent point de faux sur une pensée vraye, elles n’en avilissent pas une grande, elles n’en ternissent pas une gracieuse ; mais aussi elles ne sçauroient mettre ni vérité, ni grandeur, ni grace, où il n’y en a pas, qu’en substituant des circonstances qui changent absolument le fond des choses.
Supposons un moment que l’Iphigénie de M. Racine fut originairement grecque ; que la conduite et les discours y fussent précisément les mêmes que dans la piece que nous avons ; M. Racine auroit-il senti l’impossibilité de la rendre ? Et s’il avoit donné comme traduction la tragédie dont il est l’inventeur, nous aviserions-nous de penser qu’il eût rien fait perdre à son original ? Qu’on voye au contraire les endroits mêmes qu’il a imitez d’Euripide ; on n’y trouvera pas une pensée supprimée par égard à l’impuissance de nôtre langue ; ce sera toûjours la grossiereté du sens ou le défaut de convenance qui auront éxigé la suppression ; on y verra les choses corrigées ou embellies par de nouveaux tours, par des accroissemens de pensées, et quelquefois par la seule place où ils les employent ; et ces imitations dont on fait tant d’honneur aux anciens, tourneroient souvent à leur honte, si l’on examinoit bien ce que les imitateurs ont conservé d’eux, et ce qu’ils leur prêtent.
Ainsi je ne doute pas que si M. Racine et M. Despreaux eussent voulu prendre à l’égard d’Homere, les mêmes libertez que j’ai prises, ils n’eussent beaucoup mieux fait que je n’ai pû faire ; mais en ne les voulant pas prendre, tout leur génie n’auroit été qu’à dire en vers plus harmonieux que les miens, des choses déraisonnables et mal arrangées, que toute l’harmonie du monde ne sauvera jamais.
Je l’avouë, c’est de cette difficulté de rendre Homere, que je me faisois un mérite ; et j’espérois que les poëtes s’en feroient un plaisir ; mais il y en a peu d’assez généreux pour établir eux-mêmes la réputation d’un ouvrage qu’ils n’ont pas fait ; car je ne veux pas parler de ceux qui se hâtent de le décrier contre leur conscience : la plûpart attendent comment le public le prendra : ils laissent parler ceux qui ne se connoissent guéres en poësie ; et s’il arrive que ces juges incompetens condamnent l’ouvrage, ils se joignent à eux, par égard, disent-ils, pour le public ; au lieu que s’ils avoient d’abord le courage de relever les beautez qu’ils sentent, et d’excuser certaines fautes par l’impossibilité de les éviter, dont ils ont l’expérience, ce public qui les entraîne à ce qu’ils disent, seroit peut-être entraîné par eux ; et ils donneroient le ton à ceux dont ils le prennent lâchement.
Voilà les divers jugemens qu’on a porté de mon iliade : il faut examiner à présent en quoi ils sont raisonnables ; car comme je ne prends point le mal qu’on en a dit pour une autorité suffisante qui la condamne, je ne donne pas non plus les témoignages favorables qu’on lui a rendus ; comme des preuves de sa bonté. Il faut que chaque lecteur en juge par lui-même, et qu’il cherche avec moi les raisons de la censure des uns, et de l’approbation des autres.
Je distingue donc dans mon poëme le fonds des choses et la versification, et j’examine de bonne foi ce qu’il y a de bon et de défectueux dans les deux genres.
du fonds des choses. on a vû que mon dessein dans les quatre prémiers livres étoit de suivre de près Homere ; et ne croyant pas alors qu’on dût mettre le fonds des choses sur mon compte, je ne songeois qu’à les dire le plus noblement qu’il m’étoit possible ; à remedier au plus choquant par de légeres circonstances : en un mot, je ne cherchois que des graces adroites, qui en embellissant mon original, lui laissassent pourtant sa ressemblance.
Dans les huit derniers livres, mon dessein devint bien différent, je n’adoptai presque plus que les choses qui me plaisoient en elles-mêmes ; je changeai, j’inventai sans scrupule toutes les fois que je crus ne pouvoir réussir autrement ; et enfin je songeai à imaginer des beautez de nôtre goût, au lieu que jusques-là je n’avois travaillé qu’à pallier certains défauts qui n’en étoient pas, si l’on veut, du temps d’Homere, mais qui du moins le sont devenus pour nôtre siécle.
Cette diversité de desseins met déja dans l’ouvrage une espece de difformité, et d’autant plus nuisible au succès, qu’il commence par des choses que j’ai censurées moi-même, et ausquelles, pour ainsi dire, j’ai averti de s’ennuyer. Le procédé brutal d’Agamemnon à l’égard de Chrysés, la querelle grossiere d’Agamemnon et d’Achille ; les pleurs puériles de ce héros, et ses plaintes d’enfant à sa bonne mere, ce Jupiter enchaîné par les dieux, et qui ne doit son salut qu’à un géant, la feinte absurde d’Agamemnon pour éprouver son armée, l’épisode comique et ridicule de Thersite, tout cela rend l’entrée de mon poëme rébutante pour le bon sens, et quoique je sente de l’art dans les adoucissemens fréquens que j’y ai mis, je vois bien qu’il y doit être presque en pure perte, parce que le fonds trop vicieux y domine toûjours, et que l’impression frapante du fonds des choses l’emporte sur les petites beautez du détail.
Il faut encore justifier Homere, et ne le pas confondre tout-à-fait dans mon tort. Généralement parlant, il ne pouvoit travailler que d’après les idées reçûës, il ne pouvoit peindre que ce qu’il voyoit. Ses dieux, tout méprisables qu’ils sont, sont pourtant ceux qu’on adoroit : ses héros tout grossiers qu’ils paroissent, étoient pourtant les héros de ce temps-là ; la force du corps passoit pour le plus grand mérite ; et Homere en parle presque toûjours avec plus d’admiration que de la vertu. Il pese, pour ainsi dire, ses grands hommes au poids des fardeaux qu’ils enlevoient ; et pour imprimer du respect à ses contemporains pour les personnages de son poëme, il dit plus d’une fois que plusieurs hommes de son temps, soûtiendroient à peine, ce qu’un seul des autres lançoit aisément. Il n’étoit point blessé des injures brutales qu’il met dans la bouche de ses héros, parce que de la part de ces hommes robustes et respectez par leur vigueur, ces injures n’avoient alors qu’un air noble de supériorité, au lieu que nous y attachons à l’heure qu’il est l’idée d’une bassesse brutale.
Le plus grand vice d’Homere dans le fonds des choses, est donc d’être né dans un siécle grossier. Il a fait à peu près comme un paysan, qui doüé naturellement de l’organe le plus poëtique, ne seroit jamais sorti de son village. Cet homme pourroit faire un poëme où le génie perceroit à travers le défaut de sa matiere ; mais que seroit-ce que ces héros ? Des rustres fiers et vigoureux qui feroient trembler les autres, en un mot, des Ajax et des Achilles ? La différence des temps fait le même effet que celle des lieux : la Grece entiere du temps d’Homere n’étoit qu’un village en comparaison de la société perfectionnée depuis lui. Il a peint ce qu’il voyoit, c’est tout ce qu’il pouvoit faire ; mais ce qu’il a peint est devenu choquant, non pas seulement par caprice et par une révolution d’idées arbitraires, mais par une connoissance réelle de ce qui fait la véritable dignité de l’homme. de la poësie. éclaircissons un peu, s’il est possible, les idées qu’on doit avoir de la poësie. La plûpart des gens n’en ont que des idées confuses, et leur principe n’étant pas stable, ils n’en raisonnent que d’une maniere chancelante. On dit communément que la poësie n’est qu’une imitation de la nature ; mais cette définition vague n’éclaircit rien ; et il faut sçavoir précisément quel sens on y attache, au mot de nature et à celui d’imitation.
Entend-on par nature, tout ce qui existe, tous les objets, tous les caracteres particuliers des hommes, et leur diverse maniere de penser : si on l’entendoit ainsi, et que toute poësie fût bonne dès qu’elle imite un objet réel, on seroit autorisé par-là à peindre les objets les plus rebutans, les caracteres les plus froids et les plus bizarres. Phoenix dans son discours à Achille, auroit pû ne s’en pas tenir au vin que ce héros rejettoit sur lui dans son enfance ; il auroit pû s’étendre à mille autres détails plus choquans, dont je crains même de donner l’idée, tant je sens que toute nature n’est pas bonne à peindre.
Homere auroit pû choisir des personnages encore plus grossiers et plus fous que ceux de son poëme ; car il y en avoit sans doute de son temps. Qui dira que ce seroit là de bonne poësie, et qu’on auroit tort de ne s’y pas plaire ? Il faut donc entendre par le mot de nature, une nature choisie, c’est-à-dire, des caracteres dignes d’attention, et des objets qui puissent faire des impressions agréables ; mais qu’on ne restraigne pas ce mot d’agréable à quelque chose de riant : il y a des agrémens de toute espece, il y en a de curiosité, de tristesse, d’horreur même.
Or si la poësie consiste dans l’imitation d’une nature choisie, il s’ensuit que celui qui la choisit le mieux, en l’imitant d’ailleurs aussi-bien que les autres, est le plus grand poëte de son temps : il s’ensuit aussi qu’à mesure que le monde s’embellit par les arts, et qu’il se perfectionne par la morale, la matiere poëtique en devient plus belle, et qu’à dispositions égales, les poëtes doivent être meilleurs.
Je demande encore ce qu’on entend par le mot d’imitation ; est-ce une ressemblance entiere et scrupuleuse de l’objet particulier qu’on peint ? Si on l’entendoit ainsi, on retomberoit dans les inconvéniens que j’ai déja marquez. On seroit autorisé à mettre, comme Homere, des choses insensées dans la bouche des sages, et à faire commettre des lâchetez aux braves, parce qu’il n’y a ni sage, ni brave à qui cela ne puisse arriver. Il faut donc entendre par imitation, une imitation adroite, c’est-à-dire, l’art de ne prendre des choses que ce qui en est propre à produire l’effet qu’on se propose. Car il ne faut jamais séparer dans le poëte, son imitation de son dessein. C’est ce dessein, qui, pour ainsi dire, donne la loi à l’imitation ; c’est lui qui lui prescrit ses véritables bornes, et qui la rend bonne ou mauvaise, selon qu’elle le sert, ou qu’elle le dément.
Un historien, par exemple, peint les hommes en particulier, pour les faire connoître tels qu’ils sont. Il a raison d’allier dans la même personne les grandes qualitez et les grands défauts, d’y faire voir cette alternative de vices et de vertus, qui n’est que trop ordinaire aux hommes : son imitation est excellente, parce qu’elle est conforme à son dessein ; mais si un poëte peint la même personne dans le dessein de la faire admirer, et qu’il ne supprime pas ce qui nuiroit à l’admiration qu’il veut exciter : son imitation est mauvaise, parce qu’elle contredit ses vûës.
Si je peins un lion, sans autre dessein que de le peindre, je puis employer avec succès, tout ce qui le caractérise ; mais, si je ne le peins qu’en le comparant à un héros dans certaines circonstances, je suis obligé alors de n’en dire que ce qui convient à l’action de mon héros, et si je m’emporte au-dela, le vrai, le noble même ne laissera pas d’être une faute, et mon imitation, sans pécher contre la vérité, péchera contre mon dessein, ce qui suffit pour la rendre vicieuse.
Le poëme, la tragédie, la comédie ; l’ode, la satyre, la pastorale ; tout cela imite la nature, mais dans des vûës différentes, et souvent, ce qui est une bonne imitation dans l’un de ces genres, en seroit une fort mauvaise dans l’autre.
Il faut encore remarquer qu’il y a dans un ouvrage le dessein général, et le dessein particulier de chaque partie.
Il faut donc juger de l’imitation générale par le dessein général, et des imitations particulieres, par les desseins particuliers. On ne sçauroit se tromper en étendant cette régle jusqu’aux plus petites circonstances.
Je croirois donc qu’il faudroit définir la poësie, l’art qui par le discours en vers, imite la nature avec choix et avec un dessein sensible de donner certaines idées, ou d’exciter certains sentimens. Par le discours, je distingue la poësie de la peinture et de quelques autres arts ; par le discours en vers, je la distingue de l’éloquence qui imite aussi la nature ; par le choix, je détermine son agrément ; et par le dessein je détermine sa justesse.
Selon cette idée, j’ose dire en général, qu’il manque à la poësie d’Homere d’être l’imitation d’une belle nature, et que lui-même est personnellement défectueux ; en ce qu’il manque souvent de dessein, ou que du moins il ne peint pas les objets d’une maniere conforme au dessein qu’il paroît avoir. Je vais m’éxaminer moi-même selon cette idée, et je commence par le fonds des choses. de ma maniere d’imiter Homere dans les quatre prémiers livres. pour ne pas entrer ici dans un détail ennuyeux, je ne choisirai que quelques exemples que j’étendrai un peu, afin de donner par là l’idée la plus exacte qu’il me sera possible des fautes d’Homere et des miennes.
Peut-être serai-je un peu plus sévere pour Homere que pour moi, quoique ce ne soit pas mon dessein ; l’amour propre entend bien ses interêts ; c’est au lecteur à y prendre garde, et je m’en fie bien à lui. discours d’Agamemnon. dans le second livre de l’iliade, Agamemnon reçoit par un songe, un ordre exprès de Jupiter d’armer ses troupes, et d’attaquer Troye que les dieux lui livrent. Il assemble aussi-tôt les chefs, qu’il instruit du songe, et qui le prennent pour un bon garant de la victoire : il conçoit en même temps le dessein d’éprouver son armée, en lui proposant la fuite ; les chefs lui applaudissent ; et voici en conséquence le discours qu’il tient à ses troupes. mes amis, héros de la Grece, disciples du dieu Mars, Jupiter m’afflige d’une maniere bien cruelle. Cet impitoyable dieu qui m’avoit promis, qui m’avoit assuré par un signe infaillible que je retournerois dans ma patrie, après avoir saccagé la superbe Ilion, me trompe aujourd’hui ; il me commande de retourner honteusement à Argos, après que j’ai perdu ici une grande partie de mes troupes.telle est donc la volonté du puissant Jupiter, qui a renversé tant de forteresses, et qui en renversera encore tant d’autres ; car son pouvoir est infini.quelle honte pour nous parmi les races futures, qu’une armée de grecs, une armée si nombreuse et si belliqueuse, ait fait si long-temps inutilement la guerre, contre des ennemis si inégaux en nombre, et qu’après tant d’années, la fin paroisse aussi éloignée que le prémier jour. Car si les grecs et les troyens consentoient à une tréve confirmée par des sacrifices, et que nous voulussions faire un dénombrement général des uns et des autres, que les troyens se missent d’un côté, que de l’autre, nous nous rangeassions par dixaines, et que nous prissions par dixaine, un troyen pour nous verser du vin, nous aurions encore plusieurs dixaines qui manqueroient d’échanson ; tant il est vrai que les grecs surpassent les troyens en nombre. Mais ces derniers ont des troupes de plusieurs villes qui leur ont envoyé du secours ; et c’est ce qui renverse tous mes desseins, et qui m’empêche de saccager Troye.neuf années du grand Jupiter se sont écoulées ; le bois de nos vaisseaux est corrompu, leurs cordages usez, nos femmes et nos jeunes enfans nous attendent dans nos maisons ; et ici nous nous consumons après une entreprise que nous avons faite avec tant d’éclat, et qui ne peut être terminée. Mais allons, faisons ce que je vais vous dire, obéïssons tous, fuyons sur nos vaisseaux, regagnons nôtre chere patrie ; car n’espérons pas desormais de nous rendre maîtres d’Ilion. il y a là deux sortes de fautes, l’imprudence du dessein d’Agamemnon, et en lui passant son dessein, les imprudences de son discours même. à l’égard du dessein, je ne crois pas qu’on puisse imaginer rien de plus absurde. Cet Agamemnon qu’on nous a donné pour le plus sage des hommes dans la conduite d’une armée ; cet Agamemnon assuré positivement de la victoire par un songe envoyé de Jupiter, au lieu de faire valoir cet ordre aux soldats, comme aux chefs, s’avise de proposer la fuite à son armée : et dans quel tems encore ? Dans le tems qu’elle vient de perdre Achille sa plus grande force, et qu’elle doit être découragée par cette perte.
Ce qu’il y a de plus étonnant, c’est qu’Homere ne dégrade pas seulement Agamemnon par cette imprudence, il n’avilit pas moins tous les chefs qui l’approuvent.
Ce Nestor, cet Ulysse, ce Diomede, qui sçavent relever si durement les fautes de leur général, quand ils les apperçoivent : les voilà tout à coup devenus stupides. Ils n’ont pas le moindre scrupule sur le dessein imprudent d’Agamemnon, et ils trouvent plus raisonnable d’abattre d’abord le courage des soldats, afin de le relever ensuite à grands coups de sceptre, que de leur enfler le coeur par l’ordre et la promesse de Jupiter, qui devoient leur tenir lieu d’Achille.
J’ai conservé cette faute d’Homere, toute frapante qu’elle m’a paruë, et elle est devenuë la mienne ; mais alors je ne me proposois presque que de traduire, et je ne m’étois pas encore enhardi aux libertez nécessaires pour être agréable. J’aurois pû changer ce second livre d’une maniere judicieuse, en supprimant la feinte d’Agamemnon, et en faisant que tandis qu’il expose aux chefs le songe qu’il a reçû, Thersite soulevât l’armée qu’Ulysse et les autres chefs eussent ramenée, en lui faisant valoir l’ordre de Jupiter.
Peut-être le ferai-je quelque jour : je commence toûjours à réparer ma faute en l’avoüant. à l’égard des imprudences du discours même d’Agamemnon, en supposant son dessein raisonnable ; il n’est pas difficile de faire sentir qu’il employe en effet les véritables circonstances propres à persuader la fuite à ses soldats, quoiqu’il ait un dessein tout contraire. Jupiter, dit-il, l’afflige d’une maniere bien cruelle : ce dieu impitoyable lui avoit promis la prise de Troye ; mais il le trompe aujourd’hui, et il lui commande de s’en retourner à Argos. y a-t-il rien de plus positif que cet ordre, et en faut-il davantage à des soldats fatiguez pour prendre leur parti ? En vain Me D fait-elle valoir comme une adresse d’Agamemnon la promesse que Jupiter lui avoit faite : en vain ajoûte-t-elle dans sa traduction, par un signe infaillible, qui n’est pas dans Homere ; car elle lui fait bien de ces petits présens sans les lui reprocher : que sert tout cela ? Puisqu’enfin Jupiter commande d’abandonner le siége. L’ordre n’est-il pas aussi positif que la promesse ? Et la religion ne demandoit-elle pas également et la confiance pour l’une et l’obéïssance pour l’autre ? Devoirs contradictoires en cette occasion, ce qui est une nouvelle faute d’Homere.
Jupiter peut-il tromper ? Demande Me D. Oüi, sans doute, il peut tromper, et il est étonnant qu’on le demande dans le tems même qu’il trompe effectivement, et que par un songe imposteur, il se jouë de la crédulité du pauvre Agamemnon. Il auroit donc fallu supprimer ce faux ordre de Jupiter, et ne pas autoriser d’un si bon prétexte le découragement des soldats.
En second lieu, Agamemnon dit qu’après tant d’années, l’entreprise n’étoit pas plus avancée que le premier jour : nouvelle raison pour se décourager. Il auroit fallu dire tout le contraire, et faire sentir qu’il étoit d’autant plus honteux d’abandonner l’entreprise, qu’on étoit sur le point de l’achever.
En troisiéme lieu, Agamemnon après avoir relevé la supériorité des grecs sur les troyens par ce calcul de grecs rangez par dixaines, qui prendroient un troyen pour échanson, perd tout le fruit de ce beau calcul, en ajoûtant que les troyens ont reçû de grands secours de plusieurs villes, et que c’est ce qui renverse ses desseins . Il falloit envelopper les assiégez et leur secours, sous la même idée du petit nombre ; en un mot, diminuer l’image des obstacles en les exposant.
Enfin Agamemnon finit mal adroitement, en interdisant tout espoir à ses troupes, et en ramenant l’ordre de Jupiter, qui est le point décisif ; au lieu que dans son dessein, il falloit ménager pour la fin, quelque tour adroit qui piquât d’honneur ses soldats dans le tems même qu’il leur propose une fuite honteuse.
Voilà bien des fautes dans un discours peu étendu ; et l’on ne dira pas que ce sont là des fautes arbitraires.
Il est indispensable en tout temps et en tout pays de raisonner juste et consequemment de son dessein.
Il me paroît d’abord que dans mon imitation, j’ai corrigé un peu cet ordre positif de Jupiter ; aujourd’hui il me commande… je ne le donne que comme un avis du ciel, qui s’explique par l’état des affaires et par les obstacles. C’est de ces obstacles que je dis : enfin voilà pour nous l’ordre de Jupiter.
De sorte que les soldats ne croyant pas les conjonctures aussi décourageantes qu’Agamemnon le dit, ils pouvoient trouver dans leur valeur, un ordre de Jupiter aussi intelligible et aussi déterminant que l’autre.
Il me paroît encore qu’en évitant ce calcul si froidement exact des grecs et des troyens, j’ai plus pesé qu’Homere, sur les circonstances propres à ranimer les soldats.
Nous nous étions flattez que les trésors de Troye pour prix de nos travaux deviendroient nôtre proye.
Voilà l’intérêt, ce prémier mobile de la valeur des troupes.
Jupiter nous condamne à la honte éternelle de n’avoir pû vanger une juste querelle.
Outre la honte, voilà la justice si propre à encourager encore, parce qu’elle fait compter sur la protection des dieux.
Ces vaisseaux triomphants qu’Argos nous vit monter, à peine suffiroient à nous y reporter.
Voilà l’éclat de l’entreprise et le péril de la retraite ; deux raisons, qui jointes ensemble, se prêtent mutuellement de la force, et qui forment, pour ainsi dire, un double engagement de constance.
Nos peres, nos enfans, nos femmes nous attendent.
Allons, quoique vaincus, nous essuyerons leurs pleurs, ils s’étoient bien flattez de nous revoir vainqueurs.
Cette seule circonstance pouvoit rendre aux soldats, l’idée du retour insupportable ; comment soûtenir la vûë d’une famille qui les attendoit couverts de gloire, et qui les verra deshonorez.
Malgré tous ces adoucissemens, le discours est encore vicieux, parce que j’y fais trop valoir les secours des troyens, et que j’y mêle trop aussi la volonté des dieux. Il falloit donner un tour plus adroit aux raisons, et même en inventer d’autres : ce que je conserve d’Homere l’emporte sur ce que j’y change ; je ne m’en plains pas ; et j’ai bien mérité, pour n’avoir pas eu la hardiesse de tout corriger, qu’on ne me tînt pas compte de mon art même à diminuer certains défauts.
Encore deux exemples de cet art perdu. Après que Calchas a révélé aux grecs le sujet du courroux d’Apollon, Agamemnon se leve plein de fureur, et dit à ce Calchas si respectable dans l’armée. devin qui ne prédis que des malheurs, tu ne m’as jamais rien dit d’agréable ; tu ne te plais qu’à prophétiser des maux, et jamais on n’a vû de toi une bonne action, ni entendu une bonne parole.présentement tu viens ici débiter aux grecs tes prétendus oracles d’Apollon, que les malheurs que ce dieu leur a envoyez viennent de ce que je n’ai pas voulu recevoir les grands présens qu’on m’offroit pour la rançon de Chryseis : en effet j’aimerois beaucoup mieux la garder : et je la préfere même à la reine Clytemnestre ma femme, aussi ne lui est-elle inférieure, ni en beauté, ni en esprit, ni en adresse pour les beaux ouvrages. Cependant je veux bien la rendre, si c’est l’intérest des grecs ; car qui doute que je n’aime beaucoup mieux le salut de mon peuple que sa perte. qu’est-ce d’abord que cette injure grossiere ? on n’a jamais vû de toi une bonne action, ni entendu une bonne parole. ou ce Calchas le plus éclairé des devins, ce favori distingué d’Apollon, est bien avili par cette injure, si elle est fondée sur la vérité ; ou si elle est sans fondement, Agamemnon lui-même n’est qu’un menteur brutal, indigne de la confiance des grecs et de la protection des dieux qui l’ont mis à leur tête.
Qu’est-ce encore que ce sentiment effronté ? en effet, j’aimerois beaucoup mieux la garder, et je la préfere même à la reine Clytemnestre ma femme. un roi, à la face de tout son peuple, peut-il ainsi faire parade de son vice, en appuyant sur les circonstances qui le rendent encore plus sensible ? à la reine ma femme. et pourquoi cette belle préférence ? Parce que Chryséis est aussi belle, qu’elle a autant d’esprit, et qu’elle travaille aussi-bien que Clytemnestre. Me D soûtient pourtant que ce roi n’est pas fadement amoureux : elle a raison, il l’est impudemment. Mais ce qu’on aura peine à croire, c’est qu’après une passion aussi déclarée, elle trouve indécente la douleur que je donne à Agamemnon quand il renvoye sa captive sur un de ses vaisseaux.
Y remet à regret l’aimable Chryséide, et nomme, en soupirant, Ulysse pour son guide. ces regrets et ces soupirs sont de trop, dit Me D... etc.
Remarquez, je vous prie, le raisonnement de Me D. Homere n’a point avili Agamemnon en lui faisant préférer hautement son esclave à sa femme, il l’auroit avili, s’il l’avoit fait soupirer quand il se fait l’effort de la rendre. Ne point rougir d’une passion injuste, c’est un amour grand, héroïque et digne des prémiers âges : soupirer quand on en triomphe, c’est un amour fade, et digne tout au plus de nos opera et de nos romans. à l’égard du dernier sentiment d’Agamemnon : qui doute que je n’aime mieux le salut de mon peuple que sa perte : outre que ce tour qui doute, est une des libéralitez de Me D pour Homere, qui dit simplement, j’aime mieux le salut de mon peuple que sa perte . Il me paroît toûjours que ce sentiment est trop froid, et que ce n’est pas assez en cette occasion d’une préférence si peu animée. Des soldats frappez de la perte, et qui périssent à milliers, sont-ils bien consolez d’entendre dire, qu’on aimeroit mieux qu’ils ne périssent pas. Est-ce là le discours d’un général qui doit être le pere de ses troupes.
Voyons à présent comment j’ai rendu ce discours.
Jusqu’à quand, malheureux, dans tes tristes fureurs feras-tu tes plaisirs, d’annoncer nos malheurs ?
Des volontez des dieux incommode ministre, ta voix nous est toûjours d’un présage sinistre.
Tu dis que pour Chrysés mes injustes dédains ont armé d’Apollon les redoutables mains.
Le ciel, par tant de morts, demande Chryséide, d’un partage si doux veux-tu priver Atride ?
Car enfin à tes yeux, je ne m’en cache plus, mes feux pour ma captive ont fondé mes refus : je l’aime, et de ce bien mon ame trop jalouse, déja se partageoit entr’elle et mon épouse.
Cependant, s’il le faut, je la rends dès ce jour, le salut de la Grece est mon prémier amour. jusqu’à quand, malheureux, est une expression un peu trop dure ; le stile d’Homere me gagnoit sans que j’y prisse garde, mais à cela près, il me semble que j’ai corrigé Homere en plusieurs choses. Outre que je supprime cette injure, on n’a jamais vû de toi une bonne action, ni entendu une bonne parole : je tempere de beaucoup dans Agamemnon la préférence solemnelle de son esclave à son épouse. Il avouë sa passion comme une foiblesse.
Je l’aime, et de ce bien mon ame trop jalouse, déja se partageoit entr’elle et mon épouse.
Il ne justifie point ce goût par de mauvaises raisons ; il sent l’excès coupable où il étoit déja parvenu, et enfin il prend le parti de le vaincre par un interêt plus grand et seul digne d’un roi.
Cependant, s’il le faut, je la rends dès ce jour ; le salut de la Grece est mon prémier amour.
Ce dernier vers est un sentiment héroïque et animé.
Ce n’est pas seulement une froide préférence du salut de la Grece à sa perte : c’est la passion dominante d’Agamemnon : et si tout le discours étoit aussi raisonnable, je m’en applaudirois moi-même avec confiance. Mais malgré mes précautions, il y reste encore de la dureté et de l’indécence : on a raison d’en être blessé ; et mes fidélitez pour Homere en ces occasions, sont autant d’infidélitez que je fais au bon sens. Je ressemble en cela à ce même Agamemnon que je peins, qui se partageoit entre son esclave et son épouse. Je me partage entre Homere et la raison, au lieu que j’aurois dû, sans hésiter, sacrifier toûjours l’un à l’autre.
discours de Nestor. après la querelle grossiere de deux rois, qui fourniroit une infinité de pareilles remarques ; aprés qu’Achille, par les conseils de Minerve, s’est soulagé le coeur par des injures atroces.
Nestor se leva, il étoit roi de Pilos, et le plus éloquent de son siecle ; toutes les paroles qui sortoient de sa bouche étoient plus douces que le miel. Il avoit déja vû passer deux âges d’hommes, et il regnoit sur la troisieme génération. Il parla en ces termes, qui faisoient connoître sa grande prudence.ô quelle douleur pour la Grece, et quelle joye pour Priam, pour ses enfans, et pour les troyens, s’ils viennent à apprendre les dissentions de deux hommes, qui sont au dessus de tous les autres grecs par le courage et par la prudence ! Mais croyez-moi tous deux, car vous êtes plus jeunes, et j’ai fréquenté autrefois des hommes qui valoient mieux que vous, et qui ne méprisoient pas mes conseils.non, je n’ai jamais vû, et je ne verrai jamais de si grands personnages que Pirithous, Drias, Cenée, Exadius,
Polipheme égal aux dieux, Thésée fils d’égée, semblable aux immortels. Voilà les plus vaillans hommes que la terre ait portez : mais s’ils étoient vaillans, ils combattoient aussi contre des ennemis très vaillans, contre des centaures des montagnes dont la défaite leur a acquis un renom immortel.c’est avec ces gens-là que j’ai vêcu à ma prémiere sortie de Pilos, loin du Peloponese ma patrie. Je tâchois de les égaler selon mes forces ; et parmi tous les hommes qui sont aujourd’hui, il n’y en a pas un qui eût osé leur rien disputer. Cependant ; quoique je fusse jeune, ces grands hommes écoutoient mes conseils. Suivez leur exemple, car c’est le meilleur parti. Vous Agamemnon, quoique le plus puissant, n’enlevez point à Achille la fille que les grecs lui ont donnée, et vous fils de Pelée, ne vous attaquez point au roi ; car de tous les rois qui ont porté le sceptre, et que Jupiter a élevé à cette gloire, il n’y en a jamais eu de plus grand que lui. Si vous avez plus de valeur, et si vous êtes fils d’une déesse, il est plus puissant, parce qu’il commande à plus de peuples. Fils d’Atrée, appaisez vôtre colere, et je vais prier Achille de surmonter la sienne ; car il est le plus ferme rempart des grecs dans les sanglans combats. ce discours de Nestor est-il, comme le dit Homere, une grande marque de sa prudence ? Voyons si ce miel qui coule de sa bouche est aussi doux et aussi fort qu’on le prétend ; car la douceur du miel, dit là-dessus Me D est une douceur fortifiante, et comme elle le remarque sur le témoignage exprès d’Hypocrate, le miel est plus fort que le vin même. croyez-moi tous deux ; car vous êtes plus jeunes, et j’ai fréquenté autrefois des hommes qui valoient mieux que vous. Non, je n’ai jamais vû, et je ne verrai jamais de si grands personnages que les Pirrithous, etc. Voilà les plus vaillans hommes que la terre ait portez. ne semble-t-il pas que le bon Nestor insulte à ceux qu’il veut calmer. Il les avertit qu’ils sont très-petits à ses yeux ; il leur ôte même tout espoir d’obtenir un jour son admiration ; et devant qui prend-il ce ton si peu convenable à un conciliateur ? Devant les deux plus superbes hommes du monde, devant les grecs qui tenoient à injure qu’on les comparât à leurs peres, comme il arrive à Sténélus dans la suite. Comment Achille et Agamemnon pouvoient-ils digérer qu’on les mît si fort au dessous de quelques hommes qui vivoient quarante ans avant eux ? Et comment l’expérience de Nestor ne lui avoit-elle pas encore appris que toutes comparaisons sont odieuses. Il paroît bien que l’éloquence étoit encore au berceau du tems de ce bon vieillard ; et d’autant plus qu’après s’étre évaporé en digressions inutiles il s’appesantit sur ses propres loüanges, et qu’enfin il conseille en maître : suivez donc mes conseils, car c’est le meilleur parti ? mais il péche encore plus dans la conclusion de l’accommodement. Il dit d’Agamemnon qu’il est le plus puissant, et d’Achille qu’il est le plus vaillant.
Jamais compensation ne fut plus désobligeante. On peut bien dire honnêtement à un homme qu’un autre est plus puissant que lui ; parce que la puissance est un avantage extérieur qui ne touche pas au mérite personnel ; mais on ne sçauroit dire sans injure, et sur tout à un roi, qu’un autre est plus vaillant que lui ; parce que la valeur est un devoir de héros dont il se doit piquer, et sur lequel il lui seroit honteux de le ceder à quelqu’autre.
On pourroit excuser Homere, en disant que par plus vaillant, il n’entend autre chose que plus fort, excuse inutile pour Me D qui dit expressément, si vous avez plus de valeur . Mais s’il ne veut dire que plus fort, ce seroit là pour Achille une loüange de bien vil prix, et indigne d’un grand homme. Il est vrai pourtant que la force du corps étoit un mérite considerable du tems d’Homere ; c’étoit une qualité absolument essentielle aux héros.
Ne l’étoit pas alors qui vouloit, et c’est de cela même que je tire une preuve de la grossiereté du siécle ; c’étoit mesurer les hommes sur le pied des bêtes feroces : que pouvoit-ce être que la morale d’un tems où l’on n’avoit pas encore compris que l’homme n’est grand que par les qualitez de l’ame ?
Il faut voir à présent si mon imitation est plus raisonnable : Me D en seroit bien étonnée ; car elle dit que Nestor tout vieil qu’il est, a une noblesse d’expressions et une vivacité que le poëte françois tout jeune qu’il est, n’a ni sentie ni imitée . Qu’elle me permette de remarquer que cette comparaison n’est qu’un badinage : elle devoit songer que Nestor est Homere même, et que le vieillard qui n’est qu’un personnage d’imagination, peut avoir toute la vivacité qu’il a plû au poëte grec, qui étoit jeune, de lui donner.
Atride dans son coeur frémit de cette audace ; quand l’éloquent Nestor qui les voit s’animer, vénérable orateur, tâche de les calmer : lui, qui depuis les jours que la Parque lui file, a vû naître trois fois un nouveau peuple à Pile, et qui roi du troisiéme élevé sous ses yeux, commande à des sujets dont il vit les ayeux.
Dans quels transports, dit-il, faut il que je vous voye ?
Quel désespoir pour nous ! Quel triomphe pour Troye !
Si ce bruit se répand, vôtre désunion va, contre vos exploits, rassurer Ilion.
Laissez à la raison calmer la violence, et respectez en moi l’âge et l’expérience.
Craindrez-vous d’imiter, en suivant mes conseils, ceux qui doivent servir d’exemple à vos pareils ?
Pirrithous, Driante, Exadie et Cenée, le divin Polipheme et l’heritier d’égée ?
Jamais leur bras vengeur s’arma-t-il vainement ?
Quel monstre dans leurs jours nâquit impunément ?
Loin de Pile, à leur voix, je cherchai les allarmes ; je vins à leurs travaux associer mes armes, cent fois, j’ai vû près d’eux le péril sans effroi ; une part de leur gloire a rejalli sur moi.
Ils ont de mes conseils éprouvé l’assistance ; et depuis, un long âge a meuri ma prudence.
Croyez-en donc Nestor, ou plûtôt la raison ; elle asservit Achille au rang d’Agamemnon : mais sans autoriser que le puissant Atride, aille au mépris des grecs lui ravir Cryséide ; l’un et l’autre ont ici d’inviolables droits ; l’un est le fils des dieux, l’autre est le chef des rois.
Ainsi, tu dois, Atride, en regnant sur toi-même, justifier les grecs de ton pouvoir suprême ; et nous verrons Achille ardent à t’imiter, nous confirmer l’appui qu’il vouloit nous ôter.
N’y a-t-il pas d’abord quelque adresse dans ce tour.
Si ce bruit se répand, vôtre desunion va, contre vos exploits, rassurer Ilion.
C’est ainsi que Nestor tâche à gagner le coeur de ceux qu’il conseille. Il leur rappelle leurs exploits, et les anime à ne les pas rendre inutiles par leur division. Il est vrai qu’Homere leur parle aussi de courage et de prudence ; mais je mets les actions à la place des qualitez, ce qui me paroît un peu plus flatteur ; car ce sont toûjours les faits qui loüent le mieux.
Craindrez-vous d’imiter, en suivant mes conseils, ceux qui doivent servir d’exemple à vos pareils ?
Ce tour me paroît bien différent de celui d’Homere.
L’un est une insulte, l’autre est un éloge. Il égale Agamemnon et Achille aux anciens héros, et il anime d’autant plus leur émulation.
Et depuis, un long âge a meuri ma prudence.
Nestor ne donne là sa prudence que comme un fruit de la vieillesse : supériorité qui n’humilie personne, parce que chacun peut se flatter de l’acquerir à son tour ; et ce n’est qu’ainsi qu’il est honnête ou du moins permis de se loüer.
L’un et l’autre ont ici d’inviolables droits : l’un est le fils des dieux, l’autre est le chef des rois.
Voilà Agamemnon et Achille élevez tous deux, mais ils ne le sont point aux dépens l’un de l’autre. L’un a l’avantage de la naissance, l’autre celui de la puissance ; deux avantages extérieurs qui demandent chacun leur considération particuliere. Enfin il y a satisfaction pour les deux héros ; au lieu qu’il n’y en a point, si on leur dit comme Homere, que l’un a plus de valeur que l’autre. Cela me paroît si évident, que je ne doute pas que Me D même n’en convienne.
Il semble cependant qu’elle a pris son parti, et qu’elle est déterminée comme Nestor à admirer toûjours les anciens, et à n’admirer qu’eux : on pourroit dire de cette illustre sçavante, en la comparant à ce sage vieillard, qu’elle a vû trois générations dans les lettres, les grecs, les latins, et les auteurs de nos jours ; et qu’elle voudroit regner sur la troisiéme, parce qu’elle a vêcu, pour ainsi dire, avec les deux autres. Elle dit à tout son siécle dans les causes de la corruption du goût : j’ai fréquenté des hommes qui valoient mieux que vous : non je n’ai jamais vû et je ne verrai jamais de si grands personnages qu’Homere, Aristophane, Sophocle, Anacréon, Terence, etc. Voilà les plus grands poëtes que la terre ait portez ; vous n’êtes que des pigmées auprès de ces géants. Suivez donc mes leçons, car c’est le meilleur parti. Mais j’ai grand peur que ce discours n’ait pas plus d’effet que celui de Nestor, qui tout éloquent qu’il étoit, n’empêcha pas les malheurs des grecs. de ma maniere d’imiter Homere dans les huit derniers livres. c’est dans ces livres que je donne occasion aux grandes douleurs de Me D. Les retranchemens considérables et les changemens hardis que j’y fais lui paroissent impardonnables. Elle s’écrie que je mutile impitoyablement Homere ; qu’elle ne peut le voir sans pitié, sans indignation, et sans courir à son secours . Le nom de fol orgüeil ne lui suffit pas pour qualifier mon crime : elle déclare qu’elle ne sçauroit lui trouver de nom. il étrangle, dit-elle avec saisissement, dans un seul de ses livres six livres entiers d’Homere ; et quels livres ! Il réduit l’un en huit vers, l’autre en seize, l’autre en cinquante ; enfin quatre livres admirables, et où tout est precieux, en cent vingt-quatre vers ; et quels vers ! cela est vrai, le calcul est exact, et voilà précisément mon crime. Me D en est dans une aussi grande agitation qu’Agamemnon quand il voyoit moissonner ses troupes par Hector, et que les larmes couloient de ses yeux comme deux sources abondantes qui se précipitent du haut d’une montagne . Je suis fâché de la voir dans cet état ; et si sa douleur est sincere, je lui en demande pardon, quoique je n’en sois que la cause innocente.
Mais je la prie de faire attention pour se soulager, que je ne me suis point engagé à imiter tout Homere, que j’ai prétendu seulement choisir dans l’iliade, ce qui m’en paroissoit ou plus pathétique, ou plus essentiel à l’action ; et qu’ainsi quand ce que j’ai supprimé seroit beau, il suffiroit que ce que j’ai choisi ne le fût pas moins, pour me mettre à couvert de tout reproche.
Voyons cependant à quoi se réduisent mes retranchemens ; aux répétitions, qui en y comprenant les formules, ne font guéres moins de la sixiéme partie de l’iliade ; je m’en rapporte à l’éxactitude de Me D si elle veut bien se divertir à en faire le calcul : aux harangues des combattans, qui outre le défaut de vrai-semblance, rentrent souvent encore dans le genre de répétitions : aux descriptions anatomiques des blessures, qui occupent quelquefois cinq ou six pages : à dire séchement, ce héros blessa un tel à tel endroit ; l’autre à tel autre : enfin à des épisodes qui roulent sur des personnages subalternes, et qui font perdre trop long-temps de vûë ceux à qui l’on s’intéresse. J’avouë que ce sont là des beautez que je n’ai ni imitées ni senties ; mais il me paroît que mon dégoût est le goût général ; et si c’est là ce que Me D appelle corruption du goût, elle a raison d’en accuser tout son siecle.
Je n’ai point fait de retranchement qui ne me coûte de la part de Me D une mercuriale un peu vive. après ceci, dit-elle sur la fin du prémier livre, M. de La Motte supprime quatre-vingt ou cent vers, avec moins de regret qu’il n’en auroit à supprimer le moindre des siens, et cela nous donne une belle idée du goût qu’il a pour la poësie. je les ai traduits ces quatre-vingt ou cent vers ; ils sont imprimez dans la prémiere édition de mon prémier livre, et je ne les ai retranchez dans la suite, qu’afin de ne pas rendre ce livre plus long que les autres, sans nécessité. Me D se souviendra donc, s’il lui plaît, que je ne suis pas aussi amoureux de mes vers qu’elle le dit : que je les retranche volontiers, quoique je les croye bons, quand l’interêt de tout l’ouvrage le demande : et j’en ai bien supprimé d’autres dans les endroits mêmes où l’on m’accuse quelquefois avec raison de trancher trop court, parce que j’ai craint d’interrompre des actions vives, par des détails qui ne me paroissoient pas intéressans. Je sens bien que cette impatience de rapprocher les choses vives, a produit en quelques endroits des liaisons trop brusques ; mais du moins n’en doit-on pas accuser ma complaisance pour mes vers, puisque j’en ai sacrifié pour cela de tout faits, et où rien ne me blesse que le défaut de passion.
Me D regrette outre cela, des images, des comparaisons, des sentences, des histoires, des généalogies ; que ne regrette-t-elle pas ? J’ai déja déclaré qu’il y a des beautez dans l’iliade que je n’ai pû employer, parce qu’elles tiennent à des choses qui n’entroient pas dans mon plan. Ainsi l’on auroit tort d’imputer tous mes retranchemens à mépris pour Homere ; j’avois regret quelquefois à ce que je ne pouvois traiter : mais si j’avois à justifier mon audace par le vice des choses que j’ai supprimées, je choisirois volontiers les exemples que Me D cite pour preuves incontestables de mon mauvais goût. des images. je choisirois par exemple, l’image du commencement du xe liv. que Me D regarde comme la plus sublime qu’on puisse imaginer, jusques-là qu’elle ne comprend pas comment j’ai pû me résoudre à la passer ; Agamemnon y est comparé à Jupiter. comme lorsque le maître du tonnerre se prépare à inonder la terre d’un déluge de pluye, ou à la couvrir de gresle, ou de morceaux de neige qui la dérobent aux yeux des mortels, ou qu’il est prêt à souffler les guerres funestes ; on voit les éclairs se suivre sans relâche et traverser les airs. Les soupirs qu’Agamemnon poussoit sans cesse du fonds de son coeur se suivoient de même, et il étoit dans une continuelle agitation. quelle magnificence et quelle sublimité dans cette image ! Se récrie Me D et comme si elle sentoit qu’une exclamation ne prouve rien ; elle ajoûte : c’est ce qui a fait dire aux anciens qu’aucun poëte n’a mieux sçû qu’Homere égaler par la grandeur de ses idées la majesté des plus grands sujets . Cela ne prouve pas plus que le point d’exclamation ; il falloit dire en quoi cette image est sublime. Pour moi, n’en déplaise aux anciens, je tâcherai de faire voir en quoi elle est défectueuse.
Il est juste d’abord de faire honneur à Me D de sa générosité pour Homere ; elle embellit cette image autant qu’elle peut, et il ne tient pas à elle qu’elle ne devienne magnifique. Homere dit simplement : comme quand le mari de Junon la bien coëffée, fait briller les éclairs préparant une grande pluye, ou la grêle ou la neige qui blanchit quelquefois les campagnes, ou qu’il ouvre la grande bouche de la cruelle guerre ; ainsi Agamemnon soupiroit, etc. Me D fait ici une grande dépense des plus beaux mots. le maître du tonnerre, au lieu, du mari de
Junon la bien coëffée, se prépare à inonder la terre d’un déluge de pluye, au lieu de préparant une grande pluye, la couvrir de grêle : il faut avoüer que là Me D a manqué son coup ; couvrir la terre de grêle est une expression trop foible : ou de monceaux de neige qui la dérobent aux yeux des mortels, au lieu de la neige qui blanchit quelquefois les campagnes. On voit les éclairs se suivre sans relâche et traverser les airs, au lieu de on voit les éclairs, etc. malgré toute la magnificence que Me D prête à cette image négligée d’Homere, elle est encore vicieuse en bien des choses.
Prémierement, elle est très-malheureusement appliquée ; car excepté la fréquence des soupirs qui peuvent être comparez à celle des éclairs, quel rapport peut-il y avoir de Jupiter foudroyant, avec Agamemnon découragé ? Des éclairs dont le ciel étincelle, avec les soupirs timides d’un roi qui s’est privé de son plus ferme appui, et qui tremble pour le succès d’un combat qu’il va livrer sans Achille ?
Quel rapport enfin de la pluye et de la neige, avec ce qu’Agamemnon médite ? Me D nous le dira, si quelque commentateur l’a dit avant elle ; car elle ne hazarde rien sans un bon témoignage.
En second lieu, l’image en elle-même est très-confuse.
Qu’est-ce que ce mêlange de pluye, de grêle, de neige, d’éclairs et de combats ; tout cela ne fait qu’une union monstrueuse semblable à cette image bizarre qu’Horace condamne à la tête de son art poëtique, pour en donner les prémiers élemens.
Un poëte croit d’ordinaire avoir fait une belle image, quand il a assemblé une suite d’expressions pompeuses ; mais souvent avec toutes ces belles couleurs, il n’a rien peint ; et l’imagination perd dans la foule des mots, le véritable objet qu’il lui présente.
Il y a, ce me semble, trois conditions essentielles à une image ; la netteté, l’unité et la force. La netteté consiste à choisir des objets aisez à imaginer et à ranger dans leur ordre, de sorte que le lecteur croye voir ce qu’on lui dit. L’unité consiste à ne choisir que des circonstances qui concourent au même effet, à ne pas sortir un seul moment du genre de l’image, à n’y rien mêler que de gracieux, de grand ou de terrible, selon que le fonds le demande. La force consiste à ne rien employer d’inutile, à choisir entre ce qui convient, ce qui convient le mieux, et à observer même dans son choix, une gradation qui fortifie toûjours l’impression dominante. Il me semble que ces trois conditions manquent à l’image d’Homere, même dans Me D qui la corrige beaucoup. des comparaisons. quoique j’aye supprimé bien des comparaisons d’Homere, je pourrois dire en un sens que je les ai employées toutes. Le fonds n’en est pas vaste dans l’iliade ; le poëte répete souvent les mêmes à quelque différence près, et je n’ai pas cru devoir me charger d’une abondance si pauvre. Mais quand les comparaisons d’Homere seroient suffisamment variées, on pourroit encore lui reprocher cette intempérance d’imagination qui les accumule sans besoin, et ce défaut de justesse qui lui fait comparer les objets par où ils ne sont pas comparables.
J’ai usé plus sobrement des comparaisons ; et par exemple, à la fin du second livre, je n’en ai pris qu’une, de près d’une douzaine qu’Homere entasse sans discrétion l’une sur l’autre. L’embrasement d’une forêt sur le sommet d’une montagne, les troupes nombreuses d’oyes sauvages, de gruës, ou de cignes : les feüilles et les fleurs du printems, les légions de mouches qui volent autour d’une bergerie ; les pasteurs des grands troupeaux de chévres ; et enfin la tête de Jupiter, les reins de Mars et la poitrine de Neptune : tout cela fait un assemblage confus que Me D appelle la grande poësie, et qui ne m’a paru que le fruit d’une imagination peu maîtresse d’elle-même. Une comparaison, dit-on, pour l’éclat des armes, une autre pour le mouvement des troupes, celle-ci pour leur nombre, celle-là pour leur ardeur à combattre, une autre pour leur obéïssance. Quelle fécondité, quelle adresse ! S’écrie Me D. Non, la fécondité judicieuse, la véritable adresse auroit été de rassembler toutes ces circonstances dans un seul objet de comparaison. C’est en cela que consiste le grand art.
Mais alors il faut du tems et de la réfléxion ; il faut quelquefois tâter cent images avant que d’en trouver une seule qui fournisse les rapports nécessaires. Homere n’y faisoit pas tant de façons, il paroît par tout amoureux du plus aisé, et il prenoit apparemment le fort et le foible de son imagination, selon qu’il se présentoit successivement.
Pour moi je m’en suis tenu à la circonstance importante, à l’ardeur que Minerve venoit de rendre aux grecs pour la guerre.
Des cignes du caistre on voit les bataillons à flots tumultueux inonder les sillons de cent battemens d’aîle, ils expriment leur joye ; et frappent l’air de cris que l’écho leur renvoye, sur les bords du Scamandre, ainsi les argiens poussent cent cris rendus par les échos troyens.
L’éclat des armes, le nombre, l’obéïssance se supposent aisément, et il étoit question principalement du courage des grecs enflammé tout à coup par Minerve.
Ce défaut de choix dans Homere se sent encore mieux dans les comparaisons qui manquent de ressemblance.
Il n’y en a gueres qui ne péchent de ce côté-là. En voici un exemple, je ne choisis pas, c’est le prémier qui s’offre. Diomede tombe ensuite sur Echemon et Chromius, enfans de Priam, et qui étoient tous deux sur un même char ; comme un lion se jette avec impétuosité sur un troupeau de boeufs qui paissent dans une forêt et déchire ce qui se rencontre devant lui, soit taureau, soit genisse. quelle ressemblance y a-t-il de deux guerriers sur un même char, et qui combattent, à un troupeau de boeufs qui paissent dans une forêt.
On voit bien que la fureur de Diomede rappelle à Homere l’idée d’un lion ; mais quand il tient le lion, il ne songe plus à Diomede, il va comme sa nouvelle idée le meine sans s’embarrasser de la marier comme il faut avec celle qui l’a fait naitre.
Cependant en tout tems et en tout pays, le but d’une comparaison est de donner une idée vive d’une chose, par les rapports qu’elle a avec d’autres. Moins un poëte saisit ces rapports, plus il s’éloigne de son dessein, et plus le lecteur se détache d’un auteur qui l’égare.
Je ne crois donc pas avoir rien fait perdre à Homere en retranchant ces comparaisons, ou trop semblables entr’elles, ou peu exactes en elles-mêmes, et en les réduisant quelquefois à de simples similitudes, comme dans cet endroit, ainsi qu’un tourbillon Patrocle les dévance.
Il me semble que dans les narrations vives, il ne faudroit que de ces comparaisons rapides qui se confondent avec l’action même, et qui peignent, pour ainsi dire, chemin faisant. des sentences. pour ne rien répéter ici de ce que j’ai déja dit des sentences ; car je ne crois pas raisonnable de réïmprimer de vieilles pensées sous de nouveaux titres, je me borne à une seule remarque. C’est qu’il ne faut mettre que rarement des sentences dans la bouche d’un personnage passionné.
Tout doit prendre en lui la forme de sentiment jusqu’aux réfléxions mêmes. Ce n’est pas à lui à réduire en maxime ce qu’il sent ; c’est au lecteur à en tirer ce fruit, s’il s’en avise. Nos tragiques tomboient autrefois dans ce défaut, ils réfroidissoient leur plus grand pathétique par ces maximes étenduës et rêvées que la passion désavouë ; et depuis, l’opera s’est emparé de ce défaut par droit de bienséance, pour se ménager des airs qui pussent se détacher et courir le monde ; ce qui faisoit dire à M. Despreaux que les héros d’opera étoient plûtôt des parleurs d’amour que des amoureux. Racine n’en a pas usé de même.
Je connois peu l’amour, mais j’ose te répondre qu’il n’est pas condamné, puisqu’on veut le confondre.
Il envelope la maxime sous un sentiment direct ; ce qui sans rien faire perdre au lecteur de la vérité générale, à l’air plus naturel et plus animé.
C’est dans ce principe que j’ai retranché bien des sentences des discours de l’iliade. Et Me D prétend que j’en ai ôté par-là toute la morale ; mais il me semble qu’elle se trompe.
La morale d’un poëme ne consiste pas dans ces maximes semées au hazard dans l’ouvrage, et souvent contradictoires entr’elles. Elle consiste dans les actions et dans les sentimens des personnages qu’on donne pour modelles, dans les jugemens que le poëte paroît en porter, dans les couleurs odieuses dont il peint le vice, et dans les traits respectables qu’il donne à la vertu. Qu’importe qu’une sentence condamne la perfidie, si ensuite Minerve, la sagesse même, en inspire une des plus noires ; qu’importe qu’une sentence recommande la modestie, si Nestor le plus sage des hommes se louë à tout moment sans pudeur et sans retenuë.
Un poëme dépourvû de sentences pourroit être très-moral, s’il y regnoit une idée constante et uniforme de la vertu et du vice, et si tout y étoit peint de maniere à inspirer de l’amour pour l’une et de l’horreur pour l’autre.
Et au contraire, un poëme plein de sentences, pourroit être très contraire à la morale, s’il n’y avoit que des idées fausses et incertaines sur les actions et les sentimens des hommes, et si les dieux et les héros admirez par le poëte, y donnoient à l’envi, de mauvais exemples.
Voilà, si je ne me trompe, le vrai caractere de l’iliade, beaucoup de sentences et peu de morale.
C’est pourquoi j’ai bien plus songé à corriger les actions, et à en porter de bons jugemens, qu’à conserver des sentences ou triviales ou mal placées ; et afin que les injustices mêmes des dieux perdissent leur autorité, j’ai dit d’eux dans le conseil qu’ils tiennent au ive livre.
Ils regardoient de-là le sort douteux de Troye, avec des sentimens de douleur ou de joye ; car malgré leur pouvoir, l’encens et les autels, ils sont des passions les joüets immortels. des discours et des sentimens. les discours sont une partie du poëme aussi considérable que les actions. C’est-là que se déployent les caracteres, et que se développent les sentimens. La bonté des sentimens consiste dans une double convenance, avec la situation présente et avec le caractere établi : la bonté des discours consiste dans un ordre conforme aux intérests et à la passion du personnage, dans un ordre qui conserve, pour ainsi dire, la généalogie naturelle des pensées, et qui outre cela, de tous les arrangemens possibles d’un discours, présente le plus propre à faire croître le plaisir et l’émotion dans l’esprit du lecteur. J’ai suivi ces principes, autant que je l’ai pû, dans mon imitation d’Homere, et j’en vais donner pour exemple un des plus fameux morceaux de l’iliade ; l’adieu d’Hector et d’Andromaque.
Quand Hector est entré dans Troye, il va chercher Andromaque, et la demande à ses femmes. dites-moi la vérité, Andromaque aux beaux bras, est-elle allée chez ses belles soeurs, ou dans le temple, où les dames troyennes appaisent le couroux de Minerve ? l’intendante lui répond : puisque vous nous commandez de dire la vérité, Andromaque aux beaux bras n’est allée ni chez les princesses ses belles soeurs, ni dans le temple où les dames troyennes appaisent le courroux de Minerve, elle est allée sur la haute tour d’Ilion. je remarque en passant cette réponse de l’intendante, qui n’est qu’une répétition ridicule des paroles d’Hector, outre que le début en est insensé ; puisque vous nous commandez de dire la vérité ; ne semble-t-il pas qu’on lui arrache un grand secret ? Et ce secret est de dire où sa maîtresse est allée, après avoir averti exactement des lieux où elle n’est pas. En vérité ces petites choses, si l’on y fait attention, sont un grand préjugé contre Homere : et en effet les mêmes négligences sont semées par tout, et les discours les plus importans sont souvent chargés de circonstances aussi inutiles et aussi peu raisonnables que cette réponse de l’intendante d’Andromaque.
Mais passons aux discours mêmes d’Hector et d’Andromaque. J’y remarque que cette princesse au milieu des plaintes touchantes qu’elle fait à son époux, rappelle les malheurs de sa famille d’un ton beaucoup trop historique. je n’ai plus ni pere ni mere. Sous le fer terrible d’Achille, j’ai vû tomber le roy mon pere, j’ai vû la ville des ciliciens la superbe Thebes en proye à ses soldats ; j’ai vû cet impitoyable ennemi faire de nos plus vaillans hommes un horrible carnage, après avoir abbattu mon pere.il n’eut pourtant pas la dureté de le dépoüiller ; malgré sa fureur, il respecta encore sa valeur et son courage, et sur un bucher honorable, il le fit brûler avec toutes ses armes, et lui éleva un tombeau que les nymphes des montagnes, filles du puissant Jupiter, ont environné d’arbres touffus. J’avois sept freres qui dans un même jour descendirent tous dans le royaume sombre de Pluton. Achille les attaqua dans les pâturages où ils gardoient les troupeaux, et leur ôta la vie. La reine ma mere que les flammes et le fer avoient épargnée, fut emmenée captive dans ce camp avec le butin. Long tems après, Achille la remit en liberté pour une grosse rançon : mais elle ne fut pas plûtôt de retour dans son palais, que Diane décocha sur elle ses fleches mortelles. Mon cher Hector vous me tenez lieu de pere, de mere et de freres. ce dernier sentiment est certainement très-beau, et je conviens même avec plaisir qu’Homere en a quelques uns de ce genre. Mais falloit-il pour en venir là, descendre à un détail circonstancié aux dépens de la passion présente, et qu’Hector devoit avoir entendu mille et mille fois ; ne suffisoit-il pas à Andromaque de rappeller la mort de son pere, sans décrire le tombeau qu’Achille lui fit élever, et que les nymphes ornerent d’arbres touffus ? Ne lui suffisoit-il pas de rappeller la mort de ses freres, sans s’amuser aux pâturages où ils gardoient les troupeaux ? De parler de la captivité de sa mere, sans faire mention du butin ? C’en étoit assez sans doute pour Andromaque, qui ne devoit rien dire d’étranger à sa douleur ; mais Homere se mêle indiscretement avec elle, et il veut décrire à quelque prix que ce puisse être.
Voici comme j’ai réduit toute cette histoire.
J’ai perdu dès long-temps ceux dont je tiens la vie ; dans Thebes, à mon pere Achille l’a ravie : en vain lui rendit-il les funebres honneurs ; sa superbe pitié n’essuya point mes pleurs, mes sept freres sont morts de ses traits sanguinaires ; et ma mere a servi l’assassin de mes freres.
Il me semble que ce qui interesse, ce qui doit être present alors à Andromaque, et ce qu’elle peut redire à Hector est conservé dans ces vers. Homere fait raconter ces malheurs, d’un stile de rélation, comme si Andromaque les apprenoit à Hector pour la premiere fois ; et moi je les lui fais pleurer comme des malheurs dont son époux est instruit aussi-bien qu’elle. Ce tour même en vain lui rendit-il les funebres honneurs ; sa superbe pitié n’essuya point mes pleurs.
Ce tour conserve la douleur d’Andromaque dans toute sa force ; sentiment essentiel à ce discours, au lieu que le tour d’Homere l’affoiblit. à l’égard du dernier trait, je me flatte d’en avoir conservé la beauté, si je ne l’ai même embelli.
J’oubliois mes malheurs auprès de mon époux : tout ce que j’ai perdu me reste encor en vous ; s’il faut que vôtre mort réveille mes miseres, je vais reperdre en vous mes parens et mes freres.
Ce mot de reperdre me paroît très-vif, et je n’en sache pas de plus propre à exprimer qu’Hector tenoit lieu de tout à Andromaque. Qu’on me pardonne, si je me louë un peu, j’y suis forcé pour ma justification ; et de l’aveu de Me D même, c’est un des cas où Plutarque dispense de la modestie.
Suivons Homere. Hector orné d’un grand casque répondit ainsi à sa femme : ma chere Andromaque, je ne suis pas moins sensible que vous à vos allarmes ; mais je crains trop les reproches que les troyens et les troyennes qui portent des robes à longue queuë, me feroient, si je me tenois éloigné du combat comme un lâche. on voit en passant un exemple de ces épithetes inutiles que chaque nom traîne après soi dans l’iliade, et que je comparerois volontiers aux longues queuës des troyennes. Mais sans m’arrêter-là, qui ne sent que la crainte du reproche des troyens n’est pas le prémier sentiment qui convienne à Hector, pour le résoudre à aller rejoindre ses troupes qui l’attendent. Il faut que ce soit la gloire et le devoir qui l’animent, et non pas la crainte du reproche, qui lui fassent surmonter sa foiblesse. Cela seroit bon pour exciter un lâche ; mais une ame héroïque est entraînée par des motifs plus nobles. Je crois avoir prêté à Hector des sentimens plus convenables, dans ces vers.
De vos pleurs, dit Hector, que je me sens toucher !
Mais enfin, je n’ai point appris à me cacher.
Quand la gloire commande, en vain la mort menace ; et le lieu du peril est ma plus chere place : tel que je fus toûjours, tel je veux être encor ;
Troye, avant mon trepas, ne perdra point Hector.
Me D appelle cela des pointes, ausquelles cependant à la honte du siecle, des sçavans ont donné de si grands éloges . Pour moi j’appelle cela des sentimens, exprimez ce me semble, avec quelque délicatesse ; et je ne crois pas le siecle deshonoré pour leur avoir donné quelque approbation. je sçai qu’un jour viendra, dit Hector en continuant, que la sacrée ville de Troye périra avec son roy et tout son peuple. et là-dessus il peint la captivité d’Andromaque, comme un malheur inévitable, avec les couleurs les plus desesperantes.
Voila de belles choses à dire à Andromaque pour sa consolation. En vérité Hector prend bien mal son tems pour être prophete. Quand il l’auroit été de profession, il auroit dû se dispenser de l’être dans les circonstances présentes ; mais il prie encore aussi mal qu’il prophetise mal à propos. Il ne demande pas que sa femme soit délivrée de tant de maux ; il demande seulement de mourir avant que d’entendre ses cris, et de voir les violences qu’elle doit éprouver.
Me D releve l’adresse d’Homere à dire seulement, un jour viendra, sans fixer ce jour, afin de ne pas désesperer Andromaque ; mais n’étoit-il pas encore plus important de supprimer, je sçai, qui est le mot décisif ? Elle paroît en même tems sentir la faute et ne la pas sentir, elle dit le pour et le contre, privilege des commentateurs, dont il lui sieroit bien de ne pas user.
Pour moi j’ai ôté sans scrupule à Hector ce don de prophetie dont il s’étoit bien passé jusques-là. Il se contente de dire, peut-être qu’Ilion n’est pas loin de tomber, etc.
Ce n’est plus qu’une crainte tendre des malheurs de sa famille et de la captivité d’Andromaque, et de plus il prie les dieux de détourner ces maux.
Dieux sauvez Andromaque, et qu’Hector seul périsse.
Dans tous ces endroits je n’ai point corrigé Homere, par un dessein déterminé de le corriger ; je ne l’ai fait que par sentiment, et à mesure que l’indiscrétion et le peu de convenance de ses discours me blessoient.
Je me demandois raison de mes répugnances, et les raisons que je m’en rendois m’indiquoient les corrections nécessaires pour ne pas blesser les autres. Je me repens bien de n’avoir pas été encore plus docile à cet instinct naturel qui m’avertissoit des fautes. J’aurois rendu, par exemple, cet adieu d’Hector et d’Andromaque plus touchant qu’il ne l’est encore, en corrigeant l’imprudence d’Hector à rentrer dans Troye pendant le combat. J’aurois dû le faire blesser par Diomede ; on l’auroit porté comme mourant dans Ilion ; et après avoir repris ses esprits, il auroit voulu retourner au combat. Cette circonstance auroit donné lieu aux sentimens les plus pathétiques ; les plaintes d’Andromaque en auroient été mieux fondées, le courage d’Hector en auroit eû plus d’éclat, et peut-être que Me D auroit eu encore à reprocher aux sçavans de nouveaux éloges de mes hardiesses.
Me D trouve encore mauvais que je fasse sourire et pleurer Hector en même tems, lorsqu’Astianax effrayé du terrible pennache de son pere, se refuse à ses embrassemens. Si elle avoit traduit l’énéide, elle se garderoit bien de condamner ainsi les pleurs d’un héros ; mais ne suffit-il pas pour leur faire grace qu’elle ait traduit l’iliade ? Et puisqu’Achille même pleure en se plaignant à sa mere de l’injustice d’Agamemnon, Hector ne peut-il pas pleurer : en prévoyant vivement comme il fait les malheurs prochains de sa famille, et la captivité affreuse de sa femme.
Mais l’enfant effrayé du casque et de l’aigrette, au sein de sa nourrice, en criant se rejette.
Hector sourit de voir ses naïves frayeurs, et ce tendre souris n’interrompt point ses pleurs.
Cette image me paroît tout à-fait tendre et naturelle, et si je ne me trompe, ce souris mêlé de pleurs ; est mieux placé là que dans Andromaque, lorsqu’Hector lui rend son fils, parce qu’il n’y a pas alors matiere à sourire, et que le moment est très-douloureux ; au lieu que la douleur enfantine d’Astianax doit exciter ce mouvement dans Hector, sans pourtant interrompre la douleur dont il vient de se pénétrer lui-même.
Enfin je crois avoir fini ce morceau d’une maniere plus noble qu’Homere.
C’est trop, s’écrie Hector, c’est trop nous attendrir ; adieu chere Andromaque, il faut vous secourir ; adieu, je vais tenter la fortune des armes ; qu’un généreux espoir dissipe vos allarmes.
Mais, pour vous consoler, c’est assez de sçavoir que vivant ou mourant, Hector fait son devoir.
Homere dit ; princesse trop généreuse, ne vous affligez point avec tant d’excès. Il n’y a point d’ennemi qui puisse me précipiter dans le tombeau, avant le jour fatal marqué par la destinée, et point d’homme vaillant ou lâche qui puisse éviter son sort : tout est reglé dès le prémier moment que nous venons à la lumiere. Mais retournez chez vous, reprenez vos occupations ordinaires, vos toiles, vos fuseaux, vos laines, et distribuez à vos femmes leur ouvrage, etc.
Il y a là un air trop sententieux, et de plus, une petite énumeration qui ne convient point du tout dans un moment si pathétique. Me D dit qu’Homere veut faire entendre que la quenoüille seule convient aux femmes, et elle craint, dit-elle, que sur sa témérité de traduire Homere, on ne la renvoye elle-même à ses fuseaux.
Non, madame, le public reclame contre vôtre modestie, il vous invite, avec reconnoissance des travaux passez, à l’enrichir toûjours des dépoüilles anciennes. Laissez la quenoüille aux femmes, vous êtes née pour des occupations plus grandes. Donnez-nous encore l’odissée et beaucoup d’autres ouvrages, s’il est possible ; joignez-y des notes sçavantes pour éclaircir les faits et les usages ; rendez-nous présens les auteurs les plus reculez ; mais en vous contentant des loüanges dûës à vôtre érudition, permettez-nous de rendre une justice exacte aux originaux que vous choisirez ; permettez-nous de profiter également de leurs beautez et de leurs fautes ; donnez-nous lieu à les apprétier ce qu’ils valent ; aidez-nous à secoüer le joug d’une admiration aveugle. Voilà l’utilité dont vous devez être à vôtre siecle ; nous vous ferons honneur des fruits qu’on tirera de vos traductions : et s’il arrive que l’iliade et l’odissée tombent, parce que vous les aurez bien fait connoître, la postérité vous sera obligée de leur chute même.
Je ne dirai rien des changemens considérables. J’en ai rendu dans mon discours sur Homere, des raisons ausquelles il me paroît qu’on n’a pas répondu. Je me reproche seulement de n’en avoir pas fait davantage, et de n’avoir pas traité les quatre prémiers livres comme les huit derniers : car il me semble aussi-bien qu’aux journalistes de Hollande, que je vaux mieux quand je marche seul, que quand je suis de près Homere ; parce que m’étant fait une matiere plus raisonnable ou plus pathétique ; il me falloit moins de génie pour la soûtenir, que pour en vaincre une vicieuse, à force d’adoucissemens qui n’en couvrent jamais assez le fonds. J’oserai dire pourtant que ces corrections fréquentes, et qui reviennent à chaque ligne, font une critique très-suivie et très-détaillée de l’iliade. Si j’étois obligé d’exposer les raisons de chaque changement, je ferois de gros infolio, qui le disputeroient pour l’étenduë aux eustates mêmes. Mais le lecteur, s’il s’en vouloit donner le plaisir, pourroit suppléer lui-même à ces gros volumes dont je lui fais grace ; il pourroit en comparant Homere avec mon imitation, chercher ce qui m’a pû blesser dans ce que je change, et ce qui m’a pû plaire dans la maniere dont je le change. Il inventeroit ainsi mes propres pensées, et il seroit éclairé d’autant plus agréablement, qu’il s’éclairciroit lui même. Je ne doute pas qu’il ne me condamnât quelquefois : il sentiroit par exemple que j’ai changé mal-à-propos dans le discours d’Achille, l’ironie qu’il fait sur les retranchemens et les tours qu’Agamemnon a fait élever depuis son absence. J’ai mis sans y penser, le lâche devroit-il mandier mon secours ?
N’a-t-il pas fait sans moi ses fossez et ses tours ?
Ce mot de lâche ôte tout le sel de la pensée d’Achille, et j’avouë franchement que c’est une bonne faute. On sentiroit encore d’autres choses que je n’ai pas senties ; mais je ne demande qu’à être jugé équitablement. Je veux bien avoir tort où je l’ai, comme je suis bien aise d’être approuvé où je le mérite.
Il ne me reste plus qu’à parler de la versification : mais outre qu’il ne me siéroit pas de justifier mon poëme, vers à vers, et de relever moi-même les beautez que j’y sentirois, je veux encore abreger avec Me D une dispute qui fait toûjours quelque violence à l’estime sincere et à l’extrême consideration que j’ai pour elle.
Il s’offre une maniere bien courte, et neanmoins bien solide de lui répondre. C’est de recueillir ici quelques-uns de mes vers qu’elle me reproche, comme denuez de toute poësie, de toute noblesse et de toute vivacité ; en un mot, comme des vers très-prosaïques, et qui n’ont de vers que le nombre des syllabes. Le lecteur les qualifiera lui-même. dispute d’Achille et d’Agamemnon. dans le coeur du héros s’éleve un nouveau trouble ; il brûloit d’un courroux que ce discours redouble : dans un silence affreux il demeure un instant : il consulte, il balance, et son esprit flottant ne sçait s’il doit se vaincre ou se vanger d’Atride.
L’esprit balance en vain ; le coeur plus prompt décide ; il est prest à frapper, etc. du discours d’Ulisse à Achille. la gloire vous attend, mon fils ; mais gardez-vous d’écouter les conseils d’un imprudent courroux.
Joignez à la valeur une douceur modeste ; faites vôtre devoir ; les dieux feront le reste. sentimens de Diomede. mais Diomede enfin plus sensible au mépris, laissons, dit-il, laissons un regret inutile, et que nôtre valeur nous tienne lieu d’Achille.
Que demain les troyens renversez sous nos coups puissent à chaque instant le retrouver en nous. ceinture de Venus. en prenant ce tissu que Venus lui présente, Junon n’étoit que belle, elle devient charmante : les graces et les ris, les plaisirs et les jeux surpris, cherchent Venus, doutent qui l’est des deux ; l’amour même trompé trouve Junon plus belle, et son arc à la main, déja vole après elle. d’Hector et de Neptune. les deux camps sont mêlez, et dans le choc fatal le mortel et le dieu font un carnage égal.
Moindre est le bruit des flots que l’orage souleve, du tonnerre sortant du nuage qu’il creve, des rapides torrens tombant du haut des monts, et des vents opposez luttant dans les vallons.
combat de Patrocle et de Sarpedon. la victoire autour d’eux vole d’une aîle agile ; du fils de Jupiter passe à l’ami d’Achille ; et presque au même instant plus prompte que l’éclair, va de l’ami d’Achille au fils de Jupiter. combat pour le corps de Patrocle. autour du corps sanglant s’échauffe le combat.
Dieux ! Qui pourroit compter ceux que la mort abbat ?
D’une part Merionne, Ajax, Idomenée, et de l’autre, Agenor, Polidamas, Aenée frappent, font autour d’eux couler des flots de sang ; à peine un guerrier meurt, qu’un autre a pris son rang ; tel reçoit le trépas au moment qu’il le donne : aucun d’eux ne supplie, aucun d’eux ne pardonne ; l’excès de leur courage étonne jusqu’à Mars, et jamais tant d’ardeur ne charma ses regards.
Jupiter veut alors suspendre ce carnage ; mais en vain sur leur tête il répand un nuage.
L’épaisse obscurité ne les sépare pas : plus cruels, au hazard ils portent le trépas : plus d’un grec est percé d’une lance argienne, et plus d’un troyen meurt par une main troyenne ; ah ! Faut-il, dit Ajax, que je perde mes coups ?
Grand dieu, rends-nous le jour, et combats contre nous.
Voilà, selon Me D le ton général de ma versification ; et puisqu’elle a pris ces vers pour l’objet de ses censures, on auroit tort de penser que je les choisis à mon avantage. Je consens cependant qu’on juge de tout l’ouvrage sur ces exemples : on ne sçauroit, selon moi, me faire plus d’honneur ; et j’avouë ingenuëment que je regarde comme le plus grand éloge de mon poëme, qu’on y ait repris de pareils défauts.
Ce n’est pas qu’en d’autres endroits Me D ne m’ait fait sentir quelques fautes ; je l’en remercie de tout mon coeur, et c’est en les corrigeant que je lui en marquerai ma reconnoissance : mais quand nos idées de poësie ne s’accordent pas, je la prie de trouver bon que j’ose suivre mes principes et mon goût, et que je prenne entr’elle et moi un arbitre qu’elle ne sçauroit recuser ; le public si justement prévenu de son mérite, et si reconnoissant des services qu’elle lui a rendus.
J’aurois encore à répondre à M. Boivin, dont la profonde érudition mérite tant d’égards, et dont je respecte encore plus la probité que la science. Mais que répondrois-je que je n’aye déja dit ? Comme Me D l’avoit prévenu, et que de son aveu elle avoit saisi ce qu’il y avoit de plus fort et de meilleur à dire sur la matiere, je ne pourrois que défendre contre lui mes opinions par les mêmes raisonnemens que j’ai déja employez avec elle. Il est vrai qu’il a prétendu fortifier le sentiment de cette illustre sçavante par de nouvelles preuves ; mais je crois aussi avoir fortifié le mien par de nouvelles reflexions. D’ailleurs M. l’abbé Terrasson est descendu d’une maniere exacte et pressante dans tout le détail où je m’étois dispensé d’entrer, et je ne pense pas qu’il faille rebattre davantage au public une matiere sur laquelle tout est dit.
Cependant pour répondre à l’honneur que me fait en m’attaquant un adversaire du mérite de M. Boivin, je ne sçaurois moins faire que de rompre une lance avec lui. Il s’en offre heureusement une occasion importante.
Il convient qu’il n’y a pas trop de prise aux allégories qu’on prétend trouver par tout dans l’iliade, et que la plûpart sont autant de visions des scholiastes ; mais il avance en même tems qu’il y en a qui sautent aux yeux, et que telle est dans le premier livre, la fiction de Minerve qui prend Achille aux cheveux, qui l’arrête au plus fort de sa colere, et tout prest de frapper son général.
Mais que deviendroient les allegories, et que deviendroit Homere sans elles, si j’allois prouver que cela même n’en est pas une ? Je prétends donc qu’on ne sçauroit prendre cet endroit qu’à la lettre, et que Minerve y agit simplement comme un personnage qui par sa haine contre les troyens, a interest que l’entreprise des grecs subsiste, et que leur général ne perisse pas par les mains d’Achille. Selon cette idée litterale, rien n’est plus convenable ; mais selon l’idée allegorique, rien ne seroit plus deplacé ; car en ce cas il faudroit prendre Minerve pour la prudence même d’Achille qui modere son propre emportement par ses reflexions ; et ce seroit une contradiction manifeste avec le caractere établi de ce héros qui ne connoît ni humanité ni retenuë. Homere nous le donne par tout comme l’esclave de la passion.
Ce n’est donc pas la disposition de son esprit qu’il a voulu peindre, en le faisant arrêter par Minerve ; c’est effectivement un ordre exterieur qu’il lui a voulu donner, et dont le poëme avoit grand besoin pour la suite. Si le poëte avoit employé la même fiction à l’égard d’Ulysse qui est l’exemple de la prudence, je la prendrois volontiers pour une allegorie ; mais dès qu’il l’employe pour Achille qui est l’image de la colere, je croirois prêter une faute à Homere, si je ne prénois le fait à la lettre.
Que M. Boivin veüille bien user d’un principe qu’il pose dans sa préface, que la vérité et même la vraisemblance doivent être préférées aux autoritez les plus respectables ; je ne sçaurois douter qu’il n’adopte généreusement ma reflexion.
Pour le reste, je n’y vois pas entre nous une grande occasion de dispute. La plûpart des remarques de M. Boivin ne vont qu’à restraindre mes accusations contre Homere ; et je n’aurois pas beaucoup à rabattre de mes censures, pour me trouver tout-à-fait conforme au sentiment de son apologiste. Le resultat de son livre au jugement des journalistes de Paris qui en ont donné un extrait honorable : c’est qu’Homere a des défauts, … etc.
Qui feroit la recapitulation de mes discours sur l’iliade, n’auroit presque qu’à copier les mêmes propositions ; et à cette difference près, que j’y trouve les beautez moins fréquentes et les défauts plus nombreux que ne fait M. Boivin, nous paroissons n’avoir écrit l’un et l’autre que dans le même dessein de confondre les jugemens excessifs. Tandis que je m’attache particulierement aux exagérations des admirateurs, M. Boivin de son côté en veut aux exagérations des critiques ; mais nous sommes toûjours d’accord en ce point, que si Homere est digne d’imitation en bien des choses, c’est un modelle fort dangereux en beaucoup d’autres.
Reconnoissons ici les progrès de la raison. Il y a trente ans qu’une apologie d’Homere, telle que M. Boivin l’a donnée, en auroit paru une censure impardonnable : bien des sçavans auroient regardé comme un outrage pour Homere le secours qu’on lui prête aujourd’hui. Convenir qu’il a bien des défauts leur auroit semblé un blasphême ; et à l’heure qu’il est, c’est leur unique ressource, pour sauver l’estime dûë à ses vrayes beautez. C’est que la prévention se laisse vaincre insensiblement, malheur à qui l’attaque le prémier ; il en essuye toute l’opiniâtreté et tout l’emportement ; mais de jour en jour elle s’affoiblit, et il ne faut que continuer de la presser pour la détruire.
Je remercie donc M. Boivin de s’être joint avec moi pour la combattre, car il a beau se declarer mon adversaire, je trouve toûjours qu’il a travaillé pour ma défense ; en ne condamnant dans ce que j’ai dit que l’excès prétendu qu’il a cru y voir, il a confirmé tout le reste ; et j’avois besoin de l’aveu d’un sçavant aussi autorisé que lui, pour justifier en général le fonds de mes hardiesses. Puisqu’il ne s’agit plus à present que du plus ou du moins sur les défauts d’Homere : l’affaire est bien avancée, le tems et la raison feront le reste.
Voilà la dispute finie entre Madame Dacier, Monsieur Boivin et moi ; et le fruit de nôtre dispute est une amitié sincere et reciproque, dont ils me permettront de me faire honneur devant le public. Heureuses les querelles litteraires qui se terminent là ! Le cours de la contestation instruit les lecteurs : ils y voyent sous quels differens aspects on peut regarder les choses, et ils n’ont qu’à choisir entre les raisons alleguées, les plus décisives et les plus convainquantes. Mais quand ils sont suffisamment instruits par les raisons, il reste encore aux auteurs à donner une leçon plus importante : ils doivent montrer, en se réünissant de bonne foi, que la diversité des opinions ne doit jamais aliener les coeurs ; que l’estime et l’amitié peuvent se soûtenir au milieu même de la contradiction ; et qu’il faut que les disputes des gens de lettres ressemblent à ces conversations animées, où, après des avis differens, et soûtenus de part et d’autre avec toute la vivacité qui en fait le charme, on se sépare en s’embrassant, et souvent plus amis que si l’on avoit été froidement d’accord.