Préambule de l’année 1858.
À mes lecteurs §
I §
{p. 5}Une partie de la presse retentit, depuis quelques semaines, d’un concert de malveillance, et d’un redoublement d’invectives contre cette modeste publication, et surtout contre son auteur. Trois sortes de journaux, qui ne paraissaient pas destinés par leur nature à se faire écho l’un à l’autre, se signalent par plus d’acharnement contre ce qui porte mon nom :
Un journal d’exagération religieuse, qui donnerait la tentation d’être impie si l’on ne respectait pas la piété jusque dans les aberrations du zèle ;
Les revues et les journaux des partis de 1830, qui ne pardonnent pas leurs revers à {p. 6}ceux qui ont préservé la France et eux-mêmes des contrecoups de leur catastrophe ;
Enfin un journal de sarcasme spirituel, à qui tout est bon de ce qui fait rire, même ce qui ferait pleurer les anges dans le ciel : la dérision pour ce qui est à terre.
Ces journaux, nous éviterons de les nommer.
Nous ne nous plaignons pas de cette recrudescence de colères ; nous avons bu depuis dix ans le calice jusqu’à la lie et nous n’y trouvons plus rien d’amer ; mais nous nous demandons quelquefois à nous-même d’où vient un tel redoublement d’outrages personnels.
Est-ce que ce Cours familier de Littérature, ouvrage essentiellement neutre et étranger aux querelles du temps, ne laisse pas scrupuleusement en dehors toutes ces questions inviolables de conscience et toutes ces questions irritantes de partis qui ne sont propres qu’à distraire, hors de propos, la jeunesse de l’étude des belles œuvres de l’esprit humain ?
{p. 7}Est-ce que, pendant le peu de jours où la nécessité, et non l’ambition, nous donna un rôle politique, nous avons abusé des circonstances, de la popularité et de la force, par quelques-uns de ces sévices, contre les partis ou contre les personnes, qui laissent dans les cœurs de justes et implacables ressentiments ?
Est-ce que nous avons laissé (comme à Saint-Germain-l’Auxerrois ou à l’archevêché de Paris, en 1830) violer ou saccager le temple, vociférer contre le prêtre, attenter à la libre et inviolable opinion des âmes, la foi ? Est-ce que, sous le feu même de l’événement du 24 février, à côté du chef du sacerdoce de Paris, Mgr Affre, de vaillante mémoire, nous n’avons pas rouvert les églises sous l’égide des citoyens armés, et mis le Dieu et l’autel libres hors la loi des révolutions et des sacrilèges ?
Est-ce que nous n’avons pas fait respecter, au péril de notre popularité et de notre vie, à la porte des journaux menacés, le droit de nous injurier nous-même ?
Est-ce que nous avons montré une arme {p. 8}chargée dans nos mains ailleurs que sur le champ de bataille de Paris, pour défendre la société civile attaquée non pas par la liberté, mais par le meurtre ?
Est-ce que nous avons allumé une de ces guerres révolutionnaires qui flattent un moment les passions militaires d’un peuple, mais qui font crier le sang des nations contre leurs auteurs longtemps après que ce sang est tari ?
Est-ce que, la révolution finie, à l’avènement de l’Assemblée constituante à Paris, il a manqué un cheveu à une tête, une borne à un héritage, un grain de sable au champ du plus riche ou du plus pauvre des citoyens, une patrie à un innocent ?
Est-ce que nos paroles n’auraient pas été aussi respectueuses pour les personnes que nos actes pour la souveraineté du pays ? Est-ce qu’il nous serait échappé, des lèvres, non du cœur, la plus légère offense aux vaincus ? Est-ce que nous n’avons pas décrété d’enthousiasme qu’il n’y avait pas de vaincus, {p. 9}pas de vainqueurs ? qu’il n’y avait que la France appartenant du même droit à tous ses enfants ?
D’où viennent donc ces représailles sans griefs, sans justice et sans générosité ?
Hélas ! faut-il le dire à la honte de notre espèce ? Ce n’est pas parce que nous sommes coupable, c’est parce que nous sommes malheureux !… Ô renversement étrange du sens moral dans ces cœurs contre nature ! Soyez malheureux, on vous achève. Le vrai crime aux yeux de ces gens-là, c’est d’être sans crime : ils vous haïssent par dépit de n’avoir rien à vous pardonner.
« Il fallait vous servir contre nous de la force des révolutions quand vous l’aviez en main », nous disent aujourd’hui avec une amère ironie ces écrivains qui nous battent la joue de leur plume.
Eh bien ! non ; nous ne voudrions pas à ce prix de vos éloges ; nous aimons mieux être invectivé pour notre innocence que d’être loué pour la peur que nous aurions faite au {p. 10}plus timide de nos concitoyens. Vous nous apostrophez en ricanant du nom dérisoire de Sylla d’un jour ! Ah ! si nous avions fait comme Sylla, peut-être baiseriez-vous le pan de notre manteau quand nous passons dans les rues de Rome. Mais tous ces sarcasmes ne nous font ni changer de pensée, ni changer de cœur ; nous vivrions mille vies que nous les dévouerions encore à vous préserver autant qu’il serait en nous, non pas seulement d’une blessure au cœur, mais d’une piqûre à l’épiderme. Les égards font partie de la charité civique. Si vous l’oubliez quelquefois, c’est une raison pour nous de nous en souvenir.
Des dieux que nous servons connais la différence
II §
Et de quoi nous accusent ces écrivains ? De ce qu’il y a de plus ignominieux dans le métier {p. 11}des lettres : de chercher, selon leurs viles expressions, « du bruit pour de l’argent ».
Du bruit ? Hélas ! qu’ils savent mal lire au fond des âmes ! Ce que nous trouvons de plus amer dans les disgrâces de la fortune, c’est précisément d’être contraint à laisser retentir le nom quand l’homme a disparu.
Le bonheur de la mort, c’est d’être enseveli.
L’argent ? Oh ! c’est différent ; plût à Dieu que nous en eussions recueilli juste assez pour pouvoir retirer, sans remords, cette partie de nous-même qu’on appelle notre nom de cette dure, quoique honorable servitude, qui nous expose tous les jours à ces fastidieux retentissements et à ces odieuses interprétations de la publicité ! Si ces ennemis parviennent (comme je ne le crains que trop) à briser dans ma main cette plume de l’homme de lettres, mille fois plus respectable quand elle cherche le salaire par honneur que quand elle cherche la gloire par vanité, ces ennemis apprendront {p. 12}trop tard (et avec regret, je n’en doute pas) que ce qu’ils appellent la mendicité du travail n’était que le devoir de la stricte probité. Mais la postérité seule appelle les choses par leur vrai nom ; les contemporains les appellent par le nom qui les déshonore. Tant mieux ! Ce n’est pas assez pour le travail d’être le travail, il faut encore qu’il soit un opprobre ; cela le rend plus méritoire aux yeux de cette Providence qui en a fait, pour ceux qui l’acceptent, non seulement une loi, mais une vertu.
Et que ne diraient-elles pas, ces langues à deux tranchants, si je me reposais dans un insoucieux loisir, tandis que ceux à qui je dois compte de mes journées et de mes veilles périraient par mon indifférence et par mon oisiveté ? Vous m’accuseriez, avec raison alors, du plus lâche et du plus coupable égoïsme ; car enfin daignez raisonner un moment avec vous-mêmes.
Qu’est-ce qu’un homme qui sait un métier quelconque, un métier de la main ou un métier de l’esprit ?
{p. 13}Cet homme est un capital.
Qu’est-ce qui fait valoir ce capital ?
C’est le travail.
Supposez que cet homme, au lieu de faire fructifier ce capital honorablement et fidèlement pour ceux auxquels il en doit le produit, stérilise, enfouisse, anéantisse ce capital en se croisant les bras par fausse dignité ou par insouciance d’autrui : que fait cet homme ?
Il fait banqueroute de lui-même à ceux auxquels il doit le produit de son activité et le pain de leur vie.
Que pensez-vous de cet homme ?
Qu’il est méprisable aux yeux de Dieu et aux yeux des autres hommes.
Eh bien ! que pensez-vous alors de vos insultes, vous qui me reprochez de travailler, c’est-à-dire vous qui m’outragez parce que je fais… quoi ? ce qu’il serait déshonorant à moi de ne pas faire !!!
Vos mépris seront donc un jour des éloges ; laissez-moi les prendre dès aujourd’hui de {p. 14}votre bouche pour ce qu’ils sont. Je vous rends grâces ; en cherchant à me déshonorer, vous avez, à votre insu, glorifié le travail.
Quelle cruelle inconséquence de dire à un homme : « Tu dois, et si tu ne payes pas ce que tu dois, tu es déshonoré » ; et de lui dire dans la même phrase : « Si tu continues à travailler pour payer ce que tu dois, nous te déshonorons encore. »
Voilà cependant votre logique ; ce n’est ni celle de Dieu, ni celle des hommes, ni celle de l’honneur, ni celle de l’économie politique ! Mais c’est la logique de la malignité humaine, qui veut enfermer un ennemi dans un cercle vicieux et l’étouffer entre deux sophismes.
Vous pouvez m’étouffer, oui, mais vous ne me déshonorerez pas ; je travaillerai jusqu’à mon dernier soupir, et si je succombe ce ne sera pas ma faute : ce sera celle de mes ennemis.
III §
{p. 15}Au reste, ce n’est pas la première fois qu’une coalition d’inimitiés littéraires ou politiques ressasse ces griefs, et qu’elle me reproche tantôt mon opulence, tantôt ma médiocrité ; j’y suis accoutumé, je pourrais dire, j’y suis bronzé. Lorsque, après la révolution de 1830, que j’avais vue avec douleur, je voulus entrer dans les assemblées publiques pour y défendre à la tribune, selon mes forces, non cette révolution, mais la liberté, un poète fameux alors, tombé depuis, relevé aujourd’hui par sa noble résipiscence, écrivit contre moi une satire sous le titre de Némésis. Il m’y reprochait aussi mes prétendus trésors ; il y refusait, lui poète, à un poète son droit de citoyen ! Je lui répondis en vers avec indignation, mais sans injures. Nous sommes devenus bienveillants l’un pour l’autre depuis. Peut-être vivrai-je assez pour que les écrivains qui m’insultent {p. 16}aujourd’hui en prose regrettent un jour leur injuste inimitié. Je ne la leur rendrai jamais ; en fait de haine je veux mourir insolvable.
IV §
Cependant, qu’ils me permettent une seule observation sur la différence des temps et des procédés entre la Némésis et leur diatribe. Quand l’auteur de la Némésis, Barthélemy, me décochait ses iambes mordants pour arrêter ma marche au début de ma carrière civique, j’étais jeune, riche, heureux, entouré de ces illusions du matin de la vie que trompe si souvent le soir, armé de mes vers pour le combat poétique, armé de ma parole aux tribunes pour le combat politique ; il était peut-être injuste, mais il était loyal et courageux de m’attaquer dans ma force.
Aujourd’hui, je ne succombe pas, mais je chancelle sous le poids de beaucoup de choses {p. 17}plus lourdes que les années : je suis pauvre des besoins d’autrui ; sous ma fausse apparence de bien-être je ne suis pas heureux ; je n’éblouis personne de tous mes prestiges éteints ou éclipsés ; je dispute des proches, des amis, des clients, un berceau, un sépulcre, à l’encan des revendeurs de tombes ; je suis désarmé, je veux l’être ; il n’y a ni mérite, ni force, ni gloire à m’outrager ; il y en aurait à m’aider dans mon travail si l’on avait un autre cœur !
Que ces hommes irréfléchis comparent les circonstances dans lesquelles Barthélemy me raillait de mes prospérités et les circonstances dans lesquelles ils m’invectivent de mes disgrâces, et qu’ils prononcent ! Je ne dirai pas le mot ; mais qu’ils l’entendent dans le fond de leur conscience et qu’ils rougissent ! Je ne veux pas d’autre vengeance qu’un regret !
P. S. Nous croyons devoir donner ici à nos {p. 18}lecteurs la bagatelle poétique ci-jointe ; nous l’écrivîmes dans une heure de loisir dérobée à l’étude pendant ces dernières matinées d’automne. Nous l’adressâmes à un homme de cœur et de talent ; cet homme fut aussitôt associé, pour ce crime d’amitié, aux injures qu’on nous réservait. C’était une goutte de parfum que nous voulions jeter sur sa route ; cette goutte d’huile a servi à attiser encore le feu des rancunes. Que le lecteur juge de ce grand crime commis en badinant ; il y a des gens auxquels il n’est permis ni de pleurer ni de sourire !
Lettre à Alphonse Karr, jardinier §
XXVe entretien.
Littérature grecque.
L’Iliade et l’Odyssée d’Homère §
I §
{p. 31}Reprenons les plus belles œuvres de l’esprit humain, le livre d’Homère. Nous avons commencé par l’Odyssée, parce que, l’Odyssée, c’est l’homme ; l’Iliade, c’est le poète. Mais d’abord une réflexion générale.
Entre la littérature de l’Inde et celle de la Chine, littératures qui ont précédé de bien des siècles la littérature grecque, il y a eu l’Égypte ; {p. 32}l’Égypte, grand mystère, grand arcane, grande éclipse aujourd’hui, civilisation, religion, politique, langue, livres dont nous ne savons rien ou presque rien, tant que les innombrables papyrus, ces momies de la pensée humaine aux bords du Nil, ne nous auront pas révélé leurs énigmes, que nos savants cherchent à déchiffrer depuis cinquante ans !
Mais, si nous en jugeons par les monuments écrasants de masse et imposants de solidité, par les montagnes des Troglodytes trouées comme des alvéoles de ruches humaines, par les temples de granit d’un seul bloc, par les pyramides, ces Alpes du désert élancées au ciel d’un seul jet, par les canaux creusés à main d’homme comme des lits au plus débordant des fleuves, par ces bassins intérieurs que tout le sable de l’Éthiopie ne suffirait pas à boire et que le percement de l’isthme de Suez s’efforce aujourd’hui de surpasser pour déverser trois mers en une et pour placer trois continents sous la main de l’Europe ; si nous en jugeons, dis-je, par ces gigantesques alphabets de pierre qui couvrent le sol de l’Égypte, sa littérature dut être aussi puissante que son architecture, car tous les arts prennent en général {p. 33}leur niveau dans une civilisation. Quand vous voyez les traces d’un immense travail d’un peuple sur la matière, vous pouvez conclure avec certitude que, chez un tel peuple, le travail de la pensée a été égal au travail de la main ; là où vous contemplez un temple de Memphis, vous pouvez être sûr qu’il y a eu une religion ; là où vous contemplez une pyramide, vous pouvez être sûr qu’il y a eu une administration civile ; là où vous contemplez le Parthénon, vous pouvez être sûr qu’il y a eu un Homère.
Mais, je le répète, nous ne connaissons de l’Égypte que son cadavre, couché tout habillé dans la vallée du Nil. L’Égypte est éclipsée ; l’Égypte ressemble à ces étoiles dont les astronomes du temps de Ptolémée nous parlent, mais qui se sont ou éteintes ou enfoncées dans les distances incommensurables de l’éther : leur lueur, incontestée alors, n’est plus aujourd’hui qu’un souvenir du firmament.
L’Égypte avait été le pont d’une seule arche qui avait uni intellectuellement la Chine et les Indes littéraires et religieuses à la Grèce ; mais ce pont s’est écroulé dans le Nil, et nous ne {p. 34}connaissons de cette intelligence disparue que ce qui en avait passé en Grèce ou à Rome. Tout date pour nous de la Grèce dans les chefs-d’œuvre de la troisième époque de l’esprit humain.
Les littératures primitives de la Grèce sont elles-mêmes un mystère, jusqu’à Orphée, Hésiode, Homère. Pour mieux dire, tout date pour nous d’Homère. L’antiquité grecque sort des ténèbres un chef-d’œuvre à la main. Ce chef-d’œuvre, c’est l’Iliade et l’Odyssée.
Un mot sur leur auteur. Les savants disent :
Ces deux poèmes furent longtemps des poésies populaires conservées seulement dans la mémoire des conteurs ou chanteurs ambulants de la Grèce. Denys de Thrace raconte ainsi comment elles furent recueillies :
« À une certaine époque, dit-il, les poèmes d’Homère furent entièrement anéantis, soit par le feu, soit par un tremblement de terre, soit par une inondation ; et, tous ces livres ayant été perdus et dispersés de toutes parts, on n’en conservait que des fragments décousus ; l’ensemble des poèmes allait tomber entièrement dans l’oubli. Alors Pisistrate, général des Athéniens, désirant s’acquérir de la gloire et faire {p. 35}revivre les poèmes d’Homère, prit la résolution suivante. Il fit publier par toute la Grèce que ceux qui possédaient des vers d’Homère recevraient une récompense déterminée par chaque vers qu’ils apporteraient. Tous ceux qui se trouvaient en avoir se hâtèrent de les apporter et reçurent sans contestation la récompense promise. Pisistrate ne renvoyait même pas ceux qui lui remettaient des vers qu’il avait déjà reçus d’un autre. Quelquefois dans le nombre de ces vers il en trouvait un, deux, ou même davantage, qui étaient de trop ; de là il arriva que quelques-uns en apportèrent de leur façon. Après avoir rassemblé tous ces fragments, Pisistrate appela soixante-douze grammairiens, afin que chacun en particulier, et sur le plan qui lui paraîtrait le meilleur, fit un tout de ces divers morceaux d’Homère, moyennant un prix convenable pour des hommes habiles et de bons juges en fait de poésie. Il remit à chacun d’eux tous les vers qu’il avait pu recueillir. Quand chacun les eut réunis selon son idée, Pisistrate rassembla ces compilateurs. Chacun fut obligé d’exposer son travail particulier en présence de tous. Eux, ayant entendu la lecture de ces divers poèmes, et les jugeant sans passion, sans {p. 36}esprit de rivalité, n’écoutant que l’intérêt de la vérité, et ne considérant que la convenance de l’art, déclarèrent unanimement que la compilation d’Aristarque et celle de Zénodote étaient les meilleures ; enfin, jugeant entre les deux, celle d’Aristarque eut la préférence. Cependant, comme nous l’avons dit, parmi ceux qui portèrent des vers à Pisistrate, quelques-uns, pour obtenir une plus grande récompense, en ajoutèrent de leur façon, que l’usage ne tarda pas à consacrer aux yeux des lecteurs. Cette supercherie n’échappa point à la sagacité des juges ; mais, à cause de la coutume et de l’opinion reçue, ils consentirent à les laisser subsister, marquant toutefois d’un obel ceux qu’ils n’approuvaient pas, comme étant étrangers au poète et indignes de lui ; ils témoignèrent par ce signe que ces mêmes vers n’étaient point dignes d’Homère. »
II §
Cicéron et les critiques romains de son époque ont admis cette opinion sur ce chef-d’œuvre de l’art grec et sur ce chef-d’œuvre {p. 37}des langues écrites. Quant à nous, nous n’en croyons rien, ou plutôt nous n’en croyons qu’une seule chose : c’est que le tyran lettré d’Athènes, Pisistrate, fit en effet rechercher et recueillir en corps d’ouvrage, par les érudits de son temps, les fragments disséminés des poésies homériques confiés à la seule mémoire des peuples de l’Hellénie et de l’Asie Mineure, après des siècles inconnus de barbarie et d’ignorance qui avaient submergé plus ou moins longtemps ces admirables monuments de l’esprit. Mais nous ne croyons point et nous ne croirons jamais qu’une langue aussi parfaite de construction, d’image, d’harmonie, de prosodie, que la langue de l’Iliade, n’eût pas été écrite avant l’époque où Homère dicta ou chanta ses poèmes aux pasteurs, aux guerriers, aux matelots de l’Ionie. Une langue n’est pas l’œuvre d’un homme ni d’un jour ; une langue est l’œuvre d’un peuple et d’une longue série de siècles, et quand cette langue, comme la langue employée par Homère, présente à l’esprit et à l’oreille toutes les merveilles de la logique, de la grammaire, de la critique, du style, des couleurs, de la sonorité et du sens qui caractérisent la maturité d’une civilisation, vous {p. 38}pouvez conclure avec certitude qu’une telle langue n’est pas le patois grossier des montagnards ni des marins d’une péninsule encore barbare, mais qu’elle a été longtemps construite, parlée chantée, écrite, et qu’elle est vieille comme les rochers de l’Attique et répandue comme les flots de son Archipel.
Voici, au reste, comment nous avons reconstruit nous-même, à une autre époque et dans un autre ouvrage, la vie et les œuvres d’Homère, d’après les monuments les plus anciens et les plus authentiques de la critique et de l’érudition grecque.
C’est une des facultés les plus naturelles et les plus universelles de l’homme que de reproduire en lui par l’imagination et la pensée, et en dehors de lui par l’art et par la parole, l’univers matériel et l’univers moral au sein duquel il a été placé par la Providence. L’homme est le miroir pensant de la nature ; tout s’y retrace, tout s’y anime, tout y renaît par la poésie. C’est une seconde création que Dieu a permis à l’homme de feindre en reflétant l’autre dans sa pensée et dans sa parole ; un verbe inférieur, mais un verbe véritable, qui crée, bien qu’il ne crée qu’avec les éléments, avec {p. 39}les images et avec les souvenirs des choses que la nature a créées avant lui : jeu d’enfant, mais jeu divin de notre âme avec les impressions qu’elle reçoit de la nature ; jeu par lequel nous reconstruisons sans cesse cette figure passagère du monde extérieur et du monde intérieur, qui se peint, qui s’efface et qui se renouvelle sans cesse devant nous. Voilà pourquoi le mot poésie veut dire création.
La mémoire est le premier élément de cette création, parce qu’elle retrace les choses passées et disparues à notre âme ; aussi les Muses, ces symboles de l’inspiration, furent-elles nommées les filles de mémoire par l’antiquité.
L’imagination est le second, parce qu’elle colore ces choses dans le souvenir et qu’elle les vivifie.
Le sentiment est le troisième, parce que, à la vue ou au souvenir de ces choses survenues et repeintes dans notre âme, cette sensibilité fait ressentir à l’homme des impressions, physiques ou morales, presque aussi intenses et aussi pénétrantes que le seraient les impressions de ces choses mêmes, si elles étaient réelles et présentes devant nos yeux.
Le jugement est le quatrième, parce qu’il {p. 40}nous enseigne seul dans quel ordre, dans quelle proportion, dans quels rapports, dans quelle juste harmonie nous devons combiner et coordonner entre eux ces souvenirs, ces fantômes, ces drames, ces sentiments imaginaires ou historiques, pour les rendre le plus conformes possible à la réalité, à la nature, à la vraisemblance, afin qu’ils produisent sur nous-mêmes et sur les autres une impression aussi entière que si l’art était vérité.
Le cinquième élément nécessaire de cette création ou de cette poésie, c’est le don d’exprimer par la parole ce que nous voyons et ce que nous sentons en nous-mêmes, de produire en dehors ce qui nous remue en dedans, de peindre avec les mots, de donner pour ainsi dire aux paroles la couleur, l’impression, le mouvement, la palpitation, la vie, la jouissance ou la douleur qu’éprouvent les fibres de notre propre cœur à la vue des objets que nous imaginons. Il faut pour cela deux choses : la première, que les langues soient déjà très riches, très fortes et très nuancées d’expressions, sans quoi le poète manquerait de couleurs sur sa palette ; la seconde, que le poète lui-même soit un instrument humain de sensations, très impressionnable, {p. 41}très sensitif et très complet ; qu’il ne manque aucune fibre humaine à son imagination ou à son cœur ; qu’il soit une véritable lyre vivante à toutes cordes, une gamme humaine aussi étendue que la nature, afin que toute chose, grave ou légère, douce ou triste, douloureuse ou délicieuse, y trouve son retentissement ou son cri. Il faut plus encore, il faut que les notes de cette gamme humaine soient très sonores et très vibrantes en lui, pour communiquer leur vibration aux autres ; il faut que cette vibration intérieure enfante sur ses lèvres des expressions fortes, pittoresques, frappantes, qui se gravent dans l’esprit par l’énergie même de leur accent. C’est la force seule de l’impression qui crée en nous le mot, car le mot n’est que le contrecoup de la pensée. Si la pensée frappe fort, le mot est fort ; si elle frappe doucement, il est doux ; si elle frappe faiblement, il est faible. Tel coup, tel mot ; voilà la nature !
Enfin, le sixième élément nécessaire à cette création intérieure et extérieure qu’on appelle poésie, c’est le sentiment musical dans l’oreille des grands poètes, parce que la poésie chante au lieu de parler, et que tout chant a besoin {p. 42}de musique pour le noter, et pour le rendre plus retentissant et plus voluptueux à nos sens et à notre âme. Et si vous me demandez : Pourquoi le chant est-il une condition de la langue poétique ? je vous répondrai : Parce que la parole chantée est plus belle que la parole simplement parlée. Mais si vous allez plus loin, et si vous me demandez : Pourquoi la parole chantée est-elle plus belle que la parole parlée ? je vous répondrai que je n’en sais rien, et qu’il faut le demander à celui qui a fait les sens et l’oreille de l’homme plus voluptueusement impressionnés par la cadence, par la symétrie, par la mesure et par la mélodie des sons et des mots, que par les sons et les mots inharmoniques jetés au hasard ; je vous répondrai que le rythme et l’harmonie sont deux lois mystérieuses de la nature qui constituent la souveraine beauté ou l’ordre dans la parole. Les sphères elles-mêmes se meuvent aux mesures d’un rythme divin, les astres chantent ; et Dieu n’est pas seulement le grand architecte, le grand mathématicien, le grand poète des mondes, il en est aussi le grand musicien. La création est un chant dont il a mesuré la cadence et dont il écoute la mélodie.
{p. 43}Mais le grand poète, d’après ce que je viens de dire, ne doit pas être doué seulement d’une mémoire vaste, d’une imagination riche, d’une sensibilité vive, d’un jugement sûr, d’une expression forte, d’un sens musical aussi harmonieux que cadencé ; il faut qu’il soit un suprême philosophe, car la sagesse est l’âme et la base de ses chants ; il faut qu’il soit législateur, car il doit comprendre les lois qui régissent les rapports des hommes entre eux, lois qui sont aux sociétés humaines et aux nations ce que le ciment est aux édifices ; il doit être guerrier, car il chante souvent les batailles rangées, les prises de villes, les invasions ou les défenses de territoires par les armées ; il doit avoir le cœur d’un héros, car il célèbre les grands exploits et les grands dévouements de l’héroïsme ; il doit être historien, car ses chants sont des récits ; il doit être éloquent, car il fait discuter et haranguer ses personnages ; il doit être voyageur, car il décrit la terre, la mer, les montagnes, les productions, les monuments, les mœurs des différents peuples ; il doit connaître la nature animée et inanimée, la géographie, l’astronomie, la navigation, l’agriculture, les arts, les métiers {p. 44}même les plus vulgaires de son temps, car il parcourt dans ses chants le ciel, la terre, l’océan, et il prend ses comparaisons, ses tableaux, ses images, dans la marche des astres, dans la manœuvre des vaisseaux, dans les formes et dans les habitudes des animaux les plus doux ou les plus féroces ; matelot avec les matelots, pasteur avec les pasteurs, laboureur avec les laboureurs, forgeron avec les forgerons, tisserand avec ceux qui filent les toisons des troupeaux ou qui tissent les toiles, mendiant même avec les mendiants aux portes des chaumières ou des palais. Il doit avoir l’âme naïve comme celle des enfants, tendre, compatissante et pleine de pitié comme celle des femmes, ferme et impassible comme celle des juges et des vieillards, car il récite les jeux, les innocences, les candeurs de l’enfance, les amours des jeunes hommes et des belles vierges, les attachements et les déchirements du cœur, les attendrissements de la compassion sur les misères du sort : il écrit avec des larmes ; son chef-d’œuvre est d’en faire couler. Il doit inspirer aux hommes la pitié, cette plus belle des sympathies humaines, parce qu’elle est la plus désintéressée. Enfin il doit {p. 45}être un homme pieux et rempli de la présence des dieux et du culte de la Providence, car il parle du ciel autant que de la terre. Sa mission est de faire aspirer les hommes au monde invisible et supérieur, de faire proférer le nom suprême à toute chose, même muette, et de remplir toutes les émotions qu’il suscite dans l’esprit ou dans le cœur de je ne sais quel pressentiment immortel et infini, qui est l’atmosphère et comme l’élément invisible de la Divinité.
III §
À peine daignerai-je réfuter ceux qui, comme Denys de Thrace, Cicéron et tant d’autres, ont cru que le poète appelé Homère n’avait jamais existé, mais que l’Iliade et l’Odyssée n’étaient que des rapsodies ou des fragments de poésies recousus ensemble par des rapsodes, chanteurs ambulants qui parcouraient la Grèce et l’Asie en improvisant des chants populaires. Cette opinion est l’athéisme du génie ; elle se réfute par sa propre absurdité. Cent Homères ne seraient-ils donc pas plus {p. 46}merveilleux qu’un seul ? L’unité et la perfection égale des œuvres n’attestent-elles pas l’unité de pensée et la perfection de main de l’ouvrier ? Si la Minerve de Phidias avait été brisée en morceaux par les barbares, et qu’on m’en rapportât un à un les membres mutilés et exhumés, s’adaptant parfaitement les uns aux autres et portant tous l’empreinte du même ciseau, depuis l’orteil jusqu’à la boucle de cheveux, dirais-je, en contemplant tous ces fragments d’incomparable beauté : Cette statue n’est pas d’un seul Phidias ; elle est l’œuvre de mille ouvriers inconnus qui se sont rencontrés par hasard à faire successivement ce chef-d’œuvre de dessin et d’exécution ? Non ; je reconnaîtrais, à l’évidence de l’unité de conception, l’unité d’artiste, et je m’écrierais : C’est Phidias ! comme le monde entier s’écrie : C’est Homère ! Passons donc sur ces incrédulités, vestiges de l’antique envie qui a poursuivi ce grand homme jusque dans la postérité.
Ce père et ce roi des poètes a précédé de près de mille ans la naissance de Jésus-Christ. Son berceau fut placé au bord de la mer enchantée qui sépare l’Asie Mineure de la Grèce, {p. 47}en face de Chio et de l’Archipel, point de vue le plus ravissant où l’œil d’un homme puisse s’ouvrir à la lumière. Les hautes montagnes du Taurus qui meurent derrière Smyrne, la mer étincelante qui écume dans toutes ses anses, le ciel serein qui encadre les flots, les cimes, les îles, les tièdes haleines qui soufflent de tous les golfes, font de ce beau lieu l’Éden d’une imagination poétique. L’île flottante de Délos est l’image de ce berceau d’Homère flottant de même sur ces horizons et sur ces vagues. Son histoire n’est pas si obscure qu’on le prétend ; tous les écrivains de ces lieux et de ces temps s’accordent parfaitement sur les principales circonstances de cette vie. Les rêves n’ont pas tant d’uniformité et de concordance dans leurs chimères.
Voici ces principales circonstances, qui se retrouvent partout, en Ionie, en Grèce, sur tous les écueils de l’Archipel. Il y avait déjà d’autres grands poètes avant lui et de son temps ; son apostrophe aux jeunes filles de Délos l’attesterait seul.
« Si jamais, leur dit-il dans la dernière strophe, si jamais parmi les mortels quelque voyageur malheureux aborde ici et qu’il vous dise :
{p. 48}— Jeunes filles, quel est le plus inspiré des chantres qui visitent votre île, et lequel aimez-vous le mieux ? écoutez, répondez toutes alors en vous souvenant de moi : — C’est l’homme aveugle qui habite dans la montagneuse Chio ; ses chants l’emporteront éternellement dans l’avenir sur tous les autres chants ! »
Maintenant relisons sa vie à travers le demi-jour des traditions et des récits populaires de l’Archipel.
IV §
Il y avait dans la ville de Magnésie, colonie grecque de l’Asie Mineure, séparée de Smyrne par une chaîne de montagnes, un homme originaire de Thessalie, nommé Mélanopus. Il était pauvre, comme le sont en général ces hommes errants qui s’exilent de leur pays, où ne les retiennent ni maison ni champ paternels. Il se transporta donc de Magnésie dans une autre ville neuve et peu éloignée de Magnésie, où cette vallée, déjà trop peuplée, jetait ses essaims. Cette ville s’appelait Cymé. {p. 49}Mélanopus s’y maria avec une jeune Grecque aussi pauvre que lui, fille d’un de ses compatriotes, nommé Omyrethès. Il en eut une fille unique, à laquelle il donna le nom de Crithéis ; il perdit bientôt sa femme, et, se sentant lui-même mourir, il légua sa fille, encore enfant, à un de ses amis qui était d’Argos, et qui portait le nom de Cléanax.
La beauté de Crithéis porta malheur à l’orpheline et porta bonheur à la Grèce et au monde. Il semble qu’Homère, le plus merveilleux des hommes, fût prédestiné à ne pas connaître son père, comme si la Providence avait voulu jeter un mystère sur sa naissance afin d’accroître le prestige autour de son berceau.
Crithéis inspira de l’amour à un inconnu, se laissa surprendre ou séduire. Sa faute ayant éclaté aux yeux de la famille de Cléanax, cette famille craignit d’être déshonorée par la présence d’un enfant illégitime à son foyer. On cacha la faiblesse de Crithéis, et on l’envoya dans une autre colonie grecque qui se peuplait en ce temps-là au fond du golfe d’Hermus, et qui s’appelait Smyrne.
Crithéis, portant dans son sein celui qui couvrait alors son front de honte, et qui devait {p. 50}un jour couvrir son nom de célébrité, reçut asile à Smyrne chez un parent de Cléanax, né en Béotie et transplanté dans la nouvelle colonie grecque ; il se nommait Isménias. On ignore si cet homme connaissait ou ignorait l’état de Crithéis, qui passait sans doute pour veuve ou pour mariée à Cymé.
Quoi qu’il en soit, l’orpheline ayant un jour accompagné les femmes et les filles de Smyrne au bord du petit fleuve Mélès, où l’on célébrait en plein champ une fête en l’honneur des dieux, fut surprise par les douleurs de l’enfantement. Son enfant vint au monde au milieu d’une procession à la gloire des divinités dont il devait répandre le culte, au chant des hymnes, sous un platane, sur l’herbe, au bord du ruisseau.
Les compagnes de Crithéis ramenèrent la jeune fille et rapportèrent l’enfant nu, dans leurs bras, à Smyrne, dans la maison d’Isménias. C’est de ce jour que le ruisseau obscur qui serpente entre les cyprès et les joncs autour du faubourg de Smyrne a pris un nom qui l’égale aux fleuves. La gloire d’un enfant remonte pour l’éclairer jusqu’au brin d’herbe où il fut couché en tombant du sein de sa {p. 51}mère. Les traditions racontent et les anciens ont écrit qu’Orphée, le premier des poètes grecs qui chanta en vers des hymnes aux immortels, fut déchiré en lambeaux par les femmes du mont Rhodope, irritées de ce qu’il enseignait des dieux plus grands que les leurs ; que sa tête, séparée de son corps, fut jetée par elles dans l’Hèbre, fleuve dont l’embouchure est à plus de cent lieues de Smyrne ; que le fleuve roula cette tête encore harmonieuse jusqu’à la mer ; que les vagues, à leur tour, la portèrent jusqu’à l’embouchure du Mélès ; que cette tête échoua sur l’herbe, près de la prairie où Crithéis mit au monde son enfant, comme pour venir d’elle-même transmettre son âme et son inspiration à Homère. Les rossignols, près de sa tombe, ajoutent-ils, chantent plus mélodieusement qu’ailleurs.
Soit qu’Isménias fût trop pauvre pour nourrir la mère et l’enfant, soit que la naissance de ce fils sans père eût jeté quelque ombre sur la réputation de Crithéis, il la congédia de son foyer. Elle chercha pour elle et pour son enfant un asile et un protecteur de porte en porte.
Il y avait en ce temps-là, à Smyrne, un {p. 52}homme peu riche aussi, mais bon et inspiré par le cœur, tels que le sont souvent les hommes détachés des choses périssables par l’étude des choses éternelles ; il se nommait Phémius ; il tenait une école de chant. On appelait le chant, alors, tout ce qui parle, tout ce qui exprime, tout ce qui peint à l’imagination, au cœur, aux sens, tout ce qui chante en nous, la grammaire, la lecture, l’écriture, les lettres, l’éloquence, les vers, la musique ; car ce que les anciens entendaient par musique s’appliquait à l’âme autant qu’aux oreilles. Les vers se chantaient et ne se récitaient pas. Cette musique n’était que l’art de conformer le vers à l’accent et l’accent aux vers. Voilà pourquoi on appelait l’école de Phémius une école de musique : musique de l’âme et de l’oreille, qui s’emparait de l’homme tout entier.
Phémius avait, pour tout salaire des soins qu’il prenait de cette jeunesse, la rétribution, non en argent, mais en nature, que les parents lui donnaient pour prix de l’éducation reçue par leurs fils. Les montagnes qui encadrent le golfe d’Hermus, au fond duquel s’élève Smyrne, étaient alors, comme elles sont encore aujourd’hui, {p. 53}une contrée pastorale riche en troupeaux ; les femmes filaient les laines pour faire ces tapis, industrie héréditaire de l’Ionie. Chacun des enfants, en venant à l’école de Phémius, lui apportait une toison entière ou une poignée de toison des brebis de son père. Phémius les faisait filer par ses servantes, les teignait et les échangeait ensuite, prêtes pour le métier, contre les choses nécessaires à la vie de l’homme. Crithéis, qui avait entendu parler de la bonté de ce maître d’école pour les enfants, parce qu’elle songeait d’avance sans doute à lui confier le sien quand il serait en âge, conduisit son fils par la main au seuil de Phémius. Il fut touché de la beauté et des larmes de la jeune fille, de l’âge et de l’abandon de l’enfant ; il reçut Crithéis dans sa maison comme servante ; il lui permit de garder et de nourrir avec elle son fils ; il employa la jeune Magnésienne à filer les laines qu’il recevait pour prix de ses leçons. Il trouva Crithéis aussi modeste, aussi laborieuse et aussi habile qu’elle était belle ; il s’attacha à l’enfant, dont l’intelligence précoce faisait présager je ne sais quelle gloire à la maison où les dieux l’avaient conduit ; il proposa à Crithéis de l’épouser, et {p. 54}de donner ainsi un père à son fils. L’hospitalité et l’amour de Phémius, l’intérêt de l’enfant touchèrent à la fois le cœur de la jeune femme ; elle devint l’épouse du maître d’école et la maîtresse de la maison dont elle avait abordé le seuil en suppliante, quelques années avant.
Phémius s’attacha de plus en plus au petit Mélésigène. Ce nom, qu’on donnait familièrement à Homère, veut dire enfant de Mélès, en mémoire des bords du ruisseau où il était né. Son père adoptif l’aimait à cause de sa mère et aussi à cause de lui. Instituteur et père à la fois pour cet enfant, il lui prodiguait tout son cœur et tous les secrets de son art. Homère, dont l’âme était ouverte aux leçons de Phémius par sa tendresse, et que la nature avait doué d’une intelligence qui comprenait et d’une mémoire qui reproduisait toutes choses, récompensait les soins du vieillard et réjouissait l’orgueil de Crithéis. On le regardait comme bientôt capable, malgré sa tendre jeunesse, d’enseigner lui-même dans l’école et de succéder un jour à Phémius. Les dieux lui destinaient à son insu moins de bonheur et une autre gloire : le monde à enseigner, et la gloire immortelle pour héritage.
{p. 55}Après la mort de Phémius et de Crithéis, sa mère, Homère erra par le monde, enseignant de ville en ville les petits enfants. Puis il s’embarqua et visita toutes les côtes de la Méditerranée si bien décrites dans l’Odyssée. Toutes les aventures de l’Odyssée sont ses propres aventures transfigurées dans la langue des dieux. Il devint aveugle. Il revint à Smyrne, puis il alla ouvrir une école à Chio, île voisine de Smyrne. Ce Bélisaire du génie est aussi touchant que l’autre Bélisaire. Sa mort est pathétique. Malade sur une barque qui le transportait de Samos à Chio, on le déposa sur la grève pour se rétablir.
Au retour du printemps, des vagues aplanies et des vents tièdes, il reprit sa navigation vers le golfe d’Athènes. Les matelots du navire qui le portait ayant été retenus par la tempête dans la rade de la petite île d’Ios, Homère sentit que la vie se retirait de lui. Il se fit transporter au bord de l’île pour mourir plus en paix, couché au soleil, sur le sable du rivage. Ses compagnons lui avaient dressé une couche sous la voile, auprès de la mer. Les habitants riches de la ville éloignée du rivage, informés de la présence et de la maladie du poète, descendirent {p. 56}de la colline pour lui offrir leur demeure et pour lui apporter des soulagements, des dons et des hommages. Les bergers, les pêcheurs et les matelots de la côte accoururent pour lui demander des oracles, comme à une voix des dieux sur la terre. Il continua à parler en langage divin avec les hommes lettrés, et à s’entretenir, jusqu’à son dernier soupir, avec les hommes simples dont il avait décrit tant de fois les mœurs, les travaux et les misères dans ses poèmes. Son âme avait passé tout entière dans leur mémoire avec ses chants ; en la rendant aux dieux il ne l’enlevait pas à la terre : elle était devenue l’âme de toute la Grèce ; elle allait devenir bientôt celle de toute l’antiquité.
Après qu’il eut expiré sur cette plage, au bord des flots, comme un naufragé de la vie,
l’enfant qui servait de lumière à ses pas, ses compagnons, les habitants de la ville et
les pêcheurs de la côte lui creusèrent une tombe dans le sable, à la place même où il
avait voulu mourir. Ils y roulèrent une roche, sur laquelle ils gravèrent au ciseau ces
mots : « Cette plage recouvre la tête sacrée du divin Homère. »
Ios garda
à jamais la cendre de {p. 57}celui à qui elle avait donné ainsi la suprême
hospitalité. La tombe d’Homère consacra cette île, jusque-là obscure, plus que n’aurait
fait son berceau, que sept villes se disputent encore. La tradition de la plage où le
vieillard aveugle fut enseveli se perdit malheureusement dans la suite des temps et dans
les vicissitudes de l’île.
Sa sépulture fut dans tous les souvenirs, son monument dans ses propres vers. On montre seulement dans l’île de Chio, près de la ville, un banc de pierre semblable à un cirque, et ombragé par un platane qui s’est renouvelé, depuis trois mille ans, par ses rejetons, qu’on appelle l’École d’Homère. C’est là, dit-on, que l’aveugle se faisait conduire par ses filles et qu’il enseignait et chantait ses poèmes. De ce site on aperçoit les deux mers, les caps de l’Ionie, les sommets neigeux de l’Olympe, les plages dorées des îles, les voiles se repliant en entrant dans les anses ou se déployant en sortant des ports. Ses filles voyaient pour lui ces spectacles, dont la magnificence et la variété auraient distrait ses inspirations. La nature, cruelle et consolatrice, semblait avoir voulu le recueillir tout entier dans ces spectacles {p. 58}intérieurs, en jetant ce voile sur sa vue. C’est depuis cette époque, dit-on dans les îles de l’Archipel, que les hommes attribuèrent à la cécité le don d’inspirer le chant, et que les bergers impitoyables crevèrent les yeux aux rossignols, pour ajouter à l’instinct de la mélodie dans l’âme et dans la voix de ce pauvre oiseau.
Voilà l’abrégé de l’histoire d’Homère ; elle est simple comme la nature, triste comme la vie ; elle consiste à souffrir et à chanter : c’est en général la destinée des poètes. Les fibres qu’on ne torture pas ne rendent que peu de sons. La poésie est un cri : nul ne le jette bien retentissant s’il n’a été frappé au cœur. Job n’a crié à Dieu que sur son fumier et dans ses angoisses. De nos jours, comme dans l’antiquité, il faut que les hommes qui sont doués de ce don choisissent entre leur génie et leur bonheur, entre la vie et l’immortalité.
Et maintenant quelle fut l’influence d’Homère sur les mœurs des hommes, et en quoi mérita-t-il le nom de moraliste ?
Pour répondre à cette question, il suffit de {p. 59}lire. Supposez, dans l’enfance ou dans l’adolescence du monde, un homme à demi sauvage, doué seulement de ces instincts élémentaires, grossiers, féroces, qui formaient le fond de notre nature brute, avant que la société, la religion, les arts eussent pétri, adouci, vivifié, spiritualisé, sanctifié le cœur humain ; supposez qu’à un tel homme, isolé au milieu des forêts et livré à ses appétits sensuels, un esprit céleste apprenne l’art de lire les caractères gravés sur le papyrus, et qu’il disparaisse après en lui laissant seulement entre les mains les poésies d’Homère ! L’homme sauvage lit, et un monde nouveau apparaît page par page à ses yeux. Il sent éclore en lui des milliers de pensées, d’images, de sentiments qui lui étaient inconnus ; de matériel qu’il était, un moment avant d’avoir ouvert ce livre, il devient un être intellectuel, et bientôt après un être moral. Homère lui révèle d’abord un monde supérieur, une immortalité de l’âme, un jugement de nos actions après la vie, une justice souveraine, une expiation, une rémunération, selon nos vertus ou nos crimes, des cieux et des enfers ; tout cela altéré de fables ou d’allégories, sans doute, mais tout cela {p. 60}visible et transparent sous les symboles, comme la forme sous le vêtement qui la révèle en la voilant. Il lui apprend ensuite la gloire, cette passion de l’estime mutuelle et de l’estime éternelle, donnée aux hommes comme l’instinct le plus rapproché de la vertu. Il lui apprend le patriotisme par le récit des exploits de ses héros, qui quittent leur royaume paternel, qui s’arrachent des bras de leurs mères et de leurs épouses pour aller sacrifier leur sang dans des expéditions nationales, comme la guerre de Troie, pour illustrer leur commune patrie ; il lui apprend les calamités de ces guerres dans les assauts et les incendies de Troie ; il lui apprend l’amitié dans Achille et Patrocle, la sagesse dans Mentor, la fidélité conjugale dans Andromaque ; la piété pour la vieillesse dans le vieux Priam, à qui Achille rend en pleurant le corps de son fils Hector ; l’horreur pour l’outrage des morts dans ce cadavre d’Hector traîné sept fois autour des murs de sa patrie ; la piété dans Astyanax, son fils, emmené en esclavage dans le sein de sa mère par les Grecs ; la vengeance des dieux dans la mort précoce d’Achille ; les suites de l’infidélité dans Hélène ; le mépris pour la trahison du {p. 61}foyer domestique dans Ménélas ; la sainteté des lois, l’utilité des métiers, l’invention et la beauté des arts ; partout, enfin, l’interprétation des images de la nature, contenant toutes un sens moral, révélé dans chacun de ses phénomènes sur la terre, sur la mer, dans le ciel ; sorte d’alphabet entre Dieu et l’homme, si complet, et si bien épelé dans les vers d’Homère, que le monde moral, le monde matériel, réfléchis l’un dans l’autre comme le firmament dans l’eau, semblent n’être plus qu’une seule pensée et ne parler qu’une seule et même langue à l’intelligence de l’aveugle divin ! Et cette langue encore cadencée par un tel rythme de la mesure est pleine d’une telle musique des mots que chaque pensée semble entrer dans l’âme par l’oreille, non seulement comme une intelligence, mais aussi comme une volupté !
N’est-il pas évident qu’après un long et familier entretien avec ce livre l’homme brutal et féroce aurait disparu, et l’homme intellectuel et moral serait éclos dans ce barbare, auquel les dieux auraient enseigné ainsi Homère ?
Eh bien ! ce qu’un tel poète aurait fait pour un seul homme, Homère le fit pour tout un peuple. À peine la mort eut-elle interrompu {p. 62}ses chants divins que les rapsodes ou les homérides, chantres ambulants, l’oreille et la mémoire encore pleines de ses vers, se répandirent dans toutes les îles et dans toutes les villes de la Grèce, emportant à l’envi chacun un des fragments mutilés de ses poèmes, et les récitant de génération en génération aux fêtes publiques, aux cérémonies religieuses, aux foyers des palais ou des cabanes, aux écoles des petits enfants ; en sorte qu’une race entière devint l’édition vivante et impérissable de ce livre universel de la primitive antiquité. Sous Ptolémée Philopator, les Smyrnéens lui érigèrent des temples et les Argiens lui rendirent les honneurs divins. L’âme d’un seul homme souffla pendant deux mille ans sur cette partie de l’univers. En 884 avant J.-C., Lycurgue rapporta à Sparte les vers d’Homère pour en nourrir l’âme des citoyens. Puis vint Solon, ce fondateur de la démocratie d’Athènes, qui, plus homme d’État que Platon, sentit ce qu’il y avait de civilisation dans le génie, et qui fit recueillir ces chants épars, comme les Romains recueillirent plus tard les pages divines de la Sibylle. Puis vint Alexandre le Grand, qui, passionné pour l’immortalité de sa renommée, {p. 63}et sachant que la clef de l’avenir est dans la main des poètes, fit faire une cassette d’une richesse merveilleuse pour y enfermer les chants d’Homère, et qui les plaçait toujours sous son chevet pour avoir des songes divins. Puis vinrent les Romains, qui, de toutes leurs conquêtes en Grèce, n’estimèrent rien à l’égal de la conquête des poèmes d’Homère, et dont tous les poètes ne furent que les échos prolongés de cette voix de Chio. Puis vinrent les ténèbres des âges barbares, qui enveloppèrent pendant près de mille ans l’Occident d’ignorance, et qui ne commencèrent à se dissiper qu’à l’époque où les manuscrits retrouvés d’Homère, dans les cendres du paganisme, redevinrent l’étude, la source et l’enthousiasme de l’esprit humain. En sorte que le monde ancien, histoire, poésie, arts, métiers, civilisation, mœurs, religion, est tout entier dans Homère ; que le monde littéraire, même moderne, procède à moitié de lui, et que, devant ce premier et ce dernier des chantres inspirés, aucun homme, quel qu’il soit, ne pourrait, sans rougir, se donner à lui-même le nom de poète. Demander si un tel homme peut compter au nombre des moralisateurs du genre humain, c’est demander {p. 64}si le génie est une clarté ou une obscurité sur le monde ; c’est renouveler le blasphème de Platon ; c’est chasser les poètes de la civilisation ; c’est mutiler l’humanité dans son plus sublime organe, l’organe de l’infini ! c’est renvoyer à Dieu ses plus souveraines facultés, de peur qu’elles n’offusquent les yeux jaloux et qu’elles ne fassent paraître le monde réel trop obscur et trop petit, comparé à la splendeur de l’imagination et à la grandeur de la nature !
XXVIe entretien.
Épopée.
Homère. — L’Iliade §
I §
{p. 65}Voilà l’homme, maintenant voyons l’œuvre.
L’Iliade est un poème tout à la fois religieux, historique, national, dramatique et descriptif. C’est le poème épique par excellence, car il embrasse tout, le ciel, la nature et l’homme. Laissez-moi vous le dérouler page à page, non pas {p. 66}avec la fastidieuse minutie d’un scoliaste grec qui s’extasie sur chaque aventure et sur chaque vers, mais avec la critique libre, impartiale, sincère, d’un Européen, cosmopolite d’esprit, qui n’adore pas servilement toutes les reliques, mais qui sent et qui raisonne à la fois ses impressions.
Bien des choses ont vieilli dans ce poème : le ciel d’abord, qui a été dépeuplé de ses dieux ; les nations ensuite, telles que les Troyens et les Hellènes, petits groupes d’hommes qui n’ont laissé que des cendres sur le cap Sigée et un nom sur les pages impérissables de leur poète ; les mœurs enfin, qui ne ressemblent pas plus aux nôtres aujourd’hui que la barbarie à la civilisation et que Troie ou Argos, bourgades classiques, ne ressemblent à Paris, à Rome, à Constantinople ou à Londres.
Mais deux choses n’ont pas changé : la nature et le cœur humain. Ce sont ces deux choses surtout que nous allons rechercher avec vous dans les poèmes d’Homère. Nous les y retrouverons à chaque pas, et nous les y retrouverons avec d’autant plus de charme que la langue merveilleuse dans laquelle Homère retrace la nature et l’homme avait alors sur sa {p. 67}palette, en apparence indigente et novice d’un peuple naissant, une transparence d’images, une fraîcheur de coloris, une naïveté de tours qui semblent associer dans les vers d’Homère l’enfance, la jeunesse, la maturité et la vieillesse d’un idiome. Nous nous servirons, pour faire comprendre cette perfection des vers homériques, de la traduction d’un de nos savants amis, M. Dugas-Montbel, esprit assez studieux pour interpréter laborieusement le grand poète, assez poétique pour ne pas déflorer la poésie par la science. Nous modifierons nous-même la traduction par quelques coups de pinceau, toutes les fois qu’elle nous paraîtra susceptible de plus de grâce ou de plus de force. Tout notre mérite, s’il y en a, dans ce commentaire, sera de vous présenter ces deux monuments de l’esprit humain en Grèce dans leur vrai jour et de ne pas nous interposer entre Homère et vous. Le vrai commentaire du génie, c’est son ouvrage.
Lisons !
II §
{p. 68}Le poète commence son Iliade ou son récit de la chute d’Ilion (Troie) par une invocation à l’inspiration divine que les anciens appelaient la muse. Tout homme qui entreprend une œuvre surhumaine éprouve le besoin d’invoquer en dehors de lui une puissance plus forte que lui. L’acte de génie est en même temps un acte de piété. L’homme s’humilie et se réduit à l’état d’instrument sous la main divine. Cet exorde religieux est toujours le plus beau, car il donne plus d’autorité au poète, ou à l’artiste, ou au législateur, ou au guerrier, ou à l’orateur, sur les autres hommes. Ce n’est plus l’homme qui chante, ou qui parle, ou qui agit en lui ; c’est la Divinité.
Ainsi procède le pieux Homère : « Chante, ô muse, la colère d’Achille, fils de
Pélée ; colère fatale qui entraîna tant de désastres pour les Grecs, qui précipita aux
enfers les âmes intrépides de tant de héros, et qui fit de leurs cadavres la proie des
chiens et des vautours ! »
{p. 69}Puis le poète s’interroge sur les causes qui produisirent ces dissensions
fatales entre les guerriers chefs de la confédération hellénique contre Troie.
Agamemnon, le généralissime de l’armée grecque, a refusé de rendre à Chrysès, prêtre
d’Apollon, sa fille captive. « Non, a-t-il dit au malheureux père, je ne
délivrerai point ta fille avant qu’elle ait vieilli dans mon palais d’Argos, loin de
sa patrie, occupée à filer le lin et à préparer ma couche ! »
Le prêtre tremblant se retire à ces cruelles paroles, et « marche
en silence sur la grève de la mer sonore ; il demande en son cœur vengeance à
cet Apollon dont il dessert les autels »
.
Apollon l’exauce. Sa descente sur la terre rappelle celle de l’ange exterminateur dans
la théogonie chrétienne. « Le cœur chaud de colère, il s’élance des hauteurs de
l’Olympe, ses épaules chargées de l’arc et du carquois. Sa course rapide fait résonner
derrière lui les dards du dieu courroucé. Il s’approche, sombre, terrible comme la
nuit, s’arrête loin des vaisseaux et lance un de ses traits. L’arc d’argent retentit
d’un son sinistre, etc. »
Chacun de ces traits porte la mort aux animaux {p. 70}et aux hommes. Apollon, représenté ici comme le dieu de la santé, sème la peste dans le camp. La mort sévit ; les chefs s’assemblent en conseil. Achille demande avec une audace encore contenue d’où peut venir la colère d’Apollon. Un devin, nommé Calchas, lui dit qu’il lui révélera la véritable cause de ces malheurs s’il veut le garantir contre la vengeance d’un homme puissant qui règne sur Argos. Calchas, rassuré par la promesse d’Achille, dénonce Agamemnon, ravisseur de Chryséis. Agamemnon maudit le devin et déclare qu’il rendra Chryséis à son père pour sauver le peuple, si les autres chefs veulent lui donner une autre dépouille équivalente.
Une altercation sanglante s’élève entre Achille et Agamemnon ; les deux chefs se
renvoient d’atroces injures. Les mœurs sauvages de ces chefs de montagnards de l’Albanie
éclatent dans toute leur rudesse. Achille menace de se retirer dans son pays avec ses
barques et ses guerriers, abandonnant les Grecs à leur malheureux sort. — « Eh
bien ! fuis, si tu veux ; je te méprise ! Je me ris de ta colère, je défie tes
menaces »
, lui dit Agamemnon. « Je renverrai Chryséis à son père, {p. 71}puisque Apollon me l’enlève ; mais j’irai moi-même dans ta tente et
j’enlèverai la belle Briséis, qui t’échut en partage dans les dépouilles, afin que tu
apprennes combien mon autorité est au-dessus de la tienne et que nul ne s’égale à
moi ! »
III §
Achille, saisi d’une douleur poignante, veut tirer son glaive. Minerve le retient par
ses cheveux blonds, mais il laisse déborder au moins sa rage en paroles :
« Misérable ivrogne ! toi qui as tout à la fois les yeux insolents d’un chien
et le cœur d’une biche, je jure, par ce sceptre, par ce sceptre qui ne poussera
désormais ni rameau ni feuillage, par ce sceptre qui ne reverdira plus, depuis que,
coupé du tronc qui le porta sur les montagnes, il a été dépouillé par le fer de ses
feuilles et de son écorce ; — je jure que tu te rongeras le cœur pour avoir outragé en
moi le plus intrépide des Grecs ! »
Nestor alors, vieillard à la parole persuasive, orateur éloquent de Pylos, Nestor qui avait {p. 72}régné déjà sur trois générations d’hommes, s’efforce, en les flattant tous deux, de concilier le différend. Son éloquence y échoue. Les injures et les défis redoublent. Achille se retire sous ses tentes. Agamemnon ordonne à ses deux écuyers ou hérauts, Eurybate et Taltibius, d’aller enlever Briséis à Achille. Achille la cède, en prenant les dieux et les hommes à témoin ; puis il s’assied pour pleurer loin de ses compagnons, sur la plage de la mer blanchissante, et regarde les flots azurés.
Thétis, divinité de la mer, dont il est le fils, lui apparaît et lui demande la cause de ses larmes. Elle pleure elle-même à son récit ; elle lui présage une funeste et courte destinée ; elle lui promet néanmoins d’aller sur l’Olympe implorer pour lui le souverain des dieux, Jupiter.
IV §
Le poète profite de cette suspension du drame pour peindre, en vers techniques qui ont toute la poésie de la mer et du navire, les manœuvres d’une barque qui jette l’ancre dans une rade.
{p. 73}« Aussitôt que les compagnons d’Ulysse ont franchi l’entrée de la rade de Chrysa, ils carguent et plient les voiles, ils les roulent sous le pont du navire, ils relâchent les câbles pour abattre le mât, et avec les seules rames ils approchent de la plage. Alors ils jettent l’ancre, attachent avec des cordages la poupe à la rive, et se disséminent sur les bords de la mer, etc. »
Le prêtre de Chrysa, à qui Ulysse vient de ramener sa fille Chryséis, invoque Apollon pour Agamemnon. On immole des victimes, on prépare un banquet. Homère, en véritable poète, ne se contente pas de raconter ; il décrit tous ces apprêts et présente à l’imagination tous ces détails pittoresques du sacrifice, du feu, du repas, détails qui sont la vie des tableaux ; puis, quand les matelots se rembarquent avec Ulysse, il peint cette autre scène de mer des mêmes couleurs que la scène du débarquement.
« Quand le soleil a terminé sa course et que les ombres commencent à se répandre sur la terre, les Grecs vont se délasser de leur journée dans leur navire. Le lendemain, dès que l’Aurore aux doigts roses, fille du Matin, a lui dans {p. 74}le firmament, un vent propice et durable souffle sur la mer ; ils redressent le mât, ils déploient les voiles blanchissantes qu’enfle l’haleine des vents ; la vague bleuâtre résonne sur les flancs du navire qui fend en voguant la plaine liquide. »
V §
Ici le poète, qui voit, avec autant de raison que de poésie, toutes les actions des
hommes gouvernées invisiblement par les puissances supérieures nommées divinités,
transporte, sans transition, la scène et la pensée de la terre au ciel. Thétis,
agenouillée devant Jupiter, implore le roi des dieux pour son fils Achille. Jupiter, qui
craint de mécontenter son épouse, la fière Junon, protectrice des Troyens, promet à
Thétis d’écouter ses prières, pourvu que Junon ignore son intercession. Il se contente
de lui faire un signe de tête muet, serment des dieux. « Il fronce ses noirs
sourcils ; sa chevelure divine ondoie sur sa tête immortelle, et tout le vaste Olympe
en est secoué. »
Mais Junon s’aperçoit que son époux a {p. 75}promis quelque chose à Thétis aux pieds d’argent, personnification de la mer aux plaines blanchies
d’écume. Jupiter, qui évite l’explication par une indignation feinte, gourmande son
épouse Junon et la renvoie s’asseoir en silence. Vulcain, fils de Junon, conseille à sa
mère la soumission ; il lui représente le danger d’irriter le maître des dieux, qui,
dans un mouvement d’impatience, le précipita lui-même par le pied du ciel dans l’île de
Lemnos. Puis, il verse à tous les dieux réconciliés et souriants le nectar, breuvage des
immortels. « Un rire inextinguible dérida tous les dieux et toutes les déesses en
voyant le ridicule Vulcain, époux de Vénus, s’empresser, en boitant, autour des
tables, dans le palais de l’Olympe. Apollon, le dieu de l’intelligence sous toutes ses
formes, et les muses, inspirations incarnées, complètent la fête par les chants et par
la musique. Jupiter feint de s’endormir sur sa couche, dans les bras de
Junon. »
VI §
{p. 76}Le second chant s’ouvre par un songe, messager trompeur que Jupiter envoie
à Agamemnon. Le songe obéit ; il présage à Agamemnon la chute d’Ilion pour ce jour-là.
Agamemnon se confie à ce présage. « Il se lève de sa couche, il revêt une riche
et moelleuse tunique, nouvellement tissée, il s’enveloppe d’un ample manteau, il
attache à ses pieds de riches sandales, il suspend à ses épaules un glaive étincelant
d’argent, il prend dans sa main le sceptre de ses pères et s’avance vers les navires
des Grecs. »
Il monte dans le vaisseau du vieux Nestor, roi de Pylos.
Il lui raconte le songe de sa nuit. Nestor convoque les confédérés.
Écoutez le poète peignant l’attroupement des rois et de l’armée à la voix de Nestor :
« Tous les rois, porteurs de sceptre, se lèvent, obéissent au pasteur des
peuples et accourent en foule avec les Grecs. Ainsi d’une roche caverneuse sort en
tourbillon la foule innombrable {p. 77}des abeilles ; leurs essaims, toujours
plus épais, se groupent sur les fleurs printanières ou voltigent épars dans les airs ;
ainsi tous ces peuples sortent, les uns de leurs tentes, les autres de leurs navires,
se répandent sur la vaste plage de la mer et se pressent par groupes au lieu assigné
pour le conseil. »
Agamemnon leur adresse un discours très éloquent et très pathétique pour relever leur courage par leur nombre et par leur patriotisme. On voit qu’Homère eût été facilement Démosthène, s’il n’avait été Homère.
Agamemnon feint de vouloir lever le siège après neuf années d’efforts inutiles. À
l’idée de cet abandon les Grecs frémissent de honte. L’agitation d’une assemblée du
peuple est décrite comme par un historien qui aurait assisté cent fois à ces tempêtes
d’hommes dans les assemblées politiques. « La multitude est ondoyante comme les
flots de la mer Icarienne, que soulèvent en sens contraire les vents d’Eurus et de
Notus, échappés du sein des nuages ; tel que, dans sa course, le Zéphire courbe une
vaste moisson, fougueux il s’élance et fait ondoyer les épis ; de même se soulève et
s’abaisse l’immense réunion ! etc. »
{p. 78}Ulysse, confident habile et discret d’Agamemnon, inspiré à propos par Minerve, sagesse divine, se répand alors de groupe en groupe et révèle à voix basse, aux chefs étonnés, que le discours d’Agamemnon n’est qu’une épreuve qu’il veut faire sur l’esprit public de l’armée. Homère ici se montre aussi expérimenté en effervescence populaire et aussi contempteur de l’anarchie qu’un homme qui aurait traversé les factions de la multitude et de la soldatesque dans les dissensions civiles de sa patrie. Sa personnification de la démagogie des camps dans la personne de Thersite, gourmandé par le sage Ulysse, est une leçon de politique par la poésie.
« Les soldats étaient assis et gardaient leurs rangs ; le seul Thersite,
intarissable parleur, prolongeait le tumulte ; son esprit était fertile en impudentes
apostrophes ; sans cesse, avec effronterie, et défiant toute honte, il outrageait les
chefs afin d’exciter le rire de la multitude. Le plus vil des combattants accourus sur
ces bords, il était louche et boiteux ; ses épaules courbées comprimaient sa
poitrine ; sur son crâne, aminci en cône au sommet, flottaient quelques rares
cheveux. »
Les discours {p. 79}aux soldats qu’Homère met dans sa bouche
sont d’envieuses ironies contre Achille et contre Agamemnon livré en dérision à la
populace. Ulysse le confond en présence de ses partisans et le frappe impunément de son
sceptre sur les épaules. Les soldats, indignés de la lâcheté de ce factieux, qui pleure
au lieu de combattre, se retournent avec la mobilité populaire contre leur insolent
instigateur. Cette scène serait de la haute comédie de Molière, par le mépris, si elle
n’était pas de l’épopée par l’énergie de l’éloquence.
Ulysse harangue alors l’assemblée émue par la description pathétique d’un oracle.
Nestor le seconde. Agamemnon se reconnaît coupable de la première insulte à Achille ; il
le provoque à la réconciliation et ordonne le combat : « Que les courroies qui
attachent le large bouclier au cou des guerriers soient humides de sueur, que la main
se lasse à lancer le trait, que le coursier attelé au char étincelant ait ses flancs
blanchis d’écume, que le lâche soit livré aux chiens et aux vautours ! »
À ces mots, les Grecs jettent une immense clameur. « Ainsi que les vagues, sous
un cap élevé, battu de tous côtés par les vents, retentissent {p. 80}contre le
roc escarpé qui les brise, etc. »
On sacrifie aux dieux. Le sang, le feu, la
fumée qui monte de la graisse des victimes, sont décrits avec une puissance de vérité
qui, sans tomber dans le dégoût et dans l’horreur, font respirer aux sens l’odeur de
l’holocauste. « Les guerriers, semblables à la flamme qui court de vallée en
vallée en dévorant une forêt, font étinceler l’éclat de leurs armures sur toute la
plage. Les bataillons, comparés aux nombreuses bandes d’oies sauvages, de grues, de
cygnes au cou allongé, qui volent en se jouant sur les rives du Caystre (fleuve des environs de Smyrne, où j’ai planté moi-même un jour ma
tente), se répandent dans la plaine arrosée où coule le Scamandre, fleuve tari
d’Ilion. »
Une revue des chefs, des soldats et des peuples, dénombrés et dénommés par la muse au poète, revue semée d’anecdotes nationales et qui donne à toutes les peuplades de la Grèce leur caractère et leur gloire propre, termine magnifiquement ce chant. C’est la géographie chantée et l’histoire en peinture. Le poème, ici, descend à la précision sans cesser d’être sublime. Homère est historien et géographe, mais c’est encore Homère.
VII §
{p. 81}Le troisième chant fait marcher cette armée au milieu de la poussière qu’elle soulève, et que le poète compare aux brouillards élevés sur les montagnes par le vent du midi.
Pâris, le beau ravisseur d’Hélène, sort de la ville et rencontre au premier rang des Grecs Ménélas, dont il a ravi l’épouse. Ménélas le provoque en vain ; Pâris, dont la beauté martiale déguise mal la lâcheté, s’enfuit et se perd dans la foule des Troyens. Son frère Hector, autre fils de Priam, lui reproche durement son crime et sa faiblesse. Pâris s’excuse et demande à combattre en présence des deux armées contre Ménélas. Hector porte cette proposition aux Grecs ; ils y consentent. Les deux armées s’arrêtent immobiles et heureuses de cette trêve.
Le poète, pendant cette suspension d’armes, reporte l’esprit dans la ville de Priam,
aux portes Scées. « Là », dit-il dans son inépuisable fertilité d’analogies, charme de
l’intelligence, « là, Priam et les vieillards de la ville étaient assis sur la
plate-forme au-dessus {p. 82}de la ville. Pleins d’expérience, ils discouraient
ensemble, semblables à des cigales qui, sur la cime d’un arbre, font résonner la forêt
de leur mélodieuse voix. »
La belle Hélène, sortie de son palais pour contempler le combat, affligée des malheurs qu’elle cause, compatit aux peines de Priam, s’agenouille devant lui et lui nomme un à un les principaux chefs des Grecs, à mesure qu’ils défilent sous ses yeux dans la plaine. Chacun de ces portraits laisse une empreinte vivante dans l’imagination. L’idée de faire décrire au vieux Priam par la coupable et malheureuse Hélène, cause de cette guerre, les guerriers qui vont tout à l’heure immoler ses fils et l’immoler lui-même et brûler son palais, est un trait du pathétique qui fait de cette revue tout un drame. L’invention de l’esprit n’est point féconde, l’invention du cœur donne seule la vie. On sent partout qu’Homère invente comme la nature, c’est-à-dire en sentant ce qu’il pense et en pensant ce qu’il sent. C’est la différence entre le poète purement ingénieux et le poète créateur ; l’un fait admirer son esprit, l’autre communique son âme. Homère est immortel comme il est universel, parce qu’il est l’âme {p. 83}de tous impressionnée et exprimée dans un seul.
VIII §
Le portrait qu’Hélène fait de la sagesse d’Ulysse est relevé par le portrait
qu’Anténor, autre fils de Priam, fait de son éloquence. « L’éloquence de Ménélas,
dit-il, était brève ; il parlait peu, mais fortement ; toujours sobre, il ne divaguait
point hors de la question, bien qu’il fût le plus jeune. Quand au contraire le sage
Ulysse se levait pour parler, immobile, les yeux baissés, les regards attachés à la
terre, il tenait son sceptre sans mouvement dans sa main sans le balancer à droite et
à gauche, comme un adolescent novice dans son art ; vous auriez cru voir un homme
foudroyé de colère ou bien un faible idiot ; mais, aussitôt que sa voix harmonieuse
s’échappait de son sein, ses paroles se précipitaient semblables à d’innombrable
flocons de neige dans la saison d’hiver ! »
Les héros viennent inviter le vieux Priam à descendre dans la plaine pour sceller la
trêve {p. 84}par ses serments. Son char, guidé par Anténor, l’emporte au milieu des
deux armées. Il se retire aussitôt après dans Ilion, pour ne pas assister au combat où
son fils Pâris peut perdre la vie sous ses yeux. Le combat s’engage ; Pâris, blessé par
Ménélas, va succomber ; Vénus, qui protège ce beau ravisseur, le dérobe sous une nuée
miraculeuse au glaive de Ménélas. Hélène, indignée de la fuite de Pâris, rentré dans son
palais à peine effleuré d’une légère blessure, refuse de le voir. Mais Vénus (la
passion) contraint Hélène à pardonner à son époux et à l’aimer encore pour sa seule
beauté. Pâris l’attendrit par de douces paroles. « Jamais, dit-il, tant de désirs
n’ont enivré mon âme, même le jour où, porté sur mes vaisseaux agiles, je te ravis de
la gracieuse Lacédémone, et que dans l’île de Cranaé l’amour et le
sommeil nous réunirent. »
Il l’entraîne vers la chambre nuptiale, où ils
reposent ensemble sur une couche d’or pendant que Ménélas le cherche encore sur la
poussière pour l’immoler.
IX §
{p. 85}La scène du quatrième chant est dans l’Olympe. Jupiter, enivré de nectar
par Hébé, défie Junon son épouse en lui vantant le succès de la protection de Vénus en
faveur de Pâris et des Troyens. Junon, humiliée, défend encore Ilion, capitale de son
culte. Jupiter consent à l’intervention de Minerve pour provoquer les Troyens à rompre
les premiers la trêve, afin de les prendre en faute et d’avoir le droit de les
abandonner. La descente de Minerve sur la terre est peinte d’un coup de pinceau qui fend
le ciel de la nuit. « Tel qu’un astre nouveau que Jupiter, fils de Saturne, fait
resplendir tout à coup aux yeux des nautoniers ou d’une nombreuse armée, globe
éblouissant d’où jaillissent mille lueurs, ainsi Pallas fond d’en haut sur la terre,
balançant son vol entre les Troyens et les Grecs. »
Pallas se transfigure ; elle persuade à Pandarus, héros auxiliaire des Troyens, de lancer une flèche contre Ménélas. Pandarus, homme de peu de sens, obéit. Écoutez par quelle étrange {p. 86}et pittoresque diversion d’esprit le poète, descriptif autant qu’épique, reporte l’attention d’un combat à une chasse.
« Soudain, dit-il, Pandarus empoigne son arc poli, fait avec les cornes d’une chèvre sauvage que lui-même avait frappée au poitrail pendant qu’elle s’élançait de la crête d’un rocher. Le guerrier, qui l’épiait caché dans l’ombre, lui traversa le flanc. Elle tomba à la renverse sur le roc ; ses cornes, hautes de seize palmes, s’élevaient au-dessus de son front. Un ouvrier consommé les lima avec soin pour les rendre luisantes, les souda et dora leurs pointes. Pandarus, pour tendre avec plus de force cet arc, l’appuie par un bout en inclinant l’autre sur la terre, etc. »
Quelle imagination résisterait à des tableaux si achevés et si ciselés de vérité ! tableaux jetés en passant dans une comparaison ou dans un détail technique qui éblouit l’œil sans le distraire, comme l’écume marque sur la vague qui emporte le vaisseau le sillage du navire sans arrêter le navigateur ! Suivez encore :
« Pandarus ajuste la flèche avec la corde, il tire à lui à la fois la corde et le cran de la flèche, il fait toucher le fil de boyau à sa poitrine {p. 87}et le fer aigu de la flèche à la corne de l’arc. À peine a-t-il tendu cet arc immense et recourbé, l’arc résonne, la corde vibre ; la flèche acérée siffle et vole ardente à percer le groupe des Grecs. »
Ménélas, à peine atteint à travers son bouclier, voit un filet de sang couler sur ses cuisses. Écoutez par quelle autre comparaison inattendue le poète détend ici lui-même l’anxiété de l’imagination de ses auditeurs, tout en peignant les mœurs de l’Ionie où il est né :
« Ainsi, quand une femme de Carie ou de Méonie a coloré en pourpre les plaques d’ivoire destinées à parer la tête des coursiers, beaucoup de guerriers désirent les posséder ; mais ces ornements précieux, réservés à un roi, seront un jour tout à la fois la parure et l’orgueil de son maître. Ainsi, ô Ménélas ! le sang colora tes cuisses, tes jambes, et ruissela jusque sur tes pieds. »
Agamemnon, son frère, s’apitoie en termes d’une héroïque élégie sur le héros blessé ; la Bible n’a pas d’accents plus naïfs ou plus miséricordieux. Il n’y a pas une noble tendresse du cœur humain qui n’ait sa note sur le clavier d’Homère ; il ne charme pas, il n’émeut pas {p. 88}seulement, il pétrit le cœur humain de vertus naturelles. On ne le lit aux jeunes gens que comme cours de poésie, on devrait le leur lire comme cours de bonté et de morale.
X §
L’habile médecin, Machaon, panse la blessure. L’opération est décrite avec le pieux respect qu’inspirait déjà, du temps d’Homère, ces fils d’Esculape, au cœur de femme et à la main divine, qui soulagent les douleurs des hommes.
Tout le reste du chant est employé par Agamemnon à parcourir le camp et à encourager les confédérés par de belles harangues militaires. L’armée se groupe et s’ébranle ; écoutez le tumulte de tant de pas :
« Comme sur la plage sonore les vagues de la mer s’accumulent et se déroulent les unes sur les autres au souffle du vent du midi ; elles commencent à s’élever dans la pleine mer et viennent se briser en mugissant sur le rivage ; là, s’arrondissant autour des écueils, elles se gonflent et rejettent au loin la blanche écume ; {p. 89}de même se succèdent les rangs épais des Grecs marchant au combat. Les Troyens, au contraire, sont comme de nombreuses brebis qui, dans l’étable d’un homme opulent, pendant qu’on trait de leurs mamelles le lait éclatant de blancheur, poussent de longs bêlements en entendant les cris de leurs agneaux séparés des mères, etc. »
Je passe la bataille, semblable à toutes les batailles, mais diversifiée au cinquième chant par des épisodes et des attendrissements de poète qui mêlent à propos les larmes au sang, l’humanité à la fureur, la pitié à la gloire. Les divinités s’y confondent aux hommes, pour prendre la part du ciel et du destin aux événements de la terre. Le chantre s’arrête à chaque instant pour faire respirer le lecteur dans des comparaisons lentement déroulées qui reportent l’âme à des scènes champêtres ou maritimes :
« Diomède s’élance ; tel un lion, hardi de cœur, franchissant les palissades d’une bergerie, fond sur les brebis à la laine épaisse ; s’il est légèrement blessé, mais non terrassé par le berger qui les défend, sa rage et sa vigueur s’accroissent de sa blessure. À cet aspect, le {p. 90}berger, cessant de défendre son troupeau, se cache lui-même dans le bercail, tremblant de rester au grand jour ; les brebis, groupées par la terreur, se pressent les unes contre les autres, tandis que le lion plus ardent bondit dans le vaste enclos, etc. »
XI §
Les coursiers, ces combattants auxiliaires de l’homme, jouent dans les batailles un rôle presque égal à celui des héros. Homère les décrit en peintre équestre et les chante en poète convaincu de l’intelligence, du cœur, de l’héroïsme des animaux, avec tous les détails de leur race, de leur éducation, de leur nourriture, de leur attelage aux chars de guerre.
Vénus elle-même, en voulant dérober son favori Énée à la mort, est blessée à la main
par Diomède ; elle remonte au ciel et se plaint à Jupiter. Jupiter la réprimande
amoureusement de son imprudence. Mars, le dieu de la guerre, va encourager les Troyens
dans leurs murs. Le vaillant Hector, fils belliqueux de {p. 91}Priam, ramène les
siens au combat. Le choc est terrible : « Comme le vent, dans une aire où l’on
bat le froment consacré, lorsque la blonde Cérès sépare au souffle des zéphyrs le
grain de son écorce légère, comme on voit alors blanchir tous les lieux voisins, de
même les combattants sont couverts d’une blanche poussière ! Elle tourbillonne jusqu’à
la voûte solide des cieux, sous les pas des chevaux qui revolent aux
combats. »
Les Grecs plient devant Hector.
Junon s’attendrit sur leur sort. Elle fait atteler par Hébé son char de guerre céleste, dont la description technique attesterait seule qu’Homère avait été apprenti chez l’armurier consommé Tychius. Pallas monte avec Junon sur ce char.
« Autant qu’un homme assis sur un roc élevé découvre d’espace dans l’horizon
quand il regarde la mer azurée, autant les coursiers divins en franchissent d’un
bond ! »
Les deux déesses forcent Mars blessé à abandonner les Troyens pour
aller se faire panser dans le ciel.
Le combat reprend au sixième chant avec une abondance de détails et une continuité de meurtres qui fatigue déjà le lecteur. Des harangues {p. 92}injurieuses, échangées entre les guerriers des deux camps, en accroissent la monotonie. On sent l’ennui, ce poison presque inévitable des longues épopées. Mais les Grecs contemporains ou survivants d’Homère ne devaient pas le sentir, parce que tous ces héros étaient leurs ancêtres, tous ces dieux leurs dieux. Mais là est le vice des poèmes nationaux ; ils n’ont plus, après un certain temps, le même intérêt pour tous les hommes. Le cœur humain et la nature sont seuls d’un attrait universel et qui se renouvelle avec tous les temps.
XII §
Mais cet intérêt renaît à la rentrée d’Hector dans Ilion. Il traverse aux portes Scées, auprès d’un grand hêtre, les vieillards, les femmes, les filles des Troyens, qui l’interrogent sur leurs fils, leurs frères, leurs époux, leurs amis. Il monte au palais de Priam, son père. On voit par la description de ce palais combien les arts de l’architecture et de la décoration étaient antérieurs même aux époques reculées chantées par le premier des épiques.
{p. 93}« Dans ce palais, cinquante appartements contigus étaient revêtus d’un marbre poli et éclatant ; là reposaient les enfants de Priam, près de leurs légitimes épouses. En face et dans l’intérieur des vastes cours s’ouvraient douze autres appartements, aussi contigus, aussi lambrissés de marbre éclatant, destinés aux filles du roi et où reposaient les gendres de Priam auprès de leurs épouses. C’est là qu’Hector rencontre sa mère chérie, qui se rendait vers Laodicée, la plus belle de ses filles. »
Elle lui offre un vin fortifiant pour le raffermir. Hector le refuse pour conserver son sang-froid. Il engage sa mère à aller prier les dieux à la citadelle. Hécube, sa mère, s’y rend avec les femmes pieuses et âgées de la ville. Pendant cette prière, Hector va dans le palais de son frère Pâris, ravisseur efféminé d’Hélène. Cette scène domestique émeut vivement le cœur par le contraste du patriotisme dévoué d’Hector, de la mollesse de Pâris, de la honte d’Hélène, qui admire Hector et qui aime Pâris tout en le méprisant. Ce dialogue prépare admirablement l’esprit à l’entrevue d’Hector et d’Andromaque, son épouse. Voyez et écoutez cette scène conjugale entre Hector, son épouse et {p. 94}son enfant, scène qui a servi et qui servira éternellement de texte à toutes les poésies de l’épopée, du drame, de la peinture et de la sculpture. C’est la nature dans ses plus tendres et dans ses plus généreux instincts, transfigurée par la poésie et divinisée par le devoir !
Hector, rentré tout sanglant dans Ilion, au lieu d’aller d’abord embrasser Andromaque et son fils, commence par accomplir son premier devoir de citoyen envers sa patrie : il va gourmander Pâris et l’appeler au secours de la ville menacée. Ce n’est qu’après ce devoir rempli qu’il cède à l’amour conjugal et à l’amour paternel et qu’il court embrasser Andromaque. Le récit de cette entrevue est simple comme la Bible, et dialogué comme une légende populaire du moyen âge.
« Femmes, dites-moi la vérité », demande-t-il aux suivantes. « Où donc est-elle allée la belle Andromaque hors de son palais ? Est-ce chez une de ses sœurs ? est-ce chez l’épouse d’un de ses frères ? est-ce au temple de Minerve, où les autres femmes fléchissent en ce moment par leurs prières la divinité terrible ?
— Ce n’est point chez une de ses sœurs, ce n’est point chez l’épouse d’un de ses frères, {p. 95}ce n’est point au temple de Minerve, où les autres femmes fléchissent par leurs prières la divinité terrible ; mais elle est montée sur la plate-forme de la haute tour d’Ilion, dès qu’elle a appris la défaite des Troyens et la victoire des Grecs. Elle a couru vers les remparts comme une femme hors de sens, et derrière elle la nourrice portait le petit enfant ! »
Hector, sans en entendre davantage, court aux portes Scées, par où l’on sort dans la plaine où les ennemis sont répandus ; Andromaque, qui l’aperçoit du haut de la tour, descend et se précipite vers son mari. Une seule femme l’accompagne, portant entre ses bras leur enfant encore en bas âge. L’enfant s’appelait pour les Troyens Astyanax, et pour son père Scamandrius. À la vue de son enfant, Hector sourit sans parler, tandis qu’Andromaque s’approche, du héros, et lui prenant la main dans les siennes, lui parle ainsi :
« Infortuné ! ton courage te perdra. Tu n’as point de pitié pour ce tendre enfant ni pour moi, malheureuse, qui serai bientôt veuve, car les Grecs t’immoleront en se réunissant tous contre toi seul ! Il vaudrait mieux pour moi d’être ensevelie dans la terre ! Hélas ! je n’ai {p. 96}plus ni mon père ni ma mère ! Le terrible Achille tua mon père quand il saccagea la ville populeuse des Ciliciens ; mais en le tuant il ne le dépouilla pas de ses vêtements, tant il fut retenu par le respect ; il lui éleva une tombe autour de laquelle les nymphes des montagnes plantèrent des ormeaux. J’avais aussi sept frères dans nos palais, mais tous, en un même jour, descendirent dans la nuit éternelle, égorgés par le féroce Achille pendant qu’ils paissaient leurs nombreux troupeaux de bœufs et de blanches brebis. Ma mère, pour laquelle il reçut une rançon, périt dans les palais de mon père sous une flèche de Diane…… Hector, tu es pour moi mon père, ma mère vénérée, tu es mes frères, tu es mon époux ! Si beau de jeunesse, prends donc pitié de mon désespoir ; reste ici sur la plate-forme de cette tour ; ne laisse pas ton épouse veuve, ton fils orphelin ! Place tes soldats sur la colline des Figuiers ; c’est par là que la ville est accessible !
« — Chère épouse, répond Hector, toutes ces pensées étaient aussi en moi, mais j’aurais trop à rougir devant les Troyens et les femmes troyennes si je me retirais du combat comme un lâche. …… Oui, je le pressens au fond de {p. 97}mon cœur, un jour se lèvera où la ville sacrée d’Ilion, et Priam, et le peuple courageux de Priam périront ensemble ! Mais ni les malheurs futurs des Troyens, de ma mère Hécube elle-même, ni ceux du roi Priam et de mes frères ne me touchent autant que ton propre sort, quand un Grec féroce t’entraînera tout en pleurs, privée de ta douce liberté ; quand dans Argos tu tisseras la toile sous les ordres d’une femme étrangère, et que, forcée par l’inflexible nécessité, tu iras chercher l’eau des fontaines de Messéide ou d’Hypérée. Alors, en voyant fondre tes larmes, on dira : C’est donc là cette épouse d’Hector, qui fut le plus vaillant des guerriers troyens quand ils combattaient autour d’Ilion ! Ah ! que la terre amoncelée couvre mon corps sans vie avant que j’entende ces paroles et que je te sache enlevée de ce palais ! »
À ces mots le magnanime Hector veut prendre son fils entre ses bras ; mais l’enfant, inquiet à la vue du geste de son père, se rejette en criant dans le sein de sa nourrice. Il est effrayé par l’éclat de l’airain et par la crinière qui flotte hérissée sur la crête du casque. Le père et la mère sourient tous les deux de son {p. 98}épouvante. Le magnanime Hector détache soudain le casque étincelant qui brille sur sa tête et le dépose à terre ; il embrasse son fils chéri, le berce dans ses bras ; puis, adressant à Jupiter et aux autres dieux sa prière :
« Jupiter, s’écrie-t-il, et vous tous, dieux qui ne mourez pas ! faites que cet enfant soit, ainsi que moi, illustre parmi les Troyens ; qu’il ait ma vigueur et mon intrépidité pour régner et commander dans Ilion ; qu’on dise, un jour à venir, de lui : “Il est encore plus brave que son père ! ”
« Il dit, et repose son fils entre les mains de sa chère épouse, qui reçoit l’enfant dans son sein avec un sourire trempé de larmes. Le héros, à cette vue, attendri de pitié, nomme Andromaque par son nom et lui parle en ces mots :
« “Chère Andromaque, ne t’abandonne pas à un désespoir prématuré ! Aucun guerrier ne peut me précipiter dans la tombe avant l’heure marquée, et, du moment où il respire, nul mortel, qu’il soit brave ou timide, ne peut échapper à la destinée ! Mais retourne dans ta maison et reprends-y tes travaux de femme, la trame et le fuseau ! Surveille les ouvrages de tes suivantes ! ”
{p. 99}« En achevant ces paroles, Hector reprend son casque ombragé d’une crinière épaisse. Sa chère épouse reprend le chemin de sa maison, mais en retournant souvent la tête et en versant d’abondantes larmes. Elle y trouve rassemblées dans le palais d’Hector ses nombreuses femmes, et sa présence redouble leurs sanglots ; toutes ces femmes du palais pleurent sur Hector, bien qu’il soit encore vivant. »
À cet admirable tableau de famille du héros sans jactance, qui sacrifie modestement son amour d’époux, sa tendresse de père, sa vie de soldat à sa patrie, Homère oppose à l’instant le contraste scandaleux de la femme adultère et du lâche guerrier qui étale avec ostentation aux yeux le courage qui lui manque au cœur.
« Cependant Pâris ne s’est point arrêté longtemps dans son splendide palais ; revêtu de ses armes éclatantes d’airain poli, il traverse la ville, se confiant dans la légèreté de ses pieds. Tel un coursier, largement nourri dans une étable, brisant ses entraves et galopant par bonds dans la plaine, s’élance vers le fleuve rapide où, superbe, il a l’habitude de se plonger ; il dresse, en la secouant, sa tête, fait ondoyer sur son encolure une crinière touffue, {p. 100}et, fier de sa beauté, ses membres souples le portent sans fatigue vers les prairies connues où paissent les jeunes cavales ! »
Pâris et Hector se rencontrent aux portes Scées et descendent ensemble vers la plaine où ils vont combattre. Leur entretien est plein de déférence dans la bouche de Pâris, plus léger que pervers, plein d’indulgence et de mesure dans la bouche d’Hector, aussi politique que brave, et qui cherche non à humilier, mais à relever le cœur de son frère. Homère, dans cette sagesse précoce et accomplie qu’il attribue au héros d’Ilion, a eu évidemment pour but de montrer qu’Hector était né aussi propre à gouverner un jour sa patrie qu’à combattre pour elle ; à faire ressortir davantage la sauvage et capricieuse férocité d’Achille par opposition à toutes les vertus du fils de Priam ; enfin à redoubler le pathétique de la mort prochaine d’Hector par l’admiration et par le regret de tant de vertus fauchées dans leur fleur.
XIII §
Ces scènes, les unes publiques, les autres {p. 101}domestiques, de ce sixième chant ; ces amours voluptueuses dans la chambre d’Hélène ; ces amours chastes dans le palais d’Andromaque ; ces adieux sur la tour de la porte Scées ; ce cœur d’épouse qui fléchit sous ses alarmes ; ce cœur d’époux qui s’affermit tout en s’attendrissant sous le sentiment de son devoir ; cette habileté instinctive de la mère, qui se fait suivre par la nourrice et par l’enfant pour doubler sa puissance d’amante par le prestige de sa maternité ; ce dialogue, dont chaque mot est pris dans les instincts les plus vrais, les plus délicats et les plus saints de la nature ; cette passion légitimée par la chaste union des deux époux ; cette éloquence qui coule sans vaines figures et sans fausse déclamation des deux cœurs ; cet épisode puéril et attendrissant à la fois de l’enfant effrayé du panache et se replongeant dans le sein de la nourrice en se détournant des bras de son père ; ce père qui berce l’enfant de ces mêmes bras forts qui vont tout à l’heure lancer le javelot d’airain contre Achille ; le pressentiment sinistre de cette épouse, qui se rappelle tout à coup et comme involontairement que c’est ce même Achille qui a tué jadis son père et ses sept {p. 102}frères ; enfin jusqu’à ces ormeaux plantés autour de la tombe de ce père d’Andromaque qui s’élancent tout à coup de son souvenir comme des flèches de cyprès dans un ciel serein ; puis les larmes mal contenues qui voilent les yeux ; puis le départ en sanglotant, et ce visage qui se retourne tout en pleurs pour apercevoir une dernière fois celui qui emporte son âme ; puis ce retour dans sa maison vide de son mari, mais pleine de femmes indifférentes, et cette présence d’Andromaque, seule avec l’enfant et la nourrice, excitant, par la compassion qu’elle inspire, sans parler, plus de sanglots que la chute et l’incendie d’Ilion n’en feront bientôt éclater sur la colline des Figuiers, ce sont là autant de coups de pinceau qui égalent le peintre à la nature et qui font du poète plus qu’un homme, un interprète véritablement divin entre la nature humaine et le cœur humain !
Et si on ajoute à cette admiration que cet interprète si intelligent, si fidèle et si éloquent, décrit, parle et chante dans une langue aussi divine et aussi harmonieuse que sa pensée ; si on ajoute que cette langue cadencée et transparente comme les vagues et comme l’éther dont il est entouré {p. 103}dans ses paroles rythmées, l’ordre logique des idées, le nœud puissant et serré du verbe qui relie en faisceau la phrase, la clarté du plein jour sous un soleil d’Orient, la force de l’expression, la délicatesse des nuances, la saillie du marbre, la vivacité des couleurs, la sonorité des armures d’airain dans le combat, des vagues de la mer dans les cavernes du rivage, le sifflement de la tempête dans les vergues et dans les voiles, le susurrement du zéphire dans les brins d’herbe ou dans les feuilles des forêts, enfin jusqu’aux plus imperceptibles palpitations du cœur dans la poitrine des hommes, on reste confondu, en présence d’un tel prodige d’expression, de tout ce que les sens perçoivent, de tout ce que l’âme sent et pense, et l’on se demande par quel étrange phénomène le plus ancien des poètes en est en même temps le plus parfait, par quel contresens apparent le génie poétique de la Grèce sort des ténèbres le chef-d’œuvre des chefs-d’œuvre à la main ; et on ne peut s’empêcher de se récrier sur le blasphème ou sur la cécité de ceux qui préconisent notre vieille jeunesse au détriment de cette jeune antiquité. La théorie superbe du progrès incessant et indéfini de l’humanité {p. 104}dans tous les arts reçoit ici d’un pauvre chanteur aveugle le plus éclatant et le plus éternel démenti. Les âges ont progressé en mécanique peut-être, mais en poésie !… Placez sur un des plateaux de la balance une locomotive de chemin de fer qui emporte les populations entières d’une cité à une autre avec le grondement de la flamme et la rapidité du vent ; placez sur l’autre plateau l’Iliade d’Homère, et demandez-vous à vous-même lequel de ces deux plateaux porte le plus de génie humain dans ces deux chefs-d’œuvre ? Je le sais bien, mais je n’oserais pas le dire, de peur d’offenser l’esprit humain dans l’une ou dans l’autre de ses facultés également divines. Cependant l’un de ces plateaux porte une machine et l’autre porte une âme. Mais la machine aussi contient une âme, me dira-t-on. Oui, mais c’est l’âme appliquée par le calcul à la matière ; l’autre, c’est l’âme appliquée par la poésie au sentiment, à la pensée, à la nature universelle, à la Divinité. Que le mécanicien préfère la machine, je le veux bien ; mais que le philosophe, le poète, le politique, le spiritualiste préfèrent sans comparaison l’Iliade, je suis de la religion du philosophe, du poète, du politique, {p. 105}du spiritualiste. Avec l’Iliade et le temps je ferai cent mille machines ; avec cent mille machines je ne ferai jamais l’Iliade. Honneur et profit au mécanicien, mais culte au poète ! Voilà le mot de la vérité.
Cette admiration de l’antiquité, admiration fondée en moi sur la connaissance précoce de ses chefs-d’œuvre dans toutes les langues et dans tous les arts, m’inspirait, il y a quelques années, au nom d’Homère, les vers suivants :
Homère ! À ce grand nom, du Pinde à l’Hellespont,Les airs, les cieux, les flots, la terre, tout répond.Monument d’un autre âge et d’une autre nature,Homme, l’homme n’a plus le mot qui te mesure !Son incrédule orgueil s’est lassé d’admirer,Et, dans son impuissance à te rien comparer,Il te confond de loin avec ces fables même,Nuage du passé qui couvrent ton poème.Cependant tu fus homme : on le sent à tes pleurs ;Un dieu n’eût pas si bien fait gémir nos douleurs !Il faut que l’immortel qui touche ainsi notre âmeAit sucé la pitié dans le lait d’une femme.Mais dans ces premiers jours, où d’un limon moins vieuxLa nature enfantait des monstres ou des dieux,Le ciel t’avait créé, dans sa magnificence,Comme un autre Océan, profond, sans rive, immense ;{p. 106}Sympathique miroir qui, dans son sein flottant,Sans altérer l’azur de son flot inconstant,Réfléchit tour à tour les grâces de ses rives,Les bergers poursuivant les nymphes fugitives,L’astre qui dort au ciel, le mât brisé qui fuit,Le vol de la tempête aux ailes de la nuit,Ou les traits serpentants de la foudre qui gronde,Rasant sa verte écume et s’éteignant dans l’onde !Cependant l’univers, de tes traces rempli,T’accueillit comme un dieu… par l’insulte et l’oubli !On dit que, sur ces bords où règne ta mémoire,Une lyre à la main tu mendiais ta gloire !…Ta gloire ! Ah ! qu’ai-je dit ? Ce céleste flambeauNe fut aussi pour toi que l’astre du tombeau !Tes rivaux, triomphant des malheurs de ta vie,Plaçant entre elle et toi les ombres de l’envie,Disputèrent encore à ton dernier regardL’éclat de ce soleil qui se lève si tard.La pierre du cercueil ne sut pas t’en défendre ;Et, de ces vils serpents qui rongèrent ta cendre,Sont nés, pour dévorer les restes d’un grand nom,Pour souiller la vertu d’un éternel poison,Ces insectes impurs, ces ténébreux reptiles,Héritiers de la honte et du nom des Zoïles,Qui, pareils à ces vers par la tombe nourris,S’acharnent sur la gloire et vivent de mépris !C’est la loi du destin, c’est le sort de tout âge :Tant qu’il brille ici-bas, tout astre a son nuage.{p. 107}Le bruit d’un nom fameux, de trop près entendu,Ressemble aux sons heurtés de l’airain suspendu,Qui, répandant sa voix dans les airs qu’il éveille,Ébranle au loin le temple et tourmente l’oreille,Mais qui, vibrant de loin, et d’échos en échosRoulant ses sons éteints dans les bois, sur les flots,Comme un céleste accent dans la vague soupire,Dans l’oreille attentive avec mollesse expire,Attendrit la pensée, élève l’âme aux cieux,De ses accords sacrés charme l’homme pieux,Et, tandis que le son lentement s’évapore,Au bruit qu’il n’entend plus le fait rêver encore.…………………………………………………………………………………………………………
Nous allons reprendre ce commentaire de l’Iliade. Admirer, c’est monter. L’admiration de l’antiquité, c’est le progrès de l’avenir.
XIV §
Nous avons laissé, à la fin du sixième chant, les Troyens réunis aux portes Scées, discourant sur le sort de leur ville pendant qu’Hector et Pâris s’élançaient de nouveau dans la plaine {p. 108}pour combattre les Grecs. Le septième et le huitième chant, bien que chantés avec la même sublimité de vers, n’ajoutent rien à l’intérêt de la situation épique. Ce sont toujours ces défis et ces combats un peu fastidieux pour des lecteurs à trois mille ans de ces événements, mais qui devaient avoir un immense intérêt national pour les différentes peuplades de la Grèce, de l’Ionie et de l’Archipel, constamment citées, décrites, célébrées dans leurs ancêtres par le poète.
Hector défie en combat singulier le plus audacieux des chefs de la Grèce ; Ménélas se présente ; Nestor et Agamemnon ne le jugent pas de force à combattre le héros troyen. On tire au sort, dans un casque, parmi un certain nombre de noms fameux, le nom de celui qui aura la gloire de lutter contre Hector. Le nom d’Ajax, ami d’Achille, sort de l’urne. Ajax et Hector combattent entre les deux camps sans que la victoire se décide pour l’un ou pour l’autre. Jupiter les enveloppe d’une nuée ténébreuse pour suspendre divinement le combat. Les deux héros, lassés, mais non blessés, se séparent en se faisant des présents magnifiques. Ils se rendent généreusement justice l’un {p. 109}à l’autre. Cette générosité, que nous appellerions aujourd’hui chevaleresque, atteste que la chevalerie, cette grâce dans l’héroïsme, était inventée bien avant les mœurs arabes et chrétiennes, et qu’elle était sortie du cœur de l’homme, même dans les temps que nous nommons barbares, comme une beauté innée des sentiments humains, beauté qui n’a pas d’autre date que celle du cœur humain lui-même.
XV §
Les Grecs, après ce combat singulier, héroïque, mais sans issue, éprouvent dans une mêlée générale une demi-défaite qui les refoule au bord de la mer, derrière une enceinte de fossés et de palissades qu’ils ont construits pour protéger leurs vaisseaux. Les Troyens campent, vainqueurs, sur le champ de bataille reconquis, derrière le Simoïs. Le huitième chant se termine par une de ces comparaisons larges, splendides, saisissantes, qui jettent sur les tableaux d’Homère un vernis éclatant.
« Ainsi parle Hector, et les Troyens applaudissent {p. 110}à ses paroles par une grande clameur. Aussitôt ils soulagent du joug les chevaux baignés de sueur, et chaque guerrier les attache à son char par des courroies… Les Troyens, fiers de leur victoire, reposent, pendant toute la nuit, sur le champ de bataille, à la lueur des feux qu’ils ont allumés.
« Ainsi, lorsque, dans le firmament, à la lueur de la lune argentée, les radieuses étoiles scintillent, lorsque les vents se taisent dans les airs et que la transparence de la nuit laisse découvrir au loin les collines, les vallées, les hautes cimes des montagnes, le vaste espace des cieux qui s’étend devant nous laisse apercevoir tous les astres, et le cœur du berger est plein de joie… Ainsi brillent çà et là les feux que les Troyens ont allumés devant Ilion et le Xanthe aux flots rapides. Mille foyers resplendissent à travers la plaine ; la vive lueur de chacun de ces feux éclaire cinquante guerriers assis à l’entour, et les chevaux qui broient l’orge blanche et l’avoine attendent auprès des chars que l’Aurore remonte sur le trône des cieux. »
XVI §
{p. 111}On parle de nouveauté dans le style ; mais quelle nouveauté de style pourrait surpasser cette vérité pittoresque des feux d’un camp pendant la nuit, comparés aux lueurs de l’armée des astres brillant de tous côtés dans le firmament ? Et qu’on juge d’ailleurs de l’effet de cette comparaison, lorsque ces magnifiques antiquités de la poésie épique étaient les nouveautés d’une littérature dont nous sommes séparés par trois mille ans ! Ô présomptueuse vieillesse de nos jours ! cessez de calomnier cette verte jeunesse de l’esprit humain dans l’antiquité ! Respectez la jeunesse du monde, ou montrez-nous une langue et un vers supérieurs à une pareille langue et à de pareils vers.
XVII §
L’éloquence de passion et l’éloquence de raison remplissent tout le chant suivant. Agamemnon, intimidé des périls du lendemain, {p. 112}envoie une députation, avec Phénix et Ulysse pour organes, aux tentes d’Achille. La description de la tente d’Achille, de l’hospitalité, du festin qu’il offre aux envoyés, est de la poésie pastorale, naïve et fruste comme une Bible chantée aux Grecs. Ulysse parle en diplomate consommé ; Phénix, vieillard qui a élevé jadis Achille sur ses genoux, parle en vieillard verbeux et en père tendre.
« Ton père, dit-il à Achille, me reçut tout jeune dans son royaume ; il m’aima comme un père aime son fils unique, l’enfant de sa vieillesse, qu’il obtint au sein de sa félicité. C’est moi, divin Achille, qui t’ai fait ce que tu es ! Je t’aimais de toute la tendresse de mon cœur ; aussi jamais tu ne voulais aller dans les festins avec un autre que moi ; jamais tu ne voulus prendre tes repas dans le palais avant que je t’eusse assis sur mes genoux et que j’eusse coupé tes morceaux et porté la coupe à tes lèvres. Combien de fois, couché sur mon sein, n’as-tu pas taché ma tunique en rejetant le vin de ta bouche dans ces jours de ta délicate enfance ! J’ai beaucoup souffert pour toi, beaucoup supporté, pensant en moi-même que, si les dieux ne m’avaient pas accordé {p. 113}de famille, je t’adopterais pour mon fils, ô illustre Achille ! espérant qu’un jour tu ferais alors tout mon soutien contre les rigueurs de la destinée ! Il ne faut pas avoir un cœur impitoyable : les dieux eux-mêmes se laissent fléchir !… Les Prières sont filles du souverain Jupiter ; humbles et le front plissé, osant à peine lever un timide regard, elles marchent avec anxiété sur les pas de l’injure… Celui qui respecte en elles les filles de Jupiter, lorsqu’elles s’approchent pour implorer, en reçoit une puissante assistance et voit ses propres vœux exaucés par elles ; mais, si quelqu’un les renie et les repousse d’un cœur sans pardon, elles remontent vers le fils de Saturne et le conjurent d’attacher l’injure aux pas de l’homme impitoyable et de les venger elles-mêmes en le frappant ! »
XVIII §
On voit comment ces temps, prétendus barbares, connaissaient le pardon des injures et la puissance invisible de la prière ; on voit de plus comment la poésie personnifiait allégoriquement {p. 114}cette divine philosophie du pardon.
Achille reste inflexible ; il ne craint pas même d’avouer un lâche amour de la vie que
les modernes éprouvent, mais qu’ils n’avouent pas ; il veut, dit-il, se retirer dans
l’heureuse Phthie, royaume de son père, et s’y marier. « Rien n’égale pour moi le
prix de la vie. On peut toujours enlever à la guerre des troupeaux de bœufs et de
grasses brebis, on peut ravir des trépieds et des coursiers à la crinière d’or, mais
rien ne peut retenir l’âme de l’homme ; elle fuit sans retour quand la dernière
respiration s’est exhalée de ses lèvres !… »
Ces supplications sur différents tons, et toujours repoussées par Achille, se
poursuivent en discours et en répliques de la plus haute éloquence pendant toute la
durée de ce chant. Le dixième chant nous décrit l’insomnie inquiète d’Agamemnon dans sa
tente pendant la nuit qui précède un combat inégal. « Chaque fois, dit le poète,
que ses regards tombent sur la plaine de Troie, il regarde avec effroi les feux
innombrables qui brillent autour d’Ilion, il entend le son des flûtes, des chalumeaux
et les tumultes des guerriers ! »
Agamemnon se lève et va chercher, dans la {p. 115}nuit, conseil auprès du vieux Nestor. Leur conférence nocturne est peinte en traits aussi pénétrants que naturels. Homère semble avoir assisté à tous les détails de la guerre comme à tous les mouvements du cœur humain. Aucun poète dramatique n’a mieux gravé, mieux varié et mieux conservé tous les caractères. L’histoire n’a pas plus de justesse et plus de physionomie que son pinceau.
« Nestor se lève à la voix d’Agamemnon ; il se revêt de sa tunique, il attache à ses pieds de riches sandales, il agrafe son manteau de pourpre sur lequel se moire un léger duvet, il empoigne une forte lance armée à l’extrémité d’une pointe d’airain et s’avance vers les vaisseaux des Grecs. »
Ulysse, réveillé à son tour par Nestor et par Agamemnon, marche avec eux dans la nuit
ténébreuse pour éveiller les autres chefs. « Ils trouvent Diomède couché hors de
sa tente, tout armé ; autour de lui dorment ses compagnons, la tête appuyée sur leurs
boucliers, leurs lances plantées en terre par la poignée, les pointes d’airain
resplendissant au loin à la lueur des feux, semblables à des traits de foudre de
Jupiter. Diomède dormait aussi sur {p. 116}la peau d’un bœuf sauvage, et sous sa
tête était enroulé un tapis aux couleurs éclatantes ! »
« Notre destinée à tous est sur le tranchant d’un glaive »
, lui dit
Nestor. Tout ce réveil successif et à voix basse des chefs par le roi des rois est la
plus solennelle scène nocturne de guerre qui ait jamais été conçue et décrite. On reste
confondu d’admiration quand on pense qu’elle est en même temps chantée dans les plus
beaux vers imitatifs de la plus belle des langues !
Le conseil de guerre s’assemble. Diomède se dévoue pour faire une sortie et une reconnaissance dans la plaine ; il choisit Ulysse pour son compagnon de guerre. Les détails de l’armement et de la coiffure de combat des deux héros sont aussi techniques que si le poète eût été un armurier ou un corroyeur, et cette toilette ne cesse pas d’être sous sa main aussi poétique qu’un son de la lyre. C’est là le cachet de ce génie, précis comme un ouvrier, élégant comme un artiste. Il décrit toutes les choses matérielles les plus vulgaires par le côté où elles touchent à l’imagination la plus pittoresque ou au sentiment le plus pathétique. La nature entière devient poésie sans cesser {p. 117}d’être la nature. Mais il faudrait tout vous traduire, et l’heure ne me permet que de vous guider à vol d’oiseau sur un poème où tout est merveille.
XIX §
De son côté Hector ne dort pas dans son camp ; il envoie un espion, nommé Dolon,
observer de près les vaisseaux. Diomède et Ulysse se cachent derrière les cadavres dans
la plaine et se laissent dépasser par le Troyen « de toute la longueur du sillon
que tracent dans une terre grasse deux mules plus agiles que les bœufs à traîner la
pesante charrue »
. Dolon, poursuivi par eux, les aperçoit et veut leur
échapper. « Mais, tels que deux limiers à la dent cruelle, exercés à la chasse,
poursuivent, sans relâche et sans répit, à travers une contrée boisée, soit un lièvre,
soit un faon timide qui fuit en bêlant ; tels, etc. »
Dolon, atteint et interrogé, trahit les secrets d’Hector et n’en est pas moins immolé avant qu’il ait pu toucher avec la main le menton de Diomède, geste qui rendait le prisonnier sacré.
Les deux héros pénètrent dans le camp, {p. 118}y font un sanglant carnage,
enlèvent les coursiers du roi Rhésus, allié des Troyens. Ils les ramènent au camp,
« et, après s’être baignés et parfumés d’une huile onctueuse, ils s’asseyent
pour prendre leur repas et puisent dans les jarres pleines un vin
délectable »
.
La bataille s’engage au lever de l’aurore. Chaque coup de lance dans la mêlée retentit
comme un écho dans le vers. Nous ne reviendrons pas sur ces scènes trop prolongées
d’Homère. « Tels que des moissonneurs, parcourant des sillons d’orge ou de
froment dans les domaines d’un homme opulent, courbent les gerbes en monceaux, tels
tombent les Troyens et les Grecs. Tant que dure le matin et que s’élève l’astre sacré
du jour, la foule jonche le sol ; mais, à l’heure où le bûcheron apprête son repas
dans les clairières de la forêt, quand ses bras se sont fatigués à couper les grands
arbres et que le besoin de prendre une salutaire nourriture se fait sentir, alors,
etc. »
Remarquez avec quelle complaisance habile et gracieuse à la fois Homère rappelle l’esprit détendu de l’horreur des combats aux plus sereines scènes de la vie rurale !
{p. 119}Agamemnon, héros de ce chant, égale Achille et fait tout succomber ou tout fuir devant lui. Hector même est blessé et rentre au camp.
Ulysse, après de nombreux exploits, est cerné par les Troyens, « comme, sur le
sommet d’une montagne, des loups carnassiers, altérés de sang, entourent un cerf
blessé par la flèche d’un chasseur ; mais le cerf lui a échappé en courant d’un pas
rapide, tant qu’un sang encore tiède coule de sa blessure et que ses genoux peuvent le
porter ; enfin, lorsqu’il s’arrête énervé par la douleur aiguë, les loups féroces des
montagnes vont le dévorer sous le bois ténébreux ; mais si le hasard conduit en ces
lieux un lion redouté, soudain les loups s’enfuient et le lion se rue sur leur
proie ! »
.
XX §
Écoutez maintenant la description du char d’Hector poursuivant les Grecs. « Il
dit et presse les coursiers du fouet retentissant ; les coursiers, obéissant à la main
qui les flagelle, entraînent sans effort le char au milieu de la {p. 120}mêlée
des Troyens et des Grecs. Leurs pieds foulent les cadavres et les boucliers, l’essieu
tout entier est souillé de sang ; le sang tache aussi les anneaux d’airain qui
tiennent au timon ; les gouttes sanguinolentes que font éclabousser les jantes des
roues et les sabots des chevaux rejaillissent et se collent sur ces
anneaux. »
Ajax, le rival d’Achille en valeur, aperçoit Hector, en est épouvanté, recule et se
perd dans la foule, n’osant se mesurer au fils de Priam. « Tel un lion affamé que
les chiens et les bergers repoussent loin de l’étable ; ils veillent toute la nuit de
peur que le lion ne se repaisse de la chair de leurs grasses génisses. En vain le lion
altéré de sang rôde et se précipite sur l’enceinte ; mille dards acérés sont lancés à
la fois contre lui par des mains courageuses ; des torches sont allumées, et l’animal,
malgré sa rage impétueuse, s’épouvante de leurs lueurs ; enfin, quand le jour commence
à se lever, il s’éloigne triste dans son cœur ; tel Ajax, etc. »
XXI §
{p. 121}Achille, cependant, debout sur la poupe d’un de ses vaisseaux, contemple
immobile les chances de ces batailles et les périls des Grecs. Il se réjouit avec une
indifférence maligne des revers de ses compatriotes. « Je les verrai bientôt
venir en suppliants embrasser mes genoux »
, dit-il à son ami Patrocle.
Il envoie cet ami dans le camp des Grecs pour lui rapporter des nouvelles. Patrocle va
pour en apprendre dans la tente de Nestor, où ce vieux guerrier est à table avec le
médecin de l’armée, Machaon. « Ils sont servis par la captive Hécamède, à la
belle chevelure. D’abord elle place devant eux une table éclatante, polie avec soin,
et dont les pieds sont teints de couleur d’azur ; puis elle sert dans un plat d’airain
l’oignon qui irrite la soif, le miel fraîchement écoulé de la ruche et les pains
pétris de la farine du froment sacré. Sur la table brille la coupe magnifique que le
vieux Nestor apporta de Pylos ; elle est enrichie de clous à têtes d’or ; quatre anses
arrondies {p. 122}et relevées l’entourent ; sur chacune de ses anses deux
colombes d’or semblent se pencher pour becqueter leur nourriture. Hécamède, semblable
aux déesses, verse dans cette coupe du vin de Prammée ; elle y délaye du fromage de
chèvre qu’elle a réduit en poussière avec une râpe d’airain et elle le saupoudre de la
blanche fleur de farine ! »
On voit avec quel don de poésie dans la vérité le chantre des héros et des dieux sait poétiser les plus vulgaires ustensiles du ménage et de la cuisine domestique. On voit aussi, par la description de la coupe aux colombes, de la table aux pieds d’azur, des plats de bronze, que l’ameublement de campagne de ces temps prétendus barbares ne le cédait guère à nos verres de cristal, à nos plats de faïence et à nos tables d’acajou. C’était un autre luxe, mais c’était un luxe où l’art n’était pas moins associé à l’ornementation intérieure qu’il l’est de nos jours. Pour quiconque lit Homère avec attention, il est impossible de ne pas conclure une civilisation morale et industrielle très avancée derrière cette apparente rusticité.
Le discours interminable, mais très riche en détails historiques, de Nestor à Patrocle, {p. 123}délasse les guerriers des fatigues du jour et retrace éloquemment la verbeuse nonchalance de la vieillesse qui aime à se vanter. Ce discours, très habile en même temps, attendrit Patrocle, qui court le rapporter à son ami Achille.
XXII §
Cependant Hector et les Troyens donnent l’assaut aux retranchements des Grecs. Cet assaut, où les guerriers de toutes les peuplades de la Grèce et tous ceux de la Troade sont tour à tour le sujet rapide d’un chant du poète, est pour chaque race, pour chaque ville et pour chaque île une inscription populaire qui répartit à chacun sa part de gloire éternelle.
Les Troyens, prêts à franchir le retranchement, s’étonnent de se voir arrêter par deux
combattants inébranlables sur la muraille. « Mais tels, disent-ils, que des
abeilles ou des guêpes à corsage de diverses couleurs, qui, ayant construit leurs
ruches sur les bords d’un chemin rocailleux, n’abandonnent point leurs creuses
demeures, et, résistant à {p. 124}leurs ennemis, défendent leur race avec
héroïsme, tels ces deux guerriers, quoique seuls, ne veulent pas déserter les portes,
etc., etc. »
La victoire est indécise, quand un prodige, où le naturel des animaux est décrit comme par Pline ou par Audubon, attire et suspend l’attention des deux armées. Écoutez, ou plutôt voyez !
« Un aigle intrépide, laissant à sa gauche l’armée des Troyens en s’élevant dans les airs, emporte entre ses ongles un serpent énorme, sanglant, vivant, palpitant encore. Le reptile n’a point cessé de combattre, mais, se repliant en arrière, il mord et déchire le flanc de son ennemi, qui l’étouffe dans ses serres ; l’oiseau, vaincu par la douleur, le rejette loin de lui sur la terre. Le serpent tombe au milieu des combattants, et l’aigle, avec des cris aigus, s’envole dans les airs, emporté par le souffle des vents. »
On raconte avec effroi ce prodige à Hector, littéralement dans les mêmes vers que nous
venons de citer. « Que m’importe, dit le héros, le vol capricieux des oiseaux ?
Je ne m’en préoccupe pas ; je ne me demande pas si à ma droite ou à ma gauche ils
volent du côté de {p. 125}l’aurore et du soleil, ou si à ma gauche ils volent
vers le ténébreux Occident. Pour nous, n’obéissons qu’à la volonté souveraine du grand
Jupiter. Le plus sûr des augures, c’est de combattre pour sa patrie. »
Ces
vers d’Homère témoignent assez qu’il y avait dès ces jours antiques une piété raisonnée
et sérieuse qui dédaignait les crédulités populaires, et qui croyait à la conscience,
seul oracle du patriotisme et du devoir. La raison n’est pas plus nouvelle dans
l’humanité que l’humanité n’est nouvelle sur la terre. L’homme a été créé complet.
XXIII §
Tout se trouble à la voix d’Hector. « Comme les flocons épais de la neige se
pressent de tomber, dans la saison d’hiver, jusqu’à ce qu’elle couvre les flancs
élevés des montagnes et leurs crêtes dentelées, et les plaines fertiles, et les riches
semences du laboureur, elle s’amoncelle sur les portes et sur les plages de la mer
écumeuse, où les vagues tièdes les balayent promptement ; mais tout le reste {p. 126}en est revêtu tant que pèse sur le sol la neige de Jupiter ; ainsi volent
et tombent les pierres sans nombre, les unes frappant les Troyens, les autres écrasant
les Grecs, etc., etc. »
Les succès et les revers se balancent.
Admirez en quels termes le poète distrait du champ de carnage par le charme intime d’une image domestique :
« Telle qu’une femme juste, qui vit de l’œuvre de ses doigts, prenant sa balance, place d’un côté le poids et de l’autre la laine filée, afin de rapporter à ses petits enfants son modique salaire, tel le sort du combat se balance, etc., etc. »
Dans quel poète moderne trouverez-vous une comparaison pareille, tout à la fois si gracieuse, si intime, si tendre, et cependant si hardie et si neuve par le lieu où elle est aventurée par le poète antique ? Plus on est intelligent de ce qui est la moelle de l’homme dans la poésie, plus on s’anéantit devant de pareilles simplicités, qui sont en même temps de pareilles audaces.
Hector saisit une pierre énorme, « large à la base, conique au sommet ; deux
hommes forts, tels qu’ils existent aujourd’hui, ne pourraient {p. 127}l’arracher du sol pour la placer sur un chariot »
. (Voyez
comme la tradition de la diminution même physique de l’homme est primordiale !)
« Hector la balance facilement à lui tout seul ; ainsi le berger porte
légèrement et d’une seule main la toison d’un bélier !… »
La porte est enfoncée, les Troyens pénètrent dans l’enceinte fortifiée des Grecs.
Hector, à la tête des Troyens, se précipite impétueux sur les Grecs, « semblable
à la pierre arrondie, détachée du rocher natal, que le torrent roule sur sa pente,
lorsque, grossi par une longue pluie, il a défoncé les appuis de cette énorme pierre ;
elle roule en bondissant, et ses bonds font retentir la forêt ; elle court avec
impétuosité jusqu’à ce qu’elle arrive à la plaine ; alors elle cesse de rouler, malgré
son élan rapide ; tel est Hector, etc. »
.
XXIV §
Les innombrables épisodes de bataille de ce treizième chant sont écrits à la pointe du
fer et en traits de flamme et de sang sur le champ du meurtre. Nous ne les reproduirons
{p. 128}pas ; le temps nous emporte. Les vers, les images sont aussi frappants
que les coups de lance. « Ajax, fils d’Oïlée, est toujours auprès d’Ajax, fils de
Télamon ; il ne le quitte pas d’un moment. Tels, dans un champ à labourer, deux bœufs
noirs traînent avec la même ardeur une pesante charrue ; de leurs fronts hérissés de
cornes découle une abondante sueur. Séparés seulement par le joug brillant, ils
creusent un sillon profond et fendent le sein de la terre ! Malgré sa valeur, Hector
est refoulé avec les siens. »
Nestor, cependant, pendant qu’il buvait en paix dans sa tente, entend les clameurs du
combat. « Reste ici, dit-il à Machaon blessé, reste ici et continue à boire ce
vin coloré, en attendant que la blonde Hécamède ait chauffé le bain pour que tu y
laves le sang de tes blessures. Je vais monter sur ce tertre afin de tout voir de
loin ! »
Les chefs des Grecs, consternés, accourent en fuyant vers lui et racontent leur désastre. Ici Homère remonte au ciel pour y chercher la cause des événements humains.
Junon, qui tremble pour les Grecs, aperçoit son époux Jupiter sur le sommet du mont {p. 129}Ida, riche en fontaines ; elle veut le séduire et l’endormir pour profiter de son sommeil en faveur des Grecs. Elle emprunte à Vénus ce charme indéfinissable qui fait aimer, charme figuré par la ceinture de Vénus. Junon invoque aussi le Sommeil. Ce dieu monte sur la cime d’un pin du mont Ida pour en descendre sous la forme de murmure et d’ombre sur les yeux de Jupiter.
La ruse de Junon réussit ; Jupiter aperçoit son épouse : il se sent épris d’elle aussi vivement que le jour où ils furent unis par l’Amour à l’insu de Saturne et du père des dieux. Un nuage descend sur le gazon de l’Ida, germant le lotus, le safran, l’hyacinthe.
Le Sommeil ferme les yeux des divins époux ; il profite de cet assoupissement de Jupiter pour aller réveiller les Grecs et les ramener contre les Troyens. Les combats recommencent. Hector est écrasé sous une pierre énorme lancée par Ajax. Ses compagnons l’emportent, respirant à peine, dans Ilion.
Jupiter, en se réveillant, s’indigne contre Junon, la gourmande avec mépris et injure,
et lui ordonne de retourner au ciel. « Aussitôt, dit le poète, la belle Junon,
docile aux ordres de son époux, vole des sommets de l’Ida {p. 130}jusque dans le
vaste Olympe. Ainsi s’élance la pensée de l’homme qui jadis a parcouru de nombreuses
contrées ; il se les retrace dans son esprit avec une mémoire intelligente, se
disant : J’étais ici, j’étais là, et se représentant une foule de souvenirs. Aussi
rapide s’élançait l’impatiente Junon, etc., etc. »
Ne diriez-vous pas une comparaison écrite d’hier par un poète spiritualiste qui fait disparaître devant la pensée l’espace, la distance, le temps ?
XXV §
D’interminables et monotones combats remplissent les quinzième et seizième chants. Hector incendie une partie des vaisseaux des Argiens.
Le poète transporte soudain le drame dans la tente d’Achille. « Pourquoi
pleures-tu, ô Patrocle, comme une jeune fille, courant après sa mère pour être
emmenée, s’attache à sa robe, la retient à son départ et lève vers elle ses yeux en
pleurs afin que sa mère la prenne dans ses bras ? »
Patrocle lui raconte les désastres de l’armée et des vaisseaux. Achille, sans vouloir encore se mêler aux Grecs pour prévenir la {p. 131}mort de tant de chefs odieux, permet à Patrocle d’aller, avec les seuls Thessaliens, éteindre l’incendie des vaisseaux. Patrocle, revêtu de l’armure d’Achille, délivre, en effet, les vaisseaux et refoule les Troyens hors de l’enceinte dans la plaine. L’excès des scènes de guerre donne à ce milieu du poème la confusion et la satiété d’une éternelle mêlée. Homère, s’il n’avait pas écrit pour des guerriers, aurait donné plus de charme à l’Iliade en abrégeant ces coups de lance et ces coups de pierre perpétuels, et en reposant l’esprit sur d’autres scènes de la nature. Patrocle succomba sous le fer d’Hector.
L’intelligence et la sensibilité des coursiers d’Achille, animaux belliqueux, assimilés avec raison aux guerriers eux-mêmes par le poète, forment le seul épisode touchant et mélancolique de ces deux chants. Écoutez ces vers comparables à ceux de l’Arabe pleurant son coursier. Admirez combien la conviction de l’âme relative des animaux, conviction si oblitérée en nous aujourd’hui, était puissante et hardie dans le père des poètes !
« Les coursiers d’Achille pleurent loin du champ de bataille depuis qu’ils savent que Patrocle, qui les conduit, est tombé dans {p. 132}la poussière, terrassé par l’homicide Hector. En vain leur conducteur nouveau, Automédon, les presse du fouet rapide, les encourage par de flatteuses paroles ou les intimide par des reproches ; ils ne veulent ni retourner au bord du large Hellespont, ni se rejeter dans la mêlée contre les Grecs. Semblables à une colonne immobile sur le tombeau d’un homme ou d’une femme, ils demeurent sans mouvement, attachés au char magnifique et la tête baissée vers le sol. De leurs yeux des larmes brûlantes coulent à terre, car ils regrettent leur noble maître ; leur crinière d’or toute souillée de poussière flotte des deux côtés du timon sur le joug. Jupiter, en les contemplant, est attendri de pitié ; il secoue la tête et dit dans son cœur :
« Ah ! malheureux coursiers ! pourquoi vous avions-nous donnés à Pelée, ce roi soumis au trépas ? Était-ce donc pour que vous eussiez à supporter les peines des misérables mortels ? Hélas ! de tous les êtres qui respirent et rampent sur la terre, l’homme est sans doute le plus infortuné ! Cependant Hector ne montera pas sur votre char ! Je ne le permettrai jamais, etc. »
{p. 133}La douleur d’Achille, en apprenant la mort de Patrocle, est le triomphe de
l’amitié sur l’amour même de la vie. Thétis, sa mère, et les Néréides, divinités
subalternes de l’Océan, accourent pour calmer sa douleur et pour encourager sa
vengeance. Les dieux lui prêtent une armure divine à la place de ses propres armes, que
la mort de Patrocle a livrées à Hector. Il jure à ses soldats qu’il ne célébrera pas les
funérailles de Patrocle avant de lui avoir rapporté les armes et la tête d’Hector.
« Jusque-là, ô cher cadavre, repose près de ces navires ! Les Troyennes
captives au sein arrondi te pleureront tout le jour et toute la nuit. »
XXVI §
Ici le poète change de note sur sa lyre et décrit en vers presque burlesques les travaux et les aventures de Vulcain, ce dieu forgeron, époux de Vénus, condamné à faire rire l’Olympe comme un bouffon de cour.
« Il dit : le dieu massif et difforme s’éloigne en boitant de l’enclume ; ses jambes grêles flageolent sous son corps ; ensuite il place {p. 134}ses soufflets loin de la flamme, et dans un coffre d’argent il rassemble tous les outils de son métier. Puis avec une éponge il essuie son front, ses mains, son cou robuste et sa poitrine velue… Il marche avec un disgracieux effort, prend la main de Thétis et lui dit ces mots, etc. »
Thétis lui demande des armes pour Achille ; il lui en fabrique de si belles que leur description, et surtout la description du bouclier d’Achille, sont à elles seules, sous la main d’Homère, un poème de paysage accompli. Combien je regrette que l’étendue trop considérable de ce chef-d’œuvre m’empêche de vous le traduire en le commentant ici ! Les bas-reliefs de ce bouclier sont une civilisation tout entière. Rien n’est comparable à ce tableau en relief dans toutes les œuvres didactiques de l’antiquité et des siècles modernes. Homère n’aurait chanté que ce bouclier qu’il serait le premier des sculpteurs, des peintres, des pasteurs, des armuriers, des politiques, des philosophes et des poètes. C’est le Phidias de la parole, sept siècles avant le Phidias du ciseau.
XXVII §
{p. 135}Achille, revêtu de ses armes, reparaît au camp des Grecs. Agamemnon se
décide à lui rendre Briséis. « La belle Briséis, semblable à la belle Vénus,
aperçoit, en sortant de la tente d’Agamemnon, le corps du bon Patrocle, son protecteur
dans le temps qu’elle appartenait à Achille ; elle meurtrit son sein, elle ensanglante
son cou délicat, son doux visage ; elle s’écrie en pleurant : Ô Patrocle ! toi l’ami
le plus cher d’une malheureuse, je te laissai plein de vie quand je quittai les tentes
d’Achille, et maintenant que j’y retourne je te retrouve sans vie, ô pasteur des
peuples ! Non, je ne cesserai point de pleurer ta mort, toi qui fus toujours doux
envers moi ! »
Homère, dans ce passage, pleure comme il chante, aussi
incomparable de naturel dans l’élégie que dans la bataille.
Achille devient femme lui-même pour pleurer son compagnon et son ami ; puis il revêt
son bouclier, « d’où rejaillit une lueur semblable à la lune. Ainsi sur la haute
mer apparaît de loin aux matelots la flamme d’un feu allumé sur les
montagnes »
. Sa harangue à ses coursiers {p. 136}est une preuve de plus
de l’intelligence presque humaine que les hommes primitifs attribuaient à ces nobles
animaux.
Le plus apprivoisé de ces coursiers, Xante, répond à son maître par
un mouvement de tête qui répand sa crinière, en signe de deuil, sur le collier, sur le
joug et jusqu’à terre. Xante prédit à son maître une mort prochaine. « Xante,
réplique Achille, pourquoi me prédire la mort ? Cela ne te sied pas, à toi ! Je sais
que ma destinée est de périr ici, loin de ma mère et de mon père ! »
Il dit,
et, poussant un cri terrible, il lance ses généreux coursiers au combat.
XXVIII §
Les vingtième et vingt et unième chants ne sont encore qu’une magnifique, mais interminable mêlée d’hommes et de dieux, combattant, avec des succès divers, sous les murs d’Ilion. Le sang coule comme l’eau du Simoïs et du Scamandre. Achille immole des héros sans nombre à sa fureur ; les Troyens sont refoulés près de leurs murailles.
« Le vieux roi Priam, debout sur la plate-forme de la tour sacrée d’Ilion, aperçoit le {p. 137}héros redoutable. Il descend de la tour et ordonne aux gardes de fermer les portes aussitôt que les Troyens fugitifs les auront franchies. »
Au vingt-deuxième chant, Hector seul, resté en dehors des portes près du hêtre, attend
Achille pour le combattre. L’infortuné Priam parle en vain à son fils, du haut des
murailles, pour le conjurer de s’abriter derrière les remparts. Son discours est une des
plus pathétiques élégies qu’un vieillard puisse proférer sur lui-même. « Prends
pitié de ton malheureux père, que le puissant Jupiter réservait au terme de ses jours
pour le rendre témoin des dernières ruines ! Mes fils égorgés, mes filles captives,
mes palais profanés, mes petits-enfants écrasés contre la pierre, et les épouses de
mes fils entraînées par les mains féroces des Grecs ! Moi-même, le dernier de toute ma
race, demeuré seul sur le seuil de mon palais, les chiens se repaîtront de ma chair
palpitante, lorsque, abattu par la lance ou le javelot, j’aurai rendu ma vie sous le
fer d’un ennemi. Ces chiens, gardiens fidèles que je nourrissais dans nos cours,
autour de nos tables, lécheront mon sang, et, rassasiés de carnage, ils s’étendront
pour dormir sous les portiques. Ah ! il n’appartient qu’au guerrier {p. 138}jeune
d’être couché sur la poussière, frappé dans le combat par le tranchant du fer. Quoique
mort, son corps tout entier laisse admirer sa beauté ; mais lorsque des chiens cruels
souillent la barbe blanche, la chevelure et les tristes restes d’un vieillard égorgé,
ah ! c’est le comble de l’horreur pour les malheureux mortels ! »
Hécube, épouse de Priam et mère d’Hector, en termes aussi touchants, mais plus féminins, adresse en vain la même prière à son fils.
XXIX §
Le poète cependant pénètre, avec la sagacité d’un sondeur expérimenté du cœur humain, dans les derniers replis de l’âme d’Hector, indécis entre l’opprobre de rentrer dans la ville et le danger d’affronter Achille. La nature l’emporte même un moment sur la gloire, et Hector s’enfuit à l’approche du héros des Grecs.
Achille le poursuit sous les murailles, près de la colline et du figuier que secouent
les vents ; Hector, ne pouvant atteindre les murs, se résout à combattre. Le combat
résume toutes les péripéties, toutes les harangues, tous les coups {p. 139}de lance
et de javelot dont Homère a fait tant de fois le tableau dans les vingt chants de ce
poème de la guerre. « La pointe aiguë du dard que brandit Achille cherche la
poitrine d’Hector derrière son bouclier, comme, au sein d’une nuit ténébreuse, Vesper,
la plus étincelante de toutes les étoiles, brille dans les cieux ! »
Hector tombe percé à la gorge ; il lui reste assez de voix pour implorer son vainqueur ; il le supplie seulement de ne pas livrer son cadavre aux chiens dévorants autour des vaisseaux des Grecs.
Achille, implacable, lui répond en forcené de vengeance qu’il voudrait le dévorer
lui-même. « Il lui perce les pieds, passe entre la cheville et le talon une forte
courroie, l’attache à son char et laisse traîner la tête à terre. Hector est ainsi
traîné par Achille dans un nuage de poussière où flotte sa noire chevelure ; sa tête,
autrefois si belle, est ensevelie dans la poudre. Hécube, sa mère, à ce spectacle,
s’arrachant les cheveux, rejette loin d’elle son voile éclatant ; son père pousse des
cris lamentables. »
Ces lamentations du vieux Priam, qui se roule de douleur aux pieds des guerriers, et qui {p. 140}veut sortir pour aller implorer d’Achille le corps de son fils, sont comparables aux plus pathétiques hurlements de la Bible.
« Andromaque, retirée dans son palais, ignorait encore son malheur ; elle préparait le bain de son époux pour la fin du jour. Les gémissements qui retentissent au sommet de la tour arrivent enfin jusqu’à elle. Ses membres défaillent ; la navette glisse de ses mains ; elle appelle ses femmes, elle court au-devant de la fatale nouvelle, semblable à une Ménade. Elle s’arrête sur le mur en regardant de toutes parts ; elle voit Hector traîné autour des murs de la ville. La nuit se répand sur ses yeux ; elle tombe à la renverse et son âme est prête à s’exhaler ; de sa tête se dénouent les riches bandelettes qui retiennent sa chevelure. Ses sœurs et ses belles-sœurs l’entourent ; elle s’écrie au milieu des Troyennes :
« “Hector, que je suis malheureuse ! Nous sommes nés tous les deux sous le même destin, toi au sein d’Ilion dans les palais de Priam, moi à Thèbes, près des forêts de Placus, qui m’éleva quand j’étais enfant, père infortuné d’une fille plus infortunée encore ! Ah ! plût aux dieux qu’il ne m’eût point {p. 141}donné le jour ! Maintenant te voilà dans les demeures de Pluton, profonds abîmes de la terre, pendant que moi, dans un deuil éternel, tu me laisses veuve à notre foyer ! Ce fils encore enfant (Astyanax) auquel, malheureux que nous sommes, nous avons donné la vie, Hector, puisque tu ne vis plus, tu ne seras point son appui et lui ne sera jamais le tien ? Lors même qu’il échapperait à cette désastreuse guerre, toujours les peines et les chagrins s’attacheront à ses pas et les étrangers usurperont son héritage. Le jour qui le fait orphelin laisse un enfant sans protecteur : sans cesse il baisse les yeux et ses joues sont mouillées de ses larmes ; dans sa pauvreté il aborde les anciens amis de son père, arrête celui-ci par son manteau, cet autre par sa tunique ; et si, touché de compassion, l’un d’eux lui tend une coupe, elle humecte à peine le bord de ses lèvres, mais son palais n’en est pas désaltéré. Celui qui a le bonheur de posséder ses parents vivants le repousse de sa table en l’offensant par d’amères paroles. Va-t-en, lui dit-il ; ton père ne nous convie plus à ses festins. Ainsi tout en pleurs reviendra notre pauvre enfant vers ta veuve méprisée, lui Astyanax, qui jadis sur les genoux {p. 142}de son père se nourrissait de moelle succulente et de la chair tendre de nos troupeaux ! Lui qui, lorsque le sommeil s’emparait de lui et qu’il interrompait ses jeux d’enfance, s’endormait sur une couche molle où, sur le sein de sa nourrice, son cœur goûtait une douce joie…… Ils sont encore dans ton palais, ô Hector, tes riches vêtements ourdis par la main des femmes ! Eh bien ! je les jetterai sur la flamme dévorante, puisqu’ils te sont désormais inutiles et que tu ne les porteras plus ! ” »
Ainsi parlait en sanglotant Andromaque, et ses femmes se lamentaient autour d’elle.
On voit, par cette incomparable scène et par cette incomparable élégie, qu’Homère aurait été aussi dramatique qu’il était épique, lui, la source inépuisable de tous les drames que son poème a inspirés à toutes les scènes de l’univers !
XXX §
Ainsi finit le véritable intérêt du poème avec le vingt-deuxième chant.
Le vingt-troisième est le chant de la barbarie après celui du pathétique et de la famille. {p. 143}L’amitié cependant y retrouve de divins accents. Patrocle apparaît à son ami Achille et lui demande d’être réuni à lui dans le même tombeau !
Achille célèbre les funérailles de son ami. Il fait brûler avec son corps douze jeunes captifs troyens qu’il a égorgés1. Il refuse à Hector le bûcher pour réserver sa dépouille aux chiens dévorants : sa colère féroce survit à la mort de son adversaire ; mais les chiens, plus pitoyables que les hommes, respectent le corps du héros.
Des jeux, très déplacés selon nous en ce moment dans l’économie du poème, remplissent de courses de chars, de luttes et de pugilats, le reste de ce chant. Cela est beau d’exécution, mais inopportun et fastidieux. Nous ne croirons jamais qu’un génie aussi sensé et aussi {p. 144}expérimenté du cœur humain qu’Homère ait placé lui-même ces jeux prolongés entre le bûcher d’Hector et les larmes d’Andromaque, de Priam et d’Hécube. Nous pensons plutôt qu’aux époques où Pisistrate et Alexandre le Grand recueillirent de la bouche des rapsodes ces chants immortels, épars dans la mémoire des homérides, les éditeurs du poème déplacèrent machinalement ces jeux de la place qu’Homère leur avait assignée dans sa composition, et reléguèrent à la fin ce qui ne pouvait avoir de convenance et de beauté qu’au commencement du poème. Quoi qu’il en soit, c’est un défaut choquant (et c’est le seul) dans la composition de l’Iliade.
XXXI §
Le plus sublime pathétique se retrouve bientôt après ces jeux, au vingt-quatrième et dernier chant.
« Achille, après ses funérailles, pleure en pensant à ce cher compagnon perdu de sa vie, Patrocle. Le sommeil, qui triomphe de toutes les peines, ne peut fermer ses paupières. Il s’agite en tous sens sur sa couche en regrettant la force et le généreux courage {p. 145}de son ami ; il songe à tout ce qu’ils ont autrefois accompli ensemble, soit en combattant, soit en traversant les mers impétueuses. À ce souvenir il répand des larmes brûlantes, tantôt couché sur le flanc, tantôt sur le dos, tantôt sur la poitrine. Tout à coup, se levant, il s’en va errer triste sur le rivage de la mer ; l’Aurore l’y retrouve quand elle revient éclairer l’Océan et ses plages. »
Le féroce Achille attache à son char le cadavre d’Hector et le traîne trois fois dans
la poussière autour du tombeau de Patrocle. Les dieux indignés se soulèvent à la voix
d’Apollon. Jupiter décide qu’Achille recevra enfin la rançon du corps d’Hector par son
père, le vieux Priam. Il envoie la messagère céleste, Iris, pour donner ce conseil au
héros des Grecs. « Entre les rochers d’Imbros et de Samos, Iris, dit le poète, se précipite dans les noires ondes et la
mer gémit sous son immersion. Elle plonge au fond de l’abîme, comme le plomb suspendu
à la corne d’un bœuf sauvage s’enfonce sous les vagues et porte l’appât meurtrier aux
poissons dévorants. »
Cette étrange et pittoresque comparaison révèle des
procédés de pêche en usage aux bords de l’Ionie et inconnus aujourd’hui.
{p. 146}Thétis, mère d’Achille, se rend à l’ordre de Jupiter, et va dans la tente d’Achille parler à son fils. Admirez avec quelle connaissance de la nature Homère fait insinuer la pitié par la bouche d’une femme, dont le cœur est pétri de plus de larmes et de plus de tendresse que le nôtre.
« Ô mon fils, dit Thétis après avoir caressé de sa main divine la tête de son fils, jusqu’à quand, triste et chagrin, rongeras-tu ton cœur, oubliant la nourriture et le doux sommeil ? Il est bon cependant de s’unir d’amour à une épouse. Hélas ! tu n’as pas longtemps à vivre ! Rends la liberté au corps inanimé d’Hector, accepte la rançon de son cadavre. »
XXXII §
Iris, après avoir fait fléchir Achille par sa mère Thétis, se rend dans Ilion au palais de Priam.
« Les fils de ce roi, assis sur les portiques autour de leur père, trempaient de larmes leurs riches vêtements. Au milieu d’eux, le vieillard est enveloppé d’un manteau qui le couvre tout entier. Un nuage de poussière, {p. 147}ramassé de ses propres mains pendant qu’il se roulait à terre, couvre sa tête et ses épaules. Ses filles et les femmes de ses fils se lamentent dans le palais, au souvenir de ceux si nombreux et si vaillants qui ont perdu la vie sous le fer des Grecs. »
Priam consulte la vieille Hécube, son épouse, sur l’idée qui le possède d’aller racheter le corps de son fils dans le camp d’Achille. Hécube, épouvantée sur le sort du vieillard, l’en dissuade.
« Ah ! plutôt, dit-elle, pleurons à l’écart dans notre palais. Lorsque j’enfantai Hector, la Parque inflexible fila sa destinée pour qu’il fût un jour livré aux chiens dévorants par un féroce ennemi ! Ah ! que ne puis-je l’étreindre et dévorer son cœur pour venger le malheur de mon cher fils ! »
Priam ne cède pas à ces craintes d’Hécube ; il tire de ses coffres les présents
magnifiques, tapis, vêtements, talents d’or, trépieds, vases, coupes, dont il compose la
rançon du corps de son fils. Puis, importuné par les lâches gémissements des Troyens et
de ses fils, il entre en fureur et les chasse du portique avec des reproches injurieux.
« Que n’êtes-vous morts tous à la place d’Hector ! »
{p. 148}On attelle les mules au char. Ce départ, qu’on voudrait citer en entier, est une des scènes les plus splendidement décrites et les plus pathétiquement pleurées de l’Iliade. La tragédie antique n’a rien de plus éclatant sur les larmes des rois.
Priam sort de la ville. « Ses amis le suivent des yeux en versant des larmes
abondantes, comme s’il allait à la mort. »
Les dieux invisibles protègent son
voyage.
Mercure, sous le déguisement d’un compagnon d’Achille, raconte à Priam, pendant qu’il fait boire les mules dans le fleuve, la conservation miraculeuse du cadavre de son fils.
Le dieu déguisé monte sur le char, prend les rênes, fouette les mules, endort les avant-postes ; le vieux roi franchit les retranchements, arrive sans avoir été aperçu, pénètre dans la tente d’Achille, embrasse les genoux du meurtrier d’Hector, baise ces mains homicides qui lui ont ravi tant de fils.
Écoutons le poète lui-même à ce déchirant épisode, dénouement de son poème :
« Lorsqu’une grande misère pèse sur un homme qui a commis un meurtre dans sa patrie, il se retire chez un peuple étranger, dans la maison d’un héros opulent, et tous {p. 149}ceux qui l’aperçoivent sont frappés de surprise. De même Achille se confond d’étonnement en voyant devant lui le majestueux Priam ; tous les assistants s’étonnent aussi, et muets se regardent les uns les autres. Priam, dans l’attitude et de la voix d’un suppliant, fait entendre ces mots :
« “Souviens-toi de ton père, Achille égal à un Dieu ; ton père est du même âge que moi ; il touche comme moi le seuil funeste de la vieillesse ; peut-être qu’en ce moment même des voisins nombreux l’assiègent, et il n’a personne pour écarter ces malheurs et ces périls ; mais du moins, sachant que tu vis encore, il se réjouit secrètement dans le fond de son cœur, et tous les jours il se flatte de voir son fils chéri revenir d’Ilion… Et moi, malheureux ! j’avais aussi des fils vaillants dans la vaste ville de Troie ; je crois qu’il ne m’en reste plus un seul ! Ils étaient cinquante quand débarquèrent les enfants de la Grèce ; dix-neuf avaient été enfantés par les mêmes flancs et dans mes palais ; les autres étaient nés de femmes étrangères ; le cruel Mars (la guerre) a tranché la vie du plus grand nombre d’entre eux ; un seul me restait : il défendait notre ville et nous-mêmes ! {p. 150}Mais tu viens de l’immoler pendant qu’il combattait en faveur de sa patrie. C’était Hector ! Pour lui maintenant je viens jusqu’aux vaisseaux des Grecs ; c’est pour le racheter que j’apporte de nombreux présents… Crains les dieux, ô Achille ! Prends compassion de moi en songeant à ton père. Je suis plus à plaindre que lui ; j’ai fait ce que n’a jamais fait aucun mortel : j’ai collé mes lèvres sur la main du meurtrier de mon fils ! ” »
À ces éloquentes et plaintives paroles, Achille s’attendrit au souvenir de son père ; il prend la main du vieillard et l’écarte doucement ; tous deux s’abandonnent à leurs souvenirs. Priam, prosterné aux pieds d’Achille, pleure amèrement sur Hector ; Achille pleure sur son père, mais par moments aussi sur Patrocle ; la tente retentit de leurs sanglots. Mais, quand ce héros égal aux dieux est rassasié de larmes et qu’il a assoupi ses regrets dans son cœur, il se lève de son siége et tend sa main au vieillard ; car il est touché de tendre compassion à la vue de ces cheveux blancs et de cette barbe vénérable.
XXXIII §
{p. 151}Achille parle cette fois au père d’Hector en homme pitoyable, sage et
résigné au destin qui dispose de tout malgré les mortels. « Mon père aussi n’a
qu’un fils, dit-il, un fils qui périra bientôt ! Je n’assisterai point mon père dans
sa vieillesse, et maintenant, loin de ma patrie, me voilà sur ce rivage pour ton
malheur et pour celui de ta race !… »
Priam veut répliquer ; Achille sent bouillonner en lui sa colère au souvenir de Patrocle, et, se craignant lui-même, il sort de la tente.
Il prend les présents, il fait laver et parfumer le corps d’Hector, il le fait envelopper d’un manteau pour éviter à Priam l’horreur de voir le visage de son fils. Il rentre après ces soins rendus au héros ; il annonce à Priam que son fils, placé sur un char, lui sera rendu le lendemain. Il le console, le fait asseoir à sa table.
Priam, après avoir mangé et bu, contemple Achille, « si grand et si fort
semblable à un dieu »
.
Achille contemple à son tour et admire « le vieillard au visage
majestueux »
.
{p. 152}Ils s’entretiennent sans ressentiments mais non sans larmes. Achille fait préparer pour son hôte un lit recouvert de riches tapis et de moelleuses couvertures sous le vestibule de sa tente, de peur que quelques-uns des princes, en entrant pour tenir le conseil la nuit dans sa tente, ne reconnaissent Priam et n’avertissent Agamemnon.
XXXIV §
Avant l’aube du jour, le vieillard et son écuyer attellent les mules au char qui porte le cadavre d’Hector, et reviennent, sans avoir été vus par Agamemnon, sous les murs d’Ilion. La piété filiale d’une fille de Priam, Cassandre, veille au sommet d’une tour de la ville. Cassandre reconnaît la première le cortège de son père et de son frère. Elle jette un cri, et ses gémissements remplissent la ville.
« Venez ! voyez-le de vos propres yeux, Troyens, et vous, Troyennes, s’écrie Cassandre, ô vous qui pendant sa vie le receviez avec tant de triomphe à son retour des combats ! Alors il était la joie d’Ilion et de tout son peuple ! »
Hécube et Andromaque, la mère et l’épouse, {p. 153}s’élancent les premières sur le char pour toucher la tête d’Hector !
« Cher époux, dit Andromaque en soutenant cette tête dans ses bras pendant que le char traverse la ville, tu perds la vie à la fleur de tes jours, et tu me laisses veuve dans nos demeures. Ce fils (Astyanax), encore dans sa tendre enfance, ce fils que nous engendrâmes tous les deux, malheureux que nous sommes ! ne parviendra pas, je pense, jusqu’à son adolescence. Ilion, avant ce temps, sera précipitée de son élévation ! car tu n’es plus, toi qui sauvais les chastes épouses des Troyens et leurs tendres enfants ! Bientôt elles seront entraînées captives sur les vaisseaux ennemis, et moi sans doute avec elles !… Tu me suivras, ô mon enfant ! et, ravalé à d’indignes emplois, tu travailleras pour un maître cruel ; ou bien un de ces Grecs, t’arrachant de mes bras, te précipitera du sommet d’une tour, pour venger la mort d’un frère, d’un père ou d’un fils immolé par la main d’Hector ; car un grand nombre de Grecs, sous le poids du bras d’Hector, a mordu la terre, et ton père, ô mon fils ! n’était pas faible dans la chaleur funeste des batailles. Aussi, vois comme tout le peuple le pleure dans Ilion !… Ah ! tu {p. 154}laisses à tes parents un deuil inconsolé, cher Hector ; mais c’est à moi surtout que sont réservées les amères douleurs. Hélas ! de ton lit funèbre tu ne m’as pas tendu ta main, tu ne m’as point dit les dernières paroles, dont je me serais souvenue sans cesse, et les jours et les nuits, en versant des larmes ! »
XXXV §
La vieille Hécube parle après l’épouse, et poursuit le panégyrique touchant et glorieux de son fils.
Enfin Hélène elle-même, la cause de tous ces deuils, achève ce panégyrique en paroles entrecoupées de ses gémissements :
« Hector ! de tous mes beaux-frères ô toi le plus aimé de mon cœur, puisqu’il est trop vrai que Pâris est mon époux, et qu’il m’a ravie pour me conduire en Ilion. (Que ne ce suis-je morte avant ce jour !) Voici la vingtième année que j’abordai en ces lieux, que j’ai perdu ma patrie, et jamais je n’entendis de ta bouche une parole outrageante ou même dure ; au contraire, si une de mes sœurs ou ma belle-mère Hécube m’adressait quelques reproches dans nos palais (car {p. 155}Priam, lui, fut comme un père toujours doux envers moi), toi, Hector, en les réprimandant avec bonté, tu les adoucissais par tes douces et indulgentes paroles. Aussi dans mon cœur amer je pleure à la fois sur toi et sur moi, malheureuse, qui désormais n’aurai plus ni ami ni soutien dans la vaste Ilion, où je suis pour tous un objet de mépris et d’horreur ! »
Après ces lamentations si éloquentes et si naïves, le corps du héros est placé sur le bûcher par le vieux Priam. Les flammes du bûcher se confondent avec celles de l’aurore, et une urne d’or reçoit les cendres du dernier défenseur d’Ilion.
XXXVI §
Le poème finit là, comme tout finit dans le monde, par des gémissements, par des séparations, par des larmes et sur un tombeau.
Voilà l’Iliade ! Ce n’est que l’épopée de la guerre, le livre du héros ; il ne faut pas y chercher encore le poème épique de la vie domestique, le livre du foyer, l’épopée intime du cœur humain. Le même chantre, Homère, va {p. 156}nous la donner tout à l’heure, cette épopée, dans l’Odyssée, et nous allons la dérouler devant vous avec plus de charme encore que nous n’en avons éprouvé en vous déroulant l’Iliade. (Nous l’avons fait dans le dernier de ces Entretiens, en 1857.)
Et cependant, même dans cette épopée qui est presque exclusivement consacrée au récit des combats et à la glorification des héros, que manque-t-il au tableau presque universel de toute la nature animée ou inanimée ? Homère n’a-t-il pas su, comme un peintre divin, rattacher par des épisodes rapides et par des coups d’œil naturels, tantôt en arrière, tantôt à côté, tantôt en avant de son sujet, le monde moral et le monde physique tout entier à ce petit coin de sable de la plage de Troie où s’agite le sort de la Troade et de la Grèce ? N’est-ce pas en vingt-quatre chants l’univers sous tous ses aspects, reproduit tantôt en larmes, tantôt en sang, mais toujours dans une musique de paroles ravissantes à l’imagination des hommes ? Les Grecs de ce temps, qui avaient gravé ce poème dans leur mémoire, avaient-ils besoin d’autre livre ? N’était-ce pas pour ainsi dire la Bible des guerriers, des pasteurs, des matelots, des philosophes, des théologiens, {p. 157}des historiens, des artistes, des artisans de son temps, des dieux et des hommes ? l’encyclopédie chantée par un poète universel aux hommes de son temps ?
Les paysages terrestres y sont retracés avec autant de transparence, de clarté, de vérité que les sommets neigeux des montagnes, les caps sourcilleux, les falaises boisées, les collines vertes sont retracés en pleine lumière dans le miroir de la mer d’Ionie, reflétant ses bords dans ses flots.
Les paysages maritimes, la vaste étendue des vagues, leur azur ou leur noirceur, selon le ciel et le vent, leurs oscillations, leurs murmures, les voiles qui les sillonnent en traçant un sentier qui se referme sous leur écume pétillante, le mât qui se dresse ou qui s’incline, l’ancre qui mord le fond, la quille qui résonne en touchant la rive, n’y sont-ils pas reproduits en vers aussi limpides et aussi harmonieux que la vague elle-même ?
Voulez-vous connaître l’origine, le costume, le caractère, la géographie, les mœurs des nations qui peuplaient alors les confins de l’Asie et de l’Europe : le poète vous les montre du doigt, vous les décrit et vous les raconte, peuplade par peuplade, et pour ainsi dire homme {p. 158}par homme, dans cette double revue passée sous vos yeux dans la plaine de Troie !
Voulez-vous des combats : cette plaine, ces vaisseaux, ces remparts regorgent de sang et de cadavres diversement tués pendant vingt-quatre chants, qui sont vingt-quatre batailles !
Voulez-vous des passions féroces d’orgueil, d’ambition, d’envie, découvertes comme des nids de serpents enroulés dans le nid venimeux du cœur humain : regardez Achille sous sa tente, se réjouissant en secret des revers et des meurtres de ses coalisés !
Voulez-vous des passions nobles et patriotiques : contemplez Hector !
Voulez-vous des attachements domestiques : écoutez Phénix, le précepteur d’Achille, rappelant envers son élève les soins d’une nourrice ou d’une mère !
Voulez-vous l’amitié : admirez Patrocle !
Voulez-vous l’amour coupable : entendez Hélène !
Voulez-vous l’amour chaste et conjugal : sanglotez aux sanglots d’Andromaque !
Voulez-vous l’amour paternel : assistez à l’adieu d’Hector à son enfant, balancé dans ses bras et épouvanté de son panache !
Voulez-vous l’éloquence verbeuse et la sagesse {p. 159}infaillible du vieillard dans les conseils des peuples : méditez les paroles de Nestor !
Voulez-vous l’excès de l’infortune humaine : suivez le vieux Priam aux genoux du meurtrier de son fils ou ramenant dans la nuit à son épouse, la vieille Hécube, le cadavre inanimé et souillé de poussière de son dernier enfant !
Voilà pour la terre.
Et maintenant voulez-vous le ciel tel que la brillante et voluptueuse imagination des Grecs l’avait peuplé d’allégories personnifiées en divinités élémentaires : suivez le poète sur l’Olympe, sur l’Ida aux riches fontaines ; dans le nuage dont Jupiter s’enveloppe avec Junon ; dans les forges de Vulcain, où tous les arts se résument en un chef-d’œuvre pour former le bouclier d’Achille ! dans les grottes des Néréides ! dans les palais liquides de Thétis ! dans les molles retraites de Vénus ! dans les nuées sanglantes où la Terreur attelle les coursiers de Mars ! vous avez toute la nature, tous les hommes et tous les dieux de l’Olympe, le monde matériel complété par le monde immatériel ; l’univers, enfin, entendu dans la plus large acception du mot ; l’univers, exposé, non raconté, non décrit, non analysé seulement par la froide main de la science, mais l’univers senti, peint {p. 160}et chanté par la voix la plus mélodieuse et dans la plus musicale des langues prosodiées qui enchantèrent jamais l’oreille humaine.
Encore une fois, voilà l’Iliade ! voilà Homère ! On ne s’étonne, en fermant ce poème, que d’une seule chose : c’est que la nature, l’étude, l’art et le génie aient suffi pour produire en un seul homme un pareil homme, et que les Grecs, qui divinisaient tout, n’aient pas fait d’un pareil homme un dieu !
XXVIIe entretien.
Poésie lyrique §
I §
{p. 161}L’âme humaine est un grand mystère.
Celui-là seul qui l’a créée pourra l’expliquer.
Les psychologistes, ces espèces de chimistes de l’esprit, s’évertuent en vain à la décomposer, en la divisant en facultés diverses et distinctes. {p. 162}Ils disent : Ceci vient des sens, ceci vient de l’être immatériel. Ils n’arrivent qu’à s’embrouiller dans leurs définitions, à se contredire dans leurs distinctions, à se perdre dans leur analyse ; et, comme les chimistes, leurs émules, quand ils veulent retirer de leur creuset les principes de l’âme humaine et dire : La voilà ! ils ne tiennent sous leur plume ou sous leurs doigts qu’une pincée de cendre ; la substance s’est évaporée, et ils n’entendent, comme l’alchimiste allemand des vieilles ballades, que le ricanement du mystère invisible et impalpable qui éclate dans les ténèbres, autour de leurs têtes, et qui se moque de leur sacrilège curiosité.
Ne faisons pas comme eux ; disons franchement le premier et le dernier mot de l’homme : Mystère ! Nous ne savons rien des principes constitutifs de l’âme humaine. Elle est ce qu’elle est ; nous ne la connaissons que par ses phénomènes. Ils sont assez beaux, assez nombreux, assez merveilleux pour que nous nous abîmions pendant les siècles des siècles dans une ineffable contemplation des facultés de l’âme.
II §
{p. 163}Nous avons dit qu’une des plus merveilleuses facultés de l’âme était celle de s’exprimer elle-même par la parole écrite ou parlée, autrement dit par la littérature universelle. Ajoutons ici que l’âme éprouve le besoin ou l’instinct de s’exprimer, selon la nature de ses sensations, tantôt en paroles, tantôt en chant. L’instinct de chanter est aussi naturel à l’âme, et surtout à l’âme émue, que l’instinct de parler. De là la musique, ce chant sans paroles, qui s’écrit en notes intraduisibles dans aucune langue, et qui dit cependant à l’oreille de l’homme plus de choses, et des choses plus douces et plus fortes, qu’aucune parole articulée n’en peut exprimer.
De là aussi la poésie lyrique, dans laquelle l’âme se chante à elle-même ou chante aux {p. 164}autres âmes ce que la simple parole parlée ou écrite lui semble insuffisante à révéler.
III §
Ce besoin de chanter, besoin tout à fait irréfléchi, mais impérieux comme un instinct, n’est pas seulement propre aux poètes ; il est sensible dans tous les hommes, dans toutes les femmes, dans tous les enfants, et même dans certaines races d’animaux, comme les oiseaux, ces poètes de l’air, du chaume ou des bois.
Cet instinct est surtout développé dans tous ces êtres chantants par les circonstances intérieures ou extérieures de leur vie, par l’âge, par les climats, par les saisons. Il est une sorte de surabondance de vie et de sensations qui déborde des sens, et qui a besoin de se répandre en effusions mélodieuses, même quand ces effusions mélodieuses n’ont pas d’autre écho que notre oreille. C’est l’ivresse de l’âme qui ne raisonne {p. 165}plus ses impressions, mais qui crie et qui fait crier ou gémir le cœur et la voix sous le poids de bonheur, d’amour, de tristesse ou d’admiration qui le surcharge.
Chanter, c’est éclater devant l’homme ou devant Dieu. Tout chant est une explosion du cœur ou de l’esprit. Voilà pourquoi il est si doux d’entendre un chant ; voilà pourquoi aussi, dans tous les temps et dans tous les lieux, les nations aiment leurs poètes et leurs musiciens. Le poète et le musicien sont les voix de ceux qui n’ont pas de voix, mais qui ont des cœurs et qui aiment à retrouver leurs impressions inexprimées dans ces vers ou dans ces notes en consonance avec leur âme. Les poètes sont les instruments sacrés sur lesquels les races humaines entendent résonner leurs propres mélodies.
IV §
Nous vous l’avons dit tout à l’heure, certaines {p. 166}prédispositions intérieures ou extérieures sont nécessaires à l’âme de l’homme et à l’âme des animaux pour que cet instinct du chant se manifeste en eux dans toute sa force. L’airain lui-même ne résonne que quand il est frappé. L’émotion est le battant de l’âme.
Sortez un beau jour de printemps de l’enceinte fangeuse et enfumée des villes, égarez vos pas dans la campagne, au bord du fleuve, au bord des ruisseaux, au bord de la mer calme, au bord des bois retentissants ; un chant sort du calice de chaque fleur sous vos pas, du dôme de chaque arbre dans la forêt, du creux de chaque sillon dans les blés en herbe ; l’insecte ivre dans sa coupe de parfum, la caille dans le chaume, le merle dans le buisson, le rossignol sur la branche morte, la cigale elle-même dans la poudre ardente du champ labouré, tout chante devant le soleil. L’astre réchauffe à la fois ces myriades de végétaux bouillants de sève et ces myriades de petits cœurs qu’on entend palpiter dans ces myriades de voix. L’air, la terre, les eaux, les plantes, les êtres animés ne forment qu’un concert dont la note universelle est la joie de {p. 167}vivre. C’est le bruissement de la vie animale ou végétale, vie qui coule, qui écume, qui palpite et qui murmure en coulant avec la sève, avec le sang, avec la sensation, avec la pensée, dans ces torrents animés de la création. On dit que les sphères ont leur harmonie, je le crois bien, puisque le moindre flot de l’air au printemps roule des voix et des chants. Quand le grain de poussière est ivre, comment ces globes lumineux du firmament, qui contiennent plus de vie et qui réfléchissent le Créateur de plus près, conserveraient-ils leur sang-froid et leur silence ?
V §
Cette ivresse de vie qui monte de la voix de tous les oiseaux et de tous les insectes de l’air, au printemps, réveil de la vie, est communicative. L’homme ne peut entendre ces concerts sans y mêler lui-même sa voix.
{p. 168}Écoutez comme la flûte du berger, assis sur un cap avancé de la mer ou du fleuve, s’efforce d’imiter les modulations tantôt gaies, tantôt languissantes du chant du rossignol ou les gémissements du ramier !
Écoutez comme la jeune fille, en sarclant le blé vert et en emportant sous sa faucille les gerbes de pourpre des pavots où se noie son visage, s’encourage elle-même à l’ouvrage par un chant à demi-voix dont elle n’a pas même la conscience !
Écoutez comme le laboureur, en gouvernant le double manche de sa charrue, distrait ses bœufs et se distrait lui-même par des notes qui se mêlent aux mugissements de son attelage et au bruit criard et monotone de ses roues !
Écoutez comme les pêcheurs ou comme les matelots de la mer, couchés, à l’ombre de la voile, sur le pont de leur barque, prolongent sans y penser, d’une voix lointaine, des accents cadencés de vague en vague qui viennent mourir jusqu’au rivage !
Si vous demandez à chacune de ces voix, pourquoi elle chante, elle ne saurait pas vous {p. 169}répondre. La voix chante de la plénitude du cœur, voilà tout. Quand l’homme est heureux de son loisir et de son travail, il chante ; c’est l’enthousiasme du bien-être qui lui donne alors la mélodie et le diapason ; c’est Dieu lui-même qui a composé cette musique universelle qui cherche ses notes dans les émotions inarticulées de l’air écrit dans le cœur, et c’est le cœur qui bat la mesure avec ses vives ou lentes palpitations.
VI §
Mais ce n’est pas seulement le loisir, le bien-être, le travail, le bonheur qui font chanter l’homme ; ce sont toutes les grandes émotions du cœur. Les deux plus habituelles de ces émotions inspiratrices du chant dans l’âme humaine sont l’amour et l’adoration. Toute tendresse est mélodieuse, tout enthousiasme est lyrique ; disons plus, il est pieux.
{p. 170}Dans tous les pays l’amant chante sous la fenêtre de sa fiancée ; la mère chante près du berceau de son enfant ; la nourrice chante en souriant à l’oreille de son nourrisson pour le bercer ou l’endormir ; les couples heureux de jeunes hommes et de belles filles, destinés les uns aux autres par leurs parents, chantent en se tenant par le bout des doigts, en revenant le soir des veillées dans l’étable aux lueurs de la lune, sous les orangers de la Sicile ou sous les pins ténébreux de l’Helvétie.
Les temples, pleins de l’ombre de Dieu, sont aussi pleins du chant des hommes ; les cantiques sont l’encens des cœurs ; ils jaillissent des lèvres dès que l’homme se croit en présence de la Divinité. Il semble que la statue de Memnon, rendue musicale par un rayon de soleil, est la parfaite image du cœur humain, que la présence divine rend plus mélodieuse que le marbre. Le prêtre, ce musicien de nos soupirs, chante à la naissance, au mariage, au sacrifice, à la mort de tous les enfants d’Adam. Joie et larmes deviennent des hymnes dans sa voix. Le plus noble et le plus saint des sentiments de l’homme, la piété, soit {p. 171}qu’elle gémisse, soit qu’elle implore, soit qu’elle contemple, soit qu’elle se plonge dans le sacré délire de l’adoration, s’exhale en hymnes et fait éclater par le chant ses extases.
Enfin le patriotisme, cette noble passion de l’homme pour le sol menacé de ses pères, de son berceau, de sa tombe, de ses enfants ; le patriotisme, quand il est poussé jusqu’à l’héroïsme par la terreur de voir ses foyers ravagés, ou par le dévouement des Trois-Cents aux Thermopyles antiques ou aux Thermopyles modernes ; le patriotisme chante comme Tyrtée, comme Rouget de Lisle ou comme Béranger dans quelques-unes de ses odes nationales à la veille des combats ; et, quand une victoire inespérée a sauvé par l’héroïsme, soit une ville de la sédition et de la subversion civiles, soit des frontières de l’invasion, et, avec les frontières, ses toits, ses foyers, ses compagnes, ses vieillards, ses enfants, ses mères, l’armée victorieuse traduit instinctivement en chant sa joie et son cri de salut. Aucune victoire n’est complète qu’après que le Te Deum, qui pousse l’armée et le peuple au pied des autels du Dieu de la patrie, a porté {p. 172}ses notes triomphales et reconnaissantes jusqu’au ciel !
Les Marseillaises et les Te Deum sont les deux plus éclatants symptômes de cet instinct lyrique de l’âme humaine, qui la porte à chanter quand elle déborde de sensations et quand la parole devient impuissante à évaporer ce qu’elle sent en elle d’enthousiasme, d’énergie ou de félicité. Tout le monde est poète lyrique en ces moments-là.
Qui ne l’a pas éprouvé quelquefois dans sa vie privée ou dans son existence publique ? Quel cœur d’amant ou de citoyen, quel cœur pieux surtout n’a pas eu les explosions de son âme dans sa voix !
Je ne parle pas de nous autres poètes : la nature impressionnable, et jusqu’à un certain point maladive, de notre fibre, a dû nous arracher plus souvent qu’à d’autres ces enthousiasmes de cœur et d’esprit, ces délires d’amour, de piété ou de patriotisme, qui étoufferaient la poitrine si on ne les criait pas en chants ou en vers. Mais je parle des hommes les plus froids, les plus simples, les plus illettrés : ils ont des heures où ils deviennent à {p. 173}leur insu de grands lyriques. Qu’on me permette d’en citer un exemple dont je fus témoin dans mon enfance, et dont l’impression, quoique puérile, s’est retrouvée toujours dans mon souvenir.
VII §
J’avais douze ans ; j’habitais le vaste château d’un de mes oncles, l’abbé de Lamartine. Ce château était situé dans la sombre vallée d’Urcy, aux environs de Dijon. Isolé de toute habitation, il ressemblait à une immense abbaye de chartreux, bâtie dans les plus âpres solitudes des forêts. Cette demeure claustrale était de tous côtés entourée et comme étouffée par les grands bois. Les loups et les sangliers traversaient souvent par bandes les pelouses à perte de vue des jardins, pour venir boire dans les étangs et dans les sources, sous les hêtres.
{p. 174}L’édifice, construit et approprié avant la Révolution pour la nombreuse famille de mon grand-père, était trop vaste pour un célibataire. Mon oncle vivait en simple gentilhomme de campagne, dans l’obscurité et dans la liberté de son désert. Un petit ménage de solitaire séquestré du monde aurait été perdu dans ces grandes salles et dans ces immenses parterres. Pour animer ce séjour et pour occuper ses loisirs, cet ermite avait donc pris le parti de faire valoir lui-même ses terres considérables, défrichées çà et là sur les lisières de ses grands bois.
Le château, malgré sa belle architecture italienne et ses traces d’antique élégance, était devenu ainsi une magnifique ferme. Les chevaux de labour, les bœufs d’attelage, les troupeaux de moutons importés d’Espagne remplissaient de mugissements, de bêlements les nombreuses étables. Une trentaine de serviteurs, valets de ferme, charretiers, bouviers, laboureurs, bergers, peuplaient cette demeure. Ils s’asseyaient, le matin, à midi et le soir, à la longue table de noyer bordée de bancs, sous les voûtes enfumées de la vaste cuisine.
{p. 175}Un vieux cuisinier, nommé le père Joseph, et qui était en même temps l’intendant de confiance de mon oncle, gouvernait de son fauteuil, au coin de l’âtre, les servantes et présidait aux repas. Le vieux Joseph, qui m’avait vu naître et qui voyait en moi l’héritier présomptif du château, m’aimait presque comme une nourrice aime son nourrisson. Je passais une partie des jours à côté de lui, à la cuisine, à écouter les vieilles légendes de la famille, qu’il se plaisait lui-même à me raconter.
J’assistais ainsi habituellement au repas des serviteurs de la ferme ; je regardais fumer le lard appétissant sur son lit de choux dorés, au milieu de la table, le fromage écumant de crème blanchir sur les longues tranches de pain bis dans la main du laboureur. Le vin, modérément, mais libéralement distribué par rations inégales, selon le travail et l’âge, brillait dans les verres. La conversation, animée par ces petites gouttes de vin à la fin du repas, n’était nullement gênée par ma présence.
X §
À l’insu de tout le monde et de moi-même, cette Chloé avait son Daphnis.
Ce Daphnis était un jeune toucheur de bœufs du château, que mon oncle avait pris par charité à une pauvre veuve du village {p. 180}d’Arcey, et qui, de berger de chèvres, était devenu avec l’âge toucheur de bœufs. Il avait vingt ans, mais il n’en montrait que seize sur son visage. Le vieux Joseph, les charretiers, les laboureurs, les batteurs en grange, ses compagnons de domesticité à table et aux champs, l’avaient vu grandir sans s’en apercevoir ; accoutumés à ne le compter que pour un enfant, on le traitait en Benjamin de cette tribu rurale. Il ne s’asseyait jamais pour prendre ses repas avec les autres sur l’extrémité du banc, mais il mangeait silencieusement, à l’écart, debout, son morceau de lard ou sa tranche de choux sur son morceau de pain bis, et, quand il avait soif, au lieu de boire comme les autres dans un verre, il buvait son eau puisée au seau de la cuisine dans une écuelle de cuivre pendue derrière la porte. On l’appelait par habitude le petit Didier.
C’était cependant un grand et vigoureux garçon, aux cheveux touffus, au duvet naissant sur ses joues roses, aux pieds massifs, aux épaules arquées, au poing solide comme des nœuds de chêne. Mais une certaine naïveté naturelle, qu’il tenait de sa mère et qu’on {p. 181}prenait mal à propos pour de la niaiserie, et de plus une longue habitude de se regarder comme le dernier de la maison partout, lui donnaient une apparence d’infériorité entre tous ses camarades. On était accoutumé à sa complaisance, qui était infatigable.
Chacun en abusait tout en l’aimant. On se servait de lui pour faire ce qu’il y avait de plus rude dans tous les ouvrages. Il ne se rebutait jamais. Toujours le premier levé pour donner le foin aux bœufs, l’avoine aux chevaux, le trèfle aux brebis, on ne le récompensait de tous ces services de surcroît qu’en le raillant sur son obligeance envers tout le monde. Il supportait la raillerie, les surnoms, les quolibets, en penchant sa belle tête enfantine sur sa poitrine et en souriant d’un air un peu confus qui encourageait à le railler davantage. Il était ce que les paysans, dans leur langage expressif, appelaient le souffre-douleurs du château. Sa patience et son silence allaient jusqu’à l’apparence de l’apathie. À force de le voir patient, on se figurait qu’il était impassible.
Il n’en était rien cependant ; sa naïveté n’était {p. 182}que l’excès de sa bonne foi. Son idiotisme d’attitude, démenti par la lucidité et par l’intelligence vive et claire de ses yeux, n’était que la bonté de son cœur serviable à tous. Il avait pris l’habitude invétérée de ne jamais répondre à ces railleries ; il ne les prenait avec raison que pour des familiarités caressantes.
Didier m’aimait beaucoup, je l’aimais moi-même comme celui qui était le plus rapproché de mon âge parmi les serviteurs de la ferme. Je le suivais souvent pas à pas, pendant des heures entières, pendant qu’il touchait ses quatre bœufs blancs et fauves attelés à la charrue, dans les longues pièces de terre bordées de frênes, le long des avenues du château. Je ramassais les vers de terre coupés par le coutre du soc pour en nourrir mes rossignols en cage. Il me découvrait les nids d’où il avait vu s’envoler les mères sur les buissons du champ ; souvent il me remettait pour un moment sa longue gaule de noisetier, armée à l’extrémité d’un aiguillon, et je touchais à sa place les flancs fumeux de l’attelage, en appelant chacun de ses bœufs par leur nom, et en imitant, autant qu’il m’était possible, la voix criarde {p. 183}et traînante du bouvier qui gouverne la charrue.
VIII §
{p. 176}Je connaissais ainsi toute la chronique sentimentale du château et des deux villages voisins d’Urcy et d’Arcey. Je connaissais même les personnages de cette chronique, car, aux époques des sarclages, des moissons, de la tonte des brebis, travaux de ferme, les jeunes filles de ces deux villages venaient résider en masse au château, portant leurs ciseaux et leurs faucilles pour sarcler les blés, couper les orges, lier les gerbes, faner les sainfoins, laver ou tondre les moutons. Le soir, après la journée, mon oncle leur permettait de se réunir, avec les garçons de la ferme, dans une immense salle du rez-de-chaussée, pavée en marbre et décorée de lambris vermoulus. Elles y dansaient des rondes au chant d’une musicienne du village. Je ne manquais jamais de me mêler à ces rondes, et je bondissais de {p. 177}joie naïve et précoce, en tenant par mes deux mains les mains complaisantes des plus jeunes et des plus jolies faneuses du pays.
Parmi ces jeunes filles des champs, il y en avait une, à peine âgée de seize ans, qui faisait déjà l’admiration et l’envie de toute la jeunesse des villages voisins. On l’appelait la Jumelle, parce que sa mère l’avait mise au monde le même jour qu’un frère qui ne la quittait jamais, et qui venait habituellement avec elle faner ou moissonner pour le château.
IX §
Je la vois encore en idée, et, toutes les fois que je passe en chemin de fer en vue des sombres croupes des forêts d’Urcy, d’Arcey et du pont de Pany, croupes boisées qui me cachent le toit du château désert, j’ai envie de descendre pour revoir la Jumelle, et pour savoir si elle conserve encore, après tant d’années, {p. 178}quelques traces des charmes véritablement attiques dont cette Chloé des Gaules enchantait mon enfance, mes yeux et presque mon cœur.
Son front était étroit, peu élevé, comme celui que les sculpteurs de Chypre ou de Milo donnent à leurs statues de femmes, parce que la Grèce et l’antiquité savaient bien que la vraie beauté de la femme n’est pas dans l’intelligence de la physionomie, mais dans la tendresse de l’expression du visage ; des cheveux d’un blond doré poussaient très bas sur ce front et l’encadraient dans les boucles à peine ondées de ces cheveux. Leur duvet, plus coloré de teintes cuivrées à leur extrémité que sur les tempes, les faisait reluire comme des rayons de soleil du matin jouant au bord de sa peau. Des yeux rêveurs, une bouche pensive, des dents de lait, petites, rangées dans leurs alvéoles roses comme celles d’un agneau à sa première herbe ; un teint que l’ombre perpétuelle des feuilles dans ce pays de forêts conservait aussi blanc, mais moins délavé, que celui d’une enfant des villes ; une taille ferme, des bras ronds, des mains effilées, des pieds {p. 179}cambrés et délicats, qui brillaient comme deux pieds de marbre d’une statue quand elle les plongeait nus dans le courant de la source en lavant les toisons dans l’eau courante ; un caractère doux, sérieux avant l’âge ; des silences, des rougeurs, des timidités qui la faisaient aimer de toutes ses compagnes et respecter de tous ses compagnons de travail dans la maison et dans les champs, telle était la Jumelle. Je n’ai guère retrouvé que dans les îles de l’Archipel grec ou sous les tentes des Arabes de Syrie des réminiscences de cette jeune bergère de nos montagnes.
XI §
Le petit Didier n’avait pu voir impunément, depuis son enfance, la Jumelle grandir et embellir à côté de lui ; il l’aimait sans savoir ce que c’était qu’aimer. Pauvre enfant d’une veuve presque mendiante, recueilli par charité dans le château, il se considérait comme si subalterne, en naissance, en rang, en esprit, à tout le monde dans la ferme et à tous les jeunes garçons des deux villages voisins, qu’il aurait regardé comme un sacrilège de penser seulement à courtiser honnêtement cette belle jeune fille, objet de tous les regards et de toutes les ambitions de ses camarades. Aussi ne levait-il jamais les yeux jusqu’à elle, et, le seul symptôme auquel on pût soupçonner son amour, c’était la rougeur de son visage ordinairement {p. 184}pâle et le tremblement de sa forte main en lui présentant, comme aux autres faneuses, l’écuelle de cuivre pleine d’eau de la source où elle buvait debout quand on se levait de table après le repas de midi.
À la danse des veillées, dans le grand vestibule, le petit Didier n’osait pas même se mêler aux rondes ou prendre la main de la Jumelle. Au contraire, toutes les fois que la Jumelle entrait dans la danse, et qu’un danseur, l’élevant de terre dans ses deux bras, comme c’est l’habitude à la fin de l’air, poussait un de ces grands cris de triomphe et de joie qui sont l’évohé rustique de ces fêtes de village, Didier baissait les yeux ; il trouvait un prétexte pour s’éloigner, comme s’il avait entendu une voix qui l’appelait au jardin ou à l’étable.
Excepté le vieux cuisinier Joseph et la Jumelle, personne dans la maison ne se doutait de ce sentiment contenu du petit Didier. Ses camarades auraient répondu par un éclat de rire à toute allusion à un amour si disproportionné. On était si accoutumé à ne le compter pour rien, et à confondre sa puérilité silencieuse avec une espèce d’idiotisme, qu’on ne {p. 185}se demandait même pas s’il avait un cœur.
Mais la Jumelle s’en était aperçue depuis longtemps à elle toute seule ; sans se rendre compte de ses sentiments, elle prenait sa voix la plus douce en lui parlant ; elle recevait, à table, à la maison ou dans les champs, tous les petits services qu’il lui rendait instinctivement, avec une familiarité confiante et avec une sorte de plaisir muet qui contrastait avec les exigences et les railleries des autres jeunes filles. Si rien n’indiquait qu’elle l’acceptât pour son prétendant, tout indiquait qu’elle l’acceptait pour son serviteur. C’est le nom dont les paysannes de mon pays désignent ces aspirants timides à leur amour, qui veulent, comme Jacob, mériter beaucoup avant de demander quelque chose.
XII §
Cependant la merveilleuse beauté de la Jumelle, célèbre déjà dans tous les villages voisins, {p. 186}attirait à son père de nombreuses demandes en mariage ; mais, chaque fois que son père lui parlait de ces propositions, faites pour flatter sa vanité, elle répondait qu’elle était trop jeune, qu’elle y penserait à la moisson, aux foins ou à la Noël de l’année suivante. Les soupirs des plus beaux et des plus riches garçons du voisinage n’étaient pas mieux accueillis. Elle aimait, sans oser l’avouer, celui qu’on la soupçonnait le moins de regarder avec prédilection parmi tous les autres. Didier ne flattait pas sa vanité, mais il avait touché son cœur.
Sans se parler jamais, la Jumelle et Didier finirent par comprendre qu’il y avait entre eux deux un secret, qu’aucun des deux n’osait tout à fait ni révéler ni comprendre. Ces espèces de limbes de l’amour mutuel, mais inexprimé, sont très fréquents dans les âmes timides et simples des villageois. L’œil plus perçant et plus exercé d’une jeune couturière nommée Nicette, qui travaillait habituellement au château, finit par tout entrevoir ; elle parla à la Jumelle des attentions du petit Didier ; elle parla au petit Didier des préférences {p. 187}de la Jumelle ; elle finit ainsi par en savoir assez sur l’état de ces deux cœurs pour que le toucheur de bœufs crût pouvoir s’enhardir jusqu’à la pensée de faire parler de mariage au père de la jeune fille.
XIII §
Le père parla de cette ouverture à sa fille en riant, comme d’un badinage qui ne méritait pas même réflexion, et auquel les garçons et les filles du château avaient sans doute encouragé le pauvre enfant pour se moquer de la candeur du fils de la veuve ; mais la Jumelle, au lieu de rire avec son père, avait rougi sans rien répondre ; elle s’était retirée seule dans la grange où sa mère la surprit, pleurant sans savoir de quoi.
Le père parut avoir changé d’idée. Dans la soirée il dit, en secouant la tête, comme un homme qui se ravise, qu’au fond le petit Didier, {p. 188}quoique un peu trop bon garçon, avait toute son estime comme excellent ouvrier ; qu’il faisait au besoin l’ouvrage de tout le monde ; qu’il était trop grand pour rester à jamais toucheur ; que la Jumelle ne pouvait épouser un enfant qui piquait encore les bœufs au labour comme une fille, mais que, si sa condition se relevait un peu au château avec ses gages, et que, si par exemple on le faisait garçon de charrue en titre avec cent vingt francs par an, deux paires de sabots, une paire de souliers et six chemises de toile de chanvre, on pourrait penser à sa proposition, l’autoriser à courtiser la Jumelle, et que, toute belle et toute recherchée qu’elle était, sa fille pourrait rencontrer pis que le fils de la veuve.
La Jumelle, à ces mots, se leva de table en s’essuyant les yeux avec un coin de son tablier. Elle s’en alla, comme le matin, pleurer seule dans la grange ; mais cette fois c’étaient des larmes de joie.
XIV §
{p. 189}Le lendemain, la couturière Nicette apprit tous ces détails par la Jumelle ; elle m’en parla. J’en parlai à mon oncle : c’était l’esprit le plus accommodant et le cœur le plus facile à émouvoir qu’il y eût sous une poitrine d’homme. « Eh bien ! » me dit-il en souriant, « nous allons faire deux heureux et bien des envieux. Va dire à Didier qu’il remette son aiguillon à son petit frère, que je lui donne une charrue à conduire, cent vingt francs de gage, quatre paires de sabots, une paire de souliers, six chemises de toile, et que de plus je me charge de faire la noce au château, et que tu y danseras tant que tu voudras avec la Jumelle. »
Tout fut fait avec la promptitude et l’entrain que cet excellent homme, toujours pressé du bonheur d’autrui, mettait à une bonne {p. 190}action. Didier remit l’aiguillon en donnant gravement à son petit frère tous les préceptes et toutes les traditions du métier, avec de tendres instructions sur les caractères divers de ses quatre bœufs : comme quoi celui-ci regimbait si on le piquait à l’épaule ; comme quoi celui-là était plus sensible à la voix qu’à l’aiguillon ; comme quoi le roux avait besoin d’entendre toujours chanter ou siffler autour de lui pour reprendre cœur à l’ouvrage ; comme quoi le blanc était si apprivoisé et si doux qu’on pouvait s’accouder en sûreté, pour se reposer, sur son joug, entre ses deux cornes, sans qu’il secouât seulement la tête pour chasser les mouches, tant il avait peur de blesser un enfant ! Puis il se hâta d’atteler les quatre taureaux à une charrue neuve, et il laboura tout le jour une longue pièce de terre, derrière les jardins, d’où l’on apercevait, sur la colline opposée, à travers les bois, le village d’Arcey et la fumée du toit de la maison de la Jumelle. Tantôt il regardait le soleil, trop lent à baisser pour lui ce jour-là, tantôt la maison de pierres grises qui renfermait sa destinée.
XV §
{p. 191}À la fin de la journée, après avoir dételé, jeté le trèfle dans le râtelier, chaussé ses souliers et passé sa veste, il ne parut point à la cuisine pour recevoir, comme à l’ordinaire, son écuelle des mains du vieux Joseph. Il se glissa inaperçu dans le creux du ravin qui descend du château dans l’étroite vallée d’Arcey ; il gravit, non s’en s’arrêter bien des fois, de peur et d’angoisse, la colline escarpée au sommet de laquelle est bâtie la petite et noire église du village, et il entra tout en sueur, en poussant de la main la claire-voie, dans la maison de la Jumelle. Elle l’avait bien vu venir de loin par le sentier des chèvres, mais elle n’avait rien osé dire, et elle s’était en allée dans le verger, derrière la maison, pour le laisser seul avec son père.
Ce qui se dit dans cette entrevue entre le {p. 192}petit Didier et le père de sa future on ne peut que le deviner ; mais tout se passa sans doute de bon accord et de bonne grâce, car la nuit était déjà tombée toute noire sur la montagne et sur la vallée que le père et le prétendu, le visage ouvert par la confiance et par la bonne amitié, étaient encore assis chacun sur un coin du banc, la table entre eux deux et la nappe mise devant une bouteille de vin, un morceau de pain et un fromage blanc, pendant que la Jumelle, rappelée du verger, debout et modeste derrière son père, était invitée par lui et résistait longtemps à boire un doigt de vin dans le verre de son fiancé.
XVI §
Cette soirée fut sans doute la plus belle et peut-être la seule belle de la vie du pauvre Didier jusqu’à ce jour. Son cœur s’ouvrit pour {p. 193}donner et pour recevoir toutes les promesses d’une innocente félicité. Au lever de la lune, il sortit de la maison pour revenir au château ; la Jumelle, avec la permission de son père, l’accompagna jusqu’à la croix de pierre qui marque la place où finit le village et où commencent les bois. Il n’osa ni l’embrasser ni la regarder ; il sentait qu’il l’emportait dans sa poitrine. Il s’éloigna, les yeux baissés, en retenant son souffle et sa voix, tant qu’il fut à portée d’être entendu du village. Mais quand il eut descendu les rampes de rocailles qui descendent du plateau d’Arcey dans la noire vallée du pont de Pany, et quand il commença à remonter le ravin plus étroit, plus rapide et plus sombre qui mène par les bois au château, alors son cœur trop plein ne put se contenir davantage, et il éclata, comme une détonation de l’âme trop chargée, dans le silence, dans le désert et dans la nuit.
XVII §
{p. 194}Cette explosion de son âme ignorante et simple donna à sa voix, ordinairement faible et douce, un volume de son et une énergie de vibration qui faisaient frémir les feuilles des arbres comme un souffle de tempête, tempête de sentiments et de joie dans un cœur d’adolescent, qui se communiquait par l’écho des rochers de la vallée à la nature inanimée, et qui semblait vouloir porter jusqu’à la cime des montagnes et jusqu’aux astres du firmament la nouvelle, le retentissement, l’enthousiasme de son bonheur.
Un hasard me rendit témoin de cette scène nocturne du délire lyrique d’un pauvre toucheur de bœufs.
Au souper des laboureurs et des moissonneurs, le soir, après l’ouvrage, on s’était aperçu au château de l’absence du petit Didier. Les rumeurs de la matinée dans les champs et les {p. 195}indiscrétions de la couturière avec les jeunes filles en avaient divulgué le motif. Tout le monde, à l’exception des rivaux un peu jaloux, se récriait sur le bonheur du toucheur de bœufs. On en plaisantait à la table rustique ; on ne pouvait comprendre que la plus belle jeune fille de tout le pays, qui avait le choix entre les prétendants de tous les villages, eût choisi pour son fiancé un pauvre adolescent qu’on se figurait encore enfant à cause de la candeur de son esprit et de la docilité de son caractère. Ses camarades l’appelaient l’innocent, mot qui confine chez eux avec l’idiotisme. On se promettait de rire du fiancé à son retour, et, comme la nuit était tiède, la lune éblouissante dans le ciel, on voulut devancer ce retour de Didier en allant en masse, filles et garçons, au-devant de lui par le sentier d’Arcey, les uns pour le féliciter, les autres pour le railler, ceux-ci pour jouir de son bonheur, celles-là pour lui faire un de ces enfantillages par lesquels on éprouve, dans les campagnes, la crédulité ou le courage des jeunes gens.
Je partis avec la bande joyeuse, suivi du vieux Joseph, qui voulait jouir aussi de la {p. 196}surprise ménagée maladroitement au pauvre Didier.
XVIII §
La gorge, profondément encaissée entre les rochers, est encore rétrécie par l’ombre des grands chênes qui descend du château dans la vallée d’Arcey. Elle est interrompue au milieu par un rocher taillé à pic qui la ferme complétement dans toute sa largeur. Cette roche, semblable à un degré d’escalier colossal de trente coudées de hauteur, a été polie et rendue glissante comme le marbre, sans doute par la chute de quelques cascades que la terre a bues depuis plusieurs siècles. Pour la rendre un peu moins inaccessible aux bergers et aux journaliers qui veulent abréger le chemin d’Arcey au château, mon grand-père y avait fait complaisamment creuser au ciseau, par le tailleur de pierre, cinq ou six entailles en corniches, de la largeur d’une demi-main, pour que les paysans {p. 197}qui veulent la descendre ou la gravir pussent s’y cramponner avec les doigts ou y appuyer l’orteil sans crainte d’accident. Des buissons, touffus de genévriers, surmontés et assombris par d’énormes hêtres, couronnent le sommet de la roche du côté du château.
Les garçons et les filles de la ferme étaient dérobés aux rayons de la lune par l’épaisseur obscure de ce fouillis. Le vieux Joseph et moi nous étions assis avec eux, attendant en silence le fiancé.
XIX §
Aux premiers échos de la voix de Didier qui remplissait le fond de la vallée d’un tonnerre roulant de joie, tout le monde se leva pour l’apercevoir de plus loin dans le sentier au clair de la lune. Il marchait d’un pas tantôt lent, tantôt précipité, comme si ses pas avaient involontairement suivi les rythmes tantôt suspendus, {p. 198}tantôt accélérés des mouvements du sang dans son cœur. Les cailloux bruissaient en roulant sous ses souliers ferrés ; il tenait à la main, par suite de sa vieille habitude, la longue gaule de noisetier écorcé, armée de l’aiguillon de ses bœufs ; il en frappait par intervalles, à coups répétés, les buissons du sentier et les branches pendantes des rameaux des bois sur la route, comme s’il eût porté un défi à toute la nature. Il brandissait par moment son autre poing contre les troncs de chênes blanchis par la lune sur la lisière de la forêt. Il suspendait alors son chant pendant quelques respirations, puis il le reprenait avec une force nouvelle, à mesure qu’il approchait du fond de la vallée et de la clairière de gazon et de rocaille où la gorge du château commence à monter vers la roche. Sa voix plus accentuée et plus rapprochée nous permettait de saisir à l’oreille ses paroles confuses et désordonnées. Ces paroles étaient à son insu une ode ou un dithyrambe. J’en fus tellement frappé, et elles se gravèrent tellement dans la mémoire des gens du château, par suite de l’émotion de la scène qui les suspendit, que je me les rappelle {p. 199}en ce moment aussi nettement qu’au moment où elles résonnaient du creux de la vallée dans mes oreilles d’enfant.
XX §
« Place au petit Didier ! » chantait-il sur un rythme lent et sur un air pastoral du pays dont je voudrais pouvoir écrire ici les notes tantôt traînantes comme la charrue, tantôt fougueuses comme le galop des poulains dans les prés, tantôt liquides et ruisselantes du gosier comme les refrains inarticulés des tyroliennes. « Place au petit Didier ! » disait-il aux chemins, aux arbres, aux rochers surplombant sur sa tête :
« C’est moi qui suis le fiancé, le fiancé de la Jumelle ! Place à moi ! place à moi ! place à moi !
« Le père m’a pris par la main !
« La mère a étendu la nappe !
{p. 200}« La fille a rougi !
« Elle a rougi de bonne grâce, comme le vin dans le verre !
« Elle s’est en allée, en allée au verger, derrière le gros poirier !
« Le père m’a versé à boire !
« Il m’a versé à boire !
« Il m’a dit : — Parle, je t’écoute !
« Et je n’ai rien dit, rien dit pendant la première bouteille.
— « Femme, apportes-en une seconde !
« Et je n’ai rien dit encore !
« Mais à la troisième il m’a dit :
— « Je te comprends ; tu auras ma fille.
« Et mon verre m’est tombé des doigts !
« Et des gouttes de mes yeux ont mouillé mon pain !
— « Est-ce bien vrai ? que j’ai dit.
— « Mère, va chercher la Jumelle derrière le poirier, et qu’elle le dise elle-même !
« Et elle est venue, et elle m’a dit : — Je te veux bien.
« Et nous avons bu dans le même verre !
« Et nous serons fiancés samedi qui vient !
« Place à moi ! place à moi !
{p. 201}« Rochers, buissons, cailloux, branches qui me barrez le chemin, me reconnaissez-vous ? Je suis le petit Didier.
« Je suis le toucheur de bœufs !
« Je suis le garçon de charrue !
« Je suis le roi ! je suis le roi ! je suis le roi des hommes ! »
Et, en battant les buissons avec le manche de son aiguillon qui réveillait les oiseaux sous les feuilles :
« Merles », continua-t-il, « envolez-vous !
« Envolez-vous, merles !
« Allez dire aux nids des bois d’Arcey que vous m’avez vu !
« Que vous avez vu le petit Didier, qui chante à présent mieux que vous !
« Rossignols, rossignols, mes amis, dont la femelle est dans le nid comme la Jumelle est là-haut qui m’écoute, allez le dire à vos petits !
« Vous n’êtes pas plus joyeux que moi !
« Vous ne savez pas de plus douces chansons !
« J’étais muet, j’étais muet comme vous en hiver ; le vin et l’amour m’ont fait chanter !
{p. 202}« Chanter comme vous. Écoutez-moi ! écoutez-moi, et taisez-vous !
« Silence ! ruisseaux qui me coupez la parole en tombant de l’écluse !
« Silence ! roue du moulin qui fais trop de bruit dans la nuit !
« On ne doit entendre que moi aujourd’hui depuis le clocher d’Arcey jusqu’à la roche de Sombernon !
« Lune, regarde-moi et va le dire aux étoiles !
« Tu as vu le fiancé de la Jumelle ! C’est moi ! c’est moi !
« Allons ! mes bœufs, mes amis, allez-vous aussi me reconnaître ?
« Je jetterai le trèfle à pleines brassées dans la mangeoire !
« J’y jetterai le sel à pleine poignée !
« Il faut que tout le monde soit content aujourd’hui !
« Demain je tiendrai le manche de la charrue ferme dans le sillon !
« Nous labourerons droit ! mes amis, droit et profond ! au lever du soleil, et les alouettes partiront joyeuses sous vos pieds !
{p. 203}« Partez ! alouettes ; partez en chantant ! Montez dans le ciel bleu ! Vous n’y monterez pas plus haut que mon cœur qui chante avec vous !
« Je suis le fiancé ! je suis le fiancé de la Jumelle ! Place à moi ! »
XXI §
Tout le monde se taisait sous l’ombre des branches qui faisait une double nuit au-dessus de la roche coupée. « Est-ce bien lui ? est-ce bien possible, se disaient tout bas les garçons en retenant leur rire, que ce pauvre Didier, qui n’a jamais dit un mot plus haut que l’autre, chante aujourd’hui comme un ménétrier qui s’en retourne de la fête ? — Et qu’il parle aux merles, à la lune, aux étoiles, aux bœufs et aux alouettes ? » ajoutaient les filles.
Mais ce Te Deum de l’amour continuait et se renforçait toujours en se rapprochant. Dans {p. 204}les intervalles on entendait le bruit des souliers à clous du toucheur de bœufs sur la rocaille, les coups de la gaule de noisetier sur les buissons, et la forte respiration d’un homme qui gravit une pente.
Bientôt le petit Didier, parvenu au pied de la roche qui lui barrait le sentier, ôta ses souliers, accrocha ses doigts aux interstices du rocher, fixa son orteil sur les petites corniches en saillie découpées par le tailleur de pierre pour faciliter l’ascension aux bergers, et se hissa presque au niveau du dernier échelon de pierre où nous étions cachés pour le surprendre.
À ce moment les garçons et les filles, se levant tous à la fois de leur cachette, jetèrent un de ces grands cris qu’on appelle dans le pays chuffer, cris que poussent de temps en temps, pour s’égayer, les bûcherons dans la forêt, les vendangeurs dans les vignes, les faucheurs dans les prés, les moissonneurs à la fin du champ de blé !
XXII §
{p. 205}Le petit Didier, surpris et effrayé de cette clameur inattendue dans la solitude et dans la nuit, et des éclats de rire qui suivirent cette exclamation, s’arrêta suspendu sur le flanc de la roche, les deux mains crispées sur des touffes de bruyère qui portaient le poids de son corps. Les garçons et les filles se montrèrent alors, et, s’avançant en ricanant vers lui : « Pauvre innocent, lui criait-on de toutes parts, tu ne vois donc pas qu’on se moque de toi depuis ce matin ? Toi ! le fiancée de la plus belle fille du pays ? Est-ce que tu rêves ? Est-ce que tu n’as pas vu que le père t’a fait boire pour rire ses trois bouteilles de vin qui te font chanter, et que la fille, d’accord avec nous pour t’attraper, t’a fait croire qu’elle se fiancerait avec un toucheur de bœufs, elle qui a refusé des fils de meunier {p. 206}et des fils de propriétaire ? Allons ! mon pauvre Didier, rentre dans ton bon sens et ravale ta joie et ta chanson ; tu ne seras jamais que le jouet de tout le monde et de la Jumelle. »
À ces mots, qui jetèrent tout à coup le froid de la moquerie sur le feu de l’enthousiasme, le petit Didier, concevant un humble doute, sentit son cœur lui manquer dans la poitrine. Ses doigts, ouverts comme par une main de force, se détachèrent des deux touffes de bruyère qui le soutenaient sur l’abîme ; son orteil détendu glissa sur l’étroite corniche qu’il avait saisie comme point d’appui pour enjamber le sommet du précipice ; il glissa le long du rocher et roula évanoui et sanglant le front sur les pierres, sans pousser un cri.
XXIII §
Effrayés de l’imprudence qu’ils avaient commise, les garçons et les filles se précipitèrent {p. 207}par tous les sentiers au bas de la roche à son secours. On le crut mort ; les cris d’effroi et de douleur retentirent jusqu’au village d’Arcey.
La Jumelle, assise sur le banc de sa porte, écoutait d’en haut le chant de son fiancé ; elle entendit sa chute et les cris d’effroi ; elle accourut les pieds nus et tout saignants, sa coiffe restée aux branches du chemin, ses cheveux épars, les bras tendus. Jamais je ne vis rien de si pathétiquement beau que cette Niobé de chaumière sur le corps de son fiancé, au clair de la lune. Sa voix, ses larmes, qui tombaient sur le front de son amant, le rappelèrent à la vie.
La première parole du toucheur de bœufs fut le nom de la Jumelle. « Ce n’est pas la chute » dit-il, « qui m’a fait mourir, c’est l’idée que tout mon contentement n’était qu’un songe. »
Pour bien le convaincre que le consentement du père et celui de la fiancée étaient sérieux, la Jumelle et son père le ramenèrent, en le soutenant du bras, coucher dans leur grange.
{p. 208}Quelques jours après on célébra à Arcey et au château les fiançailles du petit Didier et de la jolie paysanne.
Voilà la première ode que j’entendis ; voilà comment je compris que le besoin de chanter, quand l’âme est émue jusqu’à l’enthousiasme par la joie, est un instinct inné de l’homme chez le paysan comme chez le lettré. Le chant n’est pas moins naturel, instinctif et forcé, pour ainsi dire, dans l’homme, quand l’âme est émue jusqu’à la stupeur de ses facultés par une poignante douleur. J’en fis l’expérience sur moi-même bien des années après l’aventure lyrique du petit bouvier.
XXIV §
Je venais de perdre ma mère. Ce fut la plus grande douleur de ma vie ; je me croyais à peine la force de survivre. Absent de la maison paternelle à l’époque de l’accident {p. 209}qui abrégea ses jours, je revins en hâte auprès de son cercueil pour ensevelir ses chères dépouilles dans le cimetière de campagne du village que nous habitions dans notre enfance, et dont elle préférait le séjour de paix à tous les lieux de la terre. J’avais suivi à pied le cercueil porté à bras, par quatre paysans de nos amis, à travers les sentiers escarpés d’une chaîne de montagnes, creusés dans un océan de neige. La prostration de l’âme m’empêchait de sentir la fatigue et le froid d’un âpre hiver pendant ce lugubre convoi.
À midi, quand j’eus accompli ce funèbre devoir, et déposé avec le cercueil, la meilleure partie de ma vie dans le caveau de la chapelle de famille, entre l’église rustique et le jardin du château de Saint-Point, je rentrai dans cette maison vide pendant l’hiver, et mille fois plus vide depuis que celle qui l’animait de son sourire dormait les premiers jours de son éternel sommeil.
Pendant que les porteurs, avec lesquels je devais retourner le soir par les mêmes sentiers de la montagne, se reposaient et se réchauffaient à table, au feu de la cuisine, je m’enfermai {p. 210}seul dans une petite cellule voûtée qui servait autrefois d’archives au château. Cette cellule est située au dernier étage d’une tour d’où le regard domine le cimetière du village, l’église et le clocher. Brisé de lassitude et de désespoir, je me couchai sur le tapis poudreux qui recouvrait les dalles, comme le chien qui se couche sur la fosse de son maître.
Étendu ventre à terre sur le carreau, je soutenais ma tête sur mes deux mains accoudées du côté de la fenêtre. Je pouvais voir ainsi tomber à flocons la neige qui recouvrait déjà le toit de la tombe et le cèdre pyramidal qui sert de cyprès à ce tombeau du Nord. Je voyais ainsi, à travers les ogives du clocher, le branle alternatif de la cloche. Cette cloche présentait sa large gueule et sa lourde langue aux ouvertures du clocher comme pour jeter son cri de douleur aux nuages et se retirer d’horreur, après avoir crié, dans l’ombre des voûtes. Ses lentes vibrations se répercutaient si mécaniquement sur le tympan de ma tête brisée de douleur et d’insomnie que mes pensées suivaient involontairement le branle de l’airain, et qu’elles prenaient insensiblement pour gémir et pour pleurer le {p. 211}rythme de cette sonnerie des morts. Aussi, après quelques volées, toute ma douleur chantait en moi, en me déchirant les sens et le cœur ; mais ce désespoir chantait véritablement, sur les deux ou trois notes de la cloche, l’hymne de deuil et de tendresse à ma mère absente à jamais de mes yeux.
Comme dit Dante, le divin poète du surnaturel, semblable en cela à
celui qui parle et qui sanglote à la fois
, mes
sanglots prenaient le rythme de ce glas funèbre, et je chantai ainsi en moi une ode de
larmes à la mémoire de cette mère chérie et perdue, ode que je ne retrouverai jamais
dans mes souvenirs, et que, si je l’y retrouvais, je n’écrirais pas, car l’extrême
douleur a son mystère de pudeur comme l’extrême amour. Ce qu’il y a de plus divin en
nous ne s’exprime jamais, car les langues sont des moyennes, selon
l’expression des géomètres, et les moyennes ne s’élèvent jamais aux
excès des sensations et aux énergies ineffables du cœur humain. Du berceau et de la
mamelle jusqu’au dernier soupir dans lequel une mère lègue son âme à ses enfants et
jusqu’aux bénédictions qu’elle va répandre {p. 212}du ciel sur eux, ce gémissement,
cette ode, ruisselante de plus de larmes que de notes, contenait tout ce qui réchauffe,
tout ce qui console, tout ce qui bénit le fils de l’homme sur la terre, le plein et le
vide de la vie !
Je ne sentais pas que je chantais ainsi au branle de la cloche, et, quand elle se tut, je me relevai de terre indigné contre moi-même d’avoir chanté.
XXV §
Mais ce n’était pas la volonté qui avait chanté en moi, c’était l’instinct. Les grandes émotions, même celle de la mort, sont lyriques. J’ai vu expirer un jeune homme et une jeune femme en chantant. Leurs âmes s’envolèrent dans deux strophes dont la cadence musicale faisait un horrible contraste avec la mort. Ils se pleuraient eux-mêmes en harmonieux gémissements, et leurs oreilles semblaient jouir de leurs propres lamentations.
XXVI §
{p. 213}Quant au patriotisme, on sait, par l’expérience de Tyrtée et de tous les poètes, ces musiciens nationaux, combien la mort même pour la patrie inspire le chant. Nous n’avons qu’à citer pour la France cette explosion merveilleuse de la Marseillaise, dont nous avons connu l’auteur et dont nous avons fait le récit dans une de nos histoires : c’est la poésie du sol, le lyrisme de la patrie, le chant des trois cents Spartiates dont un écho s’est retrouvé en France dans les montagnes du Jura en 1792.
Voici ce récit.
Tout se préparait dans les départements pour envoyer à Paris les vingt mille hommes décrétés par l’Assemblée. Les Marseillais, appelés par Barbaroux sur les instances de madame Roland, s’approchaient de la capitale. {p. 214}C’était le feu des âmes du Midi venant raviver à Paris le foyer révolutionnaire, trop languissant au gré des girondins. Ce corps de douze ou quinze cents hommes était composé de Génois, de Liguriens, de Corses, de Piémontais expatriés et recrutés pour un coup de main décisif sur toutes les rives de la Méditerranée, la plupart matelots ou soldats aguerris au feu, quelques-uns scélérats aguerris au crime. Ils étaient commandés par des jeunes gens de Marseille, amis de Barbaroux et d’Isnard. Fanatisés par le soleil et par l’éloquence des clubs provençaux, ils s’avançaient aux applaudissements des populations du centre de la France, reçus, fêtés, enivrés d’enthousiasme et de vin dans des banquets patriotiques qui se succédaient sur leur passage. Le prétexte de leur marche était de fraterniser, à la prochaine fédération du 14 juillet, avec les autres fédérés du royaume. Le motif secret était d’intimider la garde nationale de Paris, de retremper l’énergie des faubourgs, et d’être l’avant-garde de ce camp de vingt mille hommes que les girondins avaient fait voter à l’Assemblée pour dominer à la fois les feuillants, les jacobins, {p. 215}le roi et l’Assemblée elle-même, avec une armée des départements toute composée de leurs créatures.
La mer du peuple bouillonnait à leur approche. Les gardes nationales, les fédérés, les sociétés populaires, les enfants, les femmes, toute cette partie des populations qui vit des émotions de la rue et qui court à tous les spectacles publics, volaient à la rencontre des Marseillais. Leurs figures hâlées, leurs physionomies martiales, leurs yeux de feu, leurs uniformes couverts de poussière des routes, leur coiffure phrygienne, leurs armes bizarres, les canons qu’ils traînaient à leur suite, les branches de verdure dont ils ombrageaient leurs bonnets rouges, leurs langages étrangers mêlés de jurements et accentués de gestes féroces, tout cela frappait vivement l’imagination de la multitude. L’idée révolutionnaire semblait s’être faite homme et marcher, sous la figure de cette horde, à l’assaut des derniers débris de la royauté. Ils entraient dans les villes et dans les villages sous des arcs de triomphe. Ils chantaient en marchant des strophes terribles. Ces couplets, alternés par le {p. 216}bruit réguliers de leurs pas sur les routes et par le son des tambours, ressemblaient aux chœurs de la patrie et de la guerre, répondant, à intervalles égaux, au cliquetis des armes et aux instruments de mort dans une marche aux combats.
On y entendait le pas cadencé de milliers d’hommes marchant ensemble à la défense des frontières sur le sol retentissant de la patrie, la voix plaintive des femmes, les vagissements des enfants, les hennissements des chevaux, le sifflement des flammes de l’incendie dévorant les palais et les chaumières ; puis les coups sourds de la vengeance frappant et refrappant avec la hache, et immolant les ennemis du peuple et les profanateurs du sol. Les notes de cet air ruisselaient comme un drapeau trempé de sang encore chaud sur un champ de bataille. Elles faisaient frémir, mais le frémissement qui courait avec ses vibrations sur le cœur était intrépide. Elles donnaient l’élan, elles doublaient les forces, elles voilaient la mort. C’était l’eau de feu de la Révolution qui distillait dans les sens et dans l’âme du peuple l’ivresse du combat.
{p. 217}Tous les peuples entendent à de certains moments jaillir ainsi leur âme nationale dans des accents que personne n’a écrits et que tout le monde chante. Tous les sens veulent porter leur tribut au patriotisme et s’encourager mutuellement. Le pied marche, le geste anime la voix, la voix enivre l’oreille, l’oreille remue le cœur. L’homme tout entier se monte comme un instrument d’enthousiasme. L’art devient saint, la danse héroïque, la musique martiale, la poésie populaire. L’hymne qui s’élance à ce moment de toutes les bouches ne périt plus. Semblable à ces drapeaux sacrés suspendus aux voûtes des temples et qu’on n’en sort qu’à certains jours, on garde le chant national comme une arme extrême pour les grandes nécessités de la patrie. Le nôtre reçut des circonstances où il jaillit un caractère particulier qui le rend à la fois plus solennel et plus sinistre : la gloire et le crime, la victoire et la mort semblent entrelacés dans ses refrains. Il fut le chant du patriotisme, mais il fut aussi l’imprécation de la fureur ; il conduisit nos soldats à la frontière, mais il accompagna nos victimes à l’échafaud. Le même {p. 218}fer défend le cœur du pays dans la main du soldat et égorge les victimes dans la main du bourreau.
XXVII §
La Marseillaise conserve un retentissement de chant de gloire et de cri de mort ; glorieuse comme l’un, funèbre comme l’autre, elle rassure la patrie et fait pâlir les citoyens. Voici son origine.
Il y avait alors un jeune officier du génie en garnison à Strasbourg. Son nom était Rouget de Lisle. Il était né à Lons-le-Saulnier, dans ce Jura, pays de rêverie et d’énergie, comme le sont toujours les montagnes. Ce jeune homme aimait la guerre comme soldat, la Révolution comme penseur ; il charmait par les vers et par la musique les lentes impatiences de la garnison. Recherché pour son double talent de musicien et de poète, il fréquentait {p. 219}familièrement la maison du baron de Dietrich, noble Alsacien du parti constitutionnel, ami de Lafayette et maire de Strasbourg. La femme du baron de Dietrich et ses jeunes amies partageaient l’enthousiasme du patriotisme et de la Révolution, qui palpitait surtout aux frontières, comme les crispations du corps sont plus sensibles aux extrémités. Elles aimaient le jeune officier ; elles inspiraient son cœur, sa poésie, sa musique ; elles exécutaient les premières ses pensées à peine écloses, confidentes des balbutiements de son génie.
C’était dans l’hiver de 1792. La disette régnait à Strasbourg. La maison de Dietrich, opulente au commencement de la Révolution, mais épuisée de sacrifices nécessités par les calamités du temps, s’était appauvrie. Sa table frugale était hospitalière pour Rouget de Lisle. Le jeune officier s’y asseyait le soir et le matin comme un fils ou un frère de la famille. Un jour qu’il n’y avait eu que du pain de munition et quelques tranches de jambon fumé sur la table, Dietrich regarda de Lisle avec une sérénité triste et lui dit : « L’abondance manque à nos festins, mais {p. 220}qu’importe si l’enthousiasme ne manque pas à nos fêtes civiques et le courage aux cœurs de nos soldats ? J’ai encore une dernière bouteille de vin du Rhin dans mon cellier ; qu’on l’apporte ! » dit-il, « et buvons-la à la liberté et à la patrie ! Strasbourg doit avoir bientôt une cérémonie patriotique ; il faut que de Lisle puise dans ces dernières gouttes un de ces hymnes qui portent dans l’âme du peuple l’ivresse d’où il a jailli. » Les jeunes femmes applaudirent, apportèrent le vin, remplirent les verres de Dietrich et du jeune officier jusqu’à ce que la liqueur fut épuisée. Il était tard. La nuit était froide. De Lisle était rêveur ; son cœur était ému, sa tête échauffée. Le froid le saisit ; il rentra chancelant dans sa chambre solitaire, chercha lentement l’inspiration, tantôt dans les palpitations de son âme de citoyen, tantôt sur le clavier de son instrument d’artiste, composant tantôt l’air avant les paroles, tantôt les paroles avant l’air, et les associant tellement dans sa pensée qu’il ne pouvait savoir lui-même lequel de la note ou des vers était né le premier, et qu’il était impossible de séparer {p. 221}la poésie de la musique et le sentiment de l’expression. Il chantait tout et n’écrivait rien.
XXVIII §
Accablé de cette inspiration sublime, il s’endormit, la tête sur son instrument, et ne se réveilla qu’au jour. Les chants de la nuit remontèrent avec peine dans sa mémoire comme les impressions d’un rêve. Il les écrivit, les nota et courut chez Dietrich. Il le trouva dans son jardin, bêchant de ses propres mains des laitues d’hiver. La femme du maire patriote n’était pas encore levée ; Dietrich l’éveilla ; il appela quelques amis, tous passionnés comme lui pour la musique et capables d’exécuter la composition de de Lisle. Une des jeunes filles accompagnait. Rouget chanta. À la première strophe, les visages pâlirent ; à la seconde, les larmes coulèrent ; aux dernières, le délire de l’enthousiasme éclata. Dietrich, sa femme, {p. 222}le jeune officier se jetèrent en pleurant dans les bras les uns des autres. L’hymne de la patrie était trouvé ! Hélas ! il devait être aussi l’hymne de la Terreur. L’infortuné Dietrich marcha peu de mois après à l’échafaud, au son de ces notes nées, à son foyer, du cœur de son ami et de la voix de sa femme.
Le nouveau chant, exécuté quelques jours après à Strasbourg, vola de ville en ville sur tous les orchestres populaires. Marseille l’adopta pour être chanté au commencement et à la fin des séances de ses clubs. Les Marseillais le répandirent en France en le chantant sur leur route. De là lui vint le nom de Marseillaise. La vieille mère de de Lisle, royaliste et religieuse, épouvantée de la voix de son fils, lui écrivait : « Qu’est-ce donc que cet hymne révolutionnaire que chante une horde de brigands qui traverse la France et auquel on mêle votre nom ? » De Lisle lui-même, proscrit en qualité de fédéraliste, l’entendit, en frissonnant, retentir comme une menace de mort à ses oreilles en fuyant dans les sentiers du Jura. « Comment appelle-t-on cet hymne ? » demanda-t-il à son guide. « La {p. 223}Marseillaise », lui répondit le paysan. C’est ainsi qu’il apprit le nom de son propre ouvrage. Il était poursuivi par l’enthousiasme qu’il avait semé derrière lui. Il échappa avec peine à la mort. L’arme se retourne contre la main qui l’a forgée. La Révolution en démence ne reconnaissait plus sa propre voix !
XXVIIIe entretien.
Poésie sacrée.
David, berger et
roi §
I §
{p. 225}La poésie lyrique est donc, dans tous les pays et dans toutes les langues, la manifestation de ce besoin mystérieux de chanter qui saisit l’âme toutes les fois que l’âme est saisie elle-même par ces fortes émotions qui tendent {p. 226}les fibres de l’imagination jusqu’à l’inspiration ou jusqu’à ce délire, délire poétique, religieux, amoureux, patriotique. Cet état de l’âme est appelé par l’antiquité le délire sacré. Dieu, l’amour, la patrie sont les inspirations les plus habituelles des grands lyriques, parce que la religion, l’amour, la patrie sont les plus sublimes, les plus intimes ou les plus généreuses émotions de l’homme. Mais, parmi ces lyriques, ceux qui chantent à Dieu l’hymne ou la prière sont les premiers de tous. L’amour est l’enthousiasme du cœur, la patrie est l’enthousiasme de la terre, mais la prière est l’enthousiasme de Dieu.
Bien qu’il soit impossible de diviser les facultés indivisibles de notre nature pensante, on appelle âme, dans les langues des idées, cette partie de notre être immatériel qui est la plus distincte de nos sens et qui se confond ainsi le plus avec l’essence divine.
On appelle aussi âme, dans la langue des lettres, cette partie de notre être immatériel qui touche le plus près à l’organe de nos affections, le cœur, c’est-à-dire la partie pathétique, aimante, passionnée de l’intelligence.
{p. 227}L’âme, ainsi entendue, est la partie la plus divine, la plus complète, la plus sentante, et par là même la plus émue et la plus expressive de nos facultés pensantes. C’est par elle que la pensée a du cœur, et c’est par ce cœur immatériel de la pensée que l’émotion de l’âme devient plus vivante en nous et plus communicative hors de nous.
Aussi les seuls livres véritablement immortels sont-ils les livres qui sont écrits avec de l’âme, et plus il y a d’âme dans un livre, dans un poète, dans un orateur, dans un historien, plus le livre, le poète, l’orateur, l’historien sont sûrs de ce que nous appelons l’immortalité sur la terre. L’esprit, l’imagination, le génie même (si le génie n’est pas de l’âme) n’y peuvent rien ; l’âme seule fait vivre, parce que seule elle fait sentir. Or l’humanité est sentiment bien plus qu’elle n’est intelligence. L’intelligence est froide, l’âme est chaude ; voilà pourquoi elle est seule féconde ! C’est le secret du succès prodigieux et durable de certains noms d’hommes et de certains livres ; mais c’est un secret qu’on ne peut dérober : c’est le secret de Dieu. L’âme, pour bien résumer {p. 228}ici notre pensée, est le génie du cœur.
L’âme est par conséquent le génie essentiel du poète lyrique ou de l’orateur, car le poète ou l’orateur ne produiront d’émotions religieuses, amoureuses ou patriotiques qu’à proportion de ce qu’ils auront été eux-mêmes émus. Ils ne chanteront ou ils ne parleront du cœur que s’ils ont plus de cœur que le reste des hommes.
Cela dit, pour nous amener au lyrique le plus pathétique de l’univers littéraire, David, disons un mot de la littérature sacrée. La poésie lyrique, autrement dite l’ode, le psaume, le cantique, y tiennent la plus grande place dans tous les temps et chez tous les peuples. Les livres sacrés sont presque universellement composés de chants, comme si le chant était la forme du langage qui descendît le plus naturellement du ciel et y remontât le plus naturellement aussi.
II §
{p. 229}Nous ne prétendons pas discuter ici pour ou contre la nature d’inspiration directe ou indirecte de ces livres sacrés ; ce n’est ni la place, ni le sujet de ces controverses dans un Cours de littérature. Si Dieu s’était déclaré l’auteur de ces livres ou de ces chants, l’historien de ses propres mystères, le poète de ses propres œuvres, quel serait donc l’insecte assez superbe, assez insensé et assez sacrilège pour se poser en critique du Créateur de la pensée et de la parole ? Admirer, dans ce cas, serait presque aussi insolent et aussi impie que critiquer. Il n’y aurait qu’à s’abîmer devant le Barde suprême dans le silence et dans la poudre ! La langue blasphémerait contre le palais ! l’argile en remontrerait au potier !
Nous pensons à cet égard comme La Harpe {p. 230}dans son Cours de Littérature ou plutôt de rhétorique sacrée.
« Quand les poèmes de Moïse, de David, d’Isaïe, ne nous auraient été donnés que comme des productions purement humaines, ils seraient encore, par leur originalité, par leur antiquité, dignes de toute l’attention des hommes qui pensent, et, par les beautés littéraires dont ils brillent, dignes de l’admiration et de l’étude de ceux qui ont le sentiment du beau. »
Lisons donc ces chants inspirés ; ils ont passé par des bouches humaines, et, sous ce point de vue au moins, ils ressortent du jugement humain.
III §
Les livres sacrés ou divinement inspirés tiennent une place immense dans la géographie littéraire du globe, et surtout du globe antique. {p. 231}L’imagination, plus impressionnable, jouait, dans ce monde antique, un plus grand rôle que dans les temps modernes ; la critique n’y existait pas. Les Védas chez les Indiens, les Kings chez les Chinois, le Zend-Avesta chez les Persans, les Chants orphéiques chez les Grecs, les feuilles même de la Sybille chez les Romains, la Bible et les Psaumes chez les Hébreux, sont les principaux monuments sacrés de ces différentes zones de la terre. Toute civilisation, toute religion reposent sur un livre. Les livres sont les pyramides des pensées de l’homme, ou plutôt les livres sacrés sont les temples intellectuels qui semblent avoir poussé d’eux-mêmes et sans architectes du sol, pour contenir les idées de l’humanité sur Dieu ou les dieux. Les poètes lyriques (ceux qui chantent), les auteurs des hymnes, des cantiques, des psaumes, des prophéties, étaient alors les inspirés d’en haut, les oracles vivants, les prophètes.
Plus tard cette inspiration de l’enthousiasme chanté, descendit plus bas dans les littératures purement profanes, et, de sacrée qu’elle était, cette inspiration devint purement littéraire. {p. 232}Alors naquirent les lyriques patriotes, comme Tyrtée, les lyriques philosophes, comme Orphée ou Solon, les lyriques érotiques, comme Anacréon et Sapho, les lyriques purement poétiques, comme Horace (chantant pour chanter et pour plaire) ; enfin les lyriques académiques de nos derniers siècles, comme Hafiz en Perse, Pétrarque en Italie, Dryden en Angleterre, Klopstock, Goethe, Schiller en Allemagne, Malherbe, Racine, Jean-Baptiste Rousseau, Lefranc de Pompignan et les grands chanteurs contemporains de notre pays, au sommet desquels chantait Victor Hugo, enfant, ce Benjamin de la tribu de la lyre.
Aujourd’hui nous ne parlons que des lyriques hébreux, et principalement de David, le poète berger, le poète guerrier, le poète roi, le plus complet, le plus pathétique, le plus religieux de ces prophètes. David n’est pas seulement le plus inspiré, mais le mieux inspiré de tous ceux qui écoutèrent chanter en eux l’inspiration humaine en s’accompagnant d’une harpe. David fait éternellement couler les larmes de son cœur dans le cœur d’autrui, avec le doux murmure du suintement {p. 233}de la source du Siloé dans la vallée des Lamentations.
IV §
Parlons d’abord de sa harpe, symbole sans doute, mais instrument réel aussi de son inspiration.
« À cette époque, dit le philosophe allemand Herder dans sa belle Histoire de la Poésie des Hébreux, à cette époque de l’âge du monde, la poésie et la musique étaient étroitement unies ; les poètes et les musiciens n’étaient presque toujours qu’une même personne. Asoph et Hémon prophétisaient, c’est-à-dire poétisaient en faisant résonner les cordes de leur harpe. Élysée fit venir un joueur d’instrument pour qu’il éveillât en lui le don de prophétie ou l’inspiration. La puissance poétique s’accroît quand elle est soutenue par la musique. »
{p. 234}Moïse avait donné à ce don de prophétie ou d’inspiration une immense autorité, en faisant de son peuple, gouverné par Dieu même, une république théocratique dont la tribu de Lévi avait exclusivement le sacerdoce, organe alors de la souveraineté divine.
« Ce gouvernement d’une république fédérative par une théocratie sacrée et centrale, continue le philosophe allemand, était le plus idéal des gouvernements. Quant à moi, j’avoue que je souhaiterais pour tous une telle Constitution, car elle seule réalise ce que tous les hommes désirent, ce que tous les politiques sages ont cherché à leur donner, ce que Moïse seul sut concevoir et exécuter, c’est-à-dire une organisation sociale qui fait comprendre au peuple que c’est « la loi, et non l’homme, qui règne, que la nation doit librement accepter ce gouvernement divin de la raison et de la loi, et l’exercer sans tyrannie, que nous n’avons pas été créés pour être enchaînés et contraints comme des esclaves, mais pour être guidés et conseillés par une puissance invisible, sage et providentielle. »
Telle était la Constitution théocratique de {p. 235}Moïse. La loi régnait seule ; fondée sur la volonté de Dieu, et soutenue par la voix unanime du peuple, elle avait son trône dans le temple national. Ce temple était la tente du Dieu du pays. Il appartenait aux douze tribus qui, en s’y réunissant pour recevoir ses oracles, ne formaient qu’une seule famille, la famille de Jéhova ! Les affaires publiques s’y traitaient par la décision des Juges et par les exhortations des prophètes.
V §
Les prophètes étaient donc non seulement des poètes, des inspirés, mais des tribuns sacrés qui enseignaient le peuple par la parole, qui réchauffaient, qui l’entraînaient par l’éloquence. Seulement, dans ce peuple de l’enthousiasme, l’éloquence et la poésie fondus ensemble n’étaient qu’une seule puissance, la puissance de la parole inspirée ou de ce qu’on {p. 236}appelle la parole de Dieu ! La langue, imagée, mais monotone comme la solitude, était oratoire et éloquente comme la liberté. C’était de l’arabe concentré, une langue forte et brève, qui n’exposait pas la pensée, mais qui la lançait au ciel ou aux hommes. On voyait qu’elle avait été construite, comme celle de Job, pour un dialogue quelquefois familier, quelquefois âpre et terrible, entre la foudre humaine et la foudre divine. C’était par conséquent l’idiome le plus lyrique qu’un poète pût trouver tout préparé pour lui ; car tout homme inspiré était prophète, tout le peuple était chœur, et Jéhova lui-même prenait la parole à chaque instant, souverain poète qui parlait par le tonnerre et l’éclair dans les nuées.
VI §
Telle était la langue que David allait avoir à faire chanter, prier, pleurer pour toutes les {p. 237}prières, pour tous les hymnes et pour tous les sanglots des siècles.
Mais s’il avait la langue toute faite par Isaïe, où allait-il prendre les inspirations et les sentiments ?
Dans sa propre vie.
Y en eut-il jamais une où le poète et l’homme aient été plus confondus en un seul cri ? Y en eut-il jamais une à la fois plus lyrique, plus épique et plus dramatique ?
Nous venons de la relire, cette vie, avec une attention que nous ne lui avions jamais donnée, dans la Bible. Nous avions en même temps Homère sous notre oreiller, comme Alexandre ; nous passions des nuits récentes d’insomnie à feuilleter tantôt l’Iliade d’Homère, tantôt la vie de David dans la Bible. Nous confessons que la vie du prophète berger et du poète roi dans la Bible est par elle-même un poème mille fois plus riche en aventures, en pittoresque, en intérêt, en pathétique, en drame, que l’Iliade. Il y a dans une telle vie de quoi faire vingt poètes, si David n’avait pas été déjà poète en naissant. Qu’on en juge par l’esquisse abrégée de cette existence.
VII §
{p. 238}L’orageuse liberté du gouvernement républicain, sous les Juges, a fatigué le peuple d’Israël. Les prêtres, pour s’appuyer sur un pouvoir unitaire qui leur sera à la fois secourable et asservi, à l’imitation du gouvernement égyptien, ont donné des rois au peuple.
Saül, leur instrument, est sacré par eux.
Il règne, il combat, il est un grand homme ; mais ce grand homme est, comme Jules César, sujet aux infirmités mentales du génie. Il a des accès d’épilepsie ou de démence.
Ces accès assombrissent et enveniment par moments son caractère.
Il flotte dans une anxiété tragique entre la nécessité de servir les prêtres qui l’ont fait roi et la crainte de perdre sa couronne avec la victoire.
{p. 239}Il lui faut des auxiliaires héroïques dans son armée, et dans chaque héros qu’il suscite il redoute de rencontrer un compétiteur à la souveraineté. Fils du prophète, il déteste en secret les prophètes de lumière, et il cherche à leur opposer les devins, prophètes de ténèbres.
Samuël, le roi du sacerdoce, s’en aperçoit et rejette Saül de son cœur ; ce prophète reçoit de l’inspiration l’ordre de sacrer secrètement un roi plus docile. Il se rend, sous des apparences de paix, à Bethléem, qui était la ville sainte (le Reims de la Judée). Il fait comparaître devant lui les chefs de la ville et leurs enfants, pour que Jéhova lui désigne sur place le roi futur, et pour qu’il le sacre lui-même au nom de la prophétie. La scène est plus qu’homérique, elle est patriarcale et sacerdotale à la fois.
Les chefs amènent leurs fils, les premiers nés, les plus beaux, les plus forts, devant le prophète. Il les écarte l’un après l’autre au nom de Jéhova. Enfin un chef de pasteurs, un père de famille, nommé Isaï, de Bethléem, lui amène ses sept fils ; ils sont rejetés.
{p. 240}« Et le prêtre dit à Isaï, le père de famille : Sont-ce là tous tes fils ?
« Isaï répondit : Il y a encore un tout petit garçon qui garde les brebis.
« Et Samuel dit à Isaï : Envoie-le chercher et présente-le-moi. »
Le petit berger vient, amené par son père par pure obéissance, et Jéhova parle dans le
cœur du prophète. « Il lui dit : Lève-toi et répands de l’huile sur sa tête, car
c’est celui-là ! »
VIII §
Pendant que cela se passait à Bethléem, à l’insu de Saül et de l’armée, le roi est saisi d’un de ces accès de démence que la musique seule, ce remède de l’âme, a le don de calmer. On cherche un musicien, on n’en trouve pas dans le camp.
Quelqu’un dit : « J’ai entendu un petit berger {p. 241}des montagnes de
Bethléem, fils d’Isaï, qui joue merveilleusement de la harpe en gardant ses
brebis. »
On fait venir le jeune musicien.
Il endort en effet par les sons de sa harpe les convulsions du roi.
Saül s’attache à cet enfant, comme le malade à celui qui le soulage ; il le garde quelques jours au camp ; puis l’enfant retourne à son troupeau, vers Bethléem.
IX §
Nous avons parcouru nous-même, non loin de Bethléem, cette charmante vallée du Térébinthe.
Saül y était alors campé devant les Philistins pour leur fermer l’accès des groupes de montagnes et des plateaux élevés de Judée qui portent Sion et Bethléem.
C’est une vallée de Grèce cachée entre les {p. 242}âpres montagnes de Chanaan. Les flancs abaissés en larges degrés de ces montagnes descendent comme des plis de terre grisâtre vers le fond du vallon ; les pentes sont tachées çà et là de groupes de grands arbres noirs, cyprès, cèdres, sapins. Ces arbres rares gardent un pan de leur ombre aux troupeaux sur ce sol calciné.
Un torrent traverse la vallée en serpentant à peine ; son lit, desséché à l’époque où je le traversai, semble rouler des galets et des rochers au lieu d’ondes. Mes chevaux et mes ânes n’y trouvèrent pas une flaque d’eau pour y tremper leurs langues.
C’est ce torrent qui séparait le camp de Saül du camp des Philistins. On se rend parfaitement compte, à l’aspect des lieux, de la situation des deux armées et de la stratégie très militaire de Saül, pour couvrir les villes et les pâturages de son petit peuple. De légers monticules, entre lesquels les Philistins, venant du côté de la Syrie, cherchaient à se glisser, font onduler la vallée au-delà du lit du torrent. Plus loin l’horizon se noie dans la brume lumineuse que le soleil de Judée fait rejaillir des {p. 243}rochers, des flancs des collines et des pierres roulées des fleuves taris.
Cette scène des premiers exploits de l’enfant poète surgit devant moi comme une pastorale de Théocrite. Je la vois encore aujourd’hui, et j’y vois l’enfant près du térébinthe, avec sa harpe d’écorce et avec sa fronde de berger.
X §
Cependant l’immobilité des deux armées se prolongeait ; l’une n’osait pas avancer, l’autre ne pouvait pas reculer sans livrer le peuple. Tout se bornait à des insultes et à des bravades entre les postes avancés. Un guerrier colossal, un bâtard de Geth, une espèce d’Achille asiatique, nommé Goliath, défiait et immolait tous les jours les plus valeureux guerriers de Saül.
Le père de David, Isaï, qui avait ses trois fils les plus avancés en âge à l’armée, dit
un {p. 244}jour au petit David : « Va au camp, et porte à manger, à tes
frères, ces pains d’orge et ces dix fromages ; tu me rapporteras de leurs
nouvelles. »
David obéit, remet son troupeau à un berger et va dans le camp. On ne s’y entretenait que du géant, l’effroi de l’armée et du peuple ; on n’y parlait que des récompenses promises par Saül à celui de ses guerriers qui abattrait l’insolence du bâtard de Geth.
Le berger laisse ses dix pains et ses dix fromages aux mains des gardes des bagages,
aux barrières du camp. Il s’avance jusqu’aux avant-postes pour voir la bataille ; il y
rencontre l’aîné de ses frères. Celui-ci le gronde de sa curiosité. « Pourquoi
es-tu venu ? Et pourquoi as-tu laissé ce peu de brebis abandonnées au désert ? Je
reconnais bien là ton orgueil et la malice de ton cœur. Tu es descendu pour regarder
la bataille ! »
L’enfant se détourne humblement et continue à s’informer du prix que l’on propose à celui qui réprimera les outrages du bâtard de Geth. Il va enfin s’offrir à Saül pour accomplir cet exploit.
{p. 245}« Tu n’es qu’un faible adolescent », lui dit le roi avec incrédulité, « et ce Philistin est un guerrier consommé dès sa jeunesse ! » — « Quand l’ours ou le lion venait pour enlever un mouton du troupeau de mon père, j’ai tué l’ours et le lion », répond David.
XI §
On revêt le berger de la cuirasse, du casque, des armes du roi. — « Je ne puis
marcher sous cette armure », dit-il, « car je n’en ai pas l’habitude. »
Il dépouille ces armes ; il ne prend que son bâton de berger, sa fronde et cinq pierres polies et aiguës dans le lit du torrent.
On connaît le combat. Le bâtard tombe sous la fronde du berger. David lui coupe la tête et la rapporte au roi, au milieu des bénédictions de la multitude.
Quelle scène pastorale, quelle scène héroïque {p. 246}et quelle vérité ! quelle simplicité, quelle naïveté de mœurs et de dialogue dans ce chapitre de la Bible ! Homère est emphatique à côté. Excepté dans l’Odyssée, il n’a point d’invention poétique comparable à cette histoire des anciens jours.
Ajoutons : et quel début pour la vie d’un poète et d’un héros !
XII §
Cette fois Saül garde David dans son camp. Le fils du roi, Jonathas, s’attache au jeune
berger de l’amour d’un frère, d’un amour de femme
, dit
la Bible, pour en exprimer la tendresse.
Après la bataille remportée par les Israélites, l’armée rentre en Judée aux acclamations de la multitude. Le peuple, qui aime surtout le merveilleux, et qui préfère partout les Jeanne d’Arc et les Dunois aux vieux rois, s’enthousiasme pour ce berger ; il l’élève au-dessus {p. 247}de Saül lui-même dans ses bénédictions sur la route.
Le roi prend ombrage de cette popularité naissante. Il se souvient qu’il a été appelé
au trône lui-même par Samuel, qui l’avait rencontré cherchant les ânesses de son père.
Il soupçonne dans ce favori du peuple un instrument des prophètes. « De quelle
famille est sorti cet enfant ? » demande-t-il à son général Abner,
« et que lui faut-il de plus pour être roi ? »
XIII §
Saisi d’un accès de son mal sur la route, il veut frapper de sa lance le jeune harpiste qui chante et qui joue de son instrument auprès de sa couche. La lame mal dirigée est détournée par la Providence, ce hasard des grands hommes ; elle ne perce que le mur. Cette préservation divine étonne et intimide de plus en plus le roi. Il cherche à lier l’enfant par la reconnaissance {p. 248}à sa famille, il lui donne sa fille Michol pour femme ; mais il la lui donne pour sa ruine, dit-il lui-même, car il lui demande pour dot cent dépouilles d’ennemis, espérant qu’il périra dans tant de combats.
Deux cents dépouilles sont apportées. La popularité du héros s’accroît de tant de gloire ; avec la popularité, la jalousie du roi. Saül propose à Jonathas, son fils, de le délivrer de David par l’assassinat. Jonathas avertit son ami, le fait cacher, intercède pour lui, le justifie, obtient sa grâce.
Mais cette réconciliation, ouvrage de l’amitié désintéressée du fils de Saül, ne dure pas. Une seconde fois Saül, saisi d’une fureur réelle ou simulée, pendant que son poète l’endort aux sons de ses vers et de sa harpe, cherche à le percer de sa lance.
David s’enfuit.
Le roi le fait poursuivre et envelopper dans sa maison par ses gardes, pour le tuer quand il en sortira le matin.
La tendresse de sa jeune épouse, Michol, veille sur lui, découvre les assassins, fait descendre David par la fenêtre et place une statue {p. 249}revêtue d’un casque sur sa couche, afin de faire croire aux gardes que son mari dort et de lui laisser, par ce subterfuge, plus de temps pour la fuite.
XIV §
David fuit, en effet ; il va trouver Samuel, qui a prophétisé sur lui à Bethléem.
Saül l’y poursuit ; mais, au lieu de frapper, Saül se couche à terre, vaincu par on ne sait quel esprit de terreur du sacerdoce, et il prophétise, c’est-à-dire il tombe en extase devant le prophète.
David revient en secret à Jérusalem. Jonathas et lui se jurent alliance dans un champ hors de la ville.
La manière dont Jonathas promet à son ami de le prévenir des dispositions du roi à son égard est tout à fait pastorale.
« Cache-toi à cette place », lui dit-il, « près de cette pierre. Je {p. 250}viendrai demain avec mes serviteurs tirer de l’arc sur la colline ; je tirerai trois flèches comme pour atteindre la pierre ; j’enverrai un de mes serviteurs pour me les rapporter. Si je dis à mon serviteur : Les flèches sont en deçà de la pierre, cela voudra dire : Reviens avec assurance ; je te le jure par le Dieu vivant, il n’y a pas de danger ; mais si je dis à mon serviteur : Les flèches sont au-delà de la pierre, alors sauve-toi, car le roi t’aura disgracié. »
« Fils d’une courtisane », dit Saül à Jonathas son fils, « pourquoi aimes-tu le fils d’Isaï de Bethléem ? Tant qu’il vivra sur la terre il n’y aura de sûreté ni pour toi ni pour le royaume. Amène-le-moi donc, car il est le fils de la mort. »
XV §
Mais tout se passa comme il avait été convenu entre Jonathas et son ami. Les flèches {p. 251}furent lancées, le but dépassé ; l’enfant qui les rapportait fut écarté, sous prétexte de rapporter l’arc à la ville. David et son ami pleurèrent en s’embrassant et en se séparant.
Quelle scène pathétique que cette double amitié entre laquelle s’interpose vainement la compétition d’un royaume ! Aucun poème épique ne présente une plus touchante contradiction entre l’ambition et le cœur dans la destinée de deux adolescents qui s’aiment, pendant que leur destinée s’abhorre !
XVI §
David, réduit au désespoir, s’en va vers Bethléem.
Dans une caverne, ses frères, ses amis, les bergers, les proscrits de la contrée se rassemblent autour de lui, au nombre de quatre cents hommes. Ils s’arment pour sa défense, et pour {p. 252}vivre non en factieux, mais en aventuriers, sur les frontières du royaume.
Le jeune chef va demander asile au roi voisin des Moabites.
La fureur contenue de Saül fait enfin explosion contre les prêtres qui favorisaient David ; il en fait massacrer quatre-vingt-cinq par ses gardes iduméens, Arabes du désert qui ne respectent pas le sacerdoce hébraïque.
Ce coup d’État sanglant de Saül contre ceux qui l’ont élevé à la souveraineté ne fait qu’exaspérer la situation.
David grossit sa bande de tous les partisans du sacerdoce. Tantôt vainqueur, tantôt vaincu, il erre dans les forêts des bords du Jourdain qui servent de limites au désert.
Saül le poursuit avec trois mille hommes au désert d’Engaddi ; le roi entre pour se reposer dans une de ces immenses cavernes creusées par les eaux dans les flancs des roches d’Engaddi. Nous y avons souvent dormi nous-même, poète sans harpe et sans épée de l’Occident.
XVII §
{p. 253}Cette caverne avait deux branches ramifiées sous la montagne.
David et ses soldats étaient abrités sous l’une pendant que Saül dormait sous l’autre.
La vie du roi était dans les mains du proscrit.
Le proscrit, toujours respectueux envers le persécuteur, se contente de couper pendant son sommeil le bord du manteau de Saül pour lui montrer qu’il aurait pu aussi impunément lui couper la tête. Puis il se repent même de cette légère atteinte au respect dû à la royauté.
Quand Saül s’éveilla et sortit de la caverne, David le suivit de loin avec ses compagnons de guerre, le bord du manteau coupé dans la main.
« Et il s’en allait, dit la Bible, l’invoquant de loin par derrière et disant : “Mon maître mon roi ! mon maître et mon roi ! ”
{p. 254}« Et Saül se retourna ; et David, touchant la terre de son front, l’adora !
« “Voyez dans mes mains le pan coupé de votre manteau ! Quand vous dormiez dans la caverne je n’ai point voulu porter ma main sur vous !…
— « Oui, je vois que tu es meilleur que moi”, répondit Saül. “Tu régneras certainement sur Israël ! Jure-moi seulement par Jéhova que tu ne feras pas périr ma famille après moi ! que tu n’effaceras pas mon nom de la maison de mon père ! ” »
Et David jura. Puis il remonta sur les hauts lieux avec ses compagnons de guerre.
David paraît avoir été à cette époque un des premiers exemples de cette chevalerie errante et héroïque, toujours pratiquée en Arabie, redressant les torts, protégeant les faibles, punissant, pillant, tuant les oppresseurs, et se faisant ainsi parmi les tribus des campagnes une renommée de tuteur ou de vengeur du peuple qui devait inévitablement le porter au trône ou au supplice.
Le Tasse et l’Arioste n’ont rien d’aussi romanesque dans leurs aventures de chevalerie {p. 255}que la rencontre de David et de la belle Abigaïl, son second amour, sur la montagne du Carmel. Nous avons vu de nos yeux des scènes presque aussi pittoresques, aussi patriarcales, entre les Arabes de notre caravane et les femmes du pays, dans le sentier entre la mer et les bois, sur les flancs de cette même montagne.
Voici la rencontre, d’après la Bible.
XVIII §
David, sachant qu’un homme riche, nommé Nabal, habite sur le plateau du Carmel, ordonne à ses compagnons mourants de faim de respecter ses troupeaux ; puis il lui envoie demander des vivres pour lui et pour eux.
L’avare Nabal refuse.
David choisit quatre cents hommes d’élite parmi les siens pour aller arracher par la force ce qu’il n’a pu obtenir par des services.
{p. 256}La belle Abigaïl, épouse de Nabal, apprend, en l’absence de son mari, que David s’avance vers sa demeure.
Elle prend deux cents pains, deux outres de vin, cinq moutons cuits, cinq corbeilles d’orge, cent grappes de raisin, deux cents corbeilles de figues, et elle en charge ses ânes. Montée sur une ânesse, elle descend, accompagnée de ses serviteurs, au pied de la montagne, au-devant de David, à l’insu de son mari.
« Lorsqu’elle aperçut David, dit le poème, elle descendit de son âne, s’inclina, agenouillée sur la pierre du chemin, et, adorant le jeune chef, elle lui dit : “Remettez à Nabal son iniquité et sa démence, et, s’il s’élève un jour un homme qui vous persécute et qui recherche votre vie, votre âme sera préservée parmi les âmes des vivants, et l’âme de vos ennemis sera agitée comme la pierre tournoyante lancée en l’air par la fronde !
« “Et alors, quand vous serez roi, souvenez-vous de votre servante ! ” »
David, frappé de la beauté d’Abigaïl et touché de son éloquence, accepta les présents
et renonça à sa vengeance. Abigaïl, revenue {p. 257}en sa maison, trouve son mari
ivre au milieu d’un festin ; elle lui raconte le danger qu’il avait couru. Il en mourut
de peur. David, apprenant sa mort, demanda par ses envoyés Abigaïl pour épouse :
« Laquelle, se levant, dit le verset, se prosterne à terre, adore Jéhova et
dit : “Voici votre servante ; que je sois comme une servante pour laver les pieds des
serviteurs de mon maître ! ” »
Et elle monta sur une ânesse, et cinq jeunes filles la suivirent, et elle épousa le héros.
Saül avait enlevé à David sa première épouse Michol ; il l’avait donnée à un autre de ses favoris, Phalti, fils de Laïs, qui était de Gallim.
XIX §
Poursuivi de nouveau par Saül, le jeune chef ose descendre une nuit dans le camp avec Abisaï, un de ses plus intrépides compagnons. {p. 258}Ils entrent dans la tente du roi endormi. Abisaï veut profiter de l’occasion pour le frapper ; David, toujours fidèle et respectueux, retient encore sa main ; il se contente d’emporter la lance et la coupe du roi.
On voit que sa seule pensée est de fléchir son maître à force de preuves de fidélité.
Saül enfin succombe avec Jonathas, après une bataille perdue contre les ennemis d’Israël, et il se perce de son épée.
On apporte ses armes et ses habits à David, émigré alors chez les Amalécites. Il pleure sur le roi et sur Jonathas ; il chante un chant funèbre. On y sent la sincérité de la douleur et le remords du patriotisme, au milieu des nations étrangères qui se réjouissent de leur victoire sur son pays.
Il rentre en Judée et habite Hébron en attendant que la nation et les prêtres se décident entre les fils de Saül et lui.
Abner, le général le plus accrédité de Saül, soutient pendant sept ans la cause de la famille royale. À la fin, il cède à l’amour que lui avait inspiré Respha, jeune concubine de Saül, et il l’épouse. On lui reproche cette audace. Il {p. 259}s’indigne et jure de se venger de cet outrage en reconnaissant David.
Abner est tué en trahison pendant sa négociation perfide avec David. Bientôt le fils de Saül lui-même est assassiné pendant son sommeil. Le peuple entier se précipite vers Hébron pour reconnaître roi son héros expatrié.
Son règne, qui commence alors, n’est qu’une vicissitude d’exploits et même de crimes. La souveraineté l’enivre, le sang l’allèche, l’amour le corrompt ; mais il ne perd point son génie poétique avec sa vertu ; il est à lui-même son propre barde. Enfin il aggrave ses crimes par l’ingratitude et la perfidie la plus odieuse dans ses amours avec Bethsabée, qu’il aperçoit au bain, qu’il arrache de sa demeure, et dont il fait tuer le mari pendant que ce guerrier se dévoue pour lui sur le champ de bataille.
Le prophète Nathan, courageux vengeur du crime, force David à se condamner lui-même par la parabole de la brebis unique dérobée à son pauvre possesseur.
« Mais le pauvre n’avait qu’une petite brebis {p. 260}qu’il avait achetée en nourrice, et qui avait été élevée sous son toit avec ses enfants, mangeant son pain, buvant dans son écuelle et dormant sur son sein, et il l’aimait comme sa fille ! »
Quel poète épique a de pareils accents sortis du cœur ? Quelle justice parle au cœur en pareilles images ? Quel talion de miséricorde demande ainsi au coupable des larmes pour du sang ?
XX §
De ce jour, en effet, le poète-roi est frappé par la main de Jéhova dans sa vieillesse ; il est témoin des déchirements de sa maison, des outrages de ses enfants à leur propre sœur, des révoltes et des compétitions au trône de ses fils entre eux. Il erre, chassé et poursuivi comme un proscrit, sur ces mêmes hauteurs et dans ces mêmes forêts d’où il est descendu {p. 261}pour anéantir la dynastie de Saül. Il n’a d’autre consolation que sa harpe, qui se trempe de ses pleurs et qui sanglote sous la main de ses repentirs.
Nous le demandons à Homère, à Virgile, à Dante, à Milton, au Tasse, y eut-il jamais une vie d’homme qui fut aussi naturellement un poème épique ? y eut-il jamais pour un poète une source plus abondante, dans son propre cœur, d’émotions, d’hymnes ou de larmes ? Et si Dieu lui-même a voulu se façonner, dans un cœur d’homme, un instrument capable de crier, de chanter ou de pleurer pour l’humanité tout entière, Dieu lui-même aurait-il pu pétrir autrement le cœur de cet homme ?
Aussi David est-il devenu le poète des âmes et le poète des temples.
Lisons maintenant ses chants, et essayons de recomposer cette vie avec ses hymnes ou avec ses gémissements immortels. Le poète et la poésie sont ici une seule chose. Il n’y a pas une note de cette harpe qui ne soit un homme ; il n’y a pas une fibre du cœur de cet homme qui ne soit une note ! Et, pour comble de merveille, tout ce chant monte à Dieu, et toute cette {p. 262}poésie est un holocauste, une prière, une humilité ou une sanctification.
XXI §
Maintenant, pour nous faire une idée juste de ce qu’est la poésie lyrique, écoutons chanter dans un même homme d’abord ce pauvre petit berger des montagnes de Bethléem ; puis cet adolescent armé de sa fronde, libérateur de son pays ; puis ce musicien favori de Saül assoupissant avec sa harpe les convulsions d’esprit de son roi ; puis ce proscrit cherchant asile dans les cavernes de Moab ; puis ce chef de bande et de parti courant les aventures sur les frontières de la Judée ; puis ce roi choisi par les prêtres et acclamé par le peuple pour éteindre la race de Saül et pour fonder sa propre dynastie ; puis ce souverain exalté par sa haute fortune, ne refusant rien à ses intérêts ni à ses amours, et ternissant ainsi sa vieillesse après {p. 263}avoir couvert d’innocence et de gloire ses jeunes années ; puis le vieillard puni, repentant, rappelé à Dieu par l’extrémité de ses châtiments, et convertissant encore ses sanglots en cantiques pour fléchir et pour attendrir son juge là-haut.
On voit qu’aucune note de la vie humaine ne manque à cette harpe, dont les vibrations résonnent encore jusqu’à nous.
XXII §
Mais pour sortir du style figuré, qu’était-ce en réalité que cette harpe dont les poètes hébreux, et surtout David, accompagnait ses chants ?
Il paraît, d’après l’Écriture, que David, tout à la fois musicien et poète, avait deux instruments, l’un pour la mélodie, l’autre pour l’accompagnement de ses vers. L’Écriture, en effet, nous parle d’abord d’un petit berger, fils d’un {p. 264}nommé Isaï, de Bethléem, que les officiers de la tente de Saül ont entendu jouer délicieusement de la flûte sur la colline en gardant les brebis de son père. C’est pour cela qu’on songe à lui et qu’on le fait venir la première fois au camp, afin d’amuser et de calmer la maladie mentale du roi.
Mais, indépendamment de ce talent de joueur de flûte, quand l’âge eut développé le génie poétique et la valeur héroïque du jeune berger, il paraît, par le langage subséquent de l’Écriture, que David, comme les autres prophètes de la Judée ou de l’Arabie, rejeta la flûte et prit la harpe, instrument plus viril, aux cordes graves, qui inspirait ou accompagnait toujours les vers en ces temps-là. Cette harpe hébraïque était sans doute un instrument à deux ou trois cordes, semblable à celui que les Grecs appelaient lyre, et dont Achille s’accompagne pour pleurer Briséis sous sa tente ou au bord des flots de la mer, au ravissement de son ami Patrocle.
XXIII §
{p. 265}Et quelle était la forme, la mesure, le rythme, la consonance, le mètre de ces chants poétiques, de ces vers sacrés ? Avaient-ils l’hémistiche, les pieds, la rime de ce langage nombreux et musical que les Grecs, les Latins et nous, nous appelons aujourd’hui des vers ?
Il paraît que la langue hébraïque, quoique déjà très imagée et très savante, n’était pas encore arrivée à cette invention parfaite des vers, qui change les mots en notes, et qui fait chanter le style comme une musique à laquelle on bat la mesure avec une rigoureuse précision. Il paraît que la forme poétique et versifiée de cette langue alors consistait principalement dans la répétition ou dans l’écho de la même pensée, se retrouvant dans la même phrase, à peu près dans le même nombre de {p. 266}mots, de manière à se faire consonance à elle-même, comme l’écho fait consonance au cri qu’on lui jette.
Cette prosodie de la consonance de deux pensées se répondant, comme deux voix, du commencement du vers et à la fin de la strophe, avait sans doute été inspirée aux premiers poètes ou prophètes hébreux par la nature de leur contrée. La forme creuse des vallées et des ravins, la sonorité des rochers qui percent partout la terre, le retentissement des nombreuses cavernes qui déchirent partout aussi le creux de ces roches, y multiplient les échos. Les pasteurs de cette nation pastorale, frappés sans doute de la symétrie avec laquelle ces ravins, ces rochers, ces cavernes répétaient leurs flûtes ou leur voix, cherchèrent naturellement à imiter cette répétition musicale dans leur prosodie. De là ce que les érudits appellent le parallélisme, dans les chants épiques ou lyriques de la Bible ; parallélisme dont nous croyons, nous, ignorant, trouver la véritable origine dans l’imitation de l’écho. Et ce n’est pas seulement l’oreille qui est frappée et instinctivement charmée par cette consonance {p. 267}du mot avec le mot ; c’est l’âme. S’il y a écho dans nos oreilles, il y en a un également dans nos pensées ; l’esprit de l’homme aime à se répéter deux fois ce qu’il pense et ce qu’il sent, comme pour s’affirmer davantage à lui-même ce qu’il a pensé ou ce qu’il a senti, et comme pour jouir ainsi deux fois de sa propre faculté de penser et de sentir. Qu’est-ce que la rime elle-même dans nos langues modernes, si ce n’est la consonance du premier vers se faisant écho dans le second ?
Cette répétition de la même idée dans la première partie du verset, et se reproduisant presque en mêmes termes dans la seconde partie, avait chez les anciens et chez les Hébreux évidemment une autre cause.
Cette cause, c’était la facilité que cette répétition donnait au peuple ou au chœur de s’associer au chant du poète, en répétant après lui ce qu’il avait déjà dit ou chanté. Cette intention de prêter ainsi une espèce de refrain au chœur ou au peuple est frappante dans certains psaumes de David. En les lisant, on entend d’ici le chœur ou le peuple, auquel on jette le refrain, qui le reçoit sur les lèvres {p. 268}et qui le faire retentir en le prolongeant jusqu’au ciel.
Cela dit, il est facile de se rendre compte de la flûte, de la harpe et de la prosodie du berger musicien et du roi-poète. Écoutons-le chanter.
XXIV §
Mais, d’abord, pourquoi écoutons-nous chanter de si loin ce lyrique Hébreu, et pourquoi n’écoutons-nous Pindare que dans nos académies et dans nos écoles ? Pourquoi n’écoutons-nous Anacréon ou Horace que dans nos loisirs voluptueux d’esprit ?
Disons-le d’un mot : ce n’est pas seulement parce que le christianisme, héritier du judaïsme, s’est emparé de ces poèmes lyriques de David comme il s’est emparé des vases et des parfums du temple de Salomon, et qu’il en a fait le manuel de nos cérémonies, de nos piétés {p. 269}ou de nos larmes ; non, c’est que Pindare, Anacréon, Horace ne sont que des lyres, et que David est une âme. La lyre profane n’a son écho que dans les oreilles raffinées d’un peuple ou d’un temps ; l’âme a son écho dans toutes les âmes et dans tout l’univers sensible. Or, nous le répétons ici, le caractère spécial de David, c’est d’exprimer l’âme de l’humanité dans toutes les phases, dans tous les sentiments, dans tous les lieux, dans tous les temps. Toute âme qui jouit, qui souffre, qui combat, qui triomphe, qui prie, qui gémit, qui sanglote, qui se reconsole, qui se repent, qui se replie du monde et qui se réfugie au ciel, cherche en elle-même des paroles, et, ne les trouvant pas en elle, elle ouvre les Psaumes et elle trouve des milliers de versets qui jouissent, souffrent, luttent, prient, gémissent, pleurent, invoquent ou s’extasient à l’unisson de son âme. Ces Psaumes sont le vocabulaire universel des joies ou des douleurs de l’homme. C’est que ce poète était plus qu’un poète ; il était l’inspiré de l’humanité passée et de l’humanité future.
XXV §
{p. 270}Il y a dans le premier chapitre du livre des Rois, intitulé Samuel, un ou deux versets tout à fait caractéristiques des mœurs du temps et du genre d’inspiration qui distingue David des autres poètes lyriques de toutes les langues.
Voici ce passage de la Bible :
« Un homme de la montagne d’Éphraïm, nommé Elcana, avait une femme stérile, nommée Anne.
« Et celle-ci, honteuse de sa stérilité devant ses compagnes, pleurait et refusait toute nourriture.
« Anne ! est-ce que je ne vaux pas mieux par ma tendresse pour vous que dix enfants ? lui dit son mari.
« Or cette femme, à ces paroles, consentit à boire et à manger, et elle s’en alla au Temple {p. 271}pour supplier, dans sa douleur et dans ses larmes, le Seigneur de lui accorder l’objet de son vœu.
« Et, pendant qu’elle articulait à voix basse ses prières qui se pressaient sur ses lèvres, le grand prêtre aperçut cette femme.
« Et, n’entendant aucune voix distincte sortir de sa bouche, mais voyant seulement le mouvement convulsif de ses lèvres balbutiant, le grand prêtre crut que cette femme était ivre de vin, et il dit à cette femme : Jusqu’à quand durera votre ivresse ? Laissez évaporer la vapeur du vin qui vous agite.
« Mais la femme lui répondit : Je ne suis qu’une pauvre femme dans l’anéantissement de sa douleur ; je n’ai point goûté de jus de la vigne ni d’aucune boisson qui enivre l’homme ; mais je répandais mon âme ici devant mon Dieu.
« Ne me confondez pas avec les femmes qui adorent les dieux étrangers, parce que dans la mer de mon angoisse j’ai prié obstinément et sans me rebuter le Seigneur ! »
Cette femme qui paraît ivre du jus de la vigne, qui balbutie jusqu’à extinction de voix {p. 272}et de mouvement inarticulé de ses lèvres, et qui répand son âme devant l’autel jusqu’à ce que son Dieu l’exauce et que l’homme s’y trompe, n’est-elle pas la plus parfaite et la plus touchante image du délire lyrique de David ?
XXVI §
Le seul caractère de ce lyrisme dans toutes les nations, et surtout dans les nations jeunes, que leur jeunesse même enivre de poésie, est précisément ce délire, ce balbutiement confus des lèvres de cette femme et des hymnes du berger de Judée. Ils répandent leur âme l’une en larmes, l’autre en cantiques ; on les croit dans l’ivresse, et ils ne sont ivres que de leurs pensées, de leurs pleurs, de leur Dieu.
On sent tout de suite qu’à une pareille poésie il n’y a d’autres règles que l’inspiration, le délire et le génie ; le plus grand poète lyrique sera précisément celui qui sera {p. 273}possédé de plus d’ivresse. Si cette ivresse est simulée et profane, il sera Pindare ; si cette ivresse est sincère et sacrée, il sera David.
XXVII §
Le premier des poètes lyriques profanes est le poète grec Pindare. L’homme le plus capable de le comprendre par l’intuition littéraire et de le transvaser d’une langue dans une autre sans laisser perdre une goutte de cette poésie, c’est parmi nous M. Villemain. Il va nous en donner incessamment une traduction : c’est une bonne fortune pour la Grèce.
Le procédé de Pindare est de feindre cette ivresse de la femme qui répand son âme dans le Temple et de s’abandonner en apparence au vol désordonné de ses pensées. Il donne ainsi à sa puissante imagination des coups {p. 274}d’aile qui le font perdre de vue dans l’éther, et qui le transportent d’un sujet à l’autre et d’une image à une autre avec la rapidité et l’éblouissement de l’éclair.
Certes, si ce grand poète, au lieu de naître dans une nation vaniteuse de rhétoriciens et d’artistes, comme les Grecs, était né dans une nation de pasteurs, de prêtres, de prophètes, comme les Hébreux ; s’il avait vécu la vie du berger de Bethléem, d’abord gardien de brebis dans les lieux déserts, joueur de flûte aux échos des rochers de son pays, barde d’un roi qu’il assoupissait aux sons de sa harpe, sauveur d’un peuple par sa fronde, proscrit de caverne en caverne avec une bande d’aventuriers, puis le héros populaire de sa nation, puis roi, tantôt triomphant, tantôt détrôné de l’inconstant Israël, puis couvert de cendre sur sa couche de douleur, noyé dans les larmes de sa pénitence, et n’ayant de refuge, comme les colombes dans les creux des rochers d’Engaddi, que dans la miséricorde de Jéhova qui avait exalté sa jeunesse ; si Pindare, disons-nous, avait eu toutes ces conditions inouïes du génie lyrique du fils {p. 275}d’Isaï, il aurait peut-être donné à la Grèce des psaumes comparables à ceux de la Judée.
XXVIII §
Mais Pindare était tout simplement un barde hellénique, un poète lauréat à la solde de toutes les villes grecques ou de tous les vainqueurs qui se disputaient le prix aux jeux olympiques.
On sent l’art partout sous l’inspiration, dès le début de ses plus belles odes.
« Ainsi qu’un architecte consommé (dit-il avant de chanter les mules d’Agésias) ; ainsi qu’un architecte consommé décore de colonnes semblables à l’or la façade d’un palais, ainsi, avant de célébrer la victoire de ce grand pontife de Jupiter qui habite Syracuse, dois-je faire précéder cet hymne à sa gloire d’un exorde resplendissant !
« Ô Phinthès, poursuit le poète, attelle au {p. 276}timon mes mules infatigables, afin que, monté sur mon char, je m’élance d’un vol rapide dans des sentiers non encore frayés, et que je remonte à la tige illustre de tant de héros couronnés aux jeux Olympiques. »
Puis, sans transition, et comme emporté déjà par les mules poétiques aux bords de l’Alphée, il assiste en esprit à la naissance miraculeuse d’Évadné. Il raconte la filiation des héros de cette maison.
Dans toutes ses odes l’artiste en gloire suit la même marche : une invocation et un récit qui paraît étranger d’abord au sujet, et auquel il rattache les plus poétiques aventures des dieux et des hommes. Revenant sans cesse au prix inestimable des louanges distribuées par le poète à ses héros :
« Comme le vent emporte le navigateur sur la plaine liquide,
« Comme les rosées abondantes engraissent la terre et la fécondent,
« Ainsi les louanges des poètes contemporains aux hommes qui veulent illustrer leurs noms par leurs vertus ou par leurs victoires,
« Les hymnes plus douces que le miel, transmettent {p. 277}leurs exploits aux siècles à venir !…
« Il est temps », dit-il lui-même à la fin de ces interminables digressions qui
semblent l’éloigner de sa route, « il est temps que mes mains cessent de lancer
ces poignées de flèches qui volent loin du but que je veux atteindre ! »
Il s’arrête et redescend quelquefois dans les plus sages considérations de la sagesse humaine.
« Insensé », dit-il alors, « celui qui entreprend de lutter contre les dieux.
« Leur volonté élève les uns, abaisse les autres, distribue à son gré les faveurs ou les revers.
« Mais rien ne fléchit la haine vivace de l’envieux.
« L’ulcère qui ronge son cœur lui fait souffrir d’insatiables douleurs !
« Que faire contre le sort et contre lui ?
« Alléger par la patience le poids du joug que la fortune nous impose !
« Ne ressemblons pas au taureau attelé au soc qui s’exténue et s’ensanglante davantage à mesure qu’il regimbe contre l’aiguillon !
« Se consoler en s’entretenant avec les {p. 278}hommes de bien à qui plaisent mes chants,
« C’est le seul bien auquel j’aspire !
« Être enfant avec les enfants, homme avec les hommes, vieux avec les vieillards ; se proportionner aux trois âges de la vie humaine, c’est le secret de plaire à tous ; et cependant il y a pour les mortels une quatrième condition de bonheur plus difficile :
« S’accommoder de sa fortune présente ! »
Puis des maximes telles que celles-ci :
« La louange, compagne de la lyre, est plus douce que l’onde attiédie des bains chauds ; elle délasse les membres roidis par la fatigue.
« La parole qui coule avec les grâces de la profondeur du génie est plus mémorable que les grandes actions. »
« La pensée nous fait dieux ! »
s’écrie-t-il ailleurs.
Mais ces grandes images, ces fortes pensées, ces sages maximes, cette philosophie pratique ne sont que des excursions rapides qui interrompent par moment son enthousiasme de commande pour les villes, les îles, les rois, les citoyens qui payent ses chants. On sent le génie sublime, mais le génie attelé {p. 279}au char olympique et soumis au frein de l’or ou de la vanité poétique. Quant à l’âme, on n’en voit pas la trace, on n’en entend pas le cri, on n’en recueille pas les larmes douces ou amères dans le vase du cœur versé devant Dieu.
XXIXe entretien.
La musique de Mozart §
I §
{p. 281}La parole n’est pas le seul mode de communiquer la pensée, le sentiment ou la sensation d’homme à homme ; chaque art a son langage, sa poésie et son éloquence. La peinture s’exprime par le dessin et par la couleur ; la sculpture, par la forme, le marbre et le bronze ; l’architecture, par l’édifice et le monument ; la danse elle-même, par l’attitude et le mouvement. Chacun de ces arts est aussi une littérature, quoique sans lettres. La musique est, de tous ces arts, celui qui se rapproche le plus de la parole ; elle l’égale souvent et parfois même elle la dépasse ; car la musique exprime surtout l’inexprimable. Si nous avions à la définir nous dirions :
La musique est la littérature des sens et du cœur.
À ce titre la musique a sa place dans un {p. 282}cours de littérature universelle. Nous allons vous parler aujourd’hui du sublime musicien Mozart, comme nous vous parlerons dans quelque autre entretien de Phidias et de Raphaël, ces deux grands littérateurs de la pierre ou de la toile, qui ont parlé aux siècles par la main au lieu de parler par les lèvres.
Ce qui nous amène aujourd’hui à vous entretenir de la musique, c’est un petit livre traduit de l’allemand qui vient de tomber par hasard sous nos yeux. Ce livre nous a fait éprouver un charme de suavité, et nous pourrions dire de sainteté, que nous n’avons pas éprouvé plus de trois ou quatre fois pendant toute notre vie, à la lecture de quelques pages intimes, ces confidences du cœur à l’oreille. Ce petit livre a été admirablement interprété par M. Goschler, ancien directeur ecclésiastique d’une grande institution de Paris. C’est la triple correspondance du père de Mozart avec sa femme, de la femme avec le mari, et enfin du père avec son fils, et du fils avec son père, avec sa mère et avec sa sœur. Vous connaissez de nom et de génie Mozart, l’ange de la musique moderne, le Raphaël de la mélodie, l’enfant surnaturel, le jeune homme fauché dans sa fleur, mais après avoir exhalé dans cette fleur {p. 283}plus de chant céleste de son âme musicale qu’aucun chérubin mortel n’en répandit jamais au pied du trône de Dieu.
Pour bien vous faire comprendre et sentir la musique, il fallait vous la personnifier dans une incarnation qui la fît vivre, sentir, palpiter, chanter et mourir pour ainsi dire sous vos yeux. Mozart est cette incarnation. Je vais vous retracer sa naissance, ses inspirations, son chant et sa mort, ou plutôt je vais le laisser parler, vivre, chanter et mourir lui-même devant vous. Mais, d’abord, un mot sur l’art dont il fut, selon nous, avec Beethoven et avant Rossini, le plus complet et le plus miraculeux inspiré.
Cet art, comme tous les arts, est le mystère des mystères. Par quel divin mécanisme, moitié sensuel, moitié intellectuel, une légère commotion de l’air devient-elle un son, comme si l’air était un cristal sonore, frappé à une de ses extrémités par la voix ou par l’instrument à corde, et répercutant jusqu’à l’infini l’écho du doigt qui l’a frappé ? Comment ce mouvement produit-il ce qu’on appelle une note, c’est-à-dire une lettre harmonieuse de cet alphabet de bruit ? Comment, parmi ces notes, les unes sont-elles justes, les autres fausses ? Comment y a-t-il une grammaire de l’oreille dont les {p. 284}règles, non inventées par l’homme, mais imposées par Dieu, satisfont notre audition quand ces règles sont suivies par la voix ou l’instrument, et blessent l’oreille quand elles sont violées ? Comment ces notes en si petit nombre forment-elles, au gré des musiciens, des phrases musicales qui renferment des millions de mélodies ? Comment ces mélodies ou ces combinaisons de notes, heureusement ou malheureusement posées les unes à côté des autres, selon le génie ou selon la stérilité du musicien, forment-elles des concerts divins ou des discordances stupides ? Comment discerne-t-on le style et l’âme d’un musicien d’un autre musicien, dans ces compositions chantées ou exécutées, aussi infailliblement qu’on discerne le style d’un grand écrivain ou d’un grand poète du style d’un écrivain ou d’un poète médiocre ? Comment ce style du compositeur inspiré ou inhabile nous donne-t-il des ravissements ou des dégoûts qui nous enlèvent jusqu’au troisième ciel, ou qui nous laissent froids et mornes au vain bruit de ses notes sans idée et sans âme ? Comment enfin notre âme immatérielle est-elle remuée par cette commotion purement matérielle de l’air ? Comment l’artiste communique-t-il à cet air immobile et muet les {p. 285}idées, les sentiments, les passions de son âme en langage de son, et comment cet air immobile et mort tout à l’heure communique-t-il à son tour à notre âme les idées, les sentiments, les passions du musicien ?
« Tes comment, dit le Dieu, ne finiront jamais. »
Si nous tentions d’y répondre, nous ne parviendrions qu’à prouver une fois de plus l’insuffisance de l’esprit humain à rien expliquer et rien définir. C’est le secret de Dieu, ce n’est pas le nôtre. Nous ne savons le comment de rien ; nous ne savons pas plus comment la note contient en soi l’impression que nous ne savons comment la parole contient la pensée. Nous savons seulement que la parole nous fait penser et que la musique nous fait sentir.
II §
Cette musique ou cette parole inarticulée, qui exprime on ne sait quoi, semble avoir été répandue dans toute la création. Dieu n’a laissé ni vide, ni lacune, ni mort dans son œuvre de vie. Où ne l’entendez-vous pas sous ce qu’on a appelé de tout temps l’harmonie chantante des sphères ou le grand concert de la création ? Ne semble-t-il pas, à ceux qui savent écouter {p. 286}les bruits de tous les éléments et qui croient les comprendre, ne semble-t-il pas que tous ces bruits sont des voix, et que dans toutes ces voix on entend les palpitations sourdes, plaintives, éclatantes, d’une âme qui cherche à exprimer sa douleur, sa joie, son cantique à son Dieu ? Qui n’a pas passé des heures, des jours, à écouter involontairement ces voix de toutes choses, ces musiques élémentaires qui gémissent, hurlent, pleurent, jouissent, chantent ou prient dans la nature ? Qui n’a pas surtout épié de l’oreille ces musiques de la nuit sereine dans les beaux climats de l’Orient, dans les belles saisons de l’Occident, sur les margelles des eaux courantes, sur les rives des grands fleuves, au bord retentissant de la mer ? Combien, dans ces lieux et dans ces heures, le grand Musicien des mondes dépasse-t-il, par les mélodies et par les harmonies de ses majestueux instruments, les Timothée, les Beethoven et les Mozart, dans les opéras et dans les concerts qu’il se donne à lui-même !
Il est accordé à l’homme doué du sens musical d’y assister quelquefois et de saisir, à travers la distance et la solitude, comme un passant sous les balcons d’un palais, quelques faibles échos de ces concerts que la terre, l’air, {p. 287}les eaux et les feux donnent à leur Auteur.
C’est là, pour ma part, la musique entre toutes les musiques, celle qui m’a donné les plus vives ivresses d’oreille dont j’aie été enivré dans le cours de ma vie. C’est par ces concerts terrestres ou aériens que j’ai compris l’art pieux, amoureux, pathétique, sublime, des Mozart et des Rossini.
J’ai passé bien souvent des heures, et surtout des heures de nuit transparentes, à savourer ces sons surhumains, tantôt sous la voile d’un navire au pied du mât, tantôt sur les côtes de Syrie, entre les cimes du Liban et les plages mugissantes de la mer. Ces concerts innotés des éléments sont en général précédés d’un long et complet silence, comme pour faire faire en même temps silence dans les sens et dans les pensées de l’homme. Les cèdres qui pyramident en noir sur votre tête sont aussi immobiles que les flèches noirâtres d’une cathédrale détachées sur le bleu cru du firmament. La mer au loin n’a pas une ride sur ses volutes liquides et étincelantes, où elle roule pesamment la lune de lame en lame jusqu’à la plage assoupie. On entendrait le frôlement des poils de la chenille de nuit entre les brins d’herbe qu’elle courbe sous son poids.
{p. 288}Tout à coup on sent une fraîcheur au visage, comme si l’esclave indienne agitait l’éventail humide aspergé d’eau de senteur au-dessus de la tête de la sultane endormie ; un frisson parcourt les cimes de l’herbe ; une poussière impalpable, enlevée par les premières palpitations de la brise sur le sable du désert, retombe en pluie sèche sur vos cheveux ; on respire l’odeur âpre de l’écume de mer exhalée de la vague qui semble se réveiller. Un coup de l’archet invisible effleure les hautes branches du cèdre ; puis tout rentre dans un silence plus absolu, comme les exécutants après un prélude.
Ce silence est interrompu tout à coup par le gosier éclatant d’un bulbul, rossignol de l’Asie, qui entonne sans exorde sa mélodie aérienne dans les ténèbres sur un rameau du térébinthe. À ce signal, toute la nature inanimée, comme un orchestre, lui répond. Le vent, endormi dans les bois et sur la mer, parcourt en s’éveillant peu à peu toutes les gammes de ses instruments ; il siffle entre les cordages des mâts et des vergues dépouillés de toiles, des barques de pêcheurs à l’ancre dans l’anse du rivage ; il pétille dans l’écume légère qui commence à franger la crête des flots ; il gronde avec les lourdes lames qui s’amoncellent sur la {p. 289}pleine mer ; il tonne avec les neuvièmes vagues qui couvrent par intervalle le cap ruisselant de leur écume ; il s’interrompt pendant les repos de la mer qui semble battre par le rythme de ses cadences la mesure du concert des éléments ; l’oreille entend plus près d’elle dans la vallée les gazouillements du ruisseau grossi par la fonte des neiges du Liban. Les cascades sèment comme une sueur des eaux, les flocons d’écume sur l’herbe de ses rives : elles plient à peine les roseaux de son lit en approchant de son embouchure. Les feuilles dentelées du pin parasol, tantôt secouées, tantôt caressées par le vent de mer, rendent des hurlements, des gémissements, des plaintes inarticulées, des soupirs, des respirations et des aspirations mélodieuses qui parcourent en un instant toutes les notes de l’air, et qui font rendre à l’âme, par consonance, toutes les notes de la sensation, depuis l’infini des bruits jusqu’à l’infini des silences.
Il y a dans tous ces sons, tantôt distincts, tantôt confondus dans un bruissement vague où l’oreille s’assourdit de volupté, il y a une telle harmonie, préétablie par le divin Accordeur de ses éléments sonores, qu’aucun son, quoique dissemblable, ne discorde désagréablement {p. 290}avec l’autre, et qu’un accord ineffable, contrasté, mais jamais heurté, en compose pour l’oreille de l’homme ou des anges une harmonie qu’aucun compositeur ne pourrait écrire, bien que l’âme du chamelier du désert ou du berger du Liban en soit enivrée autant que pouvait l’être l’âme de Beethoven ou de Mozart. C’est la musique de Dieu entendue de toutes ses créatures, même de celles que nous appelons inintelligentes.
Combien de fois n’ai-je pas vu, pendant les haltes de nuit sous les cèdres ou sur les plages de la Syrie, à la lueur de la lune, mon cheval et mon chien, couchés sur le sable, tendre le cou et prêter l’oreille à ces concerts de la vague, du cèdre, du rossignol, et témoigner leur attention et leur jouissance par leur attitude et par les frissons de leurs poils sous ma main ? Qui ne sait combien les serpents, sensibles aux airs de la flûte, s’approchent en rampant du joueur de chalumeau, et se meuvent en cadence, charmés par les accords de l’instrument ? La parole est la langue des hommes, les sons musicaux sont la parole de la nature. Tout est musique dans les bruits du ciel, de la terre, de la mer, parce que c’est Dieu même qui, par ses lois occultes, a établi les rythmes, les accords, {p. 291}les consonances, les distances, les mesures, les harmonies de tous les sons rendus par ses éléments.
Le son rendu par l’air est donc l’élément fondamental de toute musique ; seulement tout son isolé n’est pas musical ; il faut, pour qu’il le devienne, que ce bruit, consonant avec les fibres de l’oreille de l’homme, soit concordant par le rythme et par le ton avec d’autres bruits formant un sens doux, tendre ou pathétique pour l’oreille. La musique est ainsi une association et une combinaison de bruits pour produire une sensation ; cette sensation produit à son tour en nous une impression, une pensée, un sentiment, une passion. C’est pour cela que la musique est un art.
III §
Combien n’a-t-il pas fallu de temps, de réflexion, d’étude et de génie à l’homme pour saisir tous ces bruits de la nature, pour se rendre compte des impressions que ces bruits produisaient en lui, pour les imiter avec sa voix ou avec des instruments à vent et à fibre, pour faire avec ces sons des notes et demi-notes, pour combiner et coordonner ces notes {p. 292}d’une manière qui leur fit rendre non seulement des sons, mais un sens, et pour donner enfin à ces notes et demi-notes les places, les accents, les durées, les rapports qu’elles doivent avoir dans le chant ? On ignore l’invention des langues, et même si les langues furent inventées ou innées ; les notes, qui ne parlent qu’à l’oreille, sont moins divines sans doute que les langues qui parlent à l’intelligence ; néanmoins on ignore également comment elles furent inventées : les origines de la musique sont pleines de mystères. L’écrivain de sentiment et de science qui a su donner tant d’attraits à cette étude scientifique, M. Scudo, le pense comme nous.
L’histoire des origines de la musique, dit-il, est partout enveloppée de fables et de légendes qui cachent toujours sous un voile plus ou moins transparent de profondes vérités.
Les Chinois racontent d’une manière fort ingénieuse comment a été fixée la série de sons qui constitue l’échelle musicale. Sous le règne de je ne sais plus quel empereur, qui vivait deux mille six cents ans avant Jésus-Christ, le premier ministre fut chargé de mettre un terme au désordre qui existait dans les échelles musicales. Obéissant à son maître, le {p. 293}ministre se transporta sur une haute montagne qui était couverte d’une forêt de bambous. Il prit un de ces bambous, le coupa entre deux nœuds, enleva la moelle qui le remplissait, et, soufflant dans le roseau évidé, il en fit sortir un son qui n’était ni plus haut ni plus bas que le ton qu’il prenait lui-même lorsqu’il parlait sans être affecté d’aucune passion. Ainsi fut fixé le son générateur de la série. Pendant que le ministre poursuivait d’autres expériences nécessaires au but qu’il se proposait, un couple d’oiseaux, mâle et femelle, vint se percher sur un arbre voisin. Le mâle se mit à chanter et fit entendre six sons ; la femelle, lui répondant, en articula six autres, et il se trouva que les douze sons réunis ensemble formaient les douze degrés de l’échelle chromatique. Le ministre, profitant de la leçon qu’on venait de lui donner, coupa douze bambous et en fixa la longueur nécessaire pour produire les douze demi-tons ou degrés chromatiques qui sont contenus dans l’unité de l’octave.
Cette fiction charmante, qui touche au caractère moral de la musique et à la constitution physique de l’échelle sonore, contient des vérités fondamentales qui ont été confirmées {p. 294}depuis par des expériences plus rigoureuses et entrevues dans l’antiquité par Pythagore. De tous les contes dont ce grand philosophe a été le sujet, il reste démontré qu’il fut le premier à soupçonner que le monde était soumis à des lois immuables dont il appartenait aux géomètres de trouver la formule. En conséquence de ce principe, qui a eu de si grands résultats, Pythagore a soumis au calcul les phénomènes des corps sonores et fixé la justesse absolue des intervalles qui sont contenus dans les limites de l’octave. Par une expérience ingénieuse et fort connue, Pythagore prouva qu’il avait le pressentiment de cette belle pensée de Leibniz : « La musique est un calcul secret que l’âme fait à son insu. » Définition admirable, qui semble dérobée à la langue de Platon, et qui concilie la liberté indéfinie du génie créateur de l’homme avec l’ordre absolu qui règne dans la nature.
On voit par ces trois définitions du ministre chinois, de Pythagore et de Leibniz, que, pour les trois peuples représentés par ces trois grands hommes, la musique est d’origine purement divine, et qu’il faut demander ses lois à l’instinct et non à la science. Leibniz aurait mieux dit en disant : La musique {p. 295}est une géométrie de l’oreille. Quant à la tradition des deux oiseaux au sexe différent, dont l’un chanta six notes graves et l’autre six notes douces, on voit que l’opinion des Chinois était qu’il y avait des notes mâles et des notes femelles. C’est de l’accouplement de ces sons de deux sexes que naquit, selon eux, la musique, cette ineffable volupté de l’oreille.
IV §
Nous ne dirons rien de l’effet de la musique sur l’âme : la parole en a de plus précis ; mais, selon nous, la parole n’en a pas de si puissant. La gamme des sons, parcourue par des voix mélodieuses ou par des instruments habilement touchés, fait en un clin d’œil parcourir à l’âme toute la gamme des sentiments, depuis la langueur jusqu’aux larmes, depuis les larmes jusqu’au rire, depuis le rire jusqu’à la fureur. La consonance de toutes les passions qui dorment muettes sur nos fibres humaines s’éveille à la consonance des notes qui vibrent dans la voix ou sous l’archet de l’instrument. L’âme devient l’écho sensitif du musicien. Ces impressions sont si vives sur certaines natures prédisposées à l’effet de la {p. 296}musique que ces natures doivent se sevrer sévèrement de ce plaisir, qui dépasse leur puissance de sentir, afin de conserver l’équilibre de leur raison et l’empire sur leurs passions. C’est une abstinence philosophique ou chrétienne commandée à quelques organisations trop musicales.
Quant à moi, je ne sais pas au juste à quel degré d’exaltation, d’ivresse ou d’héroïsme, ne me porterait pas la musique, si je ne m’en sevrais par sobriété de sensation. Le tambour même, au lieu d’être pour moi un coffre vide, est une urne pleine d’enthousiasme ; semblable à ces enfants qui le suivent dans les rues quand il précède nos bataillons en frappant le pas de la guerre, je le suivrais jusque sous la pointe des baïonnettes ou jusqu’à la gueule de feu des canons sans voir la mort et sans la sentir. La plus belle invention de la guerre, c’est la musique métallique et militaire, qui lance les hommes sur le champ de bataille et qui couvre de ses fanfares la glorieuse agonie des combattants. On ne sent pas la mort quand on meurt à ces accents : le dernier soupir s’exhale au rythme des instruments. Quant au plaisir, aux langueurs, aux rêveries, à l’amour, l’institution moderne du {p. 297}drame musical ou de l’opéra composé par des musiciens de génie, tels que l’Italie et l’Allemagne italienne en donnent au monde de nos jours, et chanté par les Malibran, les hommes n’inventèrent jamais une effémination et une corruption plus délicieuses, mais plus dangereuses, de la virilité des âmes.
V §
Cette toute-puissance de la musique sur les sens et sur l’âme a été célébrée par le poète anglais Dryden dans la plus belle ode, selon Walter Scott, l’historien de Dryden, qui ait jamais été chantée aux hommes depuis Pindare et depuis Horace. La voici ; elle servira mieux que des pages de dissertation à vous attester la contagion du son sur les sens. Dryden représente dans cette ode le plus fameux musicien et compositeur de la Grèce, Timothée, appelé pour charmer les oreilles d’Alexandre le Grand et de ses compagnons de guerre à Persépolis. L’ode est adressée à sainte Cécile, la grande musicienne sacrée du christianisme. Écoutez, et suppléez par la pensée aux rythmes tantôt lents et tantôt rapides que le poète emploie dans ses vers, et qui ne peuvent être rendus par la prose.
{p. 298}Le Festin d’Alexandre,
ou La Puissance de la musique,
ode pour la fête de sainte Cécile,
Par Dryden.« C’était au festin royal, pour célébrer la Perse conquise par le fils belliqueux de Philippe. Dans son imposante majesté, le héros, semblable à un dieu, siégeait sur son trône impérial ; ses braves compagnons étaient rangés autour de lui, le front ceint de myrtes et de roses (c’est ainsi qu’on doit couronner l’héroïsme). La charmante Thaïs s’asseyait à ses côtés, belle comme une fiancée d’Orient, dans toute l’orgueilleuse fleur de la jeunesse et de la beauté. Heureux, heureux, heureux couple ! Les braves seuls, les braves seuls, les braves seuls méritent d’obtenir l’amour de la beauté !
« Timothée, placé parmi le chœur harmonieux, de ses doigts agiles toucha la lyre ; les notes tremblantes montèrent jusqu’au ciel en inspirant les joies célestes. Il chanta d’abord Jupiter, qui abandonna le séjour des dieux (tel est l’empire du tout-puissant amour). Ce fut la forme flamboyante d’un dragon que revêtit le dieu, lorsque, traversant les sphères lumineuses, il vola vers la belle Olympie {p. 299}pour créer à son image un souverain du monde !
« La foule attentive applaudit au chant orgueilleux et acclame sous les voûtes retentissantes la présence d’un dieu ! D’une oreille ravie le monarque écoute, se pose en dieu, et en remuant la tête semble ébranler l’univers.
« Le mélodieux musicien chanta ensuite Bacchus, Bacchus toujours jeune et beau. Voici venir en triomphe le dieu de la joie ! Sonnez les trompettes, et que le tambour résonne ! Il montre son visage ouvert tout rougissant d’une grâce empourprée ! Il vient ! il vient ! Bacchus, toujours jeune et beau, créa le premier les joies de l’ivresse. C’est le trésor de Bacchus, le plaisir du soldat. Riche trésor ! Doux plaisir ! Le plaisir est doux après la peine !
« Sous l’empire de ce chant, la vanité du roi s’éveille dans sa pensée ; il livre de nouveau toutes ses batailles ; trois fois il défait ses ennemis, trois fois il retue les morts ! Le musicien vit la démence guerrière qui bouillonnait sur le visage d’Alexandre, il remarqua ses joues enflammées, ses yeux ardents, et, tandis que le héros défiait la terre et le ciel, il changea de ton et abattit son orgueil.
{p. 300}« Il invoqua une muse plaintive, inspiratrice de la tendre pitié. Il chanta Darius le Grand, le Bon, poursuivi par un destin trop sévère, et tombé, tombé, tombé, tombé du haut de sa grandeur et nageant dans son sang. Abandonné à l’heure de la peine par ceux que sa bonté avait nourris, il est couché sur la terre nue sans qu’une main amie lui ferme les yeux. Les regards éteints, le vainqueur attendri écoute et réfléchit aux vicissitudes de la fortune ici-bas ; de temps en temps il exhale un soupir, et les larmes s’échappent de ses yeux.
« Le musicien sourit ; il sait que l’amour doit être facile à éveiller à son tour ; ce n’est qu’une note sympathique à faire résonner, car la pitié prépare à l’amour. Il chante mélodieusement sur le mode lydien et dispose l’âme au plaisir. La guerre, dit-il, n’est que labeur et tourments ; l’homme est une bulle gonflée d’air ; ne jouir jamais, recommencer toujours ! toujours combattre, toujours détruire ! Si la terre vaut qu’on la conquière, elle vaut bien qu’on en jouisse. Regarde la belle Thaïs à tes côtés ; prends ce que les dieux t’envoient !
« La foule remplit l’air de ses acclamations. L’amour fut couronné, mais c’était la musique {p. 301}qui avait vaincu. Le prince, ne pouvant dissimuler son tourment, regardait la beauté qui causait sa peine ; il soupirait et regardait, regardait et soupirait encore, jusqu’à ce que, succombant à la double ivresse du vin et de l’amour, le vainqueur vaincu s’affaissa sur le sein de Thaïs.
« Frappe de nouveau la lyre d’or, plus fort ! et plus fort encore ! Fais voler en éclats les chaînes qui retiennent Alexandre dans le sommeil, et réveille-le comme avec le fracas de la foudre. Vois comme à ce bruit formidable le héros soulève la tête comme s’il sortait du tombeau et regarde autour de lui avec étonnement. Vengeance ! vengeance ! crie Timothée. Vois se dresser les Furies ! vois ces serpents qu’elles agitent ! Comme ils sifflent et quelles étincelles s’échappent de leurs yeux ! Vois cette troupe funèbre ! Tous ceux qui la composent portent une torche ; ce sont les ombres des héros grecs tués dans le combat, et qui gisent sans sépulture et sans honneur dans la plaine. Accorde à cette vaillante phalange la vengeance qu’elle réclame. Vois comme ces ombres agitent en l’air leurs torches en montrant du doigt les palais des Persans et les brillants temples des dieux ennemis ! Les princes applaudissent avec fureur ; {p. 302}le roi, transporté d’un zèle destructeur, saisit une torche, et Thaïs, montrant le chemin ainsi qu’une nouvelle Hélène, incendie une nouvelle Troie.
« Ce fut ainsi qu’autrefois, avant qu’on eût inventé le soufflet aux puissants poumons, lorsque l’orgue était encore muet, Timothée sut, à l’aide de la flûte et de la lyre sonore, éveiller tour à tour la colère et le tendre désir dans l’âme des hommes. Enfin parut la divine Cécile, qui inventa l’harmonieux instrument, agrandit le domaine restreint de la musique, et prolongea les sons graves par un art inconnu jusqu’alors. Que Timothée lui cède la victoire, ou plutôt qu’ils se partagent la couronne ; car, s’il sut élever un mortel jusqu’aux cieux, elle fit descendre à sa voix le ciel sur la terre ! »
VI §
Il y a des hommes qui naissent avec une organisation innée pour entendre, comprendre, parler et inventer à un degré infiniment supérieur au reste des hommes cette langue de la musique, plus puissante encore sur leurs propres sens que sur les sens d’autrui : ce sont les poètes du son. De tous ces hommes privilégiés de l’oreille, le plus précoce, le plus {p. 303}complet et le plus divin, selon nous, jusqu’à Rossini, son seul rival, c’est Mozart. Nous avions tort de dire un homme ; Mozart n’était pas un homme, mais un phénomène.
L’Allemagne le revendique pour son enfant. Nous ne voulons pas enlever cette gloire à un pays qui a produit Gluck, Beethoven et Meyerbeer ; mais, en réalité, Mozart est un enfant des Alpes italiques plus qu’un fils de l’Allemagne. Il était né à Salzbourg, charmante petite ville allemande qui tient plus du Tyrol que de la Germanie par le site, par la physionomie, par les mœurs et par la langue. On rencontre cette petite ville inattendue au tournant d’un rocher avancé d’une chaîne de montagnes alpestres qui se détachent du Tyrol et qui se prolongent, comme le bras d’un cap, dans la plaine ; deux belles rivières confluent et serpentent autour de ses murs ; la ville s’y baigne, d’un côté, en regardant des prairies ; de l’autre côté elle se groupe et s’assombrit à l’abri d’un rocher perpendiculaire d’où suinte sur ses toits d’ardoise l’obscurité et l’humidité du roc ; une aiguille de granit détachée et isolée de la montagne s’élève comme une borne gigantesque à la porte de la ville. Les aigles, les vautours, les corneilles des Alpes tournoient dans le ciel bleu autour de sa cime inaccessible. Des escaliers {p. 304}à rampes, incrustés dans la pierre vive, serpentent contre le flanc du plateau de roches contre lequel la ville est adossée ; ils conduisent les habitants et les pèlerins pieux de la contrée à des pèlerinages de dévotion bâtis par les moines et les chevaliers du moyen âge sur la crête de la montagne. Les cloches y sonnent mélodieusement les heures des offices aux fidèles de la ville. Ces bruits, adoucis par la distance, chantent le soir et le matin, avec des mélodies vagues, au-dessus des toits de la ville, comme des volées d’oiseaux invisibles qui gazouillent en passant très haut dans le ciel au-dessus de la vallée. Les murailles de pierre grise des maisons s’harmonisent merveilleusement par leur couleur avec la vive verdure des arbres et des prés baignés par les deux rivières. Le soleil, au lieu de s’y répercuter en blanc comme sur les murailles éblouissantes des villes neuves, s’y reflète en teintes légèrement azurées qui donnent de l’antiquité aux édifices et de la sérénité aux pensées. C’est une ville du soir, qu’il faut contempler au soleil couchant. Tout y respire le calme, le recueillement, la religion, l’amour contenu, le silence propice au chant intérieur que l’homme musical écoute en lui. Je n’ai vu en Europe que la ville de Chambéry, à l’issue des gorges de {p. 305}Savoie, disputant le bassin aux montagnes et aux lacs, avec ses toits d’ardoise, ses maisons de roche grise, son château et sa tour dominant ses rues et ses places, ses ruisseaux, dans les faubourgs ses jardins allant se fondre dans la verdure illimitée de ses vallées, qui rappelle Salzbourg. Le génie aime ces petites capitales recueillies, où l’âme ne s’évapore pas dans la foule et dans le bruit comme dans les Babels de l’industrie moderne. Elles sont presque toutes marquées par la naissance ou par la prédilection d’un grand artiste, Chambéry par J.-J. Rousseau, Zurich par Gessner, Salzbourg par Mozart ; Mozart, à mon avis, plus grand artiste que ces enfants des Alpes ; il n’a parlé qu’avec des sons, mais quelle est la chose divine qu’il n’ait pas exprimée dans cette langue dont la nature lui avait donné en naissant la clef ?
VII §
Donc, vers la fin du siècle dernier vivait à Salzbourg un pauvre maître de musique, organiste de la cathédrale, aux appointements de quelques écus par an, donnant des leçons en ville, et, en cumulant ainsi ces deux salaires, logeant, nourrissant, vêtissant et élevant sa {p. 306}chère famille, composée de sa femme, d’une fille et d’un fils.
Le chant était toute la providence de ce petit nid humain abrité sous l’ombre du clocher de la cathédrale. C’est ainsi qu’on voit, pendu à un clou au bord de la fenêtre d’une couturière, un bouvreuil mâle chanter dans sa cage pour gagner le grain de millet et la goutte d’eau dont sa maîtresse récompense ses symphonies, puis porter en voltigeant au-dessus du nid de sa femelle ce grain de millet à ses petits encore sans plumes, ouvrant leurs becs pour recevoir leur nourriture.
Le père du plus grand génie qui ait jamais fait rendre au son tout ce que le son contient de consonance pour l’oreille était lui-même un génie de pressentiment ; il n’avait pas toute la création, mais il avait toute l’intelligence de la musique ; il en avait de plus la passion. Le fils devait être le génie, le père était l’instinct ; c’est presque toujours ainsi que procède la nature : la sève est dans le tronc, le fruit est dans la branche. Ce fruit du génie longtemps élaboré de génération en génération ne mûrit et ne tombe qu’à la dernière ; après ce phénomène l’arbre devient stérile et le progrès humain dans la famille s’arrête ; car, s’il continuait indéfiniment, comme le prétendent {p. 307}certains philosophes, la famille ne produirait plus un homme, mais un Dieu.
VIII §
Il n’existait que trois choses au monde pour le père de Mozart : Dieu, sa famille et la musique. La vive piété dont il était animé lui venait sans doute encore de sa passion innée pour la musique ; car, quand on aime un art avec passion, cet amour qu’on a pour cet art ne tarde pas à s’élever jusqu’à l’infini, et, quand on s’élève, l’infini de l’art touche à l’infini de la création, c’est-à-dire à Dieu. L’amour que ce modèle des époux et des pères portait à sa femme, à son fils et à sa fille, devait être aussi dans son cœur une cause incessante de sa tendre piété ; car il fallait une providence à cette pauvre et sainte famille de l’art, et le père, sans cesse préoccupé du soin de la nourrir et de la rendre heureuse, ne pouvait trouver cette providence secourable qu’en Dieu. Cette piété, assujettie à de petites pratiques de dévotion, avait sans doute quelque chose d’un peu féminin ; mais la touchante superstition qui vient des tendresses et des anxiétés du cœur d’un père ou d’une mère pour leurs enfants est sacrée comme le sentiment d’où elle émane. Si la raison des philosophes ne cherche son {p. 308}Dieu que dans l’infini, il faut pardonner à la famille pieuse et indigente de chercher le sien dans son cœur et dans son foyer domestique. C’était le caractère de cette piété tendre du père, de la mère et des enfants, dans la maison de Mozart, à Salzbourg.
IX §
Le Ciel, qui récompense nos vertus plus que nos idées, parut exaucer visiblement ces vœux, ces prières et ces saintetés du père de Mozart, en lui accordant un miracle. Ce miracle, qui n’eut jamais rien d’analogue sur la terre par la précocité du génie humain, fut la naissance d’un fils. Ce fils, Wolfgang Mozart, dès les premiers mois de son existence, ne parut pas être un enfant des hommes, mais, selon la belle expression de ses biographes, une inspiration musicale revêtue d’organes humains. Le père et la mère, qui s’en aperçurent les premiers, tombèrent à genoux pour remercier le Ciel de leur avoir donné pour fils un véritable ange de la musique. Ils s’étudièrent, avant même que l’enfant pût parler, à cultiver son oreille plus encore que sa parole. La maison du père de Mozart était un atelier des sons, depuis le clavecin jusqu’à la guitare, depuis le violon jusqu’à la basse, depuis la flûte jusqu’au tuyau {p. 309}d’orgue. Tous les instruments de musique, également familiers au père et à la mère, étaient les seuls meubles épars sur le plancher ou contre les murs. C’étaient les outils, les gagne-pain et les délassements du père. Ces instruments devinrent les premiers et les uniques jouets de l’enfant. L’enfant ne s’éveillait ou ne s’endormait qu’au son du clavecin, des violes ou du violon de son père. Quand il sortait de la maison, la main dans la main de sa mère, c’était pour aller s’enivrer des vibrations majestueuses de l’orgue de la cathédrale ou des couvents de Salzbourg, touché par son père dans les cérémonies religieuses des fêtes cathédrales. Son père le conduisait dès l’âge de deux ans avec lui chez les jeunes filles de la noblesse et de la bourgeoisie de la ville auxquelles il donnait des leçons ; et l’enfant, tout en recevant leurs caresses, profitait à son insu des enseignements répétés de son père à ses élèves. Les règles mêmes de la composition entraient dans sa frêle intelligence ; avant de comprendre les lettres il lisait les notes et comprenait la grammaire des sons ; à l’âge de quatre ans et quelques mois il jouait du petit violon de poche à la proportion de sa taille, et il étudiait par imitation le doigté de l’orgue sur les genoux de l’organiste ; semblable aux anges du {p. 310}tableau de Raphaël, accoudés aux pieds de sainte Cécile, esprits enfantins qui savent tout sans avoir rien appris.
Un vieillard de Salzbourg, voisin de la maison du maître de chapelle, et qui se souvient d’avoir vu dans sa jeunesse ce prodige de précocité, racontait, il y a peu de jours, à un de nos amis une anecdote merveilleuse de l’enfance de Mozart dont il avait été témoin. L’enfant de quatre ans, sa petite pochette sous le bras, descendait quelquefois dans la boutique d’un serrurier voisin qui jouait lui-même du violon ; l’artisan et l’enfant s’amusaient à exécuter ensemble des duos inhabiles dont l’enfant inventait les motifs. Un jour que l’enfant rentrait à la maison après un de ces concerts, le père, prenant son propre violon sur la table, s’amusa à donner maestralement quelques coups d’archet sur les cordes. « Comment trouves-tu ces sons de mon instrument ? dit-il à son fils ; valent-ils ceux du violon de ton ami le serrurier ? — Ces deux instruments, répondit l’enfant, ne pourraient pas s’accorder ensemble ; le violon du serrurier est juste d’un demi-ton plus bas que le tien. »
Le père, étonné du discernement exquis de l’oreille d’un enfant, voulut s’assurer si la différence d’un demi-ton entre son violon et celui {p. 311}du serrurier était réelle ; il descendit, l’archet à la main, chez son voisin, et, s’étant assuré par lui-même que la dissonance était précisément du demi-ton perçu par son fils, il embrassa l’enfant les larmes aux yeux, appela sa femme et sa fille, et bénit Dieu en famille en s’extasiant sur l’organisation précoce et miraculeuse du grand homme futur dont la Providence avait doté leur humble foyer. Le vieillard de Salzbourg, témoin de la scène, s’attendrissait encore lui-même en la racontant. Ces traditions des petites villes sur les génies avec lesquels leurs vieillards ont vécu dans la familiarité du voisinage sont les grâces de l’histoire ; elles rendent aux froids souvenirs la vie, l’intimité, la naïveté et la chaleur de la famille. Le cœur de l’histoire est dans la tradition, mais ce cœur est plus palpitant dans les commerces épistolaires des membres de la famille entre eux.
X §
La renommée du jeune prodige musical de Salzbourg éclos dans la maison du pauvre maître de chapelle s’était répandue dans toute l’Allemagne avant que le petit Wolfgang eût atteint sa septième année. Le père, sollicité par la misère et par la curiosité des princes et des villes, {p. 312}fut obligé de conduire son fils dans plusieurs cours, petites ou grandes, de l’Allemagne. La cour impériale de Vienne désira, une des premières, jouir de cette merveille de précocité et de génie.
La première lettre du père de Wolfgang, datée du 16 octobre 1762, rend parfaitement compte de l’esprit et des incidents de ce voyage d’artiste ambulant, montrant pour un peu d’argent ou pour quelques cadeaux son phénomène vivant aux bourgeois, aux grands et aux princes. La naïveté de ses joies ou de ses peines, selon que l’enfant est plus ou moins admiré sur sa route, s’exprime dans ses lettres avec une inimitable candeur. La première de ces lettres est adressée à un ami de Salzbourg, qui suivait du cœur et des yeux les deux pèlerins de l’art et de la gloire. Mozart le père venait d’arriver à Vienne avec l’enfant. Lisez :
« Nous sommes partis de Linz le jour de Saint-François et arrivés le soir à Matthausen. Le lendemain, nous sommes parvenus à Ips, où deux minorites et un bénédictin, qui avaient été aux eaux avec nous, dirent la messe. Pendant ce temps, notre Woferl se trémoussait si bel et si bien sur l’orgue que les Pères franciscains, qui venaient de se mettre à table avec quelques hôtes, quittèrent tous le réfectoire {p. 313}et coururent au chœur. Ils n’en revenaient pas de stupéfaction.
« Malgré l’abominable temps qu’il fait, nous avons déjà été à un concert chez le comte Collalto ; la comtesse Sinzendorff nous a conduits chez le comte Wilschegg et chez le vice-chancelier de l’Empire, comte de Collorédo, où nous avons trouvé les ministres et toutes les grandes dames de Vienne, avec lesquelles nous avons causé. Il y avait entre autres le chancelier de Hongrie, comte Palffy ; le chancelier de Bohême, comte Chotsek ; l’évêque Esterhazy. La comtesse s’est donné beaucoup de peines pour nous, et toutes ces dames sont folles de mon fils. Notre réputation s’est déjà répandue partout. Ainsi j’étais le 10 à l’Opéra, et j’y entendis l’archiduc Léopold dire, hors de sa loge, à une loge voisine : Il est arrivé à Vienne un petit bonhomme qu’on dit jouer admirablement du clavecin, etc. Le même jour, à onze heures, je reçus l’ordre de me rendre à Schœnbrunn. Le lendemain on nous remit au 13, parce que le 12, fête de saint Maximilien, était jour de gala et qu’on voulait avoir le temps d’entendre les enfants tout à l’aise. Chacun est en admiration devant mon petit garçon, et l’on s’accorde à lui trouver des dispositions inconcevables. La cour a exprimé le désir de l’entendre {p. 314}avant que nous ayons demandé à être reçus. Le jeune comte Palffy, en passant à Linz, apprit de la comtesse Schlick que nous donnions un concert dans la soirée ; elle fit tant qu’il laissa sa voiture devant la porte et accompagna la comtesse au concert. Il fut extrêmement étonné, et en parla dès son arrivée à l’archiduc Joseph, qui à son tour en entretint l’impératrice. Dès qu’on sut que nous étions à Vienne, on nous transmit l’ordre de paraître à la cour. Je vous aurais rendu compte immédiatement de notre présentation si nous n’avions pas été obligés d’aller droit de Schœnbrunn chez le prince de Hildburghausen… et six ducats ont prévalu contre le plaisir de vous écrire sur-le-champ. Aujourd’hui encore je n’ai que le temps de vous dire que Leurs Majestés nous ont reçus avec une faveur si extraordinaire qu’un récit détaillé vous paraîtrait fabuleux. Woferl a sauté sur les genoux de l’impératrice, l’a prise au cou et l’a mangée de caresses. Nous sommes restés auprès de Sa Majesté de trois à six heures, et l’empereur lui-même est venu dans la seconde pièce me chercher pour me faire entendre l’infante, jouant du violon. Hier, jour de Sainte-Thérèse, l’impératrice nous a envoyé son trésorier intime, qui est arrivé en grand gala devant {p. 315}notre porte, apportant deux habillements complets pour mes deux enfants. C’est ce personnage qui est chargé de venir chaque fois nous chercher pour nous conduire à la cour. Cette après-midi, ils doivent aller chez les deux plus jeunes archiduchesses, puis chez le comte Palffy. Hier nous avons été chez le comte de Kaunitz et avant-hier chez la comtesse Kinsky et le comte Udefeld. »
Le même au même.
« Vienne, 19 octobre 1762.
« J’ai été appelé aujourd’hui chez le trésorier intime ; il m’a reçu avec la plus grande politesse, et m’a demandé, au nom de l’empereur, si je ne pourrais pas rester encore quelque temps à Vienne. Je me mets aux pieds de Sa Majesté, ai-je répondu. Là-dessus, le trésorier m’a remis cent ducats, en ajoutant que Sa Majesté nous ferait bientôt rappeler.
« Aujourd’hui nous allons chez l’ambassadeur de France, et demain chez le comte Harrach. Tous ces personnages nous font chercher et ramener dans leurs voitures et avec leurs gens. On nous engage quatre, cinq, six et huit jours d’avance, pour ne pas arriver {p. 316}trop tard. Dernièrement, nous avons été de deux heures et demie à quatre heures dans une maison. De là le comte Hardegg nous a fait chercher dans sa voiture et amener au grand galop chez une dame, où nous sommes restés jusqu’à cinq heures et demie. De là il a fallu encore se rendre chez le comte de Kaunitz, chez lequel nous sommes demeurés neuf heures.
« Voulez-vous savoir quel est le costume apporté à Woferl ? Il est du drap le plus fin, couleur lilas, la veste en moire de la même couleur, habit et veste garnis d’une double bordure en or. On l’avait commandé pour le petit archiduc Maximilien. Le costume de Nanerl était fait pour une archiduchesse ; c’est du taffetas blanc brodé, avec toutes sortes de garnitures. »
Le même au même.
« Vienne, 30 octobre 1762,
« Félicité, fragilité ! elle se brise comme le verre. Je sentais, pour ainsi dire, que nous avions été trop heureux pendant quinze jours. Dieu nous a envoyé une petite croix, et nous rendons grâce à son infinie miséricorde que tout se soit passé sans trop de mal. Le 21, nous avions été de nouveau, le soir, chez l’impératrice. {p. 317}Woferl n’était pas dans son assiette ordinaire. Nous nous sommes aperçus un peu tard qu’il avait une espèce de scarlatine. Non-seulement les meilleures maisons de Vienne se sont montrées pleines de sollicitude pour la santé de notre enfant, mais elles l’ont vivement recommandé au médecin de la comtesse de Sinzendorf, Bernhard, qui a été plein d’attentions. La maladie touche à sa fin ; elle nous coûte cher : elle nous fait perdre au moins cinquante ducats. Faites dire, je vous prie, trois messes à Lorette, à l’autel de l’Enfant-Jésus, et trois à Bergl, à l’autel de Saint-François de Paule. »
Le même au même.
« Vienne, 6 novembre 1762.
« Il n’y a plus de danger, et, Dieu merci ! mes angoisses sont passées. Hier, nous avons payé notre excellent médecin par une sérénade. Quelques familles ont envoyé demander des nouvelles de Wolfgang et lui ont fait souhaiter une bonne fête ; mais c’en est resté là : c’étaient le comte Harrach, le comte Palffy, l’ambassadeur de France, la comtesse Kinsky, le baron Prohmann, le baron Kurz, la comtesse de Paar. Si nous n’étions pas restés près de quinze jours à la maison, la fête ne se serait {p. 318}pas passée sans cadeau. Maintenant il faut que nous tâchions de reprendre les choses où elles en étaient avant cette maladie de l’enfant. »
XI §
Ils partent pour Munich. L’électeur de Bavière est grand amateur de musique ; il reçoit bien les musiciens ambulants. Mais que voulez-vous ! dit Mozart le père à son ami, il est pauvre. À Stuttgart ils ne parviennent pas à se faire entendre ; les artistes italiens sont maîtres de l’oreille du prince ; ils écartent dédaigneusement les rivaux, même enfants. Le père et l’enfant descendent le Rhin sans plus de succès, s’arrêtent à Bruxelles, et viennent enfin à Paris. Leur réputation les y avait devancés ; ils sont admis à se faire entendre à Versailles : les princesses, filles de Louis XV, comblent de caresses l’enfant miraculeux.
« Figurez-vous, écrit le père à son ami, l’étonnement de tout le monde ici quand on voit les filles du roi s’arrêter pendant les défilés d’apparat dans les grands appartements, dès qu’elles aperçoivent mes enfants, s’approcher d’eux, les caresser, s’en faire embrasser à plusieurs reprises. Il en est de même de madame la Dauphine. {p. 319}Ce qui a paru encore plus extraordinaire à MM. les Français, c’est que, au grand couvert qui eut lieu dans la nuit du nouvel an, non seulement on nous fit place à tous près de la table royale, mais Monseigneur Wolfgangus dut se tenir tout le temps près de la reine, lui parla constamment, lui baisa souvent les mains, et mangea à côté d’elle les mets qu’elle daignait lui faire servir. La reine parle aussi bien l’allemand que nous. Comme le roi n’en comprend pas un mot, la reine lui traduisait tout ce que disait notre héroïque Wolfgang. Je me tenais près de lui. De l’autre côté du roi, où étaient assis M. le Dauphin et madame Adélaïde, se tenaient ma femme et ma fille. Or vous saurez que le roi ne mange pas en public ; seulement tous les dimanches soir la famille royale soupe ensemble ; on ne laisse pas entrer tout le monde. Quand il y a grande fête, comme au nouvel an, à Pâques, à la Pentecôte, à la fête du roi, etc., alors il y a grand couvert. On admet toutes les personnes de distinction. L’espace n’est pas grand, et par conséquent il est bientôt rempli. Nous arrivâmes tard, les suisses durent nous ouvrir le passage, et l’on nous conduisit dans la pièce qui est tout près de la table, et que traverse la famille royale pour {p. 320}rentrer au salon. En passant, les uns après les autres parlèrent avec notre Wolfgang, et nous les suivîmes jusqu’à la table.
« Vous n’attendez sans doute pas de moi que je vous décrive Versailles. Seulement je vous dirai que nous y sommes arrivés dans la nuit de Noël, et que nous y avons assisté, dans la chapelle royale, à la messe de minuit et aux trois saintes messes. Nous étions dans la galerie lorsque le roi revint de chez madame la Dauphine, qu’il avait été voir à l’occasion de la mort de son frère, le prince électeur de Saxe.
« J’entendis une bonne et une mauvaise musique. Tout ce qui se chantait par une voix seule et devait ressembler à un air était vide et froid, misérable ; mais les chœurs sont tous bons et très bons. Aussi ai-je été tous les jours avec mon petit homme à la messe de la chapelle pour y entendre les chœurs des motets qu’on y exécute. Nous avons en quinze jours dépensé à Versailles environ douze louis. Peut-être trouverez-vous que c’est trop et ne le comprendrez-vous pas ; mais à Versailles il n’y a ni carrosses de remise ni fiacre ; il n’y a que des chaises à porteurs ; chaque course coûte douze sous ; et, comme bien souvent nous avons eu besoin sinon de trois, au moins de deux chaises, nos {p. 321}transports nous ont coûté un thaler par jour et plus, car il fait toujours mauvais temps. Ajoutez à cela quatre habits noirs neufs, et vous ne serez plus étonné que notre voyage de Versailles nous revienne à vingt-six ou vingt-sept louis. Nous verrons quel dédommagement nous en reviendra de la cour. Sauf ce que nous avons à espérer de ce côté, Versailles ne nous a rapporté que douze louis, argent comptant.
« En outre, madame la comtesse de Tessé a donné à maître Wolfgang une tabatière en or, une montre en argent, précieuse par sa petitesse, et à Nanerl, ma fille, un étui à cure-dents en or, fort beau. Wolfgang a encore reçu d’une autre dame un petit bureau de voyage en argent, et Nanerl une petite tabatière d’écaille incrustée d’or, d’une extrême délicatesse, puis une bague avec un camée et une foule de bagatelles que je compte pour rien, comme des nœuds d’épée, des manchettes, des fleurs pour des bonnets, des mouchoirs. Dans quatre semaines j’espère vous donner quelques nouvelles plus solides de ces fameux louis d’or, dont il faut faire une plus grande consommation.
« Wolfgang Mozart a quatre sonates chez le graveur ; figurez-vous le bruit qu’elles feront {p. 322}dans le monde quand on saura et qu’on verra sur le titre qu’elles sont l’œuvre d’un enfant de sept ans ! S’il y a des incrédules, on les convaincra par des preuves, comme il nous arrive tous les jours. Nous avons fait écrire dernièrement par un artiste un menuet, et aussitôt, sans toucher le clavecin, notre petit bonhomme a écrit la basse et il écrira aussi couramment si l’on veut le second violon. Vous entendrez combien ces sonates sont belles ; je puis vous assurer que Dieu fait tous les jours de nouveaux miracles dans cet enfant. Lorsque nous serons de retour à Salzbourg, il sera en état de servir la cour du prince-évêque. Il accompagne dès à présent dans les concerts publics, il transpose à première vue les morceaux les plus difficiles avec une netteté extraordinaire, au point que les maîtres ne peuvent dissimuler leur basse jalousie contre cet enfant.
« Faites, je vous prie, dire quatre messes à Maria Plain et une à l’Enfant-Jésus de Lorette aussitôt que possible ; nous les avons promises, ma femme et moi, pour nos deux pauvres enfants qui ont été malades. J’espère qu’on continuera à dire les autres messes à Lorette tant que nous serons absents, comme je vous l’avais recommandé. Tout le monde veut me persuader de faire inoculer mon garçon ; quant à {p. 323}moi, je préfère tout remettre à la grâce de Dieu ; tout dépend de lui ; il s’agira de savoir si Dieu, qui a mis dans ce monde cette merveille de la nature, veut l’y conserver ou l’en retirer. Je veille sur lui tellement qu’être à Salzbourg, ou à Paris, ou en voyage, c’est pour lui même chose ; c’est aussi ce qui rend notre voyage si dispendieux.
« Le trésorier des menus plaisirs du roi a remis hier à l’enfant, de la part du roi, quinze louis et une tabatière d’or. Nous allons donner un concert. Faites dire des messes pour nous pendant huit jours de suite à partir du 17 avril. Je voudrais de plus que quatre messes fussent dites ; ces messes sont sur la demande expresse du duc de Chartres, du duc de Duras, du comte de Tessé, et de beaucoup de dames du plus haut parage.
« Nous voici connus ici des ambassadeurs de toutes les puissances étrangères. Milord Bedford et son fils nous sont très favorables ; le prince Galitzin nous aime comme ses enfants. Les sonates que M. Wolfgangerl a dédiées à la comtesse de Tessé seraient gravées si on avait pu persuader la comtesse d’agréer la dédicace que M. Grimm, le meilleur de nos amis, avait faite pour elle ; on a été obligé de la changer : la comtesse ne veut pas {p. 324}être louée ; c’est dommage, car cette dédicace la dépeignait très bien, ainsi que mon fils. Outre d’autres cadeaux elle a donné une montre en or à Wolfgang, un étui précieux à Nanerl.
« Ce M. Grimm, mon grand ami, qui a tout fait ici pour nous, est secrétaire du duc d’Orléans ; c’est un homme instruit et un grand philanthrope. Aucune des lettres que j’avais pour Paris ne m’aurait absolument servi à rien, ni les lettres de l’ambassadeur de France à Vienne, ni l’intervention de l’ambassadeur de l’empereur à Paris, ni les recommandations du ministre de Bruxelles, comte de Cobenzl, ni celles du prince de Conti, de la duchesse d’Aiguillon, ni toutes celles dont je pourrais faire une litanie ! M. Grimm seul, pour qui j’avais une lettre d’un négociant de Francfort, a tout fait ! C’est lui qui nous a introduits à la cour, c’est lui qui a soigné notre premier concert. À lui seul il m’a placé trois cent vingt billets, c’est-à-dire pour quatre-vingt louis ; il nous a valu de ne pas payer l’éclairage : il y avait plus de soixante bougies ; c’est lui qui nous a obtenu l’autorisation pour le premier concert et pour un deuxième, dont déjà cent billets sont placés. Voilà ce que peut un homme qui a du bon sens et un bon cœur ! {p. 325}Il est de Ratisbonne, mais il y a quinze ans qu’il est à Paris ; il sait tout mettre en train et faire réussir les choses comme il le veut.
« M. de Méchel, le graveur, travaille à force à nos portraits peints par un amateur, M. de Carmontelle : Wolfgang joue du piano ; moi, derrière lui, du violon ; Nanerl s’appuie d’une main sur le piano, et tient dans l’autre un morceau de musique, comme si elle allait chanter. »
Qui peut lire sans attendrissement ces pieuses superstitions d’un cœur de père et d’un cœur de mère vouant à l’autel d’un Dieu-enfant des sacrifices propitiatoires pour l’enfant de leur amour, afin que l’analogie des âges attendrît plus puissamment l’enfance du Dieu pour l’enfance de l’homme ! Ce n’est pas la philosophie qu’il faut chercher dans cette sainte famille d’artistes chantants, c’est la nature. Est-ce de la philosophie qu’on demande au chant du rossignol sur son nid ? Non, ce qu’on cherche dans ses accords, c’est de la tendresse : la tendresse du père de Mozart n’est si touchante que parce qu’elle ressemble à une tendresse de femme.
XII §
Comblée de soins par son compatriote Grimm, passionnée pour la musique, mais {p. 326}pauvre d’or parce que la dépense du voyage dépasse souvent la recette des concerts, la famille va à Londres, est entendue à la cour, se dégoûte de la froideur des Anglais pour son art, revient en Hollande, repasse par Paris, rentre en Allemagne par la Suisse, est arrêtée à Olmütz par la petite vérole de son fils.
« Te Deum laudamus ! s’écrie le père dans sa
vingt-neuvième lettre à ses amis de Salzbourg ; in te, Domine, speravi ; non confundar in æternum. »
L’enfant est guéri par les soins d’un chanoine de Salzbourg établi à Olmütz, et qui
prête l’hospitalité la plus affectueuse aux pèlerins de sa ville natale. Ils reprennent
leur course vers la capitale de l’Autriche.
« Le 19 janvier, écrit le père, nous avons été chez l’impératrice, où nous sommes restés de deux heures et demie à quatre heures et demie. L’empereur vint dans l’antichambre, où nous attendions que le café fût pris, et nous fit entrer lui-même. Il y avait le prince Albert et toutes les archiduchesses : pas une âme de plus. Il serait trop long de vous écrire tout ce qui s’est dit et fait. Il est impossible d’imaginer avec quelle familiarité l’impératrice a traité ma femme, s’informant de la santé de nos enfants, s’entretenant de notre grand voyage, la caressant, lui serrant les {p. 327}mains pendant que l’empereur causait avec moi et Wolfgang de musique et de toutes sortes de sujets, et faisait, à diverses reprises, rougir la pauvre Nanerl. Je vous raconterai tout de vive voix. Je n’aime pas écrire des choses que mainte tête carrée de notre pays traiterait de mensonges en devisant derrière le poêle.
« Toutefois, n’allez pas conclure que les faveurs positives et sonnantes dont on nous honore sont en proportion de cette bienveillance intime et extraordinaire. »
La faveur du public et de la cour éveille déjà l’envie contre cet enfant comme par un pressentiment de sa supériorité future. On songe à lui faire écrire un opéra, c’est-à-dire le poème épique du chant, avant l’âge où les passions ont donné leur note dans un cœur d’homme.
« Sur ma vie ! écrit le père enthousiaste, sur mon honneur ! je ne puis dire autre chose, si ce n’est que cet enfant est le plus grand homme qui ait jamais vécu dans ce monde ! »
Et l’avenir a ratifié cette prophétique conviction du père.
« Pour convaincre le public de ce qu’il en est, je me suis décidé à une épreuve tout à fait extraordinaire : j’ai résolu qu’il écrirait un opéra pour le théâtre. Que pensez-vous qu’ont dit tous ces gens, et quel vacarme {p. 328}n’ont-ils pas fait ! Quoi ! on aura vu aujourd’hui Gluck assis au clavecin, et demain ce sera un enfant de douze ans qui le remplacera et qui dirigera un opéra de sa façon ? Oui, malgré l’envie. J’ai même attiré Gluck dans notre parti ; du moins, s’il n’y est pas de cœur, il ne peut pas le faire voir, car nos protecteurs sont aussi les siens ; et, pour m’assurer les acteurs, qui causent d’ordinaire le plus de désagrément aux compositeurs, je me suis mis en rapport direct avec eux sur les indications que l’un d’entre eux m’a données ; mais la vérité est que la première idée de faire composer un opéra à Wolfgang m’a été suggérée par l’empereur, qui lui a demandé par deux fois s’il ne voulait pas composer et diriger lui-même un opéra. Le bonhomme a naturellement répondu oui ; mais l’empereur ne pouvait rien ajouter, vu que les opéras regardent le seigneur Affligio.
« Je n’ai donc plus à regretter aucun argent, car il nous rentrera aujourd’hui ou demain. Qui ne tente rien n’a rien ; il faut vaincre ou mourir, et c’est au théâtre que nous trouverons la mort ou la gloire.
« Ce ne sera pas un opéra séria : on n’en donne pas ici, on ne les aime pas ; ce sera donc un opéra buffa. Non pas un petit opéra, car {p. 329}il durera bien de deux heures et demie à trois heures. Il n’y a pas ici de chanteurs d’opéra séria. L’opéra tragique de Gluck, Alceste, même a été chanté par les bouffes. Il y a d’excellents artistes en ce genre, les signori Caribaldi, Caratoli Poggi, Laschi, Polini ; les signore Bernasconi, Eberhardi, Baglioni.
« Qu’en dites-vous ? La gloire d’avoir écrit un opéra pour le théâtre de Vienne n’est-elle pas la meilleure voie pour obtenir du crédit non seulement en Allemagne, mais en Italie ? »
L’opéra est écrit.
L’incrédulité et la jalousie l’attribuent au père ; « mais les calomniateurs n’eurent pas le triomphe qu’ils en attendaient, dit le père. Je fis ouvrir au hasard, devant le public prévenu, le premier volume du poète Métastase, le Quinault de l’Italie, et l’on mit sous les yeux de mon petit Wolfgang les premières paroles qui se rencontrèrent. L’enfant prit la plume, et il écrivit sans hésiter un instant, devant beaucoup de personnes considérables, la musique et l’accompagnement à grand orchestre, avec une incroyable promptitude. »
Rien ne prévaut contre l’envie naissante attachée au génie en germe : l’opéra n’est pas représenté.
{p. 330}« Cent fois j’ai voulu faire mon paquet et m’en aller. S’il avait été question d’un opéra séria, je serais parti sur-le-champ et je l’aurais offert à Sa Grandeur le prince-archevêque ; mais, comme c’est un opéra buffa, qui demande, en outre, des personnes bouffes spéciales, il a fallu sauver notre honneur, coûte que coûte, et celui du prince par-dessus le marché ; il a fallu démontrer que ce ne sont pas des imposteurs, des charlatans qu’il a à son service, qui vont, avec son autorisation, en pays étrangers pour jeter de la poudre aux yeux comme des bateleurs, mais bien de braves et honnêtes gens qui, à l’honneur de leur prince et de leur patrie, font connaître au monde un miracle que Dieu a produit à Salzbourg. Voilà ce que je dois à Dieu, sous peine d’être la plus ingrate des créatures ; et si jamais ce m’a été un devoir de convaincre le monde de ce miracle, c’est précisément en un temps où l’on se moque de tout ce qui s’appelle miracle, où l’on nie toute espèce de miracle. Il faut donc que je convainque le monde. Et ce n’a pas été une petite joie et un mince triomphe pour moi que d’entendre un voltairien me dire dernièrement avec stupeur : “Eh bien ! j’ai enfin vu un miracle ; c’est le {p. 331}premier.” Et comme ce miracle est par trop évident et ne peut être nié, on cherche à l’anéantir. On ne veut pas en laisser la gloire à Dieu. On pense qu’il suffit de gagner encore quelques années, qu’alors il n’y aura plus rien que de fort naturel, et que ce ne sera plus un miracle divin. Il faut donc l’enlever aux yeux du monde ; et qu’est-ce qui le rendrait plus visible qu’un succès dans une grande et populeuse ville, en plein théâtre ? Mais faut-il s’étonner de trouver des persécutions en pays étrangers, quand mon pauvre enfant en a subi dans son propre lieu natal ! »
XIII §
L’indignation d’avoir échoué, la honte de reparaître à Salzbourg sans avoir cueilli cette palme de l’art à Vienne, le désir de faire respirer à l’enfant l’atmosphère musicale de l’Italie, cette terre du chant, quelques secours de l’empereur pour soutenir la famille errante dans ce long voyage, font franchir les Alpes aux deux Mozart. La mère et la sœur Nanerl se séparent des deux artistes et rentrent seules et désolées à Salzbourg. Le jeune compositeur, ivre de son voyage, commence avec sa sœur, de toutes les villes où il s’arrête, une correspondance {p. 332}moitié enfantine, moitié inspirée, où le badinage lutte avec les larmes. Ces charmantes lettres sont le commentaire des notes les plus gaies ou les plus pathétiques du jeune artiste. L’âme chante avant de parler ; c’est le privilège du musicien de n’avoir pas besoin des années pour mûrir son génie, parce que son génie est tout entier inspiration, et que les souffles du matin sont aussi harmonieux et plus frais que ceux du soir. On remarque aussi dans ces lettres un caractère tout spécial aux musiciens ; caractère qui nous a souvent frappé nous-même dans les grands compositeurs que nous avons connus : c’est la gaieté, le badinage, l’enjouement ; en d’autres termes, la verve.
La verve, sorte d’ivresse gaie du génie, n’est pas nécessaire aux autres arts, par
exemple aux poètes, parce qu’ils se nourrissent plutôt de réflexion et de mélancolie ;
mais elle est indispensable aux musiciens, parce que leur âme est une perpétuelle
explosion du chant émané en cascades de sons de leur mélodie intérieure. On sent cette
verve musicale, cette ivresse de la vie jusque dans les oiseaux chantants. Il y a des
moments où le rossignol contient toutes les gaietés de sons inspirés par le printemps de
l’amour dans une roulade ; {p. 333}souvent il chancelle et tombe de la branche,
l’oreille éblouie de sa propre mélodie, ivre-mort de l’ivresse musicale. Tel est le
musicien, tel est le jeune Mozart dans sa jovialité de badinage et de génie avec sa sœur
Nanerl. Mais à la fin de ces lettres, datées des différentes villes d’Italie qu’il
parcourt, il y a toujours la note tendre : c’est le moment où il pense à sa mère absente
et au foyer attristé de Salzbourg. « Baise la main de maman, chère Nanerl ; quant
à toi, je t’embrasse un million de fois. »
Le père et l’enfant vont ainsi visitant, écrivant, chantant, jouant de leurs instruments chez les petits et chez les grands, du Tyrol à Milan, de Milan à Bologne, à Florence, à Rome. La façon dont le jeune Mozart s’introduit auprès du cardinal Pallavicini, pour lequel il avait des lettres de recommandation, est naïvement racontée par le père à la mère.
« Nous voici à Rome depuis le 11. À Viterbe nous avons vu sainte Rose, dont le corps est intact comme celui de Catherine de Bologne, à Bologne. Nous avons emporté des reliques de toutes deux, en souvenir. Dès le jour de notre arrivée, nous avons été à Saint-Pierre, dans la chapelle Sixtine, pour y entendre le Miserere. Le 12, nous avons vu les {p. 334}fonctions ; nous nous sommes trouvés tout à côté du pape pendant qu’il servait la table des pauvres. Nos beaux habits, la langue allemande et ma liberté habituelle, que j’employai fort à propos en commandant en allemand à mon domestique d’appeler les hallebardiers suisses pour nous faire faire place, me servirent à merveille et nous permirent partout de nous mettre en avant. Ils prenaient Wolfgang pour un gentilhomme allemand ; d’autres l’ont même pris pour un prince ; le domestique les laissait dans cette croyance ; on me considérait comme un chambellan. C’est ainsi que nous sommes arrivés à la table des cardinaux, où Wolfgang est parvenu à se fourrer entre les fauteuils de deux cardinaux, dont l’un était précisément le cardinal Pallavicini. Celui-ci fit signe à Wolfgang, et lui demanda : Ne voudriez-vous pas en confidence me dire qui vous êtes ? Wolfgang le lui dit. Le cardinal lui répondit avec le plus grand étonnement : Comment ! vous êtes cet enfant célèbre dont on m’a tant écrit ! Sur quoi Wolfgang lui demanda : N’êtes-vous pas le cardinal Pallavicini ? — Sans doute ; pourquoi ? Wolfgang reprit que nous avions des lettres de recommandation à lui remettre, et que nous aurions l’honneur de nous présenter chez {p. 335}Son Éminence. Le cardinal en témoigna une grande joie, disant que Wolfgang parlait bien l’italien. Au moment de partir, Wolfgang lui baisa la main, et le cardinal, ôtant sa barrette, lui fit un salut des plus gracieux.
« Tu sais que le Miserere de la chapelle Sixtine est estimé si haut qu’il est défendu aux musiciens de la chapelle, sous peine d’excommunication, d’en emporter une partie hors la chapelle, de la copier ou de la donner à qui que ce soit ; ce qui n’empêche pas que nous l’avons déjà. Wolfgang l’a écrit de mémoire, et nous vous l’aurions envoyé dans cette lettre à Salzbourg, si notre présence n’était nécessaire pour l’exécuter. »
L’enfant ajoute de sa main, pour sa sœur Nanerl : « Écris-moi comment se porte
notre canari. Chante-t-il encore ? siffle-t-il toujours ? Sais-tu pourquoi je pense à
notre canari ? parce qu’il y en a un dans notre antichambre qui s’en donne comme le
nôtre. »
Cette pensée de l’enfant, envoyée à travers les Alpes à l’oiseau
domestique dont les mélodies ont peut-être éveillé les siennes dans son berceau, est une
des plus significatives réminiscences de la sympathie humaine avec les musiciens ailés
de la création. Pendant ce loisir à Rome et à Naples, {p. 336}l’enfant écrit déjà,
par un engagement contracté avec le directeur du théâtre de la Scala, un opéra pour
Milan.
Ils reviennent à Rome au mois de juin. Le père raconte à sa femme, comme une nourrice, les soins qu’il a pour cette tête d’enfant qui roule déjà des opéras sous ses cheveux blonds.
« On m’a fait, dit-il, un profond salut à la porte de Rome. Nous n’avions dormi
que deux heures pendant nos vingt-quatre heures de route ; à notre arrivée dans notre
logement, nous avons mangé un peu de riz et quelques œufs. J’ai placé le petit
Wolfgang sur une chaise ; il s’est mis aussitôt à ronfler et s’est endormi si
profondément que je l’ai déshabillé complétement et mis au lit sans qu’il ait donné le
moindre signe de vouloir se réveiller. Il a continué à ronfler, quoique j’aie été
obligé de temps à autre de le soulever, de le remettre sur sa chaise, et finalement de
le traîner toujours dormant sur son lit. Lorsqu’il s’est éveillé ce matin à neuf
heures, il ne savait où il était, ni comment il était parvenu sur son lit ; il n’avait
pas fait un mouvement de toute la nuit. »
Ces lettres sont pleines de ces
minuties de père, de mère, de nourrice, qui se mêlent comme dans la vie commune aux
miracles de l’enfance {p. 337}du génie. La Providence, pour cet enfant unique,
semblait avoir fait ce père, cette mère, cette sœur, uniques comme lui. On y passe sans
cesse des larmes de l’admiration aux larmes de l’attendrissement. La piété la plus
confiante occupe une grande place dans ces confidences des deux voyageurs.
« Nous vous félicitons, écrivent-ils à Salzbourg, pour votre commun jour de fête
(la mère et la fille s’appelaient Nanerl), en vous souhaitant une bonne santé et avant
tout la grâce de Dieu : c’est l’unique nécessaire, le reste vient par surcroît. Nous
avons entendu une messe à Civita-Vecchia Castellana, après laquelle
Wolfgang a joué de l’orgue à Lorette ; il s’est trouvé que nous avons justement fait
nos dévotions le 16, jour de votre fête. J’y ai acheté différentes choses ; outre
diverses reliques, je t’apporte une particule de la vraie croix. Si Wolfgang continue
à grandir comme il fait, il vous reviendra passablement grand. »
L’enfant
prend la plume. « Je complimente ma chère maman à l’occasion de sa fête,
ajoute-t-il. Je souhaite qu’elle vive encore cent ans, toujours en bonne santé : c’est
ce que je demande à Dieu dans ma prière pour elle ; et pour ma sœur Nanerl, je ne puis
rien lui offrir {p. 338}que les clochettes, les cierges bénits, les rubans que
nous avons achetés à Lorette et que nous lui rapportons. Je reste en attendant son
fidèle enfant… Il m’est impossible, ajoute-t-il, de mieux écrire ; la plume est faite
pour les notes et non pour les lettres. Mon violon a de nouvelles cordes et j’en joue
tout le jour. Je te dis cela parce que ma mère a désiré savoir si je joue encore du
violon. Mon unique récréation est dans les cabrioles que je me permets de temps à
autre. Ah ! que l’Italie est un pays endormant ! L’été on y dort
toujours. »
Tout en voyageant, il ne cesse pas de composer son opéra. « Ma chère maman,
dit-il, je ne peux pas écrire tant les doigts me font mal à force d’écrire des
récitatifs ; je te prie, chère mère, de prier pour moi que mon opéra réussisse, et
qu’après cela nous nous trouvions tous réunis heureusement ensemble. »
Le jour terrible de la représentation de son premier opéra à Milan approche.
« Le jour de la Saint-Étienne, écrit-il à sa sœur, une bonne heure après l’Ave Maria (six heures du soir), vous pourrez vous représenter le
compositeur Wolfgang assis au clavecin, son père en haut de la salle, dans une loge,
et vous voudrez bien nous souhaiter en pensée une heureuse représentation, {p. 339}en y ajoutant quelques Pater. »
« Dieu soit loué ! écrit à son tour le père à sa femme le 29 décembre 1770 ; la première représentation de l’Opéra a eu lieu le 26 avec un plein et universel succès, et avec des circonstances qui ne se sont jamais présentées à Milan, à savoir que, contre tous les usages de la première sera, un air de la prima donna a été répété, tandis que d’habitude, à la première représentation, on n’appelle jamais fuora ; et, en second lieu, que presque tous les airs, sauf quelques airs delle vecchine parti, ont été couverts d’extraordinaires applaudissements, suivis des cris : Evviva il maestro ! Evviva il maestrino !
« Le 27, on a répété deux airs de la prima donna, et, comme c’était jeudi, qu’on allait par conséquent entrer dans le vendredi, il fallait tâcher d’en finir plus promptement, sans quoi on aurait aussi répété le duo, car le tapage recommençait déjà. Mais la majorité du public voulait rentrer pour pouvoir manger encore ; et l’opéra, avec ses trois ballets, avait duré six bonnes heures. Aujourd’hui la troisième représentation. »
Les deux triomphateurs vont jouir de leur renommée à Venise.
{p. 340}Ils racontent l’enthousiasme dont ils sont l’objet dans cette capitale des sensualités de l’oreille.
« Nous sommes tellement tourmentés, tirés en tous sens, que je ne sais pas qui l’emportera de ceux qui demandent. C’est dommage que nous ne puissions pas nous arrêter plus longtemps ici, car nous avons fait ample connaissance avec toute la noblesse, et partout, dans les salons, à table, dans toutes les occasions, nous sommes tellement comblés d’honneurs que non seulement on nous fait chercher et ramener dans les gondoles par le secrétaire de la maison, mais encore que le maître de la maison lui-même nous accompagne chez nous ; et ce sont les premiers personnages de Venise, les Cornero, Grimani, Mocenigo, Dolfin, Valier.
« Je crains de trouver de bien mauvais chemins, car il y a des pluies effroyables. Basta ! il faut prendre les choses comme elles viennent. Tout cela me laisse dormir tranquillement. »
Ils songent au retour. Les premières réminiscences des premières amours remontent au
cœur du jeune compositeur. « Dis à mademoiselle de Moelk, écrit Wolfgang à sa
sœur, que je me réjouis bien de revenir à Salzbourg, {p. 341}rien seulement que
pour recevoir en prix de ma sérénade un cadeau comme celui que j’ai reçu d’elle après
un certain concert. Elle saura bien de quel cadeau je veux parler. »
La sérénade a un succès fou sur le théâtre de Milan. Les deux artistes partent de cette ville au bruit des bravos, qui les suivent de ville en ville jusqu’à Salzbourg. Ils y jouissent quelque temps de leur félicité domestique dans une indigence que la gloire n’a pas encore adoucie. Puis le père, le fils et la fille Nanerl reviennent, en 1772, tenter la renommée et la fortune à Milan. La pauvre mère, cette fois, reste seule à Salzbourg par économie. Ce déchirement de famille empoisonne tous les succès des trois artistes séparés de ce qu’ils aiment. Le regret de la mère absente les rappelle vite à Salzbourg. L’ambition de leur art les ramène en 1773 à Vienne ; ils n’y recueillent que des applaudissements et vingt ducats, insuffisants pour payer leur retour. Le même espoir de meilleure fortune les attire à Munich ; cette fois c’est la mère qui accompagne sa fille et son fils à la cour de Bavière : le pauvre père, fixé par ses appointements de second violon et de second maître de chapelle auprès du prince-évêque, avare et brutal protecteur, {p. 342}reste désolé et seul avec le canari et le chien de la maison.
Munich trompe toutes les espérances de la famille. La mère renvoie sa fille à son père et emmène son fils à Paris ; ils y passent deux ans à chercher et à attendre en vain une destinée digne du génie croissant de Wolfgang. La description de ces angoisses du talent méconnu attendrit jusqu’aux larmes dans la correspondance du fils et de la mère avec la sœur et le père. Ces quatre âmes à l’unisson pleurent, espèrent, se découragent, se consolent, s’entraînent, se confient à travers la distance de Salzbourg à Paris et de Paris à Salzbourg. C’est le poème intime de la douleur, de la patience, de la séparation, de la piété dans la correspondance de quatre exilés du ciel ici-bas. On comprend en la lisant combien le cœur de Mozart, pétri par toutes les douleurs du génie de l’isolement et de la déception, et resserré seulement contre le cœur de sa mère, dut concentrer en soi de ces notes plaintives ou pathétiques qui éclatèrent plus tard dans ses symphonies, dans ses Requiem, dans ses messes, et surtout dans son chef-d’œuvre, Don Juan. Notre cœur ne peut rien inventer quoiqu’il puisse tout sentir ; {p. 343}c’est le malheur, l’amour, la piété, la mort qui le rendent harmonieux. Défiez-vous des poètes et des musiciens heureux.
Lisez au moins cette lettre du père, le lendemain du jour où il resta dans sa maison vide, et jugez ce que la séparation devait être pour cette famille de quatre cœurs.
La sœur Nanerl était déjà revenue à la maison auprès de son père. La mère et le fils allaient partir pour Paris.
Léopold Mozart à sa Femme et à son fils,
à Munich.« Salzbourg, 25 septembre 1777.
« Lorsque vous fûtes partis, je montai péniblement l’escalier et me jetai dans un fauteuil. J’avais pris toutes les peines du monde pour me retenir au moment de nos adieux, pour ne pas les rendre plus douloureux, et dans mon trouble j’ai oublié de donner ma bénédiction à mon fils. J’ai couru à la fenêtre et je vous la donnai à tous deux de loin, mais sans pouvoir plus vous apercevoir ; vous aviez probablement déjà traversé la porte de la ville, car j’étais resté longtemps assis sans penser à rien. Nanerl pleurait et sanglotait sans mesure, {p. 344}et j’eus bien de la peine à la consoler.
« Ainsi s’est écoulée cette triste journée, à laquelle je ne pensais pas être jamais destiné. Ce matin j’ai fait venir M. Glatz, d’Augsbourg, et nous sommes convenus que vous deviez descendre à Augsbourg chez Lamb, dans la rue Sainte-Croix, où vous dînerez à 1 f. par personne, où vous trouverez de belles chambres, et où descendent des personnes fort distinguées, des Anglais, des Français, etc. Vous y êtes tout près de l’église. »
XIV §
Mais le chef-d’œuvre de la piété paternelle est cette lettre admirable, véritable testament du cœur de Mozart le père, adressée comme une recommandation de l’âme à son fils pour le préserver contre les dangers de Paris, et pour faire en même temps devant Dieu, devant sa femme et devant ce fils, l’examen de sa conscience de père pendant les tribulations de son existence. Nous ne pouvons résister au désir de la reproduire ici tout entière. C’est une de ces pages déchirées du livre du cœur qui doivent être recueillies pour l’immortalité dans le manuel des vertus de famille.
{p. 345}L. Mozart à sa femme et à son fils.
« Salzbourg, 16 février 1778.
« J’ai reçu votre lettre du 7 et l’air français qu’elle contenait. Ce morceau de musique m’a fait respirer un peu plus librement, car je revoyais enfin quelque chose de mon Wolfgang et quelque chose de si parfait.
« Tous ceux qui disent que tes compositions réussiront à Paris ont raison, et tu es convaincu comme moi que tu es capable d’écrire dans tous les genres. Tu n’as pas à t’inquiéter des leçons à donner à Paris. D’abord, personne n’ira dès ton arrivée renvoyer son maître pour te prendre. En second lieu, personne ne te prendra, si ce n’est peut-être quelques dames qui jouent déjà bien, qui veulent perfectionner leur goût, et, dans ce cas, elles payeront bien. De plus, ces dames se donneront toutes sortes de peines pour obtenir des souscriptions pour tes compositions. Les dames sont tout à Paris : elles sont grands amateurs du clavecin, et il y en a qui jouent admirablement. — Ce sont là tes gens, et les compositions sont tes affaires ; car tu peux acquérir gloire et argent en publiant des morceaux de clavecin, des quatuors de violon, des symphonies, {p. 346}puis un recueil d’airs français avec accompagnement de clavecin, comme celui que tu m’as envoyé, et enfin des opéras. — Quelle difficulté vois-tu à cela ? Tu t’imagines que tout doit être fait sur-le-champ, avant même qu’on t’ait vu ou qu’on ait entendu quelque chose de toi. Relis les témoignages de nos anciennes connaissances à Paris. Ce sont tous, ou du moins la plupart, les plus grands personnages de cette ville. Tous auront envie de te voir, et il n’y en a que six (un seul grand suffirait) qui s’intéressent à toi ; tu feras ce que tu voudras. Comme, selon toutes les probabilités, cette lettre est la dernière que tu recevras de moi à Mannheim, elle s’adresse surtout à toi.
« Tu peux bien te figurer en partie, mais tu ne peux sentir comme moi combien ce nouvel éloignement me pèse au cœur. Si tu veux prendre la peine de penser mûrement à ce que j’ai entrepris avec vous, mes deux enfants, dans vos années les plus tendres, tu ne m’accuseras pas de pusillanimité, et tu me rendras justice, avec tout le monde, qu’en tout temps j’ai été un homme ayant le courage de tout entreprendre. Seulement j’ai toujours agi avec toute la prévoyance et la réflexion que l’homme peut y mettre. On ne peut rien contre {p. 347}le hasard ; Dieu seul voit l’avenir. Nous n’avons été jusqu’à ce jour, en vérité, ni heureux, ni malheureux. Nous avons, Dieu merci, flotté entre les deux extrêmes. Nous avons tout tenté pour te rendre heureux et faire notre bonheur par le tien, ou du moins pour te fixer dans ta vraie carrière ; mais le sort a voulu que nous n’ayons pas pu réussir. Notre dernière démarche nous a complétement abattus. Tu vois clair comme le jour que désormais la destinée de tes vieux parents, celle de ta si jeune, si bonne et si aimante sœur, est uniquement entre tes mains. Depuis votre naissance, et bien avant, depuis mon mariage, j’ai fait certes assez de pénibles sacrifices et mené une vie assez dure pour entretenir, avec 25 fl. de revenu mensuel assuré2, une femme, sept enfants et ta grand’mère, pour supporter des frais de couches, de mort, de maladie, frais et dépenses qui, si tu veux y penser, te convaincront que non seulement je n’ai pas employé un kreutzer pour le moindre plaisir personnel, mais encore que, sans une grâce spéciale de Dieu, je n’aurais jamais pu, avec toutes mes spéculations et mes amères privations, {p. 348}m’en tirer et vivre sans faire de dettes ; et cependant je n’ai jamais eu de dettes qu’aujourd’hui. Je vous ai sacrifié à tous deux toutes mes heures, dans l’espoir que non seulement vous parviendriez à vous tirer honorablement d’affaire, mais encore que vous me procureriez une tranquille vieillesse, me permettant de rendre compte à Dieu de l’éducation de mes enfants, de songer au salut de mon âme sans autre souci, et d’attendre paisiblement la mort. Mais la Providence et la volonté de Dieu ont ordonné les choses de façon qu’il faut que de nouveau je me résigne à la dure nécessité de donner des leçons, et cela dans une ville où la peine est si mal payée qu’on ne peut en tirer de quoi s’entretenir soi et les siens ; et, malgré cela, il faut être content et s’exténuer à parler pour encaisser du moins quelque chose au bout du mois. Or, non seulement, mon cher Wolfgang, je n’ai pas la moindre méfiance à ton égard, mais je place toute ma confiance tout mon espoir en ta filiale affection. Tout dépend de ta raison d’abord, et tu as certainement de la raison, quand tu veux la consulter ; puis des circonstances plus ou moins heureuses. Celles-ci on n’en est pas maître ; la raison, tu la consulteras toujours, {p. 349}je l’espère et je t’en prie. Tu vas entrer dans un monde nouveau, et il ne faut pas que tu t’imagines que c’est par préjugé que je tiens Paris pour une ville si dangereuse ; au contraire, je n’ai, par ma propre expérience, aucun motif de considérer Paris comme dangereux ; mais ma situation d’alors et ta position actuelle diffèrent comme le ciel et la terre. Nous demeurions dans la maison d’un ambassadeur, et la seconde fois dans une maison privée. J’étais un homme fait, vous étiez des enfants. J’évitai toute connaissance, et surtout toute espèce de familiarité avec les gens de notre profession. Rappelle-toi que j’en fis de même en Italie. Je ne cherchais la connaissance et l’amitié que des gens d’un haut rang, et de ceux-là seulement qui étaient posés ; jamais de jeunes hommes, quand ils eussent été de la plus haute volée. Je n’invitai personne à venir me voir chez moi pour conserver ma liberté, et je tins toujours comme plus raisonnable d’aller visiter les autres quand cela me convenait ; car, s’ils me déplaisent et si j’ai à travailler, je puis ne pas les aller voir, tandis que, si les gens viennent chez moi et s’ils m’ennuient, je ne sais comment m’en débarrasser ; s’ils me conviennent d’ailleurs, ils peuvent précisément {p. 350}me gêner dans mon travail. Tu es un jeune homme de vingt-deux ans ; tu n’as par conséquent pas le sérieux de l’âge qui peut empêcher de rechercher ta connaissance ou ton amitié tant de jeunes hommes de quelque rang qu’ils puissent être, tant d’aventuriers, de mystificateurs, d’imposteurs, jeunes ou vieux, qu’on rencontre dans le monde de Paris. On se laisse entraîner on ne sait comment, et on ne sait plus comment s’en tirer. Je ne veux pas même parler des femmes, car là il faut une extrême retenue et toute la raison possible, puisque, sous ce rapport, la nature elle-même est notre ennemie, et que quiconque n’emploie pas toute sa raison pour se modérer et se maintenir dans les bornes légitimes l’appellera en vain à son secours quand il sera tombé dans l’abîme : c’est là un malheur qui ne se termine ordinairement qu’à la mort. Avec quel aveuglement on se laisse d’abord attirer par des plaisanteries, par des caresses, par des jeux tout à fait insignifiants, dont rougit plus tard la raison en s’éveillant ! Peut-être l’as-tu déjà appris quelque peu par ta propre expérience. Je ne veux pas te faire de reproche ; je sais que ta m’aimes non seulement comme ton père, mais comme ton ami {p. 351}le plus sûr et le plus fidèle, et que tu es convaincu que c’est entre tes mains, après Dieu, pour ainsi dire, que se trouvent aujourd’hui notre bonheur ou notre malheur, ma vie ou ma mort prochaine. Si je te connais, je n’ai à attendre de toi que de la joie, et c’est ce qui me console de ton absence, laquelle me ravit la paternelle joie de t’entendre, de te voir, de t’embrasser. Vis donc comme un vrai chrétien, comme un bon catholique ; aime et crains Dieu ; prie-le avec confiance et avec ardeur, et mène une vie tellement chrétienne qu’au cas où je ne devrais plus te voir l’heure de ma mort ne soit pas pour moi une heure de trouble et d’angoisse. Je te donne de tout mon cœur ma paternelle bénédiction, et suis jusqu’à la mort ton père dévoué, ton ami le plus sûr. »
Il n’y a pas de père qui puisse lire une telle lettre sans larmes ; il n’y a pas de fils qui, en la lisant, ne reconnaisse la Providence dans cette paternité divine du père et de la mère ici-bas.
Hélas ! le pauvre jeune artiste ne devait pas tarder à en perdre la moitié la plus présente et la plus adorée dans la personne de cette mère qui était devenue pour lui tout un univers pendant son isolement à Paris.
{p. 352}Il avait trouvé à Paris quelques leçons à donner et quelques concerts pour se faire entendre. Il raconte, avec des souvenirs amers, dans plusieurs lettres, les tribulations de l’artiste cherchant des protecteurs et ne trouvant que des indifférents. C’est l’histoire de tous les siècles. Lisez celle-ci :
Le fils au père.
« Paris, le 1er mai 1778.
« Nous avons reçu votre lettre du 12 avril. J’ai tardé à vous répondre, espérant toujours pouvoir vous raconter quelque chose de nouveau relativement à nos affaires ; mais je suis obligé de vous écrire sans avoir rien de certain, rien de positif à vous mander. M. Grimm m’a donné une lettre pour madame la duchesse de Chabot, et j’y ai couru. Le but de cette lettre était de me recommander à madame la duchesse de Bourbon (qui était alors au couvent), et de me rappeler au souvenir et à l’intérêt de madame de Chabot. Huit jours se passent sans que j’entende parler de rien. Mais on m’avait engagé à revenir au bout de huit jours ; je n’y manque pas, et j’accours. J’attends d’abord une demi-heure dans une pièce énorme, sans feu, sans poêle, sans cheminée, froide comme {p. 353}la glace. Enfin la duchesse de Chabot arrive avec la plus grande politesse, et me prie de me contenter du clavecin qu’elle me montre, aucun des siens n’étant prêt ; elle m’engage à l’essayer. “Très volontiers”, lui répondis-je ; “mais en ce moment cela m’est impossible, car j’ai les doigts tellement gelés que je ne les sens plus.” Je la prie de vouloir du moins me faire entrer dans une pièce ou il y aurait une cheminée et du feu. “Oh ! oui, Monsieur, vous avez raison.” Ce fut toute sa réponse. Alors elle s’assit, se mit pendant une heure à dessiner en compagnie de quelques messieurs qui étaient réunis en cercle autour d’une table. Là j’eus l’honneur d’attendre encore pendant toute une heure. Portes et fenêtres étaient ouvertes. J’étais glacé, non seulement des mains et des pieds, mais de tout le corps, et la tête commençait à me faire mal. Il régnait dans le salon altum silentium, et je ne savais plus que devenir de froid, de migraine et d’ennui. J’eus plusieurs fois envie de m’en aller roide : je n’étais retenu que par la crainte de déplaire à M. Grimm. Enfin, pour abréger, je jouai sur ce misérable piano-forte. Le pire, c’est que ni madame ni ces messieurs n’interrompirent un instant leur dessin, et que je {p. 354}jouai pour la table, les chaises et les murailles. Enfin, excédé, je perdis patience. J’avais commencé les variations de Fischer ; j’en jouai la moitié et je me levai. Alors une masse d’éloges. Quant à moi, je leur dis ce qu’il y avait à dire, qu’avec un pareil clavecin il n’y avait pas moyen de se faire honneur, et qu’il me serait fort agréable de jouer un autre jour sur un meilleur instrument. Mais elle n’eut pas de cesse que je ne consentisse à rester encore une demi-heure pour attendre son mari.
« Celui-ci, à son arrivée, s’assit près moi, m’écouta avec la plus grande attention, et alors j’oubliai le froid, la migraine, l’attente, et, malgré le misérable clavecin, je jouai comme lorsque je suis en bonne disposition. Donnez-moi le meilleur instrument de l’Europe et des auditeurs qui n’y comprennent rien ou n’y veulent rien comprendre, et qui ne sentent pas avec moi ce que je joue ; je perds toute joie, tout honneur à jouer. J’ai plus tard tout raconté à M. Grimm. Vous m’écrivez que vous pensez que je fais force visites pour faire de nouvelles connaissances ou renouveler les anciennes ; mais c’est impossible. Il n’y a pas moyen d’aller à pied ; tout est trop loin, et il y a trop de boue ; car Paris est une ville {p. 355}horriblement boueuse, et pour aller en voiture on a l’honneur de jeter quatre ou cinq livres par jour sur le pavé, et encore pour rien, car les gens se contentent de vous donner des compliments et pas autre chose. On me prie de venir tel ou tel jour ; j’arrive, je joue, on s’écrie : Oh ! c’est un prodige, c’est inconcevable, c’est étonnant ! et puis : Adieu. En ai-je jeté ainsi par les rues, de l’argent, dans les commencements, le plus souvent sans même connaître les gens ! On ne croit pas de loin combien cela est fatal. En général, Paris a beaucoup changé. »
Quand on pense que ce pauvre frileux touchant de ses doigts engourdis le clavecin vermoulu d’une antichambre pour des oreilles inattentives était le Raphaël de la musique, l’auteur futur du Mariage de Figaro et de la tragédie de Don Juan dans un même homme, les yeux se mouillent et le cœur se crispe ; de tous les déboires du génie en ce monde, le plus amer c’est l’ignorance de ses juges.
« S’il y avait ici à Paris, s’écrie-t-il en versant tous ces déboires dans le cœur de son père, s’il y avait un coin seulement où les gens eussent de l’oreille pour entendre, un cœur pour sentir, du goût pour comprendre quelque {p. 356}chose à la musique, je rirais volontiers de toutes ces misères, mais je vis malheureusement parmi les brutes (en ce qui concerne la musique). Non, il n’y a pas au monde, ne croyez pas que j’exagère, une ville plus sourde que Paris. Je remercierai le Dieu tout-puissant si j’en reviens avec le goût sain et sauf ! Je le prie tous les jours de me donner la grâce de persévérer ici, afin que je fasse honneur à toute la nation allemande, que je gagne quelque argent pour être en état de vous venir en aide, qu’en un mot nous nous réunissions tous les quatre, et que nous passions le reste de nos jours dans la paix et dans la joie. »
XV §
Cette paix et cette joie, qu’il aimait à voir en perspective, se changèrent peu de jours après en larmes éternelles et en complet isolement : la seule joie de sa solitude, sa mère, malade de tristesse et d’exil, lui donnait de temps en temps des appréhensions sur sa santé ; il la soignait comme le souffle de ses lèvres, il passait seul les jours et les nuits à composer, à prier, à espérer et à désespérer à son chevet.
Tout à coup la lettre du 3 juillet 1778 à {p. 357}l’abbé Bullinger de Salzbourg prépare la fatale nouvelle pour son pauvre père. La main de la religion lui paraît seule assez forte et assez douce pour la lui faire accepter sans mourir.
Wolfgang Mozart à M. l’abbé Bullinger.
« Paris, 3 juillet 1778.
« Excellent ami (pour vous tout seul),
« Pleurez avec moi, mon ami ! Ce jour est le plus triste de ma vie. — Je vous écris à deux heures du matin. — Il faut que je vous le dise : ma mère, ma mère bien-aimée n’est plus ! Dieu l’a rappelée auprès de lui. Il l’a voulu ! — C’est ce que j’ai bien vu, et je me suis abandonné à la volonté divine. Il me l’avait donnée, il pouvait me la reprendre. Représentez-vous les inquiétudes, les angoisses, les tourments que j’ai éprouvés durant ces quinze jours. Elle est morte sans en avoir conscience ; elle s’est éteinte comme une lampe ; elle s’était confessée trois jours auparavant, elle avait communié et reçu l’extrême-onction. Les trois derniers jours elle a eu un constant délire, et aujourd’hui, vers cinq heures vingt et une minutes au soir, elle est {p. 358}tombée en agonie et a perdu en même temps tout sentiment. Je lui serrai la main, je lui parlai ; elle ne me vit pas, ne m’entendit plus, ne sentit rien, et elle resta ainsi pendant cinq heures, jusqu’au moment de sa mort, vers dix heures vingt et une minutes du soir. Il n’y avait personne auprès d’elle que moi, un de nos bons amis, que mon père connaît, M. Haine, et l’hôtesse. Il m’est impossible de vous décrire aujourd’hui toute la maladie. Je suis convaincu qu’elle devait mourir ; Dieu l’a ainsi voulu. Je n’ai d’autre prière à vous faire que de vous demander de préparer le plus doucement possible mon pauvre père à cette triste nouvelle. Je lui écris par ce même courrier qu’elle est dangereusement malade. J’attends sa réponse pour savoir comment j’aurai à lui écrire. Mon ami, ce n’est pas d’aujourd’hui, c’est depuis fort longtemps que je suis préparé ! J’ai, par une grâce toute particulière de Dieu, tout supporté avec fermeté et résignation. Lorsque le danger devint imminent, je ne priai Dieu que de deux choses, savoir : d’accorder une mort bienheureuse à ma mère, et à moi force et courage ; et le bon Dieu m’a exaucé et m’a départi ces deux grâces dans la plus grande mesure. Vous donc, {p. 359}mon excellent ami, n’ayez d’autre souci que de me conserver mon père ; encouragez-le ; qu’il ne se laisse point abattre et désoler lorsqu’il apprendra cette fatale nouvelle. Je vous recommande aussi ma sœur de toute mon âme. Allez les voir sans retard, je vous en supplie ; ne leur dites pas encore qu’elle est morte, mais préparez-les ; tâchez que je puisse être tranquille, et que je n’aie pas à craindre un nouveau malheur. Conservez-moi mon cher père, ma sœur bien-aimée. Répondez-moi immédiatement, je vous prie.
« Adieu ; je suis votre très obéissant et reconnaissant serviteur,
« Wolfgang-Amédée Mozart. »
XVI §
Voilà le pauvre artiste étranger seul devant le lit vide de sa mère, dans une chambre haute et sombre d’une hôtellerie à Paris ; et, pour comble de contraste entre son cœur et son art, tout en pleurant il faut chanter.
La lettre qui suit la sépulture fait frissonner. Le jour est pris pour un concert d’où
dépend son pain et le pain de son père, et le payement des funérailles de sa mère ;
concert où l’on doit {p. 360}exécuter une de ses compositions et où il doit diriger
lui-même l’orchestre ! Écoutez le récit fait le lendemain à son père. « Je priai
Dieu d’y suffire, et voilà ! La symphonie commence ; Raff était à côté de moi, et dès
le milieu du premier allegro il y avait un passage que je savais devoir plaire. Tous
les auditeurs furent ravis, et il y eut un immense applaudissement ; mais comme je
savais en l’écrivant quel effet produirait ce passage, je l’avais fait reparaître à la
fin, puis répéter encore ; les mains partirent, et les bravos s’unirent au chœur des
instruments. Aussitôt après la fin j’allai dans ma triste joie au jardin du
Palais-Royal. Je dis le chapelet, comme je l’avais promis à l’âme de ma mère, et je
rentrai dans sa chambre vide !… »
Arrêtons-nous là, et, après avoir raconté le musicien, écoutons la musique.
(La fin au mois prochain.)
XXXe entretien.
La musique de Mozart (2e
partie) §
I §
{p. 361}Le malheur du musicien, c’est de ne pouvoir parler sa langue seul ; il lui faut emprunter, pour se faire entendre (au théâtre surtout et dans les temples) une foule d’instruments et de voix, les unes pour le chant, les autres pour l’accompagnement. Si un seul de ces instruments ou une seule de ces voix discorde, son œuvre manque son effet dans l’oreille de ses auditeurs ; et s’il ne peut trouver ni voix ni instruments {p. 362}pour lui donner l’être, son œuvre n’existe pas. Excepté à la poésie ou à l’éloquence, arts immatériels qui n’ont besoin que d’une parole ou d’une plume, il faut un matériel à tous les arts : des blocs de marbre au statuaire, des toiles, des couleurs au peintre ; mais au musicien, il faut un monde d’exécutants. Voilà pourquoi on peut si rarement se donner la jouissance d’entendre l’âme d’un grand musicien dans son œuvre.
Mais il semble qu’il y ait une Providence pour le plaisir comme il y en a une pour toute autre chose. Pendant que nous écrivions ces pages sur Mozart, et que nous regrettions vivement de ne pas pouvoir nous rafraîchir l’oreille dans l’audition de ces délicieuses mélodies entendues autrefois et restées en tronçons dans notre mémoire comme des échos de jeunesse et d’Italie, voilà que nous lisons par hasard, sur une affiche de théâtre, Les Noces de Figaro, au Théâtre-Lyrique, sur le boulevard de Paris ; et pour comble d’étonnement et de bonne fortune, voilà que nous recevons, sans nous y attendre, du spirituel et savant directeur de ce théâtre, M. Carvalho, un billet de loge pour la douzième représentation de ce {p. 363}chef-d’œuvre. Il semble que le hasard m’avait inspiré d’écrire sur Mozart à la même heure où ce même hasard inspirait, aux artistes transcendants groupés dans ce petit sanctuaire du boulevard, de faire chanter Mozart par leurs voix d’élite devant ce peuple si peu musicien des quartiers tumultueux de Paris.
Je n’étais certes pas en ce moment dans cette disposition de l’âme qui fait rechercher ou savourer un plaisir théâtral ; mais cette représentation n’était pas un plaisir pour moi : c’était un devoir de situation, une étude d’écrivain ; ayant à parler ce jour-là du musicien de Salzbourg, il fallait, puisqu’une occasion si inespérée s’offrait à moi, me retremper dans cette musique dont j’avais à analyser le charme, et, pour ainsi dire, la divinité pour mes lecteurs. C’était là un à-propos que je ne pouvais méconnaître sans ingratitude envers le hasard et envers M. Carvalho. Je m’acheminai donc tristement par le long boulevard vers le Théâtre-Lyrique. Mon âme souffrait en moi de ce contraste forcé entre un homme qui entre au théâtre, pour y chercher l’ivresse d’une jouissance, et ce même homme qui, plongé dans une mer d’angoisses, voudrait ramener son manteau sur ses yeux pour {p. 364}que personne ne pût lire sa tristesse sur son visage.
II §
N’importe, j’entrai ; et, grâce aux bontés du directeur inconnu, je trouvai place à l’avant-scène dans une loge réservée, en face de la scène et derrière une colonne qui jetait son ombre entre la foule et moi.
L’ouverture faisait scintiller comme un prélude ses premières notes : une ouverture, c’est plus qu’une préface en musique, c’est une exposition ; c’est plus qu’une exposition, c’est un résumé ; c’est plus qu’un résumé, c’est comme un écho anticipé de toutes les mélodies éparses dans le poème, et qui en jette çà et là d’avance dans l’oreille les souvenirs ou les pressentiments. En écoutant une de ces ouvertures bien écrites par Mozart, par Rossini, par Meyerbeer ou par leurs émules, on dirait qu’un sylphe de l’air a entendu avant vous l’opéra que vous allez entendre, ou qu’il en a retenu seulement quelques motifs, et qu’il s’amuse comme un enfant {p. 365}en rêve à en balbutier en se jouant des notes éparses aussitôt interrompues par un autre souvenir qui brise son balbutiement sur ses lèvres pour lui en suggérer un autre. Pour une oreille très intelligente de musique telle que la mienne, par exemple, quand on a bien écouté une ouverture, on sait l’opéra. L’ouverture des Noces de Figaro me fit apparaître d’avance toutes ces scènes badines, gaies, rieuses, amoureuses, semi-sérieuses, intriguées, nouées et dénouées comme des fils d’or et de soie qui s’entrecroisent, qu’on trouve, qu’on perd et qu’on retrouve dans la trame de la comédie de Beaumarchais. Aussi une ouverture est la dernière chose que doit écrire un compositeur. C’est une évocation : avant d’évoquer, il faut que les objets de l’évocation existent. Bien que les belles proportions de l’opéra de Mozart eussent été forcément tronquées pour entrer dans ce lit de Procuste d’une petite salle des boulevards de Paris ; bien que la langue française, forcément employée aussi sur cette scène semble mettre une sourdine à ces notes éclatantes écrites pour la langue sonore de l’Italie, la perfection avec laquelle cette musique était exécutée par les trois cantatrices, par les chanteurs {p. 366}et par l’orchestre m’enleva pendant quelques heures au sentiment de mes afflictions pour m’enivrer tantôt de cette jeunesse et tantôt de cette amoureuse folie des notes de Mozart. Le duo roucoulé plutôt que chanté à la fois entre madame Carvalho et mademoiselle Duprez est un de ces miracles d’exécution qu’on n’entend pas deux fois dans sa vie. On comprend, à de tels accents du beau page et de la comtesse, associant leur talent prédestiné au génie du Chérubin de la musique, on comprend que les religions antiques et modernes aient fait des concerts divins une des éternelles béatitudes du ciel, sans doute parce qu’il n’y a que les anges dignes de les chanter.
Je sortis ivre de cette soirée, et je suis resté ivre de souvenir. La figure de madame Carvalho, trop pure pour le rôle du page, chante dans les yeux comme sa voix chante dans l’oreille. Ce visage est un concert de deux sens !
Reprenons la correspondance de Mozart, ce journal de son âme et de son génie.
III §
{p. 367}Ce qu’il y a de remarquable dans ce jeune homme, Wolfgang Mozart (la plus prodigieuse organisation musicale qui fut jamais), c’est que la musique et l’homme en lui ne sont, pour ainsi dire, qu’un seul être ; la musique est couchée avec lui dans son berceau, il balbutie à l’âge de trois ans, sur les genoux de son père ou de sa mère, des airs au lieu de paroles ; la musique joue avec lui sur tous les instruments sonores comme avec les jouets de ses premières années ; la musique écrit par sa main des sonates pour le clavecin, des fugues pour l’orgue des cathédrales ou des opéras pour les théâtres d’Italie dès son adolescence ; elle voyage avec lui de Milan à Naples, de Naples à Venise, de Venise à Vienne, de Vienne à Paris, enlevant à toutes ces langues, à tous ces climats, à toutes ces vagues, à tous ces vents, leurs harmonies, comme la brise, en parcourant la terre, lui enlève tous ses parfums pour s’embaumer elle-même. La {p. 368}musique sanglote avec lui au chevet du lit de mort de sa mère et s’associe à ses funérailles. La musique se mêle à ses amours ; elle écrit avec lui de sa main mourante son angélique Requiem ; elle note ainsi son premier et son dernier soupir ; elle l’exhale avec son âme et va se joindre au concert céleste dont toute sa vie n’a été que le prélude ici-bas.
C’est le caractère de l’existence de Mozart : ce n’est pas un musicien, c’est la musique incarnée dans une organisation mortelle.
IV §
Après la perte de sa mère à Paris, le pauvre artiste fut recueilli par Grimm, son compatriote et son protecteur, dans la maison de madame d’Épinay, cette amie célèbre de Grimm et de J. J. Rousseau.
Cette maison était située dans la rue de la Chaussée-d’Antin, sur le boulevard des Italiens. Il cherche à vendre ses œuvres musicales à un éditeur ; il ne parvient pas à en trouver quinze louis. L’archevêque de Salzbourg {p. 369}marchande le père et le fils aux appointements de 500 francs par an ; Wolfgang part sur ces offres pour l’Allemagne : ses concerts lui payent son voyage. « J’ai encaissé hier à Strasbourg trois louis ! » écrit-il avec jubilation à son père.
Il fait représenter avec succès son opéra d’Idoménée à Munich ; il s’établit à Vienne comme musicien de l’archevêque de Salzbourg. Traité par ce prince de l’Église en domestique de l’ordre le plus inférieur, il mange avec les marmitons à la table de cuisine. Son brutal protecteur l’injurie grossièrement de parole et de geste ; il est mis à la porte par les épaules et pourchassé jusqu’au bas de l’escalier avec les épithètes les plus abjectes.
Il donne des leçons et des concerts par souscription à Vienne ; il se marie avec Constance Weber, sœur d’Aloïse Weber, artiste célèbre dont il avait demandé la main, mais qu’il n’avait pu convaincre de son génie à cause de son extérieur souffrant et timide. Sa sœur Nanerl se marie à peu près en même temps à Salzbourg ; son pauvre père reste seul ; Mozart se dévoue à ses vieux jours et l’appelle auprès de lui à Vienne.
{p. 370}C’est là qu’il compose son premier opéra triomphal, les Noces de Figaro. Son nom et son génie se répandent sur les mélodies divines de ce drame musical dans tout l’univers. L’atmosphère d’Allemagne, de France et d’Italie ne roule que les airs de Mozart devenus populaires, Non più andrai, comme nous avons vu de nos jours les échos de l’Europe entière faire chanter aux murs, aux arbres et aux fleuves les airs de Rossini, Di tanti palpiti ! L’oreille du monde n’est pleine que de l’âme du poète de Salzbourg.
Mais ce succès populaire ne le satisfait pas : il veut s’élever, par un drame musical plus complet et plus tragique, jusqu’à ce point culminant de l’art où l’artiste, indifférent au jugement de la foule, parvient à se satisfaire lui-même : le succès dans l’élite, la popularité du petit nombre, voilà la popularité du génie. Il demande à son poète un sujet qui comporte tous les tons, tous les accents, tous les cris de l’âme humaine. Son poète lui propose le drame de Don Juan, Mozart accepte : le poète écrit, le musicien compose.
V §
{p. 371}Le poète que Mozart s’était associé, pour lui donner les thèmes de ces compositions dramatiques pour le théâtre, était lui-même une espèce de Don Juan subalterne qui voulait écrire et faire chanter sa propre histoire dans l’histoire de son héros, immoral, séducteur, impénitent, et puni par le ciel de ses amoureux forfaits.
Ce poète était un certain Lorenzo d’Aponte, Vénitien de la race enjouée, insouciante, amoureuse et artiste de Venise. Il est mort récemment, pauvre et oublié, à l’âge de quatre-vingt-dix-sept ans, aux États-Unis, où le flot de ses aventures et de ses malheurs l’avait porté ; il a écrit, dans ses dernières années, des Mémoires dignes de ceux du comte de Grammont. Nous venons de les lire en italien, pour y trouver quelques traces justes et vives de son intimité artistique avec Mozart. Le poète recevait le premier les confidences du musicien, en assistant à l’éclosion de ses accords, {p. 372}accoudé sur le dossier de sa chaise, devant le clavecin.
Ces Mémoires sont de vrais préludes de Don Juan, dans la jeunesse dissipée et voluptueuse d’un fils des Lagunes. Lisons rapidement.
D’Aponte, né dans la petite ville de Céneda, dans l’État vénitien, est chassé de la maison paternelle par le second mariage de son père avec une jeune Vénitienne de dix-huit ans, que son père épouse en secondes noces. Les jalousies de cette belle-mère le forcent à chercher un refuge dans un séminaire de sa petite ville. Sa précocité d’esprit, la beauté de ses traits, son aptitude oratoire et poétique le font discerner par l’archevêque. Ses études achevées, il devient professeur à son tour dans le séminaire où il a été élevé. On lui offre tous les honneurs et tous les bénéfices de l’Église, s’il veut entrer dans l’état ecclésiastique ; sa nature légère et libre se refuse à la gravité de cette profession. Il va chercher fortune à Venise ; il trouve amour et fortune dans sa première liaison avec une belle courtisane de la capitale. La jalousie de cette femme et l’exigence d’un frère de sa maîtresse l’obsèdent. Il croit leur échapper par une autre liaison avec une jeune et belle princesse {p. 373}napolitaine fugitive de la maison d’un odieux époux ; rencontré la nuit dans une gondole du grand canal, l’inquisition de Venise lui enlève cette conquête, jetée par ordre du conseil des Dix dans un couvent de terre ferme.
Il revient à sa première passion ; cette femme et son frère l’entraînent au Ridotto, sorte de club, où la république encourageait, pendant le carnaval, toutes les vicissitudes corruptives du jeu : ils finissent par y perdre les monceaux d’or qu’ils y avaient d’abord gagnés. Un vieillard mystérieux, qui avait amassé une fortune de cinquante mille ducats en mendiant sur le pont de Venise, remarque la bonne grâce et la charité de d’Aponte envers les pauvres. Il l’appelle dans sa maison, lui montre son trésor ; il lui propose de lui donner en mariage sa fille unique, beauté accomplie qui vient de sortir du couvent, et qu’il fait apparaître devant lui dans toute la fraîcheur de son adolescence : d’Aponte est enivré à la fois par l’amour et par la fortune, mais sa fatale passion pour la courtisane qu’il aime et qu’il redoute le fait hésiter. Il s’éloigne en gémissant de la chambre du vieillard, il retombe dans ses liens et dans ses désordres. Les représentations {p. 374}d’un frère aîné qui vient l’arracher à ses libertinages le ramènent à Trévise ; il y professe les belles-lettres avec un applaudissement qui répand son nom dans Venise. Des vers satiriques contre le conseil des Dix le font arrêter par l’inquisition d’État : on le juge ; le professorat public lui est interdit pour toute peine. Recueilli dans le palais d’un patricien de Venise, amateur et protecteur des lettres, le poète raconte l’empire exercé sur ce vieillard par une jeune fille nommée Térésa qui finit par épouser le patricien. Les mœurs étranges de Venise sont peintes, dans ce récit de d’Aponte, en traits de Molière et de Pétrone. Un sonnet en patois vénitien contre les grands, chanté par les gondoliers, et dont il est l’auteur ; un jambon mangé en carême dans une hôtellerie de la ville, servent de prétexte contre lui. Les deux inquisitions le menacent à la fois ; ses amis lui conseillent de prévenir sa condamnation par la fuite, il quitte Venise pour jamais.
VI §
Il arrive à Goritz, charmante petite ville de {p. 375}Frioul. Il se présente à la première hôtellerie venue, sans autre bagage qu’un Horace, un Dante et un Pétrarque annotés par lui, seule fortune d’un philosophe, d’un amoureux et d’un poète. La peinture de la jeune hôtesse allemande qui l’accueille, et dont il devient épris au premier coup d’œil, est d’une grâce, d’une fraîcheur et d’une candeur qui égalent les pages de Daphnis et Chloé ou les primeurs d’imagination de J.-J. Rousseau dans le verger des Charmettes. Le souper du voyageur, auquel assistent les servantes et la belle hôtesse, la scène de la déclaration d’amour faite à l’aide d’un dictionnaire allemand-italien, où le doigt muet de la jeune veuve et du jeune poète marquent les mots qui révèlent leur inclination naissante est une scène supérieure à celle du page dans les Noces de Figaro que d’Aponte et Mozart devaient écrire et chanter bientôt ensemble : nous n’en connaissons pas de pareille en français. Dans la scène suivante, l’hôtesse, appelée un moment par l’arrivée d’autres voyageurs, disparaît ; elle revient bientôt, accompagnée d’une de ses servantes, à qui elle fait chanter un air allemand dont les paroles signifient :
{p. 376}« J’aime un homme du pays d’Italie. »
Le poète allemand Goethe n’est pas plus séduisant dans Marguerite, plus naïf dans Mignon ; d’Aponte joue sans préméditation le rôle de Faust et de don Juan, à son premier pas sur la terre des magies de la poésie et de l’amour. Le besoin d’argent le force à quitter cette délicieuse halte et à chercher des ressources dans son talent poétique. La jeune hôtesse lui offre en vain sa bourse et son cœur, il a la délicatesse de refuser. Il prend une chambre dans un faubourg de Goritz, il vit de ses improvisations et de ses odes en l’honneur de l’impératrice et des hommes d’État de l’Autriche. Une série d’aventures bizarres lui fait quitter Goritz ; il se rend à Vienne et à Dresde : le premier ministre, comte Marcolini, goûte son talent et le protège. Il écrit des opéras et des psaumes ; il s’éprend à la fois de la mère et des deux filles d’un peintre italien établi à Dresde ; ce triple amour, quoique contenu dans les bornes de l’honnêteté, amène une explication sévère entre la mère et le père, avec le séducteur innocent. On somme d’Aponte de se déclarer pour l’une ou pour l’autre des jeunes filles ou de cesser ses visites. Le mariage {p. 377}épouvante ses amours ; il confie ses anxiétés à un vénérable ecclésiastique de Dresde, le père Huber, amateur passionné de musique et de vers ; le père Huber lui donne les conseils de la vertu, et le fait partir tout en larmes pour Vienne, après avoir glissé dans sa poche cent sequins et une Imitation de Jésus-Christ.
VII §
Arrivé à Vienne, il est recommandé au célèbre Salieri, compositeur et directeur d’opéra italien à la cour de l’empereur Joseph ; le grand poète Métastase, le Quinault de l’Italie, l’accueille. Par la protection de Salieri et de Métastase, il est introduit auprès de l’empereur, qui le charge de composer des libretti pour son théâtre italien de Vienne. Métastase meurt, et d’Aponte aspire à lui succéder. L’abbé Casti, son rival en poésie théâtrale, prévaut injustement sur ce jeune homme. Paësiello, le grand compositeur napolitain, emprunte à Casti ses poèmes ; d’Aponte échoue dans sa première tentative {p. 378}théâtrale, sur la musique de Salieri. L’amour le console de ce revers. Un chirurgien italien, jaloux de la préférence obtenue par d’Aponte dans le cœur d’une belle Viennoise, lui donne un remède contre un léger mal, qui lui fait tomber à vingt-neuf ans toutes les dents. Il cherche en vain à atteindre son assassin pour le punir de sa perfidie ; la fuite le dérobe pendant huit ans à sa vengeance.
VIII §
C’est dans cette situation désespérée que d’Aponte rencontre Mozart, à peu près aussi disgracié que lui de la faveur des cours, des directeurs de théâtres et du public que d’Aponte l’était lui-même. Il est curieux de lire ce que d’Aponte raconte, dans ses Mémoires, de sa première entrevue et de sa liaison constante ensuite avec le génie encore méconnu de la musique.
« Wolfgang Mozart, dit d’Aponte, que j’eus l’occasion de rencontrer enfin à Vienne chez le baron de Vetzlar, son grand partisan et son {p. 379}ami ; Wolfgang Mozart, quoique doué par la nature d’un génie musical supérieur peut-être à tous les compositeurs du monde passé, présent et futur, n’avait jamais pu encore faire éclater son divin génie à Vienne, par suite des cabales envieuses de ses ennemis ; il y demeurait obscur et méconnu, semblable à une pierre précieuse qui, enfouie dans les entrailles de la terre, y dérobe le secret de sa splendeur. Je ne puis jamais penser sans jubilation et sans orgueil que ma seule persévérance et mon énergie furent en grande partie la cause à laquelle l’Europe et le monde durent la révélation complète des merveilleuses compositions musicales de cet incomparable génie. L’injustice, l’envie de mes rivaux, des journalistes et des biographes allemands de Mozart, ne consentiront jamais à accorder une telle gloire à un Italien comme moi ; mais toute la ville de Vienne, tous ceux qui ont connu Mozart et moi en Allemagne, en Bohême, en Saxe, toute sa famille, et surtout le baron de Vetzlar lui-même, son enthousiaste, dans la maison duquel naquit la première étincelle de cette divine flamme, me sont témoins de la vérité de ce que je dis ici...
{p. 380}« Et vous, continue-t-il en prenant à témoin et en apostrophant leur protecteur commun, M. de Vetzlar, vous, monsieur le baron, qui venez de me donner des preuves récentes de votre fidèle et gracieux souvenir ; vous, qui avez tant aimé et tant apprécié cet homme vraiment céleste, et qui avez une si juste part dans sa gloire, dans cette gloire devenue plus grande et plus sacrée par l’envie qui l’a constatée et par notre siècle, qui la ratifie unanimement après sa mort, rendez-moi le témoignage que je revendique aujourd’hui de vous pour la postérité.
« Je compris facilement, ajoute-t-il, que l’immensité du génie musical de Mozart exigeait un sujet de drame vaste, multiforme, sublime. En causant un jour avec lui, il me demanda si je pourrais aisément réduire en drame la comédie de Beaumarchais intitulée les Noces de Figaro. Le succès fut soudain et universel.
« Bientôt après, Mozart, s’en remettant à moi du choix d’un drame plus élevé, plus vaste et plus surnaturel approprié à son génie, je pensai à Don Juan, dont l’idée le séduisit complétement. J’écrivais pendant le jour pour Salieri, et la nuit pour Mozart. Après avoir lu {p. 381}quelques pages de l’Enfer du Dante pour donner le diapason à mon inspiration, je me mettais à ma table de travail vers l’heure de minuit : une bouteille d’excellent vin de Tokay était à droite, mon écritoire à ma gauche, une tabatière pleine de tabac de Séville devant moi. En ce temps-là, poursuit-il, une jeune et belle personne de seize ans, que je n’aurais voulu aimer que comme un père, habitait avec sa mère dans ma maison ; elle entrait dans ma chambre de travail pour les petits services de l’intérieur chaque fois que je sonnais pour demander quelque chose ; j’abusais un peu de la sonnette, surtout quand je sentais ma verve tarir ou se refroidir. Cette charmante personne m’apportait alors, tantôt un biscuit, tantôt une tasse de café, tantôt seulement son beau visage toujours gai, toujours souriant, fait exprès pour rasséréner l’esprit fatigué et pour ranimer l’inspiration poétique. Je m’assujettis ainsi à travailler douze heures de suite, à peine interrompues par quelques courtes distractions, pendant deux mois de suite. Pendant tout ce temps, la belle suivante restait avec sa mère dans la chambre voisine, occupée, soit à la lecture, soit à la broderie, soit au {p. 382}travail de l’aiguille, afin d’être toujours prête à venir au premier coup de sonnette. Craignant de me déranger de mon travail, elle s’asseyait quelquefois immobile sans ouvrir la bouche, sans cligner les paupières, me regardant fixement écrire, respirant doucement, souriant gracieusement, et quelquefois paraissant prête à fondre en larmes sur l’excès du travail dans lequel j’étais absorbé. Je finis par sonner moins souvent et par me passer de ses services pour ne pas me distraire et ne pas perdre mon temps à la contempler. C’est ainsi qu’entre le vin de Tokay, le tabac de Séville, la sonnette sur ma table, et la belle Allemande, semblable à la plus jeune des muses, j’écrivis pour Mozart le drame de Don Juan. »
Et nous ajoutons : C’est ainsi que Don Juan devait être écrit, par un aventurier, un amant, un poète, un homme de plaisir et de désordre inspiré du vin, de l’amour et de la gloire, entre les tentations de la débauche et le respect divin pour l’innocence, homme sans scrupule, mais non sans terreur des vengeances du ciel. D’Aponte, à l’impénitence près, écrivait le drame de sa propre vie dans le drame de Don Juan.
IX §
{p. 383}Mais pour que le drame fût complet, il fallait qu’il fût retouché, transfiguré, idéalisé et pour ainsi dire sanctifié par une âme pure aussi pleine de divinité que l’âme de d’Aponte était pleine de souillure. C’est le sort que le dieu de l’art réservait à ce chef-d’œuvre poétique et musical, écrit par un impie, noté par un saint. C’est l’immortel caractère de ce monument musical : on y sent à la fois bouillonner le vice, prier l’innocence, défier le ciel, foudroyer le crime, éclater la justice divine, rayonner l’immortalité rémunératrice à travers les fausses joies et les faux triomphes d’un scélérat de plaisir.
Et c’est ainsi qu’un vrai critique découvrirait presque toujours dans le poète, dans le musicien, dans le peintre, dans le poète, les véritables sources de l’œuvre de ces grands artistes. L’œuvre, c’est toujours l’homme : creusez bien, vous trouverez toujours une réalité sous une fiction.
X §
{p. 384}Nous ne sommes pas assez musicien nous-même, et nous ne pouvons pas chanter assez aux yeux nos paroles pour suivre la partition de Don Juan, et pour vous montrer à chaque scène l’esprit satanique du poète transformé, converti et divinisé par l’âme idéale, morale et sainte du musicien. Mais un homme consommé dans l’art de Mozart et Hayden, commentateur original et éloquent du drame de Don Juan, M. Scudo, va nous prêter ici sa science et sa plume. Laissons d’Aponte, qui ne nous révèle que des anecdotes ; prenons Scudo, qui nous révèle deux mondes superposés dans la partition de Don Juan : le monde des passions dans le poème, le monde des saintetés dans la musique ; la nature corruptrice et corrompue en bas, la nature surnaturelle et incorruptible en haut. Ce commentaire, à la fois musical et littéraire de Scudo, est une des clefs d’or qui ouvrent le mieux le sanctuaire du génie de la musique dans l’âme du plus éthéré des musiciens.
XI §
{p. 385}Mozart, tout fervent de verve musicale qu’il fût en ce temps-là, avait un fond de mélancolie dans l’âme. Son cœur venait d’être déçu par l’objet de son premier amour. « Mademoiselle Aloïse Weber, dit Scudo, était une jeune et jolie cantatrice de grand talent que Wolfgang Mozart avait entendue et connue à Munich avant son départ pour Paris. Il désirait passionnément l’épouser à son retour ; il était revenu demander sa main à sa famille avec un espoir mêlé de doute. Mais lorsque la virtuose coquette et adulée par les grands seigneurs vit arriver chez elle, après un an d’intervalle, un jeune homme maigre, au long nez, aux gros yeux, à la tête exiguë, revêtu d’un habit rouge à boutons noirs qu’il portait en deuil de sa mère, elle le toisa d’une manière si froide et si cruelle que Mozart ne se le fit pas dire deux fois. Il refoula dans son cœur la flamme qui le tourmentait depuis un an, et reporta la partie indécise de son affection sur Constance Weber, {p. 386}la plus jeune des sœurs d’Aloïse. C’est ainsi que les vrais poètes changent d’objet sans changer d’amour, parce qu’ils impriment sur tout ce qu’ils adorent l’image que Dieu a gravée dans leur âme.
« Cette première déception de cœur, quoique compensée par une heureuse union avec la sœur d’Aloïse, Constance Weber, était une blessure mal guérie qui se rouvrait quelquefois dans ses souvenirs ; il y avait donc, non seulement des gémissements sourds, mais des cris déchirants, bien que comprimés, dans la voix de ce génie qui chantait en lui ; il y avait de plus un sentiment très amer de l’injustice et de la perversité des choses, si ce n’est des âmes. C’est ce désespoir de l’amour trompé, ce sont ces indignations et ces malédictions des victimes du sort, ce sont ces joies courtes, malignes et ironiques du vice triomphant que Mozart éprouvait le besoin d’exprimer dans un drame. C’était surtout la voix sereine, impassible, mais terrible de la Providence vengeresse qu’il voulait faire prédominer sur toutes ces joies, sur toutes ces douleurs et sur tous ces défis du cœur humain.
« Voilà pourquoi, quand les habitants de Prague {p. 387}qui venaient de sentir les premières, les puissantes délices de son talent dans un drame purement comique, les Noces de Figaro, lui demandèrent un drame à la fois comique et tragique, il s’associe le poète d’Aponte pour lui écrire presque sous sa dictée le poème de Don Juan. »
Je veux peindre les passions violentes, écrivait-il à son père ; mais les passions violentes ne doivent jamais être exprimées ni en poésie ni
en musique jusqu’à provoquer le dégoût même dans les situations horribles ; la
musique, selon moi, ne doit jamais blesser les oreilles ni cesser d’être la musique,
c’est-à-dire la beauté de l’expression chantée. « C’est la doctrine de
l’antiquité dans la théorie des beaux-arts, dit avec raison M. Scudo en citant ces
paroles si justes ; c’est la doctrine pratiquée par Phidias, par Virgile, par Raphaël,
doctrine contraire à celle du musicien rival de Mozart, Gluck, qui voulait au
contraire que la musique ne fût que la traduction littérale de la parole… Le principe
de Gluck, qui est celui de la France, nous prouve, ajoute le commentateur, que si
Mozart s’était fixé à Paris, il n’aurait jamais écrit le chef-d’œuvre de beauté et de
sentiment de Don Juan. »
XII §
{p. 388}Sous cette haute inspiration de Mozart nous avons vu comment d’Aponte, son poète, composait les scènes et les dialogues entre deux ivresses, le vin et l’amour, et en la présence nocturne des fantômes de Dante, ouvert sur sa table. À mesure que le poète vénitien avait disposé et écrit la pièce, il la communiquait à Mozart, qui appropriait à son tour le chant au drame et le drame au chant.
La mort du père de Mozart venait d’ajouter la note suprême de la tristesse sans
consolation au clavier de l’âme du compositeur. « À l’époque, dit Scudo, où
Mozart se disposait à écrire la musique de Don Juan, il avait trente
et un ans. Il était arrivé à cette heure suprême de la vie d’un grand artiste, où sa
main peut écrire couramment sous la dictée de son cœur, et réaliser, comme il disait,
les rêves de son génie. »
Son esprit profondément religieux, sa piété naïve, semblaient pressentir confusément l’approche d’une révolution qui viendrait détruire {p. 389}tout ce qu’il adorait. Des circonstances particulières étaient venues accroître encore sa tristesse naturelle. Mozart avait perdu son père, qui mourut à Salzbourg, le 28 mai 1787, à l’âge de soixante et dix ans, dans un état voisin de la misère, mais heureux devant Dieu et devant les hommes d’avoir accompli sa mission en donnant au monde le plus sublime des compositeurs.
Léopold Mozart était venu visiter son fils à Vienne sur la fin de l’année 1785. Ils se
virent alors pour la dernière fois. À la mort de son père chéri, Mozart écrivit à sa
sœur une lettre touchante où nous avons remarqué le passage suivant : « Comme la
mort, lorsqu’on y réfléchit, paraît être le vrai but de la vie… Je me suis tellement
familiarisé avec cette idée, que je ne me couche jamais sans penser que peut-être je
ne verrai plus la douce et amère lumière du jour !… »
« Quelque temps après cet événement, Mozart fut assez gravement malade. Il était à peine rétabli qu’il eut encore la douleur de voir mourir le meilleur de ses amis, le docteur Siegmund Barisani, premier médecin de l’hôpital, à Vienne, dont les soins éclairés et affectueux avaient contribué à prolonger {p. 390}jusqu’alors sa frêle existence. Cette nouvelle perte, ajoutée à celle de son père, fit sur Mozart une impression profonde dont il a consigné le témoignage sur un album, de la manière suivante : “Aujourd’hui, 2 septembre 1787, j’ai eu le malheur de perdre, par une mort imprévue, cet homme honorable, mon meilleur et mon plus cher ami, le sauveur de ma vie. Il est heureux, tandis que moi et tous ceux qui l’ont connu nous ne pouvons plus l’être, jusqu’à ce que nous ayons le bonheur de le rencontrer dans un monde meilleur pour ne plus nous séparer.” »
XIII §
« Frappé coup sur coup dans ce qu’il avait de plus cher au monde, Mozart se sentit défaillir. Le pressentiment d’une fin prochaine envahit peu à peu son âme. Une voix secrète semblait lui dire qu’il fallait se hâter d’accomplir son œuvre. Une douce tristesse voilait son regard habituellement trempé de larmes, où se lisait le regret de la vie qui allait lui échapper dans la force de l’âge et dans la {p. 391}maturité du talent. C’est dans de telles dispositions qu’il partit pour Prague avec le libretto de Don Giovanni, dont il avait tracé les principales idées et achevé même plusieurs morceaux. Suivi de sa femme, il descendit d’abord à l’hôtel des Trois-Lions, sur la place au Charbon. Quelques jours après, il accepta un logement dans la maison de son ami Dusseck, située à l’extrémité d’un faubourg pittoresque qui dominait la ville. C’est là, dans une chambre bien éclairée, ayant sous ses fenêtres l’aspect réjouissant des beaux vignobles de Kosohirz chargés de fruits, de parfums et de feuilles jaunissantes, où venaient expirer les rayons mélancoliques du soleil d’automne ; c’est là que Mozart a terminé le poème où gémit encore son âme immortelle. C’est pendant les heures tranquilles de la nuit que Mozart, comme Beethoven, aimait à travailler, et qu’il trouvait ses plus heureuses inspirations. Séparé ainsi du monde extérieur, débarrassé des soucis vulgaires de la vie, promenant son regard ému dans l’infini des cieux, en face de son piano et de son idéal, il s’abandonnait au souffle du sentiment qui l’enlevait sur ses ailes divines.
{p. 392}« On sait comment fut écrite l’ouverture de Don Juan. La veille de la première représentation, Mozart passa gaiement la soirée avec quelques amis. L’un de ceux-ci lui dit : “C’est demain que doit avoir lieu la première représentation de Don Giovanni, et tu n’as pas encore terminé l’ouverture ! ” Mozart feignit un peu d’inquiétude, se retira dans sa chambre, où l’on avait préparé du papier de musique, des plumes et de l’encre, et se mit à composer vers minuit. Sa femme, qui était à côté de lui, lui avait apprêté un grand verre de punch, dont l’effet, joint à la fatigue extrême, assoupissait fréquemment le pauvre Mozart. Pour le tenir éveillé, sa femme se mit à lui raconter des contes bleus, et, trois heures après, il avait terminé cette admirable symphonie. Cependant, ainsi que le fait observer très judicieusement M. Oulibicheff, ce miracle est peut-être moins grand qu’on ne le pense. Mozart, comme Rossini, ayant l’habitude de composer de tête ses plus grands morceaux, les gardait très longtemps dans sa mémoire, et, lorsqu’il se mettait à écrire, il ne faisait guère que copier. Il est au moins probable que c’est ainsi qu’a été composée l’ouverture de {p. 393}Don Juan. Le lendemain, à sept heures du soir, un peu avant le lever du rideau, les copistes n’avaient pas encore fini de transcrire les parties d’orchestre. À peine avaient-ils apporté les feuilles encore humides, que Mozart fit son entrée à l’orchestre et se mit au piano, salué par de nombreux applaudissements. Quoique les musiciens n’eussent pas eu le temps de répéter l’ouverture, conduits par un chef habile, Strobach, ils l’exécutèrent à première vue avec une telle précision, que l’assemblée éclata en transports d’enthousiasme. Pendant que Leporello chantait l’introduction, Mozart dit, en riant, à ses voisins : « Quelques notes sont tombées sous les pupitres, néanmoins l’ouverture a bien marché. »
XIV §
Le succès fut prodigieux à Prague ; Don Juan y devint si populaire, qu’on fut forcé de traduire le poème en langue allemande, pour que le peuple pût chanter dans son idiome les airs que son oreille musicale avait {p. 394}si bien retenus. Le Bohême est le Napolitain de l’Allemagne, il vit par l’oreille et s’enivre de sons.
Quant au reste de l’Allemagne, de l’Italie, et quant à la France, le chef-d’œuvre de la musique moderne eut le sort d’Athalie, le chef-d’œuvre de la poésie française : il fallait que cette musique surhumaine attendît trente ans ses juges. Les Viennois eux-mêmes, à l’exception de l’empereur Joseph II et de quelques connaisseurs transcendants, seul public des grands novateurs, restèrent froids à cette sublimité de l’art. Le grand art en tout est trop haut pour la foule ; il faut qu’elle grandisse quelquefois un siècle ou deux pour former ce jury du génie qui juge enfin avec connaissance de cause, sans appel et pour la postérité.
« Je ne l’ai écrit, disait modestement Mozart aux hommes qui n’étaient pas aptes à l’apprécier de son temps, je ne l’ai écrit que pour mes chers habitants de Prague, pour moi et pour quelques amis. »
XV §
{p. 395}Nous voudrions pouvoir donner ici à nos lecteurs l’analyse savante et sentie de cette œuvre accomplie de littérature musicale, telle que la donne M. Scudo dans son commentaire ; mais on n’analyse des sons que par des notes, et les notes dont l’écrivain est obligé de se servir n’ont pas de sonorité ni de mélodie pour l’oreille.
Lisons seulement le passage où le commentateur reproduit l’impression de la vengeance divine personnifiée, dans l’entrée en scène de la statue de pierre, du commandeur au festin de Don Juan, dans son château plein de ses victimes déjà séduites, ou des victimes qu’il va séduire.
« Leporello ayant ouvert une fenêtre pour laisser pénétrer dans la salle du festin la fraîcheur du soir, on entend les violons du petit orchestre qui est derrière les coulisses dégager les premiers accords d’un menuet adorable. “Voyez un peu, monseigneur, les beaux {p. 396}masques que voilà, s’écrie Leporello. — Eh bien ! fais-les entrer, répond Don Juan d’un air dégagé et courtois. — Approchez donc, signore Maschere, réplique le majordome ; mon maître serait heureux si vous daigniez prendre part à la fête.” Après un moment d’hésitation, après s’être consultés et avoir comprimé un tressaillement d’horreur qu’ils éprouvent à la vue de l’homme fatal qui pèse sur leurs destinées, donn’Elvira, donn’Anna et don Ottavio se décident à poursuivre jusqu’au bout leur dangereuse entreprise ; mais, avant d’entrer dans le château qui cache tant de nombreux mystères, ils s’arrêtent sur le seuil, et, l’âme émue d’une sainte terreur, ils adressent au ciel l’une des plus touchantes prières qui aient été écrites par la main des hommes. L’hymne qu’ils chantent est le fameux trio des masques ; c’est un de ces rares morceaux qui, par la clarté de la forme, par l’élégance et la profondeur des idées, émeuvent la foule et charment les doctes. Satisfaire à la fois l’intelligence des forts et le cœur de tous, n’est-ce pas le but suprême de l’art ?
« Un changement de décoration nous introduit dans la salle du festin magnifiquement {p. 397}illuminée. Des deux côtés de la scène, on voit deux orchestres qui n’attendent qu’un ordre du maître pour donner le signal de la fête. Don Juan, plein de verve et de bonne humeur, se promène au milieu de ses nombreux convives qu’il excite à la joie. Le thème à six-huit et en mi-bémol majeur, sur lequel don Juan brode ses propos galants, est plein de franchise et d’élégance. Les réponses de Zerlina, le dialogue de Leporello avec Masetto, dont la jalousie est constamment en éveil, les éclats de la foule, tout cela forme un ensemble que dessinent harmonieusement les aparté des divers personnages. Cette brillante conversation est interrompue par l’arrivée de trois masques que nous avons laissés à la porte du château, et dont la présence est annoncée par un nouveau changement de mesure et de tonalité. Leporello, puis don Juan, vont au-devant d’eux avec courtoisie, et les engagent à prendre leur part au plaisir commun. “Ma maison est ouverte à tout le monde, ajoute le maître avec l’ostentation d’un grand seigneur, et tout ici invite à la liberté.” Sur un ordre de don Juan, le bal commence par le délicieux menuet dont le rythme onduleux à trois-huit, confié au grand {p. 398}orchestre, se prolonge indéfiniment comme une pensée fondamentale. Peu à peu et successivement les deux petits orchestres qui sont sur le théâtre entament, l’un une contredanse, et l’autre une valse, dont le rythme différent venant se superposer sur le rythme primitif du menuet, agace l’oreille et pique l’attention. Pendant que don Juan danse avec Zerlina en lui disant mille douceurs, Leporello cherche à distraire Masetto ; les trois personnages masqués observent dans un coin la conduite de don Juan, qui leur arrache de temps en temps des soupirs douloureux et des exclamations d’horreur.
« Un cri perçant s’élève tout à coup du milieu de cette foule enivrée. Gente aiuto ! aiuto ! s’écrie Zerlina éperdue, que don Juan vient d’entraîner dans une chambre voisine. Les musiciens s’enfuient épouvantés, et les convives irrités enfoncent la porte d’où s’échappent les cris de la victime. Don Juan en sort précipitamment, l’épée à la main, tenant par les cheveux Leporello, qu’il feint de vouloir immoler pour détourner sur lui les soupçons des assistants ; mais sa ruse infernale ne trompe personne. Donn’Anna, donn’Elvira et don {p. 399}Ottavio se découvrent et apostrophent don Juan d’une voix terrible en lui disant : Tutto gia si sà, on sait tout et vous êtes connu. Surpris d’abord et décontenancé, don Juan se rassure bientôt et, se retournant tout à coup comme un lion poursuivi dans son dernier refuge, il affronte la multitude courroucée, qu’il brave et défie. L’orage monte dans l’orchestre, qui se soulève et monte par un crescendo et un unisson formidables, spirale infinie qui sillonne l’espace et qui, comme la buffera infernale, balaye les cieux et en obscurcit les clartés. Le tonnerre gronde dans les basses, les éclairs jaillissent de toutes parts ; et don Juan, intrépide, impavidus, au milieu de cette conflagration de tous les éléments harmoniques et de la colère des hommes, puisant dans l’idéal qui l’illumine une force héroïque, se fraye un passage à travers la foule tremblante, qu’il accable de son mépris.
« Tel est ce morceau incroyable qui, par la multiplicité des épisodes, par la variété des caractères, par l’infinie délicatesse des détails, par la grandeur du plan et la puissance des effets, ne peut être comparé qu’au Jugement dernier de Michel-Ange. C’est tout un drame {p. 400}où la passion se mêle au sourire de la tristesse religieuse, conçu et exécuté par un génie qui unissait la grâce de Raphaël, la mélancolie de Virgile, à la sombre vigueur de Dante et de Shakespeare. Rien de ce qui a été fait depuis ne s’approche de ce final incomparable où tous les maîtres ont puisé à larges mains. La stretta qui termine le finale du Barbier de Séville procède évidemment du premier finale de Don Juan, où Mozart a concentré toutes les beautés partielles de son œuvre.
« Le dénouement gronde de loin dans l’orchestre ; dans une belle salle du palais de Don Juan, éclairée à giorno, on voit une table somptueusement servie et des musiciens tout prêts à égayer de leurs concerts le souper du maître. Celui-ci s’assied en chantant avec désinvolture que ce monde ne doit pas être une vallée de larmes, et que quand on est riche on a raison de se divertir. Les musiciens du petit orchestre entament alors un petit air élégant dont le rythme à six-huit pétille comme les vins généreux que Leporello ne cesse de verser dans la coupe avide de don Juan, qui s’épanouit et rayonne à ce banquet de la vie où il a toujours été un fortuné convive. Au milieu {p. 401}de fraîches bouffées d’harmonie et de gais propos de table qu’il échange avec Leporello, dont il se plaît à surprendre la gourmandise, survient donn’Elvira tout éplorée. Plus amante qu’épouse, toujours inquiète sur le sort de celui qui a troublé son cœur et sa destinée, elle vient faire un dernier effort pour le ramener à de meilleurs sentiments et détourner le coup qui le menace. Ses prières, ses larmes, ses imprécations, qui attendrissent Leporello, n’arrachent à don Juan qu’un sourire moqueur et un éloge magnifique du vin et de la femme, gloire et consolation de l’humanité. Tout cela forme un trio plein de verve, de contraste et de passion.
« En se retirant désespérée, donn’Elvira pousse un cri d’effroi dans la coulisse, qui se propage dans l’orchestre et en agite les profondeurs. “Va voir ce que c’est”, dit don Juan sans s’émouvoir davantage ; et Leporello, revenant tout effaré, raconte qu’il a vu la figure du commandeur, dont il imite la marche pesante et cadencée. Il serait impossible d’exprimer par des paroles l’agitation fiévreuse qui règne dans l’orchestre pendant tout ce dialogue. Voulant s’assurer de la cause de cette {p. 402}frayeur, don Juan prend une bougie et va lui-même au-devant de son convive, qui frappe à la porte à coups redoublés. L’entrée de la statue est annoncée par une succession de longs et lourds accords en ré mineur, que nous avons déjà entendus au début de l’ouverture, et qui ébranlent le sol de leurs vibrations formidables. “Tu m’as invité à souper, me voici”, dit le commandeur. Et sur un ordre de don Juan, qui ordonne à Leporello de préparer un nouveau souper, l’esprit de la mort lui crie : “Arrête ! Ce sont d’autres besoins qui m’amènent ici. Je t’invite aussi à venir partager le pain dont je me nourris ; viendras-tu ? — Je viendrai”, répond don Juan avec une intrépidité que rien n’arrête. Et pendant ce dialogue sublime, les accompagnements reproduisent les progressions chromatiques, les dissonances âcres et terribles qui ont été entendues au premier acte au moment du duel. “Donne-moi donc ta main”, répond le commandeur. Et soudain un froid mortel pénètre le cœur de don Juan sans ébranler son courage. “Repens-toi. — Non. — Repens-toi, te dis-je, scélérat ! — Non, non, jamais ! ” réplique don Juan, qui, au milieu même de douleurs {p. 403}surhumaines et déjà livré aux esprits infernaux, conserve la foi d’un néophyte souriant à l’aurore d’une vie nouvelle. Il disparaît ainsi sous la terre, qui s’entrouvre pour l’engloutir. »
Le génie de Mozart, on peut le comprendre maintenant, réunit les dons les plus rares, et c’est l’alliance même de facultés si diverses qui prépare merveilleusement l’auteur de Don Juan à opérer une conciliation féconde entre toutes les parties de l’art. Enfant, Mozart étonne le monde musical par les prodiges de son talent d’exécution ; homme mûr, il tient et surpasse tout ce qu’avait promis sa jeunesse. Il excelle dans tous les genres, il étend sa domination sur tout le vaste empire de l’art, depuis la canzonetta jusqu’au poème dramatique, depuis la sonate jusqu’à la symphonie : son imagination, aussi variée que profonde, aussi tendre que sublime, exprime tous les sentiments de la nature humaine, depuis le demi-sourire jusqu’à la grâce, et les transports de l’amour jusqu’aux sombres terreurs de l’âme religieuse ; car il ne faut pas oublier que c’est la même plume qui a écrit le Mariage de Figaro et la messe de Requiem. Après avoir {p. 404}ainsi traité tous les genres et parlé toutes les langues dans les œuvres diverses, Mozart se résume dans un effort suprême et nous donne, avec la partition de Don Juan, la plus complète expression de son génie.
Lord Byron, le plus grand poète des temps modernes, a voulu rendre en poésie ce caractère de Don Juan, que Mozart a rendu en musique ; mais quelle différence entre la verve moqueuse, ironique, impie ou cynique du poète anglais, et la foi dans l’art sincère, convaincue, communicative et religieuse du musicien de Salzbourg ! Le Don Juan du poète anglais n’est que la bouffonnerie du génie. Les notes du musicien ont vaincu d’avance les vers, comme l’âme croyante de Mozart a vaincu l’âme incrédule de Byron. Lisez Byron pour le faux rire, allez entendre Mozart pour voir transfigurer en mélodies diverses et délicieuses, en sourires ou en larmes, toutes les passions du cœur humain, depuis les amours de la terre jusqu’aux enthousiasmes du ciel.
XVI §
{p. 405}Bientôt après il écrivit, pour un autre théâtre d’Allemagne, la Flûte enchantée, musique arcadienne qui est à la musique ce que le Songe d’une nuit d’été de Shakespeare est à la poésie, une rêverie entre ciel et terre, une coupe d’opium divin qui endort l’âme dans la couche des nuages.
Hélas ! il avait déjà les pressentiments de l’autre monde ; la vie se retirait de lui et s’exhalait, en se retirant, en mélodies ! Les génies précoces n’ont pas de soir ; ils ont tout donné le matin. Au reste, les longues vies ne sont pas nécessaires aux grands artistes, dont le talent n’est que sensation ; elles sont nécessaires aux poètes, aux philosophes, aux historiens, aux orateurs politiques, parce que l’expérience et la pensée, ces fruits de l’âge, sont les produits de la maturité, souvent même de l’extrême vieillesse.
La mort de son père avait profondément attristé Mozart ; il ne savait à qui offrir la joie {p. 406}de ses triomphes ; il reportait sur sa femme, Constance, et sur ses quatre petits enfants toute sa tendresse ; il vivait d’amour conjugal et d’amour paternel comme il avait vécu, plus jeune, d’amour filial et d’amour fraternel ; il n’avait encore que trente et un ans, et déjà il ne tenait plus à la vie que par ses rejetons. Le caractère de sa musique devenait de plus en plus religieux ; il préférait l’écho du sanctuaire aux applaudissements des théâtres : ses chants montaient d’avance à son Dieu.
XVII §
Quant à son ami et à son collaborateur d’Aponte, il semble que la fréquentation de Mozart avait amélioré et comme converti ce don Juan de Venise. En lisant ses Mémoires, comparables aux pages des Confessions de J.-J. Rousseau, mais plus candides, plus naturels, moins sophistiqués et moins déclamatoires, on s’aperçoit qu’après ses relations avec Mozart, le goût, ou du moins le regret de la vertu, respire dans cet homme d’aventures {p. 407}qui a respiré de près l’âme d’un homme de régularité et de piété.
D’Aponte enlève à Trieste le cœur d’une jeune et belle Héloïse, fille d’un négociant anglais : les parents de son écolière lui accordent sa main. Il part avec elle pour Londres la première nuit de ses noces ; il passe plusieurs années en Angleterre, attaché au théâtre italien de cette capitale en qualité de compositeur de libretti, poète de commande chargé de fournir des drames ou des paroles aux musiciens. Il fait une certaine fortune à ce métier ; le directeur des théâtres, Taylor, l’envoie en Italie, la bourse pleine d’or, à la recherche des cantatrices les plus capables d’illustrer et d’enrichir son administration théâtrale. D’Aponte, suivi de sa charmante femme, ne manque pas de trouver un prétexte pour passer par Venise et pour aller à Cénéda surprendre sa famille, embrasser son vieux père, éblouir ses frères, ses sœurs, ses amis d’enfance du spectacle de sa prospérité.
Nous ne pouvons résister au désir de traduire ce délicieux retour de Lorenzo d’Aponte dans sa petite ville de l’État de Venise : nos lecteurs nous le pardonneront. D’Aponte {p. 408}et Mozart sont inséparables dans la postérité ; d’ailleurs même, dans les confidences de saint Augustin, si tendre et si pieux pour sa mère, il n’y a pas beaucoup de pages en littérature intime supérieures à ce retour d’un fils aventurier dans la maison paternelle. Lisez.
Mais supposez, de plus, qu’au lieu de lire dans ma traduction française, langue trop virile et trop peu souple pour ces mollesses efféminées de l’âme, vous lisez en vénitien, langue aussi balbutiante et aussi transparente que le murmure des lagunes sur le sable du Lido. Lorenzo part, il arrive à Hambourg, il traverse l’Allemagne et les Alpes ; il arrive ivre d’amour pour le ciel retrouvé de sa patrie, à Castelfranco, non loin de Venise et de Cénéda, sa ville natale ; laissons-le maintenant parler.
XVIII §
« Arrivé à Castelfranco, dit-il, et désirant savourer de toutes les manières possibles les délices et les surprises du retour que je me promettais, je laissai ma jeune et belle compagne {p. 409}de voyage seule à Castelfranco, et je lui donnai rendez-vous pour nous rejoindre à Trévise. Trévise n’est distant que de douze milles de Castelfranco. Nous devions nous y retrouver le 4 novembre de bonne heure. Je partis, et j’arrivai dans la soirée à Conegliano, qui n’est qu’à huit milles de distance de Cénéda, ma chère patrie.
« En moins d’une heure je me trouvai à la porte de la maison paternelle ; au moment où mes pieds touchèrent la terre où j’avais eu mon berceau et où je respirai les tièdes haleines de ce doux ciel natal qui m’avait nourri, et qui m’avait donné l’aliment de la vie pendant tant de jeunes années, je fus pris d’un tremblement de tous mes membres, et une telle sensation de reconnaissance et de piété courut dans mes veines, que je restai pendant un certain temps immobile et comme incapable de tout mouvement, et je ne sais combien de temps je serais demeuré dans cet état si je n’avais entendu tout à coup, du haut du balcon, une voix qui sembla m’ébranler doucement le cœur, et que je crus reconnaître pour une voix anciennement connue de mon oreille.
{p. 410}« J’étais descendu de la voiture de poste à quelque distance de la maison paternelle, afin de ne pas éveiller l’attention et de ne pas laisser soupçonner l’arrivée d’un étranger dans la ville par le bruit des roues et le pas des chevaux. J’avais enveloppé ma tête d’un mouchoir qui me retombait sur le visage, de peur qu’à la lueur des lanternes on ne me reconnût par les fenêtres ; et quand, après avoir enfin frappé timidement à la porte, j’entendis répondre du haut du balcon : Qui est là ? je m’efforçai de déguiser le son de ma voix, et je ne dis que : Ouvrez ! Mais ce seul mot suffit à me faire reconnaître, au son de la voix, par celle de mes sœurs qui m’avait entendu et qui, jetant un grand cri de surprise et de joie, s’écria en parlant à mes autres sœurs : C’est lui ! c’est Lorenzo ! Elles se précipitèrent toutes avec la rapidité de la foudre par l’escalier, se jetèrent à l’envi à mon cou, m’étouffant presque de caresses, et, tout en me couvrant de leurs baisers, me conduisirent à mon pauvre père qui, en entendant retentir mon nom dans l’escalier, et surtout en me revoyant à ses pieds, était resté immobile et comme pétrifié pendant quelques instants.
{p. 411}« Outre le plaisir et la surprise de mon arrivée imprévue, il y avait une circonstance antérieure qui rendait cette surprise et ce bonheur infiniment plus frappants pour lui, car ce jour-là était précisément le second jour du mois de novembre ou le jour des Morts, fête funèbre particulièrement solennisée dans tous les pays catholiques.
« Ce jour-là tous les parents et tous les amis de la maison se réunissent dans la soirée pour passer quelques heures ensemble en veillées de famille et en divertissements innocents. En ce moment, mon père se trouvant donc à table, entouré de ses fils, de ses gendres, de ses petits-fils, de ses petits-neveux, venait de les convier à boire à ma santé, et en portant un brindizi (un toast) il venait de se lever de sa chaise et de dire : À la santé de notre Lorenzo, absent depuis tant d’années ; et prions Dieu qu’il nous accorde la grâce de le revoir avant l’heure de ma mort ! Les verres n’étaient pas encore vidés qu’on entendit frapper à la porte, et que les cris de Lorenzo ! Lorenzo ! avaient tout à coup retenti dans tous les coins de la maison.
« Il faudrait n’avoir point de cœur dans la {p. 412}poitrine pour ne pas concevoir l’état d’un vieillard qui passait de beaucoup quatre-vingts ans dans un événement si surnaturel. Quant à moi, je peux surtout le sentir par ce que j’éprouvai moi-même. Nous demeurâmes entrelacés (avitichiati) comme la vigne à l’ormeau pendant plusieurs minutes, et, après un échange à l’envi entre nous de baisers, de caresses, d’embrassements qui durèrent, cessèrent, reprirent jusqu’aux douze heures de nuit, j’entendis à la porte de la maison des hurlements de joie, des voix confuses qui appelaient à grands cris : Lorenzo ! Lorenzo ! cris qui, m’ayant attiré à la fenêtre, je vis, à la clarté de la lune, une foule de personnes demandant à entrer ; la porte leur fut ouverte, et voilà tout à coup la chambre remplie de mes bons et chers amis de la ville, qui, à la nouvelle de mon retour, étaient accourus pour me voir. Je compris véritablement ce soir-là de quelles délices peut se remplir un cœur d’homme, et combien est vrai ce vers du poète :
Dulcis amor patriæ, dulce videre suos.Il est doux, l’amour du pays ; il est doux de revoir les siens !{p. 413}« Je laisse à penser à ceux qui savent aimer l’impression que fit sur moi la présence de tous ces amis plus ou moins chers, venant, après vingt ans d’absence, fêter mon arrivée au milieu de la nuit, comme si leur impatience n’avait pu attendre le jour. Après quelques heures de délicieux entretiens entre eux et moi, nous nous séparâmes. Alors mon père voulut que j’allasse enfin me reposer, et m’offrit la moitié de son lit pour dormir ensemble. Je me couchai un peu avant le bon vieillard, et je le vis s’agenouiller auprès d’un crucifix qui était attaché à la muraille au-dessus du second lit, pour dire ses prières accoutumées ; elles durèrent près d’une demi-heure, et je l’entendis les terminer d’une voix de componction et d’attendrissement par ces paroles des psaumes :
« “Seigneur, congédiez maintenant votre serviteur, qui n’a plus rien à vous demander ! ”
« Après sa prière il se mit au lit, et, me serrant dans ses bras : “Ô mon enfant ! me dit-il, maintenant que je t’ai revu, je mourrai content ! ” Il souffla la lampe, et nous restâmes quelques moments en silence, attendant le sommeil ; mais entendant soupirer plus fortement qu’à l’ordinaire ce tendre père, je le priai de {p. 414}me dire la cause de son insomnie. “Dors ! dors ! mon enfant, me répondit-il avec un nouveau soupir qu’il ne pouvait comprimer, nous causerons demain.”
« Un instant après il parut dormir, et je m’endormis enfin moi-même. En me réveillant le matin avec le soleil levant, je m’aperçus que j’étais seul dans le lit ; il s’était levé doucement avant le jour, et il était allé de bonne heure au marché de la ville pour acheter à temps les plus beaux fruits et les mets les plus recherchés de la saison pour le déjeuner et pour la collation du jour. Mes jeunes sœurs, leurs maris, les enfants de celles qui étaient déjà mères, mes deux petits frères, Henri et Paul, étaient tous réunis en silence et attendant à la porte de la chambre, prêts à s’y précipiter au premier bruit qui leur annoncerait mon réveil ; je ne sais si un mouvement, une respiration, un craquement du lit les avertit que je cessais de dormir, ce que je sais, c’est que je vis tout à coup et tout à la fois entrer une foule d’hommes, de femmes, de petits enfants, ouvrir les volets et se jeter confusément sur mon lit pour m’embrasser, me serrer dans leurs bras et presque m’étouffer d’embrassements, de baisers et de {p. 415}caresses. Peu après cette invasion dans la chambre, mon père rentra ; ce bon vieillard était chargé, au-delà de ses forces, de fruits et de bouquets dont mon lit fut à l’instant submergé par toute cette chère famille ; ils m’en couvrirent littéralement des pieds à la tête en poussant des cris de joie. Dans ce tumulte de tendresse, pendant ce temps, une jolie petite servante, très accorte, m’apporta le café ; toute la compagnie fit cercle autour du lit ; je m’assis sur mon séant, tout le monde s’assied et se met en attitude de prendre la collation en famille.
« En vérité, je ne me souviens pas d’avoir vu, ni avant ni après dans toute ma vie, une scène de gaieté et de félicité comparable à cette matinée de Cénéda. Je me figurais plutôt être au milieu d’un groupe d’anges du paradis que d’habitants mortels de ce bas monde. Ces jeunes femmes, mes sœurs, étaient toutes charmantes de visage ; mais Faustina, la plus jeune de ces sept sœurs, était un véritable ange de beauté ; je lui proposai, en badinant, de la conduire à Londres avec moi : mon père y consentait, mais elle, ne répondant ni oui ni non, je soupçonnai, non sans fondement, que {p. 416}bien qu’elle n’eût encore que ses quinze ans accomplis, elle ne fût déjà plus entièrement maîtresse de son propre cœur. On passa insensiblement à d’autres sujets d’entretien.
« Comme personne ne me parlait de mes deux autres frères chéris, Jérôme et Louis, enlevés par la mort à la fleur de leur âge, je me gardais bien d’en prononcer moi-même le nom, de peur d’attrister, par quelques douloureuses réminiscences, la joie de ce beau jour. Mais un nouveau soupir échappé de mon père me rappela ses respirations pénibles de la nuit, et je lui en demandai encore une fois la cause : il ne me répondit pas, mais moi, m’apercevant que ses yeux se remplissaient de larmes, j’en devinai trop la source, et je me hâtai de changer de discours. Comme je n’avais jusque-là parlé ni peu ni beaucoup de ma chère compagne de voyage, je pensai que c’était le moment opportun de faire mention de mon bonheur à la famille ; et, pour ramener sur les lèvres la gaieté que les larmes mal contenues du père avaient contristée sur les visages, je parlai ainsi :
« Ne pensez pas pourtant, mesdemoiselles mes sœurs, que je sois venu seul de Londres {p. 417}revoir mon pays ; j’ai amené avec moi une belle jeune femme qui a dansé comme vous sur ce théâtre, et que j’aurai probablement le plaisir de vous présenter, demain ou après-demain, comme une huitième sœur. — Est-elle vraiment aussi belle que vous la faites ? me dit Faustina. — Plus belle encore que toi, lui répondis-je. — Nous verrons donc ce bijou », reprit elle ! Ce petit défi de beauté rappela la bonne humeur, on demeura encore quelque temps ensemble ; à la fin, ils sortirent tous et toutes pour me laisser la liberté de m’habiller. Mon père resta seul près de moi.
« Comme son cœur avait besoin de se soulager, je pensai que c’était le moment de lui parler de ses deux fils perdus pendant mon absence. “Ah ! si ces deux pauvres enfants étaient avec nous à présent, s’écria-t-il, quelle ne serait pas leur joie et la nôtre ? ” Nous pleurâmes ensemble, lui ses fils, moi mes frères ; je parvins à le consoler en lui promettant qu’avant de partir de Cénéda je lui ferais voir une chose qui compenserait un peu les pertes de famille que nous avions faites (sa jeune femme).
« Nous revînmes insensiblement à la gaieté ; j’allai rendre visite à toutes les personnes qui {p. 418}étaient venues nous visiter la veille au soir ; je revis quelques-unes de mes anciennes amies de jeunesse, qui m’accueillirent avec une joie et une courtoisie tendre, pareille aux sentiments que j’éprouvais moi-même à les revoir ; et ce ne fut qu’à l’heure du dîner, l’après-midi, que je prévins la famille et les amis que je devais partir, dès le lendemain, pour Trévise et peut-être pour Venise.
« Le quatrième jour de novembre, je me disposai en effet à partir pour Trévise. Comme mon intention était de revenir promptement à Cénéda, avec ma femme, je me proposais d’emmener avec moi au-devant d’elle, dans ce petit voyage, la plus jeune de mes sœurs, Faustina, et mon plus jeune frère, Paulo, qui avait connu autrefois ma femme pendant qu’elle était encore ma fiancée à Trieste. Mais, à peine le bruit de mon départ avec eux se fut-il répandu dans la ville, que toute la jeunesse de l’endroit se pressa autour de la porte pour attendre que je sortisse de la maison. Je pensais que c’était dans l’intention de me souhaiter un heureux voyage et un prompt retour ; pas du tout : c’était pour me conjurer, d’une voix unanime, de ne pas emmener avec moi la belle Faustina ; {p. 419}et comme ces supplications avaient presque l’accent de la défiance et de la menace, je dus promettre avec serment que je la ramènerais à Cénéda avant que trois jours fussent écoulés. Nous arrivâmes le même soir à Trévise ; ma femme, contre mon attente, n’y arriva que le lendemain matin ; j’étais à la fenêtre de l’auberge à l’attendre avec impatience, quand je vis approcher la voiture ; je descendis précipitamment l’escalier pour courir la recevoir dans mes bras. Mon frère, qui m’avait plaisanté sur mon anxiété de la revoir et sur mon agitation pour ce retard de quelques heures, ne croyait voir qu’une danseuse de théâtre, comme je l’avais dit à Cénéda. “Nous allons donc voir enfin cette perle incomparable, plus belle que toi ! ” avait-il dit à Faustina. Nous montâmes les degrés, ma jeune femme et moi ; comme elle portait un voile qui lui couvrait entièrement la figure, mon frère, qui se souvenait du voile noir de Trieste que j’avais soulevé par badinage la première fois que je la vis, fit le même geste que moi ; il avait aimé tout enfant, à Trieste, celle qui était devenue ma femme, d’une tendresse passionnée. Il m’avait demandé mille et mille fois des particularités sur elle ; {p. 420}je lui avais répondu toujours par des généralités, sans lui laisser ni soupçonner ni espérer que ma Nancy était celle que j’avais épousée ; comment imaginer et surtout comment peindre sa surprise, en la reconnaissant sous le voile qui venait de l’autre ? Bien que la Faustine fût véritablement d’une beauté accomplie et assez orgueilleuse pour savoir parfaitement combien elle était admirée, elle ne put s’empêcher de s’écrier : C’est vrai, c’est vrai, elle est encore plus belle que moi ! Cette surprise fut le premier et le plus grand plaisir que j’éprouvai à Trévise. »
Son retour à Cénéda avec sa Nancy, sa Faustine et son frère, et la séparation définitive de cette aimable famille pour retourner à Londres, sont peints avec la même vivacité et la même candeur d’âme et de style. Nous ne connaissons dans aucune langue des scènes domestiques qui remuent plus doucement et plus profondément les fibres de famille.
Les Mémoires de d’Aponte en sont partout émus ; c’était un de ces cœurs viciés à la surface par les ballottements d’une vie aventureuse, mais en qui il reste le fond d’où toute vertu peut renaître, la nature.
{p. 421}Il part de Cénéda pour Londres, il y prospère un moment dans des spéculations de théâtre et de librairie ; il y succombe ensuite sous un déluge d’adversités domestiques et de dettes ; il se réfugie avec sa femme et ses enfants aux États-Unis, il y professe la littérature italienne à un peuple qui n’est pas encore parvenu à l’âge littéraire ; il y meurt donc de misère, mais toujours jeune à quatre-vingt-dix-sept ans ! C’est la résipiscence de Figaro, c’est la vieillesse de don Juan, mille fois pire que le coup de tonnerre de son drame.
C’est à l’âge de soixante-seize ans qu’il écrit sur les brumes de New-York ces pages ivres encore d’adolescence, d’amour et de gloire ; la jeunesse de ces hommes est dans leurs adversités. Leur longue lutte avec la fortune est un exercice qui les rajeunit en les terrassant. Ils boivent leur sueur comme des naufragés du sort, pour se désaltérer et retremper leurs forces. Nous regretterions de n’avoir pas connu ces Mémoires restés obscurs de d’Aponte ; c’est un trésor de littérature vénitienne qui vaut un regard de ce siècle et la traduction d’une main légère. Nous ne nous étonnons plus de l’amitié de Mozart pour cet aventurier d’élite ; {p. 422}l’homme religieux a ses indulgences, qui sont les grâces de la vertu.
XIX §
Quant à Mozart lui-même, il n’était pas destiné par la nature à jouer longtemps ainsi avec les malignités du sort. Tout était sérieux en lui, parce que tout était sublime ; sa piété, qui était l’héritage de son père et de sa mère, lui faisait élever sans cesse sa pensée vers ce ciel chrétien où il les voyait des yeux de sa foi. Quelques passages de ses lettres à sa sœur, heureuse à Salzbourg dans un mariage d’inclination, révèlent les sérénités pieuses de sa pensée. Cette pensée se traduisait en musique d’Église ; il pensait en sons, ces sons remplissaient d’âme les voûtes des cathédrales. Une phrase musicale de Mozart convertit autant de cœurs qu’un sermon, car tout ce qui élève convertit. Dieu est en haut, son génie montait toujours. Semblable au poète français Gilbert, qui chanta mourant sa propre mort, Mozart se chanta à lui-même l’éternelle paix sur son lit d’agonie dans son Requiem. Il expira à trente-cinq {p. 423}ans, en 1791. La terre ne se doutait pas de ce qu’elle perdait : il fallut trente ans à son nom pour mûrir à la gloire que ce nom possède aujourd’hui. Mais Rossini allait naître au moment où Mozart mourait, comme si la Providence avait voulu que la voix et l’écho ne fussent séparés que d’un instant dans l’oreille du siècle. Quand nous disons l’écho, nous ne prétendons pas dégrader le génie original de Rossini au rôle de répercussion du génie de Mozart ; Rossini c’est Mozart heureux, Mozart c’est Rossini grave. Ils sont différents mais égaux ; Mozart est la mélodie pensive du Tyrol et de l’Allemagne, Rossini c’est la gaieté et l’ivresse de Naples ; nous portons nos climats en nous. Rossini était plus fait pour le drame musical, Mozart pour la mélodie lyrique isolée de l’orchestre et de l’acteur. Sa musique se suffisait à elle-même ; il chante pour chanter, Rossini pour émouvoir et pour plaire.
XX §
Maintenant si l’on nous demande laquelle des musiques nous préférons, de celle qui {p. 424}chante seule sans parole, ou de celle que le dialogue accompagne des paroles sur la scène, nous n’hésitons pas à préférer la musique non dramatique à la musique théâtrale. Ce n’est que pour le vulgaire qu’un art se popularise en se mésalliant. Que penseriez-vous de la sculpture qui emprunterait les couleurs de la peinture pour rendre les divines formes de Phidias plus semblables aux figures de cire coloriées devant lesquelles s’extasie l’ignorante multitude de nos places publiques ? Que penseriez-vous de la peinture qui relèverait en bosse les dessins de Raphaël ou de Titien pour donner plus d’illusion et plus de saillie à ses tableaux ? Vous penseriez que ces deux arts sortent des conditions propres que la nature leur a assignées, pour produire plus d’effets peut-être ; mais quels effets ! des effets grossiers, sensuels, des enthousiasmes de populace, au lieu des extases de véritables amateurs d’élite. Or, en fait d’art, la sensation est dans la foule, mais le jugement est dans l’élite.
Eh bien, c’est là précisément ce que fait le musicien, ce parleur sans parole de la langue des sens, quand il s’associe au poète dramatique {p. 425}pour faire dialoguer, frémir, sangloter, crier, hurler sa musique dans ce qu’on appelle un opéra sur un thème donné par son poète. Il augmente l’effet matériel de son art ; mais il l’augmente en altérant sa nature, en abdiquant son indépendance, en mêlant un art à un autre art, et même à plusieurs autres arts, de manière à en accroître l’effet sur les sens, mais à en diminuer la véritable magie sur l’âme.
Nous comprenons très bien que le musicien, le poète, le décorateur, le chanteur, le danseur, le déclamateur dramatique, le peintre et le statuaire aient eu la pensée de s’associer en un seul groupe d’arts confondus sur la scène, afin de produire sur la multitude un prestige souverain à l’aide de tous ces prestiges réunis. Nous n’échappons pas nous-même à la toute-puissance sensuelle de ce spectacle où le poète compose et versifie, où le peintre décore, où l’architecte construit, où la danseuse enivre l’œil par la beauté, le mouvement, l’attitude ; où le déclamateur récite, où le personnage tragique ou comique rit et pleure, se passionne, tue ou meurt en chantant ; où l’orchestre enfin, semblable au chœur de la tragédie antique, {p. 426}accompagne et centuple toutes ces impressions du drame par ces soupirs ou par ces tonnerres d’instrumentation savants qui caressent ou qui brisent chaque fibre sonore du faisceau de nos nerfs en nous. Mais, quelle que soit la force irrésistible de cette impression des arts coalisés sur notre nature, tout en la subissant nous la jugeons, et en la jugeant du point de vue véritablement spiritualiste, c’est-à-dire du point de vue élevé et vrai de l’art, nous ne pouvons nous empêcher de regretter pour chacun de ces arts en particulier cette coalition, ou plutôt cette promiscuité qui altère chacun dans son essence. Nous ne pouvons nous empêcher de croire que la peinture est plus belle sur un tableau isolé de Raphaël, dans la solitude d’une galerie du Vatican, que sur une toile de décoration d’opéra ; que la poésie est plus divine dans une page d’Homère, de Virgile, de Dante ou de Pétrarque, que dans la vocalisation d’un chanteur et d’une cantatrice ; que l’acteur tragique est plus puissant en récitant simplement son rôle sur sa planche entre deux lampes, sans autre prestige que son âme, son accent, son geste, qu’en le chantant au milieu des fantasmagories de la décoration du costume, du {p. 427}ballet et de l’orchestre ; qu’enfin le musicien est plus éloquent et plus pathétique dans la sublime nudité de ses notes que dans l’alliance hétérogène de ses notes avec la poésie, le drame, la déclamation, la décoration, la danse et les oripeaux. Il y a de l’adultère entre un art et un autre art : leur vraie nature leur interdit certaines unions, sous peine de se diminuer en croyant se grandir. L’antiquité le savait : la Grèce, qui avait tout inventé, n’avait pas inventé ces associations contre nature. Chaque art y était d’autant plus complet qu’il était plus isolé et plus lui-même.
Nous n’accusons pas ces derniers compositeurs, tels que Mozart, Rossini et leurs émules, de se prêter à ces alliances forcées ; nous les plaignons : la déclamation n’est pas faite pour chanter, la musique n’est pas faite pour déclamer. À chacun sa sphère.
Nous concevons que la foule s’y trompe et que la musique ne dise rien à ses oreilles sourdes, à moins qu’un orchestre immense ne lui fasse du bruit, que des paroles ne lui interprètent des notes, et qu’une tragédie ne lui traduise ces paroles et ces notes par ses gestes, par son accent et par sa physionomie. Mais les {p. 428}hommes doués du sens musical, tels que ces grands compositeurs ou tels que ceux qui sont dignes de les comprendre, qu’en ont-ils besoin ? Est-ce que la musique n’est pas une langue complète, une langue aussi expressive, une langue aussi génératrice d’idées, de passions, de sentiments, de fini et d’infini que la langue des mots ? Est-ce que cette langue des sons, par son vague même et par l’illimitation de ses accents, n’est pas plus illimitée dans ses expressions que les langues où le sens est borné par la valeur positive du mot et par la syntaxe, cette place obligée du mot dans la phrase ! Est-ce que l’homme qui parle le mieux ou qui écrit le mieux sa langue n’éprouve pas, à chaque instant, qu’il y a des nuances, des spiritualités, des inexpressibilités, de ces sensations, de ces pensées, de ces sentiments qui meurent sur ses lèvres ou sous la plume, faute de paroles assez indéfinies pour les rendre ? Est-ce qu’on n’est pas étouffé quelquefois dans l’amour, dans l’enthousiasme, dans la prière, par l’impossibilité de produire au dehors en paroles l’impression qui vous oppresse ? Est-ce que le soupir, le gémissement, le cri inarticulé ne sont pas alors la seule éjaculation {p. 429}des idées ou des sentiments ? Est-ce que la musique est autre chose que ce soupir, ce gémissement, ce cri mélodieux qui commence sur nos lèvres juste où l’inexprimable par les mots commence ? Est-ce qu’une symphonie de Beethoven n’est pas mille fois plus dramatique, pour une imagination rêveuse de l’amateur prédestiné et passionné de musique, que tous les drames écrits par un poète pour servir de texte ou de cadre à un drame musical sur le théâtre ? Est-ce que vous avez jamais éprouvé dans aucun théâtre une impression musicale comparable à un chant religieux de la voix ou de l’orgue solitaire exhalant autour des autels ou des tombeaux, sous les arches d’une cathédrale, l’Hosanna mélodieux, le Stabat sanglotant, le Requiem suppliant ou résigné de Mozart ? Est-ce qu’un air populaire jaillissant tout à coup à l’oreille des voyageurs d’une vague de la mer de Naples, d’une gorge du Tyrol, d’une île de la Grèce, d’un lac d’Écosse, ou par la flûte ou par la voix d’un berger, d’un pêcheur, d’une jeune fille sur la terrasse de sa chaumière, n’a pas fait monter et vibrer en vous mille fois plus de cordes sympathiques à l’âme que tous les orchestres d’opéra ? {p. 430}Et cela, pourquoi ? Parce que les paroles, bien qu’en expliquant la musique pour le vulgaire, limitent cette musique pour le cœur et pour l’imagination de l’homme bien organisé : la parole, c’est le fini ; la musique, c’est l’infini : voilà son domaine ! Les paroles sont un poids de plomb que le musicien est obligé, à cause de la foule, d’attacher à ses notes pour les retenir à terre et pour les empêcher de s’envoler trop haut, trop loin dans l’espace. Quant à nous, nous aimons mieux détacher ce plomb des ailes du musicien et nous laisser emporter par lui seul au troisième ciel.
XXI §
Un homme d’un génie tout à fait fantastique, et par conséquent tout à fait musical, le somnambule Hoffmann, compatriote et adorateur de Mozart, a décrit dans quelques pages l’impression qu’il ressentait de la musique de l’auteur de Don Juan. Nous aimons à retrouver ainsi dans Hoffmann nos propres enthousiasmes pour les divines mélodies du Raphaël de Salzbourg.
{p. 431}Écoutez ce rêve éveillé :
« Un bruit assourdissant, le cri répété : “Le théâtre commence ! ” me tirèrent du doux sommeil dans lequel j’étais tombé. Les basses murmuraient de concert, un coup de timbales, un accord de trompettes, un ut échappé lentement d’un hautbois, les violons qui s’accordent : je me frotte les yeux. Le diable se serait-il joué de moi dans mon enivrement ? Non, je me trouve dans la chambre de l’hôtel où je suis descendu hier à demi rompu. Précisément, au-dessus de mon nez, pend le cordon rouge de la sonnette. Je le tire avec violence : un garçon paraît.
« Mais, au nom du ciel, que signifie cette musique confuse si près de moi ? Va-t-on donner un concert dans la maison ?
« — Votre Excellence (j’avais bu du vin de Champagne à la table d’hôte), Votre Excellence ne sait peut-être pas que cet hôtel touche au théâtre ? Cette porte tapissée conduit à un petit corridor d’où l’on entre dans la loge nº 23 : c’est la loge des étrangers.
— « Comment ! la loge des étrangers ? — Oui, une petite loge qui ne contient que deux personnes, trois au plus : elle est réservée aux gens {p. 432}de distinction ; tout proche du théâtre, grillée et tapissée de vert. S’il plaisait à Votre Excellence… On donne aujourd’hui Don Juan, du célèbre Mozart. Le prix de la place est d’un écu et de huit gros ; nous le mettrons sur le compte.
« Il prononça ces derniers mots en ouvrant déjà la porte de la loge, tant au seul nom de Don Juan, je m’étais empressé de me précipiter dans le corridor par la porte tapissée. La salle était vaste, décorée avec goût et éclairée d’une façon brillante ; les loges et le parterre étaient chargés de monde. Les premiers accords de l’ouverture me convainquirent que l’orchestre était excellent ; et si les chanteurs le secondaient quelque peu, je devais m’attendre à toutes les jouissances que me promettait le chef-d’œuvre. Dans l’andante, l’effroi du terrible et souterrain regno del pianto s’empara de moi ; l’horreur pénétra dans mon âme. La joyeuse fanfare, placée à la septième mesure de l’allégro, résonna comme les cris de plaisir d’un criminel ; je crus voir des démons menaçants sortir de la nuit profonde ; puis des figures animées par la gaieté danser avec ivresse sur la mince surface d’un abîme sans fond. Le {p. 433}conflit de la nature humaine avec les puissances inconnues qui la circonviennent pour la détruire, s’offrit clairement à mon esprit ; enfin, la tempête s’apaisa, et le rideau fut levé.
« Gelé et mal content sous son manteau, Leporello s’avance vers le pavillon, par la nuit noire, et commence : Notte e giorno fatigar. Ainsi de l’italien, me dis-je : Ah ! che piacere ! Je vais donc entendre tous les airs, tous les récitatifs tels que le grand maître les a conçus dans son esprit, et tels qu’il nous les a transmis ! Don Juan se précipite sur la scène, et, derrière lui, donn’Anna retenant le coupable par son manteau. Quel aspect ! Elle eût pu être plus légère, plus élancée, plus majestueuse dans sa démarche ; mais quelle tête ! Des yeux d’où s’échappent, comme d’un point électrique, l’amour, la haine, la colère, le désespoir ; des cheveux dont les anneaux flottants volent sur le cou d’un cygne ; ce blanc négligé qui recouvre et trahit à la fois des charmes qu’on ne vit jamais sans danger. Encore soulevé par l’émotion, son sein s’abaisse et s’élève violemment. Et quelle voix ! Écoutez-la chanter : Non sperar se non m’uccidi. À travers le tumulte des {p. 434}instruments s’échappent, comme par éclairs, les accents infernaux. »
L’actrice qui a représenté donn’Anna se glisse pendant l’entracte dans la loge d’Hoffmann. Il la reconnaît, il cause avec elle.
« Tandis qu’elle parlait de Don Juan et de son rôle à elle dans le drame, il semblait que tous les trésors secrets de ce chef-d’œuvre s’ouvraient à moi, et que je pénétrais pour la première fois dans un monde étranger. Elle me dit que la musique était sa vie entière, et que souvent elle croyait comprendre, en chantant, mainte chose qui gisait ignorée en son cœur.
« Oui, je comprends tout alors, dit-elle l’œil étincelant et la voix animée ; mais tout reste froid et mort autour de moi, et lorsque, au lieu de me sentir, de me deviner, on m’applaudit pour une roulade difficile ou pour une fioritura agréable, il me semble qu’une main de fer vienne comprimer mon cœur ! Mais vous, vous me comprenez, car je sais que l’empire de l’imagination et du merveilleux où se trouvent les sensations célestes vous est ouvert aussi.
« — Quoi ! femme divine !… tu… vous connaissez ?… Elle sourit et prononça mon nom. »
{p. 435}La clochette du théâtre retentit : une pâleur rapide décolora le visage
dépouillé de fard de donn’Anna ; elle porta sa main à son cœur, comme si elle eût
éprouvé une douleur subite, et, disant d’une voix éteinte : « Pauvre Anna, voici
tes moments les plus terribles ! »
Elle disparut de la loge.
« Le premier acte m’avait ravi ; mais, après ce merveilleux incident, la musique opéra sur moi un effet bien autrement puissant. C’était comme l’accomplissement longtemps attendu de mes plus doux rêves, comme la réalisation de mes pressentiments les plus secrets. Dans la scène de donn’Anna, je me sentis soulevé par une voluptueuse atmosphère qui me balançait légèrement, mes yeux se fermaient malgré moi, et j’éprouvais comme la sensation d’un baiser sur mes lèvres ; mais ce baiser avait toute l’impalpabilité du son le plus harmonieux.
« Le chœur avait consommé l’œuvre ; je m’enfuis dans la disposition la plus exaltée où je me fusse jamais senti dans ma chambre. Je me sentais à l’étroit dans cette triste chambre d’auberge. Vers minuit je crus entendre du bruit près de la porte tapissée. Qui m’empêche {p. 436}de visiter encore une fois le lieu de cette singulière aventure ? Peut-être la reverrai-je encore ! Il m’est facile d’y porter cette petite table, deux bougies, ce pupitre. J’y cours. Le garçon vient m’apporter le punch que j’ai demandé ; il trouve ma chambre vide, la petite porte ouverte ; il me suit dans ma loge et me lance un regard équivoque. À un signe que je lui fais, il pose le bowl sur la table et s’éloigne, tout en se retournant encore vers moi, une question sur les lèvres. J’appuie mes deux coudes sur le bord de la loge, et je contemple la salle déserte, dont l’architecture, magiquement éclairée par mes deux lumières, se projette bizarrement en reflets merveilleux. Le vent, qui pénètre à travers les portes entrouvertes, agite le rideau.
« S’il se levait ! si donn’Anna venait encore m’apparaître ! “Donn’Anna ! ” m’écriai-je involontairement. Mon cri se perdit dans l’espace vide, mais il réveilla les esprits des instruments de l’orchestre. Il en sortit un accent faible et singulier, comme s’ils eussent murmuré ce nom chéri. Je ne pus me défendre d’une terreur secrète, mais qui n’était pas dépourvue de charme.
{p. 437}« Maintenant, je suis plus maître de mes sensations, et je me sens en état, mon cher Théodore, de t’indiquer ce que j’ai cru saisir dans l’admirable composition de ce divin maître. Le poète seul comprend le poète ; les âmes qui ont reçu la consécration dans le temple devinent seules ce qui reste ignoré des profanes. Si l’on considère le poème de Don Juan sans y chercher une pensée plus profonde, si l’on ne s’attache qu’au drame, on doit à peine comprendre que Mozart ait pensé et composé sur un thème si léger une telle musique. Mais cette musique, c’était lui ; le drame, c’était le poète.
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« Deux heures sonnent ! une commotion électrique me saisit. Je sens les douces vapeurs des parfums italiens qui me firent pressentir hier la présence de ma voisine ; un sentiment indéfinissable, que je ne pourrais exprimer que par le chant, s’empare de moi. Le vent s’engouffre avec plus de bruit dans la salle, les cordes du piano de l’orchestre frémissent. Ciel ! il me semble entendre comme dans le lointain, portée sur les sons ailés d’un orchestre {p. 438}vaporeux, la voix d’Anna, qui chante : Non mi dir bell’ idol mio ! Ouvre-toi, royaume éloigné et inconnu, patrie des âmes ! paradis plein de charmes, où une douleur céleste et indicible remplit mieux qu’une joie infinie toutes les espérances semées sur la terre. Laisse-moi pénétrer dans le cercle de tes ravissantes apparitions ; puissent les rêves qui tantôt m’inspirent l’effroi, et tantôt se changent en messagers de bonheur, tandis que le sommeil retient mon corps sous des liens de plomb, délivrer mon esprit et le conduire aux plaines éthérées ! »
Conversation à table d’hôte.
Un homme raisonnable (frappant sur le couvercle de sa tabatière). « Il est bien fatal que nous ne puissions entendre de sitôt un opéra bien exécuté ! Mais cela vient de cette maudite exagération. »
Un homme basané. « Oui, oui ! je l’ai dit assez souvent ! le rôle de donn’Anna lui fait toujours mal ! Hier, elle était comme possédée. On dit que, pendant {p. 439}tout l’entracte, elle est restée évanouie, et, après la scène du second acte, elle a eu des attaques de nerfs. »
Un insignifiant. « Oh ! contez-moi donc cela ?.... »
L’homme basané. « Eh ! sans doute, des attaques de nerfs, et si terribles, qu’on n’a pas pu l’emporter du théâtre. »
Moi. « Au nom du ciel ! ces attaques sont-elles dangereuses ! Reverrons-nous bientôt la signora ?...
L’homme raisonnable(prenant une prise de tabac). « Difficilement, car la signora est morte cette nuit, au coup de deux heures. »
Cette catastrophe de la représentation de Don Juan, de Mozart, racontée ainsi par un indifférent à Hoffmann, à une table d’auberge, le lendemain de cette nuit qui avait transfiguré {p. 440}l’amateur en pur esprit, nous rappelle la mort de madame Malibran, la plus extatique apparition de la beauté, de l’enthousiasme et de la musique incréée, morte aussi d’excès d’impression musicale, après une représentation de Mozart. N’ai-je pas vu aussi un rossignol tomber de la branche, après avoir chanté jusqu’à la mort, pour sa compagne, le cœur éclaté de mélodie ?...
Si je devais renaître sur la terre, je demanderais de renaître avec le génie de Mozart ou de Rossini, et avec la voix de Malibran, préférant leurs notes aux plus beaux vers, et la langue de l’infini à la langue des mots. Les hommes parlent, les anges chantent.