La Foi nouvelle du Poète et sa doctrine.
L’Intégralisme. §
Plusieurs des collaborateurs de la Revue bleue ont précédemment signalé l’évolution profonde qui se produit actuellement en poésie, et dont les manifestations ont déjà retenu l’attention du public et des lettrés. Nos lecteurs trouveront ci-après, contresigné par les principaux initiateurs de ce mouvement, l’exposé même de la doctrine nouvelle.
Si l’on considère un instant dans son ensemble le mouvement poétique de ces vingt-cinq dernières années, on est frappé par le nombre considérable de discussions qui ont été provoquées par des questions de pure forme, et même, la plupart du temps, exclusivement prosodiques. Sans vouloir déclarer qu’elles furent vaines, nous devons cependant constater — toute déférence gardée vis-à-vis des esprits sérieux qui crurent devoir s’y attacher — que toutes ces discussions sans fin n’ont pas été sans contribuer pour une large part à déterminer et à propager cette indifférence que le public témoigne aujourd’hui à l’égard de la Poésie. — Eh ! quoi, s’est dit le lecteur, moins philistin sans doute qu’on ne l’affirme entre gens intéressés, eh ! quoi, ces poètes, qui portent au front le divin signe, qu’on imagine toujours — ô jeunes filles ! — drapés à l’antique et des lauriers aux tempes, conducteurs des peuples, législateurs du monde, ces poètes ne sont-ils donc occupés qu’à se quereller sur des e muets ou des hiatus ? Ne peuvent-ils enfin se mettre d’accord sur leurs rimes ? est-ce là tout leur art, et n’ont-ils rien d’autre à nous dire ? — En toute humilité, il faut convenir qu’il y a beaucoup de vérité dans cette boutade. Aussi, nous garderons-nous bien d’aggraver la situation en insistant à notre tour sur des questions de détail qui, aux yeux du lecteur ennuyé, se présentent avec tous les caractères de la chinoiserie. Le fond même du débat retiendra seulement notre attention un moment. Ce sera pour préciser notre opinion. Et nous entrerons immédiatement dans l’exposé même de notre doctrine.
À propos des vers libres modernes, que nous n’entendons pas condamner en principe, mais dont les modalités diverses ne relèvent encore que du laisser-aller, disent les uns, ou que du pis-aller, disent les autres, on a reposé le fameux problème de la prose, des vers et de la poésie, — où finit celle-ci, où commence celle-là ? — et on a réclamé des définitions. Nous déclarerons donc qu’à notre sens la Poésie n’est pas l’apanage exclusif de la littérature, et même des vers, mais que les vers constituant la forme de langage qui tend à la plus haute expression du rythme, et le rythme étant la condition essentielle de toute poésie, il s’ensuit que ladite forme est la plus apte à réaliser celle-ci. Elle y tend par des moyens dont ne dispose pas la prose, et qui sont, en français, la numération des syllabes, le jeu des césures, et la rime. Le vers, quel qu’il soit, en tant qu’élément de cette forme de langage, ne se peut définir que par les règles de sa construction. Quelles sont ces règles ? Elles sont, au sens précis du mot, empiriques. Comme celles de la syntaxe, de la grammaire, et de la langue elle-même, elles ont leurs origines dans l’usage, c’est-à-dire dans la tradition. Ces règles sont-elles liées aux lois physiologiques de l’ouïe, de l’instinct et aussi de notre race ? Nous le croyons fermement. Sont-elles exclusives, définitives, et l’avenir ne peut-il y porter atteinte ? Nous ne voulons pas l’affirmer.
La numération des syllabes, en français, apparaît simple. En réalité elle est double. Il y a la numération quantitative qui, peut-on dire, est d’application toute mécanique, et la numération qualitative qui est parallèle, mais libre, entièrement livrée à l’intuition du poète, toujours inobservée chez le mauvais rimeur, mais qui est une ressource incomparable pour le véritable artiste dont elle accuse d’ailleurs toute l’originalité de composition. C’est de cette double numération, sériée régulièrement ou irrégulièrement par la rime et ses rappels, que doit naître le chant du poème, implication première du rythme. Et dès lors, il y a vers. Tout le reste est dispositif d’écriture, simple indication pour les yeux qu’il y a lieu de conserver, mais qui, pour l’oreille, est d’une utilité beaucoup plus lointaine, sans doute. Quant à la précellence, pour les combinaisons syllabiques, du nombre douze, terme de l’alexandrin, il semble inutile d’en discuter. C’est une constatation mathématique.
{p. 84}Il nous reste maintenant à nous expliquer sur le rythme.
Lorsque, il y a quelque temps déjà, nous écrivions ceci : « Dans l’œuvre du poète,
le rythme est le geste de l’âme »
, l’image dont nous nous
servions indiquait à elle seule que nous étions loin de conserver au mot rythme le sens
étroit qu’il possède couramment. Le rythme n’est pas constitué par les césures ou la coupe
des strophes. Il y a cinquante ans à peine, nous n’aurions pu le démontrer comme
aujourd’hui. Mais la théorie des harmoniques de Helmholtz, celle plus récente des ondes de
Hertz, des rayons Rœntgen, et d’autres encore du domaine biologique, nous ont profondément
éclairés à ce sujet. Et cette opinion, de plus en plus admise, s’est confirmée en nous,
que tout, dans l’univers, est vibration, combinaisons de vibrations, formes de mouvement,
nombre et séries, associations de rythmes ; que le monde entier n’est qu’une vaste
orchestration de rythmes ; que nous-mêmes sommes un rythme dans le rythme intégral ou
accomplissement universel, et que le rythme inhérent au verbe humain, le rythme, dans
l’œuvre du poète, est le mouvement même de l’inspiration. Il est
préexistant à la pensée elle-même. D’abord obscure, celle-ci s’y ordonne et s’y déploie,
et le frisson du monde passe en elle. Intégrer la pensée dans le rythme, c’est en quelque
sorte lui conférer l’éternité de celui-ci. Facteur émotif, loi des unissons, des
correspondances et des formes, principe et fin de toute harmonie, il saura l’identifier à
la vie psychique, c’est-à-dire à la croyance et aux aspirations des hommes !
Nous bornerons là nos réflexions sur les conditions matérielles de l’existence du poème. Les procédés nous sont indifférents. Mais pour nous, qui nous accommodons très bien du vers traditionnel, en y introduisant, à loisir, certains tempéraments tels que ceux étudiés et précisés depuis longtemps par l’un de nous, M. Adolphe Boschot, un grief, que nous ne pouvons taire, subsistera toujours contre toute prosodie exclusive et formaliste. C’est qu’elle permet à n’importe qui, doué de quelque style et de persévérance, de composer, avec des ressassements de toutes sortes, de fort bons vers, et même d’excellents vers et cela par milliers l’an. L’habitude fait partie de notre sentiment esthétique. Nous l’entendons fort bien. Encore ne faut-il pas cependant qu’elle l’absorbe au point de nous conduire à la routine. Et c’est à l’un de nos maîtres, à M. Sully Prudhomme qui, certes, ne peut être suspecté de révolutionnisme en prosodie, que nous empruntons notre dernier argument. Il se trouve dans sa jolie pièce : L’Habitude :
L’habitude est une étrangèreQui supplante en nous la raison,C’est une vieille ménagèreQui s’installe dans la maison,……………………………………Cette vieille au pas monotoneEndort la jeune liberté.
Nous conviendrons donc que le poète, s’il est vraiment poète, a le droit de se faire sa règle à soi-même. C’est d’ailleurs toujours à ses risques et périls. Si la forme convenue est trop étroite pour sa pensée, celle-ci la fait éclater, et l’on voit tout de suite où s’exerçait à tort le rigorisme des méthodes. Et l’exemple prévaut, et l’exemple fait foi. Au-delà de toutes les définitions possibles il ne nous apparaît plus qu’une seule catégorie de vers : le vers eurythmique. Il doit avoir sa place dans toutes les prosodies. Il est, ou n’est pas, voilà tout.
* *
Ces remarques faites, combien différente nous apparaît, dans son utilité immédiate et
dans ses conséquences, l’étude de la conception poétique. « Si nous désirons, en
effet, sortir du chaos où se débat actuellement la poésie française, écrivait récemment
dans cette Revue M. Léon Vannoz, il faut que nous fassions un grand effort pour
comprendre les lois vraies de la création poétique, et pour nous comprendre
nous-mêmes... Plus le poète comprendra profondément le travail de la conscience et de
l’imagination créatrice, plus il verra augmenter ses moyens de prise sur la
nature. »
Rien ne nous semble plus juste. On pourrait ajouter : et plus son
idéal s’élèvera. Nous verrons mieux le but ; la clarté se fera sur la route ; nous
risquerons moins de nous égarer en des préoccupations à côté, et, peut-être ainsi,
pourra-t-on mieux nous apprécier ? Il faut le redire ici : il y a quelque chose de changé
dans l’âme humaine. À la conception nouvelle de l’univers et de la vie que s’est faite
l’homme d’aujourd’hui, les paraboles d’antan ne correspondent plus Nous ne pouvons plus
nous intéresser naïvement aux légendes qui ont charmé nos pères. Nous-mêmes les avons
trop entendues. Les points de vue sont déplacés, et la poésie éternelle a besoin de
nouveaux modes d’expression. Aux poètes de les chercher et de les indiquer. À conception
haute, œuvre haute. Ex nihilo nihil. Nous sommes pénétré de cette
vérité. Aussi est-ce résolument que nous inscrivons notre premier principe :
I. — La Poésie réalisée est la forme transcendante du Savoir. §
Elle fut telle à l’origine, et toujours elle s’est révélée telle chez les grands poètes. La poésie apparaît comme la première éducatrice spirituelle des hommes. Elle a fondé les religions et les {p. 85}philosophies. Elle a présidé à toutes les manifestations de la beauté. Son hégémonie a resplendi sur les âges jusqu’aux époques récentes, où les progrès de la science et de la civilisation l’ayant submergée, elle est devenue, sous son aspect le plus décent, un petit talent de société, un agrément de five o’clock, un passe-temps de demoiselles, et sous son aspect grotesque, un exploit pompeux de minus habens. Et nous protestons. Le rôle, de la poésie ayant toujours été d’agrandir la conscience humaine au-delà même des vérités contrôlées, il ne nous est plus permis de tout ignorer de ce qui se passe autour de nous. Il faut connaître ceci pour atteindre à cela. C’est parfait, chanter la vie et l’humanité. Encore faut-il savoir ce qu’elles sont, et ce qui les constitue aujourd’hui. Suffit-il de s’asseoir sur un banc de mousse, au bord d’un ruisseau, et de mettre la main sur son cœur, en regardant la lune ou quelque étoile favorite ; d’évoquer la maison blanche aux volets verts, pour se dire l’annonciateur des fraternités et des bonheurs futurs ? Nous ne le croyons pas. Il faut savoir beaucoup de choses, aux temps présents, pour en apprendre un peu aux hommes, pour en mettre quelque essence dans ses écrits. Mais qu’il n’y ait ici aucune méprise. Le poème didactique est un non-sens à nos yeux. La poésie reste pour nous l’évangile de l’ineffable qu’elle investit de sa toute-puissance émotionnelle. Elle tend vers toutes les possibilités de l’affirmation, c’est-à-dire vers l’absolu, mais c’est par transcendance, et par les voies du sentiment que son charme opère. Et nous voici à notre seconde proposition ; elle découle de la première :
II. — La Poésie, phénomène subjectif, est la volupté de la Connaissance. §
Et par Connaissance, nous entendons celle-ci sous toutes ses formes, notion ou prénotion, aspiration, imagination ou intuition. Et qu’est elle encore, sinon, dans le vouloir et l’effort des hommes, la compréhension, la pénétration, la possession de toutes choses par l’âme et les sens ? Et n’établit-elle pas ainsi la norme même du rêve, rapport mystérieux entre ce qui est nous et ce qui est tout, entre la vie individuelle et la vie universelle ? Or, dans nos recherches, cet enchantement n’est pas moindre de nous apercevoir ici que notre formule est aussi une définition de l’amour. Et nous poursuivons, conséquemment toujours.
III. — La Poésie est infiniment perfectible ; c’est une création perpétuelle. §
Il est bien évident qu’étant en correspondance directe avec notre sensibilité intellectuelle, laquelle se développe de siècle en siècle, sous l’action du savoir de plus en plus étendu, elle ne peut rester stationnaire. Et, cependant, ne vient-on pas répéter que le poète doit sans cesse revenir à l’inspiration première, à la fraîcheur d’âme angélique, à l’ingénuité, à la naïveté touchante des âges d’or, et que, sur toutes choses, il doit écarquiller de grands yeux tout neufs ? Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ? Il faudrait cependant s’entendre. Jusqu’où, jusques à qui faut-il remonter pour trouver cette fraîcheur dame et cette ingénuité charmeresses ? Est-ce jusqu’aux temps de l’homme des cavernes, du déluge ou des croisades ? Ou bien faut-il simplement régresser jusqu’à la mentalité des Iroquois ? Oh ! nous entendons bien la plaisanterie. La gageure tenue est bien bonne. — Il faut régresser jusqu’à l’infantilisme. Aux innocents les mains pleines ! — Nous nous en doutions.
Mais pour nous, qui n’en sommes plus à croire que l’âme humaine, à travers les âges, reste imperturbablement égale à elle-même ; qui la concevons en perpétuel devenir, formée par toutes les capitalisations du passé et de l’hérédité, par toutes les acquisitions et par toutes les influences du savoir et des milieux, il est difficile d’admettre que le poète se doive complaire indéfiniment dans la contemplation de deux ou trois phénomènes généraux de la nature, signalés, d’ailleurs, depuis fort longtemps sous toutes les latitudes. C’est plus loin, c’est-à-dire plus profondément que doivent tendre ses aspirations. La poésie est création, ou mieux, révélation perpétuelle. Ce qui est révélé — est. Mais, à la longue, cette révélation s’associe à notre façon de voir. Notre personnalité se l’approprie, elle en fait notre bien — et nous souhaitons autre chose. Un exemple est peut-être utile. Imaginons un poème merveilleux, qu’un admirateur enthousiaste se ferait réciter chaque jour. Au bout d’un certain temps, les impressions produites, toujours répétées, se mécaniseront pour ainsi dire, dans l’esprit de l’auditeur. Ses sens et sa mémoire les enregistreront automatiquement, son intelligence ne sera plus sollicitée ; il n’y aura plus curiosité, et la poésie, phénomène en soi, disparaîtra. Le lecteur moderne est ce personnage. Il a trop entendu les mêmes choses. L’œuvre poétique n’en existe pas moins toujours, mais il ne peut que la situer, historiquement, à sa date, dans son admiration.
Il en est de même des jugements tout faits, des jugements conventionnels. L’impéritie phraséologique éclate de toutes parts. Elle nous a des airs de carnaval ou de rodomontades. À toute œuvre, il faut désormais une caution. Et cette caution, c’est le savoir moderne. Il sera de plus en plus difficile de faire voir monts et merveilles au public dans un vers {p. 86}idiot. « Mais vous n’avez pas le sens anagogique, ma chère ! » Et c’est de la rue que monte une voix. « Et va donc ! » répond Gavroche. — Et Gavroche a bien de l’esprit. Il faut rire.
IV. — La création poétique est une intégration. §
Il n’est plus permis au poète de tout ignorer, disions-nous. Mais la science
universelle est irréalisable. L’homme a établi des sciences partielles, physiques,
naturelles, morales, sociales, etc., etc. Elles évoluent dans leurs domaines respectifs,
et chacune poursuit la vérité. Or, la vérité, dans l’absolu, est une. Il faut donc
qu’elles aient entre elles des rapports, des correspondances, difficiles à découvrir
parfois, encore plus à déterminer. La poésie intervient au sein même de toutes ces
correspondances mystérieuses qui sollicitent notre activité intellectuelle, notre
mémoire, nos aspirations, notre moi tout entier, et constituent cet état de conscience
où, semble-t-il, nous communions dans l’infini. Semble-t-il, faut-il dire, car, hélas !
la création poétique ne consiste qu’à déterminer jusqu’aux subtilités du frisson les
limites extrêmes d’une somme d’infiniment petits, de nature fort complexe, qui sont nos
aperceptions de toutes sortes. Or, cette somme d’infiniment petits, ce complexus
d’aperceptions de toutes sortes, quels sont-ils, sinon le fond même de notre
personnalité, de notre âme, en un mot ? C’est donc des limites même de l’âme dans l’âme
universelle qu’il s’agit ici. Tout poème qui se réalise ne tend qu’à
résoudre une part du problème éternel de l’individuation. Cette question
correspond encore, en hautes sciences, à certains autres problèmes, fort connus des
savants, mais que les poètes se font ordinairement gloire d’ignorer. Rigoureusement
parlant, c’est une intégration. Et lorsqu’à l’inscription du temple de Delphes : Connais-toi toi-même, nous ajoutions la formule de Térence : Homo sum, et nihil humani a me alienum puto
; lorsque nous
écrivions que nous voulions exprimer la vie humaine en fonction de l’humanité tout
entière, et notre individualité en fonction de l’univers comme de l’inconnaissable, nous
professions l’intégralisme le plus pur.
Et nous ne redoutons pas les contradictions. La dénomination nous apparaît profondément exacte. Elle se vérifie suivant le sens littéral du mot. Et nous pouvons la suivre jusque dans son acception philosophique et même mathématique. Pourquoi pas ? Somme toute, nous hésiterions moins à nous réclamer de Newton ou de Leibniz que d’un quelconque envoyé des Muses, s’en vînt-il de l’Hélicon même.
Mais voici bien le grand argument des apôtres incorruptibles de la foi du charbonnier. Il ne nous sera pas épargné. Est-il bien nécessaire, dira-t-on, de s’engager dans des démonstrations aussi rigoureuses, pour goûter et même pour créer la poésie ? Et nous répondrons incontinent que, dans cet ordre d’idées, il n’est pas non plus indispensable pour vivre, boire, manger, dormir, et, par surcroît, se distraire et voyager, au siècle d’Edison, de Pasteur, de Tolstoï, de Nietzsche, et de tant d’autres génies, de savoir comment on naît et comment on meurt, pourquoi l’on souffre et pourquoi l’on espère, mais que nous ne sommes pas fâchés d’être un peu plus fixés à ce sujet chaque jour, et que c’est peut-être là ce qui constitue notre supériorité sur le Malgache ou le Huron rencontré sur nos boulevards, ou sur le chimpanzé Consul — cependant de mœurs fort civiles, dit-on.
D’ailleurs, c’est d’un domaine à l’autre, et l’un par l’autre, qu’il nous faut éclairer nos données et nos termes de comparaison. C’est le principe même de l’invention. Il faudra bien en venir à l’identification des postulats. Les clefs du mystère et de l’infini sont des formules. Ce n’est pas dans la lune qu’on les forge.
Et nous irons donc plus loin. La création poétique n’est pas, à proprement parler, une synthèse. On l’a dit, nous l’avons cru, et on le répète encore. Peut-être même par ce mot est-il entendu tout simplement syncrèse. Quoi qu’il en soit, la synthèse est antérieure à la création poétique. C’est un phénomène occulte qui se produit dans la subconscience. Elle est une résultante affective de toutes sortes d’influences d’origines physiologiques aussi bien qu’intellectuelles. Elle est constitutive de l’état d’âme. Mais l’état d’âme, c’est le cas fréquent, peut très bien rester passif, partant stérile, ou même encore présider simplement aux manifestations les plus diverses de la vie extérieure, et rester ainsi étranger à toute poésie. Chez le poète, il est nécessaire que cet état d’âme passe du mode affectif à l’état actif, se dynamise en quelque sorte, et c’est sans doute alors qu’il prend le nom d’inspiration. Pour qu’il y ait création poétique, il faudra donc que l’état d’âme, ainsi devenu motion d’âme, soit inscrit dans un symbole. Et cette inscription dans un symbole, c’est une intégration, et mieux, c’est une intégration de fonctions. Car les mots et les phrases, représentatifs de pensée, de sentiment et d’émotion, sont des valeurs, et ces valeurs sont des fonctions, attendu que les variations de l’une entraînent les variations de l’autre. Que le rythme intervienne, et l’œuvre est née.
V. Le symbole poétique intègre la connaissance en puissance ; le rythme, facteur émotif, l’identifie à la vie psychique et crée la poésie. §
Ce dernier principe est une conclusion. Sans doute {p. 87}convient-il de nous prononcer aussi sur le symbole. Nous n’irons pas chercher des définitions compliquées. Pour nous, le symbole est une généralisation de la pensée par l’image. Quant au rythme, nous l’avons dit plus haut, il n’a avec les règles prosodiques que des rapports de maître à serviteur. Il est le mouvement même de l’inspiration, matérialisé en quelque sorte par le vers, et il a son origine dans les lois profondes de l’organisme et de l’univers. Il aboutit au don du poète, hors lequel, hélas ! il n’y a pas de salut. Nous l’avons toujours affirmé. Le don du poète, avons-nous écrit déjà, est une condition psychique supérieure, comme l’héroïsme.
Et pour aller jusqu’au bout de notre pensée, nous déclarerons encore que le langage des vers, s’il ne doit exprimer que des choses mille fois redites, ou même simplement connues de tous, nous apparaît comme une futilité, vouée aux railleries sous cape des gens d’esprit. On n’imagine pas, en effet, en plein xxe siècle, un homme de valeur véritable s’appliquant à traiter en vers un sujet donné, ou à nous raconter ses petits ravissements ou ses petits déboires avec des rimes dans la voix. Ô vanité, se vouloir poète, et se proclamer tel, se croire supérieur à tous ces pauvres mortels à qui la destinée n’a pas donné la vocation de Benserade ou de Chaplain ! Se rengorger de quelques suffrages obtenus par surprise et, rêvant d’immortalité, oublier bien vite que dans la soirée où les applaudissements furent si nombreux, il y avait aussi, et surtout, un violoniste, et une chanteuse ! Ah ! le clinquant et les paillons d’histrionie. Parodie du prestige. Être quelqu’un ! Mais qui trompe-t-on, grands dieux ? La vieille question du fond et de la forme n’est même pas à poser en poésie. Que celle-ci soit parfaite, et celui-là admirable, nous jugerons encore l’œuvre vaine, s’il n’y a qu’adaptation prosodique. Il faut qu’il y ait identification, c’est-à-dire que la pensée et sa forme soient tellement confondues dans le rythme que leurs rôles respectifs ne puissent plus être déterminés. C’est la seule façon de justifier le poème de nos jours. Sinon, la prose est là. Elle a tous les avantages pour raconter, traduire, commenter et enseigner, et la grande poésie, il est facile de s’en convaincre, ne la boude pas toujours. S’il n’est vraiment l’initiateur et le voyant, tel qu’il le fut aux temps passés, le poète n’a plus rien à dire aux temps modernes.
Telle est notre façon de concevoir la poésie. Devons-nous ajouter que des aspirations communes ne sauraient aliéner les indépendances. Ce n’est point s’inféoder que d’orienter ensemble ses regards vers des sommets nouveaux. Notre doctrine ne s’oppose systématiquement à aucune autre. Au contraire, en déclarant la poésie infiniment perfectible et création perpétuelle, elle appelle tous les élans de l’individualisme noble. Son but serait de réassigner à la poésie sa mission prophétique — dont il nous semble bien qu’elle s’est fort éloignée. Nous ne nous dissimulons pas le péril d’une telle ambition. Nous avons cru cependant devoir l’affirmer ici. L’idéal humain recule toujours, recule dans l’infini, mais dans l’infini, aujourd’hui, nous pouvons jeter beaucoup plus de lumières ! Et n’est-ce pas à ces fins que nous ont préparés tous nos glorieux devanciers, grands initiés de tous les âges, prophètes et voyants, grands émancipateurs de la conscience humaine, dont nous ne pouvons évoquer le souvenir sans une étreinte au cœur, mais dont le verbe puissant sonne si haut tout au fond de notre rêve, que nous levons la tête pour les suivre ?…
Il existe, dans la génération qui demain paraîtra devant la vie, une puissance intellectuelle énorme. Elle s’y trouve pêle-mêle, en désordre, sans cohésion ; c’est un chaos de savoir, et dans chaque conscience elle suscite des conflits. Mais qu’un souffle passe, et toute cette force immense s’organise, s’ordonne, et peut-être se magnifie. Et peut-être aussi, à cette heure où si volontiers on parle de décadence, sommes-nous à deux pas d’un siècle de Périclès.
Or, nous, que toute cette ardeur et cette force environnent ; nous qui, dans nos solitudes de poètes, tressaillons chaque jour d’entendre, comme un écho multiplié, tous les eurekas du savoir des hommes se répondre d’un bout du monde à l’autre bout, un espoir nous a conquis, nous réconforte et nous exalte. Sans doute, une angoisse l’enveloppe, mais dans cette angoisse, une certitude a lui. Et pourquoi ne pas l’exprimer, puisque les mots tremblent sur nos lèvres ? Il ne s’accomplira rien dans l’humanité, rien de durable et rien de vaste, aucun grand mouvement social ne pourra se perpétrer au nom de la plus éclatante vérité, si ce n’est pas la Poésie qui promulgue celle-ci au fond des âmes !
Nos prédécesseurs immédiats ont déclaré que leur doctrine répondait aux nécessités du moment. En invoquant les temps présents, nous leur demandons tout simplement la permission de parler comme eux.
Cubelier de Beynac — Adolphe Boschot
Sébastien Ch. Leconte — Léon Vannoz