cxxxiiie entretien.
Littérature russe.
Ivan
Tourgueneff §
I §
Mais revenons aux chasseurs, ce chef-d’œuvre de Tourgueneff. C’est aussi l’impression de leur excellent traducteur M. de Lavau. Voici comment il le juge dans sa préface :
Le lecteur doit comprendre maintenant pourquoi j’ai pris la résolution de traduire les Récits d’un Chasseur ; il serait parfaitement inutile d’insister sur ce point. Cependant, je crois nécessaire d’observer que, connaissant la difficulté d’un travail de ce genre, je ne me serais peut-être point décidé à l’entreprendre si l’auteur lui-même ne m’y avait encouragé. Est-il besoin d’ajouter qu’au lieu de suivre le procédé un peu trop commode de M. Charrière, je me suis soumis de tout point aux devoirs qu’imposent les modestes fonctions de traducteur. On peut être assuré de ne trouver dans ces pages rien qui n’appartienne à l’auteur. Si j’y ai ajouté quoi que ce soit de ma façon, ce sont les fautes qui ont échappé à mon attention. Enfin, comme il aurait pu se rencontrer néanmoins de par le monde des esprits assez disposés à m’adresser les accusations que M. Charrière s’est volontairement attirées, j’ai prié l’auteur de revoir attentivement mon travail, et il s’est prêté à ma demande avec beaucoup d’obligeance ; il a même consenti à rétablir quelques passages qu’il avait cru devoir prudemment supprimer dans l’œuvre originale et qui, par un cachet particulier de vérité, ajoutent encore à l’effet qu’elle produit dans son ensemble.
La pensée qui a inspiré cette composition est digne d’éloges. Les Récits d’un Chasseur sont principalement destinés à nous dépeindre l’intéressante population qui, à la honte de notre siècle, est encore courbée en Russie sous le joug odieux du servage. On y rencontre bien quelques petits seigneurs campagnards ; mais ils se trouvent placés au second plan ; tout l’intérêt est concentré sur les hommes qui vivent dans leur dépendance. Chacun applaudira sans doute au courage de l’écrivain qui, sous le régime ombrageux alors dans toute sa vigueur1 en Russie, n’a pas craint de consacrer sa plume à une pareille entreprise. Avant lui, personne n’avait osé la tenter ; le monde au milieu duquel il nous introduit était une région inconnue pour la littérature russe.
Quoiqu’on puisse considérer les Récits d’un Chasseur comme un éloquent plaidoyer en faveur de l’affranchissement des serfs, l’auteur n’a nullement cherché à donner une idée favorable du paysan russe. Gardons-nous de le supposer ; il n’a point dissimulé les défauts de son modèle. Les portraits qui composent ce volume sont d’une ressemblance parfaite, et aucun des nombreux imitateurs que M. Tourgueneff compte actuellement en Russie ne peut, à cet égard, lui être comparé. Si une lecture attentive des Récits d’un Chasseur inspire une profonde aversion pour les droits dont disposent les seigneurs russes, ce n’est point M. Tourgueneff qu’il faut en accuser ; il s’est borné à retracer consciencieusement les scènes et les traits de mœurs populaires qu’il a recueillis en parcourant, le fusil sur l’épaule, les différentes provinces de l’empire. En un mot, il n’y a rien de romanesque dans ces pages ; ce sont des études sérieuses et impartiales qui nous initient fidèlement aux habitudes et au caractère du peuple. En les méditant, on arrive à connaître le paysan russe aussi parfaitement que si on avait passé sa vie dans le pays.
Mais tout en s’imposant pour règle de demeurer constamment fidèle à la vérité, l’auteur n’en a pas moins distribué avec beaucoup d’art les remarques et les souvenirs qu’il a réunis dans ce volume. L’analyse psychologique n’étant point son fait, et, pour mon compte, je ne m’en plaindrai pas, les nombreuses observations qui remplissent les Récits d’un Chasseur portent principalement sur l’état social, les mœurs et l’extérieur des paysans russes ; l’auteur nous fait rarement pénétrer dans les replis de leur conscience. C’est en retraçant les habitudes et les actions de ses personnages qu’il nous donne ordinairement la mesure des sentiments et des désirs qui les animent. Le procédé n’est pas nouveau assurément, surtout en Russie ; il y est très répandu, depuis Gogol, dans la littérature ; mais je crois vraiment qu’en ce genre, M. Tourgueneff n’a point de rivaux, même parmi nous. Rien n’égale l’éloquence de son mutisme ; un regard, un soupir, le moindre geste en disent plus sous sa plume que toutes les analyses. On sait que l’écueil ordinaire des écrivains qui marchent dans cette voie est la monotonie et la vulgarité, M. Tourgueneff a su l’éviter, et cela sans beaucoup d’efforts ; il en a été préservé par la nature de son sujet, le paysan russe étant encore essentiellement poétique, et probablement aussi par l’heureuse disposition de son esprit, qui aime avant tout la distinction sans pousser jusqu’à la recherche. Mais où il excelle surtout, c’est dans la description pittoresque du pays ; il sait rendre avec une merveilleuse exactitude les mouvements les plus imperceptibles, et jusqu’aux traits fugitifs qui caractérisent inopinément la physionomie mobile et expressive de la nature. Rien ne l’arrête ; il nous dépeint, avec une précision vraiment surprenante, le frémissement de la forêt, le murmure lointain d’une cascade, la couleur et la forme changeante des nuages, le jeu d’un rayon de soleil qui éclaire subitement la plaine ; et comme la nature est toujours attrayante, tous ces détails, loin de lasser l’attention du lecteur, ont un charme infini. On a beaucoup écrit dernièrement contre la direction littéraire que l’auteur a suivie dans cet ouvrage. Après avoir lu les Récits d’un Chasseur, on demeure convaincu qu’elle ne saurait être vraiment funeste qu’à la médiocrité.
Quant à passer en revue les diverses pièces de ce recueil, je ne le crois point nécessaire : le lecteur saura fort bien, sans mon secours, distinguer celles qui sont les plus dignes de fixer son attention. Cependant, aux personnes qui voudraient se borner à feuilleter le volume, il est bon d’indiquer les nouvelles qui caractérisent le mieux le paysan russe. La triste et humiliante situation où il se trouve est admirablement dépeinte dans trois récits : le Bourgmestre, Lgove et les Deux Propriétaires. Le premier surtout mérite d’être remarqué ; l’auteur y montre des paysans vivant sous une double oppression ; on les voit aux prises avec un intendant hypocrite et brutal, comme il y en a tant en Russie, et un de ces propriétaires qui, sous les formes d’un homme du monde, cachent l’insensibilité et l’égoïsme calculateur du commerçant le plus madré. Sans doute, il existe un petit nombre de seigneurs qui ne rappellent en rien cet odieux et ridicule personnage, et l’auteur en dépeint loyalement plusieurs dans ses récits, mais, ce ne sont là que des accidents heureux, comme on l’a dit du pouvoir. On est surpris d’apprendre, en lisant les deux autres études, à quel point sont souvent poussées en Russie, d’une part la tyrannie des seigneurs, et de l’autre la bassesse que la servitude impose aux hommes qui les approchent. Mais il ne faut point croire que tous les paysans russes soient dans cet état de dégradation ; ils se relèvent au plus léger souffle de liberté, comme l’herbe flétrie que frappe un rayon de soleil. Prenons les hommes que l’auteur nous montre dans la nouvelle intitulée Kor et Kalinitch : ils ne le cèdent assurément pas, pour l’intelligence et la dignité, aux paysans des pays les plus éclairés, et l’emportent sur eux à beaucoup d’autres égards. Les sentiments qui nous attachent au foyer domestique et qui en éloignent le plus sûrement les inquiétudes et les désirs, sources ordinaires des révolutions, règnent encore généralement sous l’humble toit du paysan russe, le sentiment religieux surtout : pour en demeurer convaincu, il faut suivre attentivement les discours de Kaciane : on entendra sortir de la bouche d’un pauvre serf des paroles qui accusent une inspiration puissante et dont la forme a quelque chose de biblique. L’homme qui parle ainsi n’est point une exception ; les pensées qu’il exprime sont communes à presque tous les sectaires russes, et le nombre de ceux-ci est très-considérable. Mais au sentiment religieux qui le soutient et le guide dans sa pénible carrière le paysan russe joint un tour d’esprit gracieux et poétique ; les pages charmantes intitulées la Prairie semblent avoir pour objet principal de mettre en évidence cette disposition naturelle. L’auteur s’est plu à y exposer avec détail une partie des idées superstitieuses qui, en Russie, peuplent encore l’imagination du paysan. C’est dans cette nouvelle que le talent descriptif dont nous avons parlé plus haut est surtout frappant : M. Tourgueneff nous promène longuement au milieu d’une de ces plaines immenses qui se trouvent au centre de la Russie, et on le suit sans éprouver la moindre fatigue. Enfin, personne n’ignore que le paysan russe se fait remarquer aussi par une véritable passion pour la musique. Ce dernier trait de caractère a fourni à l’auteur une de ses meilleures études ; elle est intitulée les Chanteurs, et, ainsi que son titre l’indique, nous y assistons à un concert champêtre qui est plein d’intérêt.
Après avoir parcouru les pièces que je viens d’indiquer, le lecteur ne saurait se refuser sans doute à reconnaître le talent de M. Tourgueneff ; mais il aurait une idée encore fort incomplète du peuple russe ; car, dans presque toutes ces études, l’auteur ne s’est attaché à présenter son sujet que par les côtés qui lui sont les plus propres à éveiller notre sympathie. Le paysan russe en offre d’autres qui attiédissent un peu ce sentiment. On rencontre souvent dans les villages des hommes que la Providence semble tenir en réserve pour châtier un jour les partisans obstinés du servage : tels sont, entre autres, deux paysans avec lesquels nous faisons connaissance dès le début du livre dans les pièces intitulées : Birouk et Jermolaï et la Meunière. Dans la première, l’homme sombre et impitoyable que l’auteur nous dépeint est esquissé rapidement, mais le fantasque personnage qui figure dans la seconde est étudié avec beaucoup de soin. Parmi les traits qui le distinguent, il en est un malheureusement général chez le peuple russe ; c’est un dédain, un mépris pour les femmes qui rend le sort de celles-ci des plus tristes. Cela ne doit point nous surprendre ; il faut au contraire s’étonner que l’oppression et la misère n’aient point communiqué au paysan russe une plus grande sauvagerie ; il le doit sans doute aux croyances que le christianisme a développées dans son esprit inculte.
Mais je m’arrête, car il faudrait citer presque toutes les pièces de ce recueil : il n’en est pas une qui ne soit à la fois instructive et intéressante. On doit encore à l’auteur quelques autres nouvelles et plusieurs pièces de théâtre qui ont été accueillies avec faveur ; mais les Récits d’un Chasseur sont toujours le plus beau fleuron de sa couronne littéraire, et jusqu’à présent, je le répète, aucun écrivain n’a dépeint le paysan russe avec plus de talent et de vérité.
H. Delaveau.
II §
C’est surtout le portrait du paysan russe avant cette année où la courageuse initiative de l’Empereur actuel a généreusement élevé au rang de citoyens et de propriétaires libres, sept à huit millions de serfs qui lui doivent tout ce qui constitue la vie civile. Cette époque est une des grandes époques de la vie du peuple russe et de l’humanité tout entière. Le moule de la servitude a été brisé, non par les esclaves, mais par le maître des esclaves. Et aucune des révolutions tant prédites par les seigneurs ne s’en est suivie. Dieu a secondé l’empereur dans son magnanime dessein, et la Russie est régénérée. C’est cette force providentielle et divine qui vient en aide aux bons sentiments des princes assez justes pour vouloir la justice, assez audacieux pour oser la faire, qui a préservé des catastrophes prédites l’immense empire de Russie. L’empereur a été applaudi par son peuple et assisté de Dieu.
L’Europe a été injuste un moment pour lui et l’a accablé d’injures à cause de l’insurrection polonaise, malheureusement coïncidant avec l’émancipation du paysan russe. La Pologne, ce théâtre habituel de toutes les déclamations contre les Russes, avait des droits légitimes à revendiquer de trois puissances, la Russie, l’Autriche et la Prusse. Mais elle a mal choisi son heure et sa forme. Elle a dit à l’Europe : Faites-moi libre, et elle a oublié que c’est elle-même qui s’est abdiquée à l’époque de ses trois partages. Toutes les fois qu’un droit ou un rêve de liberté traverse la pensée morte d’une nation démembrée et ensevelie, elle ne doit attendre la résurrection que d’elle-même. Elle a le droit de revivre comme tout ce qui a été enseveli avant la mort, mais elle n’a pas le droit de disposer des enfants, des biens et du sang de la France, pour tenter après soixante et dix ans une résurrection courte et impossible. Ses longues anarchies sont punies par sa longue servitude. Il faut sympathiser avec ses malheurs, mais si l’on veut conserver sa pitié, il ne faut pas lire son histoire.
À cinquante verstes2 environ de ma campagne habite un jeune propriétaire de ma connaissance, Arcadi Pavlitch Pénotchkine. Il y a beaucoup de gibier sur ses terres, sa maison est construite sur les plans d’un architecte français, ses gens sont habillés à l’anglaise, il a une table excellente, il accueille ses hôtes avec affabilité, et néanmoins on ne se sent nullement porté à lui rendre visite. C’est un homme positif et judicieux ; il a reçu, selon l’usage, une éducation excellente, il a servi dans l’armée, il s’est frotté au grand monde, et maintenant il s’applique avec succès à l’administration de ses domaines. Arcadi Pavlitch est, comme il le dit lui-même, sévère mais juste ; il se préoccupe beaucoup du sort de ses serfs, et ne les punit que pour leur bien. « Ils demandent à être traités comme des enfants », — dit-il à ce propos ; — « l’ignorance, mon cher, il faut prendre cela en considération3. » Lorsqu’il se trouve dans la triste nécessité en question, aucun signe d’emportement ne trahit les sentiments qui l’agitent ; il n’aime point à élever la voix ; il donne un coup sec en portant le bras en avant et se borne à dire avec un calme parfait : — « Je te l’avais pourtant recommandé, mon cher. » Ou encore : — « Qu’est-ce qui te prend, mon ami ? Reviens à toi. » Mais en prononçant ces paroles, il serre un peu les dents et sa bouche se contracte. Arcadi Pavlitch est d’une taille moyenne, sa tournure est élégante, ses traits ne manquent point d’agrément, et il a un soin tout particulier de ses mains et de ses ongles ; ses joues et ses lèvres vermeilles respirent la santé, il rit avec éclat, de bon cœur, et sait au besoin imprimer à ses yeux clairs un clignotement gracieux qui ajoute encore à la séduction de ses prévenances. Il s’habille avec goût, achète des livres français, des gravures, et reçoit des journaux, quoique la lecture ait peu de charmes pour lui ; c’est avec beaucoup de peine qu’il a terminé celle du Juif-Errant. Mais au jeu il est d’une force supérieure. En un mot, Arcadi Pavlitch est l’un des seigneurs les plus accomplis, et un des promis les plus enviables de tout le gouvernement ; les femmes raffolent de lui et s’extasient particulièrement sur l’élégance de ses manières. Il est en outre extrêmement réservé, prudent comme un chat, et n’a jamais été mêlé à la moindre affaire compromettante ; cependant, à l’occasion il ne dédaigne point de se mettre en avant et même de contredire jusqu’à le décontenancer un homme timide. Il est ennemi déclaré de la mauvaise compagnie, et craint par-dessus tout de manquer aux convenances ; ce qui n’empêche pas que dans ses moments de bonne humeur il ne lui arrive de se poser en partisan d’Épicure ; mais il estime peu, toutefois, la philosophie ; il l’appelle la nourriture brumeuse des intelligences germaniques, et parfois même il la traite de fatras insipide. Il connaît la musique ; en jouant aux cartes, il chantonne souvent à demi-voix avec beaucoup d’expression ; il sait par cœur quelques passages de la Lucie et de la Somnambule mais il les prend ordinairement un peu trop haut. C’est à Pétersbourg qu’il passe les hivers. À la ville comme à la campagne sa maison est tenue avec un soin extrême : l’influence qu’il exerce à cet égard sur ses gens est si grande, que les cochers même la subissent ; non-seulement ils entretiennent avec soin les harnais et nettoient leurs propres vêtements, mais ils se débarbouillent. Il est vrai que tous ses dvorovi4 en général regardent un peu en dessous ; on ne saurait toutefois en tirer aucune conséquence, car il est presque impossible, comme chacun le sait, de distinguer, dans notre chère patrie, si c’est la rancune ou le sommeil qui altèrent les traits d’un serviteur. Arcadi Pavlitch parle d’une voix douce et flûtée : il a la prononciation lente et semble confier avec satisfaction à ses belles moustaches parfumées les paroles qu’il articule. Dans la conversation, il emploie à tout propos un grand nombre de termes français, comme par exemple : — Mais c’est impayable ! — Mais comment donc ! etc. — Quoi qu’il en soit, on n’aime pas, je le répète, à lui rendre visite, et pour ma part c’est presque à contre-cœur que je le fais ; il est même probable que si ce n’étaient ses perdrix et ses coqs de bruyère, j’aurais entièrement cessé toute relation avec lui. Je ne sais quelle inquiétude étrange on ressent lorsqu’on entre dans sa maison ; toutes les commodités que l’on y trouve sont dépouillées d’agrément. Lorsque le soir un domestique frisé et revêtu d’une livrée bleu-clair avec des boutons armoriés se présente devant vous et se met avec un zèle extrême en devoir de tirer vos bottes, vous sentez que si, au lieu de sa pâle et maigre figure, apparaissaient tout à coup à vos yeux les larges pommettes et le nez épaté d’un jeune rustre que son maître a enlevé depuis peu à la charrue, mais qui a déjà eu le temps de découdre en plus de dix endroits les coutures du kaftane5 de nankin qu’on vient de lui faire endosser, — ce changement vous causerait un indicible plaisir, et que vous vous exposeriez très-volontiers au danger d’avoir vos pieds mis en sang par la maladresse de ce valet improvisé.
Quel que fût mon éloignement pour Arcadi Pavlitch, il m’arriva une fois de passer la nuit chez lui. Le lendemain, dès l’aube du jour, je donnai ordre d’atteler ma calèche, mais il ne voulut pas me laisser partir sans m’avoir fait déjeuner à l’anglaise, et me conduisit dans son cabinet. On nous apporta du thé, des côtelettes, des œufs à la coque, du beurre, du miel, du fromage, etc. Deux valets de chambre, dont les gants étaient d’une blancheur irréprochable, nous servaient en silence, mais avec une adresse et une prévenance extrêmes ; ils devinaient nos moindres désirs. Nous étions assis sur un divan, à la mode persane ; Arcadi Pavlitch portait un long pantalon de soie, une jaquette de velours noir, un fez élégant auquel pendait un gland bleu foncé, et ses pantoufles jaunes à la chinoise étaient sans talons. Il buvait du thé, il riait, examinait ses ongles, fumait, s’appuyait nonchalamment sur les coussins dont il était entouré et paraissait à tous égards dans les meilleures dispositions. Après avoir mangé d’un bon appétit et avec une évidente satisfaction, il se versa un verre de vin rouge et l’approcha de ses lèvres ; mais sa figure se rembrunit presque aussitôt.
— Pourquoi le vin n’est-il pas réchauffé ? demanda-t-il d’un ton assez brusque à l’un des valets de chambre.
Celui-ci se troubla, s’arrêta comme s’il eût été soudainement pétrifié, et pâlit.
— Il me semble que je t’adresse une question, mon ami ? ajouta Arcadi Pavlitch avec calme, et il le regarda fixement.
Le malheureux valet de chambre s’agita, mais sans changer de place, tordit machinalement entre ses doigts la serviette qu’il tenait, et ne souffla pas un mot.
Arcadi Pavlitch baissa la tête, jeta un regard oblique sur le coupable et parut réfléchir.
— Pardon, mon cher, me dit-il bientôt avec un sourire gracieux et en appuyant amicalement la main sur mon genou ; puis, il porta de nouveau les yeux sur le valet de chambre. — Eh bien ! va-t’en ; — lui dit-il, après un instant de silence, et ayant repris sa physionomie habituelle, il sonna.
Un homme trapu, au teint basané, aux cheveux noirs et dont le front déprimé et les yeux noyés dans la graisse, se présenta devant nous.
— Qu’on prenne les dispositions nécessaires.… relativement à Théodore, dit Arcadi Pavlitch, à demi-voix et d’un air parfaitement dégagé.
— Vous allez être obéi, répondit le gros homme, et il disparut.
— Voilà, mon cher, les désagréments de la campagne, remarqua gaiement Arcadi Pavlitch ; mais où allez-vous ? Restez donc encore un peu.
— Non, répliquai-je, il est temps que je parte.
— Toujours à la chasse ! Ah ! les chasseurs sont vraiment terribles ! Mais de quel côté allez-vous maintenant ?
— À quarante verstes d’ici, à Rébova.
— À Rébova ? Ah ! mais dans ce cas je vais partir avec vous. Rébova n’est qu’à cinq verstes de ma campagne de Chipilofka, où je n’ai pas été depuis fort longtemps ; il m’a été impossible de trouver un instant pour cela. Mais voilà qui se rencontre à merveille. Vous passerez la journée à chasser et reviendrez le soir chez moi. Ce sera charmant ; je prendrai un cuisinier, nous souperons ensemble et vous coucherez à Chipilofka. C’est cela ! c’est cela ! ajouta-t-il, sans attendre une réponse. C’est arrangé. Eh ! qui est là ? Qu’on attelle la calèche, et promptement. Vous n’avez jamais été à Chipilofka ? Je me serais fait un scrupule de vous inviter à y passer la nuit dans la maison de mon bourgmestre, où je m’établis d’habitude, mais je sais que vous n’êtes pas difficile, et d’ailleurs à Rébova vous auriez également couché dans une grange sur du foin. Partons ! partons ! Et Arcadi Pavlitch entonna je ne sais quelle romance française.
— Vous ne le savez peut-être pas, reprit-il en se dandinant, mes paysans de Chipilofka sont à l’abrok6 : que faire ? Au reste, ils me payent très-exactement. Il y a longtemps, je l’avoue, que je les aurais mis à la corvée, mais le village a trop peu de terres pour cela. Je suis même étonné qu’ils puissent nouer les deux bouts ensemble ; au reste, c’est leur affaire. J’ai là-bas un bourgmestre qui est un fameux gaillard ! une forte tête. C’est vraiment un homme d’administration ; vous pourrez vous en convaincre. Ah ! vraiment, cela se trouve fort à propos.
Il n’y avait rien à faire. Au lieu de partir tout de suite, nous ne nous mîmes en route qu’à deux heures de l’après-midi. Les chasseurs comprendront mon désappointement. Arcadi Pavlitch aimait parfois, comme il le disait lui-même, à se dorloter. Il prit en conséquence une telle quantité de linge, de vêtements, de parfums, de coussins et de nécessaires de toute espèce, qu’un Allemand économe en aurait eu très-certainement pour plus d’un an. À chaque descente, il adressait une allocution peu étendue, mais fort énergique, à son cocher, d’où je me crus autorisé à conclure que mon cher voisin était un grand poltron. Le voyage s’accomplit du reste fort heureusement ; le seul accident qui arriva n’eut point de suites fâcheuses. Une des roues de derrière de la téléga7 qui portait le cuisinier s’étant enfoncée dans un pont nouvellement réparé, ce personnage important eut l’abdomen légèrement comprimé. Lorsqu’Arcadi Pavlitch vit le danger que courait le Carême domestique, il s’effraya tout de bon et envoya savoir s’il ne s’était point blessé à la main ; mais la réponse qu’on lui apporta l’ayant complétement rassuré à cet égard, il reprit son calme habituel. Nous allions assez lentement, et vers la fin de notre expédition j’éprouvais une fatigue extrême ; j’étais assis à côté d’Arcadi Pavlitch, et au bout d’une heure de conversation il s’était mis à faire du libéralisme, faute de mieux.
Nous arrivâmes enfin à Chipilofka, et non pas à Rébova ; le cocher ne savait comment cela se faisait. Mais il était déjà beaucoup trop tard pour chasser ce jour-là, et je me décidai bon gré, mal gré, à subir mon sort avec résignation.
Le cuisinier, qui était arrivé quelques minutes avant nous, avait eu le temps de prendre toutes ses dispositions et de prévenir de notre arrivée les personnes qu’elle pouvait intéresser. À l’entrée du village, nous trouvâmes le starosta8 (le fils du bourgmestre) ; c’était un robuste paysan, aux cheveux roux et d’une taille gigantesque ; il nous attendait à cheval, chapeau bas, et portait un armiak9 neuf, sans ceinture.
— Où est donc Safrone ? lui demanda Arcadi Pavlitch.
L’énorme starosta commença par sauter à terre, et ayant salué profondément son maître, il lui dit : — Bonjour, mon père Arcadi Pavlitch ; puis, s’étant redressé de tout son haut, et ayant rejeté ses cheveux en arrière par un mouvement de tête, il ajouta que Safrone était allé à Pétrova, mais qu’on l’avait envoyé chercher.
— Eh bien ! suis-nous, lui dit Arcadi Pavlitch ; et nous repartîmes.
Le starosta tira son cheval vers l’un des bas-côtés de la route, par respect pour nous, se hissa sur son dos et se mit à suivre la calèche au grand trot, mais en tenant toujours son chapeau à la main. En traversant le village, nous rencontrâmes plusieurs paysans dans des téléga vides ; leurs jambes pendaient hors de ces rustiques équipages, dont les cahots les faisaient sauter en l’air à tout moment ; ils revenaient du travail et chantaient à tue-tête. Mais dès qu’ils eurent aperçu notre calèche et le starosta, ils se turent, ôtèrent leurs bonnets fourrés (on était cependant au cœur de l’été) et se levèrent comme s’ils attendaient des ordres. Arcadi Pavlitch leur accorda, en passant, un signe de tête plein de dignité. Une agitation inaccoutumée se répandit bientôt dans tout le village. Les paysannes en jupes rayées jetaient des bâtons aux chiens trop zélés ou assez peu perspicaces pour nous accueillir par des aboiements. Un vieillard boiteux dont la barbe blanche montait presque jusqu’aux yeux arracha précipitamment d’un abreuvoir le cheval qu’il venait d’y amener, et qui n’avait pas encore achevé de boire, et, lui ayant donné, sans le moindre motif, un grand coup de pied dans le côté, il nous salua. Des enfants en longues chemises10 s’éloignaient à notre approche avec des hurlements, se couchaient à plat ventre sur le seuil des portes, baissaient la tête, levaient les pieds en l’air et se trouvaient très-expéditivement transportés de cette manière au fond des sénis11 obscurs de leurs demeures respectives, qu’ils ne quittaient plus. Les poules mêmes prenaient le trot et allaient se réfugier dans les cours. Un coq au poitrail noir et luisant comme un gilet de satin, et dont la queue écarlate flottait fièrement au vent, était le seul être animé qui avait eu l’audace de rester sur la route à notre approche, et il s’apprêtait même à chanter, lorsque tout à coup il se troubla et prit la fuite à son tour.
La maison du bourgmestre était située à l’écart, au milieu d’un enclos semé de chanvre qui était alors en pleine croissance. La calèche s’arrêta devant la porte. M. Pénotchkine se leva, fit tomber, par un mouvement fort pittoresque, le manteau qui était jeté sur ses épaules, et mit pied à terre en promenant autour de lui un regard plein de bienveillance. La femme du bourgmestre s’avança vers nous avec force salutations et approcha ses lèvres de la main seigneuriale. Arcadi Pavlitch lui laissa le temps de la couvrir de baisers et monta l’escalier. Au fond de la première pièce se tenait blottie, dans un coin obscur, la femme du starosta : elle salua le maître, mais n’osa point lui baiser la main. Dans la chambre froide12 qui se trouvait à droite de celle où nous étions entrés, deux autres paysannes étaient occupées à disposer le local en toute hâte ; elles en tiraient une foule de vieilleries, des cruches vides, des touloupes13 dont la peau était durcie à force d’usage, des pots à beurre, un berceau rempli de chiffons de toute couleur, et contenant un enfant à la mamelle : elles balayaient avec les paquets de branches dont on se sert au bain14 les ordures qui couvraient le plancher… Arcadi Pavlitch les chassa et alla s’établir sur le banc près des images15. Les cochers commencèrent à apporter des malles, des cassettes et d’autres objets, en s’efforçant de faire le moins de bruit possible avec leurs épaisses chaussures.
Pendant ce temps Arcadi Pavlitch interrogeait le starosta sur l’état des semailles, et sur quelques autres sujets qui se rapportaient à l’économie agricole. Les réponses du starosta étaient satisfaisantes, mais il avait un air gauche et embarrassé : on eût dit qu’il agrafait son kaftane au cœur de l’hiver avec des doigts glacés par la gelée. Il se tenait près de la porte et tournait continuellement la tête comme s’il s’attendait à quelque danger : il se préoccupait beaucoup aussi des allées et venues incessantes du valet de chambre. Quoiqu’il me masquât presque entièrement la porte, j’aperçus derrière lui, dans la première pièce, la femme du bourgmestre qui donnait en silence une bourrée de coups de poing à je ne sais quelle autre paysanne. Mais un bruit de roues se fit entendre, et une téléga s’arrêta devant la maison ; le bourgmestre fit son entrée dans la chambre.
Cet homme d’administration, comme l’appelait Arcadi Pavlitch, était de petite taille ; mais il avait les épaules larges, et quoiqu’il eût les cheveux gris, il était encore robuste : il avait le nez rouge, de petits yeux d’un bleu gris, et une barbe en éventail. Je crois nécessaire de faire à ce propos la remarque suivante : depuis que la Russie existe, tous ceux qui s’y sont enrichis ont une barbe démesurée. Un paysan de votre connaissance a une barbe peu fournie et effilée ; vous le rencontrez un beau jour et remarquez avec stupéfaction que sa figure est entourée d’une véritable auréole ; d’où lui vient cet ornement ? Le bourgmestre avait, à ce qu’il paraît, fait bonne chère à Pétrova ; il exhalait une odeur d’eau-de-vie assez prononcée, et sa figure était passablement avinée.
— Ah ! vous qui êtes nos pères, nos bienfaiteurs, — commença-t-il à crier d’une voix haute et traînante, et en donnant à sa physionomie une expression d’attendrissement si vif qu’il semblait au moment de verser un torrent de larmes, — vous avez donc daigné venir nous visiter ! Votre petite main, mon père, votre main chérie, — ajouta-t-il en tendant les lèvres avec ardeur. Arcadi Pavlitch s’empressa de satisfaire à cette preuve d’attachement.
— Eh bien ! père Safrone, comment vont les affaires ? — demanda-t-il ensuite au bourgmestre d’un ton presque caressant.
— Ah ! père, — reprit celui-ci, — comment pourraient-elles aller mal ? N’êtes-vous pas nos pères, nos bienfaiteurs ? Vous avez daigné honorer notre pauvre village de votre présence ; vous nous avez comblés par là de bonheur pour le reste de nos jours. Dieu soit loué ! Arcadi Pavlitch ; Dieu soit loué ! tout va bien, grâce à vos bienfaits.
Le lendemain les deux étrangers suivent le starosta, ou l’intendant dans l’examen de la propriété et sont témoins de l’arbitraire et de l’iniquité du bourgmestre ; il y a de quoi pleurer sur le sort asservi des paysans. Mais passons ; tout cela est changé pour le paysan devenu libre. Et l’empereur s’occupait d’émanciper également le paysan polonais quand l’insurrection est venue changer la question et transformer la réforme en insurrection. La Russie et la Pologne en sont là.
III §
Un soir, Jermolaï et moi, nous partîmes pour chasser à l’affût. Mais il est fort possible que le lecteur ne sache point ce que ce terme signifie. Je vais le lui expliquer en peu de mots.
Un quart d’heure environ avant le coucher du soleil, au printemps, vous entrez dans un bois, sans chien et le fusil sur l’épaule. Ayant fait choix d’un emplacement convenable, sur le bord d’une clairière, vous vous y arrêtez ; ainsi posté, vous promenez vos regards de tous côtés, vous examinez vos capsules, et de temps en temps vous échangez un signe d’intelligence avec votre compagnon. Un quart d’heure se passe. Le soleil est déjà couché, mais il ne fait pas encore sombre dans le bois ; l’air y est pur et transparent ; les oiseaux gazouillent à l’envi autour de vous ; l’herbe naissante étincelle gaiement des reflets de l’émeraude… Vous attendez. Le jour commence à baisser rapidement ; les feux rougeâtres qui embrasent l’horizon effleurent d’abord les racines et le tronc des arbres ; puis, montant peu à peu, ils en colorent les branches les plus basses, chargées de bourgeons à peine éclos, et gagnent enfin leurs cimes immobiles, qui semblent assoupies. Mais celles-ci s’éteignent à leur tour ; le ciel jusqu’alors empourpré bleuit de plus en plus. L’air s’imprègne des suaves parfums que les bois exhalent à cette heure du jour ; un souffle humide et à peine sensible s’élève par moments et vient mourir près de vous dans les branches. Les oiseaux s’endorment successivement et par espèces ; ce sont les pinsons qui se taisent les premiers ; quelques instants après, les fauvettes ; puis, les épeiches… L’obscurité continue à augmenter ; les arbres se transforment à vos yeux en masses confuses et gigantesques ; quelques étoiles scintillent timidement à la voûte du ciel..… la plupart des oiseaux reposent. Les rouges-queues et les jeunes pies sont les seuls qui sifflent encore par moments ; mais ils se taisent à leur tour. Le petit chant sonore du pouillot se fait entendre une dernière fois au-dessus de votre tête ; le cri plaintif du loriot lui a répondu dans le lointain ; au fond du bois, un rossignol vient de lancer rapidement sa première note ; l’impatience vous dévore. Tout à coup…, mais un chasseur seul pourra me répondre, au milieu du profond silence qui règne depuis quelques instants, s’élève un bruit tout particulier : c’est celui de deux ailes qui s’agitent rapidement en mesure, et une bécasse des bois, au long bec gracieusement incliné, se détache sur le feuillage foncé d’un bouleau et se dirige lentement vers nous.
Voilà ce qu’il faut entendre par chasse à l’affût. Ainsi donc, je me mis en route avec Jermolaï pour aller à la chasse. Mais j’oubliais une chose importante ; il faut encore, cher lecteur, que je vous fasse faire connaissance avec mon compagnon.
Tourgueneff avait pris pour compagnon un chasseur, paysan des environs, véritable aventurier des forêts. Ils partent ensemble, ils arrivent à la tombée de la nuit près du moulin où l’on refuse d’abord de les recevoir. À la fin le meunier entr’ouvre sa porte, il les engage à aller passer la nuit dans un hangar à quelque distance, leur fait allumer du feu et leur envoie sa femme pour veiller à leurs besoins. Il reconnaît dans la meunière malade de la poitrine une certaine Anina, jeune femme, d’une classe et d’une éducation supérieures aux paysans et qui servait à Pétersbourg chez un de ses amis M. Zverkoff.
M. Zverkoff lui avait un jour raconté ce qu’il appelait l’atroce ingratitude d’Anina. La voici.
C’est M. Zverkoff qui parle :
— M. Zverkoff commença en ces termes : — Vous n’êtes pas sans savoir quelle femme j’ai le bonheur de posséder ; je crois qu’il est impossible de trouver une meilleure personne ; vous en conviendrez vous-même. Il n’y a certainement pas d’existence plus heureuse que celle des femmes de chambre de ma femme ; c’est une véritable béatitude. Mais madame Zverkoff s’est donné pour règle de ne point avoir à son service de femme de chambre mariée ; et, en effet, cela ne vaut rien. Viennent les enfants, et ceci et cela ; — comment, je vous le demande, une femme de chambre mariée pourrait-elle remplir son devoir et se conformer à toutes les habitudes de sa maîtresse ? ce n’est plus cela du tout ; elle a tout autre chose en tête. Il faut en général, lorsqu’on raisonne, ne point perdre de vue la nature humaine. Ainsi, par exemple, un jour, en traversant un de nos villages, il y a bien de cela, … comment vous dirai-je sans mentir ?… une quinzaine d’années, nous remarquâmes, ma femme et moi, la fille du starosta ; c’était une charmante enfant ; elle avait même un je ne sais quoi, vous me comprenez, quelque chose de très-prévenant dans les manières. Ma femme me dit aussitôt : — Coco, c’est-à-dire vous comprenez : elle m’appelle ainsi ; prenons cette petite fille à Pétersbourg ; elle me plaît. — Prenons-la, — lui répondis-je ; je ne demande pas mieux. — Le starosta tombe, bien entendu, à nos pieds ; il ne pouvait pas s’attendre, vous comprenez, à un pareil bonheur. Quant à la petite, elle se mit naturellement à pleurer, par bêtise… Au commencement, ce n’est pas l’embarras, la chose peut paraître un peu dure, j’en conviens ; la maison paternelle… en général… il n’y a là rien d’extraordinaire. Je n’en persisterai pas moins à dire qu’il faut juger humainement des choses. Cependant la petite s’habitua bientôt à nous ; on la mit d’abord dans la chambre des femmes de service pour l’y instruire, comme il convient. Mais ce qui vous surprendra sans doute, c’est qu’elle fit des progrès étonnants ; ma femme la prit tout bonnement en adoration et daigna enfin l’attacher de préférence à toute autre, remarquez-le bien, … à sa propre personne. Et, pour être juste, je dois dire que… jamais elle n’avait encore eu de meilleure femme de chambre ; c’était une créature serviable, modeste, soumise, — en un mot, elle avait toutes les qualités qu’on peut souhaiter. Mais aussi il fallait voir à quel point ma femme la gâtait : elle poussait même à cet égard les choses beaucoup trop loin : elle l’habillait on ne peut mieux, la nourrissait de notre desserte, lui faisait porter du thé ; enfin, elle lui donnait tout au monde. C’est ainsi qu’elle vécut une dizaine d’années près de ma femme. Mais un beau jour, figurez-vous que je vois entrer Arina (c’était le nom de cette fille) dans mon cabinet, sans m’en avoir fait demander la permission. Arrivée devant moi, elle se jette à mes pieds. C’est, je vous l’avoue très-franchement, une habitude que je ne puis pas souffrir. Un être humain ne doit jamais manquer à sa propre dignité ; convenez-en ! — Que me veux-tu ? — demandai-je à Arina. — Mon père Alexandre Silitche, je viens vous supplier de m’accorder une grâce. — Laquelle ? — Permettez-moi de me marier. — Cette demande me surprit étrangement, je l’avoue. — Mais tu sais bien, petite sotte, — lui répondis-je, — que ta maîtresse n’a point d’autre femme de chambre ? — Je continuerai à la servir, comme d’ordinaire. — Allons donc ! allons donc ! ta maîtresse ne veut pas avoir de femme de chambre mariée. — Malania peut me remplacer. — Je te prie de ne pas raisonner. — Qu’il en soit comme vous voudrez… Moi, je vous le déclare, j’étais stupéfait. Je suis organisé de telle sorte que… rien ne m’indigne plus, j’ose le dire, que l’ingratitude… Je n’ai pas besoin de vous le répéter, vous connaissez ma femme ; c’est un ange sous forme humaine ; elle est d’une bonté inexprimable. Le plus grand des scélérats aurait bien certainement des égards pour elle. Je chassai Arina, et je supposais qu’avec le temps elle reviendrait à de meilleurs sentiments ; il me répugne, vous savez, de croire au mal et à la noire ingratitude du cœur humain. Mais que pensez-vous ? six mois après, je la vois arriver de nouveau vers moi avec la même prière. Cette fois, je le reconnais, je la chassai avec indignation ; je la menaçai et lui dis même que j’en instruirais ma femme. J’étais tout bouleversé ; mais figurez-vous mon étonnement ; quelque temps après, ma femme accourt à moi tout en larmes et si agitée que j’en fus effrayé. — Qu’est-il arrivé ? — Arina, … — me dit-elle, vous comprenez, … je rougis de vous le raconter. — Est-il possible ? mais avec qui donc ? — Pétrouchka le laquais. — Cette nouvelle me mit tout à fait hors de moi. Je suis ainsi fait, … je n’aime pas les demi-mesures… Pétrouchka n’était pas coupable ; j’aurais pu le punir ; … mais suivant moi, il n’était pas coupable. Quant à Arina… qu’ajouter à cela ? Il n’y a vraiment rien à dire ; j’ordonnai naturellement qu’on lui coupât les cheveux16, qu’on l’habillât de zatrapés17 et qu’on l’expédiât immédiatement à la campagne. Ma femme y perdit, il est vrai, une excellente femme de chambre, mais il n’y avait rien à faire ; il est impossible cependant de tolérer des désordres pareils dans une maison ; il vaut mieux couper tout de suite les membres malades. Eh bien, maintenant, jugez-en vous-même ; vous connaissez ma femme ; c’est, comme je vous l’ai déjà dit, un ange !… elle s’était attachée à Arina, … et Arina, qui la servait, n’a pas eu assez de conscience pour… Ah ! vraiment, il faut en convenir… Mais à quoi bon s’étendre là-dessus ? dans tous les cas, il n’y avait rien à faire. Cette preuve d’insensibilité m’a personnellement affecté et blessé au dernier point. Vous avez beau dire, — le cœur, les sentiments… non ! ne leur en demandez pas ! Nourrissez un loup aussi bien que vous voudrez, il aura toujours les regards tournés vers la forêt… C’est une leçon… Mais je voulais seulement vous prouver…
Et ici M. Zverkoff détourna la tête et s’enveloppa chaudement dans son manteau, en comprimant avec courage l’émotion qui l’agitait.
Le lecteur doit comprendre maintenant pourquoi je regardais Arina avec tant d’intérêt.
— Y a-t-il longtemps que tu as épousé le meunier ? lui demandai-je.
— Deux ans.
— Mais comment cela ? Ton maître te l’a donc permis ?
— On m’a rachetée.
— Qui cela ?
— Savéli Alexéïevitch.
— Qui est-ce ?
— Mon mari. — Je remarquai qu’à ces mots Jermolaï avait comprimé un sourire. — Mon maître, continua Arina. Vous aurait-il parlé de moi ?
Je ne savais que lui répondre. — Arina ! — cria de loin le meunier ; celle-ci se leva et nous laissa seuls.
— Son mari est-il un brave homme ? demandai-je à Jermolaï.
— Il n’y a rien a en dire.
— Ont-ils des enfants ?
— Ils en avaient un, mais il est mort.
— Elle a donc plu au meunier ? Combien a-t-il donné pour l’affranchir ?
— Je n’en sais rien ; mais elle sait lire et écrire. Pour leur genre d’affaires, c’est une chose… comment dirai-je, qui peut être utile. Mais oui, du reste, il faut croire qu’Arina lui plaisait.
— Et toi, tu la connais depuis longtemps ?
— Depuis longtemps. J’allais autrefois chez ses maîtres. Leur bien n’est pas loin d’ici.
— Connaissais-tu le laquais Pétrouchka ?
— Pêtre Vassilitch ? Comment donc ?
— Où est-il maintenant ?
— On l’a fait soldat.
Nous restâmes un moment sans parler. — Elle paraît souffrante ? demandai-je à mon compagnon.
— Ah ! je le crois bien ! Mais je gage que demain l’affût sera bon. Vous feriez bien de dormir un peu.
Une bande de canards sauvages passa en sifflant sur nos têtes et nous l’entendîmes s’abattre non loin de nous sur la rivière. La nuit était noire et le froid commençait à se faire sentir. Le chant des rossignols retentissait au fond des bois. Nous nous enfonçâmes dans le foin et quelques instants après nous dormions l’un et l’autre d’un profond sommeil.
IV
Birouk18 §
Je revenais de la chasse seul, en drochki19 ; j’avais encore huit verstes à faire pour arriver chez moi ; ma bonne jument, trotteuse infatigable, courait fièrement sur la grande route poudreuse, et de temps en temps elle dressait les oreilles et jetait un hennissement étouffé ; mon chien, harassé de fatigue, suivait de près, et ne s’écartait point d’un pas : on eût dit qu’il était attaché aux roues. L’orage approchait. En face de moi, un nuage énorme et aux reflets lilas s’élevait au-dessus du bois ; des nuées grisâtres couraient rapidement à ma rencontre ; le feuillage des saules commençait à s’agiter en murmurant. La chaleur jusqu’alors étouffante tomba soudainement, et l’air devint froid et humide ; les ombres épaississaient de plus en plus. Je donnai un coup de rêne à mon cheval, descendis dans le ravin, traversai heureusement le lit d’un petit ruisseau qui était à sec, et dont les bords étaient garnis de broussailles, gravis la côte opposée, et entrai dans le bois. La route que j’avais prise traversait en serpentant un épais taillis de noisetiers, et l’obscurité y était déjà profonde ; j’avançais presque au hasard. Mon drochki heurtait à tout moment contre les racines noueuses des chênes centenaires et des tilleuls, et s’engageait dans les ornières profondes qu’avaient creusées les roues des charrettes ; mon cheval commençait à broncher. Un vent violent s’éleva tout à coup et s’engouffra dans le bois en mugissant, le bruit de quelques grosses gouttes d’eau se fit entendre dans le feuillage, un éclair sillonna le ciel et fut suivi de près par le roulement du tonnerre. La pluie tomba bientôt par torrents. Je ralentis ma course, et fus même bientôt obligé de m’arrêter : mon cheval enfonçait dans la boue et je n’y voyais plus à deux pas devant moi. Je parvins cependant à m’abriter tant bien que mal sous un épais buisson. Courbé en deux et la tête enfoncée dans mon manteau, j’attendais patiemment la fin de l’orage, lorsque à la lueur d’un éclair une forme élevée apparut à mes yeux sur la route, et comme je continuais à regarder de ce côté, elle se dressa devant moi, près du drochki, comme si elle sortait de terre.
— Qui es tu ? me demanda une voix retentissante.
— Et toi-même, qui es-tu ?
— Je suis le forestier.
Je lui dis mon nom.
— Ah ! je vous connais ! Vous allez à la maison ?
— Oui ; mais entends-tu l’orage ?
— Il est fort, me répondit l’apparition.
Mais au même instant un éclair blafard illumina la route, et je pus voir distinctement celui qui m’avait abordé ainsi ; cette lueur soudaine fut suivie presque immédiatement d’un violent coup de tonnerre, et la pluie redoubla.
— Ça ne finira pas de sitôt, reprit le forestier.
— Que faire ?
— Je vais, si vous voulez, vous conduire dans mon isba20, me dit le forestier d’un ton brusque.
— Tu me rendras service.
— Veuillez rester assis.
Le forestier s’approcha de mon cheval, et l’ayant pris par la bride, il le fit avancer. Nous nous mîmes en route. Je me cramponnai au coussin du drochki qui se balançait comme le fait un bateau sur une mer houleuse, et appelai mon chien. Ma pauvre jument s’enfonçait dans la boue, glissait et bronchait à tout moment ; le forestier marchait en tête, tantôt à droite, tantôt à gauche du brancard, et s’avançait dans l’ombre comme un spectre. Après m’avoir fait traverser ainsi une partie du bois, mon conducteur s’arrêta.
— Nous voici chez moi, maître, me dit-il avec calme.
Le kalitka cria sur ses gonds, et des petits chiens se mirent à aboyer en chœur dans la cour. Je levai les yeux, et distinguai à la lueur des éclairs une petite isba située au milieu d’un vaste emplacement entouré d’une haie en branches. Une des étroites fenêtres de ce lieu était faiblement éclairée. Le forestier conduisit mon cheval jusqu’au perron, et frappa à la porte.
— Voilà ! voilà ! cria une petite voix ; puis un piétinement de pieds nus se fit entendre. On tira le loquet, et une petite fille de douze ans tout au plus, en chemise écourtée et retenue à la taille par une lisière, parut, une lanterne à la main, sur le seuil de la porte.
— Éclaire au maître, lui dit mon hôte, et moi je vais faire entrer votre drochki sous le hangar.
La petite fille jeta les yeux sur moi, et rentra dans l’isba : je la suivis.
L’isba du forestier se composait d’une seule chambre, et celle-ci avait une assez triste apparence ; elle était basse, enfumée, dégarnie des ustensiles que l’on rencontre ordinairement chez le paysan : on n’y voyait ni cloisons ni soupente. Un touloupe déchiré pendait au mur : plus loin, sur le banc, était couché un fusil, et un tas de chiffons étaient amoncelés dans un coin. Deux grands pots placés près du poêle complétaient cet ameublement qu’éclairait la lueur vacillante d’une loutchina21 qui brûlait sur la table. Au milieu de la chambre pendait un berceau fixé à l’extrémité d’une longue gaule. La petite fille éteignit la lanterne, s’assit sur un escabeau, et se mit à balancer le berceau d’une main, tout en ravivant de l’autre la flamme de la loutchina. Je promenai mes regards dans la chambre : le spectacle qu’elle offrait m’affecta profondément : rien de plus triste que l’intérieur d’une isba de paysan pendant la nuit. L’enfant qui était couché dans le berceau respirait péniblement.
— Tu es donc seule ici ? demandai-je à la petite fille.
— Oui, je suis seule, me répondit-elle d’une voix faible et craintive.
— Tu es la fille du forestier ?
— Oui, me dit-elle en balbutiant.
La porte s’ouvrit en criant, et le forestier ayant baissé la tête pour en franchir le seuil, entra dans la chambre. Il prit la lanterne qui était posée à terre et s’approcha de la table pour allumer un bout de chandelle qui s’y trouvait.
— Vous n’êtes probablement pas accoutumé aux loutchina ? me dit-il en rejetant ses cheveux en arrière.
Je l’examinai attentivement, et son extérieur me frappa. C’était un homme d’une taille élevée, carré des épaules, et bâti comme on en voit peu. Les muscles saillants de sa poitrine et de ses bras robustes se dessinaient sous les plis de sa grosse chemise qui ruisselait d’eau. Une barbe épaisse et noire couvrait tout le bas de sa figure mâle et sévère ; ses yeux bruns et peu ouverts, mais au regard fixe et hardi, étaient ombragés par des sourcils bien formés et qui se touchaient presque. Il s’arrêta devant moi, les deux mains posées sur les hanches.
Je le remerciai et lui demandai son nom.
— Je m’appelle Foma, me répondit-il, et on m’a surnommé Birouk.
— Ah ! tu es Birouk ?
Je le regardai avec un redoublement d’attention. J’avais souvent entendu parler du forestier Birouk à mon Jermolaï et à d’autres habitants du pays : les paysans le craignaient comme le feu. Jamais homme, disaient-ils, n’avait rempli avec autant de vigilance les fonctions qui lui étaient confiées ; il ne laissait pas soustraire le moindre fagot : à toute heure du jour, et même au milieu de la nuit, il tombait sur vous à l’improviste comme une bourrasque de neige, et il n’y avait point à lui tenir tête ; il était fort et agile comme le diable. Pas moyen d’ailleurs de le corrompre : ni l’eau-de-vie, ni l’argent n’avaient prise sur lui ; il ne se laissait séduire par rien. Déjà bien des fois on avait charitablement essayé de l’envoyer dans l’autre monde : mais il ne s’était pas laissé faire.
Telle était la réputation de Birouk parmi les paysans du voisinage.
— C’est donc toi qui es Birouk ? — lui dis-je ; — j’ai entendu souvent parler de toi, frère. On prétend que tu es impitoyable.
— Je fais mon devoir, — me répondit-il d’un ton brusque ; — ce n’est pas tout que de manger le pain du maître, il faut le mériter.
Il prit la hache qui était passée à sa ceinture, s’assit par terre, et se mit à façonner une loutchina.
— Est-ce que tu n’as pas de femme ? — lui demandai-je.
— Non, — me répondit-il en frappant un grand coup de hache…
— Elle est donc morte ?
— Non… Oui… elle est morte, — reprit-il, et il se détourna.
Je me tus… Il leva la tête et me regarda.
— Elle a pris la fuite avec un bourgeois qui passait, — me dit-il en souriant d’un air farouche. À ces mots la petite fille baissa les yeux. L’enfant se réveilla et se mit à crier. La petite s’approcha du berceau. — Tiens ! prends-le, — lui dit Birouk en lui tendant un biberon couvert de crasse. — Voilà ! elle l’a abandonné, — continua-t-il à demi-voix en me montrant l’enfant. Puis, il s’approcha de la porte : mais il s’arrêta et se retourna de mon côté.
— Vous ne voudrez sans doute pas de notre pain, maître ? — me dit-il, — et nous n’avons que cela…
— Je n’ai pas faim.
— Faites comme bon vous semble. Je vous aurais bien fait chauffer le samovar, mais je n’ai pas de thé. Je vais aller voir ce que fait votre cheval.
Il sortit en tirant avec force la porte après lui. Je me mis de nouveau à examiner l’intérieur de l’isba ; il me parut encore plus triste qu’avant. Cette odeur âcre, qui est particulière aux lieux où la fumée séjourne, me prenait à la gorge. La petite fille se tenait immobile et les yeux baissés ; de temps en temps seulement, elle agitait le berceau ou relevait timidement sa chemise sur son épaule ; ses jambes nues pendaient le long de l’escabeau.
— Comment t’appelles-tu ? — lui demandai-je.
— Oulita, — me dit-elle, en baissant encore plus son visage amaigri.
Le forestier rentra et s’assit sur le banc. — L’orage se calme, — me dit-il après un instant de silence. — Si vous le désirez, je vais vous conduire hors du bois.
Je me levai.
Birouk prit son fusil et se mit à examiner la batterie.
— Pourquoi le prends-tu ? — lui demandai-je.
— On fait des sottises dans le bois… On coupe un arbre dans le ravin de la Jument.
— Comment peux-tu l’entendre d’ici ?
— D’ici, non, mais de la cour.
Nous sortîmes ensemble. La pluie avait entièrement cessé. Un épais rideau de nuages s’étendait à l’horizon, et de longs éclairs s’y dessinaient encore par moments ; mais au-dessus de nous le ciel était d’un bleu sombre et de rares étoiles scintillaient à travers des nuages pluvieux qui fuyaient. On commençait déjà à distinguer la forme des arbres que le vent et la pluie venaient de battre avec tant d’acharnement. Nous nous mîmes à prêter l’oreille. Le forestier ôta son bonnet et baissa la tête.
— Voi… voilà… — dit-il tout à coup en étendant la main. — Ils ont choisi une jolie nuit.
J’écoutai en vain : je ne distinguais que le bruit des feuilles. Birouk sortit mon cheval du hangar.
— Si nous ne nous dépêchons pas, — me dit-il, — je pourrai bien le manquer.
— Je vais t’accompagner. Y consens-tu ?
— Soit, — dit-il en faisant reculer le cheval.
— Nous l’aurons bientôt pris ; je vous reconduirai ensuite. Allons !
Nous partîmes ; Birouk marchait en avant, et moi je le suivais de près. Je ne sais vraiment pas comment il trouvait son chemin au milieu des arbres et des broussailles, mais il s’avançait d’un pas rapide, sans hésiter, et ne s’arrêtait de temps en temps que pour écouter les coups de hache.
— Voyez-vous cela ! — dit-il entre ses dents.
— Entendez-vous ? entendez-vous maintenant ?
— De quel côté ?
Le forestier haussa les épaules. Nous nous engageâmes dans le ravin ; lorsque nous fûmes à l’abri du vent, je commençai à entendre très-distinctement le bruit d’une hache. Birouk me regarda en faisant un signe de tête. Nous continuâmes à nous avancer en marchant au milieu des fougères et des orties. Un craquement sourd et prolongé frappa mon oreille…
— Il l’a coupé ! — murmura Birouk.
Le ciel continuait à s’éclaircir ; on commençait à y voir dans le bois. Nous arrivâmes enfin à l’extrémité du ravin.
— Attendez-moi ici, — me dit le forestier à demi-voix ; et redressant son fusil, il se baissa et disparut au milieu des buissons.
J’écoutai attentivement ; malgré les mugissements du vent je distinguais des sons assez faibles qui s’élevaient à peu de distance de l’endroit où je me tenais : on abattait à coups de hache les branches d’un arbre ; puis, j’entendis le souffle d’un cheval, le cri discordant des roues d’une téléga… — Où vas-tu ? arrête ! — s’écria tout à coup Birouk d’une voix tonnante. — Ces paroles furent suivies d’un cri plaintif comme celui d’un lièvre… Une lutte venait de s’engager. — Non ! non ! — répétait Birouk d’une voix haletante, — tu ne m’échapperas pas… — Je me précipitai dans cette direction, et après avoir trébuché plus d’une fois j’arrivai sur le lieu du combat. Le forestier était étendu par terre au pied d’un arbre coupé ; il tenait le voleur qui se débattait sous lui, et dont il s’efforçait de lier les mains avec une ceinture. Je m’approchai des combattants ; le paysan était déguenillé, mouillé jusqu’aux os, et une longue barbe en désordre lui donnait une physionomie des plus sinistres. Birouk se releva et força son prisonnier à en faire autant. Un cheval décharné couvert d’une natte toute déchirée et une téléga étaient à quelques pas plus loin dans le fourré. Le forestier était silencieux ; le paysan se taisait aussi, mais il hochait la tête.
— Laisse-le en paix ! — dis-je à l’oreille de Birouk, — je payerai le prix de l’arbre.
Birouk ne me répondit pas ; il saisit la crinière du cheval de la main gauche (il avait passé la main droite dans la ceinture du voleur).
— Allons ! tourne-toi, corneille22, — dit-il d’un ton rude.
— Voilà, là-bas, ma petite hache : prenez-la, — balbutia le paysan.
— Il ne faut pas la perdre, en effet, — reprit le forestier en relevant la hache.
Nous partîmes ; je marchai par derrière… Chemin faisant, quelques gouttes d’eau nous annoncèrent que la pluie allait recommencer ; elle ne tarda point effectivement à tomber à flots. Ce n’est pas sans peine que nous parvînmes à regagner la demeure du forestier. Lorsque nous l’eûmes atteinte, Birouk laissa le cheval au milieu de la cour, conduisit le paysan dans l’isba, relâcha le nœud du kouchak qui lui retenait les mains, et le fit asseoir dans un coin. Je me plaçai en face sur le banc.
— Quelle ondée ! — me dit le forestier. — Il faut attendre qu’elle passe. Ne voulez-vous pas vous reposer un peu ?
— Non, merci.
— Pour ne pas vous incommoder, — me dit-il en montrant le paysan, — je l’aurais bien mis dans la petite chambre à côté, mais le loquet…
— Laisse-le là ; il ne me dérange pas, — répondis-je.
Le paysan me regarda sans relever la tête. Je pris la ferme résolution de délivrer le pauvre diable, à quelque prix que ce fût. Il était toujours immobile sur le banc où Birouk l’avait placé en entrant. La lumière de la lanterne l’éclairait en plein, et je l’observai plus attentivement ; il avait la figure have et couverte de rides, des sourcils fauves, le regard inquiet, et tous ses membres étaient d’une maigreur effrayante… La petite fille s’étendit à ses pieds sur le plancher. Quant à Birouk, il était assis devant la table, la tête posée sur ses deux mains. Un grillon chantait dans le coin, … la pluie battait contre le toit et les vitres ; nous étions tous silencieux.
— Foma Kousmitch, — dit tout à coup le paysan d’une voix sourde et cassée, — eh ! Foma Kousmitch ?
— Que veux-tu ?
— Relâche-moi.
Birouk ne répondit pas.
— Relâche-moi. C’est par misère… Relâche-moi.
— Je vous connais, — dit le forestier d’un air sombre. — Toute votre commune est taillée sur le même patron. Vous êtes tous plus voleurs les uns que les autres.
— Relâche-moi, — reprit le paysan, — c’est l’intendant… nous sommes ruinés. Oui, tout à fait ruinés. Relâche-moi.
— Ruinés ?… ce n’est pas une raison pour voler.
— Relâche-moi, Foma Kousmitch. Ne me perds pas. Chez vous, tu sais bien ce qui m’attend. L’intendant me dévorera, vrai.
Birouk se détourna. Le paysan tremblait par moments comme s’il avait la fièvre. Il agitait aussi quelquefois la tête d’une façon étrange, et sa respiration était précipitée.
— Relâche-moi, — continua-t-il à répéter avec un accent de désespoir. — Relâche-moi, au nom de Dieu, relâche-moi. Je payerai, comme il y a un Dieu. Oui, c’est la misère… Les petits crient à la maison ; tu sais bien ça. Que veux-tu, cette vie-là est si dure !
— C’est une mauvaise excuse ; tu ne devais pas voler pour cela.
— Quand ce ne serait que mon pauvre cheval… — dit le paysan ; — laisse-moi au moins mon cheval… c’est tout mon bien… ne me l’enlève pas.
— C’est impossible ; je te l’ai déjà dit. Moi aussi j’ai des devoirs à remplir. On exige que je sois sévère pour vous autres.
— Relâche-moi. C’est la misère, Foma Kousmitch ; c’est la misère, aussi vrai que j’existe.
— Je vous connais.
— Relâche-moi, au nom du ciel.
— Allons ! en finiras-tu ? Tais-toi ; tu sais bien que je ne plaisante pas. Il y a un maître là : tu ne le vois donc pas ?
Le pauvre diable baissa la tête. Birouk se mit à bâiller et appuya son front contre la table. La pluie continuait toujours ; j’attendais impatiemment le dénouement de cette triste scène.
Le paysan se redressa subitement ; ses yeux s’animèrent et ses joues se colorèrent. — Allons ! tiens, — s’écria-t-il en clignant les yeux et avec le frémissement de la haine sur les lèvres — dévore, maudit assassin, bois le sang d’un chrétien, bois-le…
Le forestier se retourna.
— C’est à toi que je parle, — continua de plus belle le paysan, — à toi, asiatique23, buveur de sang, à toi !
— As-tu perdu l’esprit, — dit le forestier ; — je crois plutôt que tu es ivre.
— Ivre ? N’est-ce pas à tes frais que je me suis enivré ? maudit tueur d’âmes, bête féroce, bête féroce !
— Je vais… t’apprendre…
— Va toujours ! Qu’est-ce que ça me fait ; je suis prêt à tout. Que veux-tu que je devienne sans cheval ? Assomme-moi ; j’aime mieux en finir tout de suite que de mourir de faim. Que tout périsse à la fois… femme, enfants ! Quant à toi, sois tranquille, nous te retrouverons bien.
Birouk se leva.
— Frappe ! frappe ! — reprit le paysan avec rage ; — frappe ! allons, frappe donc !
À ces mots la petite fille, qui était restée couchée, se releva avec vivacité.
— Silence ! — cria le forestier d’une voix tonnante, et il fit un pas en avant.
— Allons ! laisse-le, Foma, — m’écriai-je à mon tour, — cela n’en vaut pas la peine.
— Je ne me tairai pas, — reprit le malheureux avec plus de violence que jamais. — Autant crever comme ça ! Tu es un tueur d’âmes, une bête féroce… Mais attends… tu ne régneras plus longtemps… On te serrera le gosier un peu fort, va !
Birouk le saisit par l’épaule… Je courus au secours du paysan.
— Laissez-le, maître ! — me cria le forestier.
Cette injonction ne m’intimida pas, et je portais déjà les mains en avant ; mais, à mon grand étonnement, Birouk dénoua subitement le kouchak qui liait les bras du paysan, et saisissant celui-ci par la nuque, il lui enfonça son bonnet sur les yeux, ouvrit la porte, et le poussa dehors.
— Va-t’en au diable, avec ton cheval ! — lui cria-t-il en le voyant s’éloigner, — et rappelle-toi que si jamais je te reprends…
Cela dit, le forestier rentra tranquillement dans l’isba, ferma la porte, et se mit à remuer je ne sais quoi dans un coin.
— Vraiment, Birouk, — lui dis-je, — tu m’as étonné… Tu es un brave homme, à ce que je vois…
— Allons ! maître, ne parlons pas de cela, — me répondit-il d’un ton d’impatience. — Mais n’allez pas le raconter. Je vais maintenant vous reconduire, car il paraît que la pluie ne cessera pas de sitôt. Ah ! le voilà qui détale ! — ajouta-t-il à demi-voix en entendant le bruit que faisaient les roues d’une téléga qui passait devant les fenêtres de l’isba. — Ah ! je le..
Une demi-heure après je prenais congé de lui sur la lisière du bois.
V §
Les Russes, dit-il ailleurs, meurent avec résignation comme le paysan français. Il n’y a pas de maître plus rude, mais plus efficace que la fatalité.
« Et toi aussi, s’écrie Tourgueneff, en se rappelant à la fin d’un de ses récits un pauvre instituteur russe qui élevait les fils d’un de ses amis, et toi aussi, mon digne ami Avenir Sorokooumoff, toi qui fus le meilleur des hommes ! Je vois encore ta figure de poitrinaire, sèche et verdâtre, tes cheveux blonds et rares, ton modeste sourire, ton regard enthousiaste, tes membres amaigris… J’entends ta voix faible et caressante ! Ayant quitté l’université sans y terminer tes études, tu allas demeurer, je m’en souviens, chez un certain Gour Kroupianikoff, très-honorable seigneur russe, qui avait daigné te confier le soin d’enseigner à ses deux fils, Fofa et Zuzu, la grammaire russe, la géographie, l’histoire. Tu supportais avec une patience vraiment angélique les grossières plaisanteries de M. Gour, les amabilités inconvenantes de son intendant, les sottes espiègleries des deux mauvais garnements, tes élèves ; et s’il t’arrivait parfois de laisser lire sur tes lèvres un sourire plein d’amertume, lorsque tu étais obligé de remplir les capricieuses exigences de leur mère, jamais cette tyrannie ne t’arracha le moindre murmure. Mais aussi avec quel ineffable bonheur tu jouissais d’un instant de repos, le soir, après souper, lorsque, délivré enfin de tout devoir et de toute préoccupation, tu allais t’asseoir près de la fenêtre et te mettais à fumer, tout en réfléchissant ou en parcourant avec avidité les feuillets gras et déchirés de quelque recueil périodique que t’avait laissé, en quittant la maison, l’arpenteur du gouvernement, pauvre hère condamné comme toi à mener une vie errante. Quelles douces émotions tu ressentais à la lecture d’une pièce de vers ou d’une nouvelle attachante ! Des larmes brillaient aussitôt dans tes yeux, un doux sourire s’épanouissait sur tes lèvres, tu te sentais pénétré d’un ardent amour pour l’humanité, et le sentiment du beau et du juste embrasait ton âme naïve comme celle d’un enfant. Tu n’étais nullement remarquable, il est vrai, par les qualités de l’esprit, et tu passais même à l’université pour un sujet des plus médiocres ; pendant les leçons, tu te laissais aller ordinairement aux douceurs du sommeil, et c’est surtout par un majestueux silence que tu brillais aux examens. Mais qui se distinguait entre nous tous par la joie que lui faisaient éprouver les succès d’un camarade ? c’était Avenir. Qui avait une confiance aveugle dans les mérites de ses amis, exaltait leurs talents et prenait leur défense avec le plus d’ardeur ? c’était encore toi. À qui l’envie et l’amour-propre étaient-ils complétement étrangers ? c’était encore à toi. Et tu te croyais inférieur à des hommes qui n’étaient pas dignes de dénouer les cordons de tes souliers.
Lorsque tu pris congé de tes amis, ton émotion était profonde ; de tristes pressentiments t’agitaient. Ils étaient fondés ; dans le monde où tu allais être transporté tu ne devais plus trouver un seul être que tu pusses écouter, admirer et aimer. Les seigneurs civilisés et les gentilshommes campagnards se comportaient à ton égard comme avec toutes les personnes de ta profession : les uns étaient grossiers, les autres te témoignaient même une sorte de mépris. Ton extérieur, je l’avoue, ne disposait nullement en ta faveur ; et puis, tu rougissais à tout propos, tu te troublais, tu balbutiais en répondant à la question la plus insignifiante… Nous avions espéré que la campagne raffermirait ta santé chancelante ; mais non, tu y dépéris à vue d’œil, ô mon pauvre ami ! Ta chambre donnait cependant sur le jardin ; au printemps, les cerisiers, les pommiers et les tilleuls qui bordaient la maison, secouaient leurs fleurs jusque sur les livres et les cahiers qui couvraient ta table. Un petit porte-montre de soie bleue pendait au mur en face de ton lit : c’était le cadeau d’adieu que t’avait donné le jour de ton départ une douce et sensible gouvernante allemande aux cheveux blonds et aux yeux bleus. Quelquefois un de tes anciens amis de Moscou venait te voir en passant, et lorsqu’il lui arrivait de te réciter une pièce de vers empruntée à un des nouveaux recueils du jour, ou même une de ses propres compositions, tu l’écoutais dans un recueillement extatique. Mais l’isolement habituel auquel tu étais condamné, la sujétion de l’état que tu avais embrassé et l’impossibilité d’en être jamais délivré, les automnes et les hivers sans fin du pays, et par-dessus tout une maladie incurable… Ô mon pauvre Avenir !
J’allai le voir peu de temps avant sa mort ; il pouvait à peine marcher. Le propriétaire chez lequel il avait demeuré jusqu’alors, M. Gour Kroupianikoff, daignait ne point le renvoyer, mais il ne lui donnait plus d’appointements. Il avait pris un autre maître pour Zuzu ; quant à Fofa, on venait de le faire entrer aux Cadets24… Avenir était assis près de la fenêtre, dans un fauteuil à la Voltaire. Le temps était beau quoiqu’on fût déjà en plein automne ; un ciel pâle, mais limpide se montrait gaiement à travers les branches d’une rangée de tilleuls entièrement dépouillés de verdure, qui avaient encore gardé ça et là quelques dernières feuilles d’un jaune vif que le vent agitait par moment. La terre, qui avait été saisie par la gelée pendant la nuit, se couvrait d’humidité aux rayons du soleil dont les rayons obliques glissaient sur l’herbe pâlie. L’air était d’une sonorité surprenante ; on entendait distinctement la voix des ouvriers qui travaillaient dans le fond du jardin. Avenir était enveloppé dans une vieille robe de chambre boukhare25 : une cravate de soie verte donnait à sa figure, qui était d’une maigreur effrayante, une teinte cadavérique. Il m’accueillit avec joie, et me tendant la main, il allait me parler lorsqu’une quinte de toux l’arrêta. Je lui donnai le temps de se reposer et m’assis à côté de lui. Il avait sur les genoux un cahier rempli de poésies copiées avec le plus grand soin : c’étaient les Œuvres de Koltsoff. Il frappa le cahier de la main et sourit. — Voilà un poëte ! — me dit-il d’une voix éteinte, et retenant sa toux avec effort, il commença à réciter la strophe suivante :
Les ailes du fauconSont-elles donc liées ?Tous les cheminsLui sont-ils fermés ? —Je l’interrompis : le médecin lui avait expressément défendu de parler. Je connaissais le moyen de lui faire passer quelques instants agréables. Quoiqu’il n’eût jamais suivi le mouvement scientifique et intellectuel de l’époque, Sorokooumoff aimait à savoir où l’on en était… Il lui arrivait parfois de prendre à part un de ses anciens camarades et de lui demander ce que pensaient les grands esprits du siècle ; il l’écoutait attentivement, s’étonnait, le croyait sur parole, et répétait ensuite mot pour mot tout ce qu’il en avait appris. Il s’intéressait particulièrement à la philosophie allemande. Je me mis donc à l’entretenir de Hégel (il y a longtemps de cela, comme vous voyez). Avenir souriait et m’approuvait d’un signe de tête ; ou bien il levait les sourcils et me disait à voix basse : Je comprends, je comprends. Ah ! c’est beau ! c’est beau ! La curiosité enfantine de ce pauvre jeune homme mourant et abandonné m’émut, je l’avoue, jusqu’aux larmes. Contrairement à l’habitude de tous les poitrinaires, il ne se faisait du reste aucune illusion sur son état : et cependant il ne se désespérait nullement, et ne fit même pas la moindre allusion au sort qui lui était réservé. Ayant rassemblé toutes ses forces, il se mit à me parler de Moscou, des amis qu’il y avait laissés, de Pouchkine, du théâtre, de la littérature russe ; il me rappela nos petites bombances d’autrefois, les discussions ardentes que nous engagions à cette époque, et prononça avec attendrissement les noms de plusieurs de nos amis qui n’étaient plus… — Te souviens-tu de Dacha ? me dit-il enfin : voilà un cœur d’or ! quelle nature, et comme elle m’aimait ! Qu’est-elle devenue ? Elle est sans doute bien changé, la pauvrette !… Je me gardai bien de lui apprendre une triste nouvelle… Et pourquoi lui aurais-je dit, en effet, que sa Dacha était maintenant ronde comme une boule, qu’elle vivait avec des marchands, les frères Kondatchkoff, qu’elle était couverte de fard, qu’elle criait et se disputait du matin au soir ?
— N’y aurait-il pas moyen, pensai-je en moi-même, de le tirer d’ici ? Peut-être serait-il possible encore de le guérir. — J’avais commencé de lui exposer mes vues à ce sujet, mais il ne me laissa point achever.
— Non, frère, me dit-il, je te remercie. Peu importe le lieu où l’on meurt. Je n’irai pas jusqu’à l’hiver. À quoi bon déranger le monde pour rien ? Je suis habitué à la maison. Il est vrai que cette famill…
— Ce sont probablement des gens sans cœur ? lui dis-je.
— Non, — reprit-il, — ce monde-là n’est pas méchant, ce sont des espèces de bûches. Mais je n’ai vraiment pas à m’en plaindre. Quant aux voisins… un des propriétaires du canton, M. Kasatkine, a une fille instruite, douce, une créature excellente, et point fière… — Une quinte de toux ne lui permit pas de continuer. — Tout cela ne serait rien, — reprit-il, au bout de quelques instants, — si l’on me permettait de fumer. Mais je ne mourrai pas comme cela, ils auront beau me surveiller, je fumerai une pipe ! — Et ici il cligna les yeux d’un air de malice. — Dieu merci, j’ai assez vécu ; j’ai connu de braves gens dans ma vie, et…
— Tu devrais au moins, — lui dis-je en l’interrompant, — écrire à ta famille.
— À quoi bon ? Ils ne peuvent m’être d’aucun secours. Lorsque je serai mort, ils le sauront bien. Pourquoi leur en parler d’avance ? Plutôt que de penser à cela, raconte-moi ce que tu as vu à l’étranger.
Je me mis en devoir de le satisfaire ; il m’écouta avec un intérêt inexprimable. Je partis le même soir, et dix jours après, je reçus de M. Kroupianikoff la lettre suivante :
« J’ai l’honneur de vous annoncer par la présente, mon cher monsieur, que votre ami, l’étudiant Avenir Sorokooumoff, qui demeurait chez moi, est mort il y a de cela quatre jours, à deux heures de l’après-midi, et qu’il a été enterré aujourd’hui, à mes frais, dans le cimetière de mon église. Conformément à son désir, je vous envoie les cahiers et les livres que vous trouverez ci-joints. Il possédait vingt-deux roubles et demi qui, ainsi que tous ses effets, seront envoyés par mes soins aux personnes de sa famille qui ont droit à cet héritage. Votre ami est mort en pleine connaissance ; je vous dirai même qu’il est mort avec une sorte d’indifférence, sans donner le moindre signe d’attendrissement, même lorsque moi et toute ma famille nous lui fîmes nos adieux. Mon épouse, Cléopâtre Alexandrovna, vous présente ses compliments. La mort de votre ami a naturellement dérangé ses nerfs ; quant à moi je me porte fort bien grâce à Dieu, et j’ai l’honneur d’être,
« Votre très-humble serviteur,
« G. Kroupianikoff. »
Il me revient encore un grand nombre de souvenirs du même genre ; mais les faits que j’ai rapportés doivent suffire. J’ajouterai cependant ce qui suit : Une vieille propriétaire mourut en ma présence, il y a de cela quelques années. Le prêtre qui l’assistait avait commencé à réciter les prières des agonisants, mais croyant s’apercevoir que la malade allait expirer, il s’empressa de lui donner le crucifix à baiser. La brave dame se recula d’un air mécontent. — Tu te hâtes trop, mon petit père, — lui dit-elle d’une langue déjà épaissie, — tu auras encore le temps. — Puis elle baisa dévotement le crucifix, fourra la main sous son oreiller, et rendit l’âme. — Lorsqu’on se mit en devoir de l’ensevelir, on trouva un rouble d’argent sous son oreiller ; elle avait pris ses précautions d’avance, et se proposait de payer elle-même le prêtre qui viendrait l’assister à ses derniers moments. Oui, les Russes meurent d’une façon vraiment étrange.
VI §
Le récit d’une grande foire aux chevaux dans un village de la grande Russie, où toutes les figures et toutes les ruses de maquignon sont prises sur le fait.
Le récit d’une nuit passée au milieu des Prairies avec les crédules enfants d’un autre village russe à entendre les merveilles populaires que les mères ont raconté aux enfants.
Enfin le récit touchant des chanteurs.
Comme tous les peuples enfants qui ont de grands souvenirs dans leur histoire, les Russes ont des chanteurs de cantons, de villages, de steppes, qui luttent ensemble pour le plaisir des auditeurs attablés. J’ai vu la même chose en Arabie : l’émir Beschir du mont Liban et ses fils en avaient toujours derrière leur divan. Ces hommes ont un caractère à part qui leur vaut à la fois la vénération de leurs compatriotes, l’idolâtrie des femmes et les railleries des ignorants.
Ce trait de mœurs des peuples neufs est trop saillant pour avoir échappé à Tourgueneff. Un de ses essais les plus naïfs et les plus vrais est intitulé le Chanteur. Le voici :
VII §
Il s’arrête un soir à la chasse dans l’auberge de paysans d’un pauvre village des steppes. Il en décrit l’apparence et les convives ; trois chanteurs luttent ensemble ; un entrepreneur de bâtiments, un turc, et un chantre nomade nommé Iakof.
………….
Je reprends mon récit, que j’avais interrompu au moment où l’entrepreneur s’était avancé au milieu de la chambre. Il ferma un peu les yeux, et commença à chanter d’une voix de fausset qui était assez agréable, quoiqu’elle ne fût point très-pure. Il en jouait avec plaisir, et passait alternativement des notes les plus aiguës aux plus basses : mais il s’arrêtait de préférence aux premières, qu’il s’efforçait de soutenir avec une étonnante flexibilité de gosier. Parfois il s’interrompait brusquement et reprenait tout à coup avec une ardeur entraînante. Ses modulations étaient très-hardies, et quelquefois il changeait de ton d’une façon très-originale ; un connaisseur l’aurait écouté avec plaisir, et un Allemand l’aurait trouvé insupportable. C’était un ténor léger, un tenore di grazia en kaftane russe. Il ajoutait tant d’ornements aux paroles de la chanson qu’il avait choisie, que j’eus beaucoup de peine à en saisir quelques mots et entre autres ceux-ci :
Je labourerai, ma belle,Un petit coin de terre ;J’y planterai, ma belle,De petites fleurs rouges.Les assistants l’écoutaient avec beaucoup d’attention. Il n’ignorait pas qu’il avait affaire à des gens entendus, et c’est pourquoi il cherchait à déployer tout son savoir-faire. On s’y connaît en fait de chant dans notre province, et le village de Sergievsk, situé sur la grande route d’Orel, est renommé dans tout l’empire pour le mérite de ses chanteurs. L’entrepreneur s’évertua longtemps avant de toucher son auditoire ; il n’était point encouragé, soutenu par les assistants ; mais tout à coup l’habileté avec laquelle le chanteur venait de changer de ton éveilla un sourire de satisfaction sur la figure de Diki-Barine, et Obaldouï ne put retenir un cri d’admiration. Ce sentiment gagna tous les autres paysans ; ils commencèrent à donner de temps en temps des marques d’approbation à demi-voix : — Bien ! Monte toujours, gaillard ! Allons ! courage, aspic ! Allons donc ! chien que tu es ! Chauffe toujours ou qu’Hérode perde ton âme ! etc. — Nikolaï Ivanovitch, assis dans son comptoir, balançait la tête en signe de satisfaction. Obaldouï battait la mesure des pieds et remuait les épaules en cadence. Quand à Iakof, ses yeux brillaient comme des charbons ardents : il tremblait de tous ses membres comme une feuille, et un sourire inquiet agitait ses lèvres. Diki-Barine était le seul dont la figure restât impassible ; il se tenait toujours immobile. Cependant ses yeux arrêtés sur l’entrepreneur étaient un peu moins durs ; mais sa bouche exprimait le dédain, comme d’ordinaire.
Excité par ses encouragements, l’entrepreneur se mit à chanter avec une telle agilité et à tirer de son gosier des sons si brillants, que lorsque, complétement exténué par ses efforts, le visage pâle et inondé de sueur, il rejeta le corps en arrière et poussa avec effort un dernier cri, — tout l’auditoire y répondit par une exclamation frénétique. Obaldouï lui sauta au cou et l’embrassa avec tant de force de ses longs bras osseux qu’il faillit l’étouffer ; la grosse figure de Nikolaï Ivanovitch se couvrit d’une rougeur juvénile, et Iakof s’écria comme un fou : — Ah ! le gaillard ! comme il nous a chanté ça ! — Mon voisin, le paysan à la souquenille, frappa la table du poing en disant : Ah ! c’est bien ! que le diable m’emporte, c’est vraiment bien ! — et il cracha par terre d’un air décidé.
— Ah ! frère ! tu nous as fait plaisir, — cria Obaldouï sans lâcher l’entrepreneur tout épuisé. — Oui, vraiment, tu nous as fait plaisir. Tu as gagné, frère, tu as gagné ! Je t’en félicite, la chopine t’appartient. Iachka n’est pas de ta force. Oui ; c’est moi qui le dis, tu peux m’en croire. Et il se remit à presser l’entrepreneur sur son sein.
— Lâche-le donc, enragé que tu es, — lui dit Morgatch avec dépit, — laisse-le s’asseoir sur le banc ; ne vois-tu pas qu’il est fatigué ? Quelle buse tu fais ! oui, vraiment. Tu t’es collé à lui comme une feuille mouillée.
— Eh bien ! soit ; qu’il aille s’asseoir. Moi, je vais boire à sa santé, — lui répondit Obaldouï ; et il se dirigea vers le comptoir. — À ton compte, frère, — ajouta-t-il en s’adressant à l’entrepreneur.
Celui-ci fit un geste d’assentiment, s’assit sur le banc, tira de son bonnet un essuie-mains et s’en essuya le front. Quand à Obaldouï, il s’empressa d’avaler un verre d’eau-de-vie : puis, suivant l’usage des ivrognes de profession, il poussa un gémissement rauque, et une expression de mélancolie se répandit sur ses traits.
— Tu chantes bien, frère, très-bien, dit Nikolaï Ivanovitch d’un air aimable. — À ton tour Iachka, et surtout n’aie point peur. Nous allons voir qui l’emportera. L’entrepreneur chante vraiment bien.
— Fort bien, — ajouta la femme de Nikolaï Ivanovitch, et elle regarda Iakof en souriant.
— Ah ! oui ! ah ! — dit à voix basse mon voisin.
— Ah ! tête carrée de Polekha26 ! — s’écria tout à coup Obaldouï en s’approchant de ce dernier, et il se mit à sauter et à rire en le montrant du doigt. — Polekha ! Polekha ! Ah ! Badi27! qu’est-ce qui t’amène ?
Le pauvre paysan se troubla, et il se disposait déjà à sortir du cabaret, lorsque la voix retentissante de Diki-Barine se fit entendre.
— Insupportable bête ! — dit-il en grinçant les dents.
— Je ne fais rien… — balbutia Obaldouï. — Oui… c’est seulement…
— Allons ! bien ; tais-toi ! — lui répondit Diki-Barine. — Iakof, commence.
— Je ne sais, frère, — dit celui-ci en portant la main à la gorge, — oui ! hem !… je ne sais ce que je sens là, mais…
— Allons ! — reprit Diki-Barine. — N’as-tu pas honte d’avoir peur ? Commence ! Chante comme Dieu te l’accordera. — Et il reprit l’attitude attentive qu’il avait gardée en écoutant l’entrepreneur.
Après avoir gardé le silence pendant quelques instants, Iakof regarda autour de lui et se couvrit la figure avec la main. Tous les assistants arrêtèrent les yeux sur lui, et la physionomie de l’entrepreneur, qui n’avait exprimé jusque-là que la confiance et la satisfaction, laissa percer une agitation secrète. Il s’appuya contre le mur, les mains posées sur le banc, comme au commencement de la séance, mais il ne balançait plus les jambes. Lorsque Iakof se découvrit la figure, il était pâle comme un mort, et ses yeux étaient presque entièrement fermés. Il poussa un profond soupir et commença… Le premier son qu’il articula était faible, tremblant ; on eût dit qu’il ne sortait pas de sa poitrine ; il semblait un écho lointain, et produisit une impression étrange. Tous les assistants se regardèrent, et la femme de Nikolaï Ivanovitch se redressa. Le son qui suivit était plus ferme et plus prolongé, mais il était encore frémissant comme la dernière vibration d’une corde fortement tendue et touchée par une main hardie. Sa voix ne tarda pas à se développer, et il entonna une chanson mélancolique. « Plus d’un sentier traverse la plaine. » Ces paroles produisirent une émotion générale. Pour ma part, j’avais rarement entendu une voix plus touchante ; elle était, il est vrai, un peu fêlée, et je lui trouvai même une langueur maladive, mais elle exprimait en même temps la passion, l’insouciance de la jeunesse et une vigueur mêlée de tendresse dont l’effet était irrésistible. C’était bien là un chant russe, un chant qui allait droit au cœur. Iakof s’animait de plus en plus ; complétement maître de lui-même, il s’abandonnait entièrement à l’inspiration qui l’envahissait. Sa voix ne tremblait plus ; elle n’accusait plus que l’émotion de la passion, cette émotion qui se communique si rapidement aux auditeurs. Étant un soir, au moment de la marée montante, sur les bords de la mer, dont le murmure devenait de plus en plus distinct, j’aperçus une mouette immobile sur la plage ; elle tenait son blanc poitrail tourné du côté de la mer empourprée, et ouvrant de temps en temps ses énormes ailes, semblait saluer et les flots qui s’avançaient et le disque du soleil… J’y songeai en ce moment. Iakof semblait avoir complétement oublié son rival et tous ceux qui l’entouraient, mais il était évidemment encouragé par notre silence et l’attention passionnée que nous lui prêtions. Il chantait, et chacune des notes qu’il nous jetait avait je ne sais quoi de national et de vaste, comme les horizons de nos steppes immenses. Je sentais que mes yeux commençaient à se remplir de larmes, lorsque tout à coup des sanglots étouffés frappèrent mes oreilles… Je me retournai… C’était la femme du cabaretier qui pleurait le front appuyé contre la fenêtre. Iakof jeta les yeux de son côté, et à partir de ce moment, le timbre de sa voix acquit une force, une douceur encore plus entraînante. Nikolaï Ivanovitch baissa la tête. Morgatch se détourna ; Obaldouï se tenait tout attendri, la bouche ouverte. Le paysan à la souquenille se blottit dans le coin en secouant la tête et en murmurant des paroles inintelligibles. Diki-Barine fronça les sourcils, et une larme sillonna sa joue bronzée ; l’entrepreneur appuya son front contre son poing, et resta immobile… Je ne sais comment cette émotion générale aurait fini si Iakof ne s’était tout à coup arrêté au milieu d’une note élevée. On eût dit que sa voix s’était brisée. Personne n’ouvrit la bouche ; chacun restait immobile ; on semblait attendre qu’il reprît son chant ; mais il ouvrit les yeux, et, comme surpris de notre silence, il parcourut la chambre d’un regard inquiet. Il comprit bientôt que la victoire lui appartenait…
— Iachka, — dit Diki-Barine en appuyant la main sur son épaule, et il se tut.
Aucun d’entre nous n’avait encore bougé. L’entrepreneur fut le premier qui se leva ; il s’approcha de Iakof. — Tu… c’est toi, — lui dit-il avec effort, — qui as gagné, — et il sortit brusquement du cabaret.
À peine eut-il disparu que le charme sous lequel nous étions se dissipa : nous commençâmes à parler gaiement entre nous. Obaldouï fit un saut en ricanant et en agitant les bras comme un moulin à vent, Morgatch se dirigea vers Iakof en boitant, et se mit a l’embrasser. Nikolaï Ivanovitch se leva et déclara solennellement qu’il offrait à l’assemblée une seconde chopine. Diki-Barine souriait, et son sourire avait une douceur qui contrastait étrangement avec l’expression habituelle de sa physionomie. Quant à mon voisin le paysan, il s’essuyait les yeux, les joues et la barbe avec les manches de sa souquenille, et répétait sans cesse dans son coin : — C’est beau ! Oui, que je sois le fils d’une chienne, si ce n’est pas beau ! — La femme de Nikolaï Ivanovitch était cramoisie : elle se leva vivement et sortit. Iakof jouissait de son triomphe comme un enfant ; il était devenu méconnaissable : ses yeux étincelaient de bonheur. On le traîna vers le comptoir ; il appela le paysan à la souquenille, envoya chercher l’entrepreneur par l’enfant du cabaretier, mais celui-ci ne le trouva pas. On se mit à boire. — Tu nous chanteras encore quelque chose, — répétait sans cesse Obaldouï en levant les bras. — Tu chanteras jusqu’au soir…
Je sortis après avoir jeté une dernière fois les yeux sur Iakof. Je ne voulus point demeurer plus longtemps, dans la crainte de perdre une partie des douces impressions que je venais de ressentir. Mais la chaleur était encore excessive ; elle semblait avoir embrasé l’atmosphère, et on croyait distinguer à travers une poussière fine et noirâtre des milliers de petits points lumineux qui se détachaient en tournoyant sur l’azur foncé du ciel. Aucun bruit ne se faisait entendre, et ce silence avait quelque chose de navrant ; la nature semblait tombée dans une sorte d’accablement. Je gagnai un hangar et m’étendis sur un lit d’herbe fraîchement coupée, mais déjà desséchée. Je fus longtemps avant de m’endormir ; j’entendais toujours la voix mélodieuse de Iakof… Mais la fatigue et la chaleur finirent par l’emporter : je m’endormis d’un profond sommeil. Lorsque je me réveillai, il faisait déjà nuit ; la rosée qui tombait avait mouillé le foin, et il répandait une odeur assez forte ; quelques étoiles brillaient faiblement à travers les branches du toit sous lequel je reposais. Je me levai ; les dernières lueurs du crépuscule s’éteignaient à l’horizon, et pourtant le feu du jour se faisait encore sentir au milieu de la fraîcheur de la nuit ; la poitrine était encore oppressée ; on cherchait à respirer un souffle de vent. Mais le temps était calme et aucun nuage ne ternissait le ciel d’un bleu sombre quoique transparent ; des myriades d’étoiles à peine visibles scintillaient faiblement sur sa voûte immense. Quelques feux brillaient dans le village ; un bruit confus, au milieu duquel je crus distinguer la voix de Iakof, frappa mon oreille ; il venait du cabaret, dont la fenêtre était vivement éclairée. Des rires bruyants s’y élevaient aussi par moment. Je m’approchai de la fenêtre et y appuyai mon front. Un spectacle animé, mais peu agréable, s’offrit à ma vue. Tous les paysans, y compris Iakof, étaient ivres. Ce dernier, qui était assis sur un banc, la poitrine nue, chantait d’une voix enrouée une sorte de ronde en s’accompagnant d’une guitare dont il pinçait les cordes avec nonchalance. Ses cheveux trempés de sueur tombaient en désordre, et sa figure était d’une pâleur effrayante. Au milieu de la chambre, Obaldouï, dont les membres semblaient disloqués, dansait en chemise devant le paysan à la souquenille grise. Celui-ci essayait de l’imiter, mais ses jambes commençaient à faiblir ; il levait de temps en temps la main d’un air résolu et avec un sourire hébété. Malgré tous ses efforts, il ne pouvait parvenir à soulever ses paupières alourdies ; elles retombaient à tout instant sur ses petits yeux avinés. Enfin, il était arrivé au dernier terme de l’ivresse ; il se trouvait dans cet état heureux qui fait dire aux passants : « Tu es joli, frère ! » Morgatch était rouge comme une écrevisse ; il avait les narines dilatées et souriait malicieusement dans un coin. Nikolaï Ivanovitch était le seul qui, en sa qualité de cabaretier, eût conservé son sang-froid. Quelques nouveaux personnages se trouvaient aussi dans la chambre ; mais Diki-Barine n’y était plus.
Je quittai la fenêtre et descendis rapidement la hauteur sur laquelle est situé le village. Au pied de cette élévation s’étend une vaste plaine ; les flots de brouillard qui l’inondaient l’agrandissaient encore, et elle semblait se confondre avec le ciel. Je marchais en silence, lorsque la voix perçante d’un enfant s’éleva dans le lointain. — Antropka ! Antropka… a… a… — criait l’enfant d’un ton plaintif et en traînant à perte d’haleine la dernière syllabe. Puis, il s’arrêta ; mais il recommença bientôt. Sa voix retentissait au milieu de la nuit, qu’aucun souffle n’animait. Il s’obstina à répéter plus de trente fois le nom d’Antropka sans obtenir de réponse. Mais, tout à coup, on lui répondit à l’extrémité de la plaine, et d’une voix qui semblait venir de l’autre monde : — Quoi… oi… oi… oi… ? — L’enfant reprit aussitôt, mais avec une joie maligne : — Arrive ici, diable, loup-garou… ou… — Pourquoi… oi… oi… oi… ? — lui demanda-t-on après un moment de silence. — Parce que le père veut te donner une fessée… ée… ée… ée… — reprit vivement l’enfant. On ne lui répondit plus, et il se remit à appeler de plus belle ; mais ses cris devenaient moins distincts. Je tournai le coin d’un bois qui précède mon village, à quatre verstes de Kolotovka. L’obscurité était profonde ; le nom d’Antropka s’élevait toujours faiblement dans la plaine.
VIII
Le bois et la steppe §
Il est fort possible que le lecteur soit lassé de mes récits. Qu’il se rassure ; je me bornerai aux pages qu’il vient de lire ; mais avant de prendre congé de lui, je ne puis m’empêcher d’ajouter encore quelques remarques sur la chasse.
La chasse au fusil a un singulier attrait par elle-même, für sich, comme on disait autrefois, à l’époque où la philosophie de Hégel était en faveur. Mais supposons que la chasse ne soit point de votre goût ; vous n’en aimez pas moins la nature, et par conséquent il est impossible que vous ne nous portiez envie à nous autres chasseurs… Écoutez !
Connaissez-vous, par exemple, les jouissances que l’on éprouve lorsqu’on part pour la chasse, avant le lever du soleil, par une belle journée de printemps ? Vous sortez sur le perron…, le ciel est d’un gris sombre, quelques étoiles brillent çà et là ; un souffle humide s’élève et arrive en courant comme une vague légère. Entendez-vous le murmure discret et confus de la nuit ?… les arbres bruissent doucement dans les ténèbres. On étend un tapis sur la téléga, et on place sous vos pieds une boîte renfermant le samovar. Les chevaux de volée frissonnent, s’ébrouent et piétinent avec grâce : une paire d’oies blanches qui viennent de s’éveiller traversent la route lentement et en silence. Dans le jardin, derrière une haie, ronfle paisiblement le gardien ; au milieu de l’atmosphère refroidie, le moindre son reste immobile et se soutient longtemps. Vous voilà assis, les chevaux s’enlèvent, la téléga roule avec fracas… Vous avancez, — vous passez devant l’église, vous descendez la colline et prenez à droite, en suivant la digue… ; l’étang commence à se couvrir de vapeurs. Vous avez un peu froid, et vous vous couvrez la figure avec le collet de votre manteau ; le sommeil vous gagne. Les chevaux traversent à grand bruit les flaques d’eau ; le cocher sifflote sur son siége. Mais vous avez déjà fait quatre ou cinq verstes… Le ciel rougit à l’horizon, les corneilles s’éveillent dans les arbres et y voltigent lourdement ; des moineaux babillent autour des meules. L’ombre diminue, la route est plus distincte, le ciel s’éclaircit, les nuages blanchissent, les champs sont plus verts. Dans les isba, on aperçoit la flamme rougeâtre des loutchina ; des voix endormies se font entendre dans les cours. L’aurore s’allume peu à peu ; déjà quelques traînées d’or traversent le ciel et le brouillard se pelotonne dans les ravins ; le chant de l’alouette a retenti, un vent avant-coureur du jour s’est élevé, et le disque empourpré du soleil se montre lentement. La lumière se répand comme un torrent, et le cœur frémit comme un oiseau. Tout respire la fraîcheur et la joie ! Vous promenez les yeux autour de vous. Là-bas, derrière le bois, paraît un village ; plus loin vous en découvrez un autre avec une église blanche ; plus loin encore s’élève sur une montagne un petit bois de bouleaux ; au-delà du bois s’étend le marais vers lequel vous vous dirigez. Allons ! mes bons chevaux, vite ; au trot !… il ne nous reste plus à faire que trois petites verstes. Le soleil monte rapidement ; le ciel est pur… le temps sera beau ; un troupeau sort lentement d’un village et se dirige de votre côté.
Vous achevez de gravir la côte… Quel coup d’œil magnifique ! une rivière qui coule en serpentant sur une étendue de dix verstes au moins bleuit à travers le brouillard ; de vertes prairies en bordent le cours ; derrière sont des monticules, et dans le lointain des vanneaux tournoient en criant au-dessus d’un marais. La vue traverse, comme une flèche, le fluide lumineux répandu dans les airs, et on découvre distinctement les objets les plus éloignés… Qu’on respire librement ! Que les membres ont de souplesse ! Combien l’homme ranimé par la fraîche haleine du printemps se sent dispos et plein de vigueur !…
Mais rien n’égale une belle matinée du mois de juillet ! un chasseur seul peut apprécier le bonheur que l’on éprouve à errer dans les buissons aux premières lueurs de l’aube. La trace de vos pas se détache en vert sur l’herbe que blanchit la rosée. Vous écartez le feuillage mouillé d’un buisson, et vous vous sentez inondé de la chaleur embaumée de la nuit qui s’y trouvait emprisonnée ; l’air est imprégné de la fraîche amertume de l’absinthe, du parfum mielleux que répandent le blé noir et le trèfle ; dans l’éloignement, un bois de chênes se dresse comme un mur qu’illumine la lumière empourprée du soleil ; il fait encore frais, mais on pressent déjà l’ardeur du jour. L’air est tellement embaumé que vous en éprouvez une sorte de vertige. Le taillis est interminable… Au loin seulement se distinguent çà et là quelques champs de seigle jaunissant et de minces bandes de sarrasin rougeâtre. Le bruit d’une téléga se fait entendre ; c’est un paysan qui vient au pas, et il choisit d’avance pour son cheval un endroit ombragé… Vous échangez le bonjour avec lui, et à peine l’avez-vous dépassé que le son métallique de la faux qu’il aiguise frappe vos oreilles. Le soleil monte toujours ; l’herbe sèche rapidement, et déjà la chaleur commence à se faire sentir. Une heure, deux heures se passent… Le ciel est plus foncé à ses bords : l’air est immobile et comme embrasé. — Frère, où peut-on se désaltérer ? — demandez-vous à un faucheur. — Là-bas dans le ravin, il y a une source. — Vous gagnez le fond du ravin en traversant un épais taillis de noisetiers, qu’enlacent des plantes grimpantes. Le paysan ne vous a point trompé, une source se cache au fond du ravin : un buisson de chêne étale avidement au-dessus de l’eau ses branches feuillues, de grosses bulles d’argent se détachent du lit de mousse fine et veloutée qui en tapisse le fond, et montent en se balançant à la surface. Vous vous étendez au bord, votre soif est apaisée, mais la paresse l’emporte et vous restez immobile. L’ombre qui vous enveloppe de tous côtés est imprégnée d’une fraîcheur odorante ; vous la respirez avec délices, et les buissons qui couvrent le flanc du ravin, devant vous, semblent jaunir à l’ardeur du soleil. Mais qu’est-ce ? Un vent subit passe sur la campagne ; l’air semble s’ébranler ; ne serait-ce point le tonnerre. Vous sortez du ravin… Le ciel prend à l’horizon une teinte de plomb. Est-ce la chaleur qui épaissit l’air, ou bien un orage qui se prépare ? Voilà qu’un éclair brille dans le lointain : c’est un orage. Le soleil est toujours éclatant ; on peut encore chasser. Mais le nuage grandit à vue d’œil… il s’allonge par-devant et s’avance comme une voûte. L’herbe, les buissons, tout s’obscurcit soudainement… Vite ! n’est-ce pas un hangar qui s’élève là-bas ?… Vite !… Vous y arrivez en courant : vous entrez… Quelle pluie ! quels éclairs ! Le chaume du toit laisse pénétrer la pluie çà et là, et elle humecte le foin odorant… Mais le soleil reparaît, l’orage s’est dissipé, et vous quittez la grange. Ah ! comme tout étincelle gaiement autour de vous ! comme l’air est frais et limpide ! comme elle est douce l’odeur des fraises et des champignons…
Voici que le jour baisse. Le crépuscule du soir éclaire la moitié du ciel comme un vaste incendie. Le soleil se couche. Autour de vous, l’air paraît transparent comme le cristal : mais dans le lointain, vous voyez descendre mollement des vapeurs qui semblent encore chaudes ; la rosée se répand ; les plaines, qu’inondaient peu d’heures avant les flots dorés du jour, revêtent une teinte rose ; les arbres, les buissons, les hautes meules de foin projettent des ombres qui s’allongent de plus en plus… Le soleil a disparu ; une étoile s’allume et tremble au milieu de la mer de feu qui embrase le couchant… Mais cet océan enflammé commence à pâlir ; le ciel bleuit ; les ombres se confondent, la nuit vient. Il est temps de regagner son gîte, le village, l’isba où vous comptez coucher. Le fusil sur l’épaule, vous marchez d’un pas rapide, fussiez-vous accablé de fatigue… Mais l’obscurité augmente rapidement ; vous n’y voyez plus à vingt pas ; les chiens blancs même se détachent à peine au milieu des ténèbres. Au-dessus d’un amas de noirs buissons, la couleur du ciel s’éclaircit un peu… Serait-ce un incendie ? — Non ; c’est la lune qui se lève. — Mais bientôt, sur votre droite vous découvrez les feux d’un village… Voici votre isba. Vous y distinguez, par la fenêtre, une table couverte d’une nappe, une lumière ; c’est le souper qui attend.
Un autre jour, vous faites atteler un drochki léger et vous vous rendez dans les bois pour chasser la gelinotte. Qu’il est agréable de s’engager dans une route étroite, que bordent comme un mur des champs de seigle en pleine croissance ! Des épis viennent vous frapper doucement la figure, les bluets s’accrochent à vos pieds, les cailles crient autour de vous, le cheval trottine paisiblement. Voici le bois avec son ombre et son silence. Les cimes des hauts trembles murmurent au-dessus de votre tête ; les longues branches pendantes des bouleaux se balancent à peine ; le chêne majestueux se dresse comme un vigoureux athlète, à côté de l’élégant tilleul. Vous suivez un sentier émaillé d’ombre et de verdure ; de grosses mouches jaunes se tiennent immobiles dans l’air et disparaissent subitement ; des moucherons s’agitent par essaims qui semblent clairs à l’ombre et noirs au soleil ; les oiseaux chantent paisiblement. Que la voix argentine de la fauvette se marie bien au parfum du muguet ! Allons, enfonçons-nous dans le bois, … le fourré s’épaissit… un calme indéfinissable gagne doucement tout votre être. Mais à un léger souffle de vent, les cimes des arbres s’agitent, et ce bruit rappelle, à s’y méprendre, celui d’une cascade… Des herbes élancées croissent çà et là sur le lit de feuilles fanées qui sont tombées l’année dernière ; des champignons se dressent séparément coiffés de leurs chapeaux. Un lièvre part tout à coup à quelque distance de vous…, les chiens s’élancent à sa poursuite avec des aboiements sonores…
Et que cette forêt est belle à la fin de l’automne, lorsque les bécasses arrivent ! Jamais la bécasse ne se tient dans le fourré, il faut l’aller chercher sur la lisière du bois. Il ne fait point de vent ; mais il n’y a pas non plus de soleil, d’ombre, de mouvement, ni même de bruit ; une odeur vineuse, particulière à l’automne, est répandue dans la campagne ; un brouillard transparent se tient immobile au-dessus des champs qui jaunissent dans le lointain. On aperçoit des arbres se dessinant sur un ciel pâle, d’un blanc laiteux ; quelques feuilles dorées pendent encore çà et là sur les branches nues des tilleuls. La terre humide semble élastique sous le pied ; les herbes hautes et desséchées ne bougent pas, et de longs fils étincellent sur l’herbe décolorée. On respire librement, mais un trouble étrange vous agite. Pendant que vous suivez la lisière du bois, les yeux fixés sur votre chien, le souvenir des personnes que vous aimez, tant mortes que vivantes, vous revient à l’esprit ; des impressions depuis longtemps oubliées se raniment soudainement ; l’imagination voltige et plane comme un oiseau et vous croyez voir toutes les images que vous évoquez ainsi. Votre cœur se met à battre soudainement avec force ; vous vous élancez avec passion vers l’avenir ou vous vous perdez entièrement dans le passé. Toute votre vie se déroule alors à vos yeux ; l’homme se possède complétement, il semble ressaisir tout son passé, tous ses sentiments, toutes les forces de son âme, et rien dans la nature environnante ne vient troubler ces rêveries ; point de soleil, point de vent, aucun bruit…
Et un jour d’automne, par un temps clair, un peu froid, lorsqu’il a gelé le matin et que les bouleaux argentés, semblables aux arbres dont parlent les contes des fées, sont couverts de rameaux d’or ; lorsque le soleil est bas et que ses rayons n’ont plus de force, mais étincellent encore plus vivement qu’en été ! Un petit bois de tremble, entièrement dépouillé de feuilles et inondé de lumière, semble tout joyeux de sa nudité ; la gelée blanchit encore le fond de la vallée, et un vent frais soulève légèrement et chasse devant lui les feuilles desséchées qui couvrent le sol ; de longues vagues bleues courent gaiement sur la rivière et balancent doucement les oies et les canards dispersés à sa surface ; le vent vous apporte le bruit d’un moulin à demi caché par des saules, et au-dessus duquel des pigeons de toutes couleurs tournoient rapidement dans les airs…
Les jours brumeux d’été ont aussi leurs beautés, mais les chasseurs ne les aiment point. Impossible de tirer ces jours-là ; une pièce de gibier qui se lève sous vos pieds disparaît presque aussitôt au milieu des ténèbres blanchâtres et immobiles que répand le brouillard. Mais comme tout est tranquille et silencieux autour de vous ! Tout est réveillé et tout se tait. Vous passez devant un arbre ; aucune de ses feuilles ne bouge ; il semble goûter le repos avec délices. Une ligne noire se distingue au milieu de la vapeur qui est uniformément répandue dans les airs… Vous la prenez pour un rideau de bois ; vous approchez, et le bois se change en une bande d’absinthe qui se dresse entre deux champs. Au-dessus de votre tête, autour de vous, le brouillard s’étend de tous côtés… Mais un léger souffle de vent se fait sentir ; un coin du ciel, d’un bleu pâle, se montre confusément à travers la brume raréfiée qui se met en mouvement et semble flotter comme de la fumée ; un éclatant rayon de soleil perce, inonde les champs, frappe la forêt… ; puis, tout s’obscurcit de nouveau. Ces alternatives se répètent souvent ; mais comme le temps devient serein et magnifique, lorsque la lumière, ayant triomphé définitivement dans cette lutte, les derniers flots du brouillard échauffé, tantôt se rapprochent et s’étendent comme une nappe, tantôt s’enroulent et s’évaporent dans les profondeurs lumineuses d’un ciel d’azur…
Mais vous voici en route pour une partie éloignée de la steppe. Après avoir fait près de dix verstes en suivant les chemins de traverse, vous arrivez à la grande route. Vous dépassez de longs convois de charrettes, vous laissez derrière vous des auberges sous les auvents desquels fument des samovar, et dont les portes cochères, grandes ouvertes, laissent plonger vos regards jusqu’au fond des cours garnies de puits ; les villages, les longues et vertes chènevières se succèdent ; vous marchez ainsi longtemps, longtemps… Les pies voltigent sur les saules qui bordent la route ; des paysannes, armées de longs râteaux, traversent les champs ; un piéton en vieux kaftane de nankin, un havresac sur le dos, chemine d’un pas fatigué ; une lourde voiture de seigneur, attelée de six chevaux efflanqués et fourbus, vient lentement à votre rencontre ; elle passe et vous apercevez le coin d’un coussin qui sort de la portière, et derrière, sur un sac entouré de nattes, attachées avec des cordes, se tient cramponné un laquais en redingote et couvert de boue jusqu’aux sourcils. Voici la ville du district avec ses maisonnettes de bois inclinées sur leurs fondements, ses haies sans fin, ses maisons de marchands construites en briques et inhabitées, son vieux pont jeté sur un profond ravin… En avant ! en avant !… La steppe commence. Quelle vue on découvre du haut de cette montagne ! Au milieu de la plaine, des mamelons écrasés, labourés et ensemencés du haut en bas, ressemblent à d’énormes vagues affaissées sur elles-mêmes ; des ravins, aux flancs couverts de buissons, serpentent entre ces hauteurs ; de petits bois sont dispersés çà et là comme des îles, et des sentiers étroits courent d’un village à l’autre ; quelques églises blanches et élancées paraissent dans le lointain ; une petite rivière, bordée de buissons, serpente au milieu de la plaine, et son cours est interrompu de distance en distance par des digues ; quelques outardes rangées en file se tiennent immobiles dans un champ éloigné ; une vieille maison seigneuriale, entourée de ses dépendances et de jardins fruitiers, est comme blottie au bord d’un petit étang ; mais vous avancez toujours. Les mamelons s’abaissent de plus en plus, et la campagne est presque entièrement dégarnie d’arbres. La voilà enfin, la vraie steppe, immense, sans limites !
Et en hiver, la chasse au lièvre sur les monticules de neige ! L’air que l’on respire est glacial, l’éclat de la surface scintillante qui s’étend de tous côtés vous fait involontairement cligner les yeux, et vous les reposez avec bonheur sur le ciel vert qui surmonte les bois rougeâtres. Et les premières journées du printemps, lorsque tout brille et s’écroule ! Au milieu de l’épaisse vapeur que répand la neige fondue, on respire déjà le parfum de la terre réchauffée, et, sur les points où les rayons obliques du soleil l’ont mise à découvert, les alouettes chantent en toute confiance, tandis que les torrents, couverts d’écume, se précipitent avec un joyeux mugissement de ravin en ravin…
Mais il est temps de finir. Je viens de parler du printemps, et ce souvenir est venu s’offrir à moi fort à propos : au printemps, on se quitte avec moins de regret ; au printemps, les heureux même se sentent attirés vers les régions lointaines… Adieu, chers lecteurs, je vous souhaite un bonheur inaltérable.
IX §
Tel est ce livre, tel est cet homme ; livre qui contient des scènes ravissantes ; homme qui les écrit comme la nature les compose. Ses principaux caractères sont la finesse, la vérité, l’étrangeté. Cela ne s’invente pas, cela se trouve.
M. de Tourgueneff est jeune encore. On ne peut savoir où il s’arrêtera. Mais quel que soit son âge et son avenir, la Russie n’avait avant lui rien qui lui ressemblât. C’est le Balzac des forêts et des déserts.
Ses notes sont simples et fortes comme le mugissement des taureaux dans les bois, comme le bruit des feuilles dans les tempêtes, comme l’écho des cascades dans le lointain. Il est mélancolique et sensible comme la voix de la jeune paysanne russe venant faire ses adieux au jeune et élégant séducteur qui part le lendemain après l’avoir trompée, avec son maître, pour ne la revoir jamais. À chaque instant on se sent une larme au bord de la paupière. Peu de livres m’ont autant ému et fait rêver que les siens. On n’y sent aucun art ; l’art est dans son œil qui lui fait tout discerner et dans son âme qui lui fait tout sentir. C’est le premier regard de la Russie sur elle-même avec le rouge de la pudeur et la naïveté du premier âge. Une confession innocente et générale qui dit : Me voilà ! Jugez-moi !
Tourgueneff aurait pu prendre la poésie pour langue, lui, admirateur, selon moi, très-exagéré de Pouskine, cet imitateur pompeux de lord Byron. Il a bien fait de s’en abstenir, il y a plus de poésie vraie dans une de ses pages candides que dans les pages retentissantes des deux ou trois poëtes de Pétersbourg ou de Varsovie qui chantent dans les salons, ces derniers juges de la poésie sur une terre virginale.
À un tel peuple, il ne faut pas de longs ouvrages, il lui faut des scènes vives, courtes, simples et touchantes tout à la fois : les poëmes presque pastoraux de la vie russe. C’est par des hommes tels que Tourgueneff que ses compatriotes se formeront peu à peu aux longues et patientes œuvres qui forment la littérature des grandes nations. Ce sont les livres du commencement, ce ne sont pas ceux de la maturité des peuples. Ce sont les Mille et une nuits de Bagdad, où leurs voisins, les Arabes et les Persans, ont versé le merveilleux de leur imagination dans des aventures qui font encore le charme enfantin du vieux monde ; mais les récits de Tourgueneff n’ont pas d’autres fées et d’autres enchanteurs que la nature et la vérité. Enchanteurs qui attachent et ne trompent jamais ! La vérité est plus durable que le prodige. Cette vérité fera la popularité sérieuse de Tourgueneff. Il est évidemment un de ces écrivains précurseurs des grandes œuvres que la Russie est trop jeune encore pour aborder. Elle commence par les romans, elle finira par l’histoire ; elle apprend à écrire avant de penser, et parmi les écrivains actuels de toutes les langues il y en a bien peu (s’il y en a) qui égalent Tourgueneff en naturel, en simplicité et en originalité. Notre défaut à nous c’est de ressembler à tout le monde, son mérite à lui c’est de ne ressembler à personne. Un peuple littéraire qui commence par le naturel et qui sait se rendre intéressant est bien sûr d’arriver au sublime ; il ne lui faut que du temps.
20 février 1864.
FIN DE L’ENTRETIEN CXXXII.
cxxxive Entretien.
Réminiscence littéraire. Œuvres
de Clotilde de Surville §
I §
Il y a une inspiration ineffaçable dans certains lieux, dans certains climats, dans certaines impressions de jeunesse et dans certaines mémoires qui nous reportent plus tard à ces premières caresses de la vie. C’est la rosée du matin que le soleil du jour n’a pas encore pompée, et qui même après qu’elle a été bue par les rayons, laisse au fond du calice quelques gouttes mal séchées qui gardent encore un arrière-goût de rose mouillée.
Souvenez-vous des hautes et vastes collines, du vieux manoir à tourelles démantelées, jetant son ombre aux pieds des forêts sur les prés de la pente, du ruisseau qui coulait à voix basse sous la rangée de saules, dans le vallon auprès du château, des troupeaux de moutons sous la conduite du vieux berger qui montaient après que l’humidité malsaine était évaporée sur la colline élevée ; souvenez-vous des attelages luisants de bœufs qui descendaient pour labourer la glèbe dans les terres qui dominaient les prairies fumantes du paysage. Écoutez les voix lentes des paysans qui se répandent avec leurs chiens, leur hache sur l’épaule, parmi les sentiers creux de la montagne pour aller étrancher les chênes ; souvenez-vous des éclats joyeux des jeunes filles et des enfants qui ramassent les menus fagots et qui les traînent avec toutes leurs feuilles jusqu’aux foyers où ils cuiront le pain de seigle de la chaumière. Regardez les bras demi-nus de belles jeunes demoiselles à moitié vêtues, écartant d’un geste encore endormi les volets de leur chambre haute pour voir le beau matin du jour qui se lève et pour écouter la cloche de l’église rustique convoquant tout le monde à l’angélus.
Lancez vos regards plus loin : voyez cette longue chaîne de montagnes du Forez et du Vivarais qui serpente sous un beau ciel bleu vers le midi, chassant sur ses flancs, à mesure qu’elle se déroule, les vapeurs nocturnes comme la proue d’un navire l’écume de l’océan. Un fleuve rapide et immense, le Rhône roule à leurs pieds ses eaux majestueuses, tantôt étincelantes dans de larges bassins semblables à des lacs, tantôt resserrées par les rochers et disparaissant sous les caps sombres d’où le murmure grandiose de son cours s’élève seul pour attester qu’il n’est pas englouti. La transparence du lointain où il va s’abîmer dans un horizon de lumière, emporte votre pensée au pays du soleil. Voilà le paysage à la fois rustique, féodal, gracieux par les détails, austère par l’ensemble, religieux par l’impression, amoureux par le frisson qu’il communique à l’âme. C’est là que je vivais à quinze ans entre un père militaire, une mère jeune encore et belle comme la mémoire mal voilée de son matin, et cinq sœurs groupées autour d’elle selon leurs âges différents comme des anges échelonnés sur les degrés de l’échelle de Jacob. L’escalier tournant du château sur lequel elles étaient éparses la moitié du jour nous rappelait sans cesse cette image biblique. Ô temps ! où es-tu ? Et pourquoi égrènes-tu si vite tout ce qui te pare ?
II §
Je commençais une vie orageuse dans le calme de cette demeure. Le domaine paternel, détaché des immenses domaines de mon grand-père, n’était pas considérable par son étendue, mais nous possédions en réalité tout le pays circonvoisin et toutes les familles rurales par la vieille affection qu’on portait au nom de mon père, aux vertus de ma mère, aux grâces naissantes de mes sœurs. Pas un pauvre qui n’eût son pécule de réserve déposé dans sa besace de toile chez nous ; pas un infirme qui n’y eût son hospice, son médecin, ses remèdes. La Providence avait ainsi rapproché le soulagement de tous les malheureux. Aussi nous aimait-on comme les chefs de toutes ces familles. La Révolution de 89 n’y pouvait rien, la démocratie industrielle n’était pas encore née. On ne pouvait se figurer que la féodalité si odieuse de loin était si douce et si providentielle de près. Nous étions les parents, les frères, les sœurs de tout le monde. Quant à moi, mon cheval et mon chien, compagnons de ma vie, me suffisaient pour remplir mes journées de courses vagues dans les sentiers des bois ou dans les blés noirs de la montagne. Mes premières rêveries, ombres avancées de la vie future, m’emportaient de site en site plus haut et plus vite que les sabots de mon coursier. Je rentrais vers le soir pour me réunir à la famille, autour de la lampe qui éclairait le piquet de mon père et de ma mère et mes lectures silencieuses jusqu’à l’heure du sommeil.
Et qu’est-ce que je lisais ? Tout ce que je trouvais sous la main dans la petite bibliothèque très-expurgée et très-dépouillée de la chambre haute où les vieux livres de la maison gisaient épars sur les rayons. Quelquefois aussi j’avais la permission d’entrer dans la chambre de mon père et de lire les volumes contenus dans une ancienne cassette de toilette, qu’on nous envoyait de la ville voisine les jours de marché. C’était le plus souvent de délicieux romans d’Auguste Lafontaine, un auteur très à la mode alors, traduits de l’allemand, et tout mouillés de larmes de famille par les lecteurs des environs. Les scènes de ces drames innocents étaient les matériaux sur lesquels mon imagination brodait ses plus doux rêves. Les idylles de Gesner, ce Théocrite suisse, avaient aussi alors le plus grand attrait pour nous. Ce petit monde de convention, qu’on trouverait bien fade maintenant, nous charmait par ses couleurs pastorales, tellement que quelques années après je fis un pèlerinage à la maison de Gesner dans une pittoresque vallée de Zurich, comme j’en fis un aux Charmettes de J. J. Rousseau, dans le jardin de madame de Warens. L’enthousiasme ne sait pas choisir, il va où l’engouement de son temps le pousse, et le monde des idées est plus mobile encore que celui des réalités. L’idéal est un pays où l’on se perd, comme les faits sont un pays où l’on s’embrouille. Avis à ces réalistes que nous adorons depuis quelque temps ! Il n’y a de durable que le vrai bien choisi, il n’y a d’éternel que la nature épurée par le goût. Ne faisons pas de théorie sur le beau, laissons le temps porter et reporter ses arrêts, lui seul est juge. J’ai vu dans moins d’un demi-siècle vénérer Gesner comme le patriarche de la nature, et puis je l’ai vu railler comme l’écran de la niaiserie. J’ai vu régner Dorat et Parny préféré à Tibulle, et puis je les ai vu reléguer sans souvenir au nombre des poëtes à fantaisies, jouets d’un peuple sans mémoire ; j’ai vu couronner Chateaubriand vêtu de la pourpre de son style : j’ai vu mourir Béranger dans sa gloire aux sons de ses grelots bachiques et politiques ; j’ai vu, et pour peu que je vive, j’en verrai bien d’autres encore : ne nous faisons pas nos dieux éternels, car ce sont les dieux du temps qui souvent n’a pas de lendemain ; jouissons de tout ce qui nous charme dans les différents chefs-d’œuvre dont nos contemporains nous charment ; mais ne répondons ni d’eux ni de nous devant la postérité. Le monde passe et change en passant, à chaque petit hasard industriel qui apprend à coudre sans dé et sans main ou à faire un nœud servant de tête à un clou ou de tête à une épingle. Je vois des braves gens émerveillés, pleurer d’enthousiasme, sur ce qu’ils appellent à bonne foi le progrès indéfini de l’espèce humaine. Je ne demande pas mieux, mais Homère, qui règne depuis quatre ou cinq mille ans sur l’intelligence et sur le cœur humain, n’a pas encore trouvé un rival, et la morale des grands apôtres de religion n’a pas encore reçu un démenti !… Dieu a fait de l’espérance un des aliments de l’esprit humain ; ne le nions pas, soyons-en soutenus sur notre route afin de marcher, mais n’en soyons pas ivres de peur de tomber comme des fous dans le délire du mieux. Tout commence et tout finit dans ce bas monde. Montrez-moi une chose qui n’ait pas subi cette loi, ou montrez-moi un mortel qui y ait échappé ?
III §
En ce temps-là, ma famille voyait souvent des émigrés rentrer dans le pays, et revendiquer leur domaine les uns de l’impartiale bienveillance du gouvernement nouveau, les autres de leurs acquéreurs. La paix se faisait ainsi entre les choses et prédisposait à la concorde entre les personnes. Plusieurs de nos parents, ainsi rapatriés par des lois complaisantes, venaient de temps en temps nous demander l’hospitalité. C’était une fête pour nous que leur arrivée. Il m’en est resté un grand goût pour les émigrés. Il y avait parmi eux des hommes de tous les partis. Les 9 thermidor et 18 fructidor avaient atteint jusqu’aux membres du comité de salut public. Carnot lui-même avait émigré comme royaliste, et avait reçu à Nyon, en Suisse, l’hospitalité de M. de Noailles, émigré d’une autre cause et d’un autre temps.
Les émigrés royalistes avaient suivi les princes fugitifs à l’étranger. La plupart étaient très-jeunes et on les avait enrégimentés pour leur donner une occupation et une solde, plus que pour les faire servir contre leur patrie ; auxiliaires volontaires ils avaient très-peu servi en ligne contre leurs compatriotes. On les avait ensuite relégués en Russie ; d’autres avaient passé sur les vaisseaux anglais dans la Vendée. Ils rentraient en amis, et charmaient nos foyers aussi par les récits héroïques ou plaisants de leurs aventures. C’était les soldats de la grande armée amusant les soirées des chaumières par les contes soldatesques de l’incendie de Moskou ; chaque cause avait ses héros et ses désastres. Si la France de 1815 avait eu un Homère, il aurait hésité à chanter les bleus ou les blancs. Tous étaient au même rang, tous aventureux, tous braves ; la fortune avait fait en France des vainqueurs et des vaincus, mais elle n’avait fait ni coupables ni lâches. Le Tasse ou Cervantes pouvaient également les chanter.
IV §
Un de ces jeunes émigrés arriva alors dans la maison de mon père, apportant toutes ces qualités naturelles à ceux qui sortent de leur pays pour une cause politique. La fidélité méritoire à ses princes, l’esprit d’aventure, le caractère assoupli aux fortunes diverses de l’exil, et l’intarissable conversation qu’on y puise. Ses entretiens faisaient le charme du château ; il se nommait M. de Davayé, il était le cousin de mon père.
Dans un de ces entretiens, il nous raconta qu’il allait bientôt paraître un volume du poésies dont il avait connu intimement l’auteur ou plutôt l’éditeur à Lauzanne. — Ce chevalier français, nous dit-il, était lieutenant-colonel d’un régiment de cavalerie émigré licencié, et vivait habituellement avec sa femme dans un modeste village des environs de Liége. Les chances de la guerre ayant soumis la Belgique à Custine ou à Dumouriez, il était venu plus récemment chercher asile et sécurité à Lauzanne ; il se nommait M. de Surville, il était né dans le Vivarais, sur une de ces montagnes qu’arrose et ravage l’Ardèche. C’était un pays de royalistes, d’hommes aussi fidèles à leur foi qu’à leur souvenir, que le camp de Jalès, longtemps recruté par les paysans fanatiques, avait plusieurs fois signalé à la haine des républicains. M. de Surville était, nous disait M. de Davayé, un très-bel homme, jeune encore, d’une taille haute et imposante, d’une physionomie profonde, d’une expression de figure réservée et douce ; on ne lui parlait qu’avec déférence comme à quelqu’un qui porte le respect devant lui. On le voyait rarement à Lauzanne. Il ne quittait guère sa femme qu’il paraissait aimer tendrement ; il habitait à une certaine distance, sur le penchant des montagnes de Vévey, un chalet au-dessus du lac Léman. Il recherchait surtout à Lauzanne la conversation de quelques hommes et de quelques femmes de lettres distingués, jetés là par la Révolution française ; il leur communiquait des fragments d’un livre mystérieux dont il s’occupait dans sa retraite. Ce livre qu’il déchiffrait et qu’il retouchait laborieusement était, disait-il, extrait des mémoires et des poésies d’une de ses aïeules, nommée Clotilde de Surville. Il ne dissimulait pas ses efforts pour rendre à ces poésies de famille, obscurcies par la vétusté de la langue romane et par l’obscurité des termes, la clarté et la fraîcheur du langage moderne. C’était moitié traduction, moitié correction. Certaines pages ravissaient ses confidents. Quelques-uns suspectaient bien un peu la fidélité littéraire de M. de Surville, et croyaient qu’il voulait dérober au quinzième siècle sa naïveté originale pour s’en parer lui-même, sous le nom de cette femme éminente qui avait alors illustré sa maison ; mais cette naïveté même répondait victorieusement à ces soupçons, car M. de Surville écrivait lui-même des poésies personnelles empreintes d’un tout autre caractère. L’emphase, la rhétorique, la prétention de l’école de Thomas les surchargeait et les déparait en croyant les embellir. En dépassant le naturel il arrivait souvent au galimatias. Il était en tout l’opposé de sa grande aïeule. Ses amis l’avertissaient en vain de cette tension, il ne sentait sa force qu’en l’exagérant.
V §
Ces chefs-d’œuvre de madame de Surville lui avaient été révélés à lui-même à Viviers, petite ville du Vivarais, à son retour de la première émigration en 1795. Il passa alors quelques mois dans cette ville, et ayant été investi de l’héritage de sa famille dans la terre de Vessau, il y trouva de nombreux et curieux manuscrits qui encombraient, depuis deux siècles, les archives du château. Ces manuscrits de la main de madame de Surville, en langue moins française que romane, étaient à peu près illisibles pour lui. Un vieil arpenteur du pays, accoutumé par état de déchiffrer les registres et les documents féodaux, l’assista dans ces recherches et lui remit dans les mains les mémoires et les poésies de Clotilde. Il emporta ces deux trésors à Lauzanne en repartant pour son second exil. Les mémoires furent égarés par lui ; on n’en a connu les principaux faits que par ses entretiens, et par les allusions dont ses poésies sont pleines. Les voici :
VI §
Selon ces mémoires, il n’y avait jamais eu en France, depuis la célèbre Héloïse, amante d’Abeilard, d’interrègne complet de la belle littérature en France. La langue seule était flottante, empruntant tantôt à l’italien, tantôt au latin, tantôt au patois du Midi l’instrument de sa pensée. Les magnifiques poésies de Mistral, dignes souvenirs d’Homère, nous en sont une preuve récente. Béatrix d’Aragon, Agnès de Bragelongue, Émélie de Montendre, Hélène de Grammont furent les femmes célèbres de cette période. Justine de Lévis, mère de Pulchérie de Vallon, donna sa fille à Bérenger de Surville, jeune gentilhomme du même pays, engagé à la cause royale du brave et infortuné Charles VI. Clotilde venait de perdre sa mère, elle vivait dans sa terre de Vessau aux bords de l’Ardèche. Elle y était entourée d’un groupe de jeunes amies lettrées et belles parmi lesquelles on remarquait une jeune Italienne du nom de Rocca, sa plus tendre amie. L’amour le plus précoce, le plus naïf et le plus passionné, comme on va le voir bientôt dans les héroïdes à son mari pendant ses absences, entraîna l’un vers l’autre ces deux jeunes amants. Clotilde le suivit même au camp de Charles VI au Puy-en-Velay, au milieu de cette cour militaire composée de la jeune noblesse française. Sa beauté et ses talents poétiques y brillèrent du plus doux éclat. La guerre continuant appela son mari à la suite du roi au siége d’Orléans. Il y perdit la vie sept ans après son mariage. Clotilde veuve regagna son manoir de l’Ardèche.
Des amis de l’intéressante veuve il ne lui restait plus que Tullie et Rocca ; Rosé de Beaupuy s’était retirée dans un cloître après la mort du jeune de Liviers son amant ; Louise d’Effiat avait épousé le vicomte de Loire. Tullie et Rocca se séparèrent même bientôt de leur amie : Tullie, appelée à Constantinople par les Paléologues, dont elle était l’alliée, périt au sac de cette capitale ; Rocca alla mourir à Venise, sans qu’on nous apprenne ni les causes de son départ, ni les circonstances de sa mort.
Clotilde, accablée de tant de pertes, isolée dans le Vivarais, et moins capable sans doute de produire que de recueillir et de corriger, dut commencer à cette époque les Mémoires dont nous parlons, et dont les premiers livres contenaient l’histoire de l’ancienne poésie française : elle s’occupa aussi de revoir ses premiers ouvrages, travail qu’elle continua toute sa vie, et qui peut expliquer leur perfection. Elle songea en même temps à former des élèves. Sophie de Lyonne et Juliette de Vivarez sont les premières que cite M. de Surville ; elles étaient même connues de Clotilde avant la mort de Bérenger. Sophie était fille d’un seigneur champenois ; Juliette n’était qu’une bergère obscure que Clotilde avait rencontrée dans les montagnes voisines de sa terre de Vessau, et dont elle cultiva les dispositions heureuses. Sophie et Juliette se lièrent bientôt de la plus étroite amitié ; elles consolèrent pendant quelque temps Clotilde de ses pertes ; elles l’aidèrent dans l’éducation de Jean de Surville, son fils : mais des passions malheureuses, que la religion seule pouvait vaincre, et dont l’objet leur était peut-être commun, arrachèrent encore ces deux amies à leur protectrice ; elles se retirèrent ensemble à l’abbaye de Villedieu.
VII §
Après plusieurs années d’un deuil inconsolable, Clotilde chercha quelque diversion dans la poésie : elle entreprit deux grands poëmes dont il ne reste que des fragments. Après avoir donné l’hospitalité à deux jeunes Écossaises qu’elle accueillit dans son château, et auxquelles elle fit parcourir les beaux sites du Lyonnais, du Forez et du Vivarais, elle unit prématurément le fils unique qu’elle avait eu de Bérenger à Héloïse de Goyon de Verzy. Elle eut le malheur de le perdre peu d’années après. Sa petite-fille Camille lui resta pour unique consolation. Elle porta son deuil avant de mourir elle-même. Son génie survécut à toutes ces douleurs et la soutint jusqu’à l’âge de quatre-vingt-dix ans. Elle mourut dans sa terre de Vessaux, et fut ensevelie près de son fils et de sa petite-fille. La plupart de ses œuvres périrent avec elle, il n’en resta que la renommée.
Jeanne de Vallon, le dernier descendant de son petit-fils, mourut jeune d’une maladie de langueur. Ce fut elle qui, pendant les intervalles de ses douleurs, prépara pour M. de Surville, son frère, les pièces les plus remarquables de sa grand’tante Clotilde.
« Mais hélas ! écrivait-elle peu d’années avant la Révolution, pourquoi me flatterais-je d’un tel espoir, tandis qu’un mal affreux me dévore (elle était attaquée d’un cancer au sein) et me ravit jusques au calme du sommeil ? la tombe s’ouvre sans pitié sous les pas de ma jeunesse ; et pendant que je suis en proie aux plus cuisantes douleurs, je cherche à les tromper quelques heures en m’entretenant avec toi. Non, je le sens trop ; non, je ne verrai jamais ton suffrage couronner mes efforts en faveur d’une tante, gloire de ma famille, et d’une aïeule de mon époux ; non, j’ai beau me hâter, la publication de cet unique essai ne devancera point la fin dont je suis menacée. J’eusse bien voulu le rendre plus complet ; mais, reléguée en ce triste séjour, si voisin de ma douce patrie, vainement j’ai revendiqué ces trésors de génie que mon enfance dévorait, qu’une main chère et jalouse m’arrache, et dont j’espérai si longtemps d’hériter. Lecteur, toujours présent à ma pensée, et qui peut-être n’existeras jamais pour moi, si tu vois cet écrit après que j’aurais cessé d’être, donne quelques regrets à la mort prématurée qui m’enlève au sein de mes plus beaux jours… »
VIII §
Cette merveilleuse relique de notre passé littéraire devait passer ainsi comme un legs funèbre de mourant en mourant dans nos mains. M. de Surville quitta une seconde fois sa compagne chérie et son asile en Suisse pour aller chercher dans l’Ardèche quelques débris de sa fortune. La mort révolutionnaire l’y épiait et l’y surprit. Il y fut fusillé en 1795, sans doute comme un complice tardif des ennemis de la Convention ; il mourut en héros, ne témoignant d’autres regrets que de laisser son sang inutile à son roi toujours fugitif, et la gloire de son aïeule encore incomplète. Ses amis et sa veuve, à Lausanne, recueillirent son héritage, et chargèrent plus tard M. de Vandenborg, membre de l’Institut français, d’épurer encore et d’éditer les œuvres de Clotilde. Le comte de Maistre, devenu si célèbre depuis, et qui entretenait des relations avec madame de Polier, d’une famille distinguée de Lausanne, chargea cette dame de lui procurer des relations et des documents sur la veuve de M. de Surville et sur les manuscrits dont elle était en possession. Ainsi les exilés cherchaient à honorer la mémoire de ces proscrits qui n’avaient à laisser à leur patrie que les échos du fleuve de Babylone — Super flumina Babylonis sedimus et flevimus. — Cette négociation dont nous avons la preuve n’eut point de résultats : la veuve de M. de Surville attendit des temps plus sereins.
IX §
Qu’on juge de l’intérêt de curiosité que ces récits de M. de Davayé étaient de nature à inspirer à toute la famille : les âges, les lieux, les circonstances politiques ont des similitudes, des prédispositions, des impressions, des inspirations analogues. Il y a une muse dans les sites, les mêmes points de vue donnent les mêmes sensations. Tout ce que l’émigré nous racontait de la vie de Clotilde dans sa terre de l’Ardèche, et des malheurs de son petit-fils M. de Surville, découvrait ces chefs-d’œuvre inconnus d’une existence de son vieux château, de son long exil sur la terre étrangère, et de sa mort héroïque couronnant une si noble existence, toute cette vie de son aïeule dans ce pays reculé, sauvage, alpestre, au milieu des rochers, des torrents et d’une population d’habitants dont elle était la sœur et la mère, enfin toute cette poésie si longtemps ensevelie avec elle dans cet oubli, et ne ressortant que sous la pieuse et chevaleresque curiosité d’un arrière-petit-fils, nous faisaient rêver à tous des destinées semblables. Nous attendions avec impatience que M. de Vandenborg, ayant achevé son œuvre de critique et d’enthousiasme, publiât enfin les poésies de Clotilde qu’on disait prêtes à voir le jour.
L’été se passa ainsi. Au commencement de l’automne, la Gazette de France nous apprit que les poésies de Clotilde avaient paru, et qu’une admiration unanime accueillait cette résurrection du passé.
Un de mes oncles paternels qui demeurait à la ville l’attendait de Paris.
X §
Ces chefs-d’œuvre sont courts. Au bout de peu de jours il nous l’apporta, déjà lu et relu par lui. Après avoir laissé à ma mère et à mon père le temps de lire, je m’emparai du petit volume et je l’emportai dans les bois, caché sous ma veste, comme un parfum que j’aurais craint de laisser évaporer.
C’était en effet surtout un parfum, une espèce d’essence d’opium oriental dont on ne pouvait pas se nourrir, tant il était contenu dans un petit vase, mais dont on pouvait s’enivrer. Je ne me contentai pas de le lire, je l’appris par cœur, seulement en le lisant. Aucune poésie moderne jusqu’à ce jour ne s’était si vite et si profondément gravée dans ma mémoire.
XI §
Après avoir entrelu quelques rondeaux, chansons des jeunes et érudites amies de Clotilde qui ouvrent le volume, comme on humecte les bords du vase avant d’y boire à pleine coupe, j’arrivai à Clotilde et je lus sa première pièce à son premier-né. Toute sa jeunesse et toute la passion qu’elle portait à Bérenger son père éclataient, brûlaient. C’était le torrent de l’Ardèche changé en fleuve et en larmes à la vue de l’enfant image de son père absent. J’eus à peine besoin de lire deux fois ces vers délicieux pour les savoir à jamais. Il n’y avait point d’art, non, c’était la nature faite art ; l’image et le son, cette musique de l’âme, y naissaient ensemble indivisibles comme la voix et la sensation. Quel tort ne faisait-on pas à cette jeune inspirée d’un chaste amour de la comparer à Sapho ?
Lisez :
À MON PREMIER NÉ.
REFRAIN.
Ô cher enfantelet, vray pourtraict de ton pere,Dors sur le seyn que ta bousche a pressé !Dors, petiot ; cloz, amy, sur le seyn de ta mere,Tien doulx œillet par le somme oppressé !
Bel amy, cher petiot, que ta pupille tendreGouste ung sommeil qui plus n’est fait pour moy !Je veille pour te veoir, te nourrir, te défendre…Ainz qu’il m’est doulx ne veiller que pour toy !
Dors, mien enfantelet, mon soulcy, mon idole !Dors sur mon seyn, le seyn qui t’a porté !Ne m’esjouit encor le son de ta parole,Bien ton soubriz cent fois m’aye enchanté.Ô cher enfantelet, etc.
Me soubriraz, amy, dez ton réveil peut-estre :Tu soubriraz à mes regards joyeulx…Jà prou m’a dict le tien que me savoiz cognestre,Jà bien appriz te myrer dans mez yeulx.
Quoy ! tes blancs doigtelets abandonnent la mammeOù vingt puyser ta bouschette à playzir !…Ah ! dusses la seschier, cher gage de ma flamme,N’y puyzeroiz au gré de mon dezir !
Cher petiot, bel amy, tendre fils que j’adore !Cher enfançon, mon soulcy, mon amour !Te voy toujours ; te voy et veulx te veoir encore :Pour ce trop brief me semblent nuict et jour.Ô cher enfantelet, etc.
Estend ses brasselets ; s’espand sur lui le somme ;Se clost son œil ; plus ne bouge… il s’endort…N’estoit ce tayn floury des couleurs de la pomme,Ne le diriez dans les bras de la mort….
Arreste, cher enfant !… j’en fremy toute engtiere !…Réveille-toy ! chasse ung fatal propo !…Mon fils !… pour ung moment… ah ! revoy la lumière !Au prilx du tien, rends-moy tout mon repoz !…
Doulce erreur ! il dormoit… c’est assez, je respire ;Songes légiez, flattez son doulx sommeil !Ah ! quand voyray cestuy pour qui mon cœur souspire,Aux miens costez, jouir de son réveil ?Ô cher enfantelet, etc.
Quant te voyra cestuy dont az receu la vie,Mon jeune espoulx, le plus beau des humains ?Oui, desjà cuyde voir ta mère aux cieulx ravieQue tends vers luy tes innocentes mains !
Comme ira se duysant à ta prime caresse !Aux miens bayzers com’t’ira disputant ?Ainz ne compte, à toy seul, d’espuyser sa tendresse,À sa Clotilde en garde bien autant…
Qu’aura playzir, en toy, de cerner son ymaige,Ses grands yeux vairs, vifs et pourtant si doulx !Ce front noble, et ce tour gracieulx d’ung vizaigeDont l’Amour mesme eut fors esté jaloux ?Ô cher enfantelet, etc.
Pour moy, des siens transportz onc ne seray jalouseQuand feroy moinz qu’avez toy les partir :Faiz amy, comme luy, l’heur d’ugne tendre espouse,Ainz, tant que luy, ne la fasses languir !…
Te parle, et ne m’entends… eh ! que dis-je ? insensée !Plus n’oyroit-il, quand fust moult esveillé…Povre chier enfançon ! des filz de ta penséeL’eschevelet n’est encor débroillé…
Tretouz avons esté, comme ez toy, dans ceste heure ;Triste rayzon que trop tost n’adviendra !En la paix dont jouys, c’est possible, ah ! demeure !À tes beaux jours mesme il n’en souviendra.Ô cher enfantelet, etc.
Ce quatrain isolé se lit au long d’une marge :
Voylà ses traicts… son ayr ! voylà tout ce que j’aime !Feu de son œil, et roses de son tayn…D’où vient m’en esbahyr ? aultre qu’en tout luy-mesmePust-il jamais esclore de mon seyn ?
Mais non, ne vous bornez pas à les lire, apprenez-les comme moi de mémoire ; il n’y a point d’édition qui vaille cette édition impalpable, invisible, inarticulée que nous portons en nous jusqu’au tombeau et que nous retrouverons sans doute dans nos cendres au ciel. On a fait bien des vers et des vers de grands poëtes à des enfants, mais aucuns, pas même ceux de Reboul, à Nîmes, malgré leurs belles et touchantes images, n’égalent cette naïveté de jeune mère, encore jeune fille, n’adorant dans son fils que le visage et l’amour de son jeune mari absent, et lui tendant ces bras qu’elle a formés de lui pour le rendre deux fois inséparable à son cœur.
Il ne faut pas oublier en lisant que ce jeune époux, ou plutôt ce jeune amant, était alors au Puy en Velais, guerroyant, où il devait périr à la suite de son roi.
XII §
Mais bientôt après, le souvenir cher et brûlant de son époux Bérenger la reprend, et elle lui écrit une lettre où l’amour de sa patrie, ravagée par les Bourguignons et les Anglais, se mêle à l’amour pour Bérenger.
Écoutez : je retranche ce qui allongerait trop la pièce.
HÉROÏDE À SON ESPOULX BÉRENGER
Clotilde au sien amy doulce mande accolade,À son espoulx, salut, respect, amour !Ah ! tandiz qu’esploree et de cœur si malade,Te quier la nuict, te redemande au jour,Que deviens, où cours-tu ? loing de ta bien-ayméeOù les destins entraisnent donc tes pas ?Faut que le dize, hélas ! s’en croy la Renommée,De bien long-temps ne te revoyrai pas !
Bellone, au front d’arhain, ravage nos provinces ;France est en proye aux dents des léoparts :Banny par ses subjects, le plus noble des princesErre, et proscript en ses propres remparts,De chastels en chastels et de villes en villes,Contrainct de fuyr lieux où devoit régner,Pendant qu’hommes félons, clercs et tourbes servilesL’ozent, ô crime ! en jusdment assigner !…
Non, non ; ne peult durer tant coulpable vertige :Ô peuple Franc, reviendraz à ton roy !Et, pour te rendre à luy, quand faudroit d’ung prodige,L’attends du ciel en ce commun desroy.De tant de maulx, amy, ce penser me console ;Onc n’a pareils vengié divin secours :Comme desgatz de flotz, de volcans et d’Éole,Plus sont affreux, plus croy que seront courts.
« Mourir plustost que trahyr son debvoir !N’ay doubte, amy, que soict tienne icelle devise ;Rien qu’à ce prilx n’auray trefve ou repos…Maiz, que dye ? eh ! d’où vient orguillouze t’advise,Toy l’escolier, toy l’enfant des héroz ?Pardonne maintz soulcys à ceste qui t’adore !À tant d’amour est permys quelqu’effroy :Ah ! dèz chasque matin que l’olympe se dore,Se me voyoiz montant sur le beffroy,Pourmenant mes regards tant que peuvent s’estendre,Et me livrant à d’impuyssans desirs !Folle que suis, hélaz ! m’est adviz de t’attendre ;Illusion me tient lieu de playzirs !Lors nul n’est estrangier à ma vive tendresse ;Te cuyde veoir ; me semble te parler :Là, me dis-je, ay receu sa dernière caresse… »Et jusqu’aux oz soudain me sens brusler.« Icy, les ung ormeil cerclé par aubespine« Que doulx printemps jà coronoit de fleurs,« Me dict adieu » ; sanglotz suffoquent ma poictrine,Et dans mes yeulx roulent torrents de pleurs.D’autres foiz escartant ces cruelles imaiges,Croy, m’enfonçant au plus dense des bois,Mesler des rossignolz aux amoureux ramaiges,Entre tes braz, mon amoureuse voix :Me semble oyr, eschappant de ta bouche rosée,Ces mots gentils que me font tressaillir ;Ainz voyds, au mesme instant, que me suis abusée,Et, souspirant, suis preste à desfaillir.Soubvent aussy le soir, lorsque la nuict my-sombreMe laisse errer au long des prez penchantz,De tels soirs me soubvient, où libres, grâce à l’ombre,L’ung prez de l’aultre assiz en mesmes champs,Doulcement s’esgarer layssoiz mes mains folastresSur le contour de tes aymables traicts,Tandiz que de mon seyn tes levres idolastresEn meyssonnoient les pudiques attraicts.Lors n’avoit tendre amour de tant secret mystereQue pust céler à nos dezirs croissantz ;Playzir, dont espuysions la bruslante cratereRien qu’en ung seul congloboit tous nos sens.T’iray-je rappelant ces nocturnes extases,Du lict d’hymen fruictz tant délicieulx ?Ah ! ceste que, si loing, de touz les feulx embrases,Moinz pouvoiz-tu qu’embler vivante aux cieulx ?
Quand revoyray, diz-moy, ton si duyzant vizage ?Quand te pourray face à face myrer ?T’enlacer tellement à mon frément corsage,Que toy, ni moy, n’en puyssions respirer ?Mieulx qu’ores ne convient, te diray mainte choseQu’oultre ne sçait contenir mon ardeur :Amy, se tout d’un coup s’espanoyoit la rozePlustost cherroit sans vie et sans odeur.Non creigne, à tes beaux yeulx, oncques cesser de plaire !Assez m’ont dict que n’avoye à doubter ;Bien soyent, à jamaiz, le Phare qui m’esclayre,Au mien bonheur que peuvent adjouster ?Vouldroy bailler au tien d’heure en heure croyssance ;Et quand tary l’auroiz jusqu’à l’essor,D’icel, fust-ce à mon dam, t’oster réminiscence,Pour, au mien gré, t’en assouvyr encor !
Ne sçay, jusques à toy, comme adira ma lettre ;Charles on dict vers Poictiers cheminant :Par fraudeleuses mains, risque est de la tramettre ;Foy ne pitié ne treuvons maintenant.Errent par tout pays désastreuses phalanges,Quierrant butin, sans arroy ne sans chiefs ;Plus n’ont de seureté borgs, villages, ne granges ;Et, chasque jour, s’oyent nouveaulx meschiefs.Hé Dieu ! quand fin auront nos cures lamentables ?Ne reviendra temps où, seures de brouts,Brebiettes, au sortir de leurs chauldes estables,D’aultre ennemy ne creignoient que nos loups ?Ah ! ne sont loups rapalx qu’aux Bourguignones tourbesComparager on puysse deshormaiz !Champs en brugues réduicts et prez flouris en bourbesLeurs brigandatz marqueront à jamaiz.Combien que boutions touz au dauphin de fiance,Tant est profond gouffre de nos revers,Qu’eust mesme de Salmon fortune et sapience,Pour le combler, n’a trop de vingt hyvers.………Te le redys, amy ; jà l’entrevoy ceste heureOù, triomphant de si noirs attentatz,Charles de ses ayeulx va purgeant la demeure,Et libérer ses coulpables estatz !L’Éternel d’un regard brize enfin mille obstacles,Des cieulx ouverts veille encore sur nos lys :Eust-il au monde engtier desnyé des miracles,Il en debvroit au trosne de Clovis.Puysse l’auguste paix du sien icy descendre !…Ah ! se rompoist ton funeste sommeil,Quand te voyraz marchier sur taz fumants de cendre,Peuple esgaré… quel sera ton réveil ?…Ne m’entend ; se complaist à s’abreuver de larmes,Tyze les feulx qui le vont dévorans…Mieulx ne vauldroit, hélas ! repos que tant d’alarmes,Et roy si preulx que cent lasches tyrans ?
Où que suyves ton roy, ne mets ta doulce amyeEn tel oubly qu’ignore où gist ce lieu :Jusqu’alors en soulcy, de calme n’aura mye.Plus ne t’en dy ; que t’en soubvienne ! Adieu.
XIII §
Après cette touchante et héroïque invocation au héros qu’elle aime, elle écrit à la belle Rocca sa douce amie une lettre en vers pleine des plus habiles leçons de poésie, interrompues par des descriptions dignes de Pétrarque.
Telle que celle-ci :
Comme parloye, erroient dans la prairieBlancs agnelets, broustant l’herbe flourie ;De rame en rame oysillons voletoient,Et du printemps le retour se contoientEn sy doulx airs, que n’auroit peu s’eslireCil qu’eust Linus accordé sur sa lyre ;Plus loing sembloit appendue au roschierLa chefvre folle ; et bergers d’approschier,Prompts à garder de l’alme nourriciere,Des arbres nains la seyve printaniere.Et boutons frais trop pressés de s’ouvrir…Mes yeulx riants qu’ont veu nos champs flourirPlus qu’ugne fois, ceste-là s’estonnerentQu’en çà des monts nul d’iceulx qu’entonnerentLe chant de may, pour model n’eusse prizCe grand tabel, dont voyons touz le prilx :Pourquoy me dy : Clotilde qu’ez jeunette,Se n’est méfaict quant fusse orguillouzetteDe si beaulx dons que Phœbus et l’AmourT’ont fait, te font, et feront tour à tour.
CHANT D’AMOUR AU PRINTEMPS
Quels doulx accords emplissent nos boscages !Quel feu secret de fécondes chasleursVa pénétrant sillons, arbres, pascages,Et, mesme entour des tristes marescages,Quel charme espand ces vivaces couleurs !Oui, tout renaist, s’anime ou se réveille :Arbustelets, qu’ont ployez les aultans,Redressez-vous de perles éclatants !Bordez tapyz que nature appareille,Pour y pozer les trosnes du printemps.Gentil matin de l’an qui vient d’esclore,Type riant du matin de nos jours,Rien que ton œil ne verdysse et coulore !Seyzon des jeux, empeyre des amours,Cil resjouïs qui leur perte desplore !Ainz, se des vieulx seraines le desclin,Soulcys pour nous jeunetz suyvent les traces ;Sçaiz esclaircir front vers la terre enclin ;Vas obscurant cettuy qu’ornent les GracesSoubz bandelet de l’archerost malin !Te pardonnons : viendra l’heure cruelleQu’à trez hault prilx vouldrions payer ces maulx :Oncques les siens ne dira Philomelle,Sanz que plaignions, à l’ombre des rameaulx,Droict précieulx de souspirer comme elle.Plus ne vivrons que par des soubvenirs :Bien qu’Aurora de plours l’herbette arroze,Prou se complaist en son char de saphyrs ;Songe à Tython, quand veoit la jeune rozeS’espandyssant aux souffles des zéphyrs…De vray, me duict le tourment où me livrePlus que son heur : car enfin que l’y siertRemémorer ung que ne peult revivre ?À tout le moinz nous, que la Parque fiert,Espoir avons en la tombe nous suyvre,Qui tost, qui tard : ains trop ne nous hastons :Doulce est encor la coupe de la vie :Faut l’adorner de gracieulx festons ;N’aurons que trop, pour désarmer l’envie,Triste loysir de jongler des Catons.Temps nous soubrit ; uzons de sa largesse,Maiz sans abus : se faizans peult avoir,Sot est, ma foy, qui s’en tient à la gesse ;Ugne vertu par défaut de pouvoirSe pare en vain du beau nom de sagesse.Suyvons l’amour, tel en soit le danger !Cy nous attend sur litz charmants de mousse :À des rigueurs… qui vouldroit s’en venger,Qui (mesme alors que tout dezir s’esmousse),Au prilx fatal de ne plus y songer ?Regne sur moy, cher tyran dont les armesNe me sçauroient porter coups trop puissants !Pour m’espargner, n’en croiz onc à mes larmes ;Sont de playzir : tant plus auront de charmesTes dards aigus, que seront plus cuysants.Témoins plainctifs des seuls maulx que j’endure,Ô tourtereaulx, et vous, rossignoletz,Puisqu’a chassé Mars glaçons et froidure,Meslez vos chantz au bruict des ruisseletzQui roulent clairs sur la molle verdure !Entour d’icy mille painctz oysillonsVont becquetant aubespines flouries,Ou baillent chasse à dorés parpeillons,Se balançant sur la flour des prayriesQu’ont jà suscée avetins éguillons.Vous tend Vertumne, aux esles diaprées,Sombres abrys en l’espaisseur des bois :Là veulx, dés-lors qu’avec frescheur des préesDisparoistront violettes pourprées,Respondre encore à vos faillantes voix !…Maiz, bel amy, dont le penser m’enflamme,Se de ta bousche un bayser chaloureulx(Qui sur la mienne appelleroit mon ame)Coupoit soudain mes accents amoureulx,Com’diroy bien, toute engtiere à ma flame,« Quels doulx accords ! »
Lisez encore ce chant d’amour aux quatre saisons de l’année.
Un orage d’été qui frappe d’un trait de foudre le ramier absent de son nid la ramène à elle-même.
Marche la fouldre enmyeu nuaiges noirs ;Gronde, reluict, esclate, hélaz ! et tombe…Dieulx ! sur ce roc, le plus fraiz des manoirs :Frappe la creste où sylvestre palombePrez son ramier rouccouloit touz les soirs :L’a veu périr ; s’enfuyt… Ah ! malheureuse,À peyne viz, et cuydes t’envoler !Me fend le cœur ta plaincte langoureuse ;Et moinz barbare estoit de t’immoler,Que te forcier vivre ainsy douloureuse !Que quierz entour ce funeste roscher ?De ta demeure encor toute fumanteNe peulx t’enfuyr, et trembles d’approscher !Vole plustost sur le seyn d’ugne amante.Qu’au pair de toy tes maulx doibvent touscher ;Laz ! n’est plus temps : s’allanguissent tes esles !Tien seul amy pouvoist te secourir :Sçaiz qu’il n’est plus, et sy tousjours l’appelles ?Oui, m’apprenez, coulple d’oyseaulx fideles,Qu’en pareil cas ne reste qu’à mourir.Ainz toutesfois s’esclayrcissent les nues :Perce à travers les humides forestsCil dont plus vifs resplendissent les traicts,Sur les torrents, dont ces costes chesnuesJà menaçoient d’inonder nos guérests.Jaçoit encor qu’en perles crystallines,Bois argentés, s’esgouttent vos rameaulx.M’ombroyerez cueillant des avelines,Tant que, sur toictz fumantz de nos hameaulxL’ombre croyssant ne tombe des collines,Maiz est ung feu, soict où m’aille tapir,Qui, sanz pitié, jour et nuict me consume :S’avec mes sens somme vient l’assoupir,Dès mon réveil, suivy de maint souspir,Comme au dedans, chasque object le rallumeEntour de moy.
CHANT D’AMOUR EN AUTOMNE
Où fuyez-vous, charmes de nos demures,Toictz verdoyants, azyles du sommeil ?Troncs envieillys, où sont vos chevelures,Qui m’abritoient quand le char du soleilRouloit bruslant sur le palaiz des heures ?N’aguere, au moinz, sailloit du seyn des mers.Pour soubrier à l’amant d’Érigone,Et, se jouant parmy les pampres verds,Doroit, ainsy que les dons de Pomone,Mille nectars de leurs grappes couverts.S’encor tousjours, de sa flamme amortie,Rassérénoit nos boscages tremblants !Ainz nous layra quand les fils d’OrythieAvelleront l’hyver aux cheveulx blancsEz fond glacé des antres de Scythie.Or, sien esclat bien soict prest à fenir,Ma veue au loing doulcement esgarée,Non sans déduit, cerne les champs brunir :Nature plaist, mesme ainsy bigarrée ;Et si vieillist, saura bien rajeunir.Or dès pour nouz qu’est l’altomne advenue,Nos vains actraicts se fasnent sans retour ;Fond sur nos chiefs la vieillesse chesnue ;Et, francs linotz, soubz l’impiteulx altour,Nos cris foibletz se spargent dans la nue.Hé Dieu ! plustost que nouz en attrister,Que n’uzons mieulx du moment qui s’escoule !Hoste joyeulx, ne pouvant y rester,Point ne me doult mon logis qui s’escroule.Contre le temps, eh ! quoy donc peult toster ?La terre aussy n’eust-elle sa jeunesse ?Tout ce qu’à payne en obtiennent humainsÀ force d’art, de labeur et d’adresse,De soy pondoit soubz leurs heureuses mains :Lors de soulcy n’eurent que leur tendresse ;Et cependant vivoyent dix fois plusQue ne faizons !… (ce n’est trop quand on ayme.)
L’hiver la rappelle à de plus triste pensées. Sa solitude lui pèse.
Est loing de moy. Mars qui me l’a ravyLe faict errer en lointaines provinces :L’auroit Amour soubz sa chaisne asservyPour n’espouzer que les desbatz des princes ?Barbare, hélas ! que ne t’ay-je suivy !Possible, alors que t’appelle tremblante,Qu’en terre estrange ez chargé de liens !Possible atout que, sur l’amaz des tiens,Entre les morts… ta despouille sanglante…Arreste ! espoir me dict trop que reviens !Ah ! reviens donc emprez ta bien-aymée,S’az cure encor de ses mortels ennuicts !Tant peu faut-il pour que soict alarmée !Car onc icy n’est propoz de l’armée ;Et maintes fois, durant ces longues nuicts,Du sombre Arcas, quand oy bruyr les tempestes,Ou que d’Oryon tombent les froids torrents,Que toicts, battus de cent coulps différents,Semblent aller s’escroulant sur nos testes :« Où porte-t-il, me dis, ses pas errants ?« Ne se pourroist que seul et sans vesture,« À travers champs, à la mercy des loups,« Cerné d’iceuls en soict fors la pasture,« Ou que, jouët d’ung sort non moins jaloux,« Comme eulx en vain quierre sa nourriture ? »Entour du feu, mesme au soir, que parlonsDe voyagiers esgarez loing des routes,Au fond des bois, dans le creulx des vallons,Ou s’abritant soubz les obscures voultesDe vieulx chastels ouvertz aux aquilons,S’oyons un cry tout-à-coup dans la plaine,Ung bruict confus, tant soict au loing cela,Soudain le sang tout se fige en ma veyne ;Retiens mon souffle, et ne reprends haleineQue pour me dire : « Ô ciel ! s’il estoit là ! »Plus doulx pensers viegnent, en la nuict sombre,Se meslanger à mon trop court sommeil ;Lors bien te voy : mais ung affreux réveilDe mon bonheur chasse encor la vaine ombre.Aussy n’attends que du rare soleilRays tremblottants esjouïssent ma cousche,Pour au dehors entonner chantz d’amours ;Ainz sont muets oysels, échoz sont sourds :Tout revivroit s’ung qu’appelle ma bousche,Tost la bayzant, estouffoit mes clamours ;Se l’espargnez, preulx vaillants d’Angleterre,Pardonne tout à vos maistres ingrats :
En le veyant desfieray le tonnerre ;Et m’escrieray, le serrant dans mes bras :« Ores de l’air, de l’onde et de la terre,« Grondez, tyrans. »
XIII §
Telles sont ces délicieuses élégies que Tibulle et Properce ne dépassent pas, et la langue de Racine n’était pas faite encore. Mais les langues ont leur jeunesse ; c’est la naïveté et la passion ; la passion pure d’un amour sans remords qui savoure ses larmes sans y trouver d’amertume et qui est fière de sa douleur parce qu’elle est sûre d’être consolée. La brûlante naïveté de cette amoureuse et innocente jeunesse de la langue déborde ici tellement que la plume se refuse à la copier aujourd’hui.
Bérenger revient enfin échappé aux périls d’une longue guerre. On juge du bonheur que son retour rapporta au cœur de Clotilde. Sa poésie alors change de ton et redevient légère et badine : qu’on en juge par la charmante pièce des Trois plaids d’union qui remplace un conte de Vallais des Trois Manoirs, et qui, s’il faut tout dire, la dépasse encore en agrément.
On a prétendu dans le temps que ce conte était la preuve du caractère apocryphe de tout l’ouvrage. Nous n’avons rien à répondre, si ce n’est qu’il y aurait deux Voltaire, car nous prenons pour juges les connaisseurs les plus distingués en poésie et nous leur demandons si aucun d’eux oserait donner la préférence à l’auteur des Trois Manoirs ou à l’auteur des Trois Plaids. Jugez vous-mêmes :
Elle débute par un souvenir de son mari absent et guerroyant pour Charles VI.
Gentil bouton de lys, mon soulcy, ma tendresse,Toy que ne peulx nommer, quand pour toy seul je vis,Quand pourray m’enquérir, si quelqu’ennui te presse,Bientost aux miens costés, lisant ce mien devis,Des trois façons d’aymer quelle plus t’intéresse ?Te conteray (pourtant ne sçay le temps précis)Que naguere, en ces lieux que, par son eau féconde,À rendu l’Éridan les délices du monde,On vist, jeunette encor, rayne fuyant les cours,Unique de son rang sur la machine ronde,Aux povres laboureurs prodigant des secours,Et soubz l’ombrage fraiz des champestres feuillées,Quand avoit ses estats gouverné le matin,Partageant des hameaulx les soins et les veillées.Nul prince, tant fust-il preulx et franc paladin,Rose ne pust cœillir en si noble jardin :Jà tretous se lassoient d’inutiles hommages ;Falloit, se disoient-ils, qu’aymast, car aultrement,Tant ne la charmeroient amoureuses images…Se pasmoit, rossignolz, quand oyoit vos ramages ;Maiz pour qui ? nul jamais ne lui cogneut d’amant.Sur des gazons flouris, sur des tapiz de mousse,Ores soubz des tilleuls, ores dans ses vergiers.Sans cesse énamourés accourant les bergiers,Aux accords de sa voix harmonieuse et douceRespondoient la musette et les pipeaulx légiers,Vist bientost qu’aux despends de leurs jeunes compagnes,De ces volages cœurs triomphent sa beaulté :Bien s’esgarast aux bois, au faicte des montagnes,La suyvoient ; tant ses jeulx luy semblent cruaulté
Hilmide convoque un tournoi dont sa main donne le prix. Trois poëtes se présentent. Le premier s’appelait Lygdamon : il raconte en vers délicieux que dans un combat, où il allait périr, un héros se présente, renverse ses ennemis et le sauve ; que ce héros blessé, qui est une femme, répand des flots de son sang, puis disparaît emporté par les siens aux murs de Venise, où il va la rejoindre et l’épouser.
Un second poëte, nommé Tylphis, récite en termes légers et courts l’aventure héroïque de Chloé sa maîtresse, qui, poursuivie par son tuteur jaloux, triomphe de lui, l’enferme dans son cachot, se sauve à la nage sur le bord opposé du Rhône et épouse Tylphis.
Se destinez, comme l’entends,Ô dames qu’oyez mon histoire,Prilx à qui plus fist pour la gloire,L’emporte Ismene ; n’y prétens ;Se, pour le bonheur, luy contends :Beau certes avoir l’accolade !Ainz plus me duict mon doulx lieuQu’à Lygdamon mourante œillade :Tant seur, après tout, n’est du sien ;Car est Ismene encor malade,Et ma Chloé se porte bien.
Un jeune chevalier calabrais, nommé Colamor, parut ensuite.
Exprez veist on saillir un Calabrois jeune homme :N’en paindray les beaultés : non, tel ne se monstraGaston le Béarnois, que Phœbus on surnomme,Bel Adon, quand Vénus aux champs le rencontra,Ny Pâris, apposant d’icelle aux pieds la pomme :N’avoit, comme consorts, l’œil joyeulx ne serain ;Triste, sembloit luctant contre angoisse profonde,Tant qu’eust fors attendry cœur de rosche ou d’arhain.Tel, en ung soir d’esté qu’Amphore nous inonde,Reparoist des haults cieulx le phare soubverain ;La nature soubrit à sa flamme amortie,Et plus esmeut son char, pasle en sa despartie,Que quand roule esclatant sur des nuages d’or ;Tel pasle et plus touschant l’agité Colamor,Le front chargé d’ennuicts, s’avança vers le trosne ;Là, contant sans destour, ces metres employaPar qui doulce élégie aultre fois larmoya,Et qu’en France despuis sur les rives du Rosne,À Puytendre Apollo pour Justine octroya.COLAMOR.
Rayne, ay comme eulx esté jeunet en guerre ;Et pleust au ciel qu’eust terminé mes jours !Moins glorieulx n’auroit esté leur cours ;N’eust soubz mes yeulx fuy ma natale terre,Et ne m’ardroient tant funestes amours !Jà n’estoy plus environné que d’ombres,Parents, amys, rien que n’eusse perdu ;Tout mon pays plus n’estoit que descombres,Et m’enfuyois solitaire, esperdu,Des Tarentins parmy les forêts sombres ;Quand espuisé, cédant à mon malheur,Prest à finer ugne ingrate carriere,Je succombay d’angoisse et de chasleur :Le doulx sommeil vint clorre ma paulpiere,Et pour ung temps fist trefve à ma douleur.Ung songe (hélas ! trop estoit véritable)Fist m’apparoir dame à tant mireulx traicts,Que du beau gars qui sert les dieulx à table,Et de Cyprine au soubriz délectable,Croy qu’en ung viz rassembloit les pourtraicts.Des miens pensers d’abord fust soubveraineCette qu’ainsy se monstroit à mes yeulx ;Non, tant d’esclat ne brilla soubz les cieulx !Se n’estoit faye, ou fors image vaine,Telle jamais n’embellit ces bas lieulx.En bauldrier, ceignoit pourprine zône,Corsage altier, d’où pendoit un carquois,Comme en soustint Penthésile amazone,Et voltigeoit tel superbe tricoisQue n’eust, chassant, la fille de Latone :Sembloit vers moy, d’ung soubriz amoureulx,En inclinant son angélique teste,Me dire : Amy, plus ne sois malheureulx,« T’ay veu, me plaiz : veulx estre ta conqueste ;Réveille-toy !… » D’ung bayser chaloureulx,Jà m’achevois, divinité barbare !Lors, tout-à-coup m’enlevant ses pavotz,Traistre sommeil, de ses faveurs avare,Fist mon bonheur fuyr avec mon repoz,Et me rendit aux horreurs du Ténare.Vouluz mourir ; ainz voids à mes costés,De cheveulx blonds ugne espaisse ondeletteÀ si beau chief tout freschement ostés,Et qui loyoient ung fragment de tabletteOù le stylet ces mots avoit nostés :« S’il faut, hélas ! que vous rende les armes,« Beaulx yeux, tandiz qu’estes d’ombres couverts,« Ainsy fermés, se ne tiens à vos charmes,« Que feriez donc s’estiez possible ouverts ?« Au loing de vous m’en vay traisnant des fers ;« Ne me lairont qu’au terme de ma vie :« Ainz ayme mieulx renoncer à vous voir,« Que s’exposoye à perdre sans espoir« Sa liberté, cil qui me l’a ravie ;« Par fol appast ne veulx le décevoir.« Se nous disjoint ung fatal intervalle,« Seulette au moins, en proie aux vains regrets,« Jusqu’en l’azile où croistront mes cyprès,« Aux seuls échoz diray que rien n’esgalle« Mes tendres feulx, se ne sont ses attraicts. »Comme arrosay de larmes ceste escorce !Cuydai mes yeulx qu’en plours iroient fondant ;Contre le ciel me surprenoy grondant,Qui m’alleschoit d’ugne perfide amorce :Sentis le cœur jà que m’alloit fendant.Ores, entour, querroy la belle amyeQu’avoit ouvert mon jeune aage aux plaizirs ;Ores cuydoye infernale lamyePar les enfers avoir esté vomye,Pour m’adurer d’indomptables dezirs.Dans mon deslire au hazard je m’esgare,J’appelle en vain… Ô dieux ! et que de fois,Tout m’enfonçant en l’espaisseur des bois,Faiz retentir ma douloureuse voixContre le sort dont l’arrest nous sépare !Tant qu’à la fin sens mes genouils ployer ;Pasleur de mort ombroye ma figure ;Plus n’est en moy pouvoir de larmoyer,Et du trespas ce m’est propice augure.Pourquoy m’as fuy, tant desiré trespas,Se devoye estre à jamais la victimeD’ugne beaulté que je ne cognoy pas ?Pourquoy, Destin, combler ce noir abysmeQue désespoir entr’ouvroit soubz mes pas.Troiz fois despuis le soleil en sa courseA redoré nos fruits et nos meyssons.Trois fois l’hyver jusqu’aux antres de l’OurseVoire a tary les neiges et glaçons…Quel soing voulez que céans m’ay conduict ?N’ay peu venir que pour tromper ma payne,Non pour treuver blandices ne déduict ;Mesme en desgoust ay le jour que me luict ;À mes regards n’est de clarté seraine.Non, rien que toy dont traisne les liensNe flecteras des astres l’yrasconde !Se dans mes fers est vray que te retiens,Que non parois ? faut que ne sois au monde,Ou que tes feulx n’approschent pas des miens !Du cœur au moins, dont vas fuyant l’hommage,Viens arrachier les sanglantz javelots…Ou va sa flamme estaindre dans les flotsCil dont te suit la desplorable ymage… »Ne peust fenir ; se tust : parlerent ses sanglots :Temps estoit qu’achevast sa tant doulce complainte ;La rayne en l’escoutant jà n’y pouvoit tenir ;Ne s’allanguissoit moinz d’un mesme soubvenir,Et, dès-lors qu’apparust, ne s’est que trop contrainte :Jà sur le trosne altier ne se peult soustenir ;Veult parler, ainz l’amour dont se sent eschaufféeEn soupirs inégaulx s’exhale de ses flancs ;Sa voix dans le palayz meurt soudain estouffée ;Et, comme Eurydice quant revist son Orphée,Laisse tomber son chief sur ses genouils tremblants.On accourt : disparoist la magique voilureQui sa face aux spectants ne laissa discerner :Ciel ! que veist Colamor ? diadesme adornerLe beau front dont retient part de la chevelure !Toutesfois aux transportz craint de s’abandonner ;Cognoist que resve sien n’avoit esté mensonge,Voyd mesmes traicts qu’alors luy peignist le sommeil,Ainz trop n’oze gouster les charmes d’ung réveilQue luy semblent tenir des prestiges d’un songe.Tout Zulinde esclaircist : conseil quasy d’accord,Pour droict faire à chascun, dict que faut trois couronnes.Néantmoinz (cette fois se peult que n’eussent tort)Dirent du Calabrois impiteuses matrosnes,« Qu’avoit long-temps vescu pour tant quierre la mort » :Se doibz le confesser, belles n’estoient ny bonnes.
Clotilde ainsi chantait en sa saison première,Quand Jouvette, en soucis, n’a que jeux enfantins.Par doux besoin d’aimer dès l’aube evigilée.Dans leur noble entretien sitost allait calmansCe feu qui du plaisir tient plus que du tourment.Ainz qu’est un vrai plaisir dont la trame est filéeComme ondins emperlés sont un vrai diamant.
Je passe à regret ici la sublime et touchante élégie que Clotilde survivante adresse à Héloïse, sa belle-fille, morte avant elle en lui laissant ses trois petits enfants à consoler. Je ne connais rien de plus tendre en aucune langue ancienne ou moderne. Mais l’espace manque pour tout citer.
En 1495, près de sa mort, elle ravive sa verve héroïque et elle adresse au Rhône ces strophes où revivent sa fidélité et son adoration pour Charles VIII, son roi et son héros.
CHANT ROYAL À CHARLES VIII
1495.Qui fait enfler ton cours, fleuve bruyant du Rosne ?Pourquoi roulent si fiers tes flotz tumultueux ?Que la nymphe de Sayne, au port majestueulx,De ses bras argentins aille entourant le trosne :Tu luy faiz envyer tes bonds impestueulx !Des fleuves, tes esgaulx, coulent en assuranceParmy des champs flouris, des plaines et des bois :Toy, qu’un gouffre profond absorbe à ta nayssance,Mille obstacles divers combattent ta puissance :Tu triomphes de tous. Tel, vengeur de ses droicts,Charles brave l’Europe et fait dire à la France.« Rien n’est tel qu’ung héroz soubz la pourpre des roys !Où courent ces guerriers dont la tourbe foyzonneEntour de Pô, d’effroy soudain tourmentueulx ?Naguere ils courboient touz un front respectueulxDevant l’ost où des lyz la trompette rezonne :Pensent donc t’arrester, conquesrant vertueulx ?De tes haults faitz rescents la seule remembranceDesjà, par la terreur, n’enchaisne leurs exploicts ?N’a donc assez cogneu leur parjure allianceQue pour desconforter nos preulx et ta vaillance,Alpes, voire Apennins sont fragiles paroys ?Va ! les frappe d’ung coup ! parte icel cry de France,« Rien n’est tel qu’ung héroz soubz la pourpre des roys ! »
Tel, des dieulx, qu’Hésios et cygne de Sulmone(Trop souvent deshontez plus que voluptueulx)Ont despainct vindicteurs, poltrons, incestueulx,L’arbitre soubverain qu’eust sien temple à Dodone.De la terre écraza les enfantz monstrueulx.En vain ils menaçoient l’auguste demeurance ;En vain sur Pélion, Ossa jusqu’à trois foisEntassé, surmontoit l’Olympe en apparence :Ainz se rist Jupiter de leur persévérance ;Et, des montz fouldroyés les broyant soubz le poidsApprist à l’univers ce qu’ores voyd la France,« Rien n’est tel qu’ung héroz soubz la pourpre des roys ! »Aux armes, paladins ! vostre sang ne bouillonne !Des Romains desgradez l’Aigle tempestueulx,Le Griffon, la Licorne aux palaiz somptueulx,L’Ours blanc, et de Saint-Marc la superbe Lyonne,Soustiennent de Milan le Dragon tortueulx.L’Eridan, de vos bras, attend sa délivrance ;Hastez-vous ! disputez ces passages estroicts !Ne vous auroit le ciel confié sa vengeance,Si de vos devanciers portant vaine semblance,Vous ne sçaviez jouster qu’en spacieulx tournoys…
Aux mains ! n’oyez quel son rendent échoz de France,« Rien n’est tel qu’un héroz soubz la pourpre des roys ! »Ainsy, bravant la mort qui jà vous environne,Fondez sur l’ennemy lasche et présomptueulx.Tu ne t’attendoiz pas, pontife fastueulx,Aus affronts qu’en ce jour, sur ta triple couronne,Verseroient tes efforts tousjours infructueulx !Quoy ! se peut-il encor que Victoire balance ?Dieulx seroient incertains où se montre Valoys ?Non, non : sur l’hydre mesme, en Hercule il s’eslance ;Perfide Mantouan, rompz ta derraine lance !L’air au loing en mugist : Ludovic, aux aboys,Palist, tombe et s’escrye : « Ô trop heureuse France,« Rien n’est tel qu’ung héroz soubz la pourpre des roys ! »ENVOY.
Prince, en qui luict valeur, sagesse et tempérance,Du premier de ton nom, qu’en despritz du grégeois,À l’empeyre romain comme au reigne gauloisRendist, en deulx hyvers, leur prime transparence,T’offrent les derniers sons qu’eschappent à ma voix,Fiere que de tel chant retentisse la France :« Gloire à Charles héroz soubz la pourpre des roys ! »
XIV §
On doit s’imaginer l’impression que de pareils vers éclos du cœur d’une jeune femme et retrouvés sur les lèvres d’une grand’mère en cheveux blancs faisaient sur moi. Malherbe allait paraître ; mais s’il était plus correct, il n’était ni aussi naturel ni aussi sensible. Le sceau des poésies de madame de Surville c’était la sensibilité. On ne pouvait lire sans pleurer, ni pleurer sans se souvenir. Ce volume, malgré les chicanes que quelques puristes jaloux et malveillants répandirent dans le public contre son authenticité, à cause de quelques termes évidemment nouveaux insérés çà et là dans le texte, triompha et triomphera de tout. Rien ne prévaut contre la nature. Les témoins les plus irrécusables alors à Lauzanne, tels que le comte de Maistre et plusieurs autres personnes, également incapables d’une supercherie littéraire, en affirment l’existence entre les mains de M. de Surville longtemps avant son apparition, les traditions du Vivarais en certifient la réalité. Il faut beaucoup se défier des incrédulités quand elles nient des chefs-d’œuvre. Les chefs-d’œuvre se certifient d’eux-mêmes. De tels vers ne peuvent avoir été écrits que par une femme sublime, une amante, une épouse, une mère, une veuve, une aïeule, un poëte, une amie des plus grands hommes et des premières femmes de son temps ; la naïveté a des caractères qu’aucun artifice ne peut imiter. Une seule pièce peut autoriser un doute, c’est le conte des Trois Manoirs, si semblable à l’admirable conte de Voltaire. Mais il y a une réponse bien difficile à réfuter, c’est que le conte de madame de Surville est supérieur même à ce conte inimitable de Voltaire. Lisez les deux et si vous avez le goût délicat du naïf, prononcez vous-même. Il est possible que Voltaire ait eu connaissance du fabliau original et se soit inspiré de ce délicieux pastiche, mais à coup sûr il ne l’a pas surpassé. Quant à tout le reste, cela porte avec soi son certificat d’originalité. J’en excepte quelques vers de royaliste et d’émigré de 1793, évidemment intercalés par M. de Surville. Mais ces légères additions ne font que confirmer par leur couleur l’irrécusable authenticité du reste.
Quant à moi, je n’ai pas un doute, et je dis, comme J.-J. Rousseau des Évangiles dans le Vicaire savoyard j’y crois, car l’invention en serait plus merveilleuse que le héros.
Et quand mon esprit n’y croirait pas complétement, mon cœur y croirait toujours. Car on invente des idées, mais on n’invente pas des sentiments. Or, les poésies de Clotilde de Surville sont les plus belles et les plus naïves poésies et sentiment de toute la littérature française. Elles ont et elles garderont dans ma bibliothèque le rang qu’un souvenir garde dans ma mémoire et qu’une impression pathétique a dans mon cœur.
« Honni soit qui mal y pense ! »
FIN DE L’ENTRETIEN CXXXIV.
cxxxve entretien.
Histoire d’un conscrit de 1813.
Par Erckmann Chatrian §
I §
Un phénomène, c’est-à-dire un nouveau genre de beauté en littérature, inventé comme par accident, sorti du néant, ne répondant à rien de ce qui a été conçu jusqu’ici, n’ayant été ni prédit, ni annoncé, ni vanté d’avance, mais né de soi-même, comme un instinct irréfléchi, et s’emparant de l’attention comme par une force de la nature, vient de se produire inopinément parmi nous. Nouveauté et vérité sont les noms de ce chef-d’œuvre, ce sont deux beaux noms. Le genre littéraire vieillissait, il va rajeunir ! Or quel est l’auteur ou quels sont les auteurs de ce phénomène ? car ils sont deux, c’est-à-dire qu’ils sont anonymes. On comprend le génie qui est personnel ou qui n’est pas dans un seul homme ; mais on ne le comprend pas dans deux hommes égaux en facultés et en aptitudes. Ce serait un miracle que Dieu n’a pas fait. Il y a donc là non-seulement un phénomène, il y a une énigme. Laissons-la, l’avenir nous l’expliquera. Ces deux hommes jeunes, dit-on, encore, se nomment l’un Erckmann, l’autre Chatrian. Il nous dira juste auquel de ces deux hommes nous devons l’étonnement, la direction, la gloire. En attendant, nous tiendrons la couronne suspendue sur deux trônes, quitte à couronner l’ombre pour la réalité, ou l’écho pour la voix. Qu’ils s’arrangent ; les grandes œuvres de l’humanité sont anonymes, un roman peut bien l’être.
Mais est-ce un roman ?
Non.
II §
Un pauvre jeune conscrit de 1813, cueilli avant sa fleur, c’est-à-dire avant vingt ans, quoique boiteux, par ce hasard barbare de la conscription, pour remplacer les 500,000 hommes que nous venons de perdre sans rime ni raison nationale dans les glaces de Moscou, est amoureux d’une de ses cousines. Il se fie en son infirmité ; il est apprenti horloger chez un brave vieillard, nommé le père Goulden ; il va le dimanche dîner chez la veuve, mère de sa cousine, la journée se passe à parler de choses et d’autres et à s’asseoir innocemment sur la même chaise, pendant que la mère prépare la bouillie de maïs doré et le pruneau cuit qui la parfume. Le soir, il revient chez le père Goulden, excellent homme qui l’aime comme un père, et qui lui donne de bons conseils comme à un fils. Docile, laborieux, reconnaissant, Goulden habite Phalsbourg, petite ville de l’Alsace ; la tante habite à deux lieues de là, le hameau des Quatre-Vents, avec sa fille, Catherine. La conscription menace, mais Joseph ne la craint pas. Goulden, qui monte les horloges du maire et du commandant de place de Phalsbourg, lui répond de leur protection pour faire valoir son infirmité. Goulden se trompe, Joseph est déclaré valide, il part pour la campagne de Leipzig, il est blessé, il revient à Phalsbourg, il retrouve sa cousine, il l’épouse ; Goulden les reçoit, eux et leur tante. La France est inondée de ce reflux trop naturel d’ennemis que Bonaparte est allé provoquer partout pendant quinze ans. Voilà tout le roman, ou plutôt c’est l’histoire ; une légende du bas peuple, pour lui apprendre à détester la guerre et à aimer la justice, la paix, le travail et l’honnête contentement. Mais les détails de ce simple roman sont vrais comme l’histoire et mille fois plus vrais que les histoires de l’Empire, dont des hommes de grand talent flattent la gloire pour grandir leur héros.
Une chose même m’étonne profondément en lisant et en relisant cette légende du vrai peuple de 1813, c’est que ces jeunes gens (car on m’assure que MM. Erckmann et Chatrian sont très-jeunes), c’est que ces jeunes gens, dis-je, aient pu avoir, à distance, une connaissance si vraie, si précise et si complète, et pour ainsi dire l’impression photographiée et toute vivante d’un souvenir personnel de ces événements. J’avoue même que moi, qui vivais, qui pensais et qui sentais déjà en ce temps-là, moi qui partageais les angoisses du peuple pauvre et sacrifié à la noblesse des barons d’empire, je retrouve dans ce livre la mémoire minutieuse de cette époque de la grandeur d’un homme de guerre et de la servitude d’un peuple ébloui de ses chaînes : il n’y a pas de plus grande leçon de dédain pour l’opinion de l’humanité que celle que l’humanité donne elle-même en divinisant quarante ans après le maître qui faisait de l’héroïsme avec le sang inutilement versé de quelques millions de ses pareils. Toutes les fois que je passe sur la place Vendôme et que je vois ces couronnes d’immortelles déposées là comme des trophées d’amour par les enfants de ce peuple à contre-sens, je détourne les yeux et je me dis tout bas : « Grand homme, si tu es aussi grand que cette colonne te fait, combien tu dois avoir pitié de ceux qui t’élèvent. »
J’ai souvent senti aussi que cette fidélité de mémoire et cette exactitude de détails n’étaient pas possibles à d’autres qu’à des témoins oculaires et que les pères de MM. Erckmann et Chatrian étaient, en effet, les véritables auteurs de ce récit. Dieu sait si j’ai tort ou raison dans mon opinion ; mais en tout cas, elle est le plus sincère hommage à ce duo de talent des fils qui les grandit par leurs pères.
III §
Le roman est l’épopée domestique, le poëme épique du foyer. À présent que l’époque semi-fabuleuse de l’épopée est passée pour les nations, le roman est devenu presque la seule littérature. Mais il y a un roman imaginaire dont les lecteurs se lassent bientôt, parce qu’il ne laisse rien dans l’esprit que des situations forcées et des combinaisons fantaisistes ; il faut une triple oisiveté dans l’âme pour persévérer dans le goût de cette espèce de roman. Cela ne convient qu’aux jeunes filles et aux vieillards. C’est un jeu de poupées sérieuses qu’on place à volonté les unes en face des autres, et auxquelles on fait débiter leurs rôles sans vraisemblance et sans intérêt. Le roman théâtral n’est acceptable que sur le théâtre où on le transporte ordinairement, parce que, avant d’y aller, on est décidé d’avance à tout croire pendant une heure de crédulité convenue.
Mais il y a maintenant une autre espèce de roman qui n’invente rien, parce que le seul inventeur, c’est Dieu, mais qui raconte avec la fidélité de la vérité ce que l’histoire véridique nous a transmis par ses acteurs secondaires ; qui prend ses héros non parmi les grands hommes et les héros, mais dans les rangs les plus obscurs du peuple, et qui montre l’influence de l’ambition et de ce qu’on nomme la gloire d’un seul sur le sort de tous. Le mérite de ce roman, c’est la vérité vraie des sentiments et des situations, c’est, si vous voulez, la naïveté de la vie.
Chacun se reconnaît dans son image et l’intérêt qui s’attache à l’événement n’a aucun besoin de rien feindre pour être touché. C’est de son propre cœur qu’on tire les larmes. Seulement, il faut que la simplicité des détails et la naïveté des récits forcent le lecteur à reconnaître qu’on ne le trompe pas et qu’il se dise : « Cela est si naturel que la nature ne se laisserait pas imiter à ce point ; cela est si vrai qu’aucun mensonge ne pourrait se glisser dans la sincérité de ces événements, ou dans les paroles de ces personnages. C’est là le mérite singulièrement difficile de ces livres. L’auteur n’est plus un auteur, c’est un homme ! Il faut, pour les écrire, autant de talent qu’il faut de génie naturel pour les concevoir. Le naturel n’est-il pas le chef-d’œuvre du talent ?
Moi, j’étais en apprentissage, depuis 1801, chez le vieil horloger Melchior Goulden, à Phalsbourg. Comme je paraissais faible et que je boitais un peu, ma mère avait voulu me faire apprendre un métier plus doux que ceux de notre village ; car, au Dagsberg, on ne trouve que des bûcherons, des charbonniers et des schlitteurs. M. Goulden m’aimait bien. Nous demeurions au premier étage de la grande maison qui fait le coin en face du Bœuf-Rouge, près la porte de France.
C’est là qu’il fallait voir arriver des princes, des ambassadeurs et des généraux, les uns à cheval, les autres en calèche, les autres en berline, avec des habits galonnés, des plumets, des fourrures et des décorations de tous les pays. Et sur la grande route il fallait voir passer les courriers, les estafettes, les convois de poudre, de boulets, les canons, les caissons, la cavalerie et l’infanterie ! Quel temps ! quel mouvement !
En cinq ou six ans l’hôtelier Georges fit fortune : il eut des prés, des vergers, des maisons et des écus en abondance, car tous ces gens arrivant d’Allemagne, de Suisse, de Russie, de Pologne ou d’ailleurs ne regardaient pas à quelques poignées d’or répandues sur les grands chemins ; c’étaient tous des nobles, qui se faisaient gloire en quelque sorte de ne rien ménager.
Du matin au soir, et même pendant la nuit, l’hôtel du Bœuf-Rouge tenait table ouverte. Le long des hautes fenêtres en bas, on ne voyait que les grandes nappes blanches, étincelantes d’argenterie et couvertes du gibier, de poisson et d’autres mets rares, autour desquels ces voyageurs venaient s’asseoir côte à côte. On n’entendait dans la grande cour derrière que les hennissements des chevaux, les cris des postillons, les éclats de rire des servantes, le roulement des voitures, arrivant ou partant, sous les hautes portes cochères. Ah ! l’hôtel du Bœuf-Rouge n’aura jamais un temps de prospérité pareille !
On voyait aussi descendre là des gens de la ville, qu’on avait connus dans le temps pour chercher du bois sec à la forêt, ou ramasser le fumier des chevaux sur les grandes routes. Ils étaient passés commandants, colonels, généraux, un sur mille, à force de batailler dans tous les pays du monde.
Le vieux Melchior, son bonnet de soie noire tiré sur ses larges oreilles poilues, les paupières flasques, le nez pincé dans ses grandes bésicles de corne et les lèvres serrées, ne pouvait s’empêcher de déposer sur l’établi sa loupe et son poinçon et de jeter quelquefois un regard vers l’auberge, surtout quand les grands coups de fouet des postillons à lourdes bottes, petite veste et perruque de chanvre tortillée sur la nuque, retentissaient dans les échos des remparts, annonçant quelque nouveau personnage. Alors il devenait attentif, et de temps en temps je l’entendais s’écrier :
« Tiens ! c’est le fils du couvreur Jacob, de la vieille ravaudeuse Marie-Anne ou du tonnelier Franz-Sépel ! Il a fait son chemin… le voilà colonel et baron de l’empire par-dessus le marché ! Pourquoi donc est-ce qu’il ne descend pas chez son père, qui demeure là-bas dans la rue des Capucins ? »
Mais lorsqu’il les voyait prendre le chemin de la rue, en donnant des poignées de main à droite et à gauche aux gens qui les reconnaissaient, sa figure changeait ; il s’essuyait les yeux avec son gros mouchoir à carreaux en murmurant :
« C’est la pauvre vieille Annette qui va avoir du plaisir ! À la bonne heure, à la bonne heure ! il n’est pas fier celui-là, c’est un brave homme ; pourvu qu’un boulet ne l’enlève pas de sitôt ! »
Les uns passaient comme honteux de reconnaître leur nid, les autres traversaient fièrement la ville, pour aller voir leur sœur ou leur cousine. Ceux-ci, tout le monde en parlait, on aurait dit que tout Phalsbourg portait leurs croix et leurs épaulettes ; les autres, on les méprisait autant et même plus que lorsqu’ils balayaient la grande route.
Souvent, au passage des régiments qui traversaient la ville, — la grande capote retroussée sur les hanches, le sac au dos, les hautes guêtres montant jusqu’aux genoux et le fusil à volonté, allongeant le pas, tantôt couverts de boue, tantôt blancs de poussière, — souvent le père Melchior, après avoir regardé ce défilé, me demandait tout rêveur :
« Dis donc, Joseph, combien penses-tu que nous en avons vu passer depuis 1801 !
— Oh ! je ne sais pas, monsieur Goulden, lui disais-je, au moins quatre ou cinq cent mille.
— Oui… au moins ! faisait-il. Et combien en as-tu vu revenir ? »
Alors je comprenais ce qu’il voulait dire, et je lui répondais :
« Peut-être qu’ils rentrent par Mayence ou par une autre route… Ça n’est pas possible autrement ! »
Mais il hochait la tête et disait :
« Ceux que tu n’as pas vus revenir sont morts, comme des centaines et des centaines de mille autres mourront, si le bon Dieu n’a pas pitié de nous, car l’empereur n’aime que la guerre ! Il a déjà versé plus de sang pour donner des couronnes à ses frères, que notre grande Révolution pour gagner les Droits de l’homme. »
Nous nous remettions à l’ouvrage, et les réflexions de M. Goulden me donnaient terriblement à réfléchir.
Je boitais bien un peu de la jambe gauche, mais tant d’autres avec des défauts avaient reçu leur feuille de route tout de même !
Ces idées me trottaient dans la tête, et quand j’y pensais longtemps, j’en concevais un grand chagrin. Cela me paraissait terrible, non-seulement parce que je n’aimais pas la guerre, mais encore parce que je voulais me marier avec ma cousine Catherine des Quatre-Vents. Nous avions été en quelque sorte élevés ensemble. On ne pouvait voir de fille plus fraîche, plus riante ; elle était blonde, avec de beaux yeux bleus, des joues roses et des dents blanches comme du lait ; elle approchait de ses dix-huit ans ; moi, j’en avais dix-neuf, et la tante Margrédel paraissait contente de me voir arriver tous les dimanches de grand matin, pour déjeuner et dîner avec eux.
Catherine et moi nous allions derrière, dans le verger ; nous mordions dans les mêmes pommes et dans les mêmes poires ; nous étions les plus heureux du monde.
C’est moi qui conduisais Catherine à la grand’messe et aux vêpres, et, pendant la fête, elle ne quittait pas mon bras et refusait de danser avec les autres garçons du village.
Tout le monde savait que nous devions nous marier un jour ; mais si j’avais le malheur de partir à la conscription, tout était fini. Je souhaitais d’être encore mille fois plus boiteux, car, dans ce temps, on avait d’abord pris les garçons, puis les hommes mariés sans enfants, ensuite les hommes mariés avec un enfant, et malgré moi je pensais : est-ce que les boiteux valent mieux que les pères de famille ? Est-ce qu’on ne pourrait pas me mettre dans la cavalerie ? » Rien que cette idée me rendait triste ; j’aurais déjà voulu me sauver.
Mais c’est principalement en 1812, au commencement de la guerre contre les Russes, que ma peur grandit. Depuis le mois de février jusqu’à la fin de mai, tous les jours nous ne vîmes passer que des régiments et des régiments : des dragons, des cuirassiers, des carabiniers, des hussards, des lanciers de toutes les couleurs, de l’artillerie, des caissons, des ambulances, des voitures, des vivres, toujours et toujours, comme une rivière qui coule et dont on ne voit jamais la fin.
Enfin, le 10 mai de cette année 1812, de grand matin, les canons de l’arsenal annoncèrent le maître de tout. Je dormais encore lorsque le premier coup partit, en faisant grelotter mes petites vitres comme un tambour, et presque aussitôt M. Goulden, avec la chandelle allumée, ouvrit ma porte en me disant :
« Lève-toi… le voilà ! »
Nous ouvrîmes la fenêtre. Au milieu de la nuit je vis s’avancer au grand trot, sous la porte de France, une centaine de dragons dont plusieurs portaient des torches ; ils passèrent avec un roulement et des piétinements terribles : leurs lumières serpentaient sur la façade des maisons comme de la flamme, et de toutes les croisées on entendait partir des cris sans fin : « Vive l’empereur ! vive l’Empereur ! »
Je regardais la voiture, quand un cheval s’abattit sur le poteau du boucher Klein, où l’on attachait les bœufs ; le dragon tomba comme une masse, les jambes écartées, le casque dans la rigole, et presque aussitôt une tête se pencha hors de la voiture pour voir ce qui se passait, une grosse tête pâle et grasse, une touffe de cheveux sur le front : c’était Napoléon : il tenait la main levée comme pour prendre une prise de tabac, et dit quelques mots brusquement. L’officier qui galopait à côté de la portière se pencha pour lui répondre. Il prit sa prise et tourna le coin, pendant que les cris redoublaient et que le canon tonnait.
Voilà tout ce que je vis.
Depuis ce jour jusqu’à la fin du mois de septembre, on chanta beaucoup de Te Deum à l’église, et l’on tirait chaque fois vingt et un coups de canon pour quelque nouvelle victoire. C’était presque toujours le matin ; M. Goulden aussitôt s’écriait :
« Hé, Joseph ! encore une bataille gagnée ! cinquante mille hommes à terre, vingt-cinq drapeaux, cent bouches à feu !… Tout va bien… tout va bien. — Il ne reste maintenant qu’à faire une nouvelle levée, pour remplacer ceux qui sont morts ! »
Il poussait ma porte, et je le voyais tout gris, tout chauve, en manches de chemise, le cou nu, qui se lavait la figure dans la cuvette.
« Est-ce que vous croyez, monsieur Goulden, lui disais-je dans un grand trouble, qu’on prendra les boiteux ?
— Non, non, faisait-il avec bonté, ne crains rien, mon enfant ; tu ne pourrais réellement pas servir. Nous arrangerons cela. Travaille seulement bien, et ne t’inquiète pas du reste. »
Il voyait mon inquiétude, et cela lui faisait de la peine. Je n’ai jamais rencontré d’homme meilleur. Alors il s’habillait pour aller remonter les horloges en ville, celles de M. le commandant de place, de M. le maire et d’autres personnes notables. Moi je restais à la maison. M. Goulden ne rentrait qu’après le Te Deum ; il ôtait son grand habit noisette, remettait sa perruque dans la boîte et tirait de nouveau son bonnet de soie sur ses oreilles en disant :
« L’armée est à Vilna, — ou bien à Smolensk, — je viens d’apprendre ça chez M. le commandant. Dieu veuille que nous ayons le dessus cette fois. »
Cependant la fête de Catherine approchait de jour en jour, et mon bonheur augmentait en proportion. J’avais déjà les trente-cinq francs, mais je ne savais comment dire à M. Goulden que j’achetais la montre ; j’aurais voulu tenir toutes ces choses secrètes : cela m’ennuyait beaucoup d’en parler.
Enfin la veille de la fête, entre six et sept heures du soir, comme nous travaillions en silence, la lampe entre nous, tout à coup je pris ma résolution et je dis :
« Vous savez, monsieur Goulden, que je vous ai parlé d’un acheteur pour la petite montre en argent.
— Oui, Joseph, fit-il sans se déranger : mais il n’est pas encore venu.
— C’est moi, monsieur Goulden, qui suis l’acheteur. »
Alors il se redressa tout étonné. Je tirai les trente-cinq francs et je les posai sur l’établi. Lui me regardait.
« Mais, fit-il, ce n’est pas une montre pour toi, cela, Joseph ; ce qu’il te faut, c’est une grosse montre, qui te remplisse bien la poche et qui marque les secondes. Ces petites montres-là, c’est pour les femmes. »
Je ne savais que répondre.
M. Goulden, après avoir rêvé quelques instants, se mit à sourire.
« Ah ! bon, bon, dit-il, maintenant je comprends, c’est demain la fête de Catherine ! Voilà donc pourquoi tu travaillais jour et nuit ! Tiens, reprends cet argent, je n’en veux pas. »
J’étais tout confus.
« Monsieur Goulden, je vous remercie bien, lui dis-je, mais cette montre est pour Catherine, et je suis content de l’avoir gagnée. Vous me feriez de la peine si vous refusiez l’argent ; j’aimerais autant laisser la montre. »
Il ne dit plus rien et prit les trente-cinq francs ; puis il ouvrit son tiroir et choisit une belle chaîne d’acier, avec deux petites clefs en argent doré qu’il mit à la montre. Après quoi lui-même enferma le tout dans une boîte avec une faveur rose. Il fit cela lentement, comme attendri ; enfin il me donna la boîte.
« C’est un joli cadeau, Joseph, dit-il ; Catherine doit s’estimer bien heureuse d’avoir un amoureux tel que toi. C’est une honnête fille. Maintenant nous pouvons souper ; dresse la table, pendant que je vais lever le pot-au-feu. »
Nous fîmes cela, puis M. Goulden tira de l’armoire une bouteille de son vin de Metz, qu’il gardait pour les grandes circonstances, et nous soupâmes en quelque sorte comme deux camarades ; car, durant toute la soirée, il ne cessa point de me parler du bon temps de sa jeunesse, disant qu’il avait eu jadis une amoureuse, mais qu’en l’année 92 il était parti pour la levée en masse, à cause de l’invasion des Prussiens, et qu’à son retour à Fénétrange, il avait trouvé cette personne mariée, chose naturelle, puisqu’il ne s’était jamais permis de lui déclarer son amour : cela ne l’empêchait pas de rester fidèle à ce tendre souvenir : il en parlait d’un air grave.
Moi je l’écoutais en rêvant à Catherine, et ce n’est que sur le coup de dix heures, au passage de la ronde qui relevait les postes toutes les vingt minutes, à cause du grand froid, que nous remîmes deux bonnes bûches dans le poêle, et que nous allâmes enfin nous coucher.
Le lendemain, 18 décembre, je m’éveillai vers six heures du matin. Il faisait un froid terrible ; ma petite fenêtre était comme couverte d’un drap de givre.
J’avais eu soin, la veille, de déployer au dos d’une chaise mon habit bleu de ciel à queue de morue, mon pantalon, mon gilet en poil de chèvre, une chemise blanche et ma belle cravate de soie noire. Tout était prêt ; mes bas et mes souliers bien cirés se trouvaient au pied du lit ; je n’avais qu’à m’habiller, et, malgré cela, le froid que je sentais à la figure, la vue de ces vitres et le grand silence du dehors me donnaient le frisson d’avance. Si ce n’avait pas été la fête de Catherine, je serais resté là jusqu’à midi ; mais tout à coup cette idée me fit sauter du lit et courir bien vite au grand poêle de faïence, où restaient presque toujours quelques braises de la veille au soir dans les cendres. J’en trouvai deux ou trois, je me dépêchai de les rassembler et de mettre dessus du petit bois et deux grosses bûches, après quoi je courus me renfoncer dans mon lit.
M. Goulden, sous ses grands rideaux, la couverture tirée sur le nez et le bonnet de coton sur les yeux, était éveillé depuis un instant ; il m’entendit et me cria :
« Joseph, il n’a jamais fait un froid pareil depuis quarante ans… je sens ça… Quel hiver nous allons avoir ! »
Moi, je ne lui répondais pas ; je regardais de loin si le feu s’allumait : les braises prenaient bien ; on entendait le fourneau tirer, et d’un seul coup tout s’alluma. Le bruit de la flamme vous réjouissait ; mais il fallut plus d’une bonne demi-heure pour sentir un peu l’air tiède.
Enfin je me levai, je m’habillai. M. Goulden parlait toujours : moi, je ne pensais qu’à Catherine. Et comme j’avais fini vers huit heures, j’allais sortir, lorsque M. Goulden, qui me regardait aller et venir, s’écria :
« Joseph, à quoi penses-tu donc, malheureux ? Est-ce avec ce petit habit que tu veux aller aux Quatre-Vents ? Mais tu serais mort à moitié chemin. Entre dans mon cabinet, tu prendras le grand manteau, les moufles et les souliers à double semelle garnis de flanelle. »
Je me trouvais si beau, que je réfléchis s’il fallait suivre son conseil, et lui, voyant ça, dit :
« Écoute, on a trouvé hier un homme gelé sur la côte de Wéchem ; le docteur Steinbrenner a dit qu’il résonnait comme un morceau de bois sec, quand on tapait dessus. C’était un soldat ; il avait quitté le village entre six et sept heures, à huit heures on l’a ramassé ; ainsi ça va vite. Si tu veux avoir le nez et les oreilles gelés, tu n’as qu’à sortir comme cela. »
Je vis bien alors qu’il avait raison ; je mis ses gros souliers, je passai le cordon des moufles sur mes épaules, et je jetai le manteau par-dessus. C’est ainsi que je sortis, après avoir remercié M. Goulden, qui m’avertit de ne pas rentrer trop tard, parce que le froid augmente à la nuit, et qu’une grande quantité de loups devaient avoir passé le Rhin sur la glace.
Je n’étais pas encore devant l’église, que j’avais déjà relevé le collet de peau de renard du manteau, pour sauver mes oreilles. Le froid était si vif, qu’on sentait comme des aiguilles dans l’air, et qu’on se recoquillait malgré soi jusqu’à la plante des pieds.
Sous la porte d’Allemagne, j’aperçus le soldat de garde, dans son grand manteau gris, reculé comme un saint au fond de sa niche ; il serrait le fusil avec sa manche, pour n’avoir pas les doigts gelés contre le fer, deux glaçons pendaient à ses moustaches. Personne n’était sur le pont, ni devant l’octroi. Un peu plus loin, hors de l’avancée, je vis trois voitures au milieu de la route, avec leurs grandes bâches serrées comme des bourriches, elles étincelaient de givre ; on les avait dételées et abandonnées. Tout semblait mort au loin, tous les êtres se cachaient, se blottissaient dans quelque trou ; on n’entendait que la glace crier sous vos pieds.
En courant à côté du cimetière, dont les croix et les tombes reluisaient au milieu de la neige, je me dis en moi-même : « Ceux qui dorment là n’ont plus froid ! » Je serrais le manteau contre ma poitrine et je cachais mon nez dans la fourrure, remerciant M. Goulden de la bonne idée qu’il avait eue. J’enfonçais aussi mes mains dans les moufles jusqu’aux coudes, et je galopais dans cette grande tranchée à perte de vue, que les soldats avaient faite depuis la ville jusqu’aux Quatre-Vents. C’étaient des murs de glace ; en quelques endroits balayés par la bise, on voyait le ravin du fond de Fiquet, la forêt du bois de chênes et la montagne bleuâtre, comme rapprochés de vous à cause de la clarté de l’air.
On n’entendait plus aboyer les chiens de ferme, il faisait aussi trop froid pour eux.
Malgré tout, la pensée de Catherine me réchauffait le cœur, et bientôt je découvris les premières maisons des Quatre-Vents. Les cheminées et les toits de chaume, à droite et à gauche de la route, dépassaient à peine les montagnes de neige, et les gens, tout le long des murs, jusqu’au bout du village, avaient fait une tranchée pour aller les uns chez les autres. Mais ce jour-là, chaque famille se tenait autour de son âtre, et l’on voyait les petites vitres rondes comme piquées d’un point rouge, à cause du grand feu de l’intérieur. Devant chaque porte se trouvait une botte de paille, pour empêcher le froid de passer dessous.
À la cinquième porte à droite je m’arrêtai pour ôter mes moufles, puis j’ouvris et je refermai bien vite ; c’était la maison de ma tante Grédel Bauer, la veuve de Mathias Bauer et la mère de Catherine.
Comme j’entrais grelottant et que la tante Grédel, assise devant l’âtre, tournait sa tête grise, tout étonnée à cause de mon grand collet de renard, Catherine, habillée en dimanche, avec une belle jupe de rayage, le mouchoir à longues franges en croix autour du sein, le cordon du tablier rouge serré à sa taille très-mince, un joli bonnet de soie bleue à bandes de velours noir renfermant sa figure rose et blonde, les yeux doux et le nez un peu relevé, Catherine s’écria :
« C’est Joseph ! »
Et sans regarder deux fois elle accourut m’embrasser en disant :
« Je savais bien que le froid ne t’empêcherait pas de venir. »
J’étais tellement heureux que je ne pouvais parler ! J’ôtai mon manteau, que je pendis au mur avec les moufles ; j’ôtai pareillement les gros souliers de M. Goulden, et je sentis que j’étais tout pâle de bonheur.
J’aurais voulu trouver quelque chose d’agréable, mais comme cela ne venait pas, tout à coup je dis :
« Tiens, Catherine, voici quelque chose pour ta fête ; mais d’abord il faut que tu m’embrasses encore une fois avant d’ouvrir la boîte. »
Elle me tendit ses bonnes joues roses et puis s’approcha de la table ; la tante Grédel vint aussi voir. Catherine délia le cordon et ouvrit. Moi j’étais derrière, et mon cœur sautait, sautait : j’avais peur en ce moment que la montre ne fût pas assez belle. Mais au bout d’un instant, Catherine, joignant les mains, soupira tout bas :
« Oh ! mon Dieu ! que c’est beau !… C’est une montre.
— Oui, dit la tante Grédel, ça, c’est tout à fait beau : je n’ai jamais vu de montre aussi belle… On dirait de l’argent.
— Mais c’est de l’argent, fit Catherine en se retournant et me regardant pour savoir. »
Alors je dis :
« Est-ce que vous croyez, tante Grédel, que je serais capable de donner une montre en cuivre argenté à celle que j’aime plus que ma propre vie ? Si j’en étais capable, je me mépriserais comme la boue de mes souliers. »
Catherine, entendant cela, me mit ses deux bras autour du cou, et comme nous étions ainsi je pensai : « Voilà le plus beau jour de ma vie !
Je ne pouvais plus la lâcher ; la tante Grédel demandait :
« Qu’est-ce qu’il y a donc de peint sur le verre ? »
Mais je n’avais plus la force de répondre, et seulement à la fin, nous étant assis l’un à côté de l’autre, je pris la montre et je dis :
« Cette peinture, tante Grédel, représente deux amoureux qui s’aiment plus qu’on ne peut dire : Joseph Bertha et Catherine Bauer ; Joseph offre un bouquet de roses à son amoureuse, qui étend la main pour le prendre. »
Quand la tante Grédel eut bien vu la montre, elle dit :
« Viens que je t’embrasse aussi, Joseph ; je vois bien qu’il t’a fallu beaucoup économiser et travailler pour cette montre-là et je pense que c’est très-beau… que tu es un bon ouvrier et que tu nous fais honneur. »
Je l’embrassai dans la joie de mon âme, et depuis ce moment jusqu’à midi, je ne lâchai plus la main de Catherine ; nous étions heureux en nous regardant.
La tante Grédel allait et venait autour de l’âtre pour apprêter un pfankougen, avec des pruneaux secs et des küchlen trempés dans du vin à la cannelle et d’autres bonnes choses ; mais nous n’y faisions pas attention, et ce n’est qu’au moment où la tante, après avoir mis son casaquin rouge et ses sabots noirs, s’écria toute contente : « Allons, mes enfants, à table ! » que nous vîmes la belle nappe, la grande soupière, la cruche de vin et le pfankougen bien rond, bien doré, sur une large assiette au milieu. Cela nous réjouit la vue, et Catherine dit :
« Assieds-toi là, Joseph, contre la fenêtre, que je te voie bien. Seulement il faut que tu m’arranges la montre, car je ne sais pas où la mettre. »
Je lui passai la chaîne autour du cou, puis, nous étant assis, nous mangeâmes de bon appétit. Dehors on n’entendait rien, le feu pétillait sur l’âtre. Il faisait bien bon dans cette grande cuisine, et le chat gris, un peu sauvage, nous regardait de loin à travers la balustrade de l’escalier au fond, sans oser descendre.
Catherine, après le dîner, chanta l’air : Der lieber Gott ! Elle avait une voix douce qui s’élevait jusqu’au ciel. Moi je chantais tous bas, seulement pour la soutenir. La tante Grédel, qui ne pouvait jamais rester sans rien faire, même les dimanches, s’était mise à filer ; le bourdonnement du rouet remplissait les silences, et nous étions tout attendris. Quand un air était fini, nous en commencions un autre. À trois heures, la tante nous servit les küchlen à la cannelle ; nous y mordions ensemble, en riant comme des bienheureux, et la tante quelquefois s’écriait :
« Allons, allons, est-ce qu’on ne dirait pas de véritables enfants ? »
Elle avait l’air de se fâcher, mais on voyait bien à ses yeux plissés qu’elle riait au fond de son cœur. Cela dura jusqu’à quatre heures du soir ; alors la nuit commençait à venir, l’ombre entrait par les petites fenêtres, et songeant qu’il faudrait bientôt nous quitter, nous nous assîmes tristement près de l’âtre où dansait la flamme rouge. Catherine me serrait la main ; moi, le front penché, j’aurais donné ma vie pour rester. Cela durait depuis une bonne demi-heure, lorsque la tante Grédel s’écria :
« Joseph… écoute… il est temps que tu partes ; la lune ne se lève pas avant minuit, il va faire bientôt noir dehors comme dans un four, et par ces grands froids un malheur est si vite arrivé… »
Ces paroles me portaient un coup, et je sentais que Catherine me retenait la main. Mais la tante Grédel avait plus de raison que nous.
— C’est assez, dit-elle en se levant et décrochant le manteau du mur ; tu reviendras dimanche.
Il fallut bien remettre les gros souliers, les moufles et le manteau de M. Goulden.
J’aurais voulu faire durer cela cent ans ; malheureusement la tante m’aidait. Quand j’eus le grand collet dressé contre les oreilles, elle me dit :
« Embrassons-nous, Joseph ! »
Je l’embrassai d’abord, ensuite Catherine, qui ne disait plus rien. Après cela, j’ouvris la porte, et le froid terrible entrant tout à coup, m’avertit qu’il ne fallait pas attendre.
« Dépêche-toi, me dit la tante.
— Bonsoir, Joseph, bonsoir !… me criait Catherine : n’oublie pas de venir dimanche. »
Je me retournai pour agiter la main, puis je me mis à courir sans lever la tête, car le froid était tel que mes yeux en pleuraient derrière les grands poils du collet.
IV §
À son retour il est rencontré par un gueux d’ivrogne qui le poursuit en le menaçant de le dénoncer au conseil de révision comme n’étant pas boiteux. Il lui échappe et rentre chez M. Goulden qu’il trouva consterné du 29e bulletin après la retraite de Moscou, annonçant l’anéantissement des 750,000 hommes de l’armée de Russie. M. Goulden charge son apprenti d’aller à sa place chez ses pratiques remonter les horloges. Joseph y va et trouve les rues et les églises encombrées de phalsbouriens et de paysans inquiets du sort de leurs pauvres enfants. Il monte au clocher pour revoir de loin la maison de sa tante Grédel aux Quatre-Vents, où il a été si heureux la veille avec Catherine. Puis tout à coup la pensée lui vint que s’il était parti l’année d’avant, Catherine serait aussi là pour prier et le redemander à Dieu. Il sentit son corps grelotter.
« Allons-nous-en, allons-nous-en, dit-il au sonneur ; c’est épouvantable !
— Quoi ? dit le sonneur.
— La guerre ! »
V §
Il assiste plus loin à la proclamation du sénatus-consulte et à la lecture du 29e bulletin. L’empereur Napoléon y racontait que chaque nuit les chevaux périssaient par milliers.
Il ne disait rien des hommes !
Trois femmes tombent à terre.
On les emmène en les soutenant par le bras.
Je me sauvai ; j’aurais voulu ne rien savoir de tout cela.
VI §
Il entra chez le commandant de place qui déjeunait joyeusement.
« Bah ! dis au père Goulden que nous aurons notre revanche ; et puis, l’honneur est sauf, nous n’avons pas été battus, que diable ! »
« Le jour même de l’affiche, je me rendis aux Quatre-Vents ; mais ce n’était pas alors dans la joie de mon cœur, c’était comme le dernier des malheureux auquel on enlève son amour et sa vie. Je ne me tenais plus sur mes jambes ; et quand j’arrivai là-bas, ne sachant comment annoncer notre malheur, je vis en entrant qu’on savait déjà tout à la maison, car Catherine pleurait à chaudes larmes, et la tante Grédel était pâle d’indignation.
« D’abord nous nous embrassâmes en silence, et le premier mot que me dit la tante Grédel, en repoussant brusquement ses cheveux gris derrière ses oreilles, ce fut :
« Tu ne partiras pas !… Est-ce que ces guerres nous regardent, nous ? Le curé lui-même a dit que c’était trop fort à la fin ; qu’on devait faire la paix ! Tu resteras ! Ne pleure pas, Catherine, je te dis qu’il restera. »
Elle était toute verte de colère, et bousculait ses marmites en parlant.
« Voilà longtemps, dit-elle, que ce grand carnage me dégoûte ; il a déjà fallu que nos deux pauvres cousins Kasper et Yokel aillent se faire casser les os en Espagne, pour cet empereur, et maintenant il vient encore nous demander les jeunes ; il n’est pas content d’en avoir fait périr trois cent mille en Russie. Au lieu de songer à la paix, comme un homme de bon sens, il ne pense qu’à faire massacrer les derniers qui restent… On verra ! on verra !
— Au nom du ciel ! tante Grédel, taisez-vous, parlez plus bas, lui dis-je en regardant la fenêtre, on pourrait vous entendre ; nous serions tous perdus.
— Eh bien, je parle pour qu’on m’entende, reprit-elle ; ton Napoléon ne me fait pas peur ; il a commencé par nous empêcher de parler, pour faire ce qu’il voudrait… mais tout cela va finir !… Quatre jeunes femmes vont perdre leurs maris rien que dans notre village, et dix pauvres garçons vont tout abandonner, malgré père et mère, malgré la justice, malgré le bon Dieu, malgré la religion… n’est-ce pas abominable ? »
Et comme je voulais répondre :
« Tiens, Joseph, dit-elle, tais-toi, cet homme-là n’a pas de cœur !… il finira mal !… Dieu s’est déjà montré cet hiver ; il a vu qu’on avait plus peur d’un homme que de lui : que les mères elles-mêmes, comme du temps d’Hérode, n’osaient plus retenir la chair de leur chair, quand il la demandait pour le massacre ; alors il a fait venir le froid, et notre armée a péri… et tous ceux qui vont partir sont morts d’avance : Dieu est las ! — Toi, tu ne partiras pas, me dit cette femme pleine d’entêtement, je ne veux pas que tu partes ; tu te sauveras dans les bois avec Jean Kraft, Louis Bême et tous les plus courageux garçons d’ici ; vous irez par les montagnes, en Suisse, et Catherine et moi nous irons près de vous jusqu’à la fin de l’extermination. »
Alors la tante Grédel se tut d’elle-même. Au lieu de nous faire un dîner ordinaire, elle nous en fit encore un meilleur que l’autre dimanche, et nous dit d’un air ferme :
« Mangez, mes enfants, n’ayez pas peur… tout cela va changer. »
Je rentrais vers quatre heures du soir à Phalsbourg un peu plus calme qu’en partant. Mais comme je remontais la rue de la Munitionnaire, voilà que j’entends, au coin du collége, le tambour du sergent de ville Harmantier, et que je vois une grande foule autour de lui. Je cours pour écouter les publications, et j’arrive juste au moment où cela commençait.
Harmantier lut que, par le sénatus-consulte du 3, le tirage de la conscription aurait lieu le 15.
Nous étions le 8, il ne restait donc plus que sept jours. Cela me bouleversa.
Tous ceux qui se trouvaient là s’en allaient à droite et à gauche dans le plus grand silence. Je rentrai chez nous fort triste, et je dis à M. Goulden :
« On tire jeudi prochain.
— Ah ! fit-il, on ne perd pas de temps… ça presse. »
Il est facile de se faire une idée de mon chagrin durant ce jour et les suivants. Je ne tenais plus en place ; sans cesse je me voyais sur le point d’abandonner le pays. Il me semblait d’avance courir dans les bois, ayant à mes trousses des gendarmes criant : « Halte ! halte ! » Puis je me représentais la désolation de Catherine, de la tante Grédel, de M. Goulden. Quelquefois je croyais marcher en rang, avec une quantité d’autres malheureux auxquels on criait : « En avant !… À la baïonnette ! » tandis que les boulets en enlevaient des files entières. J’entendais ronfler ces boulets et siffler les balles ; enfin j’étais dans un état pitoyable.
« Du calme, Joseph, me disait M. Goulden, ne te tourmente donc pas ainsi. Pense que de toute la conscription, il n’y en a pas dix peut-être qui puissent donner d’aussi bonnes raisons que toi pour rester. Il faudrait que le chirurgien fût aveugle pour te recevoir. D’ailleurs, je verrai M. le commandant de place… Tranquillise-toi ! »
Ces bonnes paroles ne pouvaient me rassurer.
C’est ainsi que je passai toute une semaine dans des transes extraordinaires, et quand arriva le jour du tirage, le jeudi matin, j’étais tellement pâle, tellement défait, que les parents de conscrits enviaient en quelque sorte ma mine pour leur fils. « Celui-là, se disaient-ils, a de la chance… il tomberait par terre en soufflant dessus… Il y a des gens qui naissent sous une bonne étoile ! »
Mais tout à coup, le 8 janvier, on mit une grande affiche à la mairie, où l’on voyait que l’empereur allait lever, avec un sénatus-consulte, comme on disait dans ce temps-là, d’abord 150,000 conscrits de 1813, ensuite 100 cohortes du premier ban de 1812, qui se croyaient déjà réchappées, ensuite 100,000 conscrits de 1809 à 1812, et ainsi de suite jusqu’à la fin, de sorte que tous les trous seraient bouchés, et que même nous aurions une plus grande armée qu’avant d’aller en Russie.
Quand le père Fouze, le vitrier, vint nous raconter cette affiche, un matin, je tombai presque en faiblesse, car je me dis en moi-même :
« Maintenant on prend tout : les pères de famille depuis 1809 ; je suis perdu ! »
Le 8 janvier sa tante et sa cousine arrivent pour lui porter bonheur au tirage. M. Goulden les rassure et leur dit que c’est une vaine cérémonie, mais qu’il n’y a de sérieux que l’avis du conseil de révision dont il est sûr. Il tire le numéro 17.
« Alors je m’en allai sans rien dire, Catherine et ma tante derrière moi ; nous descendîmes sur la place, et ayant un peu d’air, je me rappelai que j’avais tiré le numéro 17. »
La tante Grédel paraissait confondue.
« Je t’avais pourtant mis quelque chose dans ta poche, dit-elle ; mais ce gueux de Pinacle t’a jeté un mauvais sort. »
En même temps elle tira de ma poche de derrière un bout de corde. Moi, de grosses gouttes de sueur me coulaient du front ; Catherine était toute pâle, et c’est ainsi que nous retournâmes chez M. Goulden.
« Quel numéro as-tu, Joseph ? me dit-il aussitôt.
— Dix-sept », répondit la tante en s’asseyant les mains sur les genoux.
Un instant M. Goulden parut troublé, mais ensuite il dit :
« Autant celui-là qu’un autre… tous partiront… il faut remplir les cadres. Cela ne signifie rien pour Joseph. J’irai voir M. le Maire, M. le commandant de place… Ce n’est pas pour leur faire un mensonge ; dire que Joseph est boiteux, toute la ville le sait, mais, dans la presse, on pourrait passer là-dessus. Voilà pourquoi j’irai les voir. Ainsi ne vous troublez pas… reprenez confiance. »
Ces paroles du bon M. Goulden rassurèrent la tante Grédel et Catherine, qui s’en retournèrent aux Quatre-Vents, pleines de bonnes espérances.
— J’avais entendu dire que le vinaigre donne des maux d’estomac, et sans en prévenir M. Goulden, dans ma peur j’avalai tout le vinaigre qui se trouvait dans la petite burette de l’huilier. Ensuite je m’habillai pensant avoir une mine de déterré, car le vinaigre était très-fort et me travaillait intérieurement. Mais en entrant dans la chambre de M. Goulden, à peine m’eut-il vu, qu’il s’écria :
« Joseph, qu’as-tu donc ? tu es rouge comme un coq ! »
En moi-même, m’étant regardé dans le miroir, je vis que, jusqu’à mes oreilles et jusqu’au bout de mon nez, tout était rouge. Alors je fus effrayé, mais au lieu de pâlir je devins encore plus rouge, et je m’écriai dans la désolation :
« Maintenant je suis perdu ! Je vais avoir l’air d’un garçon qui n’a pas de défauts, et même qui se porte très-bien ; c’est le vinaigre qui me monte à la tête.
— Quel vinaigre ? demanda M. Goulden.
— Celui de l’huilier, que j’ai bu pour être pâle, comme on raconte de mademoiselle Sclapp, l’organiste. Ô Dieu, quelle mauvaise idée j’ai eue !
— Cela ne t’empêchera pas d’être boiteux, dit M. Goulden ; seulement tu voulais tromper le conseil, et ce n’est pas honnête ? Mais voici neuf heures et demi qui sonnent : Werner est venu me prévenir hier que tu passerais à dix heures… Ainsi, dépêche-toi. »
Il me faut donc partir en cet état ; le feu du vinaigre me sortait des joues. Lorsque je rencontrai la tante et Catherine, qui m’attendaient sous la voûte de la mairie, elles me reconnurent à peine.
« Comme tu as l’air content et l’air réjoui ! » me dit la tante Grédel.
En entendant cela, j’aurais eu bien sûr une faiblesse, si le vinaigre ne m’avait pas soutenu malgré moi. Je montai l’escalier dans un trouble extraordinaire, sans pouvoir remuer la langue pour répondre, tant j’éprouvais d’horreur contre ma bêtise.
En haut, déjà plus de vingt-cinq conscrits, qui se prétendaient infirmes, étaient reçus, et plus de vingt-cinq autres, assis sur un banc contre le mur, regardaient à terre, les joues pendantes, en attendant leur tour.
Le vieux gendarme Kelz, avec son grand chapeau à cornes, se promenait de long en large ; dès qu’il me vit, il s’arrêta comme émerveillé, puis il s’écria :
« À la bonne heure ! à la bonne heure ! au moins en voilà un qui n’est pas fâché de partir : l’amour de la gloire éclate dans ses yeux. »
Et me posant la main sur l’épaule :
« C’est bien, Joseph, fit-il, je te prédis qu’à la fin de la campagne, tu seras caporal.
— Mais je suis boiteux ! m’écriai-je tout indigné.
— Boiteux ! dit Kelz en clignant de l’œil et souriant, boiteux ! C’est égal, avec une mine pareille on fait toujours son chemin. »
Il avait à peine fini son discours, que la salle du conseil de révision s’ouvrit et que l’autre gendarme, Werner, se penchant à la porte, cria d’une voix rude :
« Joseph Bertha ! »
J’entrai, boitant le plus que je pouvais, et Werner referma la porte. Les maires du canton étaient assis sur des chaises en demi-cercle, M. le sous-préfet et M. le maire de Phalsbourg au milieu dans des fauteuils, et le secrétaire Frélig, à sa table. Un conscrit du Harberg se rhabillait ; le gendarme Descarmes l’aidait à mettre ses bretelles. Ce conscrit, ayant ses grands cheveux bruns pendant sur les yeux, le cou nu et la bouche ouverte pour soupirer, avait l’air d’un homme qu’on va pendre. Deux médecins, M. le chirurgien-major de l’hôpital, avec un autre en uniforme, causaient au milieu de la salle. Ils se retournèrent en me disant :
« Déshabillez-vous. »
Et je me déshabillai jusqu’à la chemise, que Werner m’ôta. Les autres me regardaient.
M. le sous-préfet dit :
« Voilà un garçon plein de santé. »
Ces mots me mirent en colère ; malgré cela, je répondis honnêtement :
« Mais je suis boiteux, monsieur le sous-préfet. »
Les chirurgiens me regardèrent, et celui de l’hôpital, à qui M. le commandant de place avait sans doute parlé de moi, dit :
« La jambe gauche est un peu courte.
— Bah ! fit l’autre, elle est solide.
Puis, me posant la main sur la poitrine :
« La conformation est bonne, dit-il ; toussez. »
Je toussai le moins fort que je pus ; mais il trouva tout de même que j’avais un bon timbre, et dit encore :
« Regardez ces couleurs ; voilà ce qui s’appelle un beau sang. »
Alors moi, voyant qu’on allait me prendre si je ne disais rien, je répondis :
« J’ai bu du vinaigre.
— Ah ! fit-il, ça prouve que vous avez un bon estomac, puisque vous aimez le vinaigre.
— Mais je suis boiteux ! m’écriai-je tout désolé.
— Bah ! ne vous chagrinez pas, reprit cet homme ; votre jambe est solide, j’en réponds.
— Tout cela, dit alors M. le maire, n’empêche pas ce jeune homme de boiter depuis sa naissance ; c’est un fait connu de Phalsbourg.
— Sans doute, fit aussitôt le médecin de l’hôpital, la jambe gauche est trop courte ; c’est un cas d’exemption.
— Oui, reprit M. le maire, je suis sûr que ce garçon-là ne pourrait pas supporter une longue marche ; il resterait en route à la deuxième étape. »
Le premier médecin ne disait plus rien.
Je me croyais déjà sauvé de la guerre, quand M. le sous-préfet me demanda :
« Vous êtes bien Joseph Bertha ?
— Oui, monsieur le sous-préfet, répondis-je.
— Eh bien, messieurs, dit-il en sortant une lettre de son portefeuille ; écoutez ! »
Il se mit à lire cette lettre, dans laquelle on racontait que, six mois avant, j’avais parié d’aller à Saverne, et d’en revenir plus vite que Pinacle ; que nous avions fait ce chemin ensemble en moins de trois heures, et que j’avais gagné.
C’était malheureusement vrai ! ce gueux de Pinacle m’appelait toujours boiteux, et dans ma colère, j’avais parié contre lui. Tout le monde le savait, je ne pouvais donc pas soutenir le contraire.
Comme je restais confondu, le premier chirurgien me dit :
« Voilà qui tranche la question ; rhabillez-vous. »
Et, se tournant vers le secrétaire, il s’écria :
« Bon pour le service ! »
Je me rhabillai dans un désespoir épouvantable.
Werner en appela un autre. Je ne faisais plus attention à rien… Quelqu’un m’aidait à passer les manches de mon habit. Tout à coup je fus sur l’escalier ; et comme Catherine me demandait ce qui s’était passé, je poussai un sanglot terrible ; je serais tombé du haut en bas, si la tante Grédel ne m’avait pas soutenu.
Nous sortîmes par derrière et nous traversâmes la petite place ; je pleurais comme un enfant et Catherine aussi. Sous la halle, dans l’ombre, nous nous arrêtâmes en nous embrassant.
La tante Grédel criait :
« Ah ! les brigands !… ils enlèvent maintenant jusqu’aux boiteux… jusqu’aux infirmes ! Il leur faut tout ! Qu’ils viennent donc aussi nous prendre ! »
Les gens se réunissaient, et le boucher Sépel, qui découpait là sa viande sur l’étal, dit :
« Mère Grédel, au nom du ciel, taisez-vous… On serait capable de vous mettre en prison.
— Eh bien qu’on m’y mette, s’écria-t-elle, qu’on me massacre ; je dis que les hommes sont des lâches de permettre ces horreurs ! »
Mais le sergent de ville s’étant approché, nous repartîmes ensemble en pleurant. Nous tournâmes le coin du café Hemmerlé, et nous entrâmes chez nous. Les gens nous regardaient de leurs fenêtres et se disaient : « En voilà encore un qui part ! »
M. Goulden, sachant que la tante Grédel et Catherine viendraient dîner avec nous le jour de la révision, avait fait apporter du Mouton-d’Or une oie farcie et deux bouteilles de bon vin d’Alsace. Il était convaincu que j’allais être réformé tout de suite ; aussi quelle ne fut pas sa surprise de nous voir entrer ensemble dans une désolation pareille.
« Qu’est-ce que c’est ? » dit-il en relevant son bonnet de soie sur son front chauve, et nous regardant les yeux écarquillés.
Je n’avais pas la force de lui répondre ; je me jetai dans le fauteuil en fondant en larmes ; Catherine s’assit près de moi, le bras autour de mon cou, et nos sanglots redoublèrent.
La tante Grédel dit :
« Les gueux l’ont pris.
— Ce n’est pas possible ! fit M. Goulden, dont les bras tombèrent.
— Oui, c’est tout ce qu’on peut voir de pire, dit la tante ; ça montre bien la scélératesse de ces gens. »
Et s’animant de plus en plus, elle criait :
« Il ne viendra donc plus de révolution ! Ces bandits seront donc toujours les maîtres !
— Voyons, voyons, mère Grédel, calmez-vous, disait M. Goulden. Au nom du ciel, ne criez pas si haut. Joseph, raconte-nous raisonnablement les choses ; ils se sont trompés… ce ne peut être autrement… M. le maire et le médecin de l’hôpital n’ont donc rien dit ? »
Je racontai en gémissant l’histoire de la lettre ; et la tante Grédel, qui ne savait rien de cela, se mit à crier en levant les poings :
« Ah ! le brigand ! Dieu veuille qu’il entre une fois chez nous ! je lui fends la tête avec la hachette. »
M. Goulden était consterné.
« Comment ! tu n’as pas crié que c’était faux ! dit-il ; c’est donc vrai cette histoire ? »
Et comme je baissais la tête sans répondre, joignant les mains il ajouta :
« Ah ! la jeunesse, la jeunesse, cela ne pense à rien… Quelle imprudence… quelle imprudence ! »
Il se promenait autour de la chambre ; puis il s’assit pour essuyer ses lunettes, et la tante Grédel dit :
« Oui ! mais ils ne l’auront pas tout de même ; leurs méchancetés ne serviront à rien : ce soir, Joseph sera déjà dans la montagne, en route pour la Suisse. »
M. Goulden, en entendant cela, devint grave ; il fronça le sourcil et répondit au bout d’un instant :
« C’est un malheur… un grand malheur… car Joseph est réellement boiteux… on le reconnaîtra plus tard : il ne pourra pas marcher deux jours sans rester en arrière et sans tomber malade. Mais vous avez tort, mère Grédel, de parler comme vous faites et de lui donner un mauvais conseil.
— Un mauvais conseil ! dit-elle ; vous êtes donc aussi pour faire massacrer les gens, vous ?
— Non, répondit-il, je n’aime pas les guerres, surtout celles où des cent mille hommes perdent la vie pour la gloire d’un seul. Mais ces guerres-là sont finies ; ce n’est plus pour gagner de la gloire et des royaumes qu’on lève des soldats. »
VII §
En attendant le jour du départ, Joseph laissa l’ouvrage et alla tous les jours chez sa tante et sa cousine, aux Quatre-Vents.
À la fin, Goulden se leva et sortit de l’armoire un sac de soldat en peau de vache, qu’il posa sur la table. Je le regardais tout abattu, ne songeant à rien qu’au malheur de partir.
« Voici ton sac, dit-il ; j’ai mis là-dedans tout ce qu’il te faut : deux chemises de toile, deux gilets de flanelle et le reste. Tu recevras deux chemises à Mayence, c’est tout ce qu’il te faudra ; mais je t’ai fait faire des souliers, car rien n’est plus mauvais que les souliers des fournisseurs ; c’est presque toujours du cuir de cheval, qui vous échauffe terriblement les pieds. Tu n’es pas déjà trop solide sur tes jambes, mon pauvre enfant, au moins que tu n’aies pas cette douleur de plus. Enfin voilà… c’est tout. »
Il posa le sac sur la table et se rassit.
Dehors on entendait les allées et les venues des Italiens qui se préparaient à partir. Au-dessus de nous, le capitaine Vidal donnait des ordres. Il avait son cheval à la caserne de gendarmerie, et disait à son soldat d’aller voir s’il était bien bouchonné, s’il avait reçu son avoine.
Tout ce bruit, tout ce mouvement me produisait un effet étrange, et je ne pouvais encore croire qu’il fallait quitter la ville. Comme j’étais ainsi dans le plus grand trouble, voilà que la porte s’ouvre, et que Catherine se jette dans mes bras en gémissant, et que la mère Grédel crie :
« Je te disais bien qu’il fallait te sauver en Suisse… que ces gueux finiraient par t’emmener… je te le disais bien… tu n’as pas voulu me croire.
— Mère Grédel, répondit aussitôt M. Goulden, de partir pour faire son devoir, ce n’est pas un aussi grand malheur que d’être méprisé par les honnêtes gens. Au lieu de tous ces cris et de tous ces reproches qui ne servent à rien, vous feriez mieux de consoler et de soutenir Joseph.
— Ah ! dit-elle, je ne lui fais pas de reproches, non ! quoique ce soit terrible de voir des choses pareilles. »
Catherine ne me quittait pas ; elle s’était assise à côté de moi, et nous nous embrassions.
« Tu reviendras, faisait-elle en me serrant.
— Oui… oui, lui disais-je tout bas ; et toi, tu penseras à moi… tu n’en aimeras pas un autre ! »
Alors elle sanglotait en disant :
« Oh ! non, je ne veux jamais aimer que toi. »
Cela durait depuis un quart d’heure, lorsque la porte s’ouvrit, et que le capitaine Vidal entra, le manteau roulé comme un cor de chasse sur son épaule.
— « Eh bien ! dit-il, eh bien ! et notre jeune homme ?
— Le voilà, répondit M. Goulden.
— Ah ! oui ! fit le capitaine, ils sont en train de se désoler, c’est tout simple… Je me rappelle ça… Nous laissons tous quelqu’un au pays. »
Puis, élevant la voix :
« Allons, jeune homme, du courage ! Nous ne sommes plus un enfant, que diable ! »
Il regarda Catherine :
« C’est égal, dit-il à M. Goulden, je comprends qu’il n’aime pas de partir. »
Le tambour battait à tous les coins de la rue ; le capitaine Vidal ajouta :
« Nous avons encore vingt minutes pour lever le pied. »
Et, me lançant un coup d’œil :
« Ne manquons pas au premier appel, jeune homme », fit-il en serrant la main de M. Goulden.
Il sortit ; on entendait son cheval piaffer à la porte.
Le temps était gris, la tristesse m’accablait ; je ne pouvais lâcher Catherine.
Tout à coup le roulement commença ; tous les tambours s’étaient réunis sur la place. M. Goulden, prenant aussitôt le sac par ses courroies sur la table, dit d’un ton grave :
« Joseph, maintenant, embrassons-nous… il est temps. »
Je me redressai tout pâle ; il m’attacha le sac sur les épaules. Catherine, assise, la figure dans son tablier, sanglotait. La mère Grédel, debout, me regardait les lèvres serrées.
Le roulement continuait toujours ; subitement il se tut.
« L’appel va commencer, dit M. Goulden en m’embrassant, et tout à coup son cœur éclata, il se mit à pleurer, m’appelant tout bas son enfant, et me disant :
— Courage ! »
La mère Grédel s’assit ; comme je me baissais vers elle, elle me prit la tête entre ses mains, et m’embrassant, elle criait :
« Je t’ai toujours aimé, Joseph, depuis que tu n’étais qu’un enfant… je t’ai toujours aimé ! tu ne nous as donné que de la satisfaction… et maintenant il faut que tu partes… Mon Dieu, mon Dieu, quel malheur ! »
Moi, je ne pleurais plus.
Quand la tante Grédel m’eut lâché, je regardai Catherine, qui ne bougeait pas, et m’étant approché, je la baisai sur le cou. Elle ne se leva point, et je m’en allais bien vite, n’ayant plus de force, lorsqu’elle se mit à crier d’une voix déchirante :
« Joseph !… Joseph !… »
Alors je me retournai ; nous nous jetâmes dans les bras l’un de l’autre, et quelques instants encore nous restâmes ainsi, sanglotant. Catherine ne pouvait plus se tenir, je la posai dans le fauteuil et je partis sans oser tourner la tête.
J’étais déjà sur la place, au milieu des Italiens et d’une foule de gens qui criaient et pleuraient en reconduisant leurs garçons, et je ne voyais rien, je n’entendais rien.
Quand le roulement recommença, je regardai et je vis que j’étais entre Klipfel et Furst, tous deux le sac au dos ; leurs parents devant nous, sur la place, pleuraient comme pour un enterrement. À droite, près de l’Hôtel-de-Ville, le capitaine Vidal, à cheval sur sa petite jument grise, causait avec deux officiers d’infanterie. Les sergents faisaient l’appel et l’on répondait. On appela Furst, Klipfel, Bertha, nous répondîmes comme les autres ; puis le capitaine commanda : « Marche ! » et nous partîmes deux à deux vers la porte de France.
Au coin du boulanger Spitz, une vieille, au premier, cria de sa fenêtre, d’une voix étranglée :
« Kasper ! Kasper ! »
C’était la grand’mère de Zébédé ; son menton tremblait. Zébédé leva la main sans répondre ; il était aussi bien triste et baissait la tête.
Moi, je frémissais d’avance de passer devant chez nous. En arrivant là, mes jambes fléchissaient ; j’entendis aussi quelqu’un crier des fenêtres, mais je tournai la tête du côté de l’auberge du Bœuf-Rouge ; le bruit du tambour couvrait tout.
Les enfants couraient derrière nous en criant : « Les voilà qui partent… Tiens… Voilà Klipfel… Voilà Joseph ! »
Sous la porte de France, les hommes de garde rangés en ligne nous regardèrent défiler, l’arme au bras. Nous traversâmes l’avancée, puis nos tambours se turent, et nous tournâmes à droite. On n’entendait plus que le bruit des pas dans la boue, car la neige fondait.
Nous avions dépassé la ferme du Gerberhoff, et nous allions descendre la côte du grand pont, lorsque j’entendis quelqu’un me parler ; c’était le capitaine, qui me criait du haut de son cheval :
« À la bonne heure, jeune homme ; je suis content de vous ! »
En entendant cela, je ne pus m’empêcher de répandre encore des larmes, et le grand Furst aussi, nous pleurions en marchant ; les autres, pâles comme des morts, ne disaient rien. Au grand pont, Zébédé sortit sa pipe pour fumer. Devant nous, les Italiens parlaient et riaient entre eux, étant habitués depuis trois semaines à cette existence.
Une fois sur la côte de Metting, à plus d’une lieue de la ville, comme nous allions descendre, Klipfel me toucha l’épaule, et tournant la tête il me dit :
« Regarde là-bas. »
Je regardai et j’aperçus Phalsbourg bien loin au-dessous de nous, les casernes, les poudrières, et le clocher d’où j’avais vu la maison de Catherine six semaines avant, avec le vieux Brainstein : tout cela gris, les bois noirs autour. J’aurais bien voulu m’arrêter là quelques instants ; mais la troupe marchait, il fallut suivre. Nous descendîmes à Metting.
VIII §
Le grand intérêt du roman avec l’histoire finit là ; le reste est tragique, mais la naïveté change de ton. Tout devient héroïque et sanglant. C’est de l’histoire, nous vous renvoyons aux analystes des guerres de l’Empire. Ces pages de mémoires militaires leur appartiennent. Il n’y a que quelques premiers pas de la route de Phalsbourg à Dresde qui soient du ton du roman.
Seulement ce ton est merveilleusement retracé dans la première marche. Le peuple y est tout entier.
IX §
Ce même jour, nous allâmes jusqu’à Bitche, puis le lendemain à Hornbach, à Kaiserslautern, etc. Le temps s’était remis à la neige.
Combien de fois, durant cette longue route, je regrettai le bon manteau de M. Goulden et ses souliers à doubles semelles !
Nous traversions des villages sans nombre, tantôt en montagne, tantôt en plaine. À l’entrée de chaque bourgade, les tambours attachaient leur caisse et battaient la marche ; alors nous redressions la tête, nous marquions le pas, pour avoir l’air de vieux soldats. Les gens venaient à leurs petites fenêtres, ou s’avançaient sur leur porte en disant : « Ce sont des conscrits ! »
Le soir, à la halte, nous étions bien heureux de reposer nos pieds fatigués, moi surtout. Je ne puis pas dire que ma jambe me faisait mal, mais les pieds… Ah ! je n’avais jamais senti cette grande fatigue ! Avec notre billet de logement, nous avions le droit de nous asseoir au coin du feu ; mais les gens nous donnaient aussi place à leur table. Presque toujours nous avions du lait caillé et des pommes de terre ; quelquefois aussi du lard frais, tremblotant sur un plat de choucroute. Les enfants venaient nous voir ; les vieilles nous demandaient de quel pays nous étions, ce que nous faisions avant de partir ; les jeunes filles nous regardaient d’un air triste, rêvant à leurs amoureux, partis cinq, six ou sept mois avant. Ensuite on nous conduisait dans le lit du garçon.
Avec quel bonheur je m’étendais ! Comme j’aurais voulu dormir mes douze heures ! Mais de bon matin, au petit jour, le bourdonnement de la caisse me réveillait ; je regardais les poutres brunes du plafond, les petites vitres couvertes de givre, et je me demandais : « Où suis-je ? » Tout à coup mon cœur se serrait ; je me disais : « Tu es à Bitche, à Kaiserslautern… tu es conscrit ! » Et bien vite il fallait m’habiller, reprendre le sac et courir répondre à l’appel.
« Bon voyage ! disait la ménagère éveillée de grand matin.
— Merci », répondait le conscrit.
Et l’on partait.
Oui… oui… bon voyage ! On ne te reverra plus, pauvre diable… Combien d’autres ont suivi le même chemin !
Je n’oublierai jamais qu’à Kaiserslautern, le deuxième jour de notre départ, ayant débouclé mon sac pour mettre une chemise blanche, je découvris, sous les chemises, un paquet assez rond, et que, l’ayant ouvert, j’y trouvai cinquante-quatre francs en pièces de six livres, et sur le papier ces mots de M. Goulden : « Sois toujours bon, honnête, à la guerre. Songe à tes parents, à tous ceux pour lesquels tu donnerais ta vie, et traite humainement les étrangers, afin qu’ils agissent de même à l’égard des nôtres. Et que le ciel te conduise… qu’il te sauve des périls ! Voici quelque argent. Il est bon, loin des siens, d’avoir toujours un peu d’argent. Écris-nous le plus souvent que tu pourras. Je t’embrasse, mon enfant, je te serre sur mon cœur. »
En lisant cela, je répandis des larmes, et je pensai : « Tu n’es pas entièrement abandonné sur la terre… De braves gens songent à toi ! Tu n’oublieras jamais leurs bons conseils. »
Le Grand Furst et Zébédé avaient aussi leur billet pour la Capougner Strasse ; nous partîmes, encore bien heureux de boiter et de traîner la semelle ensemble dans cette ville étrangère.
Furst trouva le premier sa maison, mais elle était fermée, et, comme il frappait à la porte, je trouvai aussi la mienne, dont les deux fenêtres brillaient à gauche. Je poussai la porte, elle s’ouvrit, et j’entrai dans une allée sombre, où l’on sentait le pain frais, ce qui me réjouit intérieurement. Zébédé alla plus loin. Moi, je criais dans l’allée : « Il n’y a personne ? »
Et presque aussitôt une vieille femme parut, la main devant sa chandelle, au bout d’un escalier en bois.
« Qu’est-ce que vous voulez ? » fit-elle.
Je lui dis que j’avais un billet de logement pour chez eux. Elle descendit et regarda mon billet, puis elle me dit en allemand :
« Venez ! »
Je montai donc l’escalier. En passant, j’aperçus, par une porte ouverte, deux hommes en culotte, nus jusqu’à la ceinture, qui brassaient la pâte devant deux pétrins. J’étais chez un boulanger, et voilà pourquoi cette vieille ne dormait pas encore, ayant sans doute aussi de l’ouvrage. Elle avait un bonnet à rubans noirs, les bras nus jusqu’aux coudes, une grosse jupe de laine bleue soutenue par des bretelles, et semblait triste. En haut elle me conduisit dans une chambre assez grande, avec un bon fourneau de faïence, et un lit au fond.
« Vous arrivez tard, me dit cette femme.
— Oui, nous avons marché tout le jour, lui répondis-je sans presque pouvoir parler ; je tombe de faim et de fatigue. »
Alors elle me regarda, et je l’entendis qui disait :
« Pauvre enfant ! pauvre enfant ! »
Puis elle me fit asseoir près du fourneau et me demanda :
« Vous avez mal aux pieds ?
— Oui, depuis trois jours.
— Eh bien ! ôtez vos souliers, fit-elle, et mettez ces sabots. Je reviens. »
Elle laissa sa chandelle sur la table et redescendit. J’ôtai mon sac et mes souliers ; j’avais des ampoules et je pensais : « Mon Dieu… mon Dieu… Peut-on souffrir autant ? Est-ce qu’il ne vaudrait pas mieux être mort ?
Cette idée m’était venue cent fois en route ; mais alors, auprès de ce bon feu, je me sentais si las, si malheureux, que j’aurais voulu m’endormir pour toujours, malgré Catherine, malgré la tante Grédel, M. Goulden et tous ceux qui me souhaitaient du bien. Oui, je me trouvais trop misérable !
Tandis que je songeais à ces choses, la porte s’ouvrit, et un homme grand, fort, la tête déjà grise, entra. C’était un de ceux que j’avais vus travailler en bas. Il avait mis une chemise, et tenait dans ses mains une cruche et deux verres.
« Bonne nuit ! » dit-il en me regardant d’un air grave.
Je penchai la tête. La vieille entra derrière cet homme : elle portait un cuveau de bois, et le posant à terre près de ma chaise :
« Prenez un bain de pieds, me dit-elle, cela vous fera du bien. »
En voyant cela, je fus attendri et je pensai : « Il y a pourtant de braves gens sur la terre ! » J’ôtai mes bas. Comme les ampoules étaient ouvertes, elles saignaient, et la bonne vieille répéta :
« Pauvre enfant ! pauvre enfant ! »
L’homme me dit :
« De quel pays êtes-vous ?
— De Phalsbourg, en Lorraine.
— Ah ! bon », fit-il.
Puis, au bout d’un instant, il dit à sa femme :
« Va donc chercher une de nos galettes ; ce jeune homme prendra un verre de vin, et nous le laisserons ensuite dormir en paix, car il a besoin de repos. »
Il poussa la table devant moi, de sorte que j’avais les pieds dans la baignoire, ce qui me faisait du bien, et que j’étais devant la cruche. Il emplit ensuite nos verres d’un bon vin blanc, en me disant :
« À votre santé ! »
La mère était sortie. Elle revint avec une grande galette encore chaude, et toute couverte de beurre frais à moitié fondu. C’est alors que je sentis combien j’avais faim ; je me trouvai presque mal. Il paraît que ces bonnes gens le virent, car la femme me dit :
« Avant de manger, mon enfant, il faut sortir vos pieds de l’eau. »
Elle se baissa et m’essuya les pieds avec son tablier, avant que j’eusse compris ce qu’elle voulait faire.
Alors je m’écriai :
« Mon Dieu, madame, vous me traitez comme votre enfant. »
Elle répondit au bout d’un instant :
« Nous avons un fils à l’armée ! »
J’entendis que sa voix tremblait en disant ces mots, et mon cœur se mit à sangloter intérieurement ; je songeais à Catherine, à la tante Grédel, et je ne pouvais rien répondre.
« Mangez et buvez », me dit l’homme en découpant la galette.
Ce que je fis avec un bonheur que je n’avais jamais connu. Tous deux me regardaient gravement. Quand j’eus fini, l’homme se leva :
« Oui, dit-il, nous avons un fils à l’armée ; il est parti l’année dernière pour la Russie, et nous n’en avons pas eu de nouvelles… Ces guerres sont terribles ! »
Il se parlait à lui-même en marchant d’un air rêveur, les mains croisées sur le dos. Moi, je sentais mes yeux se fermer.
Tout à coup l’homme dit :
« Allons, bonsoir. »
Il sortit ; sa femme le suivit emportant le cuveau.
« Merci, leur criai-je ; que Dieu ramène votre fils ! »
Puis je me déshabillai, je me couchai et je m’endormis profondément.
Le lendemain, je m’éveillai vers sept heures. Un trompette sonnait le rappel au coin de la Capougner Strasse ; tout s’agitait : on entendait passer des chevaux, des voitures et des gens. Mes pieds me faisaient encore un peu mal, mais ce n’était rien en comparaison des autres jours ; quand j’eus mis des bas propres, il me sembla renaître, j’étais solide sur mes jambes, et je me dis en moi-même : « Joseph, si cela continue, tu deviendras un gaillard ; il n’y a que le premier jour qui coûte. »
Je m’habillai dans ces heureuses dispositions.
La femme du boulanger avait mis sécher mes souliers près du four, après les avoir remplis de cendres chaudes, pour les empêcher de se racornir. Ils étaient bien graissés et luisants.
Enfin je bouclai mon sac, et je descendis sans avoir le temps de remercier les bonnes gens qui m’avaient si bien reçu, pensant remplir ce devoir après l’appel.
X §
Le conscrit, devenu un brave soldat, est blessé à Leipzig ; il passe la nuit dans un fossé de la route, il rêve à sa situation, il voit dans son délire Catherine, sa tante Grédel, le bon Goulden.
La pensée de Catherine, de la tante Grédel, du bon M. Goulden, me vint aussi bientôt, et ce fut quelque chose d’épouvantable ! c’était comme un spectacle qui se passe sous vos yeux : — je voyais leur étonnement et leurs craintes en apprenant la grande bataille ; la tante Grédel qui courait tous les jours sur la route pour aller voir à la poste, pendant que Catherine l’attendait en priant ; et M. Goulden, seul dans sa chambre, qui lisait dans la gazette que le 3e corps avait plus donné que les autres ; il se promenait la tête penchée et s’asseyait bien tard à l’établi, tout rêveur. Mon âme était là-bas avec eux ; elle attendait en quelque sorte devant la poste avec la tante Grédel, elle retournait au village abattue, elle voyait Catherine dans la désolation.
Puis, un matin, le facteur Rœdig passait aux Quatre-Vents, avec sa blouse et son petit sac de cuir ; il ouvrait la porte de la salle, et tendait un grand papier à la tante Grédel, qui restait toute saisie, Catherine debout derrière elle, pâle comme une morte : et c’était mon acte de décès qui venait d’arriver ! J’entendais les sanglots déchirants de Catherine étendue à terre, et les malédictions de la tante Grédel, — ses cheveux gris défaits, — criant qu’il n’y avait plus de justice… qu’il vaudrait mieux pour les honnêtes gens n’être jamais venus au monde, puisque Dieu les abandonne ! — Le bon père Goulden arrivait pour les consoler ; mais en entrant il se mettait à sangloter avec eux, et tous pleuraient dans une désolation inexprimable, criant :
« Ô pauvre Joseph ! pauvre Joseph ! »
Cela me déchirait le cœur.
L’idée me vint aussi que trente ou quarante mille familles en France, en Russie, en Allemagne, allaient recevoir la même nouvelle, et plus terrible encore, puisqu’un grand nombre des malheureux étendus sur le champ de bataille avaient leur père et mère ; je me représentai cela comme un grand cri du genre humain qui monte au ciel.
C’est alors que je me rappelai ces pauvres femmes de Phalsbourg qui priaient dans l’église à la grande retraite de Russie, et que je compris ce qui se passait dans leur âme !… Je pensais que Catherine irait bientôt là ; qu’elle prierait des années et des années en songeant à moi… Oui, je pensais cela, car je savais que nous nous aimions depuis notre enfance, et qu’elle ne pourrait jamais m’oublier. Mon attendrissement était si grand, qu’une larme suivait l’autre sur mes joues ; et cela me faisait pourtant du bien d’avoir cette confiance en elle, et d’être sûr qu’elle conserverait son amour jusque dans la vieillesse, qu’elle m’aurait toujours devant les yeux, et qu’elle n’en prendrait pas un autre.
La pluie s’était mise à tomber vers le matin. Ce grand bruit monotone sur les toits, dans le jardin et la ruelle remplissait le silence. Je songeais à Dieu, qui depuis le commencement des temps fait les mêmes choses, et dont la puissance est sans bornes ; qui pardonne les fautes, parce qu’il est bon, et j’espérais qu’il me pardonnerait en considération de mes souffrances.
Comme la pluie était forte, elle finit par emplir le petit ruisseau. De temps en temps on entendait un mur tomber dans le village, un toit s’affaisser ; les animaux, effarouchés par la bataille, reprenaient confiance et sortaient au petit jour : une chèvre bêlait dans l’étable voisine ; un grand chien de berger, la queue traînante, passa, regardant les morts ; le cheval en le voyant se mit à souffler d’une façon terrible ; il le prenait peut-être pour un loup, et le chien se sauva.
Après la première bataille de Leipzig on le jette à l’hôpital. Il s’y guérit lentement. La seconde bataille entraîne toute l’armée française, les alliés deviennent ennemis, il revient se traînant à la suite du bataillon. À Hanau il tombe malade du typhus, Zébédé, son camarade de Phalsbourg, le sollicite de se relever pour atteindre les chariots de l’ambulance.
L’espoir d’être rejoint par Zébédé me remontait le cœur, mais je n’avait plus la force de porter mon fusil, il me paraissait lourd comme du plomb. Je ne pouvais plus manger, et mes genoux tremblaient ; malgré cela, je ne désespérais pas encore, je me disais en moi-même : « Ce n’est rien… Quand tu verras le clocher de Phalsbourg, tes fièvres passeront. Tu auras un bon air, Catherine te soignera… Tout ira bien… Vous vous marierez ensemble. »
J’en voyais d’autres comme moi qui restaient en route, mais j’étais bien loin de me trouver aussi malade qu’eux.
J’avais toujours bonne confiance, lorsqu’à trois lieues de Fulde, sur la route de Salmunster, pendant une halte, on apprit que cinquante mille Bavarois venaient se mettre en travers de notre retraite, et qu’ils étaient postés dans de grandes forêts où nous devions passer. Cette nouvelle me porta le dernier coup, parce que je ne me sentais plus la force d’avancer, ni d’ajuster, ni de me défendre à la baïonnette, et que toutes mes peines pour venir de si loin étaient perdues. Je fis pourtant encore un effort lorsqu’on nous ordonna de marcher et j’essayai de me lever.
« Allons, Joseph, me disait Zébédé, voyons… du courage !… »
Mais je ne pouvais pas et je me mis à sangloter en criant :
« Je ne peux pas ! »
— Lève-toi, faisait-il.
— Je ne peux pas… mon Dieu… je ne peux pas ! »
Je me cramponnais à son bras… des larmes coulaient le long de son grand nez… Il essaya de me porter, mais il était aussi trop faible. Alors je le retins en lui criant :
« Zébédé, ne m’abandonne pas ! »
Le capitaine Vidal s’approcha, et me regardant avec tristesse :
« Allons, mon garçon, dit-il, les voitures de l’ambulance vont passer dans une demi-heure… on te prendra. »
Mais je savais bien ce que cela voulait dire et j’attirai Zébédé dans mes bras pour le serrer. Je lui dis à l’oreille :
« Écoute, tu embrasseras Catherine pour moi… tu me le promets !… Tu lui diras que je suis mort en l’embrassant et que tu lui portes ce baiser d’adieu !
— Oui !… fit-il en sanglotant tout bas, oui… je lui dirai !… — Ô mon pauvre Joseph ! »
Je ne pouvais plus le lâcher ; il me posa lui-même à terre et s’en alla bien vite sans tourner la tête. La colonne s’éloignait… je la regardai longtemps, comme on regarde la dernière espérance de vie qui s’en va… Les traînards du bataillon entrèrent dans un pli de terrain… Alors je fermai les yeux et seulement une heure après, ou même plus longtemps, je me réveillai au bruit du canon et je vis une division de la garde passer sur la route au pas accéléré avec des fourgons et de l’artillerie. Sur les fourgons j’apercevais quelques malades et je criais :
« Prenez-moi !… prenez-moi !… »
Mais personne ne faisait attention à mes cris… on passait toujours… et le bruit de la canonnade augmentait. Plus de dix mille hommes passèrent ainsi, de la cavalerie et de l’infanterie ; je n’avais plus la force d’appeler.
Enfin la queue de tout ce monde arriva. Je regardai les sacs et les shakos s’éloigner jusqu’à la descente, puis disparaître, et j’allais me coucher pour toujours lorsque j’entendis encore un grand bruit sur la route. C’étaient cinq ou six pièces qui galopaient attelées de solides chevaux, — les canonniers à droite et à gauche le sabre à la main. — Derrière venaient les caissons. Je n’avais pas plus d’espérance dans ceux-ci que dans les autres, et je regardais pourtant quand à côté d’une de ces pièces je vis s’avancer un grand maigre, roux, décoré, un maréchal des logis, et je reconnus Zimmer, mon vieux camarade de Leipzig. Il passait sans me voir. Mais alors de toutes mes forces je m’écriai :
« Christian !… Christian !… »
Et malgré le bruit des canons il s’arrêta, se retourna, et m’aperçut au pied d’un arbre. Il ouvrait de grands yeux.
« Christian, m’écriai-je, aie pitié de moi ! »
Alors il revint, me regarda et pâlit :
« Comment, c’est toi, mon bon Joseph ! » fit-il en sautant à bas de son cheval.
Il me prit dans ses bras comme un enfant en criant aux hommes qui menaient le dernier fourgon :
« Halte !… arrêtez ! »
Et, m’embrassant, il me plaça dans ce fourgon la tête sur un sac. Je vis aussi qu’il étendait un gros manteau de cavalerie sur mes jambes et mes pieds en disant :
« Allons… en route… ça chauffe là-bas ! »
C’est tout ce que je me rappelle, car aussitôt après je perdis tout sentiment. Il me semble bien avoir entendu depuis comme un roulement d’orage, des cris, des commandements, et même avoir vu défiler dans le ciel la cime de grands sapins au milieu de la nuit ; mais tout cela pour moi n’est qu’un rêve. Ce qu’il y a de sûr, c’est que derrière Salmunster, dans les bois de Hanau, fut livrée ce jour-là une grande bataille contre les Bavarois et qu’on leur passa sur le ventre.
XI §
Le 15 janvier 1814, deux mois et demi après la bataille de Hanau, je m’éveillai dans un bon lit, au fond d’une petite chambre bien chaude ; et, regardant les poutres du plafond au-dessus de moi, puis les petites fenêtres, où le givre étendait ses gerbes blanches, je me dis : « C’est l’hiver ! » — En même temps, j’entendais comme un bruit de canon qui tonne, et le pétillement du feu sur un âtre. Au bout de quelques instants, m’étant retourné, je vis une jeune femme pâle assise près de l’âtre, les mains croisées sur les genoux, et je reconnus Catherine. Je reconnus aussi la chambre où je venais passer de si beaux dimanches, avant de partir pour la guerre. Le bruit du canon seul, qui revenait de minute en minute, me faisait peur de rêver encore.
Et longtemps je regardai Catherine, qui me paraissait bien belle ; je pensais : « Où donc est la tante Grédel ? Comment suis-je revenu au pays ? Est-que Catherine et moi nous sommes mariés ! Mon Dieu ! pourvu que ceci ne soit pas un rêve ! »
À la fin, prenant courage, j’appelai tout doucement : « Catherine ! » Alors, elle, tournant la tête, s’écria :
« Joseph… tu me reconnais ?
— Oui, lui dis-je en étendant la main. »
Elle s’approcha toute tremblante, et je l’embrassai longtemps. Nous sanglotions ensemble.
Et comme le canon se remettait à gronder, tout à coup cela me serra le cœur.
« Qu’est-ce que j’entends, Catherine ? demandai-je.
— C’est le canon de Phalsbourg, fît-elle en m’embrassant plus fort.
— Le canon ?
— Oui, la ville est assiégée.
— Phalsbourg ?… Les ennemis sont en France !… »
Je ne pus dire un mot de plus… Ainsi tant de souffrances, tant de larmes, deux millions d’hommes sacrifiés sur les champs de bataille, tout cela n’avait abouti qu’à faire envahir notre patrie !… Durant plus d’une heure, malgré la joie que j’éprouvais de tenir dans mes bras celle que j’aimais, cette pensée affreuse ne me quitta pas une seconde, et même aujourd’hui, tout vieux et tout blanc que je suis, elle me revient encore avec amertume… Oui, nous avons vu cela, nous autres vieillards, et il est bon que les jeunes le sachent : nous avons vu l’Allemand, le Russe, le Suédois, l’Espagnol, l’Anglais, maîtres de la France, tenir garnison dans nos villes, prendre dans nos forteresses ce qui leur convenait, insulter nos soldats, changer notre drapeau et se partager non-seulement nos conquêtes depuis 1804, mais encore celles de la République : — C’était payer cher dix ans de gloire !
Mais ne parlons pas de ces choses, l’avenir les jugera : il dira qu’après Lutzen et Bautzen, les ennemis nous offraient de nous laisser la Belgique, une partie de la Hollande, toute la rive gauche du Rhin jusqu’à Bâle, avec la Savoie et le royaume d’Italie, et que l’empereur a refusé d’accepter ces conditions, — qui étaient pourtant très-belles, — parce qu’il mettait la satisfaction de son orgueil avant le bonheur de la France !
Pour en revenir à mon histoire, quinze jours après la bataille de Hanau, des milliers de charrettes couvertes de blessés et de malades s’étaient mises à défiler sur la route de Strasbourg à Nancy. Elles s’étendaient d’une seule file du fond de l’Alsace en Lorraine.
La tante Grédel et Catherine, à leur porte, regardaient s’écouler ce convoi funèbre ; leurs pensées, je n’ai pas besoin de le dire ! Plus de douze cents charrettes étaient passées, je n’étais dans aucune. Des milliers de pères et de mères, accourus à la ronde, regardaient ainsi, le long de la route… Combien retournèrent chez eux sans avoir trouvé leur enfant !
Le troisième jour, Catherine me reconnut dans une de ces voitures à panier du côté de Mayence, au milieu de plusieurs autres misérables comme moi, les joues creuses, la peau collée sur les os et mourant de faim.
« C’est lui… c’est Joseph ! » criait-elle de loin.
Mais personne ne voulait le croire ; il fallut que la tante Grédel me regardât longtemps pour dire : « Oui, c’est lui !… Qu’on le sorte de là… C’est notre Joseph ! »
Elle me fit transporter dans leur maison, et me veilla jour et nuit. Je ne voulais que de l’eau, je criais toujours : « De l’eau ! de l’eau ! » Personne au village ne croyait que j’en reviendrais ; pourtant le bonheur de respirer l’air du pays et de revoir ceux que j’aimais me sauva.
C’est environ six mois après, le 15 juillet 1814, que nous fûmes mariés, Catherine et moi. M. Goulden, qui nous aimait comme ses enfants, m’avait mis de moitié dans son commerce ; nous vivions tous ensemble dans le même nid : enfin, nous étions les plus heureux du monde.
Alors les guerres étaient finies, les alliés retournaient chez eux d’étape en étape, l’empereur était parti pour l’île d’Elbe, et le roi Louis XVIII nous avait donné des libertés raisonnables. C’était encore une fois le bon temps de la jeunesse, le temps de l’amour, le temps du travail et de la paix. On pouvait espérer en l’avenir, ou pouvait croire que chacun, avec de la conduite et de l’économie, arriverait à gagner l’estime des honnêtes gens, à bien élever sa famille, sans crainte d’être repris par la conscription sept et même huit ans après avoir gagné.
M. Goulden, qui n’était pas trop content de voir revenir les anciens rois et les anciens nobles, pensait pourtant que ces gens avaient assez souffert dans les pays étrangers, pour comprendre qu’ils n’étaient pas seuls au monde et respecter nos droits ; il pensait aussi que l’empereur Napoléon aurait le bon sens de se tenir tranquille… mais il se trompait : — les Bourbons étaient revenus avec leurs vieilles idées, et l’empereur n’attendait que le moment de prendre sa revanche.
Tout cela devait nous amener encore bien des misères, et je vous les raconterais avec plaisir, si cette histoire ne me paraissait assez longue pour une fois. Nous resterons donc ici jusqu’à nouvel ordre. Si des gens raisonnables me disent que j’ai bien fait d’écrire ma campagne de 1813, que cela peut éclairer la jeunesse sur les vanités de la gloire militaire, et lui montrer qu’on n’est jamais plus heureux que par la paix, la liberté et le travail ; eh bien ! alors, je reprendrai la suite de ces événements, et je vous raconterai Waterloo !
XII §
Voilà ce roman, vrai comme la nature ; ce roman photographique, si j’ose me servir de cette expression. Quand on le ferme, on n’a dans les yeux ni héros, ni héroïne, ni amour, ni aventures qui s’effacent avec le temps. On ne voit que le pauvre apprenti de dix-huit ans, le bon horloger compatissant Goulden à son établi, la tante Grédel justement indignée, et la bonne nièce Catherine assise le dimanche sur la même chaise que son cousin Joseph, quatre cœurs où l’empire de 1813, ses victoires, sa gloire, et ses grandeurs retentissent dans un petit groupe de ce pauvre peuple et où tous les Te Deum se changent tout bas en larmes et en malédictions !
Ce n’est pas là un roman, c’est la nature ! Et quand on lit cet évangile du pauvre peuple en 1814, et qu’on voit les enfants de ce peuple vaniteux épris d’un nom, qu’il a grandi, tantôt avec raison, plus souvent avec démence, oublier tant de misères pour ne se souvenir que de quelques grands jours marqués d’un bulletin menteur dans sa mémoire, proclamer qu’il n’a jamais été battu et qu’il a marché de triomphe en triomphe de Moscou, de Rome, de Madrid, de Lisbonne à Paris et à Fontainebleau ; niant Moscou, niant Eylau, niant Ulm, niant Leipzig, niant Salamanque, Vittoria et Abrantès, niant Montmartre, niant Waterloo, niant à peu près autant de mémorables revers qu’il a proclamé de victoires ; on est tenté de déchirer ces pages d’histoire falsifiée par des écrivains trompés ou trompeurs, et de ne reconnaître pour historiens vrais que deux noms et un romancier Erckmann Chatrian. Qui veut-on tromper ici ?
Est-ce 1813 ? Soyez plus hardis ! écrivez qu’il n’y a point eu de Fontainebleau, d’abdication, d’île d’Elbe.
Est-ce 1815 ? Écrivez qu’il n’y a point eu de Sainte-Hélène.
Vous ne serez pas plus menteur ; mais vous serez plus logique, et après avoir trompé le peuple qui vous lit et qui ne vous contrôle pas, vous tromperez peut-être la dernière postérité, et vous lui ferez dire : il y a eu un homme qui est allé avec nos pères provoquer l’univers entier depuis Saint-Jean-d’Acre, le Caire, Aboukir, Trafalgar, Lisbonne, Madrid, Rome, Moscou, Eylau, Wagram, Dresde, Leipzig, Mayence, Paris, Waterloo, et qui n’a jamais été vaincu, et alors chantez des Te Deum posthumes ! car il n’y avait apparemment en ce temps-là ni Providence qui châtie la démence, ni nations qui sentent l’injure et qui vengent l’opprimé, ni vicissitudes humaines qui se retournent contre les iniquités des oppresseurs, ni histoire qui instruit les rois et les peuples ! Voulez-vous, après tant d’adulation, verser une goutte de vérité populaire dans la mémoire de vos enfants ? ne la cherchez dans aucune de vos histoires, mais dans le roman vrai d’Erkmann et Chatrian !
Elle n’est plus que là !
FIN DE L’ENTRETIEN CXXXV.
cxxxvie entretien.
L’ami Fritz §
I §
Le roman que nous venons de lire est certainement un chef-d’œuvre ; mais cette histoire si naïve et si vraie du pauvre conscrit de Phalsbourg n’exige pas un autre mérite que la vérité. C’est le mérite des mérites, c’est vrai. Cependant, il ne faut, pour écrire le Conscrit de 1813, qu’avoir vécu et se souvenir. La moitié du talent, ici, est dans une bonne mémoire. Si un homme a vécu soixante et quelques années, et qu’il soit né écrivain, il y a à admirer sans doute, mais il n’y a pas à s’émerveiller de voir sortir de ses mains un pareil livre. C’est ce qui fait que j’ai dit en commençant. Si ce livre est du père de M. Erckmann, je le comprends ; s’il est d’un jeune homme je ne le comprends pas. On n’invente pas la vraie couleur, on la copie ; pour la copier, il faut la voir. Où donc ces jeunes yeux ont-ils pu voir ce qu’ils racontent aujourd’hui comme des daguerréotypes vivants ? Dieu le sait ; quant à moi, je l’ignore. Je ne puis que leur rendre témoignage et m’écrier à chaque page de ce miraculeux roman : Cela est vrai comme 1813 !
II §
Mais voici de la même main un nouveau fragment d’un roman de mœurs ; roman aussi prodigieux d’invention que l’autre est prodigieux de mémoire. C’est l’Ami Fritz ou l’histoire d’un insouciant égoïste. Jamais la Bruyère ou Theophraste n’ont pétri de si vivantes couleurs sur leur palette. Vous allez voir ; ici il faut beaucoup plus citer que dire ; car on peut raconter le dessin, mais il faut peindre la couleur. Peignons donc. Voici le sujet du roman :
Lorsque Zacharias Kobus, juge de paix à Hanebourg, mourut, en 1832, son fils Fritz Kobus, se voyant à la tête d’une belle maison sur la place des Acacias, d’une bonne ferme dans la vallée de Meisenthâl, et de pas mal d’écus placés sur solides hypothèques, essuya ses larmes et se dit, avec l’Ecclésiaste : « Vanité des vanités, tout est vanité ! Quel avantage a l’homme des travaux qu’il fait sur la terre ? Une génération passe et l’autre vient : le soleil se lève et se couche aujourd’hui comme hier ; le vent souffle au nord, puis il souffle au midi ; les fleuves vont à la mer, et la mer n’en est pas remplie ; toutes choses travaillent plus que l’homme ne saurait dire ; l’œil n’est jamais rassasié de voir, ni l’oreille d’entendre ; on oublie les choses passées, on oubliera celles qui viennent : le mieux est de ne rien faire… pour n’avoir rien à se reprocher ! »
C’est ainsi que raisonna Fritz Kobus en ce jour.
Et le lendemain, voyant qu’il avait bien raisonné la veille, il se dit encore :
« Tu te lèveras le matin, entre sept et huit heures, et la vieille Katel t’apportera ton déjeuner, que tu choisiras toi-même, selon ton goût. Ensuite tu pourras aller soit au Casino lire le journal, soit faire un tour aux champs, pour te mettre en appétit. À midi, tu reviendras dîner ; après le dîner, tu vérifieras tes comptes, tu recevras tes rentes, tu feras tes marchés. Le soir, après souper, tu iras à la brasserie du Grand-Cerf, faire quelques parties de youker ou de rams avec les premiers venus. Tu fumeras des pipes, tu videras des chopes, et tu seras l’homme le plus heureux du monde. Tâche d’avoir toujours la tête froide et les pieds chauds : c’est le précepte de la sagesse. Et, surtout, évite ces trois choses : de devenir trop gras, de prendre des actions industrielles, et de te marier. Avec cela, Kobus, j’ose te prédire que tu deviendras vieux comme Mathusalem ; ceux qui te suivront diront : « C’était un homme d’esprit, un homme de sens, un joyeux compère ! » Que peux-tu désirer de plus, quand le roi Salomon déclare lui-même que l’accident qui frappe l’homme et celui qui frappe la bête sont un seul et même accident ; que la mort de l’un est la même mort que celle de l’autre, et qu’ils ont tous deux le même souffle !… Puisqu’il en est ainsi, pensa Kobus, tâchons au moins de profiter de notre souffle, pendant qu’il nous est permis de souffler. »
Or, durant quinze ans, Fritz Kobus suivit exactement la règle qu’il s’était tracée d’avance ; sa vieille servante Katel, la meilleure cuisinière de Hunebourg, lui servit toujours les morceaux qu’il aimait le plus, apprêtés de la façon qu’il voulait ; il eut toujours la meilleure choucroute, le meilleur jambon, les meilleures andouilles, et le meilleur vin du pays ; il prit régulièrement ses cinq chopes de bockbier à la brasserie du Grand-Cerf ; il lut régulièrement le même journal à la même heure ; il fit régulièrement ses parties de youker et de rams, tantôt avec l’un, tantôt avec l’autre.
Tout changeait autour de lui, Fritz Kobus seul ne changeait pas ; tous ses anciens camarades montaient en grade, et Kobus ne leur portait pas envie ; au contraire, lisait-il dans son journal que Yéri Hans venait d’être nommé capitaine de hussards, à cause de son courage ; que Frantz Sépel venait d’inventer une machine pour filer le chanvre à moitié prix ; que Pétrus venait d’obtenir une chaire de métaphysique à Munich ; que Nickel Bischof venait d’être décoré de l’ordre du Mérite pour ses belles poésies, aussitôt il se réjouissait et disait : « Voyez comme ces gaillards-là se donnent de la peine : les uns se font casser bras et jambes pour me garder mon bien ; les autres font des inventions pour m’obtenir les choses à bon marché ; les autres suent sang et eau pour écrire des poésies et me faire passer un bon quart d’heure quand je m’ennuie… Ah ! ah ! ah ! les bons enfants ! »
Et les grosses joues de Kobus se relevaient, sa grande bouche se fendait jusqu’aux oreilles, son large nez s’épatait de satisfaction ; il poussait un éclat de rire qui n’en finissait plus.
Du reste, ayant toujours eu soin de prendre un exercice modéré, Fritz se portait de mieux en mieux ; sa fortune s’augmentait raisonnablement, parce qu’il n’achetait pas d’actions et ne voulait pas s’enrichir d’un seul coup. Il était exempt de tous les soucis de la famille, étant resté garçon ; tout le secondait, tout le satisfaisait, tout le réjouissait ; c’était un exemple de la bonne humeur que vous procurent le bon sens et la sagesse humaine, et naturellement il avait des amis, ayant des écus.
Le premier jour du printemps revient. Kobus le salue en le décrivant avec l’entrain insoucieux du joyeux égoïste qui se sent les pieds chauds. Il rêvait voluptueusement entre le réveil et le jour.
Un jour, vers la fin du mois d’avril, Fritz Kobus s’était levé de grand matin, pour ouvrir ses fenêtres sur la place des Acacias, puis il s’était recouché dans son lit bien chaud, la couverture autour des épaules, le duvet sur les jambes, et regardait la lumière rouge à travers ses paupières, en bâillant avec une véritable satisfaction. Il songeait à différentes choses, et, de temps en temps, entr’ouvrait les yeux pour voir s’il était bien éveillé.
Dehors il faisait un de ces temps clairs de la fonte des neiges, où les nuages s’en vont, où le toit en face, les petites lucarnes miroitantes, la pointe des arbres, enfin tout vous paraît brillant, où l’on se croit redevenu plus jeune parce qu’une séve nouvelle court dans vos membres, et que vous revoyez des choses cachées depuis cinq mois : le pot de fleurs de la voisine, le chat qui se remet en route sur les gouttières, les moineaux criards qui recommencent leurs batailles.
De petits coups de vent tiède soulevaient les rideaux de Fritz et les laissaient retomber ; puis, aussitôt après, le souffle de la montagne, refroidi par les glaces qui s’écoulent lentement à l’ombre des ravines, remplissaient de nouveau la chambre.
On entendait au loin, dans la rue, les commères rire entre elles, en chassant à grands coups de balai la neige fondante le long des rigoles, les chiens aboyer d’une voix plus claire, et les poules caqueter dans la cour.
Enfin, c’était le printemps.
Kobus, à force de rêver, avait fini par se rendormir, quand le son d’un violon, pénétrant et doux comme la voix d’un ami que vous entendez vous dire après une longue absence : « Me voilà, c’est moi ! » le tira de son sommeil et lui fit venir les larmes aux yeux. Il respirait à peine pour mieux entendre.
C’était le violon du bohémien Iôsef, qui chantait, accompagné d’un autre violon et d’une contre-basse ; il chantait dans sa chambre, derrière ses rideaux bleus, et disait :
« C’est moi, Kobus, c’est moi, ton vieil ami ! Je te reviens avec le printemps, avec le beau soleil… — Écoute, Kobus, les abeilles bourdonnent autour des premières fleurs, les premières feuilles murmurent, la première alouette gazouille dans le ciel bleu, la première caille court dans les sillons. — Et je reviens t’embrasser ! — Maintenant, Kobus, les misères de l’hiver sont oubliées. — Maintenant, je vais encore courir de village en village joyeusement, dans la poussière des chemins ou sous la pluie chaude des orages. — Mais je n’ai pas voulu passer sans te voir, Kobus ; je viens te chanter mon chant d’amour, mon premier salut au printemps. »
Tout cela, le violon de Iôsef le disait, et bien d’autres choses encore, plus profondes ; de ces choses qui vous rappellent les vieux souvenirs de la jeunesse, et qui sont pour nous… pour nous seuls. Aussi le joyeux Kobus en pleurait d’attendrissement.
Enfin, tout doucement, il écarta les rideaux de son lit, pendant que la musique allait toujours, plus grave et plus touchante, et il vit les trois bohémiens sur le seuil de la chambre, et la vieille Katel derrière, sous la porte. Il vit Iôsef, grand, maigre, jaune, déguenillé comme toujours, le menton allongé sur le violon avec sentiment, l’archet frémissant sur les cordes avec amour, les paupières baissées, ses grands cheveux noirs, laineux, recouverts du large feutre en loques, retombant sur ses épaules comme la toison d’un mérinos, et ses narines aplaties sur sa grosse lèvre bleuâtre retroussée.
III §
Kobus a concentré toutes ses affections sur sa vieille cuisinière Katel, qui a servi son père. Il l’envoie au marché pour acheter les plus belles truites et les primeurs les plus chères ; il voit passer un petit garçon dans la neige fondue, il le charge d’aller inviter ses meilleurs amis pour le dîner de midi ; puis il descend seul et fait à loisir la revue de sa cave. Il s’extasie sur chaque échantillon de vin vieux. L’eau vient à la bouche à chaque dégustation. Il choisit huit ou dix bouteilles et les monte en réserve pour le festin. Il passe, en remontant, à la cuisine, il voit sur la table deux gélinottes, un superbe brochet arrondi dans le cuveau, des petites truites pour la friture, un beau pâté de foies gras. « Tout ira bien », dit-il. Il encourage gaiement sa cuisinière Katel.
En ouvrant les volets de la salle basse destinée au dîner de gala, il lève les voiles étendus sur les portraits de famille. — C’étaient les portraits de Nicolas Kobus, conseiller à la cour de l’électeur Frédéric-Wilhelm, en l’an de grâce 1715. M. le conseiller portait l’immense perruque Louis XIV, l’habit marron à larges manches relevées jusqu’aux coudes, et le jabot de fines dentelles ; sa figure était large, carrée et digne. Un autre portrait représentait Frantz-Sépel Kobus, enseigne dans le régiment de dragons de Leiningen, avec l’uniforme bleu de ciel à brandebourgs d’argent, l’écharpe blanche au bras gauche, les cheveux poudrés et le tricorne penché sur l’oreille ; il avait alors vingt ans au plus, et paraissait frais comme un bouton d’églantine. Un troisième portrait représentait Zacharias Kobus, le juge de paix, en habit noir carré ; il tenait à la main sa tabatière et portait la perruque à queue de rat.
Ces trois portraits, de même grandeur, étaient de larges et solides peintures ; on voyait que les Kobus avaient toujours eu de quoi payer grassement les artistes chargés de transmettre leur effigie à la postérité. Fritz avait avec chacun d’eux un grand air de ressemblance, c’est-à-dire les yeux bleus, le nez épaté, le menton rond frappé d’une fossette, la bouche bien fendue et l’air content de vivre.
Enfin, à droite, contre le mur, en face de la cheminée, était le portrait d’une femme, la grand’mère de Kobus, fraîche, riante, la bouche entr’ouverte, pour laisser voir les plus belles dents blanches qu’il soit possible de se figurer, les cheveux relevés en forme de navire, et la robe de velours bleu de ciel bordée de rose.
D’après cette peinture, le grand-père Frantz Sépel avait dû faire bien des envieux, et l’on s’étonnait que son petit-fils eût si peu de goût pour le mariage.
Tous ces portraits, entourés de cadres à grosses moulures dorées, produisaient un bel effet sur le fond brun de la haute salle.
Au-dessus de la porte, on voyait une sorte de moulure représentant l’Amour emporté sur un char par trois colombes. Enfin tous les meubles, les hautes portes d’armoires, la vieille chiffonnière en bois de rose, le buffet à larges panneaux sculptés, la table ovale à jambes torses, et jusqu’au parquet de chêne palmé alternativement jaune et noir, tout annonçait la bonne figure que les Kobus faisaient à Hunebourg depuis cent cinquante ans.
Fritz, après avoir ouvert les persiennes, poussa la table à roulettes au milieu de la salle, puis il ouvrit deux armoires, de ces hautes armoires à doubles battants pratiquées dans les boiseries, et descendant du plafond jusque sur le parquet. Dans l’une était le linge de table, aussi beau qu’il soit possible de le désirer, sur une infinité de rayons ; dans l’autre, la vaisselle, de cette magnifique porcelaine de vieux saxe fleuronnée, moulée et dorée : les piles d’assiettes en bas, les services de toute sorte, les soupières rebondies, les tasses, les sucriers au-dessus ; puis l’argenterie ordinaire dans une corbeille.
Kobus choisit une belle nappe damassée, et l’étendit sur la table soigneusement, passant une main dessus pour en effacer les plis, et faisant aux coins de gros nœuds pour les empêcher de balayer le plancher. Il fit cela lentement, gravement, avec amour. Après quoi, il prit une pile d’assiettes plates et la posa sur la cheminée, puis une autre d’assiettes creuses. Il fit de même d’un plateau de verres de cristal, taillés à gros diamants, de ces verres lourds où le vin rouge a les reflets sombres du rubis et le vin jaune ceux de la topaze. Enfin il déposa les couverts sur la table, régulièrement, l’un en face de l’autre ; il plia les serviettes dessus avec soin, en bateau et en bonnet d’évêque, se plaçant tantôt à droite, tantôt à gauche, pour juger de la symétrie.
En se livrant à cette occupation, sa bonne grosse figure avait un air de recueillement inexprimable, ses lèvres se serraient, ses sourcils se fronçaient.
« C’est cela, se disait-il à voix basse : le grand Frédéric Schoûltz du côté des fenêtres, le dos à la lumière, le percepteur Christian Hâan en face de lui, Iôsef de ce côté, et moi de celui-ci ; ce sera bien… c’est bien comme cela. Quand la porte s’ouvrira, je verrai tout d’avance, je saurai ce qu’on va servir, je pourrai faire signe à Katel d’approcher ou d’attendre : c’est très-bien. Maintenant les verres : à droite, celui du bordeaux pour commencer ; au milieu, celui du rudesheim, et ensuite celui du des johannisberg capucins. Toute chose doit venir en ordre et selon son temps : l’huilier sur la cheminée, le sel et le poivre sur la table : rien ne manque plus, et j’ose me flatter… Ah ! le vin ! comme il fait déjà chaud, nous le mettrons rafraîchir dans un baquet sous la pompe, excepté le bordeaux qui doit se boire tiède ; je vais prévenir Katel. — Et maintenant à mon tour, il faut que je me rase, que je change, que je mette ma belle redingote marron. — Ça va, Kobus… ! Ah ! ah ! ah ! quelle fête du printemps !… Et dehors donc, il fait un soleil superbe ! — Hé ! le grand Frédéric se promène déjà sur la place… il n’y a plus une minute à perdre ! »
Fritz sortit ; en passant devant la cuisine, il avertit Katel de faire chauffer le bordeaux et rafraîchir les autres vins : il était radieux et entra dans sa chambre en chantant tout bas : « Tra, ri, ro, l’été vient encore une fois… you ! you ! »
La bonne odeur de la soupe aux écrevisses remplissait toute la maison, et la grande Frentzel, la cuisinière du Bœuf-Rouge, avertie d’avance, entrait alors pour veiller au service, car la vieille Katel ne pouvait être à la fois dans la cuisine et dans la salle à manger.
La demie sonnait alors à l’église Saint-Landolphe, et les convives ne pouvaient tarder à paraître.
IV §
Est-il rien de plus agréable en ce bas monde que de s’asseoir, avec trois ou quatre vieux camarades, devant une table bien servie, dans l’antique salle à manger de ses pères ; et là, de s’attacher gravement la serviette au menton, de plonger la cuillère dans une bonne soupe aux queues d’écrevisses qui embaume, et de passer les assiettes en disant :
« Goûtez-moi cela, mes amis, et vous m’en donnerez des nouvelles. »
Qu’on est heureux de commencer un pareil dîner, les fenêtres ouvertes, sur le ciel bleu du printemps ou de l’automne !
Et quand vous prenez le grand couteau à manche de corne pour découper des tranches de gigot fondantes, ou la truelle d’argent pour diviser tout du long avec délicatesse un magnifique brochet à la gelée, la gueule pleine de persil, avec quel air de recueillement les autres vous regardent !
Puis, quand vous saisissez derrière votre chaise, dans la cuvette, une autre bouteille et que vous la placez entre vos genoux pour en tirer le bouchon sans secousse, comme ils rient en pensant : « Qu’est-ce qui va venir à cette heure ? »
Ah ! je vous le dis, c’est un grand plaisir de traiter ses vieux amis, et de penser : « Cela recommencera de la sorte d’année en année, jusqu’à ce que le Seigneur Dieu nous fasse signe de venir, et que nous dormions en paix dans le sein d’Abraham. »
Et quand, à la cinquième ou sixième bouteille, les figures s’animent, quand les uns éprouvent tout à coup le besoin de louer le Seigneur, qui nous comble de ses bénédictions, et les autres de célébrer la gloire de la vieille Allemagne, ses jambons, ses pâtes et ses nobles vins : quand Kasper s’attendrit et demande pardon à Michel de lui avoir gardé rancune, sans que Michel s’en soit jamais douté, et que Christian, la tête penchée sur l’épaule, rit tout bas en songeant au père Bischoff, mort depuis dix ans, et qu’il avait oublié ; quand d’autres parlent de chasse, d’autres de musique, tous ensemble, en s’arrêtant de temps en temps pour éclater de rire : c’est alors que la chose devient tout à fait réjouissante, et que le paradis, le vrai paradis, est sur la terre.
Eh bien, tel était précisément l’état des choses chez Fritz Kobus, vers une heure de l’après-midi : le vin vieux avait produit son effet.
Le grand Frédéric Schoûltz, ancien secrétaire du père Kobus, et ancien sergent de la landwehr, en 1814, avec sa grande redingote bleue, sa perruque ficelée en queue de rat, ses longs bras et ses longues jambes, son dos plat et son nez pointu, se démenait d’une façon étrange, pour raconter comment il était réchappé de la campagne de France, dans certain village d’Alsace, où il avait fait le mort pendant que deux paysans lui retiraient ses bottes. Il serrait les lèvres, écarquillait les yeux, et criait, en ouvrant les mains, comme s’il avait encore été dans la même position critique : « Je ne bougerai pas ! » Je pensais : « Si tu bouges, ils sont capables de te planter leur fourche dans le dos ! »
Il racontait cet événement au gros percepteur Hâan, qui semblait l’écouter, son ventre arrondi comme un bouvreuil, la face pourpre, la cravate lâchée, ses gros yeux voilés de douces larmes, et qui riait en songeant à la prochaine ouverture de la chasse. De temps en temps il se rengorgeait, comme pour dire quelque chose ; mais il se recouchait lentement au dos de son fauteuil, sa main grasse, chargée de bagues, sur la table, à côté de son verre.
V §
Mais Katel venait à peine de sortir, et la porte restait encore ouverte, qu’une petite voix fraîche et gaie s’écriait dans la cuisine :
« Hé ! bonjour, mademoiselle Katel ; mon Dieu, que vous avez donc un grand dîner ! toute la ville en parle.
— Chut ! » fit la vieille servante.
Toutes les oreilles s’étaient dressées dans la salle, et le gros percepteur Hâan dit :
« Tiens ! quelle jolie voix ! avez-vous entendu ? Hé ! hé ! hé ! ce gueux de Kobus, voyez-vous ça !
— Katel… Katel ! » s’écria Kobus en se retournant tout étonné.
La porte de la cuisine se rouvrit.
« Est-ce qu’on a oublié quelque chose, monsieur ? demanda Katel.
— Non, mais qui est donc dehors ?
— C’est la petite Sûzel, vous savez, la fille de Christel, votre fermier de Meisenthâl ? Elle apporte des œufs et du beurre frais.
— Ah ! c’est la petite Sûzel, tiens ! tiens !… Eh bien, qu’elle entre ; voilà plus de cinq mois que je ne l’ai vue. »
Katel se retourna :
« Sûzel, monsieur demande que tu entres.
— Ah mon Dieu ! mademoiselle Katel, moi qui ne suis pas habillée !
— Sûzel, cria Kobus, arrive donc ! »
Alors une petite fille blonde et rose, de seize à dix-sept ans, fraîche comme un bouton d’églantine, les yeux bleus, le petit nez droit aux narines délicates, les lèvres gracieusement arrondies, en petite jupe de laine blanche et casaquin de toile bleue, parut sur le seuil, la tête baissée, toute honteuse.
Tous les amis la regardaient d’un air d’admiration, et Kobus parut comme surpris de la voir.
« Que te voilà devenue grande, Sûzel ! dit-il. Mais avance donc, n’aie pas peur, on ne veut pas te manger.
— Ah ! je sais bien, fit la petite ; mais c’est que je ne suis pas habillée, monsieur Kobus.
— Habillée ! s’écria Hâan, est-ce que les jolies filles ne sont pas toujours assez bien habillées ! »
Alors Fritz, se retournant, dit en hochant la tête et haussant les épaules :
« Hâan ! Hâan ! une enfant… une véritable enfant ! Allons, Sûzel, viens prendre le café avec nous. Katel, apporte une tasse pour la petite.
— Oh ! monsieur Kobus, je n’oserai jamais !
— Bah ! bah !… Katel, dépêche-toi. »
Lorsque la vieille servante revint avec une tasse, Sûzel, rouge jusqu’aux oreilles, était assise, toute droite sur le bord de sa chaise, entre Kobus et le vieux rebbe.
« Eh bien, qu’est-ce qu’on fait à la ferme, Sûzel ? Le père Christel va toujours bien ?
— Oh ! oui, monsieur, Dieu merci, fit la petite, il va toujours bien ; il m’a chargée de bien des compliments pour vous, et la mère aussi.
— À la bonne heure, ça me fait plaisir. Vous avez eu beaucoup de neige cette année ?
— Deux pieds autour de la ferme pendant trois mois, et il n’a fallu que huit jours pour la fondre.
— Alors les semailles ont été bien couvertes ?
— Oui, monsieur Kobus. Tout pousse, la terre est déjà verte jusqu’au creux des sillons.
— C’est bien. Mais bois donc, Sûzel ; tu n’aimes peut-être pas le café ? Si tu veux un verre de vin ?
— Oh non ! j’aime le café, monsieur Kobus. »
Le vieux rebbe regardait la petite d’un air tendre et paternel ; il voulut sucrer lui-même son café, disant :
« Ça, c’est une bonne petite fille ; oui, une bonne petite fille, mais elle est un peu trop craintive. Allons, Sûzel, bois un petit coup, cela te donnera du courage.
— Merci, monsieur David », répondit la petite à voix basse.
Et le vieux rebbe se redressa content, la regardant d’un air tendre tremper ses lèvres roses dans la tasse.
Tous regardaient avec un véritable plaisir cette jolie fille, si douce et si timide ; Iôsef lui-même souriait. Il y avait en elle comme un parfum des champs, une bonne odeur de printemps et de grand air, quelque chose de riant et de doux, comme le babillement de l’alouette au-dessus des blés ; en la regardant, il vous semblait être en pleine campagne, dans la vieille ferme, après la fonte des neiges.
« Alors, tout reverdit là-bas, reprit Fritz ; est-ce qu’on a commencé le jardinage ?
— Oui, monsieur Kobus ; la terre est encore un peu fraîche ; mais, depuis ces huit jours de soleil, tout vient ; dans une quinzaine, nous aurons des petits radis. Ah ! le père voudrait bien vous voir ; nous avons tous le temps long après vous, nous vous attendons tous les jours ; le père aurait bien des choses à vous dire. La Blanchette a fait veau la semaine dernière, et le petit vient bien : c’est une génisse blanche.
— Une génisse blanche ? ah ! tant mieux.
— Oui, les blanches donnent plus de lait, et puis c’est aussi plus joli que les autres. »
Il y eut un silence, et Kobus, voyant que la petite avait bu son café et qu’elle était tout embarrassée, lui dit :
« Allons, mon enfant, je suis bien content de t’avoir vue ; mais puisque tu es si gênée avec nous, va voir la vieille Katel qui t’attend ; elle te mettra un bon morceau de pâté dans ton panier, tu m’entends, tu lui diras ça, et une bouteille de vin pour le père Christel.
— Merci, monsieur Kobus », dit la petite en se levant bien vite.
Elle fit une jolie révérence pour se sauver.
« N’oublie pas de dire là-bas que j’arriverai dans la quinzaine au plus tard, lui cria Fritz.
— Non, monsieur, je n’oublierai rien ; on sera bien content. »
Elle s’échappa comme un oiseau de sa cage ; et le vieux David, les yeux pétillants de joie, s’écria :
« Voilà ce qu’on peut appeler une jolie petite fille, et qui fera bientôt une bonne petite femme de ménage, je l’espère.
— Une bonne petite femme de ménage, j’en étais sûr ! s’écria Kobus en riant aux éclats ; le vieux posché-isroel ne peut voir une fille ou un garçon sans songer à les marier… Ah ! ah ! ah !
— Eh bien, oui ! s’écria le vieux rebbe, la barbiche hérissée ; oui, j’ai dit et je le répète : une bonne petite femme de ménage ! Quel mal y a-t-il à cela ? Dans deux ans, cette petite Sûzel peut être mariée, elle peut même avoir un petit poupon rose dans les bras.
— Allons, tais-toi, vieux, tu radotes.
— Je radote… c’est toi qui radotes, épicaures ; pour tout le reste, tu parais avoir assez de bon sens, mais sur le chapitre du mariage, tu es un véritable fou.
— Bon, maintenant, c’est moi qui suis le fou, et David Sichel, l’homme raisonnable. Quelle diable d’idée possède le vieux rebbe, de vouloir marier tout le monde !
— N’est-ce pas la destination de l’homme et de la femme ? Est-ce que Dieu n’a pas dit dès le commencement : « Allez, croissez et multipliez ! » Est-ce que ce n’est pas une folie que de vouloir aller contre Dieu, de vouloir vivre… »
Mais alors Fritz se mit tellement à rire, que le vieux rebbe en devint tout pâle d’indignation :
« Tu ris ! fit-il en se contenant ; c’est facile de rire. Quand tu ferais ah ! ah ! ah ! hé ! hé ! hé ! hi ! hi ! hi ! jusqu’à la fin des siècles, cela prouverait grand’chose, n’est-ce pas ? Si seulement une fois tu voulais raisonner avec moi, comme je t’aplatirais ! Mais tu ris, tu ouvres ta grande bouche : « Ah ! ah ! ah ! » et ton nez s’étend sur tes joues comme une tache d’huile, et tu crois m’avoir vaincu. Ce n’est pas cela, Kobus, ce n’est pas ainsi qu’on raisonne. »
En parlant, le vieux rebbe faisait des gestes si comiques, il imitait la façon de rire de Kobus avec des grimaces si grotesques, que toute la salle ne put y tenir, et que Fritz lui-même dut se serrer l’estomac pour ne pas éclater.
« Non, ce n’est pas ça, poursuivit David avec une vivacité singulière. Tu ne penses pas, tu n’as jamais réfléchi.
— Moi, je ne fais que cela, dit Kobus en essuyant ses grosses joues, où serpentaient les larmes ; si je ris, c’est à cause de tes idées étranges. Tu me crois aussi par trop innocent. Voilà quinze ans que je vis tranquille avec ma vieille Katel, que j’ai tout arrangé chez moi pour être à mon aise : quand je veux me promener, je me promène : quand je veux m’asseoir et dormir, je m’assois et je dors ; quand je veux prendre une chope, je la prends ; si l’idée me passe par la tête d’inviter trois, quatre, cinq amis, je les invite. Et tu voudrais me faire changer tout cela ? tu voudrais m’amener une femme, qui bouleverserait tout de fond en comble ? Franchement, David, c’est trop fort !
— Tu crois donc, Kobus, que tout ira de même jusqu’à la fin ? Détrompe-toi, garçon ; l’âge arrive, et, d’après le train que tu mènes, je prévois que ton gros orteil t’avertira bientôt que la plaisanterie a duré trop longtemps. Alors, tu voudras bien avoir une femme !
— J’aurai Katel.
— Ta vieille Katel a fait son temps comme moi. Tu seras forcé de prendre une autre servante qui te grugera, qui te volera, Kobus, pendant que tu seras en train de soupirer dans ton fauteuil, avec la goutte au pied.
— Bah ! interrompit Fritz, si la chose arrive… alors comme alors, il sera temps d’aviser. En attendant, je suis heureux, parfaitement heureux. Si je prenais maintenant une femme, et je me suppose de la chance, je suppose que ma femme soit excellente, bonne ménagère et tout ce qui s’ensuit, eh bien ! David, il ne faudrait pas moins la mener promener de temps en temps, la conduire au bal de M. le bourgmestre ou de madame la sous-préfète ; il faudrait changer mes habitudes, je ne pourrais plus aller le chapeau sur l’oreille, ou sur la nuque, la cravate un peu débraillée, il faudrait renoncer à la pipe… ce serait l’abomination de la désolation : je tremble rien que d’y penser. Tu vois que je raisonne mes petites affaires aussi bien qu’un vieux rebbe qui prêche à la synagogue. Avant tout, tâchons d’être heureux.
— Tu raisonnes mal, Kobus.
— Comment ! je raisonne mal ! Est-ce que le bonheur n’est pas notre but à tous ?
— Non, ce n’est pas notre but ; sans cela, nous serions tous heureux : on ne verrait pas tant de misérables ; Dieu nous aurait donné les moyens de remplir notre but ; il n’aurait eu qu’à le vouloir. Ainsi, Kobus, il veut que les oiseaux volent, et les oiseaux ont des ailes ; il veut que les poissons nagent, et les poissons ont des nageoires ; il veut que les arbres fruitiers portent des fruits en leur saison, et ils portent des fruits : chaque être reçoit les moyens d’atteindre son but. Et puisque l’homme n’a pas de moyens pour être heureux, puisque peut-être en ce moment, sur toute la terre, il n’y a pas un seul homme heureux, ayant les moyens de rester toujours heureux, cela prouve que Dieu ne le veut pas.
— Et qu’est-ce qu’il veut donc, David ?
— Il veut que nous méritions le bonheur, et cela fait une grande différence, Kobus ; car pour mériter le bonheur, soit dans ce bas monde, soit dans un autre, il faut commencer par remplir ses devoirs, et le premier de ces devoirs, c’est de se créer une famille, d’avoir une femme et des enfants, d’élever des honnêtes gens, et de transporter à d’autres le dépôt de la vie qui nous a été confié.
— Il a de drôles d’idées tout de même, ce vieux rebbe, dit alors Frédéric Schoûltz, en remplissant sa tasse de kirschenwasser, on croirait qu’il pense ce qu’il dit.
— Mes idées ne sont pas drôles, répondit David gravement, elles sont justes. Si ton père boulanger avait raisonné comme toi, s’il avait voulu se débarrasser de tous les tracas et mener une vie inutile aux autres, et si le père Zacharias Kobus avait eu la même façon de voir, vous ne seriez pas là, le nez rouge et le ventre à table, à vous goberger aux dépens de leur travail. Vous pouvez rire du vieux rebbe, mais il a la satisfaction de vous dire au moins ce qu’il pense. Ces anciens-là plaisantaient aussi quelquefois ; seulement pour les choses sérieuses ils raisonnaient sérieusement, et je vous dis qu’ils se connaissaient mieux en bonheur que vous. Te rappelles-tu, Kobus, ton père, le vieux Zacharias, si grave à son tribunal ; te rappelles-tu quand il revenait à la maison, entre onze heures et midi, son grand carton sous le bras, et qu’il te voyait de loin jouer sur la porte, comme sa figure changeait, comme il se mettait à sourire en lui-même, on aurait dit qu’un rayon de soleil descendait sur lui. Et quand, dans cette même chambre où nous sommes, il te faisait sauter sur ses genoux, et que tu disais mille sottises, comme à l’ordinaire, était-il heureux le pauvre homme ! Va donc chercher dans ta cave ta meilleure bouteille de vin, et pose-la devant toi, nous verrons si tu ris comme lui, si ton cœur saute de plaisir, si tes yeux brillent, et si tu te mets à chanter l’air des Trois houzards, comme il le chantait pour te réjouir !
— David ! s’écria Fritz tout attendri, parlons d’autre chose !
— Non ; tous vos plaisirs de garçon, tout votre vieux vin que vous buvez entre vous, tout votre égoïsme et vos plaisanteries, tout cela n’est rien… c’est de la misère auprès du bonheur de famille : c’est là que vous êtes vraiment heureux, parce que vous êtes aimé ; c’est là que vous louez le Seigneur de ses bénédictions ; mais vous ne comprenez pas ces choses ; je vous dis ce que je pense de plus vrai, de plus juste, et vous ne m’écoutez pas ! »
En parlant ainsi, le vieux rebbe semblait tout ému ; le gros percepteur Hâan le regardait, les yeux écarquillés, et Iôsef, de temps en temps, murmurait des paroles confuses.
« Que penses-tu de cela, Iôsef ? dit à la fin Kobus au bohémien.
— Je pense comme le rebbe David, dit-il ; mais je ne peux pas me marier, puisque j’aime le grand air et que mes petits pourraient mourir sur la route. »
Fritz était devenu rêveur.
« Oui, il ne parle pas mal, pour un vieux posché-isroel, fit-il en riant ; mais je m’en tiens à mon idée, je suis garçon et je resterai garçon.
— Toi ! s’écria David. Eh bien ! écoute ceci, Kobus : je n’ai jamais fait le prophète, mais, aujourd’hui, je te prédis que tu te marieras.
— Que je me marierai ? Ah ! ah ! ah ! David, tu ne me connais pas encore.
— Tu te marieras ! s’écria le vieux rebbe, en nasillant d’un air ironique ; tu te marieras !
— Je parierais bien que non.
— Ne parie pas, Kobus, tu perdrais.
— Eh bien ! si… je te parie… voyons… je te parie mon coin de vigne du Sonneberg ; tu sais, ce petit clos qui produit de si bon vin blanc, mon meilleur vin, et que tu connais, rebbe, je te le parie…
— Contre quoi ?
— Contre rien du tout.
— Et moi j’accepte, fit David, ceux-ci sont témoins que j’accepte ! Je boirai du bon vin qui ne me coûtera rien, et après moi, mes deux garçons en boiront aussi, hé ! hé ! hé !
— Sois tranquille, David, fit Kobus en se levant, ce vin-là ne vous montera jamais à la tête.
— C’est bon, c’est bon, j’accepte ; voici ma main, Fritz.
— Et voici la mienne, rebbe. »
Kobus alors, se tournant, demanda :
« Est-ce que nous n’irons pas nous rafraîchir au Grand-Cerf ?
— Oui, allons à la brasserie, s’écrièrent les autres, cela finira bien notre journée. Dieu de Dieu ! quel dîner nous venons de faire ! »
Tous se levèrent et prirent leurs chapeaux ; le gros percepteur Hâan et le grand Frédéric Schoûltz marchaient en avant, Kobus et Iôsef ensuite, et le vieux David Sichel tout joyeux derrière. Ils remontèrent bras dessus, bras dessous, la vieille rue des Capucins, et entrèrent à la brasserie du Grand-Cerf, en face des vieilles Halles.
VI §
Kobus, le lendemain, se lève la tête lourde ; il appelle Katel et accuse la bière. Après avoir mangé la soupe aux oignons et une oreille de veau à la vinaigrette, il sort et va, sans y penser, à la porte de Phalsbourg qui mène à sa ferme de Meisenthâl, tenue par le père de la petite Sûzel. Il monte le col des genêts, et voit passer dans l’air bleu un couple de tourterelles que l’amour porte et qui se becquètent sur les rochers. Cette vue le réjouit.
Tout en descendant le sentier en zigzag, Fritz regardait la petite Sûzel faire la lessive à la fontaine, les pigeons tourbillonner par volées de dix à douze autour du pigeonnier, et le père Christel, sa grande cougie28 au poing, ramenant les bœufs de l’abreuvoir. Cet ensemble champêtre le réjouissait, et il écoutait avec une véritable satisfaction la voix du chien Mopsel résonner avec les coups de battoir dans la vallée silencieuse, et les mugissements des bœufs se prolonger jusque dans la forêt de hêtres en face, où restaient encore quelques plaques de neige jaunâtre au pied des arbres.
Mais ce qui lui faisait le plus de plaisir, c’était la petite Sûzel, courbée sur sa planchette, savonnant le linge, le battant et le tordant à tour de bras comme une bonne petite ménagère. Chaque fois qu’elle levait son battoir tout luisant d’eau de savon, le soleil, brillant dessus, envoyait un éclair jusqu’au haut de la côte.
Fritz, jetant par hasard un coup d’œil dans le fond de la gorge où la Lauter serpente au milieu des prairies, vit, à la pointe d’un vieux chêne, un busard qui observait les pigeons tourbillonnant autour de la ferme. Il le mit en joue avec sa canne : aussitôt l’oiseau partit, jetant un miaulement sauvage dans la vallée, et tous les pigeons, à ce cri de guerre, se replièrent comme un éventail dans le colombier.
Alors Kobus, riant en lui-même, repartit en trottant dans le sentier, jusqu’à ce qu’une petite voix claire se mît à crier :
« M. Kobus !… voici M. Kobus ! »
C’était Sûzel qui venait de l’apercevoir et qui s’élançait sous le hangar pour appeler son père.
Il atteignait à peine le chemin des voitures, au pied de la côte, que le vieux fermier anabaptiste, avec son large collier de barbe, son chapeau de crin, sa camisole de laine grise garnie d’agrafes de laiton, venait à sa rencontre, la figure épanouie, et s’écriait d’un ton joyeux :
« Soyez le bienvenu, monsieur Kobus ! soyez le bienvenu. Vous nous faites un grand plaisir en ce jour ; nous n’espérions pas vous voir sitôt. Que le ciel soit loué de vous avoir décidé pour aujourd’hui !
— Oui, Christel, c’est moi, dit Fritz en donnant une poignée de main au brave homme ; l’idée de venir m’a pris tout à coup, et me voilà. Hé ! hé ! hé ! je vois avec satisfaction que vous avez toujours bonne mine, père Christel.
— Oui, le ciel nous a conservé la santé, monsieur Kobus. C’est le plus grand bien que nous puissions souhaiter, qu’il en soit béni ! Mais tenez, voici ma femme que la petite est allée prévenir. »
En effet, la bonne mère Orchel, grosse et grasse, avec sa coiffe de taffetas noir, son tablier blanc et ses gros bras ronds sortant des manches de chemise, accourait aussi, la petite Sûzel derrière elle.
« Ah ! Seigneur Dieu ! c’est vous, monsieur Kobus, disait la bonne femme toute riante, de si bonne heure. Ah ! quelle bonne surprise vous nous faites.
— Oui, mère Orchel. Tout ce que je vois me réjouit : j’ai donné un coup d’œil sur les vergers, tout pousse à souhait : et j’ai vu tout à l’heure le bétail qui rentrait de l’abreuvoir, il m’a paru en bon état.
— Oui, oui, tout est bien », dit la grosse fermière.
On voyait qu’elle avait envie d’embrasser Kobus, et la petite Sûzel paraissait aussi bien heureuse.
Deux garçons de labour, en blouse, sortaient alors avec la charrue attelée. Ils levèrent leur bonnet en criant :
« Bonjour, monsieur Kobus !
— Bonjour Johann ; bonjour Kasper », dit-il tout joyeux.
Il s’était rapproché de la vieille ferme, dont la façade était couverte d’un lattis où grimpaient, jusque sous le toit, six ou sept gros ceps de vigne noueux ; mais les bourgeons se montraient à peine.
À droite de la petite porte ronde se trouvait un banc de pierre. Plus loin, sous le toit du hangar, qui s’avançait en auvent jusqu’à douze pieds du sol, étaient entassés pêle-mêle les herses, les charrues, le hache-paille, les scies et les échelles. On y voyait aussi, contre la porte de la grange, une grande trouble à pêcher, et au-dessus, entre les poutres du hangar, pendaient des bottes de paille où des nichées de pierrots avaient élu domicile. Le chien Mopsel, un petit chien de berger à poils gris de fer, grosse moustache et queue traînante, venait se frotter à la jambe de Fritz, qui lui passait la main sur la tête.
C’est ainsi qu’au milieu des éclats de rire et des joyeux propos qu’inspirait à tous l’arrivée de ce bon Kobus, ils entrèrent ensemble dans l’allée, puis dans la chambre commune de la ferme, une grande salle blanchie à la chaux, haute de huit à neuf pieds, et le plafond rayé de poutres brunes. Trois fenêtres à vitres octogones s’ouvraient sur la vallée ; une autre petite, derrière, prenait jour sur la côte. Le long des fenêtres s’étendait une longue table de hêtre, les jambes en X, avec un banc de chaque côté ; derrière la porte, à gauche, se dressait le fourneau de fonte en pyramide, et sur la table se trouvaient cinq ou six petits gobelets et la cruche de grès à fleurs bleues ; de vieilles images de saintes, enluminées de vermillon et encadrées de noir, complétaient l’ameublement de cette pièce.
« Monsieur, dit Christel, vous dînerez ici, n’est-ce pas ?
— Cela va sans dire.
— Bon. Tu sais, Orchel, ce qu’aime M. Kobus ?
— Oui, sois tranquille. Nous avons justement fait la pâte ce matin.
— Alors, asseyons-nous. Êtes-vous fatigué, monsieur Kobus ? Voulez-vous changer de souliers ? mettre mes sabots ?
— Vous plaisantez, Christel. J’ai fait ces deux petites lieues sans m’en apercevoir.
— Allons, tant mieux. Mais tu ne dis rien à M. Kobus, Sûzel ?
— Que veux-tu que je lui dise ? Il voit bien que je suis là et que nous avons tous du plaisir à le recevoir chez nous.
— Elle a raison, père Christel. Nous avons assez causé hier nous deux. Elle m’a tout raconté ce qui se passe ici. Je suis content d’elle : c’est une bonne petite fille. Mais puisque nous y sommes et que la mère Orchel nous apprête des noudels, savez-vous ce que nous allons faire en attendant ? Allons voir un peu les champs, le verger, le jardin. Il y a si longtemps que je n’étais sorti que cette petite course n’a fait que me dégourdir les jambes.
— Avec plaisir, monsieur Kobus. Sûzel, tu peux aider ta mère ; nous reviendrons dans une heure. »
Alors Fritz et le père Christel ressortirent, et comme ils reprenaient le chemin de la cour, Kobus, en passant, vit le reflet de la flamme au fond la cuisine. La fermière pétrissait la pâte sur l’évier.
« Dans une heure, monsieur Kobus, lui cria-t-elle.
— Oui, mère Orchel, oui, dans une heure. »
Et ils sortirent.
VII §
Kobus et son fermier Christel se promènent çà et là en attendant le dîner. Christel propose à Kobus de construire un réservoir pour doubler la pêche du poisson ; Kobus accepte et s’établit pour quinze jours dans la ferme pour surveiller et presser l’œuvre du réservoir.
Les deux fenêtres de Kobus s’ouvraient sur le toit du hangar ; il n’avait pas même besoin de se lever pour voir où l’ouvrage en était, car de son lit il découvrait d’un coup d’œil la rivière, le verger en face et la côte au-dessus. C’était comme fait exprès pour lui.
Au petit jour, quand le coq lançait son cri dans la vallée encore toute grise, et qu’au loin, bien loin, les échos du Bichelberg lui répondaient dans le silence ; quand Mopsel se retournait dans sa niche, après avoir lancé deux ou trois aboiements ; quand la haute grive faisait entendre sa première note dans les bois sonores ; puis, quand tout se taisait de nouveau quelques secondes, et que les feuilles se mettaient à frissonner sans que l’on ait jamais su pourquoi, et comme pour saluer, elles aussi, le père de la lumière et de la vie, et qu’une sorte de pâleur s’étendait dans le ciel, alors Kobus s’éveillait ; il avait entendu ces choses avant d’ouvrir les yeux et regardait.
Tout était encore sombre autour de lui, mais en bas, dans l’allée, le garçon de labour marchait d’un pas pesant ; il entrait dans la grange et ouvrait la lucarne du fenil, sur l’écurie, pour donner le fourrage aux bêtes. Les chaînes remuaient, les bœufs mugissaient tout bas, comme endormis, les sabots allaient et venaient.
Bientôt après, la mère Orchel descendait dans la cuisine ; Fritz, tout en écoutant la bonne femme allumer du feu et remuer les casseroles, écartait ses rideaux et voyait les petites fenêtres grises se découper en noir sur l’horizon pâle.
Quelquefois un nuage, léger comme un écheveau de pourpre, indiquait que le soleil allait paraître entre les deux côtes en face, dans dix minutes, un quart d’heure.
Mais déjà la ferme était pleine de bruits : dans la cour, le coq, les poules, le chien, tout allait, venait, caquetait, aboyait. Dans la cuisine, les casseroles tintaient, le feu pétillait, les portes s’ouvraient et se refermaient. Une lanterne passait dehors sous le hangar. On entendait trotter au loin les ouvriers arrivant de Bichelberg.
Puis, tout à coup, tout devenait blanc : c’était lui, le soleil, qui venait enfin de paraître. Il était là, rouge, étincelant comme de l’or. Fritz, le regardant monter entre les deux côtes, pensait : « Dieu est grand ! »
Et plus bas, voyant les ouvriers piocher, traîner la brouette, il se disait : « Ça va bien ! »
Il entendait aussi la petite Sûzel monter et descendre l’escalier en trottant comme une perdrix, déposer ses souliers cirés à la porte, et faire doucement, pour ne pas l’éveiller. Il souriait en lui-même, surtout quand le chien Mopsel se mettait à aboyer dans la cour et qu’il entendait la petite lui crier d’une voix étouffée :
« Chut ! chut ! Ah ! le gueux, il est capable d’éveiller M. Kobus !
— C’est étonnant, pensait-il, comme cette petite prend soin de moi ; elle devine tout ce qui peut me faire plaisir ! À force de dumfnoudels, j’en avais assez ; j’aurais voulu des œufs à la coque, elle m’en a fait sans que j’aie dit un mot ; ensuite j’avais assez d’œufs, elle m’a fait des côtelettes aux fines herbes… C’est une enfant pleine de bon sens ; cette petite Sûzel m’étonne ! »
Et, songeant à ces choses, il s’habillait et descendait ; les gens de la ferme avaient fini leur repas du matin ; ils attachaient la charrue et se mettaient en route.
La petite nappe blanche était déjà mise au bout de la table, le couvert, la chopine de vin et la grosse carafe d’eau fraîche dessus, toute scintillante de gouttelettes. Les fenêtres de la salle, ouvertes sur la vallée, laissaient entrer par bouffées les âpres parfums des bois.
En ce moment le père Christel arrivait déjà quelquefois de la côte, la blouse chargée de rosée et les souliers chargés de glèbe jaune.
« Eh bien, monsieur Kobus, s’écriait le brave homme, comment ça va-t-il ce matin ?
— Mais très-bien, père Christel ; je me plais de plus en plus ici, je suis comme un coq en pâte ; votre petite Sûzel ne me laisse manquer de rien. »
Si Sûzel se trouvait là, aussitôt elle rougissait et se sauvait bien vite, et le vieil anabaptiste disait :
« Vous faites trop d’éloges à cette enfant, monsieur Kobus ; vous la rendrez orgueilleuse d’elle-même.
— Bah ! bah ! il faut bien l’encourager, que diable ; c’est tout à fait une bonne petite femme de ménage ; elle fera la satisfaction de vos vieux jours, père Christel.
— Dieu le veuille, monsieur Kobus, Dieu le veuille, pour son bonheur et pour le nôtre !
Ils déjeunaient alors ensemble, puis allaient voir les travaux, qui marchaient très-bien et prenaient une belle tournure. Après cela, le fermier retournait aux champs, et Fritz rentrait fumer une bonne pipe dans sa chambre, les deux coudes au bord de sa fenêtre, sous le toit, regardant travailler les ouvriers, les gens de la ferme aller et venir, mener le bétail à la rivière, piocher le jardin, la mère Orchel semer des haricots, et Sûzel entrer dans l’étable, avec un petit cuveau de sapin bien propre pour traire les vaches, ce qu’elle faisait le matin vers sept heures, et le soir à huit heures, après le souper.
Souvent alors il descendait, afin de jouir de ce spectacle, car il avait fini par prendre goût au bétail, et c’était un véritable plaisir pour lui de voir ces bonnes vaches, calmes et paisibles, se retourner à l’approche de la petite Sûzel, avec leurs museaux roses ou bleuâtres, et se mettre à mugir en chœur comme pour la saluer.
« Allons, Schwartz ; allons, Horni… retournez-vous… laissez-moi passer ! » leur criait Sûzel en les poussant de sa petite main potelée.
Elles ne la quittaient pas de l’œil, tant elles l’aimaient ; et quand, assise sur son tabouret de bois à trois pieds, elle se mettait à traire, la grande Blanche ou la petite Rœsel se retournaient sans cesse pour lui donner un coup de langue, ce qui la fâchait plus qu’on ne peut dire.
« Je n’en viendrai jamais à bout, c’est fini ! » s’écriait-elle.
Et Fritz, regardant cela par la lucarne, riait de bon cœur.
Quelquefois, dans l’après-midi, il détachait la nacelle et descendait jusqu’aux roches grises de la forêt de bouleaux. Il jetait le filet sur ces fonds de sable ; mais rarement il prenait quelque chose, et, toujours en ramant pour remonter le courant jusqu’à la ferme, il pensait :
« Ah ! quelle bonne idée nous avons eue de creuser un réservoir ; d’un coup de filet, je vais avoir plus de poisson que je n’en prendrais en quinze jours dans la rivière. »
Ainsi s’écoulait le temps à la ferme, et Kobus s’étonnait de regretter si peu sa cave, sa cuisine, sa vieille Katel et la bière du Grand-Cerf, dont il s’était fait une habitude depuis quinze ans.
« Je ne pense pas plus à tout cela, se disait-il parfois le soir, que si ces choses n’avaient jamais existé. J’aurais du plaisir à voir le vieux rebbe David, le grand Frédéric Schoûltz, le percepteur Hâan, c’est vrai ; je ferais volontiers le soir une partie de youcker avec eux, mais je m’en passe très-bien, il me semble même que je me porte mieux, que j’ai les jambes plus dégourdies et meilleur appétit ; cela vient du grand air. Quand je retournerai là-bas, je vais avoir une mine de chanoine, fraîche, rose, joufflue ; on ne verra plus mes yeux, tant j’engraisse… Ah ! ah ! ah ! »
Un jour, Sûzel ayant eu l’idée de chercher en ville une poitrine de veau bien grasse, et de la farcir de petits oignons hachés et de jaunes d’œufs, et d’ajouter à ce dîner des beignets d’une sorte particulière, saupoudrés de cannelle et de sucre, Fritz trouva cela de si bon goût, qu’ayant appris que Sûzel avait seule préparé ces friandises, il ne put s’empêcher de dire à l’anabaptiste, après le repas :
« Écoutez, Christel, vous avez une enfant extraordinaire pour le bon sens et l’esprit. Où diable Sûzel peut-elle avoir appris tant de choses ? Cela doit être naturel.
— Oui, monsieur Kobus, dit le vieux fermier, c’est naturel : les uns naissent avec des qualités, et les autres n’en ont pas, malheureusement pour eux. Tenez, mon chien Mopsel, par exemple, est très-bon pour aboyer contre les gens ; mais si quelqu’un voulait en faire un chien de chasse, il ne serait plus bon à rien. Notre enfant, monsieur Kobus, est née pour conduire un ménage ; elle sait rouir le chanvre, filer, laver, battre le beurre, presser le fromage et faire la cuisine aussi bien que ma femme. On n’a jamais eu besoin de lui dire : « Sûzel, il faut s’y prendre de telle manière. » C’est venu tout seul, et voilà ce que j’appelle une vraie femme de ménage… dans deux ou trois ans, bien entendu, car, maintenant, elle n’est pas encore assez forte pour les grands travaux ; mais ce sera une vraie femme de ménage ; elle a reçu le don du Seigneur ; elle fait ces choses avec plaisir. « Quand on est forcé de porter son chien à la chasse, disait le vieux garde Frœlig, cela va mal ; les vrais chiens de chasse y vont tout seuls, on n’a pas besoin de leur dire : Ça, c’est un moineau, ça une caille ou une perdrix ; ils ne tombent jamais en arrêt devant une motte de terre comme devant un lièvre. » Mopsel, lui, ne ferait pas la différence. Mais quant à Sûzel, j’ose dire qu’elle est née pour tout ce qui regarde la maison.
— C’est positif, dit Fritz. Mais le don de la cuisine, voyez-vous, est une véritable bénédiction. On peut rouir le chanvre, filer, laver, tout ce que vous voudrez, avec des bras, des jambes et de la bonne volonté ; mais distinguer une sauce d’une autre, et savoir les appliquer à propos, voilà quelque chose de rare. Aussi j’estime plus ces beignets que tout le reste ; et pour les faire aussi bons, je soutiens qu’il faut mille fois plus de talent que pour lisser et filer cinquante aunes de toile.
— C’est possible, monsieur Kobus ; vous êtes plus fort sur ces articles que moi.
— Oui, Christel, et je suis si content de ces beignets, que je voudrais savoir comment elle s’y est prise pour les faire.
— Eh ! nous n’avons qu’à l’appeler, dit le vieux fermier ; elle nous expliquera cela. — Sûzel ! Sûzel ! »
Sûzel était justement en train de battre le beurre dans la cuisine, le tablier blanc à bavette serré à la taille, agrafé sur la nuque, et remontant du bas de sa petite jupe de laine bleue à son joli menton rose. Des centaines de petites taches blanches mouchetaient ses bras dodus et ses joues ; il y en avait jusque dans ses cheveux, tant elle mettait d’ardeur à son ouvrage. C’est ainsi qu’elle entra tout animée, demandant :
« Quoi donc, mon père ? »
Et Fritz, la voyant ainsi, fraîche et souriante, ses grands yeux bleus écarquillés d’un air naïf, et sa petite bouche entr’ouverte laissant apercevoir de jolies dents blanches, Fritz ne put s’empêcher de faire la réflexion qu’elle était appétissante comme une assiette de fraises à la crème.
« Qu’est-ce qu’il y a, mon père, fit-elle de sa petite voix gaie ; vous m’avez appelée ?
— Oui ; voici M. Kobus qui trouve tes beignets si bons, qu’il voudrait bien en connaître la recette. »
Alors Sûzel devint toute rouge de plaisir :
« Oh ! M. Kobus veut rire de moi. »
— Non, Sûzel ; ces beignets sont délicieux ; comment les as-tu faits, voyons ?
— Oh ! monsieur Kobus, ça n’est pas difficile… mais, si vous voulez, j’écrirai cela… vous pourriez oublier.
— Comment ! elle sait écrire, père Christel ?
— Elle tient tous les comptes de la ferme depuis deux ans, dit le vieil anabaptiste.
— Diable… diable… voyez-vous cela… mais c’est une vraie ménagère… Je n’oserai plus la tutoyer tout à l’heure… Eh bien, Sûzel, c’est convenu, tu écriras la recette. »
Alors Sûzel, heureuse comme une petite reine, rentra dans la cuisine, et Kobus alluma sa pipe en attendant le café.
« Et, dit la mère Orchel, Sûzel qui pensait vous servir des radis un de ces jours !
— Que voulez-vous, répondit Fritz, je ne demanderais pas mieux que de rester ; mais j’ai de l’argent à recevoir, des quittances à donner ; j’ai peut-être des lettres qui m’attendent. Et puis, dans une quinzaine, je reviendrai poser les grilles, alors je verrai tout ce que vous me dites.
— Enfin, puisqu’il le faut, dit le fermier, n’en parlons plus ; mais c’est fâcheux tout de même.
— Sans doute, Christel ; je le regrette aussi. »
La petite Sûzel ne dit rien, mais elle paraissait toute triste, et ce soir-là Kobus, fumant comme d’habitude une pipe à sa fenêtre, avant de se coucher, ne l’entendit pas chanter de sa jolie voix de fauvette, en lavant la vaisselle. Le ciel, à droite, vers Hunebourg, était rouge comme une braise, tandis que les coteaux en face, à l’autre bout de l’horizon, passaient des teintes d’azur au violet sombre, et finissaient par disparaître dans l’abîme.
La rivière, au fond de la vallée, fourmillait de poussière d’or ; et les saules, avec leurs longues feuilles pendantes, les joncs avec leurs flèches aiguës, les osiers et les trembles, papillotant à la brise, se dessinaient en larges hachures noires sur ce fond lumineux. Un oiseau des marais, quelque martin-pêcheur sans doute, jetait de seconde en seconde, dans le silence, son cri bizarre. Puis tout se tut, et Fritz se coucha.
Le lendemain, à huit heures, il avait déjeuné, et debout, le bâton à la main devant la ferme, avec le vieil anabaptiste et la mère Orchel, il allait partir.
« Mais où donc est Sûzel ? s’écria-t-il ; je ne l’ai pas encore vue ce matin.
— Elle doit être à l’étable ou dans la cour, dit la fermière.
— Eh bien, allez la chercher ; je ne puis quitter Meisenthâl sans lui dire adieu. »
Orchel entra dans la maison, et quelques instants après Sûzel paraissait, toute rouge.
« Hé ! Sûzel, arrive donc, lui cria Kobus ; il faut que je te remercie ; je suis content de toi, tu m’as bien traité. Et pour te prouver ma satisfaction, tiens, voici un goulden, dont tu feras ce que tu voudras.
Mais Sûzel, au lieu d’être joyeuse à ce cadeau, parut toute confuse.
« Merci, monsieur Kobus », dit-elle.
Et comme Fritz insistait, disant :
« Prends donc cela, Sûzel, tu l’as bien gagné… »
Elle, détournant la tête, se prit à fondre en larmes.
« Qu’est-ce que cela signifie ? dit alors le père Christel ; pourquoi pleures-tu ?
— Je ne sais pas, mon père », fit-elle en sanglotant.
Et Kobus de son côté pensa :
« Cette petite est fière, elle croit que je la traite comme une servante, et cela lui fait de la peine. »
C’est pourquoi, remettant le goulden dans sa poche, il dit :
« Écoute, Sûzel, je t’achèterai moi-même quelque chose, cela vaudra mieux. Seulement, il faut que tu me donnes la main ; sans cela, je croirai que tu es fâchée contre moi. »
Alors Sûzel, sa jolie figure cachée dans son tablier, et la tête penchée en arrière sur l’épaule, lui tendit la main ; et quand Fritz l’eut serrée, elle rentra dans l’allée en courant.
« Les enfants ont de drôles d’idées, dit l’anabaptiste. Tenez, elle a cru que vous vouliez la payer des choses qu’elle a faites de bon cœur.
— Oui, dit Kobus ; je suis bien fâché de l’avoir chagrinée. »
VIII §
Kobus se lasse de la ferme, revient après quelques jours à la ville ; il va voir le vieux rebbe, qui le chicane toujours sur l’article du mariage :
Avant de répondre, David Sichel prit un air grave :
« Kobus, dit-il, je me rappelle une vieille histoire, dont chacun peut faire son profit. Avant d’être des ânes, disait cette histoire, les ânes étaient des chevaux ; ils avaient le jarret solide, la tête petite, les oreilles courtes et du crin à la queue, au lieu d’une touffe de poils. Or il advint qu’un de ces chevaux, le grand grand-père de tous les ânes, se trouvant un jour dans l’herbe jusqu’au ventre, se dit à lui-même : « Cette herbe est trop grossière pour moi ; ce qu’il me faut, c’est de la fine fleur, tellement délicate qu’un autre cheval n’en ait encore goûté de pareille. » Il sortit de ce pâturage, à la recherche de sa fine fleur. Plus loin, il trouva des herbes plus grossières que celles qu’il venait de quitter : il s’en indigna. Plus loin, au bord d’un marais, il trouva des flèches d’eau et marcha par-dessus. Puis il fit le tour du marais, entra dans un pays aride, toujours à la recherche de sa fine fleur ; mais il ne trouva même plus de mousse. Il eut faim, il regarda de tous côtés, vit des chardons dans un creux… et les mangea de bon appétit. Alors ses oreilles poussèrent ; il eut une touffe de poils à la queue, il voulut hennir, et se mit à braire : c’était le premier des ânes ! »
Fritz, au lieu de rire à cette histoire, en fut vexé sans savoir pourquoi.
« Et s’il n’avait pas mangé de chardons ? dit-il.
— Alors, il aurait été moins qu’un âne vivant, il aurait été un âne mort.
— Tout cela ne signifie rien, David.
— Non : seulement, il vaut mieux se marier jeune, que de prendre sa servante pour femme, comme font tous les vieux garçons. Crois-moi…
— Va-t’en au diable ! s’écria Kobus en se levant. Voici midi qui sonne, et je n’ai pas le temps de te répondre. »
David l’accompagna jusque sur le seuil, riant en lui-même.
Et comme ils se séparaient :
« Écoute, Kobus, fit-il d’un air fin, tu n’as pas voulu des femmes que je t’ai présentées, tu n’as peut-être pas eu tort. Mais bientôt tu t’en chercheras une toi-même.
— Posché-isroel ! répondit Kobus, posché-isroel ! »
Il haussa les épaules, joignit les mains d’un air de pitié et s’en alla.
« David, criait Sourlé dans la cuisine, le dîner est prêt, mets donc la table ! »
Mais le vieux rebbe, ses yeux fins plissés d’un air ironique, suivit Fritz du regard jusque hors la porte cochère : puis il rentra, riant tout bas de ce qui venait d’arriver.
IX §
L’ennui le reprend à la ville, il regrette à son insu la ferme et la petite Sûzel. Il retrouve dans sa poche la recette des beignets de Sûzel. Il en commande à Katel, mais il ne les trouve pas si bons.
Survient le rebbe, le faiseur de mariages.
« Quel chagrin as-tu ?
— De ce que tu ne puisses pas vider un verre de vin avec moi et goûter ces beignets : quelque chose d’extraordinaire ! »
David s’assit en riant à son tour.
« Tu les a inventés, n’est-ce pas ? dit-il. Tu fais toujours des inventions pareilles.
— Non, rebbe, non ; ce n’est ni moi ni Katel. Je serais fier d’avoir inventé ces beignets, mais rendons à César ce qui est à César : l’honneur en revient à la petite Sûzel… tu sais, la fille de l’anabaptiste ?
— Ah ! dit le vieux rebbe en attachant sur Kobus son œil gris ; tiens ! tiens !… et tu les trouves si bons.
— Délicieux, David !
— Hé ! hé ! hé ! oui… cette petite est capable de tout… même de satisfaire un gourmand de ton espèce.
Puis, changeant de ton :
« Cette petite Sûzel m’a plu d’abord, dit-il ; elle est intelligente. Dans trois ou quatre ans, elle connaîtra la cuisine comme ta vieille Katel ; elle conduira son mari par le bout du nez : et si c’est un homme d’esprit, lui-même reconnaîtra que c’était le plus grand bonheur qui pût lui arriver.
— Ah ! ah ! ah ! cette fois, David, je suis d’accord avec toi, fit Kobus ; tu ne dis rien de trop. C’est étonnant que le père Christel et la mère Orchel, qui n’ont pas quatre idées dans la tête, aient mis ce joli petit être au monde. Sais-tu qu’elle conduit déjà tout à la ferme ?
— Qu’est-ce que je disais ? s’écria David, j’en suis sûr ! Vois-tu, Kobus, quand une femme a de l’esprit, qu’elle n’est point glorieuse, qu’elle ne cherche pas à rabaisser son mari pour s’élever elle-même, tout de suite elle se rend maîtresse ; on est heureux, en quelque sorte, de lui obéir. »
En ce moment, je ne sais quelle idée passa par la tête de Fritz, il observa le vieux rebbe du coin de l’œil et dit :
« Elle fait très-bien les beignets, mais quant au reste…
— Et moi, s’écria David, je dis qu’elle fera le bonheur du brave fermier qui l’épousera, et que ce fermier-là deviendra riche et sera très-heureux ! Depuis que j’observe les femmes, et il y a pas mal de temps, je crois m’y connaître, je sais tout de suite ce qu’elles sont et ce qu’elles valent, ce qu’elles seront et ce qu’elles vaudront. Eh bien ! cette petite Sûzel m’a plu, et je suis content d’apprendre qu’elle fasse si bien les beignets. »
Ainsi rêvait Fritz en entrant dans sa chambre, et, s’étant couché, ces idées le suivirent encore quelque temps, puis il s’endormit.
Le lendemain, il n’y songeait plus, quand ses yeux tombèrent sur le vieux clavecin entre le buffet et la porte. C’était un petit meuble en bois de rose, à pieds grêles terminés en poire, et qui n’avait que cinq octaves. Depuis trente ans il restait là ; Katel y déposait ses assiettes avant le dîner, et Kobus y jetait ses habits. À force de le voir, il n’y pensait plus ; mais alors il lui sembla le retrouver après une longue absence. Il s’habilla tout rêveur ; puis, regardant par la fenêtre, il vit Katel dehors, en train de faire ses provisions au marché. S’approchant aussitôt du clavecin, il l’ouvrit et passa les doigts sur ses touches jaunes : un son grêle s’échappa du petit meuble, et le bon Kobus, en moins d’une seconde, revit les trente années qui venaient de s’écouler. Il se rappela madame Kobus, sa mère, une femme jeune encore, à la figure longue et pâle, jouant du clavecin ; M. Kobus, le juge de paix, assis auprès d’elle, son tricorne au bâton de la chaise, écoutant, et lui, Fritz, tout petit, assis à terre, avec le cheval de carton, criant : « Hue ! hue ! » pendant que le bonhomme levait le doigt et faisait : « Chut ! » Tout cela lui passa devant les yeux, et bien d’autres choses encore.
Il s’assit, essaya quelques vieux airs et joua le Troubadour et l’antique romance du Croisé.
« Je n’aurais jamais cru me rappeler d’une seule note, se dit-il ; c’est étonnant comme ce vieux clavecin a gardé l’accord ; il me semble l’avoir entendu hier. »
Et se baissant, il se mit à tirer les vieux cahiers de leur caisse : le Siége de Prague, la Cenerentola, l’ouverture de la Vestale, et puis de vieilles romances d’amour, de petits airs gais, mais toujours de l’amour : l’amour qui rit et l’amour qui pleure : rien en deçà, rien au-delà !
Kobus, deux ou trois mois auparavant, n’aurait pas manqué de se faire du bon sang avec tous ces Lucas aux jarretières roses, et ces Arthurs au plumet noir ; il avait lu jadis Werther, et s’était tenu les côtes tout le long de l’histoire ; mais maintenant, il trouvera cela fort beau.
« Hâan a bien raison, se disait-il, on ne fait plus d’aussi jolis couplets :
« Rosette,« Si bien faite,« Donne-moi ton cœur, ou je vas mourir ! »Comme c’est simple ! comme c’est naturel !
« Donne-moi ton cœur, ou je vas mourir ! »À la bonne heure ! voilà de la poésie ; cela dit des choses profondes, dans un langage naïf. Et la musique ! »
Il se mit à jouer en chantant :
« Rosette,« Si bien faite,« Donne-moi ton cœur, ou je vas mourir ! »Il ne se lassait pas de répéter la vieille romance, et cela durait bien depuis vingt minutes, lorsqu’un petit bruit s’entendit à la porte ; quelqu’un frappait.
Voici David, se dit-il en refermant bien vite le clavecin : c’est lui qui rirait, s’il m’entendait chanter Rosette ! »
Il attendit un instant, et, voyant que personne n’entrait, il alla lui-même lui ouvrir ; mais qu’on juge de sa surprise en apercevant la petite Sûzel, toute rose et toute timide, avec son petit bonnet blanc, son fichu bleu de ciel et son panier, qui se tenait là derrière la porte.
« Hé ! c’est toi, Sûzel ! fit-il comme émerveillé.
— Oui, monsieur Kobus, dit la petite : depuis longtemps j’attends mademoiselle Katel dans la cuisine, et, comme elle ne vient pas, j’ai pensé qu’il fallait tout de même faire ma commission avant de partir.
— Quelle commission donc, Sûzel ?
— Mon père m’envoie vous prévenir que les grilles sont prêtes et qu’on va les mettre.
— Je chantais. Tu m’as peut-être entendu de la cuisine… ; ça t’a fait bien rire, n’est-ce pas ?
— Oh ! monsieur Kobus, au contraire, ça me rendait toute triste ; la belle musique me rend toujours triste. Je ne savais pas qui faisait cette belle musique.
— Attends, dit Fritz, je vais te jouer quelque chose de gai pour te réjouir. »
Il était heureux de montrer son talent à Sûzel, et commença la Reine de Prusse. Ses doigts sautaient d’un bout du clavecin à l’autre, il marquait la mesure du pied, et, de temps en temps, regardait la petite dans le miroir en face, en se pinçant les lèvres comme il arrive lorsqu’on a peur de faire de fausses notes. On aurait dit qu’il jouait devant toute la ville. Sûzel, elle, ses grands yeux bleus écarquillés d’admiration et sa petite bouche rose entr’ouverte, semblait en extase.
Et quand Kobus eut fini sa valse, et qu’il se retourna tout content de lui-même :
« Oh ! que c’est beau, dit-elle, que c’est beau !
— Bah ! fit-il, ça, ce n’est encore rien. Mais tu vas entendre quelque chose de magnifique, le Siége de Prague ; on entend rouler les canons ; écoute un peu. »
Il se mit alors à jouer le Siége de Prague avec un enthousiasme extraordinaire ; le vieux clavecin bourdonnait et frissonnait jusque dans ses petites jambes. Et quand Kobus entendait la petite Sûzel soupirer tout bas : « Oh ! que c’est beau ! » cela lui donnait une ardeur, mais une ardeur vraiment incroyable ; il ne se sentait plus de bonheur.
Après le Siége de Prague, il joua la Cenerentola ; après la Cenerentola, la grande ouverture de la Vestale ; et puis, comme il ne savait plus que jouer, et que Sûzel disait toujours : « Oh ! que c’est beau, monsieur Kobus ! oh ! quelle belle musique vous faites ! » il s’écria :
« Oui, c’est beau ; mais si je n’étais pas enrhumé, je te chanterais quelque chose, et c’est alors que tu verrais, Sûzel ! Mais c’est égal, je vais essayer tout de même ; seulement je suis enrhumé, c’est dommage. »
Et tout en parlant de la sorte, il se mit à chanter d’une voix aussi claire qu’un coq qui s’éveille au milieu de ses poules :
« Rosette,« Si bien faite,« Donne-moi ton cœur, ou je vas mourir ! »
Il balançait la tête lentement, la bouche ouverte jusqu’aux oreilles, et chaque fois qu’il arrivait à la fin d’un couplet, pendant une demi-heure il répétait d’un ton lamentable, en se penchant au dos de sa chaise, le nez en l’air, et en se balançant comme un malheureux :
« Donne-moi ton cœur,« Donne-moi ton cœur….« Ou je vas mourir… ou je vas mourir !« Je vas mourir… mourir… mourir !… »De sorte qu’à la fin, la sueur lui coulait sur la figure.
Sûzel, toute rouge et comme honteuse d’une pareille chanson, se penchait sans oser le regarder ; et Kobus s’étant retourné pour lui entendre dire : « Que c’est beau ! que c’est beau ! » il la vit ainsi soupirant tout bas, les mains sur ses genoux, les yeux baissés.
Katel entra ; il lui dit :
« Ah ! c’est bon… Tiens… voilà Sûzel qui t’attend depuis une heure. »
X §
Sûzel s’en va toute pensive. Kobus réfléchit, rougit en lui-même et s’excuse par un billet à son fermier. Il va au Grand-Cerf le soir. Le percepteur l’engage à l’accompagner dans une tournée pour passer le temps. Il y consent ; il s’achemine avec lui de village en village pendant quinze jours. Ses soucis augmentent. Il pensait à Sûzel ; il revient à la ville ; il s’endort.
Dieu sait à quelle heure Fritz s’endormit cette nuit-là ; mais il faisait grand jour lorsque Katel entra dans sa chambre et qu’elle vit les persiennes fermées.
« C’est toi, Katel, dit-il en se détirant les bras ; qu’est-ce qui se passe ?
— Le père Christel vient vous voir, monsieur. Il attend depuis une demi-heure.
— Ah ! le père Christel est là. Eh bien, qu’il entre. Entrez donc, Christel. Katel, pousse les volets. Eh ! bonjour, bonjour, père Christel ; tiens, tiens, c’est vous ! » fit-il en serrant les deux mains du vieil anabaptiste, debout devant son lit, avec sa barbe grisonnante et son grand feutre noir.
Il le regardait la face épanouie. Christel était tout étonné d’un accueil si enthousiaste.
« Oui, monsieur Kobus, dit-il en souriant, j’arrive de la ferme pour vous apporter un petit panier de cerises… Vous savez, de ces cerises croquantes du cerisier derrière le hangar que vous avez planté vous-même il y a douze ans. »
Alors Fritz vit sur la table une corbeille de cerises rangées et serrées avec soin dans de grandes feuilles de fraisiers qui pendaient tout autour. Elles étaient si fraîches, si appétissantes et si belles qu’il en fut émerveillé :
« Ah ! c’est bon, c’est bon ! Oui, j’aime beaucoup ces cerises-là ! s’écria-t-il. Comment ! vous avez pensé à moi, père Christel ?
— C’est la petite Sûzel, répondit le fermier : elle n’avait pas de cesse et pas de repos. Tous les jours elle allait voir le cerisier et disait : « Quand vous irez à Hunebourg, mon père, les cerises sont mûres. Vous savez que M. Kobus les aime ! » Enfin, hier soir, je lui ai dit : « J’irai demain ! et ce matin au petit jour, elle a pris l’échelle et elle est allée les cueillir. »
Fritz, à chaque parole du père Christel, sentait comme un baume rafraîchissant s’étendre dans tout son corps. Il aurait voulu embrasser le brave homme, mais il se contint, et s’écria :
« Katel, apporte donc ces cerises par ici, que je les goûte. »
Et Katel les ayant apportées, il les admira d’abord. Il lui semblait voir Sûzel étendre ces feuilles vertes au fond de la corbeille, puis déposer les cerises dessus, ce qui lui procurait une satisfaction intérieure, et même un attendrissement qu’on ne pourrait croire. Enfin, il les goûta, les savourant lentement et avalant les noyaux.
« Comme c’est frais ! disait-il, comme c’est ferme, ces cerises qui viennent de l’arbre ! On n’en trouve pas de pareilles sur le marché. C’est encore plein de rosée, et ça conserve tout son goût naturel, toute sa force et toute sa vie. »
Christel le regardait d’un air joyeux.
« Vous aimez bien les cerises ? fit-il.
— Oui, c’est mon bonheur. Mais asseyez-vous donc, asseyez-vous. »
Il posa la corbeille sur le lit, entre ses genoux, et, tout en causant, il prenait de temps en temps une cerise et la savourait, les yeux comme troublés de plaisir.
« Ainsi, père Christel, reprit-il, tout le monde se porte bien chez vous…, la mère Orchel ?
— Très-bien, monsieur Kobus.
— Et Sûzel aussi ?
— Oui, Dieu merci, tout va bien. Depuis quelques jours, Sûzel paraît seulement un peu triste. Je la croyais malade, mais c’est l’âge qui fait cela, monsieur Kobus ; les enfants deviennent rêveurs à cet âge. »
Fritz, se rappelant la scène du clavecin, devint tout rouge et dit en toussant :
« C’est bon… oui… oui… Tiens, Katel, mets ces cerises dans l’armoire, je serais capable de les manger toutes avant le dîner. Faites excuse, père Christel, il faut que je m’habille.
— Ne vous gênez pas, monsieur Kobus, ne vous gênez pas. »
Tout en s’habillant, Fritz reprit :
« Mais vous n’arrivez pas de Meisenthâl seulement pour m’apporter des cerises ?
— Ah non ! j’ai d’autres affaires en ville. Vous savez, quand vous êtes venu la dernière fois à la ferme, je vous ai montré deux bœufs à l’engrais. Quelques jours après votre départ, Schmoûle les a achetés. Nous sommes tombés d’accord à trois cent cinquante florins. Il devait les prendre le 1er juin, ou me payer un florin pour chaque jour de retard. Mais voilà bientôt trois semaines qu’il me laisse ces bêtes à l’écurie. Sûzel est allée lui dire que cela m’ennuyait beaucoup ; et comme il ne répondait pas, je l’ai fait assigner devant le juge de paix. Il n’a pas nié d’avoir acheté les bœufs, mais il a dit que rien n’était convenu pour la livraison, ni sur le prix des jours de retard. Et comme le juge n’avait pas d’autre preuve, il a déféré le serment à Schmoûle, qui doit le prêter aujourd’hui, à dix heures, entre les mains du vieux rebbe David Sichel, car les juifs ont leur manière de prêter serment.
— Ah bon ! fit Kobus, qui venait de mettre sa capote et décrochait son feutre. Voici bientôt dix heures, je vous accompagne chez David, et, aussitôt après, nous reviendrons dîner. Vous dînez avec moi.
— Oh ! monsieur Kobus, j’ai mes chevaux à l’auberge du Bœuf-Rouge.
— Bah ! bah ! vous dînerez avec moi. Katel, tu nous feras un bon dîner. J’ai du plaisir à vous voir, Christel.
Ils sortirent.
Tout en marchant, Fritz se disait en lui-même :
« N’est-ce pas étonnant ? Ce matin, je rêvais de Sûzel, et voilà que son père m’apporte des cerises qu’elle a cueillies pour moi. C’est merveilleux, merveilleux ! »
Et la joie intérieure rayonnait sur sa figure, il reconnaissait en ces choses le doigt de Dieu.
XI §
Quelle scène ! égale au cerisier de Jean-Jacques Rousseau.
Il erre dans les environs de la ville et trouve ses amis Hâan et Schoûltz jouant aux boules. Il apprend que le lendemain c’est la fête de Rischen, qu’on y dansera, et que Sûzel et sa famille pourront bien y être. Il se charge d’y conduire ses amis, va chez le maître de poste et s’arrange avec lui pour une magnifique berline, deux chevaux de choix et le postillon Zimmer qui a eu l’honneur de conduire l’empereur Napoléon. La description de sa toilette pour jeter de la poudre aux yeux des habitants de Rischen et peut-être de Sûzel est merveilleuse de vérité. Stern n’a rien de mieux.
La berline roule sur le pavé, toute la ville est aux fenêtres.
Alors tous trois se levèrent, et, se penchant à la fenêtre, ils virent la berline que Fritz avait louée, s’approchant au trot, et le vieux postillon Zimmer, avec sa grosse perruque de chanvre tressée autour des oreilles, son gilet blanc, sa veste brodée d’argent, ses culottes de daim et ses grosses bottes remontant au-dessus des genoux, qui regardait en l’air en claquant du fouet à tour de bras.
« En route ! » s’écria Kobus.
Il se coiffa de son feutre, tandis que les deux autres se regardaient ébahis. Ils ne pouvaient croire que la berline fût pour eux, et seulement lorsqu’elle s’arrêta devant la porte, Hâan partit d’un immense éclat de rire et se mit à crier :
« À la bonne heure ! à la bonne heure ! Kobus fait les choses en grand ! Ah ! ah ! ah ! la bonne farce ! »
Ils descendirent, suivis de la vieille servante qui souriait, et Zimmer, les voyant approcher dans le vestibule, se tourna sur son cheval, disant :
« À la minute, monsieur Kobus ! vous voyez, à la minute !
— Oui, c’est bon, Zimmer, répondit Fritz en ouvrant la berline. Allons, montez, vous autres. Est-ce qu’on ne peut pas rabattre le manteau ?
— Pardon, monsieur Kobus, vous n’avez qu’à tourner le bouton, cela descend tout seul. »
Ils montèrent donc, heureux comme des princes. Fritz s’assit et rabattit la capote. Il était à droite, Hâan à gauche, Schoûltz au milieu.
Plus de cent personnes les regardaient sur les portes et le long des fenêtres, car les voitures de poste ne passent pas d’habitude par la rue des Acacias, elles suivent la grande route. C’était quelque chose de nouveau d’en voir une sur la place.
Je vous laisse à penser la satisfaction de Schoûltz et de Hâan.
« Ah ! s’écria Schoûltz en se tâtant les poches, ma pipe est restée sur la table. »
— Nous avons des cigares, dit Fritz en leur passant des cigares qu’ils allumèrent aussitôt et qu’ils se mirent à fumer renversés sur leur siége, les jambes croisées, le nez en l’air et le bras arrondi derrière la tête.
Katel paraissait aussi contente qu’eux.
« Y sommes-nous, monsieur Kobus ? demanda Zimmer.
— Oui, en route, et doucement, dit-il, doucement jusqu’à la porte de Hildebrandt. »
Zimmer, alors, claquant du fouet, tira les rênes, et les chevaux repartirent au petit trot, pendant que le vieux postillon embouchait son cornet et faisait retentir l’air de ses fanfares.
Katel, sur le seuil, les suivit du regard jusqu’au détour de la rue. C’est ainsi qu’ils traversèrent Hunebourg d’un bout à l’autre. Le pavé résonnait au loin, les fenêtres se remplissaient de figures ébahies, et eux, nonchalamment renversés comme de grands seigneurs, ils fumaient sans tourner la tête et semblaient n’avoir fait autre chose toute leur vie que de rouler en chaise de poste.
Enfin, au frémissement du pavé succéda le bruit moins fort de la route. Ils passèrent sous la porte de Hildebrandt, et Zimmer, remettant son cor en sautoir, reprit le fouet. Deux minutes après, ils filaient comme le vent sur la route de Bischem : les chevaux bondissaient, la queue flottante, le clic-clac du fouet s’entendait au loin sur la campagne. Les peupliers, les champs, les prés, les buissons, tout cela courait le long de la route.
Fritz, la face épanouie et les yeux au ciel, rêvait à Sûzel. Il la voyait d’avance, et, rien qu’à cette pensée, ses yeux se remplissaient de larmes.
« Va-t-elle être étonnée de me voir ! pensait-il. Se doute-t-elle de quelque chose ? Non, mais bientôt, bientôt elle saura tout… Il faut que tout se sache ! »
Le gros Hâan fumait gravement et Schoûltz avait posé sa casquette derrière lui, dans les plis du manteau, pour écarter ses longs cheveux blonds filasse grisonnants où passait la brise.
« Moi, disait Hâan, voilà comment je comprends les voyages ! Ne me parlez pas de ces vieilles pataches, de ces vieux paniers à salade qui vous éreintent, j’en ai par-dessus le dos ; mais aller ainsi, c’est autre chose. Tu le croiras si tu veux, Kobus, il ne me faudrait pas quinze jours pour m’habituer à ce genre de voiture.
— Ah ! ah ! ah ! criait Schoûltz, je le crois bien ; tu n’es pas difficile. »
Fritz rêvait.
« Pour combien de temps en avons-nous ? demandait-il à Zimmer.
— Pour deux heures, monsieur. »
Alors il pensait :
« Pourvu qu’elle soit là-bas ! pourvu que le vieux Christel ne se soit pas ravisé ! »
Cette crainte l’assombrissait. Mais, un instant après, la confiance lui revenait, un flot de sang lui colorait les joues.
« Elle est là, pensait-il, j’en suis sûr. C’est impossible autrement. »
Et tandis que Hâan et Schoûltz se laissaient bercer, qu’ils s’étendaient, riant en eux-mêmes, et laissant filer la fumée tout doucement de leurs lèvres, pour mieux la savourer, lui se dressait à chaque seconde, regardant en tous sens et trouvant que les chevaux n’allaient pas assez vite.
XII §
Ils arrivent, ils dînent ; ils raillent les Prussiens ; ils sortent bras dessus, bras dessous, dans la tente où l’on danse. Iôsef, le chef d’orchestre, s’élance dans les bras avinés de Kobus ; la foule s’étonne de cette intimité du pauvre musicien avec un homme si magnifique.
Longtemps il la chercha, de plus en plus inquiet ; enfin il la découvrit au loin, cachée derrière une guirlande de chêne tombant du pilier à droite de la porte. Sûzel, à demi effacée derrière cette guirlande, inclinait la tête sous les grosses feuilles vertes, et regardait timidement, à la fois craintive et désireuse d’être vue.
Elle n’avait que ses beaux cheveux blonds tombant en longues nattes sur ses épaules pour toute parure ; un fichu de soie bleue voilait sa gorge naissante ; un petit corset de velours à bretelles blanches dessinait sa taille gracieuse ; et près d’elle se tenait, droite comme un I, la grand’mère Annah, ses cheveux gris fourrés sous le béguin noir, et les bras pendants. Ces gens n’étaient pas venus pour danser, ils étaient venus pour voir, et se tenaient au dernier rang de la foule.
Les joues de Fritz s’animèrent ; il descendit de l’estrade et traversa la hutte au milieu de l’attention générale. Sûzel, le voyant venir, devint toute pâle et dut s’appuyer contre le pilier ; elle n’osait plus le regarder. Il monta quatre marches, écarta la guirlande, et lui prit la main en disant tout bas :
« Sûzel, veux-tu danser avec moi le treieleins ? »
Elle alors, levant ses grands yeux bleus comme en rêve, de pâle qu’elle était, devint toute rouge :
« Oh ! oui, monsieur Kobus ! » fit-elle en regardant la grand’mère.
La vieille inclina la tête au bout d’une seconde, et dit : « C’est bien… tu peux danser. » Car elle connaissait Fritz pour l’avoir vu venir à Bischem, dans le temps, avec son père.
Ils descendirent donc dans la salle. Les valets de danse, le chapeau de paille couvert de banderoles, faisaient le tour de la baraque au pied de la rampe, agitant d’un air joyeux leurs martinets de rubans, pour faire reculer le monde. Hâan et Schoûltz se promenaient encore, à la recherche de leurs danseuses ; Iôsef, debout devant son pupitre, attendait ; Bockel, sa contre-basse contre la jambe tendue, et Andrès, son violon sous le bras, se tenaient à ses côtés ; ils devaient seuls l’accompagner.
La petite Sûzel, au bras de Fritz au milieu de cette foule, jetait des regards furtifs, pleins de ravissement intérieur et de trouble ; chacun admirait les longues nattes de ses cheveux, tombant derrière elle jusqu’au bas de sa petite jupe bleu-clair bordée de velours ; ses petits souliers ronds, dont les rubans de soie noire montaient en se croisant autour de ses bas d’une blancheur éblouissante ; ses lèvres roses, son menton arrondi, son cou flexible et gracieux.
Plus d’une belle fille l’observait d’un œil sévère, cherchant quelque chose à reprendre, tandis que son joli bras, nu jusqu’au coude, suivant la mode du pays, reposait sur le bras de Fritz avec une grâce naïve ; mais deux ou trois vieilles, les yeux plissés, souriaient dans leurs rides et disaient sans se gêner : « Il a bien choisi ! »
Kobus, entendant cela, se retournait vers elles avec satisfaction. Il aurait voulu dire aussi quelque galanterie à Sûzel, mais rien ne lui venait à l’esprit : il était trop heureux.
Enfin Hâan tira du troisième banc à gauche une femme haute de six pieds, noire de cheveux, avec un nez en bec d’aigle et des yeux perçants, laquelle se leva toute droite et sortit d’un air majestueux. Il aimait ce genre de femmes ; c’était la fille du bourgmestre. Hâan semblait tout glorieux de son choix : il se redressait en arrangeant son jabot, et la grande fille, qui le dépassait de la moitié de la tête, avait l’air de le conduire.
Au même instant, Schoûltz amenait une petite femme rondelette, du plus beau roux qu’il soit possible de voir, mais gaie, souriante, et qui lui sauta brusquement au coude, comme pour l’empêcher de s’échapper.
Ils prirent donc leurs distances, pour se promener autour de la salle, comme cela se fait d’habitude. À peine avaient-ils achevé le premier tour, que Iôsef s’écria :
« Kobus, y es-tu ? »
Pour toute réponse, Fritz prit Sûzel à la taille du bras gauche, et lui tenant la main en l’air, à l’ancienne mode galante du dix-huitième siècle, il l’enleva comme une plume. Iôsef commença sa valse par trois coups d’archet. On comprit aussitôt que ce serait quelque chose d’étrange ; la valse des Esprits de l’air, le soir, quand on ne voit plus au loin sur la plaine qu’une ligne d’or, que les feuilles se taisent, que les insectes descendent, et que le chantre de la nuit prélude par trois notes : la première grave, la seconde tendre, et la troisième si pleine d’enthousiasme qu’au loin le silence s’établit pour entendre.
Ainsi débuta Iôsef, ayant bien des fois, dans sa vie errante, pris des leçons du chantre de la nuit, le coude dans la mousse, l’oreille dans la main, et les yeux fermés, perdu dans les ravissements célestes. Et s’animant ensuite, comme le grand maître aux ailes frémissantes, qui laisse tomber chaque soir, autour du nid où repose sa bien-aimée, plus de notes mélodieuses que la rosée ne laisse tomber de perles sur l’herbe des vallons, sa valse commença rapide, folle, étincelante : les Esprits de l’air se mirent en route, entraînant Fritz et Sûzel, Hâan et la fille du bourgmestre, Schoûltz et sa danseuse dans des tourbillons sans fin. Bockel soupirait la basse lointaine des torrents, et le grand Andrès marquait la mesure de traits rapides et joyeux comme de cris d’hirondelles fendant l’air ; car si l’inspiration vient du ciel et ne connaît que sa fantaisie, l’ordre et la mesure doivent régner sur la terre !
Et maintenant, représentez-vous les cercles amoureux de la valse qui s’enlacent, les pieds qui voltigent, les robes qui flottent et s’arrondissent en éventail ; Fritz, qui tient la petite Sûzel dans ses bras, qui lui lève la main avec grâce, qui la regarde enivré, tourbillonnant tantôt comme le vent et tantôt se balançant en cadence, souriant, rêvant, la contemplant, puis encore s’élançant avec une nouvelle ardeur ; tandis qu’à son tour, les reins cambrés, ses deux longues tresses flottant comme des ailes, et sa charmante petite tête rejetée en arrière, elle le regarde en extase, et que ses petits pieds effleurent à peine le sol.
Le gros Hâan, les deux mains sur les épaules de sa grande danseuse, tout en galopant, se balançant et frappant du talon, la contemplait de bas en haut d’un air d’admiration profonde ; elle, avec son grand nez, tourbillonnait comme une girouette.
Schoûltz, à demi courbé, ses grandes jambes pliées, tenait sa petite rousse sous les bras, et tournait, tournait sans interruption avec une régularité merveilleuse, comme une bobine dans son dévidoir ; il arrivait si juste à la mesure, que tout le monde en était ravi.
Mais c’étaient Fritz et la petite Sûzel qui faisaient l’admiration universelle, à cause de leur grâce et de leur air bienheureux. Ils n’étaient plus sur la terre, ils se berçaient dans le ciel ; cette musique qui chantait, qui riait, qui célébrait le bonheur, l’enthousiasme, l’amour, semblait avoir été faite pour eux : toute la salle les contemplait, et eux ne voyaient plus qu’eux-mêmes. On les trouvait si beaux, que parfois un murmure d’admiration courait dans la Madame Hütte ; on aurait dit que tout allait éclater : mais le bonheur d’entendre la valse forçait les gens à se taire. Ce n’est qu’au moment où Hâan, devenu comme fou d’enthousiasme en contemplant la grande fille du bourgmestre, se dressa sur la pointe des pieds et la fit pirouetter deux fois en criant d’une voix retentissante : You ! et qu’il retomba d’aplomb après ce tour de force ; et qu’au même instant Schoûltz, levant sa jambe droite, la fit passer, sans manquer la mesure, au-dessus de la tête de sa petite rousse, et que d’une voix rauque, en tournant comme un véritable possédé, il se mit à crier : « You ! you ! you ! you ! you ! you ! » ce n’est qu’à ce moment que l’admiration éclata par des trépignements et des cris qui firent trembler la baraque.
Jamais, jamais on n’avait vu danser si bien ; l’enthousiasme dura plus de cinq minutes ; et quand il finit par s’apaiser, on entendit avec satisfaction la valse des Esprits de l’air reprendre le dessus, comme le chant du rossignol après un coup de vent dans les bois.
Alors Schoûltz et Hâan n’en pouvaient plus ; la sueur leur coulait le long des joues ; ils se promenaient, l’un la main sur l’épaule de sa danseuse, l’autre portant en quelque sorte la sienne pendue au bras.
Sûzel et Fritz tournaient toujours : les cris, les trépignements de la foule ne leur avaient rien fait : et quand Iôsef, lui-même épuisé, jeta de son violon le dernier soupir d’amour, ils s’arrêtèrent juste en face du père Christel et d’un autre vieil anabaptiste qui venait d’entrer dans la salle, et qui les regardaient comme émerveillés.
« Hé ! c’est vous, père Christel ! s’écria Fritz tout joyeux. Vous le voyez, Sûzel et moi nous dansons ensemble.
— C’est beaucoup d’honneur pour nous, monsieur Kobus, répondit le fermier en souriant, beaucoup d’honneur ; mais la petite s’y connaît donc ! Je croyais qu’elle n’avait jamais fait un tour de valse.
— Père Christel, Sûzel est un papillon, une véritable petite fée : elle a des ailes ! »
Sûzel se tenait à son bras, les yeux baissés, les joues rouges ; et le père Christel, la regardant d’un air heureux, lui demanda :
« Mais Sûzel, qui donc t’a montré la danse ? Cela m’étonne !
— Mayel et moi, dit la petite, nous faisons quelquefois deux ou trois tours dans la cuisine pour nous amuser. »
Alors les gens penchés autour d’eux se mirent à rire, et l’autre anabaptiste s’écria :
« Christel, à quoi penses-tu donc ?… Est-ce que les filles ont besoin d’apprendre à valser ?… est-ce que cela ne leur vient pas tout seul ?… Ah ! ah ! ah ! »
Fritz, sachant que Sûzel n’avait jamais dansé qu’avec lui, sentait comme de bonnes odeurs lui monter au nez ; il aurait voulu chanter, mais, se contenant :
« Tout cela, dit-il, n’est que le commencement de la fête. C’est maintenant que nous allons nous en donner ! Vous resterez avec nous, père Christel ; Hâan et Schoûltz sont aussi là-bas ; nous allons danser jusqu’au soir, et nous souperons ensemble au Mouton-d’Or.
— Çà, dit Christel, sauf votre respect, monsieur Kobus, et malgré tout le plaisir que j’aurais à rester, je ne puis le prendre sur moi ; il faut que je parte… et je venais justement chercher Sûzel.
— Chercher Sûzel !
— Oui, monsieur Kobus.
— Et pourquoi ?
— Parce que l’ouvrage presse à la maison : nous sommes au temps des récoltes… le vent peut tourner du jour au lendemain. C’est déjà beaucoup d’avoir perdu deux jours dans cette saison ; mais je ne m’en fais pas de reproche, car il est dit : « Honore ton père et ta mère ! » et de venir voir sa mère deux ou trois fois l’an, ce n’est pas trop. Maintenant il faut partir. Et puis, la semaine dernière, à Hunebourg, vous m’avez tellement réjoui, que je ne suis rentré que vers dix heures. Si je restais, ma femme croirait que je prends de mauvaises habitudes ; elle serait inquiète.
Fritz était tout déconcerté. Ne sachant que répondre, il prit Christel par le bras, et le conduisit dehors, ainsi que Sûzel ; l’autre anabaptiste les suivait.
« Père Christel, reprit-il en le tenant par une agrafe de sa souquenille, vous n’avez pas tout à fait tort en ce qui vous concerne : mais à quoi bon emmener Sûzel ? Vous pourriez bien me la confier ; l’occasion de prendre un peu de plaisir n’arrive pas si souvent, que diable !
— Hé ! mon Dieu, je vous la confierais avec plaisir, s’écria le fermier en levant les mains ; elle serait avec vous comme avec son propre père, monsieur Kobus ; seulement, ce serait une perte pour nous. On ne peut pas laisser les ouvriers seuls… Ma femme fait la cuisine, moi, je conduis la voiture… Si le temps changeait, qui sait quand nous rentrerions les foins ? Et puis, nous avons une affaire de famille à terminer, une affaire très-sérieuse. »
En disant cela, il regardait l’autre anabaptiste, qui inclina gravement la tête.
« Monsieur Kobus, je vous en prie, ne nous retenez pas, vous auriez réellement tort ; n’est-ce pas, Sûzel ? »
Sûzel ne répondit pas ; elle regardait à terre, et l’on voyait bien qu’elle aurait voulu rester.
Fritz comprit qu’en insistant davantage, il pourrait donner l’éveil à tout le monde ; c’est pourquoi, prenant son parti, tout à coup il s’écria d’un ton assez joyeux :
« Eh bien donc, puisque c’est impossible, n’en parlons plus. Mais au moins vous prendrez un verre de vin avec nous au Mouton-d’Or.
— Oh ! quant à cela, monsieur Kobus, ce n’est pas de refus. Je m’en vais tout de suite avec Sûzel embrasser la grand’mère, et, dans un quart d’heure, notre voiture s’arrêtera devant l’auberge.
— Bon, allez ! »
Fritz serra doucement la main de Sûzel, qui paraissait bien triste, et, les regardant traverser la place, il rentra dans la Madame Hütte.
Hâan et Schoûltz, après avoir reconduit leurs danseuses, étaient montés sur l’estrade : il les rejoignit :
« Tu vas charger Andrès de diriger ton orchestre, dit-il à Iôsef, et tu viendras prendre quelques verres de bon vin avec nous. »
Le bohémien ne demandait pas mieux ; Andrès s’étant mis au pupitre, ils sortirent tous quatre, bras dessus bras dessous.
À l’auberge du Mouton-d’Or, Fritz fit servir un dessert dans la grande salle, alors déserte, et le père Lœrich descendit à la cave chercher trois bouteilles de champagne, qu’on mit rafraîchir dans une cuvette d’eau de source. Cela fait, on s’installa près des fenêtres, et presque aussitôt le char à bancs de l’anabaptiste parut au bout de la rue. Christel était assis devant, et Sûzel derrière, sur une botte de paille, au milieu des kougelkof et des tartes de toute sorte qu’on rapporte toujours de la fête.
Fritz, voyant Sûzel venir, se dépêcha de casser le fil de fer d’une bouteille, et au moment où la voiture s’arrêtait, il se dressa devant la fenêtre, et laissa partir le bouchon comme un pétard, en s’écriant :
« À la plus gentille danseuse du treieleins ! »
On peut se figurer si la petite Sûzel fut heureuse : c’était comme un coup de pistolet qu’on lâche à la noce. Christel riait de bon cœur et pensait : « Ce bon M. Kobus est un peu gris… il ne faut pas s’en étonner un jour de fête ! »
Et entrant dans la chambre, il leva son feutre en disant :
« Ça, ce doit être du champagne, dont j’ai souvent entendu parler, de ce vin de France qui tourne la tête à ces hommes batailleurs, et les porte à faire la guerre contre tout le monde ! Est-ce que je me trompe ?
— Non, père Christel, non ; asseyez-vous, répondit Fritz. Tiens, Sûzel, voici ta chaise à côté de moi. Prends un de ces verres. — À la santé de ma danseuse ! »
Tous les amis frappèrent sur la table en criant : « Das soll gülden ! »
Et, levant le coude, ils claquèrent de la langue, comme une bande de grives à la cueillette des myrtilles.
Sûzel, elle, trempait ses lèvres roses dans la mousse, ses deux grands yeux levés sur Kobus, et disait tout bas :
« Oh ! que c’est bon ! Ce n’est pas du vin, c’est bien meilleur ! »
Elle était rouge comme une framboise, et Fritz, heureux comme un roi, se redressait sur sa chaise.
« Hum ! hum ! faisait-il en se rengorgeant, oui, oui, ce n’est pas mauvais. »
Il aurait donné tous les vins de France et d’Allemagne pour danser encore une fois le treieleins.
Comme les idées d’un homme changent en trois mois !
XIII §
Il rentre tout joyeux à la ville ; il a pris la résolution d’aller passer six semaines à la ferme pour voir Sûzel à son aise. Mais on sonne à sa porte : c’est la mère de Sûzel, qui vient lui apprendre le prochain mariage de la petite. Au premier mot, Kobus tombe évanoui du seul contre-coup de ce renversement de sa pensée.
Les amis accourent, le vieux rebbe le premier. On lui arrache son secret. Kobus et lui s’acheminent vers la ferme, tremblants que les promesses de mariage faites à un autre ne soient un obstacle invincible à la passion de Kobus. Kobus attend dehors pendant que David va sonder le fermier et sa femme. Kobus, transi d’angoisse, regarde.
Enfin, David reparut au coin de l’étable ; il n’agitait rien, et Fritz, le regardant, sentit ses genoux trembler. Le vieux rebbe, au bout d’un instant, fourra la main dans la poche de sa longue capote jusqu’au coude, il en tira son mouchoir, se moucha comme si de rien n’était, et finalement, levant le mouchoir, il l’agita. Aussitôt Kobus partit, ses jambes galopaient toutes seules : c’était un véritable cerf. En moins de cinq minutes il fut près de la ferme ; David, les joues plissées de rides innombrables et les yeux pétillants, le reçut par un sourire :
« Bonjour, monsieur Kobus… Hé ! hé ! hé ! fit-il tout bas, ça va bien… ça va bien… On t’accepte… Attends donc… écoute ! »
Fritz ne l’écoutait plus : il courait à la porte, et le rebbe le suivait tout réjoui de son ardeur. Cinq ou six journaliers en blouse, coiffés du chapeau de paille, allaient repartir pour l’ouvrage ; les uns remettaient les bœufs sous le joug garni de feuilles ; les autres, la fourche ou le râteau sur l’épaule, regardaient. Ces gens tournèrent la tête et dirent :
« Bonjour, monsieur Kobus ! »
Mais il passa sans les entendre, et entra dans l’allée comme effaré, puis dans la grande salle, suivi du vieux David, qui se frottait les mains et riait dans sa barbiche.
On venait de dîner : les grandes écuelles de faïence rouge, les fourchettes d’étain et les cruches de grès étaient encore sur la table. Christel, assis au bout, son chapeau sur la nuque, regardait ébahi ; la mère Orchel, avec sa grosse face rouge, se tenait debout sur la porte de la cuisine, la bouche béante : et la petite Sûzel, assise dans le vieux fauteuil de cuir, entre le grand fourneau de fonte et la vieille horloge, qui battait sa cadence éternelle, Sûzel, en manches de chemise et petit corset de toile bleue, était là, sa douce figure cachée dans son tablier sur les genoux. On ne voyait que son joli cou bruni par le soleil, et ses bras repliés.
Fritz, à cette vue, voulut parler ; mais il ne put dire un mot, et c’est le père Christel qui commença :
« Monsieur Kobus, s’écria-t-il d’un accent de stupéfaction profonde, ce que le rebbe David vient de nous dire est-il possible ? vous aimez Sûzel et vous nous la demandez en mariage ? Il faut que vous nous le disiez vous-même, sans cela nous ne pourrons jamais le croire.
— Père Christel, répondit alors Fritz avec une sorte d’éloquence, si vous ne m’accordez pas la main de Sûzel, ou si Sûzel ne m’aime pas, je ne puis plus vivre. Je n’ai jamais aimé que Sûzel et je ne veux jamais aimer qu’elle. Si Sûzel m’aime, et si vous me l’accordez, je serai le plus heureux des hommes et je ferai tout aussi pour la rendre heureuse. »
Christel et Orchel se regardèrent comme confondus, et Sûzel se mit à sangloter. Si c’était de bonheur, on ne pouvait le savoir, mais elle pleurait comme une Madeleine.
— Père Christel, reprit Fritz, vous tenez ma vie entre vos mains….
— Mais, monsieur Kobus, s’écria le vieux fermier d’une voix forte et les bras étendus, c’est avec bonheur que nous vous accordons notre enfant en mariage. Quel honneur plus grand pourrait nous arriver en ce monde que d’avoir pour gendre un homme tel que vous. Seulement, je vous en prie, monsieur Kobus, réfléchissez.… réfléchissez bien à ce que nous sommes et à ce que vous êtes… Réfléchissez, que vous êtes d’un autre rang que nous ; que nous sommes des gens de travail, des gens ordinaires, et que vous êtes d’une famille distinguée depuis longtemps non-seulement par la fortune, mais encore par l’estime que vos ancêtres et vous-même avez méritée. Réfléchissez à tout cela… Que vous n’ayez pas à vous repentir plus tard… et que nous n’ayons pas non plus la douleur de penser que vous êtes malheureux par notre faute. Vous en savez plus que nous, monsieur Kobus ; nous sommes de pauvres gens sans instruction. Réfléchissez donc pour nous tous ensemble !
— Voilà un honnête homme ! » pensa le vieux rebbe.
Et Fritz dit avec attendrissement :
« Si Sûzel m’aime, tout sera bien ! Si par malheur elle ne m’aime pas, la fortune, le rang, la considération du monde, tout n’est plus rien pour moi ! J’ai réfléchi, et je ne demande que l’amour de Sûzel.
— Eh bien, donc, s’écria Christel, que la volonté du Seigneur s’accomplisse ! Sûzel, tu viens de l’entendre : réponds toi-même. Quant à nous, que pouvons-nous désirer de plus pour ton bonheur ?… Sûzel, aimes-tu M. Kobus ? »
Mais Sûzel ne répondait pas, elle sanglotait plus fort.
Cependant, à la fin, Fritz s’étant écrié d’une voix tremblante :
« Sûzel, tu ne m’aimes donc pas, que tu refuses de répondre ? »
Tout à coup, se levant comme une désespérée, elle vint se jeter dans ses bras en s’écriant :
« Oh si ! je vous aime ! »
Et elle pleura, tandis que Fritz la pressait sur son cœur et que de grosses larmes coulaient sur ses joues.
Tous les assistants pleuraient avec eux. Mayel, son balai à la main, regardait, le cou tendu, dans l’embrasure de la cuisine ; et tout autour des fenêtres, à cinq ou six pas, on apercevait des figures curieuses, les yeux écarquillés, se penchant pour voir et pour entendre.
Enfin le vieux rebbe se moucha et dit :
« C’est bon… c’est bon… Aimez-vous… aimez-vous ! »
Et il allait sans doute ajouter quelque sentence, lorsque tout à coup Fritz, poussant un cri de triomphe, passa la main autour de la taille de Sûzel et se mit à walser avec elle, en criant : « You ! houpsa, Sûzel ! You ! you ! you ! you ! »
Alors tous ces gens qui pleuraient se mirent à rire, et la petite Sûzel, souriant à travers ses larmes, cacha sa jolie figure dans le sein de Kobus.
La joie se peignait sur tous les visages. On aurait dit un de ces magnifiques coups de soleil qui suivent les chaudes averses du printemps.
Deux grosses filles, avec leurs immenses chapeaux de paille en parasol, la figure pourpre et les yeux écarquillés, s’étaient enhardies jusqu’à venir croiser leurs bras au bord d’une fenêtre, regardant et riant de bon cœur. Derrière elles, tous les autres se penchaient l’oreille tendue.
Orchel, qui venait de sortir en essuyant ses joues avec son tablier, reparut apportant une bouteille et des verres :
— Voici la bouteille de vin que vous nous avez envoyée par Sûzel, il y a trois mois, dit-elle à Fritz. Je la gardais pour la fête de Christel, mais nous pouvons bien la boire aujourd’hui. »
On entendit au même instant le fouet claquer dehors, et Zaphéri, le garçon de ferme, s’écrier : « En route ! »
Les fenêtres se dégarnirent, et comme l’anabaptiste remplissait les verres, le vieux rebbe, tout joyeux, lui dit :
« Eh bien, Christel, à quand les noces ? »
Ces paroles rendirent Sûzel et Fritz attentifs.
« Hé ! qu’en penses-tu, Orchel ? demanda le fermier à sa femme.
— Quand M. Kobus voudra, répondit la grosse mère en s’asseyant.
— À votre santé, mes enfants ! dit Christel, Moi, je pense qu’après la rentrée des foins…. »
Fritz regarda le vieux rebbe, qui dit :
« Écoutez, Christel, les foins sont une bonne chose, mais le bonheur vaut encore mieux. Je représente le père de Kobus, dont j’ai été le meilleur ami… Eh bien ! moi, je dis que nous devons fixer cela d’ici huit jours, juste le temps des publications. À quoi bon faire languir ces braves enfants ? À quoi bon attendre davantage ? N’est-ce pas ce que tu penses, Kobus ?
— Comme Sûzel voudra je voudrai », dit-il en la regardant.
Elle, baissant les yeux, pencha la tête contre l’épaule de Fritz sans répondre.
« Qu’il en soit donc fait ainsi ! dit Christel.
— Oui, répondit David, c’est le meilleur, et vous viendrez demain à Hunebourg dresser le contrat. »
Alors on but, et le vieux rebbe, souriant, ajouta :
« J’ai fait bien des mariages dans ma vie ; mais celui-ci me cause plus de plaisir que les autres, et j’en suis fier. Je suis venu chez vous, Christel, comme le serviteur d’Abraham, Éléazar, chez Laban : cette affaire est procédée de l’Éternel.
— Bénissons la volonté de l’Éternel ! » répondirent Christel et Orchel d’une seule voix.
Et depuis cet instant, il fut entendu que le contrat serait fait le lendemain à Hunebourg et que le mariage aurait lieu huit jours après.
XIV §
Et ainsi finit, entre le vin et les larmes, le roman de ces messieurs. Les amis de Kobus le raillent un peu sur sa conversion.
Qu’il vous suffise donc de savoir qu’environ quinze jours après son mariage, Fritz réunit tous ses amis à dîner dans la même salle où Sûzel était venue s’asseoir au milieu d’eux trois mois auparavant, et qu’il déclara hautement que le vieux rebbe avait eu raison de dire autrefois : « qu’en dehors de l’amour tout n’est que vanité ; qu’il n’existe rien de comparable, et que le mariage avec la femme qu’on aime est le paradis sur la terre ! »
Et David Sichel, alors tout ému, prononça cette belle sentence qu’il avait lue dans un livre hébraïque et qu’il trouvait sublime, quoiqu’elle ne fût pas du Vieux Testament :
« Mes bien-aimés, aimons-nous les uns les autres. Quiconque aime les autres connaît Dieu. Celui qui ne les aime pas ne connaît pas Dieu, car Dieu est amour ! »
Et moi je dis : Amen !
Jamais l’amour heureux ne fit écrire un pareil livre. C’est le poëme de la nature. Il n’y a pas une larme qui ne soit du bonheur.
FIN DE L’ENTRETIEN CXXXVI.
cxxxviie entretien.
Un intérieur ou les pèlerines
de Renève §
I §
Tous mes biens sont vendus ou engagés jusqu’au dernier centime de leur valeur pour payer mes dettes. J’en habite encore quelques parties provisoirement et par la complaisance de mes créanciers, jusqu’au jour où un revenu insuffisant, une maladie, un accident, une grêle, une récolte manquée, me réduira au néant de mes ressources et où un huissier, impitoyable comme le destin, viendra me dire sans réplique, ce qui m’a été dit plusieurs fois : « Payez ou sortez, j’évalue cette poussière de vos pas à tant ; ne secouez pas trop fort vos souliers en vous en allant, de peur de diminuer d’un grain le chiffre de mes honoraires.
— Mais, monsieur, en travaillant jour et nuit, en escomptant mes récoltes sur pied, en hypothéquant les racines de mes vignes, en retranchant à mes parents les plus chers, à mes amis les plus nécessiteux leurs pensions les plus sacrées et aux mendiants eux-mêmes leurs plus restreintes oboles, je touchais au moment désiré, j’allais dire mon Nunc dimittis, lorsque des actes que je ne veux pas qualifier, parce que je ne sais pas comment on nomme l’acte qui dérobe l’espérance au malheureux, me rejetaient dans vos mains.
— Tout cela est très-bon, Monsieur, mais ce ne sont pas des phrases qu’il me faut, c’est de l’argent ; encore une fois, payez ou sortez !
Je connaissais l’inflexibilité de la loi et je me préparais à m’exécuter coûte que coûte.
Mais pour un moment mettez-vous à ma place. C’était l’heure des adieux suprêmes à tout ce qu’on a vu, touché, aimé, vénéré dans la vie. Ce n’était pas, hélas, nouveau pour moi ! J’avais déjà dit, il y a quelques années, cet adieu au cher Milly, terre et maison de mon enfance. J’y avais baisé, en m’en séparant, les marques des pieds de mon père, de ma mère, de mes sœurs sur le sable. Depuis ce jour je n’y puis plus penser, et quand, en allant à Saint-Point, je ne puis m’empêcher de passer sur la route où la colline aride surmonte avec son clocher et ses maisons le paysage, et où les sept sycomores font trembler leurs branches sur l’angle presque invisible du toit, je suis obligé de détourner la tête pour cacher mes larmes. Je me dis, en voyant le damier des cultures sur le flanc des collines, et les prés toujours verts le long du ruisseau de Milly : voilà ce qui a fait partie de moi-même pendant la première aube de mes jours ! Voilà la montagne où notre mère nous menait prier Dieu au coucher du soleil ! Voilà les bois retentissant dès le matin des voix des chiens courants de mon père ! Voilà les dernières vignes que j’ai plantées, là-haut au bord des buis, en défrichant ce coin rocailleux de la montagne ! Voilà celles que cultivaient Pierre Pernet et Claude Chanut, mes amis d’enfance ; voilà le grand pré où les têtes chauves des saules prêtaient un peu d’ombre en été aux jolies et diligentes filles du hameau, dont les regards plus tard me faisaient rougir quand je les voyais laver leurs pieds roses dans les eaux de la rivière. Hélas ! que sont devenus ces compagnons et ces compagnes de ma vie ? J’aperçois dans les vignes quelques chapeaux qui se lèvent au bruit du sabot de mon cheval sur les pierres et quelques gestes affectueux et tristes qui me disent : « Nous reconnaissons de loin, nous aimons toujours notre ancien maître ; pourquoi la rigueur du ciel nous en a-t-elle séparés ? On a pu vendre nos ceps, on ne pourra pas vendre nos cœurs ! Ce ne sera plus lui avec qui nous partagerons nos vendanges, mais la séve de nos vignes sera toujours à lui, car c’est lui qui les a enracinées avec nous dans le roc. »
Et je passe.
Mais je suis triste tant que je me souviens de ce village entrevu.
II §
Ah ! pourquoi me suis-je précipité dans cet abîme dont il est si difficile de sortir avec honneur ? Non-seulement les hommes, mais les animaux eux-mêmes me demandent compte de leur nourriture ; voilà la prairie où depuis quinze ans j’avais, comme à un brave et pauvre invalide, rendu la liberté sans service à mon cheval, pour qu’il pût, dans sa vieillesse, errer oisif parmi les herbes de la montagne, et hennir auprès de son compagnon frappé d’une balle aux barricades de Juin, sous Pierre Bonaparte, qui combattait ce jour-là à mes cotés ! Qui aura l’ingratitude et le courage de lui ôter aujourd’hui la vie avec la faim ?
Car voilà aujourd’hui où j’en suis ; Milly vendu, Saint-Point est engagé ainsi que Monceaux ; ces engagements satisfaits, il ne restera rien à leur possesseur et vous viendrez vainement me mettre à la porte, moi et ceux et celles que je suis obligé de nourrir.
— Vous travaillerez, me dites-vous.
— Mais je vieillis, le courage et les forces s’usent ; vous ne savez pas ce qu’il en coûte à un homme malade, qui est presque découragé, de reprendre la plume et de donner jusqu’à son dernier jour, d’un côté quelques gouttes d’encre, de l’autre côté quelques gouttes de vie à ses abonnés ; il faut se dire tous les matins : levons-nous et travaillons, car peu importe que je meure aujourd’hui ; ce que j’aurai gagné, salaire de plus de ma journée, autant de moins qui me suivra dans un autre monde.
Voici l’état où j’étais le 20 septembre dernier, et pour me consoler, le même jour une lettre de Paris m’annonçait les difficultés inattendues d’un ami qui s’était engagé à payer pour moi pendant cet été une soixantaine de mille francs qu’il devait verser à mon imprimeur, pour que mon journal de littérature ne fît pas défaut à mes généreux amis et abonnés.
Ce n’est pas tout encore, au moment où je me croyais prêt à me libérer et à payer à mes créanciers ma dernière goutte de sueur, une dernière adversité me rejeta dans l’impossible. L’Angleterre me refuse le payement rapproché de 340,000 francs, dont elle me paye les intérêts, dont elle reconnaît me devoir le capital, mais dont elle renvoie à des époques lointaines le remboursement. Le ministre de l’intérieur, en France, me refuse l’autorisation d’une loterie de souscription qui m’avait été accordée il y a deux ans, et dont j’avais rendu la moitié au gouvernement, disant : « Je n’en ai pas besoin, je ne désire pas m’enrichir, mais payer strictement mes dettes. Si ce que je reçois ne suffit pas, je demanderai de nouveau une autorisation au ministre. » Je fais valoir cette considération, mais l’heure est passée ; l’autorisation avec elle. C’est peu ; j’ai l’habitude de payer tous les ans à la Saint-Martin les créanciers de l’année en leur donnant le quart du capital de leurs vins et les intérêts de l’année. Je prends cette somme sur le prix de la récolte de mes vignobles, et sur le prix de mes abonnements à mon journal littéraire qui, grâce à la complaisance de mes amis, s’élève toujours à environ 140 ou 160,000 fr. Je fais ce réabonnement ordinairement dans les premiers jours de novembre, il arrive en janvier dans ma caisse. Le malheur veut, que cette année, l’époque de ce réabonnement coïncide avec la malheureuse crise de l’épidémie de Paris et qu’on m’écrive que presque tous mes abonnés sont absents et que je ne puis pas compter de deux à trois mois sur eux. Je suis donc obligé d’attendre cette date pour avoir recours à eux. Enfin la maison de commerce de Paris, avec laquelle j’avais contracté un marché de dix ans, m’écrit qu’elle désire résilier son contrat. Je pouvais la contraindre à l’exécuter : ma récolte était très-belle en excellent vin ; je consens à résilier sans difficulté, ne voulant pas que d’honorables négociants soient contraints, contre leur convenance, à l’exécution d’un contrat qui les contrarie. J’ai tous mes vins dans mes caves et je n’en trouve plus un prix prochain qui me permette d’en faire le solde de mes créanciers d’ici à quelques mois. Enfin je m’adresse aux banquiers de mon pays pour leur demander de m’avancer environ 200,000 fr. pour mes payements. Ils sont bons, ils sont obligeants, mais ils ne peuvent pas faire de placements si considérables sur une seule signature. Je le reconnais moi-même et je suis forcé d’y renoncer.
Je n’ai rien ; que feriez-vous à ma place ?
Ce que je fais ; vous écririez à vos braves créanciers : ne venez pas d’ici à trois ou quatre mois. Je ne puis pas vous donner un sou ; attendez, je vais à Paris, et je vous rapporterai en mars ce que j’aurai pu récolter de tant de peines et de travaux.
C’est ce que je fais.
Mais jugez avec quelle angoisse et quelles difficultés. Si nous étions au temps des Romains, où le suicide était religieux et honorable aux hommes politiques malheureux, je me tirerais d’affaire comme un lâche, en fuyant dans un autre monde ; mais cette fuite serait une improbité envers le sort. Je n’en admets pas même la pensée.
III §
Or tel était l’état de mes affaires et de mon esprit, le 20 septembre, au matin.
Après une nuit sans sommeil, je me levai avant le jour pour essayer de travailler encore, car le travail est le devoir de celui qui doit ; je prenais déjà la plume quand on vint me dire que quatre femmes venant de Milly se promenaient sur la terrasse de Monceau attendant mon réveil, pour me voir et pour me parler ; je maudis leur obligeante curiosité qui allait me coûter une matinée de travail ; mais je rejetai loin de moi la plume et je descendis sous les grands arbres qui flanquent le château, et dont l’ombre aurait sans doute attiré les matinales visiteuses ; en les apercevant, en effet, assises sur un banc de pierre, je fus saisi de respect et d’admiration par leur extérieur empreint de modestie et de grâce. Je m’avançai vers elles avec timidité et un coup d’œil me fit pressentir à qui j’avais affaire. C’était évidemment une mère et ses filles. La mère se leva et, s’avançant pour prendre la parole, me dit en rougissant et, avec une pudeur visible dont l’heure, l’indiscrétion et l’épuisement étaient l’excuse, qu’elles étaient là à une heure si indue non pour demander, mais pour m’apercevoir de loin à l’heure du déjeuner où je sortirai du château pour venir avec ma famille et ma société goûter un moment la fraîcheur de cette salle d’arbres et le loisir du milieu du jour. Elle ajouta qu’elle était la mère de ces trois jeunes personnes qu’elle me demandait la permission de me présenter. L’aînée se présenta alors ; elle s’appelait Aglaé. Sa figure, d’une beauté un peu plus mûre que celle de ses sœurs, accusait dix-sept à dix-huit ans par une ressemblance plus grave avec celle de sa mère. La seconde, moins âgée d’un an, paraissait aussi réfléchie et moins timide ; elle avait l’air d’une pensée éclose tout fraîchement, mais qui jouit de se sentir, et qui dit à ses sœurs : « Voyez, comme ceci est semblable à ce que j’avais imaginé. » C’est ma seconde fille, me dit sa mère, elle sait par cœur tout ce qui intéresse votre famille ; dans le volume des Confidences, que nous avons lu en commun depuis que ce volume est tombé dans nos mains, votre mère, vos aimables sœurs, votre… Elle baissa la voix, craignant de faire saigner ma douleur, trop rapprochée de la perte ; les filles inclinèrent leurs fronts vers le gazon et nous restâmes un moment en silence.
— Enfin, voilà ma troisième fille, Marie, reprit la mère en me présentant la plus jeune. C’était presque une enfant, quatorze ans, silencieuse, rougissante, modeste, mais qui semblait se contenir plus par la convenance de son âge que par l’ignorance des lieux et des choses. Elle ne dit rien, comme si le son de sa voix lui eût fait peur ; elle se retira promptement dans le groupe de ses sœurs.
Leur toilette était uniforme, simple, et pourtant convenable. La mère portait une robe de soie noire, et les trois jeunes filles portaient de plus sur le cou un fichu de diverses couleurs, noué négligemment sous le menton et sur la poitrine. Tout cela était de la plus exquise propreté ; seulement, quelques gouttes de sueur brillaient comme une rosée de printemps au bout des mèches des cheveux noirs ou blonds des jeunes personnes, et quelques taches de poussière blanche de la grande route trahissaient la marche et blanchissaient les bords de leurs souliers.
IV §
Après les avoir poliment reçues, je les priai non pas d’entrer, il faisait trop chaud, et l’ombre légèrement ventilée de ces grands arbres était le salon le plus naturel et le plus rafraîchissant de la saison, mais de s’asseoir sur le banc où je les avais surprises ; j’en pris un moi-même en face d’elles et, m’adressant à la mère, je lui demandai à quoi je pouvais lui être agréable, pensant que quelque intérêt de famille avait pu seul les amener à une pareille heure. — Oserai-je vous demander, dis-je à la mère, à qui j’ai l’honneur de parler et le motif de votre visite ?
— Mais monsieur, me répondit-elle d’une voix douce, sensible et un peu tremblante, il n’y a que vous qui ne puissiez pas le deviner : nous n’en avons point d’autre que celui que nous accomplissons en ce moment ; vous voir, et ne pas même vous déranger pour vous entretenir de nous. Nous n’avons rien à demander à personne ; mais mes filles sont jeunes, comme vous voyez, et pendant que vous êtes encore sur la terre, elles étaient heureuses de se ménager, en vous voyant, un souvenir. Quoique d’un âge bien plus mûr, monsieur, ajoute-t-elle, je viens avouer que je rougissais dans mon cœur de vivre à si peu de distance du pays que vous habitez, Saint-Point, Milly, Monceau, sans avoir cherché, pendant que vous vivez encore, à voir un homme dont nos contemporains ont tant entendu parler et dont la postérité dira peut-être à son tour : « L’avez-vous par hasard rencontré sur les chemins de la Bourgogne, soit dans la maison de son enfance, à Milly, soit dans la masure de Saint-Point, soit dans son château paternel de Monceau, noms familiers à nos oreilles ? »
Je la remerciai de cette obligeante curiosité qui vient du cœur.
— Mais qui êtes-vous donc, madame ? lui dis-je, et laissez-moi le plaisir de mettre, à mon tour, un nom sur une famille qui se confond par les souvenirs avec la mienne. Nous sommes tous parents par le cœur, la curiosité est un titre de famille.
— Oh ! monsieur, ce titre est peut-être une preuve d’amour, mais non de sang ; le nôtre est bien humble, mais notre cœur est au niveau de tout ce que Dieu a créé pour sentir et aimer les belles choses. Notre voyage en est la preuve.
— Il est surtout la preuve de votre bonté gratuite et de votre candeur, répliquai-je. J’ai fait quelques vers médiocres dans ma jeunesse, et cette célébrité de jeune homme m’ayant appelé à de hautes dignités, dans un âge plus mûr j’ai conquis la bienveillance du pays en vivant et en parlant à l’écart des partis passionnés pour ou contre la révolution de 1830 ; et le jour ayant sonné, et la France périssant dans l’hésitation, j’ai vu l’anarchie sanguinaire prête à s’emparer du pouvoir et j’ai proclamé la souveraineté des peuples et la République conservatrice de la société. La France m’a entendu et a été sauvée, moi perdu, et voilà tout. Je ne voulais pas autre chose. Depuis, la Révolution a été perdue elle-même. Un autre régime a été adopté par mon pays. Je suis rentré dans mon obscurité natale sans redemander la parole. Trop honnête pour défendre la Montagne, trop ami de l’ordre pour attaquer l’Empire, respectant trop mon passé pour me démentir, travaillant en paix pour tirer mes braves créanciers des pertes où ils s’étaient généreusement jetés pour moi, je croyais mon œuvre accomplie dans deux ans, quand des accidents d’affaires nous rejettent entre les écueils d’où le ciel nous sauvera peut-être encore, ou bien nous mourrons insolvables, non faute de travail, mais faute de bonne fortune, Dieu le sait ; je suis en ce moment dans sa main, résigné à tout, excepté à la ruine du dernier de mes braves amis.
— « Nous ne savions rien de tout cela, monsieur, si ce n’est qu’on disait chez nous que la République inspirée par vous avait sauvé la France en 1848. À cette occasion nous avons entendu parler de vous à cette époque, pour vos actes et depuis pour vos livres. Nous n’étions pas assez riches pour nous les donner, mais de temps en temps il nous en tombait quelques volumes dans les mains, et c’est alors qu’un voyageur, passant par Renève, auprès de Mirebeau, dans la Côte-d’Or, voyant notre enthousiasme, nous en laissa un volume intitulé : les Confidences, où nous lûmes toutes sortes de détails sur votre famille, et votre histoire si touchante de Graziella que ces demoiselles savent par cœur. C’est là, monsieur, tout ce que nous connaissons de vous. Mais quel malheur ! Aglaé, qui portait le volume, l’a laissé tomber à Charnay, notre dernière halte dans la petite auberge où nous avons couché en venant à Milly et nous espérons le retrouver au retour, car ces pauvres hôtes de la campagne avaient l’air de bien honnêtes gens.
— Ah ! oui, monsieur, dit Aglaé, nous sommes bien sûres qu’ils nous l’auront gardé, car ils ont bien pu voir, le soir à la veillée, que c’était notre manuel de voyage que nous consultions toujours devant eux.
— Je voudrais bien vous en offrir un autre exemplaire, dis-je aux jeunes filles, mais le malheur veut que je n’en aie point ici, qui n’est qu’un lieu de vendanges.
— Oh ! monsieur, nous le portons tous les quatre dans notre mémoire, s’écrièrent-elles, nous ne l’accepterions pas, nous savons l’usage que vous en faites depuis quatorze ans pour conserver encore l’image des lieux de votre enfance.
— N’en parlons pas, répondis-je, le temps approche où tout me sera ravi ; mais je montrerai au moins que j’ai assez travaillé pour que personne ne puisse m’accuser de sa ruine. Attendons encore.
— Mais comment, ajoutai-je, êtes-vous venues de Renève coucher au petit village de Charnay, qui n’est qu’à deux pas d’ici et où personne ne s’arrête à moins de voyager à pied ?
— C’est que nous ne sommes pas riches, et que pour nous procurer le plaisir de vous voir ou du moins de visiter Saint-Point et Milly, les villages pleins de vous, nous n’avions que la petite somme d’économies que notre excellent père a mise de côté depuis trois ans pour donner à toute la famille et à lui-même la récréation de cœur qu’il nous promettait aussitôt que notre sœur Marie serait en âge de nous accompagner ; les chemins de fer, les voitures, quelque économiques qu’elles soient, nous auraient pris la moitié au moins de notre petit viatique. Nous aimions mieux le prendre sur nos jambes. Nous avons donc marché de village en village, et nous sommes arrivées, grâce à la complaisance des paysans, jusqu’ici. On a été touché partout de notre simplicité, et du motif de notre voyage à pied, et le peuple hospitalier nous a traitées en amies. Aglaé tenait la bourse, Mathilde portait son volume des Confidences, et chacune de nous portait son petit paquet à la main, dans un foulard. »
J’étais pénétré d’étonnement et de sensibilité : cela était dit si naturellement et si simplement qu’on n’y sentait pas l’ombre d’intention. C’était la nature prise sur le fait.
— Mais comment avez-vous fait, dis-je à la mère, pour savoir où vous alliez, et qui vous a informées de ma résidence ?
— Monsieur, me dit-elle, tout le monde vous connaît dans ce pays-ci ; nous l’aurions demandé aux pierres qu’elles nous l’auraient dit ; d’ailleurs, Aglaé se souvenait du nom de Bussières, de votre ami dans votre enfance, ce pauvre abbé Dumont, sur qui, dit-on, vous avez pris le modèle de Jocelyn, un de vos poëmes que nous n’avons pas lu, mais dont on nous a souvent parlé. Elle nous dit, il est mort, mais il a certainement un successeur dans ce hameau de Bussières. Ce doit être un digne homme ; car il succède à un homme sensible, adoré de ses paroissiens. Je vais lui écrire sans savoir son nom ; je lui demanderai s’il connaît M. de Lamartine, que nous avons l’intention d’aller visiter, et s’il pourrait nous dire que nous le trouverions à Saint-Point ou à Milly ? M. le curé nous dit dans sa réponse qu’étant depuis peu de jours à Bussières et M. de Lamartine ayant vendu Milly pour payer ses créanciers d’autant, il n’avait pas le plaisir de le connaître ; mais qu’il avait appris par les paysans de Milly qu’il devait être à Saint-Point ou à Monceau où nous le trouverions certainement. Il nous donnait des renseignements sur la route avec beaucoup de politesse et de promptitude. C’est munies de ces renseignements, que nous nous mîmes en route. Mais hélas ! notre pauvre père qui se faisait une fête de ce pèlerinage étant tombé un peu malade, fut forcé d’y renoncer et de nous laisser partir seules. Nous lui promîmes de lui raconter, au retour, toutes les circonstances du voyage et toute la physionomie du pays. Nous partîmes par une belle matinée semblable à celle-ci. Les gens de notre village de Renève nous accompagnèrent très-loin. Les uns portaient de notre petit bagage une chose, les autres une autre ; puis les femmes nous embrassèrent et nous continuâmes à marcher.
V §
Nous marchâmes en tricotant jusqu’au soir. Nous vîmes une belle ville couronnée de flèches aiguës. C’étaient les clochers de Saint-Bénigne. Nous entrâmes dans un cabaret que tenait une pauvre femme. Nous mangeâmes ce que nous avions apporté le matin de la maison, nous bûmes de l’eau ; nous fîmes notre prix pour une petite chambre sur le derrière ; c’était très-peu ; d’un lit nous en fîmes deux en étendant les matelas par terre. Nous priâmes Dieu comme à la maison, moi avec Mathilde, la petite Marie avec notre mère. Cela ne nous avait presque rien coûté. La pauvre hôtesse avait eu égard à notre modestie. Nous partîmes avant que le jour éclairât les rues et nous prîmes, en disant toutes les notes de notre chapelet, la route de Châlon. Les personnes qui passaient comme le vent soit en chemin de fer, soit en cabriolet, nous jetaient à peine un coup d’œil et nous prenaient sans doute pour une famille du voisinage qui allait à la promenade. Nous nous assîmes dans un pré sous les saules, aux environs de Milly et nous mangeâmes ce qui nous restait du pâté de la veille, puis nous nous endormîmes au murmure du ruisseau qui nous avait donné à boire. Après plusieurs heures de repos, nous profitâmes de l’ombre du soir pour aller coucher dans les environs de Beaune. Nous n’entrâmes pas dans la ville, nous prîmes notre gîte dans une petite maison du faubourg à gauche, dont le maître et la maîtresse nouvellement mariés, et qui n’avaient pas encore d’habitués ni de meubles, étonnés de notre voyage à pied, crurent que nous manquions de tout, et voulant signaler leur maison par une charité, nous donnèrent presque gratuitement du meilleur lait de leur vache, du pain blanc et une omelette au lard. Nous les remerciâmes bien et nous promîmes de nous arrêter chez eux à notre retour.
Là nous prîmes un chemin de traverse sur la droite, et nous arrivâmes bien fatiguées sans passer par Châlon à Sennecey. Nous n’eûmes pas la force d’aller jusqu’à la ville et nous nous arrêtâmes avant le faubourg, chez un sabotier, marchand de fromages, dont l’enseigne disait qu’il logeait à pied et à cheval. Nous y fûmes très bien à dix sous par tête et nous allâmes le lendemain, par des routes détournées, jusqu’au-delà de Mâcon. Le soir nous nous arrêtâmes sur la route de Mâcon à Bussières, au village de Charnay, chez la femme d’un scieur de long dont un fagot de buis indiquait la porte.
Elle jouait sous un gros arbre à moitié descié près de la porte ; trois jolies petites filles et un tout petit garçon jouaient avec de la sciure de bois sur leur porte. La mère nous regarda d’abord avec une certaine surprise, quand Marie lui demanda si elle ne pourrait pas nous donner à coucher. Puis, voyant ma mère et ses filles. « À coucher. Oui, nous dit-elle, mais à souper bien mal, car nous n’avons qu’un morceau de petit salé et de fromage de gruyère que mon mari et son garçon mangent le soir pour reprendre des forces aux bras.
— Oh ! le souper nous importe peu, dit ma mère, pourvu que la chambre et le lit soient propres.
— Eh bien ! entrez, mesdames, dit la jeune femme, vous verrez si vous pouvez vous accommoder du logement.
Elle laissa sur le seuil ses trois enfants les plus avancés d’âge et prenant le petit de trois mois sur son sein, elle lui donna la mamelle et pendant qu’il tétait, elle monta devant nous vers un escalier de bois qui menait aux chambres. Nous la suivîmes. Au moment où elle allait en ouvrir la porte, le scieur de long, beau et fort jeune homme d’environ vingt-cinq ans, rentra, et voyant nos robes de soie traîner sur les marches de l’escalier, cria à sa femme :
— À quoi penses-tu, Claudine ! Est-ce que nos chambres sont faites pour des dames ? Nos planchers ont-ils jamais résonné que sous des sabots, et que leur donneras-tu à souper ? Nous n’avons rien à la maison.
— Je le leur ai dit, fit-elle ; mais puisqu’elles veulent voir la grande chambre et qu’elles ne s’inquiètent pas de ce qui se mange, puis-je les en empêcher ? »
En parlant ainsi, elle ouvrit la porte et nous fûmes étonnées de la bonne odeur de raisins et de maïs qui remplissait l’appartement, bien que les fenêtres fussent ouvertes. C’était l’odeur de quelques maïs dorés qui formaient le plancher supérieur de la chambre et de quelques corbeilles de raisins aussi qui étaient sur la couverture des deux lits de la double alcôve.
Le paysage magique du soir semblait entrer tout entier par la fenêtre, dans la chambre, avec les derniers rayons du soleil couchant. Ce paysage était formé, d’abord, par les trois mamelons de Fuissé, Solutré et Vergisson qui s’élèvent comme des coins dans le ciel. Ces trois sommets, comme des points d’écueils dont les vagues se sont retirées, se penchent avant du même côté comme pour regarder la mer qui s’enfuit. Ces trois plateaux élevés qui les séparent, forment trois vallées hautes qui forcent à lever la tête pour les regarder ; on s’imagine voir les flots de la Méditerranée. Derrière elles, en les regardant, ces trois vallées réunies en une, et meublées de villages, de fermes, de châteaux disséminés depuis les montagnes bleues de Saint-Point jusqu’aux bords de la Saône, s’étendent à gauche jusqu’aux Alpes et aux collines de Lyon. On croit contempler une belle vallée de la Lombardie italienne ; au pied de la fenêtre de la chambre, le pays que l’on voit tout entier, se creuse en larges vallons pleins de hameaux et de fumées de cheminées de paysans, qui traînent sur les prés et sur les vignes, on voit que les paysannes préparent à leur famille le souper du soir. Nous restâmes enchantés et immobiles devant ce beau spectacle.
Eh bien nous ne vous demandons pas autre chose que cet asile pour la nuit, dîmes-nous toutes les quatre à la fois, un peu de pain bis et de fromage de vos chèvres que nous avons vu en haut de votre escalier, nous suffit ; quant au vin, nous sommes d’un pays où il n’y en a pas, nous n’en demandons pas. Aglaé et ses sœurs commencèrent à défaire leur petit paquet de nuit sur les deux lits de la grande alcôve. La paysanne était toute rouge de honte de ne pouvoir nous offrir que ce qu’elle avait à la maison ; nous fûmes obligées de la contenter en paraissant très-contentes nous-mêmes.
Nous sortîmes de la chambre pendant qu’elle faisait les lits, le mari nous servit sur une nappe bien blanche son pain bis, bien frais, de froment, un morceau de fromage de gruyère tout ruisselant de pleurs et des grappes de raisin noir et blanc qui n’avaient pas encore perdu leur fleur ; pendant que nous soupions ainsi, la mère redescendit, et nous causâmes ensemble pendant qu’elle donnait des soins à son gras nourrisson, et que le père balançait les deux petites filles sur chacun de ses genoux avec un mouvement d’escarpolette.
— Quel est, lui demandai-je avec curiosité, le nom de ce gros village à l’église neuve, qui s’étend là-bas, du côté du soleil couchant, dans la plaine, et qui semble regarder un beau château blanc avec une balustrade au-dessus ?
— Ce village, dit-il en regardant, est celui où je suis né, on l’appelle Prissé ; le château en face est celui de Monceau ; il appartient à M. de Lamartine, fort aimé dans le pays parce que, bien qu’il ait un beau château pour demeure, il a, dit-on, le cœur d’un paysan. Aussi toutes les fois que nous le voyons passer sur la grande route dans une mauvaise voiture, lui qui avait autrefois de si beaux chevaux, il faut voir comme tous les bonnets se lèvent, on dirait qu’il est le parent de tout le monde. Tenez, voyez, continua-t-il, il paraît qu’il est à Monceau pour faire ses vendanges, car les fenêtres sont ouvertes sur sa terrasse et l’on aperçoit d’ici la rangée de tonneaux le long de ses pressoirs.
— Mes filles se levèrent à ces mots, regardant juste ici, monsieur, comme si c’eût été une porte d’or. Elles chuchotaient je ne sais quoi tout bas.
— Vous le connaissez donc ? leur dit-il ; cela n’est pas étonnant, on dit qu’il est connu bien loin du pays et qu’il a été un des maîtres de la France ; mais à présent, c’est bien la France qui est maîtresse de lui, et quoiqu’il soit bien tranquille et ami de tous les honnêtes gens, il a bien de la peine à rester maître de sa maison à force de dettes, car tout le monde qui le peut s’empresse à lui prêter, non pas de l’argent qu’ils n’ont pas, mais du vin qu’ils récoltent et que lui vend ensuite pour se soutenir.
VI §
Alors nous prîmes dans le sac de Mathilde le volume de Confidences et nous lûmes à demi-voix tout ce qui concernait les villages de Milly et de Bussières qui ne faisaient qu’une paroisse du temps de votre première enfance. Nous autres, nées et habitant à la campagne, comme vous, monsieur, cela nous touchait plus que tout le reste. Pauvre Milly, disais-je à mes filles tout bas, quel dommage que la France n’ait pas pu te racheter, pour que cet homme ait au moins pleuré où il a souri ! — Et où est donc déjà la ferme du scieur de long, le village de Milly et celui de Bussières ?
— Suivez mon doigt de l’œil, dit le jeune homme : vous voyez ici le château de Monceau, là la route de Mâcon se diviser en deux ; l’une continue dans la vallée basse. Saint-Sorlin, grand village riche, capitale rurale du pays ; l’autre se détourne à gauche et gravit une montée douce qui s’élève sur une crête de vignobles à peu près en face d’ici, puis redescend en pente douce jusqu’à un clocher grisâtre qui marque la paroisse de Bussières. C’est donc là que vous voulez aller ? Eh bien, vous n’avez qu’à descendre demain ce grand chemin, passer devant les pavillons de Monceau, prendre alors à gauche, monter la colline et redescendre : vous serez bientôt au pied du clocher de Bussières que vous cherchez, et tout près du village sec de Milly qu’habitait, il y a peu d’années, M. de Lamartine. Ou vous y mènera en moins de quelques minutes ; ce n’est pas la même commune, mais c’est la même paroisse, le même curé leur chante la messe. Un peu plus loin, vous voyez de grosses montagnes noires où il n’y a plus de passage pour les yeux, ce sont les montagnes de Saint-Point à deux ou trois lieues de Milly. On vous montrera bien le sentier élevé au travers du bois de châtaigniers où vous aurez à monter et à descendre pendant environ deux heures avant d’arriver sur les bords de la profonde vallée de Saint-Point, dominée par son château et par son clocher que tant de voyageurs vont voir.
VII §
— Mille remercîments, dîmes-nous au jeune homme. Nous allons nous coucher pour être reposées demain et pour commencer notre route ; dites-nous ce que nous vous devons, afin de ne pas vous réveiller trop matin.
— Oh ! ce que vous voudrez, dit la femme, je crois que deux sous par lit pour la blanchisseuse, c’est bien payé et comme vous couchez deux ensemble, cela fait quatre sous, et six sous de pain et de grappes c’est bien payé, cela fera dix sous en tout ; nous n’accepterons pas davantage, et nous vous prions d’excuser notre mauvaise réception, mais ce n’est pas notre faute ; vous êtes bien bonnes de vous en contenter et d’avoir parlé avec nous. Si le travail continue, un temps viendra où nous pourrons avoir une servante, mais aujourd’hui nous n’avons que nos petits qui ne servent personne et qu’il faut garder et amuser encore, dit le jeune père en les descendant de ses jambes pour que sa femme allât les coucher.
Nous eûmes beau leur offrir et les raisonner, ils ne voulaient accepter que leurs dix sous, encore fallut-il accepter nous-mêmes un fromage blanc de leur chèvre et de belles grappes de raisin pour notre déjeuner le lendemain à notre départ. Vous comprenez, monsieur, qu’avec de pareilles gens et dans un si bon pays, notre bourse de voyage ne baissait pas vite ; mon mari, qui nous l’avait préparée à force d’économie sou par sou, depuis trois ans, était bien loin de compte avec nous. Si cela continuait ainsi, c’était nous qui lui rapporterions de la surprise.
VIII §
Le lendemain matin, mes filles avaient dit adieu à la mère et embrassé les enfants dans le berceau et nous étions déjà devant l’avenue de Monceau et devant ses vignes pleines de vendangeurs et de vendangeuses. Elles chantaient en cueillant les grappes avant que le soleil réchauffât l’air du matin. Nous ne tardâmes pas beaucoup, toujours en face du même spectacle, à entrer dans les premières maisons de Bussières. Ce fut alors qu’Aglaé chercha son volume de Confidences pour trouver le chemin de la cure. Elle ne le trouva plus et se mit à pleurer. « Faut-il être malheureuse, disait-elle à ses sœurs, pour avoir perdu son guide au but du chemin. » Mais Marie, la plus jeune, fut la plus raisonnable. « Qu’est ce que cela fait, dit-elle, je sais toutes les lignes du volume par cœur et cette brave famille du scieur de long de Charnay est trop honnête pour ne pas nous le garder pour notre retour. Je gage que nous le trouverons dans la corbeille de raisins sur le lit où tu l’auras laissé tomber en embrassant les enfants. Voyons, que veux-tu savoir ? Veux-tu que je vous conduise à l’entrée du jardin de l’ancienne cure où M. de Lamartine, descendant de Milly, attachait son cheval à la porte auprès de la plate-bande de tulipes de son ami l’abbé Dumont, plus tard Jocelyn ? » — « Oh oui, dîmes-nous toutes à la fois, fions-nous à sa mémoire, elle est infaillible et présente comme celle d’un enfant. Voyons si elle ne se trompe pas. » Marie sourit comme quelqu’un qui est sûr de son fait et alla marcher devant nous.
IX §
Elle tourna à droite aux premières maisons de paysans du village. Elle suivit la petite vallée de prairies domestiques où paissaient les vaches des bonnes demoiselles Bruys, jadis les protectrices aimées du village, puis, tournant à droite, sans hésitation, à l’angle d’un mur en ruines, elle tira un morceau de fil de fer caché dans une fente de la muraille intérieure, la porte s’ouvrit et nous nous trouvâmes dans le jardin de l’abbé Dumont, à côté de l’allée des tulipes.
X §
Nous nous avançâmes d’un pas discret d’allée en allée dans le castel du curé comme on l’appelle encore, jusqu’à une galerie bâtie à neuf, car la maison avait changé plusieurs fois de maître, et un vieux serviteur qui fendait du bois au pied de la galerie, dans l’écurie, nous raconta toutes ces métamorphoses.
— Vous êtes entrées, nous dit-il, par la porte de M. Alphonse quand il était jeune. C’est moi qui prenais son cheval, qui le conduisais par la bride aux tours qui servaient alors d’écurie, qui lui donnait du foin pour l’amuser pendant les longues heures que les deux amis passaient à causer et à souper ensemble ; je voudrais bien vous faire voir les chambres, mais je n’en ai plus les clés, et la maison, entièrement changée ainsi que les habitants, ne sert plus qu’à regarder par les fenêtres la tombe du curé que M. Alphonse lui a fait tailler et coucher à terre, là, auprès du chœur de son église. — Où est-elle, dîmes-nous toutes à la fois. — Venez, nous répondit le fendeur de bois, descendez l’escalier qui conduit à la porte d’entrée de la maison, je vais vous y conduire en trois pas, car il n’a pas eu un long voyage à faire pour aller de son lit de bois à son lit éternel de terre.
XI §
Nous descendîmes avec respect le vieil escalier de pierres tremblantes qui menait du jardin dans la cour. — Tenez ! le voilà, les mousses le recouvrent déjà, dit le vieillard, en nous ouvrant la porte à deux battants de bois vermoulu qui séparait la cour de la maison du cimetière. Nous nous précipitâmes vers l’endroit qu’il nous indiquait, nous tombâmes à genoux devant la pierre de taille et nous lûmes l’épitaphe en deux mots du pauvre curé et plus bas deux autres mots en petites lettres gravées : Alphonse de Lamartine à son ami. Nous pleurâmes en silence toutes les quatre en présence du premier sentiment et des premières douleurs de Lamartine. Nous entrâmes ensuite dans l’église. Le fendeur de bûches était en même temps le sonneur, nous priâmes avec componction devant un simple autel du bon saint où vous aviez appris à servir la messe du vieux curé de Bussières, parent et prédécesseur de l’abbé Dumont dans la paroisse. Nous étions déjà récompensées de nos peines, puisque, en présence de la mort, nous avions retrouvé les deux amis.
— Et maintenant, dîmes-nous au marguillier, pourriez-vous, si vous n’avez rien de pressé à faire, nous montrer le chemin de Milly, par où M. Alphonse descendait tous les soirs d’été chez son ami l’abbé Dumont ?
— Si vous n’êtes pas pressées et que vos jeunes jambes, dit-il à mes filles, puissent s’accommoder au pas un peu ralenti d’un vieillard, bien volontiers, nous dit-il. Cela me fera même plaisir, bien que M. Alphonse n’y soit plus et que ses compagnons d’enfance qu’il aimait tant soient dispersés en partie, mais les familles y sont encore. Je vous conduirai moi-même où j’allais si gaiement dans ma jeunesse, tantôt pour porter un livre, tantôt une lettre, tantôt une invitation de l’un à l’autre. Madame de Lamartine, sa mère, vivait encore alors, et en me voyant entrer dans sa cour pour porter ceci ou cela à son fils, elle me souriait avec son air si aimable de bonté et me disait : « Entrez donc, Besson, un moment à la cuisine, et prenez donc un verre de vin blanc pour vous rafraîchir pendant que mon fils va répondre à M. le curé. » Ah ! c’était une incomparable dame, une dame du bon Dieu, allez ! La charité même, on ne la voyait jamais sans quelque chose à la main pour ses vignerons ou pour les malades, ou pour les pauvres. Ils ont bien tort de dire que le peuple est ingrat ; un accident l’a enlevée il y a trente ans et plus à ses bonnes œuvres ; eh bien, elle est aussi présente dans toutes les familles de dix lieues à la ronde que quand elle passait à pas vifs sur la bruyère de cette montagne, pour aller porter secours à un pauvre homme qui venait de se casser la jambe en tombant d’un noyer !
XII §
Tout en parlant ainsi nous suivions le fendeur de bois dans une étroite vallée formée d’un côté par des vignes en pente, et de l’autre par une étroite lisière de prés, où paissaient le long de la haie de vagabondes chèvres blondes. Au milieu de ce chemin il y avait un lavoir plein de belle eau bleue et bordé de cinq ou six jeunes et belles filles de Milly. Nous les saluâmes poliment, et il y en eut une qui dit à Besson : « Où menez-vous donc ces jeunes et belles demoiselles ? — Je les mène à Milly, dit-il. — Ah ! ce n’est pas étonnant qu’elles soient si jolies, dit la plus âgée des laveuses, elles nous ont parlé avec la douceur et la gracieuseté de notre ancienne dame. — Nous ne fîmes pas semblant d’entendre et Besson nous rejoignit lentement.
XIII §
À la cime de la montée nous vîmes quelques toits gris et de pierres moussues s’élever sur la vigne et assombrir le paysage. Un clocher gris aussi formait une espèce de pyramide au milieu d’un groupe de maisonnettes et d’écuries. Quelques vaches maigres broutaient l’herbe poudreuse au pied des murailles, deux femmes tricotaient assises sur le seuil de la porte. — Qu’est-ce que cela, dis-je à Besson. — C’est ce que vous cherchez, me répondit-il, c’est Milly. — Et la maison de la famille de M. Alphonse, où est-elle donc ? nous croyions voir un château ? — Oh ! il n’y a point de château dans le village, reprit-il. Tenez, là, en bas du chemin où nous sommes, vous voyez bien une grande porte à deux battants réparée par morceaux et peinte en vert-jaune, eh bien, c’est la porte de Milly.
Nous précipitâmes nos pas et nous fûmes bientôt en face du portail. Aglaé ouvrit et nous nous jetâmes toutes dans la cour comme un troupeau de génisses effarouchées.
— Ce n’est pas possible, dit Aglaé, qu’une si petite demeure ait produit et nourri une si remarquable famille. Mais cela ressemble tout simplement à la maison de Renève où notre père instruit les quinze enfants de Mirebeau.
— C’est pourtant cela, nous dit Besson en ôtant son bonnet.
Alors nous restâmes immobiles et nous regardâmes sans rien dire pour bien nous entrer dans les yeux la cour, la maison et le jardin dont nous apercevions un coin par une grille de bois cassée sur la droite.
La cour était formée par une rangée de hangars et par une ligne d’écurie basses d’un côté, un long bâtiment à couvert en dalles de pierres noires vieilles comme le temps, très-basses et sur lesquelles des plantes saxifrages et même des arbres rabougris avaient pris racine. Ce bâtiment, qui était un pressoir, s’étendait de la porte de la cour jusqu’à l’angle de la maison de maître. Il en était séparé seulement par un étroit espace vide qu’occupait la grille de bois menant au jardin.
— Entrons-y, dit Marie, et ne faisons pas de bruit pour que personne de la maison ne vienne effaroucher nos souvenirs.
Nous entrâmes en silence.
— Oh ! c’est bien cela, dit Mathilde. Voilà la mare creusée dans le roc vif au pied du toit pour recueillir l’eau des pluies et arroser le jardin l’été !
— Voilà les platanes plantés autour par madame de Lamartine pour suspendre aux branches les berceaux successifs de ses filles et travailler à l’ombre pendant les chaleurs.
— Et les petits espaces de plate-bande entourés d’œillets rouges, dit Marie, ce sont sans doute les vestiges du petit jardin d’enfant qu’on leur donnait pour récompense et où M. Alphonse cultivait ses laitues comme le vieux Dioclétien à Salone.
— Mais venez voir, s’écrie tout bas Aglaé, voilà le cabinet de charmille entremêlé de sureau que le vent de ses premiers rêves agite encore, et voilà le tronc de chêne tortueux qui lui servait d’appui quand il commençait à écrire ses vers. — Nous accourûmes et nous entrâmes toutes recueillies sous l’ombre obscure du cabinet. Moi, monsieur, je me représentai le chagrin que M. Alphonse avait dû éprouver en abandonnant ce petit asile où son âme était née avec son goût en lisant pour la première fois Fénelon. Nous ne pûmes nous empêcher de pleurer quand Marie nous récita ce passage. Nous y restâmes ensuite un moment pour sécher nos yeux après avoir lu les dates, les lettres et les mots gravés avec la pointe d’un couteau sur le bois et sur les troncs des arbres.
XIV §
Enfin nous nous levâmes à la douce vois d’une femme jeune qui entrait dans l’ombre et qui nous demanda pardon de nous déranger dans notre pèlerinage. Elle nous pria d’entrer à la maison et d’accepter à déjeuner avec elle. Il pouvait être midi, mais la force de nos émotions nous avait empêchées de remarquer l’heure.
Cette dame était si gracieuse et si obligeante que nous ne pûmes refuser. C’était Madame D…, la femme du notaire qui avait acheté Milly. Il aimait lui-même beaucoup M. de Lamartine ; il avait revendu pour six ou sept cent mille francs du domaine, et il habitait ce qui en restait, ayant offert lui-même à M. de Lamartine de lui rendre la maison de son père et quelques vignes alentour, au prix coûtant, si la fortune, qui lui était si sévère, lui permettait de songer à y rentrer, et ce procédé d’homme de cœur annonçait le plus aimable et le plus sensible des acquéreurs.
XV §
Nous entrâmes dans le vestibule avec reconnaissance et recueillement.
— Rien, nous dit Madame D…, n’avait été changé dans l’ameublement de la pauvre maison pour conserver religieusement les vestiges de madame de Lamartine, de ses filles et de son fils. On entrait par un vestibule au bout duquel était une vieille horloge de campagne qui avait si souvent sonné les heures de l’heureuse famille alors ; une rangée de sacs de farine pour la maison était debout d’un côté, une large cuisine s’ouvrait du côté opposé, pleine de bruit, de feu, de domestiques, de mendiants et de malades, comme du temps de M. et de madame de Lamartine. On entrait ensuite dans la salle à manger qui avait été autrefois votre salle d’études quand vous appreniez à écrire sous M. de Vaudran. Le papier peint en était taché d’encre et déchiré, pour bien rappeler son ancien usage, puis, dans une pièce ouvrant sur le jardin au nord, sur le midi et sur la cour d’un autre côté. C’était ce que madame de Lamartine avait autrefois pour lit dans une grande alcôve ; on repassait ensuite dans la salle à manger qui vous conduisait dans deux petites chambres au couchant sur le jardin. On voyait de là les chèvres et les moutons paissant sur les bruyères de la montagne de Craz dont vous connaissiez toutes les touffes. Elle venait aboutir en pente roide jusqu’au jardin.
La chambre de M. de Lamartine, votre père, était de ce côté. On y distinguait encore les clous dans la muraille qui portaient jadis son fusil et son sabre de cavalerie, qui lui rappelait son ancien état ; il y avait aussi sur la cheminée un vieil almanach de l’état militaire de 1789, qu’il ne quittait jamais et qui lui rappelait les noms et les fonctions au régiment de ses anciens camarades.
XVI §
Madame D*** nous laissa visiter seules les pièces du second étage, conduites par sa petite fille, pendant qu’elle allait commander le déjeuner. Pendant cette longue station que nous fîmes dans votre chambre de jeune homme, occupées à déchiffrer et à copier des lambeaux de notes au crayon noir à moitié effacées sur le plâtre blanc des murailles, Besson qui buvait un coup à la cuisine racontait à cette aimable dame et aux femmes du village ensuite ce qu’il savait de nous, et qui nous étions. Elles furent toutes vivement touchées en apprenant que nous venions à pied de plus loin que Dijon pour faire une espèce de pèlerinage à ce petit coin de Milly, et pour y voir seulement l’ombre de leurs anciens maîtres. Cela leur tira des larmes des yeux. — Eh bien ! se dirent-elles entre elles, il faut que nous participions à leur voyage puisque nous en sommes en partie l’objet ; moi je leur ferai voir ceci, moi je leur montrerai cela, moi la montagne, moi la vigne, moi le lavoir dans les prés ; et moi, se dirent-elles toutes ensemble, je disputerai à madame D*** l’honneur de les coucher après leur avoir préparé le lait de ma vache et le plat de courges de mon jardin cuites au four. Puisqu’elles veulent aller à Saint-Point demain matin, nous ne les laisserons pas partir sans leur avoir enseigné le chemin. Cela dit, elles coururent raconter leurs résolutions à leurs voisines et à leurs maris, et elles chargèrent Besson d’en avertir tout bas madame D***.
Il le fit, et nous n’en savions rien quand nous nous mîmes à table, qu’il était plus de deux heures, pour déjeuner ; mais le temps ne nous avait pas paru long.
XVII §
Madame D*** nous donna un dîner au lieu d’un déjeuner. Il y avait toute espèce de légumes du jardin, des pigeons du colombier qui nous faisaient de la peine à manger parce que c’étaient peut-être les enfants de ceux que les sœurs de M. Alphonse élevaient à béqueter leurs cheveux et à boire sur leurs lèvres. Les beaux fruits et les belles grappes ornaient la table du dessert ; mais, ce qui nous plaisait davantage, c’était l’accueil si honnête de la maîtresse de la maison et les souvenirs touchants du temps passé qui nous entretenaient de madame de Lamartine, de son mari, de sa fille, et de M. Alphonse. La conversation ne finissait pas et le soleil baissait déjà dans le ciel quand nous nous levâmes de table pour demander la route de Saint-Point.
XVIII §
À ce moment nous entendîmes un grand bruit de sabots dans le vestibule. C’étaient les femmes des anciens vignerons de M. Alphonse, qui venaient, comme elles se l’étaient promis, nous dire bonsoir et s’opposer à notre départ. « Non, c’est trop tard, nous dit la plus âgée, qui avait été servante de l’abbé Dumont avant de devenir vigneronne ; on ne monte pas la montagne de Craz à une pareille heure, on ne s’engage pas dans les bois de l’autre côté, vous n’arriveriez pas à Saint-Point avant minuit, il n’y a pas de lune aujourd’hui ; nous ne souffrirons pas que ces jeunes demoiselles s’exposent aux loups du grand bois. Ce sera temps demain, et comme nous voulons que la peine et les frais de votre voyage en l’honneur de nos anciens maîtres soient partagés entre tous ceux qui les connaissent et qui se souviennent d’eux avec amitié, nous nous sommes partagé le plaisir de vous recevoir dans nos pauvres chaumières pour la nuit ; chacun de nous en prendra une à coucher. Ne vous inquiétez pas du souper non plus : nous ne sommes pas riches, mais nous avons des raisins, des fruits, des courges qui sont déjà au four pour ce soir. Ne nous refusez pas, cela nous ferait de la peine ; vous ne voulez pas laisser une amertume dans le pays où vous êtes venues chercher de bons souvenirs. »
Madame D*** retenait mal ses larmes. Nous ne pûmes pas retenir les nôtres non plus ; il fallut céder. Nous remerciâmes la bonne madame D***, et nous nous livrâmes à ces excellentes amies. Les maris instruits par leurs femmes furent aussi obligeants qu’elles. Tout le petit village eut un air de fête. Chacune de nous fut conduite par son hôtesse à l’endroit que Marie retrouvait dans sa mémoire. Le pressoir, la vigne, le noyer, le puits, le pré, la fontaine ; jamais livre ne fut calqué plus scrupuleusement que ces Confidences d’enfant par le pas des visiteurs, il n’y manquait que la mère, le père, les demoiselles et le fils. Chacune de ces femmes savait une anecdote sur la famille dans chacun de ces lieux. Toute la journée se passa ainsi. Il était presque nuit quand nous revînmes au village. Toutes les femmes étaient réunies sur la place du hameau, c’est-à-dire sous le four banal, où les paysannes avaient fait cuire des châtaignes, des pommes de terre, et les courges dorées ; des pots de crème en terre rouge, et des raisins de différentes couleurs étaient épars autour de nous ; nos yeux étaient enivrés d’avance de ce frugal et délicieux repas. Les femmes nous servaient à qui mieux mieux. Mes filles auraient voulu que leur père eût pu nous voir recevoir ainsi tout au long une si cordiale hospitalité en votre nom.
Enfin, le jour s’éteignit tout à fait, et on nous conduisit toutes les quatre aux différentes maisons du village où l’on avait préparé nos lits. Ma mère avait le plus beau chez la veuve de l’ancien maire ; le lit, gonflé de feuilles de blé de maïs, était haut comme un monticule ; des buis bénits étaient suspendus à la muraille, un bénitier en argent doré contenait de l’eau bénite ; une image coloriée du Juif-Errant donnant cinq sous au bourgeois de Bruxelles, et une gravure représentant Bonaparte faisant grâce de la vie à une dame de Berlin, dont le mari avait raconté dans une lettre à son roi l’entrée triomphale de l’Empereur des Français dans sa capitale, avec des expressions de respect pour le souverain de la Prusse, décoraient les murs. Ce trait de générosité touchait vivement le peuple peu réfléchi de ces campagnes, qui croyait que la force était le droit, et que c’était un crime que d’avoir un autre roi que le vainqueur.
On conduisit ensuite Aglaé dans une chaumière voisine, il n’y avait rien dans sa chambre, excepté des raisins suspendus au plafond et des feuilles de noisetiers répandues sur le plancher pour cacher la terre, et toutes les autres par rang d’âge dans d’autres maisonnettes ; les familles s’étaient résignées à coucher avec les chèvres dans les écuries des maisons.
Nous nous couchâmes avec reconnaissance dans ces lits bien blancs et nous fîmes nos prières devant la sainte de toutes ces braves familles, puis nous nous endormîmes bien fatiguées, mais bien heureuses d’une si longue journée.
XIX §
La cloche de l’église de Bussières nous réveilla aux premières lueurs du crépuscule. Nous nous rejoignîmes pour partir. Les femmes, après avoir reçu nos remerciements, se rassemblèrent en groupes sous le four pour nous montrer le chemin de Saint-Point et nous accompagner jusqu’au sommet de la montagne de Craz qui domine Milly, et d’où l’on voit à peu près le chemin à travers les bois montueux qui mènent à la vallée de Saint-Point. Nous y arrivâmes en peu de temps ; elles nous firent leurs adieux et nous leur promîmes de venir par le même chemin le surlendemain soir reprendre nos lits et notre nourriture chez elles. Vous allez voir que nous n’y avons pas manqué, car en ce moment même nous venons de Milly.
XX §
La chaleur était étouffante dans ces gorges élevées de montagnes. À chaque instant le courage manquait à l’une de nous. Elle s’arrêtait étouffée, sous l’ombre d’un chêne ou d’un poirier sauvage, ou près d’une source entre des pierres noires, sous un large châtaignier. Nous buvions un peu d’eau fraîche, et nous nous reposions à notre aisance, car nous n’étions pas pressées, n’ayant que trois lieues à faire dans une longue journée. Le pays devenait charmant de plus en plus, mais toujours aussi sauvage. On n’entendait ni coq ni poule, on n’apercevait ni toit ni fumée dans l’étroite vallée ; un merle seulement traversait de temps en temps le sentier, en jetant un cri d’effroi et en laissant tomber quelques plumes. Nous ne voulions pas lui faire de mal, au contraire : mais il était étonné que quelqu’un vînt troubler la solitude de son nid depuis cinq ou six ans qu’on n’avait plus entendu le sabot de votre cheval. Ces haltes toujours si fréquentes nous menèrent jusqu’au milieu de la soirée, et nous ne voyions toujours rien devant nous qu’une haute chaîne de montagnes, noire de forêts ; mais ni église, ni château, ni village ; cela nous trompa de route, monsieur. Au lieu de suivre notre sentier qui nous conduisait comme s’il avait eu des yeux, craignant de nous égarer en allant trop à droite, nous prîmes un autre sentier à gauche qui montait dans les bois et qui paraissait redescendre ensuite dans une plus large vallée, dont nous n’apercevions pas le bas. Après avoir marché environ une demi-heure, nous vîmes une légère fumée s’élever au-dessus des bois, et nous nous en approchâmes pour demander notre chemin. Nous fûmes bientôt près de la masure. Deux femmes vêtues en religieuses s’en approchaient du côté opposé. Nous nous assîmes pour les attendre, mais étant arrivées à la masure, elles y entrèrent, et nous entendîmes parler d’une voix très-douce.
— Eh bien, ma pauvre fille, dirent-elles à quelqu’un que nous ne voyions pas dans la chaumière, nous venons vous apporter une bonne nouvelle.
— Et quoi donc, ma mère ? répondit la pauvre ermite.
— C’est que, grâce à ce monsieur bienfaisant que vous avez vu au château le soir du grand dîner de cent couverts sous les ormes de la basse-cour, M. le préfet de Mâcon ayant eu pitié de vous vous a accordé une place gratuite à l’hospice des infirmes de cette ville. Nous sommes chargées de vous y faire conduire par la première charrette qui ira le samedi à cet hospice. Vous n’y serez plus seule, des hommes et des femmes y seront avec vous et vous tiendront compagnie tout le jour ; vous aurez du pain, et surtout vous n’aurez plus peur les nuits d’hiver des loups qui viennent gratter à votre porte. Remerciez bien ce monsieur d’avoir été si bon, votre bonheur est assuré. Ce monsieur s’appelle M. Edmond Texier ; il a beaucoup de talent pour attendrir les hommes charitables. Personne ne lui avait parlé de vous, mais à la vue de votre maigreur, de votre pâleur et des femmes qui vous parlaient à table, il a demandé qui vous étiez, et ayant appris que pendant que votre père était à gagner son pain et le vôtre aux moissons, vous restiez toute seule avec des pommes de terre souvent gâtées et la peur des loups à la maison, il n’a point eu de repos, ainsi que ses charmantes filles, qu’il ne vous ait obtenu ce changement d’état. Priez donc le bon Dieu pour lui et pour ses jolies demoiselles, qu’il lui conserve son talent dont il fait un si bon usage.
— Oh Dieu ! dit une voit douce en pleurant, que le Seigneur bénisse ce monsieur, mon vieux père, vous, mes sœurs, et madame Valentine qui a bien pensé à moi dans ma misère ; que le bon Dieu leur rende le bien qu’ils vont me faire.
À ces mots, nous comprenions de quoi il s’agissait ; nous nous approchâmes à pas discrets de la chaumière, la porte était ouverte et nous entrâmes. Jamais, monsieur, même à Renève, nous n’avions vu une pareille misère. Les murs étaient en pierres sèches sans ciment ; seulement, quelques genêts enfoncés entre les jointures des pierres les fermaient un peu au vent ; le toit était formé de faisceaux de châtaigniers aux feuilles lisses, mais qui s’amoncelaient en grosses bottes et qui s’infiltraient çà et là dans la chambre par les déchirures du toit. Un petit réduit à côté servait de couchette au père quand il y était ; quant à la fille, elle avait pour lit une vieille pétrissoire où elle avait étendu quelques herbes desséchées par le soleil d’été, et de vieux lambeaux qui lui servaient de couverture. L’hiver, sa chèvre lui tenait chaud la nuit, le père lui ramassait dans le bois des racines. Un coq et trois poules nichaient aussi dans la chambre ; ils mangeaient un peu de blé noir que la pauvre fille semait autour de la cabane et qu’ils disputaient aux grives en automne. La porte était solide, mais elle laissait passer le museau des renards et des loups dans la saison des neiges. Il y avait une petite mare d’eau pleine d’herbes et de feuilles qui la tenaient chaude pendant l’hiver. C’était la seule boisson du logis.
Quant à la jeune fille, elle était tellement boiteuse qu’elle ne pouvait sortir de son lit ; elle tricotait tout le jour des bas pour son père, et le soir elle s’éclairait avec des moelles de sureau qu’elle trempait dans des morceaux de chandelles que les paysans de la Bresse donnaient à son père, quand il revenait de battre le froment en grange.
XXI §
Nous ne pûmes nous empêcher de pleurer en contemplant cette pauvre enfant.
Puis nous parlâmes aux religieuses de la charité qui ne pleuraient pas, mais qui tiraient de leurs poches du pain blanc et du fromage de chèvre et une demi-bouteille de vin qu’elles avaient apportée pour son père.
— Comment vous trouvez-vous là, mes sœurs ? leur dis-je.
— Il y a plusieurs années que nous sommes à Saint-Point, répondirent-elles ; seulement, nous ne pouvons pas venir souvent jusqu’ici, parce que c’est trop loin et trop haut ; madame de Lamartine qui élevait elle-même les cent petites filles de la paroisse, se sentant mourir, voulut que sa bienfaisance ne mourût pas avec elle ; elle nous donna alors une très-jolie maison que vous verrez tout à l’heure sur la terrasse du château, non loin de l’église, et nous y installa pour instruire les enfants de Saint-Point, et pour aller porter des secours et des consolations à tous les malades de la paroisse. Nous sommes trois sœurs sous l’inspection du vénérable curé qui nous acquittons de ces devoirs, et quelle que soit la distance, une d’entre nous va toujours au sommet des montagnes porter la main de Dieu aux maladies humaines. Aussi, ce peuple est si reconnaissant qu’il nous aime comme si nous étions des médecins ; il n’y en a point dans le pays, mais nous tâchons d’y suppléer.
Mais puisque vous allez vous-mêmes voir la paroisse et le château, ayez donc la complaisance de descendre avec nous par ces pentes rapides entre ces châtaigniers. Nous vous conduirons sans vous perdre et en peu de temps au village. Nous allons le voir tout à l’heure.
Nous laissâmes la pauvre infirme, isolée, tout en prières, et nous lui promîmes de l’envoyer chercher par des femmes très-fortes pour l’aider, le lendemain, à descendre et à remonter la route difficile jusqu’au château. Nous étions déjà bien loin de sa maison, que nous l’entendions encore à travers les feuilles chanter un cantique de joie au Seigneur !
Est-il possible qu’on éprouve une telle joie pour entrer dans un hôpital d’incurables ?
Dieu est bon !
XXII §
Tout d’un coup nous nous arrêtâmes et nous poussâmes un cri. Ce pays venait de nous découvrir une autre face.
Ce n’étaient plus ni les rudes aspects de Milly, ni les longues forêts de châtaigniers que nous avions traversées depuis ce matin. Tout était changé, comme si on avait tiré un voile devant la nature, et tout paraissait si près qu’il semblait qu’on allait toucher tous les hameaux de la paroisse. Mais ce n’était pas près, monsieur, c’était une illusion ; le vallon était si profond qu’il semblait qu’on allait se heurter contre les maisons ; pas du tout, monsieur, c’était très-loin. Les montagnes trompent comme la mer.
On voyait d’abord une belle gorge remplie de troupeaux qui paissaient, tout à fait en bas, avec des enfants qui jouaient et des jeunes femmes qui tenaient leurs nourrissons sur leurs genoux. On ne pouvait se lasser de les regarder. Leur moindre bruit, leur plus faible voix montait jusqu’à nous comme si nous eussions été dans une église, tant l’air était pur et l’atmosphère limpide. Ensuite, l’œil se portait sur des vignes émerveillantes en feuilles. Elles montaient rapidement vers les maisons. La première, précédée d’une haute terrasse, et dont les fenêtres s’ouvrant toutes grandes au soleil levant, laissaient entrer l’air dans toute la maison ; on entendait sortir un certain murmure qui est sourd, comme des enfants qui apprennent leurs leçons. Quelques-uns avaient déjà fini leur ouvrage du soir ; ils jouaient sur la terrasse sous quelques tilleuls. C’était le couvent de ces bonnes sœurs. De là on montait par une pente plus roide encore et toute verte de gazon sous un grand vieux château qui avait sur ses flancs des tours, les unes rondes et grosses, les autres menues et pyramidales. Il y en avait une qui se dressait comme une aiguille dans l’azur du ciel et qui était couverte d’hirondelles. C’était votre demeure, monsieur. Nous ne la vîmes pas sans émotion, et nous nous mîmes à parler tout bas comme si vous nous aviez entendues. L’église, avec son clocher romain du treizième siècle, s’élevait seule au bout du jardin, et il y avait une chapelle donnant sur le jardin. Nous comprîmes par les descriptions que nous avons lues, que c’était l’endroit où votre mère, votre fille ramenée de Palestine, votre compagne enfin de cette vie, avaient été ensevelies et où le sentimental sculpteur Salomon avait élevé lui-même cette statue funéraire qui fait pleurer ceux qui la voient et qui fait sourire ceux qui espèrent.
Les deux religieuses, en nous écoutant parler avec tant de connaissance de ce qui était dans la chapelle et dans le château, comprirent que nous étions de la maison, et s’attachèrent fortement à nous comme des personnes d’une même famille. À ce moment, la cloche du soir sonna au clocher. Les enfants se turent sur la terrasse du couvent et nous entrâmes dans les cours occidentales du château. Elles ne ressemblaient pas à des cours, mais à une forêt d’arbres de haute futaie et à de vieux vergers mal défrichés qui avaient laissé des troncs séculaires sur leurs ruines. L’avenue passait en circulant parmi tout cela ; seulement il y avait au milieu trois ormes immenses couverts de paons et d’oiseaux des Indes qui se rapprochaient pour monter un à un sur les branches en jetant de longs cris aigus qui se confondaient avec le frémissement de leurs ailes. Tout ce côté de l’ancien château ressemblait à une ruine qu’on a oublié de déblayer. On y voyait de longues écuries, pleines autrefois de quatorze chevaux de trait, et maintenant vides ; il n’y avait qu’un vieux cheval de selle irlandais qui vous a servi de cheval de guerre et de triomphe dans les jours sinistres de la guerre civile ; vous lui avez donné les invalides dans un pré voisin, jusqu’à ce qu’il plaise à Dieu de rappeler son âme dans les pâturages ossianiques de la verte Érin, le paradis des braves quadrupèdes.
XXIII §
Les religieuses nous ayant présentées à une brave fille, ancienne gouvernante du château qui connaissait tous les secrets et toutes les bonnes œuvres de madame de Lamartine, celle-ci nous présenta à son tour au mari et à la femme du paysan de Milly, qui en gouvernent actuellement les vignes, la basse-cour et les chiens. C’étaient des gens aussi doux que les maîtres. Tous, jusqu’à la bergère, semblaient être de la famille. Quand ils surent que nous étions de pauvres pèlerins venus à pied de si loin pour voir Saint-Point, ils nous introduisirent, accompagnés de tous les chiens hospitaliers qui nous tiraient par les manches et par le bord de nos robes. Vous savez ce que nous vîmes, monsieur, nous ne voulons pas le répéter. Les chambres, les salons, les terrasses, les paons qui venaient comme des chiens ailés becqueter les vitres quand on nous ouvrait les fenêtres, les hirondelles qui se préparaient à partir et qui voltigeaient autour du toit comme pour faire leurs adieux à leur demeure ; enfin, les belles peintures que madame de Lamartine et votre nièce ont prodiguées dans les appartements, les portraits chéris de votre fille qui sortent partout des murailles comme pour vous appeler à la revoir dans un autre monde… Nous ne pouvions penser à enregistrer tout dans nos souvenirs ; mes filles prenaient des notes en silence, moi je priais tout bas pour les habitants absents de ce lieu où l’on a tant aimé et tant souffert.
XXIV §
Enfin, nous sortîmes sans pouvoir parler tout haut. Une religieuse était à la porte, elle nous conduisit au bout du jardin, à la chapelle funèbre où le sculpteur Adam Salomon était venu lui-même déposer sa statue, hommage d’une pure amitié ; c’est la mort devenue immortalité ! La femme rend son dernier soupir, mais ce soupir emporte avec elle tout ce qu’elle a aimé. On dit que c’est l’image littérale de cette sainte femme auprès de laquelle tous les montagnards viennent prier. Nous priâmes aussi, car nous nous sentions de la famille.
Mais, le château et le tombeau ne nous suffisaient pas, le pays tout entier était pour ainsi dire partie de la maison ; nous voulûmes le visiter. Les religieuses nous donnèrent pour guide une de leurs petites filles en lui disant de nous mener partout où vous aviez eu l’habitude d’aller vous-même vous asseoir dans la campagne. Nous allâmes d’abord en suivant un chemin étroit entre une vaste étendue de vignes qu’on vendangeait et une grande prairie où paissaient votre ancien cheval et vos vaches, et un bois que vous visitez, dit-on, tous les jours, il est creusé en vallon qu’ombragent de grands chênes ; au sommet du vallon une belle pièce d’eau réfléchit dans une onde qui, limitée, fait paraître noirs à force d’être limpide le ciel et les feuilles. Nous nous assîmes sur les bords pour nous reposer. Nous crûmes respirer les images que vous y aviez vous-même respirées en écrivant Jocelyn. Le murmure du vent dans les feuilles avait des accents d’infini.
Après une longue station au bord de l’eau, la petite fille nous conduisit sur la rive du bois, et un grand chêne qu’on appelle le chêne de Jocelyn, du nom du livre où ce poëme fut écrit.
De là la petite fille nous fit tourner la vallée pour remonter du côté opposé des montagnes par une large et profonde pente qu’on nomme le ravin. C’est un lieu qui nous parut magnifique. Les sapins et les hêtres qui croissent à d’immenses profondeurs dans le lit d’un torrent s’élèvent et forment des berceaux sombres dans les airs comme pour chercher le soleil. On ne regarde pas sans terreur les flots noirs du ruisseau encaissé qui baigne les racines, leurs oiseaux de nuit battent les deux bords de leurs ailes effarouchées. Nous redescendîmes par un joli hameau champêtre appelé le village de la Nourrice, du nom d’une pauvre femme qui donna son lait à votre charmante fille. Nous passâmes toute la journée entière à marcher et à parler et à rêver, et à prier sur vos traces. À notre retour au château nous trouvâmes le curé, homme de Dieu, et les deux religieuses qui nous prièrent d’accepter l’hospitalité dans le couvent et qui nous avaient préparé un frugal souper. Le curé qui le leur avait permis insista comme elles ; nous ne pûmes pas leur refuser. Nous soupâmes en causant de tout le bien que ces secours aux malades faisaient dans la vallée, et nous priâmes pour l’âme de madame de Lamartine. Puissent nos prières être entendues !
XXV §
Après un doux sommeil dans l’infirmerie dont les lits étaient vides, nous reprîmes le jour suivant la route montagneuse de Milly, et nous retrouvâmes le soir la maison et le lit du vigneron où nous avions été si bien reçues la veille. Nous en partîmes ce matin et nous voici. Pardonnez-nous, monsieur, si on vous a dérangé si matin. Nous n’avons plus qu’à vous remercier et à vous quitter en vous laissant tous nos vœux et tous nos souvenirs.
— Non, mesdames, leur dis-je, vous ne nous quitterez pas avant le déjeuner que nous vous supplions d’accepter et qui ne tardera pas beaucoup. Soyez assez bonnes pour l’accepter et pour l’attendre pendant que je vais ordonner qu’on mette vos couverts. En attendant, entrez dans ce petit salon qui ouvre sur cette salle d’arbres ou restez à l’ombre sous ce salon en plein air, je ne tarderai pas à revenir. Elles préférèrent le salon de Dieu, et après quelques difficultés elles ne purent refuser. Je m’éloignai.
XXVI §
Un quart d’heure après je leur présentai mes charmantes nièces, ces fleurs qui croissent sur mes ruines et quelques hôtes du château qui étaient venus en charmer les dernières bonnes heures. Le déjeuner était frugal, l’entretien roula sur l’aimable empressement des paysans de Milly et des religieuses de Saint-Point, hélas ! et sur le sort probable du château où nous les recevions encore aujourd’hui. Nous glissâmes sur ces suprêmes douleurs de notre vie. — Non, cela n’est pas possible, dirent-elles toutes à la fois. La France ne voudra pas que ses enfants périssent pour elle ! La France ne me doit rien, répondis-je. Mon bonheur lui appartient comme ma vie. Seulement j’aurais préféré qu’elle choisît une autre mort, car si j’ai été coupable envers elle, ma famille est plus qu’innocente.
Leurs yeux se voilèrent de larmes ; on parla d’autre chose.
XXVII §
Et votre père, demandai-je aux jeunes personnes, que fait-il ? — Monsieur, me répondirent-elles, il est maître de pension rurale dans notre village de Renève ; il vous aime pour votre conduite dévouée en 1818, et son cœur est la source où nous avons puisé nos sentiments. Il y a quatre ans qu’il nous a préparé la petite économie dont le besoin était prévu pour notre voyage, il devait nous accompagner, une maladie l’a retenu. Nous allons vite le rejoindre et lui rendre compte de l’accueil que vous nous faites et de celui qu’on nous a fait en votre nom. Puisse la Providence s’en souvenir !
On se leva de table. Nous retournâmes tous au jardin. Mes nièces menèrent les jeunes filles causer dans les allées et cueillir les grappes et les fleurs sous les treilles ; bientôt l’heure du départ sonna pour les aimables pèlerines. Elles reprirent leur foulard dans la main, nous les accompagnâmes par l’avenue jusqu’à la grande route de Mâcon. Nous les avions reçues en étrangères, nous les quittâmes en amies. — Voilà, dis-je en les regardant marcher sur le grand chemin, de la célébrité en cœur et en âme ; quand nous serons bientôt peut-être expulsés de notre dernière maison, souvenons-nous, pour nous consoler, que la dernière visite que nous avons reçue était la visite de ces pauvres pèlerines de Renève et que nos bénédictions pleuvent sur elles !
Puis nous revînmes tristement au château.
FIN DE L’ENTRETIEN CXXXVII.
cxxxviiie entretien. Littérature germanique.
Les
Nibelungen
Poëme épique primitif §
I §
Les archives des grands peuples ont toutes pour première page une épopée.
Ce poëme épique se confond avec les plus vieilles traditions et les plus religieuses crédulités des nations.
Voilà pourquoi elles sont essentiellement populaires.
La littérature de ces peuples commence par les masses. Elle finit par la raison et par la critique savante qui sont l’apanage de l’élite de l’humanité.
Les grands poëmes indiens de deux cent mille vers ;
Homère, en Grèce ;
Les Saga, des nations septentrionales ;
L’Edda, de l’Islande ;
Les Romanzeros espagnols ;
Antar, roman poétique de l’Arabie ;
Les chants de Roland, en France ;
Les ballades héroïques de l’Angleterre ;
Les poëmes de Dante et du Tasse en Italie, plus tard ;
Enfin, les Nibelungen de l’Allemagne en sont partout des preuves et des exemples.
Nous allons aujourd’hui vous parler de ce poëme chevaleresque, dont la date remonte dans les ténèbres de la Germanie.
II §
Les Nibelungen furent chantés et écrits, à ce que l’on croit, dans les trois ou quatre premiers siècles du christianisme. Il y est question de la messe à laquelle les cloches convoquent les fidèles initiés au culte nouveau. On y parle de peuplades allemandes encore païennes vivant parallèlement et spontanément à côté des peuplades déjà converties.
Ce ne fut qu’en 1816 qu’on découvrit, qu’on multiplia, qu’on imprima tout à coup, avec un grand retentissement de l’opinion publique de l’autre côté du Rhin, ce merveilleux poëme, médaille retrouvée dans les décombres de l’ancienne civilisation allemande. L’Allemagne, humiliée de sa conquête par Napoléon, cherchait avec passion dans ses légendes historiques un esprit de nationalité qui la vengeât de ses défaites ; elle s’attacha à cette découverte de ses vieilles traditions, et son esprit chevaleresque se rattacha à son patriotisme. Gœthe, Schiller, Lessing, Schlegel, Weiland, en propagèrent la popularité ; les Nibelungen furent réinstallés à la première place et au premier rang, parmi les monuments germaniques ; ils y sont restés depuis. De nombreuses traductions semblables à celles qui suivirent l’apparition des poëmes retouchés, mais originaux de l’Écosse, par Macpherson, les répandirent en Angleterre, en France, en Espagne, en Italie ; ils passèrent dans l’héritage du monde. La traduction la plus récente et la plus fidèle dont nous nous servons est celle de M. Émile de Laveleye. Ses commentaires et ses notes attestent en lui un homme très érudit et très-compétent, un littérateur savant de l’Allemagne. Cette remarquable traduction parut chez M. Hachette, l’éditeur le plus universel de nos jours, en 1861. La couleur poétique seule et l’empreinte de l’antiquité, l’originalité des vieilles choses, nous paraissent laisser quelque lustre à regretter dans ce beau travail ; nous avons cherché à le retrouver et à le rétablir où il nous a paru que la fidélité littérale l’avait effacé ou affaibli. Nous en demandons pardon au rigoureux traducteur. Plus poëte, et moins fidèle, et il eût été plus fidèle encore.
Quoi qu’il en soit, et sans rien altérer du tout, nous allons vous raconter ce grand poëme, en analysant ce que nous ne citerons pas et en citant ce qu’on ne saurait analyser. Que l’on soit indulgent ! Cela ne ressemble en rien ni à la métaphysique confuse de la théologie du Dante, ni à la lumineuse et harmonieuse lucidité de la Jérusalem du Tasse, ni aux romanesques moqueries de l’Arioste, ni à l’imitation latine du Camoëns, ni à la sécheresse anti-passionnée de la Henriade de Voltaire. Cela ne ressemble qu’à soi-même ou plutôt pour s’en faire une juste image, il faudrait rassembler dans le même cadre les scènes tragiques d’Homère au siége de Troie, et les délicieuses aventures du roman de Daphnis et Chloé. Voilà les Nibelungen. La naïve innocence de la race germanique naissante pouvait seule admettre de pareils récits dans son poëme national. Tout est chaste aux oreilles chastes. Voyez la Bible !
III §
C’était le temps où les grandes tribus de ces rois germaniques, Saxons, Allemands, Burgondes ou Bourguignons, pénétraient peu à peu en Allemagne et sur la rive gauche du Rhin, dans leur migration des Indes et de l’extrême Nord. Le sujet du poëme épique est pris là ; c’est une rixe d’abord particulière, puis nationale entre les Nibelungen, peuplade des Burgondes et une peuplade plus imposante établie à Worms, en Allemagne. Les héros des deux côtés sont, comme les Allemands, intrépides et bons. L’intérêt vivifié par les femmes va toujours croissant pendant les trois quarts de l’épopée. Il ne diminue qu’au dénouement où les principaux héros des deux parts sont morts et où les survivants, animés par deux héroïnes jalouses, s’entretuent dans une horrible catastrophe finale.
Voici comment débute le poëme :
IV §
Le tournoi finit. Le jeune Sîfrit reçoit l’investiture du domaine paternel ; mais tant que son père et sa mère sont vivants, il se refuse par piété filiale à ceindre la couronne.
LA DÉTRESSE DES NIBELUNGEN
LE RÊVE DE KRIEMHILT
« Il croissait en Burgondie une jeune fille si belle, qu’en nul pays il ne s’en pouvait rencontrer qui la surpassât en beauté. Elle était appelée Kriemhilt, et c’était une belle femme ! À cause d’elle beaucoup de héros devaient perdre la vie.
« De vaillants guerriers osaient, dans leurs désirs, prétendre comme il sied à la vierge digne d’amour ; personne ne la haïssait ! Prodigieusement beau était son noble corps. Les qualités de cette jeune fille eussent orné toute femme.
« Trois rois la gardaient, nobles et puissants : Gunther et Gêrnôt, guerriers illustres, et Gîselhêr, le plus jeune, un guerrier d’élite. La vierge était leur sœur, et ces chefs avaient à veiller sur elle.
« Ces princes étaient bons et nés d’une haute race. Héros accomplis, ils étaient démesurément forts et d’une audace extraordinaire. Leur pays s’appelait Burgondie : ils accomplirent des prodiges de valeur dans le pays d’Etzel.
« Ils habitaient en leur puissance à Worms sur le Rhin. Beaucoup de fiers chevaliers de leurs terres les servirent, avec grand honneur, jusqu’au temps de leur mort. Depuis ils périrent lamentablement par la jalousie de deux nobles femmes.
« Leur mère, reine puissante, s’appelait dame Uote. Leur père Dankrât, qui en mourant leur laissa son héritage, était doué d’une grande force ; dans sa jeunesse, il avait aussi acquis beaucoup de gloire.
« Ces trois rois étaient, comme je l’ai dit, d’une haute valeur : aussi leur étaient soumis les meilleurs guerriers dont on ait ouï parler, très-forts et très-intrépides dans tous les combats.
« C’étaient Hagene de Troneje et son frère Danewart le très-agile, et Ortwîn de Metz, et les deux margraves Gère et Eckewart, et Volkêr d’Alzeye, doué d’une indomptable valeur.
« Rûmolt, le maître des cuisines, un guerrier d’élite ; Sindolt et Hûnolt, qui devaient veiller à la cour et aux dignités comme vassaux des trois rois. Ceux-ci avaient encore à leur service beaucoup de héros que je ne puis nommer.
« Danewart était maréchal. Son neveu, Ortwîn de Metz, était sommelier du roi. Sindolt, le guerrier choisi, était échanson, Hûnolt, camérier ; ils étaient dignes de remplir les emplois les plus élevés.
« En vérité, nul ne pourrait redire jusqu’au bout la puissance de cette cour, l’étendue de ses forces, sa haute dignité et l’éclat de la chevalerie qui servit ses chefs avec joie pendant toute leur vie.
« Et voilà que Kriemhilt rêva. Elle vit le faucon sauvage, qu’elle avait élevé pendant tant de jours, étranglé par deux aigles, et jamais rien en ce monde ne pouvait lui causer plus de douleur.
« Lorsqu’elle dit son rêve à sa mère Uote, celle-ci ne put l’expliquer à la douce jeune fille autrement qu’ainsi : « Le faucon que tu élevais est un noble époux, que tu dois bientôt perdre, si Dieu ne te le conserve.
« — Que me parles-tu d’un époux, ma mère bien-aimée ? Sans amour de guerrier toujours je veux vivre. Ainsi je resterai belle jusqu’à ma mort, afin qu’à cause d’un homme nulle souffrance ne me vienne.
« — N’en jure pas si vite, reprit sa mère ; si en ce monde tu es jamais heureuse de cœur, cela te viendra par l’amour d’un époux. Tu deviens une belle femme, que Dieu t’unisse à un vrai et bon chevalier.
« — Ô ma mère, répondit-elle, laisse là ce discours ; on a pu voir très-souvent et par l’exemple de maintes femmes, que la souffrance est à la fin la suite de l’amour. Je les éviterai tous deux ; ainsi il ne pourra jamais m’arriver malheur. »
« Dans la pratique des plus hautes vertus, la noble vierge vécut beaucoup de jours heureux, et elle ne connaissait personne qu’elle voulût aimer. Depuis elle devint avec honneur la femme d’un très-bon chevalier.
« C’était ce même faucon qu’elle avait vu dans son rêve et dont sa mère lui avait dit la signification. Comme elle assouvit sa vengeance sur ses plus proches parents, quand ils l’eurent tué ! À cause de la mort d’un seul moururent les fils de maintes mères. »
AVENTURES DE SÎFRIT
« En ce temps-là croissait dans le Niderlant le fils d’un roi puissant, — son père se nommait Sigemunt, sa mère Sigelint, — en un burg très-fort et connu au loin, situé près du Rhin : ce burg s’appelait Santen.
« Je vous dirai combien il était beau ce héros ! Son corps était complétement à l’abri de toute atteinte. Fort et illustre devint-il depuis, cet homme hardi. Ah ! quelle grande gloire il conquit en ce monde !
« Ce brave guerrier s’appelait Sîfrit ; il visita beaucoup de royaumes, grâce à son indomptable courage. Par la force de son corps il chevaucha en maints pays. Ah ! quels rapides guerriers il trouva chez les Burgondes.
« Du bon temps de Sîfrit et des jours de sa jeunesse, on peut raconter bien des merveilles ; quelle gloire s’attachait à son nom, et combien son corps était beau ! Aussi beaucoup de femmes charmantes l’avaient aimé.
« On l’éleva avec le soin qui convenait. Mais que de qualités il sut tirer de son propre fond ! Le pays de son père en fut illustré, tant il se montra accompli en toutes choses.
« Il avait atteint l’âge de chevaucher vers la cour. Chacun aimait à le voir. Maintes femmes et maintes vierges souhaitaient que sa volonté le portât toujours près d’elles ; beaucoup lui voulaient du bien, et le jeune chef s’en apercevait.
« Rarement laissait-on chevaucher le jeune homme sans gardien. Sigemunt et Sigelint le firent revêtir de riches habits. Des gens sages, qui savaient ce que c’est que l’honneur, veillaient sur lui. C’est ainsi qu’il put acquérir à la fois des hommes et des terres.
« Lorsqu’il fut dans la force de l’âge et qu’il put porter des armes, ou lui donna tout ce qui lui était nécessaire. Il commença par rechercher les belles femmes qui aimaient, mais en tout honneur, à voir le beau Sîfrit.
« Et voilà que son père Sigemunt fit savoir à ses hommes qu’il voulait donner une grande fête aux amis qu’il chérissait. La nouvelle en fut portée dans les pays d’autres rois ; il donnait aux étrangers et aux siens cheval et vêtement.
« Et partout où l’on connaissait un noble jeune homme qui, selon la race de ses pères, devait être chevalier, on l’invitait à la fête dans le pays : depuis ils prirent l’épée avec le jeune roi.
« On pourrait dire merveille de cette fête solennelle. Sigemunt et Sigelint méritent d’obtenir grande gloire pour leur générosité ; leur main fit de grandes largesses, d’où il advint qu’on vit dans le pays beaucoup d’étrangers chevauchant avec eux.
« Quatre cents porte-glaives devaient prendre l’habit en même temps que Sîfrit. Maintes belles vierges étaient infatigables à l’ouvrage, car elles lui étaient favorables. Ces femmes enchâssaient quantités de nobles pierreries dans l’or, qu’elles voulaient travailler en broderie sur les vêtements des jeunes et fiers héros ; et il n’en manquait pas. L’hôte royal fil préparer des siéges pour un grand nombre d’hommes hardis, quand Sîfrit, vers le solstice d’été, obtint le titre de chevalier.
« Maints riches bourgeois et maints nobles chevaliers se rendirent à la cathédrale. Les sages vieillards faisaient bien de diriger les jeunes gens inexpérimentés, comme autrefois on avait fait pour eux. Ils jouirent là de plaisirs variés et de la vue des divertissements.
« On chanta une messe en l’honneur de Dieu. Les gens se pressaient en foule quand les jeunes guerriers furent créés chevaliers, d’après la coutume de la chevalerie, avec de si grands honneurs qu’on n’en vit plus de semblables depuis.
« Ils se précipitèrent vers l’endroit où se trouvaient les coursiers sellés. Dans la cour de Sigemunt le tournoi était si animé qu’on entendait retentir la salle et le palais tout entier. Les guerriers à la haute vaillance faisait un bruit formidable.
« On pouvait ouïr les coups des experts et des novices, et le fracas des lances brisées montait jusqu’au ciel. On voyait des mains de plus d’un héros les tronçons voler jusqu’au palais. La lutte était ardente. »
COMMENT SÎFRIT VINT À WORMS
« Aucune souffrance d’amour n’agitait le jeune chef. Il entendit conter qu’il y avait en Burgondie une belle vierge, faite à souhait, par qui il éprouva depuis bien des joies et bien des calamités.
« Sa beauté démesurée était connue au loin et aussi les sentiments altiers que plus d’un héros avait rencontrés chez la jeune fille. Cela attirait beaucoup d’hôtes au pays de Gunther.
« Quoiqu’on en vit un grand nombre sollicitant son amour, Kriemhilt ne pouvait se résoudre dans son cœur à choisir l’un d’eux pour ami. Il lui était encore inconnu celui à qui elle fut soumise depuis.
« Il songea à ce haut amour, le fils de Sigelint. Devant la sienne, les poursuites des autres n’étaient que du vent ; il était bien digne d’obtenir l’affection d’une belle femme. Depuis, la noble Kriemhilt devint l’épouse du hardi Sîfrit.
« Comme ses parents et ses hommes lui conseillaient, puisqu’il portait son esprit vers un fidèle amour, de s’adresser à une femme qui lui convînt, le noble Sîfrit parla : « Je veux prendre Kriemhilt, la belle jeune fille du pays des Burgondes, pour sa beauté sans pareille. Il m’est bien connu qu’il n’est pas d’empereur si puissant qui, voulant choisir une femme, ne tâchât d’obtenir cette puissante reine. »
« Sigemunt apprit cette nouvelle : ses fidèles en parlèrent et ainsi il connut la volonté de son enfant. Ce lui fut une grande peine qu’il voulût prétendre à cette superbe vierge.
« Cela affligea aussi Sigelint, la femme du très-noble roi ; elle eut grand souci pour la vie de son enfant, car elle connaissait bien Gunther et ses hommes. On s’efforça de détourner le héros de sa poursuite.
« Alors le hardi Sîfrit parla ainsi : « Mon père bien-aimé, sans amour de noble femme je veux toujours vivre, si je ne me tourne là où mon cœur a grande affection. » Tout ce qu’on put dire fut pour lui conseil inutile.
« Si pourtant tu veux renoncer à ton projet, dit le roi, je te seconderai activement, et je ferai tout mon possible pour t’aider à l’accomplir. Cependant le roi Gunther a beaucoup d’hommes altiers.
« Et quand il n’y aurait personne autre que Hagene, la forte épée, il est en son arrogance tellement hautain, que je crains beaucoup qu’il ne nous arrive malheur, si nous voulons obtenir la jeune fille superbe.
« — Quel danger peut nous menacer ? dit Sîfrit. Ce que je ne puis obtenir de lui amicalement, je puis le conquérir par la force de mon bras ; je crois que je soumettrai à la fois le pays et ceux qui l’habitent. »
« Alors le seigneur Sigemunt répondit : « Ton discours me déplaît. Quand la nouvelle en sera dite sur le Rhin, tu ne pourras pas chevaucher au pays de Gunther. Gunther et Gêrnôt me sont connus depuis longtemps.
« Personne ne peut par force conquérir cette vierge. » Ainsi parla le roi Sigemunt, cela m’a été assuré. « Mais veux-tu néanmoins chevaucher dans ce pays avec des guerriers ? Si nous avons des amis, ils seront bientôt prêts. »
« Sîfrit répondit : « Je n’ai pas le dessein de me faire suivre par mes guerriers comme par une armée en marche ; j’en serais bien au regret si je devais conquérir ainsi la vierge superbe.
« Mon bras seul saura bien l’obtenir ; je veux, moi douzième, aller au pays de Gunther. Vous voudrez bien m’aider en cela, ô Sigemunt, mon père. » Et l’on donna à ses guerriers des vêtements garnis de fourrures grises et bigarrées.
« Et sa mère Sigelint apprit aussi cette nouvelle. Elle commença de s’attendrir sur son enfant bien aimé, qui devait périr, craignait-elle, par la main des hommes de Gunther. La noble reine se prit à pleurer bien fort.
« Sîfrit, le jeune chef, se rendit auprès d’elle et parla à sa mère avec bonté : « Ô dame, vous ne devez point pleurer à cause de mon dessein ; car certes, je n’ai nul souci de tous mes ennemis.
« Venez en aide à mon voyage au pays des Burgondes ; que moi et mes guerriers nous ayons des vêtements tels que de si fiers guerriers les puissent porter avec honneur. En vérité je vous en remercierai sincèrement.
« — Puisque tu ne veux pas y renoncer, dit dame Sigelint, j’aiderai à ton voyage, ô mon unique enfant ; je donnerai à toi et à tes compagnons les meilleurs habits que porta jamais chevalier. Vous en aurez assez. »
« Alors Sîfrit, le jeune homme, s’inclina devant la reine et parla : « Pour mon voyage je ne veux prendre que douze guerriers. Qu’on prépare des vêtements pour eux. Je verrai volontiers ce qui en est de Kriemhilt. »
« Alors de belles femmes restèrent assises nuit et jour sans se livrer au repos, jusqu’à ce que les habits de Sîfrit fussent terminés. Il conservait la ferme résolution d’entreprendre son voyage.
« Son père lui fit faire un costume de chevalier, qu’il devait porter en quittant le pays de Sigemunt. Plus d’une cotte d’armes fut préparée, ainsi que des heaumes épais et des boucliers brillants et larges.
« Le temps de leur voyage vers les Burgondes approchait. Et hommes et femmes commençaient à se demander, soucieux, si jamais ils reviendraient au pays. Les héros firent mettre sur des bêtes de somme armes et vêtements.
« Leurs chevaux étaient beaux et le harnais en or rouge. Il n’était pas à craindre que personne se comportât avec plus d’audace que Sîfrit et ses hommes. Il désirait partir pour le pays des Burgondes.
« Tristement pleurèrent sur lui la reine et le roi. Il les consola tous deux avec affection, et parla : « Vous ne devez point pleurer à cause de moi ; soyez sans souci pour ma vie. »
« C’était une douleur pour les guerriers ; mainte femme aussi pleura. Leur cœur leur disait réellement, j’imagine, qu’un si grand nombre de leurs amis devaient trouver la mort. Ils gémissaient avec raison ; ils pressentaient la catastrophe.
« Au septième jour, à Worms, sur le sable chevauchaient ces braves. Leurs vêtements étaient d’or rouge et leurs harnais bien travaillés. Les chevaux s’avançaient majestueusement portant les hommes de l’intrépide Sîfrit.
« Leurs boucliers étaient neufs, brillants et larges et leurs heaumes magnifiques, lorsqu’il chevaucha vers la cour, Sîfrit le hardi, dans le pays de Gunther. Jamais à des héros on ne vit un équipement si magnifique.
« La pointe des épées tombait jusqu’aux éperons. Ils portaient des lances aiguës, les chevaliers d’élite. Sîfrit en portait une bien large de deux empans, dont le tranchant coupait épouvantablement.
« Ils tenaient à la main les rênes dorées ; les housses étaient de soie. Ainsi ils entrèrent dans le pays. Partout le peuple les considérait d’abord bouche béante. Et beaucoup d’hommes de Gunther étaient accourus à leur rencontre.
« Ces guerriers au grand courage s’avancèrent vers les chefs étrangers, comme il était de droit, et reçurent les hôtes dans le pays de leur seigneur. Ils leur prirent des mains leur bouclier et les rênes de leurs destriers.
« Ils voulaient conduire les chevaux vers le palais. Mais aussitôt Sîfrit le hardi s’écria : « Laissez là nos chevaux, à moi et à mes hommes ! Bientôt nous partirons de ce lieu, car nous avons de bonnes intentions.
« Celui qui sait la vérité voudra bien me répondre : il me dira où je puis trouver Gunther, le très-puissant roi des Burgondes. » L’un d’eux à qui cela était bien connu lui répondit :
« Voulez-vous voir le roi, cela peut très-bien se faire. Dans cette grande salle je l’ai vu avec ses héros : vous entrerez et vous pourrez l’y trouver avec maints guerriers superbes. »
« Alors on annonça au roi qu’il était arrivé des guerriers magnifiquement vêtus, qu’ils portaient de riches cottes d’armes et un équipement superbe et que personne ne les connaissait au pays des Burgondes.
« Le roi, étonné, aurait voulu savoir d’où venaient ces guerriers superbes, en vêtements si brillants, si riches et avec de si bons boucliers neufs et larges. Personne ne pouvait le lui dire, et cela le tourmentait.
« Alors Ortwîn de Metz, qui était puissant et brave, répondit au roi : « Puisque nous ne savons qui ils sont, il faut faire appeler mon oncle Hagene et vous les lui ferez voir.
« Les royaumes et les terres étrangères lui sont connus : s’il sait quels sont ces seigneurs, il nous le dira. » Le roi le pria de venir et avec lui ses hommes. On le vit s’avancer superbement en la cour avec ses guerriers.
« Hagene demanda ce que voulait le roi. « Il y a dans ma demeure des héros que personne ici ne connaît. Si tu les as vus déjà, Hagene, tu me feras connaître la vérité.
« — Je le ferai, dit Hagene. » Il alla vers une fenêtre, et tourna ses yeux vers les étrangers, il les examina. Leurs armes et tout leur équipement lui plurent. Il ne les avait jamais vus au pays des Burgondes.
« Il parla : « De quelque part que ces guerriers soient venus vers le Rhin, ce doivent être des chefs ou des messagers. Leurs destriers sont beaux et leurs habits magnifiques. D’où qu’ils viennent, ce sont des héros de grand courage.
« — Certes, ajouta Hagene, je veux bien le dire : quoique je n’aie point vu Sîfrit, pourtant je suis tout disposé à croire, d’après ce qu’il me paraît, que c’est là le héros qui s’avance si majestueusement.
« Il apporte des nouvelles en ce pays. La main de ce guerrier a vaincu les hardis Nibelungen, Schilbung et Nibelung, ces fils d’un roi puissant. Il accomplit de grandes merveilles par la force de son bras.
« Comme le héros chevauchait seul et sans suite, il rencontra devant une montagne, ainsi m’a-t-il été dit, près du trésor de Nibelung, beaucoup d’hommes hardis, qu’il ne connaissait pas, mais qu’il apprit à connaître alors.
« Tout le trésor de Nibelung avait été apporté hors de la montagne creuse. — Maintenant, écoutez le récit de ces merveilles. — Comme les Nibelungen se mettaient à le partager, Sîfrit les vit et le héros en fut étonné.
« Il vint si près d’eux, qu’il aperçut les guerriers et que les guerriers le virent aussi. L’un d’eux s’écria : « Voici venir le fort Sîfrit, le héros du Niderlant. » Il lui advint chez les Nibelungen des aventures très-extraordinaires.
« Schilbung et Nibelung reçurent fort bien le brave Sîfrit. De commun accord ils prièrent le noble chef, l’homme très-beau, de partager le trésor entre eux. Ils le désiraient si ardemment que Sîfrit commença à les écouter. »
« Sîfrit arrive à Worms ; une rixe s’élève entre lui et les chevaliers de Gunther, roi du pays. Elle est calmée, par l’intervention d’Hagene, le plus brave et le plus puissant de ses chevaliers, parent du roi. Les fêtes de la réception royale commencent par de brillants tournois. Sîfrit triomphe toujours et partout de tous. Il n’avoue pas encore le vrai motif de son voyage à cette cour, mais il couve en silence son amour secret pour la belle Kriemhilt, la sœur du roi. De son côté Kriemhilt recherche les occasions de l’apercevoir, prévenue par le bruit de ses exploits et de sa merveilleuse beauté.
« Quand les jeunes hommes joutaient dans la cour, chevaliers et écuyers, Kriemhilt, la reine respectée, le regardait souvent par la fenêtre, et alors elle ne désirait pas d’autres divertissements.
« S’il avait su qu’elle le voyait, celle qu’il portait dans son âme, grande en eût été sa joie ; si ses yeux avaient pu la voir, je puis l’affirmer, rien de mieux en ce monde n’eût pu lui arriver.
« Lorsqu’il se tenait près des guerriers dans la cour, ainsi qu’on fait dans les jeux, le fils de Sigelint paraissait si digne d’amour que mainte femme le désirait par tendresse de cœur.
« Il pensait aussi souvent : Comment arrivera-t-il que je puisse voir de mes yeux cette noble vierge que j’aime de toute mon âme et depuis si longtemps ? Elle m’est encore inconnue et je ne puis pas ne pas en être affligé.
« Lorsque les rois puissants chevauchaient en leur pays, aussitôt les guerriers devaient les suivre et avec eux aussi Sîfrit : c’était une douleur pour les femmes. Souvent aussi à cause de son amour il ressentait grande souffrance.
« Ainsi il vécut auprès des chefs, — telle est la vérité, — dans le pays de Gunther une année tout entière, sans avoir vu la femme si digne d’amour, par qui lui vint ensuite beaucoup de bonheur et beaucoup d’affliction.
« Pendant que Sîfrit est à la cour de Gunther, le roi de Worms, ses ennemis le menacent d’une invasion. On tient conseil ; Sîfrit lui offre son bras pour le défendre ; il marche avec les amis du roi au-devant des envahisseurs et il en immole un grand nombre. L’armée de Gunther, victorieuse grâce à Sîfrit, envoie à Worms des messagers annonçant la victoire. Brunhilt reçoit un de ces messagers et l’interroge. Elle commença par s’informer de ses jeunes frères, le messager lui parle de Sîfrit et vante ses exploits. Les jours de la belle Brunhilt devinrent roses de plaisir à ces bonnes nouvelles. Sîfrit résolut de rester à la cour afin d’apercevoir Brunhilt.
« Le favori du roi Gunther parla à ce prince et lui dit :
« Voulez-vous que cette fête vous fasse le plus grand honneur, laissez admirer les belles jeunes filles qui font l’orgueil de la Burgondie.
« Quelle serait la joie de l’homme et quel serait son bonheur, s’il n’y avait ni belles vierges, ni femmes superbes ? Laissez paraître votre sœur en présence de vos hôtes. » Le conseil était donné à la satisfaction de maint héros.
« Je le ferai volontiers », dit le roi. Tous ceux qui l’entendirent furent très-joyeux. Il pria dame Uote et sa fille de vouloir bien avec leurs vierges se rendre à la cour.
« On prit hors des bahuts de beaux ajustements, on prépara maintes parures, galons et fermoirs, qui étaient soigneusement enveloppés. Plus d’une femme aux belles couleurs se para courtoisement.
« Maint jeune guerrier pensa en ce jour qu’il était doux de voir des femmes et qu’en échange il n’eût point accepté la terre d’un chef puissant. Ils voyaient avec plaisir celles qu’ils ne connaissaient pas.
« Le roi illustre ordonna qu’avec sa sœur marcheraient pour la servir cent guerriers de leur parenté ; ils portaient l’épée à la main : telle était la suite de la cour dans le pays des Burgondes.
« On voyait venir à eux Uote la très-riche. Elle avait pris avec elle un groupe de jeunes femmes, cent ou même plus ; elles portaient de splendides vêtements. Et aussi derrière sa fille marchaient quantité de femmes jolies.
« On les voyait toutes sortir d’une grande salle. Beaucoup de héros s’y pressaient, pleins du désir de voir le mieux possible la noble vierge.
« Elle s’avançait en ce moment, la charmante, comme l’aurore du matin sortant de sombres nuages, et une grande souffrance quitta celui qui la portait dans son cœur depuis si longtemps. Alors il vit la vierge marcher en sa beauté.
« Maintes pierreries brillaient sur ses vêtements. Ses couleurs, semblables à celles de la rose, avaient cet éclat qui inspire l’amour. Et quelle qu’en fut son envie, nul n’eût pu soutenir que jamais en ce monde il avait vu quelque femme plus belle.
« Comme la lune éclatante surpasse les étoiles, lorsque sa lumière sort resplendissante des nuages, ainsi elle surpassait les autres femmes. L’âme de maint héros grandit en cet instant.
« On voyait marcher devant elle de riches camériers. Les guerriers au grand cœur se pressaient en foule afin de voir la vierge charmante. Le seigneur Sîfrit ressentait à la fois amour et souffrance.
« Il pensait en lui-même : « Comment cela s’est-il fait qu’il m’ait fallu ainsi l’aimer ? C’est une illusion d’enfant. Pourtant, si je dois m’éloigner de toi, il me serait plus doux d’être frappé à mort.
« Agité par ces pensées, il devint plusieurs fois rouge et pâle. Le fils de Sigelint était là, digne d’amour, comme s’il eût été peint sur le parchemin par le talent d’un bon maître. Et tous avouaient que jamais on n’avait vu un héros si beau.
« Ceux qui accompagnaient les femmes demandèrent que chacun se retirât de leur chemin ; les guerriers obéirent. La vue de ces femmes au noble cœur réjouit les braves ; car on voyait s’avancer en costume splendide maintes femmes charmantes.
« Le chef Gêrnôt de Burgondie parla : « À celui qui vous a si généreusement offert ses services, ô Gunther, mon frère chéri, faites honneur devant tous ces héros. Je ne rougirai jamais de ce conseil.
« Faites approcher Sîfrit de ma sœur, afin qu’elle le salue, nous en serons heureux ; que celle qui jamais ne salua de guerrier, rende hommage à Sîfrit, afin que cette noble épée vous soit acquise. »
« Les parents du roi allèrent trouver le héros. Ils parlèrent ainsi au guerrier du Niderlant : « Le roi vous invite en sa cour, afin que sa sœur vous salue : c’est pour vous faire honneur. »
« Le chef en ressentit de la joie en son cœur. Il portait en son âme tendresse sans amertume : il allait voir la fille de la belle Uote. La jeune fille digne d’amour salua Sîfrit avec grâce et vertu.
« Lorsqu’elle vit debout devant elle l’homme au grand courage, une flamme colora ses joues. Elle dit, la belle vierge : « Soyez le bienvenu, seigneur Sîfrit, bon et noble chevalier. » Ce salut éleva son âme.
« Il s’inclina courtoisement et lui offrit ses remerciements. L’attrait des vœux d’amour les poussait l’un vers l’autre. Ils se regardaient avec de doux regards, le chef et la jeune fille. Cela se faisait à la dérobée.
« Si en ce moment sa blanche main fut pressée par tendre affection de cœur, je l’ignore. Mais je ne puis croire qu’ils ne l’aient point fait. Sinon ces deux cœurs agités d’amour auraient eu tort.
« Ni en la saison d’été, ni aux jours de mai, jamais il ne sentit en son âme tant de joie et si vive que celle que lui fit éprouver la main de celle qu’il désirait comme amie.
« Maint guerrier pensa : « Ah ! que ne puis-je aussi marcher à ses côtés, ainsi que je vois Sîfrit, ou reposer près d’elle. En moi s’éteindrait toute haine. » Jamais depuis guerrier ne servit mieux si belle princesse. »
« Ceux qui étaient venus des pays d’autres rois, admirèrent tous Sîfrit et Kriemhilt. Il fut permis à la jeune fille d’embrasser l’homme vaillant. Jamais il ne lui arriva rien d’aussi doux sur cette terre.
« Le roi du Tenemark parla ainsi en ce moment : « Pour ces hautes salutations, plus d’un a reçu de graves blessures de la main de Sîfrit : et moi-même j’ai éprouvé sa force. Que Dieu éloigne à jamais de lui la pensée de revenir au pays de Tenemark. »
« Partout on fit faire place sur le chemin de la belle Kriemhilt. On vit plus d’un guerrier hardi l’accompagner à l’église magnifiquement vêtu. Bientôt il fut séparé d’elle, le héros très-vaillant.
« La voilà qui s’avance vers la cathédrale ; mainte femme la suit. Elle est si richement parée que bien des vœux s’élèvent autour d’elle. Elle était née pour être la délectation des yeux de plus d’un guerrier.
« Sîfrit attendit avec impatience que les chants eussent cessé. Il pouvait se féliciter du bonheur de savoir que celle qu’il portait en son cœur lui était aussi favorable. Et lui aussi chérissait en son âme la belle jeune fille, et non sans motif.
« Quand, après la messe, elle sortit de la cathédrale, on invita le héros hardi à aller derechef vers elle. La vierge digne d’amour commença d’abord à le remercier de ce que devant les guerriers il avait si vaillamment combattu.
« Que Dieu vous récompense, seigneur Sîfrit, dit la noble enfant, de ce que vous avez mérité que les guerriers vous soient si attachés et de si bonne amitié, ainsi que je l’entends dire. » Il se prit à regarder tendrement la vierge Kriemhilt.
« — Je vous servirai toujours, dit Sîfrit la bonne épée, et je ne reposerai mon front que lorsque j’aurai conquis votre faveur, si je conserve la vie. Il doit en être fait ainsi pour votre service, madame Kriemhilt. »
« Durant douze jours, on vit près du héros la vierge digne de louanges, quand elle s’avançait vers la cour, devant ses fidèles. Avec grande affection on servait le guerrier.
« Et il y avait chaque jour, joie, plaisir et grand bruit devant la salle de Gunther.
« Sîfrit céda aux désirs du roi Gunther et de sa cour, et chaque soir il vit Kriemhilt la belle. »
V §
Ici le poëme se sent des nouvelles orientales des Mille et une Nuits et des talismans surnaturels qui jouent un si grand rôle dans le Tasse et dans l’Arioste. Écoutez :
« Derechef des récits se répandirent sur le Rhin. On disait que là-bas, bien loin, il y avait maintes vierges, et le courageux Gunther songeait à en conquérir une. Cela parut bon à ses guerriers et aux chefs.
« Au-delà de la mer siégeait une reine. Nulle part on ne vit plus la pareille. Elle était démesurément belle et sa force était très-grande. Elle joutait de la lance contre les héros rapides qui venaient pour obtenir son amour.
« Elle lançait une pierre au loin et bondissait après à une grande distance. Celui qui désirait son amour, devait sans faillir vaincre à trois jeux cette femme de haute naissance ; s’il perdait à un seul, sa tête était tranchée.
« La jeune fille l’avait fait très-souvent. Le chevalier l’apprit aux bords du Rhin ; il le savait fort bien et pourtant son âme se tournait sans cesse vers cette belle femme. Bien des guerriers depuis en perdirent la vie.
« Un jour Gunther et ses hommes étaient assis, réfléchissant et cherchant de toute façon quelle femme leur seigneur pourrait prendre, qui lui convînt pour épouse et qui convînt au pays.
« Le chef du Rhin parla : « Je veux traverser la mer pour aller vers Brunhilt, n’importe ce qui peut m’en arriver. Pour son amour je veux exposer ma vie ; je la veux perdre, si elle ne devient ma femme.
« — Je dois vous le déconseiller, dit Sîfrit ; car cette reine a des coutumes si cruelles qu’il en coûte cher à celui qui veut conquérir son amour. Puissiez-vous renoncer à ce voyage ! »
« Le roi Gunther parla : « Jamais ne naquit une femme si vaillante et si forte que, dans un combat, je ne puisse la dompter avec cette seule main. »
« — Ne parlez pas ainsi, dit Sîfrit, sa force vous est inconnue. Quand vous seriez quatre, vous ne pourriez vous préserver de sa terrible fureur. Abandonnez donc votre dessein. Je vous le conseille en bonne amitié ; si vous voulez éviter la mort, que son amour ne vous possède et ne vous entraîne pas ainsi.
« — Qu’elle soit aussi forte qu’elle voudra, je n’abandonnerai pas ce voyage vers Brunhilt, n’importe ce qui peut m’arriver. Il faut tout tenter pour sa beauté démesurée. Si Dieu le veut, peut-être me suivra-t-elle aux bords du Rhin.
« — Voici mon conseil, dit Hagene : Priez Sîfrit qu’il supporte avec vous les dangers de l’expédition ; tel est mon avis, car il sait ce qui en est de cette femme. »
« Gunther dit : « Veux-tu m’aider, noble Sîfrit, à conquérir cette vierge digne d’amour ? Fais ce dont je te prie, et si cette belle femme devient la mienne, j’exposerai pour te complaire mon honneur et ma vie. »
« Sîfrit, fils de Sigemunt, répondit ainsi : « Je le ferai si tu me donnes ta sœur, la belle Kriemhilt, cette superbe fille de roi. Je ne veux point d’autre prix de mes efforts.
« — Sîfrit, en tes mains j’en fais le serment, dit Gunther, que la belle Brunhilt arrive en ce pays, et je te donne ma sœur pour femme et puisses-tu vivre heureux avec elle. »
« Ils jurèrent leurs serments, les très-fiers guerriers. Leurs travaux en devinrent plus grands, avant qu’ils ne parvinssent à amener la vierge aux bords du Rhin. Les braves coururent depuis de grands dangers.
« J’ai entendu parler de nains sauvages qui habitent les cavernes et qui portent pour leur défense une chose merveilleuse, la tarnkappe. Celui qui la porte sur lui, est parfaitement à l’abri des coups et des blessures. Nul ne voit la personne qui en est revêtue ; elle peut entendre et voir, mais nul ne l’aperçoit. Sa force aussi devient beaucoup plus grande, ainsi que nous le disent les traditions.
« Sîfrit devait donc porter ce chaperon, qu’il avait conquis, non sans peine, le héros intrépide, d’un nain qui s’appelait Albrîch. Les guerriers hardis et puissants se ceignaient pour le voyage.
« Lorsque le fort Sîfrit portait la tarnkappe il était d’une vigueur terrible. Son corps seul possédait la force de douze hommes. Il conquit avec grande adresse la femme superbe.
Ce chapeau était ainsi fait que celui qui le revêtait devenait invisible. C’est par ce moyen que Sîfrit conquit la belle Brunhilt. Il lui en arriva mal.
VI §
Le roi Gunther, consent, selon les conseils de Sîfrit, à renoncer pour ce voyage matrimonial à la force et au nombre de son armée. Il ira seul avec quelques chevaliers d’honneur. Il va demander avec eux à sa sœur Kriemhilt de leur faire préparer des habits magnifiques.
« Elle les mena tous deux là où elle se tenait assise sur de riches coussins (je ne dois pas l’ignorer), ouvragés de beaux dessins et tout bosselés d’or. Ils eurent douce jouissance près des femmes.
« Regards d’affection, aspirations d’amour s’échangeaient souvent entre eux. Sîfrit la portait dans son cœur ; elle était pour lui comme sa propre chair. Depuis, la belle Kriemhilt devint la femme du hardi guerrier.
« Le roi Gunther parla : « Ô ma très-noble sœur, sans ton secours notre projet ne pourra jamais réussir. Nous voulons jouter dans le pays de Brunhilt. Il nous faut donc de beaux vêtements pour paraître devant les femmes. »
La princesse dit : « Mon frère très-aimé, je vous offre mon aide sans réserve, et je suis prête à vous servir. Si quelqu’un vous refusait quoi que ce soit, ce serait une peine pour Kriemhilt.
« Vous ne devez point, nobles chevaliers, m’adresser de prières. Donnez-moi plutôt des ordres avec courtoisie. Tout ce que vous désirez, je suis prête à le faire, et je le ferai avec plaisir. » Ainsi parla la belle vierge.
« Nous voulons, sœur chérie, porter de bons vêtements ; que votre blanche main nous aide à les choisir. Que vos femmes les achèvent, afin qu’ils nous aillent bien, car notre volonté ne se départira pas de cette expédition. »
« La jeune fille parla : « Remarquez ce que je dis. J’ai, moi, de la soie. Faites qu’on m’apporte des pierreries sur un bouclier et nous ferons les vêtements. » Gunther et Sîfrit furent satisfaits.
« Quels sont, dit la princesse, les compagnons qui doivent être habillés avec vous pour aller vers cette cour lointaine ? » Le roi dit : « Moi, quatrième : deux de mes hommes, Dancwart et Hagene, m’accompagneront à cette cour.
« Ô dame, faites attention à mes paroles : endéans les quatre jours, pour nous quatre, il nous faut à chacun trois vêtements divers et de bonne étoffe, afin que nous puissions revenir sans honte du pays de Brunhilt. »
« Les seigneurs se retirèrent en prenant gracieusement congé d’elle. La belle reine appela hors de leurs appartements trente jeunes filles parmi ses suivantes qui avaient un talent merveilleux pour de semblables ouvrages.
« Elles ornèrent de pierreries les soies d’Arabie, blanches comme neige, et les soies de Zazamanc, vertes comme trèfle. Ce furent de beaux vêtements. Kriemhilt les coupa elle-même, la charmante vierge.
« Elles couvrirent de soie des garnitures en peau de poissons de mers lointaines, qui semblaient alors extraordinaires à chacun. Écoutez maintenant des merveilles de ces splendides habillements.
« Les meilleures soieries des pays de Maroc et de Lybie que jamais fils de roi eût portées, furent employées avec profusion. Kriemhilt laissait bien voir ainsi son bon vouloir pour eux.
« Comme ils méditaient une si haute entreprise, la peau d’hermine leur parut convenable et sur l’hermine des pelleteries noires comme charbon, qui, encore aujourd’hui, parent dans les fêtes les vaillants héros.
« Quantité de pierreries étincelaient dans l’or d’Arabie. Le travail des femmes n’était point petit. En sept semaines, les vêtements furent achevés. Les armes furent prêtes en même temps pour les vaillants héros.
« Quand tout fut préparé, une forte barque fut construite en hâte sur le Rhin pour les porter vers la mer. Les nobles jeunes filles étaient épuisées de leur travail.
« On avertit les guerriers que les vêtements magnifiques qu’ils devaient porter, étaient prêts. Tout ce que désiraient les héros avait été fait : ils ne voulaient point demeurer plus longtemps aux bords du Rhin.
« Un messager fut envoyé aux compagnons d’armes pour leur demander s’ils voulaient voir leurs nouveaux habillements et s’ils n’étaient pas trop longs ou trop courts. Ils furent trouvés de bonne mesure. On remercia grandement les dames.
« Quiconque les voyait, devait avouer qu’il n’avait jamais rien vu de si beau au monde. Et certes, ils pouvaient les porter avec plaisir à la cour lointaine. Nul ne peut vous citer de plus beaux vêtements de guerriers.
« Les remercîments ne furent point épargnés. Les guerriers très-vaillants désiraient prendre congé ; ils le firent suivant les us de la chevalerie. Des yeux brillants furent assombris et mouillés de pleurs.
« Kriemhilt dit : « Ô frère très-aimé, demeurez, il en est temps encore, et recherchez une autre femme (voilà ce que j’appellerais bien faire) qui ne mette point votre vie en danger. Vous pouvez trouver non loin d’ici une femme d’une haute naissance. »
« J’imagine que leur cœur leur disait ce qui devait arriver. Elles pleuraient toutes ensemble dès qu’un mot était prononcé. L’or qui ornait leur poitrine était terni par les larmes abondantes qui tombaient de leurs yeux.
« Elle parla : « Seigneur Sîfrit, laissez-moi recommander à votre fidélité et à votre merci mon bien-aimé frère ; que rien ne l’atteigne au pays de Brunhilt. » Le très-hardi en fit le serment entre les mains de Kriemhilt.
« Le puissant guerrier parla : « Si je conserve la vie, soyez sans souci, ô dame, je le ramènerai sain et sauf sur le Rhin ; tenez ceci pour certain. » La belle vierge s’inclina.
« On apporta sur le sable les boucliers couleur d’or, et le reste de l’équipement. On fit approcher les chevaux ; ils voulaient partir. Bien des larmes furent versées par mainte belle femme.
« Et plus d’une enfant digne d’amour se tenait aux fenêtres. Un fort vent enflait la voile de la barque. Les fiers compagnons d’armes étaient emportés sur les flots du Rhin. Voilà que le roi Gunther parla : « Qui sera le pilote ?
« — Je le serai, dit Sîfrit. Je puis vous conduire là-bas sur les ondes, sachez-le, bons héros. Les véritables routes de la mer me sont connues. » Ils quittèrent gaiement les pays des Burgondes.
« Sîfrit saisit aussitôt un aviron et poussa la barque loin du rivage. Gunther prit lui-même une rame. Ils s’éloignèrent de la terre, ces héros rapides et dignes de louanges.
« Ils emportaient des mets succulents et le meilleur vin qu’on pût trouver sur le Rhin. Les chevaux étaient tranquilles : ils reposaient à l’aise. Le vaisseau marchait aussi tranquillement. Les guerriers n’eurent point de soucis.
« Les forts cordages de la voile furent solidement attachés. Ils firent vingt milles avant la nuit par un bon vent qui soufflait vers la mer. »
VII §
Le douzième jour on aperçut le riche pays de Brunhilt. On convint que le roi Gunther passerait pour le seigneur du beau Sîfrit.
« J’accomplirai tout, dit le roi, pour posséder la belle vierge ; elle est comme mon âme et comme mon corps. Je ferai tout pour qu’elle devienne ma femme. »
La barque qui portait le chevalier aborda près de la ville. De nombreuses et belles femmes les regardaient par la fenêtre du palais. Quatre-vingt-six tours et trois palais décorent la ville. Brunhilt s’informe des intentions de ces guerriers. Quelqu’un de sa suite lui en rendit compte.
« Ô dame », dit-il, « je puis affirmer que jamais je n’ai vu aucun d’eux. Un seul me paraît ressembler à Sîfrit. Il convient de les bien recevoir : tel est mon avis, haute dame.
« Le second de ses compagnons a une noble apparence. S’il en avait le pouvoir, et s’il pouvait les conquérir, il serait digne d’être roi de vastes terres. Il a, parmi les autres, l’air d’un chef.
« Le troisième de ses compagnons paraît être très-farouche, et pourtant son corps est beau, ô reine puissante : ses regards sont rapides, il les jette sans cesse autour de lui. Son jeune caractère est, je crois, plein de violence.
« Le plus jeune d’entre eux me paraît très-beau. Je vois ce riche guerrier, modeste comme une jeune fille, marcher avec bonne apparence et avec une grâce charmante. Nous aurions tout à craindre s’il lui arrivait quelque mal.
« Mais quelque douce que soit sa manière d’être et quelque beau que soit son corps, il ferait pleurer maintes jolies femmes s’il entrait en fureur. Son corps est si bien formé qu’on voit qu’il est par toutes ses qualités un guerrier brave et prompt. »
« La reine parla : « Qu’on m’apporte mon armure, si le fort Sîfrit est venu en mon pays pour obtenir mon amour, il y va de sa vie. Je ne le crains pas au point de devenir sa femme. »
« Brunhilt la belle fut bientôt revêtue de son costume. Maintes belles suivantes l’accompagnaient, au nombre de cent ou plus. Leur costume était magnifique. Les hôtes désiraient voir la courageuse femme.
« Avec elles marchaient les héros de l’Islande, les guerriers de Brunhilt, portant l’épée au poing, cinq cents ou même davantage. Cela inquiétait les hôtes. Ils se levèrent de leur siége, les héros hardis et fiers.
« Quand la reine vit Sîfrit, elle parla aux étrangers d’une façon courtoise : « Soyez le bienvenu en ce pays, seigneur Sîfrit ; quel est le but de votre voyage ? Je désirerais le connaître.
« — Bien des grâces, dame Brunhilt, de ce que vous daigniez me saluer, douce fille de prince, avant ce noble chef qui se trouve devant moi. Lui est mon seigneur. Je renonce à l’honneur que vous me faites.
« Il est roi sur le Rhin. Que dirai-je de plus ? Nous avons navigué jusqu’ici pour l’amour de vous. Il veut vous aimer, n’importe ce qui en arrive. Réfléchissez bien : il n’abandonnera pas son dessein.
« Il s’appelle Gunther, un roi puissant et fier. S’il obtient votre amour, il ne désirera rien de plus. À cause de vous, je l’ai accompagné jusqu’ici, s’il n’avait pas été mon seigneur, je ne fusse jamais venu. »
« Elle dit : « Est-il vraiment ton seigneur et toi son homme ? Veut-il tenter les jeux que je propose ? S’il est vainqueur, je serai sa femme ; mais si je triomphe une seule fois, il y va de la vie pour vous tous.
« — Il doit lancer la pierre, bondir après et jouter de la lance avec moi. Que votre esprit ne soit pas trop prompt, vous pourriez bien perdre ici l’honneur et la vie. Songez-y. » Ainsi répondit la vierge digne d’amour.
« Sîfrit le rapide s’avança vers le roi et le pria de dire à la reine toute sa volonté : « Soyez sans crainte, je saurai vous préserver par mes artifices. »
« Le roi Gunther parla : « Reine superbe, déterminez ce que vous exigez. J’accomplirai tout cela et même plus, pour votre beau corps. J’y laisserai ma vie, ou vous serez ma femme. »
« Quand la reine entendit ces paroles, elle ordonna de préparer les jeux suivant la commune. Elle fit apporter son armure de combat, une cuirasse d’or et un bon bouclier.
« La vierge se revêtit d’une cotte d’armes de soie, que jamais dans le combat nulle épée n’avait entamée. Elle était d’étoffe de Lybie très-bien faite, et toute brillante de passementeries bien ouvrées.
« Cependant on montrait beaucoup d’orgueil vis-à-vis des guerriers : Dancwart et Hagene en étaient peu satisfaits. Ils s’inquiétaient en leur cœur du sort de Gunther. Ils pensaient : « Ce voyage tournera mal pour nous. »
« Pendant ce temps, Sîfrit, la puissante épée, était retourné au vaisseau, sans que nul ne s’en aperçût, pour chercher la Tarnkappe qu’il y avait cachée. Il s’y glissa rapidement ; ainsi, personne ne le vit.
« Il se hâta de revenir. Il vit un grand nombre de guerriers là où la reine préparait les jeux. Il s’avança invisible. Nul ne le vit de tous ceux qui étaient présents, grâce à ses artifices.
« On traça le cercle où la joute devait avoir lieu en présence d’un grand nombre de vaillants héros. Ils étaient plus de sept cents bien armés, et c’étaient eux qui devaient décider en toute vérité à qui appartiendrait la victoire.
« Voici venir Brunhilt. Elle est armée comme si elle voulait combattre pour la terre d’un roi. Elle porte sur son vêtement de soie, de nombreuses lames d’or. Sa fraîcheur brillante éclate à ravir sous cet appareil.
« Viennent ensuite les serviteurs ; ils lui apportent un bouclier d’or rouge, revêtu de plaques d’acier trempé, grand et large. C’est avec ce bouclier que la vierge charmante voulait combattre.
« Les attaches de ce bouclier étaient d’une riche étoffe, sur laquelle brillaient des pierreries vertes comme l’herbe. Elles étincelaient avec un grand éclat dans l’or qui les enchâssait. Il devait être brave celui qui saurait plaire à cette femme.
« Ce bouclier d’acier et d’or que la vierge allait porter, était épais (cela nous a été conté ainsi) de trois empans à l’endroit des boucles. C’est à peine si quatre de ses camériers le pouvaient porter. »
« Voilà qu’on apporta à la vierge une pique lourde et grande, large, énorme, forte, invincible et dont le tranchant coupait terriblement. C’était celle dont elle se servait toujours.
« Écoutez les merveilles qu’on raconte du poids de cette pique : elle était forgée de quatre énormes masses de fer. Trois hommes de Brunhilt avaient peine à la porter. Le noble Gunther commença d’en prendre de l’inquiétude.
« Il pensa en lui-même : « Que va devenir ceci ! Par le diable de l’enfer, qui pourrait soutenir cette lutte ? Que ne puis-je retourner en vie vers le Rhin, elle serait pour longtemps délivrée de mon amour ? »
« Sachez-le bien, il était plein de soucis. On lui apporta toutes ses armes. Le roi puissant en était bien armé. D’inquiétude Hagene avait presque perdu la raison.
« Le frère de Hagene, le brave Dancwart, parla : « Je me repens intérieurement de ce voyage. On nous appelait des héros et nous devrions perdre la vie, et des femmes dans ce pays nous feraient périr !
« Cela me peine durement que je sois venu dans cette contrée. Si mon frère Hagene avait ses armes et moi les miennes, tous ces hommes de Brunhilt rabattraient un peu de leur fierté.
« Je vous le dis, par ma foi, ils se garderaient de trop d’arrogance. Et quand j’aurais juré mille fois la paix, avant que de voir périr mon chef que j’aime, oui, cette belle vierge perdrait la vie.
« — Certes nous quitterions librement ce pays, dit son frère Hagene, si nous avions nos armures qui nous sont si nécessaires et aussi nos bonnes épées ; nous saurions bien adoucir l’arrogance de cette belle femme. »
« La noble vierge comprit très-bien ce que dit le guerrier. La bouche souriante, elle les regarda par dessus l’épaule : « Puisqu’ils se croient si braves, qu’on leur apporte leurs armures. Remettez aux mains de ces héros leurs armes aiguisées.
« Qu’ils soient armés, cela m’est aussi égal que s’ils étaient là tout nus, — ainsi parla la reine. — Je ne crains la force d’aucun homme que je connaisse. Je compte bien lutter dans le combat contre la main de qui que ce soit. »
« Quand ils reçurent leurs épées, suivant l’ordre de la vierge, le brave Dancwart devint rouge de joie. « Maintenant joutez comme vous voudrez, dit l’homme intrépide : Gunther est invincible depuis que nous avons nos épées. »
« La force de Brunhilt se montra d’une façon effroyable. On lui apporta dans le cercle une lourde pierre, grande et monstrueuse, ronde et énorme. Douze guerriers braves et rapides la portaient avec effort.
« Elle avait coutume de la lancer quand elle avait lancé la pique. L’inquiétude des Burgondes devint grande : « Par mes armes, s’écria Hagene, quelle amante a choisie le roi ! Qu’elle soit en enfer, la fiancée du diable maudit ! »
« Elle entoura de brassards ses bras blancs, saisit le bouclier d’une main et leva le javelot. La lutte commençait. Les malheureux étrangers craignaient la fureur de Brunhilt.
« Et si Sîfrit n’était pas venu au secours de Gunther, elle lui eût arraché la vie. Sîfrit s’approcha de lui sans être vu et lui toucha la main. Gunther s’aperçut avec inquiétude de son artifice.
« Qui m’a touché ? » pensa l’homme hardi. Il regarda partout et ne vit personne. L’autre parla :
C’est moi, Sîfrit, ton ami dévoué. Ne crains rien de la reine. »
« Il ajouta : « Que tes mains abandonnent ton bouclier ; laisse-le moi porter et prête à tout ce que tu m’entendras dire. Fais les gestes, je ferai l’œuvre. » Quand le roi le reconnut, cela lui fit plaisir.
« Dissimule ma ruse ; cela vaut mieux pour nous deux. De cette façon la reine n’exercera point sur toi sa superbe arrogance, ainsi qu’elle en a l’intention. Et maintenant regarde comme elle se tient toute prête devant toi au bord du cercle. »
« Elle lança la pique avec grande force, la vierge superbe, sur le grand bouclier neuf et large, que le fils de Sigelint portait à son bras. Le feu jaillit de l’acier comme si l’ouragan eût soufflé.
« Le tranchant du fort javelot traversa le bouclier, et l’on vit sortir le feu des anneaux de la cotte de mailles. Du coup ces deux hommes si forts tombèrent ; sans la Tarnkappe, tous deux étaient morts.
« Le sang coula de la bouche de l’intrépide Sîfrit. Mais il se leva vivement, et le guerrier hardi saisit le javelot qu’elle lui avait lancé à travers son bouclier, et sa forte main le brandit à son tour.
« Mais il se dit : « Je ne veux point tuer la belle vierge », et tournant le tranchant du javelot vers son épaule, il le jeta le bois en avant, l’homme fort, avec tant de violence qu’elle se prit à chanceler.
« Le feu jaillit de la cotte d’armes comme si le vent l’eût attisé. Le fils de Sigemunt avait lancé la pique avec tant de vigueur qu’elle ne put, malgré sa force, en soutenir le coup. Le roi Gunther n’en eût jamais fait autant.
« Brunhilt la belle se releva aussitôt : « Noble guerrier Gunther, merci de ce coup ! » dit-elle. Elle croyait qu’il l’avait vaincue par sa propre force ; mais non : c’était un homme plus fort qui l’avait abattue.
« Alors elle s’avança transportée de fureur. Elle leva haut la pierre, cette noble vierge, et la lança avec vigueur bien loin d’elle. Puis elle bondit après la pierre, et son armure en retentit fortement.
« La pierre était tombée à douze brasses de distance. D’un bond elle avait dépassé le jet, la femme au beau corps ! Sîfrit le rapide alla vers l’endroit où se trouvait la pierre. Gunther la souleva, mais ce fut Sîfrit qui la lança.
« Il était brave, fort et grand. Il lança la pierre plus loin et bondit aussi plus loin. Par ses artifices il avait assez de forces pour enlever avec lui, en sautant, le roi Gunther.
« Le saut était accompli, la pierre était là couchée à terre, et l’on n’avait vu personne d’autre que le guerrier Gunther. Brunhilt la belle devint rouge de colère ; Sîfrit avait sauvé Gunther de la mort.
« Quand elle vit le héros à l’autre extrémité du cercle hors de danger, elle dit à demi-voix à ceux de sa suite : « Approchez vite, vous mes parents et mes hommes, vous allez devoir vous soumettre tous au roi Gunther. »
VIII §
Brunhilt, accompagnée de mille héros que Sîfrit était allé secrètement chercher au pays des Nibelungen, part avec eux pour le royaume de Gunther. Mais elle refuse jusqu’à son arrivée de lui accorder aucune familiarité d’époux. En approchant il ordonne à Sîfrit de le devancer à Worms pour préparer la réception de Brunhilt.
« Le seigneur Sîfrit prit en hâte congé de la dame Brunhilt et de toute sa suite, ainsi qu’il convenait. Et le voilà qui chevauche le long du Rhin. On n’aurait pu trouver en ce monde un meilleur messager.
« Il chevaucha vers Worms avec vingt-quatre guerriers. Il venait sans le roi ; quand cela fut su, tous ses fidèles furent remplis de douleur. Ils craignaient que leur seigneur n’eût trouvé la mort au loin.
« Ils descendirent de leurs chevaux, leur cœur était joyeux et fier ; aussitôt Gîselhêr, le bon jeune chef, s’approcha avec Gêrnôt, son frère. Comme il s’écria vivement dès qu’il ne vit point le roi Gunther avec Sîfrit :
« Soyez le bienvenu, seigneur Sîfrit ; faites-moi connaître où vous avez laissé mon frère le roi. La force de Brunhilt nous l’a enlevé, j’imagine. Ainsi l’amour auquel il osait prétendre nous aura causé grand dommage. »
« — Quittez ces soucis. Mon compagnon d’armes vous offre son salut et à vous et à tous ses parents. Je l’ai laissé sain et sauf et il m’a envoyé afin que je fusse son messager et que j’apportasse de ses nouvelles dans votre pays.
« Songez promptement à me faire voir la reine et votre sœur, afin que je leur apprenne ce dont m’ont chargé Gunther et Brunhilt ; tous deux sont heureux. »
« Alors le jeune Gîselhêr parla : « Vous irez vers elles. Vous avez inspiré de l’amour à ma sœur, et elle a conçu beaucoup d’inquiétudes pour mon frère. La vierge vous aime, je puis vous en être garant. »
« Le seigneur Sîfrit dit : « Partout où je pourrai la servir, je le ferai de cœur et avec fidélité. Où sont maintenant les femmes ? C’est là que je désire aller. » Gîselhêr, l’homme au corps gracieux, alla l’annoncer.
« Gîselhêr le jeune parla à sa mère et à sa sœur quand il les aperçut toutes deux. « Il nous est arrivé Sîfrit le héros du Niderlant. Mon frère Gunther l’a envoyé ici aux bords du Rhin.
« Il nous apporte des nouvelles du roi. Vous lui permettrez l’entrée de la cour, afin qu’il vous dise les nouvelles véritables de l’Islande. » Les nobles femmes étaient encore vivement affligées.
« Elles saisirent en hâte leurs vêtements et se vêtirent. Puis elles firent prier Sîfrit de se rendre à la cour. Il le fit du bon cœur, car il aimait tendrement la noble Kriemhilt ; elle lui parla avec grande bonté.
« Soyez le bienvenu, seigneur Sîfrit, héros digne de louanges. Où est mon frère Gunther, le noble et puissant roi ? J’imaginais que nous l’avions perdu par la force de Brunhilt. Hélas ! malheureuse fille que j’étais d’être jamais venue en ce monde. »
« L’intrépide chevalier parla : « Accordez-moi le pain du messager. Ô belle femme, vous pleurez, sans motif. Je l’ai laissé hors de tout péril, voilà ce que je voulais vous apprendre. Il m’a envoyé avec cette nouvelle vers vous deux.
« Avec sa tendre affection, ô très-noble reine, il vous offre ses services, lui et sa fiancée. Ainsi cessez de pleurer. Ils seront bientôt arrivés. » Depuis longtemps elle n’avait appris si douce nouvelle.
« Avec une étoffe blanche comme neige, elle essuya les larmes de ses beaux yeux. Puis elle se prit à remercier le messager des nouvelles qu’il avait apportées. Elles la consolaient de ses tourments et de ses pleurs.
« Elle pria le messager de s’asseoir ; il y était tout disposé, et la femme digne d’amour lui dit : « Ce serait sans regret que pour votre message je vous donnerais tout mon or. Vous êtes trop riche pour cela, mais je vous en demeurerai reconnaissante.
« — Quand j’aurais à moi seul trente pays, dit-il, je recevrais encore avec plaisir des dons de votre main.
« — Eh bien ! qu’il en soit fait ainsi », dit la femme pleine de vertus. Et elle ordonna à son camérier d’aller quérir la récompense du message.
« Elle lui donna vingt-quatre anneaux, ornés de belles pierres, en récompense. Mais l’âme du héros était ainsi faite qu’il n’en voulut rien garder. Il les distribua aussitôt aux belles femmes qu’il trouva là dans les appartements.
« Et la mère de Kriemhilt lui offrit également ses services avec beaucoup de bonté. « Je vous dirai plus encore, ajouta l’homme hardi, touchant ce dont le roi vous prie lorsqu’il arrivera aux bords du Rhin. Si vous faites cela, ô dame, il vous en sera toujours obligé.
« Je l’ai entendu exprimer le désir que vous receviez bien ses hôtes puissants et que vous lui accordiez d’aller à leur rencontre devant Worms, sur le sable. Voilà ce que le roi Gunther vous fait savoir avec ferme confiance. »
« La vierge digne d’amour parla : Je suis toute prête à le faire. Je ne refuserai jamais rien de ce qui pourra lui plaire. Il en sera fait ainsi en toute amitié. » Ses couleurs devinrent plus vives par l’amour qu’elle éprouvait.
IX §
« Le margrave Gère conduisit par la bride le cheval de Kriemhilt, mais seulement jusqu’aux portes du Burg. Au-delà Sîfrit, l’homme brave, la servit tendrement. C’était une belle enfant ! Depuis il en fut bien récompensé par la jeune fille.
« Avec mille gracieuses honnêtetés, dame Kriemhilt s’avança pour recevoir dame Brunhilt et sa suite. De leurs blanches mains on les vit écarter les tresses de leurs cheveux quand elles échangèrent leur baiser ; elles le firent en toute affection.
« La vierge Kriemhilt parla amicalement : « Soyez la bien-venue en ce pays, pour moi, pour ma mère et pour tout ce que nous avons de fidèles amis. » Et l’on s’inclina de part et d’autre.
« Et les femmes s’embrassèrent à plusieurs reprises. Jamais on n’a ouï parler d’une réception aussi affectueuse que celle faite à la fiancée par dame Uote et par sa fille. Plusieurs fois elles baisèrent ses douces lèvres.
« Quand les femmes de Brunhilt furent toutes descendues sur le sable, maints jeunes guerriers menèrent par la main maintes vierges richement vêtues. Ces nobles jeunes femmes entouraient Brunhilt.
« Avant que toutes salutations se fussent achevées, une grande heure s’écoula. Pendant ce temps fut baisée plus d’une bouche rose. Les filles des rois se tenaient encore l’une près de l’autre. Nombre de héros fameux se plaisaient à les contempler.
« Ils les suivaient du regard ceux qui avaient ouï dire que nul ne pouvait voir rien de plus beau que ces deux femmes, et on le disait sans mentir ; car dans la beauté de leur corps, rien n’était emprunté ni trompeur.
« Ceux qui savaient apprécier les femmes et leurs formes gracieuses, ceux-là louaient la beauté de la fiancée de Gunther. Mais les plus sages, qui les avaient mieux comparées, disaient qu’on pouvait bien préférer Kriemhilt à Brunhilt. »
X §
Gunther, cependant, au milieu des fêtes et des festins, accorde à Sîfrit le prix de ses services, la main de la jeune Kriemhilt. Le héros et la belle fiancée se retirent ensemble dans la chambre des noces.
Gunther veut entraîner Brunhilt. Elle le suit en vêtements de lin ; mais quand il veut jouir de sa conquête, Brunhilt s’indigne, résiste, et lui liant les pieds et les mains avec sa forte ceinture, elle le suspend à un clou de la chambre et le laisse vaincu et humilié déplorer sa rigueur. Il lui adresse en vain l’expression de son repentir et le serment de respect jusqu’au matin. À la fin, pour lui éviter l’humiliation de sa défaite devant sa cour, elle le délie et l’autorise à se tenir éloigné d’elle dans la couche nuptiale. On leur apporte le matin de nouveaux atours et on se réunit à la messe, dans la cathédrale de Worms. Mais Gunther était sombre de visage.
XI §
Après la messe, les deux héros se confient leurs destinées bien différentes. Sîfrit, à l’aide de son talisman, promet à Gunther de l’aider à dompter l’épouse rebelle.
Ici le poëme, semblable à Daphnis et Chloé ou plutôt à l’Arioste, change de ton et tourne par sa crudité naïve en tragi-comique. Sîfrit, à l’aide de l’obscurité, pénètre sans être vu dans l’appartement nuptial, il lutte longtemps invisible avec Brunhilt et remet au roi son épouse vaincue et soumise. Il lui dérobe seulement un anneau et une ceinture soustraits pendant la lutte. Il s’évade sans avoir été reconnu et va rejoindre sa femme Kriemhilt. Le sujet nous oblige à abréger ces détails aussi poétiques, mais moins chastes qu’Homère. Cela est bien beau, mais un peu barbare. Passons.
XII §
Cependant moitié amour, moitié jalousie, Brunhilt, la gigantesque héroïne devenue l’épouse de Gunther, insinuait à son mari l’envie de voir Sîfrit et sa femme Kriemhilt. Gunther résiste, puis il cède, il les invite à revenir prendre leur service à la cour.
XIII §
Le récit du voyage de Sîfrit et de Kriemhilt à la cour de Gunther est épique. Les deux belles rivales, Brunhilt et Kriemhilt, s’embrassent cordialement. Cependant, la femme de Gunther laisse échapper quelques paroles secrètement amères, qui indiquent qu’elle ne voit pas sans envie la félicité de Kriemhilt. Les fêtes commencent.
« Un jour avant la vesprée, les guerriers menaient grand bruit dans la cour du palais. Pour se divertir, ils se livraient à des jeux chevaleresques. Afin de les voir, hommes et femmes étaient accourus en foule.
« Elles étaient assises l’une près de l’autre, les deux puissantes reines, et elles pensaient aux héros si dignes d’admiration. La belle Kriemhilt parla : « J’ai un époux, à la main duquel toutes les terres de ce royaume devraient être soumises. »
« Dame Brunhilt répondit : « Comment cela pourrait-il être ? Si nul ne survivait que lui et toi, il est vrai, ce pays pourrait en ce cas lui être soumis. Mais tant que vivra Gunther, il ne peut en être ainsi. »
« Kriemhilt reprit alors : « Le vois-tu bien là-bas, comme il s’avance majestueusement devant les autres guerriers, pareil à la lune brillante parmi les étoiles. Certes, j’ai bien sujet de porter haut mon orgueil. »
« Dame Brunhilt dit à son tour : « Quelque gracieux, quelque loyal et quelque beau que soit ton mari, tu dois mettre avant lui Gunther le héros, ton noble frère. Celui-là, tu ne peux l’ignorer, doit précéder tous les rois sans conteste. »
« Kriemhilt prit la parole : « Mon époux est si digne d’affection que je ne l’ai point loué sans motif. En maintes choses sa gloire est grande, ne le crois-tu pas, Brunhilt ? Il est au moins l’égal de Gunther.
« — Il ne faut point si mal me comprendre, Kriemhilt, car je ne t’ai point tenu ce discours sans de bonnes raisons. Je leur ai entendu dire à tous deux, le jour où je vis le roi pour la première fois, où sa volonté de m’avoir pour femme s’accomplit et où il conquit mon amour d’une façon si chevaleresque. Ce jour-là Sîfrit avoua qu’il était l’homme-lige de Gunther. C’est pourquoi je l’ai considéré comme mon vassal depuis que je le leur ai entendu dire. »
« La belle Kriemhilt reprit :
« En ce cas, mal m’en serait advenu.
« Comment mes nobles frères auraient-ils consenti à me voir ainsi la femme d’un vassal ? Je t’en prie très-amicalement, Brunhilt, cesse ces propos de bonne grâce et par affection pour moi.
« — Certes, je ne les cesserai point, répondit la femme du roi. Comment abandonnerai-je le personnel de tant de chevaliers qui nous sont soumis avec Sîfrit, par les liens du vasselage ? »
« Kriemhilt la très-belle commença à s’irriter fortement :
« Tu dois pourtant y renoncer, car jamais il ne sera en ton service. Il est plus haut placé que Gunther mon frère, le très-noble homme. Tu cesseras de tenir ces discours que j’ai entendus de ta bouche.
« Et aussi il me paraît étonnant, s’il est ton homme-lige et que tu aies sur nous deux une telle puissance, qu’il t’ait si longtemps privée du tribut de ses services. J’en ai assez de ton outrecuidance et non sans motif.
« — Tu t’élèves trop haut, répondit la femme du roi ; maintenant je voudrais voir si on rendra à ta personne autant d’honneur qu’à la mienne. »
« La colère s’était emparée de l’âme de ces deux femmes. Ainsi parla alors la dame Kriemhilt :
« Eh bien ! nous verrons. Puisque tu as osé soutenir que mon mari est un homme-lige, les fidèles des deux princes devront décider aujourd’hui si, à la porte de l’église, j’ai passé devant la femme du roi.
« Il faudra que tu voies en ce jour que je suis de noblesse libre et que mon mari est plus considéré que le tien. Je ne veux plus être outragée à ce sujet. Tu comprendras, encore aujourd’hui, que ta vassale marche, à la cour, devant tous les guerriers du pays burgonde. Je prétends être de plus haute dignité que nulle reine qui jamais ait porté la couronne, à la connaissance des hommes. »
« Une haine terrible s’éleva entre ces deux femmes. Mais Brunhilt répondit :
« Si tu ne veux pas être ma vassale, tu dois alors te séparer de ma suite, toi et tes femmes, quand nous irons à la cathédrale.
« — Par ma foi, il en sera fait ainsi, dit Kriemhilt.
« Allons, mes filles, habillez-vous, dit l’épouse de Sîfrit, il faut que ma dignité en sorte aujourd’hui sans déshonneur ; il faut faire voir que vous avez de riches vêtements. Puisse-t-elle désirer démentir ce qu’elle m’a soutenu en ce jour ! »
« Il était facile de leur faire agréer ce conseil ; elles cherchèrent leurs riches habits. Femmes et jeunes filles étaient magnifiquement vêtues. Elle s’avança avec sa suite, la noble femme du prince. Le beau corps de Kriemhilt était aussi splendidement orné.
« Elle était accompagnée de quarante-trois jeunes filles qu’elle avait amenées au bord du Rhin, et qui portaient de brillantes étoffes tissées en Arabie. Ainsi, ces dames allaient à l’église en grand apparat. Les hommes de Sîfrit les attendaient devant le palais.
« Les gens s’étonnèrent de ce qui se passait. On voyait les reines, séparées, ne plus marcher côte à côte comme de coutume. Il en advint depuis lors malheur et souci à plus d’un guerrier.
« La femme de Gunther se tenait devant la cathédrale. Les yeux de maint chevalier prenaient plaisir à considérer les gracieuses dames. Mais voici venir Kriemhilt la très-belle avec sa troupe superbe.
« Tout ce que jamais noble fille de chevalier porta en fait de vêtements, tout cela n’était qu’un souffle comparé à ceux de sa suite. Elle-même avait tant de richesses sur elle, que trente femmes de roi n’auraient pu montrer ce qu’elle étalait sur sa seule personne.
« Quand il l’aurait voulu, nul n’eût osé dire qu’on avait jamais vu porter des costumes aussi riches que ceux que portaient en ce moment ses compagnes si bien mises. Si ce n’eût été pour mortifier Brunhilt, Kriemhilt n’y eût point attaché d’importance.
« Elles arrivèrent ensemble devant la vaste église. La dame du logis agit ainsi par grande haine : elle ordonna rudement à Kriemhilt de s’arrêter. « Jamais la femme d’un vassal ne doit marcher devant la femme d’un roi. »
« Alors la belle Kriemhilt parla ; elle était animée de fureur : « Si tu avais pu te taire encore, cela aurait mieux valu pour toi. Tu as déshonoré ton beau corps. Comment la concubine d’un homme pourrait-elle jamais devenir la femme d’un roi ?
« — Qui donc ici appelles-tu concubine ? » s’écria l’épouse de Gunther.
« C’est toi que je nomme ainsi, dit Kriemhilt. Mon mari bien-aimé, Sîfrit, a le premier possédé ton beau corps. Oui, ce n’est pas mon frère qui t’a eue vierge.
« Où donc étaient tes esprits ? C’était par un coupable caprice que tu te laissais aimer par celui qui était ton vassal. C’est donc sans raison, ajouta Kriemhilt, que tu voudrais te plaindre de mes paroles.
« — Par ma foi, répondit Brunhilt, je dirai tout ceci à Gunther.
« — Eh ! que m’importe ! Ton orgueil t’a trompée. Tu m’as, en tes discours, soumise à ton service ; sache-le bien, tu peux m’en croire, ce sera pour moi une blessure éternelle. Je ne serai plus disposée à t’accorder mon affection et ma confiance. »
« Brunhilt se prit à pleurer. Kriemhilt passa outre. Elle entra dans la cathédrale avant la femme du roi, avec toute sa suite. La haine en devint plus grande. Plus d’un œil joyeux versa des larmes amères à ce sujet.
« Quoique l’on servît Dieu et que l’on chantât là en son honneur, le temps parut à Brunhilt d’une longueur excessive. Car son corps était abattu et son âme était sombre. Maint guerrier bon et valeureux devait en être la victime.
« Brunhilt et ses femmes allèrent se placer devant l’église. Elle pensait : « Kriemhilt doit me faire savoir pourquoi elle m’a ainsi outragée, tout haut, cette femme aux paroles hardies. S’il s’en est vanté, vraiment il lui en coûtera la vie. »
« Voici venir Kriemhilt avec maint homme courageux. La fière Brunhilt lui dit : « Vous allez vous arrêter ici. Vous m’avez appelée concubine ; vous devez le démontrer. Vos paroles, vous ne l’ignorez pas, m’ont blessée profondément. »
« Dame Kriemhilt répondit : « Vous pouvez me laisser passer ; car je le prouve par cet anneau d’or que je porte à mon doigt. Sîfrit me l’apporta après la nuit qu’il passa avec vous. » Jamais Brunhilt n’avait eu une journée aussi funeste.
« Elle reprit : « Ce noble anneau d’or m’a été volé. Il y a longtemps déjà qu’on me l’a dérobé méchamment. J’apprends à la fin qui me l’a enlevé. » Ces femmes étaient toutes deux animées d’une terrible colère.
« Kriemhilt parla à son tour : « Je ne veux point passer pour voleuse. Si ton honneur t’est cher, tu aurais mieux fait de garder le silence. Je prouve par cette ceinture, qui entoure ma taille, que je ne mens point. Oui, Sîfrit a été ton époux. »
« Elle portait le cordon de soie de Ninive, orné de nobles pierreries ; il était vraiment magnifique. Quand Brunhilt le vit, elle commença de pleurer. Il fallait que Gunther l’apprît et tous ses hommes aussi.
« La reine parla ainsi : « Appelez le souverain du Rhin. Je veux lui faire entendre comment j’ai été la femme de Sîfrit. »
« Le roi vint avec ses guerriers. Il vit là sa bien-aimée pleurant ; il lui parla avec douceur :
« Dis-moi, femme chérie, qui donc t’a offensée ? »
« Elle répondit au roi :
« Ah ! j’ai lieu d’être bien affligée ! Ta sœur veut me déshonorer sans merci ; je t’en fais ma plainte. Elle prétend que Sîfrit, son mari, m’a eue pour concubine. »
« Le roi Gunther répondit :
« Elle a eu tort.
« — Elle porte ici ma ceinture que j’avais perdue et mon anneau d’or vermeil. Je regrette amèrement d’être née. Si tu ne m’affranchis pas de cette grande honte, je ne t’aimerai plus jamais. »
« Le roi Gunther parla : « Qu’on appelle Sîfrit. Qu’il nous fasse savoir si réellement il s’en est vanté, ou bien que le héros du Niderlant démente le fait. » L’intrépide Sîfrit fut appelé en hâte.
« Quand le seigneur les vit si émus (il en ignorait la cause), il s’écria aussitôt : « Pourquoi ces femmes pleurent-elles, je désirerais le savoir ? Et pour quel motif m’a-t-on appelé ici ? »
« Le roi Gunther prit la parole : « Je suis vivement affligé. Ma femme Brunhilt vient de m’apprendre la nouvelle que tu t’es vanté d’avoir été son premier époux. Ainsi du moins le soutient Kriemhilt, ta femme. Guerrier, as-tu fait cela ?
« — Non, je ne l’ai point fait, répondit Sîfrit, et si elle l’a dit, je l’en ferai repentir. Je veux te prouver par mon serment suprême, devant tous les hommes, que jamais je n’ai rien avancé de pareil. »
« Le roi du Rhin reprit : « Fais-le nous connaître de cette façon. Si tu prêtes le serment que tu m’offres, je te décharge du soupçon de toute fausseté. » On vit alors les Burgondes se former en cercle.
« Sîfrit, le très-hardi, leva la main pour le serment. L’opulent roi reprit la parole : « Ta parfaite innocence m’est complétement démontrée. Je suis convaincu que tu n’as point dit ce qu’a prétendu ma sœur.
— « Elle payera cher d’avoir ainsi contristé ta femme si belle, répondit Sîfrit. Certes, cela m’afflige au-delà de toute mesure. » Les deux guerriers braves et magnanimes se regardaient l’un l’autre.
« On devrait bien apprendre aux femmes à laisser là toutes ces paroles insolentes, ajouta Sîfrit, la bonne épée. Interdis-les à ta femme, j’en ferai autant à la mienne. Une pareille outrecuidance remplit vraiment de confusion. »
« On sépara, et non sans cause, maintes belles dames. Brunhilt était si profondément affligée que les fidèles de Gunther en eurent pitié. Voici venir vers sa suzeraine Hagene de Troneje.
« Il lui demanda comment elle était, car il la trouva pleurant. Elle lui raconta tout : aussitôt il promit que l’époux de Kriemhilt en porterait la peine, ou que lui, Hagene, ne se livrerait plus jamais à la joie. »
XIV §
Hagene, le fougueux chevalier, résolut de venger l’épouse de Gunther, son souverain. Il lui persuada de feindre une guerre avec ses voisins et de faire tuer Sîfrit dans la mêlée, souvenir biblique de la trahison de David ; le roi accepte ; Kriemhilt, l’épouse de Sîfrit, conçoit des soupçons, fait venir Hagene, qu’elle croit fidèle et s’ouvre à lui sur le secret profond qui rend Sîfrit invulnérable. Elle raconte à Hagene que Sîfrit, quand il tua le dragon au bas de la montagne, se baigna dans le sang du monstre qu’il venait d’immoler, mais qu’une feuille de tilleul étant tombée de l’arbre et s’étant collée sur son corps, entre les deux épaules, avait empêché le sang du dragon de couvrir cette partie de son corps et privé cette partie secrète de partager l’invulnérabilité des héros ; Hagene simula un grand zèle pour Sîfrit. Il dit à Kriemhilt de le protéger contre ses ennemis.
« Son maître lui ordonna de dire ce qu’il avait appris.
« Si vous pouvez empêcher l’expédition, nous irons à la chasse. Maintenant je connais le secret de me rendre maître de lui. Pouvez-vous arranger cela ?
« — Je le ferai facilement », dit le roi.
« Les compagnons de Gunther étaient très-satisfaits. Je pense que jamais chevalier ne machina plus grande trahison que celle-ci, tandis que la reine se fiait complétement à sa loyauté.
« Le lendemain matin, le seigneur Sîfrit, avec mille de ses hommes, partit chevauchant plein de joie. Il pensait qu’il allait venger l’offense reçue par ses amis. Hagene le suivit de si près, qu’il put examiner son vêtement.
« Quand il eut aperçu la marque, il envoya secrètement deux de ses hommes, qui devaient apporter d’autres nouvelles, disant que Liudgèr les avait envoyés vers le roi pour annoncer que le pays de Gunther demeurerait en paix.
« Avec quels regrets Sîfrit retourna sur ses pas avant d’avoir vengé l’injure de ses amis ! Les hommes de Gunther le détournèrent avec peine de l’expédition. Il alla près du roi, qui se mit à le remercier.
« Que Dieu vous récompense, seigneur Sîfrit, vous, mon bon ami, de ce que vous faites si volontiers ce que je vous demande. Je serai toujours disposé à vous rendre service en raison de ce que je vous dois. Je me confie en vous plus qu’en tous mes autres fidèles.
« Maintenant que nous n’avons plus à conduire notre armée, je veux aller chasser l’ours et le sanglier dans le Waskem-wald, ainsi que je l’ai fait bien souvent. » C’était là le conseil de Hagene, l’homme très-déloyal.
« On dira à tous mes hôtes que je veux chevaucher de bon matin. Que ceux qui veulent chasser avec moi, se tiennent prêts. Que ceux qui veulent rester se divertissent avec les dames : ainsi ils me feront plaisir. »
« Le fort Sîfrit parla d’une loyale façon : « S’il vous plaît d’aller chasser, je vous accompagnerai bien volontiers. Mais vous me prêterez un piqueur et quelques chiens courants. Ainsi je chevaucherai parmi les sapins.
« — Si vous ne vous contentez pas d’un seul piqueur, répondit aussitôt le roi, je vous en prêterai quatre, qui connaissent parfaitement la forêt et les sentiers que suivent les animaux. Ils ne vous laisseront point revenir semblable à un exilé. »
« Le chevalier magnanime chevaucha vers sa femme. Hagene se hâta de dire au roi comment il comptait vaincre le guerrier superbe. Jamais ne s’accomplit une aussi coupable trahison.
« Ces hommes déloyaux préparaient ainsi sa mort, et leurs amis le savaient. Gîselhêr et Gêrnôt ne voulurent pas aller à la chasse. Je ne sais par quelle inimitié ils ne l’avertirent point ; ils en portèrent depuis la peine.
« Gunther et Hagene, ces guerriers très-audacieux, vantaient avec déloyauté une partie de chasse dans le bois. Avec leurs lances acérées ils voulaient poursuivre les sangliers, les ours et les bisons. Que pouvait-on faire de plus hardi ?
« Au milieu d’eux chevauchait Sîfrit avec une prestance royale. On emportait des vivres de toute espèce. Près d’une source fraîche, il allait perdre la vie : ainsi l’avait voulu Brunhilt, la femme du roi Gunther.
« Le vaillant héros alla trouver Kriemhilt. On chargeait sur des chevaux de bât son équipement de chasse et celui de ses compagnons. Ils allaient passer le Rhin. Jamais Kriemhilt ne ressentit tant de peine.
« Il baisa la bouche de sa bien-aimée : « Que Dieu m’accorde, femme, de te retrouver en bonne santé, et que tes yeux aussi puissent me revoir ! Tu te divertiras avec tes bons parents ; je ne puis rester ici. »
« Elle pensa au récit qu’elle avait fait à Hagene ; elle n’osait le lui avouer. Elle se prit à gémir, la noble reine, de ce qu’elle eût jamais reçu l’existence. Elle versa des larmes sans mesure, la femme merveilleusement belle.
« Elle dit au guerrier : « Laisse là cette chasse. J’ai rêvé cette nuit d’un malheur, comme si deux sangliers sauvages te poursuivaient sur la bruyère ; et les fleurs en devinrent rouges. En vérité, c’est une grande angoisse qui me fait ainsi pleurer.
« Je crains fortement des machinations ennemies. Nous avons pu desservir quelqu’un qui nous aura voué une haine mortelle. Reste ici, cher seigneur, mon dévouement te le conseille.
« — Mon amie chérie, dans peu de jours je serai de retour. Je ne connais personne ici qui pourrait me porter de la haine. Tous tes parents me veulent également du bien. Aussi n’ai-je pas mérité de leur part un autre sentiment.
« — Non, mon seigneur Sîfrit, je crains que tu ne succombes. J’ai rêvé cette nuit d’un malheur, comme si deux montagnes tombaient sur toi, et jamais je ne devais te revoir ! Oh ! si tu veux me quitter, cela me fera de la peine jusqu’au fond du cœur. »
« Il saisit dans ses bras la femme riche en vertus et couvrit son beau corps de tendres baisers. Puis il se hâta de se séparer d’elle et de partir. Hélas ! depuis ce moment elle ne le vit plus jamais vivant.
« Ils chevauchèrent vers une forêt profonde ; maint guerrier rapide suivait Gunther et Sîfrit, par divertissement. Gêrnôt et Gîselhêr voulurent rester au palais. Hélas ! Kriemhilt ne vit plus jamais son époux vivant.
« Au-delà du Rhin, beaucoup de chevaux les précédaient, apportant aux chasseurs du pain, du vin, des viandes, du poisson et d’autres provisions, comme un roi si opulent en a en abondance.
« Les chasseurs fiers et impétueux campèrent à l’entrée de la vaste forêt, non loin du débouché des bêtes sauvages. Comme ils allaient chasser dans une vaste plaine, Sîfrit arriva : on en prévint le roi.
« De tous les côtés, les compagnons de chasse se tenaient attentifs. L’homme hardi, Sîfrit, le très-fort, parla : « Guerriers braves et rapides, qui donc nous conduira sur la trace du gibier ?
« — Voulez-vous que nous nous séparions ici, avant que nous commencions de chasser ? répondit Hagene. De cette façon, nous pourrons reconnaître, mes seigneurs et moi, qui de nous sera le plus adroit chasseur, dans cette expédition à travers la forêt.
« Nous partagerons gens et chiens, et chacun ira où il lui plaira d’aller. Alors celui qui aura le mieux chassé en recevra des louanges. » Les chasseurs ne restèrent pas longtemps ensemble.
« Le seigneur Sîfrit parla : « Je n’ai nul besoin de chiens, sauf d’un seul limier bien dressé à suivre la piste des bêtes parmi les sapins. Nous allons bien chasser », dit l’époux de Kriemhilt.
« Un vieux chasseur prit un limier qui en peu de temps conduisit le chef dans un endroit où se trouvait beaucoup de gibier. Les compagnons chassèrent tout ce qui se leva, ainsi que le font encore les bons chasseurs de nos jours.
« Tout ce que le chien faisait partir était abattu par la main de Sîfrit, le hardi, le héros du Niderlant. Son cheval courait si vite que rien ne lui échappait. De tous, il reçut des éloges pour la manière dont il chassait.
« Dans tous les exercices il était excessivement adroit. La première bête qu’il tua de sa main fut un sanglier. Bientôt après il trouva un monstrueux lion.
« Le limier le fit lever ; le héros lança avec son arc une flèche acérée qui transperça le lion : le monstre se précipita sur le chasseur, mais il ne fit que trois bonds. Les compagnons de chasse de Sîfrit le remercièrent.
« Puis en peu de temps il abattit un bison et un élan, quatre aurochs et un terrible cerf à barbe de bouc. Son coursier le portait si vite que rien ne lui échappait. Les biches et les cerfs, il ne les manquait guère.
« Le limier trouva un énorme sanglier. Comme il commençait de courir, voici venir le maître chasseur, qui se plaça sur son chemin. Furieux, le sanglier se précipita sur le hardi guerrier.
« L’époux de Kriemhilt le frappa avec l’épée, comme nul autre chasseur n’eût su le faire. Quand l’animal fut abattu, on reprit le chien. Ces exploits de chasse furent connus de tous les Burgondes.
« Les piqueurs lui dirent : « Faites-nous cette grâce, seigneur Sîfrit, épargnez une partie du gibier. Car sinon vous rendrez désertes la montagne et la forêt. » À ces mots, le héros rapide et valeureux se mit à sourire.
« On entendait de tous côtés retentir des cris. Le vacarme des gens et des chiens était si grand, que la montagne et les sapins en renvoyaient l’écho. On avait lâché vingt-quatre couples de chiens.
« Un grand nombre d’animaux perdirent la vie. Les Burgondes croyaient faire en sorte d’obtenir le prix de la chasse ; mais cela ne fut point possible, quand on vit arriver le fort Sîfrit auprès du feu du campement.
« La chasse tirait à sa fin, mais n’était pas encore complétement terminée. Ceux qui voulaient s’approcher du foyer, y apportaient la peau de mainte bête et du gibier en abondance. Ah ! que de vivres on prépara pour la compagnie.
« Le roi fit annoncer aux chasseurs de haute lignée qu’il allait prendre son repas. On sonna une seule fois très-fortement de la trompe, afin qu’on sût au loin qu’on pouvait trouver le noble prince à la halte.
« Un des piqueurs de Sîfrit parla : « J’entends par le son de la trompe que nous devons nous rendre au campement. Je vais y répondre. » Et de tous côtés, le son du cor rappelait les chasseurs.
« Le seigneur Sîfrit dit : « Maintenant sortons des sapins », et son cheval le portait légèrement ; ses compagnons le suivaient. Leurs cris firent lever une bête terrible, un ours farouche. Le héros se retourna, disant :
« Je veux donner un divertissement à nos compagnons. Détachez le chien ; je vois un ours qui va nous accompagner au camp. S’il ne se sauve rapidement, il ne nous échappera pas. »
« Le limier est lancé : l’ours fuit. L’époux de Kriemhilt veut le dépasser, mais la bête se réfugie dans une clairière d’arbres abattus ; la poursuite y était impossible. Le vigoureux animal croyait bien être là à l’abri des chasseurs.
« Le fier et beau chevalier saute à bas de son coursier et s’élance après l’ours, qui, à bout de ressources, ne pouvait lui échapper. Le héros le saisit aussitôt, et, sans recevoir aucune blessure, le garrotte en un instant.
« Ni griffes ni dents ne peuvent atteindre le guerrier, il attache l’ours à sa selle, remonte à cheval, et, avec grande audace, le ramène au foyer du camp ; c’était un jeu pour ce héros bon et intrépide.
« Il chevauchait vers la halte, avec une allure vraiment princière ; sa lance était longue, forte et large ; une belle épée pendait jusque sur ses éperons. Le chef avait aussi un cor magnifique d’or rouge.
« Jamais je n’ai ouï parler d’un meilleur équipement de chasse. Il portait un vêtement d’étoffe noire et un chaperon de zibeline, d’une grande richesse. À quels cordons magnifiques était suspendu son carquois !
« On l’avait recouvert d’une peau de panthère à cause de sa bonne odeur. Il portait aussi un arc qu’on devait bander avec un levier, quand il ne le faisait pas lui-même.
« Tout son vêtement était orné, du haut jusqu’en bas, de peau de lynx. Sur la riche pelleterie mainte plaque d’or étincelait sur les deux flancs du hardi maître chasseur.
« Il portait aussi Balmung, une épée large et belle. Elle était si acérée, que quand on en frappait un casque, elle le fendait sans peine. Ah ! le tranchant en était bon ! Le superbe chasseur était en humeur joyeuse.
« Puisque je dois vous faire un récit exact, sachez que son carquois était plein de flèches, dont le fer, large comme la main, était attaché au bois par des plaques d’or. Tout ce qu’il perçait de ces flèches devait bientôt mourir.
« Le noble chevalier allait donc chevauchant dans sa magnificence. Quand les hommes de Gunther le virent venir, ils coururent à sa rencontre pour tenir son coursier. Il amenait attaché à la selle l’ours énorme et terrible.
« Quand il fut descendu de cheval, il détacha la corde qui liait les pattes et la gueule de l’ours. Dès qu’ils virent l’animal, les chiens se mirent à aboyer à grand bruit. La bête voulait retourner au bois, ce qui effraya les gens.
« Le vacarme fit fuir l’ours vers la cuisine. Oh ! comme il chassa les cuisiniers loin du feu ! Plus d’un chaudron fut renversé, plus d’un brandon dispersé. Ah ! quels bons mets on trouva jetés dans les cendres !
« Les chefs et leurs hommes sautèrent de leur siége. L’ours commença de s’irriter. Le roi ordonna de lâcher toute la meute, qui était attachée par des cordes. C’eût été un jour de grand plaisir s’il avait bien fini !
« Sans tarder davantage, avec des arcs et des piques, les plus rapides coururent à la poursuite de l’ours. Il y avait tant de chiens que nul n’osait tirer. Les cris des gens faisaient retentir toute la montagne.
« L’ours se mit à fuir devant les chiens. Nul ne pouvait le suivre, si ce n’est l’époux de Kriemhilt, qui l’atteignit l’épée à la main et le frappa à mort. On rapporta le monstre auprès du feu.
« Ceux qui voyaient cela disaient que c’était un homme bien fort. On pria les fiers compagnons de chasse de se rendre à table ; sur une belle pelouse ils étaient assis très-nombreux. Ah ! quels mets de chevalier on servit à ces braves chasseurs.
« Les échansons, qui devaient apporter le vin, venaient lentement. Du reste, les héros ne pouvaient être mieux servis ; s’ils n’avaient point caché une âme si déloyale, ces guerriers eussent été préservés de toute honte.
« Le seigneur Sîfrit parla : « Je m’étonne que, puisqu’on nous apporte tant de mets de la cuisine, les échansons ne nous offrent pas de vin. Si on ne sert pas mieux les chasseurs, je ne veux plus prendre part à aucune chasse.
« J’ai cependant bien mérité qu’on fasse un peu plus attention à moi. » Le roi, de la table où il était assis, lui répondit avec fausseté : « Nous ferons volontiers amende honorable pour ce qui a pu vous manquer aujourd’hui. C’est Hagene qui veut nous faire mourir de soif. »
« Hagene de Troneje dit : « Mon cher seigneur, je croyais que la chasse aurait lieu aujourd’hui dans le Spehtshart ; c’est là que j’ai envoyé le vin. Si nous demeurons altérés aujourd’hui, comme je veillerai à éviter chose semblable désormais ! »
« Le Niderlander parla : « Ah ! puissiez-vous en pâtir ! Sept bêtes de somme auraient dû nous amener du vin clairet et de l’hydromel, ou si cela était impossible, on aurait dû nous faire camper aux bords du Rhin. »
« Hagene de Troneje répondit : « Chevaliers nobles et impétueux, je connais tout près d’ici une fraîche fontaine, et, afin que vous ne vous irritiez point, nous allons nous y rendre. » L’avis qu’il donnait devait causer bien des maux à maints guerriers.
« L’homme hardi n’avait pas l’âme faite de façon à deviner leur trahison. Plein de vertus, il était étranger à toute fausseté. Ils devaient porter la peine de sa mort et n’en point tirer avantage.
« La soif pressait Sîfrit, le héros. Il commanda d’enlever aussitôt les tables, afin d’aller vers la montagne, à la recherche de la source. Hagene avait donné ce conseil avec une intention perfide.
« On chargea sur des chariots les bêtes tuées par la main de Sîfrit, et on les transporta à travers le pays. Tous ceux qui voyaient cela lui accordaient grand honneur. Mais Hagene trahit méchamment sa foi envers Sîfrit.
« Comme ils se mettaient en marche vers le grand tilleul, Hagene parla : « On m’a souvent dit que nul ne pouvait suivre, à la course, l’époux de Kriemhilt. Voudrait-il nous le faire voir ? »
« Le brave Sîfrit de Niderlant répondit : « Vous pouvez l’essayer. Voulez-vous me suivre jusqu’à la fontaine ? Nous ferons un pari : si vous y consentez, on accordera le prix à celui qu’on aura vu vaincre.
« — Eh bien ! nous essayerons », reprit Hagene, la bonne épée.
« Le fort Sîfrit ajouta :
« Je veux même me coucher à vos pieds sur l’herbe. » Comme Gunther entendait cela avec plaisir !
« Le valeureux guerrier dit encore : « Je vous dirai plus, je veux porter sur moi ma pique et mon bouclier et tout mon équipement de chasse. Aussitôt il attacha ensemble son carquois et son épée.
« Ils se dépouillèrent de leurs vêtements, et tous deux se tenaient là en leurs blanches chemises. Semblables à deux panthères sauvages, ils coururent sur le trèfle ; mais on vit le hardi Sîfrit arriver le premier près de la fontaine.
« En toutes choses, il emportait le prix sur les autres hommes. Aussitôt il détache son épée, dépose ensuite son carquois et sa forte pique contre une branche de tilleul. Près du courant de la source, il se tenait, le superbe étranger.
« Les vertus de Sîfrit étaient bien grandes. Il posa son bouclier à côté des ondes de la fontaine. Mais quelque grande que fût sa soif, il ne voulut point boire avant que le roi n’eût bu. Il en reçut bien funeste récompense.
« L’eau de la source était fraîche, transparente et bonne ; Gunther se baissa vers le flot ; puis il se releva quand il eut bu. Le brave Sîfrit en eût volontiers fait autant.
« Il paya cher sa bonté. Hagene emporta loin de lui l’arc et l’épée, puis il revint en hâte saisir la pique. Alors il chercha la marque sur le vêtement du héros.
« Au moment où le seigneur Sîfrit se penchait sur la fontaine pour y boire, il le frappa, à travers la petite croix marquée, si violemment, que le sang du cœur jaillit de la blessure jusque sur les habits de Hagene. Jamais guerrier ne commit pareille scélératesse.
« Il laissa la pique fichée dans le cœur. Jamais, devant nul homme au monde, Hagene n’avait fui si affreusement.
« Quand le fort Sîfrit sentit la profonde blessure, furieux, il se releva de la source en bondissant. Le bois de la longue pique lui sortait du cœur. Le chef croyait trouver sous sa main son arc et son épée : Hagene eût été récompensé selon son mérite.
« Le héros blessé, ne trouvant point son épée, saisit son bouclier au bord de la fontaine et poursuivit Hagene. L’homme-lige du roi Gunther ne pouvait échapper.
« Quoique blessé à mort, Sîfrit le frappa si rudement de son bouclier, que les riches pierreries en jaillirent et qu’il se brisa en éclats. Ah ! qu’il eût voulu se venger, le noble hôte !
« Soudain, par sa main, Hagene est abattu. La clairière retentit bruyamment de la force du coup. S’il avait tenu son épée, Hagene était mort. Il s’irritait de sa blessure et sa détresse était grande.
« Ses couleurs pâlissent ; il ne peut plus se soutenir. Les forces de son corps puissant l’abandonnent. Sur ses joues blêmes, il porte l’empreinte de la mort, il fut bien pleuré par les belles femmes.
« Il tomba parmi les fleurs, l’époux de Kriemhilt ! Le sang coulait à flots hors de sa blessure. Il se mit à adresser des reproches à ceux qui avaient déloyalement conseillé sa mort. Sa suprême angoisse le faisait parler.
« Le blessé dit : « Vous, lâches et méchants, à quoi m’a servi tout ce que j’ai fait pour vous, puisque vous m’assassinez ainsi ? Je vous ai toujours été fidèle ; je le paye cher maintenant. Hélas ! vous avez bien cruellement agi envers votre ami !
« À partir de ce jour, ceux qui naîtront de vous seront déshonorés à jamais. Vous avez, sur mon corps, trop satisfait votre haine. Vous serez exclu avec la honte du nombre des bons chevaliers. »
« Tous les guerriers accoururent là où le blessé était couché. C’était un jour funeste pour beaucoup d’entre eux. Il était plaint par ceux qui avaient quelque loyauté. Il l’avait bien mérité de la part de tous, ce héros magnanime !
« Le roi des Burgondes lui-même déplorait sa mort. Le mourant parla : « C’est sans raison que celui qui a commis le crime en pleure. Il mérite grand déshonneur. Que n’y a-t-il renoncé ? »
« Le féroce Hagene répondit : « J’ignore ce que vous regrettez. Nos peines et nos soucis sont maintenant terminés. Désormais nous n’en trouverons plus guère qui oseront nous résister. Grâce à moi, nous sommes débarrassés du héros.
« — Il vous est facile maintenant de vous vanter, dit Sîfrit. Si j’avais connu vos ruses d’assassin, j’aurais bien su défendre ma vie contre vous. Mais je ne regrette rien davantage que dame Kriemhilt, ma femme.
« Maintenant, que Dieu ait pitié du fils qu’il m’a donné, auquel on reprochera plus tard que des gens de sa famille ont assassiné un homme. Si j’en ai la force, voilà ce que je veux amèrement déplorer.
« Jamais, dit-il au roi, n’a été commis un meurtre plus horrible, que celui dont je tombe la victime. Je vous conservai la vie et l’honneur dans vos plus pressants dangers. J’ai payé bien chèrement tous les services que je vous ai rendus. »
« Alors le guerrier blessé à mort ajouta tristement : « Voulez-vous, noble roi, faire encore quelque chose de loyal en ce monde ? Laissez-moi confier à votre merci ma chère bien-aimée.
« Qu’elle puisse jouir de l’avantage d’être votre sœur. Elle a toujours été ma compagne fidèle, pleine de royales vertus. Mon père et mes guerriers vont m’attendre longtemps ! Non, jamais on n’a traité si cruellement un ami dévoué. »
« Sous l’étreinte de la douleur, il se tordait affreusement ; il parla d’une voix lamentable : « Il se peut que plus tard vous vous repentiez de ce lâche assassinat. Croyez-en ma parole véridique, vous vous êtes frappés vous-mêmes. »
« Tout autour de lui les fleurs étaient baignées de sang. Il luttait contre la mort. Mais bientôt tout fut fini. L’arme homicide l’avait atteint trop profondément. Il devait mourir là, le guerrier vaillant et magnanime.
« Quand les chefs virent que le héros était mort, ils le mirent sur un bouclier d’or rouge ; puis ils se consultèrent pour savoir comment on cacherait que c’est Hagene qui l’avait tué.
« Plusieurs d’entre eux dirent : « Mal nous est advenu. Nous devons tous cacher le fait et dire d’un commun accord : L’époux de Kriemhilt, étant allé chasser seul, des brigands l’ont tué, tandis qu’il chevauchait à travers les sapins. »
« Hagene de Troneje répondit : « Je le ramènerai moi-même au palais. Il m’est bien égal qu’elle apprenne la vérité, celle qui a affligé le cœur de Brunhilt. Je m’inquiète peu de ce qu’elle fera quand elle sera dans les larmes. »
« Maintenant vous allez apprendre de moi l’indication exacte de la fontaine où Sîfrit fut tué. Devant l’Otenwald est un village du nom d’Otenhaim ; là coule encore la source, on ne peut le mettre en doute.
« Ils attendirent jusqu’à la nuit et repassèrent le Rhin. Jamais chasse plus funeste ne fut faite par des guerriers. Car le gibier qu’ils avaient abattu fut pleuré par mainte noble femme et la vie de maint bon chevalier devait payer pour celle de la victime.
« Vous allez entendre le récit d’une bien grande audace et d’une effroyable vengeance. Hagene fit porter le cadavre de Sîfrit du Nibeluge-lant, devant la chambre où se trouvait Kriemhilt.
« Il le fit déposer secrètement devant la porte, afin qu’elle le trouvât là, au moment où elle sortirait, avant qu’il ne fît jour, pour aller à matines, auxquelles dame Kriemhilt manquait rarement.
« On sonna à la cathédrale, suivant la coutume. Kriemhilt la très-belle éveilla ses femmes ; elle ordonna qu’on lui apportât ses vêtements et de la lumière. Survint alors un camérier, qui trouva là Sîfrit.
« Il le vit teint de sang ; ses habits en étaient tout inondés. Il ne savait pas encore que c’était son maître. Il porta dans la chambre le flambeau qu’il tenait à la main ; à sa lueur, dame Kriemhilt allait reconnaître l’affreuse vérité.
« Comme elle allait se rendre à l’église avec ses femmes, le camérier lui dit :
« Dame, arrêtez-vous. Il y a là, couché devant la porte, un chevalier mort.
« — Hélas ! dit Kriemhilt, quelle nouvelle m’annonces-tu ? »
« Avant qu’elle n’eût vu que c’était son mari, elle se mit à penser à la question de Hagene : comment il devait faire pour préserver la vie de Sîfrit. Elle sentit en ce moment le premier coup de la douleur. Par cette mort, toute joie était chassée loin d’elle, sans retour.
« Elle s’affaissa à terre et ne dit pas un mot. On voyait là, étendue, la belle infortunée. Les gémissements de Kriemhilt furent terribles et sans bornes. Revenue de son évanouissement, elle faisait retentir tout le palais de ses cris.
« Quelqu’un de sa suite parla : « Quel peut être cet étranger ? » Si grande était la douleur de son âme, que le sang lui sortait de la bouche. Elle s’écria : « Non, non, c’est Sîfrit mon bien-aimé. Brunhilt a donné le conseil, Hagene l’a exécuté. »
« Elle se fit conduire là où gisait le héros. De ses mains blanches elle souleva sa tête si belle. Quoique rougie de sang, elle la reconnut aussitôt. Lamentablement il était couché là, le héros du Niderlant !
« La douce reine s’écria avec désespoir : « Malheur à moi, quelle souffrance ! Non, ton bouclier n’est pas lacéré par les épées ; tu as été assassiné. Si j’apprends qui t’a frappé, je le poursuivrai jusqu’à la mort. »
« Toutes les personnes de sa suite pleuraient et gémissaient avec elle. Car leur regret était grand d’avoir perdu leur noble seigneur. Hagene avait vengé bien cruellement l’offense de Brunhilt.
« L’infortunée parla : « Allez en toute hâte éveiller les hommes de Sîfrit. Dites aussi ma douleur à Sigemunt ; priez-le de venir avec moi pleurer le vaillant Sîfrit. »
« Un messager courut en toute hâte là où reposaient les guerriers de Sîfrit du Nibelung-lant. La triste nouvelle leur enleva toute joie. Mais ils n’y crurent point, avant d’avoir entendu les gémissements.
« L’envoyé se hâta d’arriver près de la couche du roi. Sigemunt, le vieux chef, ne dormait pas. Je pense que son cœur lui révélait ce qui était arrivé et qu’il ne devait plus jamais voir Sîfrit.
— « Éveillez-vous, seigneur Sigemunt : Kriemhilt, ma maîtresse, m’ordonne de venir auprès de vous pour vous dire qu’un malheur lui est arrivé, qui plus que nul autre malheur, l’a frappée au cœur. Vous aurez aussi à gémir avec elle, car cela vous touche de près. »
« Sigemunt se souleva et dit :
« Quel est ce malheur de la belle Kriemhilt, dont tu me parles ? »
« L’autre répondit en pleurant :
« Je ne puis vous le cacher, oui, le vaillant Sîfrit du Niderlant a été assassiné. »
« Le roi Sigemunt reprit :
« Cesse de railler, je le l’ordonne, et ne répète pas cette affreuse nouvelle, qu’on ait osé dire qu’il était tué. Car, jamais jusqu’à ma mort, je ne m’en pourrais consoler.
« — Si vous ne voulez croire ce que vous m’avez entendu dire, venez écouter les gémissements que poussent Kriemhilt et sa suite sur la mort de Sîfrit. » Sigemunt s’émut fortement : une angoisse terrible s’empara de lui.
« Il sauta à bas de sa couche, ainsi que cent de ses hommes, qui armèrent leurs mains de leurs armes longues et acérées. Ils accoururent aux cris de désolation. Mille guerriers, des fidèles du hardi Sîfrit, arrivèrent ensuite là où l’on entendait les femmes se lamenter tristement. Elles s’aperçurent alors qu’elles n’étaient pas complétement vêtues. Le désespoir les privait de leurs sens. Une profonde douleur était fixée au fond de leur cœur.
« Le roi Sigemunt alla trouver Kriemhilt et dit :
« Hélas ! malheur à ce voyage en ce pays ! Qui donc a pu tuer avec tant de barbarie ton époux, mon fils, chez des amis si dévoués ?
« — Si je parviens à le connaître, dit la très-noble dame, jamais ni mon bras ni mon cœur ne lui pardonneront. Je le voue à de tels maux, que par moi tous ses amis seront à jamais condamnés à gémir. »
« Le seigneur Sigemunt prit le prince dans ses bras. Les gémissements de ses amis étaient si grands, que de leurs cris de désolation retentissaient le palais, la salle et la ville de Worms tout entière.
« Nul ne pouvait consoler la femme de Sîfrit. On dépouilla son beau corps de ses vêtements, on lava sa blessure et on le plaça sur une civière. Ses amis souffraient cruellement en leur grand désespoir.
« Les guerriers du Nibelunge-lant parlaient entre eux : « Il faut que d’une ferme volonté nous consacrions notre bras à sa vengeance. Il est dans cette maison, celui qui a commis le meurtre. » Tous les hommes de Sîfrit coururent s’armer.
« Ces hommes d’élite arrivèrent là au nombre de onze cents et Sigemunt le riche était à leur tête. Il voulait venger la mort de son fils, ainsi que le lui commandait son honneur.
« Ils ne savaient pas qui ils devaient attaquer, sinon Gunther et ses fidèles, qui avaient accompagné le seigneur Sîfrit à la chasse. Quand Kriemhilt les vit armés, ce fut pour son cœur une nouvelle amertume.
« Quelque grande que fût sa douleur, quelque terrible que fût sa détresse, elle craignit tellement de voir succomber les Nibelungen sous la main des fidèles de son frère, qu’elle les arrêta. Elle les admonesta avec douceur, comme fait ses amis un ami fidèle.
« Cette femme riche en infortunes parla : « Mon seigneur Sigemunt, qu’allez-vous tenter ? Vous ne savez pas combien d’hommes vaillants a le roi Gunther. Vous vous perdrez tous, si vous voulez attaquer ces guerriers. »
« Leurs boucliers fortement attachés au bras, ils avaient soif de combattre. La noble reine les pria, leur commanda de s’en abstenir ; ces guerriers magnanimes n’y voulaient pas consentir, car cela leur brisait le cœur.
« Elle dit : « Mon seigneur Sigemunt, laissez là ce projet jusqu’en des moments plus opportuns. Je serai toujours avec vous pour venger mon époux. Celui qui me l’a ravi, quand je le connaîtrai, me le payera cher.
« Ils ont ici aux bords du Rhin une trop grande puissance ; c’est pourquoi je ne veux pas vous conseiller la lutte ; ils seraient trente contre un. Que Dieu leur rende largement tout le bien qu’ils nous ont fait !
« Ainsi, demeurez ici et souffrons ensemble cet affreux malheur. Quand il commencera à faire jour, vous m’aiderez, guerriers magnanimes, à ensevelir mon époux chéri. » Les guerriers répondirent : « Qu’il soit fait ainsi, maîtresse bien-aimée. »
« Personne ne peut vous dire comme on entendit se lamenter misérablement les femmes et les chevaliers, tellement que toute la ville ouït leurs gémissements. Les nobles gens de la ville accoururent en hâte.
« Ils pleurèrent avec les étrangers ; car c’était pour eux une dure peine. Ils ignoraient pour quelles offenses Sîfrit, le noble héros, avait perdu la vie. Les femmes des bons habitants du bourg pleurèrent avec celles de la reine.
« On ordonna à des forgerons de faire en hâte un cercueil d’or et d’argent, très-grand et très-fort, réuni par des plaques de bon acier. L’âme de chacun était profondément attristée.
« La nuit était passée, on annonça le jour. La noble dame fit porter à la cathédrale le seigneur Sîfrit, son époux bien-aimé. Tout ce qu’il avait là d’amis suivait en pleurant.
« Quand on le porta dans l’église, que de cloches sonnèrent ! On entendait de toutes parts le chant de maints prêtres. Vinrent aussi le roi Gunther avec ses hommes, et le féroce Hagene ; ils eussent mieux fait de s’en abstenir.
« Le roi dit : « Chère sœur, hélas ! quelle souffrance est la tienne ! Que n’avons-nous pu échapper à ce grand malheur ! Nous déplorerons toujours la mort de Sîfrit.
« — Vous le faites sans motif, dit la femme désolée ; si vous aviez dû en avoir du regret, cela ne serait pas arrivé. Ah ! vous n’avez point pensé à moi, je puis bien le dire, puisque me voilà séparée à jamais de mon époux chéri. Hélas ! pourquoi le vrai Dieu n’a-t-il pas voulu que ce fût moi qui fusse frappée. »
« Ils maintinrent leurs mensonges. Kriemhilt s’écria : « Que celui qui est innocent, le fasse voir clairement ! Qu’il marche en présence de tous vers la civière : on connaîtra bientôt ainsi quelle est la vérité. »
« Ce fut un grand prodige, et qui pourtant arrive souvent : dès que le meurtrier approcha du mort, le sang sortit de ses blessures. Voilà ce qui eut lieu et on reconnut ainsi que Hagene avait commis le crime.
« Les blessures saignèrent comme elles avaient fait étant fraîches. Les lamentations avaient été grandes ; elles le furent bien davantage. Le roi Gunther parla : « Je veux que vous sachiez que des brigands ont assassiné Sîfrit. Ce n’est pas Hagene qui l’a fait. »
XV §
Les obsèques du héros sont longues et pieuses ; Kriemhilt fait dire mille messes ; quand il est mis en terre elle demande à revoir encore sa belle tête ; elle tombe sans connaissance sur le corps de son époux, elle y reste trente-six heures. Elle veut partir avec Sigemunt son beau-père. La famille de Worms s’y oppose et la retient à force de tendresses ; on lui charpente une belle maison de bois à côté de la cathédrale où repose la tombe de son mari. Trois années se passent dans cette douleur, puis elle se venge. — On lui propose de revoir Hagene et de lui pardonner.
— Oh que n’ai-je évité, dit-elle, de trahir le secret du beau corps de Sîfrit ? Ma bouche accordera le pardon. Mais non jamais mon cœur ! il est ferme.
On fit venir sa dot du pays de Nibelungen, huit mille cavaliers en étaient chargés ; ce n’était qu’or et pierreries. La dot de la veuve remplit ses tours et son palais. Hagene craignit l’usage qu’elle en ferait, et conseilla au roi de l’en priver. Gunther s’y refusa noblement. Hagene, profitant de son absence, s’empare du trésor et le jette dans le Rhin pour le saisir plus tard.
XVI §
Ici tout change : la fidèle Kriemhilt va demeurer chez la vieille reine de Worms (Uote), qui bâtit un monastère auprès de Worms ; on y ensevelit Sîfrit définitivement pour y attirer sa belle veuve.
Le roi Etzel, du pays de Hongrie, soumis à Attila, perd par la mort la reine Helche, sa femme accomplie. Il cherche une autre épouse. On lui parle de Kriemhilt, veuve de Sîfrit, la plus belle des femmes. — Comment, dit-il, pourrai-je obtenir cette belle au besoin, puisque je suis payen et elle chrétienne. — Le margrave Ruedigêr, auquel il se confie pour aller demander en mariage la belle Kriemhilt, partit avec cinq cents chevaliers. Il s’arrêta chez lui en Bavière pour voir sa femme et sa fille. Huit jours après il était avec sa vaillante suite sur les bords du Rhin. Le roi Gunther prit l’ambassadeur par la main, il le conduisit lui-même à son trône, et fit venir pour son hôte l’hydromel et le vin fameux du Rhin.
XVII §
Les négociations durèrent treize jours. Hagene seul déconseilla le mariage. Gunther insiste ; il lui paraît avantageux de placer sa sœur sur le trône d’Attila. Après une longue résistance, Kriemhilt consentit, dans le seul espoir de se venger sur Hagene de la mort de Sîfrit. Elle distribua une partie de son trésor et emmena avec elle cent des plus belles jeunes filles de Worms. Ce voyage, raconté dans tous ses détails par le poëte, s’accomplit non sans des dangers infinis, surtout au passage du Danube. Enfin, ils arrivent à Vienne en Autriche ; le roi Etzel était venu jusque-là au-devant de Kriemhilt. L’entrevue est émouvante, le roi Etzel est ravi de la beauté de sa fiancée.
« Non loin de là s’élevait une tente magnifique. La plaine était couverte de pavillons de feuillage, où l’on devait se reposer après les fatigues du jour. Maintes belles jeunes filles y furent conduites par les chevaliers et à la suite de la reine, qui s’assit sur un siége garni d’étoffe. Le margrave s’était occupé d’arranger avec soin le siége de Kriemhilt. Le cœur d’Etzel en fut réjoui.
« J’ignore ce qu’Etzel dit en ce moment. Dans sa main droite il tenait la blanche main de la reine. Ils étaient assis côte à côte, tendrement. Mais Ruedigêr, la bonne épée, ne permit pas encore au roi de lui offrir son amour seul à seule.
« On fit cesser partout les tournois. Le grand fracas prit fin après de glorieux exploits. Les hommes d’Etzel se rendirent dans les huttes. On procura à tous des logements suffisants.
« Le jour était à sa fin. Chacun se livra au repos jusqu’à ce qu’on vit luire la brillante aurore. Alors les hommes se hâtèrent vers leurs chevaux. Ah ! que de jeux sont entreprit en l’honneur du roi.
« Le roi commanda aux Hiunen de se préparer pour rendre à la reine les honneurs qu’on lui destinait. De Tulna on chevaucha vers la ville de Wiene, où l’on trouva grand nombre de dames très-bien vêtues. Elles reçurent avec de grands hommages la femme du roi Etzel.
« Tout ce qui était nécessaire était là à leur usage, en grande profusion. Plus d’un héros magnanime se réjouissait aux cris d’allégresse. On se mit à s’installer, et les noces du roi commencèrent au milieu de la joie générale.
« Tous ne purent se loger dans la ville. Ruedigêr pria ceux qui n’étaient pas étrangers de prendre des logements dans le pays d’alentour. Je pense que sans cesse on trouvait près de Kriemhilt :
« Le seigneur Dietrîch et maint autre guerrier. Ils avaient fort à faire pour distraire l’esprit de leurs hôtes. Ruedigêr et ses amis se livraient à de joyeux divertissements.
« La Pentecôte fut le jour des noces, où le roi Etzel reposa à côté de Kriemhilt, dans la ville de Wiene. Auprès de son premier époux elle n’avait pas acquis, j’imagine, le service de tant de guerriers.
« Elle se fit connaître par ses dons à ceux qui ne purent la voir. Plus d’un d’entre ceux-ci dit aux étrangers : « Nous croyions que dame Kriemhilt ne possédait plus de richesses et ici elle fait merveille avec ses présents. »
« Les noces durèrent dix-sept jours. Je ne pense pas qu’on puisse dire qu’aucun roi en eut de plus belles, ou du moins nous l’ignorons. Tous ceux qui étaient là portaient des vêtements neufs.
« En aucun temps, je crois, elle ne siégea dans le Niderlant avec tant de guerriers. Et je pense que Sîfrit, quoiqu’il fût riche en biens, ne s’attacha jamais un si grand nombre de nobles hommes qu’on en voyait là devant Etzel.
« Jamais roi ne donna, à ses noces, tant de riches manteaux, grands et larges, ni de si bons vêtements que ceux qui furent distribués à profusion, par la volonté de Kriemhilt, à toutes les personnes qui en voulaient.
« Ses amis et aussi les étrangers étaient d’humeur si généreuse qu’ils n’épargnèrent point leur bien. Ils étaient disposés à donner ce que chacun désirait. Plus d’un chevalier, par bonté d’âme, se dépouilla de tout, même de ses vêtements.
« La reine pensait au temps où elle était près du Rhin avec son époux chéri ; des larmes mouillèrent ses yeux, mais elle les cacha soigneusement, de façon que nul ne pût le remarquer. Elle recevait de grands honneurs après avoir subi tant de souffrances.
« Quelle que fût la générosité des autres, elle n’était rien auprès de celle de Dietrîch. Il distribua tout ce que le fils de Botelung lui avait donné. La main du bon Ruedigêr fit aussi des merveilles.
« Le prince Blœdel de l’Ungerlant fit vider maints coffres pleins d’or et d’argent, dont on fit largesse. En vérité, les guerriers du roi vivaient bien grandement.
« Werbel et Swmel, les joueurs d’instrument du roi, gagnèrent chacun, je pense, au moins mille marcs et même davantage à cette fête, où la belle Kriemhilt porta la couronne à côté d’Etzel.
« Au matin du dix-huitième jour, ils partirent de Wiene. Dans les jeux chevaleresques bien des boucliers furent brisés par les lances que les héros portaient en leurs fortes mains. Le roi Etzel se mit en marche vers le Hiunen-lant.
« On passa la nuit dans l’antique Heimburc. Personne ne peut se figurer avec quelle puissance cette immense troupe chevauchait dans le pays. Et que de belles femmes aussi on allait trouver dans la patrie !
« Ils s’embarquèrent à Misenburc la riche. Le fleuve était couvert, aussi loin qu’on pouvait le voir couler, d’hommes et de chevaux en si grand nombre, qu’il semblait terre ferme. Les femmes fatiguées de la route jouirent là de la douceur du repos.
« Maints bons vaisseaux furent attachés ensemble, de façon à mettre tout le monde à l’abri des ondes et du courant. On tendit au-dessus de bonnes tentes : c’était comme si on se fût trouvé dans la plaine sur terre ferme.
« Ces nouvelles arrivèrent au burg d’Etzel, et hommes et femmes s’y réjouirent. La suite d’Helche, qui jadis servait cette princesse, passa depuis des jours heureux auprès de Kriemhilt.
« Là attendait plus d’une noble vierge qui depuis la mort d’Helche était dans la douleur. Kriemhilt y trouva sept filles de rois, dont la beauté ornait les États d’Etzel.
« La jeune dame Herrât dirigeait cette suite. Elle était fille de la sœur de Helche et riche en vertus, l’épouse de Dietrîch et l’enfant d’un noble roi, étant fille de Nentwin. Plus tard elle fut l’objet de grands honneurs.
« Son âme se réjouit de l’arrivée des étrangers ; de grands préparatifs étaient faits pour les recevoir. Qui pourrait vous décrire la vie que le roi mena depuis ? On n’avait pas mieux vécu chez les Hiunen du temps de l’autre reine.
« Quand le roi et sa femme eurent quitté les bords du fleuve, on dit le nom de ces dames à la noble Kriemhilt, qui les salua très-gracieusement. Oh ! avec quelle puissance elle occupa la place d’Helche !
« Chacun lui offrit son loyal service ; la reine distribua à pleines mains de l’or et des vêtements, de l’argent et des pierreries. Elle donna alors tout ce qu’elle avait apporté chez les Hiunen, de par-delà le Rhin.
« Aussi depuis lors, tous les parents et tous les hommes du roi lui furent-ils soumis avec dévouement, si bien que dame Helche ne leur commanda jamais d’une manière plus absolue, que ne le fit Kriemhilt jusqu’à sa mort.
« La cour et le pays vivaient si honorablement, qu’en tout temps on y trouvait des divertissements suivant le goût et l’humeur de chacun, par l’effet de la générosité du roi et de la bonté de la reine. »
XVIII §
« Ils vécurent ensemble avec grand honneur jusqu’à la septième année. Pendant ce temps, la reine enfanta un fils ; jamais le roi Etzel n’eut plus grande joie.
« Elle ne cessa de renouveler ses instances jusqu’à ce que l’enfant d’Etzel fût baptisé suivant la coutume chrétienne. Il fut nommé Ortliep. Il y eut grande réjouissance dans le pays d’Etzel.
« Toutes les bonnes vertus pratiquées par dame Helche, dame Kriemhilt s’efforçait maintenant de les imiter chaque jour de plus en plus. Herrât, la femme illustre, l’initiait aux usages ; mais secrètement elle regrettait beaucoup Helche.
« La reine était bien connue des étrangers et des gens du pays qui disaient que jamais femme meilleure et plus douce ne posséda pays du roi. Ils tenaient cela pour certain. Elle mérita ainsi pendant treize ans les louanges des Hiunen.
« Elle s’était bien aperçue que nul ne s’opposait plus à ses volontés, comme le font parfois les guerriers du Roi à la femme de leur souverain. Elle voyait sans cesse devant elle douze rois, et elle se prit à penser aux nombreuses offenses qu’elle avait reçues jadis dans sa patrie.
« Elle songeait aussi aux grands honneurs dont elle jouissait dans le Nibelungen-lant, où elle était si puissante, quand la main d’Hagene l’en dépouilla en tuant Sîfrit, et elle cherchait les moyens de lui faire porter la peine de son crime.
« J’y parviendrais, se disait-elle, si je pouvais seulement l’attirer en ce pays. » Elle rêva que souvent Gîselhêr, son frère, marchait à ses côtés, la tenant par la main. Elle l’embrassait fréquemment dans son doux sommeil. Depuis que de soucis elle éprouva !
« Je pense que ce fut par l’inspiration du mauvais esprit qu’elle se sépara de Gunther si amicalement, et qu’elle l’embrassa en quittant le pays des Burgondes. Souvent des larmes brûlantes mouillaient ses vêtements.
« Soir et matin cette idée occupait son âme : comment on avait pu l’amener, elle, innocente, à épouser un homme païen. C’étaient Hagene et Gunther qui l’avaient réduite à cette extrémité.
« Certain désir ne quittait point son cœur. Elle pensait : « Je suis si puissante et je possède tant de richesses que je pourrais bien faire pâtir mes ennemis. Que volontiers je me vengerais de Hagene de Troneje !
« Souvent mon cœur gémit au souvenir de mon bien-aimé. Ah ! si j’étais près de ceux qui m’ont causé tant de maux, que je leur ferais payer cher la mort de mon ami ! C’est avec peine que j’attends encore. » Ainsi parlait la femme d’Etzel.
« Kriemhilt était aimée par tous les hommes du roi, et, certes, elle le méritait. Eckewart veillait au trésor, ce qui lui faisait beaucoup d’amis. Nul ne pouvait résister à la volonté de Kriemhilt.
« Elle pensait sans cesse : « Je prierai le roi qu’il m’accorde avec courtoisie d’inviter mes amis à venir dans le Hiunen-lant. » Personne ne soupçonnait une résolution hostile chez la reine.
« Une nuit, elle reposait à côté du roi ; il la tenait dans ses bras, suivant sa coutume, car il aimait tendrement la noble femme, et elle lui était comme sa propre chair. L’illustre reine se prit à penser à ses ennemis.
« Et elle dit au roi : « Mon cher seigneur, je voudrais vous prier, si je puis le faire avec soumission et si j’ai mérité cette faveur, que vous me fassiez voir que vous avez réellement de l’attachement pour mes amis. »
« Le puissant roi parla ; son âme était loyale : « J’accède à votre demande. Je me réjouis de tout ce qui arrive d’heureux à ces guerriers. Car jamais, par l’affection d’une femme, je n’ai acquis d’aussi excellents amis. »
« La reine répondit : « Oui vous l’avez très-bien dit : j’ai beaucoup d’illustres parents. C’est pourquoi je m’afflige de ce qu’ils consentent si rarement à me visiter en ce pays. J’entends les gens m’appeler une exilée. »
« Le roi Etzel répondit : « Ô ma femme très-chérie, si cela ne leur paraissait pas trop loin, j’inviterais volontiers de par-delà le Rhin vers ce pays, ceux que vous voudriez voir. » La dame se réjouit de ce que sa volonté allait s’accomplir.
« Elle dit : « Si vous voulez me montrer de la confiance, mon cher seigneur, vous enverrez des messagers à Worms au-delà du Rhin, et je ferai savoir à mes amis le désir qui me tient au cœur. Ainsi maints bons et nobles chevaliers se rendront en ce pays. »
« Il reprit : « Tout ce que vous commanderez se fera. Vous ne pouvez désirer voir vos amis, les enfants de la noble Uote, plus vivement que moi-même. Il me peine fortement qu’ils nous soient si longtemps demeurés étrangers.
« Si cela vous plaît, ma femme bien-aimée, j’enverrai avec plaisir vers vos amis, au pays des Burgondes, mes deux joueurs de viole. » Et aussitôt il fit paraître devant lui ces deux bons joueurs.
« Ils accoururent en hâte vers le lieu où le roi siégeait à côté de la reine. Etzel leur dit qu’ils seraient ses messagers vers le pays des Burgondes, et il leur fit préparer force beaux vêtements.
« On prépara des habillements pour vingt-quatre cavaliers. Le roi leur expliqua ensuite la mission dont il les chargeait pour Gunther et ses hommes. Dame Kriemhilt leur parla aussi en secret.
« Le puissant roi prit la parole : « Je vous dirai comment vous devez agir. Je présente à mes amis des sentiments d’affection et de bienveillance, et je les prie de vouloir se rendre en mon pays. Certes je n’ai guère connu d’hôtes qui me fussent aussi chers.
« Et si les parents de Sîfrit veulent consentir à écouter mes vœux, qu’ils viennent sans plus tarder, cet été, à ma fête. Car une partie de ma félicité dépend de la présence de la parenté de ma femme. »
« Le joueur de viole, le hardi Swemel, parla : « Quand cette fête aura-t-elle lieu dans vos États ?
« Il faut que nous puissions l’annoncer là-bas à vos amis. » Le roi Etzel répondit : « Aux jours du prochain solstice d’été. »
— « Nous ferons ce que vous ordonnez », dit Werbel. La reine fit amener secrètement les messagers dans sa chambre et leur parla. Depuis lors, maints guerriers en pâtirent.
« Elle dit aux envoyés : « Vous pouvez gagner une bonne récompense, en exécutant mes instructions avec dévouement et en disant dans ma patrie ce dont je vais vous charger. Je vous comblerai de biens et je vous donnerai de magnifiques vêtements.
« À aucun de mes amis que vous pourrez voir à Worms près du Rhin, vous ne direz que jamais vous ayez vu mon humeur assombrie. Vous offrirez mes services à tous ces héros hardis et bons.
« Priez-les de consentir à ce que le roi leur demande et à me tirer ainsi de ma peine, car les Hiunen pourraient croire que je suis sans nul ami. Ah ! si j’étais un chevalier, j’irais moi-même vers eux.
« Dites aussi à Gêrnôt, mon noble frère, que nul ne lui est plus dévoué que moi. Priez-le d’amener en ce pays nos meilleurs amis, afin qu’il m’en revienne de l’honneur.
« Dites bien à Gîselher, qu’il songe à cela, que jamais je n’ai éprouvé nulle peine de son fait. Mes yeux le verront avec bonheur, car je l’aime tendrement pour la grande fidélité qu’il m’a montrée.
« Expliquez à ma mère les honneurs dont je jouis ici. Et si Hagene de Troneje refusait de les accompagner, qui donc leur montrerait le chemin à travers le pays ? Car depuis son enfance la route qui mène chez les Hiunen lui est bien connue. »
« Les envoyés ignoraient le motif pour lequel ils ne pouvaient laisser Hagene de Troneje aux bords du Rhin. Ils s’en repentirent depuis. Avec lui maints guerriers furent voués à une mort cruelle.
« On leur donna lettre et message. Ils emportaient beaucoup de richesses et pouvaient vivre grandement. Etzel et sa belle femme leur donnèrent congé et ils partirent revêtus de leurs riches habillements. »
XIX §
« En douze jours ils arrivent à Worms sur le Rhin.
« Quels sont ces hommes ? » dit le roi Gunther.
« Personne ne le savait jusqu’à ce que les ayant vus, Hagene de Troneje dit à Gunther :
« Il nous arrive de grandes nouvelles, je puis vous l’affirmer. J’ai vu venir les joueurs de viole d’Etzel. C’est votre sœur qui les a envoyés vers le Rhin. À cause de leur maître, ils seront les bienvenus parmi nous. »
« Les étrangers bien armés chevauchaient en ce moment devant le palais. Jamais joueurs d’instrument d’aucun prince ne parurent si magnifiquement vêtus. La suite du roi alla aussitôt les recevoir. On leur assigna des logements et on les engagea à ne point changer de vêtements.
« Ils s’avancèrent vers le roi. Tout le palais était plein. On reçut les étrangers avec d’amicales salutations, ainsi que cela se faisait dans les autres pays de rois. Werbel trouva un grand nombre de héros près de Gunther.
« Le roi les salua courtoisement : « Soyez tous deux les bienvenus, joueurs de viole des Hiunen, ainsi que vos compagnons d’armes. Pour quel motif, Etzel le puissant vous a-t-il envoyés ainsi vers le pays des Burgondes ? »
« Ils s’inclinèrent devant le roi. Puis, Werbel parla : « Mon maître chéri vous offre ses loyaux services, ainsi que votre sœur Kriemhilt. Ils nous ont envoyés, nous, guerriers, en toute confiance. »
Le riche prince répondit : « Je suis heureux de cette nouvelle. » Ensuite il demanda : « Comment se portent Etzel et Kriemhilt, ma sœur, du pays des Hiunen ? » Le joueur de viole prit la parole : « Je vous le ferai savoir.
« Jamais personne ne fut plus heureux qu’eux deux, sachez-le bien, et il en est de même de leur chevalerie, de leur parenté et de leurs fidèles. Ils se réjouirent tous de notre voyage, quand nous quittâmes notre patrie.
« — Merci pour ses services qu’il me fait offrir. Merci aussi à ma sœur. Je suis heureux que le roi et ses hommes vivent en joie, car ce n’était pas sans inquiétude que j’avais demandé de leurs nouvelles. »
« Les deux jeunes rois s’étaient aussi rendus là, car ils avaient appris l’arrivée des étrangers. Gîselhêr-l’enfant les vit avec plaisir, à cause de sa sœur, et leur parla gracieusement :
« Messagers, vous êtes les très-bienvenus parmi nous. Si vous vouliez vous rendre plus souvent ici, aux bords du Rhin, vous y trouveriez des amis que vous verriez volontiers. Et certes, vous n’auriez guère à craindre en restant dans ce pays.
« — Nous comptons sur toutes sortes d’honneurs de votre part, répondit Swemel. Mon éloquence ne suffit pas à vous exprimer avec quels sentiments d’affection nous ont envoyés ici et Etzel et votre noble sœur, dont la destinée est si heureuse.
« La femme de notre roi vous rappelle que vous avez toujours eu pour elle affection et dévouement, et que votre cœur et votre bras lui furent constamment fidèles. Ensuite nous sommes envoyés vers le roi, afin de le prier de chevaucher vers le pays d’Etzel.
« Celui-ci nous a fortement commandé de vous en prier. »
« Le roi Gunther prit la parole : « Après sept nuits passées, vous apprendrez la résolution que j’ai prise, de concert avec mes amis. Durant ce temps, vous irez dans vos logements et y jouirez d’un bon repos. »
« Mais Werbel reprit : « Ne pourrions-nous être admis à voir notre dame la très-riche Uote, avant que nous cherchions du repos ? » Le noble Gîselher répondit très-courtoisement :
« Personne ne vous le refusera. Et si vous voulez vous rendre auprès d’elle, vous aurez satisfait aux vœux de ma mère. Car à cause de dame Kriemhilt, ma sœur, elle vous verra très-volontiers : vous serez les bienvenus. »
« Gîselher les mena auprès de la princesse. Elle vit avec joie les messagers du Hiunen-lant et elle les salua affectueusement, cette âme pleine de vertus ! Les envoyés lui exposèrent amicalement et courtoisement l’objet de leur mission.
« Ma maîtresse vous offre, dit Swemel, fidélité et service. S’il pouvait se faire qu’elle vous vît souvent, croyez bien que pour elle nulle joie au monde ne serait plus grande. »
« La reine parla : « Cela ne peut être. Quelque plaisir que j’eusse à voir fréquemment ma fille chérie, elle vit, hélas ! trop loin de moi, la femme du noble roi. Qu’elle soit toujours heureuse, ainsi que son époux Etzel !
« Avant que vous ne quittiez ce pays, faites-moi savoir quand vous avez l’intention de partir ; depuis longtemps je n’ai vu aucun messager aussi volontiers que vous. » Les jeunes guerriers promirent de le faire.
« Les envoyés du Hiunen-lant se retirèrent en leur logement. Le Roi puissant avait convoqué ses amis ; le noble Gunther demanda à ses hommes si le message leur plaisait. Plusieurs se mirent à dire, qu’ils chevaucheraient volontiers vers le pays d’Etzel. Les meilleurs de ceux qui se trouvaient là lui donnèrent ce conseil, sauf le seul Hagene, qui ressentait à la fois de la colère et de la peine. Il dit à part au roi :
« Vous êtes en contradiction avec vous-même.
« Vous savez cependant fort bien ce que nous avons fait : nous devons toujours nous défier de Kriemhilt ; car de ma main, j’ai donné la mort à son époux. Comment oserions-nous aller dans le pays d’Etzel ? »
« Le roi puissant reprit : « Ma sœur avait oublié sa haine avant de quitter ce pays ; elle a pardonné, — ses affectueux baisers l’ont prouvé, — tout ce que nous avons pu faire. À moins, Hagene, qu’elle ne vous en veuille à vous seul.
« — Quoi qu’elle puisse vous mander par ses envoyés des Hiunen, ne vous laissez pas tromper, dit Hagene. Voulez-vous aller voir Kriemhilt ? vous y pourrez perdre et la vie et l’honneur. Elle a la vengeance tenace, la femme du roi Etzel. »
« Le prince Gernôt dit à celui qui donnait ce conseil :
« Si vous avez des raisons de craindre la mort dans les états des Hiunen, est-ce que pour cela nous devons renoncer à voir notre sœur ? Cela serait très-mal fait. »
« Alors le prince Gîselher dit au guerrier : « Puisque vous vous sentez coupable, ami Hagene, demeurez donc ici. Gardez-vous de tout danger et laissez de plus hardis aller avec nous vers notre sœur. »
« La bonne épée de Troneje commença à s’irriter. « Je ne veux pas que vous ameniez avec vous en votre expédition quelqu’un qui soit plus prêt que moi à vous accompagner : je vous le ferai bientôt voir, puisque vous ne voulez point renoncer à votre projet. »
« Le chef des cuisines, Rûmolt, le guerrier, s’adressa au roi : « Vous pouvez traiter suivant votre bon plaisir étrangers et amis ; vous en avez plein pouvoir. Je ne pense point que personne vous ait donné en otage.
« Si vous ne voulez point suivre l’avis de Hagene, écoutez celui de Rûmolt, car je suis votre serviteur dévoué et fidèle. Croyez-moi, restez ici et laissez en paix le roi Etzel auprès de Kriemhilt.
« Comment pourriez-vous vivre plus heureux qu’ici ? Vous êtes à l’abri de tous vos ennemis. Revêtissez-vous de beaux habits, buvez le meilleur vin et aimez femme gracieuse.
« On vous servira de bons mets, les meilleurs qu’eut jamais roi au monde. Et si cela ne suffit pas, restez du moins pour votre belle épouse, au lieu d’aller comme un enfant exposer votre vie.
« Je vous conseille de rester ici, votre pays est riche. Il est plus facile de payer rançon, étant ici, que chez les Hiunen. Qui sait comment il en est là-bas ? Vous resterez, seigneur, c’est l’avis de Rûmolt.
« — Non, nous ne resterons pas, dit Gêrnôt ; comment ne nous rendrions-nous pas à l’invitation que ma sœur et le puissant Etzel nous ont si gracieusement adressée ? Qui ne désire y aller peut demeurer en ce pays. »
« Hagene répondit : « Quoique vous décidiez, que mes discours ne vous offensent point. Croyez-en mon conseil sincère, si vous voulez braver le péril, du moins vous n’irez chez les Hiunen qu’en bon état de défense.
« Puisque vous ne voulez pas renoncer à votre projet, convoquez vos hommes, les meilleurs que vous ayez, ou que vous puissiez vous procurer ; et parmi eux je choisirai mille bons chevaliers. Ainsi l’inimitié de Kriemhilt ne pourra vous être dangereuse.
« — Je veux bien suivre cet avis », dit aussitôt le roi. Il envoya des messagers au loin dans le pays, et trois mille guerriers et même plus encore accoururent. Ils ne pensaient pas que de si terribles infortunes allaient les atteindre.
« Ils chevauchaient gaiement par le pays de Gunther. On fit donner des vêtements et des chevaux à tous ceux qui allaient quitter le pays des Burgondes. Le roi trouva avec bonheur parmi eux maints bons chevaliers.
« Hagene de Troneje et Dancwart, son frère, amenèrent à eux deux quatre-vingts guerriers sur le Rhin. Ils arrivèrent en tenue de chevaliers dans le royaume de Gunther. Ils portaient riches armures et beaux vêtements, ces hommes agiles !
« Voici venir le hardi Volkêr, un noble joueur de viole, se rendant à la cour avec trente hommes qui portaient des costumes dignes d’un roi. Il fit dire à Gunther qu’il comptait aller chez les Hiunen.
« Je veux vous dire quel était ce Volkêr : c’était un homme de haute lignée. Beaucoup de bons guerriers du pays des Burgondes lui étaient soumis. Comme il savait jouer de la viole, on l’appelait le ménestrel.
« Hagene choisit mille guerriers. Il savait bien ce qu’avaient accompli leur bras dans les terribles mêlées et les exploits qu’ils avaient faits ; car il les avait vus à l’œuvre. Nul ne pouvait contester leur valeur.
« Les envoyés de Kriemhilt avaient grand ennui ; car ils craignaient beaucoup leur maître. Chaque jour ils demandaient congé afin de partir ; mais Hagene ne le leur accordait point et il agissait ainsi par malice.
« Il dit à son seigneur : « Nous nous garderons bien de les laisser partir, avant que nous ne soyons prêts à les suivre nous-mêmes sept nuits après leur départ. Si quelqu’un nous veut du mal, nous en serons ainsi mieux instruits.
« Et par suite dame Kriemhilt ne pourra se préparer à nous faire éprouver du dommage par ses instigations. Et si elle en a le dessein, il pourra lui en coûter cher ; nous conduirons avec nous vers les Hiunen tant d’hommes d’élite ! »
« Les boucliers, les selles et tous les habillements qu’ils voulaient emporter dans le royaume d’Etzel étaient prêts pour tous ces guerriers hardis. On convoqua les envoyés de Kriemhilt en présence de Gunther.
« Quand ces messagers furent venus, Gêrnôt prit la parole : « Le Roi veut se rendre à l’invitation d’Etzel. Nous irons volontiers à la fête qu’il prépare, afin de voir notre sœur ; n’ayez nul doute à cet égard. »
Le roi Gunther parla : « Pouvez-vous bien nous dire quand a lieu la fête et vers quel jour il nous faut y aller ? » Swemel répondit : « En vérité, la fête est fixée au prochain solstice d’été. »
« Le roi les autorisa (ce qui n’était pas encore arrivé), s’ils désiraient voir dame Brunhilt, à se présenter devant elle de son consentement. Mais Volkêr s’y opposa pour l’amour de sa maîtresse.
« Ma dame Brunhilt n’est pas aujourd’hui en assez bonne disposition pour vous recevoir, dit le brave chevalier ; attendez jusqu’à demain et on vous introduira près d’elle. » Quand ils comptaient la voir, cela ne pouvait jamais se faire.
« L’opulent roi, qui était très-bienveillant pour les messagers, leur fit porter, par grande générosité, de l’or sur de larges boucliers ; il en possédait beaucoup ! Leurs amis leur faisaient aussi de superbes présents.
« Gîselher et Gêrnôt, Gêre et Ortwîn faisaient voir combien ils étaient bons. Ils offrirent également aux messagers de riches présents que ceux-ci n’osèrent accepter, à cause de leur maître.
« Swemel dit alors au roi : « Seigneur roi, laissez là ces présents en votre pays ; car nous ne pouvons rien emporter ; notre maître nous a défendu d’accepter des dons, et en effet nous n’en avons guère besoin. »
« Le prince du Rhin était très-mécontent qu’ils refusassent ainsi les biens d’un roi si riche. Il leur fit accepter son or et ses vêtements, qu’ils emportèrent depuis au pays d’Etzel.
« Avant de partir, ils voulurent voir Uote. Le jeune Gîselher amena les joueurs de viole en présence de sa mère. La dame les chargea de dire à sa fille qu’elle se réjouissait de tous ces honneurs.
« La reine fit donner aux deux ménétriers de l’or et des galons, au nom de l’affection qu’elle portait à Kriemhilt et au roi Etzel. Ils les reçurent volontiers ; car ces présents leur étaient donnés en toute loyauté.
« Alors les envoyés prirent congé des hommes et des femmes. Très-joyeusement, je puis vous l’assurer, il chevauchèrent jusqu’en Souabe. Gêrnôt les fit reconduire jusque-là par ses guerriers, afin que personne ne les attaquât.
« Quand ceux qui devaient veiller sur eux les eurent quittés, la puissance d’Etzel les protégea sur tous les chemins. Nul ne leur enleva ni chevaux ni vêtements. Ils se dirigèrent à grande vitesse vers le royaume des Hiunen.
« Partout où ils connaissaient des amis, ils leur annonçaient que bientôt les Burgondes viendraient des bords du Rhin dans le pays d’Etzel. La nouvelle en parvint aussi à l’évêque Pilgerim.
« Quand ils descendirent le chemin devant Bechelâren, on ne manqua pas d’avertir Ruedihêr et dame Gœtelint, la femme du margrave. Leur âme était joyeuse en pensant à ceux qu’ils allaient voir.
« On apercevait les joueurs de viole se hâtant de porter leurs nouvelles. Ils trouvèrent Etzel dans sa ville de Gran. Ils dirent au roi toutes les offres de service qu’on lui faisait ; il en devint rouge de joie.
« Quand la reine apprit que ses frères viendraient dans ce pays, elle en fut toute heureuse. Elle récompensa les envoyés avec des dons magnifiques, car elle voulait les honorer grandement.
« Elle parla : « Maintenant dites-moi, vous deux, Werbel et Swemel, quels sont ceux de mes parents qui viendront à la fête, parmi les meilleurs que nous avons invités à se rendre en ce pays ? Dites-moi aussi ce qu’a dit Hagene, quand il a appris la nouvelle ? »
« — Il vint au conseil un matin de bonne heure, et il y prononça peu de bonnes paroles. Les autres conseillant le voyage au Hiunen-lant, le féroce Hagene y montra un danger de mort.
« Les rois vos frères viendront tous trois en superbe appareil. Quant à tous ceux qui les suivront, je n’ai pu l’apprendre. Volkêr, le joueur de viole, a promis de les accompagner.
« — Je me passerais très-bien, dit la femme du roi, de voir jamais ici Volkêr. Je suis attachée à Hagene, c’est un bon guerrier. Mon cœur bat de joie à l’idée de le voir parmi nous. »
« La reine alla trouver le roi. Comme dame Kriemhilt parla gracieusement ! « Ces nouvelles vous plaisent-elles, mon cher seigneur ? Voilà enfin que ce que je désirais tant va s’accomplir.
« — Ta volonté est ma joie, dit alors le roi ; non, jamais, mes propres parents ne m’ont causé un tel plaisir et ils se disposèrent à partir. »
FIN DE L’ENTRETIEN CXXXVIII.