XIIIe entretien.
Racine. — Athalie §
I §
{p. 5}Nous avons dit, en commençant, que la littérature était l’expression de la pensée humaine sous toutes ses formes.
Il y a cinq manières principales d’exprimer sa pensée pour la communiquer aux hommes :
La chaire sacrée qui parle aux hommes, dans les temples, de leurs premiers intérêts : la Divinité et la morale ;
{p. 6}La tribune aux harangues qui parle aux hommes, dans les assemblées publiques, de leurs intérêts temporels de patrie, de liberté, de lois, de formes de gouvernement, d’aristocratie ou de démocratie, de monarchie ou de république, et qui remue leurs idées ou leurs passions par l’éloquence de discussion, l’éloquence parlementaire ;
La place publique, où, dans les temps de tempête, de révolution, de sédition, le magistrat, le tribun, le citoyen monte sur la borne ou sur les marches du premier édifice qu’il rencontre, parle face à face et directement au peuple soulevé, le gourmande, l’attendrit, le persuade, le modère et fait tomber de ses mains les armes du crime pour lui faire reprendre les armes du patriotisme et des lois. Ce n’est plus là ni l’éloquence sacrée, ni l’éloquence parlementaire, c’est l’éloquence héroïque, l’éloquence d’action qui présente sa poitrine nue à ses auditeurs et qui offre son sang en gage de ses discours ;
Le livre qui, par l’ingénieux procédé de l’écriture ou de l’impression, reproduit, pour tous et pour tous les temps, la pensée conçue et exprimée par un seul, et qui communique, {p. 7}sans autre intermédiaire qu’une feuille de papier, l’idée, le raisonnement, la passion, l’image, l’harmonie même empreinte sur la page ;
Enfin le théâtre, scène artificielle sur laquelle le poète fait monter, aux yeux du peuple, ses personnages, pour les faire agir et parler dans des actions historiques ou imaginaires, imitation des actions tragiques ou comiques de la vie des hommes.
De tous ces modes de communiquer sa pensée à ses semblables par la parole, c’est le théâtre qui nous paraît le plus indirect, le plus compliqué d’accessoires étrangers à la pensée elle-même, et par conséquent le moins parfait. La pensée cesse, pour ainsi dire, d’être pensée, c’est-à-dire immatérielle, en montant sur le théâtre ; elle est obligée de prendre un corps réel et de s’adresser aux sens autant qu’à l’âme. De tous les plaisirs intellectuels, le théâtre devient véritablement ainsi le plus sensuel : voilà pourquoi sans doute il est le plus populaire.
Ce noble plaisir populaire du théâtre est inconnu par sa nature aux époques de barbarie ou même de jeunesse des peuples. Il ne {p. 8}peut naître et se développer qu’en pleine et opulente civilisation.
Les premiers poètes sont des poètes sacrés ; les seconds sont des poètes épiques ; les troisièmes sont des poètes lyriques ; les quatrièmes sont des poètes dramatiques.
La raison en est simple : les peuples, avant leur âge de parfaite civilisation, n’ont ni assez de loisir, ni assez de richesse, ni assez de luxe public pour élever à leurs poètes ces édifices vastes et splendides, ces institutions de plaisir public qu’on appelle des théâtres et des scènes. La multitude elle-même n’est pas assez riche pour se donner à prix d’or, tous les soirs, ces heures délicieuses de rassemblement, d’oisiveté et de représentations scéniques. Les acteurs eux-mêmes ne manquent pas moins aux poètes pour jouer leurs œuvres que les édifices, les décorations et les spectateurs. Comment ces acteurs et ces actrices nécessaires en grand nombre à la représentation de la scène se consacreraient-ils, dès leur enfance, à un art difficile qui ne leur promettrait ni pain, ni gloire, ni compensation à tant d’études ? Or, sans acteurs consommés dans leur art, que devient le drame le mieux conçu et le mieux écrit ? — L’ennui {p. 9}de ceux qu’il a pour objet de charmer par la perfection de la langue, de l’attitude, du geste, de l’action.
Ce n’est qu’après de longs siècles de grossières ébauches théâtrales pareilles à celles de Thespis en Grèce, ou de nos mystères en France, que s’élèvent des théâtres permanents dignes de la majesté du trône ou du peuple. Ce n’est qu’alors aussi que se forment ces grands acteurs aussi rares que les grands poètes, qui, comme Roscius, Garrick, Talma, Rachel, Ristori, personnifient, dans un corps et dans une diction modelés sur la nature par l’art, les grandes ou touchantes figures que l’histoire ou l’imagination groupent sur la scène dans des poèmes dialogués pétris de sang et de pleurs. L’imagination recule devant les prodigieuses difficultés qu’un grand acteur ou une grande actrice ont à vaincre pour se transfigurer ainsi à volonté dans le personnage qu’ils sont chargés de revêtir, depuis la physionomie jusqu’à la passion et à l’accent.
Il faut que, non seulement la nature morale, mais encore la nature physique leur obéisse comme la note obéit au musicien sur l’instrument, comme la teinte obéit au peintre sur la {p. 10}palette. Visage, regard, lèvres, fibres sourdes ou éclatantes de la voix, stature, démarche, orteils crispés sur la planche, gesticulation serrée au corps ou s’élevant avec la passion jusqu’au ciel, rougeurs, pâleurs, frissons, frémissements ou convulsions de l’âme communiqués de l’âme à l’épiderme et de l’épiderme de l’acteur à celle d’un auditoire transformé dans le personnage, cris qui déchirent la voûte du théâtre et l’oreille du spectateur pour y faire entrer la foudre de la colère, gémissements qui sortent des entrailles et qui se répercutent par la vérité de l’écho du cœur, sanglots qui font sangloter toute une foule, tout à l’heure impassible ou indifférente, gamme entière des passions parcourue en une heure et qui fait résonner, sous la touche forte ou douce, le clavier sympathique du cœur humain : voilà la puissance de ces hommes et de ces femmes, mais voici aussi leur génie !
De telles puissances et de tels génies artificiels supposent, dans ces acteurs indispensables à la scène, des miracles d’efforts, d’études, d’éducation spéciale à cette profession, des sentiments fantastiques qui ne se produisent que dans un état très lettré, très oisif {p. 11}et très opulent des nations. Les poètes dramatiques ne sont pas seuls dans leurs œuvres, ils n’existent tout entiers que par leurs acteurs ; ils dépendent ainsi du temps où ils vivent et ne peuvent naître qu’à la consommation des nations policées. Que serait devenu le grand Homère, qui allait récitant lui-même ses poèmes sur les chemins de Chio ou de Samos, s’il avait écrit ses divins ouvrages en scènes et en dialogues, et s’il lui avait fallu trouver des interprètes de ses vers parmi les pasteurs ou les matelots de l’Ionie ?
À chaque âge son genre de poésie, mais le plus parfait, sinon le plus émouvant de ces genres, est certainement celui qui n’a pas besoin de tous ces auxiliaires et de tous ces accessoires étrangers à la poésie elle-même et qui ne demande, comme le poète épique ou le poète lyrique, qu’une goutte d’encre au bout d’une plume de roseau.
Cela dit, remettons à un autre moment l’étude que nous ferons rapidement du théâtre grec, le plus accompli des théâtres, du théâtre romain, presque nul dans un peuple trop féroce pour goûter les plaisirs purement intellectuels de l’esprit, des théâtres espagnols, {p. 12}anglais, allemands, et enfin du théâtre français, le plus correct et le plus sensé des théâtres modernes dans la plus sensée et dans la plus communicative des langues, et commençons par son chef-d’œuvre Athalie.
II §
Il faut tuer ici, par un mot dur, mais vrai, la vanité de l’homme. Un grand homme n’est pas seulement, comme on dit, fils de ses œuvres : un grand homme est avant tout fils de son siècle, ou plutôt un siècle se fait homme en lui : voilà la vérité.
Jamais ce mot ne fut plus visiblement vérifié que dans Racine et dans les cinq ou six grands poètes ou grands écrivains qui furent avec lui comme la floraison et la fructification de ce beau siècle de Louis XIV. Tout concourait, depuis cent cinquante ans, dans la religion, dans la politique, dans les armes, dans l’éducation publique, dans la direction des lettres et des arts, à élever la France à une de ces époques de civilisation, de gloire, de paix, de loisir et de luxe d’esprit où les nations font halte un instant, comme le soleil à son zénith, {p. 13}pour concentrer tous leurs rayons en un foyer de splendeur active et pour montrer au monde ce que peut être un peuple parvenu à sa dernière perfection de croissance d’unité et de génie.
La religion et la monarchie, ces deux principes d’autorité absolue, l’un sur les âmes, l’autre sur les esprits, s’étaient embrassées dans une indissoluble étreinte. Elles avaient donné à la France tout ce que peut donner le despotisme : la concentration et la règle de toutes ses forces intellectuelles et matérielles dans un effort universel des intelligences disciplinées sous l’Église et sous le roi. La liberté a autre chose à donner un jour aux peuples, mais on peut défier l’Église et la monarchie de donner plus qu’elles n’avaient donné au siècle de Louis XIV, le génie discipliné par le despotisme.
Voyez comme tout y avait providentiellement concouru ! Les guerres de religion, atroces mais saintes, dans les deux partis, avaient remué et exercé jusqu’au fond des âmes le plus fort, le plus noble, le plus divin des héroïsmes humains, l’héroïsme de la conscience, non pas celui qui fait les héros, mais celui qui fait {p. 14}les martyrs. Les caractères s’étaient vigoureusement retrempés dans ce sang et dans ce feu des guerres sacrées.
Le sort et la défection d’Henri IV, ce dupeur de Dieu et des hommes, avaient donné la victoire au parti de l’Église romaine. Ce parti avait persécuté et proscrit les vaincus obstinés. C’était atroce, mais c’était logique. On avait combattu pour l’unité, on devait triompher pour elle. Le crime de liberté de pensée n’était plus seulement un crime contre le ciel, c’était un crime contre l’État. Le roi n’était que la main du pontife, il vengeait l’Église, et l’Église, à son tour, vengeait le prince ; car ces deux autorités se confondaient en une. Ce qui échappait à l’Église tombait sous le glaive du roi, et ce qui s’insurgeait dans son cœur contre le roi tombait sous l’excommunication de l’Église. Il ne fallait pas seulement obéir à cette double autorité combinée entre le roi et Dieu, il fallait l’adorer. La servitude était devenue vertu. Ce n’est pas assez ; elle était devenue honneur selon le monde.
Un mot historique de Racine dans une de ses lettres à madame de Maintenon caractérise mieux que mille pages l’excès véritablement {p. 15}impie et cependant consciencieux d’asservissement à la personne divinisée du prince dont on se glorifiait à cette époque : « Dieu m’a fait la grâce, Madame, de ne jamais rougir de l’Évangile ni du roi dans tout le cours de ma vie. »
Ainsi Dieu et le prince étaient placés au même niveau d’adoration et d’adulation par ces sujets agenouillés devant les deux puissances. Ce mot qui paraîtrait abject et sacrilège aujourd’hui aux plus vils des courtisans d’un trône, paraissait sublime alors ; c’était la dévotion à la tyrannie.
III §
Voilà ce qu’avait fait l’esprit du temps pour l’unité de ce peuple. La guerre et la politique n’avaient pas fait moins. Deux grands ministres : l’un, le Machiavel français, Richelieu ; l’autre, le politique italien, Mazarin, maîtres de deux règnes et d’une régence, avaient fait le reste.
L’un, par ses férocités implacables, avait émancipé complètement le trône des restes de la grande féodalité qui résistaient et qui embarrassaient {p. 16}son action souveraine. La faux de Tarquin dans la main de Richelieu, cruel par goût autant au moins que par politique, avait abattu toutes les têtes qui tendaient à se relever à la cour ou dans les provinces. Ce grand niveleur à tout prix avait fait une proscription de Marius pour crime de supériorité. Malheur aux grands, c’était sa maxime. Il ne voulait qu’un seul grand, le roi, et c’était lui qui était le roi sous sa pourpre. Cette terreur d’en haut avait réussi.
L’autre, Mazarin, le plus doux, le plus temporiseur et le plus habile de tous les politiques qui aient jamais manié les fils compliqués d’une régence de royaume pendant une longue minorité, avait rejeté loin de lui la hache sanglante de Richelieu son maître. Il avait compris que la nation, intimidée et abattue, n’avait plus besoin que d’être relevée, caressée et séduite par les manèges et par les bienfaits d’une politique de négociation. Il avait commencé son système de séduction par le cœur de la reine, mère de Louis XIV. Cette charmante veuve d’un roi imbécile avait tremblé elle-même sous Richelieu, elle s’était précipitée avec confiance dans l’esprit et dans le cœur d’un ministre qu’elle {p. 17}ne pouvait plus trahir sans se trahir elle-même.
L’histoire, envenimée par les pamphlets du temps pleins des animosités de la Fronde et des parlements, a défiguré cette reine habile. En réalité, c’était une femme intrépide, une mère accomplie, une amie constante de son ministre jusqu’à la mort, une politique aussi consommée et plus magnanime qu’Élisabeth d’Angleterre. Son seul tort, dans l’histoire, c’est de s’être effacée et tenue dans le demi-jour derrière la pourpre de Mazarin.
Mais cette réserve même était dans son vrai rôle de femme, de reine et de mère. En apparaissant trop, elle aurait assumé sur elle et sur son fils les impopularités dangereuses qui s’attachaient à Mazarin. En se tenant dans l’ombre et dans une habile neutralité, entre le ministre odieux, mais nécessaire, et les grands révoltés, Anne d’Autriche conservait pour les grands périls ce rôle d’intermédiaire irresponsable et de négociatrice couronnée qui rétablissait la paix et qui sauvait à la fois le jeune roi, la monarchie et le ministre.
C’est un règne mal étudié de l’histoire de France, c’est une histoire écrite par l’opposition de la Fronde et par des factieux en robe {p. 18}du parlement. La véritable reine Blanche de ce grand règne fut Anne d’Autriche.
IV §
Richelieu, Anne d’Autriche et Mazarin avaient fait d’avance le règne de Louis XIV. Il n’eut qu’à le saisir et à le conserver. Il fit bien l’un et l’autre ; c’était le prédestiné du despotisme. La nature lui en avait donné à la fois les vices et les vertus : un orgueil de dieu et un commandement de roi.
Mais ce n’était pas tout encore ; il faut un instrument au génie des lettres. Cet instrument, c’est une langue. La langue poétique et la langue oratoire de la France se trouvaient précisément à ce confluent des différents ruisseaux des idiomes où le génie des langues, un moment indécis, s’arrête comme embarrassé de ses richesses, tente différentes voies, puis, prenant tout à coup son parti décisif, forme ce grand courant original de la langue nationale, qui entraîne tout en purifiant tout dans son cours.
C’est le moment où l’on dit que les poètes créent les langues. Créer est un mot impropre ; {p. 19}il n’est donné à personne de créer l’idiome d’une nation : c’est le travail et la gloire de tous ; mais il est vrai de dire que c’est le moment où les grands poètes et les grands écrivains façonnent la langue, lui donnent le pli, la forme, la flexibilité, la sonorité, la couleur, et l’approprient aux usages intellectuels auxquels cette langue est prédestinée par cette providence qui assigne leur mission aux peuples. Les peuples donnent le lingot aux poètes, et les poètes frappent de leur empreinte ce lingot : voilà la vérité.
Or, tout avait concouru aussi, dans les mœurs et dans les règnes, à enrichir la langue française d’alluvions d’idiomes ou antiques ou modernes, qui la rendaient propre à devenir à son tour monumentale.
L’Église, qui maintenait l’usage du latin, l’avait remplie de latinité. La latinité lui constituait un nerf, une solidité, une brièveté concentrée de construction qui presse les mots, comme Tacite, pour leur faire rendre avec plus d’énergie le sens.
La pompe du grec, réimportée en Italie par Lascaris sous les premiers Médicis, et réimportée d’Italie en France par Ronsard et ses {p. 20}disciples, lui avait donné l’ampleur, l’image et la grâce refusées par la nature au latin.
L’Italie moderne, qui l’avait inondée, par le midi et par nos guerres de François Ier, de ses poésies, lui avait donné, par Dante et par Pétrarque, par le Tasse et par l’Arioste, la fluidité, l’harmonie et l’abondance, qui sont les caractères du génie italien du moyen âge. La maison de Médicis, si souvent confondue avec la maison régnante de France sous les Valois, avait régné au Louvre et aux Tuileries autant qu’à Florence par ses artistes et par ses poètes presque naturalisés français.
Enfin, dans ces derniers temps, les liaisons de la dynastie française avec l’Espagne avaient inoculé à la langue de Louis XIII, sous Anne d’Autriche, princesse plus espagnole qu’allemande, le génie héroïque, chevaleresque, maure, plus grand que nature, emphatique, enflé, qui touchait au sublime par sa hauteur, et au ridicule par son exagération. Corneille était la contre-épreuve de ce génie espagnol en France. Il nous avait fait une langue de héros, presque de matamores ; la langue qui montait avec lui jusqu’aux cieux allait se perdre dans les nuages. Si nous avions eu une série de Corneilles, {p. 21}nous aurions perdu le naturel, et nous nous serions enflés jusqu’à la déclamation. C’était assez d’un.
L’hébreu enfin, elliptique et concassé comme ses rochers du Sinaï, avait été calqué par les orateurs religieux et par Bossuet surtout, et cette langue avait donné au français l’éclair lyrique et l’autorité prophétique qui écrivent en lueurs et qui parlent en foudres.
Quels plus riches matériaux de langue un grand poète éclectique comme Racine pouvait-il trouver sous la main pour construire à sa gloire et à la gloire de sa nation le chef-d’œuvre achevé et insurpassable de la langue poétique française, si ce poète surtout savait choisir avec la sûreté de bon sens, la délicatesse de goût et le tact infaillible du caractère français ce qui convenait le mieux dans ces matériaux étrangers au génie sensé, clair, simple et naturel de la nation ?
C’est cette heureuse coïncidence de bonnes fortunes littéraires qui vit et qui fit naître Racine, c’est-à-dire la perfection incarnée de la langue poétique en France ! Nous plaignons ceux qui ne sentent pas cette perfection de la langue dans un homme providentiel pour notre littérature. Mais aussi remarquez bien {p. 22}une chose : c’est que tous ceux qui lui reprochent d’être trop exclusivement français sont des critiques, des écrivains ou des poètes, qui sont eux-mêmes trop étrangers dans leurs tendances poétiques et qui touchent, par quelques exagérations de leur génie, à ces vices et à ces excès du grec, du latin, de l’hébreu, de l’italien et surtout de l’espagnol, que Racine a su, avec un art sévère, corriger et exclure de la langue dans laquelle nous chantons pour nous et pour la postérité de la France.
C’est cette même coïncidence de religion achevée, de mœurs faites, de politique établie, de loisir national conquis par les armes, et de langue créée par le temps qui fait, comme nous le disions tout à l’heure, qu’un grand siècle se fait homme tout à coup dans un groupe prédestiné de grands hommes.
Ainsi, au moment dont nous vous entretenons, la monarchie s’était faite homme dans Louis XIV, la Bible s’était faite homme dans Bossuet, l’Évangile s’était fait homme dans Fénelon, la comédie s’était faite homme dans Molière, la langue poétique moderne s’était faite homme dans Racine. Athalie allait tomber de son génie, comme le fruit mûr tombe à son {p. 23}heure de l’arbre fertilisé par un sol, par une culture et par une saison de choix.
V §
Nous ne voulons pas écrire ici la vie de Racine, malgré la corrélation intime qui, pour le regard clairvoyant du philosophe, existe entre le poète et ses œuvres. Nous réservons cette vie que nous avons profondément étudiée pour la vie des grands hommes à laquelle nous travaillons dans un autre recueil. Toutefois nous en dirons assez ici pour faire bien comprendre la naissance et la perfection de l’œuvre d’Athalie à nos lecteurs.
Jean Racine était né à la Ferté-Milon, petite ville de l’ancienne province de Valois. Sa famille appartenait à cette vieille bourgeoisie française qui avait la distinction des mœurs de la noblesse sans en avoir les légèretés et les vices. Son père occupait un de ces modestes emplois publics du fisc royal, apanage habituel de ces familles. Son aïeul maternel remplissait un emploi de magistrature. Les deux familles étaient lettrées de profession, religieuses de cœur.
Une circonstance fortuite nourrit cette double {p. 24}disposition aux lettres et à la religion dans la maison. Une tante de l’enfant était religieuse dans cette célèbre maison de Port-Royal. Port-Royal était le berceau et le cénacle du jansénisme. Le jansénisme préoccupait gravement alors de la menace d’un schisme l’Église et le gouvernement de Louis XIV. Les jansénistes étaient les stoïciens du christianisme.
Les jésuites, leurs implacables ennemis, étaient beaucoup moins sévères. En hommes aussi politiques que religieux, ils redoutaient l’exagération de foi et de mœurs des jansénites. Cette exagération de foi et de mœurs aurait fini par révolter la faiblesse humaine et par réduire le christianisme à un petit groupe de chrétiens forcenés qui auraient damné le monde en sauvant quelques sectaires. Les jésuites appropriaient, avec un art consommé, la religion au temps, au pays, aux usages, aux vices même tolérés du prince et du peuple ; ils négociaient, comme des diplomates accrédités à la fois au ciel et sur la terre, entre le Christ et le monde.
Cette profonde habileté de conduite leur avait valu, à la fin, la confiance absolue d’un roi qui avait besoin de foi pour son esprit et de {p. 25}tolérance pour ses faiblesses. Sa conscience était dans leurs mains. Ils la maniaient à leur fantaisie dans leurs intérêts et dans les intérêts de l’Église. Ils lui avaient ordonné de persécuter les religieux et les religieuses de Port-Royal. Louis XIV leur obéissait d’autant plus volontiers qu’un soupçon de révolte contre l’Église était à ses yeux un soupçon d’opposition contre la monarchie, et qu’un levain de républicanisme lui semblait caché dans ces doctrines d’obéissance à Dieu seul, de stoïcisme romain et de mépris de la persécution terrestre.
VI §
Ces religieux et ces religieuses de Port-Royal, expulsés pour la première fois de leur solitude, avaient cherché un refuge dans une sauvage abbaye des forêts de la Ferté-Milon, la Chartreuse de Bourg-Fontaine. Leur mérite et leur sainteté répandaient leur bonne odeur jusque dans les familles pieuses de la Ferté-Milon. On s’attacha à eux pour leur vertu, pour leur science et pour leur persécution.
La famille maternelle du jeune Racine fut particulièrement édifiée de la piété de ces saints {p. 26}et de ces saintes anachorètes. Trois de ses tantes, entraînées par la contagion de l’exemple, entrèrent dans leur ordre religieux, s’y distinguèrent par leur zèle et y persévérèrent jusqu’à la mort. C’est ainsi que le futur poète d’Athalie fut imbibé dès sa tendre enfance de ces émanations de foi et de piété chrétienne qui s’évaporèrent un moment au vent du siècle, mais qui se retrouvèrent comme un premier parfum au fond de son cœur quand il repassait les jours de sa jeunesse dans la maturité de ses années.
Après de premières études classiques et sévères faites à la Ferté-Milon, sous la direction de son tuteur, le crédit de ses tantes religieuses au monastère de Port-Royal, près Paris, le fit entrer au nombre des disciples de cette savante et sainte maison. La colère du roi s’était encore une fois calmée devant la résignation de ces pieux solitaires. Racine y acheva sous eux ses études d’antiquité et de théologie. À seize ans il vint les terminer à Paris, au collège d’Harcourt. Un des associés libres de Port-Royal, M. le Maistre, lui prêtait sa chambre à Paris, et le traitait en fils plus qu’en disciple.
La correspondance de ce second père avec {p. 27}le jeune homme pendant les absences de M. le Maistre de Paris, est pleine de ces naïvetés à la fois tendres et austères qui caractérisent ces paternités intellectuelles.
« Mandez-moi si mes vieux livres sont bien en ordre sur les tablettes et si mes onze volumes de saint Chrysostome y sont ; voyez-les de temps en temps pour en enlever la poussière. Mettez de l’eau dans les écuelles au-dessus desquelles ils sont rangés afin que les rats ne puissent les ronger. Suivez bien en tout les conseils de votre sainte tante. La jeunesse doit toujours se laisser conduire et tâcher de ne point s’émanciper. Peut-être que Dieu vous fera revenir à Port-Royal. Tâchez que les événements vous détachent du monde si ennemi de la piété. Adieu, mon cher fils, aimez en moi votre père comme il vous aime. Envoyez-moi aussi mon Tacite in-folio. »
VII §
Le jeune homme répondait à ces soins pour son avancement dans les lettres au-delà de ce que désiraient ses vénérables maîtres. Revenant {p. 28}sans cesse à Port-Royal pendant les vacances du collège d’Harcourt comme dans un foyer paternel, il s’y livrait avec une ardeur fiévreuse aux trois goûts que la nature et l’éducation avaient développés comme des instincts en lui : le goût de l’histoire qu’il satisfaisait dans Plutarque, le goût de la poésie qu’il nourrissait d’Homère et de Virgile, et enfin le goût de la tragédie, cette histoire poétique en drame dont il puisait les exemples dans les deux tragiques Sophocle et Euripide. Il passait des journées entières enfoncé dans les forêts qui entourent le monastère de Port-Royal, ces volumes à la main. Sa mémoire, aussi heureuse que son imagination était émue, s’imprégnait de ces belles harmonies de la poésie grecque, de cette musique passionnée du cœur humain.
Rien cependant n’indiquait encore en lui, par des explosions trop précoces de génie, une de ces natures qui font violence au temps et qui jaillissent d’elles-mêmes en éclairs de talent, révélateurs de hautes destinées. C’était un fruit de la culture plus encore que de la nature, un de ces esprits bien constitués, mais nullement prodigues, qui ont besoin d’exemples {p. 29}pour imiter et qui empruntent leur sève à toute l’antiquité pour grandir à la proportion des chefs-d’œuvre antiques. Les premiers vers qu’il composa, à l’imitation des lyriques grecs et latins, sur la solitude des forêts, sur les charmes de la nature, sur la paix religieuse du monastère de Port-Royal ; sur les hymnes traduites du Bréviaire, et enfin son ode sur le mariage du roi, intitulée la Nymphe de la Seine, sont des exercices très ordinaires d’un novice de l’art, et des imitations très pâles des odes de David ou de Pindare. L’oreille a déjà son harmonie, la conception n’a pas sa force, l’image n’a pas sa nouveauté, son relief et son coloris. Ce sont des balbutiements d’un disciple qui n’aura pas de longtemps l’accent de ses maîtres. L’étude attentive de ces premières poésies révèle le Racine futur tout entier, un fils de l’antiquité, non un fils de son siècle, un homme de renaissance, non de création, original plus tard, mais original seulement par la perfection.
Voilà ce qui a donné tant de prise contre cette gloire, dans ces derniers temps, à ses dénigreurs. Oui, son originalité la plus rare de toutes ne fut pas d’être neuf, elle fut d’être {p. 30}parfait. Mais le chef-d’œuvre en tout genre n’est-il pas la plus merveilleuse des nouveautés, la nouveauté éternelle et suprême du beau, celle de Phidias, celle de Raphaël, celle de Racine ? Passons :
VIII §
Le roi et la cour avaient goûté son ode de poète lauréat sur la Nymphe de la Seine. Les solitaires de Port-Royal furent plus alarmés que flattés de ce succès de leur élève. Ils avaient la faiblesse, ainsi qu’on le voit dans les pensées de Pascal, de mépriser la poésie, sans doute comme une volupté de l’esprit qui avait trop d’attrait pour être innocente. Ils se hâtèrent d’éloigner le jeune Racine de la scène de ses premiers succès, de peur qu’il ne prît goût à ces vaines gloires, et de l’envoyer chez un de ses oncles, chanoine à Uzès, nommé le père Sionin. Cet oncle, chanoine et grand vicaire d’Uzès, possédait de riches bénéfices et se proposait d’en résigner un à son neveu aussitôt que ce neveu serait entré dans l’Église.
Racine se prêta pendant quelque temps, en apparence, à l’étude de la théologie, mais sa {p. 31}nature mondaine, légère et passionnée répugnait invinciblement à l’austérité de la vie sacerdotale. Il prit en aversion l’habit noir que son oncle lui faisait porter, les mœurs claustrales et la ville même d’Uzès. Il se renferma dans la solitude de ses pensées et de ses poètes grecs, et il ébaucha, à l’insu de son oncle, la tragédie de la Thébaïde ou des Frères ennemis ; il méditait de la donner au théâtre à son retour à Paris. Les obstacles qu’il trouva dans le clergé d’Uzès et le refus d’un petit bénéfice ecclésiastique résigné en sa faveur par son oncle l’aigrirent de plus en plus contre l’Église et précipitèrent son retour à Paris.
C’était le moment de la gloire et de la faveur de Molière, génie jusque-là inconnu et avili par la mauvaise fortune. Racine se fit recommander à lui. Molière, incapable de jalousie et capable de toutes les bontés du cœur, le recommanda et l’introduisit à la cour. Une ode médiocre intitulée la Renommée aux Muses lui valut des louanges de la bouche du roi et une gratification de sa main. L’adulation dans cette cour était plus vite reconnue et plus libéralement récompensée que le talent. Boileau, à qui Molière porta l’ode de son jeune protégé, {p. 32}l’estima assez pour y faire de sa main des corrections. Racine devint, par Molière, le disciple favori et l’ami de Boileau. La Fontaine, esprit naïf, gracieux, discinctus, pour nous servir de l’expression latine qui rend seule le débraillement de ce caractère, faisait déjà partie, souvent inaperçue, toujours muette, de cette société de grands esprits.
Leur crédit et surtout l’intervention amicale de Molière, directeur de théâtre, obtinrent la représentation de la Thébaïde ou des Frères ennemis. Cette tragédie, toute composée de lambeaux mal cousus d’Eschyle, d’Euripide et de Sénèque, qui avaient traité avant Racine le même sujet, ne fut excusée qu’à cause des beaux vers et de la jeunesse du poète. On y sent la tension pénible d’un talent naissant qui veut s’élever, malgré la nature, à la concision héroïque et à l’enflure espagnole de Corneille. Mais c’était un enfant roidissant ses faibles muscles pour rappeler l’hercule du théâtre. Le nom de Racine se répandit par ce premier essai : cependant rien n’indiquait encore qu’un rival était né au poète vieilli du Cid.
IX §
{p. 33}L’année suivante, 1665, Racine donna au théâtre la tragédie d’Alexandre le Grand, tirée de Quinte-Curce et imitée de Corneille et du roman chevaleresque de Mlle de Scudéri. L’élégance de la versification et les allusions adulatrices à Louis XIV, héros toujours réel de ces pièces héroïques, donnèrent à l’ouvrage un succès qu’il était loin de mériter par lui-même.
Tout le génie grec et tragique de Racine n’éclata dans sa plénitude que dans Andromaque. Le poète français y égale, comme poète épique, Homère et Virgile, chantres des mêmes catastrophes. Dans Britannicus, qu’il donna en 1669, il rivalisa de génie historique avec Tacite : il ne rivalisa plus de poésie qu’avec lui-même. Bérénice, qui suivit Britannicus, n’est qu’une élégie héroïque pleine d’allusions aux amours du roi. Le poète cesse d’être tragique à force d’efféminer l’amour et le langage d’un héros. Bajazet offre des beautés supérieures, mais corrompues par la ridicule application des mœurs galantes d’une cour française {p. 34}aux mœurs des Ottomans. Mithridate, Iphigénie, Phèdre enfin, son chef-d’œuvre profane, élevèrent le nom du poète au zénith de sa gloire. Nous analyserons ailleurs Phèdre, la plus immortelle de ces œuvres. Nous montrerons ce que ce génie éclectique et appropriateur a emprunté à ses émules de l’antiquité grecque et latine, et en quoi le sublime imitateur a égalé et surpassé ses modèles.
Mais ici nous reprenons notre récit, puisque ce sont les circonstances de sa vie qui furent l’occasion de ses dernières et de ses meilleures œuvres.
X §
Racine, il faut le dire, puisque c’est la vérité de son caractère, n’avait ni la bienveillance cordiale et sans envie de Molière, ni le mâle désintéressement de soi-même de Corneille, ni la simplicité puérile et nonchalante de la Fontaine, ni même l’âpre et loyale probité d’esprit de Boileau son ami.
Le vieux Corneille, à qui il avait demandé des conseils en lui soumettant la tragédie d’Alexandre, lui avait répondu ce que nous {p. 35}lui aurions répondu nous-même aujourd’hui que nous jugeons de sang-froid et à distance la nature de son génie : « qu’il avait un admirable talent de poète épique, mais qu’il ne lui trouvait pas le nerf vibrant et concentré de la tragédie »
.
Cette réponse, faite de bonne foi par un maître souverain de l’art à un jeune homme, avait irrité et comme défié Racine. Il avait eu le tort de vouloir éclipser, en l’imitant dans les mêmes sujets, le grand Corneille. Il avait ravalé l’émulation à une inconvenante rivalité. Il n’avait pas assez respecté la majesté du génie au repos ni la sainteté de la vieillesse ; il avait oublié qu’il vieillirait lui-même un jour, et que la pire des insultes est de comparer sa force naissante à la faiblesse d’un homme hors de combat.
Corneille cependant avait raison selon nous ; et en assignant au jeune Racine le rôle de poète épique, il ne lui assignait certes pas une gloire inférieure à la sienne, car on lit et relit avec délices le poème ; et la lecture des tragédies, dépourvue des fantasmagories de la scène, est une lecture difficile, ingrate, tronquée, souvent fastidieuse.
{p. 36}Il y a à cela trois causes qui sont dans la nature même du drame ou de la tragédie.
La première de ces causes, c’est la brièveté nécessaire de la tragédie ou du drame, qui, devant être récité avec un grand appareil de décoration et une grande lenteur de déclamation devant le peuple rassemblé pendant une soirée, ne comporte pas la vaste étendue et l’ampleur indéfinie du poème épique. C’est de la poésie en abrégé pressée par l’heure et par l’impatience d’une foule.
La seconde de ces causes, c’est que le poète tragique est privé, par la nature même de son sujet et par le dialogue pressé qu’il établit entre ses personnages, de toute la partie descriptive de la poésie, c’est-à-dire d’un des plus grands charmes du poème. Le poète tragique est comme le sculpteur en bronze ou en marbre : il ne montre que des statues ou des groupes en action. Le paysage, le lieu, le ciel, les réflexions, les peintures, n’existent pas et ne peuvent pas exister pour lui ; ses tableaux ne peuvent avoir ni horizon, ni premier plan ; le spectacle de la nature et les analogies de cette nature avec l’homme lui sont à peu près interdits. Lacune immense dans son œuvre ! Que feraient Homère, {p. 37}Virgile, le Tasse, le Dante, Milton, Camoëns, si vous leur retranchiez leurs descriptions et leur paysage ?
Enfin la troisième de ces causes, c’est que le poète dramatique ou tragique ne peut, par la concentration forcée de son drame, saisir ses héros ou ses personnages que dans un accès de passion extrême de leur vie et de leur destinée, au point culminant de leurs sentiments, au moment où leur âme éclate ou se déchire en larmes, en cris ou en sang, sous la main de la pitié ou de la terreur.
Qu’en résulte-t-il ? C’est que le poète tragique est conduit à ne peindre que des péripéties ou des convulsions suprêmes de l’âme de ses personnages, et que tous les sentiments doux, habituels, modérés du cœur humain, sont retranchés forcément de sa poésie. Or, les sentiments doux, habituels, modérés, heureux, de l’âme humaine, sont cependant des notes délicieuses de la poésie, cette musique de l’âme. Elles sont interdites au poète tragique : il ne prend l’homme qu’en flagrant délit de passions brûlantes, et il n’en montre que les muscles torturés par la douleur comme ceux du Laocoon.
{p. 38}Peut-on dire qu’avec ces trois causes d’infériorité relative dans le cadre même de son œuvre, le poète épique, qui peint et qui chante la nature entière et l’homme tout entier, n’est pas supérieur, non pas en génie, mais en genre et en charme au poète de théâtre ?
Racine avait donc tort d’être humilié du mot de Corneille. Corneille lui assignait en réalité la meilleure part du génie.
XI §
Sa conduite avec Molière, son premier protecteur, son introducteur à la cour, son introducteur au théâtre, ne fut pas plus exempte d’excès d’amour-propre, de personnalité et même d’ingratitude. C’était Molière qui avait fait représenter les premières tragédies de son ami sur son propre théâtre, en répondant, pour ainsi dire, au public, de la chute ou du succès de ces tragédies. C’était là un de ces services qui lient pour jamais un poète reconnaissant à son protecteur.
Molière avait le droit d’espérer que la gloire de son protégé deviendrait la fortune de sa scène. Cependant Racine n’ayant pas été satisfait {p. 39}dans sa vanité de la manière dont les comédiens de Molière jouaient son Alexandre, retira brusquement sa tragédie de ce théâtre. Il la porta au théâtre rival de l’hôtel de Bourgogne, et ce qu’il y eut de plus cruel pour le pauvre Molière dans ce procédé, c’est que Racine lui enleva, en même temps que sa pièce, la meilleure de ses actrices. Elle passa, avec la tragédie, du théâtre de Molière au théâtre de Bourgogne, enlevant ainsi à Molière la curiosité d’une pièce nouvelle et la popularité d’une comédienne accomplie.
L’amitié entre Molière et Racine fut à jamais rompue par cette défection. Molière, qui était incapable de vengeance, était capable d’une profonde affliction et d’un amer souvenir. Il ne parla plus de Racine qu’avec peine, en louant toujours son génie, mais en se taisant sur son cœur. La blessure ne pouvait plus se fermer. Ces deux hommes laissèrent la froideur de la faute et du souvenir s’établir entre leurs âmes.
XII §
Une faute de cœur plus grave et plus éclatante encore, à la même époque, signala tristement {p. 40}l’excès de personnalité et la facilité d’oubli des services reçus dans le cœur du poète devenu le favori de la cour et de la scène. On a vu que Port-Royal avait été le foyer presque paternel, et pour ainsi dire, le berceau de l’âme et du génie de Racine.
Les vénérables religieux de cette maison considéraient le théâtre, qui remue les passions, comme une institution entièrement opposée au christianisme, qui les corrige ou les supprime. Ils s’affligèrent de voir le jeune Racine, leur élève bien-aimé, prêter son talent de poète au théâtre.
Nicole, après Pascal, le plus rude écrivain moraliste de cette école, avait écrit dans une de ses polémiques, « qu’un faiseur de romans ou un poète de théâtre était un empoisonneur public, non du corps, mais des âmes ; il avait ajouté qu’un tel poète devait s’accuser de la mort d’une multitude d’âmes qu’il avait perdues ou qu’il avait pu perdre par ses vers »
.
Une lettre sévère et touchante que la tante de Racine, religieuse à Port-Royal, écrivit à son neveu dans le même temps, fit croire à Racine que la réprobation générale de Nicole s’adressait surtout à lui. Rien n’était plus faux ; Nicole {p. 41}s’adressait au poète Saint-Sorlin, espèce de fou qui se donnait pour prophète.
La lettre de la tante au neveu mérite d’être citée ici.
« Ayant appris que vous aviez dessein de faire ici un voyage, j’avais demandé permission à notre mère de vous voir, parce que quelques personnes nous avaient assurées que vous étiez dans la pensée de songer sérieusement à vous ; et j’aurais été bien aise de l’apprendre par vous-même, afin de vous témoigner la joie que j’aurais s’il plaisait à Dieu de vous toucher ; mais j’ai appris depuis peu de jours une nouvelle qui m’a touchée sensiblement. Je vous écris dans l’amertume de mon cœur et en versant des larmes que je voudrais pouvoir répandre en assez grande abondance devant Dieu pour obtenir de lui votre salut, qui est la chose du monde que je souhaite avec le plus d’ardeur. J’ai donc appris avec douleur que vous fréquentiez plus que jamais des gens dont le nom est abominable à toutes les personnes qui ont tant soit peu de piété, et avec raison, puisqu’on leur interdit l’entrée de l’Église et la communion des fidèles, même à la mort, à moins qu’ils ne se reconnaissent. Jugez donc, {p. 42}mon cher neveu, dans quel état je puis être, puisque vous n’ignorez pas la tendresse que j’ai toujours eue pour vous, et que je n’ai jamais rien désiré, sinon que vous fussiez tout à Dieu dans quelque emploi honnête. Je vous conjure donc, mon cher neveu, d’avoir pitié de votre âme, et de rentrer dans votre cœur pour y considérer sérieusement dans quel abîme vous vous êtes jeté. Je souhaite que ce qu’on m’a dit ne soit pas vrai ; mais si vous êtes assez malheureux pour n’avoir pas rompu un commerce qui vous déshonore devant Dieu et devant les hommes, vous ne devez pas penser à nous venir voir ; car vous savez bien que je ne pourrais pas vous parler, vous sachant dans un état si déplorable et si contraire au christianisme. Cependant je ne cesserai point de prier Dieu qu’il vous fasse miséricorde, et à moi en vous la faisant, puisque votre salut m’est si cher. »
Racine, pour toute réponse à ses torts de piété et de tendresse envers ses anciens maîtres, leur adressa deux lettres imprimées où la réfutation très aigre de leur doctrine était assaisonnée par les plus odieuses incriminations contre leur prétendue vanité de corps.
{p. 43}« Il est aisé de connaître », dit-il à la fin d’une de ces diatribes, « par le soin qu’ils ont pris d’immortaliser ces réponses, qu’ils y avaient plus de part qu’ils ne disaient. À la vérité, ce n’est pas leur coutume de laisser rien imprimer pour eux qu’ils n’y mettent quelque chose du leur. Ils portent aux docteurs les approbations toutes dressées. Les avis de l’imprimeur sont ordinairement des éloges qu’ils se donnent à eux-mêmes ; et l’on scellerait à la chancellerie des privilèges fort éloquents, si leurs livres s’imprimaient avec privilège. »
Ces outrages à ses seconds pères étaient d’autant plus impardonnables que ces solitaires étaient en ce moment en suspicion et en persécution devant la cour, et que l’injure littéraire pouvait se transformer contre eux en sévices du gouvernement. Pascal indigné prit la plume des Provinciales pour répondre ; on étouffa la querelle, heureusement pour Racine. Pascal, l’hercule de la polémique, aurait écrasé le poète aussi téméraire qu’ingrat dans son injure. L’immortalité de la vengeance aurait immortalisé l’agression.
La facilité du poète à oublier les amitiés et les services quand sa gloire ou quand sa fortune {p. 44}étaient en jeu n’éclata pas moins envers Mme de Montespan. Il avait été le courtisan sans scrupule de cette favorite tant qu’elle avait régné dans le cœur du roi ; il la sacrifia, comme nous l’allons voir, à Mme de Maintenon, quand cette austère favorite se fut insinuée entre sa maîtresse et Dieu dans la faveur de Louis XIV. Il était temps que la religion de son enfance, qui n’était qu’assoupie sous les vanités et sous les voluptés de la vie mondaine du grand poète, se réveillât dans son âme, et qu’elle vînt lui imposer ses règles sévères de probité d’esprit et d’abnégation de vaine gloire qu’il ne trouvait pas assez dans son caractère. Mais Racine était déjà tellement corrompu par l’esprit des cours, qu’il fallut que cette religion se confondît avec la faveur du monarque pour reprendre sur lui le double empire de la cour et de la foi.
Ce fut l’époque de sa conversion ; elle fut opportune pour sa faveur auprès du roi, mais elle fut sincère devant Dieu et efficace pour la réforme de ses mœurs. Ses torts lui apparurent au jour de la conscience : il rougit de son ingratitude envers ses maîtres de Port-Royal ; il se condamna lui-même plus sévèrement peut-être qu’ils ne l’auraient condamné ; il se repentit {p. 45}d’avoir employé au plaisir profane du public et à la conquête d’une gloire périssable les admirables talents qu’il avait reçus de la nature et des lettres. Il fit à Dieu et à ses maîtres la promesse de ne plus écrire pour le théâtre ; il répudia ses amours ; il se maria à une femme vertueuse et sainte qui ne connut jamais de lui que l’époux et le père, et qui ne lut pas même ses chefs-d’œuvre de poète. Il éleva dans l’ombre et dans la piété une famille chrétienne à laquelle il ne songea à laisser pour héritage que sa religion pour toute gloire.
Sa femme, fille d’un trésorier des finances d’Amiens, s’appelait Catherine de Romanet ; elle avait apporté en dot une fortune modeste à peu près égale à celle de son mari. Les bienfaits du roi, qui se renouvelaient sous la forme de gratification littéraire à chacune de ses pièces, et qui se convertirent bientôt après en une pension de 2, 000 livres, somme considérable pour le temps, donnaient une grande aisance à la famille. « Il est juste », écrivait-il à cette époque, « que l’auteur laborieux tire de son travail une rémunération légitime. »
Le roi ajouta à cette aisance des gratifications annuelles s’élevant de 500 jusqu’à 1 000 {p. 46}louis pendant huit ans et plus, une charge de gentilhomme ordinaire de sa chambre avec une nouvelle pension de 4 000 livres, et enfin la charge à la fois politique et littéraire d’historiographe de son règne et de ses campagnes, avec Boileau, son collègue et son ami. Les émoluments de cette charge étaient proportionnés aux dépenses que les deux historiographes avaient à faire pour suivre le roi aux armées. Louis XIV payait largement ses plaisirs et sa gloire. Versailles et l’immortalité de son nom, ses monuments et sa renommée ne lui paraissaient jamais trop chers ; il voulait, comme Alexandre, des témoins des exploits de son règne, et il choisissait ses témoins parmi les poètes, ces échos éternels du temps.
La vie de Racine, depuis cette faveur ainsi consolidée par ses charges, ne fut plus celle d’un poète, mais celle d’un saint dans sa maison et d’un courtisan accompli à la cour. De toutes ses faiblesses passées, il ne lui en restait qu’une, l’adulation aux vertus et jusqu’aux caprices du roi. C’est de cette faiblesse qu’il vivait et qu’il devait mourir. Mais cette faiblesse était alors si générale et si consacrée, qu’elle se confondait presque avec une vertu.
XIII §
{p. 47}Cependant ses maîtres sévères de Port-Royal, avec lesquels il s’était réconcilié, et dont il goûtait, plus que le roi ne l’aurait voulu, les doctrines, résistaient seuls à cette contagion servile du temps ; ils conservaient la sainte indépendance de leur rigorisme au milieu de la prostration de l’Église et du siècle. Racine, entraîné vers eux par son estime, retenu à la cour par le prestige du roi et par les caresses de Mme de Maintenon, flottait dans une pénible ambiguïté entre les exigences de sa conscience janséniste et les complaisances de situations qu’il devait au roi.
Il était tout occupé alors, avec Boileau, d’exercer sa plume au style historique, pour élever au règne le monument qu’on attendait de lui. Il y réussit mal ; la poésie lui avait gâté la main pour la prose : trop préoccupé de la forme du rythme et de l’harmonie des périodes, il manquait de nerf et de pensée pour consolider sa phrase historique. Dans ses fragments d’histoire comme dans ses lettres, on ne retrouve, selon moi, rien du génie de l’auteur de Phèdre et d’Athalie ; quand il n’y avait {p. 48}plus ni passion, ni pompe, ni harmonie de théâtre sous sa plume, tout s’évaporait, et tout se glaçait sur sa page. Entre Euripide et Tacite, il n’y avait qu’un abîme de médiocrité élégante ; on en peut dire autant de Boileau.
Pendant que ces deux poètes réunissaient leurs forces pour écrire, à la gloire du roi, ces pages couvertes d’or, Saint-Simon, seul, gravait dans l’ombre l’histoire. L’histoire et la poésie sont deux talents bien rarement réunis. Tacite, parmi les historiens, aurait pu être poète ; Dante, parmi les poètes, aurait pu être historien ; cela ne fut donné ni à Boileau ni à Racine. Ils ne furent qu’historiographes, c’est-à-dire les annotateurs d’un règne, prenant des notes pour la postérité. Mais la postérité ne les lit pas.
XIV §
Racine ne se montra pas, dans ses essais de discours, plus égal à la haute éloquence qu’à la grande histoire. Le discours qu’il prononça à l’époque de sa réception à l’Académie française ne fut qu’une harangue vulgaire et mal balbutiée. Celui qu’il prononça après la mort {p. 49}de Corneille, son rival, ne fut pas digne de ce deuil, mené par l’émule d’Euripide devant la tombe de l’émule de Sophocle. Quelle plus magnifique occasion d’éloquence, cependant, que l’apothéose de Corneille dans la bouche de l’auteur d’Athalie ! Mais le souffle de l’éloquence, qui vient du caractère et du cœur, ne soulevait pas aussi énergiquement cette poitrine que le souffle poétique qui vient de l’imagination. D’ailleurs, excepté l’éloquence de la chaire qui éblouissait alors les temples dans la parole et dans la personne de Bossuet, l’éloquence civique et littéraire n’était pas née alors en France ; elle ne devait naître qu’avec la liberté.
Le roi alors se faisait lire ces morceaux d’histoire de son règne à Versailles, dans la chambre de Mme de Montespan, sa favorite en titre, bien que son cœur appartînt déjà à Mme de Maintenon. Ce fut à une de ces lectures que Racine et Boileau s’aperçurent, pour la première fois, du déclin de l’une et de l’ascendant de l’autre. Racine le fils, sur le récit de son père, raconte ainsi cette révolution de palais, qui devait donner tant de gloire et tant d’amertume ensuite à son père :
{p. 50}« Ces lectures se faisaient chez Mme de Montespan. Tous deux avaient leur entrée chez elle aux heures que le roi y venait jouer, et Mme de Maintenon était ordinairement présente à la lecture. Elle avait, au rapport de Boileau, plus de goût pour mon père que pour lui, et Mme de Montespan avait, au contraire, plus de goût pour Boileau que pour mon père ; mais ils faisaient toujours ensemble leur cour, sans aucune jalousie entre eux. Lorsque le roi arrivait chez Mme de Montespan, ils lui lisaient quelque chose de son histoire ; ensuite le jeu commençait, et lorsqu’il échappait à Mme de Montespan, pendant le jeu, des paroles un peu aigres, ils remarquèrent, quoique fort peu clairvoyants, que le roi, sans lui répondre, regardait en souriant Mme de Maintenon, qui était assise vis-à-vis de lui sur un tabouret, et qui, enfin, disparut tout à coup de ces assemblées. Ils la rencontrèrent dans la galerie, et lui demandèrent pourquoi elle ne venait plus écouter leur lecture. Elle leur répondit fort froidement : — Je ne suis plus admise à ces mystères. — Comme ils lui trouvaient beaucoup d’esprit, ils en furent mortifiés et étonnés. Leur étonnement fut bien plus grand lorsque le roi, obligé de garder le lit, {p. 51}les fit appeler, avec ordre d’apporter ce qu’ils avaient écrit de nouveau sur son histoire, et qu’ils virent, en entrant, Mme de Maintenon assise dans un fauteuil près du chevet du roi, s’entretenant familièrement avec Sa Majesté. Ils allaient commencer leur lecture, lorsque Mme de Montespan, qui n’était point attendue, entra, et après quelques compliments au roi, en fit de si longs à Mme de Maintenon, que, pour les interrompre, le roi lui dit de s’asseoir, “n’étant pas juste, ajouta-t-il, qu’on lise sans vous un ouvrage que vous avez vous-même commandé”. Son premier mouvement fut de prendre une bougie pour éclairer le lecteur ; elle fit ensuite réflexion qu’il était plus convenable de s’asseoir, et de faire tous ses efforts pour paraître attentive à la lecture. Depuis ce jour le crédit de Mme de Maintenon alla en augmentant d’une manière si visible, que les deux historiens lui firent leur cour, autant qu’ils la savaient faire.
« Mon père, dont elle goûtait la conversation, était beaucoup mieux reçu que son ami qu’il menait toujours avec lui. Ils s’entretenaient un jour avec elle de la poésie ; et Boileau, déclamant contre le goût de la poésie {p. 52}burlesque, qui avait régné autrefois, dit dans sa colère : “Heureusement ce misérable goût est passé, et on ne lit plus Scarron, même dans les provinces.” Son ami chercha promptement un autre sujet de conversation, et lui dit, quand il fut seul avec lui : “Pourquoi parlez-vous devant elle de Scarron ? Ignorez-vous l’intérêt qu’elle y prend ? — Hélas ! non, reprit-il ; mais c’est toujours la première chose que j’oublie quand je la vois ! ”
« Malgré la remontrance de son ami, il eut encore la même distraction au lever du roi. On y parlait de la mort du comédien Poisson : — “C’est une perte, dit le roi, il était bon comédien... — Oui, reprit Boileau, pour faire un D. Japhet : il ne brillait que dans ces misérables pièces de Scarron.” Mon père lui fit signe de se taire, et lui dit en particulier : “Je ne puis donc paraître avec vous à la cour, si vous êtes toujours si imprudent. — J’en suis honteux, lui répondit Boileau ; mais quel est l’homme à qui il n’échappe une sottise ? ” »
Racine n’avait pas, comme on le voit, la rudesse étourdie ou la franchise désintéressée de Boileau. Il lui fallait la faveur ou la mort. Une suprême occasion de consolider cette faveur {p. 53}et de river sa fortune dans le cœur même de la nouvelle favorite ne tarda pas à se présenter. Il fait ainsi lui-même, dans un de ses conseils à son fils, l’éloge de son aptitude au rôle de courtisan. On y sent l’homme achevé du monde plus que le poète ; il voulait dégoûter son fils des vers :
« Ne croyez pas que ce soient mes vers qui m’attirent toutes ces caresses. Corneille fait des vers cent fois plus beaux que les miens, et cependant personne ne le regarde. On ne l’aime que dans la bouche de ses acteurs ; au lieu que, sans fatiguer les gens du monde du récit de mes ouvrages, dont je ne leur parle jamais, je me contente de leur tenir des propos amusants et de les entretenir de choses qui leur plaisent. Mon talent avec eux n’est pas de leur faire sentir que j’ai de l’esprit, mais de leur apprendre qu’ils en ont. Ainsi, quand vous voyez M. le Duc passer souvent des heures entières avec moi, vous seriez étonné, si vous étiez présent, de voir que souvent il en sort sans que j’aie dit quatre paroles : mais peu à peu je le mets en humeur de causer, et il sort de chez moi encore plus satisfait de lui que de moi. »
Mme de Maintenon avait triomphé de sa {p. 54}rivale ; Mme de Montespan était reléguée loin de la cour, dans un de ces splendides oublis qui sont le supplice des favorites-mères. La religion avait triomphé avec Mme de Maintenon. Un mariage secret mit en repos la conscience agitée du roi. Ce mariage suffisait à Louis XIV pour calmer ses scrupules, mais il ne suffisait pas à la pieuse ambition de la nouvelle favorite pour élever son rang au niveau du miracle de ses rêves ; elle aspirait à conquérir dans l’esprit de la cour, du clergé, de la noblesse française, des titres de considération et de reconnaissance capables de justifier son élévation jusqu’au trône.
Dans cette vue, elle faisait régner par elle l’Église et l’aristocratie à Versailles ; pour flatter ces deux esprits de corps, elle avait fondé à Saint-Cyr, dans le voisinage de ce palais, une maison royale d’éducation gratuite pour les filles de la haute noblesse militaire et déshéritées de la fortune. Saint-Cyr était un splendide noviciat de futures mères de familles nobles qui devaient perpétuer, par les exemples et les enseignements domestiques, le zèle envers la religion de l’État, le dévouement au roi, et la reconnaissance envers la nouvelle Esther de {p. 55}ce nouvel Assuérus. La cour était à cette époque très lettrée ; et la plupart de ces jeunes personnes étant destinées, par leur naissance ou par leur mariage, à vivre à la cour, les lettres saintes et profanes, les arts d’agrément et principalement la déclamation théâtrale des plus beaux vers de la langue, entraient dans ce plan d’éducation.
Mais il entrait de plus dans les vues personnelles de Mme de Maintenon d’attacher le roi à cet établissement royal par l’innocent plaisir que lui procureraient les exercices presque publics de ces jeunes et belles novices. Louis XIV, sevré par la piété que Mme de Maintenon nourrissait en lui, des amours et des fêtes mondaines de sa jeunesse, était très susceptible d’ennui, comme les âmes vides. Il fallait compenser pour lui les pompes et les plaisirs de ses belles années par les pompes saintes et par des plaisirs sacrés qui lui fissent retrouver dans la religion quelque chose des sensualités profanes retranchées de sa vie.
Mme de Maintenon imagina donc de transporter le théâtre à Saint-Cyr, de faire de ses belles élèves des actrices naïves de ces représentations théâtrales, et d’illustrer ces représentations {p. 56}de Saint-Cyr par la présence de la cour et par le génie emprunté aux plus grands poètes de son siècle. La représentation d’Andromaque de Racine, donnée sur le théâtre de Saint-Cyr, ne tarda pas à démontrer le contraste fâcheux et presque corrupteur entre l’innocence de ces jeunes actrices et les rôles d’amour et de passion qui juraient avec leur pureté et avec leur âge. On y renonça par respect pour leur pudeur ; mais Mme de Maintenon, qui ne renonçait pas à son plan d’amuser le roi, supplia Racine de composer exprès pour Saint-Cyr quelques-uns de ces chefs-d’œuvre irréprochables où la sévérité de son génie n’éclaterait que dans l’expression de passions pures et de sentiments pieux adaptés à l’âge, au lieu et à la sainteté de ces jeunes âmes.
Il ne fallait rien moins que ce désir du roi et de Mme de Maintenon pour faire rompre au grand poète un silence qu’il gardait depuis dix ans par scrupule de conscience, et pour rallumer en lui cette flamme du génie qui n’était point morte, mais qui dormait sous les cendres de sa pénitence. L’occasion était unique, Racine pouvait enfin consacrer à la religion un talent {p. 57}qu’elle lui avait commandé d’étouffer avant l’âge, et sanctifier sa gloire en ne se glorifiant que pour Dieu. Aussi il n’hésita pas ; son inspiration, si longtemps réprimée, lui révéla des chefs-d’œuvre : tout se réunissait pour l’élever cette fois au-dessus de lui-même. La nature, qui se révoltait souvent en lui contre cette abstention de la scène ; son talent, qui avait mûri et qui ne demandait qu’à porter des fruits plus consommés dans la maturité de ses années ; la passion de complaire au roi, qui était sa dernière et sa plus grande faiblesse ; le désir de mériter la faveur de Mme de Maintenon, dont il estimait l’esprit et dont il vénérait la piété ; sa fortune à consolider à la cour par des triomphes poétiques qui retentiraient plus loin que Saint-Cyr ; enfin la satisfaction de conscience qu’il éprouvait à mettre son génie dans sa foi, sa foi dans son génie, et à faire son salut pour le ciel en faisant sa grandeur pour ce monde : tous ces motifs combinés tendaient son âme jusqu’à l’exaltation et concentraient toutes ses facultés déjà si puissantes en un de ces efforts suprêmes qui produisent les miracles de la volonté et du génie.
Ce furent là les inspirations de Racine ; le {p. 58}monde seul ne lui en aurait pas donné de pareilles. Aussi ce n’était plus une œuvre mondaine, c’était une œuvre divine qu’il roulait dans sa pensée.
XV §
Il n’hésita pas davantage sur la source dans laquelle il allait puiser ses sujets de tragédie. La religion à illustrer était son but ; c’est dans la religion qu’il devait chercher son texte. Il ferma l’histoire profane, Sophocle, Euripide, Sénèque, tout ce monde fabuleux, olympien, païen, dans lequel il avait jusque-là paganisé son génie ; il ouvrit les livres sacrés pleins d’un autre ciel, d’une autre histoire, d’un autre style ; il ne souffla pas, pour les rallumer, sur les charbons éteints du trépied et du lyrisme grecs, mais il prit hardiment les charbons vivants dans le foyer du tabernacle juif et chrétien pour en réchauffer son âme ; il s’inspira de ce qu’il croyait et non de ce qu’il imaginait ou de ce qu’il imitait.
De ce moment il devint un autre homme. Imitateur jusque-là tant qu’il avait été païen, du jour où il fut biblique et chrétien, il fut {p. 59}original. C’est qu’un peuple ne prend jamais son originalité que dans sa foi.
L’originalité littéraire de l’Europe moderne, c’est la Bible et le christianisme. Le hasard découvrit ce mystère à Racine ; il avait été jusque-là Sophocle, Euripide, Sénèque ; mais de ce jour-là il fut Racine. Ce sont ses imitations qui l’avaient fait homme de style ; c’est sa foi qui le fit homme de génie.
Jusqu’à Esther et Athalie, nous concevons qu’on accuse ce grand poète de n’avoir été qu’un sublime plagiaire de l’antiquité ; mais après Esther et Athalie, nous ne concevons pas qu’on lui conteste la personnalité poétique la plus neuve et la plus caractérisée : c’est le christianisme fait poésie, c’est l’œil qui voit, c’est le zèle qui parle, c’est la foi qui chante, c’est l’écho des deux temples qui résonne dans l’âme du poète convaincu, et qui de son âme se répercute dans ses vers.
La langue n’est pas moins transformée que l’idée ; de molle et de langoureuse qu’elle était dans Andromaque, dans Bajazet ou dans Phèdre, elle devient nerveuse comme le dogme, majestueuse comme la prophétie, laconique comme la loi, simple comme l’enfance, tendre {p. 60}comme la componction, embaumée comme l’encens des tabernacles ; ce ne sont plus des vers qu’on entend, c’est la musique des anges ; ce n’est plus de la poésie qu’on respire, c’est de la sainteté.
Voilà l’immense originalité de Racine à dater d’Esther et d’Athalie ; le génie n’est plus un génie, cet art n’est plus un art : c’est une religion.
XVI §
Dès qu’il eut pris la résolution d’obéir au vœu du roi et de Mme de Maintenon, il s’enferma dans sa retraite, il parcourut la Bible. Elle est pleine de meurtres et de catastrophes tragiques ; mais ces grands sujets de larmes ou de terreur, tels que Saül, par exemple, l’Oreste biblique, ne concordaient pas assez avec la naïveté du sexe de ses actrices : il y avait là des mystères de haute politique et des éclats de voix tragiques qui ne pouvaient pas avoir pour interprètes et pour organes des jeunes filles de seize ans.
D’ailleurs, il faut l’avouer, et cet aveu n’est pas cette fois à la gloire du poète chrétien, {p. 61}Racine voulait que son sujet même, tout biblique qu’il était, fût une adulation indirecte, mais comprise, à la nouvelle favorite et au roi. Cette adulation à Mme de Maintenon, trop clairement désignée sous la figure et sous le triomphe d’Esther, était même une offense et une ingratitude envers la favorite répudiée, Mme de Montespan, l’altière Vasthi. Elle avait goûté, aimé, protégé la fortune du poète, il n’était pas beau à lui de célébrer, dans sa chute, le triomphe de sa rivale.
On voudrait effacer d’une vie si sainte ces impiétés du cœur qui dégradent l’âme en relevant le talent. Mais Racine était malheureusement aussi courtisan qu’il était religieux, et la religion même, intéressée à la disgrâce de Mme de Montespan, entraînait tout dans le parti de Mme de Maintenon. Racine trouvait donc son excuse dans sa piété, excuse sainte, mais mauvaise excuse, qui lave la foi, mais qui n’innocente pas le cœur. On rougit de voir la religion et le génie oublier ainsi jusqu’à la pudeur de la reconnaissance, et triompher avec ce qui s’élève, en secouant la poussière de leurs souliers sur ce qui tombe. Malheur à l’historien qui amnistierait de telles faiblesses de caractère : {p. 62}le génie ne fait qu’illustrer l’ingratitude, il ne l’absout pas.
XVII §
Avant de choisir le sujet d’Esther, Racine, qui était resté toujours plein de déférence pour Boileau, alla le consulter sur son projet de chercher des tragédies dans la Bible. Boileau, à qui la moindre originalité faisait peur, ne comprenait de route vers la gloire que sur les traces des poètes olympiens. Il détourna de toutes ses forces son ami de cette idée : l’auteur des Satires n’avait pas assez d’âme pour avoir beaucoup de religion.
De la foi des chrétiens les mystères terriblesD’ornements égayés ne sont point susceptibles.
Ces deux mauvais vers de son Art poétique étaient toute sa théorie ; toute nouveauté semblait sacrilège à cet esprit timide et étroit qui n’avait foi que dans la routine.
L’inspiration souveraine de Racine n’en fut point ébranlée. Il sortit de la chambre de Boileau pour écrire le plan et les scènes d’Esther. L’esprit de la Bible avait soufflé sur lui comme {p. 63}il soufflait sur les prophètes. Le plan d’Esther fut conçu en quelques nuits. Ce n’était point, à proprement parler, une tragédie, c’était une idylle héroïque sur le modèle du Pastor Fido de Guarini ou de l’Aminta du Tasse.
Ce genre de composition avait été inventé par les poètes italiens du seizième siècle et importé en France par les Médicis. Ce genre tenait le milieu entre l’églogue et le drame, il participait également de Théocrite et d’Euripide, des églogues de Virgile et des scènes de Sophocle : seulement ici c’était non seulement une idylle héroïque, mais une idylle sainte. Racine, sans y penser, avait inventé un genre. Ce genre était admirablement approprié à la scène moitié royale, moitié monastique, sur laquelle Esther était destinée à être représentée, et aux jeunes actrices qui devaient la représenter devant le moderne Assuérus.
XVIII §
Racine toutefois, avant de se lancer à plein génie dans son œuvre, voulut s’assurer que cette œuvre serait suivant la pensée et suivant le cœur de Mme de Maintenon. Il était bien sûr {p. 64}d’avance qu’elle serait suivant l’ambition toute royale de cette favorite, car la favorite ne pouvait manquer de se reconnaître, comme le public la reconnaîtrait, dans le personnage d’Esther. Les traits cruels qui tomberaient sur sa rivale, Mme de Montespan, sous le nom de Vasthi, ne pouvaient que réjouir secrètement sa jalousie de faveur : c’est ici la lâche complaisance du poète : il convertissait, dans le sanctuaire même, l’encens qu’il faisait respirer à l’une en poison pour l’autre ; il employait l’esprit saint du poète à flatter la haine d’une femme.
Mais l’intérêt de la religion était tellement confondu dans sa pensée avec l’intérêt de Mme de Maintenon et avec sa propre gloire, qu’il était servile, adulateur et ingrat en conscience, et que son caractère était corrompu par son zèle pour le trône et pour la foi. Terrible leçon pour les hommes qui consultent, dans leurs actes, leur esprit de parti, au lieu de consulter l’infaillibilité de leur propre cœur.
XIX §
« Racine, dit Mme de Caylus, une des jeunes actrices de Saint-Cyr qui joua le rôle d’Esther, {p. 65}Racine ne fut pas longtemps sans apporter à Mme de Maintenon, non seulement le plan de sa pièce (car il avait accoutumé de les faire en prose, scène pour scène, avant que d’en faire les vers), il porta le premier acte tout fait. Mme de Maintenon en fut charmée, et sa modestie ne put l’empêcher de trouver dans le caractère d’Esther, et dans quelques circonstances de ce sujet, des choses flatteuses pour elle. La Vasthi avait ses applications, Aman des traits de ressemblance ; et, indépendamment de ces idées, l’histoire d’Esther convenait parfaitement à Saint-Cyr. Les chœurs, que Racine, à l’imitation des Grecs, avait toujours en vue de remettre sur la scène, se trouvaient placés naturellement dans Esther ; et il était ravi d’avoir eu cette occasion de les faire connaître et d’en donner le goût. Enfin, je crois que, si l’on fait attention au lieu, au temps et aux circonstances, on trouvera que Racine n’a pas moins marqué d’esprit en cette occasion que dans d’autres ouvrages plus beaux en eux-mêmes.
« Esther fut représentée un an après la résolution que Mme de Maintenon avait prise de ne plus laisser jouer de pièces profanes à Saint-Cyr. {p. 66}Elle eut un si grand succès, que le souvenir n’en est pas encore effacé.
« Jusque-là il n’avait point été question de moi, et on n’imaginait pas que je dusse y représenter un rôle ; mais me trouvant présente aux récits que M. Racine venait faire à Mme de Maintenon de chaque scène à mesure qu’il les composait, j’en retenais des vers ; et comme j’en récitai un jour à M. Racine, il en fut si content qu’il demanda en grâce à Mme de Maintenon de m’ordonner de faire un personnage, ce qu’elle fit. Mais je ne voulus point de ceux qu’on avait déjà destinés, ce qui l’obligea de faire, pour moi, le prologue de sa pièce. Cependant, ayant appris, à force de les entendre, tous les autres rôles, je les jouai successivement, à mesure qu’une actrice se trouvait incommodée : car on représenta Esther tout l’hiver ; et cette pièce qui devait être renfermée dans Saint-Cyr, fut vue plusieurs fois du roi et de toute la cour, toujours avec le même applaudissement.
« Des applications particulières, ajoute-t-on, contribuèrent encore au succès de la tragédie d’Esther : ces jeunes et tendres fleurs transplantées étaient représentées par les demoiselles de Saint-Cyr. »
La Vasthi, comme dit {p. 67}Mme de Caylus, avait quelque ressemblance avec Mme de Montespan. Cette Esther, qui a puisé ses jours dans la race proscrite par Aman, avait aussi sa ressemblance avec Mme de Maintenon née protestante.
XX §
Le succès fut immense ; on peut le mesurer aujourd’hui aux exclamations de Mme de Sévigné, qui jusque-là, n’avait pas été favorable à Racine :
« Toutes les personnes de la cour, écrit-elle à sa fille, sont charmées d’Esther. M. le prince de Condé a pleuré. Mme de Maintenon et huit jésuites, dont était le père Gaillard, ont honoré de leur personne la dernière représentation. Enfin c’est le chef-d’œuvre de Racine. Il s’est surpassé : il aime Dieu comme il aimait ses maîtresses ; il est pour les choses saintes comme il était pour les profanes. L’Écriture sainte est suivie exactement, tout est beau, tout est grand, tout est écrit avec sublimité ! »
Mme de la Fayette, femme d’un goût sûr, parle avec le même sentiment, mais avec plus de sang-froid, de l’effet d’Esther sur la cour et sur {p. 68}le public ; mais on voit qu’elle en attribue le succès à la passion des applications religieuses et politiques qui en étaient faites ouvertement à la cour :
« Ce succès ne se comprend pas, car il n’y eut ni petit ni grand qui n’y voulût aller ; et ce qui devait être regardé comme une comédie de couvent, devint l’affaire la plus sérieuse de la cour. Les ministres, pour faire leur cour en allant à cette comédie, quittaient leurs affaires les plus pressées. À la première représentation où fut le roi, il n’y mena que les principaux officiers qui le suivent à la chasse. La seconde fut consacrée aux personnes pieuses, telles que le père Lachaise, et douze ou quinze jésuites auxquels se joignit Mme de Miramion, et beaucoup d’autres dévots et dévotes ; ensuite elle se répandit aux courtisans. Le roi crut que ce divertissement serait du goût du roi d’Angleterre ; il l’y mena et la reine aussi. Il est impossible de ne point donner de louanges à la maison de Saint-Cyr et à l’établissement ; aussi ils ne s’y épargnèrent pas, et y mêlèrent celles de la comédie. »
La maréchale d’Estrées, qui n’avait pas loué Esther, fut obligée de se justifier de son silence comme d’un crime. Le {p. 69}carême de 1689 interrompit les représentations d’Esther ; elles furent reprises le 5 janvier de l’année suivante ; et dans le cours de ce mois il y en eut cinq qui furent aussi brillantes que les premières.
Nous ne jetterons qu’un coup d’œil rapide sur cette idylle héroïque et sacrée d’Esther, qui n’est remarquable que parce qu’elle est la première inspiration originale et biblique de Racine, et le premier prélude à son style sacré.
Le prologue, récité devant le roi et sa cour par une des jeunes élèves de Saint-Cyr, respire tout entier la religieuse nouveauté de ce style. C’est la piété qui parle par la bouche de Mme de Caylus.
La Piété.
Du séjour bienheureux de la DivinitéJe descends dans ce lieu par la Grâce habité ;L’Innocence s’y plaît, ma compagne éternelle,Et n’a point sous les cieux d’asile plus fidèle.Ici, loin du tumulte, aux devoirs les plus saintsTout un peuple naissant est formé par mes mains :Je nourris dans son cœur la semence fécondeDes vertus dont il doit sanctifier le monde.{p. 70}Un roi qui me protège, un roi victorieux,A commis à mes soins ce dépôt précieux.C’est lui qui rassembla ces colombes timides,Éparses en cent lieux, sans secours et sans guides.
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Tu le vois tous les jours, devant toi prosterné,Humilier ce front de splendeur couronné.
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Grand Dieu ! juge ta cause, et déploie aujourd’huiCe bras, ce même bras qui combattait pour lui,Lorsque des nations à sa perte animéesLe Rhin vit tant de fois disperser les armées.Des mêmes ennemis je reconnais l’orgueil ;Ils viennent se briser contre le même écueil.
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Mais, tandis qu’un grand roi venge ainsi mes injures,Vous qui goûtez ici des délices si pures,S’il permet à son cœur un moment de repos,À vos jeux innocents appelez ce héros ;{p. 71}Retracez-lui d’Esther l’histoire glorieuse,Et sur l’impiété la foi victorieuse.Et vous, qui vous plaisez aux folles passionsQu’allument dans vos cœurs les vaines fictions,Profanes amateurs de spectacles frivoles,Dont l’oreille s’ennuie au son de mes paroles,Fuyez de mes plaisirs la sainte austérité :Tout respire ici Dieu, la paix, la vérité.
XXI §
Ce drame n’a que trois actes ; le premier acte n’a que deux grandes scènes et deux chœurs de gémissements lyriques chantés par les jeunes juives compagnes d’Esther. Dans la première scène Esther raconte à sa confidente Élise comment Assuérus l’a choisie pour épouse, sans connaître sa race, à la place d’une première épouse ennemie des Juifs et disgraciée pour son orgueil. Ici Racine a faussé l’histoire par esprit d’adulation à Mme de Maintenon : car Vasthi, cette première épouse, n’a point été répudiée par Assuérus pour son orgueil, mais pour sa vertu. Elle a refusé d’obéir à un infâme caprice du roi ivre, qui, à la suite d’une orgie, lui avait ordonné de paraître nue {p. 72}aux yeux de ses compagnons de débauche. Mais pour que Mme de Maintenon, sous le nom d’Esther, fût justifiée, il fallait que sa rivale fût coupable. Racine sacrifie sans hésiter l’histoire et l’innocence à la flatterie.
Écoutons Esther racontant son triomphe et se présageant à elle-même de hautes destinées devant sa confidente. Qui peut douter que ces beaux vers ne fussent un encouragement à Mme de Maintenon d’aspirer au trône, et une insinuation au roi d’oser l’y faire asseoir. Jamais la politique ne s’insinua au cœur des rois dans un si divin langage.
Esther, à Élise.
Peut-être on t’a conté la fameuse disgrâceDe l’altière Vasthi dont j’occupe la place,Lorsque le roi, contre elle enflammé de dépit,La chassa de son trône ainsi que de son lit.Mais il ne put si tôt en bannir la pensée :Vasthi régna longtemps dans son âme offensée.Dans ses vastes États il fallut donc chercherQuelque nouvel objet qui pût l’en détacher.On m’élevait alors, solitaire et cachée,Sous les yeux vigilants du sage Mardochée.
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{p. 73}Du triste état des Juifs nuit et jour agite,Il me tira du sein de mon obscurité,Et, sur mes faibles mains fondant leur délivrance,Il me fit d’un empire accepter l’espérance.
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Le fier Assuérus couronna sa captive,Et le Persan superbe est aux pieds de la juive.Par quels secrets ressorts, par quel enchaînementLe ciel a-t-il conduit ce grand événement ?
La captivité de son peuple cependant trouble sa joie pendant son triomphe :
Esther, disais-je, Esther dans la pourpre est assise ;La moitié de la terre à son sceptre est soumise,Et de Jérusalem l’herbe cache les murs !Sion, repaire affreux de reptiles impurs,Voit de son temple saint les pierres dispersées,Et du Dieu d’Israël les fêtes sont cessées.
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Cependant, mon amour pour notre nationA rempli ce palais de filles de Sion,{p. 74}Jeunes et tendres fleurs par le sort agitées,Sous un ciel étranger comme moi transplantées.Dans un lieu séparé de profanes témoinsJe mets à les former mon étude et mes soins ;Et c’est là que, fuyant l’orgueil du diadème,Lasse de vains honneurs et me cherchant moi-même,Aux pieds de l’Éternel je viens m’humilier,Et goûter le plaisir de me faire oublier.
Mme de Maintenon, sa haute fortune, sa modestie apparente, ses soins pour les jeunes filles de Saint-Cyr transpercent presque sans voile sous ces allusions.
Esther appelle ces filles de Sion ses compagnes. Elles chantent devant elle, en strophes mélodieuses et mélancoliques comme les gémissements des harpes juives suspendues aux saules de l’Euphrate, les cantiques de la captivité.
Mardochée paraît à leur voix, les chants cessent. Il raconte à Esther le plan du massacre des Juifs conçu par le ministre Aman. Il encourage Esther à tout oser pour renverser ce ministre et sauver le sang de son peuple. L’idylle ici s’élève au ton de la tragédie.
Mardochée.
{p. 75}Quoi ! lorsque vous voyez périr votre patrie,Pour quelque chose, Esther, vous comptez votre vie !Dieu parle, et d’un mortel vous craignez le courroux !Que dis-je ? votre vie, Esther, est-elle à vous ?N’est-elle pas au sang dont vous êtes issue ?N’est-elle pas à Dieu dont vous l’avez reçue ?Et qui sait, lorsqu’au trône il conduisit vos pas,Si pour sauver son peuple il ne vous gardait pas ?Songez-y bien : ce Dieu ne vous a pas choisiePour être un vain spectacle aux peuples de l’Asie,Ni pour charmer les yeux des profanes humains :Pour un plus noble usage il réserve ses saints.S’immoler pour son nom et pour son héritage,D’un enfant d’Israël voilà le vrai partage :Trop heureuse pour lui de hasarder vos jours !Et quel besoin son bras a-t-il de nos secours ?Que peuvent contre lui tous les rois de la terre ?En vain ils s’uniraient pour lui faire la guerre :Pour dissiper leur ligue il n’a qu’à se montrer ;Il parle, et dans la poudre il les fait tous rentrer.Au seul son de sa voix la mer fuit, le ciel tremble ;Il voit comme un néant tout l’univers ensemble ;Et les faibles mortels, vains jouets du trépas,Sont tous devant ses yeux comme s’ils n’étaient pas.
Esther n’hésite plus. Mardochée s’éloigne. Le chœur des jeunes filles reprend sur un mode {p. 76}plus grave et finit par une invocation au Dieu des combats.
Tout le chœur.
Tu vois nos pressants dangers :Donne à ton nom la victoire ;Ne souffre point que ta gloirePasse à des dieux étrangers.Une Israélite, seule.
Arme-toi, viens nous défendre :Descends, tel qu’autrefois la mer te vit descendre !Que les méchants apprennent aujourd’huiÀ craindre ta colère :Qu’ils soient comme la poudre et la paille légèreQue le vent chasse devant lui.
XXII §
Le second acte, très faible d’intérêt tragique, n’est rempli que par des conversations entre Assuérus, son confident Hydaspe et son ministre Aman, conversations dans lesquelles Assuérus apprend que le Juif Mardochée lui a sauvé la vie en lui révélant une conjuration de ses sujets contre sa personne. Esther, suivie de {p. 77}ses compagnes, paraît à la dernière scène de cet acte devant le roi. Le seul motif poétique de cette visite paraît être de faire manifester par le roi, à sa favorite, des adorations et des éloges qui retombent directement sur Mme de Maintenon :
Croyez-moi, chère Esther, ce sceptre, cet empire,Et ces profonds respects que la terreur inspireÀ leur pompeux éclat mêlent peu de douceur,Et fatiguent souvent leur triste possesseur.Je ne trouve qu’en vous je ne sais quelle grâceQui me charme toujours et jamais ne me lasse.De l’aimable vertu doux et puissants attraits !Tout respire en Esther l’innocence et la paix.Du chagrin le plus noir elle écarte les ombres,Et fait des jours sereins de mes jours les plus sombres ;Que dis-je ? sur ce trône assis auprès de vous,Des astres ennemis j’en crains moins le courroux.
Esther a obtenu de ce roi passionné pour elle les plus grands honneurs pour Mardochée.
Le troisième acte s’ouvre par une scène dans laquelle le ministre Aman, sous le nom de qui tout le monde lisait Louvois, déjà disgracié dans le cœur de Louis XIV, gémit et s’indigne {p. 78}d’être obligé d’accompagner le triomphe d’un vil Hébreu. La seconde scène entre Assuérus amoureux et Esther enhardie par tant d’amour révèle à ce roi la naissance juive de sa favorite. Elle plaide en vers admirables la grâce de sa race. Elle accuse Aman, elle exalte Mardochée, elle l’avoue pour son oncle ; le roi s’éloigne irrité contre son ministre Aman. Celui-ci accourt implorer la miséricordieuse intervention d’Esther ; elle est inflexible. Aman tombe à ses pieds et porte sur elle ses mains suppliantes.
Assuérus rentre, et, voyant Aman porter ses mains sur son épouse, croit ou affecte de croire à un outrage. Sans l’entendre, il l’envoie à la mort. Il élève Mardochée à sa place, il révoque l’ordre d’immoler la nation juive. Le chœur éclate en strophes d’admiration pour Esther et en reconnaissance au Dieu des Juifs.
Relevez, relevez les superbes portiquesDu temple où notre Dieu se plaît d’être adoré ;Que de l’or le plus pur son autel soit paré,Et que du sein des monts le marbre soit tiré.Liban, dépouille-toi de tes cèdres antiques !Prêtres, préparez vos cantiques !{p. 79}Que son nom soit béni, que son nom soit chanté ;Que l’on célèbre ses ouvragesAu-delà du temps et des âges,Au-delà de l’éternité !…
XXIII §
Voilà Esther, ce prélude d’Athalie. Comme adulation, c’est un chef-d’œuvre ; comme drame, rien de plus faiblement conçu, de plus misérablement noué et de plus ridiculement dénoué ! Mais ce n’était pas, dans l’esprit de Racine, une tragédie : c’était une idylle simple à la portée des jeunes filles et des enfants qui devaient en être les acteurs ; comme poésie de style, images, langue, sonorité, douceur et majesté, c’est la Bible elle-même non traduite, mais transvasée comme un rayon de miel d’Oreb sur la langue des femmes et des enfants d’une autre Sion ! Racine se transfigure complètement en David français. Il dépouille le vieil homme. Ce n’est plus le poète de l’école classique : c’est le poète de la foi ; ce n’est plus le poète du roi : c’est le prophète de Dieu. Son génie, transformé par sa piété, ne sort plus de son imagination, mais de son âme. {p. 80}Donnez-lui maintenant un sujet, et il va devenir l’Euripide et le Sophocle chrétien.
Ce sujet, il le couvait déjà dans Athalie.
Nous allons vous faire assister à ce chef-d’œuvre comme on doit assister à un tel drame, non pas dans une froide lecture, mais dans une sublime et unique représentation sur la première scène du monde, à Paris, et par la voix du premier des tragédiens modernes, Talma !
Le hasard nous fit assister, dans notre jeunesse, à cette scène, et la mémoire nous la reproduit comme si les pompes de cette fête d’esprit éblouissaient encore nos yeux, comme si l’accent du sublime acteur vibrait encore dans nos oreilles.
Regardez et écoutez !
(La suite au numéro du mois prochain.)
XIVe entretien.
Racine. — Athalie (suite) §
I §
{p. 81}Nous disions, à la fin du dernier de ces Entretiens, que, pour bien juger d’une œuvre dramatique, il ne suffisait pas de la lire (chose en général ingrate, souvent fastidieuse, toujours incomplète), mais qu’il fallait assister, en corps et en âme, à sa représentation. Œuvre {p. 82}d’art faite pour la scène et pour la déclamation, c’est du point de vue de la scène et de la déclamation qu’il convient d’en jouir.
Nous voulons donc, autant qu’il est en nous, vous faire assister à la plus solennelle représentation d’Athalie qui ait jamais été donnée à l’Europe, sans en excepter même la première de ces représentations à Versailles, à laquelle assistaient Racine et Louis XIV.
Mais permettez-moi d’abord, pour bien vous faire comprendre dans quel esprit la France monarchique, religieuse et littéraire de 1819, assista à cette représentation unique, dont Talma était le grand intérêt après Racine, permettez-moi de vous raconter comment, et par quelles circonstances, et dans quelles dispositions poétiques il me fut donné à moi-même d’y assister ; et permettez-moi enfin de vous dire comment je garde, de cette représentation, une si longue et si vive mémoire. Je me souviens aussi du jour et de l’heure où je vis, pour la première fois, au soleil levant d’Athènes, les bas-reliefs de Phidias resplendir et se mouvoir, pour ainsi dire, sous les rayons ambiants de la lumière dorée sur le fronton du Parthénon ! Il y a des beautés {p. 83}de la nature et de l’art qui s’incorporent tellement en nous par la force de l’impression reçue qu’elles pétrifient en quelque sorte notre esprit d’admiration, et que nous les portons à jamais en nous comme la pierre taillée porte son empreinte. Le jour de cette représentation royale d’Athalie fut pour moi une de ces commotions de l’âme qui se répercutent sur toute une vie.
II §
De 1815 à 1818, dans la mansarde solitaire de la maison paternelle, à la campagne et dans les langueurs d’une première jeunesse inoccupée, j’avais écrit plusieurs tragédies sur le mode banal et classique de la scène française. La première était une tragédie de Médée, dans le genre de celle qui vient de donner récemment une triple gloire à M. Legouvé, à M. Montanelli, son poétique traducteur, et à madame Ristori, leur pathétique interprète. La seconde était une tragédie d’imagination imitée de Zaïre, et dont le sujet était pris dans les croisades. La troisième était une tragédie {p. 84}biblique, intitulée Saül, pastiche, assez bien versifié, de Racine et d’Alfieri. Je les ai encore ; elles restent livrées justement aux intempéries de l’air et aux insectes, qui font justice du papier noirci par une main novice, dans un coffre de mon grenier de Milly.
Je n’étais évidemment pas né pour cette poésie à personnages et à combinaisons savantes qu’on appelle le drame. L’art, et le mécanisme, et le coup de théâtre, et la brièveté laconique qui concentre une situation dans un mot, me manquaient. Le théâtre parle et ne chante pas assez pour moi. J’aurais peut-être chanté un poème épique si c’eût été le siècle de l’épopée ; mais qui est-ce qui fait ce qu’il aurait pu faire dans ce monde où tout est construit contre nature ? Ce n’est pas moi. Nous rêvons des pyramides, et nous ébauchons quelques taupinières.
Rien n’est que fragments dans notre destinée, et nous ne sommes nous-même qu’une rognure de ces fragments : tout homme, quelque bien doué qu’il paraisse être, n’est qu’une statue tronquée.
III §
{p. 85}Mais je me flattais secrètement alors, au bruit des brises d’hiver dans le toit de ma mansarde et au pétillement du sarment de vigne dans l’âtre, que quelqu’une de ces tragédies, amusement de mes ennuis de jeunesse, aurait le bonheur de parvenir jusque sur la scène par la protection de quelque acteur de génie ou de quelque actrice en faveur. J’entrevoyais dans ce succès, non seulement une précoce célébrité pour mon nom inconnu du monde, mais un peu de fortune à ajouter pour mon père, ma mère et mes sœurs, à la médiocrité de notre vie des champs.
Que de beaux rêves ne faisais-je pas, la nuit, sur mon oreiller, quand j’avais déposé la plume après une scène dont les vers sonores retentissaient après coup dans ma mémoire ! Quelles scènes illuminées m’apparaissaient toutes pleines des personnages créés par mon imagination ! Quelles masses de spectateurs ondoyants au parterre sous le vent de mes inspirations ! Quelles femmes en larmes, penchées sur les {p. 86}galeries et sur les bords des loges ! Quels applaudissements au milieu desquels Talma s’avançait et proclamait mon nom ! Je m’endormais au bruit de ces ovations dans mon oreille ; je les retrouvais le matin à mon réveil. Elles m’excitaient à reprendre patiemment au lever du jour le travail commencé.
Je ne me doutais guère alors que, ces applaudissements passionnés que je rêvais dans une salle, je les entendrais dans tout un peuple, et qu’au lieu de faire jouer un rôle à des acteurs dans mes tragédies idéales, j’en jouerais un moi-même dans la tragédie civile des événements de mon temps.
IV §
Un beau jour de 1818, au printemps, mes tragédies terminées et soigneusement recopiées par moi sur du papier à tranches dorées, l’impatience de la célébrité et de la fortune me saisit comme une fièvre de végétation saisit la nature en ce temps-là. Je ne dis ni à mon père ni à ma mère pourquoi je quittais la {p. 87}chambre et la douce table de famille, et je partis pour Paris par les carrioles du Bourbonnais, appelées pataches, en compagnie des marchands de vin du vignoble et des marchands de bœufs des herbages de mon pays, qui causaient de leur commerce aux cahots inharmonieux de ces voitures. Je n’emportais que mon Saül, ma meilleure espérance, dans ma valise de cuir.
Je logeais, comme à l’ordinaire, dans une chambre étroite et haute du cinquième étage du grand hôtel du Maréchal de Richelieu, rue Neuve-Saint-Augustin, sur un vaste jardin qui confinait avec le boulevard.
Le lendemain de mon arrivée à Paris, je pris héroïquement, et sans me donner le temps de la réflexion et du repentir, la résolution d’aborder d’assaut le Théâtre-Français. Je me levai ; j’écrivis à Talma, sur du joli papier vélin, un billet dont j’ai conservé encore l’ébauche raturée et que voici :
« Monsieur et illustre Acteur,
« Je suis un jeune homme inconnu, sans protection, et même sans relations à Paris. {p. 88}J’ai écrit une tragédie intitulée Saül. J’en ai pris le sujet dans la Bible. J’ai tenté d’en dérober quelquefois, et autant qu’il convient à ma faiblesse, le style à Racine. Je désire ardemment la soumettre à votre jugement. Ma fortune et peut-être mon talent dépendent d’un moment d’attention que vous accorderez ou que vous refuserez à mon œuvre. Je n’ai pour me recommander à vous que ma jeunesse, mon isolement, et ma confiance dans votre bonté, égale à mon admiration pour votre génie. Votre réponse ou votre silence décidera de mon sort.
« Recevez, Monsieur et illustre Acteur, l’expression de mon respect,
« Alphonse de lamartine. »
Grand hôtel de Richelieu, rue Neuve-Saint-Augustin, 15, à Paris.
V §
Ce billet écrit, recopié de ma plus élégante écriture et cacheté, je le portai moi-même à l’adresse de Talma. Le concierge du Théâtre-Français {p. 89}me l’avait donnée ; c’était rue de Rivoli, 16 ou 26. Je remis ma lettre d’une main toute tremblante dans la loge du portier de Talma, et je rentrai dans mon hôtel pour y attendre ou le silence de mort, ou la réponse de vie du grand tragédien.
Je n’attendis pas longtemps. Au moment où j’allais sortir de ma chambre pour aller dîner chez le restaurateur Doyen, où je prenais mes repas, dans la même rue, près de la rue de la Paix, un domestique en riche livrée de fantaisie frappa à ma porte et me remit un billet de Talma. Il me répondait de sa main, avec une bonté aussi parfaite qu’elle était prompte : « Qu’il jouait ce soir-là dans Britannicus, qu’il partait le lendemain, à midi, pour sa campagne de Brunoy ; mais que, si je n’étais pas effrayé de l’heure matinale, il me recevrait à huit heures du matin le lendemain, et qu’il entendrait avec intérêt la lecture de mon ouvrage. »
La cordialité et la promptitude d’une réponse si gracieuse, faite de la main du grand homme de la scène à un jeune homme inconnu, m’attachèrent instantanément et pour jamais à Talma. Soit que le style ferme et modeste {p. 90}de mon billet l’eût prévenu machinalement en ma faveur, soit que mes caractères élégants et mon nom semi-aristocratique eussent eu un attrait non raisonné pour ses yeux, il ne m’avait pas fait faire antichambre une heure aux portes de sa gloire. Sa réponse respirait d’avance son accueil. On peut penser que je dormis peu cette nuit-là. Le lendemain je croyais livrer la bataille de ma vie.
VI §
Avant huit heures j’étais à la porte de Talma. Je montrai mon billet d’introduction au concierge ; je montai, le cœur palpitant, les cinq étages d’escaliers de bois ciré et luisant qui conduisaient au seuil du grand homme. Je sonnai doucement, comme un visiteur qui tremble d’être importun et qui ne veut pas donner un sursaut pénible à l’oreille du maître de la maison.
Une très belle femme, en peignoir d’indienne à fleurs bleues, les cheveux épars sur un cou de Clytemnestre et la ceinture dénouée laissant entrevoir des épaules et un sein de statue antique, {p. 91}m’ouvrit la porte. Ses traits étaient imposants de forme, mais bons d’expression ; ses regards répandaient comme des ombres de velours noir sur ses joues. Elle souriait à demi, mais sans malice, en me regardant : on voyait qu’elle était habituée à introduire bien des rêves et à éconduire bien des illusions.
« Vous voulez voir Talma ? » me dit-elle ; « vous êtes sans doute le jeune homme qu’il attend ? Voulez-vous bien me dire votre nom ? » ajouta-t-elle en tenant toujours sa belle et large main sur la serrure. Je lui dis mon nom. « Entrez, Monsieur », me dit-elle. Puis, ouvrant une autre porte qui donnait sur le cabinet de Talma : « Mon ami », lui dit-elle d’une voix de caresse et de familiarité, « c’est ce jeune homme que tu as commandé de laisser entrer. » Elle disparut après ces mots, en retirant les plis de son peignoir sur ses pantoufles traînantes, et je restai seul en présence de Talma.
VII §
{p. 92}Talma était alors un homme assez massif, mais très noble dans sa force, de cinquante à soixante ans. Une robe de chambre de bazin blanc, nouée par un foulard lâche, lui servait de ceinture. Son cou était nu et laissait se gonfler librement à l’œil ses muscles saillants et ses fortes veines, signes d’une charpente solide et d’une mâle énergie de structure. Sa physionomie, qui est connue de tout le monde, était déjà médaille ; elle rappelait par la forme et par la teinte les bronzes impériaux des empereurs du Bas-Empire. Mais ce masque romain, qui semblait moulé sur ses traits quand il était sur la scène, tombait de lui-même quand il était en robe de chambre, et ne laissait voir qu’un front large, des yeux grands et doux, une bouche mélancolique et fine, des joues un peu pendantes et un peu flasques, d’une blancheur mate, des muscles au repos comme les ressorts d’un instrument détendus.
L’ensemble de cette physionomie était imposant, l’expression simple et attirante. On {p. 93}sentait l’excellent cœur sous le merveilleux génie. Il ne cherchait à produire aucun effet : il était las d’en produire sur la scène ; il se reposait et il reposait les yeux dans sa maison. Je me sentis à l’instant rassuré et pris au cœur par la bonhomie sincère et grandiose à la fois de cette figure.
Talma habitait alors un petit appartement au cinquième étage des façades de la rue de Rivoli, en face du jardin des Tuileries et très près du palais. Une belle lumière du matin, un peu verdie par le reflet des marronniers en fleurs, se jouait sur les rideaux, sur les glaces et sur les reliures rouges des livres de son cabinet. Il me fit asseoir entre la cheminée et la fenêtre, et il s’assit en face de moi dans un fauteuil de forme grecque. Une petite table à guéridon nous séparait. Je tirai du pan boutonné de mon habit mon manuscrit relié en album et je le posai timidement sur la table. Il l’ouvrit, le parcourut rapidement du doigt, et me fit compliment sur la netteté et sur l’élégance de mon écriture.
« Lisez », me dit-il en me le rendant, « et, pour épargner votre fatigue et notre temps, lisez seulement les scènes qui sont de nature {p. 94}à me donner une idée nette du style et de l’ouvrage. » J’ouvris le manuscrit et je lus.
VIII §
Dès la première scène il parut frappé, malgré le tremblement de ma voix, de l’harmonie et de la pureté des vers. « On voit que vous avez beaucoup lu Racine, peut-être trop », me dit-il à la fin de la scène. « Continuez. »
Je lus pendant environ trois quarts d’heure, sans que sa vaste tête, appuyée sur sa main, donnât aucun signe ni de lassitude ni d’approbation. Cette immobilité et ce silence me glaçaient un peu. Aux dernières scènes, ma voix fléchissante et entrecoupée trahissait mon inquiétude : je me repentais d’être venu chercher si loin une rude vérité. Quand j’eus terminé ma lecture, Talma, dans la même attitude, continua de se taire et de réfléchir longtemps. Je respirais à peine. À la fin, se levant de son siège et s’avançant vers moi avec un sourire affectueux : « Jeune homme », me dit-il de sa voix la plus grave et la plus émue, « j’aurais {p. 95}voulu vous connaître il y a vingt ans : vous auriez été mon poète ; maintenant il est trop tard ; vous venez au monde, et je m’en vais. Vos vers sont vraiment des vers, votre pièce est bien conçue et bien conduite ; il y a des scènes susceptibles de produire de grands effets, et, avec quelques corrections que je vous indiquerai à loisir, je me charge de la réception, du rôle et du succès. Seulement il y a çà et là trop de jeunesse et trop de déclamation poétique, au lieu d’art dramatique. Ce n’est rien ; ce sont des feuilles à élaguer pour laisser nouer et mûrir le fruit. Quel âge avez-vous ? D’où êtes-vous ? Quelle est votre famille ? votre situation dans le monde ? et à quoi vous destinez-vous ? Parlez-moi comme à un père ; je me sens un véritable intérêt pour vous. »
« — Je suis de province », lui répondis-je ; « ma famille est considérée dans notre pays ; elle habite ses terres dans les environs de Mâcon et dans les montagnes du Jura, patrie de ma grand’mère paternelle ; ma famille est riche, mais mon père ne l’est pas. Après avoir servi Louis XVI dans ses armées, il vit en gentilhomme oisif, mais lettré, dans une {p. 96}petite terre, apanage d’un cadet de famille. Il a beaucoup d’enfants ; je suis son seul fils. Ma mère, qui est de Paris et qui a été élevée à la cour, nous a transmis les goûts et les sentiments délicats du monde où elle a vécu dans son premier âge. J’ai fait de bonnes études chez les jésuites ; j’ai servi quelque temps comme mon père dans la maison militaire du roi ; cette vie monotone, sans guerre et sans gloire, m’a dégoûté. J’ai voyagé, puis je suis rentré dans la maison paternelle à la campagne, où l’ennui et l’oisiveté me rongent, et où j’essaye d’évaporer en poésie cet ennui de mon âme. Je voudrais agir, je voudrais sortir de mon obscurité. Je voudrais rapporter quelque honneur au nom de mon père, quelque consolation au cœur de ma mère. J’ai pensé à vous. J’ai écrit trois ou quatre tragédies ; vous venez d’en entendre une. Seriez-vous assez bon pour me tendre cette main et pour m’aider à parvenir sur la scène ? »
IX §
{p. 97}Il avait des larmes, en m’écoutant, dans ses beaux yeux bleus. « Déjeunons », me dit-il du ton avec lequel Auguste dit à Cinna : « Prends un siège, Cinna ! » Puis il essuya ses yeux d’un revers de main. « Vous m’attendrissez », me dit-il, « avec ces images de père, de mère, de sœurs, plus encore qu’avec vos beaux vers bibliques. Soyons amis, ajouta-t-il en souriant. »
Il sonna. La belle personne qui m’avait introduit entrouvrit la porte du cabinet contigu au salon. Elle avait fait sa toilette pour sortir, pendant ma lecture. Elle me parut plus éclatante, mais non plus gracieuse que le matin.
« Que veux-tu ? mon ami », dit-elle à Talma. Puis, voyant à ses yeux humides qu’il avait été ému plus que d’habitude : « La tragédie de monsieur est donc bien touchante », lui demanda-t-elle avec hésitation, « puisqu’elle te fait pleurer ? »
« — Oui, oui », répondit-il entre ses dents, « mais ce n’est pas la tragédie qui me fait monter des larmes aux yeux ; c’est ce jeune homme. Fais-nous servir le déjeuner, sur ce guéridon, {p. 98}dans mon cabinet. Monsieur veut bien se contenter de mes œufs frais, de mon beurre et de mon chocolat. Nous causerons plus à l’aise jusqu’à l’heure de Brunoy. »
« — Eh bien ! on va te servir. Adieu ! » dit-elle, « je sors jusqu’à midi. » Puis, embrassant Talma et me saluant à demi, elle sortit en me jetant un long regard de curiosité et de bienveillance.
X §
On apporta le déjeuner sur un guéridon, et, tout en déjeunant lentement et frugalement aux rayons du soleil levant sur les arbres et aux roucoulements des tourterelles sur les toits de la maison, Talma me disait : « La nature vous a donné le sentiment et l’harmonie des beaux vers ; vous ferez ce que vous voudrez faire. Mais, si vous vous destinez au théâtre, venez souvent me voir à Brunoy ; nous ferons la poétique de ce temps-ci à l’ombre de mes allées. Là j’ai tout mon temps à moi ; je le dépense délicieusement avec quelques amis ; soyez de ce nombre. Je serai fier que votre {p. 99}avenir, dont j’espère bien, ait commencé dans mon jardin. N’y mettez point de fausse discrétion ; venez souvent, venez à toute heure : Brunoy sera toujours ouvert pour vous. J’aime la nature, et je me sens meilleur quand je suis dans mes bois. »
Puis, reprenant la question de ma tragédie à jouer : « Voyez, me dit-il, c’est très bien. « Si nous étions au siècle de Louis XIV, où la tragédie française, fille de la tragédie grecque et latine, n’était qu’une sublime conversation, un dialogue des morts en action sur la scène, je n’hésiterais pas à vous jouer demain et à vous garantir un grand applaudissement au théâtre ; mais entre Corneille, Racine et ce siècle-ci, il est né une autre tragédie, d’un homme de génie moderne, antérieure à eux, nommée Shakespeare (connaissez-vous Shakespeare ?). Eh bien ! ce Shakespeare a révolutionné la scène. Corneille est l’héroïsme, Racine est la poésie, Shakespeare est le drame. C’est par lui que je suis devenu ce que je suis. Si vous voulez sérieusement devenir un grand poète théâtral, vous en êtes le maître ; mais ne faites plus de tragédie, faites le drame ; oubliez l’art français, {p. 100}grec ou latin, et n’écoutez que la nature. Je n’ai pas eu d’autre maître, et voilà pourquoi on m’aime. »
XI §
À ces mots, un vigoureux coup de sonnette retentit comme un tocsin dans la petite antichambre de Talma ; la porte s’ouvrit avec fracas, et une femme toute tumultueuse et toute familière entra sans se faire annoncer dans le cabinet. Elle était grande, maigre, pâle, très laide, avec quelques traces de sensibilité féminine dans les yeux et sur les joues. Elle jeta avec un geste de dégoût son vieux chapeau de soie noire sur un meuble ; elle découvrit de longs cheveux noirs roulés en bandeaux comme un diadème sur son front.
« Ah ! c’est toi, Duchesnois ! » lui dit Talma d’une voix creuse. « J’aurais dû le deviner à ton coup de sonnette : tu entres comme un ouragan, et tu sors souvent comme une pluie », ajouta-t-il en riant, en faisant allusion à l’éternelle pleurnicherie de sa camarade sur la scène.
{p. 101}« — Ah ! c’est que je suis révoltée, indignée, furieuse », répondit mademoiselle Duchesnois en prenant un siège et en s’asseyant entre Talma et moi.
Et, prenant alors la parole avec une volubilité turbulente, elle raconta à Talma je ne sais quel grief théâtral ridicule et sanglant qu’elle avait contre les gentilshommes de la chambre chargés de la discipline du Théâtre-Français et contre les Bourbons qui autorisaient ces iniquités et ces humiliations. « Cela ne peut pas durer, cela ne durera pas ! » criait-elle sans faire attention à moi, et sans savoir si je n’étais pas un de ces royalistes contre lesquels elle se répandait en malédictions et en menaces. « Non, cela ne durera pas ! Il y faudra du sang ; mais n’importe, il faut qu’on nous en délivre à tout prix, même au prix du sang ! »
— Ah ! Duchesnois », interrompit Talma d’un ton de modération grandiose et humaine, « tu ne penses pas, tu ne penses pas ce que tu dis là. Je connais ton cœur, il vaut mieux que ton humeur. Tout ce qui coûte du sang coûte trop cher. Tais-toi ! D’ailleurs », en me montrant du doigt, « sais-tu seulement {p. 102}devant qui tu parles, et si tu ne blesses pas les opinions et le cœur de ce jeune homme, qui a été élevé dans le culte des Bourbons par sa famille ? »
En effet, j’étais muet par convenance, mais la rougeur de la honte colorait mes joues en entendant blasphémer ainsi ce que mon devoir était de respecter et de défendre.
Mademoiselle Duchesnois s’en aperçut. Son bon cœur prévalut à l’instant sur sa petite colère.
« Ah ! Monsieur », me dit-elle, « je vous demande pardon si je vous ai affligé ; oubliez ce que j’ai dit. Je n’aime pas les Bourbons, mais je ne veux la mort de personne. C’est que, voyez-vous, je suis reine aussi, et je ne puis tolérer les humiliations dont on nous abreuve ! »
Après ces mots elle se retira avec la même fougue qu’elle avait montrée en entrant.
Nous achevâmes la matinée dans un entretien prolongé avec Talma. Je sortis pénétré de sa bonté, et lui promettant d’aller passer quelques jours à Brunoy. Et je tins parole ; mais je ne donnai pas suite à mes projets de représentations théâtrales. Je repartis bientôt après {p. 103}pour les Alpes, où de nouveaux sites et de nouvelles impressions m’inspirèrent de nouvelles pensées.
XII §
Un an après, je revins passer l’hiver à Paris. Je revis Talma ; il me provoqua lui-même, cette fois, à écrire pour la scène. Je n’y songeais déjà plus ; ma vie avait pris un autre cours : j’aspirais à entrer dans la diplomatie. On récitait déjà dans Paris mes vers élégiaques, philosophiques ou religieux ; mon nom rayonnait dans le demi-jour ; je ne voulais plus, pour quelques ovations de scènes, renoncer à la carrière politique, bien plus conforme qu’on ne le croit à mes instincts naturels. Je préférais, comme je préfère encore, la pensée réalisée en action à des rêves flottants sur des pages ! Mais je mourrai à cet égard incompris. Le préjugé de mon siècle aura été plus fort que moi : il m’a relégué au rang des poètes. C’est un bel exil, mais ce n’était pas ma place. Que faire ? Se résigner, et dire comme Galilée : E pur si muove !
{p. 104}Mais revenons à Athalie.
Talma me dit qu’on allait la représenter avec une solennité digne des théâtres antiques, et qu’il étudiait déjà pour cette représentation le rôle du grand-prêtre.
« — C’est prodigieusement beau », me dit-il en passant sa large main sur son front, « mais c’est prodigieusement difficile. Si je suis trop prophète dans ma diction, je tombe dans le prêtre fanatique, et je refoule dans les âmes l’intérêt qui s’attache au petit Joas, pupille du temple et du pontificat. Si je suis trop politique dans ma physionomie et dans mon geste, j’enlève à ce rôle le caractère d’inspiration et d’intervention divine qui fait la grandeur et la sainteté de cette tragédie. Tenez », ajouta-t-il, « que pensez-vous de cet accent ? »
Et il me récita en robe de chambre et en pantoufles trente ou quarante vers du rôle du grand-prêtre qui auraient fait tressaillir le temple de Jérusalem !
« — C’en est fait », lui dis-je, « Racine vous attendait pour être interprété selon son esprit. À chaque chef-d’œuvre de la scène il faut un chef-d’œuvre de la nature pour le {p. 105}personnifier aux yeux et à l’oreille d’un siècle. Vous avez été Tacite dans Britannicus, vous serez la Bible dans Athalie. »
Il m’offrit sa loge pour m’y faire assister. L’Europe entière m’aurait envié, à moi, pauvre jeune homme ignoré, cette faveur. J’acceptai avec reconnaissance, mais je ne fis point usage de cette obligeance de Talma. Le point de vue latéral d’une loge d’acteur n’était pas favorable à l’illusion de l’ensemble. La faveur d’une femme illustre et pieuse m’en procura une autre bien plus centrale aux premières loges en face, presque à côté de l’amphithéâtre préparé, pour cette solennité, à la famille des rois.
XIII §
Les Bourbons étaient rentrés récemment en France après un long exil, et par la brèche de nos désastres militaires. Ils n’avaient point ouvert cette brèche ; ils venaient au contraire pour la fermer et pour la réparer ; mais l’esprit d’un peuple vaincu et humilié est injuste envers ceux qui prennent la rude tâche de le {p. 106}relever de ses ruines. Il attribue injustement ses malheurs au gouvernement qui en porte le premier le poids. Il n’y a point de justice à espérer d’une nation qui a été dix ans ivre de gloire, et qui vient, par un retour nécessaire des choses humaines, d’être abattue sous le poids des revers et des humiliations.
Tel était alors l’état de la France. Les Bourbons étaient dans ce moment son seul salut, mais ce salut même lui rappelait qu’elle avait besoin d’être sauvée ; elle les subissait en grondant, comme le malade subit le remède.
Les Bourbons, de leur côté, se rendaient parfaitement compte de cette impopularité de contrecoup qui leur faisait porter la responsabilité de Moscou, de Waterloo, du 20 mars et des deux invasions de la France. Ils ne pouvaient pas offrir à leur patrie un second Bonaparte pour illustrer ses armées détruites par vingt victoires ou pour renverser par toute l’Europe les trônes légitimes que leur retour venait au contraire de relever ou de raffermir. Les gloires modestes et les humbles félicités de la paix étaient les seuls prestiges qu’ils pussent opposer au prestige qui rayonnait de Marengo, d’Austerlitz et de Sainte-Hélène. Il fallait, {p. 107}de ce peuple militaire, refaire à contrecœur un peuple civil. La liberté parlementaire, qui ennoblit l’obéissance, les industries, qui honorent et multiplient le travail, la légalité, les arts, les lettres, la religion, toutes ces puissances morales étaient leur seul moyen de gouvernement. Il fallait confondre leur nom avec tous ces bienfaits et toutes ces gloires de la paix qui attachent un peuple à ses princes par le bien-être, et qui lui font oublier, dans la sérénité d’un règne pacifique, les éblouissements d’une dictature de héros.
XIV §
Louis XVIII, prince infiniment plus éclairé et plus philosophe qu’on ne le suppose, sentait profondément cette nécessité. Convaincu que la restauration de sa dynastie ne pouvait se naturaliser que par la liberté des discussions parlementaires et par le concours électif de la nation elle-même à son gouvernement, il s’en rapportait à la Constitution qu’il avait donnée de la solidité de son trône.
Mais ce trône, il ne voulait pas seulement le {p. 108}consolider, il voulait lui rendre son antique prestige. Depuis François Ier, les lettres étaient un des caractères de la France ; elles brillaient sur la tête de ses rois comme la plus belle pierre précieuse de leur diadème. C’était, depuis les Grecs de l’antiquité et depuis les Italiens de la Renaissance, le peuple littéraire entre tous les peuples. Richelieu lui avait donné l’Académie, la religion lui avait donné la chaire, Louis XIV lui avait donné sa cour de poètes, d’orateurs, de moralistes. Le règne de Louis XV lui avait donné Montesquieu, Voltaire, Buffon, J.-J. Rousseau, l’Encyclopédie, la philosophie du dix-huitième siècle toute pétrie du génie des lettres. Le règne de Louis XVI lui avait donné la politique littéraire et oratoire, dans cette foule d’écrivains dont Mirabeau avait été la dernière voix ; il lui avait donné enfin la Révolution, qui n’était au fond qu’une dernière explosion des lettres françaises. Les noms des rois de nos dynasties et la gloire des lettres se trouvaient partout confondus dans une inséparable solidarité de rayons. Les rois faisaient corps avec les poètes, et les poètes faisaient auréole avec les rois.
XV §
{p. 109}Louis XVIII, en prince habile, voulait rappeler cette grandeur nationale de sa maison à la nation par tous ses sens. Racine, selon lui, faisait partie de la dynastie de Louis XIV ; en popularisant Racine il repopularisait son ancêtre. Il chercha quelle était l’œuvre de Racine dans laquelle le génie du poète, la majesté de la monarchie, la sainteté de la religion nationale étaient le mieux rassemblés, pour restituer à ces trois institutions, la religion, la monarchie des Bourbons et les lettres, le prestige dont il voulait éblouir la France pour la rattacher par un légitime orgueil national à son passé monarchique. Il trouva Athalie. Il ordonna à ses ministres et à ses gentilshommes de la chambre de préparer une représentation féerique et politique d’Athalie.
On choisit la salle de l’Opéra comme la scène des prodiges. Cette salle immense et monumentale s’élevait alors dans la rue de Richelieu, à la place où une fontaine funéraire {p. 110}lave éternellement la trace du sang de l’infortuné duc de Berry, assassiné sous le vestibule de ce théâtre si peu de mois après cette fête. On devait, pour compléter l’enchantement de l’esprit par l’enchantement de tous les sens, représenter Athalie avec les chœurs, qui sont le cadre prophétique et musical du drame.
Tous les grands artistes de la France, musiciens, décorateurs, peintres, chorégraphes, exécutants, danseurs, danseuses, acteurs et actrices furent invités par le gouvernement à concourir, sous la direction poétique de Talma, à la dignité, à la splendeur, aux délices de cette représentation. C’était l’apothéose du siècle de Louis XIV sous l’apothéose de Racine. La France entière se pressa et se recueillit pour y assister.
XVI §
J’y étais. Une famille illustre par le génie autant que par la naissance m’avait jugé digne de contempler un tel spectacle, pour me donner l’émulation d’une gloire dont elle avait, dans sa bienveillance, le pressentiment pour {p. 111}ma jeunesse. J’entrai dans la salle comme je serais entré dans un siècle illuminé parmi les siècles pour se donner à lui-même en représentation éclatante dans la nuit des temps. Les gerbes de lumière, jaillissant des lustres, de la rampe, des candélabres, et répercutées par les diamants des femmes de la cour, m’éblouirent un moment comme d’une cécité lumineuse. La salle, dont le rideau était encore baissé, était pleine de spectateurs. Le parterre ondoyait, les galeries se mouvaient, les loges débordaient, comme des corbeilles trop pleines, de têtes et de fleurs.
La famille royale occupait, au milieu de la salle, en face de la scène, un amphithéâtre avancé comme un promontoire sur un océan. Les regards y cherchaient avec respect le roi, qui ressemblait, par sa coiffure et son costume, à l’apparition posthume d’un autre âge ; le comte d’Artois, son frère, protecteur de l’abbé Delille, ce lauréat de l’exil ; le duc d’Angoulême, le duc de Berry, ses fils, et la fille de Louis XVI, cette princesse plus tragique par ses malheurs que la tragédie à laquelle elle venait assister. Des symphonies sourdes et lointaines comme l’écho des cantiques d’un temple, {p. 112}sortant par les pores de l’édifice, remplissaient l’air d’un bourdonnement, harmonieux qui préparait l’âme à de mystiques sensations. Tout à coup le rideau de la scène se leva comme si le vent de l’inspiration céleste eût déchiré le voile du Temple.
XVII §
Le Temple apparut dans la lumière dorée dont je l’ai vu plus tard baigné, par un beau jour, sur la montagne dont le précipice est la vallée des Lamentations. On sait que le Temple n’était pas seulement la maison du Dieu Jéhova, mais l’habitation d’une foule innombrable de lévites, de prêtres, de pontifes, de prophètes, habitant, avec leurs familles consacrées, les immenses dépendances, portiques, cours, jardins, séminaires dont il était entouré. Ces jardins, ces cours, ces portiques, ces galeries, d’une architecture hébraïque et persane semblable au tombeau d’Absalon dans la vallée de Josaphat, avaient été fantastiquement imités ou inventés par l’artifice des décorateurs. Les regards, dépaysés par l’illusion, {p. 113}transportaient l’âme au milieu des pompes religieuses de Sion.
Un profond silence régnait dans la foule ; chacun se recueillait dans l’attente d’un drame déjà aussi réel qu’un événement. On se demandait en soi-même quelle serait la voix qui oserait s’élever sur cette scène en consonance avec cette grandeur et cette antiquité du spectacle. On se demandait surtout quelle serait la langue assez majestueuse, assez grave, assez prophétique, assez divine, pour proférer des paroles françaises dans ces portiques de David, d’Isaïe, de Jéhova. On s’alarmait d’avance de la dissonance qu’on allait entendre ; on craignait le premier accent, le premier vers des acteurs ; on ne se souvenait plus que Racine avait retrouvé un jour, pour écrire Athalie, les foudres d’Isaïe, les larmes de David, les illuminations du Sinaï.
Enfin Talma parut ; ou plutôt ce n’était plus Talma, c’était le sacerdoce hébraïque personnifié dans ce roi des sacrifices ; le chef à la fois politique et inspiré d’une théocratie souveraine, qui régnait, comme en Égypte, par la main des rois auxquels il intimait les ordres de Dieu. Son costume et sa physionomie {p. 114}le transfiguraient en prophète. Nulle pensée ne se pétrifiait aussi complètement sur les traits du visage que celle de Talma. Son visage devenait à volonté sa pensée.
Il était accompagné d’un guerrier hébreu, Abner, sous les traite de Lafon, son rivai de la scène. Lafon, qui avait le front noble, l’œil brave, le geste héroïque, l’accent martial, était très apte aux rôles de héros. Un peu plus grand que nature, il plaisait dans les sentiments surhumains ; il était l’art, Talma était la nature. Il était, de plus, un homme justement aimé et estimé pour son cœur. Ce fut lui seul qui, en parlant de l’âme et en pleurant des larmes sincères sur le cercueil de son rival Talma, arracha des larmes à cent mille spectateurs que les discours académiques des poètes et des orateurs avaient laissés froids.
XVIII §
L’acteur qui représentait Abner entrouvrit les lèvres après avoir promené un long regard de tristesse sur la solitude du temple. Il y avait toute une conjuration et toute une lamentation {p. 115}dans ce seul regard. Sa voix, concentrée comme celle du deuil sur un sépulcre, laissa tomber ces vers, qui étaient dans la mémoire de tout le monde et que tout le monde entendit pour la première fois.
Abner.
Oui, je viens dans son temple adorer l’Éternel ;Je viens, selon l’usage antique et solennel,Célébrer avec vous la fameuse journéeOù sur le mont Sina la loi nous fut donnée.Que les temps sont changés ! Sitôt que de ce jourLa trompette sacrée annonçait le retour,Du temple, orné partout de festons magnifiques,Le peuple saint en foule inondait les portiques,Et tous, devant l’autel avec ordre introduits,De leurs champs dans leurs mains portant les nouveaux fruits,Au Dieu de l’univers consacraient ces prémices.Les prêtres ne pouvaient suffire aux sacrifices.L’audace d’une femme, arrêtant ce concours,En des jours ténébreux a changé ces beaux jours.D’adorateurs zélés à peine un petit nombreOse des premiers temps nous retracer quelque ombre.
Il poursuivit, et il exposa dans cet entretien à demi-voix la situation religieuse et politique de Jérusalem et du peuple de Dieu sous la reine {p. 116}impie et usurpatrice qui occupait le trône de Juda.
Il y avait deux royaumes dans Israël : l’un composé de dix tribus et gouverné par Achab et sa femme Jézabel ; l’autre composé des tribus de Juda et de Benjamin seulement. Ce second royaume siégeait à Jérusalem, possesseur privilégié du Temple et gouverné par Joram, roi de Juda de la race légitime de David. Joram, par un mariage politique qui rétablissait la paix entre les deux États, avait épousé Athalie, fille d’Achab et de Jézabel. Athalie, princesse impérieuse et séduisante, avait dominé son mari Joram ; elle l’avait entraîné dans l’idolâtrie ; elle avait même obtenu de lui la tolérance du culte de Baal, dieu syrien, ennemi de Jéhova, à côté du temple de Jéhova. Joram était mort ; son fils Ochosias lui avait succédé. Athalie, sa mère et sa tutrice, régnait sous son nom. Ce malheureux roi, dans une visite qu’il alla faire au roi Achab, son aïeul, fut massacré par un nommé Jéhu, tribun ou prophète (c’était alors la même chose), qui avait eu mission des autres prophètes d’exterminer la race d’Achab. Jéhu avait fait jeter par les fenêtres du palais de Samarie Jézabel, femme d’Achab {p. 117}et mère d’Athalie. Il avait fait défendre d’ensevelir ses restes, et les avait fait dévorer par les chiens dans une vigne.
Athalie, pour venger son père et sa mère des cruautés des prophètes, avait fait immoler à son tour tous les enfants de son fils Ochosias, de peur que ces rejetons de la famille de David par Joram ne prévalussent un jour sur la maison d’Achab. Pendant ce massacre, une sœur d’Ochosias, qui vivait dans l’intérieur du temple, était parvenue à sauver un de ses neveux, le petit Joas, encore à la mamelle. On avait mal compté les cadavres en les jetant aux chiens. Joas, élevé dans l’ombre du temple par Josabeth sous un autre nom, n’était connu que d’elle et du grand-prêtre Joad.
Voilà toute l’exposition faite en vers si épiques par Joad au guerrier Abner. Il ne lui révèle pas encore cependant l’existence de l’enfant ; il se contente de le sonder artificieusement, et de le préparer à la défection de la cause d’Athalie par le murmure. Abner n’y paraît que trop disposé de lui-même ; il parle déjà d’Athalie en traître plutôt qu’en serviteur. Il révèle à Joad les inimitiés secrètes de cette reine contre lui.
Joad.
{p. 118}D’où vous vient aujourd’hui ce noir pressentiment ?Abner.
Pensez-vous être saint et juste impunément ?Dès longtemps elle hait cette fermeté rareQui rehausse en Joad l’éclat de la tiare ;Dès longtemps votre amour pour la religionEst traité de révolte et de sédition.Du mérite éclatant cette reine jalouseHait surtout Josabeth, votre fidèle épouse.Si du grand-prêtre Aaron Joad est successeur,De notre dernier roi Josabeth est la sœur.Mathan, d’ailleurs, Mathan, ce prêtre sacrilège,Plus méchant qu’Athalie, à toute heure l’assiège ;Mathan, de nos autels infâme déserteur,Et de toute vertu zélé persécuteur.C’est peu que, le front ceint d’une mitre étrangère,Ce lévite à Baal prête son ministère ;Ce temple l’importune, et son impiétéVoudrait anéantir le Dieu qu’il a quitté.Pour vous perdre il n’est point de ressorts qu’il n’invente ;Quelquefois il vous plaint, souvent même il vous vante.Il affecte pour vous une fausse douceur,Et par là, de son fiel colorant la noirceur,Tantôt à cette peine il vous peint redoutable,Tantôt, voyant pour l’or sa soif insatiable,{p. 119}Il lui feint qu’en un lieu, que vous seul connaissez,Vous cachez des trésors par David amassés.Enfin, depuis deux jours, la superbe AthalieDans un sombre chagrin paraît ensevelie.Je l’observais hier, et je voyais ses yeuxLancer sur le lieu saint des regards furieux ;Comme si dans le fond de ce vaste édificeDieu cachait un vengeur armé pour son supplice.Croyez-moi ; plus j’y pense et moins je puis douterQue sur vous son courroux ne soit prêt d’éclater,Et que de Jézabel la fille sanguinaireNe vienne attaquer Dieu jusqu’en son sanctuaire.
Ces confidences d’Abner amènent ces vers, restés monuments de parole, dans la bouche du grand-prêtre.
Celui qui met un frein à la fureur des flotsSait aussi des méchants arrêter les complots.Soumis avec respect à sa volonté sainte,Je crains Dieu, cher Abner, et n’ai point d’autre crainte.Cependant je rends grâce au zèle officieuxQui sur tous mes périls vous fait ouvrir les yeux.Je vois que l’injustice en secret vous irrite,Que vous avez encor le cœur israélite.Le Ciel en soit béni !… Mais ce secret courroux,Cette oisive vertu, vous en contentez-vous ?La foi qui n’agit point, est-ce une foi sincère ?{p. 120}Huit ans déjà passés, une impie étrangèreDu sceptre de David usurpe tous les droits,Se baigne impunément dans le sang de nos rois,Des enfants de son fils détestable homicide,Et même contre Dieu lève son bras perfide ;Et vous, l’un des soutiens de ce tremblant État,Vous, nourri dans les camps du saint roi Josaphat,Qui sous son fils Joram commandiez nos armées,Qui rassurâtes seul nos villes alarméesLorsque d’Ochosias le trépas imprévuDispersa tout son camp à l’aspect de Jéhu :« Je crains Dieu, dites-vous, sa vérité me touche ! »Voici comme ce Dieu vous répond par ma bouche :« Du zèle de ma loi que sert de vous parer ?Par de stériles vœux pensez-vous m’honorer ?Quel fruit me revient-il de tous vos sacrifices ?Ai-je besoin du sang des boucs et des génisses ?Le sang de vos rois crie, et n’est point écouté.Rompez, rompez tout pacte avec l’impiété ;Du milieu de mon peuple exterminez les crimes,Et vous viendrez alors m’immoler vos victimes. »
La scène continue ; le secret de l’existence d’un roi légitime, à peine retenu sur les lèvres du grand-prêtre, se laisse percer par Abner. Ce guerrier s’éloigne, la défection déjà dans le cœur.
{p. 121}Josabeth, qui a sauvé et nourri de son lait le fils d’Ochosias sous le nom d’Éliacin, paraît à la place d’Abner sur la scène ; le grand-prêtre lui dit que l’heure est venue de déclarer le rang de l’orphelin aux lévites rassemblés par ses soins pour restaurer par les armes ce jeune prince.
Josabeth s’alarme comme une mère ; elle rappelle au grand-prêtre, son époux, combien lui a coûté le salut de cet enfant. Ni Homère, ni Virgile ne donnent à Hécube et à Andromaque des accents si maternels et si épiques.
Hélas ! l’état horrible où le Ciel me l’offritRevient à tout moment effrayer mon esprit.De princes égorgés la chambre était remplie ;Un poignard à la main, l’implacable AthalieAu carnage animait ses barbares soldats,Et poursuivait le cours de ses assassinats.Joas, laissé pour mort, frappa soudain ma vue.Je me figure encor sa nourrice éperdue,Qui devant les bourreaux s’était jetée en vain,Et, faible, le tenait renversé sur son sein.Je le pris tout sanglant. En baignant son visage,Mes pleurs du sentiment lui rendirent l’usage ;Et, soit frayeur encore ou pour me caresser,De ses bras innocents je me sentis presser…{p. 122}Grand Dieu ! que mon amour ne lui soit point funeste !Du fidèle David c’est le précieux reste :Nourri dans ta maison en l’amour de ta loi,Il ne connaît encor d’autre père que toi.Sur le point d’attaquer une reine homicide,À l’aspect du péril si ma foi s’intimide,Si la chair et le sang, se troublant aujourd’hui,Ont trop de part aux pleurs que je répands pour lui,Conserve l’héritier de tes saintes promesses,Et ne punis que moi de toutes mes faiblesses !Joad.
Vos larmes, Josabeth, n’ont rien de criminel ;Mais Dieu veut qu’on espère en son soin paternel.Il ne recherche point, aveugle en sa colère,Sur le fils qui le craint l’impiété du père.Tout ce qui reste encor de fidèles HébreuxLui viendront aujourd’hui renouveler leurs vœux.Autant que de David la race est respectée,Autant de Jézabel la fille est détestée.Joas les touchera par sa noble pudeurOù semble de son rang reluire la splendeur ;Et Dieu, par sa voix même appuyant notre exemple,De plus près à leur cœur parlera dans son temple.Deux infidèles rois tour à tour l’ont bravé :Il faut que sur le trône un roi soit élevéQui se souvienne un jour qu’au rang de ses ancêtresDieu l’a fait remonter par la main de ses prêtres,{p. 123}L’a tiré par leur main de l’oubli du tombeau,Et de David éteint rallumé le flambeau…Grand Dieu ! si tu prévois qu’indigne de sa race,Il doive de David abandonner la trace,Qu’il soit comme le fruit en naissant arrachéOu qu’un souffle ennemi dans sa fleur a séché !Mais si ce même enfant, à tes ordres docile,Doit être à tes desseins un instrument utile,Fais qu’au juste héritier le sceptre soit remis !Livre en mes faibles mains ses puissants ennemis !Confonds dans ses conseils une reine cruelle !Daigne, daigne, mon Dieu ! sur Mathan et sur elleRépandre cet esprit d’imprudence et d’erreur,De la chute des rois funeste avant-coureur !…
La voix de Talma, dans ces derniers vers, grondait, comme le destin des rois, derrière le mystère des révolutions prochaines. Il sortit de la scène comme le prophète des calamités royales.
L’acte était fini ; des chœurs mélodieux remplirent l’entracte ; mais les chœurs, il faut en convenir, bien qu’immensément loués par les rhéteurs sur parole, n’étaient ni à la hauteur du temple de Sion, ni à la hauteur des grands lyriques sacrés ou profanes. Racine s’était trop {p. 124}épuisé de génie dans ce premier acte pour se retrouver, dans le chœur, égal à lui-même. Cependant, comme la musique emportait les paroles sur l’aile des mélodies, l’effet de ce chœur répandait un parfum de recueillement, d’espérance et de prière dans la salle. L’Opéra n’était plus un théâtre ; c’était un sanctuaire : Racine et Talma l’avaient purifié.
XIX §
Le second acte s’ouvrit sous ces impressions. Personne n’avait ni parlé ni respiré entre ces deux actes. La grandeur de la scène, la majesté du pontificat, l’intervention divine pressentie dans le grand-prêtre, la divinité surtout de la langue des vers dont la perfection faisait oublier le rythme pour ne penser qu’au sens, enfin la voix et la prononciation de Talma, qui résumait dans son accent tous les échos souterrains ou célestes du Temple, suspendaient la vie des auditeurs. La présence du roi et des princes, cette autre maison de Juda pour la France restaurée, et restaurant avec elle la religion et la poésie de Louis XIV, ajoutait à la puissance {p. 125}de l’impression quelque chose de tendre, d’antique, de miraculeux.
À la première scène, des femmes et un enfant éperdus s’élancent des profondeurs du temple sur la scène : c’est Josabeth, la nourrice de Joas sauvé, les femmes et les filles des lévites, et Zacharie, fils de Josabeth, élevé avec Joas dans le temple, mais ne connaissant encore ni le vrai nom ni le rang de son frère de lait. Zacharie annonce à sa mère la présence inattendue et sacrilège d’Athalie dans le temple.
Zacharie.
Dans un des parvis aux hommes réservé,Cette femme superbe entre, le front levé,Et se préparait même à passer les limitesDe l’enceinte sacrée, ouverte aux seuls lévites.Le peuple s’épouvante et fuit de toutes parts.Mon père… Ah ! quel courroux animait ses regards !Moïse à Pharaon parut moins formidable.« Reine, sors, a-t-il dit, de ce lieu redoutable,D’où te bannit ton sexe et ton impiété.Viens-tu du Dieu vivant braver la majesté ? »La reine, alors sur lui jetant un œil farouche,Pour blasphémer sans doute ouvrait déjà la bouche.J’ignore si de Dieu l’ange se dévoilantEst venu lui montrer un glaive étincelant ;{p. 126}Mais sa langue en sa bouche à l’instant s’est glacée,Et toute son audace a paru terrassée.Ses yeux, comme effrayés, n’osaient se détourner ;Surtout Éliacin paraissait l’étonner.Josabeth.
Quoi donc ! Éliacin a paru devant elle ?
Athalie, suivie de son général Abner, paraît ; elle révèle en une langue digne de Corneille sa politique ; mais le remords l’agite sous la figure de ses songes.
C’était pendant l’horreur d’une profonde nuit ;Ma mère Jézabel devant moi s’est montrée,Comme au jour de sa mort pompeusement parée ;Ses malheurs n’avaient point abattu sa fierté ;Même elle avait encor cet éclat emprunté.« Tremble, m’a-t-elle dit, fille digne de moi ;Le cruel Dieu des Juifs l’emporte aussi sur toi.Je te plains de tomber dans ses mains redoutables,Ma fille. » En achevant ces mots épouvantables,Son ombre vers mon lit a paru se baisser ;Et moi, je lui tendais les mains pour l’embrasser…Mais je n’ai plus trouvé qu’un horrible mélangeD’os et de chair meurtris, et traînés dans la fange,{p. 127}Des lambeaux pleins de sang, et des membres affreux,Que des chiens dévorants se disputaient entre eux.Abner.
Grand Dieu !Athalie.
Dans ce désordre à mes yeux se présenteUn jeune enfant couvert d’une robe éclatante,Tels qu’on voit des Hébreux les prêtres revêtus.Sa vue a ranimé mes esprits abattus ;Mais lorsque, revenant de mon trouble funeste,J’admirais sa douceur, son air noble et modeste,J’ai senti tout à coup un homicide acierQue le traître en mon sein a plongé tout entier…De tant d’objets divers le bizarre assemblagePeut-être du hasard vous paraît un ouvrage.Moi-même, quelque temps honteuse de ma peur,Je l’ai pris pour l’effet d’une sombre vapeur ;Mais de ce souvenir mon âme possédéeÀ deux fois, en dormant, revu la même idée.Deux fois mes tristes yeux se sont vu retracerCe même enfant, toujours tout prêt à me percer.Lasse enfin des horreurs dont j’étais poursuivie,J’allais prier Baal de veiller sur ma vie,Et chercher du repos au pied de ses autels…Que ne peut la frayeur sur l’esprit des mortels !Dans le temple des Juifs un instinct m’a poussée,{p. 128}Et d’apaiser leur Dieu j’ai conçu la pensée ;J’ai cru que des présents calmeraient son courroux,Que ce Dieu, quel qu’il soit, en deviendrait plus doux.Pontife de Baal, excusez ma faiblesse.J’entre : le peuple fuit, le sacrifice cesse ;Le grand-prêtre vers moi s’avance avec fureur.Pendant qu’il me parlait, ô surprise ! ô terreur !J’ai vu ce même enfant dont je suis menacée,Tel qu’un songe effrayant l’a peint à ma pensée.Je l’ai vu : son même air, son même habit de lin,Sa démarche, ses yeux, et tous ses traits enfin ;C’est lui-même. Il marchait à côté du grand-prêtre ;Mais bientôt à ma vue on l’a fait disparaître.Voilà quel trouble ici m’oblige à m’arrêter,Et sur quoi j’ai voulu tous deux vous consulter...
La scène qui suit, une des plus tragiques et des plus naïves en même temps qui soit sur aucun théâtre, place face à face Athalie et l’enfant vengeur encore inconnu de David. Il faut remonter à la Bible des patriarches et aux scènes entre Joseph enfant et ses frères pour retrouver de tels accents. Cette scène ne peut s’analyser ; il faut la lire tout entière.
Athalie.
Ô ciel ! plus j’examine, et plus je le regarde !…C’est lui !… D’horreur encor tous mes sens sont saisis…{p. 129}(Montrant Joas.)Épouse de Joad, est-ce là votre fils ?Josabeth.
Qui, lui, madame ?Athalie.
Lui ?Josabeth.
Je ne suis point sa mère.(Montrant Zacharie.)Voilà mon fils.Athalie , à Joas.
Et vous, quel est donc votre père ?Jeune enfant, répondez.Josabeth.
Le Ciel jusque aujourd’hui...Athalie.
Pourquoi vous pressez-vous de répondre pour lui ?C’est à lui de parler.Josabeth.
Dans un âge si tendre,Quel éclaircissement en pouvez-vous attendre ?Athalie.
{p. 130}Cet âge est innocent ; son ingénuitéN’altère point encor la simple vérité.Laissez-le s’expliquer sur tout ce qui le touche.Josabeth, tout bas.
Daigne mettre, grand Dieu ! ta sagesse en sa bouche !Athalie.
Comment vous nommez-vous !Joas.
J’ai nom Éliacin.Athalie.
Votre père ?Joas.
Je suis, dit-on, un orphelin,Entre les bras de Dieu jeté dès ma naissance,Et qui de mes parents n’eus jamais connaissance.Athalie.
Vous êtes sans parents ?Joas.
Ils m’ont abandonné.Athalie.
{p. 131}Comment ! et depuis quand ?Joas.
Depuis que je suis né.Athalie.
Ne sait-on pas au moins quel pays est le vôtre ?Joas.
Ce temple est mon pays ; je n’en connais point d’autre.Athalie.
Où dit-on que le sort vous a fait rencontrer ?Joas.
Parmi des loups cruels prêts à me dévorer.Athalie.
Qui vous mit dans ce temple ?Joas.
Une femme inconnue,Qui ne dit point son nom, et qu’on n’a point revue.Athalie.
Mais de vos premiers ans quelles mains ont pris soin ?Joas.
{p. 132}Dieu laissa-t-il jamais, ses enfants au besoin ?Aux petits des oiseaux il donne leur pâture,Et sa bonté s’étend sur toute la nature.Tous les jours je l’invoque ; et, d’un soin paternel,Il me nourrit des dons offerts sur son autel.Athalie.
Quel prodige nouveau me trouble et m’embarrasse !La douceur de sa voix, son enfance, sa grâceFont insensiblement à mon inimitiéSuccéder… Je serais sensible à la pitié !Abner.
Madame, voilà donc cet ennemi terrible ?De vos songes menteurs l’imposture est visible,À moins que la pitié, qui semble vous troubler,Ne soit ce coup fatal qui vous faisait trembler.Athalie, à Joas et à Josabeth.
Vous sortez ?Josabeth.
Vous avez entendu sa fortune.Sa présence à la fin pourrait être importune.Athalie, à Joas.
Non ; revenez… Quel est tous les jours votre emploi ?Joas.
{p. 133}J’adore le Seigneur ; on m’explique sa loi ;Dans son livre divin on m’apprend à la lire,Et déjà de ma main je commence à l’écrire.Athalie.
Que vous dit cette loi ?Joas.
Que Dieu veut être aimé ;Qu’il venge tôt ou tard son saint nom blasphémé ;Qu’il est le défenseur de l’orphelin timide ;Qu’il résiste au superbe et punit l’homicide.Athalie.
J’entends. Mais tout ce peuple enfermé dans ce lieu,À quoi s’occupe-t-il ?Joas.
Il loue, il bénit Dieu.Athalie.
Dieu veut-il qu’à toute heure on prie, on le contemple ?Joas.
Tout profane exercice est banni de son temple.Athalie.
Quels sont donc vos plaisirs ?Joas.
{p. 134}Quelquefois à l’autelJe présente au grand-prêtre ou l’encens ou le sel ;J’entends chanter de Dieu les grandeurs infinies ;Je vois l’ordre pompeux de ces cérémonies.Athalie.
Hé quoi ! vous n’avez point de passe-temps plus doux ?Je plains le triste sort d’un enfant tel que vous !Venez dans mon palais, vous y verrez ma gloire.Joas.
Moi ! des bienfaits de Dieu je perdrais la mémoire ?Athalie.
Non, je ne vous veux pas contraindre à l’oublier.Joas.
Vous ne le priez point.Athalie.
Vous pourrez le prier.Joas.
Je verrais cependant en invoquer un autre.Athalie.
J’ai mon dieu que je sers ; vous servirez le vôtre ;Ce sont deux puissants dieux.Joas.
Il faut craindre le mien ;{p. 135}Lui seul est Dieu, Madame, et le vôtre n’est rien.Athalie.
Les plaisirs près de moi vous chercheront en foule.Joas.
Le bonheur des méchants comme un torrent s’écoule.Athalie.
Ces méchants, qui sont-ils ?Josabeth.
Eh, Madame ! ExcusezUn enfant.Athalie, à Josabeth.
J’aime à voir comme vous l’instruisez…Enfin, Éliacin, vous avez su me plaire ;Vous n’êtes point sans doute un enfant ordinaire.Vous voyez, je suis reine, et n’ai point d’héritier.Laissez là cet habit, quittez ce vil métier ;Je veux vous faire part de toutes mes richesses.Essayez, dès ce jour, l’effet de mes promesses.À ma table, partout à mes côtés assis,{p. 136}Je prétends vous traiter comme mon propre fils.Joas.
Comme votre fils !Athalie.
Oui… Vous vous taisez ?Joas.
Quel pèreJe quitterais ! Et pour...Athalie.
Hé bien ?Joas.
Pour quelle mère !
On conçoit la fureur d’Athalie à cette réponse ; elle se retire pour aller préparer la vengeance contre les chefs lévites instigateurs de ce dangereux enfant. Le chœur, cette fois, fait partie lyrique du drame ; il chante, dans des strophes enfantines et pieuses, les bonheurs de l’innocence, la protection de Dieu sur les siens, sa vengeance sur ses ennemis. Racine s’y {p. 137}rapproche, autant que les temps et la langue le permettent, de la componction de David. Il est véritablement le David chrétien.
XX §
Au troisième acte, le ministre d’Athalie, Mathan, vient pour arracher du temple l’enfant, terreur de la reine. Il dévoile à son confident les voies par lesquelles il est parvenu au pouvoir. Racine ici fait parler Machiavel dans la langue de Tacite. Écoutez, vous qui connaissez les ambitieux de cour ou de popularité ; est-ce Séjan qui parle ?
Qu’est-il besoin, Nabal, qu’à tes yeux je rappelleDe Joad et de moi la fameuse querelle,Quand j’osai contre lui disputer l’encensoir ;Mes brigues, mes combats, mes pleurs, mon désespoir ?Vaincu par lui, j’entrai dans une autre carrière,Et mon âme à la cour s’attacha tout entière.J’approchai par degrés de l’oreille des rois,Et bientôt en oracle on érigea ma voix.J’étudiai leur cœur, je flattai leurs caprices ;Je leur semai de fleurs le bord des précipices ;Près de leurs passions rien ne me fut sacré ;{p. 138}De mesure et de poids je changeais à leur gré.Autant que de Joad l’inflexible rudesseDe leur superbe oreille offensait la mollesse,Autant je les charmais par ma dextérité,Dérobant à leurs yeux la triste vérité,Prêtant à leurs fureurs des couleurs favorables,Et prodigue surtout du sang des misérables.Enfin au dieu nouveau qu’elle avait introduitPar les mains d’Athalie un temple fut construit.Jérusalem pleura de se voir profanée ;Des enfants de Lévi la troupe consternéeEn poussa vers le Ciel des hurlements affreux.Moi seul, donnant l’exemple aux timides Hébreux,Déserteur de leur loi, j’approuvai l’entreprise,Et par là de Baal méritai la prêtrise.Par là je me rendis terrible à mon rival ;Je ceignis la tiare, et marchai son égal.Toutefois, je l’avoue, en ce comble de gloire,Du Dieu que j’ai quitté l’importune mémoireJette encore en mon âme un reste de terreur,Et c’est ce qui redouble, et nourrit ma fureur.Heureux si, sur son temple achevant ma vengeance,Je puis convaincre enfin sa haine d’impuissance,Et, parmi les débris, le ravage et les morts,À force d’attentats perdre tous mes remords !…Mais voici Josabeth.
{p. 139}Josabeth refuse Éliacin à Athalie ; le grand-prêtre, à sa vue, laisse éclater sa colère en imprécations célestes. Il rejette tous les secours humains que la faiblesse maternelle de Josabeth lui suggère pour sauver l’enfant. Il passe en revue les femmes, les vieillards, les lévites. L’inspiration le saisit à la vue de cette faiblesse derrière laquelle il voit tout à coup la force de Dieu. Ici Talma se transfigura véritablement en prophète ; on crut voir la lueur divine se répandre comme une losange de foudre sur les traits de son visage et jusque sur les plis de ses draperies.
Joad.
Voilà donc quels vengeurs s’arment pour ta querelle :Des prêtres, des enfants, ô Sagesse éternelle !Mais, si tu les soutiens, qui peut les ébranler ?Du tombeau, quand tu veux, tu sais nous rappeler ;Tu frappes et guéris, tu perds et ressuscites.Ils ne s’assurent point en leurs propres mérites,Mais en ton nom sur eux invoqué tant de fois,En tes serments, jurés au plus saint de leurs rois,En ce temple où tu fais ta demeure sacrée,Et qui doit du soleil égaler la durée !…Mais d’où vient que mon cœur frémit d’un saint effroi ?{p. 140}Est-ce l’esprit divin qui s’empare de moi ?C’est lui-même. Il m’échauffe, il parle ; mes yeux s’ouvrent,Et les siècles obscurs devant moi se découvrent…Lévites, de vos sons prêtez-moi les accords,Et de ses mouvements secondez les transports.Le chœur chante au son de toute la symphonie des instruments.
Que du Seigneur la voix se fasse entendre,Et qu’à nos cœurs son oracle divinSoit ce qu’à l’herbe tendreEst, au printemps, la fraîcheur du matin !Joad.
Cieux ! écoutez ma voix ; terre ! prête l’oreille.Ne dis plus, ô Jacob, que ton Seigneur sommeille !Pécheurs, disparaissez : le Seigneur se réveille.(Ici commence la symphonie, et Joad aussitôt reprend la parole.)Comment en un plomb vil l’or pur s’est-il changé ?Quel est dans le lieu saint ce pontife égorgé ?Pleure, Jérusalem ! pleure, cité perfide !Des prophètes divins malheureuse homicide !De son amour pour toi ton Dieu s’est dépouillé ;Ton encens à ses yeux est un encens souillé !Où menez-vous ces enfants et ces femmes ?Le Seigneur a détruit la reine des cités :Ses prêtres sont captifs, ses rois sont rejetés ;{p. 141}Dieu ne veut plus qu’on vienne à ses solennités.Temple ! renverse-toi ; cèdres ! jetez des flammes.Jérusalem, objet de ma douleur,Quelle main en un jour t’a ravi tous tes charmes ?Qui changera mes yeux en deux sources de larmesPour pleurer ton malheur ?Azarias.
Ô saint temple !Josabeth.
Ô David !Le chœur.
Dieu de Sion ! Rappelle,Rappelle en sa faveur tes antiques bontés.(La symphonie recommence encore ; et Joad, un moment après, l’interrompt.)Joad.
Quelle Jérusalem nouvelleSort du fond du désert, brillante de clartés,Et porte sur le front une marque immortelle ?Peuples de la terre, chantez.Jérusalem renaît plus charmante et plus belle !D’où lui viennent, de tous côtés,Ces enfants qu’en son sein elle n’a point portés ?Lève, Jérusalem, lève ta tête altière ;{p. 142}Regarde tous ces rois de ta gloire étonnés !Les rois des nations, devant toi prosternés,De tes pieds baisent la poussière ;Les peuples à l’envi marchent à ta lumière.Heureux qui pour Sion d’une sainte ferveurSentira son âme embrasée !Cieux, répandez votre rosée,Et que la terre enfante son Sauveur !
L’acte finit au milieu du chant des chœurs agités de terreur et d’espérance. L’inspiration d’en haut est restée sur la scène avec l’esprit et la voix de Talma.
XXI §
La plus belle scène du quatrième acte est celle où le grand-prêtre, avant de couronner Joas dans le temple, sonde l’esprit de l’enfant, et lui enseigne, dans un langage bien hardi devant Louis XIV, les devoirs des rois devant Dieu et devant leur peuple. Ici c’est l’esprit de vérité et de liberté qui soulève le poète et qui lui fait braver le despotisme d’un prince égoïste et impérieux. Nous pensons que cette scène fut pour davantage dans la rancune cachée de {p. 143}Louis XIV et dans la mort de Racine que son obscur Mémoire sur quelques vices de l’administration, écrit par lui pour complaire à Mme de Maintenon.
Jugez-en !
Ô mon fils, de ce nom j’ose encor vous nommer,Souffrez cette tendresse, et pardonnez aux larmesQue m’arrachent pour vous de trop justes alarmes.Loin du trône nourri, de ce fatal honneur,Hélas ! vous ignorez le charme empoisonneur ;De l’absolu pouvoir vous ignorez l’ivresse,Et des lâches flatteurs la voix enchanteresse.Bientôt ils vous diront que les plus saintes lois,Maîtresses du vil peuple, obéissent aux rois ;Qu’un roi n’a d’autre frein que sa volonté même ;Qu’il doit immoler tout à sa grandeur suprême ;Qu’aux larmes, au travail, le peuple est condamné,Et d’un sceptre de fer veut être gouverné ;Que, s’il n’est opprimé, tôt ou tard il opprime.Ainsi, de piège en piège et d’abîme en abîme,Corrompant de vos mœurs l’aimable pureté,Ils vous feront enfin haïr la vérité,Vous peindront la vertu sous une affreuse image.Hélas ! ils ont des rois égaré le plus sage.
Promettez sur ce livre, et devant ces témoins,Que Dieu fera toujours le premier de vos soins ;{p. 144}Que, sévère aux méchants, et des bons le refuge,Entre le pauvre et vous vous prendrez Dieu pour juge,Vous souvenant, mon fils, que, caché sous ce lin,Comme eux vous fûtes pauvre et comme eux orphelin.……………………………………………………………………………………………………………………
Après ces paroles il révèle sa naissance à l’enfant et le proclame roi dans un sublime discours aux lévites.
Le chœur se mêle à un transport des deux tribus.Une voix , seule.
Triste reste de nos rois,Chère et dernière fleur d’une tige si belle,Hélas ! sous le couteau d’une mère cruelleTe verrons-nous tomber une seconde fois ?Prince aimable, dis-nous si quelque ange au berceauContre tes assassins prit soin de te défendre,Ou si dans la nuit du tombeauLa voix du Dieu vivant a ranimé ta cendre ?
Tout finit au milieu des larmes des femmes, des frissons des enfants, des acclamations des lévites. Le nœud se resserre, et Dieu seul peut le dénouer. L’intervention divine apparaît au {p. 145}cinquième acte par un miracle de zèle dans Joad, de fidélité dans les tribus de Juda et de Benjamin.
XXII §
Au moment où l’enfant, placé sur son trône, est salué roi par l’acclamation des lévites, Athalie entre avec ses troupes, le rideau du temple se déchire ; elle voit l’enfant, son successeur, couronné.
Joad.
Paraissez, cher enfant, digne sang de nos rois !Connais-tu l’héritier du plus saint des monarques,Reine ? De ton poignard connais du moins ces marques.Voilà ton roi, ton fils, le fils d’Ochosias.Peuples, et vous, Abner, reconnaissez Joas.Abner.
Ciel !Athalie, à Joas.
Perfide !Joad.
Vois-tu cette Juive fidèleDont tu sais bien qu’alors il suçait la mamelle ?Il fut par Josabeth à ta rage enlevé ;{p. 146}Ce temple le reçut et Dieu l’a conservé.Des trésors de David voilà ce qui me reste.Athalie.
Ta fourbe à cet enfant, traître, sera funeste.D’un fantôme odieux, soldats, délivrez-moi !Joad.
Soldats du Dieu vivant, défendez votre roi.(Le fond du théâtre s’ouvre : on voit le dedans du temple, et les lévites armés entrent de tous côtés sur la scène.)Athalie.
Où suis-je ? Ô trahison ! ô reine infortunée !D’armes et d’ennemis je suis environnée !Joad.
Tes yeux cherchent en vain, tu ne peux échapper,Et Dieu de toutes parts a su t’envelopper,Ce Dieu que tu bravais en nos mains t’a livrée :Rends-lui compte du sang dont tu t’es enivrée.Athalie.
Quoi ! la peur a glacé mes indignes soldats !Lâche Abner, dans quel piège as-tu conduit mes pas ?Abner.
Reine, Dieu m’est témoin...Athalie.
{p. 147}Laisse là ton Dieu, traître,Et venge-moi.Abner , se jetant aux pieds de Joas.
Sur qui ? Sur Joas ! sur mon maître !
C’en est fait à ce mot ; l’épée d’Athalie s’est brisée dans sa main.
Dieu des Juifs, tu l’emportes !
Elle exhale sa fureur impuissante en imprécations et meurt derrière la scène, sous le glaive des lévites.
L’impitoyable grand-prêtre s’adresse à Joas, dont il va gouverner l’enfance :
Apprenez, roi des Juifs, et n’oubliez jamaisQue les rois dans le ciel ont un juge sévère,L’innocent un vengeur et l’orphelin un père.
Le rideau tombe, et Dieu reste présent dans sa toute-puissance, dans sa providence, dans sa bonté, dans sa vengeance, à l’âme des spectateurs édifiés par le poète sacré et transportés d’un théâtre profane dans le sanctuaire de la {p. 148}Divinité. Les applaudissements succèdent lentement au silence transi du cœur et se partagent entre la Bible, Racine et le grand interprète qui vient de leur prêter sa voix.
Après ce jour, Talma ne grandit plus. Il parut rester aussi grand, mais stationnaire, comme un astre à son apogée.
La mort le cueillit avant son déclin.
XXIII §
Quant à Racine, son sort fut celui de tous les hommes plus grands que leur siècle par leur génie.
Croirait-on aujourd’hui que la faible idylle d’Esther fut préférée à la plus auguste des tragédies saintes, et qu’après une ou deux représentations à Versailles, devant Louis XIV et sa cour, on la laissa ensevelie pendant soixante ans dans l’oubli ? Le poète qui avait concentré dans cette œuvre toute sa foi dans sa religion, tout son zèle pour le roi, tout son génie dramatique et toutes ses splendeurs lyriques, fut accablé par le dédain de la cour, par les moqueries de la critique, par l’indifférence du {p. 149}roi. Racine ne protesta pas ; à quoi bon ? Il renonça pour jamais aux vers, juste vengeance d’un temps assez corrompu par le génie enflé des Espagnols, pour ne pas comprendre le génie biblique ! Le poète brisa sa plume.
Mais en cessant d’être poète, il resta malheureusement courtisan. Froidement reçu par le roi, à qui les leçons du grand-prêtre avaient paru renfermer quelques allusions irrévérencieuses à sa royale divinité, Racine s’attacha de plus en plus à madame de Maintenon. Il voulait faire de madame de Maintenon son bouclier contre deux soupçons qui le rendaient suspect à Louis XIV : le soupçon d’avoir introduit la satire dans la parole de Dieu par le discours du grand-prêtre dans Athalie, et le soupçon de dévouement secret aux jansénistes de Port-Royal, ce nid d’hérésie. Les plus beaux chants n’étaient, aux yeux du roi, que des séductions à l’erreur ou à la liberté d’esprit.
Ce bouclier était mal choisi dans le cœur de madame de Maintenon, qui n’avait couvert ni Fénelon, ni madame Guyon, ni aucun de ses amis, du moment que son crédit pouvait être compromis par ses amitiés. Elle avait l’amitié agréable, mais périlleuse ; tout ce qui {p. 150}s’y fiait était, tôt ou tard, déçu ; le roi lui-même, sur son lit de mort, n’échappa pas à cette loi commune : dès qu’il fut dans un état désespéré, elle le quitta pour Dieu.
XXIV §
On a révoqué en doute la cause de la mort prématurée de Racine et l’ingratitude de madame de Maintenon. Son propre fils, le second Racine, ne laisse aucun doute à cet égard dans le récit qu’il fait des derniers moments de son père.
« Racine était déjà abattu par le mauvais succès d’Athalie. Il aimait la gloire présente, et il ne savait pas l’attendre. Sa sensibilité, dit son fils, abrégea ses jours. Il était d’ailleurs naturellement mélancolique, et s’entretenait plus longtemps des sujets capables de le chagriner que des sujets propres à le réjouir. Il avait ce caractère que se donne Cicéron dans une de ses lettres, plus porté à craindre les événements malheureux qu’à espérer d’heureux succès : Semper magis adversos rerum exitus metuens quam sperans secundos. L’événement {p. 151}que je vais rapporter le frappa trop vivement, et lui fit voir comme présent un malheur qui était fort éloigné. Les marques d’attention de la part du roi, dont il fut honoré pendant sa dernière maladie, durent bien le convaincre qu’il avait toujours le bonheur de plaire à ce prince. Il s’était cependant persuadé que tout était changé pour lui, et n’eut, pour le croire, d’autre sujet que ce qu’on va lire.
« Madame de Maintenon, qui avait pour lui une estime particulière, ne pouvait le voir trop souvent, et se plaisait à l’entendre parler de différentes matières, parce qu’il était propre à parler de tout. Elle l’entretenait un jour de la misère du peuple ; il répondit qu’elle était une suite ordinaire des longues guerres, mais qu’elle pourrait être soulagée par ceux qui étaient dans les premières places si on avait soin de la leur faire connaître. Il s’anima sur cette réflexion ; et comme, dans les sujets qui l’animaient, il entrait dans cet enthousiasme dont j’ai parlé, qui lui inspirait une éloquence agréable, il charma madame de Maintenon, qui lui dit que, puisqu’il faisait des observations si justes sur-le-champ, il devait les méditer encore, et les lui donner par écrit, bien assuré {p. 152}que l’écrit ne sortirait pas de ses mains. Il accepta malheureusement la proposition, non par une complaisance de courtisan, mais parce qu’il conçut l’espérance d’être utile au public. Il remit à madame de Maintenon un Mémoire aussi solidement raisonné que bien écrit. Elle le lisait un jour, lorsque le roi, entrant chez elle, le prit, et, après en avoir parcouru quelques lignes, lui demanda avec vivacité quel en était l’auteur. Elle répondit qu’elle avait promis le secret. Elle fit une résistance inutile ; le roi expliqua sa volonté en termes si précis qu’il fallut obéir. L’auteur fut nommé.
« Le roi, en louant son zèle, parut désapprouver qu’un homme de lettres se mêlât de choses qui ne le regardaient pas. Il ajouta même, non sans quelque air de mécontentement : “Parce qu’il sait faire parfaitement des vers, croit-il tout savoir ? Et parce qu’il est grand poète, veut-il être ministre ? ” Si le roi eût pu prévoir l’impression que firent ces paroles, il ne les eût point dites ; mais il ne pouvait soupçonner que ces paroles tomberaient sur un cœur si sensible.
« Madame de Maintenon, qui fit instruire l’auteur du Mémoire de ce qui s’était passé, {p. 153}lui fit dire en même temps de ne la pas venir voir jusqu’à nouvel ordre. Cette nouvelle le frappa vivement. Il craignit d’avoir déplu à un prince dont il avait reçu tant de marques de bonté. Il ne s’occupa plus que d’idées tristes, et, quelque temps après, il fut attaqué d’une fièvre assez violente.
« Hélas ! Madame, écrivait-il à celle qui l’avait provoqué, puis abandonné, je vous avoue que, quand je faisais chanter devant vous dans Esther : Roi, chassez la calomnie ! je ne m’attendais pas à être attaqué moi-même par la calomnie dans ma fidélité à Dieu et au roi. Ayez la bonté de vous souvenir combien de fois vous m’avez dit que, la meilleure qualité que vous trouviez en moi, c’était ma fidélité d’enfant pour tout ce que l’Église croit et ordonne, même dans les plus petites choses ! J’ai fait par votre ordre plus de trois mille vers sur des sujets de piété ; vous est-il jamais revenu qu’on y ait trouvé un seul vers qui sentît l’hérésie ? Je ne vois aucun homme qui, soit moins suspect de la moindre nouveauté !… »
Tout fut vain ; il expira d’une disgrâce mortelle à un courtisan, d’une amitié trahie par une femme ingrate, d’un chef-d’œuvre méconnu {p. 154}par son temps. Tous les temps sont coupables de pareils crimes envers la postérité. Avant d’être glorifié, il faut être supplicié : c’est la loi des grands hommes.
XXV §
Quant à Athalie, c’est Racine tout entier. Il revivra éternellement dans cette œuvre, qui place son auteur non seulement au rang des poètes, mais au rang des prophètes bibliques. Il n’y a point de parallèle, selon nous, possible entre Athalie et aucun des drames antiques ou modernes d’aucun théâtre profane. Sophocle, Euripide, Sénèque, Goethe, Schiller, Shakespeare lui-même, cèdent à jamais la première place à cette œuvre. Pourquoi ? C’est que leurs tragédies ne sont que des œuvres d’art, et que celle de Racine est une inspiration de foi. Ils sont des poètes profanes, mais Racine ici est un poète sacré.
Mais l’art y est aussi parfait que l’inspiration y est divine.
Comme conception, ce drame est simple {p. 155}comme l’histoire, grand comme l’empire qu’on s’y dispute et que Dieu transporte d’une branche à l’autre de la maison de David pour que cette branche produise un jour un fruit de salut pour son peuple,
Et que la terre enfante son sauveur,
selon l’expression de Racine.
Comme intérêt, le poète ne va pas chercher l’intérêt dans ces vaines curiosités surexcitées par des aventures laborieusement combinées et par des péripéties fantastiques ; il le place tout entier dans ce que la nature a fait de plus intéressant et de plus pathétique pour le cœur des mères, dans l’innocence, dans la candeur et dans les périls d’un enfant suspendu entre le trône et la mort !
Il n’y a pas d’amour, dit-on : c’est vrai ; mais qui peut douter que, si la pièce eût été susceptible d’un amour profane, celui qui fit parler Phèdre et Bérénice n’eût su faire parler un amour hébraïque dans la langue de Salomon ?
La vertu de ce drame est de n’avoir pas d’amour ; cette passion eût été déplacée dans le Temple ; ce sont les grandes et saintes passions {p. 156}divines qu’on veut y voir et y entendre. L’ombre visible de Jéhova eût fait pâlir toutes les autres. Un amour ici eût été une petitesse et une profanation. Mais comme les autres passions divines y parlent une langue supérieure aux langueurs de la passion des sens ! La maternité dans Josabeth, le courage dans Abner, l’héroïsme dans le grand-prêtre, la haine dans Athalie, l’ambition dans Mathan, l’innocence et la foi dans Éliacin, la piété dans les chœurs, Dieu lui-même enfin dans les prophéties !… Quelle place resterait-il à une passion secondaire au milieu de ces passions surhumaines ? que sont des soupirs devant ces foudres ?
Quant à la langue, ce n’est plus du français, ce n’est plus du grec, ce n’est plus du latin comme dans ces autres pièces profanes et classiques : c’est de l’hébreu transfiguré en un idiome qui ne fut jamais parlé qu’entre Jéhova, ses prophètes et son peuple, parmi les éclairs du Sinaï. Les mots fulgurent, les accents terrifient, les strophes transportent, les vers respirent ; les rimes elles-mêmes, ces consonnances pénibles, laborieuses, ordinairement puériles et cherchées, chantent et prient. Elles viennent s’appliquer sans effort, d’elles-mêmes, {p. 157}aux vers comme les ailes se collent à la flèche pour la faire voler plus haut dans le ciel, pour les faire percer plus avant l’oreille et dans le cœur. Il est impossible, en lisant Athalie, de songer seulement à la rime ou à la versification. Le style n’est ni prose, ni vers, ni récitatif, ni mélodie : c’est de la pensée fondue au feu du sanctuaire d’un seul jet avec la forme ; c’est le métal de Corinthe de la langue moderne. Ce français-là n’est d’aucune origine et n’aura aucune fin. Il date du ciel, et il est digne d’y être parlé.
XXVI §
On a affecté, dans ces dernières années, de subalterniser Racine et de lui préférer Shakespeare et ses imitateurs allemands et français. Nous vous parlerons bientôt de Shakespeare, et nous en parlerons avec l’étonnement sublime qu’on éprouve à l’aspect du géant du drame moderne. Il est la grandeur, mais Racine est la beauté. La masse, quelque étonnante qu’elle soit, peut-elle jamais se comparer {p. 158}à la perfection ? Shakespeare, selon nous, prend l’homme dans ses mains puissantes et lui fait plonger ses regards dans les abîmes tantôt sublimes, tantôt vertigineux du cœur humain. Racine, lui, prend l’homme dans ses mains sanctifiées par sa piété et lui fait tourner ses regards vers les profondeurs et les sérénités du firmament plein de la Divinité. L’un regarde en bas, l’autre en haut ; mais en bas sont les ténèbres, en haut la lumière, fille et splendeur de l’Éternel.
Voilà la différence entre ces deux hommes. L’un émeut et passionne, l’autre édifie et divinise ; l’un est terrible, l’autre est beau. Or, souvenez-vous de la définition que nous avons admise en commençant ces Entretiens : La poésie est l’émotion par le beau.
Voilà ce qui nous distingue et ce qui distingue la France de ceux qui se sont appelés hier les romantiques, et qui s’appellent aujourd’hui les réalistes ; deux hérésies pleines de talents égarés, mais qui, en rentrant dans la vérité, feront faire de nouvelles conquêtes à la religion du goût et des lettres. Ces hérésiarques ne veulent que l’émotion, ils oublient que l’émotion par le laid s’appelle tout simplement {p. 159}l’horreur. Nous voulons, nous, de l’émotion et du beau. Voilà pourquoi Shakespeare est leur idole, et pourquoi Racine est notre orgueil.
Quand nous ne voudrons qu’être émus, nous irons au pied d’un échafaud, et nous regarderons tomber la tête d’un supplicié sous le couteau qui glisse et qui tue ; mais quand nous voudrons de l’émotion par le beau, nous irons assister à Athalie, écrite par Racine, récitée par Talma ou par Mlle Rachel.
Ajoutons que dans Athalie ce n’est pas seulement le beau qui émeut l’esprit, c’est le divin qui pénètre le cœur. Ainsi Racine, pour qui Athalie fut un acte de foi plus qu’une œuvre d’art, n’est pas seulement arrivé à la beauté, ce ravissement de l’intelligence, mais à la sainteté, ce ravissement de l’âme.
Glorifions-nous donc à jamais d’être d’une nation qui a produit Racine, et de parler une langue où l’on a pu écrire Athalie.
XVe entretien.
Épisode §
{p. 161}Dans les derniers jours de l’automne qui vient de finir j’allai assister seul aux vendanges d’octobre, dans le petit village du Mâconnais où je suis né. Pendant que les bandes de joyeux vendangeurs se répondaient d’une colline à l’autre par ces cris de joie prolongés qui sont les actions de grâce de l’homme au sillon {p. 162}qui le nourrit ou qui l’abreuve, pendant que les sentiers rocailleux du village retentissaient sous le gémissement des roues qui rapportaient, au pas lent des bœufs couronnés de sarments en feuilles, les grappes rouges aux pressoirs, je me couchai sur l’herbe, à l’ombre de la maison de mon père, en regardant les fenêtres fermées, et je pensai aux jours d’autrefois.
Ce fut ainsi que ce chant me monta du cœur aux lèvres, et que j’en écrivis les strophes au crayon sur les marges d’un vieux Pétrarque in-folio, où je les reprends pour les donner ici aux lecteurs.
La Vigne et la Maison.
Psalmodies de l’âme.
Dialogue entre mon âme et moi. §
Moi.
{p. 165} Quel fardeau te pèse, ô mon âme !Sur ce vieux lit des jours par l’ennui retourné ?Comme un fruit de douleurs qui pèse aux flancs de femmeImpatient de naître et pleurant d’être né ?{p. 166}La nuit tombe, ô mon âme ! un peu de veille encore !Ce coucher d’un soleil est d’un autre l’aurore.Vois comme avec tes sens s’écroule ta prison !Vois comme aux premiers vents de la précoce automneSur les bords de l’étang où le roseau frissonne,S’envole brin à brin le duvet du chardon !Vois comme de mon front la couronne est fragile !Vois comme cet oiseau dont le nid est la tuileNous suit pour emporter à son frileux asileNos cheveux blancs pareils à la toison que fileLa vieille femme assise au seuil de sa maison !
Dans un lointain qui fuit ma jeunesse recule,Ma sève refroidie avec lenteur circule,L’arbre quitte sa feuille et va nouer son fruit :Ne presse pas ces jours qu’un autre doigt calcule,Bénis plutôt ce Dieu qui place un crépusculeEntre les bruits du soir et la paix de la nuit !{p. 167}Moi qui par des concerts saluai ta naissance,Moi qui te réveillai neuve à cette existenceAvec des chants de fête et des chants d’espérance,Moi qui fis de ton cœur chanter chaque soupir,Veux-tu que, remontant ma harpe qui sommeille,Comme un David assis près d’un Saül qui veille,Je chante encor pour t’assoupir ?L’âme.
Non ! Depuis qu’en ces lieux le temps m’oublia seule,La terre m’apparaît vieille comme une aïeuleQui pleure ses enfants sous ses robes de deuil.Je n’aime des longs jours que l’heure des ténèbres,Je n’écoute des chants que ces strophes funèbres,Que sanglote le prêtre en menant un cercueil.Moi.
{p. 168}Pourtant le soir qui tombe a des langueurs sereinesQue la fin donne à tout, aux bonheurs comme aux peines ;Le linceul même est tiède au cœur enseveli :On a vidé ses yeux de ses dernières larmes,L’âme à son désespoir trouve de tristes charmesEt des bonheurs perdus se sauve dans l’oubli.
Cette heure a pour nos sens des impressions doucesComme des pas muets qui marchent sur des mousses :C’est l’amère douceur du baiser des adieux.De l’air plus transparent le cristal est limpide,Des monts vaporisés l’azur vague et liquideS’y fond avec l’azur des cieux.
Je ne sais quel lointain y baigne toute chose,Ainsi que le regard l’oreille s’y repose,{p. 169}On entend dans l’éther glisser le moindre vol ;C’est le pied de l’oiseau sur le rameau qui penche,Ou la chute d’un fruit détaché de la brancheQui tombe du poids sur le sol.
Aux premières lueurs de l’aurore frileuse,On voit flotter ces fils dont la vierge fileuseD’arbre en arbre au verger a tissé le réseau :Blanche toison de l’air que la brume encor mouille,Qui traîne sur nos pas, comme de la quenouilleUn fil traîne après le fuseau.
Aux précaires tiédeurs de la trompeuse automne,Dans l’oblique rayon le moucheron foisonne,Prêt à mourir d’un souffle à son premier frisson ;Et sur le seuil désert de la ruche engourdie,Quelque abeille en retard qui sort et qui mendie,Rentre lourde de miel dans sa chaude prison.
{p. 170}Viens, reconnais la place où ta vie était neuve,N’as-tu point de douceur, dis-moi, pauvre âme veuve,À remuer ici la cendre des jours morts ?À revoir ton arbuste et ta demeure vide,Comme l’insecte ailé revoit sa chrysalide,Balayure qui fut son corps ?
Moi, le triste instinct m’y ramène :Rien n’a changé là que le temps ;Des lieux où notre œil se promène,Rien n’a fui que les habitants.
Suis-moi du cœur pour voir encore,Sur la pente douce au midi,La vigne qui nous fit écloreRamper sur le roc attiédi.
{p. 171}Contemple la maison de pierre,Dont nos pas usèrent le seuil :Vois-la se vêtir de son lierreComme d’un vêtement de deuil.
Écoute le cri des vendangesQui monte du pressoir voisin,Vois les sentiers rocheux des grangesRougis par le sang du raisin.
Regarde au pied du toit qui croule :Voilà, près du figuier séché,Le cep vivace qui s’enrouleÀ l’angle du mur ébréché !
L’hiver noircit sa rude écorce ;Autour du banc rongé du ver,Il contourne sa branche torseComme un serpent frappé du fer.
{p. 172}Autrefois, ses pampres sans nombreS’entrelaçaient autour du puits,Père et mère goûtaient son ombre,Enfants, oiseaux, rongeaient ses fruits.
Il grimpait jusqu’à la fenêtre,Il s’arrondissait en arceau ;Il semble encor nous reconnaîtreComme un chien gardien d’un berceau.
Sur cette mousse des alléesOù rougit son pampre vermeil,Un bouquet de feuilles geléesNous abrite encor du soleil.
Vives glaneuses de novembre,Les grives, sur la grappe en deuil,Ont oublié ces beaux grains d’ambreQu’enfant nous convoitions de l’œil.
{p. 173}Le rayon du soir la transperceComme un albâtre oriental,Et le sucre d’or qu’elle verseY pend en larmes de cristal.
Sous ce cep de vigne qui t’aime,Ô mon âme ! ne crois-tu pasTe retrouver enfin toi-même,Malgré l’absence et le trépas ?
N’a-t-il pas pour toi le déliceDu brasier tiède et réchauffantQu’allume une vieille nourriceAu foyer qui nous vit enfant ?
Ou l’impression qui consoleL’agneau tondu hors de saison,Quand il sent sur sa laine folleRepousser sa chaude toison !L’âme.
{p. 174}Que me fait le coteau, le toit, la vigne aride ?Que me ferait le ciel, si le ciel était vide ?Je ne vois en ces lieux que ceux qui n’y sont pas !Pourquoi ramènes-tu mes regrets sur leur trace ?Des bonheurs disparus se rappeler la place,C’est rouvrir des cercueils pour revoir des trépas !I
Le mur est gris, la tuile est rousse,L’hiver a rongé le ciment ;{p. 175}Des pierres disjointes la mousseVerdit l’humide fondement ;Les gouttières que rien n’essuie,Laissent en rigoles de suie,S’égoutter le ciel pluvieux,Traçant sur la vide demeureCes noirs sillons par où l’on pleureQue les veuves ont sous les yeux ;
La porte où file l’araignéeQui n’entend plus le doux accueil,Reste immobile et dédaignéeEt ne tourne plus sur son seuil ;Les volets que le moineau souille,Détachés de leurs gonds de rouille,Battent nuit et jour le granit ;Les vitraux brisés par les grêlesLivrent aux vieilles hirondellesUn libre passage à leur nid !
{p. 176}Leur gazouillement sur les dallesCouvertes de duvets flottantsEst la seule voix de ces sallesPleines des silences du temps.De la solitaire demeureUne ombre lourde d’heure en heureSe détache sur le gazon :Et cette ombre, couchée et morte,Est la seule chose qui sorteTout le jour de cette maison !II
Efface ce séjour, ô Dieu ! de ma paupière,Ou rends-le-moi semblable à celui d’autrefois,Quand la maison vibrait comme un grand cœur de pierreDe tous ces cœurs joyeux qui battaient sous ses toits !
{p. 177}À l’heure où la rosée au soleil s’évaporeTous ces volets fermés s’ouvraient à sa chaleur,Pour y laisser entrer, avec la tiède aurore,Les nocturnes parfums de nos vignes en fleur.
On eût dit que ces murs respiraient comme un êtreDes pampres réjouis la jeune exhalaison ;La vie apparaissait rose, à chaque fenêtre,Sous les beaux traits d’enfants nichés dans la maison.
Leurs blonds cheveux, épars au vent de la montagne,Les filles se passant leurs deux mains sur les yeux,Jetaient des cris de joie à l’écho des montagnes,Ou sur leurs seins naissants croisaient leurs doigts pieux.
La mère, de sa couche à ces doux bruits levée,Sur ces fronts inégaux se penchait tour à tour,Comme la poule heureuse assemble sa couvée,Leur apprenant les mots qui bénissent le jour.
{p. 178}Moins de balbutiements sortent du nid sonore,Quand, aux rayons d’été qui vient la réveillerL’hirondelle au plafond qui les abrite encore,À ses petits sans plume apprend à gazouiller.
Et les bruits du foyer que l’aube fait renaître,Les pas des serviteurs sur les degrés de bois,Les aboiements du chien qui voit sortir son maître,Le mendiant plaintif qui fait pleurer sa voix.
Montaient avec le jour ; et, dans les intervalles,Sous des doigts de quinze ans répétant leur leçon,Les claviers résonnaient ainsi que des cigalesQui font tinter l’oreille au temps de la moisson !{p. 179}III
Puis ces bruits d’année en annéeBaissèrent d’une vie, hélas ! et d’une voix.Une fenêtre en deuil, à l’ombre condamnée,Se ferma sous le bord des toits.
Printemps après printemps de belles fiancéesSuivirent de chers ravisseurs,Et, par la mère en pleurs sur le seuil embrassées,Partirent en baisant leurs sœurs.
Puis sortit un matin pour le champ où l’on pleureLe cercueil tardif de l’aïeul,Puis un autre, et puis deux, et puis dans la demeureUn vieillard morne resta seul !
{p. 180}Puis la maison glissa sur la pente rapideOù le temps entasse les jours ;Puis la porte à jamais se ferma sur le vide,Et l’ortie envahit les cours !…
IV
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Ô famille ! ô mystère ! ô cœur de la nature !Où l’amour dilaté dans toute créature{p. 181}Se resserre en foyer pour couver des berceaux,Goutte de sang puisée à l’artère du mondeQui court de cœur en cœur toujours chaude et féconde,Et qui se ramifie en éternels ruisseaux !
Chaleur du sein de mère où Dieu nous fit éclore,Qui du duvet natal nous enveloppe encoreQuand le vent d’hiver siffle à la place des lits,Arrière-goût du lait dont la femme nous sèvre,Qui même en tarissant nous embaume la lèvre,Étreinte de deux bras par l’amour amollis !
Premier rayon du ciel vu dans des yeux de femmes,Premier foyer d’une âme où s’allument nos âmes,Premiers bruits de baisers au cœur retentissants !Adieux, retours, départs pour de lointaines rives,Mémoire qui revient pendant les nuits pensivesÀ ce foyer des cœurs, univers des absents !
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{p. 182}Ah ! que tout fils dise anathèmeÀ l’insensé qui vous blasphème !Rêveur du groupe universel,Qu’il embrasse, au lieu de sa mère,Sa froide et stoïque chimèreQui n’a ni cœur, ni lait, ni sel !
Du foyer proscrit volontaire,Qu’il cherche en vain sur cette terreUn père au visage attendri ;Que tout foyer lui soit de glace,{p. 183}Et qu’il change à jamais de placeSans qu’aucun lieu lui jette un cri !
Envieux du champ de famille,Que, pareil au frelon qui pilleL’humble ruche adossée au mur,Il maudisse la loi divineQui donne un sol à la racinePour multiplier le fruit mûr !
Que sur l’herbe des cimetièresIl foule, indifférent, les pierresSans savoir laquelle prier !Qu’il réponde au nom qui le nommeSans savoir s’il est né d’un hommeOu s’il est fils d’un meurtrier !…
{p. 184}V
Dieu ! qui révèle aux cœurs mieux qu’à l’intelligence !Resserre autour de nous, faits de joie et de pleurs,Ces groupes rétrécis où de ta providenceDans la chaleur du sang nous sentons les chaleurs ;*Où, sous la porte bien close,La jeune nichée écloseDes saintetés de l’amour,Passe du lait de la mèreAu pain savoureux qu’un pèrePétrit des sueurs du jour ;
Où ces beaux fronts de famille,Penchés sur l’âtre et l’aiguille,Prolongent leurs soirs pieux :Ô soirs ! ô douces veillées{p. 185}Dont les images mouilléesFlottent dans l’eau de nos yeux !*Oui, je vous revois tous, et toutes, âmes mortes !Ô chers essaims groupés aux fenêtres, aux portes !Les bras tendus vers vous, je crois vous ressaisir,Comme on croit dans les eaux embrasser des visagesDont le miroir trompeur réfléchit les images,Mais glace le baiser aux lèvres du désir.
Toi qui fis la mémoire, est-ce pour qu’on oublie ?…Non, c’est pour rendre au temps à la fin tous ses jours,Pour faire confluer, là-bas, en un seul coursLe passé, l’avenir, ces deux moitiés de vieDont l’une dit jamais et l’autre dit toujours.
{p. 186}Ce passé, doux Éden dont notre âme est sortie,De notre éternité ne fait-il pas partie ?Où le temps a cessé tout n’est-il pas présent ?Dans l’immuable sein qui contiendra nos âmesNe rejoindrons-nous pas tout ce que nous aimâmesAu foyer qui n’a plus d’absent ?
Toi qui formas ces nids rembourrés de tendressesOù la nichée humaine est chaude de caresses,Est-ce pour en faire un cercueil ?N’as-tu pas dans un pan de tes globes sans nombreUne pente au soleil, une vallée à l’ombrePour y rebâtir ce doux seuil ?
Non plus grand, non plus beau, mais pareil, mais le même,Où l’instinct serre un cœur contre les cœurs qu’il aime,Où le chaume et la tuile abritent tout l’essaim,Où le père gouverne, où la mère aime et prie,Où dans ses petits-fils l’aïeule est réjouieDe voir multiplier son sein !
{p. 187}Toi qui permets, ô père ! aux pauvres hirondellesDe fuir sous d’autres cieux la saison des frimas,N’as-tu donc pas aussi pour tes petits sans ailesD’autres toits préparés dans tes divins climats ?Ô douce Providence ! ô mère de familleDont l’immense foyer de tant d’enfants fourmille,Et qui les vois pleurer souriante au milieu,Souviens-toi, cœur du ciel, que la terre est ta filleEt que l’homme est parent de Dieu !Moi.
Pendant que l’âme oubliait l’heureSi courte dans cette saison,L’ombre de la chère demeureS’allongeait sur le froid gazon ;
{p. 188}Mais de cette ombre sur la mousseL’impression funèbre et douceMe consolait d’y pleurer seul,Il me semblait qu’une main d’angeDe mon berceau prenait un langePour m’en faire un sacré linceul !Fin.
{p. 189}Ne voulant pas mêler à cet entretien tout familier et tout poétique un autre sujet littéraire, j’insère en note, à la suite de ces vers, un morceau en prose écrit en 1848, à peu près sous les mêmes impressions, et qui n’a jamais été imprimé dans mes œuvres générales.
Le Père Dutemps.
Lettre à M. d’Esgrigny. §
{p. 193}………………………………………………………………………………………………
Vous savez que je suis venu dans le pays de ma naissance, il y a quelques semaines, pour rétablir ma santé, atteinte jusqu’à la sève, et pour respirer le vieil air toujours jeune des coteaux où nous avons respiré notre première haleine, comme on renvoie à sa nourrice, bien qu’elle n’ait plus le même lait, l’enfant maladif {p. 194}que le régime des villes a énervé. Vous savez que j’y suis venu aussi, et surtout, pour de pénibles déracinements domestiques de terres, de maisons paternelles, de séjours, d’affections, d’habitudes, comme on va une dernière fois dans la demeure vénérée de ses pères, pour la démeubler avant de secouer la poussière de ses pieds sur le seuil chéri, et de lui dire un pieux adieu. Je suis sous ma tente, en un mot, pour enlever ma tente, pour la replier, et pour aller la replanter, déchirée et rétrécie, je ne sais où. C’est à cela que je suis occupé pendant le court loisir que m’ont donné par force la nature et les affaires politiques, d’accord pour me congédier de Paris. Je passe ce congé au centre de mes occupations de vendeur de terre, et à proximité des hommes de loi, des hommes de banque et des hommes de trafic rural, auprès de la petite ville de Mâcon. Je commence à reprendre des forces dans les membres, pas encore assez dans le cœur : cependant vous connaissez ce cœur ; il est élastique, il fléchit, il ne rompt pas. « Le cœur est un muscle », disent les physiologistes. Quel muscle ! leur dirai-je à mon tour : c’est lui qui porte la destinée !
{p. 195}Ce matin, je me sentais mieux ; j’avais à faire un voyage obligé à quelques lieues de ma demeure temporaire, une course dans cette vallée reculée de Saint-Point, dont vous connaissez la route. Quelques-uns de mes vers ont emporté ce nom sur leurs ailes, comme les colombes qui portent sur leur collier, au-delà des bois, le nom ou le chiffre des enfants qui les ont apprivoisées.
Je dis au vieux jardinier de rappeler ma jument noire, qui paissait en liberté dans un verger voisin, et de la seller pour moi. La jument privée, depuis longtemps oisive, voyant la selle que le jardinier portait sur sa tête, secoua sa crinière, enfla ses naseaux, tendit le nerf de sa queue en panache, galopa un moment autour du verger, en faisant partir les alouettes et jaillir la rosée de l’herbe sous ses sabots ; puis, s’approchant joyeusement de la barrière, elle tendit d’elle-même ses beaux flancs luisants à la selle, et {p. 196}ouvrit sa petite bouche au mors, comme si elle eût été aussi impatiente de me porter que j’étais impatient de la remonter moi-même. Nul ne sait, à moins d’avoir été bouvier, pasteur, soldat, chasseur ou solitaire comme moi, combien il y a d’amitié entre les animaux et leur maître. Ce monde est un océan de sympathies dont nous ne buvons qu’une goutte, quand nous pourrions en absorber des torrents. Depuis le cheval et le chien jusqu’à l’oiseau, et depuis l’oiseau jusqu’à l’insecte, nous négligeons des milliers d’amis. Vous savez que moi je ne néglige pas ces amitiés, et que de la loge du dogue de basse-cour à l’étable du chevrier, et de l’étable au mur du jardin où je m’assieds au soleil, connu des souris d’espalier, des belettes au museau flaireur, des rainettes à la voix d’argent, ces clochettes du troupeau souterrain, et des lézards, ces curieux aux fenêtres qui sortent la tête de toutes les fentes, j’ai des relations et des sentiments partout. Honni soit qui mal y pense ! je suis comme le vicaire de Goldsmith, j’aime à aimer !
{p. 197}Je partis seul, suivi de mes trois chiens. Je franchis rapidement la plaine déjà ondulée qui sépare les bords de la Saône de la chaîne des hautes montagnes noires derrière lesquelles se creuse la vallée de Saint-Point.
Quand j’arrivai au pied de ces montagnes, je mis la jument au petit pas. La journée était une journée d’automne, indécise, comme la saison, entre la mélancolie et la splendeur, entre la brume et le soleil. Quelques brouillards sortaient, comme des fumées d’un feu de bûcherons, des gorges hautes entre les troncs des sapins ; ils flottaient un moment sur les prés en pente au bord des bois ; puis, aussitôt roulés par le vent en ballots légers de vapeurs, ils s’enlevaient, m’enveloppaient un moment d’une draperie transparente, et s’évaporaient en montant toujours, et en laissant quelques gouttes d’eau sur les crins de mon cheval. Mais, au-dessus des premières rampes, {p. 198}toute lutte entre la brume du matin et l’éclat du midi cessa. Le soleil avait bu toute l’humidité de la terre ; les cimes nageaient dans l’été. Un vent du midi tiède, sonore, méditerranéen, prélude voluptueux d’équinoxe, soufflait de la vallée du Rhône, avec les murmures et les soubresauts alternatifs des lames bleues de la mer de Syrie, qui viennent de minute en minute heurter et laver d’écume les pieds du Liban. Je savais que ce vent venait en effet de là ; il n’y avait que quelques heures qu’il avait soufflé dans les cèdres et gémi dans les palmiers ; il me semblait entendre encore, et presque sans illusion d’oreille, dans ses rafales chaudes, les palpitations de la voile des grands mâts, le tangage des navires sur les hautes vagues, le bouillonnement de l’écume retombant de la proue, comme de l’eau qui frémit sur un fer chaud, quand la proue se relève du flot, les sifflements aigus quand on double un cap, les clapotements du bord, et les coups sourds et creux de la quille des chaloupes, quand le pêcheur les amarre contre les écueils de Sidon.
{p. 199}Un petit hameau, tout semblable à un village aride et pyramidal d’Espagne ou de Calabre, s’échelonnait au-dessus de moi avec ses toits étagés en gradins de tuiles rouges, et avec son clocher de pierre grise, bronzée du soleil. Sa cloche, dont on voyait le branle et la gueule à travers les ogives de la tour, et dont on entendait rugir et grincer le mécanisme de poutres et de solives, sonnait l’Angelus du milieu du jour, et l’heure du repas aux paysans dans le champ et aux bergers dans la montagne. Des fumées de sarments sortaient de deux ou trois cheminées, et fuyaient chassées sous le vent comme des volées de pigeons bleus. Ce village était le mien, le foyer de mon père après les orages de la première révolution, le berceau de nous tous, les enfants de ce nid maintenant désert.
Je passai devant la porte de ma cour sans y entrer ; je suivis, sans lever la tête, le pied du mur noir et bossué de pierres sèches qui borde le chemin {p. 200}et qui enclot le jardin ; je n’osai pas m’arrêter même à l’ombre de sept à huit platanes et de la tonnelle de charmille qui penchent leurs feuilles jaunes sur le chemin. J’entendais les voix dans l’enclos : je savais que c’étaient les voix d’étrangers venus de loin pour acheter le domaine, qui arpentaient les allées encore empreintes de nos pas, qui sondaient les murs encore chauds de nos tendresses de famille, et qui appréciaient les arbres, nos contemporains et nos amis, dont l’ombre et les fruits allaient désormais verdir et mûrir pour d’autres que pour nous !…
Je baissai le front pour ne pas être aperçu par-dessus le mur, et je gravis sans me retourner la montagne de bruyères et de buis qui domine ce village. Je tournai un cap de roche grise où se plaisent les aigles, où se brise toujours le vent, même en temps calme ; il me cacha la maison, et je m’enfonçai {p. 201}dans d’autres gorges où le son même de sa cloche ne venait plus me frapper au cœur.
Après avoir marché ou plutôt gravi environ une heure dans les ravins de sable rouge, à travers des bruyères et sous les racines d’immenses châtaigniers qui s’entrelacent comme des serpents endormis au soleil, j’arrivai au faîte de la chaîne de ces montagnes. Il y a là, au point étroit et culminant de ce col ou de ce pertuis, comme on dit dans le Valais et dans les Pyrénées, une arête de quelques pas d’étendue. On ne monte plus et l’on ne descend pas encore ; on plonge à son gré ses regards, selon qu’on se retourne au levant ou au couchant, sur l’immense plaine du Mâconnais, de la Bresse et de la Saône, ou sur les noires et profondes vallées de Saint-Point, sur les cimes entrecroisées, les pentes ardues et les défilés rocheux, arides ou boisés, qui s’amoncellent ou glissent vers le creux du pays.
{p. 202}Toutes les fois qu’il est arrivé à ce sommet, le passant, essoufflé, fait une courte halte, et ne peut retenir un cri d’admiration. L’âne, le mulet et le cheval eux-mêmes connaissent ce panorama de Dieu. Ils y ralentissent le pas sans qu’on retire la bride, et baissent la tête pour flairer la vallée, et pour brouter quelques touffes d’herbe brûlée par le vent sur le bord du ravin.
Ma jument se souvint de la place et de la halte : elle me laissa un moment regarder en arrière. Il y aurait de quoi regarder tout le jour. Les cônes aigus des montagnes pelées du Mâconnais et du Beaujolais, groupés à droite et à gauche comme des vagues de pierre sous un coup de vent du chaos ; sur leurs flancs, de nombreux villages ; à leurs pieds, une immense plaine de prairies semées d’innombrables troupeaux de vaches blanches, et traversées par une large ligne aussi bleue que le ciel, lit serpentant de la Saône, sur lequel flotte, de distance en distance, {p. 203}la fumée des navires à vapeur ; au-delà, une terre fertile, la Bresse, semblable à une large forêt ; plus loin, un premier cadre régulier de montagnes grises, muraille du Jura qui cache le lac Léman ; enfin, derrière ce contrefort des montagnes du Jura, qui ressemblent d’ici au premier degré d’un escalier dressé contre le ciel, toute la chaîne des Alpes depuis Nice jusqu’à Bâle, et au milieu le dôme blanc et rose du mont Blanc, cathédrale sublime au toit de neige qui semble rougir et se fondre dans l’éther, et devenir transparente comme du sable vitrifié sous le foyer du soleil, pour laisser entrevoir, à travers ses flancs diaphanes, les plaines, les villes, les fleuves, les mers et les îles d’Italie.
Après avoir effleuré et touché cela d’un long coup d’œil, envoyé du cœur une pensée, un souvenir, une adoration à chaque lieu et à chaque pan de ce firmament, je descendis par un sentier rapide et sombre, bordé d’un côté de forêts, de l’autre de prés {p. 204}ruisselants de sources, le revers de la chaîne que je venais de franchir. On n’a pendant longtemps devant les yeux d’autre horizon que des croupes de montagnes confuses, noires de sapins, ici ébréchées, là amoindries et comme usées par le frôlement des vents et des pluies. Ce sont les montagnes du Charolais, qui séparent l’Auvergne des Alpes. Ces collines, par leur engencement, leur étagement, la mobilité des ombres qu’elles se renvoient les unes les autres sur leurs flancs, du jour qu’elles se reflètent, par leur transparence au sommet, et les couches d’or que les rayons glissants du soleil y mêlent à la fleur déjà dorée des genêts, m’ont toujours rappelé les montagnes de la Sabine près de Rome, qu’aimait tant Horace ; depuis que j’ai vu la Grèce, elles me représentent davantage les cimes rondes et à grandes échancrures des montagnes de la Laconie et de l’Arcadie. Quelquefois je m’arrête pour écouter si les vagues de la mer d’Argos ne bruissent pas à leurs pieds.
{p. 205}À mesure que je descendais, la petite vallée dont je suivais le lit se creusait plus profondément devant moi, se cachait sous plus de hêtres et de châtaigniers, murmurait de plus de ruisseaux dans ses ravines, et, s’ouvrant davantage sur ses deux flancs, me laissait déjà apercevoir une plus large étendue et une plus creuse profondeur de la vallée de Saint-Point, dans laquelle elle vient aboutir. À l’endroit où ce ravin s’ouvre enfin tout à fait, et où on le quitte pour descendre en serpentant les flancs de la vallée principale, il y a un tournant du chemin qui serre le cœur, et qui fait toujours jeter un cri de joie ou d’admiration. À la droite, on compte neuf ou dix châtaigniers aussi vieux et aussi vénérés que ceux de Sicile ; ils rampent, plutôt qu’ils ne se dressent, sur une pente de mousse et de gazon tellement rapide, que leurs feuilles et leurs fruits, en tombant, roulent loin de leurs racines au moindre vent jusqu’au fond d’un torrent. On ne voit pas ce torrent ; on l’entend seulement à cinq ou six cents pas sous leur nuit de verdure. À la gauche, on descend du regard, de chalets en chalets et de bocage en chaume, jusqu’au fond d’une vallée un peu sinueuse, au milieu de laquelle {p. 206}on aperçoit sur un mamelon entouré de prés, voilées d’ombres, adossées à des bois, isolées des villages, baignées d’un ruisseau, deux tours jaunâtres, dorées du soleil : c’est mon toit.
Il y a entre l’homme et les murs qu’il a longtemps habités mille secrètes intimités à se dire, qui ne permettent jamais de se revoir, après de longues absences, sans qu’une conversation qui semble véritablement animée et réciproque ne s’établisse aussitôt entre eux. Les murs semblent reconnaître et appeler l’homme, comme l’homme reconnaît et embrasse les murs. Les anciens avaient senti et exprimé ce mystère. Ils disaient : genius loci, l’âme du lieu ; ils avaient les dieux lares, la divinité du foyer. Cette divinité s’est réfugiée aujourd’hui dans le cœur ; mais elle y est, elle y parle, elle y pleure, elle y chante, elle s’y réjouit, elle s’y plaint, elle s’y console. Je ne l’ai jamais mieux entendue et sentie que ce matin.
{p. 207}Cette divinité du foyer, les animaux eux-mêmes l’entendent et la sentent ; car au moment où ma jument aperçut, quoique de si haut et de si loin, les tours du château et les grands prés à droite, où elle avait galopé et pâturé tant de fois dans sa jeunesse, un frisson courut en petits plis de soie sur son encolure ; elle tourna ses naseaux à droite et à gauche en flairant le vent, elle rongea du pied le rocher de granit sur lequel je l’avais arrêtée, elle hennit à ses souvenirs d’enfance, et, lançant deux ou trois ruades de gaieté à mes chiens sans les atteindre, elle bondit sous moi, en essayant de me forcer la main pour s’élancer vers ses chères images.
Je descendis ; je l’attachai par la bride lâche à une branche pliante de houx couverte de ses graines de pourpre, pour qu’elle pût brouter à l’aise au pied du buisson, et je m’assis un moment sur la racine du châtaignier, le visage tourné vers ma demeure vide.
{p. 208}Le vent du midi avait redoublé d’haleine à mesure que le soleil était monté sous le ciel ; il avait pris les bouffées et les rafales d’une tempête sèche ; depuis que le soleil avait commencé à redescendre vers le couchant, il avait balayé comme un cristal le firmament ; il faisait rendre aux bois, aux rochers, et même aux herbes, des harmonies qui semblaient mêlées de notes joyeuses et de notes tristes, d’embrassements et d’adieux, de terreur et d’enthousiasme ; il amoncelait en tourbillons les feuilles mortes, et puis il les laissait retomber et dormir en monceaux miroitants au soleil : ce vent avait dans les haleines des caresses, des tiédeurs, des sentiments, des mélancolies et des parfums qui dilataient la poitrine, qui enivraient les oreilles, qui faisaient boire par tous les pores la force, la vie, la jeunesse d’un incorruptible élément. On eût dit qu’il sortait du ciel, de la terre, des bois, des plantes, des fenêtres de la maison visible là-bas, du foyer d’enfance, des lèvres de mes sœurs, de la mâle poitrine de mon père, du cœur encore chaud de ma mère, pour m’accueillir à ce retour, et pour me toucher des lèvres sur la joue et au front. Il faisait battre les mèches {p. 209}humides de mes cheveux sur mes tempes, sous le rebord de mon chapeau, avec des frissons aussi délicieux qu’il avait jamais fouetté mes boucles blondes dans ces mêmes prés sur mes joues de seize ans ! Je l’aspirais comme des lèvres qui se collent à l’embouchure d’une fontaine d’eau pure ; je lui tendais mes deux mains ouvertes, mes doigts élargis, comme un mendiant qu’on a fait entrer au foyer d’hiver, et qui prend, comme on dit ici, un air de feu. J’ouvrais ma veste et ma chemise sur ma poitrine, pour qu’il pénétrât jusqu’à mon sang.
Mais cette première impression toute sensuelle épuisée, je glissai bien vite dans les impressions plus intimes et plus pénétrantes de la mémoire et du cœur ; elles me poignirent, et je ne pus les supporter à visage découvert, bien qu’il n’y eût là, et bien loin tout alentour, que mes chiens, ma jument, les arbres, les herbes, le ciel, le soleil et le vent : c’était trop encore pour que je leur dévoilasse sans ombre {p. 210}l’abîme de pensées, de mémoires, d’images, de délices et de mélancolie, de vie et de mort dans lequel la vue de cette vallée et de cette demeure submergeait mon front. Je cachais mon visage dans mes deux mains ; je regardais furtivement entre mes doigts les tours, le balcon, le jardin, le verger, la fumée sur le toit, les bois derrière bordés de chaumières connues, la prairie, la rivière, les saules sur le bord de l’étang ; et, recevant de chacun de ces objets un souvenir, une image, un son de voix, une personne, une voix à l’oreille, une vision dans les yeux, un coup au cœur, je fondis en eau, et je m’abîmai dans l’impossible passion de ce qui n’est plus !…
Vouloir ressusciter le passé, ce n’est pas d’un homme, c’est d’un Dieu ; l’homme ne peut que le revoir et le pleurer. Les imaginations puissantes sont les plus malheureuses, parce qu’elles ont la faculté de recevoir, sans avoir le don de ranimer. Le génie n’est qu’un plus grand deuil.
{p. 211}Je jetai enfin, comme l’âme fait toujours quand elle est trop chargée, mon fardeau dans le sein de Dieu ; il reçoit tout, il porte tout, et il rend tout. Je me mis à genoux dans l’herbe, le visage tourné vers cette vallée principale de ma vie, non ma vallée de larmes, mais ma vallée de paix. Je priai longtemps, je crois, si j’en juge par l’innombrable revue de choses, de jours, d’heures douces ou amères, de visions apparues, embrassées et perdues qui passèrent devant mon esprit. Le soleil avait baissé sans que je m’en aperçusse pendant cette halte dans mes souvenirs : il touchait presque aux petites têtes du bois de sapins que vous connaissez, et qui dentellent le ciel au sommet de la montagne, en face de moi, en se découpant sur le bleu du ciel comme les mâts d’une flotte à l’ancre dans un golfe d’eau limpide de la mer d’Ionie.
Je fus réveillé comme en sursaut de ma contemplation par le galop d’un cheval, par le braiment {p. 212}d’un âne et par les cris d’un homme effrayé. Tout ce bruit et tout ce mouvement s’entendaient à quelques pas de moi, derrière le buisson qui séparait le sentier battu de la montagne, du petit tertre de mousse enclos de pierres sèches où j’étais venu chercher le dossier du vieux châtaignier. Je m’élançai, je franchis le mur, et je me retrouvai dans le sentier ; mais je n’y retrouvai plus ma jument : elle avait été effrayée par les pierres qu’un âne paissant au-dessus du sentier, sur une pente de bruyère granitique, avait fait rouler sous ses pieds. Elle avait rompu d’une saccade de tête les tiges de houx auxquelles j’avais enroulé la bride ; elle galopait, allant et revenant sur elle-même dans le chemin creux, arrêtée par les cris et par les gestes épouvantés d’un vieillard qui levait et agitait comme à tâtons, d’une main tremblante, un grand bâton dont il semblait se couvrir contre le danger.
J’appelai Saphir, c’est le nom de la jument ; elle se calma à ma voix, et revint écumer sur mes mains et {p. 213}me remettre les rênes. Je criai au vieillard de se rassurer, et je me rapprochai de lui, la bride sous le bras.
Dans ce pauvre homme je venais de reconnaître un des plus vieux coquetiers de ces montagnes, qui louait à notre mère des ânesses au printemps pour donner leur lait à ses pauvres femmes malades, qui lui servait de guide, d’écuyer pour promener ses enfants avec elle sur ces solitudes élevées, où elle voyait la nature de plus haut, et où elle adorait Dieu de plus près.
On appelle ici coquetier un homme qui va de chaumière en chaumière et de verger en verger acheter des œufs, des prunes, des pommes, des petites poires sauvages, des châtaignes ; qui en remplit les paniers de ses ânes, et qui va les revendre avec un petit {p. 214}bénéfice aux portes des églises, après vêpres, dans les villages voisins.
Ce coquetier des montagnes était déjà vieux et cassé dans mon enfance. Je le croyais couché depuis longues années sous une de ces pierres de granit couvertes de mousse, qui parsemaient comme des tombes son petit champ d’orge et de folle avoine autour de son haut chalet. Il avait dès ce temps-là les yeux chassieux ; ma mère lui donnait, pour fortifier sa vue, de petites fioles où elle recueillait les pleurs de la vigne, sève du cep qui sue au printemps une sueur balsamique ayant, dit-on, la vertu sans avoir les vices du vin. Maintenant plus qu’octogénaire, il paraissait tout à fait aveugle, car il tenait une de ses mains en entonnoir sur ses yeux fixés vers le soleil, comme pour y concentrer quelque sentiment de ses rayons ; de l’autre main il palpait une à une les pierres amoncelées du petit mur à hauteur d’appui qui bordait {p. 215}le sentier, comme pour reconnaître la place où il se trouvait sur le chemin.
« Rassurez-vous, père Dutemps ! » lui criai-je en me rapprochant de lui ; « j’ai repris le cheval : il ne fera ni peur à votre âne, ni mal à vous. » Et je m’arrêtai à l’ombre d’un poirier sauvage, devant le pauvre homme.
« Vous me connaissez donc, puisque vous avez dit mon nom ? » murmura l’aveugle. « Mais moi, je ne vous connais pas. C’est qu’il y a bien longtemps », continua-t-il comme pour s’excuser, « que je ne puis plus connaître les hommes qu’à leur voix. Les arbres et les murs, oui ; cela ne change pas de place ; mais les hommes, non : cela va, cela vient, aujourd’hui ici, demain là ; cela court {p. 216}comme de l’eau, cela change comme le vent ; à moins de les voir, on ne sait pas à qui l’on parle, et je ne les vois plus. Par exemple, quand ils m’ont une fois parlé, je les reconnais toujours au son de leur voix : la voix, c’est comme une personne dans mon oreille. Mais je ne me souviens pas d’avoir jamais entendu la vôtre. Qui êtes-vous donc, si cela ne vous offense pas ? »
— « Hélas ! père Dutemps », lui dis-je, « cela prouve que ma voix a bien changé, comme mon visage ; car vous l’avez entendue bien souvent sous le vieux sorbier de votre cour, quand nous ramassions au pied de l’arbre les sorbes que la Madeleine votre femme faisait mûrir sur la paille, ou quand je rappelais les chiens courants de mon père au bord du grand bois, au-dessus de votre champ de blé noir. »
{p. 217}Il renversa sa tête en arrière, ôta son bonnet, d’où roulèrent sur ses joues des écheveaux de cheveux blancs et fins comme une toison, et il recula machinalement en arrière, à deux pas.
« Vous êtes donc monsieur Alphonse ? » s’écria-t-il (les paysans de ces contrées ne savent de mes noms que celui-là). « Il n’y a que lui qui ait connu Madeleine, qui ait secoué le sorbier de la cour, qui ait rappelé les chiens des chasseurs pour leur rompre le pain de seigle devant la maison. Hélas ! que Madeleine aurait donc de plaisir à le revoir, si elle vivait ! » ajouta-t-il avec un accent de regret attendri. — « Oui, c’est moi, père Dutemps », lui dis-je : « Donnez-moi votre main, que je la serre encore en reconnaissance des bons services que vous nous avez rendus, des bons fagots que vous nous avez brûlés, des bonnes galettes de sarrasin que vous nous avez cuites à votre feu, et de l’amitié que Madeleine, ses filles et vous, vous aviez pour notre {p. 218}mère et pour ses enfants ! Il y a bien longtemps de cela ; mais, voyez-vous, la mémoire dans les cœurs d’enfants, c’est comme la braise du foyer éteint pendant le jour dans la maison : cela tient la cendre chaude, et, quand la nuit vient, cela se rallume dès qu’on la remue ! »
— « Est-ce possible ? Quoi ! c’est bien vous ! » reprit-il avec un étonnement qui commençait à s’apaiser. « Ah ! oui, il y a bien longtemps que vous n’étiez venu au pays, qu’on ne regardait plus fumer le château, qu’on n’entendait plus aboyer les chiens là-bas dans le grand jardin sous les tours, qu’on ne voyait plus passer les chevaux blancs qui portaient des dames et des messieurs dans les chemins à travers les prés ! Ma fille me disait : « Le pays est mort ; il semble que la cloche pleure au lieu de carillonner. » On disait aussi que vous ne reviendriez jamais ; qu’il y avait eu du bruit là-bas ; qu’on vous avait nommé un des rois de la république ; et puis {p. 219}qu’on avait voulu vous mettre en prison ou en exil, comme sous la Terreur. Il est venu au printemps un colporteur qui vendait des images de vous dans le pays, comme celles d’un grand de la république ; et puis il en est venu en automne qui vendaient des chansons contre vous, comme celles de Mandrin. J’ai bien pleuré quand ma fille m’a raconté cela un dimanche, en revenant de la messe. Est-ce bien possible, ai-je dit, que ce monsieur ait fait tous ces crimes ? et que lui, qui n’aurait pas fait de mal à une bête quand il était petit, il ait fait couler le sang des hommes dans Paris, par malice ? Et puis, quelques mois plus tard, on dit que ce n’était pas vrai ; et puis, on n’a plus rien dit du tout. »
— « Hélas ! père Dutemps », lui ai-je répondu, il y a du vrai et du faux dans tous ces bruits de nos agitations lointaines qui sont montés jusqu’à ces déserts, comme le bruit du canon de Lyon y monte quand c’est le vent du midi, sans que l’on puisse {p. 220}savoir d’ici si c’est le canon d’alarme ou le canon de fête. On ne sait de même que longtemps après les révolutions si les hommes qui y ont été jetés sont dignes d’excuse ou de blâme. N’en parlons pas à présent. Je viens ici pour tout oublier pendant quelques jours à ce beau soleil, que le sang et les larmes des peuples ne ternissent pas. Je ne serai que trop tôt obligé, par mon devoir, de retourner où s’agite le sort des empires, et de me faire encore des misères et des inimitiés ici-bas, pour me faire un juge indulgent et compatissant là-haut ; car, voyez-vous, chacun a son travail dans ce monde, et il faut l’accomplir à tout prix. Je suis bien las, mais je n’ai pas encore le droit de m’asseoir, comme vous, tout le jour au soleil contre un mur. Et qui sait s’il y aura un mur ?… Mais vous, père Dutemps, parlons de vous. Demeurez-vous toujours seul là-haut dans cette petite chaumière, à une lieue de tout voisin, dans la bruyère, au bord du bois des hêtres ? Quel âge avez-vous ? Qui est-ce qui pioche pour vous la colline de sable ? Qui est-ce qui bat les châtaignes ? Qui est-ce qui soigne vos ânesses et vos chèvres ? Depuis quand avez-vous perdu tout à {p. 221}fait la vue ? Et comment passez-vous le temps que Dieu vous a mesuré plus large qu’aux autres hommes ? car je crois que vous êtes le plus vieux de la vallée. »
— « J’ai quatre-vingts ans », me répondit le vieillard. « Ma femme, la Madeleine, est morte il y a sept ans ; elle était bien plus jeune que moi. Tous mes enfants sont morts, excepté la Marguerite, qui était la dernière de mes filles, et que vous appeliez la Pervenche des bois, parce qu’elle avait les yeux bleus comme ces fleurs qui croissent à l’ombre, vers la source ; elle a été veuve à vingt-huit ans, et elle a refusé de se remarier pour venir me soigner et me nourrir dans la petite cabane là-haut, où elle est née et où elle restera jusqu’à ma mort ; elle a une petite fille et un petit garçon, qui mènent les bêtes au champ, et qui continuent à servir mes pratiques d’œufs et de pommes. Ce petit commerce, dont nous leur laissons les gros sous pour eux, servira {p. 222}pour leur acheter des habits, du linge et une armoire quand ils seront en âge et en idée de se marier. Marguerite pioche le champ de pommes de terre et de sarrasin, ramasse le bois mort pour l’hiver ; elle fait le pain de seigle ; et moi je ne fais rien que ce que vous voyez, ajouta-t-il en laissant tomber ses deux mains sur ses genoux comme un homme oisif. Je garde l’âne, ou plutôt l’âne me garde quand les enfants n’y sont pas ; car il est vieux pour un animal presque autant que je suis vieux pour un homme ; il sait que je n’y vois pas, il ne s’écarte jamais trop des chemins ; et quand il veut s’en aller, il se met à braire, ou bien il vient frotter sa tête contre moi tout comme un chien, jusqu’à ce que nous revenions ensemble à la cabane. »
— « Mais le jour ne vous paraît-il pas bien long ainsi, tout seul dans les sentiers de la montagne ? » lui demandai-je.
{p. 223}— « Oh ! non, jamais », dit-il ; « jamais le temps ne me dure. Quand il fait beau, hors de la maison, je m’assois à une bonne place au soleil, contre un mur, contre une roche, contre un châtaignier ; et je vois en idée la vallée, le château, le clocher, les maisons qui fument, les bœufs qui pâturent, les voyageurs qui passent et qui devisent en passant sur la route, comme je les voyais autrefois des yeux. Je connais les saisons tout comme dans le temps où je voyais verdir les avoines, faucher les prés, mûrir les froments, jaunir les feuilles du châtaignier, et rougir les prunes des oiseaux sur les buissons. J’ai des yeux dans les oreilles », continua-t-il en souriant ; « j’en ai sur les mains, j’en ai sous les pieds. Je passe des heures entières à écouter près des ruches les mouches à miel qui commencent à bourdonner sous la paille, et qui sortent une à une, en s’éveillant, par leur porte, pour savoir si le vent est doux et si le trèfle commence à fleurir. J’entends les lézards glisser dans les pierres sèches, je connais le vol de toutes les mouches et de tous les papillons dans l’air autour de moi, la marche de toutes les petites bêtes du bon Dieu sur les herbes ou {p. 224}sur les feuilles sèches au soleil. C’est mon horloge et mon almanach à moi, voyez-vous. Je me dis : voilà le coucou qui chante ? c’est le mois de mars, et nous allons avoir du chaud ; voilà le merle qui siffle ? c’est le mois d’avril ; voilà le rossignol ? c’est le mois de mai ; voilà le hanneton ? c’est la Saint-Jean ; voilà la cigale ? c’est le mois d’août ; voilà la grive ? c’est la vendange, le raisin est mûr ; voilà la bergeronnette, voilà les corneilles ? c’est l’hiver. Il en est de même pour les heures du jour. Je me dis parfaitement l’heure qu’il est à l’observation des chants d’oiseaux, du bourdonnement des insectes et des bruits de feuilles qui s’élèvent ou qui s’éteignent dans la campagne, selon que le soleil monte, s’arrête ou descend dans le ciel. Le matin, tout est vif et gai ; à midi, tout baisse ; au soir, tout recommence un moment, mais plus triste et plus court ; puis tout tombe et tout finit. Oh ! jamais je ne m’ennuie ; et puis, quand je commence à m’ennuyer, n’ai-je pas cela ? » me dit-il en fouillant dans sa poche, et en tirant à moitié son chapelet. « Je prie le bon Dieu jusqu’à ce que mes lèvres se fatiguent sur son saint nom et mes doigts sur les grains. Qui {p. 225}est-ce qui s’ennuierait en parlant tout le jour à son Roi, qui ne se lasse pas de l’écouter ? » dit-il avec une physionomie de saint enthousiasme. « Et puis la cloche de Saint-Point ne monte-t-elle pas cinq fois par jour jusqu’ici ? Elle me dit que Dieu aussi pense à moi. »
— « Mais l’hiver ? » lui dis-je, afin de m’instruire pour moi-même de tous ces mystères de la solitude, de la cécité et de la vieillesse.
— « Oh ! l’hiver », me répondit-il, « il y a le feu dans le foyer, le bruit des sabots des enfants dans la maison, les châtaignes qu’on écorce, les pois qu’on écosse, le maïs qu’on égrène, le chanvre qu’on file : tous ces travaux n’ont pas besoin des yeux. Je travaille tout l’hiver au coin du feu en {p. 226}jasant avec les enfants ou avec les chèvres et les poules qui vivent avec nous, et je me repose tout l’été. Oh ! non, le temps ne me dure pas ; seulement quelquefois je voudrais bien, comme à présent, revoir le visage de ceux qui me rencontrent sur le chemin, et que j’ai connus dans les vieux temps. Par exemple, dites-moi donc, Monsieur », poursuivit-il timidement, « si vous avez toujours ces longs cheveux châtains qui sortaient de dessous votre chapeau, et qui balayaient vos joues fraîches comme les joues d’une jeune fille, quand vous accompagniez votre père à la chasse, et que vous buviez une goutte de lait en passant dans le cellier de sapin de ma fille ? »
— « Hélas ! père Dutemps, il a neigé sur ces cheveux-là depuis. Le visage de l’enfant, du jeune homme et de l’homme mûr se ressemblent, comme l’arbre que vous avez planté il y a trente ans ressemble à l’arbre qui vous donne aujourd’hui ses {p. 227}fruits en automne : c’est le même bois, ce ne sont plus les mêmes feuilles. »
— « Et avez-vous toujours ces beaux chevaux blancs qui galopaient dans le grand pré, auprès du château, et qu’on disait que vous aviez ramenés, après vos voyages, du pays de notre père Abraham ? »
— « Ils sont morts de tristesse et de vieillesse, loin de leur soleil et loin de moi. »
— « Mais est-il bien vrai que vous allez vendre ces prés, ces vignes, ces bois, cette bonne maison que le soleil faisait reluire comme les murs d’une église au fond du pays ? »
{p. 228}— « Ne parlons pas de cela, père Dutemps ! Dieu est Dieu ; les prés, les terres et les maisons sont à lui, et il les change de maître quand il veut ! Je ne sais pas ce qu’il ordonnera de nous ; mais souvenez-vous toujours de mon père, de ma mère, de mes sœurs, de ma femme et de moi ; et quand vous direz vos prières sur votre chapelet, réservez toujours sept ou huit grains en mémoire d’eux. »
Je serrai de nouveau la main du coquetier, et je continuai mon chemin.
J’étais heureux d’avoir retrouvé ce vieillard, comme un homme se réjouit, après un demi-siècle, de retrouver dans une bruyère les traces d’un sentier où il a passé dans ses beaux jours, et qu’il croyait effacées pour jamais. Chaque pas de mon cheval, en descendant des montagnes, me découvrait un pan de {p. 229}plus de la vallée, du village, des hameaux enfouis sous les noyers, de mes jardins, de mes vergers, de ma maison ; mon œil s’éblouissait et s’humectait de reconnaissance en reconnaissance. De chaque site, de chaque toit, de chaque arbre, de chaque repli du sol, de chaque golfe de verdure, de chaque clairière illuminée par les rayons rasants du soleil couchant, un éclair, une mémoire, un bonheur, un regret, une figure, jaillissaient de mes yeux et de mon cœur, comme s’ils eussent jailli du pays lui-même. Je me rappelais père, mère, sœurs, enfance, jeunesse, amis de la maison, contemporains de mes jours de joie et de fête, arbres d’affection, sources abritées, animaux chéris, tout ce qui avait jadis peuplé, animé, vivifié, enchanté pour moi ce vallon, ces prairies, ces bois, ces demeures. Je secouais comme un fardeau importun, derrière moi, les années intermédiaires entre le départ et le retour ; je rejetais plus loin encore l’idée de m’en séparer pour jamais. J’avais douze ans, j’en avais vingt, j’en avais trente ; regards de ma mère, voix de mon père, jeux de mes sœurs, entretiens de mes amis, premières ivresses de ma vie, aboiements de mes chiens, hennissements de mes {p. 230}chevaux, expansions ou recueillements de mon âme tour à tour répandue ou enfermée dans ses extases, matinées de printemps, journées à l’ombre, soirées d’automne au foyer de famille, premières lectures, bégayements poétiques, vagues mélodies : tout se levait de nouveau, tout rayonnait, tout murmurait, tout chantait en moi comme ce chant de résurrection, comme l’Alleluia trompeur qu’entend Marguerite à l’église le jour de Pâques dans le drame de Gœthe. Mon âme n’était qu’un cantique d’illusions !
Je croyais retrouver, en entrant dans la cour et en passant le seuil, tout ce que le temps était venu en arracher. Si ce chant eût été noté dans des vers, il serait resté l’hymne de la félicité humaine, l’holocauste du bonheur terrestre rallumé dans le cœur de l’homme par la vue des lieux où il fut heureux !
{p. 231}Ce chant intérieur tombait peu à peu en approchant davantage. Ma vieille jument pressait le pas ; elle gravissait le chemin creux qui monte du ruisseau vers le tertre du château ; les jeunes étalons, les mères et les poulains qui paissaient dans les prés voisins accouraient au bruit de ses pas sur les pierres ; ils passaient leurs têtes au-dessus des haies qui bordent le sentier, ils la saluaient de leurs hennissements et la suivaient derrière les buissons en galopant, comme pour faire fête à leur ancienne compagne de prairies.
Hélas ! personne n’apparaissait au-devant de moi ! les feuilles mortes du jardin que le vent et les torrents balayaient seuls, jonchaient les pelouses autrefois si vertes, et couvraient le seuil de la barrière entrouverte par laquelle on entre dans l’enclos. Un seul vieux chien invalide se traîna péniblement à ma rencontre, et poussa quelques tendres gémissements en léchant les mains de son maître. Une petite fille de {p. 232}douze ans, qui garde les vaches dans l’enclos, entrouvrit la porte au bruit des pas de mon cheval. Elle courut dire à la vieille servante, qui filait sa quenouille dans une chambre haute, que j’étais arrivé. La bonne fille descendit, en boitant, l’escalier en spirale, et m’accueillit avec une triste et tendre familiarité dans la cuisine basse, où la cendre tiède recouvrait le foyer. J’ôtai la selle et la bride à la jument ; la petite bergère lui ouvrit la barrière et la lança dans le verger.
Après avoir commandé quelques herbages et quelques fruits pour mon repas, je montai dans les appartements, et j’ouvris les volets, fermés depuis trois ans. Mais il n’y entra que plus de tristesse avec plus de jour, car la lumière, en les remplissant, ne faisait que m’en montrer davantage le vide. Il n’y eut que quelques oiseaux familiers, ces beaux paons nourris par nos mains, qui parurent se réjouir en voyant se rouvrir les fenêtres : ils regardèrent, ils volèrent lourdement {p. 233}un à un, comme en hésitant, du gazon sur le rebord de la galerie gothique, où nous avions l’habitude de leur égrener des miettes de pain ; ils me suivirent comme autrefois jusque dans les chambres, en cherchant de l’œil les femmes et en frappant du bec les parquets retentissants. La fidélité de ces pauvres oiseaux m’attendrit. Je me hâtai de descendre dans l’enclos, pour échapper à la solitude inanimée des murs. Mes chiens seuls me suivaient, et je pensais au jour où il faudrait aussi les congédier.
Pour un homme qui a longtemps habité en famille un site de prédilection, le jardin est une prolongation de l’habitation, c’est une maison sans toit ; le jardin a les mêmes intimités, les mêmes empreintes, les mêmes souvenirs que la maison ! Les arbres, les pelouses, les allées désertes se souviennent, racontent, retracent, causent ou pleurent comme les murs. C’est un abrégé de notre passé. J’y retrouvais toutes les heures au soleil ou à l’ombre que j’y avais passées, {p. 234}toutes les poésies de mes livres et de mon cœur que j’y avais senties, écrites ou seulement rêvées, pendant les plus fécondes et les plus splendides années de mon été d’homme. Chaque source balbutiait, comme autrefois, sa note que j’avais reproduite ; chaque rayon sur l’herbe, son image que j’avais repeinte ; chaque arbre, son ombre, ses nids, ses brises dans ses feuilles vertes ou ses frissons dans ses feuilles mortes, que j’avais goûtés, recueillis et répercutés dans mes propres harmonies : tout y était encore, excepté l’écho mort et le miroir terni en moi.
J’arrivai ainsi, traînant mes pas sous les branches jaunies et sur les sables humides, jusqu’à une petite porte percée dans un vieux mur tapissé de lierre et de buis. Vous savez que le mur de l’église projette son ombre sur cette partie du jardin, et que l’on communique, par cette porte dérobée, de l’enclos dans le cimetière du village. Vous savez que j’ai ajouté à ce cimetière ombragé de vieux noyers, un petit coin {p. 235}de terre retranché au jardin, afin que ce petit coin de terre, dont j’ai fait don au village, fût à la fois la propriété de la mort et la propriété de la famille, et que, si la nécessité nous dépouillait un jour de l’habitation et du domaine de Saint-Point, cette nécessité ne fît pas du moins passer ce domaine des morts dans les mains d’une famille étrangère ou d’un propriétaire indifférent.
C’est sur cette frontière neutre entre le cimetière et le jardin, que j’ai bâti (le seul édifice que j’aie bâti ici-bas) un petit monument funèbre, une chapelle d’architecture gothique, entourée d’un cloître surbaissé en pierres sculptées qui protégent quelques fleurs tristes, et qui s’élèvent sur un caveau. C’est là que j’ai recueilli et rapporté de loin, près de mon cœur, les cercueils de tout ce que j’ai perdu sur la route de plus aimé et de plus regretté ici-bas.
{p. 236}Toutes les fois que j’arrive à Saint-Point ou toutes les fois que j’en pars pour une longue absence, je vais seul, à la chute du jour, dire à genoux un salut ou un adieu à ces chers hôtes de l’éternelle paix, sur ce seuil intermédiaire entre leur exil et leur félicité. Je colle mon front contre la pierre qui me sépare seule de leurs cendres, je m’entretiens à voix basse avec elles, je leur demande de nous envelopper dans nos aridités d’un rayon de leur amour, dans nos troubles d’un rayon de leur paix, dans nos obscurités d’un rayon de leur vérité. J’y suis resté plus longtemps aujourd’hui et plus absorbé dans le passé et dans l’avenir, qu’à aucun autre de mes retours ici. J’ai relu, pour ainsi dire, ma vie tout entière sur ce livre de pierre composé de trois sépulcres : enfance, jeunesse, aubes de la pensée, années en fleurs, années en fruits, années en chaume ou en cendres, joies innocentes, piétés saintes, attachements naturels, études ardentes, égarements pardonnés d’adolescence, passions naissantes, attachements sérieux, voyages, fautes, repentirs, bonheurs ensevelis, chaînes brisées, chaînes renouées de la vie, peines, efforts, labeurs, agitations, périls, combats, {p. 237}victoires, élévations et écroulements de l’âge mûr sur les grandes vagues de l’océan des révolutions, pour faire avancer d’un degré de plus l’esprit humain dans sa navigation vers l’infini ! Puis les refroidissements d’ardeur, les déchirements de destinée, les martyres d’esprit, les pertes de cœur, les dépouillements obligés des choses ou des lieux dans lesquels on s’était enraciné, les transplantations plus pénibles pour l’homme que pour l’arbre, les injustices, les ingratitudes, les persécutions, les exils, les lassitudes du corps avant celles de l’âme, la mort enfin, toujours à moitié chemin de quelque chose.
Tout cela a roulé en bruissant pendant je ne sais combien de temps dans ma tête, comme le torrent de ma vie qui serait redescendu tout à coup après une pluie d’orage de toutes les montagnes, et qui serait revenu prendre possession de son lit desséché. Le tombeau était pour moi la pierre de Moïse d’où coulaient toutes les eaux ; j’ouvris mon cœur comme {p. 238}une écluse, et la prière en sortit à grands flots avec la douleur, la résignation et l’espérance ; et mes larmes aussi coulaient ; et quand je retirai mes mains de mes yeux et que je les posai contre le seuil pour le bénir, elles firent une marque humide sur la pierre blanche…
Un bruit m’avait fait lever en sursaut.
C’était une sourde et monotone psalmodie qui sortait d’une petite fenêtre grillée au flanc de l’église, tout près de moi. Je m’essuyai le front et les genoux pour faire le tour de l’édifice, et pour y entrer par la petite porte qui ouvre au midi sur la côte opposée. Je fus arrêté sur la première marche par un petit cercueil recouvert d’un drap blanc et de deux bouquets de roses blanches aussi, que portaient quatre jeunes filles d’un hameau des montagnes. Le vieux curé les suivait en récitant quelques versets de liturgie {p. 239}latine sur la brièveté de la vie ; un père et une mère pleuraient, en chancelant, derrière lui. Je marchai vers la fosse avec eux, et je jetai à mon tour les gouttes d’eau, image des gouttes de larmes, sur le cercueil de la jeune fille, et je rentrai sans avoir osé regarder le pauvre père !
J’ai passé la soirée à vous écrire : ce cœur a besoin de crier quand il est frappé. Je remercie Dieu de m’avoir laissé dans le vôtre un écho qui me renvoie jusqu’au bruit de mes larmes sur mon papier. La vie est un cantique dont toute âme heureuse ou malheureuse est une note. — Adieu !
XVIe entretien.
Boileau §
I §
{p. 241}Revenons pour un moment au siècle littéraire de Louis XIV. Nous aurons à y revenir bien souvent encore en touchant à Corneille, à Molière, à La Fontaine, à Bossuet, à Fénelon, à Pascal, à Mme de Sévigné, ces éternels survivants d’un siècle mort.
Nous allons aujourd’hui vous parler de Boileau. Boileau est à lui seul un procès littéraire. {p. 242}Est-ce un grand homme de lettres ? Est-ce une pâle médiocrité ? Est-ce un Tarquin de notre littérature ayant fauché du tranchant de ses satires toutes les tiges naissantes de l’esprit français qui menaçaient de dépasser sa platitude ? Est-ce un eunuque Narsès de notre beau siècle, ayant arraché à nos poètes leur virilité et à notre langue sa jeunesse pour les rendre timides, serviles et stériles comme lui-même ? A-t-il nui à notre croissance comme nation intellectuelle, ou a-t-il dirigé notre sève égarée et surabondante vers une conformation durable de la langue et de la pensée, en réprimant cette sève de la France et en la contenant dans les règles éternelles du bon sens et du bon goût, ces deux nécessités premières et ces deux qualités natives du génie français ?
C’est ce procès, si souvent débattu de nos jours avec la partialité et avec la passion des querelles d’esprit, que nous allons essayer de juger à notre tour, en comprenant bien et en faisant bien comprendre cet homme d’achoppement, Boileau.
II §
{p. 243}Disons d’abord une vérité sévère en apparence, mais en réalité flatteuse pour notre pays. Le premier devoir et le premier droit d’un homme qui écrit sur la littérature universelle du genre humain, c’est d’être lui-même universel, c’est de s’élever par conséquent au-dessus des amours-propres, des préjugés, des superstitions d’esprit, des fanatismes nationaux de sa patrie et de son temps, pour juger les hommes par leurs œuvres et non par leurs prétentions. Les lettres n’ont pas de frontières et ne connaissent pas de drapeaux. Ce qu’on pense et ce qu’on écrit de beau à Rome, à Ispahan, à Jérusalem, à Pétersbourg, à Vienne, à Londres, à Madrid, à Calcutta, à Pékin, grandit l’humanité pensante à Paris. Il n’y a pas de droit d’aubaine pour la pensée : le génie est du domaine commun. Il est comme l’air ; il franchit, sans les connaître, toutes les limites politiques des peuples pour vivifier partout tout ce qui le respire.
Ce serait un pauvre critique que celui qui {p. 244}se déclarerait un critique national et qui arrêterait les chefs-d’œuvre de l’intelligence étrangère à ces mesquines douanes de la pensée, en leur demandant leurs certificats d’origine. Nous n’avons eu que trop de ces critiques prohibitifs en France et ailleurs. Ce sont eux qui ont stérilisé les lettres, en empêchant, autant qu’il était en eux, ces unions conjugales entre les esprits de différents climats, qui auraient multiplié leurs fruits en se rencontrant pour s’unir. Toute fécondité vient de l’union, dans la nature morale comme dans la nature matérielle. Il y a dans l’esprit humain, comme dans les végétaux, des pensées mâles et des pensées femelles. Ces hommes d’exclusion ressemblent à ces Arabes des frontières de Perse qui étendent des toiles autour des palmiers mâles de leurs tribus, dans le temps de la floraison, pour empêcher le vent du désert d’aller porter les semences de leurs palmiers aux palmiers femelles des tribus voisines. Ils tuent le fruit et font la disette au détriment de tous. Mais le vent finit par passer, malgré les hommes, et par porter la fécondité dans les deux partis.
Nous ne sommes pas de ces hommes jaloux de la gloire et de la nourriture intellectuelle {p. 245}des autres peuples que le nôtre. Nous aimons à rendre à toutes les races pensantes ce qui est à ces races, et à Dieu ce qui est à Dieu.
III §
Cela dit, et après ces précautions oratoires, nous allons, à nos risques et périls, exprimer franchement, en quelques mots, notre pensée sur les aptitudes naturelles de la France comparées aux aptitudes des nations antiques et modernes avec lesquelles notre littérature nationale peut rivaliser. Chacune de ces nations a reçu son lot de la nature.
L’Inde a la supériorité dans la théosophie, cette disposition mystique admirable et sainte qui voit la Divinité avec évidence dans toute la nature, qui fait de toute la nature un miroir de cette Divinité, et qui contemple avec ravissement dans ce miroir le drame divin et humain de la création.
La Chine a la supériorité dans la science qui recueille, qui découvre la première les faits ; elle a la supériorité aussi dans la raison qui conclut de cette science des faits une grande {p. 246}sagesse pratique et utilitaire en toute chose, agriculture, morale, législation, civilisation, politique. Les grandes inventions appartiennent à cette race expérimentale. C’est par excellence le peuple inventif.
L’Arabie, en y comprenant les Hébreux, les Persans et presque tout l’Orient de la zone rapprochée de l’Europe, a la supériorité dans l’imagination ; c’est la race du merveilleux par excellence, la terre des songes, le lit de pavots où l’on rêve éveillé avec le plus de charme et de poésie. Nulle part on ne conte mieux ces récits chimériques qui flottent dans l’imagination transparente comme les fumées du narghilé dans un ciel serein. Tous les conteurs, ces poètes populaires de la tente, sont Arabes ou Persans, et tous nos contes viennent de Bagdad.
La Grèce a la supériorité dans l’art, cette logique de la pensée, de l’imagination et du sentiment. De tout ce que la Grèce touche, divinité, philosophie, politique, poésie, musique, drame, histoire, architecture, marbre, pierre, pinceau, elle fait un art accompli. C’est le lapidaire de l’espèce ; elle taille tout, elle polit tout, elle enchâsse tout dans un cadre {p. 247}parfait. Sa littérature façonnée est l’écrin de l’intelligence humaine.
Rome a la supériorité en politique, en guerre, en éloquence d’action, en constance dans ses desseins, en caractère en un mot. C’est le peuple du caractère ; il y en a jusque dans sa littérature. Lisez Tacite ; c’est le nerf irrité d’un peuple volontaire, libre, humilié, mais indompté ; c’est le muscle qui perce la chair. Le caractère de sa race y palpite à chaque mot comme dans le spasme du gladiateur mourant.
L’Italien, fils non dégénéré, mais déshérité, du Romain, a la supériorité dans le sentiment du beau. C’est là son génie, c’est là sa vertu, c’est là son signe entre les peuples. Son âme a reçu plus de part que celle des autres nations dans ce type éternel et ineffable de beauté qui est le modèle intérieur sur lequel se moulent les actes ou les œuvres de l’homme. Beauté dans la forme : voyez ses femmes ! Beauté dans l’architecture : voyez ses temples et ses palais ! Beauté dans la sculpture : voyez son Michel-Ange ! Beauté dans la peinture : voyez son Raphaël ! Beauté dans la musique : voyez son Rossini ! Beauté dans la poésie : voyez son Dante, que des pamphlétaires m’accusent aujourd’hui, en {p. 248}Italie, d’avoir calomnié, parce que j’ai séparé, en parlant de lui, l’œuvre ténébreuse du théologien du génie incomparable du poète, et parce que je l’ai appelé le dieu de la poésie, tandis que Voltaire l’appelait le monstre de la barbarie ! Voyez sa langue : elle ne pèche même que par l’excès du beau ; elle est trop sonore pour des lèvres d’homme, elle ne devrait être parlée que par des anges ou par des femmes ! Voyez son Tasse ! voyez son Arioste ! voyez son Pétrarque, Platon de l’amour féminin ! voyez même son Machiavel, qui a porté le sentiment du beau jusque dans les crimes de son style ! C’est toujours le peuple du beau. L’Italien est un amant du beau.
L’Allemand a la supériorité dans la philosophie spéculative et dans la construction presque indienne de sa langue, faite pour incorporer des rêves ou pour élaborer des idées. L’Allemand est un philosophe.
L’Espagnol, en littérature, a la supériorité dans l’élévation grandiose de l’âme et dans la noblesse souvent exagérée du style. C’est cette élévation de l’âme qui donne à sa littérature le caractère mystique, ascétique, érémitique qu’on trouve dans sa sainte Thérèse et dans {p. 249}son peintre Murillo. C’est cette noblesse exagérée des sentiments qui lui a maintenu longtemps le génie chevaleresque poussé jusqu’à la folie et jusqu’à la caricature, dont son don Quichotte, son livre populaire, a été, sous la plume de Cervantès, l’amusante et déplorable dérision. Ce sont les vices d’un peuple qu’il faut bafouer ; ce ne sont pas ses vertus nationales. L’Espagnol, qui se transforme aujourd’hui en citoyen, a été jusqu’ici un chevalier et un moine.
Le Portugais, dont la langue a toutes les magnificences de l’espagnol sans en avoir les défauts, a la supériorité dans l’aventure et dans l’audace ; il a joué sa fortune sur toutes les vagues de l’Océan. Jamais peuple si peu nombreux ne fit et n’écrivit de si grandes choses. Son Camoëns est le poète épique de son histoire, de ses découvertes et de ses conquêtes dans l’Inde. Son empire, transbordé en six mois de Lisbonne en Amérique, sera un jour le texte d’un autre Camoëns. Le Portugais est un aventurier, l’aventurier national, héroïque et poétique des temps modernes.
L’Angleterre, après l’Allemagne, est en littérature la seule nation dont le génie vienne {p. 250}du Nord sans avoir passé par la Grèce et par Rome ; elle a la supériorité de l’originalité. Cette originalité a un peu été déteinte par la Bible dans Milton et par la latinité d’Horace dans Pope, l’Horace anglais. Mais son véritable géant, Shakespeare, est né, comme Antée, de lui-même et de la terre. Il a imprégné le génie littéraire saxon anglais d’une sève septentrionale, sauvage, puissante, qu’elle ne peut plus perdre. Les institutions libres de cette nation et sa situation forcément navale ont donné à son génie incontestable le caractère multiple de ses aptitudes. Il a le besoin de compenser la petitesse de son territoire par une immense et forte personnalité. Le citoyen de la Grande-Bretagne est un patriarche dans sa maison, un poète dans ses forêts, un orateur sur sa place publique, un marchand dans son comptoir, un héros sur son navire, un cosmopolite sur le sol de ses colonies, mais un cosmopolite emportant sur tous les continents avec lui son indélébile individualité. Les races antiques n’ont rien qui lui ressemble. On ne peut le définir, en politique comme en littérature, que par son nom : l’Anglais est un Anglais.
L’Amérique n’a encore que la supériorité {p. 251}de la jeunesse. Son génie, s’il lui en vient un autre que celui de la vieille Europe, sa mère, est à l’état de croissance. On ne sait encore ce qu’il produira, peuple sans ancêtres sur un continent sans passé :
Prolem sine matre creatam !
La France, il faut l’avouer, dussent toutes les férules des écoles tomber sur la main qui inscrit ces lignes, la France n’a pas eu jusqu’ici, parmi ses innombrables aptitudes, la grande imagination littéraire et poétique. La meilleure preuve de ceci, c’est qu’elle n’a ni un grand poète épique comme Homère, Dante, le Tasse, ni un grand poète lyrique sacré comme David, ni un grand poète lyrique profane et philosophique comme Horace et Pindare, ni un grand dramatiste comme Eschyle ou Shakespeare. La France a peu d’imagination poétique ; elle semble réserver cette qualité surhumaine de l’humanité, l’enthousiasme, pour ses actes plus que pour ses œuvres.
Elle n’a pas la théosophie contemplative de l’Inde ; elle n’a pas le rationalisme obstiné, inventif et législateur de la Chine ; elle n’a pas la fécondité de chimères, l’instinct du merveilleux {p. 252}de l’Arabie ; elle n’a pas l’art exquis et universel de la Grèce ; elle n’a pas la constance et l’austérité de la vieille Rome ; elle n’a pas la grâce et la mollesse de l’Italie moderne ; elle n’a pas la philosophie spéculative et planante sans toucher terre de l’Allemagne ; elle n’a pas le génie du grandiose et du chevaleresque de l’Espagne ; elle n’a pas le génie des aventures épiques des Portugais ; elle n’a pas l’indélébile originalité de l’Angleterre.
Mais la France rachète toutes ces infériorités relatives avec ces peuples par des qualités d’esprit, de caractère, et surtout de cœur, qui lui sont propres, et qui la placent, sinon au-dessus, du moins au niveau et souvent en avant de ces grandes individualités humaines. La privation relative de ces grandes facultés de l’imagination préserve aussi la France des excès et des vices inséparables de ces facultés trop dominantes dans certaines races. Son génie n’a pas leur puissance, mais aussi il n’a pas leurs défauts ; rien n’altère, chez le Français, cet équilibre admirable des facultés qui est la santé de l’esprit, comme l’équilibre des humeurs est la santé du corps. Cet équilibre parfait de l’imagination et de la raison, de l’enthousiasme et {p. 253}de la prudence, de la force d’impulsion et de la force de résistance, de la chaleur d’âme et du sang-froid d’esprit, conserve au génie français cette qualité des qualités, le jugement, sans lequel le génie devient une maladie mentale.
Le jugement lui donne ce qu’on appelle le goût dans les arts, le goût, c’est-à-dire le discernement exquis, irréfléchi, mais pour ainsi dire infaillible, de l’esprit, qui lui fait dire : ceci est bon, ceci est mauvais ; ceci est dans la convenance des choses, ceci n’y est pas. Attrait ou répugnance naturelle de l’esprit qui le préserve des engouements illogiques et qui lui fait choisir les aliments sains de l’intelligence, comme la répugnance physique du palais ou de l’odorat préserve le corps des substances suspectes ou nuisibles. Le goût, en effet, n’est que le choix sous un autre nom ; c’est une des facultés du génie national les plus précieuses, et qu’aucun peuple peut-être, ni parmi les anciens, ni parmi les modernes, n’a possédé avec autant d’infaillibilité et de délicatesse que le Français ; c’est même par cette qualité qu’il est en littérature et en idées l’oracle de l’Europe. Le Français est le dégustateur {p. 254}intellectuel de toutes les productions de la pensée dans le monde. Ce qu’il aime, on l’aime ; ce qu’il rejette, on le rejette ; son jugement a l’autorité d’un instinct.
Or, qu’est-ce que le Français aime par-dessus tout et avant tout dans les productions de la pensée ? C’est le bon sens. La première qualité qu’il exige, et avec raison, d’une œuvre de l’esprit et des langues, c’est d’être conforme au bon sens.
Et qu’est-ce que le bon sens ? Le bon sens est : la moyenne rigoureuse de l’esprit humain dans tout l’univers et dans tous les temps. C’est la meilleure définition que je puisse trouver. Au-dessus du bon sens il y a le génie, apanage exceptionnel d’un très petit nombre ; au-dessous du bon sens il y a la sottise, la démence, la médiocrité, apanage déplorable de tout ce qui est inférieur au nom d’homme dans l’espèce humaine. Mais entre le génie et la médiocrité il y a le vaste domaine du bon sens, la région moyenne des vérités reçues, la terre des heureux et des sages, qui ne s’élève pas jusqu’aux régions périlleuses et inhabitées du génie, qui ne descend pas jusqu’aux régions basses et ténébreuses de la médiocrité, {p. 255}mais qui s’étend, immense et sereine, entre les deux abîmes et qui est le séjour moral habité par les bons esprits. C’est là que le génie français règne par le goût, qu’il maintient sa royauté par l’esprit, cette monnaie du génie à l’usage d’un plus grand nombre d’intelligences que le génie lui-même.
IV §
Et qu’est-ce encore que l’esprit ? L’esprit est la grâce du bon sens. Nous ne pouvons pas non plus trouver une expression plus exacte et plus concise pour le définir. On voit par cette définition que l’esprit ainsi entendu ne vient pas seulement de l’intelligence, mais qu’il vient aussi du caractère. Une intelligence juste, vive et fine, un cœur ouvert, large et bienveillant sont les deux conditions nécessaires à un peuple ou à un homme pour avoir ce qu’on appelle de l’esprit. Le méchant n’en a pas, car la méchanceté n’a pas de grâce. Le Français en a, car il est essentiellement bon ; il s’oublie en toute occasion lui-même pour voler au secours de tout le monde. On l’accuse d’étourderie, c’est peut-être vrai, mais {p. 256}son étourderie est toujours l’élan de la magnanimité vers quelque belle chose. Il y a du vent dans son âme, mais ce vent enfle les voiles du monde vers tout ce qui brille d’élevé ou de beau à l’horizon des idées.
De tout ceci que conclure ? que, si l’Indou est un théosophe, le Chinois un raisonneur, le Romain un politique, l’Espagnol un chevalier, l’Arabe un conteur, le Grec un artiste, le Portugais un aventurier héroïque, l’Allemand un philosophe, l’Anglais un patriote, l’Italien moderne un amant du beau, le Français, lui, est par excellence un homme d’esprit. Nous avons dit que le bon sens était la moyenne de l’esprit humain dans tout l’univers ; nous avons dit que l’esprit et le goût étaient les caractères du bon sens français en littérature ; nous avons dit que le Français était l’homme d’esprit entre tous les peuples ; nous ajoutons : la capitale du bon sens est en France, la moyenne du monde est à Paris.
V §
Ce court préambule était nécessaire pour arriver à l’inexplicable influence de Boileau {p. 257}sur les lettres françaises. Dans aucun autre pays du monde un tel homme n’aurait laissé une trace de son nom. Pour le comprendre il fallait comprendre préalablement l’esprit français contemporain.
Boileau n’était certes pas un homme de génie ; il n’avait aucune de ces qualités qui composent la nature des grands poètes, ces foyers d’enthousiasme brûlés les premiers par leur propre feu. La véritable poésie est inséparable de la grandeur d’âme, des convulsions de la passion, de l’élévation des idées, de la chaleur qui atteste la vie dans l’œuvre de l’esprit comme celle du cœur atteste la vie dans l’homme des sens. En mettant la main sur le cœur du vrai poète, il faut le sentir battre, comme celui des héros, plus vite et plus fort que celui des autres mortels. La poésie est l’héroïsme de l’esprit et de l’âme. Boileau n’avait rien de ces dons ou de ces excès de nature qui font souvent mourir jeunes les grands poètes, mais qui les font revivre éternellement dans leur nom et dans leurs chants. Ce n’était point un homme de chant ; c’était un homme de chuchotement ingénieux et à voix basse, ou plutôt à peine était-ce un homme.
{p. 258}La nature ou un accident d’enfance, en lui refusant la virilité qui fait les grandes passions, les grands malheurs, les grandes gloires, lui avait aussi refusé cette puissance d’aimer qui est le tourment, mais aussi qui est la fécondité de l’âme. Quand ces grandes passions sont refusées à un homme, il faut se défier de lui. À défaut des grandes, il est réduit aux petites passions de la société : de l’envie, de la haine, de l’amour-propre, quelquefois de l’ambition et de l’intrigue, comme les Narsès de l’antiquité. Les infirmes naissent jaloux : c’est la loi de la nature ; ils se vengent sur les êtres complets du malheur et de l’imperfection de leur être ; leur consolation, c’est de ravaler ce qui les dépasse. Un sens de moins peut détruire toute l’harmonie d’une âme ; une infirmité vicie souvent toute une existence. Si Boileau n’avait pas été maladif il n’aurait pas écrit des satires, et si lord Byron, de nos jours, n’avait pas été boiteux, il n’aurait pas écrit Don Juan, cette vengeance d’un esprit perverti par l’orgueil souffrant contre ceux qui marchent droit. Le malheur est souvent méchant, et cette méchanceté est la seule excusable ; le cœur comprimé par une souffrance {p. 259}se dilate rarement pour aimer les hommes.
VI §
Une prédisposition naturelle inclina donc Boileau à la satire.
En effet, qu’est-ce que la satire ? C’est la mauvaise humeur de l’esprit chez les hommes qui, comme Boileau ou Horace, ne font que la satire des œuvres ; c’est la mauvaise humeur de la vertu chez les hommes qui, comme Juvénal, font la satire des mœurs ; mais toujours c’est la mauvaise humeur. C’est l’explosion moqueuse ou virulente d’une âme plus sensible aux laideurs qu’aux beautés intellectuelles ou morales de l’humanité. L’enthousiasme et l’amour, ces deux seules véritables Muses divines, ne s’abaissent pas à satiriser le genre humain ; elles pleurent sur lui s’il se souille, elles lui chantent le Sursum corda, de l’espérance s’il se décourage ou s’il se dégrade. Elles croiraient se dégrader elles-mêmes si elles lui présentaient le miroir satirique de Boileau ou le miroir tragique de Juvénal pour le faire {p. 260}rire de ses ridicules ou pour le faire frémir de ses crimes.
La satire procède du dégoût ou de la haine, passions peu dignes d’être exprimées en vers immortels par les poètes. Voilà pourquoi nous ne plaçons, dans notre opinion personnelle, ce genre de littérature qu’à un degré inférieur dans les œuvres de l’esprit humain. Nous exceptons néanmoins de ce mépris les grandes et saintes indignations en vers de Juvénal, de Gilbert et d’un poète unique dans notre temps, Barbier. C’est lui qui, dans une iambe intitulée la Curée, a égalé Pindare en verve et dépassé Juvénal en colère, mais verve lyrique aux images de Phidias comme la Cavale, colère sainte aux accents d’airain comme l’Imprécation biblique. Ces satires-là ne sont pas de la haine ; elles sont l’amour du beau et de l’honnête poussé jusqu’à la vengeance contre le laid et le crime. Mais cette vengeance élevée ne supplicie personne ; elle est anonyme, comme le glaive exterminateur dans les mains de l’ange ; elle ne tombe pas sur des têtes, mais sur des vices.
C’est ainsi que, dans une de ces satires immortelles, Barbier flagelle le Paris de 1830 du {p. 261}geste et du ton dont le Dante flagellait la Florence de 1300. Ce poète, sans blesser personne, gourmande les cupides bassesses de ces foules du lendemain qui se précipitent sur tout ce qui tombe, et flétrit les faciles victoires de ces fanfarons d’après coup qui outragent tout ce qui est désarmé. Écoutez-en seulement les derniers vers ; ils rappellent, par leur fruste énergie, le poil hérissé et la gueule sanglante de ce sanglier de Calydon qu’on voit sur la place du marché de Florence :
Ainsi, quand, désertant sa bauge solitaire,Le sanglier, frappé de mort,Est là, tout palpitant, étendu sur la terre,Et sous le soleil qui le mord ;Lorsque, blanchi de bave et la langue tirée,Ne bougeant plus en ses liens,Il meurt, et que la trompe a sonné la curéeÀ toute la meute des chiens ;Toute la meute, alors, comme une vague immense,Bondit ; alors chaque mâtinHurle en signe de joie, et prépare d’avanceSes larges crocs pour le festin.Et puis vient la cohue, et les abois férocesRoulent de vallons en vallons ;Chiens courants et limiers, et dogues, et molosses,{p. 262} Tout s’élance, et tout crie : Allons !Quand le sanglier tombe et roule sur l’arène,Allons ! allons ! les chiens sont rois !Le cadavre est à nous ; payons-nous notre peine,Nos coups de dents et nos abois.Allons ! nous n’avons plus de valet qui nous fouailleEt qui se pende à notre cou ;Du sang chaud, de la chair, allons, faisons ripaille,Et gorgeons-nous tout notre soûl !Et tous, comme ouvriers que l’on met à la tâche,Fouillent ces flancs à plein museau,Et de l’ongle et des dents travaillent sans relâche,Car chacun en veut un morceau ;Car il faut au chenil que chacun d’eux revienneAvec un os demi rongé,Et que, trouvant au seuil son orgueilleuse chienne,Jalouse et le poil allongé,Il lui montre sa gueule encor rouge, et qui grogne,Son os dans les dents arrêté,Et lui crie, en jetant son quartier de charogne :« Voici ma part de royauté ! »1830.
De telles satires sont des coups de foudre, et non des coups de lanières. Cela ne blesse pas, cela écrase.
Les autres sont un supplice personnel infligé, {p. 263}comme disent les satiristes, par le fouet de la satire à des hommes dont ce fouet déchire la peau. Eh bien ! quelle que soit la justice de ce supplice, nous ne pouvons ni approuver ni excuser ceux qui se donnent la mission de l’infliger au ridicule et même au crime de leur temps. On m’apportait, il y a peu d’années, en Italie, une de ces œuvres de colère légitime qui stigmatisent eu vers terribles des noms d’hommes vivants et qui font saigner éternellement les coups de verge ou les coups de poignard de la plume. Comme j’exprimais par ma physionomie ma répulsion involontaire pour ces œuvres de colère, quelqu’un me dit : « À quoi pensez-vous ? Ne faut-il pas que justice soit faite de toutes ces iniquités ? Ne faut-il pas que toutes les mauvaises fortunes aient leur Némésis ? » — « Oui », répondis-je, « dans les sociétés d’hommes un exécuteur est nécessaire à la justice ; il faut un bourreau, peut-être, quoique je n’en sois pas parfaitement convaincu, mais il ne faut pas être le bourreau. »
Le satiriste sanglant est le bourreau des renommées ; il jette au charnier les noms dépecés de ses ennemis littéraires ou de ses ennemis {p. 264}politiques. Ce n’est pas le métier des immortels. Ce sont là de ces gloires dont on se repent ; il faut se les refuser, sinon par respect pour ses ennemis, du moins par respect pour soi-même.
Prise dans une acception plus vulgaire, la satire n’est qu’une épigramme prolongée. Une épigramme est un coup d’épingle à une vie, à un ridicule ou à un homme. Quand elle s’adresse à un homme, ce n’est pas grand-chose qu’une épigramme ; c’est une goutte de fiel dans un verre d’eau pour rendre le breuvage de la raillerie amer à celui qu’on force à le boire. Mais une satire littéraire, c’est-à-dire une épigramme délayée en deux cents vers, c’est un torrent de fiel dans lequel on s’efforce de noyer un nom. La masse de l’épigramme n’en corrige pas l’intention ; c’est toujours de la haine, de la haine qui rit au lieu de la haine qui tue, mais enfin de la haine ; si on ne veut pas tuer, on veut blesser. Le principe de la satire ou de l’épigramme est mauvais, et ses résultats sont cruels. Voilà pourquoi nous n’encourageons jamais les poètes à cet exercice haineux de leur génie. On y recueille ce qu’on a semé : on y sème des larmes, on y recueille {p. 265}des larmes ; mais celles qu’on répand sont plus amères que celles que l’on a fait répandre.
VII §
Les modèles de Boileau, ceux qui tentèrent son génie essentiellement imitateur, furent évidemment Horace et Juvénal, les deux satiristes romains. Il ne devait jamais égaler dans ce genre ni la grâce à peine maligne du doux, et voluptueux Horace, ni l’âpre énergie de Juvénal. La satire d’Horace est un badinage ; la satire de Juvénal est une tragédie.
Le premier, assis à table entre Auguste, qu’il flatte, et Virgile, qu’il aime, amuse le festin par quelques railleries décentes en vers contre les mauvais poètes de Rome ; un autre jour, couché à l’ombre des chênes verts de sa petite maison de Tibur (aujourd’hui remplacée par un gracieux ermitage de capucins), au bruit et à la poussière humide des cascatelles de l’Anio, dans lesquelles ses esclaves font rafraîchir son vin de Cadès ou de Cécube, il écrit à quelques amis de Rome une épître familière où ses vers bondissent et coulent comme les filets d’écume {p. 266}de l’Anio sur la mousse. Si une légère ironie ou si une épigramme inoffensive contre quelque ennuyeux récitateur de vers lourds de Rome s’y glisse à son insu, il ne court pas après pour la retenir, il la laisse rouler comme un caillou poli dans le lit de la cascade ou comme un flocon d’écume sur l’eau transparente. On n’y sent pas la haine, mais la confidence et la négligence d’un esprit souriant dans sa bonté.
Boileau ne pouvait pas plus malheureusement choisir son modèle que dans Horace, l’Hafiz de l’Occident, le Saint-Évremond de Rome, le Voltaire de la poésie fugitive ; Boileau, l’habile aligneur de vers travaillés au marteau et à la lime, le calqueur patient des choses incalquables de l’antiquité, le janséniste de la religion comme du style, dont toutes les grâces et tous les amours n’étaient que des contrefaçons de légèretés lourdes et de voluptés pénibles, par un érudit !
VIII §
Quant à Juvénal, c’est autre chose. Boileau aurait pu l’imiter complétement et lui dérober {p. 267}le stylet sanglant de la satire politique : il avait pour cela assez d’âcreté dans la bile et de dégoût de l’humanité ; mais la satire politique était impossible à un poète qui ne voulait pas jouer sa tête contre un beau vers sous Louis XIV. Elle est impossible sous la monarchie. Si on l’écrit dans le sens du monarque et contre ses ennemis, elle est une lâcheté, et un homme de talent, quelque courtisan qu’il soit, rougit de la commettre. Si on l’écrit contre ce qui tient le glaive, roi ou peuple, elle est un danger de mort, et on dévoue sa tête au licteur ou le sang de ses veines au suicide. Voyez Chénier. On ne pouvait donc écrire sous Louis XIV que des satires tout à fait insipides et insignifiantes contre les embarras des rues de Paris, contre un mauvais cuisinier comme Mignot, contre un mauvais rimeur comme Chapelain, contre un mauvais traducteur comme l’abbé Cottin, tristes thèmes pour un vrai génie satirique.
IX §
Il y avait loin de là à ce Juvénal écrivant dans des intervalles de liberté sans frein, entre {p. 268}deux proscriptions ou entre deux tyrannies, pendant l’écroulement de Néron ou pendant l’interrègne de Domitien. Et écrivant où ? au fond d’une solitude de Libye dans laquelle il avait été relégué pour expier un vers contre le pantomime Pâris, favori de l’empereur !
Si Boileau n’avait ni l’âme, ni le temps convenable pour égaler Juvénal, on voit par ses beaux vers sur ce poète qu’il avait la corde de l’indignation aussi sonore que celle du Romain :
Juvénal, élevé dans les cris de l’école,Poussa jusqu’à l’excès sa mordante hyperbole.Ses ouvrages, tout pleins d’affreuses vérités,Étincellent pourtant de sublimes beautés :Soit que, sur un écrit arrivé de Caprée,Il brise de Séjan la statue adorée ;Soit qu’il fasse au conseil courir les sénateurs,D’un tyran soupçonneux pâles adulateurs ;Ou que, poussant à bout la luxure latine,Aux portefaix de Rome il vende Messaline !
Juvénal était le Caton d’Utique des poètes ; Boileau pouvait bien admirer ce beau rôle, cette protestation héroïque contre la servitude {p. 269}et contre la corruption de Rome, mais il n’aspirait point à l’imiter. Il préférait le rôle d’adulateur décent d’un autre Auguste et d’ami d’un autre Mécène.
Il faut être juste envers lui ; il n’y avait, depuis le cardinal de Richelieu, ni Tibère, ni Séjan, ni Néron à supplicier poétiquement en France ; il n’y avait pas même lieu à ces orgies de style, dans le tableau des mœurs, dont Juvénal salit effrontément ses pages ; peintures plus hideuses du vice que le vice lui-même ! D’ailleurs la chasteté du langage heureusement introduit dans l’histoire et dans la poésie par une religion plus pudique, défendait à Boileau ces nudités de la chair, scandales de l’esprit comme des yeux. Le christianisme avait jeté un voile sur ces nudités. On s’étonne qu’aucun peuple civilisé ait pu supporter les cynismes de style de ce Juvénal. Ce n’étaient pas seulement les hyperboles, comme les appelle son imitateur, c’étaient les impudicités et les égouts de la langue.
À cela près, Juvénal, soit dans l’imprécation contre les vices, soit dans la peinture des vertus pures et douces qui font contraste aux horreurs de ces vices, était véritablement un {p. 270}écrivain de premier ordre dans la force comme dans la grâce. Il a même des sensibilités qu’on ne rencontre jamais dans le satiriste français, telles, par exemple, que ce tableau des mélancolies et des isolements de la vieillesse dans la dixième satire.
« Lors même », dit-il dans ces beaux vers que Virgile n’aurait pas désavoués, « lors même que notre intelligence conserverait, dans l’âge avancé, toute la vigueur de l’âme, ne faut-il pas, hélas ! mener les funérailles de ses enfants ? contempler le bûcher qui consume les dépouilles d’une épouse longtemps aimée, ou celles d’un frère ? ou porter dans ses mains des urnes pleines des cendres de nos sœurs ? Cette douleur a été réservée à ceux qui vivent longtemps, que leur foyer, sans cesse décimé par de nouveaux trépas, condamne à vieillir dans une perpétuelle tristesse et sous des noirs vêtements de deuil ! Le roi de Pylos, le vieux Nestor, si l’on en doit croire Homère, atteignit les années de la corneille dans une constance de félicité sans éclipse, heureux, selon le vulgaire, d’avoir ajourné la mort pendant tant de révolutions des jours, et d’avoir bu si souvent le jus nouveau du raisin {p. 271}qui coule du pressoir aux vendanges. Mais attendez un peu, et écoutez avec quelle amertume il accuse les lois du Destin et la lenteur des Parques à couper la trame de sa vie, quand il voit la chevelure de son cher Archiloque pétiller sous la flamme du bûcher funèbre !… Car il s’adresse à tous ses proches qui l’entourent et leur demande par quel crime il a mérité du sort le supplice d’une vie si prolongée. Ainsi Pélée, quand il pleurait son fils Achille enlevé à sa tendresse… Si, avant la subversion de sa ville de Troie, Priam fût descendu chez les ombres, Hector, son fils, aurait porté sur ses épaules et sur celles de ses autres frères le corps vénéré de son père, à travers les Troyennes gémissantes, dont les filles du vieillard, Cassandre et Polyxène, les vêtements déchirés, auraient commencé les sanglots funèbres ! Hélas ! que lui servirent ses longs jours ? Il vit tout crouler autour de lui, et l’Asie renversée par le fer et par le feu. Alors, guerrier débile et chancelant, il dépose sa couronne pour prendre ses armes impuissantes, et succombe au pied de l’autel de Jupiter, tel qu’un bœuf vieilli qui tend à la hache de son maître un cou mince et décharné {p. 272}par le travail, pauvre animal devenu maintenant importun à son maître ingrat ! »
« Ab ingrato jam fastiditus aratro ! »
De tels vers sont bien supérieurs au style de la satire, et ils illustreraient les plus pathétiques épopées. Nous n’en trouverons pas de semblables dans le satiriste français.
Quelques aspirations touchantes aux délices simples de la vie des champs n’attestent pas moins, dans Juvénal, une âme altérée de la nature et de la retraite si chères aux poètes.
« Si tu pouvais t’arracher aux spectacles du Cirque », dit-il à son interlocuteur imaginaire, « tu pourrais te construire à Sora ou à Frosinone une maison convenable, à moindre prix que tu ne payes à Rome le loyer d’un réduit ténébreux ; là tu aurais à toi un petit jardin, un puits peu profond, dont l’eau, tirée sans roue et sans corde, désaltérerait d’une facile ondée tes plantes naissantes et tendres. Vis là, amant de la bêche fourchue et possesseur d’un jardin cultivé de tes propres mains, dont les légumes puissent suffire au repas frugal de cent disciples de Pythagore ! En quelque site, en quelque désert qu’il soit situé, {p. 273}c’est quelque chose de délicieux que de s’être fait le possesseur d’une habitation champêtre. »
Et ailleurs : « Un enfant rustique, sans autre parure que le vêtement nécessaire pour le préserver du froid, nous servira, dans des plats d’argile, des mets achetés au prix de peu de pièces de cuivre. Tu ne verras aucun de mes esclaves venu de Phrygie ou de Lycie à Rome. Tout ce que tu auras à leur demander, demande-le-leur simplement en latin. Ils sont tous vêtus uniformément, les cheveux coupés court, droits et peignés seulement avec soin aujourd’hui par respect pour mes convives. L’un est le fils de mon rude berger, l’autre de mon bouvier. Celui-ci soupire après sa mère, qu’il n’a pas revue depuis trop longtemps ; triste, il regrette sa pauvre cabane et ses chameaux familiers. Il te versera du vin pressuré sur les montagnes où il est né et sur le penchant desquelles il folâtrait naguère, car le vin et celui qui le verse ont tous les deux la même patrie ? »
Et ailleurs encore : « Une si petite terre nourrissait autrefois le père et toute la foule domestique de son domaine, au milieu de laquelle {p. 274}une épouse enceinte, assise sur le seuil, et quatre enfants, l’un fils de l’esclave, les trois autres du maître. Mais, après le repas des maîtres, un repas plus abondant attendait les frères aînés au retour de la vigne ou du sillon ; la bouillie fumait pour eux dans les vastes chaudières de cuivre. Ô mes enfants ! ne demandons à la charrue que le pain qui suffit à notre table. Vivez contents de ces cabanes et de ces collines agrestes ! Celui-là ne fera rien de déshonnête qui ne rougit pas d’affronter les glaces avec des guêtres montant jusqu’aux genoux, et de braver la bise en retournant le poil de son manteau sur ses membres réchauffés. »
X §
Nous nous sommes laissé entraîner au charme de ces citations. On ne trouve rien de semblable dans la satire française. On ignore la patrie et la profession natale de Juvénal ; mais à de tels vers, à des retours si complaisants vers la simplicité et vers la frugalité de la vie rustique, on peut croire qu’il était, comme Virgile, un enfant de la glèbe, et que les agrestes images de la campagne italique obsédaient {p. 275}sa belle imagination au milieu des sordidités de Rome. Un grand amour des choses honnêtes éclate partout dans ses dégoûts même les plus scandaleux d’expression contre le vice.
XI §
Boileau n’avait rien d’une telle origine ; c’était un fils du pavé d’une grande ville ; il était né dans cette sombre cour du Palais, au bruit de la chicane, d’un père greffier ; l’école avait été sa seule nourrice.
Voltaire, ce Boileau transcendant, ce Boileau qui donna au bon sens et au bon goût français des ailes plus vastes, plus hautes et plus légères, reconnaissait tout ce qu’il devait à son maître. Né comme lui et peu de temps après lui dans le même quartier de Paris et presque dans les mêmes conditions de famille, voici comment il en parle à près de quatre-vingts ans, dans un de ses plus gracieux accès de verve :
Boileau, correct auteur de solides écrits,Zoïle de Quinault et flatteur de Louis,Mais oracle du goût dans cet art difficileOù s’égayait Horace, où travaillait Virgile,{p. 276}Dans la cour du Palais je naquis ton voisin ;De ton siècle éclatant mes yeux virent la fin :Siècle de grands talents bien plus que de lumière.Dont Corneille en bronchant sut ouvrir la carrière.Je vis le jardinier de ta maison d’Auteuil,Qui chez toi, pour rimer, planta le chèvrefeuil.Chez ton neveu Dongois je passai mon enfance,Bon bourgeois, qui se crut un homme d’importance.Je veux écrire un mot sur tes sots ennemis,À l’hôtel Rambouillet contre toi réunis,Qui voulaient, pour loyer de tes rimes sincères,Couronné de lauriers t’envoyer aux galères ;Ces petits beaux esprits craignaient la vérité,Et du sel de tes vers la piquante âcreté.Louis avait du goût, Louis aimait la gloire ;Il voulut que ta muse assurât sa mémoire,Et, satirique heureux, par ton prince avoué,Tu pus censurer tout, pourvu qu’il fût loué !………………………………………………………………………………………………………………Et moi je fais trembler dans mes derniers momentsEt les pédants jaloux, et les petits tyrans.J’ose agir sans rien craindre, ainsi que j’ose écrire ;Je fais le bien que j’aime, et voilà ma satire !Nous nous verrons, Boileau ! tu me présenterasChapelain, Scudéry, Perrin, Pradon, Coras.Mais je veux avec toi baiser dans l’Élysée{p. 277}La main qui nous peignit l’épouse de Thésée.Tandis que j’ai vécu, l’on m’a vu hautementAux badauds effarés dire mon sentiment ;Je veux le dire encor dans les royaumes sombres :S’ils ont des préjugés j’en guérirai les ombres !À table avec Vendôme, et Chapelle, et Chaulieu,M’enivrant du nectar qu’on boit dans ce beau lieu,Secondé de Ninon, dont je fus légataire.J’adoucirai les traits de ton humeur austère.Partons ! dépêche-toi, curé de mon hameau ;Viens de ton eau bénite asperger mon caveau !
On sent plus, dans ces vers du premier disciple de Boileau, la sautillante inspiration d’Horace que le pas grave et lourd de Boileau lui-même ; mais on voit que Voltaire ne craignait pas plus que nous de confesser une sérieuse estime pour les services littéraires de celui qu’il nomme l’oracle du goût, dans un temps où le génie français était né avec Corneille, et où il allait périr, sans Boileau, dans les mignardises italiennes ou dans les rodomontades espagnoles de l’hôtel de Rambouillet.
XII §
Nous ne raconterons pas la vie de Boileau.
Boileau d’ailleurs n’eut point de vie, car il {p. 278}n’eut ni aventures ni passions. La vie des poètes est dans leur cœur ; celui-là n’avait que de l’esprit. Toute sa vie est dans son bon sens. Il l’avait reçu de la nature, inné, incorruptible, inflexible. Les études sévères, seule consolation des infirmités précoces qui attristèrent son enfance et sa jeunesse, avaient appliqué en lui ce bon sens au bon goût dans les lettres. Quinzième enfant d’un père greffier du parlement, privé de bonne heure des soins et de l’affection de sa mère, opéré de la pierre à douze ans, nourri dans les collèges, ce dur et froid noviciat des enfants sevrés de leurs familles, jeté ensuite contre son gré dans des études de théologie et de jurisprudence dont les arguties lui répugnèrent, possesseur d’une petite fortune suffisant à la modestie de ses désirs après la mort d’un père laborieux ; sans ambition, sans intrigue, sans chaleur dans l’âme, mais non sans amitié ; amateur de tout ce qu’on appelle vertu par probité naturelle d’esprit et par ce penchant honnête qui est le bon goût de l’âme, il prit contre son siècle la plume de Caton le Censeur, et il écrivit des satires pour réformer le mauvais goût, comme, dans une autre fortune, il aurait pris la hache des licteurs pour {p. 279}réformer les mauvaises mœurs de sa patrie.
Il ne regarda de la vie que les livres ; il s’attira de bonne heure la haine des mauvais écrivains, l’amitié des illustres. Il fut recherché de la cour sans s’y livrer ; il honora dans Louis XIV l’autorité souveraine et la majesté du règne sans flatter dans le roi d’autre faiblesse que celle de la gloire. Il ne fut point courtisan comme Racine ; il fut plus immaculé de complaisance que Bossuet, plus pur de tout manége que Fénelon, plus noblement désintéressé que Corneille, aussi dégagé d’orgueil et d’envie que Molière, exemple accompli du parfait honnête homme dans sa vie publique comme dans sa vie privée.
Retiré souvent dans sa petite maison de campagne d’Auteuil, dont il avait fait son Lucretile à l’exemple d’Horace, il y cultivait à la fois ses plantes et ses livres ; il y recevait, pendant l’été, à sa table frugale, mais décente, tout ce que la France possédait d’hommes vénérés par la vertu, illustres par le génie. On ferait son histoire par ses amitiés ; elles étaient toutes pures, grandes ou glorieuses. Il vieillit ainsi jusqu’aux limites assignées par la nature aux plus longues vies, et mourut avec fermeté, {p. 280}comme il convient à un homme qui a beaucoup pensé au néant pompeux des choses humaines et à la grandeur des espérances au-delà du tombeau.
Voilà Boileau comme homme ; voyons Boileau comme écrivain.
XIII §
Comme écrivain, selon nous, son plus grand mérite fut d’avoir été l’homme nécessaire au moment où il apparut dans notre littérature. Cette littérature courait à sa perte en se dénationalisant trop sur les pas des imitateurs du style italien et du style espagnol. Il lui fallait un vigoureux coup de férule sur les mains qui tenaient la plume depuis Ronsard. Sans doute Ronsard était mille fois plus poète que Boileau ; il y avait, dans ce gentilhomme de cour et d’épée, du Tasse, du Pétrarque, de l’Arioste, presque du Pindare ; il y avait aussi de l’Horace. Il y avait de plus une certaine grâce juvénile et gauloise qui charmait l’esprit sans doute, mais qui tendait trop à faire tomber la langue et la littérature dans une seconde enfance. Cette seconde enfance, qui n’a pas l’inexpérience et {p. 281}la naïveté vraie de la première, pouvait faire dégénérer l’esprit français en afféterie, en mignardise, en jeu d’esprit, toutes choses indignes d’une grande langue et d’un grand peuple.
XIV §
À côté de l’école de Ronsard, qui triomphait à l’hôtel de Rambouillet, et en opposition avec elle, il s’était formé une école pédantesque, pénible, lourde, gauche, inhabilement imitatrice, mais très orgueilleuse et très puissante, dont Pradon, Chapelain et d’autres écrivains estimables, mais sans génie, étaient les soleils, selon l’expression de Boileau ; école littéraire qui s’était emparée par la prétention, par la camaraderie et par la suffisance, de la cour, des salons, de ce qu’on appelait alors les ruelles, et surtout des faveurs lucratives du gouvernement.
Cette coterie littéraire, toute-puissante et comme inviolable dans l’opinion, rappelait assez l’école dogmatique qui a prévalu depuis trente ans parmi nous en politique et même en littérature, par une volonté tenace et bien {p. 282}disciplinée plus que par une véritable supériorité de génie. Les Pradon et les Chapelain obstruaient la voie aux Corneille, aux Racine, aux Molière, aux Bossuet, aux Fénelon, véritables grandeurs de la nature, éclipsées ou ajournées par ces fausses grandeurs d’engouement. La littérature française, entre leurs mains, allait mourir d’ennui avant d’être née.
C’est contre ces faux grands hommes que Boileau osa ouvrir une campagne de critique âpre, mais courageuse, qui n’était ni sans danger ni sans gloire dans un jeune homme qui n’avait d’autre appui que sa passion pour le vrai. Mais, en tacticien habile, ce jeune homme commença, pour assurer sa position, par désintéresser l’amour-propre du roi de cette querelle entre les écrivains de son règne, et par payer largement à Louis XIV le tribut de gloire ou de vanité que ce prince levait avant tout sur les génies de son siècle.
XV §
C’est évidemment à cette tactique, presque légitime dans un jeune poète sans patrons, que l’on doit attribuer les éloges réitérés de Boileau {p. 283}au maître des lettres comme des armes ; car on ne voit dans le reste de la vie de cet homme austère aucune autre trace de bassesse et aucun penchant inné à la flatterie. S’il y en a dans ses épîtres à Louis XIV, c’est que ce roi était placé dans l’esprit de ses courtisans hors la loi mortelle et par ses poètes hors de la vérité. Le censeur de son siècle débuta donc par une épître au roi. Cette épître était déjà une satire. Les vers à deux visages louaient le roi d’un côté, mordaient de l’autre les adulateurs ordinaires du prince.
Jeune et vaillant héros, dont la haute sagesseN’est point le fruit tardif d’une lente vieillesse,Mais qui, seul, sans ministre, à l’exemple des dieux,Soutiens tout par toi-même et vois tout par tes yeux,Grand roi, si jusqu’ici, par un trait de prudence,J’ai demeuré pour toi dans un humble silence,Ce n’est pas que mon cœur vainement suspenduBalance pour t’offrir un encens qui t’est dû ;Mais je sais peu louer…
Je mesure mon vol à mon faible génie,Plus sage en mon respect que ces hardis mortelsQui d’un indigne encens profanent tes autels,Qui, dans ce champ d’honneur où le gain les amène,Osent chanter ton nom sans force et sans haleine,{p. 284}Et qui vont tous les jours d’une importune voixT’ennuyer du récit de tes propres exploits.………………………………………………………
C’est à leurs doctes mains, si l’on veut les en croire,Que Phébus a commis tout le soin de ta gloire ;Et ton nom, du Midi jusqu’à l’Ourse vanté,Ne devra qu’à leurs vers son immortalité.Ah ! plutôt, sans ce nom, dont la vive lumièreDonne un lustre éclatant à leur veine grossière,Ils verraient leurs écrits, honte de l’univers,Pourrir dans la poussière à la merci des vers !Pour chanter un Auguste il faut être un Virgile.
Toute la fin de cette épître est écrite avec la vigueur du style cornélien, avec la limpidité du style racinien, avec la propriété acérée du style de Molière. Boileau entremêle si habilement et si indissolublement les louanges du roi aux mépris contre les mauvais écrivains que l’enthousiasme emporte avec lui l’épigramme, et qu’il est impossible de supprimer une invective contre les poètes de cour sans supprimer dans le même vers une magnifique apothéose du roi. Ce début, qui caressa délicieusement les oreilles de Louis XIV, valut du premier coup à Boileau l’amnistie de la cour sur tout {p. 285}ce qu’il pourrait écrire contre les rimeurs en crédit du temps. Il eut le privilège de ses satires. Louis XIV sentit qu’il fallait tout accorder à un jeune poète qui se montrait si supérieur à ses rivaux, et qui dispensait d’une main si magistrale le dédain au mauvais goût, la gloire au grand règne.
Ajoutons que, dans cette même épître et toujours depuis, Boileau, capable de mépris, mais incapable d’envie, séparait Corneille, Racine, Molière, de la tourbe des écrivains mercenaires, et s’honorait de son admiration pour ces grands hommes comme de leur amitié pour lui. C’est là ce qui distingue le satiriste du libelliste, l’homme de goût du vil envieux.
XVI §
Les qualités véritablement antiques du style de Boileau, qualités neuves à force d’être antiques, apparurent ainsi dès ses premiers vers. Vérité, clarté, propriété, sobriété saine, sens spirituel et juste dans une image naturelle et proportionnée au sens, harmonie des vers sans mollesse, brièveté de la phrase poétique qui ajoute à sa vigueur, trait inattendu qui {p. 286}frappe avant d’avoir averti, peu d’élan, mais une marche vive et sûre qui va droit au but et qui ne trébuche jamais ; en un mot toutes les qualités, non d’un grand poète, mais d’un grand manieur de la langue poétique, voilà ce qui distingua à l’instant ce jeune homme et qui donna à sa jeunesse l’autorité d’un âge avancé.
On crut que l’Horace latin de l’Art poétique, des Épîtres et des Satires, s’était incarné de nouveau à Paris pour châtier les lettres et pour amuser un autre Auguste : on se trompait. Le lyrisme et la grâce, le molle et facetum, manquaient à la ressemblance, mais le goût, l’esprit et la langue étaient à l’unisson dans les deux poètes. Il y avait plus d’analogie avec Juvénal ; mais, s’il tombait moins bas, le satiriste français s’élevait moins haut que le latin. Il avait de plus le mérite de ne jamais faire rougir ni la pudeur du front, ni la pudeur de l’esprit, et de conserver toujours, même dans ses débordements de verve et de fiel, cette pudicité des mots qui est la délicatesse du goût, comme la décence des actes est la délicatesse du cœur. Il ne donnait point au français, comme son prédécesseur Régnier, l’effronterie {p. 287}du latin. On sentait qu’il parlait dans une langue vêtue et chaste, qui s’offense des nudités du style comme d’une profanation des yeux.
XVII §
La première de ses satires, qui suivit son Épître au Roi, n’est qu’une déclamation un peu vague, calquée d’Horace et de Juvénal et appliquée aux mœurs générales du temps. Beaucoup de vers en sont devenus proverbes ; mais les proverbes, qui sont des images dans l’Orient, ne sont que des maximes en Occident. On peut être proverbial chez nous sans être poétique. C’est le don de Boileau, de Molière, de Voltaire, les plus spirituels des écrivains en vers, mais les moins véritablement poètes. L’esprit suffit pour faire un proverbe ; l’imagination et l’enthousiasme sont nécessaires pour écrire un vers de sentiment.
J’appelle un chat un chat et Rollet un fripon,
n’est qu’un mot cruel rédigé en douze pieds. La malignité de Boileau, qui ne rougit pas dans cette satire d’attaquer les mauvais poètes {p. 288}jusque dans leur mauvaise fortune, lui fera reprocher éternellement cette insulte à l’indigence, restée proverbiale aussi, mais proverbiale contre son cœur :
Tandis que Colletet, crotté jusqu’à l’échine,S’en va chercher son pain de cuisine en cuisine.
Ce n’était pas ainsi que Juvénal, son maître, parlait des indigences et des labeurs de l’esprit ; dans ses plus mordantes invectives contre les fautes du talent, il laissait tomber une larme chaude sur les iniquités de la fortune. « Il est beau, il est légitime, s’écriait-il en deux vers pieux, de gagner le salaire de son génie par le travail de l’intelligence. »
Boileau, dans ses vers, était d’autant plus inexcusable que déjà il recevait du roi une pension pour ses louanges précoces, et que son aisance poétique n’était pas encore le prix du travail, mais le salaire de la flatterie.
La seconde satire est adressée à Molière :
Rare et fameux esprit, dont la fertile veineIgnore en écrivant le travail et la peine,Pour qui tient Apollon tous ses trésors ouverts,Et qui sait à quel coin se frappent les bons vers !
{p. 289}Cette satire n’est qu’une charmante et piquante plaisanterie, pleine de ce qu’on appelait alors le sel attique ou la sève grecque, sur les difficultés de la rime dans le mètre français. Il cite à Molière, pour exemple de ces contradictions de la rime et du sens, une foule de circonstances où, cherchant à trouver le nom d’un homme de génie, la rime lui présente au bout du vers le nom d’un plat ou ridicule écrivain. Cette litanie de la sottise est entremêlée cependant de vers plus poétiques qu’épigrammatiques, dans lesquels on aime à retrouver quelques aspirations nonchalantes d’Horace à la paix et à l’obscurité des champs. Nous les citons, car de tels vers sont trop rares dans Boileau. Ils délassent de la méchanceté par le charme, ils détendent l’esprit, comme un air de flûte au milieu d’un aigre concert d’instruments aigus.
Ah ! maudit soit celui dont la verve insenséeDans les bornes d’un vers enferma la pensée,Et, donnant à l’esprit une étroite prison,Voulut avec la rime enchaîner la raison !Sans ce métier, fatal au repos de ma vie,Mes jours pleins de loisirs couleraient sans envie ;{p. 290}Mon cœur, exempt de soins, libre de passion,Sait donner une borne à mon ambition.Évitant des grandeurs la présence importune,Je ne vais point au Louvre adorer la fortune.
La satire sur le repas, presque entièrement imitée de Juvénal, ne se relève qu’à la fin par une salve d’épigrammes ironiques qui jaillissent comme la mousse d’un vin de dessert sur tous les noms des ennemis de Boileau.
Plusieurs ne sont que des discours en vers sur des généralités de morale, heureusement rimées, mais infiniment au-dessous des discours en vers de Voltaire, un des chefs-d’œuvre de cet esprit universel. Celle sur la noblesse est une imprécation contre les inégalités de rang qui préludait de bien loin à la révolution française et que Louis XIV autorisait parce qu’il ne comprenait d’inégalité que pour le trône. À peine imprimerait-on de telles maximes de démocratie aujourd’hui. Boileau, Molière et Fénelon sapaient en pleine cour l’institution qui peuple les cours.
Que maudit soit le jour où cette vanitéVint ici de nos mœurs souiller la pureté !{p. 291}Dans les temps bien heureux du monde en son enfance,Chacun mettait sa gloire en sa seule innocence,Chacun vivait content et sous d’égales lois ;Le mérite y faisait la noblesse et les rois,Et, sans chercher l’appui d’une naissance illustre,Un héros de soi-même empruntait tout son lustre ;Mais enfin par le temps le mérite aviliVit l’honneur en roture et le vice ennobli,Et l’orgueil, d’un faux titre appuyant sa faiblesse,Maîtrisa les humains sous le nom de noblesse.
La satire sur les embarras des rues de Paris n’est qu’une boutade sans originalité, sans grâce et sans sel. Celle qui suit commence par de très beaux vers sur le métier du satiriste :
Muse, changeons de style et quittons la satire ;C’est un méchant métier que celui de médire ;À l’auteur qui l’embrasse il est toujours fatal :Le mal qu’on dit d’autrui ne produit que du mal.Le poète aveuglé d’une telle manieEn courant à l’honneur trouve l’ignominie,Et tel mot, pour avoir réjoui le lecteur,A coûté bien souvent des larmes à l’auteur.
Celle sur l’avarice, à travers des banalités {p. 292}mesquines, a des accents de génie romain dans la bouche de Caton ou de Sénèque. La morale y est éloquente comme le drame. Ces vers, traduits de Perse, ne le cèdent pas au latin le plus ferme.
Le sommeil sur mes yeux commence à s’épancher.Debout ! dit l’Avarice, il est temps de marcher !— Eh ! laisse-moi ! — Debout ! — Un moment ! — Tu répliques !— À peine le soleil fait ouvrir les boutiques.— N’importe, lève-toi ! — Pourquoi faire, après tout ?— Pour courir l’Océan de l’un à l’autre bout,Chercher jusqu’au Japon la porcelaine et l’ambre,Rapporter de Goa le poivre et le gingembre.— Mais j’ai des biens en foule et je puis m’en passer !— On n’en peut trop avoir, et pour en amasserIl ne faut épargner ni crime ni parjure,Il faut souffrir la faim et coucher sur la dure,Avoir plus de trésors que n’en perdit Galet,N’avoir dans sa maison ni meubles ni valet,Parmi des tas de blé vivre de seigle et d’orge,De peur de perdre un liard souffrir qu’on vous égorge.— Et pourquoi cette épargne enfin ? — L’ignores-tu ?Afin qu’un héritier, bien nourri, bien vêtu,Profitant d’un trésor en tes mains inutile,De son train quelque jour embarrasse la ville !— Que faire ? — Il faut partir ; les matelots sont prêts !
{p. 293}Pour quiconque a reçu le sens du style et du vers, ce dialogue égale Boileau aux plus grands artisans de la langue. Ici même ce n’est plus un artisan de la langue, c’est un poète véritable. La verve latine enivre sa diction un peu froide.
Que faire ? — Il faut partir ; les matelots sont prêts !…
est une image interrompue qui emporte l’avare et le lecteur jusqu’aux extrémités de l’Océan, à la fortune ou à la mort.
La satire qu’il adresse ironiquement à son esprit, pour le gourmander sur sa manie de médire, est l’apogée de son talent de critique. Elle étincelle comme le fer chaud sous le marteau de forge, et chaque étincelle brûle le nom d’un de ses ennemis ; mais elle est sans pitié et souvent sans justice. Ces beautés sont des crimes d’esprit qu’on ne peut admirer qu’en les déplorant, crimes brillants, mais inutiles, même au bon goût qu’ils prétendent venger ; car le temps suffit seul à éteindre toutes ces fausses gloires. Guarda e passa ! Regarde et passe, est le seul mot à dire en passant ainsi en {p. 294}revue toutes les médiocrités et tous les engouements d’un siècle.
La dixième, contre les femmes, est une déclamation d’écolier qui ne mérite pas d’être lue. Il n’appartenait pas à un poète sans passion de parler des femmes. Le seul juste jugement des femmes, c’est l’amour ; qui ne les adore pas ne les connaît pas. Il me semble entendre un buveur d’eau parler de l’ivresse. Si on les juge par les vertus naturelles de leur sexe, on les divinise ; si on les juge par les vices d’un très petit nombre d’entre elles, on les calomnie et on les profane. Les vrais poètes, comme les vrais héros, se reconnaissent à l’adoration qu’ils ont pour elles. Homère, Dante, Pétrarque, Milton, Racine, Byron ont tous donné à leurs poésies des noms de femmes. Andromaque, Béatrice, Laure, l’épouse et les filles de l’Homère anglais, les héroïnes innomées de l’auteur de Lara, célèbres sous les noms de Médora ou de Gulnare, sont toutes des déifications de ce sexe outragé par Boileau. C’est une page à déchirer de ce livre où manquera éternellement la page du cœur. Ce crime contre l’amour porta malheur aux autres satires de Boileau. Dépourvu, dans celles sur l’honneur {p. 295}et sur l’équivoque, de l’appui des anciens, qui n’avaient pas pu toucher à ces sujets tout modernes, il se traîna lourdement dans des banalités sans traces. Sa prose, péniblement rimée, n’eut rien du vers que son uniformité et sa monotonie.
XVIII §
De l’aveu de tous les critiques, il se releva dans ses épîtres, non jamais à la grâce, mais à la perfection de sens et de versification de son modèle, Horace. L’épître, sorte de lettre plus ou moins familière en vers, laisse bien plus de liberté et de souplesse au style. C’est un instrument poétique qui a toutes les notes graves ou douces du clavier. On peut y être familier sans être vulgaire, on peut s’y montrer ingénieux sans être méchant.
À l’exception de celles de Voltaire, nous n’avons rien dans la langue française d’aussi parfait dans le style tempéré que les belles épîtres de Boileau ; quelquefois même elles s’élèvent au sublime contemplatif ou descriptif, {p. 296}comme dans l’épître sur le passage du Rhin par l’armée de Louis XIV, ou comme dans l’épître vengeresse adressée à Racine, méconnu par son siècle et attendu par la postérité. Elles sont le fruit plus mûr de ses années. L’âge lui apportait, comme à Voltaire, ce qu’il emporte souvent aux esprits sans longévité, la flexibilité assouplie et l’habile négligence, ces grâces du génie au repos.
La première, au Roi, a des accents dignes de Virgile parlant la philosophie de Sénèque :
………………… En vain aux conquérantsL’erreur parmi les rois donne les premiers rangs ;Entre les vrais héros ce sont les plus vulgaires ;Chaque siècle est fécond en heureux téméraires,Chaque climat produit ces favoris de Mars :La Seine a des Bourbons, le Tibre a des Césars !Combien n’a-t-on pas vu des fanges MéotidesSortir ces conquérants, Goths, Vandales, Gépides ?Mais un roi vraiment roi, qui, juste en ses projets,Sache en un calme heureux maintenir ses sujets,Qui du bonheur public ait cimenté sa gloire,Il faut pour le trouver courir toute l’histoire.La terre compte peu de ces rois bienfaisants ;Le Ciel à les former se prépare longtemps.Tel fut cet empereur sous qui Rome adorée{p. 297}Vit renaître les jours de Saturne et de Rhée,Qui rendit de son joug l’univers amoureux,Qu’on n’alla jamais voir sans revenir heureux ;Qui soupirait le soir si sa main fortunéeN’avait par des bienfaits signalé sa journée.Le cours ne fut pas long d’un empire si doux !
Si on lisait ces vers admirables dans une scène de la tragédie de Britannicus, un des chefs-d’œuvre de Racine, qui pourrait distinguer entre le style poétique de Boileau et le style de Racine ? L’épître ici est égale à la tragédie, et les deux écrivains amis sont, dans des ordres de poésie différents, au même niveau de diction poétique.
L’épître badine à M. de Guilleragues étincelle de beautés d’un autre genre. Boileau vieilli aspire au repos, donne et demande la paix à ses ennemis.
J’étais plus irritable et plus guerroyant, lui dit-il,
Quand mes cheveux plus noirs ombrageaient mon visage.Maintenant que le temps a mûri mes désirs,Que mon âge, amoureux de plus sages plaisirs,S’en va bientôt frapper à son neuvième lustre,{p. 298}J’aime mieux mon repos qu’une fatigue illustre.Aujourd’hui, vieux lion, je suis doux et traitable ;Je n’arme plus contre eux mes ongles émoussés :Ainsi que mes beaux jours mes chagrins sont passés.Qu’à son gré désormais la Fortune me joue ;On me verra dormir au branle de sa roue !
Y a-t-il dans La Fontaine des vers supérieurs en philosophie épicurienne ? Y en a-t-il d’aussi riches en images appropriées au sens, et d’aussi vibrants d’harmonie ? Ne sont-ce pas là des médailles de style poétique qu’on ne trouverait, en aussi grande abondance, dans aucun écrivain de tous nos siècles français ?
XIX §
Boileau avait trouvé au petit village d’Auteuil, alors isolé de Paris, l’abri que tout homme sensible ou las cherche au soir de sa vie.
Les simples paysages des collines de Paris et les délicieux loisirs des champs, savourés par un esprit nonchalant, sont retracés, dans l’épître à M. de Lamoignon, comme Horace retrace {p. 299}les collines de Tivoli et les heures paresseuses de sa vie encaissée dans son jardin à Lucretile.
Du lieu qui me retient veux-tu voir le tableau ?C’est un petit village, ou plutôt un hameau,Bâti sur le penchant d’un long rang de collines,D’où l’œil s’égare au loin dans les plaines voisines ;La Seine, au pied des monts que son flot vient laver,Voit du sein de ses eaux vingt îles s’élever,Qui, partageant son cours par leurs vertes barrières,D’une rivière seule y forment vingt rivières.Tous ses bords sont couverts de saules non plantés,Et de noyers souvent du passant insultés.La maison du Seigneur, seule un peu plus ornée,Se présente au dehors de murs environnée.Le soleil en naissant la regarde d’abord,Et le mont la défend des outrages du nord.C’est là, cher Lamoignon, que mon esprit tranquilleMet à profit les jours que la Parque me file.Ici, dans ce vallon qui borne mes désirs,J’achète à peu de frais de solides plaisirs :Tantôt, un livre en main, errant dans les prairies,J’occupe ma raison d’utiles rêveries ;Tantôt, cherchant la fin d’un vers que je construi,Je trouve au coin d’un bois le mot qui m’avait fui.
………………………………………………………{p. 300}Ô fortuné séjour ! ô champs aimés des cieux !Que pour jamais, foulant vos prés délicieux,Ne puis-je ici fixer ma course vagabonde,Et, connu de vous seuls, oublier tout le monde !………………………………………………………
N’est-ce pas, dans la même langue et dans un autre esprit, la pathétique invocation de Phèdre à la fraîcheur des forêts, dans Racine :
Dieux ! que ne suis-je assise à l’ombre des forêts ?
N’est-ce pas le vers savoureux d’oubli du poète romain :
Ducere sollicitæ jucunda oblivia vitæ ?
Peut-on soutenir qu’un tel homme ne fut que le pédagogue des poètes ? Où trouvera-t-on de pareilles délices d’oreille en français ? Et ces délices étaient des prémices, il ne faut pas l’oublier.
Écoutez comme il continue dans le même style :
Qu’heureux est le mortel qui, du monde ignoré,Vit content de soi-même à l’ombre retiré !{p. 301}Que l’amour de ce rien qu’on nomme renomméeN’a jamais enivré d’une vaine fumée !
………………………………………………………………………………………………………………Il n’a point à subir d’affronts ni d’injustices,Et du peuple inconstant il brave les caprices.………………………………………………………
On le presse de produire encore ; il répond
………………………………………………………Cependant tout décroît, et moi-même, à qui l’âgeD’aucune ride encor n’a flétri le visage,Déjà moins plein de feu, pour animer ma voixJ’ai besoin du silence et de l’ombre des bois.Ma muse, qui se plaît dans leurs routes perdues,Ne saurait plus marcher sur le pavé des rues !
Plus loin, seul contre tous, il prend courageusement corps à corps l’injustice du siècle envers Racine, son ami ; il emprunte à l’auteur d’Athalie son style pour terrasser l’envie qui rapetissait déjà le grand tragique. Il lui rappelle {p. 302}l’abandon dans lequel le siècle avait laissé mourir quelques jours avant Molière.
Avant qu’un peu de terre, obtenu par prière,Pour jamais sous sa tombe eût enfermé Molière…
on ravala sa gloire comme la tienne, lui dit-il ;
Mais sitôt que, d’un trait de ses fatales mains,La Parque l’eut rayé du nombre des humains,On reconnut le prix de sa muse éclipsée.………………………………………………………Je soulève pour toi l’équitable avenir.………………………………………………………………………………………………………………
XX §
Son poème de l’Art poétique, froide et prosaïque imitation d’Horace, dont les pédants routiniers de collège prosaïsent et affadissent {p. 303}la mémoire des enfants, est certainement le plus faible de ses ouvrages. C’est le squelette de la poésie, décharné, décoloré, privé de vie et d’âme par un profane anatomiste de l’inspiration. C’était déjà une faute que d’écrire un tel poème ; les vers sont faits pour le chant, quelquefois pour la pensée, jamais pour la pédagogie. C’est ce prosaïsme de l’Art poétique qui a le plus diminué Boileau dans l’esprit de notre siècle ; on se venge de l’ennui qui respire dans ces préceptes rimés en oubliant les vers admirables qui parsèment les satires et les épîtres.
Deux seules grandes qualités manquent à Boileau dans ses ouvrages, la longue haleine et l’élévation. Il est court dans son vol, il rase la terre et il badine au lieu de toucher. Aussi est-il par excellence le poète des esprits ingénieux, mais médiocres, qui n’ont pas d’ailes et qui jouent terre à terre à la poésie, au lieu de se laisser emporter par elle dans son ciel ; Musa pedestris !
poésie pédestre, qui ne bronche pas, mais qui ne dévore pas l’espace. Le manque de profondeur fut le défaut capital de Boileau comme de sa race gauloise ; ce défaut qui était celui de la littérature française jusqu’à {p. 304}Corneille, Racine, Bossuet, surtout jusqu’à J.-J. Rousseau, défaut qui a fait une partie du succès si prodigieux et si mérité de Voltaire, obligé de rire jusqu’à l’indécence même pour raisonner.
XXI §
C’est à ce badinage, selon nous, un peu profanateur de la poésie, que Boileau a dû sa plus grande popularité et qu’il la conserve. Nous voulons parler de son poème héroï-comique du Lutrin. Jusqu’à cette œuvre il avait été critique et modèle ; critique toujours spirituel, modèle quelquefois accompli, mais là il fut véritablement poète, toujours dans l’acception ingénieuse et tempérée du mot.
Les poètes italiens jusqu’à l’Arioste ; Tassoni, après lui, dans la Sècchia rapita, plaisanterie assez lourde et peu digne de sa renommée ; le poète anglais Pope, dans la Boucle de cheveux enlevée, hochet poétique d’une incomparable délicatesse de travail, avaient été les modèles de Boileau dans ce genre bâtard et corrompu {p. 305}de composition. Boileau lui-même, en autorisant par son Lutrin ce faux genre, devait servir d’excuse à La Fontaine dans ses Contes, puis servir d’exemple au poème burlesque et licencieux de Voltaire, la Pucelle d’Orléans ; et Voltaire, à son tour, devait servir d’exemple à lord Byron dans son poème moqueur et satanique de Don Juan. Ainsi la profanation de la poésie par le burlesque devait corrompre une longue série de poètes et amener, d’excès en excès, La Fontaine à l’obscénité. Voltaire au scandale, Gresset à la puérilité, Byron au sacrilège. On ne ravale pas impunément le plus beau don de Dieu, la poésie, à des trivialités ridicules. On ne boit pas le vin de l’orgie dans le calice. La corruption du genre entraîne celle de l’esprit. Le burlesque est la mascarade d’une divinité.
XXII §
Nous sommes loin néanmoins d’appliquer ces sévérités à l’Arioste, le Cervantès poétique de la chevalerie errante. Il fit le Don Quichotte {p. 306}italien, mais un Don Quichotte héroïque et amoureux, dont chaque aventure est un délicieux poème. L’Arioste embellit tout, mais il ne profane rien. Il lâche la bride de son imagination pour qu’elle le promène, comme les conteurs arabes, dans les espaces, jamais dans la boue. Aussi la grâce, l’amour, l’héroïsme, le pathétique même, qui pleure en souriant, l’accompagnent toujours ; il enivre d’imagination, il n’attriste jamais de sacrilège. Il lui faut une place à part dans la littérature, entre ciel et terre. Quelle que soit notre estime pour l’exécution savante du poème héroï-comique de Boileau, nous ne ferons pas à l’Arioste l’offense de lui comparer son imitateur français.
On connaît le sujet du Lutrin. C’est un sujet de sacristie et de collège. Cela ne prête à rien qu’à de beaux vers malheureusement déplacés. Boileau les a prodigués dans ce badinage. Jamais on ne parodia en style plus nerveux et plus épique les beaux récits d’Homère et de Virgile, mais c’est une parodie.
Parmi les doux plaisirs d’une paix fraternelle,Paris voyait fleurir son antique chapelle ;{p. 307}Ses chanoines vermeils et brillants de santéS’engraissaient d’une longue et sainte oisiveté.Sans sortir de leurs lits, plus doux que leurs hermines,Ces pieux fainéants faisaient chanter matines,Veillaient à bien dîner et laissaient en leur lieuÀ des chantres gagés le soin de louer Dieu ;Quand la Discorde, encor toute noire de crimes,Sortant des Cordeliers pour aller aux Minimes, etc.
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Dans le réduit obscur d’une alcôve enfoncée,S’élève un lit de plume à grands frais amassée ;Quatre rideaux pompeux par un double contourEn défendent l’entrée à la clarté du jour.Là, parmi les douceurs d’un tranquille silence,Règne sur le duvet une heureuse indolence ;C’est là que le prélat, muni d’un déjeuner,Dormant d’un léger somme, attendait le dîner.La jeunesse en sa fleur brille sur son visage ;Son menton sur son sein descend à double étage,Et son corps, ramassé dans sa courte grosseur,Fait gémir les coussins sous sa molle épaisseur.
Si on ne reconnaît pas dans ce style le grand poète, il est impossible de n’y pas reconnaître le grand artiste en vers. Il y en a peu de plus {p. 308}parfaits dans la langue, en admettant que le vers et le sens soient deux choses séparées, et que la beauté sérieuse de la pensée ou du sentiment ne soit pas nécessaire à la beauté de la poésie. On peut en dire autant de presque tous les vers du poème :
Lui-même le premier, pour honorer la troupe,D’un vin pur et vermeil il fait remplir sa coupe ;Il l’avale d’un trait, et, chacun l’imitant,La cruche au large ventre est vide en un instant.
Nous passons les triviales et burlesques inventions du récit, quoique la même perfection fasse partout reconnaître le grand artisan de langue. Qui ne se récrierait à cette caricature, devenue classique, de la mollesse ?
L’air, qui gémit du cri de l’horrible déesse,Va jusque dans Cîteaux réveiller la Mollesse ;C’est là que d’un dortoir elle a fait son séjour ;Les plaisirs nonchalants folâtrent à l’entour ;L’un pétrit dans un coin l’embonpoint des chanoines,L’autre broie en riant le vermillon des moines.La volupté la sert avec des yeux dévots,Et toujours le Sommeil lui verse ses pavots.
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{p. 309}À ce triste discours, qu’un long soupir achève,La Mollesse en pleurant sur un bras se relève,Ouvre un œil languissant, et d’une faible voixLaisse tomber ces mots, qu’elle interrompt vingt fois.
Elle regrette le temps
Où les rois s’honoraient du nom de fainéants.On reposait la nuit, on dormait tout le jour.Seulement, au printemps, quand Flore dans les plainesFaisait taire des vents les bruyantes haleines,Quatre bœufs attelés d’un pas tranquille et lentPromenaient dans Paris le monarque indolent.
Puis enfin ces quatre vers aussi assoupis que le Sommeil lui-même :
Ô nuit, ne permets pas !… La Mollesse oppresséeDans sa bouche à ce mot sent sa langue glacée,Et, lasse de parler, succombant sous l’effort,Soupire, étend les bras, ferme l’œil et s’endort.
Aucune langue, même la plus naturellement {p. 310}harmonieuse, n’est arrivée par la perfection du travail de ses plus habiles ouvriers (les poètes) à produire de pareils effets de musique et d’images. Il faut plaindre ceux qui méprisent un tel artiste de n’avoir ni des yeux ni des oreilles capables de comprendre ce grand art de faire rendre à des syllabes tout ce que la nature fait éprouver de plus inexprimable aux sens, même le silence et l’assoupissement des sensations !
Le poème tout entier est semé de perles de style semblables et sans nombre, mais malheureusement attachées à une trop mince étoffe. Si Boileau avait écrit avec cette perfection sur un sujet sérieux, religieux ou héroïque, il aurait fait une œuvre immortelle au lieu d’une fugitive plaisanterie ; au lieu du sourire, il aurait arraché l’émotion au cœur humain. Mais c’était une de ces inspirations qui descendent et qui ne montent pas : le sourire vient de l’esprit, l’émotion vient de l’âme. Nous l’avons dit et nous le répétons : ce n’était que l’homme d’esprit français par excellence. La nature lui avait refusé la source des larmes.
XXIII §
{p. 311}Mais s’il avait les légèretés et les élégances trop superficielles de l’esprit gaulois, il en avait aussi les qualités. C’était un esprit probe et droit, c’était de plus un cœur courageux et honnête. Sa constance dans ses amitiés pour Molière persécuté par les hypocrites de son temps, pour Racine abandonné par la faveur du roi, attestent en lui une de ces âmes fermes qui ne se laissent plier ni par la versatilité des partis, ni par la disgrâce des rois. L’aura popularis
, ce vent de terre qui souffle dans la voile des grands hommes, tantôt pour les enfler, tantôt pour les déchirer dans leur course, n’existait pas pour lui. Il représentait ce qu’il y a de plus beau à représenter dans son temps : la postérité.
Son amitié était si fidèle et son goût pour les hommes d’élite était si sûr qu’il ne se trompa dans aucune de ses prophéties. Il promit la gloire durable à Corneille, à Racine, à Molière, à Bossuet. La postérité a tenu toutes {p. 312}les promesses qu’il avait faites d’avance en son nom à ses illustres amis. Il ne parle jamais en vers de La Fontaine, bien que ce fabuliste nonchalant fût un hôte assez assidu de son jardin d’Auteuil et un convive voluptueux de sa table. Il le regardait, dit-on, comme un enfant gâté du génie, mais comme un enfant noué qui ne grandirait pas au-dessus de la taille des enfants à la stature des vrais grands hommes. Les fanatiques sur parole de La Fontaine reprochent à Boileau cet oubli de l’auteur des Fables et des Contes ; nous n’y voyons, nous, qu’une preuve de plus de l’exquise justesse de son jugement. La Fontaine avait des grâces enfantines de langue et des hasards heureux de poésie qui devaient engouer longtemps la France ; mais les grâces enfantines s’évaporent avec la jeunesse et ne survivent pas longtemps à la maturité des peuples. La postérité veut des hommes faits, des cœurs virils, des âmes fortes. Boileau ne s’est pas trompé. Il ne s’est trompé que sur le Tasse et sur la littérature italienne, dont les vices le choquaient avec raison, mais dont il appréciait trop peu les chefs-d’œuvre. Dante, le Tasse, Pétrarque, Arioste étaient pour lui des {p. 313}livres fermés ; il ne pouvait juger ces grands esprits dont il ignorait la langue.
XXIV §
À l’exception de quelques épigrammes plus correctes qu’élégantes, et de deux ou trois malheureuses tentatives pour voler de ses propres ailes jusqu’à l’ode héroïque, voilà toute l’œuvre littéraire de cette longue vie.
On a dit, non sans raison, que le Français n’avait pas la tête épique. Quand on a lu Ronsard, Malherbe, les imitations bibliques de Jean-Baptiste Rousseau, quelques strophes de Pompignan, quelques stances inimitées et inimitables de Gilbert, quelques odes vraiment pindariques de Lebrun, enfin les odes d’Hugo et de ses contemporains de notre âge, on ne peut plus dire que le Français n’a pas l’âme lyrique. Mais il est vrai de dire que Boileau ne l’avait pas dans ses odes ; il chantait sans lyre, il brûlait sans feu, il palpitait sans souffle. Il est véritablement curieux et presque ridicule de voir comment il prenait avec un compas la mesure {p. 314}des ailes de Pindare pour ajuster ses ailes factices à lui sur ce modèle, et pour fendre le ciel à l’aide de ce lourd mécanisme d’enthousiasme classique qui le laissait tomber ventre à terre aux justes sifflets de ses admirateurs ébahis.
Ce n’était pas là sa sphère : il n’excellait que dans le bon sens ; le génie ne se laisse aborder que par un sublime délire. Boileau ne délirait jamais. Il le dit lui-même dans une de ses lettres : « Philosophiquement, les vers me paraissent une folie ! »
Folie sainte, folie plus inspirée de divinité que la sagesse vulgaire ! Folie de la lyre, dont les hommes de la trempe de Boileau ne seront jamais coupables !
XXV §
Sa correspondance, surtout celle qu’il entretenait avec Racine, son collègue en historiographie du règne, et avec Brossette, son ami et son éditeur, montre en lui l’homme tout à fait conforme au poète. M. Berriat Saint-Prix a recueilli de nos jours et a mis à leur date et à {p. 315}leur vraie lumière chaque syllabe de cette vie poétique ou familière. Il a exhumé Boileau tout entier, prose et vers, avec une minutie d’érudition qui est en même temps la piété de la mémoire. On n’aime pas beaucoup plus Boileau après avoir lu ces quatre énormes volumes, mais on apprend à l’estimer plus haut : c’est le poète honnête homme.
Ses jugements confidentiels sur les œuvres du temps sont sévères et se ressentent un peu de l’austérité de Port-Royal.
« Je vous remercie de m’avoir envoyé le Télémaque de M. de Fénelon », écrit-il à Brossette ; « j’y trouve de l’agrément. Homère est plus instructif que lui. Mentor dit de fort bonnes choses, mais un peu hardies. Enfin M. de Cambrai me paraît beaucoup meilleur poète que théologien ; de sorte que, si, par son livre des Maximes, il me semble très peu comparable à saint Augustin, je le trouve, par son roman, digne d’être mis en parallèle avec Héliodore, l’auteur du roman grec de Théagène et Chariclée. Je doute néanmoins qu’il fût d’humeur, comme Héliodore, à quitter sa mitre pour son roman. Mais vraisemblablement le revenu de l’évêché d’Héliodore {p. 316}n’approchait guère du revenu de l’évêché de Cambrai. »
On suit dans ces lettres, avec une certaine pitié d’esprit, les sollicitudes un peu puériles d’une longue existence passée à aligner des rimes, à élucider une épigramme, à justifier une ode, à commenter un sonnet. Puis on arrive aux dernières pages, où on lit avec tristesse ce refrain des petites vies comme des grandes :
« J’ai fait une chute sur mon escalier d’Auteuil. Je suis malade, vraiment malade ; la vieillesse m’accable de tous côtés : l’ouïe me manque, ma vue s’éteint, je n’ai plus de jambes, je ne saurais plus monter ou descendre qu’appuyé sur le bras d’autrui ; enfin je ne suis plus rien de ce que j’étais, et, pour comble de misère, il me reste un malheureux souvenir de ce que j’ai été. »
Racine mourant aussi, Racine, son élève autant que son ami, désira le voir pendant sa dernière maladie ; Boileau se traîna au lit de mort du poète d’Athalie. Racine, se ranimant à sa présence, essaya de se soulever sur son lit et de le serrer pour la dernière fois dans ses bras. Boileau s’attendrit et veut consoler son ami de quelque espérance. — « Non ! non ! » lui dit {p. 317}Racine, « ne me plaignez pas ! Je regarde comme un bonheur de mourir le premier ! » L’homme qui inspirait de tels sentiments au plus sensible des poètes de son époque n’était certainement pas un cœur froid. Racine, au reste, était son plus bel ouvrage. Le disciple et le maître doivent être confondus dans la mémoire de la postérité.
Peu de temps après cette plainte et cette mort, Boileau lui-même n’était plus. Et comme si son tombeau avait dû être encore après lui une pierre d’achoppement et de division entre les écrivains et entre les écoles littéraires, la dispute éternelle sur l’utilité ou sur le malheur de son influence commençait sur cette tombe et se perpétuait jusqu’à nos jours. Nous ne prétendons pas la trancher, mais nous dirons courageusement notre pensée à ses amis comme à ses ennemis.
Boileau ne fut point un grand poète dans l’acception transcendante du mot. On n’est pas tel pour avoir aiguisé malignement quelques lancettes acérées d’épigrammes, ou pour avoir rimé heureusement quelques satires spirituelles contre les mauvais écrivains de son temps. On n’est point tel pour avoir admirablement poli {p. 318}quelques épîtres courtes sur les exploits de son prince, ou sur quelques maximes saines, mais banales, de philosophie sans nouveauté. On n’est point tel pour avoir rimé en vers médiocres la prose didactique d’Horace, de Longin ou de Quintilien sur le mécanisme du style. On n’est point tel pour avoir supérieurement manié l’instrument encore inhabile de la langue poétique française et pour avoir remis après soi cette langue très perfectionnée à ses successeurs. On n’est point tel même pour avoir écrit dans un poème héroï-comique, comme le Lutrin, cinq ou six pages égales en expression, sinon en invention, à ce qu’il y a de plus parfait dans le badinage d’Arioste et de Pope. On est, à tous ces titres, un admirable artisan de style, mais on n’est pas créateur, c’est-à-dire poète. On est homme de sens, homme d’esprit, homme de talent, homme de goût, le premier des critiques en action ; on contribue à faire les grands poètes, comme Boileau fit Racine, mais on est dépassé par ses disciples et on reste à jamais terre à terre, tandis qu’ils prennent leur vol vers la gloire avec les ailes que vous leur avez façonnées. Tel fut Boileau comme poète.
{p. 319}Comme critique, il eut deux influences diverses : l’une, selon nous, très nuisible ; l’autre très salutaire au génie spécial de son pays. Par la première il comprima, autant qu’il était en lui, les originalités, les témérités, les audaces, les enthousiasmes poétiques de la France littéraire, et il la condamna à se calquer servilement sur l’antique, c’est-à-dire à calquer le vif sur le mort. Il voulut refaire ce qui ne se refait jamais, un vieux monde avec un nouveau. Par cela seul il fit avorter l’avenir d’une grande poésie nationale en France. Ce n’est que juste un siècle après sa mort que la France conçut de l’esprit nouveau de nouveaux germes poétiques, et qu’elle redevint capable d’enfanter ce que nos neveux verront naître et grandir, une poésie à grand foyer dans l’âme, à grand souffle et à grandes ailes, pour emporter aux siècles le nom propre et non le nom latin de notre patrie. Boileau retarda de plus de cent ans cette naissance. C’est son tort, ou plutôt c’était le tort de sa nature. Il n’était pas né libre et fécond, il était né servile et copiste.
XXVI §
{p. 320}Mais, cela dit, il serait souverainement injuste de méconnaître l’influence régulatrice et directrice que cet excellent esprit devait avoir sur l’esprit littéraire de sa patrie.
Nous ne voulons pas exagérer ici la valeur de ce qu’on appelle la critique. Ce n’est certes pas la première des qualités de l’esprit ; mais, si elle n’est pas la plus éminente, elle est toutefois la plus nécessaire ; ou, pour mieux dire, là où cette qualité manque, il n’y en a plus d’autre qui serve.
Si nous avions à la définir comme nous la comprenons, nous dirions : la critique est la logique des arts, de l’art de penser et d’écrire comme de tous les autres arts que l’esprit humain a inventés pour exercer les forces de son intelligence ou de ses sens à la gloire de son être. Sans cette logique des arts, qui doit gouverner, à son insu, même le génie, le génie ne serait qu’une sublime démence. Il ferait, dans le domaine de l’esprit ou des sens, des choses prodigieuses dans quelques {p. 321}parties, monstrueuses dans l’ensemble. Ses œuvres, tombant à chaque instant dans le désordre ou dans l’excès, n’auraient ni proportions, ni convenance, ni mesure. Ce seraient encore des prodiges, mais ce seraient des prodiges de dérèglement. Ces monstruosités n’offenseraient pas moins la vérité éternelle que l’intelligence saine ou que les sens justes de l’homme.
XXVII §
La beauté dans la nature ou dans les arts, ces divines contre-épreuves de la nature, la beauté n’est pas arbitraire, comme le prétendent quelques philosophes à courte conception. La beauté est absolue en elle-même ; elle résulte de quelques rapports mystérieux entre la forme et le fond dans toutes les choses morales ou matérielles, rapports qui ont été établis par Dieu lui-même, suprême type, suprême règle, suprême proportion, suprême mesure, suprême convenance de tout ce qui émane de lui. « Dieu fit l’homme à son image. »
{p. 322}On pourrait dire encore : « Dieu fit toute chose à son image. » Or Dieu est le grand logicien par excellence. La critique ou la logique des arts n’est donc nullement un caprice ou d’esprit ou du goût ; elle est la logique absolue et divine appliquée par le sens commun, ce régulateur sans appel, aux œuvres de l’esprit, de la langue ou de la main de l’homme. En d’autres termes, la critique est la recherche et la manifestation de cette règle logique et intime qui préside et doit présider à toute création de notre intelligence ; sorte de conscience de l’esprit qui, au lieu de nous dire : Cela est bien, cela est mal, nous dit avec la même autorité : Cela est beau, cela est laid ; cela est proportionné, cela est disproportionné ; cela est dans la mesure, cela est dans l’excès ; cela est dans la vérité, ou cela est dans la chimère.
Or, pendant que les hommes de création ou de génie produisent, soit dans le domaine de la pensée, soit dans le domaine des sens, des œuvres d’art que la fougue même de leur imagination créatrice peut faire quelquefois déborder avec beaucoup d’écume et d’irrégularité du moule, comme le bronze {p. 323}en ébullition déborde du fourneau, il est bon que les hommes de critique ou de logique des arts les surveillent, les modèrent, les gourmandent, et, leur présentant la règle et la mesure éternelles, leur disent : « Voilà le type ! vous ne l’atteignez pas, ou vous le dépassez. »
Et s’il arrive que ces hommes de critique, ces logiciens des arts, ces logiciens de la langue, soient eux-mêmes capables à un certain degré de joindre l’exemple à la leçon et de produire des œuvres de talent irréprochables, leur talent accroît leur autorité, et les nations reconnaissent longtemps leurs lois. Or Boileau fut précisément et opportunément pour la France un de ces hommes. Il prouva sa mission par ses œuvres. Il fut un esprit critique, et il fut en même temps, non un poète d’âme et de génie, mais un écrivain en vers très accompli, ce que les musiciens appellent, non un compositeur sublime, mais un admirable exécutant.
XXVIII §
{p. 324}La France était jeune dans les lettres quand il parut ; elle pouvait se jeter dans les excès de jeunesse et de sève, écarts antipathiques à son génie national, génie vrai, sensé, modéré, logique, délicat, génie qui avait besoin, comme la jeunesse, d’un instituteur sévère et un peu froid. Boileau fut pour sa littérature naissante cet instituteur, qui encouragea d’une main et qui émonda de l’autre sa sève surabondante. Peut-être l’émonda-t-il trop, nous ne le nions pas ; mais remarquez cependant qu’il n’empêcha de naître et de grandir ni Molière, ni Corneille, ni Racine, ni Bossuet, ni Fénelon, ni Pascal, ni surtout Voltaire, qui naissait à côté de lui, sur sa trace, et qui, avec un esprit mille fois plus original, plus indépendant et plus étendu, fut cependant, comme il l’avoue partout en s’en glorifiant lui-même, son disciple et son ouvrage dans le domaine de la langue, de la critique et du bon sens dans l’art d’écrire.
De tels services à la langue française, au {p. 325}bon sens et au bon goût, rendus en beaux vers par un bon esprit, ne pourraient être méconnus sans injustice ni oubliés sans ingratitude par la nation du bon sens, du bon esprit et du bon goût comme la France. Boileau a immensément contribué à lui conquérir et à lui maintenir incontestablement ces trois modestes mais solides supériorités sur les littératures des nations contemporaines.
La France n’avait pas, comme l’Italie, son Dante gigantesque mais ténébreux, son Tasse épique mais énervé, son Machiavel robuste mais dépravé, son Arioste accompli mais futile ; elle n’avait pas, comme le Portugal, son Camoëns grandiose mais trop latin ; elle n’avait pas, comme l’Angleterre, son Milton biblique mais monotone. Non, la France avait, avec son inexpérience, cette universelle aptitude qui allait lui donner, homme à homme, selon l’heure et selon le besoin, non pas la supériorité, mais la direction de l’esprit de l’Europe. Or, cette direction que la France allait donner dans les lettres, dans la philosophie, dans la science, dans la politique, dans les arts, dans le goût, à l’Europe, après Louis XIV, ce fut Boileau qui la donna le premier à la France.
{p. 326}N’est-ce rien ? Homme de règle et de monarchie dans les lettres, Boileau sentit le besoin d’un gouvernement des lettres : il fonda le gouvernement du goût. C’est une des puissances de la France. Il ne faut donc pas s’étonner si dans le culte de Boileau il y a un peu de patriotisme français. Il fut un des fondateurs de cette monarchie du goût, qui fut d’abord française, et qui, grâce à l’unité de l’esprit humain qui se constitue de plus en plus en Europe, devient maintenant universelle.
XVIIe entretien.
Littérature italienne.
Dante. §
I §
{p. 329}De toutes les nations qui ont cultivé les lettres avant ou après le christianisme, sans en excepter la Grèce et Rome, l’Italie moderne est certainement, selon nous, la nation qui a apporté le plus magnifique contingent de génie à la famille humaine. Dante, Pétrarque, le Tasse, {p. 330}l’Arioste, Machiavel, Michel-Ange, Raphaël, les Médicis et leur cour ; trois poèmes épiques en trois siècles ; une litanie de noms et d’œuvres secondaires, et cependant impérissables, dignes d’être gravés sur la colonne de bronze qu’on élèverait à la gloire intellectuelle de l’Europe pensante, sont le témoignage de cette immortelle fécondité de l’Italie. Alma parens ! Le ciel, la mer, les montagnes, les fleuves, la race, la langue, les religions, les grandeurs et les revers de la destinée, le passé presque fabuleux, le présent triste, l’avenir toujours prêt à renaître, et toujours trompeur, la jeunesse éternelle de ce sang italien qui roule toutes sortes de royautés déchues dans ses veines, une noblesse de peuple-roi dans le dernier laboureur de ses plaines ou dans le dernier pasteur de ses montagnes, une rivalité de villes capitales, telles que Naples, Rome, Florence, Sienne, Pise, Bologne, Ferrare, Ravenne, Vérone, Gênes, Venise, Milan, Turin, ayant toutes et tour à tour concentré en elles l’activité, le génie, la poésie, les arts de la patrie commune, et pouvant toutes aspirer à la royauté intellectuelle d’une troisième Italie, voilà les explications de cette aristocratie indélébile de l’esprit humain au-delà des Alpes.
{p. 331}Tous les peuples jeunes et nous-mêmes nous sommes des parvenus auprès de l’Italie, et nous respectons sa grandeur jusque dans sa décadence. Car ce n’est pas la race qui est déchue en elle, c’est le sort. L’antiquité, la dignité survivent à la dégradation de sa fortune. C’est l’Italie divisée, découronnée, humiliée, affligée, garrottée ici, corrompue là, dominée partout ; mais c’est l’Italie !
Il est curieux de voir ce que fut un tel peuple dans sa littérature virile, au moment où il donna le premier au monde le signal de la renaissance des lettres, après douze siècles de ténèbres et de stérilité répandues en Orient et en Occident sur ce qu’on appelait l’univers romain.
Nous négligerons les premiers commencements de ce que nous pourrions nommer les balbutiements de cette renaissance, et nous ne la ferons dater, comme toutes les grandes choses, que de son premier grand homme : le Dante.
II §
Quand une religion s’écroule dans la partie du monde qu’elle dominait, tout s’écroule avec {p. 332}elle. Le plus enraciné des édifices humains dans le sol, c’est un autel ; il faut, pour le saper, un tremblement de terre qui engloutit tout dans sa poussière. Quand les dieux s’en vont, comme dit Tertullien, tout s’en va.
Tel fut l’avènement du christianisme dans l’empire romain. Les lettres périrent pour mille ans dans le choc des deux religions. Les ténèbres se répandirent sur l’intelligence pendant qu’une nouvelle morale et une nouvelle théologie s’emparaient des opinions et des cœurs. Constantin prêta la massue de l’empire aux chrétiens pour pulvériser le passé. Les monuments, les temples, les oracles, les bibliothèques, les livres périrent dans les décombres. Rien ne survécut à cet accès de colère sacrée de l’esprit humain contre lui-même. On sema le feu sur les édifices, la cendre sur le sol, le sel sur la cendre, pour empêcher les vieilles superstitions et les vieilles philosophies de regermer jamais de leurs racines. Ce furent les Vêpres siciliennes du paganisme, le 1793 de sa littérature. Ainsi est faite la misérable humanité ; elle ne s’arrête jamais dans le vrai et dans le juste, elle se précipite à l’excès, et elle ne se croit libre de l’oppression que quand elle opprime à son tour.
{p. 333}On nie en vain aujourd’hui cette réaction exterminatrice contre tous les monuments bâtis ou écrits de l’antiquité littéraire ; elle éclate partout, non seulement dans les ruines d’Éphèse, de Delphes, d’Athènes, d’Alexandrie, dont la poussière est faite de statues mutilées ou de cendres de bibliothèques, mais dans les écrits des premiers chrétiens et dans les actes des conciles. Tiraboschi, dans sa savante Histoire de la Littérature italienne, cite le décret du concile de Carthage qui interdit aux évêques la lecture des auteurs antérieurs au christianisme ; il cite également le passage de saint Jérôme où ce Père gourmande amèrement ceux qui, au lieu de lire la Bible et l’Évangile, lisent Virgile. On sait le sort de la bibliothèque d’Alexandrie, incendiée dans un feu de six mois par l’ordre du patriarche Théophile, qui ne laissa rien à faire à Omar. L’historien contemporain Orose décrit et déplore l’anéantissement de ces trésors de la mémoire. Le pape Léon X lui-même, ce restaurateur si platonique et si tendre des vestiges de l’esprit humain échappés à ce sac du monde, dit « qu’il a recueilli dans son enfance, de la bouche de Chalcondyle, homme très instruit dans tout ce qui concerne la Grèce, que les prêtres avaient eu assez d’influence {p. 334}sur les empereurs d’Orient pour les engager à brûler les ouvrages de plusieurs anciens poètes grecs, et c’est ainsi qu’ont été anéanties les comédies de Ménandre, les poésies lyriques de Sapho, de Corinne, d’Alcée. » « Ces prêtres, ajoute Léon X, montrèrent ainsi une honteuse animadversion contre les anciens, mais ils rendirent témoignage de la sincérité et de l’intégrité de leur foi. »
À l’exception des études théologiques et morales, à l’exception de l’éloquence sacrée, qui débattait les questions d’orthodoxie ou de schisme entre les différentes sectes nées du christianisme, qui s’emparaient peu à peu d’une partie de l’Orient et de tout l’Occident, l’intelligence humaine, pendant ces siècles de chaos et d’élaboration, parut enfermée dans l’enceinte des temples ou des monastères. Ce fut l’âge monastique de l’univers. Excepté en Arabie, à Bagdad et en Espagne, sous les califes, nul flambeau des lettres et des sciences n’éclaira le monde chrétien jusqu’à Charlemagne. Ce grand homme fit le premier, pour l’Occident tout entier, ce que les Médicis firent plus tard pour l’Italie ; il ordonna les fouilles dans la cendre du passé, recueillit les monuments épars, restitua les langues mortes, évoqua, {p. 335}par les études encouragées et rémunérées, le génie de l’antiquité pour y rallumer le génie de l’avenir. Un crépuscule éclaira d’un jour croissant cette longue nuit de la barbarie. Mais, excepté dans la jurisprudence, cette première nécessité des sociétés civiles qui se fondent, aucune œuvre remarquable ne sortit de cette seconde enfance des lettres. Le génie humain couvait sourdement on ne sait quel fruit inconnu. C’est en Italie qu’il devait naître.
III §
Les papes, les empereurs d’Allemagne, les tyrannies provinciales, les républiques et les anarchies municipales se disputaient cet héritage conquis et reconquis des Romains et des Barbares. Ces ondulations politiques de l’Italie, du quatrième au quatorzième siècle, seraient aussi confuses et aussi fastidieuses à décrire que les roulis des vagues déchaînées par les vents sur une mer d’équinoxe.
Ces divisions, après la mort de l’empereur Frédéric, finirent par se réduire à peu près à deux grands partis, les Guelfes et les Gibelins : l’un favorisant de ses vœux et de ses armes {p. 336}la domination des papes ; l’autre, par haine de cette domination pontificale, se dévouant aux empereurs d’Allemagne, comme si le patriotisme se fût senti moins humilié et moins oppressé de s’asservir à un dominateur étranger qu’à un dominateur sacré qui ajoutait un droit divin au droit temporel !
Florence, capitale de l’ancienne Étrurie, aujourd’hui la Toscane, était le foyer le plus animé des querelles de ces deux grands partis. Cette république, fondée sur l’industrie, et non sur les armes, prospérait, malgré ses dissensions intestines, par la seule vertu de la liberté. C’était évidemment là que l’Italie littéraire et poétique devait éclore, car l’esprit humain cherche par instinct les terres libres pour dérober, comme l’aigle, ses œufs à la tyrannie. De plus, il y avait dans le sang toscan, écoulement du vieux sang étrusque, une sève non encore épuisée de génie littéraire et de génie artistique. Cette nation venait de toute antiquité de Grèce ou d’Égypte. La civilisation élégante et presque fabuleuse de l’Étrurie avait été anéantie par la soldatesque des premiers Romains, ces barbares de Romulus ; mais cette civilisation, dont on ne sait rien que par ses œuvres, avait laissé dans ses vases, dans ses dessins, dans ses {p. 337}monuments cyclopéens, des témoignages d’une grande vigueur d’esprit et d’une grande perfection de main. Cette race, dans la politique, dans le commerce, dans la guerre, avait des facultés innées qui éclataient souvent en individualités colossales. Les Dante, les Machiavel, les Médicis, les Buonarotti, les Gondi, les Mirabeau, les Bonaparte étaient des familles étrusques. Les deux hommes modernes qui ont remué le plus d’idées par l’éloquence et le plus d’hommes par la guerre, Mirabeau et Napoléon, sont des Toscans transportés sur la scène de la France. Le cardinal de Retz, qui fut à l’intrigue ce que Machiavel fut à la politique, était un Toscan. Cette Athènes de la Toscane était donc assez naturellement prédestinée à donner une langue et une littérature à la confédération des villes italiennes qui cherchaient à reconstruire un esprit moderne sur cette terre antique.
IV §
Pour cela il lui fallait deux choses : une langue et un homme.
La langue latine s’était écroulée avec l’empire. {p. 338}Il s’était formé, de ses débris mêlés aux dialectes vulgaires des provinces romaines et de la Gaule méridionale, une langue usuelle, imparfaite, flottante, diverse, par laquelle on s’entendait tant bien que mal dans la conversation, mais sans pouvoir y graver ses pensées dans cette forme solide, convenue et uniforme, seule langue avec laquelle on puisse construire des monuments de style. Un latin corrompu était resté la langue de l’Église, de l’histoire, de la législation ; l’italien était la langue du peuple. Les classes supérieures de la société parlaient les deux langues ; mais le latin dépérissait chaque jour et la langue usuelle se perfectionnait. Il ne lui manquait plus que d’être adoptée par un grand esprit et d’être écrite dans une grande œuvre pour se substituer facilement et triomphalement à la latinité posthume du monde romain maintenant gouverné par les papes.
Voilà pour la langue.
Quant à un homme de génie, il n’y en avait eu qu’un, selon nous, capable d’opérer cette grande révolution de la renaissance des lettres en Italie depuis Charlemagne. Cet homme était saint Thomas d’Aquin. Nous l’avons longtemps confondu, dans notre ignorance, avec ces orateurs {p. 339}et avec ces écrivains ecclésiastiques des siècles barbares, qu’on a, selon nous, élevés bien au-dessus de leur stature, dans ces derniers temps, en les comparant aux poètes, aux orateurs, aux historiens, aux philosophes d’Athènes et de Rome. Ces Tacite, ces Démosthène, ces Cicéron, ces Homère et ces Virgile du cloître écrivaient à une époque obscure de transition à travers les ténèbres, entre les lettres classiques et les lettres des siècles des Médicis et de Louis XIV. Ils n’appartiennent guère qu’au sacerdoce et très peu aux lettres profanes.
Mais, depuis qu’une étude plus approfondie nous a permis de mesurer, au moins par des fragments, les grandeurs de l’intelligence de saint Thomas d’Aquin, nous sommes resté convaincu que, si ce génie universel avait pu s’émanciper de la théologie scolastique et de la mauvaise latinité, il aurait donné, longtemps avant le Dante, un Dante, supérieur encore, à l’Italie. Fontenelle l’égalait dans son estime à Descartes. Quant à nous, nous n’hésitons pas à reconnaître dans ce précurseur des philosophes et des politiques modernes un esprit digne de converser d’avance et de loin avec Machiavel, avec Bacon, avec Montesquieu, avec Jean-Jacques Rousseau, esprit assez fécond et assez {p. 340}vaste pour porter de la même gestation un monde divin et un monde humain dans ses flancs, comme deux jumeaux de sa pensée. Les idées ont ainsi, comme la terre, de ces germinations de plantes précoces et étranges qui fleurissent en hiver. Saint Thomas fut un de ces phénomènes de végétation anticipée.
C’était un jeune gentilhomme de la noble maison de Landolfo d’Aquino. Il vivait dans l’opulence féodale au château de Rocca Secca. La passion de Dieu et de l’intelligence des choses divines, qui précipitait alors tant d’âmes dans la solitude, l’arracha, dans la fleur de son adolescence, au monde. On raconte que cette passion était si forte dans ce jeune homme qu’elle brisa avec violence tous les pièges tendus par sa famille pour le retenir, et qu’il poursuivit, un tison enflammé dans la main, une jeune fille d’une merveilleuse beauté que ses frères lui avaient fait apparaître dans sa chambre pour séduire ses yeux et son cœur. Entré dans l’ordre des Dominicains, il alla étudier à Paris sous Albert le Grand, théologien célèbre, alors que la théologie était la science unique. Devenu lui-même de disciple maître, il professa avec éclat à Paris, à Rome, à Naples. Le feu de l’étude le consuma avant {p. 341}l’âge, et il expira sur la route en se rendant en 1274 au concile de Lyon. Il n’avait encore que quarante-neuf ans. Les ouvrages laissés par ce philosophe, sans repos et sans limites, formèrent les bibliothèques des monastères et des universités du temps. Quelques-uns sont dignes d’en être exhumés, comme des monuments de force et de fécondité dans la pensée humaine.
V §
Neuf ans avant la mort de saint Thomas d’Aquin, en 1265, le Dante était à Florence. Esprit du même ordre, mais avec le don de plus qui élève la pensée jusqu’au ciel, la poésie. Son nom était Alighieri. Sa famille, attachée par tradition au parti guelfe, était patricienne et consulaire dans la république. Livré de bonne heure aux leçons de Brunetto Latini, sorte de Quintilien toscan qui professait la grammaire et la rhétorique à Florence et à Bologne, l’enfant fut nourri du lait âpre de la théologie scolastique. Cette nourriture ne lui fît pas perdre totalement le goût des lettres profanes. Il apprit le français sous Brunetto {p. 342}Latini, qui professait en cette langue ; il apprit l’italien vulgaire dans les sonnets et dans les canzone de quelques poètes toscans qui commençaient à régulariser et à polir cet idiome naissant comme pour le préparer à un plus grand qu’eux. Tous chantaient exclusivement l’amour, cette éternelle inspiration du cœur. L’amour fut aussi le premier chant de cet enfant, dans l’âme duquel la passion idéale était éclose avant l’âge des passions terrestres.
Élevé dans la familiarité de la noble famille des Portinari, amie de la sienne, il couva, dès l’âge de onze ans, une sorte de pressentiment amoureux pour une jeune fille de cette maison, nommée Béatrice. Cette inclination fut mutuelle, quoique contrariée par les circonstances de famille. Elle remplit l’adolescence du Dante de songes, et son âge mûr de larmes. Béatrice mourut dans la fleur de sa beauté, à vingt-cinq ans. L’âme de Dante quitta en quelque sorte la terre avec elle, et on ne peut douter que ce ne fut pour suivre et pour retrouver l’âme de Béatrice qu’il entreprit plus tard ce triple voyage à travers les trois mondes surnaturels, enfer, purgatoire, paradis, où, sous le nom de théologie, il ne cherche et ne divinise au fond que son amante.
{p. 343}Ses vers, jusqu’à l’âge de trente ans et au-delà, n’annonçaient pas le poète souverain qui devait dans l’âge avancé se révéler en lui ; c’étaient des sonnets et des canzone sans nerf, sans naturel et sans grandeur, calqués sur les poésies amoureuses des poètes secondaires de son temps. L’âge, la méditation et le malheur n’avaient pas encore donné à son âme cette sonorité grave et surhumaine, timbre sépulcral de sa seconde voix.
Les traditions de son père mort, la vocation de famille, les soins de sa mère Bella, femme éminente autant que tendre, enfin le courant des affaires et des passions d’une république, qui entraîne tous les citoyens notables dans les fonctions de l’État, lancèrent le jeune Alighieri dans les emplois et dans les dissensions de sa patrie. Nous n’écrivons pas ici sa vie, nous la réservons pour une autre place ; nous ne faisons pas l’histoire, bien peu intéressante aujourd’hui, de ces agitations municipales de la vallée de l’Arno. Ces agitations ne sont grandes que lorsqu’elles influent sur le sort du monde. Dante aurait été peut-être un Gracque ou un Cicéron à Rome, il ne fut qu’un Gibelin de plus à Florence.
VI §
{p. 344}Qu’il nous suffise de savoir qu’Alighieri, qu’on nommait déjà familièrement Dante, servit dans la cavalerie florentine contre les Guelfes de la petite ville toscane d’Arezzo, et qu’il se montra vaillant soldat avant de se montrer politique et poète ; bien différent en cela d’Horace, jetant son bouclier à Philippes, et de Virgile, fuyant, un chalumeau à la main, sous les hêtres, pendant que la guerre civile déchire sa patrie. Dante était un citoyen, ceux-là n’étaient que des poètes.
Élevé bientôt après aux premières magistratures de la république, assailli d’un côté par les blancs, de l’autre par les noirs, dénomination de deux partis dans Florence, il résiste aux uns, aux autres, et les fait énergiquement exiler hors de la Toscane.
Nommé ambassadeur de la république auprès du pape, il y négociait la paix et l’indépendance pour son pays. Pendant cette mission, le peuple de Florence, ingrat et aveugle comme tous les peuples, l’accuse de trahison, de concussion, s’ameute contre son nom, court {p. 345}à sa maison, la ravage et la rase, comme Clodius avait fait de celle de Cicéron, le modérateur de Rome. Ou confisque ses biens, on le bannit à perpétuité de sa patrie. On trouve la peine trop faible pour ses prétendus crimes ; un second jugement populaire le condamne à mourir par le feu !
Indigné contre le pape, son ennemi, qu’il suppose l’instigateur de ces proscriptions, Dante quitte Rome, se réfugie d’abord à Sienne, puis à Arezzo, où i ! rejoint ses concitoyens émigrés, proscrits pour la même cause. Il tente avec eux une attaque à main armée contre Florence. Il succombe et s’éloigne pour jamais de ces murs qui dévorent leurs citoyens.
Il erre, depuis ce jour, de retraite en retraite, dans la basse Italie, tantôt à Padoue chez les Malespina, tantôt à Vérone chez les Scaligieri, tyrans de la ville, tantôt chez les Scala, tyrans d’une autre partie de l’Italie ; aujourd’hui à Udine, demain au château de Tolmino, à la fin de ses jours à Ravenne. De là, plus refoulé que jamais par la vengeance vers le parti de l’empereur, il ne cesse d’animer ce prince contre sa patrie et de le pousser de la main à l’oppression de Florence. Triste sort des émigrés, condamnés à avoir souvent pour amis les {p. 346}ennemis de leur pays ! Enfin, l’empereur étant mort avant d’avoir vengé le poète, Dante vient à Paris, retourne en Italie, et se fixe enfin pour mourir à Ravenne. L’hospitalité du tyran de Ravenne, Guido Novello de Polenta, lui en adoucit le séjour. Ce site mélancolique convenait à la mélancolie de son âme. La forêt de pins (la pineta) qui s’étend entre la mer et Ravenne était sa promenade habituelle. J’y ai lu moi-même ses plus beaux vers, peut-être écrits sous les mêmes arbres, au bruit lointain des mêmes brises de l’Adriatique. C’est là, et non pas dans le carrefour fangeux de Ravenne, que devrait s’élever son tombeau. Il faut le vide autour des ombres et le silence autour des grandes mémoires ; on entendrait mieux l’âme gémissante de l’exilé dans les gémissements des pins de la pineta et des vagues sans repos sur la grève.
VII §
Mais, pendant que ce sombre proscrit, à la taille haute et courbée, au visage long et pâle, à l’œil voilé par la réflexion intérieure, comme ses contemporains le décrivent, pendant que {p. 347}cet hôte des ennemis de sa patrie errait ainsi de ville en ville et de mers en forêts, regrettant sa maison rasée par son peuple, il couvait deux choses immortelles dans son front cave : sa gloire et sa vengeance. Ce n’était plus le poète affadi et ingénieux de sa jeunesse ; c’était le poète théologique, politique et némésien de son âge avancé. L’adversité avait changé sa muse dans son sein ; elle n’y avait laissé que son premier amour.
Cet amour, cependant, n’avait pas été le seul. Indépendamment de son mariage avec une fille d’une famille illustre de Florence, dont il avait eu sept enfants, Boccace confesse, dans l’histoire de sa vie, écrite sur les lieux et si peu d’années après la mort de Dante, que son héros et son poète avait eu la faiblesse des héros et des poètes : un amour de la beauté poussé quelquefois jusqu’à la licence du cœur.
La négligence que Dante fit de sa femme après son exil, sa longue séparation sans retour et l’affectation avec laquelle il parle, dans ses œuvres en prose, des inconvénients du mariage, appuient trop à cet égard les accusations de Boccace. Mais tout indique aussi que, si le Dante avait été plus que léger dans l’amour des sens, il avait été fidèle dans l’amour de {p. 348}l’âme. Le souvenir toujours renaissant de sa Béatrice, première et dernière apparition de la beauté céleste sous un voile mortel, l’obséda, tantôt délicieusement, tantôt douloureusement, jusqu’au dernier jour. Cette image le transformait tellement, en se présentant à lui à chaque pas de sa vie et à chaque mouvement de sa pensée, que, quand il voulut se consacrer entièrement à la philosophie théologique, muse sévère de son épopée, il éprouva le besoin de donner à cette philosophie et à cette théologie personnifiées le nom, la forme, le regard, la voix, la beauté de sa Béatrice. C’est ce qu’il avoue sans cesse lui-même dans ses sonnets et dans sa Vita nuova (vie nouvelle), sorte de commentaire mystique écrit par lui-même de ses œuvres et de sa pensée.
Mais sa grande inspiration ne soufflait pas encore en lui quand il écrivait ces sonnets et ces œuvres en prose ; elle ne souffla que dans l’exil, quand les événements, la guerre, la diplomatie, la politique et les passions civiles eurent fait silence, le soir, dans son âme. Alors, et alors seulement, il entendit toute la voix de son génie, étouffée jusque-là par les bruits de la terre. Il dessina son grand poème et il commença à l’écrire.
{p. 349}Ce poème, c’était lui ! Le poète n’est-il pas toujours le sujet le plus vivant et le plus intéressant de tout poème ? Quels que soient les innombrables défauts de ce poème épique du Dante dans la fable, on ne peut nier que ce ne fût, à l’époque où il vivait, et encore à la nôtre, le seul véritable texte d’une vaste épopée qui restât à chanter aux hommes. Il y eut dans la conception autant de génie vrai que dans l’exécution. J’aime à assister, par la pensée, à cette lente conception dans l’esprit de l’exilé de Florence. Je comprends comment il fut amené par la force et par la justesse de son esprit à chanter le monde invisible.
En effet, puisque l’étendue de son intelligence, l’élévation de son cœur, la fécondité de son imagination, la richesse des couleurs sur sa palette poétique portaient cet homme du treizième siècle à créer pour l’Italie et pour le monde un poème épique, où pouvait-il trouver, dans l’histoire du moyen âge, depuis les empereurs romains jusqu’à lui, un sujet héroïque, national ou européen, d’épopée ? Il n’y en avait plus sur la terre. Homère avait fait l’épopée des Grecs, Virgile avait fait celle des Latins ; les places étaient prises. Le ciel païen, les héros fabuleux, l’Olympe, la terre, {p. 350}la mer, la guerre, les naissances et les chutes d’empires, la nature physique et la nature morale avaient été décrites et chantées par les poètes prédécesseurs de l’époque chrétienne. Excepté les grandes invasions des Barbares, qui étaient venues, comme un reflux du Nord, submerger l’Italie, il n’y avait, dans l’histoire, aucune grande épopée héroïque à construire ; mais cette épopée des Barbares, ruine et humiliation de l’Italie, il appartenait à des bardes du Nord, et non à des citoyens de la patrie conquise, de la chanter. — Nous la lirons bientôt ensemble.
VIII §
Dante ne trouvait donc rien d’épique autour de lui dans l’histoire d’Italie qui pût servir de texte à son imagination ; mais le monde théologique était plein de dogmes nouveaux, de foi savante ou de foi populaire, de croyances surnaturelles, de vérités morales ou de fantômes imaginaires, flottant pêle-mêle dans le vide de l’esprit humain, comme les figures tronquées des rêves au moment d’un réveil.
{p. 351}L’âme humaine, que le christianisme avait détachée, dans les monastères surtout, des intérêts terrestres, s’était absorbée dans l’intérêt de son salut éternel. Des cieux, des enfers, des purgatoires sans cesse décrits, peuplés, vidés par les moines prédicateurs dans les chaires du peuple, étaient devenus, par la puissance de la foi, par l’habitude des pratiques, par la répétition des cérémonies, des réalités de la pensée aussi visibles et aussi palpables dans l’esprit des fidèles que les réalités physiques. L’imagination habitait pour ainsi dire ces mondes intellectuels des morts autant et plus que le monde des vivants. Les temples étaient remplis de leurs symboles ; les murailles même des rues étaient couvertes des représentations par le pinceau de ces trois séjours de l’âme, enfer, purgatoire, paradis. Dans les fêtes sacrées, ou même profanes, on donnait aux peuples de l’Italie, au lieu de courses olympiques ou de combats du cirque, des drames de théologie chrétienne. Là les âmes, les démons, les anges, les vierges, les saints, les damnés, les trois personnes de la Divinité elles-mêmes, jouaient des rôles d’acteur dans le drame théogonique de ces mondes surnaturels. Le ciel et la terre se touchaient et {p. 352}se confondaient, dans cette atmosphère de la théologie monastique et populaire, comme deux horizons dans la brume.
Dante lui-même était ce qu’on était déjà à Florence à cette époque, et ce qu’on fut bien davantage, quelques années après, à l’époque des Médicis et de Léon X : croyant et platonicien tout à la fois, associant dans son esprit la foi moderne à la philosophie grecque et romaine ; les pieds dans l’Église, la tête dans l’Olympe, l’âme dans les cieux, dans les épreuves ou dans les abîmes du monde chrétien.
Il était naturel que ce monde surnaturel, qui tenait plus de place dans l’imagination des hommes de son temps que le monde des vivants, lui parût le seul et vrai sujet d’épopée poétique et mystique pour son âge et pour la postérité. Il regarda donc pendant longtemps et jusqu’au vertige dans la profondeur de son âme, de sa foi, de ses amours, de ses haines, de ses vengeances, et il se dit : « Je ferai voir l’invisible, et je le rendrai si visible, par la puissance de ma foi et par la vigueur de mes pinceaux, que la terre et le ciel sembleront s’ouvrir aux yeux des hommes, et que je jouirai d’abord en ce temps, puis, par anticipation, {p. 353}dans l’éternité, de cette justice éternelle qui sera à la fois ma félicité et ma vengeance. Gloire à ceux que j’aurai sauvés ! Malheur à ceux que j’aurai perdus ! Et surtout gloire à moi-même ! Je ne serai pas seulement, aux yeux de l’Italie guelfe et gibeline, un poète, je serai le prophète de la divine rétribution ! »
Ainsi évidemment se parla à lui-même le Dante, brûlant à la fois de conviction divine et de colère humaine, quand, regardant pour la dernière fois l’inique Florence du haut de l’Apennin, il lui lança sa malédiction de proscrit et sa prophétie de poète.
IX §
On le voit, cette conception de l’épopée de la Divine Comédie (titre de son poème) était double : divine par le plan, humaine par la personnalité ; de là ses beautés et ses vices, que nous allons faire saillir, le livre à la main, sous vos yeux.
Je comprends d’autant mieux le plan de cette épopée que moi-même, hélas ! mille fois inférieur en conception, en éloquence et en poésie, au grand exilé de Florence, j’avais {p. 354}conçu, dès ma jeunesse, une épopée, le grand rêve de ma vie, la seule épopée qui me paraisse aujourd’hui réalisable, sur un plan à peu près analogue au plan de la Divine Comédie.
Je m’étais dit : Qu’y a-t-il de plus intéressant aujourd’hui dans l’humanité ? Sont-ce des batailles, des conquêtes, des élévations et des catastrophes d’empires ? Non ; le monde en a tant vu, et il connaît tellement les misérables ressorts par lesquels la fortune élève ou abaisse les conquérants d’ici-bas, qu’il ne s’étonne guère plus des vicissitudes des empires que de l’amoncellement et de l’écroulement d’une vague en écume sur le lit de l’Océan. Mais ce qui intéresse véritablement l’homme, c’est l’homme ; et dans l’homme, c’est la partie permanente de son être, c’est l’âme ; et dans l’âme, c’est la destinée passée, présente, future, éternelle, de ce principe immatériel, intelligent, aimant, jouissant, souffrant, consciencieux, vertueux ou criminel, se punissant soi-même par ses vices, se récompensant soi-même par ses vertus, s’éloignant ou se rapprochant de Dieu selon qu’il vole en haut ou en bas dans la sphère infinie de sa carrière éternelle, jusqu’au jour où il s’unit enfin, par la foi croissante et par l’amour identifiant, à son Créateur, {p. 355}le souverain Être, la souveraine vérité, le souverain beau, le souverain bien.
X §
Je me plais à me rappeler encore, en ce moment, le lieu, le jour, l’heure où je conçus soudainement, dans ma pensée, le plan de cette épopée de l’âme, de l’âme suivie par le poète dans ses pérégrinations successives et infinies à travers les échelons des mondes et ses existences d’épreuves.
C’était en Italie, à la fin de ma jeunesse. Je venais de passer un hiver à Naples, dans de vagues souffrances de nerfs qui sont la croissance de l’esprit et qui donnent à l’âme les mêmes angoisses que la croissance trop accélérée du corps donne aux sens. Une anxiété sourde et continue travaillait ma pensée ; je n’étais bien à aucune place ; ce ciel serein, ce beau soleil, cette mer éblouissante, ces collines élyséennes, le bruit de vie et de joie perpétuelle de ce peuple d’enfants, d’amoureux, de musiciens, de poètes, fourmillant sur les plages de cette côte, après m’avoir tant charmé autrefois, {p. 356}m’étaient devenus presque fastidieux alors. Il y avait je ne sais quel contraste blessant entre la sérénité épanouie de cette race et la mélancolie maladive de mon esprit. Ce grand jour m’aveuglait en m’éblouissant. Je regrettais les brumes d’automne et les ténèbres humides des forêts de mon pays. L’Écosse et Ossian me seyaient mieux que le Tasse et Sorrente. Je lisais alors précisément les documents les plus détaillés de la vie du Tasse ; la lecture de ces documents, tout remplis de preuves de sa folie, obsédait mon imagination et m’imprimait je ne sais quelle terreur. J’avais cependant l’esprit aussi juste que le corps sain ; mais j’étais malade d’un poème que je voulais enfanter sans avoir eu encore la force de conception nécessaire à cet enfantement.
Pour me soulager de cette obsession d’un mal inconnu et pour retremper mes nerfs irrités dans un air moins imprégné de sel et de soufre que l’air de la mer et du Vésuve, je cédai au conseil du vieux Cottonio, l’Esculape presque séculaire de Naples, et je partis pour Rome.
XI §
{p. 357}À peine eus-je dépassé Capoue, et franchi les premières collines des Abruzzes qui séparent l’atmosphère des montagnes de l’atmosphère de la mer, que je me sentis soudainement guéri, comme un homme asphyxié à qui une fenêtre ouverte vient de rendre l’air respirable. Le lendemain, après une nuit de sommeil passée dans la villa de Cicéron à Molo di Gaete, je poursuivis délicieusement ma course vers Rome. Je couchai à Terracine, à l’issue des marais Pontins ; puis je commençai à gravir les collines de Velletri, de Genzano et d’Albano, ces monts Penthélique et ces monts Hymette de la plaine de Rome, plus majestueux et plus gracieux que ceux d’Athènes.
J’étais monté sur le siège de ma calèche pour contempler de plus haut et de plus près une plus large part de ce magique horizon, délices de Cicéron, de Mécène, de Virgile et d’Horace ; ils y ont incorporé leurs noms comme des illustrations éternelles de l’homme sur ces pages de la nature.
C’était le soir ; le soleil, roulant autour {p. 358}de son disque rouge quelques brumes sanglantes comme les vapeurs de pourpre de ces champs de bataille évaporées dans ses rayons, se précipitait dans la mer étincelante. Les rides roses de cette mer ondulaient doucement dans le lointain comme une étoffe moirée qu’on déploie et qu’on replie pour en faire admirer les chatoiements. Les collines sur lesquelles serpentait la route étaient couvertes dans leurs vallées et sur leurs flancs de forêts d’amandiers en fleurs. Ces fleurs innombrables répandaient leurs teintes lactées et rosées sur toute la campagne ; elles tombaient des branches à chaque légère bouffée du vent tiède de la mer ; elles semaient d’un véritable tapis de couleurs riantes l’intervalle d’un arbre à l’autre ; elles remplissaient l’air soulevé par la brise d’une nuée de papillons inanimés qui venaient tomber jusque sous les roues sur le chemin.
Au sommet de ces collines de vignes hautes et d’amandiers fleuris pyramidaient quelques métairies romaines à l’aspect sombre, caverneux, monumental ; plus haut encore des pins parasols à larges cimes dentelaient l’horizon de leurs dômes noirs. Ces coupoles sombres contrastaient avec la riante lumière des vallées, {p. 359}comme les siècles immuables contrastent avec les printemps d’une heure qui fleurissent et qui s’effeuillent à leurs pieds !
XII §
Je me souviens aujourd’hui de tous les détails les plus fugitifs de ce beau coucher de soleil, au mois de mars, dans la campagne de Rome ; je m’en souviens avec plus de présence des objets dans les yeux que je ne la ressentais même alors. Cette scène a dû m’impressionner cependant avec une certaine force, puisqu’elle se retrouve si complète et si vive après trente ans dans mon imagination ; mais je ne la percevais que par mes sens et par le seul instinct, car mon esprit était absorbé par la contemplation intérieure d’une tout autre nature.
Il me sembla que le rideau du monde matériel et du monde moral venait de se déchirer tout à coup devant les yeux de mon intelligence ; je sentis mon esprit faire une sorte d’explosion soudaine en moi et s’élever très haut dans un firmament moral, comme la vapeur d’un gaz plus léger que l’atmosphère, dont on vient de déboucher le vase de cristal, {p. 360}et qui s’élance avec une légère fumée dans l’éther. J’y planai, dans cet éther, pendant je ne sais combien de temps, avec les ailes libres de mon âme, sans avoir le sentiment du monde d’en bas qui m’environnait, mais que je ne voyais plus de si haut.
Les créations infinies et de dates immémoriales de Dieu dans les profondeurs sans mesure de ces espaces qu’il remplit de lui seul par ses œuvres ; les firmaments déroulés sous les firmaments ; les étoiles, soleils avancés d’autres cieux, dont on n’aperçoit que les bords, ces caps d’autres continents célestes, éclairés par des phares entrevus à des distances énormes ; cette poussière de globes lumineux ou crépusculaires où se reflétaient de l’un à l’autre les splendeurs empruntées à des soleils ; leurs évolutions dans des orbites tracées par le doigt divin ; leur apparition à l’œil de l’astronomie, comme si le ciel les avait enfantés pendant la nuit et comme s’il y avait aussi là-haut des fécondités de sexes entre les astres et des enfantements de mondes ; leur disparition après des siècles, comme si la mort atteignait également là-haut ; le vide que ces globes disparus comme une lettre de l’alphabet laissent dans la page des cieux ; la vie sous d’autres {p. 361}formes que celles qui nous sont connues, et avec d’autres organes que les nôtres, animant vraisemblablement ces géants de flamme ; l’intelligence et l’amour, apparemment proportionnés à leur masse et à leur importance dans l’espace, leur imprimant sans doute une destination morale en harmonie avec leur nature ; le monde intellectuel aussi intelligible à l’esprit que le monde de la matière est visible aux yeux ; la sainteté de cette âme, parcelle détachée de l’essence divine pour lui renvoyer l’admiration et l’amour de chaque atome créé ; la hiérarchie de ces âmes traversant des régions ténébreuses d’abord, puis les demi-jours, puis les splendeurs, puis les éblouissements des vérités, ces soleils de l’esprit ; ces âmes montant et descendant d’échelons en échelons sans base et sans fin, subissant avec mérite ou avec déchéance des milliers d’épreuves morales dans des pérégrinations de siècles et dans des transformations d’existences sans nombre, enfers, purgatoires, paradis symbolique de la Divine Comédie des terres et des cieux ;
Tout cela, dis-je, m’apparut, en une ou deux heures d’hallucination contemplative, avec autant de clarté et de palpabilité qu’il y en {p. 362}avait sur les échelons flamboyants de l’échelle de Jacob dans son rêve, ou qu’il y en eut pour le Dante au jour et à l’heure où, sur un sommet de l’Apennin, il écrivit le premier vers fameux de son œuvre :
Nel mezzo del cammin di nostra vita,
et où son esprit entra dans la forêt obscure pour en ressortir par la porte lumineuse.
XIII §
« C’en est fait ! » m’écriai-je en me réveillant, « j’ai trouvé mon poème ! » Et ce n’était pas seulement mon poème que j’avais cru trouver ; c’était le jour ou plutôt le crépuscule de ce monde de vérités que la Providence fait flotter toujours à portée, mais toujours un peu au-dessus de notre intelligence, comme le père fait flotter le fruit au-dessus de la taille de son enfant pour lui faire lever ses petites mains jusqu’à l’arbre, et pour le faire grandir par l’effort jusqu’à la branche.
Création, théogonie, histoire, vie et mort, phases primitives, successives et définitives de l’esprit, destinée de tous les êtres animés, {p. 363}de l’âme humaine d’abord, puis de celle de l’insecte, puis de celle des soleils, puis de celle de ces myriades d’esprits invisibles, mais évidents, qui comblent le vide entre Dieu et le néant, qui pullulent dans ses rayons, et qui sont, je n’en doute pas, aussi divers et aussi multipliés que les atomes flottants qui nous apparaissent dans un rayonnement de soleil ; je crus tout comprendre ; et, en effet, je compris tout ce que Dieu permet de comprendre à une de ses plus infimes intelligences.
Et une grande joie, une joie que je n’avais jamais goûtée avant, que je n’ai jamais goûtée depuis, se répandit dans tout mon être. Je croyais m’être approché autant qu’il était en moi du foyer de la vérité ; je n’en entrevoyais pas seulement la lueur, qui m’éblouissait, j’en sentais la chaleur, qui me descendait de l’esprit au cœur, du cœur aux sens ; j’étais ivre d’intelligence, s’il est permis d’associer ces deux mots.
XIV §
En un instant mon poème épique fut conçu. Je me supposai assistant, comme un barde de {p. 364}Dieu, à la création des deux mondes matériel et moral. Je pris deux âmes émanées le même jour, comme deux lueurs, du même rayon de Dieu : l’une mâle, l’autre femelle, comme si la loi universelle de la génération par l’amour, cette tendance passionnée de la dualité à l’unité, était une loi des essences immatérielles de même qu’elle est la loi des êtres matériels animés (et qui est-ce qui n’est pas animé dans ce qui vit pour se reproduire ?). Je lançai ces deux âmes sœurs, mais devenues étrangères l’une à l’autre, dans la carrière de leur évolution à travers les modes de leur vie renouvelée. Je les suivis d’un regard surnaturel et éternel dans les principales transfigurations angéliques ou humaines qu’elles avaient à subir dans les mondes supérieurs et inférieurs, se rencontrant quelquefois, sans se reconnaître jamais complétement, de sphère en sphère, d’âge en âge, d’existence en existence, de vie en mort et de mort en renaissance, dans le ciel et sur la terre. Puis, après ces douze ou vingt transfigurations accomplies, qui tantôt les rapprochaient de Dieu par leurs vertus, tantôt les en éloignaient par leurs fautes, en même temps que ces vertus ou ces fautes les rapprochaient aussi ou les séparaient davantage l’une {p. 365}de l’autre, je les réunissais enfin dans l’unité de l’amour mutuel et de l’amour divin, à la source de vie, de sainteté et de félicité d’où tout émane et où tout remonte par sa gravitation naturelle vers le souverain bien et le souverain beau, l’Être parfait, l’Être des êtres, Dieu.
Chaque scène de ce drame sacré était empruntée à la terre ou aux autres planètes de l’espace, et les décorations poétiques changeaient ainsi, au gré du poète, comme l’époque, les événements, les personnages. Le poème s’ouvrait aux portes de l’Éden et se terminait à la fin de la terre par l’explosion du globe, rendant toutes ses âmes purifiées, divinisées par la miséricorde de Dieu, et lançant ses gerbes de feu dans le firmament comme les flammèches d’un bûcher qui se consume lui-même après l’holocauste accompli.
On comprend quelle richesse, et quelle variété, et quel pathétique, et quel mystère un pareil texte d’épopée fournissait au poète, s’il y avait eu un poète, ou si j’avais été moi-même ce poète digne de concevoir et de rendre en chants une pareille inspiration. Mais je n’étais qu’un enfant essayant de souffler des étoiles au lieu de souffler ses bulles de savon. Mon poème, après que je l’eus contemplé quelques {p. 366}années, creva sur ma tête comme une de ces bulles de savon colorées, en ne me laissant que quelques gouttes d’eau sur les doigts, ou plutôt quelques gouttes d’encre, car la Chute d’un Ange, Jocelyn, le Poème des Pécheurs, que j’ai perdu dans mes voyages, et quelques autres ébauches épiques que j’ai avancées, puis suspendues, sont de ces gouttes d’encre. Ces poèmes étaient autant de chants épars de mon épopée de l’âme. Je possédais dans ma pensée le fil conducteur à travers ces ébauches, et je comptais les relier à la fin les unes aux autres par cette unité des deux mêmes âmes, toujours égarées, toujours retrouvées, toujours suivies de l’œil et de l’intérêt, dans leur Divine Comédie, à travers la vie, la mort, jusqu’à l’éternelle vie !
XV §
Ce poème avait quelque analogie lointaine avec la Divine Comédie du Dante. Il y a néanmoins cette différence : c’est que l’intérêt est impossible dans le plan du Dante, attendu que son poème n’est qu’un spectacle auquel il assiste sans y prendre part, une espèce de revue {p. 367}rapide des supplices de quelques ombres de ses ennemis. Les personnages passent comme des fantômes sous le fouet des démons et sous l’œil du poète ; l’intérêt, sans cesse morcelé et interrompu, passe avec eux et ne laisse qu’un éblouissement dans l’imagination ; tandis que, dans l’épopée telle que je la concevais, l’intérêt attaché aux mêmes âmes dans des péripéties diverses ne se rompait qu’à leur réunion définitive et à leur béatitude éternelle. Il ne manquait, je le répète, à mon épopée qu’une chose : le poète.
Le Dante ou le Tasse, ou Pétrarque pouvaient, peut-être, exécuter cette épopée de l’âme, seul sujet qui reste ; mais il n’y avait en moi, disciple trop dégénéré de ces grands hommes, que la force de rêver une telle conception sans la puissance de l’enfanter.
XVI §
Revenons au Dante.
En disant ce que devait être une épopée surnaturelle après les épopées héroïques épuisées, nous avons dit ce qui, selon nous, manquait {p. 368}à la sienne : l’intérêt, l’universalité, l’unité.
C’est là le sujet de la violente objurgation que nous adressent, depuis quelques mois, les nombreux journaux littéraires de l’Italie. Nous avons touché à l’arche, et la majesté du dieu nous frappe de mort. Voyons cependant si nous y avons touché sans le respect convenable. Voici le fait.
Il y a quelques mois, nous fîmes imprimer, selon notre habitude, dans le journal le Siècle, quelques pages légères de notes intimes sur nos lectures, pages dans lesquelles nous parlions, comme dans une conversation au coin du feu, du Dante et de son poème.
Voici textuellement ce que nous disions. On verra, dans la suite de cette étude approfondie sur le Dante et sur son poème, que ce que nous pensons aujourd’hui ne diffère pas considérablement de ce que nous écrivions dans le Siècle. Nous définissons le Dante : Un homme plus grand que son poème.
Voici le crime ; lisez.
« Nous allons froisser bien des fanatismes. N’importe, disons ce que nous pensons.
« On peut, selon nous, classer le poème du Dante, l’Enfer, le Purgatoire et le Paradis, {p. 369}parmi ces poésies locales, nationales, temporaires, qui émanent du génie du lieu, de la nation, de l’époque, et qui s’adressent aux croyances, aux passions de la multitude. Quand le poète est aussi médiocre que son pays, son peuple, son époque, ces poésies sont entraînées dans le courant ou dans l’égout des siècles avec la foule qui les goûte. Quand le poète est un grand homme comme le Dante, le poète survit éternellement, et on essaye aussi de faire survivre le poème (tout entier), mais on n’y parvient pas ; l’œuvre jadis intelligible et populaire résiste comme le sphinx aux interrogations des érudits ; il n’en subsiste que des fragments plus semblables à des énigmes qu’à des monuments. Pour comprendre le poème du Dante, il faudrait ressusciter toute la plèbe florentine de son époque (qui l’exila, le brûla en effigie et rasa sa maison) ; car ce sont les croyances, les popularités et les impopularités de cette plèbe qu’il a chantées.
« Il est puni par où il a péché : il a chanté pour le temps ; la postérité ne le comprend pas. » Je vous remercie, écrit Voltaire, d’avoir eu le courage d’écrire contre ce monstre d’obscurité, etc. Nous n’avons rien dit de si cru, de {p. 370}si injuste ; mais continuons la citation du Siècle.
« Tout ce qu’on peut comprendre, c’est que le poème, exclusivement toscan, du Dante était une espèce de satire vengeresse du poète et de l’homme d’État contre les partis auxquels il avait voué sa haine. Cette idée était mesquine et indigne du poète. Le génie n’est pas un jouet mis au service de nos petites colères ; c’est un don de Dieu qu’on profane en le ravalant à ces petitesses. La lyre, pour nous servir de l’expression antique, n’est pas une tenaille pour torturer nos adversaires, elle n’est pas une claie pour traîner des cadavres aux gémonies ; il faut laisser cela à faire au licteur, ce n’est pas œuvre de poète. Le Dante eut ce tort ; il crut que les siècles, infatués par la beauté de ses vers, prendraient parti contre on ne sait quels ennemis qui battaient alors le pavé de Florence. Ces amitiés ou ces inimitiés d’hommes obscurs sont parfaitement indifférentes à la postérité ; elle aime mieux un beau vers, une belle image, un beau sentiment, que toute cette chronique rimée de la place du Vieux-Palais à Florence.
« Mais le style dans lequel le Dante a écrit cette gazette de l’autre monde est impérissable. Réduisons donc ce poème bizarre à sa vraie {p. 371}valeur, le style. Nous savons bien que nous choquons, en parlant ainsi, toute une école littéraire récente (en France comme en Italie) ; cette école s’acharne sur le poème du Dante sans parvenir à le comprendre, comme les mangeurs d’opium, en Orient, s’acharnent à regarder le firmament pour y découvrir Dieu. Mais nous avons vécu de longues années en Italie dans la société de ces érudits commentateurs et explicateurs du Dante, qui se succèdent de génération en génération comme les ombres des hiéroglyphes sur les obélisques de Thèbes. La persévérance même de ces commentateurs est la meilleure preuve de l’impuissance du commentaire à élucider le texte. Un secret une fois trouvé ne se cherche plus avec tant d’acharnement. De jeunes Français s’évertuent maintenant à poursuivre ce sens caché qui a lassé les Toscans eux-mêmes. Que le dieu du chaos leur soit propice !
« Quant à nous, comme Voltaire, nous n’avons trouvé, dans le Dante, qu’un grand inventeur de style, un grand créateur de langue égaré dans une conception ténébreuse, un immense fragment de poète dans un petit nombre de morceaux gravés plutôt qu’écrits avec le ciseau de ce Michel-Ange de la poésie, {p. 372}quelquefois une grossière trivialité qui se dégrade jusqu’au cynisme du mot (le papier français n’en souffrirait pas ici la reproduction et la preuve), une quintessence de théologie scolastique qui s’élève jusqu’à la vaporisation de l’idée ; enfin, pour dire notre sentiment d’un seul mot, un grand homme et un mauvais poème ! »
XVII §
On voit que la prétendue injure n’est pas mortelle, et que si j’ai été accusé, peut-être avec quelque fondement, par les Italiens, d’avoir méconnu la beauté architecturale du poème, je suis bien loin d’avoir méconnu la grandeur colossale et michel-angélesque de l’homme.
Je poursuivais, dans cette note du Siècle, la même pensée ; je citais en entier l’épisode de Francesca, et voici comment j’en parlais :
« Quoi de plus incendiaire que ces deux amants seuls avec ce livre complice qui interprète malheureusement leur silence, que cet égarement qui les perd, et enfin que ce supplice changé en félicité amère par le souvenir de leur séparation sur la terre et par le sentiment de leur {p. 373}indivisibilité dans le châtiment ? Si Dante avait beaucoup de pages comme celle-là, il surpasserait son maître Virgile et son compatriote Pétrarque. Peu de pages de poésie égalent en mélancolique beauté et en perfection ces quelques vers. Le tableau est étroit, la peinture est sobre de couleurs ; l’impression est éternelle ! C’est que l’émotion et la beauté y sont complètes et pour ainsi dire infinies. Et je dis pourquoi. C’est que la jeunesse, la beauté, la naïve innocence des deux personnages, qui ne se défient ni d’eux-mêmes, ni des autres ; leurs fronts penchés sur le même livre, qui, semblable à un miroir terni par leur haleine, leur retrace et leur révèle tout à coup leur propre image, et les précipite dans le même délire et dans le même enfer par la fatale répercussion du livre contre le cœur et du cœur lui-même contre un autre cœur, sont là des coups de pinceaux achevés. C’est que le récit est simple, court, candide comme la confession de deux enfants. Je voudrais avoir », disais-je, « je voudrais avoir pour plume le pinceau du grand peintre de sentiment Scheffer, pour traduire ici le trop court épisode de Françoise de Rimini, qui fait pleurer et rêver, dans le poème et dans le tableau de Scheffer, {p. 374}les imaginations amoureuses.… Il y a là une divine intelligence du cœur de la femme qui prouve que le Dante avait aimé. Il sait le secret des cœurs tendres, qu’il ne faut pas dire trop haut, même aux enfers : c’est que l’amour défie tout, excepté la séparation, le seul enfer de ceux qui aiment.
« Écoutons le poète. Il décrit d’abord en vers qui frissonnent de froid l’ouragan glacé par lequel sont éternellement fouettés et roulés dans un océan de brume et de frimas les ombres de ceux dont les flammes de l’amour coupable consumèrent ici-bas les sens et les âmes. »
Quand j’ai reproduit cette scène pathétique, que je ne reproduis pas ici en ce moment parce que je vous la reproduirai plus loin dans cet entretien, je m’écrie :
« Sapho dans sa strophe de feu n’a rien de comparable. La nature du supplice lui-même, le vent glacial qui emporte dans un tourbillon de frimas les deux coupables, mais qui les emporte ensemble, échangeant l’amère et éternelle confidence de leur repentir, buvant leurs larmes, mais y retrouvant au fond quelque arrière-goutte de leur félicité perdue, quoi de plus dans un tel récit épique ? L’émotion n’est-elle {p. 375}pas produite ici par le Dante en quelques vers plus complétement que par tout un poème ? Aussi c’est pour cela que le poème survit ; le poème de la théologie est mort, celui de l’amour est immortel. »
Et, après avoir reproduit un second épisode que je vous analyserai tout à l’heure, je m’écrie en finissant :
« Si l’immense poète n’est pas là, où sera-t-il ? Ni Homère, ni Virgile, ni Shakespeare n’ont en si peu de notes de pareils accents. N’eût-il que ces deux scènes, Dante mériterait d’être nommé à côté d’eux ! » (Siècle, numéro du 20 décembre 1856.)
XVIII §
Voilà, je le répète, les prétendus sacrilèges dont je suis coupable envers le grand Toscan ! Voilà pour quels crimes imaginaires contre l’inviolabilité de leur poète vingt journaux littéraires ou politiques de l’Italie, dont les rédacteurs n’ont certainement pas lu ma note dans son texte, me traînent sur la claie, aux égouts de l’Arno, me lapident de diatribes où la calomnie assaisonne l’injure, et m’ensevelissent {p. 376}tout vivant et tout brûlant de l’amour de l’Italie sous des monceaux de papier patriotique noirci de leur colère. Cette colère va jusqu’à la tragédie dans un de ces journaux qui m’a envoyé récemment à son tour son invective circulaire. « Pourquoi ma plume », s’écrie le rédacteur en finissant, « n’est-elle pas une épée, et pourquoi ne peut-elle te percer le cœur du même fer dont notre compatriote, le colonel Pepe, te perça autrefois le bras ? »
Voltaire parlait des aménités littéraires de son temps ; qu’aurait-il dit de celle-là ? Et quel fondement à tant de fureur nationale ? On vient de le voir : j’ai appelé le Dante un grand homme, un Michel-Ange de la poésie, un rival d’Homère, de Virgile, de Shakespeare, quelquefois supérieur à eux par fragments épiques ; mais j’ai eu l’audace de dire que son poème était obscur, que les expressions se perdaient quelquefois dans les nuages de la théologie mystique, et descendaient souvent jusqu’au scandale de l’image et jusqu’au cynisme du mot !
Je n’ai pas de rancune contre ces patriotes de l’hémistiche et de la rime, qui se sont crus outragés parce qu’ils ne m’avaient pas lu, et {p. 377}qui m’ont excommunié sur parole. Le patriotisme est honorable partout ; le génie italique est aussi une patrie dont ils défendent à coups de plume les magnifiques frontières. Seulement je les engage à viser plus juste, et à ne pas tirer sur leurs meilleurs amis en croyant tirer sur leurs ennemis. Que ne placent ils leur patriotisme de collège sur les Alpes et sur l’Apennin au lieu de le placer sur des rimes du Dante ?
Reprenons le sujet.
XIX §
Mais, avant de feuilleter avec vous page à page, ces trois poèmes en un, l’Enfer, le Purgatoire, le Paradis, poèmes pleins de tant de splendeur de style et de tant de ténèbres d’idées, disons un mot des différentes interprétations que les traducteurs ou commentateurs français ont données du sens métaphysique de la Divine Comédie.
Il n’y a pas très longtemps que le poème du Dante a commencé à retentir au-delà des Alpes. Boileau n’en parle pas dans son Art poétique, ou, s’il en parle, dans le passage où il réprouve le merveilleux chrétien en poésie, {p. 378}c’est avec dédain. Voltaire en parle dans quelques lettres à des savants italiens, mais il ne l’avait évidemment pas lu tout entier (chose difficile), et on a vu plus haut qu’il en parle comme d’une monstruosité poétique.
Les premières traductions qu’on en donna en France, à la fin du dernier siècle, ne sont que des paraphrases enluminées ou affadies ; il est impossible d’y trouver trace de l’original : ce sont des dentelles sur le corps d’Hercule. La première traduction sérieuse et les premiers commentaires compétents sont la traduction et les notes explicatives du chevalier Artaud. M. Artaud était un diplomate et un savant français, résidant tantôt à Florence, tantôt à Rome. Je l’ai beaucoup connu dans ma jeunesse ; j’ai été son disciple en diplomatie italienne et en intelligence des poètes de cette terre de toute poésie. C’est lui qui m’a fait épeler le Dante, c’est à lui que je dois le droit de le comprendre et d’en parler aujourd’hui. J’aime à lui rendre ce tribut de reconnaissance sur sa tombe ; il y est descendu tard ; il s’y repose d’une vie honorable et laborieuse dans un champ des morts de Paris. Il était digne de dormir avec les illustres Toscans sur sa couche de gloire dans le champ des {p. 379}morts (Campo Santo) de Pise, ou dans l’église de Santa Croce à Florence, ou bien à Ravenne, à l’ombre du sépulcre du Dante ! Les Italiens devraient revendiquer sa dépouille comme ils devraient revendiquer un jour la mienne, si l’homme doit dormir en effet dans la terre qu’il a le plus aimée.
XX §
La destinée de M. Artaud était bizarre. Entré dans la diplomatie française sous les derniers ministères de Louis XVI, il y était resté sous la Convention, sous le Directoire, sous le Consulat, sous l’Empire, jusqu’au jour où il n’y eut plus d’autre diplomate à Rome que le général Miollis, homme de même moelle et de mêmes os antiques que M. Artaud. Il avait passé alors à Florence de longues années dans la société d’Alfieri et de la comtesse d’Albany. Puis il était revenu à Rome avec l’Église ; il avait été l’ami de Pie VI, le plus doux des papes, et du cardinal Gonsalvi, le plus séduisant des ministres. Il y avait été à lui seul la tradition de la diplomatie française en permanence depuis le cardinal de Bernis jusqu’au duc de Montmorency-Laval, {p. 380}en passant par le général Duphot et par M. de Canclaux. Il était à Rome et à Florence inamovible comme la tradition, à peu près semblable à ces premiers drogmans que les puissances européennes entretiennent dans les cours d’Asie auprès de leurs ambassadeurs pour leur enseigner la langue du pays et la politique de ces cours. Un tel homme est indispensable à Rome, où il y a une politique permanente et traditionnelle à côté de souverains électifs et transitoires.
M. Artaud remplissait merveilleusement ce rôle près de la cour romaine. Lié avec tous les membres distingués de cette aristocratie élective qu’on appelle le Sacré Collège, il les avait vu arriver à Rome, y remplir successivement les divers degrés des fonctions de l’Église et de l’administration au Vatican, puis s’élever de dignités en dignités jusqu’à ces épiscopats, à ces cardinalats, à ces principautés, à cette papauté qui les rendaient arbitres de la politique sacrée ou profane du monde catholique. Les rapports qu’il avait eus avec eux dans leur jeunesse, dans leurs revers, dans leurs légations, le rendaient éminemment propre à traiter avec eux presque familièrement les grandes affaires.
{p. 381}Ses liaisons avec le monde savant et lettré de Rome n’étaient pas moins intimes. Nulle part il n’existe en Europe une caste savante et lettrée comparable à ces abbés romains, vivant pour ainsi dire dans les catacombes des bibliothèques, et s’enivrant depuis l’enfance jusqu’à la mort de la poussière des livres.
M. Artaud avait contracté auprès d’eux cette même passion des antiquités et des curiosités bibliographiques de l’Italie. Le matin, c’était un diplomate habile et consommé, traitant avec une autorité polie les intérêts de la France à Rome ; le soir, c’était un érudit presque monastique, élucidant avec des religieux et des bibliothécaires le texte d’un vers du Dante ou le sens d’une allusion obscure de ce poète aux hommes et aux événements de son temps. C’est pendant quarante ans d’une pareille vie que la traduction et les notes de M. Artaud furent, pour ainsi dire, filtrées goutte d’encre à goutte d’encre. Il avait transfusé son sang dans l’ombre du poète toscan. La figure même de M. Artaud avait pris quelque chose de la physionomie anguleuse, plombée, ascétique, que les peintres donnent au visage du Dante, allongé et amaigri sous son laurier.
XXI §
{p. 382}À mon premier voyage à Rome j’avais des lettres de recommandation pour ce savant diplomate. Il m’accueillit avec cette bonté un peu supérieure d’un homme fait envers un adolescent. Ma passion précoce pour l’Italie poétique l’intéressa à moi ; il m’ouvrit le sanctuaire du Dante ; il m’apprit à épeler vers à vers ce grand poème ou cette grande énigme dont il était le sphinx depuis tant d’années. Il m’initia en même temps, par une immense variété d’anecdotes dont il était le recueil vivant, à la diplomatie consommée de la vieille cour de Rome et à l’histoire de cette capitale ecclésiastique depuis la révolution française jusqu’à la captivité de Pie VI à Savone.
Je goûtais beaucoup ces entretiens avec un homme supérieur en âge, en érudition et en politique. Je n’ai jamais perdu le souvenir de ces heures agréables passées dans son cabinet de traducteur ou dans sa chancellerie de diplomate. Ce souvenir m’a peut-être rendu partial pour sa traduction et pour ses commentaires ; mais j’avoue que jusqu’ici je n’ai pu lire avec une complète sécurité de sens le poème {p. 383}du Dante que dans l’édition en deux langues de M. Artaud, et en contrôlant à chaque instant le texte par le commentaire. M. Artaud n’était pas poète, j’en conviens ; mais il était savant. Dante était assez poète pour deux ; ce qu’il lui fallait, c’était un interprète. Il n’en pouvait pas avoir un, selon moi, plus pénétrant, plus consciencieux et plus fidèle que le secrétaire d’ambassade de France à Rome et à Florence. Depuis ce temps ce livre ne m’a pas quitté.
XXII §
Il y a une autre traduction en français et en prose, qu’on dit excellente et que je n’ai lue que par fragments ; c’est celle d’un homme de lettres italien. M. Fiorentino s’est naturalisé Français par la pureté de son style dans notre langue. C’est un légitime préjugé en faveur du sens de cette traduction que d’avoir été écrite par un compatriote du Dante. Le sens de la Divine Comédie coule, pour ainsi dire, dans les veines des Italiens. Barbarus hic ego sum, devons-nous dire à M. Fiorentino, nous autres Barbares. Il vient de me lancer à ce titre une indulgente épigramme dans un article de journal ; nous l’avons acceptée en toute humilité. Un traducteur qui {p. 384}venge son poète est respectable dans sa piété filiale. Le droit des traducteurs est de confondre tellement leur personne avec la personne de leur modèle que les critiques adressées à l’un blessent l’autre, et que, si on évoque le Dante, M. Fiorentino a le droit de répondre : « Me voilà ! »
Nous admettons cette identité sans doute très légitime entre le poète et l’interprète : c’est l’identité de la voix et de l’écho. M. Fiorentino a été un bel écho de l’Italie en France. Sa petite épigramme imméritée (car nous ne nous sommes jamais mis, comme poète, au niveau seulement d’un vers du Dante) ne nous empêchera pas de remercier cet écrivain de son excellente interprétation.
Après lui M. Mongis, en vers, M. Brizeux, digne de lutter corps à corps, et plusieurs autres traducteurs sérieux ont tenté l’œuvre.
XXIII §
M. de Lamennais, c’est-à-dire un souverain ouvrier de style, a consacré ses dernières années à une traduction littérale et mot à mot de la Divine Comédie. M. de Chateaubriand avait consacré ainsi ses dernières veilles d’écrivain à une traduction de Milton.
{p. 385}Il est glorieux sans doute pour l’Italie comme pour l’Angleterre que les deux plus grands prosateurs français de ce siècle n’aient pas jugé au-dessous de leur talent de copier ces deux modèles étrangers et d’écrire leurs noms sur les piédestaux éternels de Milton et de Dante ; mais le système de traduction qu’ils ont adopté l’un et l’autre est, selon nous, un faux système, un jeu de plume plutôt qu’une fidélité de traducteur. Ils ont voulu, par une copie servile plutôt que fidèle, rendre le mot par le mot, la phrase par la phrase, la syllabe par la syllabe. Erreur ! ils ont montré en cela qu’ils ne s’étaient pas rendu compte du génie des langues.
Que vous demande, en effet, le lecteur ? Ce ne sont pas des mots qu’il demande, c’est du sens. Or deux langues différentes n’expriment pas le même sens dans les mêmes mots, ni même dans le même nombre de mots. Si vous vous astreignez à rendre puérilement le vers par le vers, le mot par le mot, le tercet par le tercet, l’octave par l’octave, que faites-vous ? Vous faussez par l’effort votre propre langue sans parvenir à lui faire rendre ni la forme ni le sens de la langue que vous traduisez. L’instrument n’est pas le même ; vous ne le manierez pas avec la même mesure et avec le même doigté. {p. 386}Vous faites ce que voudrait faire un musicien qui prétendrait imiter le violon avec la cimbale ou la flûte avec le tambourin. Encore une fois, ce n’est pas l’expression qu’il faut traduire, c’est le sentiment. Pour transvaser ce sentiment, cette poésie, cette harmonie, cette image, d’un dialecte dans un autre, vous n’avez pas trop de toute la liberté, de toute la souplesse, de toute la richesse de votre langue. Ne vous entravez donc pas vous-même en vous liant comme un bœuf servile au joug parallèle du mot à mot. C’est ce qu’avait fait M. de Chateaubriand pour Milton, c’est ce qu’a voulu faire M. de Lamennais pour le Dante ; œuvre estimable, mais malheureuse, où la servilité détruit la fidélité.
XXIV §
Un autre jeune traducteur de la Divine Comédie tente en ce moment une œuvre mille fois plus difficile, et, chose plus étonnante encore, il y réussit.
Nous voulons parler de la traduction de la Divine Comédie en vers français, par M. Louis Ratisbonne.
Malgré le prodigieux effort de talent et de {p. 387}langue nécessaire pour traduire un poète en vers, M. Louis Ratisbonne n’a pas seulement rendu le sens, il a rendu la forme, la couleur, l’accent, le son. Il a communiqué au mètre français la vibration du mètre toscan ; il a transformé, à force d’art, la période poétique française en tercets du Dante. Ce chef-d’œuvre de vigueur et d’adresse dans le jeune écrivain est tout à la fois un chef-d’œuvre d’intelligence de son modèle. M. Louis Ratisbonne rappelle la traduction, jusqu’ici inimitable, des Géorgiques de Virgile par l’abbé Delille ; mais le Dante, poète abrupte, étrange, sauvage et mystique tout ensemble, est mille fois plus inaccessible à la traduction que Virgile. La lumière se réfléchit mieux que les ténèbres dans le miroir de l’esprit humain comme dans le miroir de l’Océan. Le vers de M. Ratisbonne roule, avec un bruit latin, dans la langue française, les blocs, les rochers et jusqu’au limon de ce torrent de l’Apennin toscan qu’on entend bruire dans les vers du Dante.
XXV §
D’autres écrivains de notre âge, parmi lesquels on doit citer M. de Saint-Mauris, qui a {p. 388}consacré dix années d’étude patiente et forte à cette reproduction de la Divine Comédie ; d’autres aussi, qu’on annonce et qu’on nomme déjà avec espérance, ont vulgarisé ou vulgarisent de plus en plus le Dante parmi nous. Il y a dans ce culte une révélation de l’esprit de ce siècle ; c’est le symptôme d’une renaissance de la poésie grave et philosophique chez une nation qui a trop longtemps confondu la poésie et la futilité. Le fleuve poétique remonte à sa source pour y retrouver ces eaux qui coulent des hauts lieux. Le Dante, malgré ses défauts, est certainement pour notre époque un de ces glaciers inabordables d’où ces eaux fécondes coulent sous les nuées et sous les ténèbres du moyen âge. On n’a pas voulu le traduire seulement, on a voulu le comprendre, et cet effort a produit le bel ouvrage de M. Ozanam intitulé : Dante et la philosophie catholique du treizième siècle.
Hélas ! nous avons aimé comme ami et pleuré ce studieux et pieux jeune homme. Il ressemblait, par la physionomie, par l’âme, par la sérénité du regard, par le timbre même monotone, affectueux et voilé de sa voix, à un brahme chrétien venu des Indes en Europe pour y prêcher {p. 389}l’Évangile de la science calme de la contemplation mystique et de l’adoration extatique à notre monde de discorde et de contention.
Ozanam croyait, comme nous, que la vérité était à plus grande dose dans le cœur que dans l’esprit. Ses dogmes ruisselaient d’onction, comme les soleils d’Orient ruissellent le matin et le soir de rosée. Bien que ma philosophie ne fût plus la sienne, dans tous les articles de ce grand symbole qui unit les esprits à la base et qui les sépare quelquefois au sommet, ces différences également respectées, parce qu’elles étaient également sincères, n’établissaient aucune divergence d’âme et aucune froideur de sentiment entre nous. Son orthodoxie parfaite pour lui-même était une charité d’esprit parfaite aussi pour les autres. Il y avait autour de lui comme une atmosphère de tendresse pour les hommes. Cette atmosphère cordiale adoucissait toutes les aspérités entre les idées. Il respirait et il aspirait je ne sais quel air balsamique qui avait traversé le vieil Éden. Chacune de ces respirations et de ces aspirations vous prenait le cœur et vous donnait le sien. On pouvait différer, on ne pouvait pas disputer avec cet homme sans fiel. Sa tolérance n’était pas une concession, c’était un respect. Ozanam était le saint Jean de la philosophie {p. 390}platonicienne et monastique de la Renaissance. Il s’endormait sur le sein de son maître, Dante, et il y faisait de divins songes.
Un de ces songes mêlés de nuages et de lumière, de merveilleux et de vérité, est son livre intitulé de Dante et de la Philosophie catholique au treizième siècle.
L’italien avait été la langue de son berceau, de graves études l’avaient initié depuis à tous les arcanes du moyen âge. Il avait pris ce crépuscule pour le grand jour. En cela nous ne partagions pas ses illusions ; c’est la raison qui fait le jour dans les siècles, ce n’est pas la crédulité. Mais il faut respecter la lumière jusque dans son aurore. Le moyen âge était une aurore. Dante, semblable au Lucifer du tableau du Guide, déchirait les ombres et secouait le flambeau devant ses pas.
Un mot, en passant, de ce livre d’Ozanam.
XXVI §
On sait que le poème du Dante a, selon ses interprètes et selon le poète lui-même (dans sa Vita nuova), deux sens : un sens littéral et poétique pour les profanes, un sens mystique et symbolique pour les initiés.
{p. 391}C’est ce sens mystique et symbolique des amours et de la poésie de Dante qu’Ozanam s’efforce de découvrir, et c’est dans ce sens mystique et symbolique du poème qu’il s’efforce aussi de faire reconnaître et admirer la philosophie religieuse du moyen âge chrétien. Selon lui, Dante serait une espèce d’Ovide supérieur ; ses poèmes seraient des espèces de métamorphoses chrétiennes, racontant, chantant, expliquant tous les dogmes surnaturels de la religion nouvelle qui avait remplacé le paganisme. Il y a dans ceci du vrai et du faux, mais le vrai domine. Écoutons dans quelques belles pages cette voix d’Ozanam si digne de parler des choses de l’esprit.
« C’est vers le milieu de cette période, à l’heure du chant du cygne de la philosophie antique mourante, que la philosophie du moyen âge devait avoir son poète. La poésie est, en effet, comme un corps glorieux sous lequel la pensée demeure incorruptible et éternelle. Immortalité et popularité, ce sont les deux dons divins dont les poètes ont été faits les dispensateurs. La philosophie grecque avait eu son Homère en la personne de Platon. »
(Ne pourrait-on pas dire que la philosophie spiritualiste avait commencé à Platon ?)
« La philosophie {p. 392}scolastique, celle du moyen âge, menacée d’une décadence plus rapide, éprouvait le besoin d’être consolée par un grand poète. Le poète qui allait venir avait donc sa place marquée dans le temps. »
« Être conçu dans l’exil et y mourir », ajoute Ozanam, « remplir de hautes magistratures et subir les dernières infortunes, ce destin a été celui de beaucoup d’autres ; mais d’autres circonstances avaient ménagé à Dante une autre vie que la vie publique, une vie de cœur dont il faut, pour le comprendre, pénétrer les mystères. En effet, selon les lois qui régissent le monde spirituel, pour qu’une âme s’élève, elle a besoin de l’attraction d’une autre âme. Cette attraction, c’est l’amour. Dante ne devait pas échapper à la loi commune. À neuf ans, à un âge dont l’innocence ne laisse rien soupçonner d’impur, il rencontra dans une fête de famille Béatrice, jeune enfant, pleine de noblesse et de grâce. Cette vue fit naître en lui une affection qui n’a pas de nom sur la terre et qu’il conserva plus tendre et plus chaste encore durant la périlleuse saison de l’adolescence. C’étaient des rêves où Béatrice se montrait à lui radieuse. Mais surtout quand Béatrice quitta la terre dans tout l’éclat de la {p. 393}jeunesse, il la suivit par la pensée dans ce monde invisible dont elle était devenue l’habitante, et il se plut à la parer de toutes les fleurs de l’immortalité. Il l’entoura des chœurs des anges, il la fit asseoir sur les degrés les plus hauts du trône de Dieu. Ainsi cette beauté se transforma pour lui en un type idéal qui remplissait son imagination et qui devait la faire se dilater et s’épancher au dehors. Il voulut dire ce qui se passait en lui ; il voulut, selon sa propre expression, noter les chants intérieurs de l’amour, et Dante fut poète. »
« Mais comme il faut toujours », poursuit Ozanam, « que la nature humaine se trahisse par quelque côté, les belles qualités de ce poète se déshonorèrent quelquefois par leurs excès. Au milieu des luttes civiles, la haine de l’iniquité devint une colère aveugle qui ne sut jamais pardonner. Alors il allait par les rues de Florence, jetant des pierres aux femmes et aux enfants qui calomniaient son parti politique. Alors il s’écriait, dans une discussion philosophique : « Ce n’est point par des arguments, c’est par le couteau qu’il faut répondre à ces stupidités ! » Alors aussi, quoique protégé par le souvenir de Béatrice, sa sensibilité elle-même résistait mal aux séductions d’autres {p. 394}beautés. Ses poésies lyriques, qui ont précédé la composition de son poème, ont gardé les traces de ses affections profanes et passagères, qu’il essaya en vain de voiler à demi sous des allusions symboliques. »
« La poésie épique », dit plus loin le jeune commentateur, « apparaît, à son origine, revêtue d’un caractère sacerdotal, se mêlant à la prière et à l’enseignement religieux ; c’est pourquoi, dans les temps même de décadence, le merveilleux demeure un des préceptes de l’art poétique. Aussi, dès le paganisme, les grandes compositions orientales, comme le Mahabarata ; les cycles grecs, comme ceux d’Hercule, de Thésée, d’Orphée, d’Ulysse, de Psyché ; les épopées latines de Virgile, de Lucain, de Stace, de Silius Italicus ; et enfin ces ouvrages qu’on peut nommer des poèmes philosophiques, la République de Platon et celle de Cicéron, eurent leurs voyages aux cieux, leurs descentes aux enfers, leurs nécromancies, leurs morts ressuscités ou apparus pour raconter les mystères de la vie future. Le christianisme dut favoriser encore davantage l’intervention des choses surnaturelles dans la littérature qui se forma sous ses auspices. Les victimes qui remplissent l’Ancien et le Nouveau Testament {p. 395}inspirèrent les premières légendes ; les martyrs furent visités dans leurs prisons par des visions prophétiques ; les anachorètes de la Thébaïde et les moines du mont Athos avaient des récits qui trouvèrent des échos dans les monastères d’Irlande et dans les cellules du mont Cassin. Rien n’était plus célèbre, au dix-huitième siècle, que les songes de sainte Perpétue et de saint Cyprien, le pèlerinage de saint Macaire Romain au paradis terrestre, le ravissement du jeune Albéric, le purgatoire de saint Patrick et les courses miraculeuses de saint Brendan. — Ainsi de nombreux exemples et toutes les habitudes littéraires contemporaines nous montrent les régions éternelles comme la patrie de l’âme, comme le lien naturel de la pensée. Dante le comprit, et, franchissant les limites de l’espace et du temps pour entrer dans le triple royaume dont la mort ouvre les portes, il plaça de prime abord la scène de son poème dans l’infini.
« Là il se trouvait au rendez-vous des générations, jouissant du même horizon qui sera celui du jugement universel, et qui embrassera toutes les familles du genre humain. Il assistait à la solution définitive de l’énigme des {p. 396}révolutions. Il jugeait les peuples et les chefs des peuples ; il était à la place de celui qui un jour cessera d’être patient, puisant à son gré au trésor des récompenses et des peines. Il avait l’occasion de dérouler, avec la magnificence de l’épopée, ses théories politiques, et d’exercer, avec cette verge de la satire que les prophètes n’ont pas dédaigné de manier, ses impitoyables vengeances. Là, comme un voyageur attendu à l’arrivée, il rencontrait Béatrice, qui l’avait précédé de quelques jours ; il la voyait telle qu’il se l’était faite dans ses plus beaux rêves ; il la possédait dans son triomphe. Ce triomphe céleste avait peut-être été l’idée primitive et génératrice de la Divine Comédie, conçue comme une élégie où viendraient se réfléchir les mélancolies et les consolations d’un pieux amour. »
XXVII §
M. Ozanam cite ici l’interprétation philosophique et symbolique de la Divine Comédie par le fils du Dante lui-même, si peu de temps après la mort de son père, et à un moment où la tragédie paternelle devait retentir encore {p. 397}dans l’oreille du fils. Voici cette interprétation filiale ; tout donne lieu de croire qu’elle est la vérité sur cette étrange composition.
« L’œuvre entière se divise en trois parties, dont la première se nomme Enfer, la seconde Purgatoire, la troisième et dernière Paradis. J’en expliquerai d’avance et d’une façon générale le caractère allégorique en disant que le dessein principal de l’auteur est démontrer, sous des couleurs figuratives, les trois manières d’être de la race humaine. « Dans la première partie il considère le vice, qu’il appelle Enfer, pour faire comprendre que le vice est opposé à la vertu comme son contraire, de même que le lieu déterminé pour le châtiment se nomme Enfer à cause de sa profondeur, opposée à la hauteur du ciel. La deuxième partie a pour sujet le passage du vice à la vertu, qu’il nomme Purgatoire, pour montrer la transmutation de l’âme qui se purge de ses fautes dans le temps, car le temps est le milieu dans lequel toute transmutation s’opère. La troisième et dernière partie est celle où il envisage les hommes parfaits ; et il l’appelle Paradis, pour exprimer la hauteur de leurs vertus et la grandeur de leur félicité, deux conditions {p. 398}hors desquelles on ne saurait reconnaître le souverain bien. C’est ainsi que l’auteur procède dans les trois parties du poème, marchant toujours, à travers les figures dont il s’environne, vers la fin qu’il s’est proposée. »
XXVIII §
D’après cet indice fourni par le fils du Dante sur les intentions philosophiques et poétiques de son père, M. Ozanam, comme la plupart des commentateurs italiens, voit dans la fable du Dante une philosophie tout entière ; il appelle cette doctrine la philosophie catholique du moyen âge. On l’appellerait plus justement, selon nous, la philosophie spiritualiste de tous les âges, incorporée dans quelques dogmes et dans quelques formes de l’imagination christianisée du temps.
Le christianisme alors, en Italie, à Florence surtout, se dégageait mal de la philosophie platonique, avec laquelle il sembla un moment prêt à se confondre sous les Médicis. Le mélange, souvent grotesque, des personnages de la Fable et de la Bible, de Virgile et des prophètes, des Muses et de Béatrice, du Ciel et de {p. 399}l’Élysée, dans le poème, est une contre-épreuve de ce qui se passait à cet égard dans l’imagination du peuple et du poète. Dante était, pour ainsi dire, un païen à peine converti, traînant encore dans l’Église les théories de son vieux culte et les lambeaux de son premier costume.
Ici M. Ozanam, dans un long et savant volume, suit pas à pas le Dante dans sa théologie, dans son astronomie, dans sa science scolastique, et montre partout la concordance allégorique de la foi du Dante, de la science du temps et de l’invention surnaturelle du poète. Ceci devient sous la main d’Ozanam un vaste traité de scolastique moderne dans lequel nous ne le suivrons pas. Il nous suffit d’avoir donné au lecteur, qui voudra lire les trois poèmes tout entiers, la clef de ces interprétations retrouvées et présentées par un judicieux et savant esprit.
Ce commentaire rend, en passant, à chacun ce qui lui appartient dans le trésor philosophique et poétique du Dante. Il rapporte avec justice l’idée générale du poème à cet incomparable fragment de la philosophie, de la raison et de l’éloquence antique dans Cicéron, intitulé le Songe de Scipion. Ce fragment, que nous avons reproduit nous-même dans la vie {p. 400}de Cicéron, est, selon nous, la plus belle profession de foi rationnelle qui ait été écrite par une main d’homme au-dessus des fictions et des crédulités d’imagination de l’antiquité.
« Parmi les réminiscences qui ont inspiré la Divine Comédie, celles de Cicéron me frappent d’abord. Lorsque Dante parcourt les cercles du paradis, écoutant le bruit harmonieux des astres et cherchant des yeux au fond de l’espace la terre imperceptible ; lorsqu’il apprend de son bisaïeul, Caccia-Guida, sa mission périlleuse et son exil, on reconnaît le récit du Songe de Scipion. Au moment de commencer sa carrière de gloire, le héros est ravi en songe en un lieu élevé du ciel, où son aïeul l’Africain, lui découvrant les honneurs, les périls et les devoirs qui l’attendent, le prépare à cette destinée par le spectacle de l’économie divine qui soutient l’univers, police les sociétés et dispose souverainement des hommes. Du haut du temple céleste, au milieu des âmes justes qui vont et viennent par la voie lactée, Scipion écoute les sept notes de cette musique éternelle que forment les astres ; il contemple les espaces où ils roulent, et, quand enfin il aperçoit la terre si petite, et sur la terre le point obscur qui est l’empire romain, il a {p. 401}honte d’une puissance qui trouve si tôt ses limites, il aspire à une félicité que rien ne circonscrive. Son aïeul lui en découvre le secret, et dans ce cadre admirable Cicéron rassemblait ses plus fortes doctrines sur Dieu, la nature, l’humanité. Il en avait fait le dernier livre de son traité de Republica, cherchant ainsi, dans l’éternité, la sanction des lois destinées à contenir les peuples dans le temps.
« C’est la gloire du Dante », dit Ozanam en finissant, « d’avoir imprimé sa marque, la marque de l’unité, sur un sujet immense dont les éléments mobiles roulaient depuis bientôt six mille ans dans la pensée des hommes.
« Le génie ne peut rien de plus. Il n’a pas mission, quoi qu’on ait dit, de créer, d’introduire des idées dans le monde ; il y trouve tout ce qu’il faut de lumière pour les yeux ; mais il les trouve flottantes, nuageuses, en tourbillon et en désordre. La hardiesse est d’arrêter chez soi, au passage, ces pensées fugitives ; de percer leur nuage, de saisir au vif les beautés qu’elles recèlent ; de les fixer, enfin, en les enchaînant, en y mettant l’ordre, en les forçant de se produire par les œuvres. Je crois voir l’originalité souveraine dans cette force d’un grand esprit qui soumet ses idées, {p. 402}les fait obéir, et en obtient tout ce qu’elles peuvent, en sorte que le dernier secret du génie comme de la vertu serait encore de se rendre maître de soi. Si l’homme, d’après les philosophes, est un abrégé de l’univers, il ne se montre jamais si puissant que lorsqu’il maîtrise cet univers intérieur, ce tumulte orageux de sentiments et de pensées qu’il porte en lui. Dieu s’est réservé le pouvoir de créer ; mais il a communiqué aux grands hommes ce second trait de sa toute-puissance, de mettre l’unité dans le nombre et l’harmonie dans la confusion. »
XXIX §
Je ne peux quitter ce beau travail d’un esprit aussi philosophique que tolérant sans déplorer la mort précoce qui brisa la plume dans la main de ce jeune disciple du Dante. Ozanam fut enlevé au paradis de son poète favori en laissant sur la terre la Béatrice de ses inspirations et de son amour. Un esprit tel que le sien eût été bien nécessaire à ce temps de contention pénible où la philosophie, redevenue religieuse, et où l’orthodoxie, redevenue platonicienne, si elles ne peuvent pas se {p. 403}confondre, cherchent néanmoins à s’avancer dans une concorde divine sur la double voie que la raison et le cœur cherchent vers le même but : la science est le service de Dieu. Homme de paix et non de dispute, si Ozanam n’avait pas conquis les esprits à ses doctrines, que de cœurs n’aurait-il pas conquis à la paix ! Or la dispute est-elle plus favorable que la paix aux progrès de la vérité dans les deux ordres d’esprits qui s’occupent des choses surnaturelles ? C’est encore un vers du Dante qui répond :
Esser convieneAmor sementa in voi d’ogni virtute.(Chant 17e du Purgatoire.)« Que l’amour soit en vous la semence de toute vertu. »
La plus belle des œuvres d’Ozanam, la société fondée pour l’assistance des misères du peuple, sous les auspices du saint de la charité moderne, Vincent de Paul, ne fut-elle pas une œuvre d’amour impartial qu’on s’efforcerait vainement de méconnaître ou de rétrécir aujourd’hui ?
Toujours attaché à la grande figure symbolique du Dante, Ozanam méditait, dans ses derniers jours, une histoire complète de la littérature, {p. 404}depuis le cinquième siècle jusqu’au treizième. On ne peut lire sans attendrissement le prologue inachevé de son œuvre.
« Nous sommes tous des serviteurs inutiles », écrit-il en sentant déjà défaillir sa vie, « mais nous servons un maître souverainement économe et qui ne laisse rien perdre, pas plus une goutte de nos sueurs qu’une goutte de ses rosées. Je ne sais quel sort attend ce livre, ni s’il s’achèvera, ni si j’atteindrai la fin de cette page qui fuit sous ma plume ; mais j’en sais assez pour y mettre le reste, quel qu’il soit, de mon ardeur et de mes jours. Je le commence dans une heure solennelle. Le vendredi saint du grand jubilé de 1300, Dante, arrivé, comme il le dit, au milieu du chemin de sa vie, désabusé de ses passions et de ses erreurs, commença son pèlerinage en enfer, en purgatoire et en paradis. Au seuil de la carrière, le cœur un moment lui manqua ; mais trois femmes bénies veillaient sur lui dans la cour du ciel. Virgile conduisait ses pas, et, sur la foi de ce guide, il s’enfonça courageusement dans ce chemin ténébreux. Comme lui je veux faire le pèlerinage des trois mondes… Mais, tandis que Virgile abandonne son disciple avant la fin de sa course, Dante, lui, m’accompagnera {p. 405}jusqu’aux dernières hauteurs du moyen âge, où il a marqué sa place, et celle qui est pour moi Béatrice m’a été laissée sur cette terre pour me soutenir d’un sourire et d’un regard, pour m’arracher à nos découragements, et pour me montrer sous sa plus touchante image la puissance de l’amour chrétien dont je vais raconter les œuvres... »
XXX §
Bientôt après, chassé par la langueur croissante de la maladie de place en place pour retremper sa vie dans un rayon de soleil, Ozanam écrivait de Pise cette page en marbre, ces lignes du 23 avril 1853, véritable psaume d’agonie chanté sur les tombes du Campo santo.
« J’ai dit au milieu de mes jours : J’irai aux portes de la mort.
« Ma vie est repliée derrière moi comme la tente des pasteurs.
« Le fil qui s’ourdissait encore est coupé comme sous le ciseau du tisserand. Entre le matin et le soir vous m’avez conduit à ma fin.
« Mes yeux se sont fatigués à force de s’élever au ciel.
« J’accomplis aujourd’hui ma quarantième {p. 406}année, plus que la moitié du chemin ordinaire de la vie. Je sais que j’ai une femme jeune et bien aimée, une charmante enfant, d’excellents frères, une seconde mère, beaucoup d’amis, une carrière honorable, des travaux conduits précisément au point où ils pouvaient servir de fondement à un ouvrage longtemps rêvé. Laquelle faut-il que je vous immole de mes affections mondaines ? Si je vendais mes livres pour en donner le prix aux pauvres ; si je consacrais le reste de ma vie à visiter les indigents ; seriez-vous satisfait, Seigneur, et me laisseriez-vous la douceur de vieillir auprès de ma femme et d’élever mon enfant ? Peut-être n’accepterez-vous point cet holocauste ? C’est moi que vous voulez ! Me voici, Seigneur, je viens !
« Je viens ! Si vous m’appelez, je n’ai pas le droit de me plaindre. Vous avez donné quarante ans de vie à une créature qui est arrivée sur la terre maladive, frêle, destinée à mourir dix fois sans les tendresses d’un père et d’une mère qui l’avaient seuls sauvée. Mais peut-être, Seigneur, exaucerez-vous ma prière d’une autre manière ? Vous me donnerez le courage de la résignation, vous me ferez trouver dans la maladie une source de mérites et de bénédictions, {p. 407}et ces bénédictions vous les ferez retomber sur ma femme, sur mon enfant. »
XXXI §
Ozanam allait, à la fin de l’automne, s’embarquer pour la France. En quittant la maison qu’il avait habitée au bord de la mer, dans ces tièdes maremmes de Toscane où l’on respire une atmosphère d’Élysée antique, dit M. Lacordaire, son ami, dans un récit véritablement virgilien de sa mort, il ôta son chapeau pour saluer le soleil et le firmament. Sa femme, son enfant, ses frères étaient là. Il éleva ses mains au ciel et dit à haute voix : « Je vous remercie, mon Dieu, des souffrances et des afflictions que vous m’avez envoyées dans cette demeure que je quitte. Acceptez-les en rémission de mes faiblesses. »
Puis, se tournant vers sa femme : « Je veux, ajouta-t-il, qu’avec moi tu bénisses Dieu de mes douleurs. »
Et en l’embrassant : « Je le bénis aussi des consolations qu’il m’a données ! »
en révélant à cette Béatrice, par un regard et par un triste sourire, que ces bonheurs et ces consolations avaient été pour lui personnifiés en elle. Il expira en touchant le rivage de la France.
{p. 408}Voilà le traducteur qu’il fallait au poète mystique de la philosophie des trois mondes. M. de Lamennais, écrivain plus consommé dans le maniement de la langue, avait dans l’esprit l’énergique âpreté du Dante, Ozanam en avait l’onction : le rocher est imposant, mais il n’est beau que quand il ruisselle pour désaltérer un peuple ; sous la main d’Ozanam il aurait ruisselé des larmes épiques des abondances du cœur.
Quant aux commentaires sur le sens obscur de l’histoire de la philosophie du poème, Ozanam n’aurait pas mieux réussi que M. de Lamennais à répandre une complète lumière sur ce chaos. Tous ces commentaires ne sont au fond que de la nuit délayée avec des ténèbres. C’est la poésie qu’il faut chercher dans ce livre ; ce ne sont pas des opinions posthumes ou des allusions mortes.
Nous allons, le livre à la main, vous conduire, autre Virgile, dans ces trois mondes, pour y glaner çà et là des vers sublimes, et pour y recueillir, dans l’aridité des siècles en poudre, quelques-unes de ces gouttes de rosée qu’on trouve à la fin d’une longue nuit sur l’herbe des tombes.
XVIIIe entretien.
Littérature légère.
Alfred de Musset §
I §
{p. 409}Vive la jeunesse !… mais à condition de ne pas durer toute la vie !…
Cette exclamation nous est inspirée par la mémoire d’un homme qui vient de chanter et de mourir comme un rossignol au printemps, {p. 410}ivre de mélodie, de rayons et de gouttes de rosée. Le rossignol, c’est Alfred de Musset. Alfred de Musset est la personnification de la jeunesse.
La jeunesse est la vie en sève ; c’est aussi le génie en fleur. Si nous étions encore poète, nous dirions :
« Il y a dans la famille des végétaux, des plantes, des arbres, des arbustes à doubles fleurs dont la sève ne se noue jamais en fruits, précisément parce que la fleur double épuise l’arbuste ; plantes dont la seule destination est de peindre la terre d’un arc-en-ciel de riantes couleurs étendues sur les pelouses, les parterres, les forêts, et d’embaumer le printemps en livrant au vent d’été leurs corolles stériles. La plupart de ces débris tombent à terre sans que personne les ramasse.
« Neige odorante du printemps ! comme dit Hugo.
« Les plus parfumées et les plus salubres sont ramassées soigneusement au pied de l’arbuste qui les a portées par les jeunes filles des bords du Bosphore ou de Fontenay-aux-Roses ; elles en remplissent leurs tabliers et leurs corbeilles. Elles les distillent, elles en {p. 411}fixent l’odeur volatile, elles en remplissent, sous forme d’une goutte de liqueur ou d’huile suave, des flacons que respirent avec délices les odalisques, les voluptueux et les amants.
« Eh bien ! de même il y a dans la famille humaine des hommes printaniers, si l’on peut se servir de cette expression, âmes à doubles fleurs et sans fruits, qui accomplissent toute leur destinée en fleurissant, en coloriant, en embaumant leur vie et celle de leurs contemporains, mais dont on fixe cependant l’éclat et le parfum dans la mémoire en volumes de vers ou de prose immortels, œuvres qu’on ne compulse pas, mais qu’on respire, qui ne nourrissent pas, mais qui enivrent ! Ce sont les œuvres et les hommes de la littérature légère. »
De ces hommes et de ces livres il y en a eu dans tous les siècles et dans tous les pays, depuis Salomon en Judée, Anacréon en Grèce, Horace à Rome, Hafiz en Perse, Saint-Évremond, Chaulieu, Voltaire en France, Byron et Moore en Angleterre, Heine, plus amer que suave en Allemagne, jusqu’à Alfred de Musset, fleur sans épine, abeille sans dard, dont nous remuons avec délicatesse la cendre toute tiède {p. 412}encore aujourd’hui ! Ces hommes sont l’éternelle jeunesse de la littérature.
II §
Nous avons dit tout à l’heure : « Vive la jeunesse, à condition qu’elle ne dure pas toute la vie ! » Expliquons cette exclamation involontaire, mais qui a cependant un sens profond quand la réflexion l’analyse.
La jeunesse de tout est la grâce de l’être. Tout le monde l’aime, tout le monde lui pardonne, tout le monde lui sourit. Mais pourquoi l’aime-t-on ? pourquoi lui sourit-on ? C’est que la jeunesse est une grâce, c’est qu’elle est une espérance, disons plus, c’est qu’elle est une promesse. Si la jeunesse reste éternellement grâce, elle ne sera jamais force ; si elle reste éternellement espérance, elle ne sera jamais réalité ; si elle reste éternellement promesse, elle ne sera jamais fructification. Il faut que la nature même la plus féconde tienne enfin un jour ce qu’elle a promis.
Sans doute il est beau d’être jeune, de n’avoir {p. 413}que des songes gais du matin dans le cœur, des éblouissements de réveil dans les yeux, des éclats de rire ou des tendresses de sourire sur les lèvres ; il est beau, comme le charmant génie du matin, dans le tableau de l’Aurore, de s’élancer sans toucher terre devant le char du jour, la torche de l’amour dans une main, des roses dans l’autre, dont on sème, pour ne pas voir les tombeaux, le sentier de la vie.
Mais s’il est beau de fleurir, il est plus beau de mûrir, il est plus beau de transformer sa mâle adolescence en forte virilité ; il est plus beau de découvrir des horizons plus sévères, plus tristes, mais plus vrais, sans pâlir et sans se détourner en arrière à mesure qu’on avance dans la route ; il est plus beau de voir, sans reculer et sans pleurer, les roses de l’aurore pâlir et sécher aux feux, et à la sueur du milieu du jour ; il est plus beau d’avancer toujours courageusement en teignant du sang de ses pieds les rudes aspérités du chemin. S’il est beau d’être enfant, il est beau d’être homme, fils, époux, père penché gravement sur les devoirs pénibles de l’existence, artiste sérieux, citoyen utile, philosophe pensif, soldat de la patrie, martyr au besoin d’une raison développée {p. 414}par la réflexion et par le temps. Quand les anciens, nos maîtres en tout, parce qu’ils ont marché les premiers, voulurent exprimer dans une seule figure la suprême beauté physique de l’homme, ils ne sculptèrent pas un enfant, ils sculptèrent Apollon, le dieu de la beauté à trente ans ; ils sculptèrent Hercule, le dieu de la force à quarante. Et quand ils voulurent exprimer dans une seule figure la suprême beauté intellectuelle et morale, ils sculptèrent la figure d’un vieillard, le vieil Homère, visage presque sépulcral sur lequel la cécité même, infirmité des sens, ajoute à la beauté intellectuelle, morale et recueillie en dedans du vieillard ; car s’il est beau d’être jeune, s’il est beau d’être mûr, il est peut-être plus beau encore de vieillir avec les fruits amers, mais sains de la vie dans l’esprit, dans le cœur et dans la main.
Que de beauté, en effet, dans le vieillard digne de porter le poids et l’honneur des longues années qu’il a plu à la Providence d’accumuler sur ses épaules courbées ?
Les sens usés au service d’une intelligence immortelle, qui tombent comme l’écorce vermoulue de l’arbre, pour laisser cette intelligence, {p. 415}dégagée de la matière, prendre plus librement les larges proportions de son immatérialité ; les cheveux blancs, ce symbole d’hiver après tant d’étés traversés sans regret sous les cheveux bruns ; les rides, sillons des années, pleines de mystères, de souvenirs, d’expérience, sentiers creusés sur le front par les innombrables impressions qui ont labouré le visage humain ; le front élargi qui contient en science tout ce que les fronts plus jeunes contiennent en illusions ; les tempes creusées par la tension forte de l’organe de la pensée sous les doigts du temps ; les yeux caves, les paupières lourdes qui se referment sur un monde de souvenirs ; les lèvres plissées par la longue habitude de dédaigner ce qui passionne le monde, ou de plaindre avec indulgence ce qui le trompe ; le rire à jamais envolé avec les légèretés et les malignités de la vie qui l’excitent sur les bouches neuves ; les sourires de mélancolie, de bonté ou de tendre pitié qui le remplacent ; le fond de tristesse sereine, mais inconsolée, que les hommes qui ont perdu beaucoup de compagnons sur la longue route rapportent de tant de sépultures et de tant de deuils ; la résignation, cette prière désintéressée {p. 416}qui ne porte au ciel ni espérance, ni désirs, ni vœux, mais qui glorifie dans la douleur une volonté supérieure à notre volonté subalterne, sang de la victime qui monte en fumée et qui plaît au ciel ; la mort prochaine qui jette déjà la gravité et la sainteté de son ombre sur l’espérance immortelle, cette seconde espérance qui se lève déjà derrière les sommets ténébreux de la vie sur tant de jours éteints, comme une pleine lune sur la montagne au commencement d’une claire nuit ; enfin, la seconde vie dont cette première existence accomplie est le gage et qu’on croit voir déjà transpercer à travers la pâleur morbide d’un visage qui n’est plus éclairé que par en haut : voilà la beauté de vieillir, voilà les beautés des trois âges de l’homme ! On voit que ces beautés sont diverses, mais non inférieures les unes aux autres ; on voit que le Créateur, qui n’a rien fait que de beau, quand on considère ses ouvrages de ce point de vue supérieur et général où la raison se place pour tout adorer et tout comprendre, a distribué par doses au moins égales leur beauté propre à toutes les années de l’existence humaine. Soyez donc heureux de votre {p. 417}jeunesse, mais n’en soyez pas si tiers, et ne vous obstinez pas à rester verts quand vous aurez dû devenir mûrs, ni à rester étourdis quand vous devez être sérieux. Le faux rire est la plus lugubre des tristesses.
III §
Que résulte-t-il littérairement de ce coup d’œil sur la jeunesse, sur la maturité, sur la vieillesse de l’homme ? Il en résulte qu’il y a et qu’il doit y avoir eu toujours des écrivains correspondants à ces trois phases de la vie humaine. La littérature légère dont nous nous occupons en ce moment, à propos d’Alfred de Musset, appartient particulièrement à la jeunesse : rire, sourire, badiner, aimer, délirer, chanter, folâtrer avec les primeurs de la vie qui ne vivent qu’un jour, sont choses jeunes de leur nature. Il y a une strophe d’un poète persan adressée aux sources de Chiraz qui m’a frappé dès mon enfance, en la lisant dans une traduction anglaise. Je ne me rappelle pas littéralement les paroles, mais voici le sens :
{p. 418}« Charmant ruisseau dont le gazouillement m’assoupit pendant la chaleur du jour et où je fais rafraîchir le vin de Chiraz, tu ne murmureras plus ainsi, quand l’hiver sera venu et qu’il aura congelé et solidifié tes ondes babillardes. — Oui, me répondait la petite onde fugitive, mais Allah m’étendra et me polira dans mon bassin en miroir de cristal, et j’y refléterai son soleil et les étoiles du ciel ! »
Image aussi naïve et aussi philosophique, selon moi, qu’aucune image d’Horace pour assigner leur rôle différent au printemps et à l’hiver des poètes !
IV §
Mais indépendamment de cette littérature badine de la jeunesse et de cette littérature sérieuse de l’âge mûr ou de l’âge avancé, il y a une sorte de littérature mixte participant des deux autres et inventée par les Italiens, ces inventeurs de tout ce qui amuse ou charme en Europe. Ils appellent ce genre de littérature, {p. 419}le genre semi-sérieux, genre éminemment propre aussi au génie français qui aime à faire badiner même la raison, et qui ne flotte ni trop haut ni trop bas entre le ciel et la terre. Voici ce que nous écrivions l’année dernière sur ce genre si fin et si indéfinissable de littérature, à propos de l’aimable vieillard Xavier de Maistre, l’auteur du Voyage autour de ma chambre.
« Le caractère de Xavier de Maistre se lit dans son style, dès la première page de son livre. C’était un caractère semi-sérieux ; c’est ainsi que les Italiens désignent cette espèce d’œuvre et cette espèce d’homme dont le divin Arioste est dans leur langue le type le plus original et le plus achevé, comme Sterne l’est pour l’Angleterre.
« L’écrivain semi-sérieux est un homme chez lequel la sensibilité douce et l’enjouement tendre sont, par le don d’une nature modérée, dans un si parfait équilibre, qu’en étant sensible, l’écrivain ne cesse jamais d’être enjoué, et qu’en étant enjoué il ne cesse jamais d’être sensible ; en sorte qu’en le lisant ou en l’écoutant on passe à son gré, du sourire aux larmes, et des larmes au sourire sans jamais {p. 420}arriver ni jusqu’au sanglot qui déchire le cœur, ni jusqu’à l’éclat de rire, cette grossièreté de la joie. Phénomène rare et admirable d’une nature parfaitement pondérée qui semble toujours prête à glisser ou dans la mélancolie ou dans le cynisme, mais qui n’y glisse en réalité jamais, et qui, par la merveilleuse élasticité de son ressort, se relève toujours de la douleur ou de la plaisanterie dans la sérieuse sérénité d’une philosophie supérieure à ses propres impressions. »
V §
La raison d’être de cette littérature est dans la nature même du cœur humain. Il y a, en effet, une littérature qui n’a pour objet que le beau, l’utile, le grand, le vrai, le saint. C’est la littérature de la raison, du sentiment, de l’émotion par l’art, de la vérité, de la vertu, la littérature de l’âme. Il y a une autre littérature qui a surtout pour objet l’agrément, le délassement, le plaisir, la littérature de l’esprit et, faut-il tout dire ? la littérature des sens.
{p. 421}Ces deux littératures sont très différentes l’une de l’autre, et cependant elles sont également fondées sur la nature de notre être.
Le plaisir est, en effet, aussi une des fonctions de l’homme ; par une divine indulgence de la Providence, la vie de tous les êtres a été partagée en travail et en repos, en veille et en sommeil, en effort et en détente du corps et de l’esprit. C’est cette détente agréable du corps et de l’esprit qu’on appelle le plaisir. Dieu a traité ainsi paternellement l’homme en enfant à qui on accorde un délassement après le travail. Sans cette alternative de la peine et du plaisir dans notre existence, l’homme succomberait comme le trappiste à l’obsession et à la fixité d’une seule pensée, toujours en haut, jamais en bas ; la démence ou la mort puniraient bientôt le contresens aux lois intermittentes de notre nature.
La vie est lourde, il faut la soulever quelquefois avec des ailes, fût-ce avec des ailes de papillon ; le temps si court dans sa durée est souvent bien long dans son passage, bien lent dans le cours inégal des heures ; il faut l’aider à passer plus vite et plus agréablement d’un lever du jour à un coucher de soleil. L’esprit {p. 422}se lasse aisément, il faut le détendre, le distraire, l’amuser pour lui rendre, après ces courbatures de la vie, l’élasticité, la souplesse et même la gaieté de son ressort. C’est le plaisir en tout genre (et puisque nous ne parlons ici que de littérature), c’est le plaisir littéraire qui est chargé de rendre à l’esprit cette élasticité, cette gaieté de notre ressort moral, nécessaire à l’homme de toute condition pour faire, comme disait Mirabeau, son métier gaiement.
L’oisiveté rêveuse, l’amitié épanchée, l’amour heureux, la causerie familière avec des esprits inattendus et étincelants de verve, la plaisanterie douce, l’ironie légère, le badinage décent, la chanson rieuse, le vin même versé à petites coupes dans les festins sont les muses sans ceintures (discinctæ
, comme disent les Latins), quelquefois même un peu débraillées de cette littérature du plaisir ou du passe-temps. Le vin aussi est chanteur de sa nature. Il y a une poésie comprimée sous le liége qui bouche la bouteille au long col du vin de Champagne, comme sous la feuille de figuier qui ferme la jarre au large ventre des vins de Chypre ou de Samos. C’est de cette {p. 423}poésie dont Horace, le poète sobre de la treille, disait :
Nardi parvus onyx eliciet cadum.
VI §
Rien n’est donc de plus légitime quand on est jeune, spirituel, oisif, amoureux, libre de soucis et de deuils, délicatement voluptueux, légèrement grisé de la sève du cœur ou de la sève du raisin ; rien n’est si naturel du moins que de chanter nonchalamment couché à l’ombre du pin qui chante sur votre tête, au bord du ruisseau qui court et qui chante à vos pieds, au coucher du soleil, au lever de la lune, heure où chante le rossignol, sur l’herbe où chante la cigale, tenant à la main la coupe où chante d’avance dans la mousse qui pétille la demi-ivresse du buveur insoucieux ; cette poésie du passe-temps et du plaisir, quelque futile qu’elle soit, a eu des échos tellement conformes à notre nature et tellement sympathiques aux légèretés de notre pauvre cœur humain, que ces échos se sont prolongés depuis Anacréon jusqu’à {p. 424}Béranger, et depuis Hafiz jusqu’à Alfred de Musset, cet Hafiz de nos jours.
La France a été la terre de prédilection de cette littérature du plaisir et du passe-temps. La France, ou, selon l’expression du Tasse, qui venait de visiter la Touraine :
… La terra dolce e ieveSimile a se gli habitator produce !« La France où un sol léger et superficiel produit des habitants du même caractère que son sol ! »
VII §
Nous ne parlons pas ici de rabelais, le génie ordurier du cynisme, le scandale de l’oreille, de l’esprit, du cœur et du goût, le champignon vénéneux et fétide, né du fumier du cloître du moyen âge, le pourceau grognant de la Gaule, non le pourceau du troupeau d’Épicure comme dit Horace :
… Epicuri de grege porcum !
{p. 425}mais le pourceau des moines défroqués, se délectant dans sa bauge immonde et faisant rejaillir avec délices les éclaboussures de sa lie sur le visage, sur les mœurs et sur la langue de son siècle. Rabelais, selon nous, ne représente pas le plaisir, mais l’ordure ; il enivre, mais en infectant. La jeune école littéraire du réalisme qui s’évertue aujourd’hui à le réhabiliter, ne parviendra qu’à se salir l’imagination sans parvenir à le laver. Toute l’eau de rose du Bosphore ou de Fontenay-aux-Roses ne suffirait pas à parfumer ce léviathan de la crapule. Rabelais a quelquefois une folle ivresse qui fait qu’on se récrie d’admiration sur la sordide fécondité de la langue, j’en conviens, mais c’est un ivrogne de verve. — Aux égouts le festin !
Deux écrivains du xviie siècle ont laissé à la France, en l’amusant, la délicatesse de ses plaisirs et de son goût. Ces deux écrivains sont : Hamilton, l’auteur des Mémoires du comte de Grammont, et Saint-Évremond, le premier importateur du véritable sel attique en France.
Saint-Évremond est le patriarche de cette tribu des voluptueux et des rieurs en prose et en vers. Il enfanta dans sa vieillesse Mme de {p. 426}Sévigné, puis Chaulieu, Lafare, l’abbé Courtin, l’école des gracieux débauchés du temple, puis le Voltaire des poésies légères, des facéties, de la correspondance, puis Beaumarchais, puis Alfred de Musset, le dernier des petits-fils de Saint-Évremond, non pas plus voluptueux, mais mille fois plus poète que cet aïeul de ses vers.
Il y a un air de famille incontestable entre Hamilton, Saint-Évremond et Alfred de Musset ; cœurs de même grâce, esprits de même sève, philosophes de même insouciance, si on peut appliquer à l’insouciance le nom de philosophie. C’est du moins la philosophie de l’agrément.
VIII §
Nous venons de relire, pour les comparer aux œuvres d’Alfred de Musset, les Mémoires du comte de Grammont. Nous ne connaissons dans aucune langue une si charmante débauche d’esprit, de déraison et de style. Pourquoi ? C’est que le comte de Grammont ne songeait pas le moins du monde, en écrivant {p. 427}ou en dictant son livre, à faire de l’esprit, de la folie ou du style ; il ne songeait qu’à se raconter lui-même, et, comme la nature avait fait de lui, en le créant, le plus fin et le plus spirituel badinage vivant qui soit jamais sorti des sources de l’héroïque et facétieuse Garonne, en se racontant lui-même, il faisait un chef-d’œuvre de bonne plaisanterie. Son livre n’est pas un livre, c’est un homme, et cet homme n’est pas un homme, c’est un esprit follet.
On ne sait pas bien au juste dans quelle proportion exacte le comte de Grammont, son beau-frère l’anglais Hamilton, et Saint-Évremond, l’ami des deux et vivant à Londres avec eux, concourent à cet inimitable livre. Il y a vingt romans de mœurs, trente comédies et cinquante mariages de Figaro dans cet opuscule. À coup sûr, Voltaire le savait par cœur et Beaumarchais l’avait beaucoup lu. Le comte de Grammont fut l’original de ces esprits fins, légers, futiles, inconsistants, mais cependant justes, sensés, exquis, dont notre littérature de passe-temps a eu depuis cette époque tant de copies. Mais ces esprits-là ne se copient pas, ils jaillissent du caractère et de la verve de {p. 428}l’écrivain ; il faut que le livre naisse avec l’homme.
IX §
Saint-Évremond, l’ami du comte de Grammont et d’Hamilton, était un de ces hommes qui ne se font pas avec de la volonté, du travail et du talent, mais qui naissent tout faits des mains capricieuses de la nature. Son histoire ressemble elle-même à un caprice du hasard.
Élevé dans les lettres pour le parlement, emporté par l’ardeur du sang et de la jeunesse vers la guerre, il entra dans les camps et dans les cours à une de ces époques toujours fertiles en talents neufs, où les esprits secoués par de longues guerres civiles se détendent et se reposent dans le loisir de la paix. La société comme la terre, n’est jamais plus féconde que quand elle a été bien remuée par le soc des révolutions : elle produit alors des plantes inattendues. L’époque de la Fronde, où les partis, déjà à demi-désarmés se combattaient {p. 429}avec la plume autant qu’avec l’épée, fournit à l’esprit aiguisé plus que malin de Saint-Évremond l’occasion de railler spirituellement et gracieusement ses adversaires. Son bon sens l’avait rangé de bonne heure dans le parti du jeune roi Louis XIV, de la reine-mère et de l’habile ministre Mazarin. Il ne voyait, avec raison, dans les partis opposés que des queues de factions, d’intrigues et d’ambitions sans tête, propres à perpétuer les désastres de la France, mais nullement à y constituer la liberté pratique et morale. Mazarin, aussi spirituel que lui, se délectait jusque sur son lit de mort à entendre la lecture de ses facétieuses ripostes au parti des princes et du parlement. Le jeune roi l’aimait comme il aima plus tard Molière et Boileau. Mais un badinage épistolaire un peu trop hardi contre le cardinal, à propos de la paix des Pyrénées, fut envenimé aux yeux du roi par Colbert, infiniment moins spirituel et par conséquent infiniment moins tolérant que le cardinal italien ; ce badinage fut travesti en crime d’État. Menacé de la Bastille après l’emprisonnement de Fouquet, son ami, Saint-Évremond se réfugia d’abord en Hollande ; il y connut Spinosa {p. 430}dont la fréquentation ajouta une teinte de philosophie sceptique, mais non athée, à la voluptueuse licence de sa vie.
De là il passa en Angleterre. C’était le règne de l’esprit, de la débauche, de la beauté, sous le spirituel et voluptueux Charles II. Charles II était une sorte de Louis XV anglais, avec plus de gaieté, plus de liberté et plus d’élégance dans ses scandales de cour.
Saint-Évremond se lia d’une amitié passionnée, quoique mûre, avec la belle duchesse de Mazarin, nièce du cardinal, errante comme lui de cour en cour, et fixée enfin en Angleterre. Il se fit de cette Cléopâtre italienne, digne d’être adorée dans tous les pays, une divinité terrestre. Il attira autour d’elle, dans un centre de société cosmopolite, le comte de Grammont, l’abbé de Saint-Réal, historien superficiel, mais entraînant, précurseur de Voltaire dans l’art de donner de la couleur et du mouvement au récit, Hamilton, le Saint-Évremond anglais, Waller enfin, l’Anacréon de la Grande-Bretagne.
L’amitié solide, l’amour respectueux, la liberté d’esprit, la grâce de l’entretien, l’oisiveté d’habitude, le travail par amusement, la plaisanterie {p. 431}sans malice, la poésie sans prétention, la recherche du plaisir décent comme but d’une vie où rien n’est certain que la mort, le doute nonchalant sur les vérités morales, la philosophie des sens en un mot assaisonnée seulement des délicatesses du bon goût, prolongèrent jusqu’à quatre-vingt-dix ans les années toujours saines et l’esprit toujours productif du philosophe français.
La mort de la duchesse de Mazarin, son amie, attrista sans le briser le cœur de Saint-Évremond. Elle emportait en mourant tout son bonheur et toute sa fortune qu’il lui avait généreusement prêtée. Il refusa de rentrer en France, voulant mourir où il avait aimé.
La médiocrité de ses ressources n’altéra ni son désintéressement ni sa paix : « Je me contente de mon indolence, écrit-il à ses amis. J’avais encore cinq ou six ans à aimer le théâtre, la musique, la table ; il faut vivre de privations et d’économies ; je saurai me passer de ce que je ne puis avoir sans m’enchaîner, je suis un philosophe également éloigné de la superstition et de l’impiété, un voluptueux qui n’a pas moins d’aversion pour la débauche que de goût pour le plaisir. J’ai mis mon bonheur dans moi-même {p. 432}pour qu’il ne dépendît que de ma raison : jeune, j’ai évité la dissipation, persuadé qu’un peu de bien était nécessaire aux commodités d’une vie avancée ; vieux, j’ai cessé d’être économe, pensant que la nécessité est peu à craindre quand on a peu de temps à en souffrir. Je me loue de la nature et ne me plains point de la fortune. J’aime le commerce des belles personnes autant que jamais, mais je les trouve aimables sans le dessein de m’en faire aimer. Je ne compte que sur mes propres sentiments, et ce que je cherche avec elles, c’est moins la tendresse de leur cœur que celle du mien. »
X §
Quinze jours avant sa fin, il écrivit encore des vers pleins des souvenirs de son amoureuse jeunesse. Il la faisait revivre cette jeunesse entre la mort et lui pour se retenir encore à la vie par les perspectives en arrière du bonheur passé.
Saint-Évremond avait naturalisé la légèreté et la grâce françaises en Angleterre. Il lui avait {p. 433}appris à badiner et à sourire ; la littérature anglaise lui doit quelque chose de cette qualité de style qu’on appelle en anglais humour ; cette qualité du style ou de la conversation, qui n’a pas de nom en français, pourrait s’appeler l’étonnement. C’est quelque chose de neuf dans l’idée, de contrastant dans l’esprit, d’heureux dans l’expression, d’inespéré dans le mot, qui tient au caractère plus encore qu’au génie de l’écrivain. Ce don de l’esprit appartient plus généralement aux amateurs de littérature qu’aux auteurs de profession, parce qu’il est inséparable d’une certaine légèreté ; les hommes du monde possèdent plus souvent cette légèreté que les hommes d’études, parce que la conversation rend la phrase légère et que la plume rend quelquefois la main lourde.
L’Angleterre reconnaissante du plaisir qu’elle avait eu de la conversation de Saint-Évremond, réclama sa cendre et l’ensevelit avec honneur parmi ses rois, ses orateurs, ses hommes illustres, dans l’abbaye de Westminster. Quoiqu’il eût vécu presque autant qu’un siècle, il n’y avait eu rien de sérieux dans sa longue vie, que son honneur et son amour pour la belle Hortense Mancini, duchesse de Mazarin.
XI §
{p. 434}Saint-Évremond n’avait jamais ni imprimé, ni recueilli, ni vendu ses légers ouvrages ; il ne travaillait pas, il s’amusait ; il s’en rapportait au vent pour disséminer çà et là ou pour laisser tomber à terre ses feuilles éparses, simples badinages, la destinée de son talent n’étant, selon lui, que de faire sourire ses amis.
Mais aussitôt qu’il fut mort, l’Angleterre et la France recueillirent avec un engouement passionné ses moindres reliques en vers et en prose. « Donnez-nous du Saint-Évremond, disaient les éditeurs aux auteurs, nous vous payerons ces grâces sans poids au poids de l’or. »
Cinq volumes multipliés par d’innombrables éditions suffirent à peine à l’empressement de son siècle. Ils sont rares et négligés aujourd’hui dans les bibliothèques ; c’est un malheur pour l’esprit français. Les grâces indéfinissables de ce style sont ensevelies dans ces pages, mais elles n’y sont pas évaporées. {p. 435}Mes mains tombèrent par hasard sur ces cinq volumes poudreux de Saint-Évremond, dans une vieille bibliothèque de famille, chez un de mes oncles, curieux de reliques d’esprit. Je les feuilletai avec complaisance et avec assiduité dans ma première jeunesse. J’en ai conservé la saveur que laissent aux doigts des roses séchées retrouvées sur la pierre d’un vieux sépulcre : vers, prose, correspondance, épanchement du cœur, enjouement d’esprit, fines railleries, plaisanteries d’autant plus rieuses qu’elles sont plus inoffensives, voilà le patrimoine héréditaire de cet ancêtre de Voltaire et d’Alfred de Musset.
Il y a surtout dans ces volumes une conversation réelle ou imaginaire sur les plus graves sujets de la philosophie traduits en comique et assaisonnés du rire inextinguible d’Homère. Elle est intitulée Conversation du père Canaye avec le maréchal d’Hocquincourt. C’est certainement le chef-d’œuvre sans rival de l’enjouement et de la fine ironie. Molière n’a pas plus de verve dans ses bouffonneries grotesques, Voltaire n’a pas plus d’éclat de fou-rire dans ses facéties. Saint-Évremond a été évidemment leur modèle. C’est un Rabelais de cour et de bon {p. 436}goût qui n’a du français que la sève, mais qui a du grec l’atticisme. Il y soulève les idées métaphysiques avec la grâce d’un enfant d’Athènes jouant sous les portiques aux osselets, pendant que Platon y pérore ou qu’Alcibiade y promène ses grâces pour séduire les Athéniens.
En recherchant bien dans la littérature française le type original et l’ancêtre direct d’Alfred de Musset, nous ne trouvons pour cette généalogie lointaine que Saint-Évremond qui soit digne de cette parenté. Nous allons, en feuilletant avec vous ses œuvres et en faisant glisser sous le pouce bien des pages, lui trouver des ancêtres moins purs et plus rapprochés de nous.
Mais d’abord un mot de l’homme lui-même. Dans ces écrivains sans marque dont l’inspiration est le caprice et dont la nonchalance est la seule muse, l’homme et le livre se confondent tellement, que si vous n’aviez pas le caractère, vous n’auriez pas le livre. Car la grâce est un don gratuit de la nature. Les poètes de cette école sont des favoris de talent ; ils se sont seulement donné, comme on dit, la peine de naître. Ils n’ont rien acquis, ils ont tout {p. 437}reçu. Ne leur demandez pas compte de leurs efforts, mais de leur bonheur. Ce sont des prédestinés.
XII §
Alfred de Musset appartenait à une ancienne famille noble de la Touraine. Son père, administrateur par état, était homme de lettres par goût ; il avait profondément étudié J.-J. Rousseau. Un excellent livre de lui, intitulé Vie et ouvrage de J.-J. Rousseau, atteste à la fois son enthousiasme et sa saine critique. C’est un supplément des Confessions. Sa conduite, dans toutes les circonstances difficiles de ces temps de contrastes et de revirements de fortune, fut aussi noble que ses sentiments. La mère d’Alfred de Musset survit, hélas ! à son fils, mais consolée et honorée au moins par un autre fils, aussi lettré, aussi aimable, aussi éminent, mais plus sérieux. Elle est fille d’un membre du Conseil des Anciens, nommé Des Herbiers. Des Herbiers était ami de Cabanis, qui reçut le dernier soupir de Mirabeau. Cet aïeul d’Alfred de Musset cultivait la poésie. Il imprimait {p. 438}déjà à ses vers ce tour spirituel, original, capricieux, caractère des drames légers de son petit-fils. Il est rare qu’on soit sans aïeux dans le génie comme dans la fortune. En remontant avec attention le cours des générations dans les plus humbles familles, on retrouve presque toujours dans la première goutte du sang la source de la dernière. Il y a une révélation dans la généalogie ; on ne doit pas trop s’étonner que les hommes de tous les siècles y aient attaché, sinon une gloire, du moins une signification. Ceci ne contredit point la démocratie, cela peut l’honorer au contraire, car il y a une noblesse de sentiments et de mœurs dans toutes les conditions, et toutes les familles ont des ancêtres sous le chaume comme dans le palais.
XIII §
Alfred de Musset fut le premier couronné dans toutes ses études. L’enfance est ainsi bien souvent la promesse de la vie. En 1827, il remporta le grand prix de philosophie au concours général de l’élite des étudiants de Paris ; il n’avait {p. 439}que dix-sept ans. On voit que si la philosophie manqua plus tard à sa vie, ce ne fut pas par ignorance, mais par cette indolence qui n’est une grâce que parce qu’elle plie.
Ce succès éclatant à la fin de ses études l’introduisit presque encore enfant chez Nodier, dans cette société de l’Arsenal dont la gloire était Hugo, dont l’agrément était Charles Nodier. Il apprit de l’un l’art des vers ; il apprit trop peut-être de l’autre l’art de dépenser sa jeunesse en loisirs infructueux, en nonchalances d’imagination, en voluptés paresseuses d’esprit. Nodier était le plus délicieux des causeurs et le plus dangereux des modèles. Il aurait dû naître curé de village, vicaire de Wakefield, uniquement occupé à sarcler les herbes de son jardin l’été, à regarder l’hiver les pieds sur ses chenets, la bûche jaillir en étincelles sous les coups distraits, de ses pincettes, et à prolonger le souper avec quelques voisins sans affaires jusqu’à l’aurore dans les entretiens sans suite et intarissables de son foyer. Nous l’avons beaucoup connu et beaucoup aimé nous-même. Nous ne l’avons jamais vu remplacé ; c’était une de ces grâces dont on ne peut se passer, une de ces inutilités nécessaires {p. 440}au cœur et qui manquent au bonheur comme elles manquent au temps. Cette molle incurie de l’âme et du talent qui faisait la faiblesse de son caractère, faisait le charme de son esprit. Molle atque facetum !
XIV §
Cette faiblesse, cette grâce, cette adolescence perpétuelle de caractère étaient empreintes à l’œil sur les traits d’Alfred de Musset comme sur son style. Nous l’aperçûmes à cette époque une ou deux fois nonchalamment étendu dans l’ombre, le coude sur un coussin, la tête supportée par sa main sur un divan du salon obscur de Nodier. C’était un beau jeune homme aux cheveux huilés et flottants sur le cou, le visage régulièrement encadré dans un ovale un peu allongé et déjà aussi un peu pâli par les insomnies de la muse. Un front distrait plutôt que pensif, des yeux rêveurs plutôt qu’éclatants (deux étoiles plutôt que deux flammes), une bouche très fine, indécise entre le sourire et la tristesse, une taille élevée et {p. 441}souple, qui semblait porter, eu fléchissant déjà le poids encore si léger de sa jeunesse ; un silence modeste et habituel au milieu du tumulte confus d’une société jaseuse de femmes et de poètes complétaient sa figure.
Il n’était point célèbre encore. Je n’habitais Paris qu’en passant ; Hugo et Nodier me le firent seulement remarquer comme une ombre qui aurait un jour un nom d’homme.
Plus tard je me trouvai une ou deux fois assis à côté de lui aux séances d’élection de l’Académie française ; je reconnus la même figure, mais alanguie par la souffrance et un peu assombrie par les années ; elles comptent doubles pour les hommes de plaisir.
Le trait marquant de cette physionomie alors était la bonté : on se sentait porté à l’aimer involontairement. S’il avait eu quelques défaillances de nerfs et non de cœur, elles n’avaient jamais fait tort qu’à lui-même. Il était innocent de tout ce qui diffame une vie ; il n’avait pas besoin de pardon ; il n’avait besoin que d’amitié ; on aurait été heureux de la lui offrir. Voilà le sentiment que sa physionomie inspirait.
Nous n’échangeâmes que quelques-unes de {p. 442}ces questions et de ces réponses insignifiantes que s’adressent deux inconnus quand le hasard les rapproche dans une assemblée publique. Il me prenait pour un rigoriste qui n’aurait pas daigné s’humaniser avec un enfant du siècle ; il se trompait bien. C’est alors qu’il écrivait dans son dernier sonnet ce vers équivoque où l’on ne devine pas bien s’il me reproche mon âge ou s’il s’accuse du sien :
Lamartine vieilli qui me traite en enfant.
Hélas ! nous avons tous été jeunes ! et je voudrais bien qu’Alfred de Musset eût reçu du ciel ce complément de la journée humaine qu’on appelle le soir. J’aurais été heureux de rajeunir d’esprit et de cœur avec un poète qui prenait, comme lui, des années sans vieillir.
XV §
C’était un temps très indécis que 1829 et 1830, une halte au milieu d’un siècle, semblable à un plateau de montagne à deux versants ; on s’y arrête un moment pour délibérer {p. 443}si l’on doit monter encore ou redescendre. On y embrasse d’un coup d’œil mille horizons et mille sentiers sans savoir lequel il faut prendre. Alfred de Musset, bien qu’entraîné par une puissante impulsion de nature, dut éprouver un moment cette hésitation. Bien des places étaient prises en poésie à cette époque ; l’instinct de son génie naissant, comme aussi l’instinct de son doux caractère, lui dirent qu’il ne fallait déplacer personne, mais qu’il fallait se faire à lui-même, à côté et au niveau de tout le monde, une place neuve qui n’eût pas encore été occupée, et qui, par cela même, n’excitât ni colère ni envie parmi ses rivaux.
Le badinage poétique était vacant, il prit le badinage comme autrefois Hamilton, Saint-Évremond, Chaulieu, Voltaire, l’avaient pris en commençant. Il se dit : je suis jeune, je suis nonchalant, je suis enjoué, je ne crois qu’à mon plaisir, je serai le poète de la jeunesse. La jeunesse s’ennuie, elle m’accueillera comme son image.
Soit raisonnement, soit instinct, il y avait, en 1829 et en 1830, un véritable génie des circonstances dans ce parti pris.
De 1789 à 1800 il y avait eu une solution {p. 444}complète de continuité dans la littérature française. La littérature spirituelle et légère, celle qu’on peut appeler la littérature de paix, avait disparu pour faire place à la littérature de guerre. Il ne s’agissait plus de loisir et de plaisir, mais d’opinions et de combats dans les ouvrages d’esprit. Un interrègne tragique de révolution, d’échafaud, de patrie en danger, d’éloquence tribunitienne, avait occupé l’espace entre 1789 et 1800. Après cette époque et pendant le Consulat et l’Empire, il y avait eu une lourde et froide littérature de collège qui semblait vouloir faire de nouveau épeler à un peuple adulte l’alphabet classique de sa première enfance. À l’exception de Mme de Staël et de M. de Chateaubriand qui, malgré leur génie, avaient bien conservé dans leur style quelques oripeaux, clinquant de la déclamation et de la rhétorique natale, tout était imitation servile de l’antique dans les poètes lauréats de la guerre, de la gloire, de la caserne, de l’académie et du palais.
De 1815 à 1830 la liberté de tribune, la liberté de penser et la liberté d’écrire avaient relevé la nation de ces champs de bataille où elle avait trébuché à son tour et où elle gisait {p. 445}toute mutilée dans sa gloire et dans son sang. La respiration des âmes, suspendue par les proscriptions de 1793, par la guerre et par le gouvernement militaire, avait été rendue à la France, on peut même dire à l’Europe : une nouvelle génération d’esprits élevés dans le silence et dans l’ombre était apparue sur toutes les scènes littéraires, à la fois monarchique avec M. de Chateaubriand, libérale avec Mme de Staël, théocratique avec M. de Bonald, féodale avec M. de Montlosier, sacerdotale avec M. de Maistre, classique avec Casimir Delavigne et Soumet, historique avec M. Thiers, épique avec M. Philippe de Ségur, attique avec Béranger, platonique avec M. Cousin, académique avec M. Villemain, pindarique sur les ailes neuves et dans les régions inexplorées avec Victor Hugo, élégiaque avec moi, oratoire avec Royer-Collard, de Serre, Foy, Lainé, Berryer naissant, et leurs émules de tribune, néo-grecque avec Vigny, romanesque avec Balzac, humoristique avec Charles Nodier, satirique avec Méry, Barthélemy, Barbier, intime avec Sainte-Beuve, guerroyante et universelle avec cette légion de journalistes survivants au jour, avant-postes {p. 446}des idées ou des passions libres de leurs partis qui, de Genoude à Carrel, de Lourdoueix à Marrast, de Girardin à Thiers, combattaient aux applaudissements de la foule entre les dix camps de l’opinion lettrée.
Si on met les noms propres, tous éclatants au moins de jeunesse, sur chacune de ces innombrables catégories d’esprits alors en sève ou en fleur, si on y ajoute, dans l’ordre des sciences exactes (où le génie consiste à se passer d’imagination,) La Place, qui sondait le firmament avec le calcul ; Cuvier, qui sondait le noyau de la terre et qui lui demandait son âge par ses ossements ; Arago, qui rédigeait en langue vulgaire les annales occultes de la science ; Humboldt, qui décrivait déjà l’architecture cosmogonique de l’univers, et tant d’autres leurs rivaux, leurs égaux peut-être, qui négligèrent d’inscrire leurs noms sur leurs découvertes ; si on rend à tout cela le souffle, la vie, le mouvement, le tourbillonnement de la grande mêlée religieuse, politique, philosophique, littéraire, classique, romantique de la restauration, on aura une faible idée de cette renaissance, de cet accès de seconde jeunesse, de cette énergie de sève et de fécondité de l’esprit {p. 447}français à cette date. Cette renaissance de 1815 à 1830 et au-delà, ne sera peut-être pas regardée un jour comme trop inégale à la renaissance des lettres sous les Médicis et sous Louis XIV. J’en parlerais avec plus d’orgueil si moi-même je n’en avais pas été, quoique bien loin des autres, une faible partie :
Et quorum pars parva fui.
Et si on y ajoute enfin les grands esprits littéraires de l’Angleterre qui semblaient avoir fleuri de la même floraison sous les rayons de la paix européenne, esprits qui subissaient le contrecoup intellectuel de la France, et dont la France à son tour subissait l’influence ; si on y ajoute les Canning, les Byron, les Walter Scott les Moore, les Wordsworth, les Coleridge, les poètes des lacs, ces thébaïdes anglaises de la poésie de l’âme, on aura une idée approximative vraie de la situation de la littérature au moment où Alfred de Musset naissait aux vers.
XVI §
{p. 448}Ses premiers vers publiés datent de 1828, ce sont les fantaisies intitulées : Don Paez, Madrid, Portia, Mardoche, les Marrons du feu, la Ballade à la lune, tout un volume enfin dont le plus grand mérite était de ne ressembler à rien dans la langue française.
Si ce jeune poète n’eût pas été doué par la nature d’une originalité forte et inventive, il aurait certainement commencé comme tout le monde par l’imitation des modèles morts ou vivants qu’il avait à côté de lui. Sa nature le lui défendit, et peut-être aussi un calcul habile. Bernardin de Saint-Pierre, Mme de Staël, M. de Chateaubriand, André Chénier, Hugo, Vigny, Sainte-Beuve, moi-même nous avions touché trop fort et trop longtemps la note grave, solennelle, religieuse, mélancolique, quelquefois larmoyante, quelquefois trop éthérée, du cœur humain. Ainsi le voulait le temps qui sortait, le front couvert de cendres, des décombres d’une société ; ainsi le voulaient nos propres cœurs, que nos mères avaient allaités de tristesse {p. 449}ou que l’amour malheureux avait enivrés de son dernier charme, la mélancolie des regrets.
Mais la même note, touchée par tant de mains pendant dix années, avait fatigué la France. La France a l’oreille nerveuse et délicate, prompte à saisir, prompte à délaisser même ce qui l’a charmée un moment. Il ne lui faut pas longtemps le même diapason. Elle était lasse de rêver, de prier, de pleurer, de chanter, elle voulait se détendre. Alfred de Musset, soit qu’il éprouvât lui-même cette fastidiosité du sublime et du sérieux, soit qu’il comprît que la France demandait une autre musique de l’âme ou des sens à ses jeunes poètes, ne songea pas un seul instant à nous imiter. Il toucha du premier coup sur son instrument des cordes de jeunesse, de sensibilité d’esprit, d’ironie de cœur, qui se moquaient hardiment de nous et du monde. Ces vers faisaient, dans le concert poétique de 1828, le même effet que l’oiseau moqueur fait à la complainte du rossignol dans les forêts vierges d’Amérique, ou que les castagnettes font à l’orgue dans une cathédrale vibrante des soupirs pieux d’une multitude agenouillée devant des autels.
{p. 450}Ce fut d’abord un grand scandale, puis ce fut un grand éclat de rire ; puis, quand on se rendit compte du talent prodigieux de cette parodie du sublime, ce fut, dans la jeunesse surtout, un grand engouement. Tout le monde demanda du Musset comme tout le monde avait demandé autrefois du Saint-Évremond. Puis enfin ce fut une grande estime pour l’artiste, même parmi les hommes sérieux, quand ils eurent le sang-froid et l’impartialité nécessaires pour reconnaître l’admirable doigté de cet instrumentiste, de ce guitariste si l’on veut, sur les touches neuves et capricieuses de son fragile instrument.
XVII §
Soyons justes dans nos indulgences cependant : il n’est pas exact de dire que tout fut neuf dans l’âme de l’artiste, dans la musique et dans l’instrument. Hélas ! malheureusement non : tout n’était pas original dans cette poésie charmante et bouffonne du nouveau poète. Il ne nous imitait pas, cela est vrai, mais la nature humaine, dans la première jeunesse, est {p. 451}tellement imitatrice qu’à son insu Alfred de Musset en imitait d’autres que nous. Si nous avions fondé l’école des larmes, deux écrivains d’un immense génie, mais d’une dépravation de cœur aussi prodigieuse que leur génie, avaient fondé l’école du rire. Mais de quel rire ? du faux rire ! Car rire du sérieux, rire du triste, rire des sentiments les plus délicats et les plus saints du cœur de l’homme, rire de soi-même, rire du bien, rire du beau, rire de l’amour, rire de la femme, rire de Dieu, ce n’est plus rire : c’est grimacer le blasphème, c’est grincer des dents en proférant le sacrilège, c’est profaner la poésie, c’est se griser à l’autel dans le calice de l’enthousiasme et des larmes.
Ces deux hommes étaient alors lord Byron en Angleterre, Henri Heine en Allemagne, et ensuite à Paris.
Lord Byron, après avoir écrit les plus pathétiques et les plus orientales poésies qui aient jamais attendri ou enchanté l’Occident, écrivait maintenant son poème burlesque de Don Juan, apostasie quelquefois ravissante, quelquefois grossière et plate de son âme et de son génie. Don Juan, précisément parce que {p. 452}c’était un scandale, avait un succès immense et très disproportionné à son mérite. On passait sur des chants interminables de divagations, d’obscénités et de platitudes, pour s’extasier avec raison sur des chants inouïs de passion naïve, de jeunesse, d’innocence et de félicité, tels que les amours de Don Juan et d’Haïdé, cette Chloé et ce Daphnis de l’Archipel. Tout le monde se croyait capable d’écrire des Haïdé, parce qu’on se sentait très capable de rimer en français les prosaïques obscénités et les grossières plaisanteries de cette longue et mauvaise rapsodie du poète anglais.
Le sujet de Don Juan a été et sera mille fois encore l’éternelle tentation des imaginations poétiques. Don Juan est Espagnol d’origine, puis Allemand de conception, puis Anglais d’exécution ; il sera certainement Français tôt ou tard d’imitation, quand le poète sera né assez enthousiaste pour s’élever au sublime, assez corrompu pour se moquer de son enthousiasme, assez souple pour se précipiter de l’empirée dans l’égout sans se casser les reins dans ce tour de force. Dieu préserve le plus longtemps possible la littérature française de ce casse-cou ! Voltaire l’a essayé {p. 453}dans un poème plus ordurier que plaisant ; où Voltaire a échoué qui osera se flatter de réussir ?
XVIII §
Le type véritablement original de Don Juan est né le jour où la chevalerie est morte en Europe. La chevalerie était la noble folie de la vertu ; les don Juan sont la folie du vice. C’est Don Quichotte qui est le véritable père de Don Juan ; le jour où l’on a commencé à railler l’héroïsme et l’amour, on a ouvert la carrière aux héros du scepticisme et du libertinage. Don Juan, fils de Don Quichotte, après avoir amusé sous différentes incarnations l’amoureuse Espagne, a fait son apparition dans la fantastique Allemagne sous le nom de Faust. Les vieux poètes allemands s’en sont emparés et lui ont donné un degré de dépravation de plus. Ils ont ajouté l’impiété à la débauche dans ce caractère. Ils en ont fait un Lucifer déguisé en amant pour séduire et pour délaisser les jeunes filles éblouies à sa lueur infernale. Gœthe l’a rajeuni dans son Faust, {p. 454}tragédie épique et merveilleuse, où l’innocente coupable Marguerite attendrit Dieu lui-même après avoir attendri Satan.
Don Juan, dans lord Byron comme dans les poètes espagnols, n’est plus Satan, mais c’est un jeune homme satanique, une personnification de la jeunesse corrompue dans sa fleur, corrompant tout autour d’elle, mais ayant conservé, dans sa corruption précoce et malfaisante, quelque chose de la grâce et du parfum de son innocence. Don Juan, en un mot, c’est l’étourdi blasé de l’univers, c’est le mauvais sujet de l’espèce humaine, c’est le vice séduit et séduisant, éprouvant quelquefois la passion, la jouant plus souvent par caprice et la finissant toujours par un éclat de rire.
Voilà le modèle que Don Quichotte de Cervantès, le Faust de Gœthe et le Don Juan de Byron offraient à Alfred de Musset.
Henri Heine, pour qui on commençait à s’engouer en France, lui en offrait un bien plus dépravé.
Nous avons beaucoup lu Henri Heine dans ses vers et dans sa prose. Ce Voltaire de Hambourg, ce Camille Desmoulins de la mer Baltique, ce Figaro d’outre-Rhin, était le fils d’une {p. 455}honorable et opulente maison de banquiers d’Allemagne. Proscrit de son pays pour quelques peccadilles de satiriste, il était venu à Paris ; il s’y était fait le Coriolan de plume de sa patrie.
Son prodigieux talent comme pamphlétaire, bien supérieur, selon nous, à son très médiocre talent comme poète, l’avait bien vite naturalisé Français. Nous lui rendons justice sous ce rapport : ni Aristophane, ni Arioste, ni Voltaire, ni Beaumarchais, ni Camille Desmoulins, ces dieux rieurs de la facétie, n’ont surpassé ce jeune Allemand dans cet art méchant d’assaisonner le sérieux de ridicule et de mêler une poésie véritable à la plus cynique raillerie des choses sacrées. Du reste, il ne fallait lui demander aucune raison d’aimer ou de haïr ce qu’il exaltait ou ce qu’il brisait avec la même verve d’esprit.
Heine n’avait pour raison que son caprice. Tour à tour libéral, monarchiste, allemand, français, radical, napoléoniste, orléaniste, républicain, communiste, blasphémant la société quand elle règne, sapant le trône quand il est debout, impréquant la république quand elle sort pour un jour de ses propres vœux, cynique {p. 456}d’impiété quand il s’amuse, dévot quand il souffre, ambigu quand il meurt, indéchiffrable partout, ce n’est pas un homme, c’est une plume, ou plutôt c’est une griffe, mais c’est la griffe d’un aigle de ténèbres, d’un singe de l’enfer amuseur des mauvais esprits : cette griffe égratigne jusqu’au sang tout ce qu’elle touche et elle brûle tout ce qu’elle a égratigné. En conscience nous ne croyons pas que la nature humaine ait jamais réuni dans un seul homme, tant de talent, tant de légèreté, tant de poésie, tant de grâce à tant d’innocente perversité. Nous disons innocente, car un enfant n’est jamais coupable, et sous les premiers cheveux blancs Henri Heine est mort enfant !
Tel était le second modèle que l’esprit tentateur offrait à l’adolescence inexpérimentée d’Alfred de Musset quand il entra dans le monde. Mais s’il fut malheureux dans ses premiers modèles, il fut également malheureux dans ses premières tendresses de cœur.
Un jeune écrivain aussi délicat de touche qu’il est accompli d’intelligence et qu’il est viril de caractère, M. Laurent Pichat, poète et politique de la même main, fait aujourd’hui même dans la Revue de Paris, une allusion par {p. 457}réticence à cette infortune de cœur d’Alfred de Musset, hélas ! et peut-être la plus irrémédiable de ses infortunes ! — « Les biographes », écrit M. Laurent Pichat, « chercheront à rendre publique l’anecdote de cette douleur qui le fît pleurer comme un enfant : déjà même les indiscrétions personnelles en ont trop dit peut-être. Ne nous arrêtons pas à ces légendes du sentiment. Quand nous dévorions ses plaintes, et quand des voix vagues voulaient nous révéler cette mystérieuse histoire, nous nous refusions à entendre, et aujourd’hui même nous ne voulons rien savoir et rien répéter de ce qu’on a murmuré. Lisons les vers et respectons les secrets de l’âme. »
Nous ne déchirerons pas le voile, et cela avec d’autant plus de raison, que nous n’avons recueilli, comme M. Laurent Pichat, que les commérages à demi-mot de l’ignorance et de la malveillance contre deux natures de génie. Il paraît résulter de ces balbutiements de vagues sur les lagunes de Venise, que le premier amour de ce jeune homme ne fut pas heureux, et que né d’un caprice, il fut abrégé et puni par un abandon. De là ces gouttes de larmes {p. 458}amères qui tombèrent pendant toute la vie de Musset sur ces feuilles de rose de ses vers, et qui en sont peut-être les perles les plus précieuses, comme dans un tableau de fleurs de Saint-Jean les gouttes de rosée que transperce un rayon de soleil. Mais de là aussi une incrédulité impie à l’amour vertueux, une ironie habituelle contre l’amour fidèle, une moquerie de l’amour de l’âme, un culte à l’amour des yeux, et enfin un abandon sans résistance à l’amour capricieux et volage de l’instinct qui est à la fois la profanation et la vengeance de ce qu’il y a de plus divin dans le calice où l’homme boit ses délices et ses larmes.
Ce fut un grand malheur que cette rencontre au printemps de leur vie, entre deux grandes imaginations et entre deux belles jeunesses qui n’étaient pas nées pour se refléter l’une à l’autre des clartés, mais des ombres. Elles se ternirent ainsi au lieu de s’illuminer mutuellement. Il y eut éclipse dans leur ciel, elles en souffrirent, et tout le monde en souffrit avec elles.
Il y a deux éducations pour tout homme jeune qui entre bien doué des dons de Dieu {p. 459}dans la vie : l’éducation de sa mère et l’éducation de la première femme qu’il aime après sa mère. Heureux celui qui aime plus haut que lui à son premier soupir de tendresse ! Malheureux celui qui n’aime pas à son niveau ! L’un ne cessera pas de monter, l’autre ne cessera pas de descendre. La Destinée est femme.
Ce n’était pas un caprice de jeunesse qu’il fallait à Musset, c’était une religion du cœur, notre premier maître de philosophie, c’est un chaste amour. C’est Béatrice qui fît Dante, c’est Laure qui fît Pétrarque, c’est Léonore qui fît le Tasse, c’est Vittoria Colonna qui fit Michel-Ange, aussi poète de cœur qu’il fut artiste du ciseau ; dans la Grèce, c’est Sapho qui fît Alcée ; les femmes olympiques de la Grèce ne firent que des Anacréons, les belles Délies de Rome ne firent que des Tibulles, les Éléonores de Paris ne firent que des Parnys. L’amour est un holocauste dans les cœurs purs, mais c’est à condition de ne brûler que des parfums.
XIX §
{p. 460}Cependant Alfred de Musset paraît avoir rencontré plus tard (hélas, trop tard !) une de ces créatures au-dessus de tout pinceau, fût-ce celui de Raphaël pour la Fornarina ; elle semblait digne d’exhausser le génie d’un jeune poète jusqu’à la hauteur idéale et sereine où l’amour des Béatrice, des Laure et des Léonore avait transfiguré le Tasse, le Dante et Pétrarque.
Cette femme aurait suffi pour les transfigurer tous les trois. C’était la musique, ou plutôt c’était la poésie sous figure de femme. On l’appelait sur la terre la Malibran ; on l’appelle sans doute au ciel la sainte Cécile du dix-neuvième siècle.
Quelques vers tristes, et pour ainsi dire rétrospectifs, d’Alfred de Musset, écrits sur le tombeau de cette incarnation de la mélodie quinze jours après sa mort, semblent révéler dans le poète un regret qui recèle presque un amour. « Que reste-t-il de toi aujourd’hui, dit le poète, {p. 461}de toi morte hier, de toi, pauvre Marie ! Au fond d’une chapelle il nous reste une croix ! »
Une croix et l’oubli, la nuit et le silence !Écoutez ! c’est le vent, c’est l’océan immense,C’est un pêcheur qui chante au bord du grand chemin,Et de tant de beauté, de gloire, d’espérance,De tant d’accords si doux, d’un instrument divin,Pas un faible soupir, pas un écho lointain !N’était-ce pas hier, qu’à la fleur de ton âge,Tu traversais l’Europe, une lyre à la main,Dans la mer, en riant, te jetant à la nage,Chantant la tarentelle au ciel napolitain,Cœur d’ange et de lion, libre oiseau de passage,Naïve enfant ce soir, sainte artiste demain ?
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Hélas ! Marietta, tu nous restais encore ;Lorsque sur le sillon l’oiseau chante l’aurore,Le laboureur s’arrête, et, le front en sueur,Aspire dans l’air pur un souffle de bonheur :Ainsi nous consolait ta voix fraîche et sonore,Et tes chants dans les airs emportaient la douleur !
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{p. 462}Meurs donc : la mort est douce et ta tâche est remplie !Ce que l’homme ici-bas appelle le génie,C’est le besoin d’aimer, hors de là tout est vain.Et puisque tôt ou tard l’amour humain s’oublie,Il est d’une grande âme et d’un heureux destinD’expirer comme toi pour un amour divin !
XX §
Ces vers nous ramènent malgré nous à un amer souvenir.
Nous l’avons connue et admirée aussi, cette apparition transparente du génie dans la beauté. Nous avons entrevu dans tous les climats bien des femmes dont les traits éblouissaient les yeux, dont le timbre de l’âme dans la voix ébranlait le cœur, dont les regards répandaient plus de lueurs qu’il n’y en a dans l’aube et dans les étoiles d’un ciel d’Orient ; mais nous n’avons jamais vu et nous craignons qu’on ne revoie jamais (car la nature s’égale mais ne se répète pas) une créature innomée comparable à cette bayadère du ciel ici-bas. Nous disons bayadère dans le sens pur et pieux du {p. 463}mot, une cariatide vivante des temples de la divinité dans les Indes, l’ivresse de l’oreille et des yeux dévoilée aux hommes pour enlever l’âme au ciel par les regards et par la voix !
Un mystère qu’elle nous a à demi révélé un jour à nous-même planait sur sa vie comme un nuage sur la source d’un fleuve. Ce nuage assombrissait sa beauté. Il répandait sur ses traits éclatants de jeunesse et d’inspiration une arrière-pensée de tristesse. Cette mélancolie s’éclairait, mais ne se dissipait jamais entièrement. Elle avait trop souffert pour que le sourire ne conservât pas une certaine langueur et une certaine amertume irréfléchie sur ses lèvres.
Cette beauté de madame Malibran existait par elle-même sans avoir besoin de formes, de contours, de couleurs pour se révéler. C’était la beauté métaphysique n’empruntant à la matière que juste assez de forme pour être perceptible aux yeux d’ici-bas. Son corps charmant ne la parait pas, il la voilait à peine. Cependant cette beauté, qui transperçait à travers ce frêle tissu comme la lueur à travers l’albâtre, fascinait tous les sens autant qu’elle divinisait l’âme. On se sentait en présence {p. 464}d’un être dont le feu sacré de l’art avait dévoré le tissu. Ce feu de l’enthousiasme était si ardent et si pur en elle, qu’à chaque instant on croyait voir cette enveloppe consumée tomber en une pincée de cendre et tenir dans une urne ou dans la main. On connaît les prodigieux engouements qu’elle excitait d’un bout de l’Europe à l’autre par son chant. Mais ce n’était ni son chant, ni son geste, ni son drame que j’admirais le plus en elle, c’était sa personne. Elle n’avait pas besoin de baguette pour ses enchantements, le charme était dans son âme. Ce charme ne tombait pas avec ses parures ou ses couronnes de théâtre, il s’endormait et se réveillait avec elle.
Un hasard nous rapprocha ; elle me tendit la main comme à un frère. Toute son âme était dans ce geste. Je la vis assidûment pendant un court printemps, le dernier de ses beaux printemps ; c’était tantôt dans des nuits musicales sous les arbres illuminés des jardins de Paris, où elle faisait taire et mourir de mélodie les rossignols ; tantôt dans son salon familier de la rue de Provence, où les instruments de musique et les guitares de la veille jonchaient les meubles et les tapis. La conversation {p. 465}y prenait bien plus souvent le ton mélancolique de l’enthousiasme qui est le mal du pays des grandes âmes, que le ton de l’enjouement qui n’était chez elle que l’ivresse d’une soirée.
Elle me traitait en ami supérieur en âge à qui l’on se plaît à se confier, parce qu’on sent l’affection désintéressée dans le conseil. Il dépendit plusieurs fois de moi d’avoir une influence heureuse sur sa destinée. Cependant je ne la détournai pas assez du chemin de la mort. Elle partit. Elle épousa un homme supérieur dans l’art qu’elle aimait. Elle fut heureuse quelques jours, puis elle mourut dans le bonheur et dans le triomphe. Ses bienfaits incalculables l’avaient devancée dans le ciel et l’attendaient sur le seuil des miséricordes. Je venais de recevoir d’elle peu de jours avant sa mort une lettre badine de trente pages, qui dort encore quelque part parmi mes papiers. « Je voudrais, m’y disait-elle, avoir sous la main une feuille de papier longue et large comme le firmament pour la remplir de mon bavardage et de mes épanchements avec vous. »
Jeunesse, beauté, bonté, génie, âme de prédilection parmi les âmes expressives, {p. 466}la petite croix dont parle Alfred de Musset couvrit tout.
Voilà la vision à la fois charmante et surnaturelle que le hasard aurait dû placer à temps sur la route du poète dont nous parlons ! voilà le Sursum corda qu’il fallait à ce jeune homme pour l’empêcher de regarder jamais ailleurs. Ils étaient jeunes, ils étaient libres, ils étaient beaux, ils étaient poètes au moins autant l’un que l’autre, ils pouvaient s’attacher saintement dans la vie l’un à l’autre aussi indissolublement que la musique s’attache aux paroles dans une mélodie de Cimarosa !
Il ne devait pas en être ainsi, nous dit M. de Sainte-Beuve dans un tendre reproche à la destinée de cet ami mort. « La passion vint, ajoute-t-il ; elle éclaira un instant ce génie si bien fait pour elle ; mais elle le ravagea. On connaît trop bien cette histoire pour que ce soit une indiscrétion de la rappeler. »
{p. 467}M. de Sainte-Beuve a raison ; du jour, en effet, où ce jeune poète cessa de croire à la sainteté de l’amour et à la durée de l’enthousiasme, il fit plus que de tomber dans l’incrédulité, il tomba dans la dérision de l’amour, il devint un sceptique du sentiment, un athée de l’enthousiasme, un blasphémateur du feu sacré ; de là au cynisme il n’y a qu’un pas ; sa nature élégante et attique lui défendait de s’y livrer, mais il glissa trop souvent dans des libertinages de style qui ne se dégradent pas jusqu’à l’Arétin, mais qui rappellent Boccace, le Musset immortel d’Italie.
XXI §
Trois conditions, selon nous, sont nécessaires pour former un grand poète sérieux dans tous les siècles. Ces trois conditions sont : un amour, une foi, un caractère.
Nous venons de voir que la première de ces conditions, un saint amour, un amour de Béatrice ou de Laure, avait malheureusement manqué à M. de Musset.
{p. 468}Ses œuvres, à dater de ce jour, nous prouvent assez qu’une foi quelconque, soit religieuse, soit philosophique, soit même politique, lui manqua aussi ; nous n’en voudrions d’autre preuve que ses vers. Ils badinent presque sans cesse avec les choses sérieuses, ils font de la poésie la flamme bleue d’un bol de punch, au lieu d’en faire la flamme inextinguible d’un autel. Musset fait plus que de badiner avec les grands sentiments, il les raille, soit que ces grands sentiments s’appellent amour, soit qu’ils s’appellent religion, soit qu’ils s’appellent patriotisme : lisez, sur les matières religieuses et politiques, sa profession ironique adressée à un ami.
« Vous me demandez si j’aime ma patrie ?« Oui, j’aime fort aussi l’Espagne et la Turquie.
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« Vous me demandez si je suis catholique ?« Oui, j’aime fort aussi les dieux…
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{p. 469} « Vous me demandez si j’aime la sagesse ?« Oui, j’aime fort aussi le tabac à fumer.
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« J’estime le Bordeaux, surtout dans sa vieillesse.« J’aime tous les vins francs parce qu’ils font aimer ! »
Lisez, dans les vers sur la naissance d’un prince, l’apostrophe à la nation pour la désintéresser de tout ce qui n’est pas jouissance matérielle.
« As-tu vendu ton blé, ton bétail et ton vin ? »………………………………………………………………………………………………………………………………………………………
Enfin lisez dans la dernière page dont il a scellé ses œuvres, son sonnet d’adieu à ce bas monde :
Jusqu’à présent, lecteur, suivant l’antique usage,Je te disais bonjour à la première page.{p. 470}Mon livre cette fois se ferme moins gaiement ;En vérité, ce siècle est un mauvais moment.
Tout s’en va, les plaisirs et les mœurs d’un autre âge.Les rois, les dieux vaincus, le hasard triomphant,Rosalinde et Suzon qui me trouvent trop sage,Lamartine vieilli qui me traite en enfant.
La politique, hélas ! voilà notre misère.Mes meilleurs ennemis me conseillent d’en faire.Être rouge ce soir, blanc demain, ma foi, non.
Je veux, quand on m’a lu, qu’on puisse me relire.Si deux noms, par hasard, s’embrouillent sur ma lyre,Ce ne sera jamais que Ninette ou Ninon.
Charmante plaisanterie, triste symbole d’une foi absente qui ne donne aucune unité, aucune spiritualité, aucun but grandiose, aucune tendance même perceptible au génie ; ces mœurs délicieuses, mais toujours légères, sont des osselets avec lesquels un enfant joue sur les deux seuils de la vie. Une philosophie manque donc à ce poète pour être un homme fait de la littérature.
La troisième condition, un caractère, ne lui a pas moins manqué. Si l’on entend par ce mot {p. 471}une nature saine, bonne, honnête, tendre même et capable de tous les excellents sentiments du cœur et de l’esprit dans la vie privée ; non, ce caractère-là n’a pas manqué au poète, c’est pour cela même qu’il fut aimé, et qu’il sera pleuré : sa physionomie seule révélait un homme de bien. Mais si l’on entend par caractère cette solidité de membres, cet aplomb de stature, cette énergie de pose qui font qu’un homme se tient debout contre les vents de la vie et qu’il marche droit à pas réguliers dans les sentiers difficiles, vers un but humain ou divin placé au bout de notre courte carrière humaine ; non, Alfred de Musset ne reçut pas de la nature et ne conquit pas par l’éducation ce caractère, seul lest qui empêche le navire de chavirer dans le roulis des vagues. Son âme, qui n’était que grâce, flexibilité et souplesse comme son talent, s’inclinait à tout vent de l’imagination. Il n’y avait en lui de solide que ce qu’on entend par l’honnête homme : tout le reste était d’un enfant ; ses fautes même dont on a trop parlé n’étaient que des enfantillages. C’étaient des fautes de tempérament, ce ne furent jamais des vices de cœur.
Mais enfin pour être vrai il faut reconnaître {p. 472}que l’absence de ces trois conditions qui font seules la grande poésie : l’amour, la foi, le caractère, lui manquent comme elles manquèrent à un homme du dix-septième siècle avec lequel il a une lointaine ressemblance, la Fontaine. Il faut reconnaître de plus que l’absence de ces trois conditions qui n’ont pas empêché la Fontaine d’être ce qu’on appelle immortel, mais qui l’ont empêché d’être moral, il faut reconnaître, disons-nous, que l’absence totale de ces trois conditions de l’homme a porté un préjudice immense au poète ; il faut reconnaître que l’absence de ces trois qualités donne à l’ensemble des œuvres de Musset quelque chose de vide, de creux, de léger dans la main, d’incohérent, de sardonique, d’éternellement jeune, et par conséquent de souvent puéril et de quelquefois licencieux qui ne satisfait pas la raison, qui ne vivifie pas le cœur autant que ses œuvres séduisent et caressent l’esprit.
Enfin il faut reconnaître qu’il y a dans ces éternels enjouements, dans cette folle ironie des choses graves : amour, beauté, religion, chasteté des mœurs, dévouement à ses opinions, quelque chose qui fait une impression pénible même à l’imagination. Cette impression {p. 473}est tout à fait semblable à celle que fait, dans un bain d’Orient, le baigneur qui vous verse une pluie d’eau froide sur la poitrine, après vous avoir plongé dans l’eau tiède et parfumée du bassin de marbre. On a froid et chaud tout ensemble, on ne sait si l’on doit s’épanouir ou frissonner.
Pour moi j’avoue (mais c’est sans doute un tort de ma nature un peu trop sensible aux impressions de l’air ambiant), j’avoue que c’est surtout cette ironie moqueuse, cette caresse à rebrousse-poil, ce chaud et froid de ses vers, cette profanation du sentiment qui m’ont rendu moins sensible que je ne devais l’être au mérite incomparable des ouvrages légers de cet émule en poésie.
Dirai-je ici toute ma pensée ? Il m’est arrivé souvent, en fermant avec humeur le volume de Don Juan de Byron, les facéties presque toujours sacrilèges de Heine, et quelquefois les poésies trop juvéniles et trop rabelaisiennes de Musset, il m’est arrivé, dis-je, de comparer l’impression que j’avais reçue dans ces volumes léthifères à une Morgue de la pensée où l’on va, pour les reconnaître, contempler avec répugnance et dégoût les choses mortes et décomposées {p. 474}du cœur humain ! Il me semblait que j’entendais la voix ricaneuse de don Juan, ou la voix plus grinçante de Heine le poète réprouvé de cette école, nous dire, en se faisant une joie de notre horreur : Tenez, regardez votre idéal : Ici la jeunesse, ici la beauté, ici l’innocence, ici l’amour, ici la pudeur, ici la vertu, ici la piété, ici la poésie, cette fleur de l’âme ! ici l’héroïsme trompé par la fortune ! Les voilà, mais les voilà tués ! les voilà trouvés dans la rue après une nuit de carnaval ! les voilà tout salis de boue et de lie ! les voilà honteux, même après leur mort, de leur nudité ! Et, pour que le spectacle soit plus funèbre et que l’ironie des poètes soit plus sanglante : Regardez ! voilà, sous le vestibule de cette Morgue de l’âme, une statue du rire qui grimace la volupté en face de la mort et qui vous encourage du doigt à vous moquer des plus belles et des plus tristes choses de la vie !
Pardon de cette image, mais il ne s’en présente pas d’autre sous ma main pour peindre cet attrait mêlé de répulsion qui me saisit en lisant ces poésies renversées qui placent l’idéal en bas au lieu de le laisser où Dieu l’a placé, dans les hauteurs de l’âme et dans les {p. 475}horizons du ciel. Est-ce là ce qu’on éprouve en lisant l’Arioste ? Non ! le franc rire n’est pas le ricanement.
XXII §
Alfred de Musset ne devait pas persister toujours dans ce faux genre. La tristesse venait avec les années, et avec la tristesse venait la véritable poésie, celle de son second volume, celle surtout de ses Nuits que nous vous ferons admirer tout à l’heure sans réserve. Depuis quinze ans il s’était retiré de tout, du monde, de l’amour, de la poésie même, de tout excepté de la famille et des amitiés qui lui étaient restées pieusement fidèles.
La maladie du désenchantement, vengeance de ceux qui n’ont pas placé leur perspective et leur espérance assez haut, explique les silences et les défaillances qu’on a reprochés à ses dernières années. La philosophie du plaisir ne laisse dans la bouche que cendre amère, elle ne survit pas à la jeunesse : il faut mourir quand les feuilles tombent, à l’approche de l’hiver, {p. 476}de l’arbre de vie. Musset désirait mourir ; il disait à son excellent frère, homme d’une grâce aussi tendre, mais d’une raison plus saine que lui : « Je suis le poète de la jeunesse, je dois m’en aller jeune avec le printemps. Je ne voudrais pas passer l’âge de Raphaël, de Mozart, de Weber, de la divine Malibran ! »
Une maladie de cœur l’avertissait depuis longtemps que ses vœux seraient exaucés. Le premier mai de cette année il s’alita comme pour une indisposition légère ; rien de funeste en apparence n’alarmait sa mère, son frère, ses amis, la gouvernante dévouée qui le servait depuis vingt ans avec une affection maternelle. Lui cependant avait les vagues pressentiments d’un adieu prochain, il s’entretenait souvent avec une tendre sollicitude de la douleur des siens, du sort de la pauvre femme qui le veillait, providence domestique de son foyer.
Une légère crise les alarma un instant dans la soirée ; elle fut suivie d’un bien-être et d’un calme perfides ; il témoigna le désir de dormir ; il s’endormit et ne se réveilla pas. Il avait passé sans secousse d’un monde à l’autre ; son dernier {p. 477}souffle n’avait pas été entendu. Mort douce et nonchalante, désirée de ceux qui ne craignent ici-bas que la douleur ! De sourds sanglots éclatèrent autour de sa couche, et des prières suivirent son âme légère et repentante au séjour des bons et des miséricordieux ; il avait été l’un et l’autre. Dante l’aurait placé dans les limbes, comme les enfants dont ses faiblesses mêmes avaient l’innocence.
XXIII §
Et maintenant on recueille ses vers. Mais quelle influence ce poète de la jeunesse a-t-il eue sur cette jeunesse de la France, qui s’est enivrée pendant vingt-cinq ans à cette coupe ? Une influence maladive et funeste, nous le disons hautement. Cette poésie est un perpétuel lendemain de fête, après lequel on éprouve cette lourdeur de tête et cet alanguissement de vie qu’on éprouve le matin à son réveil après une nuit de festin, de danse et d’étourdissement des liqueurs malsaines qu’on a savourées. Poésie de la paresse qui ne laisse, en retombant {p. 478}comme une couronne de convive, que des feuilles de roses séchées et foulées aux pieds. Philosophie du plaisir qui n’a pour moralité que le déboire et le dégoût.
Pendant vingt-cinq ans, cette jeunesse épicurienne de ses disciples ne s’est nourrie malheureusement que de cette fumée des vers qui s’exhalait avec une séduction, enivrante des poésies de son favori. Musset a fait une école, l’école de ceux qui ne croient à rien qu’aux beaux vers et aux belles ivresses.
Ô Jeunesse d’aujourd’hui ! Jeunesse dorée de Musset, toi qui le pleures, mais qui ne t’es pas même donné la fatigue d’aller jeter une feuille de rose sur son cercueil ou de l’accompagner jusqu’au seuil creux de l’éternité, de peur de déranger une de tes paresses ou d’attrister une de tes joies ! Ô Jeunesse d’aujourd’hui ! Jeunesse qu’il a faite, il est mort, ton poète ! Mais toi, interroge-toi bien : est-ce que tu vis ?
Est-ce que tu vis par l’intelligence ? Est-ce que tu vis par le cœur ? Est-ce que tu vis même par aucune de ces illusions généreuses et juvéniles qui poussent l’homme en avant sur les routes de l’idéal, de la passion, de l’activité, de l’étude, et qui sont les mirages de la liberté {p. 479}et de la vertu ? Non ! tu ne vis, comme le vieillard blasé, que de la vie sénile des sens. Le ricanement de l’indifférence sur les lèvres, du plaisir pour de l’or et de l’or pour le plaisir dans la main : voilà ta poésie !
Tu as été élevée sous ce règne terre à terre où la France de 1830, antichevaleresque et antilibérale tout à la fois, s’était fondu un trône à son image avec des rognures d’écus entassées dans ses coffres-forts, et où le matérialisme de la jouissance ne prêchait pour toute morale aux enfants de tels pères que le mépris de toute noble intellectualité ! Le savoir-faire dans une petite faction gouvernante et le savoir-vivre dans les fils de cette oligarchie dorée, étaient les seuls mérites appréciés dans les gymnases de cette époque en possession du sceptre et du comptoir. Enrichis-toi et jouis était le catéchisme du temps.
Tu sortais de ces gymnases déjà toute corrompue par cette prétendue sagesse de la vie sans rêves. Il te fallait un poète à l’image de ta politique ; car enfin les poètes sortent de terre comme en France sortent les soldats, quel que soit le parti qui frappe du pied cette terre féconde. Alfred de Musset naquit ; il volait plus {p. 480}haut que toi, car il avait des ailes pour s’élancer, quand il était dégoûté, au-dessus de son siècle ; il avait un génie pour mépriser même sa propre trivialité. Il badinait avec le vice, et ton vice à toi était sincère. Il t’a chanté ce que tu demandais qu’on te chantât, les seules choses que tu voulais entendre : la beauté de chair et de sang, le plaisir sans choix, le vin sans mesure,
Qu’importe le flacon, pourvu qu’il ait l’ivresse !
les sérénades espagnoles, les aventures risquées, les strophes titubantes, le dédain de Platon, les assouvissements d’Épicure, le mépris de la politique, le rire de la sainteté, le doute sur les immortels lendemains de cette courte vie ! Tu l’as applaudi, et vous vous êtes pervertis l’un et l’autre. Il est remonté de cette perversion par le ressort vainement comprimé de son génie. Mais toi, Jeunesse, tu y es restée et tu t’y complais, et tu répètes ses vers, après tes orgies, pour te justifier à toi-même ta mollesse par un élégant exemple !
Aussi regarde : qu’es-tu devenue depuis que cette moralité du plaisir a été aspirée par toi dans ces vers ivres de verve, mais malsains {p. 481}de substance. Ton trône de 1830 est tombé, et tu n’as pas levé un bras seulement pour le défendre. La république a surgi sous tes pieds, et tu n’as pas fait un geste pour la modérer et pour l’asseoir sur ta propre souveraineté, comme si tu t’étais sentie indigne de ce règne de la raison et de l’énergie civiles que le hasard t’offrait pour te relever à tes propres yeux et aux yeux du monde. Souverain fatigué avant le travail, tu as abdiqué avec insouciance, comme un roi de la race des Sardanapale, une dignité qui t’aurait coûté une heure de ton sommeil ou une coupe de tes festins ! Mille tribunes se sont élevées, et tu n’es montée à aucune pour défendre ou réfuter des opinions. Des opinions ? Ton poète t’avait bien recommandé de ne pas te compromettre à en avoir une.
Qui ? moi ? noir ou blanc ? Ma foi non !
La dictature est venue et tu as regardé passer, les bras croisés, la fortune comme un spectacle ! Que t’importe à toi ce qui passe dans la rue, pourvu que l’or roule, que le verre écume, que la courtisane chante, et que la baïonnette étincelle au soleil ? car, il faut te rendre justice, {p. 482}la bravoure est la seule incorruptibilité de ta race !
En littérature tu n’as pas cessé de railler depuis dix ans toutes ces vieilleries de religiosités, de philosophie, de spiritualisme, d’éloquence, de lyrisme, de philanthropie, de politique, bulles de savon colorées, selon toi, tantôt des rayons de nos vaines imaginations, tantôt du sang de nos veines ! Tu n’as pas cessé de reléguer dans le pays des songes creux et des chimères tous ces poètes, tous ces publicistes, tous ces historiens, tous ces orateurs qui avaient le malheur de dater de plus haut que toi dans la vie, d’être nés à des époques où l’âme se rattachait à l’antiquité par l’étude des grands exemples, et où l’on croyait bêtement à autre chose qu’à Ninette ou Ninon ! Tu te vautrais dans ton prosaïsme, tu te pâmais d’aise pour ton Rabelais, tu te châtrais le cœur avec ton Don Juan, tu te pervertissais l’esprit avec ton Heine ! Tu ne reconnaissais pour philosophe que Stendal et pour maître que Musset, et tu te targuais d’avance tous les matins des œuvres inouïes que tu couvais sur ton oreiller inspirateur entre une nuit d’orgie et une aurore de paresse !
{p. 483}Moi-même, je l’avoue, étonné de tes forfanteries de cœur et d’esprit, j’attendais, avec une admiration toute prête à t’applaudir, ces chefs-d’œuvre de nouveauté, promis par tes présomptueux pressentiments.
Nous avons attendu dix ans, et qu’avons-nous vu sortir de ces écoles de Byron, de Heine, de Musset ? Une foule d’imitateurs grimaçant des grâces, naturelles chez ces grands artistes, affectées chez vous ! la platitude systématique ou innée se masquant pompeusement sous le nom prétentieux de réalisme ! la poésie se dégradant au tour de force comme une danseuse de corde ! les poètes oubliant le sens pour ne s’occuper que des mètres ou des rimes de leurs compositions, et finissant par se glorifier eux-mêmes du nom de funambules de la poésie ! un jeu, en un mot, au lieu d’un talent ! un effort, au lieu d’une grâce ! un caprice, au lieu d’une âme ! une profanation, au lieu d’un culte ! un sacrilège, au lieu d’une adoration du bien et du beau dans l’art ? Y a-t-il là de quoi tant se vanter de sa jeunesse, et de quoi tant mépriser ses pères ? Royer-Collard s’écriait que ce qui manquait à la jeunesse de son temps, {p. 484}c’était le respect des supériorités : ne pourrait-on pas vous dire à vous que ce qui vous manque aujourd’hui, c’est le respect de vous-mêmes ?
Et nous qui vieillissons aujourd’hui, sommes-nous fondés à vieillir du moins avec espérance ?
Et comment bien espérer encore de ce réveil de ton âme, ô Jeunesse dorée de Musset, Jeunesse à qui tes poètes eux-mêmes, tes poètes épicuriens, chantres jadis des nobles passions, baladins de paroles aujourd’hui, prêchent l’indifférence, le boudoir et la coupe pour toute vérité ? Comment bien espérer de ton âme, quand la législation de ton enseignement national décrète elle-même la suppression facultative de l’étude des lettres humaines qui font l’homme moral, au profit exclusif de l’enseignement mathématique qui fait l’homme machine ? Crois-tu fonder ainsi une civilisation pensante sur le chiffre qui ne pense pas ? Ne sens-tu pas qu’un pareil système n’est propre qu’à dégrader d’autant la pensée dans le monde ? Ne sais-tu pas ce que c’est que l’âme d’un peuple ? L’âme d’un peuple n’est pas ce chiffre muet et mort à l’aide duquel il compte des quantités et mesure des étendues ; un calcul {p. 485}n’est pas une idée : la toise et le compas en font autant ! L’âme d’un peuple, c’est sa littérature sous toutes ses formes : religion, philosophie, langue, morale, législation, histoire, sentiment, poésie ! Si tu laisses diminuer dans ton enseignement la part immense et principale qui doit appartenir à la pensée dans l’homme, c’est ton âme elle-même que tu diminues pour toi et pour les générations qui naîtront de toi ; et quand on aura diminué ainsi l’âme de cette grande nation intellectuelle, c’est sa place dans le monde et dans les siècles que vous aurez faite plus petite avec votre propre compas ! Ce n’est pas en chiffres morts, c’est en lettres vivantes et immortelles que le nom français a été écrit sur la face du globe !
Voilà pourtant à quoi tu applaudis, Jeunesse atteinte jusque dans ta moelle ! Voilà de quoi tu te rends complice : tu désertes les lettres pour les chiffres, tu affectes, à l’exemple de tes corrupteurs en prose et en vers, le dédain du beau, l’estime exclusive de l’utile, l’insouciance des institutions qui font l’avenir, le mépris pour ces noms littéraires et politiques qui te restent encore comme des reproches vivants {p. 486}de ta mollesse, écrivains, orateurs, philosophes, poètes, qui n’ont de vieux que leurs services, leur expérience et leurs gloires ! Ces gloires t’offusquent, tu aimes mieux les insulter que les atteindre ! Prends garde ! cela porte malheur de déshonorer ses pères !
Il en fut exactement ainsi à Rome du temps de César. Tu pourrais le lire dans Cicéron, si tu n’aimais mieux lire la ballade à la Lune ou les facéties de tes pamphlétaires que le Songe de Scipion ; toute la jeunesse romaine, après les longues guerres civiles, séduite par l’éclat des armes et par les robes flottantes de César, d’Antoine, de Dolabella, fut prise d’un épicuréisme insolent, d’une insouciance pour les lettres, et d’un mépris pour les choses cultivées et honorées jusque-là, qui devaient précipiter vite la ruine morale de l’Italie ; il ne resta du parti des patriciens de la vieille liberté et de la vieille austérité romaines, que des têtes chauves abandonnées par les idolâtres de la gloire militaire et raillées par les poètes lascifs du plaisir et de la jeunesse, tels que le lâche Horace qui avait jeté son bouclier. Mais ces têtes chauves étaient les Scipion, les Caton, les Cicéron, les noms par qui Rome {p. 487}vivait et vivra dans les lettres, dans le cœur et dans la mémoire des hommes de bien de tous les âges futurs.
Prends garde, encore une fois, ô présomptueuse et folle Jeunesse de l’école des sens, qu’il n’en soit ainsi de toi-même ! Prends garde que les têtes mûres, sur lesquelles tu jettes la poussière de tes mépris, ne dominent encore de toute la hauteur d’un autre temps les cheveux couronnés de roses ; ce serait là le symptôme fatal de l’abaissement du niveau de l’intelligence nationale et de la diminution des proportions de l’âme parmi nous ; car ce qu’il y a de plus déplorable et de plus irrémédiable dans un peuple, c’est quand la jeunesse du cœur se réfugie sous les cheveux blancs !
P. S. Lis avec moi maintenant ces pages de ton poète favori, pour apprendre de lui comment {p. 488}on délire avec grâce, et déchires-en ensuite plus de la moitié, pour apprendre qu’on ne doit chanter que ce qui est digne d’être pensé, et que la littérature de l’âme est plus impérissable que la littérature des sens.