Gustave Lanson

1892

Boileau

2015
Gustave Boileau, Boileau, 1892, 5e éd., Paris, Hachette, 1919, 206 p. Source : Gallica.
Ont participé à cette édition électronique : Éric Thiébaud (OCR, Stylage sémantique) et Stella Louis (Numérisation et encodage TEI).

Chapitre I.
L’homme §

{p. 5}La vie de Boileau n’a rien d’émouvant. Il n’y en a pas de plus unie, de plus bourgeoise : vie de célibataire rangé, casanier, dont les événements sont un voyage aux eaux ou un accès d’asthme. Cependant, pour n’avoir eu ni roman ni tragédie, cette existence n’est point insignifiante. L’homme s’y peint, avec son caractère original, et comme peu d’écrivains ont été plus sincères que celui-là, on se prépare, en le regardant vivre, à mieux comprendre sa poésie et sa critique.

Nicolas Boileau est Parisien : il est né le 1er novembre 1636, dans une maison de la cour du Palais, en face de la Sainte-Chapelle : une de ces vieilles maisons ayant pignon sur rue, comme on en voit dans les estampes du temps, haute et étroite comme une tour, avec une ou deux fenêtres de façade, et trois ou quatre étages. Gilles, son père, était greffier à la {p. 6}Grand’Chambre du Palais : les Boileau, selon Dupin, étaient « une famille illustre dans la robe ». Ils se vantaient de leurs alliances ; ils tenaient aux Amelot, et les Amelot tenaient aux Rohan-Soubise. Ils se disaient nobles de trois cents ans, issus de Jean Boileau, notaire et secrétaire du roi, anobli en 1371 : prétention qui fut confirmée par un arrêt authentique rendu en 1699 à la requête de notre poète. Il faut dire, sans en tirer de conséquences, que l’on condamna peu après un faussaire du nom d’Haudiquier, pour fabrication de titres, et que Despréaux se trouva lui avoir payé vingt-cinq louis pour un travail de la nature duquel on n’est pas éclairci. Au reste, tout noble qu’il pouvait se dire (et il tenait à cette qualité plus qu’il ne voulait en avoir l’air), Boileau est un vrai, un pur bourgeois. Fils de greffier, il est, par sa mère, petit-fils d’un procureur ; et les mariages de ses sœurs (il en eut dix avec cinq frères lui donnèrent pour beaux-frères deux procureurs, un commissaire au Châtelet, et même le fils d’un tailleur. N’oublions pas cette origine et cette parenté : Despréaux, noble homme, ayant des armes, ne payait pas la taille, et il pouvait lui importer d’être reconnu par d’Hozier ; mais notre Despréaux, celui qui a fait les Satires et l’Art poétique, est tout bourgeois de race et d’âme, bourgeois comme les auteurs de la Ménippée, bourgeois comme La Bruyère et comme M. de Voltaire. Ce n’est pas tout Boileau sans doute, cette bourgeoisie, mais c’en est une partie essentielle.

{p. 7}La vie d’abord lui fut dure. Il avait dix-huit mois quand sa mère mourut : comme si le sort voulait que la femme ne tint aucune place dans sa vie, pas même par la pure tendresse maternelle. Gilles, veuf pour la seconde fois, ne se remaria pas, et l’enfant grandit dans un triste logis, sans mère, le père absent, aux mains d’une servante grondeuse et rude. Peut-être faut-il attribuer en partie à la contrainte et à la solitude de sa première enfance la sécheresse de son œuvre et la courte haleine de sa verse ; il fut habitué à se renfermer, et jamais une indulgente affection ne l’encouragea à laisser librement jaillir ses émotions dans leur vive et naturelle abondance. Il avait de grandes sœurs, pourtant, pour en être aimé ; il avait une petite sœur, pour l’aimer : je ne vois pas qu’il ait jamais eu d’étroite intimité avec elles. Une petite cousine de son âge, qui mourut jeune, lui inspira peut-être plus d’amitié. Mais tous ces Boileau, à en juger par les trois ou quatre individus de la famille que nous connaissons bien, tous ces Boileau n’étaient pas tendres, et notre poète, en particulier, n’était assurément pas né très sensible ni très délicat : aussi ne s’étiola-t-il pas, pas plus qu’il ne se renfrogna, dans le délaissement de ses premières années. Il resta vigoureux et sain d’esprit, il garda toute sa bonté et toute sa gaieté : c’est une preuve que l’éducation, qui ne l’a pas attendri, ne l’a pas non plus mutilé.

Nous ne savons pas grand’chose sur sa première enfance. Gilles possédait une vigne à Clignancourt, {p. 8}derrière Montmartre, en bas de la colline. En ce temps-là, dès qu’on avait franchi la porte Montmartre, on se trouvait en pleine campagne, au milieu des courtilles et des jardins, devant le paysage que Regnard apercevait de ses fenêtres :

… Les yeux satisfaits
S’y promènent au loin sur de vastes marais ;
C’est là qu’en mille endroits laissant errer ma vue,
Je vois croître à plaisir l’oseille et la laitue ;
C’est là que dans son temps des moissons d’artichauts
Du jardinier actif secondent les travaux,
Et que de champignons une couche voisine
Ne fait, quand il me plaît, qu’un saut dans ma cuisine.

Pour rivière, le grand égout qui coulait à ciel ouvert ; puis la butte Montmartre, avec « les antres profonds de ses plâtrières » et ses trente moulins ; la plaine Saint-Denis, plate et maigre. Voilà sous quel aspect la nature apparut à l’enfant qui devait être un poète, quand on le menait promener à la vigne paternelle. Faut-il s’étonner que cette jeune âme ne se soit pas ouverte au charme des choses champêtres ? Cependant il n’ignora point tout à fait

Les forêts, les eaux, les prairies,
Mères des douces rêveries.

Gilles Boileau passait le temps des vacances dans une maison qu’il avait à Crosne, près de Villeneuve-Saint-Georges, dans la vallée que domine Montgeron ; le pré qui était au bout du jardin donna, paraît-il, au petit Nicolas ce nom de Despréaux sous lequel ses contemporains le connurent. S’il n’est pas né {p. 9}dans cette maison, comme on l’a cru longtemps, on ne saurait douter qu’il y soit venu souvent. L’endroit est délicieux : de la prairie s’élève en plein midi, par les chaudes journées, une brume moite qui enveloppe les peupliers et les saules ; l’herbe est drue et verte, et l’on entend le frémissement de la petite rivière d’Yères, où les arbres des jardins trempent l’extrémité de leurs branches. Ce fin paysage eût pénétré l’âme d’un La Fontaine ou d’un Chénier, et revivrait en leurs vers : Despréaux n’en fit rien, comme s’il n’en eût pas gardé l’impression.

Au reste, je ne vois pas qu’il ait jamais évoqué avec plaisir les souvenirs de son enfance, moins peut-être pour la déplaisante idée qui lui en était restée, que parce qu’il datait sa vie du jour où il avait pu exercer librement sa raison. Ses années de collège, attristées un moment par la maladie (il subit à quatorze ans l’opération de la taille), n’ont presque pas laissé de traces dans son œuvre. Il a égayé une page des Réflexions sur Longin d’une amusante silhouette de cuistre imbécile et solennel : c’était son professeur de rhétorique qui lui revenait en mémoire. Cependant il ne dut pas être un écolier irrévérencieux et sceptique : la sincérité de ses maîtres dut le frapper en même temps que leur pesanteur. Et n’eussent-ils fait que lui apprendre du grec et du latin, il leur serait encore plus redevable qu’à personne : car lui ouvrir l’intelligence des anciens, c’était lui mettre en main la clef de sa future doctrine.

{p. 10}Ce fut là sans doute qu’il apprit à ne rien mettre au-dessus de la littérature : en vain son père essaya-t-il de l’engager dans quelque étude pratique et profitable. Tonsuré dès l’année 1647, et destiné à l’Église, Boileau fut mis à la théologie, dès sa sortie du collège, en 1652. On dit que l’aridité des abstractions théologiques le rebuta. Je n’en crois rien. La plupart des hommes sont trop éloignés aujourd’hui de l’état d’âme auquel la théologie s’adapte, pour en comprendre l’intérêt ; on ne voit qu’un appareil effrayant et puéril dans toutes ces définitions, divisions et distinctions. Et puis nous avons depuis Rousseau et Chateaubriand des besoins d’imagination et de sensibilité que nos pères ignoraient : moins suspendus que nous aux formes fugitives de l’être, moins frémissants de sympathie avec la vie universelle, méprisant dans la nature la matière, et ne faisant des sens que les instruments de l’utilité pratique et des plaisirs inférieurs, ils ne sentaient pas comme nous la sécheresse des pures conceptions intellectuelles : ils se satisfaisaient de posséder la vérité abstraite sans aspirer à toucher la réalité concrète. Tenus en éveil par l’éloquence des prédications et l’éclat des controverses, ils saisissaient la philosophie substantielle qu’enveloppe la forme théologique : elle contenait de quoi satisfaire aux plus inquiètes curiosités, la raison de l’univers, le sens de la vie, la règle des volontés. Il ne fallait qu’être chrétien pour y prendre goût. J’ai peur que ce soit la foi, sinon la croyance, du moins le zèle, qui ait {p. 11}manqué alors à Boileau : Racine ne nous dit-il pas, en 1698, que la dévotion de son ami est de fraîche date ? Mais à coup sûr, il avait étudié la théologie avec fruit, et sa science lui demeura. Je ne sais point de connaissances spéciales dont ce pur littérateur ait fait montre plus tard, hormis celle-là.

Ce qui le rebuta absolument, ce fut le droit, vers lequel on le tourna ensuite. Mais ses biographes lui font trop d’honneur quand ils rapportent ce dégoût à la candeur, aux délicatesses de conscience de notre jeune étudiant. Tout honnête homme qu’il était, il eût fallu qu’il fût bien invraisemblablement scrupuleux pour ne pas estimer innocente la profession d’avocat, où MM. de Port-Royal voulaient pousser en ce temps-là Racine, leur disciple chéri. En réalité, le droit répugna à son esprit, non à sa conscience : il nous l’a dit lui-même. Il lui parut « que la raison qu’on y cultivait n’était point la raison humaine, et celle qu’on appelle le bon sens, mais une raison particulière, fondée sur une multitude de lois qui se contredisent les unes les autres, et où l’on se remplit la mémoire sans se perfectionner l’esprit ». En d’autres termes, on lui avait montré la pratique, et on lui avait enseigné le droit comme un métier : il eût fallu, pour l’y intéresser, le lui présenter comme une science, lui en expliquer la philosophie, seule capable de satisfaire cette intelligence, qui ne voulait concevoir que l’universel. Bien des années plus tard, le Traité des lois civiles le ravit, parce qu’il y trouva une théorie et {p. 12}les principes généraux du droit, et il célébra Domat comme « le restaurateur de la raison dans la jurisprudence ».

Il fallut bien, malgré son dégoût, qu’il entrât chez son beau-frère Dongois, pour se former à la procédure, et qu’il se fît recevoir avocat (1656). Il ne plaida guère, s’il plaida jamais : attendant le client, sans impatience, dans un coin de la Grand’Salle du Palais, il divertissait les clercs de ses saillies facétieuses ou mordantes. Déjà il avait commencé à faire des vers : une tragédie romanesque esquissée au collège, une énigme en vers, deux chansons à boire, un sonnet galant, et des vers latins, tels furent les premiers essais de celui qui devait se montrer impitoyable aux poètes de cabinet, aux doucereux, aux romanesques, aux « latineurs », et à l’abbé Cotin, l’illustre inventeur de l’énigme française. Émule de Chapelain autant que de Malherbe, il s’éleva même jusqu’à l’ode, et lançant l’invective contre les Anglais forcenés, il prédit des batailles navales, des cadavres flottant sur les eaux, et les « baleines du Nord » courant en foule à cette proie. Il paraît que l’on n’enseignait pas encore l’histoire naturelle dans les collèges.

La mort de son père, arrivée en 1657, lui permit de suivre librement sa vocation. Ce poète de vingt et un ans, livré soudain à lui-même après des années de contrainte, se conduisit alors avec une raison singulière : ce fut un mélange de prudence avisée et de dignité fière. D’abord sa liberté ne l’enivra {p. 13}pas : content de se sentir maître de sa volonté et de l’usage de son esprit, il continua de résider dans la maison de la cour du Palais qui avait passé à son frère Jérôme ; ce fut sans doute alors que, selon son expression, il « descendit au grenier », de l’étroite guérite sous le faîte du toit, où il avait logé jusque-là. Plus tard, on le trouve installé chez Dongois le greffier : il y vivait le jour, et avait pour la nuit une chambre au cloître Notre-Dame chez le chanoine Dreux. Après le mariage de Mlle Dongois avec M. Gilbert de Voisins, quand les enfants, « le tintamarre des nourrices et des servantes », forcent notre vieux garçon de poète à déloger, il va occuper, toujours au cloître Notre-Dame, dans la maison du chanoine Lenoir, « une chambre au premier étage, ayant vue sur la terrasse qui donne sur l’eau ». Son mobilier était d’une simplicité très bourgeoise. Ses habitudes étaient modestes, quoiqu’il fût assez riche sur ses vieux jours pour se donner un carrosse.

Il était bon ménager de son argent, très exact à tenir ses comptes, rangé et un peu serré, comme le plus bourgeois des marchands de la rue Saint-Denis. Mais ne nous y trompons pas : ce n’est pas l’argent qu’il aime, c’est l’ordre. Il compte, parce que c’est la raison. Au reste, il est généreux : il donne de l’argent à Linière qui court le chansonner au cabaret voisin ; il offre d’abandonner sa pension pour faire rétablir celle du vieux Corneille ; il achète à Patru sa bibliothèque, à condition qu’il continue de la garder chez lui sa vie durant. Par un scrupule de {p. 14}conscience, il rendit un bénéfice qu’il avait obtenu du temps où on le destinait à l’Église, et il restitua même une somme égale à tous les revenus qu’il avait touchés. Tout cela n’est pas d’un avare, ni même d’un homme qui tient à l’argent. Il administrait prudemment son bien, parce que l’économie le mettait à même de faire de la littérature comme il l’entendait. Et il l’entendait de haute et fière façon : il lui répugnait de faire de la poésie un gagne-pain ; on dit qu’il ne reçut jamais rien des libraires que ses œuvres enrichissaient. Il excusait Racine de recevoir des droits d’auteur, mais il n’osa pas pour lui de la permission qu’il donnait à autrui. Il eût cru s’amoindrir et ravaler son art, s’il en avait vécu. Il ne voulait pas davantage se mettre à la suite des grands, et s’en faire le « domestique » : il ne reçut de grâces que du roi, c’est-à-dire de l’État. Avec de telles maximes, on peut lui pardonner de l’avoir pas jeté l’argent : ses bonnes rentes, c’était l’indépendance. Par elles, il pouvait ne travailler que pour lui, c’est-à-dire pour l’idéal qu’il avait conçu.

Il dédaigna même de s’assurer le patronage d’un de ses frères, qui était déjà un personnage dans le monde des lettres. Gilles Boileau, traducteur et poète, tenait la philosophie, la galanterie, tous les genres de prose et de vers à la mode. Précieux à l’occasion, s’entendant à aiguiser la pointe précieuse comme à enfler la fade hyperbole, il se vantait surtout d’avoir « l’humeur critique » et d’avoir, dès ses plus jeunes ans, « appris l’art de railler les gens ». Il s’y {p. 15}entendait en effet, et dans ce temps de polémiques virulentes et d’aigres personnalités, parmi ces gens de lettres hargneux et querelleurs comme des mâtins, nul n’emportait mieux la pièce. Scarron et Ménage en savaient quelque chose, et le prudent Chapelain avait sacrifié de vieux amis, Ménage et Pellisson, pour se faire bien venir d’un si terrible railleur : il l’avait aidé à entrer à l’Académie. Bientôt il le recommandera à Colbert, et lui fera donner 1 200 livres « pour l’encourager à continuer son application aux belles-lettres ». Avoir un frère académicien, et ami de M. Chapelain, c’était une bonne fortune pour un débutant. Despréaux ne semble pas s’en être avisé. Loin de se ménager l’appui de son frère, il se l’aliéna. Des questions d’intérêt les divisèrent. Despréaux mit son frère dans une de ses satires en fort mauvais lieu, et rima des épigrammes contre lui : il eut tort sans doute ; au moins ne l’accusera-t-on pas de souplesse intéressée.

On a dit que Gilles ne put pardonner à son cadet de faire les vers mieux que lui. C’est méconnaître un peu naïvement l’amour-propre des poètes : à la façon dont Gilles parle de lui-même, nul talent ne devait l’inquiéter. Il serait plus vrai de dire que l’auteur des Satires ne pouvait être l’ami de Chapelain et de Cotin, ni de leurs amis. On conte que {p. 16}« Despréaux alla lire une de ses premières pièces à l’hôtel de Rambouillet : il n’y eut pas de succès, et on l’engagea à prendre une espèce de poésie moins odieuse et plus généralement approuvée des honnêtes gens que la satire. Chapelain et Cotin appuyèrent aigrement l’avis d’Arténice et de Julie ». Gilles, qui peut-être avait introduit son cadet dans le fameux réduit, sentit qu’il fallait faire un choix. Il choisit Chapelain : c’était alors de bonne politique. Plus tard il se réconcilia avec son frère, et j’imagine, au contraire de ce qu’on dit, que le succès des Satires ne nuisit pas au raccommodement.

À défaut de protecteurs, notre poète de vingt-trois ans trouva vite des alliés, et à défaut de frère, des amis : Furetière d’abord, esprit mordant et sensé, puis Racine, attiré vers l’homme par la pénétrante justesse de quelques observations critiques qu’on lui rapporta ; puis La Fontaine et Molière, enfin Chapelle, un homme d’esprit à qui son extrême paresse donnait le goût du naturel. De tempéraments très divers, et de talents très inégaux, tous ces nouveaux amis du satirique sont des gens que la littérature à la mode, emphatique ou précieuse, romanesque ou burlesque, ne satisfait plus.

La page charmante du roman de Psyché, où La Fontaine a peint cette intimité délicieuse de nos grands écrivains, est dans toutes les mémoires : il serait oiseux de la citer. Mais souvenons-nous que le bonhomme est poète, même quand il écrit en prose. Il dit vrai ; et il embellit tout ce qu’il touche. Il faut ajouter à son aimable tableau quelques couleurs plus crues. Car ces écrivains, que l’admiration de trois siècles a fixés dans une sorte de majesté hiératique, c’étaient les « jeunes » de ce temps-là, et {p. 17}jeunes ils étaient vraiment et d’allure et d’esprit. D’abord, ils avaient la joie, la joie des esprits sains et florissants : le plus mélancolique était encore le comédien, assombri par une observation trop pénétrante du monde. La Fontaine jouissait de tout en enfant, et en poète : sa distraction égayait les réunions quand sommeillait sa fantaisie. Racine et Boileau étaient dans la première jeunesse, l’un brûlant de passion, l’autre content de vivre et d’être libre, ami du rire et des malins propos. On se réunissait chez l’un ou chez l’autre, chez Boileau, s’il est vrai qu’il ait demeuré rue du Vieux-Colombier, chez Furetière. On allait parfois, par un beau jour, à Meudon, à Versailles : et c’est là qu’après s’être bien promenés, ils s’asseyaient pour écouter la lecture de Psyché. Mais le plus souvent on s’attablait dans quelque cabaret fameux, au Mouton blanc, ou à la Croix de Lorraine, place du Cimetière-Saint-Jean, ou encore à la Pomme de pin, la taverne légendaire qu’avaient hantée Villon et Régnier, et que tenait alors Crenet, immortalisé par un vers de Boileau. Ces cabarets sont ce que furent plus tard les cafés : les beaux esprits, amateurs et gens de lettres, s’y réunissent. Mais il y a la différence des siècles et des mœurs : le xviie siècle est encore plus robuste qu’élégant ; il a plus de sève et de fougue que de raffinement et de mièvrerie. Sa force éclate sous la délicatesse dont il essaye de la revêtir, d’autant plus artificielle et compassée que l’être intérieur se laisse plus malaisément contenir. On buvait sec dans {p. 18}les cabarets littéraires, et l’on ne s’y grisait pas seulement de paroles. La femme de Diderot lui donnait six sous pour aller disputer à la Régence ; Boileau et ses amis, s’il faut en croire la tradition, consommaient plus largement, et n’étaient pas toujours fermes sur leurs jarrets, quand ils regagnaient leurs logis. Cet ivrogne de Chapelle ne fût pas resté longtemps dans une réunion de sobres causeurs. On trouvait au fond des pots les idées hardies ou plaisantes ; d’insolentes facéties, comme le Chapelain décoiffé, et la Métamorphose de la perruque de Chapelain en astre, naissaient comme d’elles-mêmes après boire ; et si l’on examinait souvent quelque point de doctrine, la raison d’un usage ou d’une règle, si ce fut vraisemblablement dans ces conversations autour de la table que nos écrivains prirent conscience de leur rôle, et que Boileau exerça sur leur génie une sorte de direction salutaire par la droiture de son sens critique, il ne faut pas oublier que ces bons compagnons faisaient une besogne sérieuse très peu sérieusement, sans morgue dogmatique, sans tapage et sans pose, n’ayant l’air de songer et ne songeant en effet qu’à se divertir. Boileau n’était pas le dernier à couper de saillies imprévues les discussions qui tournaient au grave, et évoquait du fond de ses souvenirs d’étranges figures de plaideurs, entrevues jadis au Palais ou dans l’étude de son beau-frère, pour fournir quelques plaisantes scènes aux Plaideurs de Racine.

Faut-il rappeler cette espièglerie de rapin, dont {p. 19}Racine et Boileau s’avisèrent un jour, quand après les premières Satires Racine mena son ami chez l’illustre Chapelain, à qui il le présenta sous le nom de bailli de Chevreuse ? Le bonhomme, assez mal vêtu à son ordinaire, ayant sur la tête son immortelle perruque, quelques maigres tisons de l’an passé faisant mine de se consumer dans sa cheminée, combla de civilités son protégé et le provincial qu’on lui annonçait comme un admirateur de la Pucelle. Par malheur, la conversation vint à tomber sur la comédie, et le faux bailli s’échauffa sur l’éloge de Molière : il allait se trahir, si Racine ne l’eût emmené, juste à point pour n’être pas reconnu par Cotin, qu’ils rencontrèrent sur l’escalier. On a tant défiguré le vrai caractère de Despréaux, qu’il n’est pas inutile de le montrer capable d’une assez mauvaise farce.

Il n’importe pas moins d’établir que ce très raisonnable poète aimait la bonne chère, et savait aussi bien ordonner un dîner qu’un poème selon les règles. C’est l’éloge que lui donna le comte de Broussin, un des fins gourmets de ce siècle qui fut classique même à table, un jour que Boileau l’avait traité avec le duc de Vitry, Gourville et Barillon. Une autre fois, il recevait à souper le duc de Vivonne, car il hantait maintenant les nobles compagnies. J’imagine qu’il avait connu ces amis qualifiés au cabaret, ou chez les comédiennes, près desquelles son ami Racine l’avait introduit. Et notons-le, pour saisir la physionomie de Despréaux dans son véritable jour, il aborde la bonne compagnie par {p. 20}son côté le moins grave, celui des libertins et des viveurs. Ces Vitry, ces Vivonne, ces Gourville n’ont pas l’esprit plus réglé que les mœurs ; Barillon, l’ami de La Fontaine, appartient à ce groupe sceptique que Saint-Évremond représente devant la postérité ; et c’est chez Broussin, devant Boileau, que l’épicurien Molière, s’il faut en croire la légende, lisait sa traduction perdue de Lucrèce. Au temps même de l’Art poétique, en 1671, dans la pleine maturité de son admirable raison, Boileau, qui approche de ses trente-cinq ans, fréquente chez la Champmeslé et chez Ninon de Lenclos. Il n’y va pas pour le même intérêt que Racine : nulle fougue des sens, nulle ivresse du cœur ne l’entraîne, et l’on ne saisit même pas dans son œuvre, comme dans un coin du livre de La Bruyère, la trace d’une joie ou d’une souffrance qui lui soit venue par la femme. Tout se termine pour lui à la table, aux fins soupers, et aux débauches d’esprit. Un jour, avec Molière, entre Ninon et Mme de La Sablière, il fabrique le latin macaronique du Malade imaginaire. D’autres fois il venait boire le champagne chez la Champmeslé, entre le mari et Racine, qui faisait les frais de la fête : ou bien il présidait une partie carrée, Racine avec la Champmeslé, le jeune Sévigné avec Ninon : et c’étaient « des soupers délicieux, c’est-à-dire des diableries ». Nous pouvons croire Mme de Sévigné ; on sait ce qu’est Ninon, et pour s’asseoir entre la philosophe et la comédienne, il fallait n’être assurément ni prude ni dévot.

{p. 21}Cependant les Satires circulaient ; on les récitait, on en donnait des copies, enfin on les imprimait (1666) ; un plaisant dialogue sur les romans, que Sévigné récitait à merveille, courait aussi le inonde. Despréaux était célèbre, et ne voyait plus seulement les grands seigneurs en terrain neutre, au cabaret ou chez des filles. Le monde, le vrai inonde le recherchait ; on était curieux de le voir, de l’entendre lire ses œuvres : d’autant qu’il avait un vrai talent de lecteur, et doublait la beauté de ses vers par la justesse de la diction. Plusieurs satires sont produites d’abord chez Mme de Guénégaud et chez le duc de Brancas. L’Art poétique et le Lutrin excitent une vive curiosité ; et les lectures se multiplient : lecture du Lutrin au Luxembourg, chez Segrais ; lectures de l’Art poétique chez Gourville, chez Pomponne, chez le cardinal de Retz, chez Mme de Montespan. Et quel auditoire dans toutes ces maisons : La Rochefoucauld, Caumartin, Mmes de Sévigné, de La Fayette, de Coulanges, de La Sablière, Mme Scarron, Mme de Thianges, tout ce que la postérité connaît comme la plus exquise élite des honnêtes gens d’alors !

Seulement Despréaux n’avait pas toujours été du dîner ou du souper après lequel il était convié à charmer de ses vers la noble compagnie. En somme, il ne fut jamais qu’un étranger de passage dans les salons : il y était infiniment moins chez lui que les Voiture et les Chapelain dans les réduits des Précieuses. Il vécut pour ainsi dire sur la frontière de {p. 22}la société noble, sans bouder, mais sans s’insinuer, se tenant à sa place, dans son monde, par indépendance tout à la fois et par respectueuse modestie. Il ne voulait pas s’aliéner, et il n’aimait pas à se contraindre. Et puis il ne se sentait pas maître du terrain. Ses ennemis, tout couverts de ridicule, ne lui cédaient pas la place. Cotin ne disparut qu’après les Femmes savantes. Chapelain garda toute sa vie la confiance de Colbert ; Mme de Sévigné le visita jusqu’au dernier jour, et quand il fut mort, en plein triomphe apparent de Despréaux, Retz maintenait, non sans impatience, que Chapelain « enfin avait de l’esprit ». On sait le traitement dont le duc de Montausier estimait que l’auteur des Satires était digne pour avoir médit de Chapelain. Ni le Discours sur la satire (1668), ni les flatteuses avances de l’Épître VII (1675) ne le désarmèrent : encore en 1683, il intriguait pour fermer l’Académie à Despréaux, et ce fut seulement à la fin de cette année, que ce brutal seigneur déposa sa rancune, en souple courtisan qu’il était au fond, devant la protection hautement déclarée du roi.

Cependant si les survivants de la préciosité et de la Fronde ne s’abandonnaient pas tout à fait, il ne manquait pas de gens dans la jeune génération pour soutenir le poète de la raison. S’il avait eu un peu de manège, il n’eût tenu qu’à lui de s’implanter dans le grand monde. À la cour même, il avait eu de bonne heure des défenseurs : le chirurgien Félix ; La Rochefoucauld et son fils ; Dangeau ; et puis, {p. 23}conquête plus précieuse, tous les Mortemart, chez qui il semblait que l’esprit fut un héritage de famille. Le duc de Vivonne eut avec Despréaux des relations presque familières, vu la différence des rangs. Mme de Thianges et Mme de Montespan partageaient le goût de leur frère pour ce solide esprit. Mme de Thianges applaudissait à la mission qu’il s’était donnée de régler la poésie ; une anecdote curieuse du Menagiana en fait foi.

En 1675, Mme de Thianges donna en étrennes une chambre toute dorée grande comme une table à M. le duc du Maine. Au-dessus de la porte, il y avoit en grosses lettres Chambre du Sublime. Au dedans un lit et un balustre avec un grand fauteuil dans lequel étoit assis M. le duc du Maine fait en cire fort ressemblant. Auprès de lui, M. le duc de la Rochefoucauld, auquel il donnoit des vers pour les examiner. Autour du fauteuil, M. de Marsillac, et M. Bossuet, alors évêque de Condom. À l’autre bout de l’alcôve, Mme de Thianges et Mme de la Fayette lisoient des vers ensemble. Au dehors du balustre, Despréaux, avec une fourche, empêchoit sept ou huit méchans poètes d’approcher. Racine était auprès de Despréaux, et un peu plus loin La Fontaine, auquel il faisoit signe d’approcher. Toutes ces figures étoient de cire en petit, et chacun de ceux qu’elles représentoient avoit donné la sienne.

Ce jouet ingénieux était l’expression du goût fin de la jeune cour. La Fontaine, à qui l’Art poétique ne s’était pas ouvert, trouve place dans la Chambre du Sublime. Molière n’y figure pas : est-ce parce qu’il était mort ? ou pour sa profession de comédien ? ou parce que ses comédies étaient trop bourgeoises pour le goût des courtisans ?

Pour Mme de Montespan, son estime pour l’auteur des Satires et de l’Art poétique nous mène à faire une {p. 24}observation intéressante. Il est singulier que, de Racine et de Boileau, Mme de Montespan, la maîtresse sensuelle et passionnée, préfère le raisonnable et froid Boileau : tandis que c’est Mme de Maintenon, la sage et discrète personne, qui préfère la poésie tendre et troublante de Racine. On s’attendrait au contraire : mais ces préférences littéraires jettent une vive lueur sur les dessous des caractères. Mme de Montespan, avec sa vie scandaleuse, est une « intellectuelle », et c’est chez la prude que couvent tous les feux de l’imagination et de la sensibilité.

Despréaux ne semble pas avoir mis d’empressement à profiter des ouvertures qu’il avait à la cour. Le roi depuis longtemps avait marqué du goût pour ses vers, jusqu’à quitter le billard une fois pour les entendre, quand Vivonne lui amena le poète, qui récita des morceaux du Lutrin et la fin de la Première Épître, retouchée selon les avis de Condé et débarrassée de la fable insipide de l’Huître et les Plaideurs. Le roi fut charmé des quarante derniers vers, qu’il ne connaissait pas. Il loua le poète, lui donna deux mille livres de pension, avec un privilège pour l’impression de ses ouvrages. Cette scène n’a pu se passer avant 1672. Car le Lutrin ne fut commencé et la Première Épître corrigée que cette année-là. De plus, quel que fût le crédit de Chapelain, et sa page contre ce « satirique effréné », cette « liasse canaille » de Despréaux, aurait-il osé ou pu faire retirer un privilège accordé de la propre {p. 25}bouche du roi ? Or ce fut le 4 avril 1672 que Chapelain obtint de Colbert le retrait du privilège, extorqué, disait-il, par surprise. Il faut placer après cette date la présentation de Despréaux au roi, et les marques de bienveillance qu’il en reçut : c’est sans doute ce privilège si glorieusement recouvré qu’il céda au libraire Thierry, pour imprimer l’édition qui parut en 1674. Quant à la pension, Boileau n’en remercia le roi qu’en 1675 par l’Épître VIII, et les registres des Comptes des bâtimens du roi nous apprennent qu’il ne commença à la toucher qu’en 1677.

Voilà donc Boileau courtisan, et courtisan agréable au roi. Ce serait ici le lieu d’examiner l’accusation tant de fois répétée et si ridiculement grossie qui fait du poète le plat flatteur de Louis XIV. Évidemment les louanges du roi abondent dans les vers de Despréaux : si elles sont méritées, et si elles sont sincères, il est superflu de le rechercher ; ni s’il n’y a pas là une forme de sentiment trop effacée de nos âmes depuis un siècle pour que nous la puissions comprendre. J’admettrai que Boileau a forcé la note, et que nous avons aujourd’hui un plus juste sentiment de la dignité personnelle. Mais s’il y a excès ou mensonge dans l’éloge qu’il fait du roi, c’est à son siècle, et non à lui, qu’il faut faire le procès. Il a pensé, il a parlé comme tout le monde de son temps pensait et parlait. Loin d’avoir dépassé la mesure de langage usité en ce temps-là quand il s’agissait de Louis XIV, il se fit accuser par ses {p. 26}ennemis de froideur et de mauvaise volonté, et l’on trouvait trop de réserve, et plus de leçons que de compliments, dans les morceaux qui nous paraissent, à nous, de pures flatteries.

Au reste, autant que la chose était possible alors, même à la cour, et même devant le roi, Boileau gardait son indépendance et la franchise de son jugement. Dans cette province de la poésie et du goût, où il se retranchait, il ne reconnaissait de souveraineté que celle de la raison universelle, qu’il écoutait parler en lui-même. Il y a vingt anecdotes qui le prouvent, et que tout le monde a lues : Boileau trouvant des vers du roi mauvais, ou trouvant mauvais des vers que le roi avait trouvés bons ; Boileau maintenant contre le roi la bonté d’une locution dont la familiarité choquait la délicatesse du roi ; Boileau lâchant de vives saillies contre « ce misérable cul-de-jatte de Scarron », devant le roi et Mme de Maintenon, au grand désespoir de Racine, qui était infiniment plus courtisan, et menaçait son ami de ne plus se montrer avec lui à la cour.

Sa franchise, au reste, et ses étourderies ne lui aliénaient pas le roi, dont l’esprit droit et le ferme sens étaient merveilleusement propres à goûter les qualités essentielles de Despréaux. En 1677, Louis XIV lui commanda, ainsi qu’à Racine, de « tout quitter » pour se consacrer à écrire son histoire, et Boileau, selon ses propres expressions, « renonça » dès lors à la poésie : non pas aussi complètement que son ami, il n’en avait pas les {p. 27}mêmes raisons intimes ; mais deux chants du Lutrin, trois satires et trois épîtres, une ode et quelques épigrammes, voilà tout le bilan de son activité poétique pendant plus de trente années qu’il lui restait à vivre.

Nous ne savons ce qu’aurait été le règne de Louis le Grand raconté par Racine et Boileau : leur manuscrit, inachevé, périt en 1726 dans un incendie. Sans doute, c’eût été une pièce d’éloquence remarquable, et une médiocre histoire. Outre qu’il était difficile de voir et d’écrire la vérité sur Louis XIV de son vivant, on n’avait pas en France au xviie siècle une idée fort juste des qualités et des devoirs de l’historien : quelques bénédictins savaient seuls alors ce qu’il faut de science, de critique et de détachement pour en bien faire le métier.

Racine et Boileau firent de leur mieux. Ils se faisaient expliquer les traités et les campagnes, interrogeaient Vauban, Luxembourg, Chamlay, Louvois, ramassaient de tous côtés des mémoires, et sans s’embarrasser d’une haute philosophie, tâchaient de mettre les faits dans un bon jour et en bel ordre. Cela n’allait pas sans peine parfois : Despréaux n’arriva jamais à comprendre les causes de l’invasion de la Hollande. Ce qui leur coûta le plus, c’est que pour conter les actions du roi, il fallait accompagner le roi. La première année, tandis que le roi allait en Flandre, ils restèrent à Paris, et s’en tirèrent par un mot d’esprit : {p. 28}« Leurs tailleurs avaient été plus longs à leur faire des habits de campagne que Sa Majesté à prendre les villes qu’elle assiégeait. » Mais l’année suivante, il fallut partir ; et leur ignorance des choses militaires, leur gaucherie à cheval, leur peu d’inclination à se faire tuer, donnèrent lieu à toute sorte d’épigrammes et d’anecdotes, dont s’amusèrent leurs ennemis, leurs envieux et la malignité secrète des indifférents. Nous connaissons tous ces méchants propos par Mme de Sévigné, qui dépeint à son cousin Bussy « ces deux poètes historiens, suivant la cour, plus ébaubis que vous ne le sauriez penser, à pied, à cheval, dans la boue jusqu’aux oreilles ». Pradon ne nous en dit pas plus, avec plus d’aigreur, quand dans de mauvais vers oubliés, il représente « les Messieurs du Sublime », une longue rapière au côté, importunant les généraux, moqués des soldats, notant sur leur carnet des termes de l’argot militaire, ici jetés par leur cheval dans un noir bourbier, là tirant de longues lunettes pour regarder l’ennemi de très loin. Pradon n’est qu’un écho, évidemment : ce qui ne veut pas dire qu’il y ait grand’chose de vrai dans tout cela. Mais ses médisances et celles de Mme de Sévigné prouvent une chose : nos deux poètes ne sont pas à leur place dans un camp. Ils n’ont pas la désinvolture du courtisan, homme de cheval et homme d’épée, même quand il n’a pas le cœur d’un soldat. Aux yeux de tous, et par leurs allures, leurs habitudes, leurs propos, ce sont deux bourgeois qui devraient être ailleurs : ni Voiture, ni Sarrazin, ni Saint-Amant, aucun des poètes de l’âge précédent, n’eût paru aussi dépaysé, et leur {p. 29}présence eût semblé naturelle dans la foule des gentilshommes qui suivaient le roi.

Boileau fit encore deux voyages, en Alsace et en Flandre ; puis il se tint en repos, laissant à Racine la principale part de travail, comme aussi des libéralités royales, qui semblent s’être proportionnées à l’activité déployée par chacun des deux collaborateurs. Au reste, le roi ne cessa d’être satisfait de son application, et il le lui témoigna en le faisant entrer à l’Académie, presque malgré la compagnie.

En dépit de cette faveur déclarée du roi, notre poète ne fut jamais autant de la cour que Racine. Plus froid et moins souple, de jour en jour aussi moins valide, il s’en retira peu à peu : après la mort de Racine, il n’y vint plus qu’une seule fois. Il y avait longtemps qu’il avait renoncé aux cabarets et à la société des comédiens. Et le monde même, maintenant qu’il ne produisait presque plus rien, ne le recherchait plus, et ne le voyait guère. En dehors de quelques amis très intimes et de son rang, il n’avait guère habitude que chez le Premier Président, M. de Lamoignon. Tandis que, sous l’apparence de la dévotion, la cour inclinait au cynisme débraillé, et que dans les salons commençait à éclore une nouvelle sorte de préciosité, philosophique et scientifique, l’hôtel de Lamoignon continuait la tradition des anciennes maisons de magistrats, graves et décentes, où toutes les belles éruditions étaient en honneur, où le bel esprit même et la plaisanterie {p. 30}s’enveloppaient de doctrine. Tous les lundis, le Premier Président réunissait à sa table vingt-six personnes, magistrats, érudits, poètes, gens d’Église. C’étaient Guy Patin et son cher Carolus, Huet, Ménage, Pellisson, Bossuet, Fleury ; les plus fins jésuites, Rapin, Bouhours, Ménétrier ; l’abbé Jacques Boileau, frère de notre poète, le savant et bizarre auteur de l’Histoire des flagellants, dont on disait qu’il avait plus l’air d’un docteur de la comédie italienne que d’un docteur de Sorbonne. La conversation allait son train dans ces assemblées, non pas mondaine, légère et vagabonde, mais s’arrêtant, s’étalant sur les sujets de littérature, de philosophie, de religion, d’érudition, tantôt inclinant à la conférence académique, tantôt s’échauffant et tournant à la controverse oratoire. C’était après une vive discussion sur le poème épique, et pour montrer que ce genre ne doit pas être chargé de matière, que Despréaux, mis au défi, entreprenait de chanter la querelle des chantres et des chanoines de la Sainte-Chapelle.

À la fin de l’été, pendant les vacances du Palais, M. de Lamoignon s’en allait à Bâville, entre Chartres et Rambouillet. Une partie de sa société l’y suivait ou l’y visitait. Là, on s’émancipait à de plus vives gaietés, encore bien inoffensives : comme il arrive souvent aux gens voués par profession aux graves pensées et aux travaux sérieux, ces magistrats, ces savants et ces prêtres ont le rire serein et facile de l’enfance. Il faut peu de chose, et rien de complexe {p. 31}ou de raffiné, pour les mettre en belle humeur. La Rochefoucauld et Despréaux unissent leur génie pour deviner des rébus que le Grand Condé envoie de Chantilly, et pour en combiner d’autres, qu’ils lui proposent. Une autre fois (c’était à la noce de M. de Bâville) on s’amuse de la colère du P. Bourdaloue, dont Boileau toujours satirique a logé malignement le nom à la fin d’une chanson à boire.

À Bâville ou à Paris, depuis le temps même des Satires, notre poète tenait une grande place dans le cercle des Lamoignon. Ce n’est pas qu’il ait jamais été un brillant causeur ; il manquait de verve, et sa conversation était aimable, mais un peu traînante. Il n’avait pas l’esprit du monde, l’art de faire de rien une chose exquise, l’agilité de la fantaisie légère qui effleure tout. Il lui fallait les sujets qui ont du corps et les entretiens prolongés, où l’on peut s’appesantir sans faire l’effet d’un lourdaud, et s’échauffer sans devenir ridicule. Il se trouvait à l’aise à l’hôtel Lamoignon, parmi tous ces hommes dont les uns appartenaient à la littérature et les autres n’étaient jamais las d’en entendre parler. Il aimait à disputer ; il était têtu, et ne lâchait jamais pied. La contradiction l’excitait peu à peu ; il avait alors des traits imprévus dont la précision assommante mettait les rieurs de son côté. Ce n’était pas ce que nous appelons l’esprit : cette plaisanterie qui se prépare et s’amène de loin, qui a toute une mise en scène, qui se distribue et s’étale dans une série de répliques, nous paraît un peu apprêtée et pesante. Cela ne {p. 32}ressemble pas aux fusées d’imagination qui partent au hasard dans nos conversations. L’esprit d’autrefois était un jeu savant, une escrime réglée : il y fallait de l’invention, mais aussi du jugement, de la raison et de la science. À ce vieux jeu, Boileau était passé maître. Il excellait à engager l’adversaire, à en tirer les ripostes qui insensiblement le découvraient. Il savait mettre en valeur un argument foudroyant par d’astucieux silences qui le faisaient croire lassé ou vaincu. C’était un mélange original de malice bourgeoise, et de mouvements littéraires, employés avec une aisance, un à-propos saisissants, et soutenus d’une mimique expressive : car Boileau jouait en perfection ses plaisanteries.

Un jour, à Bâville, on disputait sur l’amour de Dieu, et un père jésuite soutenait que dans la Pénitence la contrition n’est pas nécessaire, et que l’attrition, causée par la crainte de l’enfer sans amour de Dieu, suffit à la justification du pécheur. Depuis longtemps on bataillait, et Despréaux n’avait rien dit encore : soudain il se lève, marche au père Cheminais, et lui lance avec son impeccable diction cette éclatante tirade : {p. 33}« Ah ! la belle chose que ce sera, au jour du dernier jugement, lorsque Notre-Seigneur dira à ses élus : “Venez, les bien-aimés de mon Père, parce que vous ne m’avez jamais aimé de votre vie ; que vous avez toujours défendu de m’aimer, et que vous vous êtes toujours fortement opposés à ces hérétiques, qui voulaient obliger les chrétiens de m’aimer ! Et vous, au contraire, allez au diable, et en enfer, vous les maudits de mon Père, parce que vous m’avez aimé de tout votre cœur, et que vous avez sollicité et pressé tout le monde de m’aimer.” » Cette prosopopée, sous laquelle le Père demeura comme étourdi, devint un des beaux morceaux de l’Épître sur l’Amour de Dieu.

Qui ne se rappelle une autre exquise scène de comédie, à laquelle Mme de Sévigné nous fait assister ? Despréaux, avec une adresse perfide, se fait prier et supplier par un Père Jésuite de lui nommer l’unique moderne qui surpasse à son gré les anciens ; à ce nom de Pascal, si malignement retenu et brusquement lâché, stupeur du bon Père, qui gratifie d’une épithète injurieuse l’auteur des Provinciales ; là-dessus, voilà notre poète hors de lui, qui oublie son artificieuse ironie, et s’emballe à fond, criant, trépignant, et courant d’un bout de la chambre à l’autre, sans plus vouloir approcher d’un homme capable de trouver Pascal faux : cette merveilleuse page, dont je ne puis reproduire la couleur et la vie, donne la sensation de l’homme même : c’est bien lui, avec sa malice railleuse et sa sincérité passionnée, et toujours prenant trop au sérieux les idées pour s’en jouer avec la grâce indifférente de l’homme du monde, qui sacrifie sans hésiter n’importe quelle opinion à la moindre des bienséances.

On voit en même temps par ces anecdotes que Despréaux avait souvent maille à partir avec les jésuites, et j’imagine qu’à les rencontrer souvent chez Lamoignon, il devint janséniste par {p. 34}contradiction. Il n’était guère dévot en sa jeunesse, lorsqu’il buvait avec Vivonne et soupait chez Ninon. Et cela paraissait dans ses œuvres. Quand il se représentait, naïf croyant pour qui « c’est Dieu qui tonne », en face de l’esprit fort qui

Prêche que trois font trois et ne font jamais un ;

quand il défendait Tartufe contre les « bigots » soulevés, et que dans ce Lutrin d’une ironie vraiment si laïque, il tirait ses effets comiques d’une bénédiction sacerdotale, ou lâchait des traits comme celui-ci :

Abîme tout plutôt, c’est l’esprit de l’Église,

assurément Pradon avait tort de l’accuser d’athéisme, mais assurément aussi il ne pouvait passer pour un chrétien bien fervent, ni surtout pour un janséniste.

En vieillissant, il ne change pas au fond de sentiment. Il a toujours des libertés de pensée et de langage, un penchant à soupçonner le zèle d’hypocrisie, une révolte de la raison contre les sanglants effets des querelles théologiques et de la ferveur religieuse, qui ne sont certes pas d’un dévot. Tels vers de ses derniers temps ont l’accent de Voltaire1.

Son jansénisme était fait de taquinerie contre les jésuites et d’amitié pour Arnauld et Nicole : il y entrait surtout de purs sentiments d’honnête homme, un {p. 35}large esprit de tolérance, la haine des faux-fuyants et des équivoques, une sympathique admiration pour la hauteur morale de la doctrine janséniste et pour l’austère vertu de ses défenseurs. Louis XIV, si déclaré contre Port-Royal, ne s’y trompa point, et laissa Boileau manifester ouvertement son attachement au grand Arnauld ; Racine se demandait comment son ami prenait impunément des libertés que lui-même n’eût pu hasarder sans se perdre : c’est que le roi savait bien que Despréaux, quoi qu’il put dire ou faire, n’était pas de la secte. Et nous le voyons en effet cultiver l’amitié des pères Rapin, Bouhours, Bourdaloue, Thoulier, aussi soigneusement que celle d’Arnauld et de Nicole. Il écrit à Arnauld lui-même qu’il n’a pas pris parti sur le fond de la dispute des Provinciales, et dans une lettre à Racine il se moque également de la grâce augustinienne efficace et de la molinienne suffisante. Il se dit molino-janséniste : c’est-à-dire qu’il n’est ni moliniste ni janséniste, ne voyant dans la querelle qu’« une dispute de mots », où l’on ne s’entend de part ni d’autre. Au fond, il ne comprend rien à la fureur des disputes théologiques : son parti à lui, c’est le sens commun, et il n’entre dans le jansénisme que jusqu’où le sens commun le mène.

Et même sa raison, c’est déjà celle qui ébranlera le dogme : s’étonner de l’intolérance, c’est nier au fond l’autorité et l’infaillibilité de l’Église. Boileau avait trop de gravité, trop de respect des traditions et de l’ordre établi, pour embrasser une philosophie {p. 36}téméraire et frondeuse. Il se croyait chrétien parce qu’il allait à la messe, et orthodoxe parce qu’il professait de croire en gros ce que croit l’Église, en méprisant comme chicanes toute cette théologie qui limite le dogme et détermine l’hérésie. Au fond, sous le chrétien sommeillait le déiste. Dieu était nécessaire à sa raison ; et c’était le Dieu de sa raison qu’il adorait dans les Trois personnes du Dieu catholique. Moins détaché que Molière, moins hostile que Voltaire, son acte de foi est un acte de sens propre, indépendant et réfléchi. Boileau est tout simplement un cartésien, de ce premier cartésianisme, encore inconscient de sa nature intime et qui se flattait de donner un appui à la foi qu’il était fait pour ruiner. Bossuet, avec cet infaillible coup d’œil qui saisissait les conséquences lointaines dans les principes cachés de toutes les doctrines, ne prenait point le change. S’il louait l’« hymne inspiré » de l’amour de Dieu, le tour de raillerie du satirique l’inquiétait, et les condamnations sévères qu’il portait sur certaines satires nous montrent qu’il avait pressenti chez Despréaux une raison déjà émancipée : comme Descartes, ce n’était là pour lui qu’un allié d’occasion, capable d’être l’ennemi du lendemain.

Nous connaissons mieux les dernières années de Boileau que sa jeunesse et sa maturité, grâce à sa correspondance : de 1687 à 1699 s’étend la correspondance avec Racine, et précisément en 1699, quand celle-ci cesse, nous voyons s’en établir une autre avec Brossette, qui nous conduit jusqu’à la {p. 37}mort du poète. Les lettres de Boileau n’ont pas le charme ni l’esprit qu’on trouve dans celles de Racine et de Fénelon. Une chose lui manque, et lui a toujours manqué, c’est l’abandon, la richesse des émotions intimes et le besoin de s’épancher. Il ira à Bourbon-l’Archambault, et il en reviendra, sans rapporter de son voyage une seule impression. « Moulins est une ville très marchande et très peuplée. » Voilà tout ce qu’il a ressenti. Comparez à cette sécheresse La Fontaine s’en allant à Limoges : il n’est pas encore à Étampes, qu’il a vu cent choses, et noté cent impressions, qui se traduiront plus tard par tels vers exquis des Fables. Même avec Racine, qu’il aime tendrement, Boileau ne se livre pas : du moins, il livre ce qu’il a, et c’est peu. Il écrit comme il cause, ou plutôt moins bien qu’il ne cause : car sa verve courte et sèche n’est pas faite pour le monologue ; il lui faut des répliques pour la reposer et de la contradiction pour l’animer. Nous avons peine à nous figurer entre deux amis intimes, deux poètes surtout, ce ton de politesse cérémonieuse et froide. Jamais ils ne manquent de s’appeler « monsieur » ; et « mon cher monsieur » dénote les moments de plus grand abandon et de moindre tenue. La tendresse est en-dessous, dans la pensée et non dans les mots. Racine, ici, n’est pas plus vif que Boileau, c’est un trait des mœurs du siècle.

Comme ils n’écrivent point pour s’épancher ni pour s’amuser, et qu’ils parlent de leurs affaires, leurs lettres en perdent un peu d’éclat et d’intérêt {p. 38}littéraire. Ils se consultent souvent sur leurs productions, défiants d’eux-mêmes, et difficiles à contenter ; car ils ont une idée très haute de la perfection, et ne se lassent point qu’ils ne sentent impossible de s’en approcher davantage : ils donnent et reçoivent des avis et des critiques avec une absolue candeur, et jamais l’amour-propre n’a été plus absent du commerce de deux poètes.

La santé de Boileau est un thème aussi qui n’est jamais épuisé. Il avait senti dès 1662 une difficulté de respirer, puis il était devenu asthmatique, et enfin en 1687 il perdait la voix, cette précieuse voix qui lui était si nécessaire pour disputer à l’Académie des Inscriptions contre le suffisant Charpentier à la voix de tonnerre. Sirop d’abricot, lait d’ânesse, tous les remèdes avaient été inutiles : on envoya Despréaux prendre les eaux de Bourbon, de juillet à septembre 1687. Il nous dépeint dans ses lettres les formalités et cérémonies préparatoires à la prise des eaux, saignées, purgations, etc. ; le médecin Tant-Mieux attestant une amélioration que le malade ne sent pas, et l’apothicaire sourd qui lui affirme que la voix lui revient ; la tragique affaire du demi-bain, et les disputes des médecins dont les uns lui ordonnent de se baigner s’il veut guérir, et les autres le lui défendent s’il tient à la vie ; l’épreuve angoisseuse de ce bain, « ses valets faisant lire leur frayeur sur leurs visages, et M. Bourdier s’étant retiré pour n’être pas témoin d’une entreprise aussi téméraire » ; l’éclatant monosyllabe qu’il articula en sortant de l’eau, et que {p. 39}jamais il ne put arriver depuis à faire sortir une seconde fois de son gosier ; enfin son retour à Paris, et toutes les recettes dont il essaye, sans confiance et jamais tout à fait sans espoir, tisane d’érysimum, grains de myrrhe transparente, et même simple eau de poulet, qui avait rendu la voix à un chantre de Notre-Dame : tout cela fait une comédie digne de Molière.

Il ne faut pas croire que la maladie rendît Despréaux fort morose. S’il s’était à peu près retiré du inonde, il ne menait pas triste vie dans sa maison d’Auteuil, qu’il avait achetée en 1685 et qu’il posséda vingt ans. Il n’y passa plus l’hiver après 1687, mais chaque année, aux beaux jours, il s’y installait avec joie. Il aimait la société et recevait de nombreuses visites. Racine appelait la maison d’Auteuil une « hôtellerie », tant il y passait de gens. Un jour, Bossuet y venait entendre l’Épître sur l’Amour de Dieu ; un autre jour, La Bruyère y lisait ses Caractères, ou d’Aguesseau s’y arrêtait en revenant de Versailles. Ou bien c’était un jésuite, Bouhours ou Thoulier, à qui le poète envoyait son carrosse pour l’amener dîner. Le maître du logis aimait toujours la bonne chère et les propos autour de la table : ses convives étaient parfois des courtisans, Pontchartrain le fils ou le marquis de Termes, plus souvent quelques voisins, et de bons amis, le chirurgien Félix, le musicien Destouches, l’abbé de Châteauneuf, ancien ami de Ninon, qui vers ce temps-là fut parrain du fils du notaire Arouet. Il accueillait tous {p. 40}les Lyonnais de distinction qui venaient à Paris, reconnaissant envers leur ville de bons intérêts qu’elle lui servait depuis tant d’années qu’il y avait placé ses fonds. En 1698, il reçut un jeune avocat de vingt-sept ans, Brossette, son admirateur passionné, qui lui demanda son amitié, et lui soumit le projet qu’il avait fait de commenter toute son œuvre pour l’utilité de la postérité : ce fut le commencement de leurs relations et de leur correspondance. En 1702, Brossette revient à Paris : il court à Auteuil, un dimanche, vers dix heures du matin. Le poète est à la messe ; il l’attend en faisant causer Antoine, le jardinier qu’une Épître avait illustré. Despréaux arrive, récite de ses vers ; on dîne, on médit d’une tragédie de La Serre ; et en prenant le café sous un berceau, dans le jardin, la conversation tombe sur la déclamation dramatique : Boileau, évoquant les souvenirs d’un temps qui lui est cher, montre comment la Champmeslé disait un vers du rôle de Monime, ou Molière une tirade du Misanthrope.

Mais celui qu’on vit le plus souvent à Auteuil jusqu’en 1699, ce fut Racine. Il y venait dîner avec des amis communs et causer belles-lettres ; ou bien il amenait sa petite famille, et Boileau, dépouillant sa gravité, jouait avec les enfants aux quilles, où il se piquait d’être de première force, ou les menait promener dans le bois de Boulogne. Il remplaçait à l’occasion le père absent, corrigeait les versions de Jean-Baptiste, et lui formait le jugement en le faisant causer. Il remplaça même le père mort, comme ce {p. 41}jour où la pieuse Mme Racine le chargea de sermonner le petit Lionval, coupable de douze vers français sur la mort d’un chien. Cette fois-là, il prêcha dans le désert : Louis Racine voulut être poète, tout averti qu’il était par Despréaux, qu’« on n’avait jamais vu de grand poète, fils d’un grand poète ».

Cependant les infirmités de Boileau s’aggravaient. La surdité, l’hydropisie, un affaiblissement général l’affligèrent. En 1709, il ne pouvait plus marcher. La littérature prenait un train qui n’était pas pour le réjouir : on arrivait à l’Académie par les femmes, sans avoir écrit une ligne. Les querelles littéraires n’avaient jamais eu d’influence sur son humeur, ni de contre-coup sur sa vie ; l’affaire de Phèdre et les menaces du duc de Nevers n’avaient été qu’un incident vite oublié ; il s’était réconcilié avec Quinault, avec Boursault, avec Perrault, sans effort, et de bon cœur, n’ayant jamais été l’ennemi que des idées, et non des personnes. Mais il eut une affaire qui assombrit et inquiéta ses dernières années. Ce fut avec les jésuites, qui, janséniste ou non, ne lui pardonnaient pas de louer le grand Arnauld et de railler les doctrines chères à la Compagnie. Malgré les précautions qu’il avait prises, le mélange habile des opinions, et l’approbation du père La Chaise, les jésuites prirent l’épître sur l’Amour de Dieu pour un acte d’hostilité. De là, en 1703, un article malveillant du père Buffier dans le Journal de Trévoux, auquel Boileau riposta par des épigrammes plus fortes que spirituelles. Quelques jésuites voués aux {p. 42}belles-lettres, et qui personnellement étaient liés avec le poète, s’entremirent, et la paix fut faite. Vint la malheureuse satire sur l’Équivoque : les ennemis de la Compagnie firent à cette pièce un tel succès, que l’auteur n’osa l’imprimer. Pour comble, on lui attribua un méchant libelle, Boileau aux prises avec les jésuites, et le père Tellier, qui avait succédé au doux père La Chaise, fît demander au poète un désaveu public des attaques qu’on lui attribuait contre la Société. Boileau, retrouvant sa malice des bons jours, écrivit au père Thoulier un billet de désaveu si méprisant et si fin, que le père Tellier ne dut pas avoir envie de s’en faire honneur. Mais aussi ne désarma-t-il pas, et il fît défendre à Boileau par le roi d’imprimer la satire sur l’Équivoque : il fit en sorte que Louis XIV exigea qu’on lui remît l’original de la pièce entre les mains.

Malgré toutes ces souffrances et ces tracas, les dernières années de Boileau furent moins moroses qu’on ne le dit communément. Ses lettres à Brossette nous le montrent gardant jusqu’au bout une assez grande égalité d’âme. Il n’est ni quinteux ni pleureur. Il est même un peu trop philosophe sur les malheurs publics, dans la triste année 1709 : il laisse là bien vite « la joie et la misère publiques » qui sont l’affaire du roi, pour venir à ce qui l’intéresse, à ses œuvres. Point n’était besoin, pour l’amadouer, des fromages et des jambons dont son futur commentateur l’accablait sans cesse. Cette curiosité et cet enthousiasme le chatouillaient {p. 43}agréablement ; il ne se lassait pas de répondre aux questions ; il demandait que le commentaire fût « une imperceptible apologie ». L’amour-propre du poète surnageait en lui, plus robuste et plus aigu qu’on ne l’eût jamais soupçonné. Il attache du prix aux plus fades bagatelles dont il est l’auteur, un mot dit tel jour au roi, une saillie faite à Bâville en telle circonstance, une épigramme, une chanson, un sonnet. Selon qu’il est plus froid ou plus complimenteur, Brossette n’entend rien à la poésie, ou bien a le goût exquis. Le jour où il se permet de critiquer Boileau et de trouver passables des vers de Charpentier, ce jour-là, il n’est qu’un sot.

Boileau revenait sur sa vie passée sans chagrin et sans attendrissement. Il ne semblait rien regretter ni rien désirer. Il mourut enfin le 13 mars 1711, assisté de son confesseur l’abbé Lenoir, chez qui il demeurait, et pourtant peut-être plus en philosophe qu’en chrétien. Interrogé sur son état, il répondit par un vers de Malherbe :

Je suis vaincu du temps, je cède à ses outrages.

Et voyant entrer un de ses amis, un moment avant d’expirer : « Bonjour et adieu, lui dit-il ; l’adieu sera bien long. » Il léguait diverses sommes à ses domestiques, et une bonne partie de son bien, 50 000 livres, « aux pauvres honteux des six petites paroisses de la cité ». Il ne faisait pas de fondation pieuse.

Chapitre II.
La poésie de Boileau2 §

{p. 44}Un « homme d’esprit » disait de la poésie de Boileau : « Il y a deux sortes de vers dans Boileau : les plus nombreux qui semblent d’un bon élève de troisième, les moins nombreux qui semblent d’un bon élève de rhétorique. » — « L’homme d’esprit qui parle ainsi, riposte Sainte-Beuve, ne sent pas Boileau poète, et, j’irai plus loin, il ne doit sentir aucun poète en tant que poète. » Car où est le mérite de sentir la poésie de La Fontaine, ou de Chénier, {p. 45}ou de V. Hugo ? Il suffit de n’être pas tout à fait insensible. Parce qu’il faut un sentiment plus fin pour saisir le caractère de l’art de Boileau, est-ce une raison pour nier qu’il soit poète ?

Où donc est la poésie de Boileau ? C’est ici qu’il faut secouer tous les préjugés qu’on se passe de main en main depuis plus d’un siècle. Tous nos jugements sur les vers de Boileau sont des survivances de Marmontel ou de Th. Gautier, quand nous traitons de bagatelles triviales le Repas ridicule, les Embarras de Paris et le Lutrin, ou quand nous nous figurons une poésie abstraite et banale, une élégance monotone et sans expression, des vers nus et décharnés, implacablement alignés et coupés à l’hémistiche, pareils à une rangée de mannequins qui seraient tous pliés par le milieu du corps.

Il faut prendre garde aussi de ne pas confondre la poésie avec la technique qui sert à la réaliser, avec les procédés de versification et de style. La technique a changé depuis Boileau, et notre oreille habituée au vers romantique, au vers parnassien, et que n’étonne déjà qu’à demi le vers symbolique, estime le vers classique un bien pauvre et maigre instrument. Pour être juste, il faut tenir compte de la différence des temps, et ne pas chicaner un écrivain sur les moyens d’expression qu’il a choisis, quand on n’en connaissait pas d’autres de son temps. Ne demandons pas à Boileau l’alexandrin de V. Hugo, souple, disloqué, expressif dans tous ses membres, et toutes ses figures, comme le plus savant des {p. 46}pantomimes, ni l’ample période rythmique aux harmonies savantes et compliquées dont le mouvement s’unit par des rapports subtils au mouvement de la phrase grammaticale. Ne lui demandons pas non plus les procédés de style créés par Chateaubriand ou perfectionnés de nos jours, l’expression intense, violente, l’idée étouffée sous l’image, la phrase tronquée et pittoresque, débarrassée de ses appuis grammaticaux, réduite à ses éléments « sensationnels », et toute en « notes extrêmes ». Son vers est tout ce qu’il y a de moins « polymorphe », comme son style tout ce qu’il y a de moins « impressionniste ».

Ce qu’on ne pourra contester, tout d’abord, c’est qu’il y ait en Boileau un artiste. Le vers est pour lui une forme d’art, ayant sa beauté propre, et traduisant d’une certaine façon en sensations de l’oreille le caractère de l’idée. S’est-on assez moqué de cette pauvre satire II, avec son légendaire combat de la rime et de la raison ? Mais a-t-on réfléchi que l’accord de la rime et de la raison, c’est tout simplement l’invention d’une forme qui réalise en perfection l’idée, et que la rime raisonnable, c’est en fin de compte la rime expressive ? A-t-on réfléchi que lorsque Boileau rejette le fatras des rimes banales, chères aux copistes maladroits de Malherbe, et déclare

Qu’il ne saurait souffrir qu’une phrase insipide

vienne à la fin du vers remplir la place vide, c’est la preuve qu’il ne comprend pas le rôle de la {p. 47}rime autrement que M. de Banville et tous nos Parnassiens, qui en font l’élément constitutif du vers, et s’efforcent de la faire porter sur les mots caractéristiques de la phrase ? Voyez sa pratique : jamais il ne rime négligemment, faiblement, lâchement. Jamais il ne rime au petit bonheur, par à peu près, à coups d’épithètes incolores, « à la Voltaire ». Dès sa première satire, pièce assez médiocre, il trouve la rime pleine, riche, curieuse même. Souvent les deux mots qui riment, presque toujours l’un des deux, sont significatifs ; à l’ordinaire, la fameuse loi de la consonne d’appui est observée. Le poète poursuit même évidemment les rimes imprévues et singulières : axe et parallaxe, embryon et dissection, coco et Cuzco. Nous en avons vu bien d’autres : mais pour le temps, ce n’étaient pas là des mots familiers aux poètes en quête de rimes.

Assurément Boileau coupe ses vers à l’hémistiche, et pour lui, comme pour tous ses contemporains, le distique est la forme fondamentale, quand il écrit en alexandrins. Il est bien éloigné des audaces même de Chénier, qui est encore pourtant un classique. Et cependant « ce grand niais d’alexandrin » que V. Hugo n’avait pas encore disloqué, n’est pas si raide ni si compassé chez lui qu’on veut bien le dire. Césures déplacées, enjambements alors hardis, tous ces moyens d’assouplir le vers et d’en tirer des effets variés lui sont connus, et il les emploie. C’est ainsi qu’il écrit :

{p. 48}Et déjà mon vers — coule à flots précipités.
De quel genre te faire, équivoque maudite
Ou maudit ?
… Chargé d’une triple bouteille
D’un vin, — dont Gilotin, etc.

Il serait aisé de multiplier ces exemples, qu’on rencontrerait plus abondamment dans ses derniers ouvrages. Le poète, en vieillissant, prenait plus de hardiesse, et, plus sûr de sa science, élargissait sa facture.

Mais là où il excelle, c’est dans l’harmonie expressive du vers. Il ne s’agit pas de cette harmonie imitative dont on a si ridiculement abusé, mais d’une fine correspondance des qualités sensibles du vers au caractère intime de la pensée.

En ce genre Boileau a des sonorités qui sont de vraies trouvailles. Écoutez ce jeu de rimes qui tintent :

Les cloches dans les airs de leurs voix argentines
Appelaient à grand bruit les chantres à matines.

Il paraît que Chapelle avait des doutes sur le mot argentines : mais le poète a vaincu le puriste en Boileau. Voici maintenant trois vers, où non les rimes seules, mais tous les mots, sont choisis pour la qualité expressive de leur son :

Sous les coups redoublés tous les bancs retentissent ;
Les murs en sont émus ; les voûtes en mugissent ;
Et l’orgue même en pousse un long gémissement.

Il arrive même souvent que ce soit l’ampleur des sons qui donne au vers ce je ne sais quoi de {p. 49}saisissant qui enlève la pensée, cette envolée qui fait la poésie. Même la fantaisie, chez Boileau, est liée inséparablement à l’harmonie du vers ; redites ces deux vers connus :

Et la scène française est en proie à Pradon.
Faire siffler Cotin chez nos derniers neveux.

Où sont l’esprit et la poésie là-dedans ? N’est-ce pas dans le contraste de l’idée et de la forme ? Et que l’idée serait terne, si le trait satirique n’avait l’ample ouverture de l’alexandrin héroïque ! Ce petit Pradon logé au bout d’un vers dont les sonorités s’étalent largement, ce grotesque Cotin entraîné dans le mouvement enthousiaste d’un vers d’hymne, voilà ce qui hausse le simple sens de Despréaux jusqu’à la poésie.

Le malheur, c’est que nous lisons trop Boileau des yeux, et avec l’esprit, pour la pensée. Nous ne l’écoutons pas assez, seulement pour le plaisir de l’oreille. Il nous en avait pourtant bien avertis, lui qui jugeait de ses vers par l’oreille et croyait les justifier assez en attestant qu’il n’en avait jamais fait de plus « sonores » ; lui qui défendait le mot de lubricité pour le bon son qu’il faisait à la rime ; lui qui tant d’années avant qu’on l’eût inventé, connaissait l’art de la lecture, et qui lisait ou disait les vers en perfection, de façon à transporter les plus froids auditeurs : il les débitait tout simplement en poète, rendant sensibles toute sorte d’effets d’harmonie et de rythme, qui échappent à la lecture des yeux. Et dans les {p. 50}Réflexions sur Longin n’appelait-il pas au jugement de l’oreille, pour prononcer s’il y avait quelque part du sublime ? n’en revenait-il pas toujours, pour faire admirer un passage de la Genèse, à « la douceur majestueuse des paroles », et ne demandait-il pas seulement, pour que tous les esprits en reconnussent la beauté, « une bouche qui les sût prononcer », et « des oreilles qui les sussent entendre » ?

Si étrange que le rapprochement puisse paraître, Boileau se, place ici tout à fait au même point de vue que Flaubert, faisant passer toutes ses phrases par son « gueuloir » pour en vérifier la perfection. Et en même temps, si l’on admet une fois que son instrument est le vers classique, on sentira qu’il est dirigé par le même principe, par la même conception de la forme poétique, que les Gautier et les Banville. Il choisit ses mots, non comme signes, mais comme sons, et par les rimes, les coupes, les rythmes, il s’efforce de donner au vers une forme sensible capable de susciter une impression déterminée.

Il n’a pas l’œil moins exercé que l’oreille. Il voit les choses concrètes, et il en rappelle l’image. On a tort de croire que l’imagination ait manqué à Boileau ; il a du moins celle-là, qui n’est que souvenir et rappel des sensations anciennes. Il l’a constamment : l’idée tourne naturellement chez lui en image. Ce n’est pas procédé de littérateur rompu au métier d’écrivain : c’est vraiment vision, sensation présente ou ravivée. Nous n’y songeons pas, habitués que {p. 51}nous sommes aux tons intenses de nos coloristes modernes : la couleur de Boileau nous paraît bien terne. Quand nous lisons :

Tes bons mots, autrefois délices des ruelles,
Approuvés chez les grands, applaudis chez les belles,
Hors de mode aujourd’hui chez nos plus grands badins,
Sont des collets montés ou des vertugadins :

nous ne pouvons nous figurer que cela a la même valeur, relativement aux habitudes du langage et du goût de son siècle, qu’ont à notre égard les vers de V. Hugo :

Les mots bien ou mal nés vivaient parqués en castes :
Les uns nobles, hantant les Phèdres, les Jocastes,
Les Méropes ; ayant le décorum pour loi,
Et montant à Versailles aux carrosses du roi…

Et il est vrai pourtant que les deux images s’équivalent, si l’on tient compte de la différence des temps.

Si nous voulons résister à notre mémoire qui nous présente machinalement la plupart de ces vers, trop familiers et tournés en dictons pour évoquer encore en nous des sensations, on s’apercevra que Boileau n’a guère usé du style abstrait. Tous ces vers que l’on sait par cœur, et qui ont immortalisé leurs victimes, d’où en est venue la force ? de ce qu’une image inoubliable, avec ou sans justice, s’est appliquée au nom du bonhomme.

                         … Colletet crotté jusqu’à l’échine
S’en va chercher son pain de cuisine en cuisine…
Cotin à ses sermons traînant toute la terre,
Fend les flots d’auditeurs pour aller à sa chaire…

{p. 52}Et tous les mauvais ouvrages qui sont livrés à notre dérision ne paraissent jamais dans l’idée abstraite de leur titre : ce n’est pas la médiocrité de la poésie que l’on conçoit, on voit le livre de rebut, sa reliure, ses feuillets ; c’est le triste bouquin que nous avons tant de fois rencontré sur le quai, « demi-rongé », ou « commençant à moisir par le bord », ou tout poudreux et recroquevillé. Au dernier degré de misère et d’ignominie, c’est la feuille d’impression qui nous arrive empaquetant nos emplettes :

              … Et j’ai tout Pelletier
Roulé dans mon office en cornets de papier.

On louait jadis l’originalité des imitations de Boileau, et il est merveilleux qu’il ait pu faire passer dans ses Satires tant de morceaux de Juvénal ou d’Horace, sans que jamais on sente le placage ni la traduction. C’est qu’il ne rendait pas par un effort d’esprit l’idée d’Horace et de Juvénal ; mais quand il lisait dans Juvénal : « Si la Fortune veut, de rhéteur elle te fera consul »,

Si Fortuna volet, fies de rhetore consul,

ce n’était ni Quintilien ni des licteurs qu’il se figurait ; mais il revoyait l’ancien régent du collège de Plessis, ce cuistre de la Rivière, en robe rouge de cardinal, siégeant au Parlement parmi les pairs comme évêque-duc de Langres : et aussitôt il notait que le sort burlesque

D’un pédant, quand il veut, sait faire un duc et pair.

{p. 53}Ce n’est pas là une transposition laborieusement étudiée : l’auteur ancien n’a fait que toucher pour ainsi dire en lui l’image à réveiller, et du fond de son expérience a surgi tout à coup, entre les lignes du texte latin, une physionomie familière et contemporaine.

Et voilà précisément toute la poésie de  Boileau : il a vu, et il fait voir. Il n’a pas l’ampleur épique ; il n’a pas l’élan lyrique ; il n’a pas le mouvement oratoire. Mais il rend ce qu’il a perçu de la nature, comme il l’a perçu. Boileau est un réaliste dans toute la force, ou, si l’on veut, dans toute l’étroitesse du terme : si nous séparons dans son œuvre ce qui est virtuosité acquise de ce qui était don naturel, nous ne trouvons rien autre chose en lui. Et entendons bien ce que veut dire ici le mot de réaliste : Boileau sait voir et rendre. Mais pour rendre, il faut qu’il ait vu, effectivement, réellement. Il faut que les choses aient été dans sa sensation pour être dans son imagination, et son vers ne dit rien que son œil ou son oreille n’aient reçu. Il n’a pas l’imagination créatrice, qui donne une forme sensible à l’idéal, à l’immatériel, à ce qui n’est plus, n’est pas encore ou ne sera jamais. Il n’a même pas l’intuition du inonde intérieur : le sens des réalités invisibles lui manque.

Surtout il ne doublera guère sa sensation de sentiment : nature droite, brusque, irritable, il manque de sensibilité. Il a le cœur bon : mais sa bonté ne passe pas dans son imagination ; elle se réalise en {p. 54}jugements, puis en actes, jamais en émotions, en représentations capables d’exciter le sentiment seul en dehors d’un objet présent qui sollicite aux actes. Il est serviable, généreux : il n’a pas la sympathie compréhensive, il ne s’unit pas par l’amour à ses semblables, à la création ; il ne mêle pas son âme dans les choses. Jamais cartésien ne fut plus retranché dans son moi. Voilà par où Boileau diffère de La Fontaine et de Racine : c’est pourquoi ils sont de grands poètes, tandis que l’on doit démontrer la poésie de Boileau. Totalement dépourvu de tendresse, incapable d’effusion et d’épanchement, il n’aime pas la nature qu’il rend : il y a de l’indifférence dans la fidélité consciencieuse de son imitation. Ou du moins toute la sympathie dont il est touché, c’est celle d’un peintre devant un panier de cerises ou un chaudron de cuivre.

Aussi la poésie de Boileau est-elle précisément dans la partie de son œuvre qu’on a coutume de négliger comme « vulgaire et insignifiante » ; dans le Repas ridicule, dans les Embarras de Paris, dans le Lutrin, dans quelques morceaux de la Satire X. C’est là qu’il a tâché de rendre la nature qu’il avait vue, telle qu’il l’avait vue. Qu’avait-il donc vu de la nature ? Pas grand’chose assurément. Représentez-vous sa vie, et vous concevrez de quelles sensations premières était faite l’étoffe où il taillait ses ouvrages.

D’abord, il est de la ville, et vécut à la ville. Il aimait la campagne cependant, il s’y plaisait, quand parfois il faisait un séjour chez son neveu Dongois {p. 55}à Hautile, sur les bords de la Seine, ou à Bâville, dans ces bois, près de cette fontaine de Polycrène que Sainte-Beuve a chantés après lui. Mais, en somme, la nature resta toujours pour lui une étrangère. Les impressions qu’il retirait des courtes et rares visites qu’il lui faisait, ne se reliaient pas suffisamment à ses idées : ces jouissances ne fournissaient rien à sa raison, et n’avaient pas de valeur intellectuelle ; aussi les goûtait-il sans en faire la matière d’un discours. Mais surtout ces jouissances étaient des jouissances égoïstes ; il portait son moi au milieu de la nature, et ne demandait à l’exquise douceur des choses champêtres que le délassement, le rafraîchissement de son moi, et certaines commodités propres à faciliter l’exercice de sa pensée. En un mot, il couvrait la nature de sa personnalité ; et comment en sentir, comment en rendre le charme si l’on ne s’oublie soi-même en elle ? Nous ne concevons pas ce sentiment sans un amour désintéressé, une sympathie profonde, ni presque sans un tour d’imagination religieusement panthéiste. Boileau ne pouvait ni saisir l’âme de la nature, ni y répandre la sienne. Quant à la peindre en réaliste, pour étaler à nos yeux la richesse des couleurs et la singularité des formes sans en faire les manifestations d’une âme, il lui eût fallu des moyens d’expression que la versification et la langue d’alors ne mettaient pas à sa disposition. Son dessin précis et sec convenait mieux à l’expression des types humains, des ouvrages de l’industrie humaine, des choses enfin et des êtres {p. 56}qu’on peut isoler dans leur figure et leur individualité propres. Aussi a-t-il mieux parlé de son cher Auteuil que de la vraie nature ; ses fruits et ses abricotiers l’inspiraient mieux que les prés et les forêts : car ils étaient à lui ou lui parlaient de lui. Et de plus, un jardin bien dessiné, un potager bien planté, des melons et des fleurs, un jardinier qui porte ses arrosoirs, tous ces objets nettement découpés, tous ces détails sans ensemble, qui ne demandaient point d’adoration mystique, étaient bien plus dans ses moyens que les vastes campagnes pleines d’air où les contours se noient et les couleurs se fondent dans des harmonies d’une infinie délicatesse.

Figurez-vous donc en Boileau un bourgeois do Paris, bon vivant, habitué des cabarets à la mode, élevé dans un monde de greffiers et de procureurs. Depuis sa première enfance, il vit dans le tumulte de la grande ville ; de sa guérite au-dessus du grenier, dans la maison de la cour du Palais, son oreille perçoit chaque jour la clameur aiguë et matinale des coqs, et tous ces bruits de la cité laborieuse qui s’éveille, les coups de marteau du serrurier voisin, les maçons chantant ou s’injuriant sur leurs échafaudages, les charrettes roulant sur le pavé, les courtauds ouvrant les boutiques avec un grand bruit de volets choqués et de voix, et puis les cloches des vingt-six églises ramassées dans l’étroite enceinte de l’île Notre-Dame. Sorti de son logis, il emmagasinait dans sa mémoire tous ces traits qui {p. 57}font la physionomie de Paris, tout ce qui étonne et ahurit le provincial, les rues encombrées de passants, les cris des chiens excités, les embarras de voitures, les planches jetées sur le ruisseau quand il pleut : mille détails connus seulement du Parisien, la croix de lattes, qui avertit les passants de prendre garde, quand les couvreurs réparent le toit de la maison, ou le profil d’un médecin célèbre, qui va à cheval, au lieu d’avoir une mule comme ses confrères.

Depuis sa naissance aussi, il a eu sous les yeux la Sainte-Chapelle, et la maison du chantre « au bas de l’escalier de la Chambre des comptes », et la boutique de Barbin, sous le perron du grand escalier du Palais. Il avait hanté la Grand’Salle et le pilier des consultations. Et les cérémonies, les processions, les démêlés aussi et les batailles, quand se rencontraient les paroisses voisines et rivales, ou que saint Barthélemy pénétrait dans le Palais, fût-ce pour se mettre à l’abri de la pluie ; et le clergé de la Sainte-Chapelle, chantres et chanoines, sonneurs et sacristains, tous ces visages vermeils ou pâles, ces corps replets ou desséchés ; et le fameux perruquier Lamour dont le bâton à deux bouts remettait l’ordre dans la cour du Palais, les jours de bagarre : tout cela lui était familier, et gravé dans son esprit, depuis qu’il était au monde, par des impressions quotidiennes.

Et tout cela, c’est sa poésie. Ne comparez pas son Repas ridicule à celui de Régnier : le vieux poète, {p. 58}avec une verve étourdissante, écrit une scène de comédie ; caractères, dialogue, action, tout est enlevé avec un éclat, une fantaisie incroyables. Pour Boileau, mettons à part la satire littéraire, si fine et si mordante à travers la langueur de la querelle : ce qu’il a fait, c’est un tableau réaliste. C’est le repas, et non les convives, qui nous intéresse et nous amuse. Et rappelez-vous avec quelle franchise hardie d’expressions Boileau nous présente tous ces plats qui défilent : le potage où paraît un coq, les deux assiettes,

              … Dont l’une était ornée
D’une langue en ragoût de persil couronnée,
L’autre d’un godiveau tout brûlé par dehors
Dont un beurre gluant inondait tous les bords ;

le rôt où trois lapins de chou s’élevaient

Sur un lièvre flanqué de six poulets étiques ;

et le cordon d’alouettes, et les six pigeons étalés sur les bords du plat,

Présentant pour renfort leurs squelettes brûlés ;

et les salades :

L’une de pourpier jaune et l’autre d’herbes fades,
Dont l’huile de fort loin saisissait l’odorat,
Et nageait dans des flots de vinaigre rosat ;

et le jambon de Mayence, avec les deux assiettes qui l’accompagnent,

L’une de champignons avec des ris de veau,
Et l’autre de pois verts qui se noyaient dans l’eau.

{p. 59}Nous savons le goût et la composition des sauces ; le poète nous dit le jus de citron mis dans la soupe, la muscade et le poivre des sauces trop épicées, la blancheur molle et fade du lapin, le goût plat du petit vin d’Orléans.

Même précision serrée et crue dans les Embarras de Paris. Le Lutrin est plus fin, mais plus mêlé. Le poème manque d’action ; la narration se traîne souvent et le dialogue est pesant. De lourdes et froides allégories encombrent le sujet. L’invention est pauvre : mais n’ai-je pas dit que Boileau n’inventait pas ? il se souvenait. Le fait principal était arrivé dans la Sainte-Chapelle ; les deux épisodes les plus caractéristiques sont aussi pour lui des choses vues : ne dut-il pas être à l’Académie le jour où Tallemant et Charpentier se jetèrent les dictionnaires à la tête, en s’apostrophant rudement ? et ne dut-il pas voir ou entendre conter, en sa jeunesse, comment Retz courba Condé furieux devant sa bénédiction épiscopale ?

La peinture du monde clérical, dans le Lutrin, manque de profondeur psychologique : mais trouvez au xviie siècle une représentation de mœurs ecclésiastiques plus exacte et plus vivante. Y a-t-il rien qui puisse suppléer au Lutrin et l’annuler ? L’auteur connaît bien ce monde-là, et je n’en veux qu’une preuve, le moyen très ecclésiastique par lequel le trésorier s’assure la victoire. Ces chantres agenouillés qui enragent, ou fuyant éperdus la main qui les bénit, cela est vrai d’une vérité si spéciale {p. 60}et si propre, que notre meilleur peintre de la vie ecclésiastique l’a repris dans un de ses chefs-d’œuvre : rappelez-vous l’abbé Tigrane en présence de son évêque. L’esquisse de Boileau est fidèle, impartiale, sans méchanceté, relevée tout au plus d’une pointe de gaieté malicieuse : le trait est un peu appuyé, sans devenir une charge. Comparez le Lutrin à Vert-Vert, vous en sentirez le caractère et le mérite. Vert-Vert est le modèle des contes spirituels ; il en reste des mots piquants, des idées ingénieuses et amusantes. Au lieu que le Lutrin est moins un récit, qu’une suite de croquis, où les physionomies sont caractérisées, les attitudes notées avec une vérité saisissante. Il y a là sans doute des mots satiriques, des mots de bourgeois de Paris qui a fréquenté chez Ninon : mais ce qui frappe et qu’on retient le plus, c’est une figure joufflue d’ecclésiastique, un intérieur de chambre confortable, une « cruche au large ventre » que se passent de main en main des chanoines attablés, toute une série de types et de scènes, que le crayon ou le pinceau exprimeraient plus facilement que la plume. Et nul doute que Boileau dans tout cet ouvrage ne se montre meilleur artiste que conteur. En dépit des procédés oratoires et du vieux matériel poétique dont il s’est embarrassé, en dépit même de ses intentions de faire penser des choses plaisantes, l’esprit et le comique résident souvent plutôt dans la sensation offerte à l’oreille. La parodie est dans le rythme plus que dans l’idée : du moins le {p. 61}rythme est plus expressif que l’idée n’est spirituelle. Il n’y a rien de pareil dans Vert-Vert.

Dans la Satire X, Boileau revient au réalisme vigoureux et presque brutal. Ce fameux épisode de la Lésine, ce n’est pas une allégorie inventée, c’est le lieutenant criminel Tardieu et sa femme, qui logeaient au quai des Orfèvres, proches voisins de Boileau, qui dès l’enfance a ri de leur ladrerie, avec tout le quartier. Voyez la netteté de ces traits, quand Mme Tardieu réforme sa maison :

Le pain bis, renfermé, d’une moitié décrût ;
Les deux chevaux, la mule, au marché s’envolèrent ;
Deux grands laquais, à jeun, sur le soir s’en allèrent : …
Deux servantes déjà, largement souffletées,
Avaient à coups de pied descendu les montées.

Représentez-vous ce magistrat

Couvert d’un vieux chapeau de cordon dépouillé,
Et de sa robe, en vain de pièces rajeunie,
À pied dans les ruisseaux traînant l’ignominie ;

et la femme vêtue

De pièces, de lambeaux, de sales guenillons
De chiffons ramassés dans la plus noire ordure.

Voyez

     … ses bas en trente endroits percés,
Ses souliers grimaçans vingt fois rapetassés,
Ses coiffes d’où pendait au bout d’une ficelle
Un vieux masque pelé…

On n’accusera pas Boileau d’affadir la nature. Ce prétendu père de la poésie noble ne cherche pas les {p. 62}périphrases ni les mots élégants. Même il ne recule pas devant la conséquence extrême où semble devoir toujours descendre l’art réaliste : l’expression de la réalité vulgairement hideuse ou répugnante. Nous avons lu dans le Repas ridicule ces vers

Où les doigts des laquais dans la crasse tracés
Témoignaient par écrit qu’on les avait rincés.

Que nous montre-t-il dans la Satire X du déshabillé de la coquette ? Rien de ce qui eût inspiré la spirituelle polissonnerie de l’âge suivant, mais seulement les « quatre mouchoirs de sa beauté salis » qu’on envoie au blanchisseur.

Voici enfin la femme de la fin du siècle, qui montre la voie à la duchesse de Berry et devance la Régence ; la voici

Qui souvent d’un repas sortant tout enfumée,
Fait même à ses amants, trop faibles d’estomac,
Redouter ses baisers pleins d’ail et de tabac.

J’ai regret d’être obligé d’insister sur de telles images : mais il le faut, tant on méconnaît à l’ordinaire le vrai caractère de la poésie de Boileau.

Il n’y a là-dedans ni sentiment, ni passion, ni roman, ni drame, ni comédie. Cela est purement pittoresque ; ce n’est que la réalité fortement, fidèlement, sérieusement rendue. Il y a vraiment dans Boileau un Hollandais, dont la plume excelle à faire des magots comme ceux qui en peinture déplaisaient tant au grand roi. À chaque pas, dans un coin de {p. 63}satire ou d’épître morale, on rencontre de petits tableaux d’une couleur toute réaliste : c’est le directeur malade, et toutes ses pénitentes autour du lit, dans la chambre, empressées et jalouses :

L’une chauffe un bouillon, l’autre apprête un remède.

C’est un paysan qui s’endort, comme au sermon : je vois, lui dit-il,

Que ta bouche déjà s’ouvre large d’une aune
Et que, les yeux fermés, tu baisses le menton.

C’est un intérieur de taverne :

Et de chantres buvans les cabarets sont pleins.

L’expression est si propre, si serrée, si objective, qu’aussitôt on a le tableau devant les yeux : dans la noirceur enfumée du fond éclatent les trognes vermeilles, et l’éclair d’un verre ou d’un broc à demi rempli qu’on soulève.

Il n’y a même pas d’esprit dans tout cela, ou s’il y en a, c’est de l’esprit de peintre, un esprit qui n’est pas dans les idées, leurs qualités et leurs rapports : il est dans le coup de crayon, dans le trait qui accuse un contour expressif, dans le rendu dont la vigoureuse fidélité fait le comique. Que nous sommes loin ici de Saint-Amant, de Scarron, et même de Régnier ! Plus d’exaltation lyrique, plus de fantaisie truculente : nul élément subjectif ne s’insinue dans cette poésie. Et c’est précisément ce qui nous empêche de rendre justice à Boileau. {p. 64}Habitués que nous sommes à mettre la poésie dans la passion et l’enthousiasme, nous avons peine à nous figurer un poète qui, froidement, regarde la nature, sans l’animer, et la copie, sans l’altérer, curieux seulement de l’aspect des choses, et s’efforçant de fixer dans une image adéquate la sensation physique qu’il en a reçue. Mais, si l’on refuse à Boileau le nom de poète, c’est la poésie réaliste elle-même qu’il faut nier. Il se peut qu’on ait droit de le faire : en tout cas, on ne pourra contester qu’il y ait un art réaliste ; et c’est cet art réaliste qui a produit au xviie siècle les vers de Boileau, comme ailleurs il a produit des tableaux et des romans. On peut trouver le génie de Boileau étroit, incomplet : il lui reste d’avoir été unique en son genre au temps où il vivait. Car je ne vois pas qui l’on pourrait mettre avec lui, plus haut ou plus bas, dans le même groupe. Seul il représente le réalisme pittoresque, qui ne mêle aucun élément sensible ni moral dans ses peintures. Du moins il aurait pu le représenter : et ce qui lui manque pour être un grand poète, c’est d’avoir été purement et simplement le poète qu’il était né pour être.

Sainte-Beuve s’applaudit quelque part de l’heureuse influence exercée par Louis XIV sur les écrivains de son temps : sans Louis XIV, Boileau, pour ne parler que de lui, eût fait plus de Repas ridicules et d’Embarras de Paris. Si c’était vrai, jamais Louis XIV n’aurait pu rendre plus mauvais service à Boileau : mais par malheur, celui-ci n’avait pas besoin {p. 65}de céder au goût du roi pour dévier de sa véritable voie. Son éducation, les habitudes et l’esprit de son siècle, tout conspirait à l’empêcher de prendre conscience de son originalité artistique. Il était né pour faire des vers sonores et colorés, notations d’images et de sensations physiques. Mais emporté par son admiration pour les modèles anciens, obéissant à un goût tout intellectuel que lui inspirait la société où il vivait, il entreprit d’écrire des discours moraux. Or c’était un médiocre moraliste que Boileau : il n’avait rien de ce qui fait les Saint-Simon, les Molière, ni même les La Bruyère. Sans philosophie originale, sans expérience personnelle du cœur humain, incapable d’aller au-delà du décor et du masque, il ne pouvait faire, il ne fît dans ses Satires et ses Épîtres morales, que répéter des lieux communs. Comme honnête homme, il est sincère ; comme artiste, sa peinture manque de conviction ; c’est terne, triste et sans accent. Et puis, il a voulu faire des « discours » : lui qui était le moins orateur des écrivains de son temps, infiniment moins que Corneille et Racine qui le sont éminemment, que La Fontaine, qui l’est encore quand il veut ; moins même que La Bruyère qui l’est si peu. N’ayant pas le tempérament oratoire, cette faculté qui perçoit la distance entre deux idées et toute la série des raisonnements par où l’on s’avance de l’une à l’autre, incapable de suivre un principe dans ses conséquences les plus lointaines et d’emporter l’une après l’autre toutes les défenses d’un auditeur par la marche {p. 66}savante des preuves, Boileau se trouve assez mal à l’aise dans son rôle d’orateur moraliste. Ce n’est pas la causerie facile d’Horace, si finement liée par l’unité de la pensée qui suit sa pente naturelle : ce n’est pas la déclamation fougueuse de Juvénal, entassant avec rage faits sur faits, invectives sur invectives, pour enfoncer dans l’esprit du lecteur le sentiment qui réchauffe. Dans Boileau, nulle suite naturelle de raisonnement ; point de tissu serré d’arguments ; point de courant continu de passion. Auprès de lui, Régnier même nous fait l’effet d’avoir de la suite dans les idées et d’être un fort logicien.

Il n’est pas étonnant que les transitions lui donnassent tant de peine, et qu’il les estimât « le plus difficile chef-d’œuvre de la poésie ». Les transitions n’ont jamais tourmenté un orateur, ni un homme qui écrit de passion. Elles ne gênent que ceux à qui le détail fait prendre la plume, et qui fabriquent leur ouvrage de pièces patiemment rapportées. Ainsi sont faites les Épîtres et les Satires, où les coutures sont vraiment trop nombreuses et trop apparentes. Sainte-Beuve n’avait pas tort de croire que Despréaux avait composé l’Épître à Arnauld pour encadrer deux tableaux qui lui plaisaient, la fuite légère du temps, et la lente allure du bœuf de labour. Ne faisait-il pas une Épître pour introduire une courte fable ? En réalité, l’idée générale est peu de chose pour Boileau : l’important pour lui, ce sont les couplets, les images qu’elle relie. Et nulle part, la pièce ne fait tant d’effet que lorsque l’idée {p. 67}générale se laisse oublier à force d’insignifiance et de banalité. Alors chaque morceau nous plaît en soi, détaché de l’ensemble où il n’est logé que par accident et par artifice, comme nous nous amusons des originaux que Lesage fait défiler devant nous dans son Diable boiteux, sans nous soucier de la fiction qui lui sert à les amener.

Sans doute il était difficile à Boileau de faire autrement en son temps : on n’eût pas accepté une poésie toute composée d’impressions, sans suite, sans lien, et surtout sans sujet. Boileau ne conçut pas un moment la possibilité de se passer d’idées et de sujets. Au lieu de faire de courtes pièces sans titre, au lieu de proposer chacun à part comme valant par soi ces petits cuadros (comme disait Chénier), où dans des proportions très réduites étaient ramassés des types et des aspects de la vie commune, il s’ingénie à en faire les pièces d’un tout, les épisodes d’un récit, les scènes d’une comédie, les arguments d’un discours : lui qui n’eut de sa vie ni le sens de l’action, ni le don du dialogue, ni le souffle oratoire. Surtout il se crut obligé de s’enfermer dans un genre défini : et n’ayant aucun sentiment naturel qui le tournât vers une partie plutôt qu’une autre de l’éloquence et de la poésie, il se fit satirique, sans indignation et sans malignité : de là la morosité des Satires, caractère littéraire qui ne représente pas du tout le naturel de l’homme. Pour rendre la physionomie de Paris, le mouvement de ses rues et de sa foule, ce Parisien, qui ne perdit {p. 68}presque jamais de vue les tours de Notre-Dame, prit le ton dolent d’un provincial réveillé trop tôt, qui regrette le silence morne de sa petite ville : cela, c’était l’idée, et une idée morale, qui faisait de l’impression une démonstration. Pour nous mettre sous les yeux toute une série d’études de femmes, qu’il avait en portefeuille, il imagina de haranguer un ami fictif, supposé enclin à se marier ; il se donna un caractère déplaisant de célibataire grincheux : mais au moins, d’une suite de portraits, il avait fait un sermon et une Satire. Boileau ne sut pas non plus maintenir son style purement et franchement réaliste. Il l’altéra par l’emploi de la rhétorique, de l’esprit, de toutes les formes et tours qui ne conviennent qu’à l’expression des idées. On est souvent étonné de voir l’image s’achever en abstraction, et la vision concrète s’évanouir dans une froide analyse : c’est l’homme qui pense, le moraliste qui fait obstacle au peintre. L’idée chasse la sensation, et la notion de vérité ou d’erreur, de bien ou de mal, vient se jeter à la traverse d’une perception de forme et de couleur. D’autres fois, le poète ne peut se tenir d’ajouter un trait plaisant à l’image qu’il évoque : c’est comme une intention littéraire en peinture, et cette voix qui veut nous amuser, nous distrait de la contemplation de l’objet qui d’abord avait été seul mis devant nos yeux. Il est aussi arrivé à Boileau de s’applaudir d’un tour élégant, d’une périphrase ingénieuse, d’une allusion noblement enveloppée, dont il avait désigné sa perruque, ou la mousqueterie, ou {p. 69}l’établissement des manufactures en France. Il s’est échappé à dire que c’étaient là ses meilleurs vers, sans se douter que jamais il ne s’était plus écarté de son vrai génie.

Mais par là même il plaisait à ses contemporains. Les Satires et les Épîtres étaient des morceaux bien écrits, bien pensés, selon les idées moyennes du siècle. Ces gens-là étaient moins blasés que nous sur tous ces lieux communs de morale ; et, après tout, il n’y avait guère plus d’un siècle qu’on les avait trouvés ou retrouvés. Puis la littérature n’avait en vérité à présenter rien de pareil aux Épîtres ; quant aux Satires, elles pouvaient passer pour les chefs-d’œuvre du genre, quand on les comparait aux pièces de Courval-Sonnet et de Du Lorens, et des autres dont on ne sait même plus les noms aujourd’hui. Nous nous satisfaisons aujourd’hui à moins bon compte.

Nous avons peine aussi à convenir que les dissertations morales de Boileau, ses nobles démonstrations de la sottise humaine, ou ses languissantes diatribes contre le faux honneur et l’équivoque, soient de la poésie. Nous le dirions encore moins de l’Épître IV, ce fragment d’épopée élaboré par la tête la moins épique du monde, où chevauchent si étrangement cuirassiers et courtisans parmi des naïades effarouchées, où, selon l’exorde et la conclusion, l’intérêt principal se porte moins sur l’action que sur le poète si laborieusement vainqueur de la, dureté des noms hollandais. {p. 70}L’Épître sur l’Amour de Dieu est un beau morceau de raison philosophique et de théologie parfois éloquente, où il n’y a pas un grain de poésie religieuse. Mais quand Boileau touche à la satire littéraire, là certainement il est poète. Car d’abord, la matière échauffe sa verve : tout ce qu’il était capable de concevoir d’émotion, se ramasse et se dépense sur ces sujets. Si la poésie vient du cœur, comment ne serait-il pas poète en parlant des lettres, la seule passion ardente de sa vie, et qui l’emplit tout entière ? Il exprimait là le fond intime de son être, les idées dont il vivait ; et c’étaient des idées originales, personnelles, s’il en fut. Cependant, même là, bien que Boileau s’ingénie à imiter le mouvement rapide d’une argumentation serrée, la verve, qui est réelle, n’est pas continue. Le feu du poète s’éteint et se rallume. On reconnaît le mordant causeur, fécond en courtes saillies, à qui il fallait l’excitation renouvelée et le repos intermittent. Jusque dans cette admirable Satire IX, vous apercevrez les points de suture : ce n’est pas un discours fortement conçu et contenant toutes ses parties dans son principe, c’est une suite de morceaux saisissants, dont chacun présente une facette du sujet. Ainsi s’explique encore que souvent, et même dans ses pièces littéraires, Boileau n’aborde pas franchement ses sujets. Il les touche de biais, il s’y glisse comme obliquement, et les idées les plus fécondes de sa critique éclatent comme des saillies au milieu d’un discours dont l’idée générale est peu intéressante. Cela n’est nulle part plus {p. 71}sensible que dans l’Épître à Seignelay, où sont semées ces maximes du réalisme classique : « Rien n’est beau que le vrai. La nature est vraie, et d’abord on la sent. Le faux est toujours fade. »

Chacun pris en son air est agréable en soi.

Et cela, à propos d’un ministre ennemi des flatteries, et pour venir à rendre la mollesse responsable de la fausse vanité et des fausses louanges.

En revanche, quelle chaleur, et quel accent, dès qu’il rencontre quelque propos qui touche à la littérature. Lisez la Satire IV sur les Folies humaines. On voit défiler un certain nombre d’originaux, le pédant, le galant, le bigot, le libertin, l’avare, le prodigue, le joueur : toutes ces physionomies manquent de relief ; l’auteur les dessine d’une main molle et développe languissamment son thème. Soudain le trait devient plus net et plus vigoureux, la couleur plus vive ; on sent je ne sais quelle flamme où se trahit l’allégresse de l’artiste qui sait ce qu’il veut faire et est sûr de le faire. C’est qu’il s’agit de Chapelain : en un moment, le bonhomme se dressera devant nous, dans sa fatuité sereine d’auteur sifflé et content, et deux vives images nous donneront la sensation immédiate de ses vers

Montés sur deux grands mots comme sur deux échasses, et de son épopée symétriquement dessinée comme le plus ennuyeux des jardins français. Jusque-là Boileau composait avec les idées de sa mémoire ; il assemblait sans conviction des abstractions conçues {p. 72}par son intelligence sur la foi de ses livres ; maintenant il obéit à sa passion intime : il travaille sur les matériaux de sa propre expérience. Il fait son vers de ce qu’il a vu, senti. Et nous sommes ramenés toujours au même point : ce qu’il y a de poésie dans sa critique a la même origine que le réalisme de sa poésie descriptive. Il n’a de passion sincère que pour les lettres ; il n’a d’idées personnelles que sur les lettres ; hormis dans les sentiments et les idées que les lettres lui inspireront, incapable d’invention et ne pouvant rien ajouter à son expérience, il ne pourra donc évoquer ou traduire que les sensations de son oreille et de son œil. Il sera réduit à ce petit coin du monde extérieur, où la fortune en naissant l’a logé.

Voici donc, à peu près, comment il faut conclure sur la poésie de Boileau. Cette poésie, pour ainsi dire, n’est pas sortie : elle est, dans son œuvre, étouffée, gênée, altérée de mille façons. Seulement ce n’est pas une raison pour la nier, quand par hasard elle se dégage et trouve sa forme : et surtout ce qu’elle a d’étroit et de court n’en doit pas faire méconnaître la rareté originale. N’allons pas nous y tromper : il ne faut pas retarder pour la goûter, et en être encore à Marmontel ou à M. Viennet. Loin de là, pour la sentir où elle est et comme il faut, l’esprit doit être habitué par le naturalisme de nos romanciers et l’impressionnisme de nos peintres à accepter la traduction littérale, impersonnelle et insensible de la nature.

Chapitre III.
La critique de Boileau.
La polémique des « Satires » §

{p. 73}Quel que soit le talent poétique de Despréaux, il n’y a pas de doute que le critique n’efface en lui le poète. Et la marque infaillible de sa vocation, la voici : tandis que les poètes, qui sont essentiellement et éminemment poètes, ne font guère que la théorie de leur talent, érigeant en bornes de l’art leurs impuissances et leurs procédés en lois, celui-ci échappe à la tyrannie du tempérament : il explique ce qu’il ne sait faire ; il conçoit un art supérieur au sien ; sa théorie est infiniment plus vaste et plus haute que sa pratique.

La critique, en ce temps-là, ne s’exerçait pas paisiblement et comme un droit que nul ne songe à nier. On avait des traités didactiques et généraux, des Rhétoriques et des Poétiques : on n’avait guère vu un homme se donner mission de dire au public ce qu’il devait penser des écrivains et des œuvres. {p. 74}La plupart du temps ceux qui disaient leur sentiment sur les ouvrages nouveaux étaient les amis ou les ennemis de l’auteur. C’étaient ou des libelles ou des apologies passionnées, où les idées et les doctrines n’étaient que les armes de la haine ou de la complaisance. Les critiques d’humeur et d’habitude étaient pires que tout : gens hargneux, qui faisaient profession de tout déchirer, et de défaire à belles dents les réputations. Tel Gilles Boileau, le frère aîné de notre poète, le malicieux dénonciateur des plagiats de Ménage : que prétendait-il par là ? faire du bruit, et faire du mal. C’est en deux mots la définition de la critique avant Despréaux.

Il fut, lui, un vrai critique, et le premier, en exceptant toutefois cet abbé d’Aubignac, si pédant et si injurieux, mais qui du moins bataillait pour des idées et des principes. Boileau, laissant de côté l’érudition et la diffamation, offrit aux honnêtes gens des jugements sincères, que le goût seul et un certain idéal de perfection littéraire dictaient. Mais d’abord les honnêtes gens ne comprirent pas, d’autant que cette impartiale critique s’annonçait sous le nom de Satire. Ils s’amusèrent ou s’indignèrent des attaques dirigées contre tant d’écrivains connus, sans y chercher d’autre raison que la malignité et l’humeur caustique : explication facile, et jusque-là presque toujours justifiée. Boileau leur fit l’effet d’un médisant comme les autres, mais plus forcené que les autres : car il ne prenait pas un adversaire, ou deux, comme les plus enragés faisaient auparavant ; il {p. 75}semblait jeter aux quatre vents le défi de Rodrigue ; tout ce que les lettres nourrissaient de grands et de petits, de redoutables et de méprisables, faiseurs de sonnets et de romans, d’épopées et de petits vers, il n’épargnait personne, et chaque pièce nouvelle qu’il donnait et qui courait manuscrite sous le manteau offrait à la risée publique encore de nouveaux noms. Dans la Satire I paraissaient Colletet, Montmaur, Saint-Amant, et puis, reconnaissable sous le masque, P***, c’est-à-dire l’oracle de l’Hôtel de Rambouillet et de l’Académie, le conseiller littéraire de Richelieu et de Colbert, l’illustre Monsieur Chapelain. Puis, après une légère atteinte portée à l’abbé de Pure dans la Satire VI, voici que reviennent dans la VIIe, et Colletet et Chapelain, flanqués de Sauval, Perrin, Pelletier, Bardin, Mauroy, Boursault, Titreville, Montreuil. La IIe amène Quinault entre Pelletier et l’abbé de Pure, et un certain Scutari, qui déguise mal le capitan poète Georges de Scudéry. Dans la IVe, Chapelain, avec Ménage ; Chapelain encore, dans le Discours au Roi, en compagnie de Charpentier et de Pelletier ; Chapelain dans le dialogue des Héros de romans, suivi de Mlle de Scudéry, de La Calprenède, Quinault et l’abbé de Pure ; Chapelain toujours dans la Satire III, et Quinault, et Pelletier, et Mlle de Scudéry, et Le Pays, et La Serre : mais voici, de plus, l’inventeur de l’énigme française, prédicateur chrétien et poète galant, l’abbé Kautain, ou Cotin, Trissotin en propre personne. Boileau le tient et ne le lâchera plus : il le ramènera dans la {p. 76}Satire VIII, il le représentera neuf fois dans la IXe, avec une insistance cruelle. Chapelain, avec lui, sera aux places d’honneur ; puis défilent Pelletier, Bardin, Perrin, Pradon, Quinault, Mauroy, Boursault, l’abbé de Pure, Neufgermain, La Serre, Saint-Amant, Coras, Las Fargues, Colletet, Titreville, Gautier, Linière, Sauval ; des morts même, Théophile, le Tasse ; les genres aussi, plaidoyers, sermons, odes, églogues, élégies ; enfin l’erreur d’un grand homme, Attila : c’est un terrible massacre de réputations usurpées, et cette neuvième satire, avec son insultante nomenclature, fait l’effet d’être le martyrologe des méchants auteurs et des mauvais écrits.

Le public, d’abord étonné de voir ce jeune homme inconnu prendre plaisir à se mettre à dos toute la bande rancunière des écrivains, comprit insensiblement le sens et le but de ces attaques, en les voyant multiplier et redoubler. Sur les douze ou treize poètes et romanciers qui représentaient proprement la littérature à l’Académie française, l’imprudente satire respectait Corneille, parce que c’était Corneille, Racan, disciple de Malherbe, Gombauld, un maître artisan du sonnet ; elle faisait grâce à Godeau, évêque, à Bois-Robert, mourant, à Gomberville, qui faisait pénitence à Port-Royal de ses romans. Mais le reste avait nom Charpentier, Saint-Amant, Desmarets, Scudéry, Cotin, Chapelain ; et sauf Charpentier, jeune encore et de moindre renom, c’étaient les maîtres de la littérature d’alors. De l’épopée au madrigal, du burlesque au {p. 77}romanesque, ils en tenaient tous les genres, et réunissaient tous les défauts qui la caractérisaient. Saint-Amant avait l’outrance triviale et la description intempérante ; Desmarets, la négligence plate ; Scudéry, la facilité lâche ; Cotin, la préciosité pointue ; Chapelain, le prosaïsme laborieux. Tous abondaient dans leurs défauts naturels, ou se travaillaient à exagérer la mode du bel esprit dont le public était engoué. À ces académiciens, Boileau adjoignait Quinault, le maître de la tragédie doucereuse, puis la précieuse et raisonneuse Mlle de Scudéry, si experte à diluer en dix volumes d’un roman le mélange des aventures impossibles et des sentiments outre nature.

À qui donc allait l’éloge, si tous ceux qu’on estimait le plus étaient censurés ? Aux anciens, à quelques modernes, comme Racan ou Corneille, Malherbe ou Voiture ; mais, aussi, et d’une façon particulièrement significative, à quelques auteurs nouveaux, de mérite encore contesté ou obscur, et dont surtout on ne s’avisait pas encore qu’ils fussent si différents des autres : un comédien poète qui venait de la province, un jeune tragique encore à ses débuts, un poète négligé qui, n’étant plus jeune, n’avait pas fait grand’chose encore : l’auteur de l’École des femmes, l’auteur d’Alexandre, et l’auteur de Joconde. Les éloges éclairant les attaques, le public sentit que cette fois les personnalités n’étaient pas la fin et le terme de la satire, que ce n’était pas tel ou tel auteur, mais toute une littérature, toute une doctrine et toute une forme du goût qui étaient {p. 78}en jeu, et qu’enfin ce satirique était un critique, tandis que les critiques jusque-là n’étaient que des satiriques. Et de là vient que la satire n’avilit point son auteur : au lieu qu’à l’ordinaire, dans les querelles des gens de lettres, le mépris des rieurs ne distinguait guère celui qui faisait rire de celui qui apprêtait à rire.

Cependant les battus n’étaient pas contents, on le conçoit ; et plusieurs ripostèrent avec violence aux Satires. Il ne vaut pas la peine de s’arrêter sur tous ces libelles, en vers ou en prose, signés de Cotin, de Coras, de Boursault, de Carel de Sainte-Garde, de Pradon, de Bonnecorse, qui s’échelonnent de 1666 à 1689 : ce ne sont que chicanes puériles, insinuations perfides, ou injures grossières. Nommer Despréaux Desvipéreaux, lui reprocher d’avoir fait servir des alouettes au mois de juin dans son Repas ridicule, glorifier Pelletier de recevoir chaque jour vingt-cinq personnes à sa table, traiter l’auteur des Satires de « bouffon » et de « faussaire », ou de « jeune dogue » qui aboie autour de lui, et lui dire agréablement qu’il ne fait rien « que les mouches ne fassent sur les glaces les plus nettes », le menacer du bâton ou faire entendre que les cotrets ont déjà pris le contact de ses épaules, trouver dans ses vers des insultes au parlement, à la cour, au clergé, au roi, et un athéisme digne du sort de Vanini, le reprendre tantôt d’user « de quolibets des carrefours, de déclamations du Pont-Neuf qui ne peuvent être souffertes que dans un impromptu de corps de garde », {p. 79}et tantôt de piller Horace, Juvénal ou Molière : voilà ce que la rancune venimeuse des victimes de Boileau invente pour le confondre.

Cependant, sans parler de quelques critiques de style et de versification, qu’on trouve surtout chez Desmarets, et dont notre poète fit son profit, il y a parmi ces calomnies et ces injures quelques points bien touchés, encore que l’expression soit haineuse ou brutale. Ainsi Boileau ne fut jamais athée : mais ses vers ne sont point parfumés de dévotion, et Pradon et les autres ont raison d’y flairer une odeur de libre raison. Mais ce que tous ont bien vu, ce que tous ont répété avec insistance, en vers et en prose, c’est que Boileau est un « bourgeois », qui fait les délices des « bourgeois ». Il n’est point, lui fait-on dire,

Il n’est point aujourd’hui de courtaud de boutique
Qui n’ait lu mon Longin et mon Art poétique.

Ils ont senti que ce n’était pas là un poète de ruelles, et que le « fin du fin », le galant, le tendre, l’héroïque, tout ce qu’étalaient les auteurs à la mode, et tout ce dont raffolait le « grand monde purifié » d’avant 1660, que tout cela était condamné, jeté au rebut, livré à la dérision. Dans sa pratique comme dans sa doctrine, ce poète-là prenait tout justement, comme Gorgibus, « le roman par la queue » : il appelait « un chat un chat », et du premier coup allait à la nature, au lieu de mener l’esprit à l’idée par de petits chemins tortueux et fleuris. N’avait-il {p. 80}pas « l’âme bien enfoncée dans la matière », et n’était-il pas enfin « du dernier bourgeois » ? Mlle de Scudéry en prenait autant de pitié que de colère.

Pradon, éclairé par sa rancune, voit même quelque chose de plus : il caractérise assez bien la poésie de Boileau, lorsqu’il lui donne « la force des vers et la nouveauté des expressions », lorsqu’il lui reproche de manquer de verve et d’imagination, et de séduire le public par des « vers frappants » semés de place en place, lorsqu’il dit de la description du Repas ridicule : « C’est le fort de l’auteur, quand il a de ces peintures-là à faire. » Je n’ai pas dit autre chose au chapitre précédent.

Boileau ne répondit particulièrement à aucun des pamphlets qu’on fit contre lui. Plus modéré dans sa propre cause que dans celle de son ami Racine, il ne se laissa pas engager dans la voie des polémiques virulentes et des diffamations injurieuses, comme il le fit dans l’affaire de Phèdre. Il se contenta d’affirmer dans ses Préfaces qu’il avait usé de son droit en critiquant des auteurs comme auteurs ; que du reste on pouvait écrire contre ses œuvres, « attendu qu’il était de l’essence d’un bon livre d’avoir des censeurs ». C’est ce que disait Chapelain, mais il le disait de la Pucelle : et c’est un argument qui ne vaut que par l’occasion où l’on s’en sert. Au reste, les ennemis de Boileau ne perdirent rien à sa modération : sans leur répliquer directement, il ne manqua jamais, quand une épître ou une épigramme ou n’importe quel ouvrage en vers {p. 81}ou en prose semblaient appeler leurs noms ou se prêter à les recevoir, de leur régler leur compte en deux mots, et de façon qu’ils lui en redevaient encore.

Cependant il usa d’un procédé violent, et toujours fâcheux à employer dans une querelle littéraire, contre le plus modéré, le plus estimable de ses ennemis, contre Boursault. Il obtint en effet un arrêt du Parlement pour interdire aux comédiens du Marais de représenter une Satire des Satires, que Boursault leur avait donnée. Après ce précédent fourni par Boileau lui-même, comment blâmer Chapelain d’avoir intrigué auprès de Colbert, et fait retirer au « satirique effréné » le privilège qu’il avait « extorqué » pour l’impression de ses Satires ? Sans trop en vouloir au bonhomme, puisqu’enfin les meilleurs en ce temps-là ne sentaient point ce qu’il y a de misérable à provoquer une intervention de l’autorité en pareille matière, remarquons seulement qu’il n’était point si « bonhomme ». Toutes ses vertus et ses complaisances étaient conditionnées : il leur fallait des louanges pour s’épanouir. Mais cet « excuseur de toutes les fautes » avait la dent mauvaise et la rancune tenace quand une fois on lui avait manqué. Il ne s’amusait pas à la bagatelle, à écrivailler, à rimailler contre l’adversaire : à peine fit-il un méchant sonnet contre Despréaux. Il allait droit aux effets : il dressait ses listes d’auteurs à gratifier, qui sont exactement un catalogue de ses amitiés et de ses haines. Ou bien il sommait M. de Lamoignon de {p. 82}choisir entre Despréaux et lui : et ce n’est pas, comme nous avons vu, à Despréaux qu’on ferma la porte. Enfin il employait son crédit pour empêcher l’œuvre où il était diffamé de s’imprimer et de se vendre. En cela, comme dans sa dure poésie, le bonhomme était un réaliste.

Il importait de rappeler que les ennemis de Boileau s’étaient bien défendus : comme leurs diatribes sont parfaitement oubliées aujourd’hui, l’insistance de ses attaques en semble plus cruelle, et il fait l’effet d’avoir massacré des innocents, qui tendaient la gorge au fer. Les personnalités qu’il fait ont scandalisé plus d’une bonne âme, comme Dalembert ou Voltaire : car ceux-ci, comme on sait, ont pratiqué largement le pardon des injures, et tendu toujours l’autre joue, selon la maxime de l’Évangile. Sérieusement, ne voit-on pas qu’il n’y a plus de critique possible, ou bien Boileau avait le droit de censurer Chapelain ou Cotin, comme ceux-ci de riposter à Boileau ? Mais il a médit des personnes, fait de Colletet un parasite, de Saint-Amant et de Faret des ivrognes ; il a raillé la tournure de l’abbé de Pure. Tout est relatif en ce monde : et ces injures sont bien petites, si on les mesure au ton des polémiques littéraires de ce temps-là, quand Chimène était qualifié d’impudique et de parricide, et que d’Aubignac et Ménage s’apostrophaient comme des cochers parce que l’un faisait durer quelques heures de plus que l’autre une comédie de Térence. Mais de plus, la littérature était le terme de toutes les pensées de Boileau, sa {p. 83}passion et sa vie. Comme il ne pouvait souffrir les mauvais ouvrages, il en voulait aussi aux auteurs qui jetaient du discrédit sur la littérature par leurs mœurs et par leur caractère. Faire profession de littérateur, c’était pour lui faire profession d’honnêteté, de vie sérieuse et digne : et autant que la poésie de ruelle et de taverne, il détestait les poètes parasites et débraillés, les mendiants et les ivrognes. Bourgeois encore en ceci, il rejetait également la domesticité et la vie de bohème, et c’était pour rappeler les écrivains au sentiment de leur dignité, qu’après certains traits des Satires il écrivait, sans nécessité apparente, le quatrième chant de son Art poétique.

Mais, peut-on dire encore, est-ce user comme il faut de la critique que d’assommer les gens sans en dire la raison. Il se moque de Pelletier ou de Perrin : très bien ; mais qu’y trouve-t-il à reprendre ? Il ne daigne pas le dire, et c’est ce qu’il importerait à savoir. Ne nous arrêtons pas aux apparences. Il est très vrai que Boileau ne motive pas toujours toutes ses condamnations, et qu’il fait plus d’une exécution sommaire. Cependant, quand on l’a lu, ne sent-on pas bien la raison générale et commune de tous ces jugements particuliers ? Et ce n’est guère que le fretin qu’il dépêche ainsi sans autre forme de procès ; quand il rencontre un auteur de marque, un chef de file, type d’un genre, ou représentant d’une classe, ne dit-il pas bien nettement ce qu’il y blâme ? et doutons-nous qu’il condamne Chapelain pour sa dureté laborieuse, Scudéry pour sa fécondité stérile, {p. 84}Quinault pour sa fade tendresse, et les romans pour le ridicule travestissement de l’antiquité ?

Il se peut qu’il y ait eu excès ou injustice dans certaines railleries de Despréaux : c’est une nécessité de la polémique. S’il se fût attaché à démêler finement le bien et le mal dans l’œuvre de Chapelain et dans celle de Scudéry, il eût brouillé les idées du public sans l’éclairer. Il fallait condamner en bloc ce qu’on admirait en bloc ; il serait temps après de mettre les nuances et d’adoucir la sévérité. C’est ce que fit Boileau, quand, en 1683, ayant en somme gagné le fond du procès, il accorda de bonne grâce à Chapelain d’avoir fait « une assez belle ode » ; à Quinault, beaucoup d’esprit et d’agrément ; à Saint-Amant, à Brébeuf, à Scudéry, du génie. Et en 1701, le privilège du génie est étendu à Cotin même : c’est plus cette fois que nous ne demandons. Il est temps de cesser de s’apitoyer sur les victimes de Despréaux : nous qui savons ce qu’il voulait, ce qu’il a fait, et quels chefs-d’œuvre devaient le satisfaire, nous pouvons lui pardonner de leur avoir nettoyé la place un peu rudement. Nous pouvons juger aussi le résultat de toutes ces « réhabilitations » que la ferveur romantique ou la curiosité critique ont tentées en notre siècle : on a exhumé des vers, des tirades, une courte pièce, pas une œuvre en somme qu’on pût accuser Boileau d’avoir méconnue ou étouffée. Toujours ce qu’il a loué, quoi que ce fût, était meilleur que ce qu’il censurait, ce qu’il rêvait que ce qu’il rejetait ; et le plus chaleureux avocat de ses {p. 85}victimes, après tout, n’a pu trouver pour désigner leur groupe que ce nom, plus sanglant que toutes les railleries du satirique : les Grotesques.

La meilleure et peut-être la seule apologie de quelques-uns des auteurs ridiculisés par Despréaux, c’est de dire que sans eux il n’eût pas accompli l’œuvre qu’il a faite contre eux. Il fut à coup sûr un révolutionnaire en son temps ; mais les révolutions ne sont-elles pas toujours des secousses qui accélèrent l’évolution ou en dégagent les résultats ? La littérature était mûre pour l’art classique, quand Boileau parut ; mais ceux même qui retardaient le mouvement étaient ceux par qui ce mouvement s’était transmis jusqu’à lui. Du jour où Boileau marqua le but, ils furent coupables de tâtonner et de dévier ; comme il avait trouvé, ils étaient ridicules de chercher encore. Il y avait plus d’un siècle que se préparait la forme littéraire dont il devait fixer le caractère, et sa doctrine était le terme où l’on devait nécessairement aboutir, lorsque les belles œuvres de l’antiquité païenne eurent éveillé le goût français, et lorsqu’en même temps leur sagesse toute naturelle et toute humaine eut inspiré à la raison moderne la hardiesse de marcher en liberté selon ses lois intimes. L’évolution fut achevée, quand, aux environs de 1660, dans le jugement ou dans l’instinct de quelques grands écrivains et de leur public, la conciliation fut faite entre l’admiration des anciens, maîtres de l’art et guides du goût, et l’indépendance de la raison, plus confiante chaque jour en ses {p. 86}forces, et plus rebelle à toute autorité. Tous ceux qui aidèrent à faire connaître ou aimer les anciens, à dégager la formule où l’imitation docile et le libre examen se concilient dans le large culte de la vérité, Ronsard et Scaliger avant Malherbe et Balzac, Corneille comme Pascal, mais aussi l’Académie, mais même le monde précieux, et ses poètes si doctement guindés ou si délicatement faux : tous, avec plus ou moins de conscience, par des voies plus droites ou plus détournées, amènent insensiblement notre littérature au point où Boileau la prend pour la dresser d’un coup dans la pureté de son type. Combien de ses ennemis et de ses victimes, et ceux qui paraissaient le plus s’égarer à la poursuite d’un autre idéal, ou dans les caprices d’une fantaisie sans idéal, combien ont ainsi, malgré eux, et croyant faire autre chose, travaillé pour lui, aussi réellement que Malherbe ou Pascal qu’il admire ! Et notamment si tout l’effort de la critique depuis Scaliger tendait à fonder en raison le culte, et l’imitation des anciens, le vrai collaborateur et précurseur de Boileau, celui qui est comme l’anneau intermédiaire de la chaîne entre Malherbe et lui, c’est Chapelain.

Chapelain et Despréaux : ces deux noms semblent jurer d’être rapprochés ; et cependant pour la postérité, qui voit de haut, ces deux irréconciliables ennemis sont les ouvriers de la même œuvre. Chapelain est un de ces demi-génies, plus confus que complexes, en qui l’avenir lutte avec le passé, et qui n’ayant pas une claire conscience du chemin qu’ils {p. 87}suivent, semblent souvent marcher au hasard, tant il y a d’arrêts, de reculs et d’indécisions dans leur allure. Ce bonhomme, érudit à la mode du xvie siècle, solidement et lourdement, lecteur de vieux romans, admirateur de Ronsard, critique sévère de Malherbe, fait une ode à Richelieu qui est de la même étoffe que l’ode à Louis XIII, et, dans son dogmatisme enveloppé de pédanterie, indique déjà les deux grandes lois classiques : autorité de la raison, et autorité des anciens. Il affirme la nécessité de tout soumettre au bon sens, au jugement, et il tire les règles absolues des genres des ouvrages des anciens. Il est vrai qu’il ne définit pas le bon sens : et l’on entrevoit que pour lui, le bon sens, sans qu’on sache pourquoi, se réduit à la stricte observance des règles, comme si c’étaient des moyens nécessairement efficaces, qui produisent les chefs-d’œuvre par une vertu intrinsèque. Il n’est aucunement artiste, et ne voit rien dans les poèmes des anciens qui ne puisse être répété comme mécaniquement par l’emploi des mêmes procédés. Au reste, il estime, autant que Boileau, les qualités d’ordre, de composition, de régularité. Homme de nulle imagination, et de sensibilité bornée, il est plus aisément plat à force de réalisme, que faux à force de fantaisie. Chapelain, surtout, a contribué à fixer deux des traits essentiels de la physionomie du xviie siècle littéraire ; il a converti Richelieu aux unités dramatiques ; et il a décidé du rôle de l’Académie en lui assignant le travail du Dictionnaire.

{p. 88}Mais ce pauvre homme n’eut que des lueurs, de vagues instincts, et pas ombre de courage dans sa critique. Quand Boileau débuta, celui qui couvrait de son autorité toute la méchante littérature, précieuse, romanesque, où la nature et l’art étaient offensés également, c’était Chapelain. Nous voyons dans ses Lettres ce qu’il a de bon ; mais il passait sa vie à démentir, par complaisance ou par intérêt, ses sentiments intimes. Il se dit revenu des Espagnols dès 1625, et les ampoulés disciples de l’Espagne le trouvent toujours prêt à se récrier sur leurs extravagances. Ce qu’est le Chapelain qu’on voit, le Chapelain officiel et public, jugez-en aux trois actes éclatants de sa vie littéraire. Il a fait, par gageure, la Préface de l’Adone, déraisonnable apologie d’un méchant poème. Il a rédigé, malgré lui, les Sentiments de l’Académie sur le Cid, mesquine critique d’un chef-d’œuvre. Il a composé, sérieusement, hélas ! et par une volonté expresse, la Pucelle, le plus dénué de poésie des poèmes épiques du temps. À ce triple titre, et par l’autorité que ses lumières et sa facilité lui avaient value, il représentait pour Boileau le goût de l’école à laquelle il faisait la guerre. Il fallait le détruire pour atteindre les autres. Quoi qu’il eût de commun avec Boileau, et quoi qu’il eût au fond plus aidé que nui à l’éclosion de l’art classique, il était devenu en 1660 un obstacle à son progrès : son rôle était fini ; il fallait en débarrasser la littérature. Et de là la cruelle, complète et nécessaire exécution des Satires.

Chapitre IV.
La critique de Boileau (Suite).
Les théories de l’« Art poétique » §

{p. 89}L’Art poétique répondit aux doutes de ceux qui avaient pu hésiter sur le but des Satires : Boileau y exposait toute sa doctrine, ramassée en un corps de préceptes. C’est cet Art poétique, bien entendu, qu’il faut prendre pour base en essayant de dégager le véritable caractère de la théorie de Boileau ; mais comme il s’agit moins d’analyser un ouvrage que tout le monde à peu près sait par cœur, que d’en indiquer l’esprit et la portée, je mettrai à profit dans cette exposition toutes les indications, parfois d’une importance capitale, que nous fournissent les autres ouvrages de notre critique, comme la Satire II et l’Épître IX, la Dissertation sur Joconde et le Dialogue des héros de roman, enfin les Réflexions sur Longin, surtout la septième, dont l’intérêt est tout particulier.

Jamais écrit n’a été plus populaire et plus {p. 90}incompris que cet Art poétique, et il n’y a pas d’ouvrage doctrinal dont on ait plus méconnu ou défiguré le sens. En voici tout d’abord une raison : c’est que la langue, qui n’a pas beaucoup changé depuis que le xviie siècle s’est flatté de la fixer, a pourtant changé un peu : en sorte que, quand nous lisons Boileau, ou Racine, ou Corneille, leurs expressions ne suscitent plus en nous tout à fait les mêmes représentations qui surgissaient dans l’esprit des contemporains, et la traduction mentale que nous en faisons en courant, n’est qu’une suite d’à peu près, d’inexactitudes et de faux sens. Et quand il s’agit de termes abstraits, qui expriment des concepts tout intellectuels, associés dans l’idée de l’auteur par certaines relations logiques, l’inexactitude perpétuelle finit par devenir une erreur considérable, un contresens total. C’est notre cas, quand nous parcourons Boileau des yeux. Tous ces mots qu’il emploie, raison, vrai, sublime, pompeux, et tant d’autres, qui sont comme les étiquettes de sa doctrine, ont été affectés par nous à d’autres emplois ou correspondent à des cases de l’esprit, dont nous avons renouvelé le contenu. Il faut une transposition continuelle d’idées et de termes pour obtenir la pensée de Boileau en son vrai sens, dans son vrai jour. On s’aperçoit alors que cette pensée est singulièrement moins étroite et moins choquante qu’on ne croyait, et que l’Art poétique n’a pas été écrit précisément pour susciter l’abbé Delille ou M. de Jouy.

La cause d’erreur peut-être la plus considérable, {p. 91}c’est ce mot de raison, qu’on voit revenir presque à chaque page du poème. Et de là, d’abord, vient le reproche si souvent adressé à Boileau, de n’avoir point fait à l’imagination sa part dans l’œuvre poétique. Voilà un poète, dit-on, qui, pour faire des chefs-d’œuvre, ne connaît qu’un secret : être bien raisonnable, bien sage, bien obéissant aux règles. De l’imagination pas un mot, ou, s’il y pense, ce n’est que pour l’emmailloter de préceptes, à la rendre incapable de bouger. Et l’on rappelle que Boileau n’avait pas d’imagination ; c’est donc pour cela qu’il défend aux autres d’en avoir : on sait la fable du renard qui a la queue coupée. Mais, on l’a vu, Boileau n’a jamais pris dans son tempérament particulier la règle de l’art. S’il est vrai — et c’est vrai — qu’il se défie de l’imagination et lui trace rigoureusement sa voie, nous verrons au nom de quel principe général. Mais il n’en faut pas conclure qu’il réduise la poésie au métier, ni qu’il estime que les règles sont les agents mécaniques de la perfection : il nous a dit assez nettement sa pensée dans les premiers vers de l’Art poétique, dont on s’obstine toujours à ne pas tenir compte. Avant tout, il demande à celui qui veut faire des vers d’être poète, d’avoir le génie. Ce don naturel, cette faculté créatrice que donne « l’influence secrète du ciel », n’est-ce pas l’imagination ? Mais alors, loin de s’en passer, personne ne l’a plus fortement exigée que Boileau, puisqu’il en fait l’élément primordial, la condition sine qua non de la poésie. Il distingue {p. 92}même les formes variées de l’imagination, qui correspondent à la diversité des genres : tel a l’invention dramatique qui n’a pas l’élan lyrique, ni le sens épique. Sans la nature, l’art ne peut rien : il donne la façon, mais elle fournit l’étoffe. Qui veut se passer d’elle, ou la dévier, quand il aurait toute la science et toute la patience du monde, ne fera rien qui vaille.

Mais alors, imagination, génie, don du ciel, de quelque nom qu’on veuille appeler cette source première de poésie, d’où vient que Boileau n’en parle jamais ? Tout simplement parce qu’une fois posée, il n’y a plus rien à en dire. On naît poète : il n’y a pas de procédé, d’hygiène ou de gymnastique par où l’on puisse se donner une nature de poète. Mais on peut faire un mauvais emploi de la nature qu’on a : de là tous ces préceptes, qui ont l’air de gêner et de resserrer l’inspiration, car ils sont forcément négatifs. D’autre part, si bien doué qu’on soit, on ne naît pas avec la science du métier : en poésie, comme dans tous les arts, il faut apprendre la technique par où la nature s’exprime et manifeste son originalité ; bien rares sont les génies faciles en qui l’inspiration est immédiatement infaillible, et pour qui l’enfantement des chefs-d’œuvre est l’affaire d’un jour, et d’un accès de fièvre. Enfin tout le monde sait combien les vrais artistes sont sobres à l’ordinaire de considérations générales, et qu’ils ne se lancent pas à l’ordinaire dans les hauteurs nuageuses de l’esthétique : ils laissent le développement littéraire {p. 93}aux littérateurs, et soit en enseignant, soit en jugeant, ils se jettent de prime abord dans la technique : ce n’est pas qu’elle soit tout pour eux. Mais ils aiment la précision, et la technique, comme ils en parlent, révèle et contient tout le reste. Ils lisent dans la facture de l’œuvre la pensée de l’artiste, et par leur analyse minutieuse des procédés d’exécution, ils atteignent les sources mêmes de l’originalité créatrice. Or Boileau est éminemment artiste, il faut sans cesse le redire : pour lui, l’art, sans lequel il n’y a pas de chefs-d’œuvre effectifs et complets, l’art implique et suppose tous les dons naturels qu’il met en œuvre.

Cependant après que les Grecs nous ont enseigné que l’enthousiasme poétique est une ivresse, un délire, une divine manie, après que nos romantiques, envoyant par les plaines et par les monts les poètes « sacrés, échevelés, sublimes », nous ont confirmés dans l’idée qu’il est de leur essence de ne point être raisonnables comme le commun des hommes, nous nous étonnons d’entendre Boileau rappeler incessamment les poètes à la raison. La raison ! il n’a que ce mot à la bouche.

Que toujours le bon sens s’accorde avec la rime…
Au joug de la raison sans peine elle (la rime) fléchit…
Aimez donc la raison : que toujours vos écrits
Empruntent d’elle seule et leur lustre et leur prix.
          Tout doit tendre au bon sens
La raison pour marcher n’a souvent qu’une voie.

Et tout cela dans une vingtaine de vers ! Mais prenez-y garde, la raison de Boileau n’est pas cette {p. 94}chose revêche dont la froideur des vieillards éteint l’enthousiasme de la jeunesse, et que l’utilitarisme des bourgeois évoque pour condamner les poètes et les artistes : ce n’est pas la raison qui envoie Chatterton au suicide, et fait épouser cinq cent mille francs de dot aux jeunes premiers de Scribe. Non, la raison de Boileau n’a rien de commun avec l’esprit positif, calculateur, prosaïque, de la bourgeoisie de 1830. Ce n’est pas non plus la raison des idéologues et des philosophes, la raison raisonnante, analytique et critique, qui loge tout l’univers en formules abstraites dans l’esprit humain, et réduit toute l’activité de l’intelligence à une sèche algèbre : ce n’est pas la raison de Voltaire et de Condillac. Mais c’est la raison cartésienne, dominatrice et directrice de l’âme humaine, dont elle règle toutes les facultés sans en empêcher aucune : c’est celle qui, par essence, distingue le vrai du faux.

Mais qu’est-ce qu’une pensée vraie, en poésie ? La poésie est un art, et la vérité n’y est pas d’un autre ordre qu’en peinture et en sculpture : c’est la vérité de l’imitation, la conformité de la représentation figurée au modèle naturel. Dans le style, c’est l’équivalence du mot à l’idée : dans la conception, l’équivalence de l’idée à l’objet. Nous n’avons qu’à rapprocher deux ou trois vers épars dans l’œuvre de Boileau, et sa pensée se dégagera avec une netteté parfaite :

Aimez donc la raison : que toujours vos écrits
Empruntent d’elle seule et leur lustre et leur prix.

{p. 95}Donc la raison fait la beauté. Mais la beauté, c’est la vérité :

Rien n’est beau que le vrai…

Mais le vrai, c’est la nature :

La nature est vraie…

Raison, vérité, nature, c’est donc tout un, et voici le terme où l’on aboutit. Sous ces mots abstraits de raison et de vérité, ce n’est pas la froideur de l’imagination ni la sécheresse scientifique que Boileau prescrit aux poètes : c’est l’amour et le respect de la nature. Ainsi cette théorie de la poésie classique, dont on accuse le plus souvent l’étroitesse, et qu’on fait presque consister dans l’horreur du naturel, est une théorie essentiellement et franchement naturaliste : c’est tout ce que veut dire, ou du moins c’est ce que veut dire d’abord l’appel incessant qu’il fait à la raison.

On comprend maintenant la portée que prend, dans l’Art poétique, après la Satire II, l’éternel débat de la rime et de la raison. Sacrifier la raison à la rime, c’est chercher la beauté ailleurs que dans la vérité, c’est tourner l’art contre son but, qui est de créer dans la forme un équivalent sensible de l’idée. Et l’on ne s’étonnera plus, aussi, de tous ces préceptes, où l’on ne voulait voir que de mortels éteignoirs de l’imagination, un effort antipoétique pour réduire le beau à la mesure du bon sens bourgeois. Mais non : tout doit tendre au bon sens, cela veut {p. 96}dire que le poète n’écrit pas par fantaisie, pour se montrer, déployer son agilité ou ses grâces devant le public. Ce n’est pas un acrobate qui fait ses tours : c’est un peintre qui lutte contre son modèle, pour l’exprimer tout entier sur sa toile. Faire d’après nature, c’est-à-dire se subordonner à la nature, n’avoir d’esprit et d’art que ce qu’elle en demande pour revivre dans une image fidèle, la prendre, elle, et non soi ni sa gloire, pour unique raison d’être de l’ouvrage, et si l’on s’y met soi-même, s’y mettre sans y songer, naïvement, par accident et par surcroît, voilà, pour un poète, ce que c’est que tendre au bon sens.

Ce bon sens-là, c’était justement ce qui manquait le plus à la littérature française, vers 1660, quand Boileau commença d’écrire. Toutes les victimes immolées dans les Satires étaient coupables envers le bon sens, qui est la vérité, qui est encore la nature. Tous également, chacun à sa façon, prétendaient renchérir sur la nature, et faire mieux qu’elle ; par une délicatesse aristocratique, ils en avaient peur, comme trop grossière, ou mépris, comme trop simple. Les uns, romanciers à grands sentiments ou tragiques doucereux, inventaient des modes de penser et de sentir que l’âme humaine n’avait jamais éprouvés, un héroïsme plus héroïque, un amour plus amoureux que tout ce qu’on voit dans la vie. Ils enjolivaient à plaisir une idée de leur esprit ou de l’esprit public, et figuraient Artamène ou Astrate, qui ne représentent aucune réalité vivante. D’autres {p. 97}plongeaient dans le fin du fin, et trouvaient des délicatesses infiniment subtiles de pensée et d’expression : il leur fallait avoir un esprit qui ne fût qu’à eux, quelque chose d’exquis et de rare, dont il n’y eût pas d’autre exemplaire en aucun lieu du monde des esprits. Ils faussaient et corrompaient la nature, qui veut que l’intelligence tende au vrai, et que le langage soit le signe de l’idée : ils faisaient un jeu capricieux de la pensée et de la parole, et ne s’occupaient qu’à surprendre et briller. D’autres, qui prétendaient décrire le monde des réalités visibles, chargeaient leur tableau de tant de couleurs, altéraient ou grossissaient si fantastiquement toutes les formes, que la nature n’était plus que le prétexte et non le sujet de leur peinture. Les feux d’artifice de leur imagination aveuglaient si bien le lecteur, qu’il ne voyait plus le paysage au-dessus duquel ils se déployaient. D’autres enfin, partant eu sens inverse, au lieu de tout embellir, ne savaient que pousser à la charge et charbonner des caricatures. Tout l’homme, toute la nature, la politique, la science, et même la religion, tout se revêtait indifféremment du style burlesque. Entre la fadeur et la finesse, entre l’enflure et le grotesque, la simple nature et la réelle humanité passaient inaperçues, inexprimées. Précieux et galants, emphatiques et bouffons, il n’en était pas un qui se servit de ses yeux pour voir, et de sa bouche pour traduire la sensation de ses yeux : c’était trop vulgaire, et ce n’était pas la peine d’avoir de l’esprit — ou de s’en croire — pour faire un {p. 98}si plat métier. Le grand Corneille obscurcissait parfois son grand et droit sens de la vie, sa sûre et vive science des caractères, par l’ambition de faire grand ou fin, et par condescendance pour le goût d’un public à qui la nature ne suffisait pas encore.

Seul Pascal n’avait pas écrit une ligne qui ne fût pour la vérité et selon la nature. Il avait mis la sincérité absolue dans sa pensée, la simplicité absolue dans son style. À propos d’une querelle de théologien, il avait montré ce qu’on n’avait jamais vu jusque-là, ni presque encore désiré en français : le parfait naturel produisant la suprême éloquence, sans effort et sans artifice. C’était bien par là le seul écrivain raisonnable de notre langue, et voilà pourquoi Boileau mettait ce moderne-là au-dessus de tous les anciens.

Et ces grands écrivains que Boileau groupait autour de lui après 1660, ces hommes de génie si dissemblable ont tous ceci de commun, qu’ils respectent la nature, l’expriment comme ils la sentent et la voient, en eux et hors d’eux, que jamais ils ne la refont ni ne la contrefont : sincères et simples comme Pascal, et grands d’une semblable grandeur. Molière, le premier, renonçait aux bouffonneries fantastiques et aux énormes charges où la comédie s’était d’abord arrêtée : plus de parasites, ni de matamores, mais des êtres réels, vivants, que le spectateur a rencontrés plus d’une fois dans la vie, qui sont autour de lui, qui sont lui parfois. Jusque dans le jeu des acteurs, il bannit l’outrance, et met {p. 99}la vérité. Jodelet meurt ; la scène est livrée à Molière, et maintenant, dit La Fontaine,

Et maintenant il ne faut pas
Quitter la nature d’un pas.

Lui-même, le bonhomme, en son genre, la suivait, exquis à force de fidélité sobre, et présentait, à la place des intempérantes enluminures de l’âge précédent, ses fins tableaux, d’une touche si discrète et d’un sentiment si intense. Racine enfin jette au rebut les mannequins élégants de Quinault, et produit des hommes, de vraies âmes humaines, douloureuses et vivantes : si vrai, qu’avec sa grâce puissante, il fait parfois l’effet d’être brutal à ce beau monde, accoutumé à tout ennoblir et à tout affadir. Et Boileau leur dit à tous qu’ils font bien, console leurs disgrâces, célèbre leurs triomphes, leur montre l’idéal, c’est-à-dire la nature, et leur souffle le courage de s’y tenir.

On devine maintenant pourquoi il est si attentif à brider l’imagination. Il est dans la situation de nos naturalistes qui redoutent avant tout les écarts de romantisme : et c’est pourquoi la meilleure interprétation qu’on ait donnée des idées de Boileau est dans ces lignes de M. Zola :

Le plus bel éloge qu’on pouvait faire autrefois d’un romancier, était de dire : « Il a de l’imagination. » Aujourd’hui cet éloge serait presque regardé comme une critique… L’imagination de Balzac, cette imagination déréglée qui se jetait dans toutes les exagérations et qui voulait créer le monde à nouveau, sur des plans extraordinaires (ne dirait-on pas que ceci {p. 100}vise Scudéry ou, si l’on veut, Corneille ?), cette imagination m’irrite plus qu’elle ne m’attire… Voyez nos grands romanciers contemporains : leur talent ne vient pas de ce qu’ils imaginent, mais de ce qu’ils rendent la nature avec intensité… Tous les efforts de l’écrivain tendent à cacher l’imaginaire sous le réel… Vous peignez la vie : voyez-la avant tout telle qu’elle est, et donnez-en l’impression.

On ne saurait être plus classique, et voilà justement la leçon que Boileau donnait aux fantaisistes de son temps. La réalité détermine et limite la conception poétique, et dans cette doctrine, comme dans tout art naturaliste, l’imagination n’est qu’une opération de synthèse qui rétablit en formes concrètes et vivantes les réalités dissoutes et détruites par l’analyse.

En réduisant la raison au respect de la nature, Boileau ne perd pas de vue, autant qu’il semble, le sens ordinaire et familier du mot. Car l’imagination est chose essentiellement subjective et variable : elle ne reçoit loi ni mesure ; c’est l’ennemie de la raison, dont l’objet est l’universel. Au contraire, la raison, en art, en poésie, ne fait qu’un avec la nature. Car la nature n’est-elle pas la source unique et commune des sentiments et des idées, présente à tous, et la même pour tous, dont tous ont également la sensation et l’intuition ? La nature a ce privilège que le sentiment que nous en avons dépasse infiniment notre expérience. Nous savons si la copie ressemble, sans avoir vu l’original. Boileau dit :

Mais la nature est vraie, et d’abord on le sent. {p. 101}Et M. Zola, traducteur fidèle : « La vérité a un son auquel j’estime qu’on ne saurait se tromper. Les phrases, les alinéas, les pages, le livre entier doit sonner la vérité. On dira qu’il faut des oreilles délicates. Il faut des oreilles justes, voilà tout. »

Il n’y a que la nature qui puisse donner aux œuvres d’art un intérêt général et permanent. Une description burlesque, une tragédie galante, cela plaît comme une forme d’habit se porte, pendant six mois ou pendant dix ans, tant que la mode y est : la mode change, et tragédies et descriptions s’en vont où sont les paniers et les vertugadins. Le principe de l’imitation de la nature introduit dans l’art un élément fixe et absolu, un principe d’unité et d’universalité, partant la raison, qui est en nous ce qui nous est commun avec tous les hommes, sous l’infinie diversité des races, des siècles et des humeurs. Le seul caractère sur lequel tous les hommes puissent tomber d’accord, dans un poème, c’est la conformité de l’expression à l’objet, si l’objet est pris dans la nature. Et ainsi le plaisir même que donne la poésie, cette chose toute mobile et tout individuelle, le plaisir devient quelque chose de constant et de général : il est raisonnable, sans cesser d’être un plaisir.

Cette conception est la base du respect de l’antiquité, qui est un des traits apparents de la doctrine de Boileau. Car, si tous les hommes sentent la nature, le succès, c’est-à-dire le consentement universel, sera non pas assurément la preuve, mais le {p. 102}signe de la beauté des œuvres. Homère sera admirable, non pas pour avoir écrit il y a trois mille ans, mais parce qu’il y a trois mille ans qu’on l’admire. Ce n’est pas l’antiquité des poèmes, c’est la perpétuité de l’approbation qu’on leur a donnée, qui en garantit la perfection. « Car, disait Longin traduit par Boileau, lorsqu’en un grand nombre de personnes différentes de profession et d’âge, et qui n’ont aucun rapport ni d’humeurs ni d’inclinations, tout le monde vient à être frappé également de quelque endroit d’un discours, ce jugement et cette approbation uniforme de tant d’esprits, si discordants d’ailleurs, est une preuve certaine qu’il y a là du merveilleux et du grand. » Quand à la diversité des âges, des humeurs et des professions s’ajoute celle des races, des époques et des mœurs, l’uniformité d’approbation sera une marque bien plus certaine et plus indubitable encore de l’excellence des ouvrages. Par conséquent, si l’on n’en sent pas soi-même la beauté, il ne faut pas les condamner pour cela, mais douter de soi-même et de ses lumières. Il ne s’agit pas d’admirer les anciens par autorité, aveuglément. Mais Boileau veut qu’on tienne compte du sentiment public et de la tradition. Car enfin la durée et l’universalité de la réputation d’un écrivain sont des effets, qui ont une cause suffisante : et c’est cette cause qu’il faut trouver, et chercher au besoin avec patience et humilité, jusqu’à ce qu’on la trouve, au lieu de croire facilement qu’on a soi seul plus d’esprit que tout le monde. Or que {p. 103}peut être cette cause, sinon la beauté effective et intrinsèque des œuvres ?

Mais qu’est-ce que cette beauté même, sur laquelle se fait l’accord de tant d’hommes si différents d’ailleurs ? Il ne suffit pas de dire que les hommes sont les mêmes dans tous les temps : il faut préciser et sortir des abstractions. Ce n’est pas seulement l’homme juge des œuvres, qui ne change pas : c’est la nature, aussi matière des œuvres. Aujourd’hui, les mêmes passions qu’il y a vingt siècles agitent le monde ; les mêmes désirs, les mêmes craintes mènent les hommes, et les mêmes formes et qualités des choses font les mêmes impressions sur nos sens. Voilà le fondement de l’immortalité des œuvres antiques. Nous y reconnaissons la nature, exactement et vigoureusement rendue, et c’est parce que nous les sentons vraies, d’une vérité qui nous saisit immédiatement, que nous pouvons les admirer autant que firent les hommes auxquels elles apparurent dans leur nouveauté. Racine, dans sa préface d’Iphigénie, remarquait avec plaisir que ses spectateurs avaient été émus des mêmes choses qui ont mis autrefois en larmes le plus savant peuple de la Grèce, et que le goût de Paris s’était trouvé conforme à celui d’Athènes : c’est que « le bon sens et la raison étaient les mêmes dans tous les siècles », et le même objet, en deux images également fidèles, ne pouvait que produire mêmes impressions. Voilà justement pourquoi Boileau ne se lasse pas de proposer les anciens à l’imitation de ses contemporains. {p. 104}Ces deux équivalents, raison et nature, sont équivalents à un troisième terme, antiquité.

Ainsi se termine le mouvement qui avait commencé avec Ronsard, et cette idolâtrie de l’antiquité, qui avait corrompu notre poésie au siècle précédent, achève de se transformer chez Boileau en un principe rationnel. De l’amour de la nature, le respect de l’antiquité tire à la fois son meilleur sens et sa plus salutaire vertu. Mais, ainsi compris, ce respect de l’antiquité n’est plus un préjugé tyrannique : il laisse une pleine indépendance à l’intelligence et au goût ; et il en sera de la critique comme de la théologie qui n’a pas le droit de toucher au texte sacré, mais se permet, à l’occasion, pour en éluder le sens, toutes les subtilités et toutes les fantaisies d’interprétation. Car voici ce qui arrive nécessairement : si ni la raison ni la nature ne varient pour l’essentiel, et si les anciens valent parce qu’ils ont admirablement rendu la nature, l’homme du xviie siècle, pourvu de la même raison, recherchera dans les anciens la même nature qu’il sent en lui, qu’il voit autour de lui. Il l’y retrouvera parce qu’il l’y recherche, et parce qu’il ne regarde pas ou retranche de son impression tout ce qui n’est pas sa nature à lui. En d’autres termes, il se fera une antiquité à son image, sans y penser, et dès lors l’admiration qu’il a pour elle ne le gênera plus : elle le guidera à la satisfaction de ses propres instincts et de son goût original. Avec la dévotion la plus ardente, il garde toute la liberté de son esprit, et il exprime ce qu’il {p. 105}a en lui, lorsqu’il semble traduire ce qui était chez les anciens. Ce caractère est sensible dans la poésie de Racine, et dans toute la littérature du siècle.

L’imitation n’est donc, en somme, pour Boileau, qu’un moyen de faire plus vrai ; et, quand il propose sans cesse les anciens pour modèles, il ne perd pas pour cela le droit d’écrire :

Que la nature donc soit votre étude unique.

Mais la nature est vaste, infinie en tous sens, effrayante de complexité, autant que d’immensité. Quelle est donc la nature qu’il faut exprimer ? Tout ce qui est dans la nature peut-il être dans l’art ? Il semble bien parfois que Boileau n’ait pas reculé devant la plus large interprétation de la formule naturaliste :

Un esprit ne chagrin plaît par son chagrin même.

Si ce vers et tout le contexte ont un sens, il faut entendre que tout ce qui est a sa grâce du fait de son existence, et que toute nature plaît, parce qu’elle est la nature. Toute réalité dégage un charme naturel, qu’il ne tient qu’à l’art d’exprimer. L’horrible y a sa place, ainsi que le beau :

Il n’est pas de serpent ni de monstre odieux
Qui, par l’art imité, ne puisse plaire aux yeux.

C’était une observation d’Aristote que Boileau s’approprie et qui s’ajuste très bien à sa doctrine. L’artiste n’est pas condamné à tronquer la nature ni à {p. 106}la déguiser : il en peut traduire même ce qu’elle a d’« affreux » et le rendre « aimable », précisément par la vérité intense de l’expression. Il n’est pas besoin, comme le suggérait assez ridiculement d’Aubignac, que Camille se jette par mégarde sur l’épée d’Horace : le fratricide conscient, volontaire, est plus beau dans son immoralité barbare. Néron est beau comme « monstre naissant » : affadi par Quinault, il serait moins « plaisant » parce qu’il aurait moins de caractère. Les dégoûtés qui trouvent le sujet de Britannicus trop « noir », sont des petits-maîtres et de jolies dames qui n’entendent rien à l’art. Un artiste aime la brutalité des passions naturelles, comme il admire le dessin d’un os ou la saillie d’un muscle.

Boileau allait plus loin encore : il n’excluait pas de l’art la nature non plus horrible, mais simplement laide ; sa poésie en fait foi. Le laid, chez lui, n’est jamais « grotesque », cet agrandissement épique qui neutralise la laideur sous prétexte de la manifester : il reste le laid, mesquinement, bassement, naturellement laid ; et ce n’est que la précision sévère de l’imitation qui lui donne une manière d’agrément et de beauté.

Cependant Boileau admettait bien la nécessité de faire un choix dans la nature. Et d’abord, sans y songer, sans en faire une règle expresse, moins par une disposition particulière de son goût que par l’impossibilité de penser autrement en son temps, il ne semble pas supposer que le modèle imité par {p. 107}le poète puisse être autre chose que l’homme ; je veux dire l’homme intérieur et moral. On ne s’apercevrait guère, à lire l’Art poétique, qu’il a fait un Repas ridicule ou des Embarras de Paris. Même dans l’églogue il n’accorde guère de place à l’élément descriptif et champêtre, et c’est toujours à la peinture des sentiments humains, à celle, par exemple, des plaisirs de l’amour, qu’il ramène le poète : la psychologie règne jusque dans le genre pastoral. Mais ici s’impose un nouveau choix, et de nouvelles éliminations vont se faire. Si les anciens sont admirables pour avoir rendu la nature avec vérité, et si nous pouvons juger de cette vérité, c’est donc que la nature qu’ils ont représentée est encore devant nos yeux. La nature, disais-je, ne change pas : mais assurément quelque chose change dans la nature, et ce n’est pas à cela que l’imitation des anciens se rapporte. Ils ont exprimé ce qu’il y a dans la nature d’immuable, d’universel et d’éternel. Et voilà ce que nous devons nous proposer aussi pour modèle : ce qui, étant universellement vrai, sera universellement intelligible. La poésie, disait Aristote, exprime le général. Elle a pour objet les lois et les types, les rapports essentiels et les caractères spécifiques. Des réalités, sans les copier, elle dégage la vérité qui les fait être. C’est la formule même du théâtre classique, des ridicules de Molière comme des héros de Racine.

Mais alors que doit penser Boileau de sa propre poésie, dont la caractéristique est précisément {p. 108}d’exprimer avec vigueur des choses particulières dans leur particularité même ? Peut-être n’a-t-il quitté si souvent la voie où l’engageait son vrai génie, pour se faire moraliste et manieur d’idées, que par le désir de mettre dans ses vers des vérités d’un ordre plus universellement intelligible. Cependant ne lui prêtons pas trop, même à lui, de défiance de soi et d’humilité. Il estimait ses descriptions réalistes de fort bons morceaux ; il ne s’est jamais repenti de ses marmitons crasseux, et sur ses vieux jours, nous étalait ingénument les loques d’une avare et le linge sale d’une coquette. Il estimait sans doute que, quand par la probité absolue de son expression, l’artiste impose le sentiment de la réalité de l’objet qu’il exprime, si particulier que soit cet objet, la copie prend une valeur universelle et constante. L’original fût-il une forme unique en son genre que jamais la nature ne réalisera une seconde fois, l’imitation, à force de sérieuse conviction et de fidélité, en fait un type.

Sur les principes qu’on vient de voir repose cette défiance de la nouveauté, qu’on peut remarquer dans l’Art poétique, et qui va s’éclairer pour nous d’un jour nouveau. On s’est avisé parfois de croire que Boileau enfermait la littérature dans l’éternelle redite des mêmes lieux communs ; et c’est bien ainsi que les classiques dégénérés du dernier siècle ont interprété sa théorie par leur pratique. Mais Boileau, sur ce point, ne pense pas autrement que ses contemporains : et ces contemporains, qui {p. 109}ne sont pas suspects de s’être reposés dans la banalité, c’est Corneille et Racine, c’est Descartes, Bossuet, La Fontaine, c’est La Bruyère, c’est Pascal ; tous ont écrit ou agi comme s’ils pensaient que la nouveauté n’est pas une condition nécessaire de l’originalité. La nouveauté du sujet, d’abord : voyez ce qu’elle pèse ; car Lamotte l’a, et La Fontaine ne l’a pas. Racine prend Phèdre, Iphigénie à Euripide ; Corneille emprunte son Cid à Guilhen de Castro. Nos classiques avaient tort, dira-t-on ? mais voyez Shakespeare ; voyez nos peintres qui font encore des Sainte Famille, nos sculpteurs qui font encore des Diane. La nouveauté des pensées, dans un sujet, ne donnait pas plus de souci, au xviie siècle. « Qu’on ne dise pas, notait Pascal, que je n’ai rien dit de nouveau. La disposition des matières est nouvelle. Quand on joue à la paume, c’est une même balle dont on joue l’un et l’autre, mais l’un la place mieux. » Et La Bruyère, prenant la plume, écrivait d’abord : « Tout est dit » ; puis il faisait un gros livre, excellent et très original.

Si, en effet, « rien n’est beau que le vrai », et si le charme, le je ne sais quoi qui transporte dans les ouvrages de l’esprit « consiste principalement à ne jamais présenter au lecteur que des pensées vraies et des expressions justes », on ne doit pas prétendre à tout prix trouver du nouveau, ni se décourager de n’en pas rencontrer. Il est tout simple que les anciens, avec la même raison, devant la même nature que nous, aient aperçu bien des vérités où {p. 110}notre expérience et notre recherche personnelles nous amèneront. Le poète, qui se proposerait de ne rien penser qu’on ait pensé avant lui, s’exposerait à marcher contre la raison et loin de la nature : il ferait des vers « monstrueux ». La poésie en effet, depuis l’origine, peint l’homme, le type éternel de l’homme : qui n’en veut plus, et veut du nouveau, ne peut faire que des « monstres ». Ce n’est pas qu’il ne reste rien à découvrir : mais la nouveauté n’a pas de prix, sans la vérité. « Qu’est-ce qu’une pensée neuve, brillante, extraordinaire ? » demande Boileau dans une de ses Préfaces. Et il répond par un des mots vraiment profonds qu’il ait jamais écrits : « Ce n’est point, comme se le persuadent les ignorants, une pensée que personne n’a jamais eue ni dû avoir : c’est au contraire une pensée qui a dû venir à tout le monde et que quelqu’un s’avise le premier d’exprimer. » Les grandes découvertes de la science sont des pensées qui devaient venir à tout le monde, et qui ne viennent qu’à quelques-uns. La gravitation universelle est dans la chute d’une pomme ; la pesanteur de l’air se révèle par l’ascension de l’eau dans un corps de pompe : mais il faut être Newton ou Torricelli pour voir ce que, depuis eux, tout le monde voit. Tout fait contient sa loi : mais nul ne s’en doute jusqu’au jour où quelque savant s’avise le premier de la formuler ; quoi de plus neuf, et quoi de plus ancien, que cette loi, contemporaine de l’univers, et qui n’avait point trouvé encore d’intelligence pour la contempler ? En art, en poésie, {p. 111}comme en science, la création n’est qu’observation et intuition ; en sorte que l’invention ne consiste pas à tirer de son esprit ce qui n’a d’existence nulle part ailleurs, mais bien à extraire de la nature ce qui y est, et ce qu’on s’étonnera de n’y pas avoir vu, dès qu’un homme de génie l’aura montré.

Voilà les principes qui constituent le naturalisme de Boileau : théorie simple et large, et bien éloignée d’être cette réglementation tyrannique que supposaient les romantiques. On peut remarquer qu’elle n’est pas purement littéraire : elle enveloppe une esthétique générale. Tandis que Perrault, dans ses Parallèles, se donnera bien du mal pour réduire tous les arts à son système, et les faire marcher tous du même pas dans son idée du progrès indéfini, Boileau, sans parler de peinture ni de sculpture, sans y penser, n’y entendant peut-être pas grand’chose, mais concevant la poésie comme un art, et lui donnant pour but l’imitation de la nature, va au-delà des règles littéraires, et propose vraiment une formule d’où peut sortir une théorie générale des beaux-arts.

On pourrait même dire que les principes de Boileau s’appliquent plus immédiatement, plus complètement, plus aisément aux arts plastiques qu’à la poésie : ils sont en eux-mêmes plus artistiques que littéraires. Il faut bien des réserves, bien des précautions, et le secours parfois d’une subtile interprétation, pour les adapter à la littérature efficacement, et sans danger.

D’abord le lyrisme semble être exclu ou condamné. Car, si l’imitation de la nature, et de la nature qu’aperçoivent et reflètent tous les esprits, est la loi souveraine, il semble bien que l’œuvre d’art doive avoir ces deux caractères : objectivité et impersonnalité. Or le lyrisme, par définition, c’est individualité et subjectivité. Ne semble-t-il pas qu’on ne puisse donner dans le lyrisme qu’en s’éloignant de la nature ? Et de fait, il n’y a pas d’écoles plus opposées en littérature que le romantisme (dont la caractéristique est le lyrisme) et le naturalisme. En peinture, on peut se passer peut-être du romantisme et du lyrisme, et y gagner ; mais il n’y a point de littérature qui, si elle n’a pas de poésie lyrique, ne soit amoindrie et découronnée. Pour être une doctrine complète et suffisante, le naturalisme doit s’élargir pour faire place au lyrisme. Et peut-être cela ne lui est-il pas aussi impossible qu’on pourrait croire. Car l’émotion, l’enthousiasme lyriques sont dans la nature aussi. Cette déformation de la réalité par la sensation, cette expansion du moi qui se répand sur les choses, ce sont des phénomènes naturels et généraux qui ont leurs lois, leurs causes et leurs signes permanents. Quand le poète exprime les choses telles qu’il les sent et les souffre, non telles qu’elles sont, c’est cette altération, cette amplification même des impressions ordinaires et communes, qui est significative, et qui est vraie d’une vérité universelle. S’il y a un lyrisme hors nature, il y en a un aussi selon la nature. Par sa sensibilité toujours {p. 113}frémissante, le poète nous révèle les profondeurs mystérieuses et les passivités latentes de notre propre être : ses émotions individuelles sont la confession de l’humanité. Car elles ne diffèrent des nôtres que par l’intensité. Le vrai, le grand lyrique, ce n’est pas un Baudelaire, un chercheur de sensations inouïes, perverses, morbides : c’est un Vigny, un Hugo, un Musset, un Lamartine, qui a souffert plus que nous des mêmes choses que nous : c’est celui qui a crié plus hautement les éternels lieux communs dont la pensée obscure opprime notre âme à tous, nos passions, nos misères, nos ignorances, et l’insoluble énigme : pourquoi suis-je venu ? pourquoi m’en irai-je ? pourquoi quelqu’un ou quelque chose ? Le fond de la poésie lyrique, étant ainsi ce qu’il y a de plus universel dans les idées de l’humanité, la vibration personnelle du poète qui contemple ces hautes vérités ne sert qu’à leur donner une plus grande force de pénétration pour aller au fond des cœurs. Le subjectif est l’enveloppe et le véhicule de l’objectif. Mais Boileau n’avait pas lui-même le tempérament assez lyrique, et notre langue était trop pauvre alors en poésie lyrique, pour qu’il arrivât à définir exactement l’essence du genre. Il n’en eut qu’une très vague notion et ne sut pas la rattacher aux principes de sa doctrine : il n’eut même pas le sentiment de la difficulté logique en face de laquelle il se trouvait.

En second lieu, à croire qu’on retrouve la nature toujours la même dans les œuvres des anciens et {p. 114}dans l’expérience actuelle, qu’elle s’offre partout et toujours la même à la sensation et à l’imitation, on aboutit aisément au mépris et à la négation de l’histoire. On néglige comme indifférentes toutes les variations de l’esprit humain ; et depuis le costume jusqu’aux lois, depuis les formes de langage jusqu’aux façons de sentir, tout ce qui est localisé dans le temps et dans l’espace, particulier à une race, à un groupe d’individus ou à un individu, tout cela est compté comme non avenu. Il n’y a de digne d’attention que le type universel et fixe de l’humanité. Cela n’a pas de bien graves conséquences en peinture et en sculpture : la vérité et la beauté n’y sont point essentiellement attachées aux noms et aux circonstances historiques ; les éléments naturels et physiques du sujet importent seuls. Mais quand la matière de l’œuvre d’art est l’âme humaine, on ne peut plus faire abstraction de l’histoire. Les passions générales ne vivent que dans des formes particulières, déterminées à chaque siècle et en chaque homme par un concours unique de causes. Elles ne subsistent pas dans l’abstrait. Pour peindre l’homme, il faut bien peindre des Romains, des Français, des Anglais : et si le poète qui représente Alexandre ou César ne sait pas ou ne daigne pas leur faire des âmes antiques, il en fera, sans y penser, ses contemporains. Ce qui échappe à l’histoire tombe sous l’empire de la mode.

Boileau ne s’en avisa pas. Il fut bien de son temps par le mépris et l’ignorance de l’histoire ; et la {p. 115}plupart des défaillances de son jugement et des erreurs de sa théorie ne procèdent pas d’une autre cause. Ne comprenant pas qu’elle seule pouvait lui fournir un sûr moyen de dégager le général et l’essentiel dans l’infinie complexité des apparences, il tâcha instinctivement d’y suppléer par l’étude des anciens. En imitant dans les anciens ce qu’on reconnaît être naturel, et dans la nature ce qu’on retrouve chez les anciens, on peut se tenir assuré de ne point s’égarer dans l’expression des particularités insignifiantes, et des exceptions monstrueuses. La comparaison des œuvres antiques et de la réalité actuelle fait ressortir un élément commun, et cet élément commun est justement cette nature raisonnable, universelle, immuable, qui est l’objet de la poésie. La méthode est bonne, mais il eût fallu le sens et la connaissance de l’histoire pour l’appliquer toujours avec succès. Boileau s’embarrasse parfois entre l’actualité et l’antiquité, et définissant mal leur rapport, établit des règles ou arbitraires ou fausses, qui même nous semblent contradictoires à l’esprit de sa doctrine, et restreignent ou infirment l’excellent principe de l’imitation de la nature.

Comment ce critique naturaliste, et ce naturaliste surtout qui a fait le Repas ridicule, condamne-t-il le poète bucolique qui

Fait parler ses bergers comme on parle au village ?

Pourquoi cette peur de la rusticité, chez un écrivain que la trivialité, même répugnante, n’a pas toujours {p. 116}dégoûté ? Cette théorie de l’églogue élégante et galante, d’une naïveté convenue et mièvre, qui rejette dans un coin les chèvres et les moutons comme accessoires inutiles, et ne s’occupe guère que d’analyser avec subtilité une idée artificielle d’amour innocent, n’étonne pas de Segrais ou de Fontenelle : mais comment Despréaux arrive-t-il à la formuler ? Il a mal interprété les œuvres antiques, et préoccupé de l’usage où le goût moderne appliquait le genre pastoral, il a trouvé dans Virgile et dans Théocrite de quoi légitimer une des formes les plus caduques et les plus fausses de la poésie de son temps. Et c’est Virgile et Théocrite qu’il offre pour modèles, ne tenant compte en eux que de ce qu’il y a, en effet, de raffiné et de convenu dans leurs poèmes, ne songeant pas qu’ils ne valaient précisément que par où ils ne pouvaient être imités dans des pastorales doucereuses et spirituelles, par quelques vers immortels, où vit la nature, la vraie nature champêtre, dans sa saine et belle grossièreté.

Par une délicatesse pareille d’honnête homme et de Français, après avoir si bien dit au poète comique

Que la nature donc soit votre étude unique,

il l’enferme presque aussitôt dans un champ d’expériences étroitement délimité, en écrivant :

Étudiez la cour et connaissez la ville.

Quoi ! la cour et la ville : c’est-à-dire la noblesse et la haute bourgeoisie, le monde, ce qui se rassemble {p. 117}dans les salons. Rien de plus : ni peuple, ni provinciaux, ni paysans. Ni même, si on presse le sens des mots, ces relations de famille, ces affections privées, qui sont en dehors de la conversation mondaine, et n’y peuvent éclater sans indiscrétion ou scandale. La comédie, enfin, n’imitera que les mœurs de cour et de salon, ce qu’il y a de plus convenu, extérieur et accidentel, ce qu’il y a de moins humain dans l’homme. Ici, évidemment, le poète a érigé son goût de Parisien et d’homme du monde en lois générales de la raison : il a fixé les bornes de la nature qui peut être objet d’imitation, selon les préjugés d’un siècle mondain et raffiné, dans lequel il se trouvait vivre. Mais comment peut-il trouver son idéal réalisé dans Térence, qui n’a point songé à étudier la cour ni la ville ?

D’autres fois, à force d’étudier les Grecs et les Latins, il se familiarise avec les formes particulières que certaines circonstances et le caractère de la civilisation antique ont données aux sentiments de l’âme et à leur expression littéraire. Il attribue une valeur absolue à des choses toutes relatives, et s’imagine trop facilement que la vérité et le naturel d’Athènes seront aussi vérité et naturel à Paris. De là, chez ce naturaliste convaincu, d’étranges transactions et des contradictions fâcheuses : de là, sa définition de l’ode qui « entretient commerce avec les dieux », ou qui « ouvre la barrière aux athlètes dans Pise » : à quelle nature, pour un homme du xviie siècle, peut s’attacher ici l’imitation poétique ? {p. 118}De là ce parti pris en faveur de la mythologie païenne, qui lui faisait ridiculement évoquer des divinités d’opéra dans le récit d’un événement tel que le passage du Rhin par une armée française. De là la nécessité où il nous réduit de nous ranger une fois du côté de Desmarets et de Perrault, précurseurs ici de Chateaubriand et de la poésie moderne, quand il s’obstine à nier que le christianisme puisse avoir place dans un poème épique et en accroître la beauté. Condamnait-il donc Polyeucte ? ou bien, s’il admettait une tragédie chrétienne, pourquoi pas aussi une épopée chrétienne ? Boileau cède à une illusion. Il ne connaît pas d’épopée chrétienne qui soit passable : même dans le Tasse, il trouve bien du clinquant. Il raisonne comme si ce qui n’a jamais été dans la nature n’était pas conforme à la nature, et ne pouvait jamais y être, qu’à titre de monstruosité : Au contraire, la mythologie est dans Homère et dans Virgile : donc la nature que l’épopée imite, implique la mythologie. La mythologie est vraie. Mais comme il serait difficile à un moderne, à un chrétien, de maintenir cette assertion au sens littéral du mot, Boileau recourt pour la justifier à une conception très fausse et très en vogue alors de l’épopée : l’épopée est un poème allégorique, et la mythologie est vraie, comme forme d’art exprimant l’abstrait par le concret, selon de certaines conventions. La Fable est un répertoire de figures et d’images dont le sens est fixé, et qu’on emploie pour éviter la sécheresse de l’expression propre. Dieux, {p. 119}déesses et tout le merveilleux païen, ne sont que des symboles, où tout le monde aperçoit immédiatement les éternelles vérités de l’ordre moral. Par ce détour, Boileau maintient l’imitation de l’antiquité : mais c’est en la travestissant. Il ne s’avise pas que Virgile et Homère ont mis des dieux dans leurs poèmes parce que c’étaient leurs dieux, les dieux nationaux et populaires : un coup d’œil jeté à côté du livre, sur la réalité que l’histoire représente, l’eût averti de son erreur. Il n’y pense même pas ; et l’épopée qu’il définit, ce roman mythologique, allégorique et moral, n’a rien de commun avec l’Iliade ni l’Énéide. Mais on y retrouve le type décrit par le P. Le Bossu, chanoine de Sainte-Geneviève : et dans les grandes lignes, abstraction faite du choix des sujets, ce type est celui sur lequel ont été composés l’Alaric, le Saint Louis, la Pucelle, le Clovis, tous ces poèmes dont Boileau lui-même a immortalisé le ridicule. Il a voulu garder la mythologie, à laquelle une nation chrétienne ne pouvait pas croire, il a voulu garder l’épopée, qu’un siècle de civilisation raffinée et de raison mûrie ne pouvait pas refaire ; et pour assurer une existence artificielle à ces choses si particulièrement attachées aux mœurs et à l’esprit des temps antiques, il a dû les dénaturer et leur attribuer une valeur fictive et toute de convention, selon les préjugés les plus étroits du goût contemporain.

Il était fatal que Boileau, n’ayant point étudié, et ne pouvant avoir étudié en son temps la littérature dans son rapport avec le génie original et le {p. 120}développement historique des peuples, se trompât souvent dans un sens ou dans l’autre. Il devait arriver que tantôt il interprétât l’antiquité avec ses idées modernes, et que tantôt il opprimât la pensée moderne par les formes antiques : comme il était fort malaisé de dégager toujours sûrement le fond commun des œuvres anciennes et de l’expérience moderne, il devait tendre à faire une trop large part à l’immuable et à l’absolu dans la nature et dans l’esprit humain. Selon les cas, il devait prendre à tour de rôle la France de Louis XIV, la Grèce de Périclès ou la Rome d’Auguste, comme des exemplaires également authentiques, inaltérés et complets de l’éternelle vérité et de la raison universelle. Et naturellement, dans cette fusion ou confusion de tous les temps et de tous les pays, c’était toujours le type français qui devait surnager, reparaître et en définitive l’emporter.

Chapitre V.
La critique de Boileau (Suite).
Les théories de l’« Art poétique » (Fin) §

{p. 121}Quand on sait combien Boileau a été insouciant de l’histoire et des formes accidentelles qui manifestent diversement l’unité essentielle du type humain, on ne s’attend guère à rencontrer dans l’Art poétique, au IIIe chant, à propos de la tragédie, des vers tels que ceux-ci :

Des siècles, des pays, étudiez les mœurs ;
Les climats font souvent les diverses humeurs.
Gardez donc de donner, ainsi que dans Clélie,
L’air ni l’esprit français à l’antique Italie,
Et sous des noms romains faisant notre portrait
Peindre Caton galant et Brutus dameret.

Tout le Dialogue des héros de roman n’est aussi qu’une parodie, qui fait ressortir le contraste perpétuel des mœurs et de la Fable dans un certain nombre de romans et de tragédies du temps : Boileau n’admet pas qu’on représente la cour et la ville sous le {p. 122}costume romain ou persan. On peut s’étonner de trouver en lui un si fervent défenseur de la vérité historique ; et, si l’on voulait, on pourrait trouver dans ce classique renforcé une sorte de romantique avant la lettre, épris de couleur locale. Mais pour nous garder de ces fantaisies, il suffira de songer que Racine donnait une parfaite satisfaction à Boileau, par l’usage qu’il faisait de l’histoire. En aucun cas, Boileau ne consent qu’on sacrifie le général au particulier, la psychologie à la chronique.

Le Cyrus et tous ces romans et tragédies dont les héros ont l’air d’être assidus à Versailles, ont d’abord le tort de ne peindre que des manières et des modes. Mais par surcroît les moyens employés pour représenter ces réalités négligeables ne sont point ceux qui en imposeraient la sensation aux gens mêmes qui n’en auraient point l’idée. Car, dans ces œuvres, il faut connaître les originaux, pour les reconnaître, et elles n’ont d’intérêt que si l’on brise la forme d’art, qui cache la vérité au lieu de la traduire. Étrange et arbitraire fantaisie, si l’on veut montrer des Français, et tels Français, d’évoquer Cyrus ou Horatius Coclès ! La Fable et l’histoire ancienne sont de précieuses formes pour réaliser les types généraux : mais quand ce qu’on veut montrer, c’est précisément ce qui fait qu’un Français est Français plutôt que Romain ou Asiatique, il faut sortir du bon sens pour aller d’abord loger son action sur les bords du Tibre et de l’Hellespont. Car c’est présenter un tableau dont {p. 123}le modèle ne peut être dans la nature ; et s’il ne faut pas choisir pour les exprimer les choses trop particulières, encore, quand on les choisit, n’a-t-on d’excuse que si on les rend avec intensité dans leur caractéristique particularité.

Puis, comment le lecteur sentira-t-il la réalité des objets qu’on lui met sous les yeux, si on ne leur conserve pas l’aspect qu’il est accoutumé de voir ?

Il faut lui montrer son idée du Romain et son idée du Français, si on veut qu’il reconnaisse des Romains et des Français, et de plus des hommessous ces deux apparences. Mais ceci nous amène à la théorie de la vraisemblance, qui joue un rôle considérable dans l’ensemble de la doctrine de Boileau, et qui ne laisse pas d’en être une partie délicate et dangereuse.

Jusqu’ici l’on a examiné ce que l’écrivain doit mettre dans son ouvrage, et quelle nature il doit imiter. Mais comment doit-il imiter ? quelles sont les lois, les conditions de son travail ? y en a-t-il d’autres que par rapport au modèle, et que la nécessité de l’exprimer fidèlement ? Une des erreurs les plus communes dans les écoles réalistes et naturalistes, c’est de croire qu’il suffit de voir, et de rendre ce qu’on a vu, sans se soucier d’autre chose. Tant pis pour le public, pour ce « tas de bourgeois », s’il ne comprend pas. Puisqu’on lui dit que « c’est nature », qu’attend-il pour applaudir et admirer ? Boileau n’en est pas là. La nature est « vraie » et se fait « sentir » à tout le monde : mais {p. 124}c’est à condition qu’on la fasse sentir. Boileau respecte le public, qui peut bien pour un temps être aveugle ou injuste, mais dont, en somme, la voix finit par être celle de la souveraine raison ; et nous avons vu quelle importance il attribuait au consentement universel, pour marquer les chefs-d’œuvre. Avant tout, donc, il faut mettre le public de son côté. Le plus simple, ce serait, sans doute, de tout tirer de l’opinion et de servir au public ce qu’on sait être dans la moyenne de ses idées et de son goût : mais ce serait se condamner à la médiocrité, à la banalité. Boileau, naturaliste sincère, ne l’entend pas ainsi. On ne se contentera pas du vraisemblable : mais on s’efforcera de rendre le naturel vraisemblable. On ne renoncera pas, par respect pour le public, à ce qu’on sait être la vérité humaine : il applaudit Astrate, on lui présentera Andromaque. Il trouve Pyrrhus brutal, et pas assez Céladon, on lui donnera Néron. Mais on ne lui jettera pas violemment la vérité toute crue : où est le mérite de révolter le public ? Un art supérieur le domine ou l’apprivoise, lui insinue la vérité qu’il rejette, et lui fait croire ce qu’il estimait choquant et impossible. Le succès est à ce prix : car

Une merveille absurde est pour moi sans appas :
L’esprit n’est point ému de ce qu’il ne croit pas.

Il faut, par suite, en traduisant la nature, avoir l’œil sur l’idée que le public s’en fait ; et ce n’est qu’en ménageant cette idée, pour s’y accommoder ou en {p. 125}faire saillir la fausseté, qu’on pourra y substituer peu à peu celle que l’on a prise dans l’étude directe de la réalité. Cela est nécessaire au théâtre plus qu’ailleurs. Le lecteur isolé peut être séduit ou intimidé : l’auteur imprimé lui impose. Au théâtre, le rapport est renversé ; les spectateurs se sentent forts contre le poète ; ils sont deux mille contre un. S’il ne leur offre pas ce qui est conforme à leur croyance, il faut qu’il dise pourquoi : sinon, s’il se contente de nous contrecarrer, c’est lui qui se trompe. Nous n’admettons pas que tant de sensibilités, d’intelligences et d’expériences diverses, réunies sans concert préalable dans une commune impression, ne soient pas de plus sûrs garants du possible et du réel que le génie particulier d’un homme.

De là cette théorie de la tragédie, dans l’Art poétique, où tout est subordonné à la vraisemblance. L’action d’abord sera vraisemblable. Il ne suffit pas qu’elle soit vraie. Il est vrai qu’Horace a tué sa sœur. Il est vrai — la légende, au théâtre, c’est de l’histoire — que Médée a tué ses enfants. La réalité du fait, disait Aristote (et Corneille après lui), en démontre la possibilité. La vérité historique est le fondement de la vraisemblance. Non, dirait Boileau : quand même j’ai la connaissance du fait, je ne saurais encore me passer de comprendre le fait. Le poète tragique n’est pas soumis à d’autres conditions que le poète comique : il faut qu’il compose sa Médée ou son Horace, que l’histoire lui donne, comme celui-ci son Alceste ou son Harpagon, qui {p. 126}n’ont jamais existé. Plus l’action sera extraordinaire, et plus il devra en réduire les causes et les ressorts au jeu régulier de passions universelles, selon le train ordinaire des choses, à la nature enfin que tout le inonde porte en soi et dans son expérience. Ainsi nous fera-t-il convenir que l’incroyable est arrivé, devait arriver, et que notre conception de possibilités naturelles implique ce qu’en son nom nous voulions d’abord repousser. Il faut qu’il nous amène à juger que si Horace ne tuait pas sa sœur, ou Médée ses enfants, c’est alors que la nature ne suivrait pas son cours.

Les caractères doivent être vraisemblables. Or notre expérience nous dit que chaque caractère a son ineffaçable pli, chaque visage sa grimace familière. En conséquence, les personnages dramatiques se maintiendront « tels qu’on les aura vus d’abord » ; l’inconstance même de leurs actes se rattachera sensiblement à leur permanente identité morale. — Chaque homme a sa physionomie singulière, ses nuances propres et particulières de caractère ; nous ne croyons pas qu’il y ait deux esprits exactement semblables ; la nature ne fait de ménechmes qu’au physique. Donc l’auteur variera les caractères et leur expression. — Nous savons, et nous disons souvent que « l’homme n’est pas parfait ». Nous avons vu de très grands hommes être par certains côtés de très petits hommes. Cela ne nous déplaît pas : cela les rapproche de nous, et nous console de l’admiration que nous leur devons d’ailleurs. {p. 127}Selon notre expérience, imperfection est indice de réalité. Que Lamotte a tort de se plaindre qu’Homère ait fait ses héros grossiers ou brutaux ! Si Achille est fier, violent, rancunier, tant mieux :

À ces petits défauts marqués dans sa peinture,
L’esprit avec plaisir reconnaît la nature.

— Enfin sur tous les héros de la légende et de l’histoire j’ai une idée ; mon voisin du parterre ou des loges en a une aussi, plus ou moins nette : et de toutes ces idées particulières se compose une opinion moyenne qui détermine les caractères, et que le poète doit éviter de choquer directement. Non pas que le but de l’art soit d’exprimer les personnages historiques dans leur individualité, ni qu’il importe en soi si l’athée s’appelle Énée ou Mézence, ou le fratricide Néron ou Marc-Aurèle : mais ces noms évoquent dans les esprits certaines images indestructibles et irréfrénables, dans lesquelles doit nécessairement se couler l’étude de psychologie générale. Si l’on est occupé à contester la ressemblance historique, on ne regardera pas la vérité humaine du rôle. — Pour la même raison, le poète tiendra compte des différences que les climats, les époques, la civilisation mettent entre les peuples. Il ne s’agit pas, encore ici, de peindre des Persans, ni des Turcs, ni des Grecs, mais des hommes. Seulement, pour que rien ne vienne nous distraire du fond, il faut que la forme ne contrarie pas l’idée que nous nous faisons de la réalité historique. Cela n’a pas de {p. 128}rapport avec la couleur locale des romantiques. La vérité de l’histoire n’a, pour Boileau, qu’une valeur négative. Racine, en écrivant Iphigénie ou Bajazet, ne s’est pas soucié d’archéologie ni d’orientalisme : mais il a costumé ses caractères généraux selon l’idée qu’il se faisait des Grecs ou des Turcs. Et même cette idée qu’il avait allait un peu au-delà de ce qu’exigeait à l’ordinaire le public : mais, au fond, il ne déroutait pas les spectateurs, et ne leur présentait rien que leur degré de culture ne leur figurât aisément : ainsi il atteignait son but, qui était seulement d’empêcher leur attention de se détourner sur le détail et l’accessoire, et de la ramener tout entière sur la peinture des passions. En effet, indifférents à la vérité de ces choses extérieures dont la fausseté les eût révoltés, les spectateurs se livraient tout entiers aux impressions du drame psychologique que développait le poète.

La vraisemblance encore soumettait la tragédie aux unités ; et la vraisemblance enfin imposait à la tragédie un langage simple et naturel, sans pompe et sans déclamation.

Il faut dans la douleur que vous vous abaissiez ;
Pour me tirer des pleurs, il faut que vous pleuriez.

Nous savons tous par expérience qu’on ne fait pas de phrases quand on est violemment ému : la vraie douleur n’a pas d’esprit.

Ainsi, dans toutes ses parties et dans toute sa forme, la tragédie doit être vraisemblable. Ce n’est {p. 129}pas assez encore : il faut qu’elle plaise. Et voilà encore par où Boileau se sépare de certains naturalistes, pour qui l’émotion, l’intérêt, l’agrément sont d’indignes concessions à la frivolité, à la stupidité des bourgeois. On consent encore à être « cruel », « féroce » ; mais être touchant ou aimable, évoquer la pitié ou la sympathie, jamais. Boileau n’eût pas compris que l’impersonnalité et l’objectivité eussent pour conséquences l’impassibilité ; et il est curieux que ce sévère pontife de la raison soit justement l’homme qui ait le plus fortement maintenu les droits de l’imagination et de la sensibilité au théâtre. Comme Molière et comme Racine, Boileau ne saurait admettre que la poésie n’ait pas pour objet de plaire. Il faut traduire son observation, conformer son imitation, de façon que non seulement on en reconnaisse l’éternel modèle, mais qu’encore cette reconnaissance soit  un plaisir. Ce plaisir varie de qualité selon les genres : dans la comédie, c’est le rire. Dans la tragédie, c’est la « douce terreur », la « pitié charmante » ; ce sont les pleurs. De la plus horrible réalité, l’imitation tragique tire une émotion agréable. L’artiste qui parle à notre intelligence, qui nous démontre scientifiquement, exactement, froidement, le mécanisme de l’âme humaine ne nous satisfait pas : le théâtre n’est pas une école pratique de psychologie. Nous n’y venons pas chercher une leçon : il faut qu’on nous amuse. Voilà pourquoi la tragédie doit être pathétique, ne pas nous décrire les caractères en repos, niais les figurer dans la passion, {p. 130}en convulsion. Et voilà pourquoi Racine a eu raison de fonder tous ses drames sur les effets de l’amour :

De cette passion, la sensible peinture
Est, pour aller au cœur, la route la plus sûre.

Mais encore faut-il « inventer des ressorts qui puissent m’attacher », savoir combiner, développer et dénouer une intrigue, l’exposer clairement, et accroître l’intérêt de moment en moment. Enfin tout ce qu’on a dit de la vraisemblance assure le plaisir du spectateur, en même temps qu’il le dispose à sentir la vérité du drame.

Vérité, vraisemblance, intérêt : trois termes corrélatifs qui sont la formule de l’art. Mais non pas encore la formule intégrale : il manque à la théorie un complément essentiel. Cette imitation de la nature, vraie, vraisemblable, intéressante, doit s’exprimer dans une forme d’art précise et serrée. En autres termes, toutes les intentions que nous avons vu que l’auteur devait avoir, ne valent qu’effectivement réalisées, et la conception ne saurait se séparer de l’exécution. L’idée n’est rien sans la forme, et tout n’est pas fait, quand on a le fond. Le naturalisme, par l’importance même qu’il attribue à l’objet, pousse facilement à diminuer la part de l’ouvrier ; et d’autre part les artistes qui ne savent pas très bien leur métier, ou les gens d’esprit qui ne sont pas artistes, oublient facilement que la faculté de sentir n’implique pas toujours une puissance égale d’expression, jet que l’image qu’on a dans l’esprit {p. 131}ne s’objective pas toute seule, sans grand labeur et contention d’esprit. Boileau relevait vivement, dans une lettre de Huet, cette méprise qui dans la beauté des ouvrages donnait tout au sujet, rien à l’art et à l’auteur. Il n’y a point, selon lui, de proposition moins soutenable et plus grossière que de croire « qu’un homme, quelque ignorant et quelque grossier qu’il soit, s’il rapporte une grande chose, sans en rien dérober à la connaissance de l’auditeur, pourra avec justice être estimé éloquent et sublime ». Comme s’il ne fallait pas d’autant plus d’esprit et de talent que la chose est plus grande, pour la bien exprimer ! Comme si la « bonne foi » et la conviction suffisaient pour « n’en rien dérober à la connaissance de l’auditeur » ! Mais trouver les paroles dignes du sujet ! Mais jeter dans le discours « toute la netteté, la délicatesse, la majesté, et, ce qui est encore plus considérable, toute la simplicité nécessaire à une bonne narration » ! Mais choisir les grandes circonstances, rejeter les superflues, en un mot dire ce qu’il faut, et ne dire que ce qu’il faut ! Tout cela, le premier venu le peut-il ? Cela se fait-il par la vertu essentielle du sujet ? Ou cela est-il de l’art, et plus ou moins aisé à réaliser, selon qu’on a plus ou moins de génie, de goût et d’habileté technique ?

Quel que soit son sujet, et quoi que lui fournisse la nature, l’artiste a toujours à créer une forme, la plus vraie, la plus expressive, la plus belle enfin qu’il se pourra. Dans cette partie de l’art, l’invention individuelle ne peut se passer de l’étude : le {p. 132}génie doit avoir à son service une science technique qui lui permette d’élire toujours les moyens d’expression les plus sûrs et les plus puissants. De là l’importance attribuée dans l’Art poétique au métier, et l’abondance des préceptes de versification, de style et de composition.

Le poète fait son œuvre avec des mots : la technique, pour lui, c’est donc d’abord le maniement de la langue. Connaissance et respect de la langue, pureté, correction, éviter les tours vicieux, les termes impropres, ne jamais s’accorder un barbarisme ou un solécisme même en vue d’un effet à produire : on ne doit pas s’étonner que Boileau impose ces lois à un écrivain ; cela équivaut à exiger d’un peintre la connaissance du dessin. Ni la nouveauté, ni la hardiesse de l’expression ne souffrent de la correction grammaticale : Racine est là pour le prouver.

Viennent ensuite la clarté, sans laquelle ni la vérité ne se fait sentir, ni l’émotion ne se dégage — et la précision, par laquelle on ne reconnaît pas vaguement, en gros, la nature de l’objet, mais on le voit dans un degré particulier de force et de beauté, tel qu’il est en effet, mais revêtu par votre expression, d’après votre sensation, d’un caractère unique.

Puis le poète se sert du vers. Sans débattre la question s’il y a des poèmes en prose, et semblant même l’admettre, quand il appelle de ce nom les romans, Boileau, en général, regarde le vers comme la forme originale et propre de la poésie. On sait combien il était sévère dans la pratique, et une {p. 133}bonne partie du premier chant de l’Art poétique est consacrée à formuler les lois principales de la versification. Richesse expressive de la rime, repos à l’hémistiche, proscription de l’hiatus et de l’enjambement : si ces préceptes sont parfois contestables, si on a pu en fléchir ou en rompre quelques-uns avec avantage, il ne faut pas oublier qu’ils n’appartiennent pas à Boileau, et qu’il n’a fait que donner par là la formule du vers classique, tel que Malherbe l’avait établi, et que les grands poètes du siècle nous le présentent. N’oublions point surtout que Boileau n’a pas vu dans le vers un ingénieux mécanisme, où l’on assemble les difficultés pour les vaincre, ni l’agréable instrument d’un jeu d’esprit littéraire ; jamais il n’en a perdu de vue la valeur artistique, et toutes les lois auxquelles il l’a soumis ne sont pas à elles-mêmes leur fin, mais sont les moyens de produire la cadence expressive, qui procure à l’oreille un plaisir conforme au sentiment dont les mots saisissent l’âme. Boileau n’affranchit jamais, quand il s’agit de poésie, le jugement rationnel de l’esprit de la sensation irraisonnée de l’oreille. Il lui suffit que les noms grecs et latins aient une plus douce harmonie que les noms germaniques, pour condamner l’épopée aux sujets païens et lui interdire le moyen âge. N’en rions pas trop : Chénier et Musset, qui sont des poètes, et que la suave mélodie des noms antiques a jetés plus d’une fois dans des rêves peuplés de visions charmantes, comprendraient ce que dit Boileau des « noms heureux » qui semblent nés pour les vers. {p. 134}Et puis, ne conviendrons-nous pas qu’un héros poétique fait mieux de s’appeler Rodrigue que Manco-Capac ?

Au troisième degré sont les lois particulières des genres. Tous les genres que Boileau énumère ont cela de commun, que leur base constante et leur élément essentiel, c’est le vers. Il ne vaudrait pas la peine de le remarquer, si cette observation banale ne nous donnait la clef de l’omission de la Fable et de La Fontaine. Que de raisons, tirées souvent de bien loin, et bien injurieuses aussi au caractère de Despréaux, n’a-t-on pas invoquées pour rendre compte du silence qu’il a gardé sur son ami ! Il eût suffi pourtant de se dire que l’idylle, l’élégie, l’ode, le sonnet, l’épigramme, le rondeau, le madrigal, la satire, la chanson, tous ces genres dont quelques-uns sont si minces, ne sauraient se concevoir séparés de la forme poétique. Ôtez-la : ou bien la définition s’évanouit dans le vague, ou elle implique contradiction. Un madrigal en prose, une élégie en prose, ce sont de pures métaphores. Une ode en prose, un sonnet en prose, cela est inconcevable. De même, selon les idées de Boileau, déterminées par la tradition gréco-romaine, on ne doit pas écrire l’épopée, ni la tragédie, ni la comédie en prose : ne savons-nous pas les colères de Voltaire, quand il entendait parler d’un Maillard ou Paris sauvé, en prose, et qu’aussitôt après la mort de Molière, les comédiens firent mettre son Don Juan en méchants vers par Thomas Corneille, pour ne pas donner au {p. 135}public cinq grands actes d’admirable prose, à laquelle on fut cent cinquante ans à revenir ? Au contraire, qu’est-ce que le vers dans une Fable, ou dans un poème didactique, genre dont Boileau n’a pas parlé non plus, malgré les raisons personnelles qu’il eût pu avoir de le faire ? Le vers, dans les deux genres, n’est qu’un ornement, et si peu nécessaire que Patru conseillait et à La Fontaine et à Boileau de n’en pas user. Ils firent bien tous les deux de ne pas l’écouter : mais cela doit nous aider à ne pas calomnier son silence, d’autant qu’il n’a pas été plus complaisant pour lui-même que pour son ami.

Des préceptes qui ont rapport aux genres, les uns sont purement formels, et se rattachent ainsi à la versification ; ce sont les conventions qui lient et soutiennent les genres, et limitent la liberté du poète dans le choix ou la disposition des mètres, et dans les dimensions et proportions de l’œuvre. Plus la forme d’un poème est fixe, et plus le poète doit être sévère sur la facture : ainsi dans la ballade et dans le sonnet, dont Boileau, en artiste curieux des formes raffinées et difficiles, s’arrête un peu complaisamment à détailler les rigoureuses lois. Il semble même que ce sage esprit pousse un peu bien loin l’enthousiasme, quand il écrit ce vers :

Un sonnet sans défauts vaut seul un long poème.

Il n’a pas la simplicité de donner un sonnet de Gombauld pour égal à l’Énéide. Mais il a voulu enseigner aux écrivains qu’en poésie la forme seule peut {p. 136}donner un prix infini aux choses : avis à ceux qui croient que le sujet est tout. Puis il y a une hiérarchie des genres, mais chaque genre a son idéal, sa perfection propre, absolue en soi ; et pour juger d’un ouvrage, il ne faut pas le comparer à d’autres de genre différent, mais le rapporter seulement au type déterminé par la définition du genre. En sorte qu’un sonnet parfait n’a rien à envier à une excellente épopée ; ce sont deux choses absolument et également parfaites, et pourvues d’une « beauté suprême ». Celui qui a fait « un sonnet achevé » ne pouvait rien faire de plus en fait de sonnet, comme, selon Descartes, un enfant qui a fait une addition dans les règles peut être assuré d’avoir trouvé tout ce que l’esprit humain était capable de trouver relativement à la somme qu’il cherchait.

Mais tandis que dans la poésie antique, en Grèce surtout, les genres se définissaient essentiellement par les mètres qui les constituaient, chez nous ils se distinguent surtout par leurs objets et leurs effets. Boileau ne semble pas s’apercevoir qu’il y a là deux principes très différents de classification des genres, et que des poèmes à forme fixe tels que la ballade et le sonnet, qu’on est obligé de caractériser à la mode antique, par leur forme métrique, et qui peuvent recevoir toutes les idées et tous les sentiments de tout ordre, ne sont pas du tout des genres comparables à l’élégie ou à la tragédie, ni à tous les autres, où, sous-entendant les conditions particulières de versification et de disposition {p. 137}métrique, il détermine surtout la nature du modèle à imiter et la qualité de l’émotion à produire. Voilà en effet ce qu’il s’est attaché le plus souvent à éclaircir ; il les considère en un mot dans leur valeur expressive et dans leur couleur propre, et il en marque le rapport à la nature d’une part, à l’esprit d’autre part. À l’idylle, par exemple, appartiennent « les plaisirs de l’amour », avec ou sans mythologie ; elle est élégante sans pompe, à égale distance de l’héroïsme épique et de la grossièreté réaliste. Ainsi encore, la comédie, en style « humble et doux » par une intrigue vivement conduite, nous présente les ridicules et les vices de la cour et de la ville, et nous divertit de leur exacte peinture. La loi du genre est de faire rire, comme celle de la tragédie est de faire pleurer. Mais il faut faire rire par « les passions finement maniées », sans jamais s’écarter de la nature.

Aux dépens du bon sens gardez de plaisanter.

Voilà donc les limites du genre comique ; il exclut les héros et le peuple, les larmes et la bouffonnerie. De là cette critique de Molière, si rigoureuse à notre gré et si injuste. Molière est trop populaire ; il fait « grimacer ses figures » ; il a trop souvent

Quitté pour le bouffon l’agréable et le fin,
Et sans honte à Térence allié Tabarin.

Peut-être Boileau, en parlant ainsi, n’a-t-il point cédé seulement à la délicatesse mondaine et au goût {p. 138}trop poli de son temps. Il est possible que ce réaliste, qui fut si peu psychologue, n’ait pas senti ce qu’il y a de vérité profonde, d’humanité vivante dans les farces de Molière. Il n’y a vu que des charges fantaisistes, d’arbitraires caprices de gaieté exubérante, ne se doutant pas que le trait plus appuyé n’était pas moins juste, et que le rire plus éclatant enveloppait une observation plus triste. Tel sujet, Dandin ou le Malade, ne peut rester une comédie qu’à la condition de devenir une farce ; il faut pousser jusqu’à la bouffonnerie, si l’on ne veut que le drame déborde. Puis Boileau, qui n’avait pas du tout l’imagination dramatique, est tombé dans la même erreur que La Bruyère, qui oppose son Onuphre à Tartufe, sans s’apercevoir que la vérité théâtrale n’est pas celle du livre, et que la scène a ses conditions et comme son optique particulières, qui obligent à faire une copie inexacte de la nature pour en donner la sensation vraie. Enfin, quand il s’autorise du Misanthrope pour condamner Scapin, c’était le cas de se rappeler

Qu’un sonnet sans défauts vaut seul un long poème.

La comédie de caractère est supérieure à la farce, mais, en son genre, Scapin vaut Alceste, et comme disait Diderot, il ne faut pas moins de génie pour écrire Pourceaugnac que Tartufe. Boileau resserre par trop les bornes de la comédie ; il l’appauvrit pour l’élever ; et lui demandant trop de noblesse, de finesse, de décence, il lui interdit cette franchise de {p. 139}verve et cette intensité de couleur qui sont la poésie du genre.

Il excluait l’élément pathétique de la comédie :
Le comique, ennemi des soupirs et des pleurs,
N’admet point en ses vers de tragiques douleurs.

Entre la tragédie et la comédie, il ne concevait point de genre intermédiaire. On sait que l’événement lui a donné tort, et que le xviiie siècle a créé deux formes dramatiques, pour lesquelles le xixe a délaissé la tragédie et réduit la pure comédie à la farce ; l’une, le drame bourgeois, qui emprunte ses personnages à la comédie et son action à la tragédie ; l’autre, la comédie larmoyante, ou mixte, la pièce, comme on dit assez vaguement de nos jours, qui associe et fond dans des proportions diverses les impressions tragiques et comiques, le rire et les larmes.

La distinction absolue des genres et la détermination rigoureuse de leur nombre sont deux des points sur lesquels on a le plus de peine aujourd’hui à se mettre d’accord avec Boileau. Cependant il serait aisé de montrer que la distinction des genres n’est pas moins fondée en raison que celle des arts, et s’explique, d’une part, par la complexité de la nature et la diversité des rapports qui peuvent l’unir à notre sensibilité, d’autre part par la complexité de notre nature, mais aussi par ses bornes et par la nécessité où elle est de séparer dans ses modifications subjectives ce qui est confondu dans la réalité objective. Au {p. 140}reste, on ne fait plus de difficulté de le reconnaître aujourd’hui ; et depuis que l’effervescence romantique s’est calmée, et que la liberté de l’art est assurée, nous ne trouvons plus grand intérêt à réclamer ni à pratiquer le mélange des genres. Ils nous paraissent subsister en eux-mêmes, et tirer leurs lois principales de leur définition, qui dépend elle-même des objets et des effets qui leur sont assignés.

Nous n’en reviendrons pas pour cela à la réglementation rigoureuse, et par là même arbitraire, de Boileau. Nous admettrons que, certaines formes littéraires étant liées à certains états d’âme et à certains moments de la civilisation, il y ait des genres qui naissent, comme il y en a qui périssent ; par exemple, le drame bourgeois est légitimé par la même transformation sociale qui semble avoir mis la tragédie hors d’usage. Il en est des genres comme des langues : ce qui se fixe, c’est ce qui meurt, et les genres ne vivent que par une adaptation, c’est-à-dire une transformation continuelle ; dans cette évolution, ils semblent périr lorsque leur principe de vie abandonne la forme qui les caractérisait pour en revêtir une autre, qui fera la même fonction, sans pourtant avoir rien de commun en apparence avec ce qu’elle remplace. On ne concevra point non plus les genres comme des systèmes fermés, sans rapport et sans dépendance réciproques, se juxtaposant sans se pénétrer à la façon des tourbillons de Descartes. De même qu’il se fait des transpositions d’art, et qu’on peut essayer {p. 141}de produire par des moyens musicaux des impressions pittoresques ou par les formes de la poésie les effets de la musique, on peut aussi passer d’un genre à l’autre, et mêler dans une certaine mesure l’élément lyrique dans le drame, ou l’élément comique dans la tragédie, à condition que l’on ne méconnaisse point les lois essentielles et l’objet propre de chaque genre, et qu’on ne fasse point retomber l’ouvrage dans une indétermination qui serait la négation même de l’art. De même que l’alexandrin s’est assoupli, diversifié, enrichi de toute sorte d’effets, depuis le xviie siècle, sans perdre pour cela sa structure intime, de même les genres peuvent subsister dans leur essence, et la voiler d’apparences multiples pour répondre à des besoins nouveaux de l’esprit moderne. La science des artistes s’est étendue, l’intelligence du public s’est raffinée ; les uns cherchent à susciter, l’autre aime à ressentir des impressions plus complexes, qui doivent se fondre sans se confondre, et laisser subsister l’unité esthétique de l’œuvre. Plus portés à considérer les relations des choses qu’à en fouiller la structure intime, il est naturel que nous admettions, dans la comédie par exemple, une variété d’émotions que nos pères n’auraient pas tolérée autrefois. Pénétrés du sentiment que tout se tient et s’enchaîne dans la nature, que rien ne s’arrête et ne se fixe, et que dans ce monde changeant des apparences on ne peut nulle part poser de commencement ni de terme, nous croyons qu’on dénature le fini et qu’on en fait un {p. 142}absolu, si on le détache complètement de toutes les réalités qui le pressent, le précèdent ou le continuent, pour l’exprimer dans un genre rigoureusement déterminé. Nous demandons que l’artiste nous fasse apercevoir ces transitions, et comme ces amorces qui aident l’imagination à réintégrer l’objet isolé par convention dans le tout dont il est une pièce, et qu’il nous indique l’incessante transformation des choses et les aspects multiples de la vie, qui brode de si riches couleurs une si pauvre étoffe. On ne peut donc conserver aux genres la rigoureuse unité et l’absolue simplicité où ils se renfermaient autrefois : nous ne serions pas éloignés d’admettre que le changement et la contradiction sont marques de réalité. Et enfin il y a si longtemps que les genres servent dans notre littérature vieillie, nous en avons tant vu les lois et les règles tourner, aux mains des faiseurs, en procédés qui dispensent de regarder la nature, nous avons tant vu de pièces bien faites, où il n’y avait pas un mot de senti et de vécu, que nous en sommes venus à prendre volontiers l’inexpérience technique pour une marque de sincérité : il nous semble que l’artiste qui bouscule les genres et leurs lois doive nous étaler la nature toute pure et toute nue.

La distinction des genres, que nous estimons trop absolue aujourd’hui, a pourtant eu pour Boileau ce bon effet de l’obliger à se représenter le propre et l’essence de chaque genre : et l’on peut s’assurer, à propos de l’ode, que cette recherche lui a fait {p. 143}entrevoir ce que ni son tempérament, ni son expérience, ni ses principes ne pouvaient lui révéler. Il n’a pas su définir la poésie lyrique : il n’a pas vu que presque tous ces petits genres, qu’il énumérait un peu minutieusement dans son second chant, n’avaient de valeur et de réalité que par l’élément lyrique qu’ils renferment. Il réduit le lyrisme à l’ode, et là, il n’atteint pas dans son fond l’inspiration de Pindare, et s’arrête à dresser un catalogue des sujets. Mais à lire Pindare, et même Horace, Boileau sent bien qu’il y a là quelque chose de particulier, qui ne se trouve point ailleurs. Il se trouve en présence d’une forme que nulle autre poésie ni aucun genre d’éloquence ne lui présentent. Aussi définira-t-il l’ode par la forme qui est tout ce qu’il en peut toucher ; il en notera la « magnificence des mots », les « figures audacieuses » ; il dira :

Son style impétueux souvent marche au hasard ;
Chez elle un beau désordre est un effet de l’art.

Il est de tradition de se moquer de ces vers : c’est un tort. Ils prouvent que Boileau n’a pas dressé sa théorie de l’ode d’après l’ode oratoire de Malherbe. Et de même Perrault a tort de ne pas comprendre que Pindare « sort de la raison afin de mieux entrer dans la raison même ». Si la raison, c’est la conformité à la nature, Pindare, par l’excès de ses figures, par le décousu de son style, semble sortir de la nature, mais c’est pour se conformer à la nature de l’ode. On ne parle pas naturellement {p. 144}comme il parle, mais il est naturel qu’il parle ainsi, selon les lois de la poésie lyrique : Boileau n’avait qu’un pas à faire, pour apercevoir que ces lois correspondaient à un état d’âme très particulier, mais très réel. C’est beaucoup pourtant déjà qu’il ait dit que réduire l’ode au langage qu’on appelle communément naturel, lui imposer « un ordre méthodique », et « d’exactes liaisons de sens », ce serait, si le fond nécessite la forme qui l’exprime, « ôter l’âme à la poésie lyrique » : c’est beaucoup d’avoir compris en son temps qu’une ode n’est ni un discours ni une dissertation ni une narration d’histoire, et que ce genre a son ordre, sa clarté propres et d’un caractère tout spécial. Boileau y arriva par la distinction des genres.

Indépendamment des lois générales de la langue et du vers et des lois particulières des genres, la création poétique, de quelque nature qu’elle soit, doit observer certaines règles très fines, qui aident à dégager la nature et assurent le plaisir du lecteur. Mais ces règles, il ne suffit pas de les apprendre pour les appliquer : c’est ici qu’il faut surtout le génie et le goût naturels. Voilà ce qui manquait à Chapelain : d’où vient que sa Pucelle est ennuyeuse et ridicule ? Ce n’est pas par l’invention : Boileau, au fond, ne conçoit pas autrement l’épopée. Ni par l’exécution : on ne peut reprocher à l’écrivain ni fantaisie extravagante, ni emphase, ni préciosité. Mais il n’était pas poète : il n’a pas su choisir dans la nature ce qu’un artiste devait rendre, ni le rendre {p. 145}artistement. La poésie du bonhomme est une poésie de notaire, qui proprement, minutieusement fait l’inventaire de tous objets, meubles, lieux et personnes qu’il rencontre. Jamais réalisme plus faux et plus matériel ne s’aplatit sur la nature pour en effacer la grâce.

On voit hors des deux bouts de ses deux courtes manches
Sortir à découvert deux mains longues et blanches,
Dont les doigts inégaux, mais tout ronds et menus,
Imitent l’embonpoint des bras ronds et charnus.

Cette petite main de femme n’a-t-elle pas l’air d’avoir été barbouillée par un peintre d’enseignes ? M. Vast-Ricouard même n’a pu faire mieux que Chapelain : « Les bras glissant avec grâce, le long du buste, étaient terminés par des mains dont les doigts potelés, et pourtant effilés, avaient à leurs extrémités de minuscules ongles roses, arrondis à fleur de peau. » Ces réalistes, qui n’ont pas un grain de sentiment artistique, ne se doutent pas qu’il ne suffit pas de savoir le dictionnaire et de faire le tour d’un objet, et d’en coucher par écrit, sous leur nom propre, toutes les particularités visibles.

L’art est une simplification de la nature, et l’exprime moins qu’il ne la suggère : il ne s’agit pas de mettre une description dans le livre, mais une image dans le cerveau du lecteur, et tel avec deux mots donne une vision plus radieuse qu’un autre avec dix pages. Même qui veut tout dire, ne fait rien voir et ennuie : il faut savoir se borner, et laisser faire à l’imagination du lecteur, en la {p. 146}touchant vivement au point qu’il faut. Il faut que l’expression soit simple, exacte, ni burlesque ni emphatique : afin de montrer ce qui est. Forte : afin d’en faire sentir le caractère. Variée : parce que ma lecture doit être un plaisir, et que la monotonie fatigue. Pour la vérité et pour l’agrément, il faut que l’ouvrage soit composé : et tout le développement, ses dimensions, ses proportions, le rapport des parties sont nécessités par le sujet que l’on traite et par l’impression qu’on veut produire. La règle est de dire ce qu’il faut, rien que ce qu’il faut. Nulle beauté n’est belle, si elle n’est nécessaire. Enfin la grande règle, sans laquelle toutes les règles ne servent à rien, c’est le travail : il faut patiemment, laborieusement, chercher, refaire, corriger, effacer ; la perfection est le prix d’une lutte longue et douloureuse par laquelle la matière rebelle est soumise à l’art inexorable. Tout cela est banal, à force d’être vrai. Nous convenons tous de ces préceptes ; pour les suivre, c’est autre chose. Au temps de Boileau, surtout, il n’en pouvait donner de plus nécessaires ; il n’en a point donné de plus efficaces ; et pour bien des intelligences même, c’étaient là des vérités neuves.

Cependant parmi les règles et les observations relatives à l’expression de la nature, qui se rencontrent dans tous les ouvrages de Boileau, qu’il s’agisse de littérature générale, ou d’un genre spécial, ou d’un ouvrage particulier, il se rencontre certaines formules, certains termes qui semblent dénoter une {p. 147}tendance fâcheuse et des partis-pris contestables. On entend Boileau parler sans cesse d’« élégance » et de « noblesse ». On voit que la simplicité de l’églogue ne va pas sans parure, que la tragédie use des vers « pompeux » ; que l’épopée « orne » et « embellit » tout, qu’elle a le style « riche », « pompeux » et même « élégant » ; et qu’il ne faut point recevoir les sujets chrétiens parce que les vérités de la foi

D’ornements égayés ne sont pas susceptibles.

On lit que la comédie « badine noblement » et que Molière trop grossier ne vaut pas l’exquis et fin Térence. On se rappelle que pour justifier Homère et Pindare, Boileau ne trouvait rien, sinon qu’en grec les mots âne et eau sont très nobles. Tout cela nous inquiète : et quand il réclame ensuite partout la simplicité et le naturel, on craint qu’il ne mette pas sous ces mots la même chose que nous. On a peur que ce naturaliste ne se plaise qu’aux imitations enjolivées de la nature, et que la vérité qu’il aime ne soit pas la vérité toute franche, belle de sa nudité vivante et savoureuse, mais un bénin reflet de vérité, doucement tamisée pour les yeux délicats par les voiles coquets du bel esprit. Pour parler crûment, on croit sentir que la « beauté » de l’expression va farder et fausser la nature.

Il faut convenir que le xviie siècle n’entendait pas comme nous le naturel et la simplicité. La nature humaine, d’abord, affinée par la vie de cour et la {p. 148}vie de salon, n’offrait pas le même modèle à l’imitation que, par exemple, la brutale Angleterre de Shakespeare, ou notre turbulente et confuse société. Il y avait, au moins dans les mœurs extérieures, plus de gravité, de tenue, de décence : la « bête humaine » était muselée, sinon détruite. On l’enveloppait de formes, et ce qui nous plaît aujourd’hui comme une vive expression de la nature, eût fait l’effet alors d’une pure inconvenance. Notre littérature, moins mondaine, ou notre monde, moins poli, ne s’effarouchent pas du débraillé : le public d’honnêtes gens auxquels s’adressaient nos classiques, maintenait dans les écrits une sorte de réserve aristocratique, d’une simplicité très raffinée, au moyen de laquelle on pouvait tout faire entendre, mais qu’on n’avait pas le droit de rejeter un seul instant. Cette société s’était fait un art conforme à son esprit : peinture, sculpture, architecture, jardins même, mobiliers et costumes, tout respirait le même goût de noble élégance et de sévérité pompeuse. Nos grands écrivains n’ont pu s’élever au-dessus de ce goût, qui était autour d’eux et en eux, qu’en s’y conformant d’abord, et s’ils voulaient exprimer la nature basse ou brutale, ils devaient non pas l’atténuer, mais en rendre la bassesse élégante et la brutalité noble.

On ne se faisait pas non plus alors de la littérature l’idée que nous nous en faisons aujourd’hui. Les historiens et les critiques nous ont appris à lui attribuer un caractère éminemment grave et philosophique, à y respecter une des formes les plus {p. 149}expressives de la civilisation générale, où sont contenues toutes les conceptions de la vie et de la destinée humaines, toutes les représentations de l’univers et de l’être, par lesquelles l’humanité s’est consolée ou désespérée à chaque siècle. Et la littérature dispute à la foi attiédie, à la philosophie et à la science peu populaires la direction des consciences. Nos poètes se font les missionnaires de l’Idée, les pontifes de l’Absolu et de l’Inconnaissable. Nos romanciers érigent leurs fictions en expériences, leurs hypothèses en documents. Dès qu’un jeune homme, au sortir du collège, se fait imprimer, c’est pour donner une direction à l’humanité : on ne songe plus à l’amuser, et il y paraît. Dans l’ancienne société, bien assise, qui se croyait fondée pour l’éternité et sur la vérité, les lettres étaient le charme des loisirs, un repos et une agréable distraction des esprits. Le plaisir du lecteur était l’objet principal de l’écrivain ; les plus grands, Molière ou Racine, ne se sentaient pas humiliés de réduire là leur fonction, et c’était parce qu’ils tentaient cette « étrange entreprise » de faire rire ou pleurer « les honnêtes gens », qu’ils tâchaient de les servir à leur goût. C’était même pour amuser plus de gens qu’on faisait vrai, et qu’on s’attachait à la nature.

L’art s’employait à donner un plaisir, non seulement par le choix de ses objets, mais surtout par l’aspect qu’il en montrait et l’expression dont il les revêtait. Il avait des procédés de traduction qui, sans affaiblir ou fausser, procuraient une sensation {p. 150}agréable aux hommes de ce temps-là. Il ne leur déplaisait pas de sentir entre leur esprit et la nature un esprit puissant ou fin, un intermédiaire officieux qui se chargeait d’accommoder celle-ci à celui-là. Tandis que nous aimons à prendre le contact de la nature même, à ce point que le fruste et l’inachevé ont pour nous une force incroyable de séduction, et que nous donnerions pour les Pensées de Pascal, qui sont des notes, et pour les Sermons de Bossuet, qui sont des brouillons, les Provinciales et les Oraisons funèbres, dont la seule infériorité est d’être finies, nos aïeux d’il y a deux cents ans goûtaient sans inquiétude la perfection de l’art. La beauté du travail les charmait autant que l’excellence de la matière. Habitués à regarder surtout dans la nature l’homme, et dans l’homme l’intelligence, ils aimaient à saisir l’empreinte de l’esprit sur les choses : remarquer de quelle prise il les attirait, quelle image il en rendait, par rapport à lui, non à elles, cela faisait en grande partie l’agrément de la littérature ; et pour tout dire, l’artiste intéressait au moins autant que l’objet.

Tandis que les beaux esprits s’amusaient à décorer la nature et poursuivaient l’ingénieux ou l’étonnant, nos grands écrivains trouvaient le juste point où le naturel est élégamment exquis et l’intense vérité se déploie avec grandeur. Boileau, qui faisait la théorie de leur génie, estimait aussi la conciliation possible entre le goût du temps, qu’il jugeait légitime, et le vrai caractère des choses, qu’il ne consentait pas à {p. 151}dénaturer. Entre l’art coquet et l’art théâtral, il cherchait un chemin, tout près de la nature, au-dessus de la vulgarité. Nous savons de quelle énergie il a poursuivi tous ces emphatiques, précieux, fantaisistes, bouffons, qui ne trouvaient pas la réalité assez noble, ni assez délicate, ni assez rare, ni assez plaisante, et quels exemples il a donnés parfois de pur et strict réalisme. Il estime que tout peut se dire élégamment et noblement, et qu’il ne s’agit que de trouver le tour : le tour, ce triomphe de l’art d’autrefois, que nous ne connaissons plus guère. Nous disons crûment les choses, on y conduisait autrefois la pensée avec des ménagements infinis : elles n’étaient pas moins exprimées et senties, mais l’impression caractéristique de la chose traînait avec elle tout un cortège de délicates jouissances, qui naissaient du rapport de l’expression à l’esprit auquel elle s’adaptait. Boileau sans doute a quelque faiblesse parfois pour la rhétorique et ses figures, et estime un peu trop ce qui, dans l’art, est d’institution humaine et représente en soi le sujet plus encore que l’objet. Mais, en général, les ornements dont il parle et que le poète doit ajouter aux choses, ne doivent pas nous faire de peine. Le soin qu’il a de distinguer les faux ornements, l’incessant rappel de l’art à la nature, les préceptes incessamment réitérés d’être simple, et de ne dire que ce qu’il faut, tout nous persuade que ce qu’il entend en somme par orner les choses, ce n’est que les exprimer par les moyens de l’art, et les couler dans la forme propre {p. 152}à chaque genre. C’est le vers, c’est le style, c’est la beauté des rimes et des rythmes, la propriété et l’énergie des expressions, le bel ordre et la juste proportion des parties, c’est le choix des objets et des signes aptes à produire le plaisir essentiel à chaque genre, c’est tout cela, et rien que cela, qui constitue ces ornements nécessaires, dont la poésie ne saurait se passer. Il ne doit y avoir rien d’inutile dans l’ouvrage : mais chaque pièce doit être si bien tournée et ajustée, qu’une grâce libre enveloppe la nécessité, et que ce qui soutient l’édifice ait l’air d’être mis seulement pour réjouir les yeux. En somme, l’art orne la nature, parce qu’il l’exprime dans des formes conventionnelles, dont l’objet est la beauté autant que la vérité.

Les singulières réflexions de Boileau sur le vocabulaire homérique ou pindarique ne vont pas contre cette interprétation. Elles partent d’un sentiment très fin de la physionomie des mots et de leur valeur expressive, indépendamment du sens brut et littéral inscrit au dictionnaire. Encore ici, Boileau n’a tort que dans les termes, et il parlerait moins gauchement s’il était plus superficiel. Il est certain qu’il est ridicule de dire que le mot « âne » est « très noble » en grec : mais il est très vrai qu’il n’était pas ignoble pour la société, encore primitive, où naquit l’Iliade, et qu’il n’y évoquait pas du tout les mêmes images, les mêmes associations qui déterminent la sensation du public raffiné dont Perrault cherche l’applaudissement. Boileau a donc absolument raison {p. 153}quand il dit — et ce qu’il dit n’a pas d’autre sens — que le Grec qui entendait comparer Ajax à un âne, n’était pas affecté de la même façon qu’un courtisan français qui lit en sa langue une traduction du même passage. Il est incontestable aussi que de dire à un Français qu’Eumée est un porcher, et qu’Ulysse inquiet se tourne dans son lit comme un boudin sur le gril, cela ne lui fait pas du tout l’effet que les vers correspondants du texte produisaient sur les Grecs. Eumée n’est pas à Ulysse ce qu’un porcher peut être à l’égard de Louis XIV : si bien que la traduction par le mot propre est plus fausse que si on prend la périphrase : « gardien des troupeaux du roi », qui du moins est incolore et ne présente à un Français aucun objet fâcheux de la réalité contemporaine. On peut regretter d’être obligé de recourir à de tels expédients pour faire goûter le beau naturel des anciens : mais tant qu’une société n’a pas des mœurs et un goût qui lui rendent aimable la grossièreté de l’humanité primitive, la pire infidélité, après tout, c’est de prendre, pour traduire les anciens, les mots qui en inspirent le dégoût et la dérision : mieux vaut ne pas donner tout Homère, que de rendre tout Homère ridicule. Voilà tout ce que Boileau veut dire ; quand il parle de la noblesse des mots grecs, il entend tout bonnement qu’Homère n’est pas trivial, relativement aux mœurs de son pays, quand l’interprétation littérale le fait tel, relativement aux nôtres : ce qui est absolument juste.

C’est assez que Boileau ait loué La Fontaine, et {p. 154}même avant les Fables, pour nous garantir qu’il a connu le charme de la vraie simplicité : il se sert des mêmes termes presque que Mme de Sévigné pour caractériser la poésie du bonhomme. L’élégance qu’il exigeait, et la noblesse, il les trouvait dans Joconde.

Enfin, il faut nous arrêter à deux ou trois passages très significatifs de sa traduction du Traité du Sublime et de ses Réflexions sur Longin. Le mot de sublime dans la bouche d’un homme du xviie siècle, nous semble, de prime abord, devoir représenter ce que l’éloquence et trop souvent la rhétorique ont de plus solennel et retentissant. Nous serons donc bien surpris si nous regardons où Boileau découvre du Sublime. Le fameux morceau de la Première Philippique, où Démosthène montre les badauds d’Athènes allant aux nouvelles sur la place publique et se communiquant tous les « racontars » sur les projets et la santé de Philippe, c’est ce qu’il y a « de plus simple, de plus naturel et de moins enflé » ; et cependant « qui est-ce qui n’en sent point le sublime ? » Sublime aussi, cette phrase d’un plaidoyer de Démosthène : « Tantôt il le frappe comme ennemi, tantôt pour lui faire insulte, tantôt avec les poings, tantôt au visage. » Mais par où donc sublime ? Par l’emploi des termes propres et simples. Enfin, voici le passage décisif, et qui ne laisse subsister aucun doute :

Les grands mots, selon les habiles connoisseurs, font en effet si peu l’essence entière du sublime, qu’il y a même dans les bons écrivains des endroits sublimes dont la grandeur vient de la petitesse énergique des paroles, comme on {p. 155}le peut voir dans ce passage d’Hérodote, qui est cité par Longin : « Cléomène étant devenu furieux, il prit un couteau dont il se hacha la chair en petits morceaux, et s’étant ainsi déchiqueté lui-même, il mourut. » Car on ne peut guère assembler des mots plus bas et plus petits que ceux-ci : se hacher la chair en morceaux, et se déchiqueter soi-même. On y sent toutefois une certaine force énergique qui, marquant l’horreur de la chose qui y est énoncée, a je ne sais quoi de sublime.

Qu’on médite ce petit morceau, et l’on verra que si l’élégance et la noblesse consistent essentiellement à donner à l’œuvre poétique un caractère esthétique et littéraire, qui fait que jamais elle n’est vulgaire, même en exprimant les vulgarités de la nature, le sublime est le degré suprême de la beauté : mais ce degré, c’est tout simplement, pour transposer dans notre langage l’idée de Boileau, c’est l’intensité expressive d’un mot, d’un tour, qui réalise en perfection l’effet voulu et prévu par l’artiste. C’est ce point, au-delà duquel l’art ne peut rien, où notre intelligence croit prendre le contact immédiat et direct de la nature, et où cette interposition d’un esprit entre l’objet et nous ne nous est plus sensible : tant la forme créée artificiellement par son effort parvient à être adéquate à la réalité, qui semble s’être approchée jusqu’à nous et dont il ne nous paraît plus que rien nous sépare. Alors l’ouvrage n’est plus élégant, il n’est plus noble, qualités qui dirigent notre gratitude vers une intelligence : il est sublime, et nous emplit tout entiers de son objet.

Chapitre VI.
La critique de Boileau (Fin).
La querelle des anciens et des modernes §

{p. 156}La théorie de Boileau est l’expression la plus complète qui ait été donnée de la littérature classique. Elle en implique ou en explique à la fois les lacunes et les défauts, la puissance et la beauté. Son caractère naturaliste, et la condition de la vraisemblance imposée aux écrivains, rendent compte de ce qu’ont parfois les œuvres d’un peu sévère et sec, et de médiocrement flatteur pour l’imagination. Le même naturalisme, et la condition de chercher un objet d’imitation universel et permanent, nous font comprendre pourquoi le xviie siècle n’a pas eu de poésie lyrique — ou si peu — et pas d’histoire. Par la recherche de l’expression ornée et de l’agrément, par l’amour du régulier et du fini, s’explique que nous trouvions souvent les ouvrages classiques trop beaux et trop parfaits, du moins trop faits : il nous fâche que l’auteur ait mis tant d’art et de {p. 157}complaisance à nous plaire, et nous avons peur qu’il ne nous cache de l’objet pour nous éviter de la fatigue. Mais aussi, si jamais œuvres ne furent plus robustes, plus pleines, plus solidement édifiées sur le fond humain qui ne change pas, si jamais art ne fut plus sincère, plus probe et plus sûr, si jamais plus de grandeur ne fut unie à plus de clarté, et plus proportionnée à la capacité moyenne des esprits, en sorte que chacun peut trouver à comprendre et de quoi jouir même dans ce qui le dépasse infiniment, et qu’on ne saurait en épuiser la suggestivité ni en limiter la réceptivité, Boileau nous dit ou nous fait deviner comment cela s’est fait : sa doctrine met en lumière et ramène à son principe ce qui fait la beauté propre de la littérature classique et en assure la durée.

Cette doctrine ne repose pas sur une profonde métaphysique : ce n’est à proprement parler qu’un positivisme littéraire. Des faits sensibles et facilement vérifiables sont à la base de tous les raisonnements. Un seul axiome : rien n’est beau que le vrai ; axiome tout positiviste et qui fonde le caractère expérimental de la théorie. Je n’ai qu’à comparer ma connaissance avec les ouvrages des anciens, pour dégager la nature universelle qui est l’objet de l’art. Je n’ai qu’à regarder si tout le monde a du plaisir, pour contrôler mon sentiment, et savoir si j’ai bien jugé. L’expérience individuelle et le consentement universel, voilà tout ce dont Boileau a besoin, une fois posée l’identité du vrai et du beau, pour donner {p. 158}des lois à la poésie. Et selon ces lois, les œuvres se classent d’après leur degré d’universalité et d’intelligibilité : la littérature se construit sur le même plan que la science.

On a bien des fois signalé le rapport étroit qui unit le classicisme de Boileau au rationalisme cartésien : et l’on a eu raison, si l’on retranche du cartésianisme les conceptions aventureuses de sa métaphysique et si on le réduit à un rationalisme scientifique, menaçant de sa rigoureuse méthode tout le surnaturel et tout l’indémontrable. La réduction de la beauté et de l’idéal littéraire à la vérité et à la nature, et du plaisir à la raison, c’est-à-dire au général, le sentiment de l’inaltérable identité de l’esprit humain correspondant à la confiance du savant en sa raison, la condition d’universalité objective et formelle imposée à la poésie, correspondant au principe de la permanence des lois de la nature, l’indépendance de la raison universelle maintenue sous l’autorité du consentement universel, la notion enfin de la vraisemblance, équivalent littéraire de l’évidence mathématique : tout cela est bien conforme à l’esprit de Descartes, et l’Art poétique fait l’effet de n’être qu’une transposition des idées cartésiennes. Il ne faut pas oublier cependant que l’Art poétique est le terme d’une évolution commencée avant Descartes, et par conséquent hors de son influence : il est l’expression complète de l’esprit classique, qui n’a point son origine et sa cause dans l’esprit cartésien ; mais l’esprit classique et l’esprit cartésien {p. 159}sont deux effets parallèles et deux manifestations formellement différentes d’une même cause, d’un certain esprit général qui s’est trouvé formé au commencement du xviie siècle d’une association d’éléments et par un concours d’influences dont je n’ai pas ici à tenter l’analyse. Néanmoins nous avons à tenir compte de ce que Boileau fut en effet cartésien, comme son Arrêt burlesque suffit à le montrer, et son cartésianisme, manifestement, n’a pas été étranger à la forme définitive qu’il a donnée à la doctrine classique.

Mais lorsque, amenant la littérature au but qu’elle poursuivait depuis un siècle, il édifia son système, il y fit entrer deux pièces, qui ne lui étaient point fournies d’ailleurs : et ces deux pièces sont ce qu’il y a d’essentiel et de caractéristique dans le système. Elles en font la grandeur et la valeur. L’une, c’est le naturalisme, et l’autre, son idée de la forme artistique. Personne, en France, avant Boileau, n’avait nettement conçu ni formulé ce grand principe de l’imitation de la nature, et tous les mots dont on se servait : vérité, bon sens, avaient en soi un air d’abstraction ou un sens subjectif, qui faisaient glisser la littérature dans la sèche logique, ou l’abandonnaient à la tyrannie du goût individuel et de la mode. Ce grand mot de nature une fois prononcé, l’objectivité, l’impersonnalité, la réalité s’imposaient à l’œuvre d’art. Et c’est en le prononçant qu’il s’acquit d’abord la confiance et le respect de quelques hommes, qui venaient précisément en ce temps-là {p. 160}réaliser la perfection dont il donnait la première formule.

Mais, de plus, Boileau et Racine, et La Fontaine, et Molière étaient des artistes : ce que n’étaient ni les Chapelain, ni les Scudéry, ni les Desmarets, ni les Cotin, ni tous les prétentieux rédacteurs d’emphatiques épopées, ni tous les ingénieux rimeurs de petits vers, ni tous les pédants qui estimaient que l’usage des règles, par une vertu secrète, suffit sans la matière et sans le génie à la perfection des œuvres, ni enfin tous les inspirés qui écrivaient en courant, sans réflexion et sans retouches, au hasard de leur fantaisie. Au contraire Racine, Molière, La Fontaine ont tous dans l’esprit un idéal d’art, un type formel où la nature s’exprime dans son énergie et son caractère, mais de plus se revêt d’une absolue beauté. Ils prennent les lois et les règles comme des conditions données à leur activité, comme une sorte de cahier des charges imposé à l’artiste qui entreprend de faire une œuvre, tout au plus comme une méthode qui permet d’obtenir économiquement et sûrement la plus grande somme de perfection. Et pour Boileau, les règles ne sont pas autre chose : des moyens, non le but. Par là encore, sa critique est adéquate à l’inspiration des grands écrivains.

D’où donc a-t-il tiré cette théorie originale et féconde ? Qui lui enseigna que la poésie était un art, non pas au sens où la rhétorique aussi est un art, ni comme les arts mécaniques, mais un des beaux-arts ? Et qui lui fit croire que cet art devait être {p. 161}naturaliste ? Ce furent assurément les anciens. Aristote et Horace d’abord, et Quintilien et Longin, tous ceux qui, en grec ou en latin, avaient donné les règles de la poésie ou de l’art d’écrire : Boileau les avait lus, médités, s’en était nourri ; Quintilien et Longin l’avaient aidé à se former un idéal de style et d’élocution. Horace lui avait montré dans le bon sens, qui n’est en somme que le sens précis de la réalité, la qualité maîtresse du poète dramatique : mais surtout il lui avait fait concevoir quel art délicat, assortissant toutes les pièces d’une tragédie, donne à l’ouvrage une perfection charmante, dont l’agrément est infini. Chez Aristote, Boileau trouvait formulé ce grand principe de l’imitation de la nature, base commune de tous les arts, qui ne diffèrent que par le choix des objets, des moyens, et par le caractère de leur imitation : il est vrai que, ce principe posé, Aristote exposait surtout comment l’art transforme la nature, en vue de nous procurer le plaisir qui lui est propre. Mais Boileau ne s’en tenait pas aux théoriciens ; il s’instruisait directement aux œuvres, d’après lesquelles les théories ont été dressées, et sa sincérité d’admiration, la perpétuelle direction de sa pensée qui y va toujours spontanément chercher sa règle, nous témoignent évidemment qu’en dépit de certaines timidités de goût et de quelques gaucheries d’expression, Boileau comprenait et sentait les anciens comme il faut. Car les poètes anciens sont bien en effet avant tout des naturalistes inconscients, qui, dans leurs plus libres créations, ne {p. 162}s’emportent jamais hors de la nature, et ce sont non moins essentiellement des artistes scrupuleux dont l’art n’est jamais vulgaire ni la facture lâchée. Toute cette exquise partie de la Lettre à l’Académie, où Fénelon traite de la poésie, aboutit là : les anciens respectent plus la nature et se font une plus haute idée de l’art que les modernes. Ils ont la vérité et la beauté : nous sommes romanesques et spirituels, nous cherchons le rare et le joli. Fénelon n’était pas tout à fait juste : il ne voyait pas que nos grands poètes, avec notre grand critique, sortaient précisément de leur siècle et s’élevaient au-dessus de lui par le caractère nettement naturaliste et artistique de leurs œuvres et de leur doctrine. Sur ce xviie siècle essentiellement précieux et galant, très noble et très raffiné, très ingénieux et plus sensible à l’extraordinaire qu’au simple beau, capable de donner Scarron et Quinault, Voiture et Benserade, et tout au plus peut-être la moitié de Corneille, sur ce xviie siècle qui laissé à lui-même eût produit sans intervalle et sans arrêt Fontenelle après Balzac, l’étude de l’antiquité, retardant l’éclosion de l’art mièvre tout prêt à succéder à l’art pompeux, fit fleurir des poètes capables de la perfection qui n’étonne pas, de cette perfection qui, semblant d’abord de plain-pied avec nos esprits, se révèle plus haute et inaccessible à mesure qu’elle nous devient plus familière, et nous donne des jouissances infinies que nous n’arrivons pas à épuiser : des artistes enfin tels que Racine et La Fontaine. {p. 163}Joignons-y Molière, quoiqu’il semble devoir plus à sa droiture d’instinct et de génie qu’à l’imitation des anciens : il les connaissait pourtant, il les étudiait, il les aimait, même ce robuste Plaute qui répugnait à la délicatesse de son temps. Et il recevait aussi, comme La Fontaine et comme Racine, l’influence de l’art antique par la conversation et la critique de son ami Despréaux, qui écartant résolument tous les Italiens et tous les Espagnols, comme trop brillants et trop « pailletés », détruisant l’autorité que l’illusion ou la complaisance de la génération précédente leur avait accordée aux dépens de la nature et de la pure beauté, proposait partout et toujours pour modèles les Grecs et les Latins, dont les œuvres contenaient toute la vérité, rendue avec toute la perfection que l’esprit humain était susceptible d’atteindre.

Si c’était donc aux anciens que Boileau devait les parties les plus originales et les plus hautes de sa théorie, et si à une sincère admiration pour leurs ouvrages s’ajoutait le sentiment qu’en eux, et en eux seuls, sa doctrine trouvait une confirmation éclatante et complète, on concevra sans peine l’indignation qu’il ressentit quand il vit contester l’autorité et le mérite de la grande antiquité. Je n’ai pas à raconter ici la querelle des anciens et des modernes : on en trouvera le détail dans l’ouvrage bien connu de Rigault, comme l’Histoire de la Critique de M. Brunetière fera connaître l’importance et les conséquences générales de ce débat dans l’évolution de la littérature et du goût français. On sait {p. 164}comment s’ouvrit la querelle des anciens et des modernes, qui se greffa sur les discussions auxquelles donnèrent lieu les épopées chrétiennes, et sur celles aussi qui s’engagèrent à l’occasion de l’inscription d’un arc de triomphe en l’honneur du roi, et firent mettre en parallèle les avantages et la beauté du latin et du français. En ce temps-là avait paru l’Art poétique, direct et rude coup pour les contempteurs de l’antiquité. Desmarets riposte et meurt, léguant à Perrault le soin de venger les modernes.

Perrault était l’homme de confiance de Colbert, auprès de qui il avait remplacé Chapelain : esprit ouvert, inventif, un peu trop assuré et présomptueux, comme sont souvent les gens qui se sont formés eux-mêmes, incapable de douter de son savoir, comme de se douter de ses ignorances, ayant plutôt la curiosité d’un amateur et l’intelligence d’un directeur des beaux-arts que les dons d’un écrivain ou d’un critique, faisant une forte cabale avec ses deux frères, le receveur des finances et le médecin, fort appliqués comme lui aux sciences et aux arts, et fort répandus aussi dans le monde. Charles Perrault ne sembla pas d’abord pressé d’accepter l’héritage de Desmarets, et la chose se passa d’abord en escarmouches entre ses deux frères et Despréaux ou Racine, jusqu’à ce que, rendu par la disgrâce à la littérature, il donna son Saint Paulin, orné d’une Préface où l’Art poétique était saisi par son côté faible, je veux dire par son insoutenable théorie du {p. 165}merveilleux païen. Puis vint la fameuse séance du 27 janvier 1687, où l’Académie entendit jusqu’au bout la lecture du Poème sur le Siècle de Louis le Grand : grande fut l’indignation de Boileau qui s’épancha en injurieuses épigrammes contre l’Académie des Topinamboux. La lutte s’anima : chaque parti mettait toutes ses forces en ligne ; si La Fontaine vengeait négligemment les anciens dans son exquise Épître à Huet, Fontenelle apportait au secours de Perrault sa finesse charmante et ses airs séduisants d’homme impartial et détaché, dans son Discours sur l’Églogue et sa Digression sur les anciens et les modernes. L’Académie avait des séances orageuses : c’était un jour de triomphe pour les modernes, quand on recevait Fontenelle ; mais les anciens avaient leur revanche, quand ils faisaient entrer La Bruyère : tous ces incidents du débat sont connus, et il suffit de les rappeler.

Aussitôt après l’éclat du Siècle de Louis le Grand, Perrault avait annoncé son intention de développer sa théorie dans un ouvrage méthodique : ce furent les Parallèles des anciens et des modernes, dont le premier volume parut à la fin de 1688 et le quatrième seulement en 1697. Dès la préface du premier volume, Perrault prenait position comme un homme du monde engagé contre des pédants et des cuistres : il se représente bataillant contre « un certain peuple tumultueux de savants qui, entêtés de l’antiquité, n’estiment que le talent d’entendre bien les vieux auteurs ». Ailleurs il se moquait de l’Université {p. 166}et affectait de ne voir en ses adversaires que des hommes de collège, « payés et gagés » pour s’enthousiasmer aux heures des leçons sur n’importe quels vers grecs ou latins. Et comme ces régents en robes noires et à bonnets carrés avaient du moins sur lui l’avantage de savoir le grec et le latin, il s’évertuait à démontrer que pour bien juger d’un écrivain, il faut le prendre dans une traduction. Car, disait-il, on voit mieux le sens ; et puis le traducteur a arrangé, amélioré son auteur : le texte est toujours plus défectueux. Supprimer la forme dans l’éloquence et dans la poésie, c’était hardi pour un homme qui prétendait se connaître aux arts.

Non moins habilement, Perrault choisit la forme du dialogue : c’est la plus commode, quand il faut plaire à un public léger ; elle a de plus cet avantage, qu’elle permet à l’auteur aussi d’être léger et superficiel, et que le décousu, le paradoxe, l’affirmation téméraire et sans preuves, tout ce qui invaliderait une exposition dogmatique, se tourne ici facilement en grâces. Perrault donc imagina trois personnages : un Président, savant homme, dit-il, et idolâtre des anciens, à qui il ne put prêter toutefois plus de science qu’il n’en avait lui-même, ni plus d’attachement à l’antiquité, qu’il ne croyait qu’on pût raisonnablement en avoir ; un abbé, savant aussi, mais « plus riche de ses propres pensées que de celles des autres », vraie image de l’auteur qui s’y mire complaisamment, sans se douter que cet autre lui-même a plus d’ignorance que d’esprit, et parmi {p. 167}l’abondance de ses idées une totale absence de sentiment esthétique ; enfin un chevalier, sorte de Turlupin de la critique, plus sot que spirituel, n’en déplaise à Perrault, qui l’a chargé d’avancer toutes les énormités qu’il n’osait faire endosser à son abbé.

Perrault, en fervent cartésien, prétendait maintenir les droits de la raison, indépendante en chacun, précisément parce qu’elle est commune à tous. Il annonçait l’intention de passer en revue tous les arts, toutes les sciences et tous les genres littéraires : architecture, sculpture, peinture, astronomie, géographie, navigation, physique, chimie, mécanique, éloquence, poésie ; et dresser le bilan des progrès de l’esprit humain. Il y avait là en germe l’idée d’une histoire générale de la civilisation, et d’une histoire particulière de chaque ordre de connaissances. Perrault n’était pas de taille à la réaliser. Il n’y songea même pas ; il se contenta d’effleurer tout, en amateur, et de jeter en avant sur tout sujet ses vues personnelles, plus content d’en avoir à montrer que soucieux d’en vérifier la justesse. Il fit parler spirituellement et même raisonnablement son abbé sur la technique des beaux-arts ; il y distingua des beautés universelles et des beautés relatives ; il fit voir que les formes, le style et le goût sont choses infiniment variables, qui enveloppent et déguisent certaines conditions générales et permanentes. Mais en ne regardant que la technique, il ne s’apercevait pas que ni l’évolution d’un art ne {p. 168}coïncide toujours avec le progrès de la technique, ni le génie d’un artiste et la valeur d’une œuvre ne sont constamment proportionnés à la perfection des moyens mécaniques et de procédés matériels que l’artiste emploie à réaliser sa pensée. Puis, pour le besoin de sa thèse, il n’hésitait pas à régler ses préférences sur la chronologie, à mettre Lebrun au-dessus de Raphaël, à donner la colonnade du Louvre comme plus belle que le Panthéon ; ignorant l’art gothique, il ne voyait guère hors de la France ni de son siècle ; il ne produisait guère, sans y penser, que des imitations modernes de l’antiquité pour preuve de l’infériorité des anciens.

Mais le principal objet de Perrault, c’était la littérature ; et les sciences et les arts lui servaient surtout à fonder cette induction assez téméraire : puisqu’il y a progrès dans les arts « dont les secrets se peuvent calculer et mesurer », il faut donc aussi qu’il y en ait dans l’éloquence et dans la poésie, dont les éléments ne se laissent pas mesurer ni même, souvent, atteindre par le raisonnement. Ce qui intéressait le public contemporain, et ce qui nous intéresse encore aujourd’hui le plus dans les Parallèles, c’est de voir la façon dont Perrault s’y prend pour établir qu’en matière de belles-lettres comme en tout, les anciens étaient des enfants, tandis que les modernes représentent la maturité de l’esprit humain ; et que là aussi il suffit de venir le dernier pour être le plus grand. Le premier volume contenait déjà quelques indications précieuses : {p. 169}Pindare et Platon, n’ayant pas l’heur de plaire aux dames et d’en être compris, étaient vivement bousculés ; mais le troisième volume ne laissa plus rien à désirer, et par la bouche de son abbé, Perrault fit un bel abatis des gloires de l’antiquité. Les anciens sont inférieurs dans l’histoire : ils y mettent des harangues qui ne sont pas vraies, ils feraient mieux de dater les événements. Les modernes ont une exacte chronologie, et Mézeray ne narre-t-il pas aussi bien que Thucydide ? Pascal ne vaut-il pas bien Platon, et La Bruyère Théophraste ? L’antiquité a-t-elle des romans à opposer à Cyrus et à Clélie ? Sénèque et Cicéron ont-ils plus de finesse et d’ampleur que Voiture et Balzac ? Pour Démosthène, il manque de pompe et de magnificence, et l’on en trouve dans les harangues de M. Le Maistre. Puis les anciens n’entendaient rien à la galanterie. En somme, il y a six causes, décidément, qui les font inférieurs aux modernes : nous avons pour nous le temps, une psychologie plus exacte, une meilleure méthode de raisonnement, l’imprimerie, le christianisme, qui ouvre une voie nouvelle à l’éloquence, et enfin la protection de Louis XIV.

Quant à la poésie, après avoir condamné la mythologie dans les sujets chrétiens, l’abbé charge à fond sur Homère. Il le trouve grossier, prolixe, n’ayant nul sens des bienséances, ignorant des sciences, dépourvu à l’occasion de sens commun : Homère avait du génie, mais qu’en pouvait-il faire en son temps ? « Il y a dix fois plus d’invention dans Cyrus que dans l’Iliade. » {p. 170}Horace, les lyriques, la tragédie avec ses absurdes chœurs recevaient leur compte en passant : mais de Pindare surtout, il ne subsistait rien ; il n’y avait rien de plus ridicule que cet inintelligible poète, sinon ses forcenés adorateurs. L’éloge des modernes était la contrepartie obligée de l’exécution des anciens : avec une malice de bon goût, Despréaux était mis au-dessus d’Horace et de Juvénal. Seulement, il y a un seulement, un honnête homme ne se permet pas d’attaquer les personnes comme fait l’auteur des Satires. Et de là Perrault part pour réhabiliter Quinault, et Cotin, et Chapelain, et tous ces méchants auteurs, qu’il n’avait pas tort de se croire obligé à défendre : car il en était l’héritier direct.

Pendant que Perrault se donnait ainsi carrière, Boileau grognait en a parte, lâchant de temps à autre une épigramme lourdement indignée, dont son adversaire souriait, ou cette fâcheuse ode sur la prise de Namur, qui pouvait faire douter s’il entendait rien à Pindare, et qui donna aux modernes la joie de le battre avec ses propres armes, ou bien ce Discours indigné sur l’ode, qui n’est qu’une diatribe personnelle contre la « bizarrerie » d’un homme insensible aux beautés dont tout le monde convient. Tout cela n’était pas très dangereux, ni décisif : Boileau le sentit, et donna en 1694 ses neuf premières Réflexions sur Longin. Il y a d’excellentes choses dans cet ouvrage, mais pour les voir il faut se représenter toute la doctrine de Boileau, et les y rapporter sans cesse pièce par pièce. Prises en elles-mêmes, à leur place {p. 171}et à leur date dans la polémique, les Réflexions sur Longin prouvent une fois de plus combien Boileau est incapable de composer un ouvrage lié et suivi, de saisir franchement et fortement un sujet, et d’en faire une exposition directe et méthodique : son manque de souffle et de talent oratoire, ici encore, le trahit. C’est maladroit, pesant et brutal. Singulière idée, d’abord, quand on veut se faire lire des femmes, d’aller donner pour titre à son ouvrage : Réflexions critiques sur quelques passages du rhéteur Longin ! C’était pour donner raison à Perrault, qui disait n’avoir affaire qu’à des cuistres. Et le ton ne donnait pas une idée plus avantageuse de l’auteur et de sa cause. On loue Boileau, pour les Satires, d’avoir substitué la critique judicieuse des œuvres à la diffamation aigre des personnes. Vraiment, ici, il se dément, et nous fait rétrograder au temps des Garasse et des Costar. Nous entendons traiter Perrault d’ignorant à chaque page : nous lisons qu’il a commis, ici, « une grossière faute de français », là « une ineptie ridicule », là « cinq énormes bévues ». Le voici qualifié de pédant, au moyen d’un passage de Régnier, et voué au châtiment de Zoïle, par deux passages d’Élien et de Vitruve. Pour décider sur le mérite des anciens, apprenez que M. Perrault n’a jamais fait donner de bénéfice à un frère de M. Despréaux, et que l’autre M. Perrault, le médecin, qui n’a jamais soigné M. Despréaux, n’a pas fait, comme on croit, la colonnade du Louvre.

Tout cela est misérable : et que devient le sujet, {p. 172}au milieu de ces violences ? Le sujet, à vrai dire, n’est pas traité. Il y avait au moins dans les Parallèles une thèse développée d’un bout à l’autre de l’ouvrage : rien de pareil dans les Réflexions sur Longin. L’idée générale du respect que méritent les anciens, s’y affirme violemment ; jamais Boileau n’essaye de l’établir par un raisonnement décisif.

Il réduit même le débat à une dispute sur Homère et Pindare, les deux auteurs peut-être que le xviie siècle pouvait le moins goûter dans leur particulière originalité, et ceux assurément dont Boileau, qui les sentait grands, pouvait le moins dire par où ils étaient grands. Et, sans même invoquer les principes excellents qu’il avait ailleurs énoncés, il se rabattit sur de puériles contestations et des chicanes ridicules. Il parut plus occupé de contredire Perrault et d’opposer une négation absolue à chacune de ses affirmations légères, que de mettre en évidence la vraie beauté d’Homère et de Pindare. Il s’acharna sur le détail, et sur tous les exemples dont Perrault avait illustré sa thèse. Il réussit à mettre, au début de la Première Olympique, une banalité plate à la place du parfait galimatias que Mme la présidente Morisset y avait trouvé. Il tint à démontrer qu’Homère parlait congrûment de l’anatomie et du battage de l’or, qu’il savait la géographie et la durée ordinaire de la vie des chiens, et qu’il ne faisait pas tenir aux princesses des propos de corps de garde. Il s’épuisa à défendre ici une épithète, et là, une hyperbole, et surtout à laver ces {p. 173}deux sublimes poètes du reproche d’avoir employé des termes bas. Il y a un sentiment fin et juste de la couleur, si l’on peut dire, des expressions et des langues dans la démonstration que Boileau entreprend ; mais la gaucherie de la forme est plus sensible que la vérité du fond, et l’on ne peut s’empêcher de sourire, quand on voit Boileau alléguer Thalès, Empédocle et Lucrèce, pour faire valoir la dignité de l’eau dans l’antiquité, quand il ne veut pas qu’Homère ait parlé du « boudin » : un « ventre de truie », à la bonne heure, voilà qui est noble ; ou quand enfin il aime mieux mettre aux pieds de Télémaque une « magnifique chaussure » que de «  beaux souliers », et maintient obstinément qu’il ne faut pas appeler «  cochons » ou « pourceaux » les animaux de nom « fort noble », en grec, dont avait soin le « sage vieillard » Eumée, qui n’était pas un « porcher ».

On s’explique du reste la mauvaise humeur et la polémique chicanière de Boileau. Il était dans une situation fausse, et toute sa colère venait d’un embarras dont il avait le sentiment plus ou moins obscur. D’abord, pour défendre l’antiquité, il n’était pas un érudit : à un tel point que les érudits lui déniaient même le droit de se faire l’avocat des anciens, et qu’il se trouva pris à un moment entre deux feux, et obligé d’écrire sa Dixième Réflexion contre le docte Huet. Puis, en dépit de tout, il ne pouvait faire qu’il ne fût Français, et Français du grand siècle, épris de politesse et de décence, homme {p. 174}de réflexion et de raison. On n’échappe jamais à son temps, et nos défenseurs des anciens étaient au fond « modernes » jusqu’à la moelle. Jugez-en par Racine, un des deux ou trois écrivains du siècle à l’âme desquels la Grèce a vraiment parlé : qui s’attendrait que Racine voulût retrancher du Banquet de Platon, comme inutile et scandaleux, tout le discours d’Alcibiade, ce portrait de Socrate, ce pur chef-d’œuvre où l’enthousiasme et la moquerie se mêlent avec une grâce subtile ? Qu’eût fait de pis Perrault ? Et Boileau, voyez-le tailler, rogner, changer, abréger son Longin, sans autre loi que son goût et le désir d’éviter de la peine à son lecteur, écartant les « antiquailles » (entendez ce qui suppose une teinture d’histoire ou d’archéologie), supprimant ce qui est « entièrement attaché à la langue grecque » (entendez ce qui suppose la connaissance du grec), substituant, dans une citation de Sapho, un « frisson » à une « sueur froide », parce que « le mot de sueur en français ne peut jamais être agréable, et laisse une vilaine idée à l’esprit ». En un mot, il se fait à chaque moment juge du sens et des mots de son auteur, il le « rectifie » sans scrupules, « à la française ». Et voilà comment Perrault trouvait Longin plus beau dans Despréaux que dans Longin même ! Rappelez-vous encore ce « Vous n’avez pas failli, Messieurs », que Boileau lisait dans son Démosthène, au fameux endroit du serment par les morts de Marathon. On conçoit dès lors combien il était difficile à Boileau de tout repousser dans la thèse que soutenait {p. 175}Perrault ; à quelles chicanes, à quelles subtilités, ou à quelles contradictions brutales et sans preuves il était réduit, pour justifier les anciens et condamner Perrault sans réserve et sans nuances. Il eût fallu à l’honnête Despréaux plus d’agilité et de souplesse d’esprit, plus de légèreté de main qu’il n’en avait, pour sortir à son honneur de cette polémique. Il sentait bien qu’en dépit de tout les anciens étaient beaux : mais il s’obstinait à démontrer qu’ils avaient la noblesse, la politesse, de bons principes, de bonnes façons, tout l’extérieur enfin et le fond des « honnêtes gens », et il ne se rendait pas compte que de les défendre ainsi et se montrer incapable de se déprendre des mœurs et du goût de son siècle en ces matières, c’était une autre façon d’être « moderne », mais c’était être aussi « moderne » que les plus acharnés détracteurs de l’antiquité.

Au reste, si Perrault était imbu de l’esprit cartésien, Boileau ne l’était pas moins. La doctrine de Perrault, c’était la conséquence du rationalisme cartésien, non contenu et dirigé par l’étude de l’antiquité : mais celle de Boileau, c’était le même cartésianisme interprétant et classant les principes et les impressions que fournissait la pratique assidue des littératures antiques. Si, en effet, les anciens ont mené Boileau à définir l’art une imitation de la nature, on sent à chaque moment une conception nouvelle de la vérité, une conception presque scientifique, dans les formules que le critique français emploie : et c’est en cartésien, ou, si l’on veut, en classique, enfin {p. 176}en homme de sa race et de son temps, qu’il a substitué au naturel aisé des anciens son « naturalisme » rationnel et conscient.

On ne s’étonnera donc point que les meilleures pages que Boileau ait écrites sur la Querelle des anciens et des modernes, soient celles où il entre dans les vues de son adversaire : je veux parler de la lettre qu’il écrivit à Perrault en 1700, après que le grand Arnauld, leur ami commun, les eut réconciliés. S’élevant cette fois au-dessus des petites chicanes, et renonçant aux dénégations absolues, il prenait le sujet de haut et l’embrassait d’une vue large et pénétrante. Il montrait à Perrault que les vrais admirateurs de l’antiquité n’étaient pas les pédants en us, mais les honnêtes gens, les gens du monde même dont le goût est fin et exquis. Et il reprenait pour son compte la thèse des Parallèles : il refaisait le livre à son goût. Il s’engageait à faire voir que le siècle de Louis XIV était non pas plus grand à lui seul que tous les siècles passés, mais supérieur à n’importe quel siècle pris à part, même à celui d’Auguste. Il esquissait largement ce parallèle, donnant et reprenant l’avantage tour à tour aux anciens et aux modernes, avec un vif amour pour ceux-là, une large sympathie pour ceux-ci. Avec une netteté admirable de vues, il disait les écrivains qui devaient recommander leur siècle à la postérité. C’était là le point faible des argumentations de Desmarets et de Perrault, qui opposaient plus volontiers les Benserade et les Scudéry que les Racine et les La Fontaine {p. 177}aux anciens. Boileau, judicieusement, remettait chacun à sa place, et dressait la liste qui fait loi encore au bout de deux siècles.

Mais Boileau, en écrivant ces pages excellentes, abandonnait sa position. Il prétend que Perrault ne fut pas content de sa lettre : Perrault, vraiment, était difficile. Que pouvait-il souhaiter de plus que de voir son antagoniste se charger de lui gagner son procès ? Et que devait lui importer que ce fût par un autre plaidoyer que le sien ? Il est vrai qu’en cinq pages Boileau disait plus de vérités que Perrault en quatre volumes : mais enfin, avec toute la vénération possible pour l’antiquité, l’auteur de l’Art poétique et des Réflexions sur Longin confessait qu’il était réellement un « moderne ».

Il l’était si bien qu’il ne renversait la théorie moderne du « progrès » dont l’application à la littérature lui paraissait fort aventureuse, que par une théorie plus moderne encore, qui contient en germe les principes d’une critique toute « relativiste » et même « évolutionniste ». Lisez la Septième Réflexion sur Longin et la Lettre à Perrault, vous y verrez Boileau, pressé d’échapper à l’argumentation de Perrault, introduire dans sa doctrine une notion nouvelle et bien inattendue, celle du temps et du développement successif et continu des formes littéraires, et chercher s’il n’y a pas quelque explication rationnelle de la richesse des genres et de la beauté des œuvres, en dehors et à côté du génie individuel, imprévu, indéterminé, inexplicable. Il entrevit alors {p. 178}cette vérité importante : que le mouvement général de la littérature se compose d’un grand nombre de mouvements particuliers, de vitesses très inégales ; qu’il y a pour une langue, et qu’il y a pour chaque genre des points de perfection qui sont atteints à des moments très différents : le progrès commence à peine d’un côté, que la décadence se fait sentir de l’autre. Ainsi le français n’a point été toujours apte à tous les genres. Ronsard et ses imitateurs ont été bientôt décriés, parce qu’ils n’avaient point attrapé dans notre langue « le point de solidité et de perfection, qui est nécessaire pour faire durer et fixer à jamais des ouvrages ». Bertaut, Malherbe, Lingendes et Racan rencontrèrent « dans le genre sérieux le vrai génie de la langue française, qui, bien loin d’être en son point de maturité du temps de Ronsard, n’était même pas sortie de sa première enfance ». Ainsi Ronsard devait échouer dans l’ode et dans la grande poésie, non faute de génie, mais parce qu’il venait trop tôt. Au contraire, Marot, plus ancien que lui, a fixé, la langue s’y prêtant, « le vrai tour de l’épigramme, du rondeau et des épîtres naïves ». À Rome, Cicéron et Virgile ont marqué « le point de perfection de la langue » par leurs écrits : mais plus d’un siècle avant eux, la comédie avait trouvé assez de ressources dans cette langue encore imparfaite pour atteindre sa perfection propre, et depuis elle ne faisait que décroître, quoique l’idiome latin et la littérature générale fussent en progrès.

Même remarque, si l’on compare les langues {p. 179}entre elles ; certaines langues sont en quelque sorte de meilleurs terrains de culture pour certains genres. Ainsi ni l’épopée, ni l’éloquence, ni l’histoire, ni la satire, ni l’élégie n’ont atteint en France la même hauteur qu’à Rome. Mais « pour la tragédie, nous sommes bien supérieurs aux Latins » ; et aussi pour le vaudeville. Il y a même des genres de poésie que les Latins n’ont pas connus, comme « ces poèmes en prose que nous appelons romans ».

On voit combien Boileau améliorait la théorie de Perrault, en substituant à cette loi de fer du progrès constant, universel, qui fait violence aux faits par la régularité mécanique et monotone de son jeu hypothétique, un principe infiniment plus flexible, plus voisin de la réalité, et qui s’y adapte sans peine pour l’exprimer : distinguer dans le mouvement général du monde intellectuel une pluralité de petits mouvements, des séries partielles ascendantes ou descendantes, se succédant, s’enchevêtrant, s’ajoutant, se contrariant, se figurer la marche de la littérature, non plus comme offrant la rigidité d’une ligne droite, mais comme une quantité de lignes brisées ou courbes du dessin le plus capricieux, c’était prendre la notion du rythme ondoyant des choses, et ni plus ni moins qu’introduire dans la critique la doctrine de l’évolution. Mais si l’on songe que jusque-là, dans l’Art poétique et ailleurs, Boileau n’avait jamais regardé les œuvres littéraires que dans leur relation au genre, sorte de type analogue aux idées platoniciennes, seul élément d’estimation, et seul {p. 180}principe de classification, dont chaque ouvrage tirait et sa raison d’être et sa valeur, selon qu’il le réalisait plus ou moins complètement : si l’on songe qu’il n’avait jamais demandé que la connaissance des règles et le génie pour la création des chefs-d’œuvre poétiques, et ne croyait pas avoir besoin d’une autre considération pour expliquer que la Pucelle n’égale pas l’Iliade, on comprendra tout le chemin que Perrault fit faire à Boileau. Selon ses nouvelles vues, à vrai dire, toute son œuvre était à refaire : il y avait un autre Art poétique à écrire. Boileau ne le fit pas, et n’alla point au-delà des idées littéraires proprement dites : il ne regarda point les réalités psychologiques qui se cachent derrière ces abstractions, une langue, un genre : il n’y vit point les expressions de ces consciences collectives qu’on appelle des peuples, et ne se rendit pas compte que chaque nation façonne sa langue à son image, et que l’apparition et la disparition, la perfection et la décadence de ces formes organiques qui sont les genres, représentent la succession des états d’âme, la diversité des aptitudes intellectuelles et des aspirations morales des divers groupes de l’humanité. Quand Boileau eut mis les genres en relation avec les langues, il s’arrêta : là, en effet, il était sur le seuil même de la littérature ; la philologie, l’histoire, s’ouvraient devant lui. Eut-il peur de s’y lancer ? Ou plutôt ne se douta-t-il pas qu’il avait devant les yeux un monde nouveau ? Les mots dont il s’est servi nous offrent sans doute plus de sens qu’ils n’en avaient pour leur {p. 181}auteur. Ils tirent leur valeur à notre égard des pensées qui nous sont devenues familières, des doctrines où notre siècle a enfermé ses croyances et son génie : tandis que Boileau, en les écrivant, croyait seulement défendre ses chers anciens, et avec eux tout son Art poétique, aussi éloigné de soupçonner qu’il était « évolutionniste » que saint Augustin se doutait peu d’être cartésien le jour où il rencontrait la fameuse formule : Je pense, donc je suis.

Chapitre VII.
L’influence de Boileau §

{p. 182}Il y a peu d’écrivains qui ont été aussi lus que Boileau : en France seulement, Berriat-Saint-Prix trouvait qu’on avait fait 125 éditions de ses œuvres, dont 60 complètes, du vivant de l’auteur, et de 1711 à 1832, il en énumérait 225. Cette statistique suffirait seule à établir combien l’influence de Boileau a été considérable ; car il s’agit ici d’un écrivain que manifestement on ne lit pas seulement par passe-temps et pour le plaisir. Mais il faut préciser, et tâcher de nous rendre compte de la nature et des effets de cette influence.

On comprendrait mal le caractère de l’action qu’exercèrent les doctrines de Boileau après sa mort, si l’on n’examinait quel succès elles eurent auprès de ses contemporains.

L’applaudissement donné aux Satires est indéniable : mais s’adressait-il au poète, ou au critique ? {p. 183}ou à tous les deux également ? ou bien à l’un et à l’autre, mais à l’un plus qu’à l’autre ? L’Art poétique nous fournit d’abord une réponse à ces questions : dès qu’on le lit, on sent que Boileau ne croit pas édicter paisiblement des lois incontestées : c’est plutôt une nouvelle bataille qu’il livre sur un nouveau terrain. Le ton est agressif, et la leçon, à chaque instant, se tourne en réquisitoire. Le poème est égayé de noms de méchants auteurs et d’ouvrages ridicules : Saint-Amant, Scudéry, Brébeuf, le burlesque, Cyrus, Clélie, Childebrand, toute cette mauvaise littérature n’a donc pas été détruite par les Satires, elle vit encore, puisqu’il faut encore la frapper. La satire fait comme un accompagnement railleur aux préceptes didactiques : mais cela même, et certains dénis de justice, certaines duretés, font du poème une œuvre de polémique autant que de théorie : c’est le langage d’un homme qui ne sent pas encore son autorité très affermie ; un maître qui enseigne à plus de mesure et d’impartialité.

Si l’on trouve partout des marques de l’admiration qu’on accordait à Boileau, il y en a moins de son influence, qui ne fut ni rapide ni surtout illimitée. Les listes de Gratifications et pensions aux gens de lettres, qui figurent dans les Registres des comptes des bâtimens du roi, sont une lecture fort instructive : depuis 1664 jusqu’à sa mort, Chapelain guide les libéralités du roi et de son ministre. Aussi touche-t-il seul 3 000 livres, qu’on paye encore en 1674 à ses héritiers. Cette même année, Racine touche 1 500 livres ; {p. 184}juste autant que Quinault et que le médecin Perrault ; Charles Perrault, qui va succéder à Chapelain dans la confiance de Colbert, est à 2 000 livres. C’est seulement en 1677, quand il a fait neuf satires et sept épîtres, quatre chants du Lutrin et son Art poétique, que le roi donne 2 000 livres « au Sr Despréaux en considération de son application aux belles-lettres ». Et dans les listes suivantes, on verra venir sur la même ligne les deux Perrault, avec Despréaux et Racine : tous les quatre recevant 2 000 livres. Et après eux, qui tiendra la tête, avec 1 500 livres ? Quinault et Charpentier. Sans doute, les Perrault et Charpentier ne sont pas récompensés comme écrivains, mais comme d’utiles agents qui rendent des services administratifs de divers genres dans la direction des arts et des sciences. Mais ce qui est significatif, c’est qu’on persiste à leur demander ces services qu’on pouvait demander à Despréaux et aux littérateurs de son école.

Même spectacle à l’Académie, si l’on en veut suivre les élections pendant une vingtaine d’années, de 1661 à 1680. Négligeons toutes les élections où le mérite littéraire a été étranger, ou n’a point été prépondérant. Nous verrons recevoir au même temps Furetière et Segrais, choix qui devaient contenter Boileau, mais aussi Cassaigne et Le Clerc, dont il n’eût pas voulu assurément. Quinault et Charles Perrault précèdent Bossuet et Racine, et la même année introduit le savant Huet avec l’ingénieux Benserade. Plus tard encore, de 1683 à 1693, nous {p. 185}voyons, après La Fontaine et Despréaux, s’introduire Fontenelle, que suivent de près Fénelon et La Bruyère.

À l’Académie, comme dans la distribution des grâces royales, il semble que deux influences se balancent, et que deux courants se font sentir : ou plutôt le même courant porte l’argent du roi vers Despréaux et vers Perrault, jette à l’Académie tantôt Racine et tantôt Quinault, La Bruyère à la suite de Fontenelle. Et voilà qui nous marque bien exactement la limite du succès de Boileau : si l’on fait abstraction des ressentiments personnels de quelques littérateurs, il n’y avait pas d’hostilité contre Despréaux, ni de résistance consciente à sa doctrine, dans les marques d’estime et d’honneur que recevaient les Quinault, les Fontenelle et les Perrault : mais — et c’est plus grave — le goût public suivait Boileau précisément jusqu’où il pouvait, et l’abandonnait précisément où il fallait, pour ne point être obligé de renoncer à la littérature polie et au bel esprit moderne.

Le grand, l’immense succès de l’Art poétique n’empêche point qu’il n’y ait un désaccord latent entre l’auteur et son public. Le poème ne reçoit pas tout à fait la même interprétation dans l’esprit qui l’a fait, et dans ceux qui l’admirent. Le lecteur y trouve l’expression parfaite de ses vagues tendances, et de l’esprit général du siècle : mais Boileau y a mis quelque chose de plus, une doctrine originale et personnelle, qui, dans la vaste unité du siècle, {p. 186}sépare un certain groupe d’esprits, exprime l’idéal d’une école littéraire. On saisit dans ce public, dans certains individus qui en sont les représentants les plus éminents, des indices qui font croire que son goût, sans s’opposer formellement à celui de Despréaux, n’y correspondait pas absolument : en un mot, il s’en distinguait. Voyez Retz refuser de mépriser Chapelain, au temps où Molière et Boileau le réjouissent de leurs œuvres. Voyez la duchesse de Bouillon, pour qui La Fontaine fait ses Contes, protéger Pradon contre Racine, et Molière avoir pour défenseurs tous ces Turlupins de la cour, derniers adorateurs de la pointe. Mme de la Fayette arrive à la Princesse de Clèves, type du roman classique, fine étude de passion vraie, par Zayde, roman héroïque et précieux, qui amalgame les aventures impossibles et les grands sentiments : elle abrège Mlle de Scudéry avant d’être l’émule de Racine. Les mêmes excellents esprits, qui disent si bien le charme exquis des Fables de La Fontaine, Bussy et Mme de Sévigné, font aller de pair avec ce divin naturel l’esprit glacé des ballets de Benserade. En général la société polie du temps de Louis XIV, qui n’est plus précieuse, cette société de goût exquis et pur, pour laquelle Boileau, Racine, La Bruyère écrivent, est bien pourtant l’héritière de la société précieuse : elle en a dépouillé les ridicules, redressé le goût, mais elle garde sa marque d’origine. Dieu me garde de penser qu’elle saisisse les chefs-d’œuvre des grands écrivains surtout par leurs parties inférieures {p. 187}et caduques, et qu’elle n’en sente pas la vraie grandeur et la grâce intime ! Mais il est vrai que ces œuvres lui sont un peu supérieures, et ce que nous y voyons aujourd’hui de défectueux et de mort, fut nécessaire alors pour établir la communication entre elles et le public : c’est par ces formes passagères et fragiles que le monde abordait, par exemple, Bajazet, ou Phèdre, et s’élevait de là aux essentielles et solides beautés du poème.

On trouverait la juste expression du goût moyen et général de la bonne société, pendant le dernier tiers du xviie siècle, dans Bussy-Rabutin et son cercle, tel que sa correspondance nous les montre. Ce grand seigneur académicien, qui avait la passion des lettres, de l’esprit, et du style exact, et qui écrivait avec une précision si fine, encore qu’un peu sèche, ne se rangea jamais complètement au parti de Boileau. Je mets à part ce qui n’est dans sa bouche que saillie d’amour-propre, et hauteur des Rabutin : ainsi lorsqu’il menace de « couper le nez » au satirique, ou qu’au contraire il daigne le déclarer « un garçon d’esprit qu’il aime fort ». Ce qui apparaît dans leurs relations qui ne furent jamais intimes, c’est qu’ils se ménagent réciproquement ; ils s’estiment et se craignent, et ne veulent pas se brouiller ; aussi y mettent-ils du leur tous les deux, Bussy avec un peu de piaffe et de morgue féodale, à son ordinaire, Despréaux, en simple bourgeois qui se tient à sa place. Malgré la conformité fréquente de leurs jugements particuliers, il n’y a pas chez eux {p. 188}communauté absolue de principes : ils ne sont pas au même point de vue. Bussy semble juger l’Épître sur le Passage du Rhin avec les idées de Desmarets : il y condamne l’emploi de la Fable. Surtout il ne s’embarrasse guère des anciens, qu’il a lus légèrement. Il immole Théophraste à La Bruyère : il a raison, sans doute, mais il le dit tout crûment, d’un ton qui sans doute eût choqué Boileau. Ailleurs il se déclare nettement moderne, avec infiniment de sens et de mesure, il est vrai, en se gardant très adroitement. Mais cela suffit à mettre un large fossé entre Despréaux et lui, aussi longtemps du moins que Boileau ne le franchit pas, pour donner satisfaction à son instinct secret et au goût de son siècle. Lié avec Mme de Scudéry, tenant par sa jeunesse au monde précieux, Bussy se trouve sur la fin de ses jours tout proche de Perrault et de Fontenelle, trop grand seigneur et trop bon esprit pour s’embrigader dans un parti littéraire, mais insensiblement et naturellement porté de ce côté par la pente de son esprit.

Le critique selon le cœur de Bussy, et qui représente le goût — et rien de plus — de la société polie, c’est le P. Bouhours, l’auteur des Entretiens d’Ariste et d’Eugène, et de la Manière de bien penser sur les ouvrages de l’esprit, ce fin jésuite, tout en nuances, qui, en proscrivant l’enflure, l’entortillement, la mièvrerie, recommandait l’esprit, la délicatesse, la noblesse, dont l’idéal était le naturel affiné, « le vrai orné », et qui enfin louait les anciens, mais non jusqu’à les préférer aux modernes. Il {p. 189}n’y a qu’à mesurer de combien Boileau dépasse Bouhours : on connaîtra à quel point il a pu gagner sa cause auprès de ses contemporains.

Tout cela nous explique le tour que prit la querelle des anciens et des modernes, et pourquoi en somme Boileau y fut vaincu. Ce n’est pas la force de la cabale de Perrault qui l’a accablé. Telle que l’Académie est composée en 1687, elle compte bien six ou sept partisans hautement déclarés des anciens : vous n’en trouvez pas plus de trois ou quatre, et Boileau n’en nomme pas davantage, qui fussent en humeur de batailler pour les modernes. Mais la masse — c’est ce dont Despréaux enrage, et ce qui lui fait comparer l’Académie à une troupe de singes ou la traiter de Huronne, — la masse, peu disposée à se passionner, toute prête à marquer les coups et à applaudir à l’esprit, de quelque côté qu’il fût, était assez détachée des anciens pour les entendre censurer sans scandale et sans révolte ; elle se complaisait dans l’éloge de son siècle, et ce siècle, presque au moment de s’achever, apparaissait comme bien rempli, glorieux et grand. Sans être disposée à substituer le Clovis à l’Énéide, ni M. Le Maistre à Démosthène dans les collèges, l’opinion publique était secrètement complice de Perrault, et de plus en plus concevait qu’on pouvait se passer des anciens et trouver la perfection dans les ouvrages des Français. On ne pensait point aller contre les préceptes de l’Art poétique : l’entêtement de Boileau pour les Grecs et les Latins, sa colère contre {p. 190}Perrault, ne semblaient être que des boutades, des saillies de son humeur originale, dont on souriait, et qu’on n’estimait pas tirer à conséquence.

Cette disposition des contemporains à l’égard de l’œuvre de Boileau dura après la mort de Boileau, et se transmit aux générations suivantes : de là le caractère que prit l’influence de Despréaux au xviiie siècle.

À vrai dire, si l’on voulait relever toutes les traces de cette influence, il faudrait sortir de France, et parcourir toute l’Europe. En Italie, en Espagne, en Portugal, en Allemagne, en Angleterre, et jusqu’en Danemark ou en Russie, l’Art poétique fut plus ou moins en honneur, pendant le xviiie siècle, et investi d’une autorité plus ou moins souveraine. En Angleterre, ses préceptes servent à enchaîner la fougue d’une nature encore brutale ; en Allemagne, il apporte comme un code de belles manières littéraires, comme un formalisme compliqué que ces esprits germaniques mettent leur gloire à pratiquer ponctuellement, avec grande contention et contorsion de leurs facultés encore peu agiles. Au midi, Boileau ramène vers la simplicité et vers le sens commun des littératures épuisées de bel esprit. En Italie, où, quand on est las du cavalier Marin, on a l’art encore si fin du Tasse ou de Pétrarque et le grand art de Dante, l’influence de l’Art poétique s’exerce surtout sur le poème dramatique ; ailleurs elle embrasse tous les genres de poésie. Le caractère et la personne du poète entrent parfois pour {p. 191}quelque chose dans son autorité : sa gravité d’honnête homme qui n’a pas connu les passions le met en crédit auprès des réformateurs scrupuleux, qui, après le manifeste de J. Collier, entreprennent d’enseigner la décence et la moralité à la littérature anglaise, la plus brutale et la plus dévergondée de l’Europe. Mais surtout sa gloire acquise par des œuvres critiques et dogmatiques, ses vers passés en proverbes ou reconnus pour les lois de l’art d’écrire, persuadent à des gens de lettres par toute l’Europe que les théoriciens peuvent créer une littérature ou lui imposer une direction : on perd de vue tout ce que l’œuvre de Despréaux continue et achève ; au lieu d’un terme et d’un couronnement, on y voit un commencement, une création de mouvement ; et l’on agit en conséquence. Ericeyra, Luzan, Dryden, Pope, Gottsched, Lessing même, ce ne seront par toute l’Europe que dresseurs de théories qui définiront la littérature avant de la faire, et qui puiseront dans l’exemple de Boileau la force ou l’audace de s’ériger en directeurs de l’esprit national : et cet exemple sera pour quelque chose dans le succès que plusieurs atteindront.

Cependant, en dépit de ces apparences qui semblent inviter à y insister, il n’y a pas à considérer davantage ici l’influence de Boileau sur les littératures étrangères. Car cette influence est tellement inséparable de l’influence générale de l’esprit français à l’étranger au xviiie siècle, que même elle s’y confond et qu’on ne peut la raconter sans faire {p. 192}l’histoire de celle-ci dont elle est un chapitre. L’idée que les étrangers ont eue de Boileau, et qu’ils ont traduite chacun à sa manière, selon son génie et selon les besoins intellectuels de son pays, ils l’ont prise d’abord dans l’opinion que les compatriotes du poète avaient de lui. Ce n’étaient pas les doctrines de Boileau, c’était le goût français, qu’on cherchait dans l’Art poétique : au temps où Voltaire était le plus grand poète de l’Europe, on demandait à Boileau le secret de faire des vers à la mode de la Henriade. Au-dessous de Boileau, comme ses lieutenants ou ses auxiliaires, on investissait d’une autorité pareille à celle qu’on lui attribuait, Le Bossu, Bouhours, Rapin, Fontenelle, Lamotte ; et le même Ignacio de Luzan qui promulgue l’Art poétique en Espagne, y importe le Préjugé à la Mode comme un produit également français, sans s’apercevoir que ce dernier article est prohibé par son code. L’étranger n’a donc adopté Boileau que comme expression du goût français, qui faisait prime et loi, et dans la mesure même où il a été l’expression de ce goût. Nous pouvons donc rentrer en France, et y regarder la fortune posthume de notre critique.

Au commencement du xviiie siècle, les « honnêtes gens » qui avaient applaudi le Misanthrope et Britannicus, et qui savaient les Fables et l’Art poétique par cœur, élevés un moment au-dessus de leur propre esprit par tous ces clairs et insinuants chefs-d’œuvre, sont retournés tout doucement à leur naturel. Une radicale impuissance d’imaginer, qui {p. 193}avait concouru à faire prendre en gré le réalisme des classiques, la sécheresse de sentiment où glissent facilement les natures trop intellectuelles, l’impuissance de penser en dehors de certaines conditions générales, l’anéantissement de la spontanéité et le culte de la forme convenue, trois conséquences d’une vie enfermée dans les bienséances du monde, qui défendent à l’homme de se faire remarquer sous peine de ridicule et de mauvais ton, voilà les traits de cette société qui fera la littérature à son image. Bornée du côté des sens, elle développe son activité intellectuelle avec une étonnante énergie, du seul côté que les habitudes sociales laissent ouvert : elle abstrait, déduit, analyse, avec une dépense effrayante de réflexion et de logique. Et la forme de sa pensée est dépouillée aussi de tout élément sensitif ou imaginatif : jamais forme ne fut plus abstraite, plus immatérielle, plus affranchie du nombre et de la mesure, qui sont les lois de la substance étendue : pure notation algébrique où l’intelligence seule trouve son compte. Même quand le sensualisme a détrôné le cartésianisme, la logique idéale et l’analyse mathématique continuent de régner : tous ces philosophes qui donnaient tout aux sens et en dérivaient tout, furent les « plus intellectuels » des hommes. La pensée jouit d’une liberté illimitée dans l’abstrait et dans le général, toutes les intempérances, toutes les aventures lui sont permises : dès qu’elle touche au réel, au concret, à la vie, elle reçoit forme et couleur des préjugés impérieux du siècle.

{p. 194}Cette société reçut l’Art poétique comme le code officiel et pour ainsi dire le livre sacré du bon goût : et ce préjugé une fois reçu se tourna en lourde tyrannie, parce que dans le monde il est de mauvais ton de ne pas penser comme tout le monde. Mais le xviiie siècle ramena Boileau à son niveau pour l’adapter à son usage : et sous le nom de Boileau, ce fut lui-même, son goût personnel, ses secrètes tendances, qu’il déifia. La doctrine de Boileau fut amputée précisément de ce qu’elle avait de plus éminent et caractéristique, de ce double caractère naturaliste et esthétique, où s’exprimait, avec le génie même de l’auteur, la spéciale beauté du grand art classique. Par suite, il n’en demeura que la partie la plus étroite, et la plus contestable. Partout où Boileau paraissait encourager la littérature mondaine, ingénieuse, artificielle et noble, partout où il avait l’air d’avoir peur ou mépris de la nature, et d’encourager l’esprit à la farder, en un mot, dans ses erreurs, ses timidités et ses incorrections, on le suivit, et l’on érigea sa théorie mutilée en loi souveraine de la poésie.

En réalité Perrault, vite oublié, compta plus de disciples que Despréaux : sa thèse du progrès continu répondait bien aux idées philosophiques qui étaient alors en vogue, en même temps qu’à la légèreté présomptueuse d’une société, qui, donnant les limites de sa raison pour limites à la raison, ne voyait que barbarie, inconvenance et fausseté en dehors de la conformité aux goûts, aux bienséances {p. 195}et aux modes de Paris. Sans doute Fontenelle et Lamotte, et toute l’école des contempteurs de l’antiquité n’obtiennent pas l’adhésion formelle et complète du public ; mais les Grecs et les Romains n’y gagnèrent pas grand’chose. On les honore de bouche : on n’en fait pas les maîtres de la pensée et du cœur. Voltaire, qui amende Sophocle, est trop. Français, trop de son siècle et de son monde pour sentir le charme et la grandeur intimes de l’antiquité : et s’il vante avec sa pétulance accoutumée trois ou quatre anciens, s’il célèbre la richesse et l’harmonie des langues grecque et latine, auprès desquelles nos langues modernes ne sont que des « violons de village », il ne prend et ne comprend là comme ailleurs que ce qui est conforme à ses préjugés littéraires ou autres. Voltaire, ici comme à tant d’autres égards, représente la moyenne des idées de son temps. L’éducation des collèges entretient une tradition de respect pour les Grecs et les Romains. Les jésuites fleurissent la mémoire de leurs écoliers des plus beaux morceaux des orateurs et des poètes ; mais sensibles par-dessus tout aux surprises de l’esprit et aux élégances de la diction, ils élèvent moins le goût moderne qu’ils n’y rabaissent l’art ancien. Rhétoriciens excellents — mais purs rhétoriciens, — ils font apparaître les anciens, et même Homère, Comme d’incomparables maîtres de rhétorique : en dix ans de commerce assidu avec les chefs-d’œuvre latins ou grecs, un jeune homme acquiert un trésor de pensées belles à citer dans {p. 196}leur forme parfaite, et l’art d’étendre lui-même des lieux communs ou de les condenser en sentences ; jamais il n’aura senti vivre dans un texte grec l’âme de la Grèce, ou de tel Grec ; il ne se doutera pas qu’on peut tirer d’une phrase d’orateur ou d’une période poétique des émotions aussi profondes et de même ordre que celles qu’excite un temple ou une statue. Au fond, le culte des anciens n’est plus qu’un formalisme frivole : l’éducation classique range un homme dans la bonne société.

Le siècle refait, du reste, l’antiquité à son image, qui lui ressemble comme les divinités d’Opéra à l’Olympe homérique. Il n’a que de l’esprit ; l’abbé Delille mettra donc de l’esprit dans Virgile. Ah ! miseram Eurydicem ! répétait malicieusement Collé : « bien malheureuse », en effet, d’être tombée aux mains d’un traducteur si coquet. Plus crûment Despréaux — car ce travers se faisait déjà sentir de son temps — pestait contre « ce bourreau de Tourreil » qui faisait le crime de donner de l’esprit à Démosthène.

Le malheur est que le xviiie siècle n’a pas le sens artiste en littérature : c’est même pour cela qu’il arrive si peu à bien goûter les anciens. Mais, pour la même raison, il ne peut se donner à lui-même par sa seule énergie ce que l’imitation de l’antiquité avait aidé les grands classiques à créer : une poésie originale, qui fût vraiment une œuvre d’art. Il n’en a pas, faute d’abord de sentiment et d’imagination ; quand le sentiment et l’imagination s’éveillent, il {p. 197}n’en a pas encore, faute d’un certain sens de la forme, par une sorte d’atrophie de l’ouïe et de la vue. Ses vrais artistes et ses grands poètes, un Marivaux, un Buffon, un Rousseau, se créent une prose, et laissent le vers, dont ils ne savent l’emploi. C’est que le vers s’est dégradé aux mains de tous les écrivains en vers. N’ayant pas plus l’oreille que l’âme du poète, ils ont évité l’hiatus et l’enjambement, coupé les alexandrins à l’hémistiche, apparié des rimes plates et sourdes, aligné des lignes de dix ou douze syllabes sévèrement comptées : ils ont réduit la poésie au vers, le vers aux procédés matériels, au mécanisme ; et ils se sont applaudis d’avoir pris tant de peine pour écrire à des conditions si rigoureuses comme ils auraient écrit librement en prose. Vraiment on est tenté, quand on lit de tels poètes, de donner raison aux Lamotte, aux Montesquieu, aux Buffon, à tous les détracteurs de la poésie ; ce n’est pas la peine de faire des vers si, au bout du compte, il ne s’agit que de donner l’impression de la prose. Voltaire s’indignait contre ces téméraires novateurs ; Boileau eût crié plus haut encore ; mais est-ce à dire qu’il eût été satisfait de l’usage où Voltaire et les versificateurs de ce siècle ravalaient l’instrument naturel de la poésie ? Ces gens-là savaient et pensaient bien des choses dont l’honnête Despréaux ne s’est jamais inquiété ni douté : mais il y avait une chose qu’ils ne soupçonnaient pas, et que ce « correct auteur de quelques bons écrits » entendait à merveille : ce que c’est {p. 198}qu’un vers, et la très particulière jouissance qui résulte des sons et des rythmes.

Le xviiie siècle n’aperçut pas davantage le naturalisme de Boileau : il ne conçut pas d’autre naturel que cette aisance élégante et très étudiée où consiste la perfection de la distinction mondaine. Les questions de goût et de bienséance prennent le pas sur la vérité des choses, et la communication est si bien fermée entre la réalité vivante et l’esprit français, que les formes nouvelles de l’art conçues théoriquement en vue d’une vérité plus grande n’arrivent pas à se réaliser dans des œuvres moins conventionnelles que celles qu’il s’agit de remplacer : je parle de la comédie larmoyante et du drame, qui prétendent se substituer à la tragédie. La recherche de la vraisemblance supprime celle de la vérité, et tandis que le vraisemblable pour Boileau était l’introducteur du vrai, et consistait à saisir le rapport de l’objet à l’esprit, il devient au xviiie siècle le pire ennemi de la nature, qu’il déforme quand il ne l’exclut pas. Le respect des opinions reçues, et la confiance en l’infaillibilité de la raison du siècle, font qu’on ne croit plus utile d’aller au-delà de l’idée que tout le monde se forme de la nature, jusqu’à la nature elle-même. De là la pauvreté, la banalité, la psychologie maigre ou fausse des tragédies, comédies et romans, qui contraste si singulièrement avec la hardiesse de la raison spéculative.

À vrai dire, on parle des règles, et ces règles sont, dans le particulier, celles que donne {p. 199}l’Art poétique : mais qu’est-ce que ces règles, séparées des principes qui leur donnent sens et vertu, abstraction faite du naturalisme et de la notion d’art ? Au lieu de les employer comme moyens d’où résulte la forme expressive et belle, l’idée d’agrément et de beauté s’attache à leur observance même ; un sec formalisme s’impose à la littérature, par une méprise analogue à celle de certains dévots qui croient gagner le ciel par des formules verbales et des actes physiques, sans l’élan du cœur et sans l’amour. Le monde interprète les règles selon l’esprit mondain : il y voit des « convenances » dont il n’y a pas à demander la raison, et qui sont souveraines parce qu’elles sont. Le monde fait ce qui se fait : voilà la loi du monde, et voilà pourquoi il faut faire une tragédie comme il est établi qu’on fait les tragédies. L’exactitude formelle tient lieu de tout, et rien n’en saurait dispenser. Car si les règles sont des moyens, Boileau peut encore concéder qu’on y renonce pour mieux atteindre au but de l’art : mais aujourd’hui que le but, c’est précisément l’emploi des règles, il ne peut plus y avoir d’exception ni de privilège pour personne.

Enfin on parle beaucoup de Boileau au xviiie siècle et on l’appelle le « législateur du Parnasse ». Sous ce respect de convention, on le suit à peu près autant que les anciens. J’ai beau me tourner de tous les côtés, j’ai peine à découvrir rien que je doive nécessairement attribuer à l’influence unique ou prépondérante de Boileau. Ce n’est pas de lui {p. 200}à coup sûr que relèvent ni la poésie coquette et fardée de Bernis et de Gentil-Bernard, issus de Benserade et de Mme Deshoulières, qui étaient eux-mêmes les héritiers de Voiture — ni tous ces descriptifs acharnés à inventorier toute la nature, vrais continuateurs des faux épiques que Boileau poursuit, et qui pourraient s’appliquer une bonne part des leçons qu’il adresse à ceux-ci — ni ces faiseurs d’odes philosophiques et de dissertations découpées en strophes, qui n’ont même pas le « beau désordre » dont parlait l’Art poétique — ni même les satiriques auteurs de comédies pincées, ou les philosophes prêchant leurs vagues tragédies — ni évidemment les inventeurs de tragédies en prose, de drames bourgeois et de comédies larmoyantes, qui dénaturent ou confondent les genres — ni enfin les anglomanes, qui, se détournant des anciens, vont chercher des modèles en Angleterre comme leurs grands-pères en Espagne ou en Italie. Je ne rendrai pas même à Boileau la Henriade, sujet chrétien et moderne, tout à fait selon le goût de Desmarets et de Perrault. Restent les épigrammes et les chansons, qui souvent, je crois, eussent été de son goût.

À la fin du xviiie siècle, en vérité, on se trouve si loin du vrai Boileau et des grands artistes auxquels la haute partie de sa doctrine s’appliquait, que quand nous y rencontrons un classique, mais un pur classique au grand et beau sens du mot, selon l’esprit profond de l’Art poétique, un artiste capable de sentir la nature et de créer la beauté, {p. 201}nous sommes tentés d’en faire un révolutionnaire et le précurseur d’un art nouveau. Si l’on a été si longtemps embarrassé de classer André Chénier, si l’on en a fait souvent un romantique en avance d’un quart de siècle sur le mouvement littéraire, c’est qu’on n’apercevait pas combien les prétendus classiques de 1780 à 1820 avaient peu le droit de se dire les héritiers ou les disciples du xviie siècle, de celui de Boileau et de Racine. Chénier, en réalité, ne se distingué de ses contemporains que parce qu’il retourne aux sources du grand art classique. Ce pur poète, qui lit Virgile, Homère et Théocrite avec un si exquis sentiment de la nature antique, et qui sait s’éprendre aussi de Malherbe, cet artiste curieux de la forme, qui fait rendre au vers classique dégradé par tant de spirituels rimeurs de si délicats ou puissants effets de rythme et d’harmonie, voilà justement l’écrivain qui entendait l’Art poétique comme l’avaient entendu Racine et La Fontaine, et qui réalisa en son temps les théories originales de Boileau.

C’est donc bien à tort que Boileau fut compromis et bousculé dans la bataille romantique. La faute en fut d’abord aux classiques qui se firent de ce grand nom un drapeau et un rempart. Les romantiques furent excusables de tirer dessus : quoique, peut-être, il eût mieux valu arracher aux Baour-Lormian et aux Viennet l’illusion qui les rendait forts, et tourner contre eux le maître et les modèles même dont ils se croyaient les défenseurs. Boileau ne sortit pas indemne de toutes ces {p. 202}polémiques : il en garda un fâcheux renom de pédant et de cuistre, qui mit son œuvre en défaveur ; et même aujourd’hui, après tant d’années, quand depuis si longtemps le combat a cessé, et qu’il ne reste plus même que le souvenir des anciens partis, nous ne sommes point encore revenus des préjugés créés contre lui par l’acharnement qu’on mit au temps du romantisme à rendre sa doctrine responsable des misérables productions de l’art pseudo-classique.

Il semble qu’en notre siècle, il n’y ait pas lieu de parler de l’influence de Boileau. Car les romantiques lui faisaient la guerre, et cette agitation une fois apaisée, on ne revient pas à lui : il était décidément dépassé, relégué dans l’histoire, comme une pièce curieuse d’archéologie, qui n’a plus d’utilité actuelle. Le romantisme a creusé un abîme entre la France d’autrefois et la France d’aujourd’hui, au point de vue littéraire, comme la Révolution au point de vue politique et social. La littérature a suivi sa marche sans regarder en arrière : d’autres influences en ont réglé le mouvement, et elle s’est orientée vers de nouveaux principes. Les littératures étrangères et populaires ont présenté des types inconnus de beauté ; les sciences ont fourni leurs méthodes et leurs systèmes pour fonder de nouvelles doctrines esthétiques et critiques. Une conception relativiste, qui lie l’œuvre du littérateur au caractère de la race, à l’esprit de siècle, au tempérament de l’auteur, autorise toutes les audaces et toutes les nouveautés. Enfin la liberté règne dans l’art : toutes {p. 203}les barrières, tous les freins sont ôtés ; nuls objets ne sont interdits, nuls moyens prescrits à l’artiste, pourvu que le résultat de sa libre activité soit une œuvre vraie et une œuvre d’art. Qu’a-t-on affaire de Boileau ? de quel secours, ou bien en quel crédit peut-il être ?

Ce ne serait pas pourtant un paradoxe d’avancer que l’évolution de la littérature en ce siècle nous a plus rapprochés qu’éloignés de Boileau. Ne parlons pas, si l’on veut, d’influence ni d’autorité : mais regardons seulement l’accord des conceptions et l’identité des principes directeurs de la création littéraire. Eh bien, c’est précisément au xviiie siècle, quand Voltaire ne veut pas que personne (sauf lui médise de Nicolas Boileau, que vraiment celui-ci n’a pas d’action directe et personnelle sur la littérature. Et le xixe siècle sans y songer, par une évolution naturelle, s’est vu ramené plus près de Despréaux que le xviiie siècle n’a jamais été : si l’on regarde du moins les lois qui règlent la pratique, et non la méthode qui les établit.

Subjectif et lyrique par essence, le romantisme est assurément irréductible à l’art classique, objectif, et oratoire, ou dramatique : d’autant que se proposant de le ruiner, il fait son affaire de le contredire, et prend partout le contre-pied des règles, sans autre raison parfois que le besoin de leur donner un démenti.

Mais après le romantisme, apparut le naturalisme, et, en dépit de la plupart des naturalistes, le {p. 204}naturalisme est de très près, en son principe, apparenté à l’art classique.

On pourrait se demander si, à l’heure présente, ne commence pas, avec les décadents et les symbolistes, une ondulation nouvelle, en sens inverse du naturalisme, et qui emporterait de nouveau la littérature vers un idéal contraire à celui de Boileau. Nul ne peut dire aujourd’hui ce qui sortira de ce mouvement : il n’y a rien pour ainsi dire dans les doctrines de la nouvelle école, autant qu’on peut les comprendre, qui ne soit un démenti donné au naturalisme, comme à l’Art poétique, à tous les préceptes tendant à l’expression d’un objet réel dans une forme fixe et finie. Mais peut-être n’en sera-t-il pas toujours ainsi et l’on pourrait peut-être avancer que si elle doit durer et réussir, elle ne le fera qu’en transigeant avec Boileau, en se lestant pour ainsi dire de raison classique. Car je ne sais pas si les principes de Boileau — tels qu’on peut les définir — sont des lois générales et souveraines de la création littéraire : mais il se pourrait faire et l’expérience semble indiquer que, dans leur signification essentielle et profonde, ils représentent les exigences fondamentales et permanentes du goût français. Depuis deux siècles, dans notre littérature, ce qui s’est trouvé sain, solide et durable, ce qui s’est sauvé de l’oubli et de la flétrissure du temps, ce sont les parties conformes au fond à la doctrine de l’Art poétique : et les vices intimes ou les difformités apparentes qui ont fait échouer ou {p. 205}périr les écoles ou les œuvres, c’est en général ce qui était condamné implicitement ou expressément par Boileau.

Nous autres Français, nous avons tous Boileau dans le sang, dans les moelles : nous ne saurions nous passer de vérité, d’agrément, de clarté, de précision. Nous ferions bon marché peut-être de l’art, du caractère esthétique, mais non pas de la rhétorique, au bon sens du mot, des qualités de composition et de style qui diminuent l’effort et accroissent le plaisir du lecteur. Nous voulons que l’auteur vienne à nous, et nous n’allons pas à lui ; nous n’y mettons guère du nôtre, et nous lui faisons peu de crédit : à lui de nous prendre et de nous retenir. Nous voulons qu’on nous amusé, fût-ce en nous faisant pleurer ; et nous voulons avoir raison de nous amuser et de pleurer, c’est-à-dire être sûrs que l’auteur ne se moque pas de nous, que ce qu’il nous montre pour nous plaire existe hors de lui et hors de nous, hors de notre sensation actuelle, enfin que c’est arrivé. Et nous nous fâchons, si par réflexion nous estimons que l’objet n’est pas ou est autrement dans la nature. Nous ne regardons pas bien haut ni bien loin : nous sommes plus positivistes que mystiques et métaphysiciens ; nos pensées ne quittent pas la terre, et vont à l’action, aux effets réels, sensibles, et que l’analyse atteint. Nous aimons qu’on nous parle de l’homme, qu’on note ses humeurs, qu’on règle sa conduite. Une littérature, enfin, psychologique et morale, claire, précise, {p. 206}régulière, intéressante, appuyée sur le réel et délassant du réel, joie des esprits légers et nourriture des intelligences actives, voilà ce que réclame le goût français ; et voilà pourquoi il y aura longtemps encore quelque chose de Boileau, et quelque chose d’essentiel, dans toutes les œuvres qui réussiront chez nous.

FIN