Introduction §
Je ne cacherai pas au lecteur que c’est la publication des Misérables, de M. Victor Hugo, qui m’a déterminé à écrire ce livre, dont le plan, en s’élargissant, a fini par comprendre le roman contemporain dans ses nombreuses variétés.
Quand MM. Sue, Balzac, Alexandre Dumas, Soulié, madame Sand introduisirent au bas des journaux, avec un talent qu’il est impossible de méconnaître, des romans où la morale et les principes sociaux étaient si vivement attaqués, je protestai par un livre, les Études critiques sur le feuilleton-roman. Dans ce livre, publié en 1846, je dénonçai les conséquences morales et sociales qui devaient bientôt suivre, et, éclairé par l’étude comparée de la situation politique et de la littérature, je prévins la société, qui se laissait enivrer de ces dangereuses fictions, qu’elle tournait le dos à la liberté politique, et qu’elle allait à l’anarchie et à la dictature.
Quand M. de Lamartine publia cet autre feuilleton-roman sur la Révolution française, qu’il intitula Les Girondins, je protestai par un second écrit publié en 1847, les Études critiques sur les Girondins, en annonçant que les digues sociales avaient une brèche, et que la mer allait passer. Une année ne s’écoula point sans que ce cri d’alarme fût justifié par la révolution de février 1848.
Lorsque les Misérables de M. Victor Hugo ont paru, j’ai cru que ces précédents m’obligeaient à un travail analogue, nouvelle protestation contre la littérature immorale et non moins antisociale qu’antireligieuse, et je fis paraître, sous sa première forme, une étude étendue sur ce livre.
Je me trouve avoir ainsi répondu d’avance aux reproches, qu’un illustre évêque, Mgr Dupanloup, adressait naguère, dans son livre De la Charité chrétienne, aux écrivains catholiques, au sujet de cc roman, que j’ai regardé dès qu’il a paru comme un symptôme grave dans une situation difficile et pleine de menaces.
Il me sera permis de citer ces paroles épiscopales, et de m’autoriser de l’opinion d’un juge si élevé pour justifier l’attention particulière que j’ai accordée à ce long ouvrage, et la place considérable que je lui ai donnée dans mon travail. Voici le passage auquel je fais allusion :
« Un puissant esprit dévoyé, qui a, comme plusieurs autres, dépensé en prodigalités folles les dons les plus merveilleux du ciel, a lancé récemment dans le monde un livre intitulé : Les Misérables. Le bruit de ce livre a fixé mon attention : médecin des âmes, un évêque a le devoir de veiller de près et de loin sur tout ce qui intéresse ou compromet la santé des âmes, et un bon ou mauvais livre de plus, c’est toujours pour les âmes un nouveau principe de corruption ou de vertu. Nous devons prêter l’oreille même au bruit des succès littéraires, comme à des signes du temps. Mais, je l’avoue, avant l’étrange succès, le titre m’avait attiré : Les Misérables ! Je me suis dit : Cela nous regarde peut-être, car nous, nous sommes les Secourables. Lorsque l’on entend dans le monde une voix crier : Qui s’intéresse aux misérables ? il doit y avoir au moins un chrétien qui se lève et qui réponde : C’est moi !
« Je n’ai pas voulu m’en rapporter, pour connaître ce livre, au compte qui en a été rendu par divers écrivains bien intentionnés, et je le dirai sans détour, je trouve que les catholiques en prennent souvent bien à leur aise avec ces gros livres, qui sont, au point de vue des âmes, de gros événements. Quelquefois une plaisanterie, peut-être deux ou trois insultes, un ton plus dédaigneux que scandalisé, et ils croient que le livre est mort. On dit que le ridicule tue ; non, il blesse. Par là, on excite ses adversaires, on ne les désarme pas. Je ne sais plus où saint Augustin a dit : Tuba insultationis infructuosun facit bellum. »
Je ne crains pas que le lecteur, après avoir fini mon livre, m’accuse d’avoir encouru la
censure sévère jetée par Mgr l’évêque d’Orléans sur les écrivains qui ont parlé trop
légèrement de « ces gros livres, qui sont, au point de vue des âmes, de gros
événements »
.
Je voulais d’abord étudier la question du roman dans ce seul ouvrage de Victor Hugo ; les observations d’un ami dont j’estime le jugement m’ont décidé à élargir le cadre de cette étude, pour y placer un travail général sur le roman contemporain entre 1848 et 1864.
J’y ai vu un premier avantage, c’est de compléter ainsi à la fois ce que j’avais dit du roman dans les Études critiques sur le feuilleton-roman, et dans l’Histoire de la littérature sous la Restauration et sous le gouvernement de Juillet, et de faire un travail analogue à celui que j’ai publié récemment sur l’art et la poésie, dans le volume intitulé Poètes et Artistes contemporains.
Je n’ai pas été non plus insensible à l’idée d’augmenter l’intérêt de mon travail, en l’étendant à tout un genre de littérature, au lieu de le circonscrire dans l’étude d’un seul livre et d’un seul auteur. Il m’a semblé que le labeur que j’avais entrepris deviendrait, par sa généralité même, plus utile.
Le point de vue de la postérité n’est pas toujours celui du temps où paraissent les ouvrages, et les romans surtout sont sujets à traverser des fortunes bien diverses. La durée de leur succès ne saurait se mesurer à l’étendue de leur vogue. Je serais disposé, au contraire, à croire que souvent plus cette vogue a été éclatante, moins elle est durable.
On le comprendra si l’on songe que la cause du succès de ce genre de compositions qui parlent surtout à l’imagination, c’est qu’elles répondent au tour d’idées du moment. Si ce tour d’idées vient à changer, les grâces passagères qui ont fait la vogue de ces livres de circonstance disparaissent, et ils produisent un peu l’effet de ces portraits auxquels les costumes surannés des personnages donnent une physionomie étrange et souvent ridicule. Ils ont été trop de leur temps pour être des temps qui suivent.
Combien de fois n’avons-nous pas vu dans notre littérature des romans obtenir une vogue immense, puis tomber dans un oubli profond, d’où la curiosité littéraire de quelque érudit les fait seule, de temps à antre, sortir ?
Le premier roman qui ait été écrit dans notre langue, le Roman de la Rose, cette œuvre de deux plumes, celle de Guillaume de Lorris et celle de Jean de Meung, ne saurait être lu aujourd’hui que par les critiques qui y cherchent des lumières sur le mouvement des esprits au treizième et au quatorzième siècle, et sur les premiers bégaiements de la langue française. Cependant, de quelle célébrité ce roman n’a-t-il pas joui chez nos pères ? Avec quelles délices ne voyaient-ils pas le héros du livre faire avec Doux-Regard, Richesse, Jolyveté, Courtoisie, Jeunesse, le siège du château fort où Bel-Accueil est renfermé, sous la garde de Honte, Peur, Malebouche, Dangiers et Faux-Semblant, cet ancêtre de Tartuffe ! Ces allégories, qui nous paraissent froides et surannées, leur paraissaient charmantes dans leur nouveauté. Le chancelier Gerson se crut obligé de prêcher en chaire contre l’auteur du Roman de la Rose, et de composer pour le combattre un songe allégorique dans lequel on voit figurer un sénat composé de la Justice canonique, de la Miséricorde, de la Vérité, du Courage, de la Charité, de la Tempérance et de plusieurs autres. L’assemblée est présidée par la Pénétration et la Raison, et le procureur général est l’Éloquence théologique. Christine de Pisan l’attaqua par des raisonnements plus littéraires. Le Roman de la Rose résista deux siècles, ce qui est une fortune longue, il est vrai, pour un roman et même pour un ouvrage plus sérieux. La cause de sa durée, c’était sa conformité avec l’esprit français ; mais quand cet esprit devenu plus mûr fut plus délicat et plus difficile, la vogue du Roman de la Rose tomba, et il devint ce qu’il est aujourd’hui, un document dans l’histoire de notre littérature.
On sait la vogue qu’obtinrent les romans de chevalerie, ceux qui se rattachaient au cycle de Charlemagne comme ceux qui se rattachaient au cycle d’Arthur de Bretagne, et qui sont vulgairement connus sous le nom de Romans des chevaliers de la Table ronde. Ces livres furent, dans les châteaux féodaux, la distraction passionnée des longues journées des châtelaines, et exercèrent une influence incontestable sur les idées et même sur les faits, pendant le cours du moyen âge. Personne n’a oublié comment Cervantes les tua d’un coup de son art par son immortel Don Quichotte, mais il ne les tua que parce que le tour des esprits avait changé, et que la face de la société avait été renouvelée par le travail du temps.
Pour rencontrer un succès aussi grand que celui des romans de chevalerie, il faut arriver jusqu’au commencement du dix-septième siècle. Quand Honoré d’Urfé eut décrit, dans son célèbre roman pastoral de l’Astrée, le bonheur des bergers du Lignon, il y eut une explosion d’enthousiasme, et le roman pastoral détrôna, pour un temps, le roman de chevalerie. Honoré d’Urfé écrivait pour une génération harassée des agitations et des luttes dont le seizième siècle avait été rempli, et qui trouvait un plaisir indicible à s’enfoncer dans les vertes et paisibles solitudes, au milieu des mœurs pures et innocentes dont le tableau reposait les imaginations après tant de combats, tant de fatigues, tant de vices et tant de crimes. On sait que notre grand Henri IV, d’un esprit si vif et si naturel, trouvait un charme singulier à se faire lire l’Astrée pendant ses insomnies ; il y trouvait ce repos qui n’avait jamais existé pour lui, et cet idéal qui console de la réalité.
La vogue du roman pastoral fut immense, mais elle fut loin d’égaler celle des Romans de la Table ronde, et surtout celle du Roman de la Rose.
Après le roman pastoral, cet héritier de la vogue du roman de chevalerie, on voit naître,
au milieu du dix-septième siècle, la vogue du roman poli. Je ne trouve
pas de meilleur nom pour désigner le genre auquel mademoiselle de Scudéry donna une si
grande vogue. Depuis les derniers travaux de la critique, et surtout depuis la publication
des ouvrages de M. Cousin sur la Société française au dix-septième
siècle, tout le monde sait que les romans de mademoiselle de Scudéry, le Cyrus surtout, sont un tableau fidèle des mœurs de la société polie dans
la première moitié du grand siècle. Le savant auteur nous a même donné la clef du roman,
et, grâce à lui, nous savons que « Mandane est madame la duchesse de Longueville ;
Cyrus, M. le Prince ; le prince Artibie, le duc de Châtillon ; la grande ville
d’Artaxale, colle de Paris ; le siège de Cumes, le siège de Dunkerque ; la bataille de
Thybarra, celle de Lens »
, et ainsi de suite.
Ce point de vue suffit pour expliquer l’intérêt passionné avec lequel les contemporains
lurent cet ouvrage, semblable à un miroir dont la glace, couverte d’une gaze, rendait les
figures des personnages à travers un léger nuage, en piquant la curiosité avant de la
satisfaire. Cette allégorie perpétuelle ajoutait un charme particulier à cette peinture de
la vie polie. Aussi, comme le fait remarquer M. Cousin, « madame de Sévigné, qui se
connaissait en agrément et en délicatesse, a loué avec effusion l’auteur et l’ouvrage,
et, de 1649 à 1654, d’un bout de la France à l’autre, à la cour et dans la plus haute
aristocratie comme dans la bourgeoisie instruite et cultivée, à Paris et en province,
dans tous les rangs de la société la plus polie de l’univers, on ne lisait pas
seulement, on s’arrachait, on dévorait, à mesure qu’ils paraissaient, les dix gros
volumes »
dont se composait Cyrus.
Bien de plus exact que cette observation, mais rien de plus rapide que la réaction qui suivit. Le dix-septième siècle n’était pas arrivé à sa fin, que Boileau jetait à pleines mains le ridicule sur ce roman qui avait fait les délices de madame de Sévigné et de toutes les grandes dames de l’époque. L’indifférence et l’ennui succédaient à l’enthousiasme et à la curiosité ; le temps, en marchant, avait changé la figure du monde, qui ne se reconnaissait plus dans ces portraits, et Cyrus, et Clélie, qui n’est que l’exagération et la charge de Cyrus, entraient dans cet oubli profond qui est la mort des livres.
Il nous serait facile de pousser plus loin cette histoire de la grandeur et de la décadence des romans qu’on pourrait appeler les éphémères de la littérature. Sauf quelques livres hors ligne, Gil Blas, par exemple, qui durera autant que notre langue, combien peu ont survécu au temps qui les avait vus naître ! Atala, qui intéressa passionnément la France au début de ce siècle, commence à vieillir à cause de son style d’une simplicité affectée, tandis que René résiste mieux. On parle plus de la Corinne de madame de Staël qu’on ne la lit. Paul et Virginie, malgré quelques expressions déclamatoires qui sont le millésime de l’époque où le livre fut écrit, résiste par la fraîcheur inaltérable du fond et le sentiment des beautés de la nature et des grâces ineffables de l’enfance et de la jeunesse s’épanouissant dans cette églogue passionnée. Mais parmi les romans presque innombrables de madame de Genlis, en est-il plus d’un ou deux qu’on puisse encore lire ? Sauf la Princesse de Clèves, y a-t-il un livre de madame de La Fayette qui soit d’une lecture courante ? Je ne parle point de Restif de la Bretonne et de Pigault-Lebrun, dont les œuvres sont tombées dans un juste oubli ; mais qui entreprendrait aujourd’hui d’aller jusqu’au bout de cette Mathilde de madame Cottin, qui fit verser sur les malheurs de l’héroïne et de Malek-Adel tant de larmes aux beaux yeux des jeunes femmes de cette époque, qui sont allées où vont les Neiges d’antan ?
Ces exemples du passé sont un avertissement pour le roman contemporain. Ni les louanges d’une critique passionnée et partiale, ni l’enthousiasme d’une génération qui cherche son plaisir là où la génération suivante ne trouvera peut-être pas le sien, ne lui garantissent une longue durée. Il faut bien l’avouer, au risque de scandaliser les idolâtres du génie de l’auteur de la Comédie humaine, le style de Balzac vieillit, en supposant qu’il ait jamais été jeune. Cette langue aux effets heurtés et aux couleurs bizarres et diaprées, qu’il a inventée, rendra peut-être inaccessibles à la postérité les trois ou quatre romans exceptionnels où il a donné une peinture vraie de la nature humaine et de la vie dans notre temps. Je crains qu’il n’en arrive autant à Victor Hugo, qui, pour avoir voulu créer une langue qui lui appartient en propre, ne sera plus compris par personne dans vingt-cinq ans, tandis que madame Sand vivra, au moins dans quelques-unes de ses meilleures œuvres, par son style, qui continue la grande tradition de la langue française.
Cette brièveté générale de la vie des romans donne, à défaut d’autre mérite, quelque prix à ce tableau du roman contemporain. Alors même que les livres dont je parle auront cessé d’être lus, on trouvera dans ce volume, s’il a le bonheur d’échapper à l’oubli, des renseignements utiles à consulter sur la situation morale et intellectuelle de notre société, étudiée dans les œuvres d’imagination où elle a cherché son idéal.
Livre premier.
Éclipse momentanée du roman après la révolution de février §
I. Un problème historique à résoudre au sujet du roman. §
Au moment où la révolution de février 1848 éclate, l’ère des grands romans qui, depuis longtemps, passionnaient les esprits et devenaient l’événement du mois, du semestre, de l’année, faute d’autres événements, se ferme tout d’un coup.
Balzac a terminé cet ensemble d’ouvrages qu’il a désigné parce titre collectif un peu ambitieux : La Comédie humaine. Il va bientôt disparaître, comme un homme qui a achevé son monument, monument mêlé de beautés et de défauts, mais où les défauts dominent de beaucoup. Pour le roman contemporain, c’est un maître, presque un ancêtre. Il fait école, et les camps opposés de la littérature se disputeront autour de son tombeau.
Eugène Sue, l’auteur de Mathilde, des Mystères de Pans, du Juif errant, ne tardera pas à le suivre.
Frédéric Soulié, l’auteur des Mémoires du Diable et de tant de compositions tragiques et violentes, atteint par la mort dans la force de l’âge, va descendre aussi de la scène.
De cette pléiade de romanciers qui a rempli le grand entracte politique jeté entre l’année 1840 et le 23 février 1848, trois seuls demeurent : Alexandre Dumas, George Sand et Jules Sandeau.
Malgré la présence de ces survivants de l’époque antérieure, la révolution de 1848 est pour le roman un de ces couchants littéraires qui ferment une époque et après lesquels il faut attendre une nouvelle aurore. Toute une génération de romanciers arrive au terme de sa carrière. La plupart ont épuisé la veine qu’ils avaient ouverte. En outre, la situation qui avait favorisé leurs succès est profondément changée. La génération, qui s’était endormie au bord du précipice en s’enivrant de leurs récits, a été réveillée par un coup de tonnerre. Elle a autre chose à faire que de s’émouvoir à la lecture d’infortunes factices et d’aventures supposées. Le roman a tout à coup paru armé de pied en cap dans l’histoire. Le roman, c’est la République que quelques esprits avisés voyaient arriver par les Mystères de Paris de M. Sue, et surtout par les Girondins de M. de Lamartine, par tous ces livres, en un mot, qui dénonçaient la société à elle-même et lui faisaient honte d’exister, la République, qui fut, pour la plus grande partie des hommes de cette génération, une surprise.
Un publiciste distingué, interprète et à la fois victime de cette surprise dont quelques personnes ne sont pas encore revenues, M. Cuvillier-Fleury, ne veut pas que le roman ait contribué à la débâcle de l’établissement de juillet en 1848. En toute occasion, il proteste contre cette évidence qui l’humilie et le chagrine. Il refuse d’avouer que le gouvernement qu’il aimait ait pu succomber sous le flot de cette littérature corrompue qui battait les assises sociales et à laquelle le pouvoir issu de la révolution de 1830 donnait accès dans ses propres journaux.
« Nous n’étions pas beaucoup moins vertueux, il y a dix ans, ce me semble, s’écrie-t-il, que nous ne le sommes aujourd’hui. Nos romans seuls l’étaient moins. La société les laissait faire ; elle se sentait libre, elle se croyait forte et elle l’eût été bien davantage si elle eût eu moins de confiance dans sa force. Malgré tout, elle ne s’inquiétait ni des orages de la tribune, ni des excès de sa littérature ; elle n’avait peur ni de ses démagogues ni de ses conteurs. Cette confiance n’était qu’une erreur de la liberté ; elle a servi d’arguments contre ses amis dans des controverses sans bonne foi ; au fait, elle avait son danger. La réaction a été vive. Elle était légitime. Mais ne laissez donc pas dire que c’est le roman moderne qui a perdu la France, et que c’est Lugarto, Trenmor et Rose-Pompon qui ont fait la révolution de Février. La France constitutionnelle valait mieux que ses romans, et elle était plus forte que ses corrupteurs. Le roman calomniait le monde sans le pervertir. Le monde encourageait le roman sans l’estimer. Quand les démagogues se sont rués sur elle, la société française avait plutôt perdu sa bonne renommée que sa vertu, j’entends cette vertu relative qui est celle de la civilisation et des lumières1. »
Cette idée revient avec plus d’insistance sous la même plume et prend la forme d’une question personnelle qui doit être vidée entre M. Cuvillier-Fleury et celui-là même qui entreprend d’écrire l’histoire du Roman contemporain après avoir écrit l’Histoire de la littérature sous le gouvernement de Juillet.
« Le roman et le théâtre », s’écrie M. Cuvillier-Fleury avec une ironie peu déguisée, en attaquant une de nos appréciations contenue dans ce dernier ouvrage, « le roman et le théâtre, voilà la source de dépravation qui, des bas-fonds de la société, remontait jusqu’à ses hauteurs ! C’est au fond de quelque boutique vouée à la littérature industrielle, dans quelque volume souillé et oublié, que l’historien de la Littérature sous le gouvernement de Juillet va chercher le secret de cette faiblesse qu’il reproche à la monarchie constitutionnelle ! Ses orateurs et ses politiques l’auraient peut-être sauvée ; ses romanciers l’ont perdue. C’est le Chourineur qui a tué cette société que défendaient M. de Broglie, M. Molé, M. Guizot et combien d’autres ! Monte-Cristo l’a séduite ; Lugarto l’a étouffée. Au terme de cette longue carrière parcourue avec tant d’éclat, et parmi tout cet imposant cortège de grands esprits et de nobles cœurs, c’est un romancier, homme ou femme, qui l’attendait pour lui donner le coup de grâce ! M. Nettement est ici, il faut bien le dire, l’organe de ce parti pris de pessimisme historique qui, appliqué à l’étude des faits contemporains, met en lumière ceux que le temps aurait couverts de son ombre, si l’historien avait pu attendre, les grossit hors de toute proportion et en dénature à la fois la moralité et la perspective2. »
Puisque la question a été posée, il importe qu’elle soit résolue. Cela importe non seulement au point de vue du passé, mais au point de vue du présent et de l’avenir. Cette question est ici à sa place naturelle, car il s’agit de l’influence morale et sociale du roman. Est-elle aussi petite et aussi faible que l’assure M. Cuvillier-Fleury ? Est-elle aussi grande, non pas qu’il me le fait dire, car il a singulièrement exagéré la portée de mes observations, mais aussi grande que je l’ai dit ? Suivant que cette question sera résolue dans mon sens ou dans celui de mon contradicteur, l’étude du Roman contemporain, chacun le comprend, acquerra ou perdra de son importance.
Il faut tâcher de ne donner dans aucun des deux excès contraires, ni dans le pessimisme, ni dans l’optimisme. Dire que le roman à lui seul a tué le gouvernement de Juillet, qui par sa politique aurait été invulnérable, ce serait aller trop loin. Aussi ne suis-je jamais allé jusque-là. Un gouvernement ne périt point par une seule cause, mais par un ensemble de causes. J’ajouterai que la littérature est un effet avant d’être une cause. Il y a une action et une réaction continuelles du monde des faits sur le monde des idées, et du monde des idées sur le monde des faits. Ce serait donc méconnaître l’évidence que de prétendre qu’on ne trouve pas dans les circonstances générales, au milieu desquelles une société chemine, l’explication de la faveur persévérante avec laquelle tels ou tels livres sont accueillis, et d’affirmer que ces livres n’exercent à leur tour aucune action. Sans doute, il faut faire la part du génie particulier des écrivains et de leur liberté intellectuelle et morale dont ils usent ou abusent à leur gré, comme il faut faire la part de la liberté de ceux qui les lisent. Mais on ne saurait s’empêcher de reconnaître que comme les écrivains n’écrivent que pour être lus, et que les lecteurs ne lisent que les livres qui leur conviennent, la corruption de la littérature, quand elle se généralise, est un fâcheux symptôme et un dangereux auxiliaire des causes fatales qui battent en brèche les assises de la société.
C’est pour cela que dans cette sombre et triste année 1847, où tant de symptômes
néfastes s’accumulèrent, nous commençâmes à prévoir et à annoncer que les choses
n’iraient pas loin. Nous voyions tout à la fois deux pairs de France comparaître devant
la justice, l’un comme accusé de s’être laissé corrompre, l’autre d’avoir corrompu ; un
troisième pair de France convaincu d’avoir assassiné sa femme et échappant à l’échafaud
par le suicide. Nous venions d’assister à ce procès de Rouen, où l’on vit les
gentilshommes de lettres les plus en renom de l’époque contraints d’avouer que ces
notions d’honneur que les raffinés des temps anciens conservaient, même en renonçant aux
autres vertus, s’étaient singulièrement affaiblies, puisque l’arrêt du tribunal
constatait qu’on n’était sûr de rien dans les duels, et que ces dés de mort avec
lesquels on joue son existence pouvaient être pipés. Lorsqu’au milieu de cette
situation, où les politiques étaient condamnés à l’immobilité et où l’activité des
esprits cherchait un aliment, nous vîmes le roman arriver de transformation en
transformation, du Vautrin de M. de Balzac jusqu’aux Girondins de M. de Lamartine en traversant les Mystères de
Paris et le Juif errant de M. Sue, nous jetâmes un cri
d’alarme : « Quand une situation est tendue, disions-nous, tout est grave. Quand
une coupe est remplie, une feuille fait déborder le liquide. Qu’une torche tombe sur
la terre nue et dépouillée, elle s’éteint. Qu’une seule étincelle rencontre des
matières inflammables, on voit s’allumer un incendie. Telle est la situation. Tout
semble combiné pour l’aggraver. Au moment où les idées démocratiques s’exaltent, un
ouvrage, mélange incroyable de vérités et d’erreurs, vient réhabiliter les types
d’exterminations de la démocratie de 93. Il semble que la voix du poète crie : “Voici
les vengeurs !” L’art conspire avec la poésie. Les statuettes de Robespierre
l’incorruptible, de Danton, de Marat, de Couthon, reparaissent en attendant leurs
statues. Ainsi cette barrière d’horreur et d’indignation, jusqu’ici infranchissable,
qui arrêtait les esprits sur cette pente fatale, semble au moment d’être
franchie. »
Voilà ce que nous écrivions le 6 septembre 1847, et nous
terminions en nous écriant : « Malheureuse France3 ! »
Il semble que la cause soit déjà entendue. En voyant les courants qui régnaient dans la
société et dans la littérature en 1847, nous avons pronostiqué une révolution. Cette
révolution a éclaté. M. Cuvillier-Fleury déclare après coup que le gouvernement auquel
il était dévoué était trop fort pour avoir rien à appréhender de la corruption
littéraire. Pourquoi donc s’est-il trouvé si faible devant l’anarchie ? Par une
singulière illusion, il proclame impossible cette révolution, qui a sa date dans
l’histoire. Entre nous, qui l’avons annoncée avant qu’elle se produisît, et
M. Cuvillier-Fleury, qui la nie après son avènement, qui a raison ? C’est une simple
question de fait. « C’est le Chourineur qui a tué cette société
que défendaient M. de Broglie, M. Molé, M. Guizot ! »
s’écrie
M. Cuvillier-Fleury avec une généreuse incrédulité et une surprise indignée. Ce qu’il y
a d’abord de bien certain, c’est que MM. le duc de Broglie, Molé, Guizot, malgré leur
incontestable mérite, n’ont pas réussi à défendre la société, puisqu’elle est tombée.
M. Cuvillier-Fleury trouve-t-il quelque consolation à penser qu’elle est uniquement
tombée devant Caussidière, Albert l’ouvrier et quelques émeutiers inconnus ? Je voudrais
lui laisser cette consolation ; mais, en conscience, je ne le puis.
Je remonte ici de la question de fait à la question philosophique. Le sophisme de
l’argumentation de M. Cuvillier-Fleury, c’est qu’il diminue de parti pris la place qu’a
tenue la littérature immorale, et en particulier le roman, dans l’époque dont il s’agit.
Son avis n’est pas conforme à celui de 31. M. Vitet, qui a pu juger les choses, non
seulement au point de vue littéraire, mais au point de vue politique. « Jamais,
disait cet esprit pénétrant et perspicace dans sa réponse au discours de réception de
M. Jules Sandeau à l’Académie française, jamais le roman n’avait conquis une telle
puissance, joué un tel rôle, ni fait autant parler de lui. »
À quoi pense donc
M. Cuvillier-Fleury quand il veut le confiner « au fond de quelque boutique vouée
à la littérature industrielle »
. A-t-il donc oublié que c’est dans le
feuilleton du Journal des Débats, le journal même du gouvernement de
Juillet, le journal où M. Cuvillier écrivait et où il écrit encore, que parurent les Mystères de Paris d’Eugène Sue ? À quoi pense-t-il quand il nous
reproche d’aller chercher le secret de la faiblesse de la société de Juillet dans
quelque livre souillé et oublié ? A-t-il oublié lui-même que le Juif errant, cette mise en action dramatique des principes du
socialisme, parut dans le feuilleton du Constitutionnel, le journal de
la seconde nuance gouvernementale de l’établissement de Juillet ? Étaient-ce des
boutiques industrielles que les grands journaux du gouvernement ? Étaient-ce des livres
oubliés que ceux de Balzac, qui étaient dans toutes les mains ; des livres oubliés que
ceux d’Eugène Sue, dont la librairie multipliait les éditions, quand la presse
périodique les avait déjà répandus dans toute la France ?
Il nous reste à signaler la progression logique qui contribuait à rendre nos alarmes
plus vives. Il était évident pour nous que, surtout depuis le dénouement de la question
d’Orient en 1840, le roman s’était chargé de fournir à la France l’idéal qu’elle ne
pouvait plus chercher dans la politique, dont les horizons s’étaient fermés, comme le
proclamaient MM. Duvergier de Hauranne, de Malleville, Desmousseaux de Givré du haut de
la tribune. Cela augmentait d’une manière tout à fait imprévue l’importance du roman.
Or, nous voyions qu’après Balzac, qui avait livré les hautes classes au mépris et à la
haine des classes populaires par ses tableaux pessimistes, où des vices et des désordres
exceptionnels dans les classes supérieures sont représentés comme quelque chose de
normal et d’universel, Eugène Sue était venu exaspérer les classes populaires en
exagérant leurs souffrances et leurs misères dans les Mystères de
Paris, en leur montrant dans le Juif errant les utopies
socialistes comme une issue. Nous voyions enfin Lamartine jeter, par ses Girondins, le dernier et le plus dangereux des romans, l’étincelle électrique de
la passion politique sur toutes ces matières inflammables. Alors nous ne doutâmes plus
que l’on verrait d’un jour à l’autre s’allumer l’incendie. Nous en doutâmes d’autant
moins que, comme le fait remarquer M. Vitet dans le discours auquel nous avons déjà fait
allusion : « Les peintures les moins chastes des romans d’autrefois étaient
devenues presque innocentes, attendu qu’elles n’offensaient que la pudeur, tandis que
le roman nouveau entremêlait à la licence je ne sais quelles prédications vénéneuses
contre tout ce qu’il y a de plus sacré au monde. »
Ce n’est donc pas seulement dans l’ordre historique que nous avons raison contre l’école à laquelle appartient M. Cuvillier-Fleury, en dénonçant l’importance du roman moderne et l’influence funeste qu’il a eue sur la destinée de la société. Nous n’avons pas moins raison dans l’ordre logique. Cette révolution qui a surpris cette école n’était pas fin effet sans cause. D’autres l’avaient vue venir, parce qu’ils avaient mieux surveillé les sources où les révolutions s’élaborent. Quand une avalanche se détache d’une montagne, ceux qui sont trop occupés de leur vie intérieure et qui restent chez eux, déclarent que c’est un événement fortuit que rien ne pouvait faire prévoir ; mais ceux qui, au lieu de rester chez eux, sont allés à la montagne, ceux-ci ont entendu dans les glaciers les craquements précurseurs du sinistre, et il ne faut pas leur dire, quand leur prophétie est accomplie, qu’ils ont calomnié ta société qu’ils avaient avertie.
II. État de la société et des esprits après la révolution de 1848. — Point de place pour le roman. §
Surpris ou non surpris, la situation de tous les honnêtes gens, le lendemain de la révolution de Février, est la même.
Il faut courir au sauvetage de la société naufragée. La célèbre devise : Chacun chez soi et chacun pour soi ! a disparu dans ce cataclysme inattendu, et elle a été remplacée par une devise nouvelle : Tous dans la rue, tous pour chacun, chacun pour tous ! Ce sont, chaque matin, et souvent chaque soir, des terreurs indicibles. On ne vit pas au jour le jour, on vit à l’heure, à la minute. Au moindre bruit, on prête l’oreille ; est-ce le tocsin ? est-ce le canon ? N’est-ce pas la grande voix de la multitude vociférant dans le lointain l’avènement d’un gouvernement nouveau ? Les alertes succèdent aux alertes. L’air des lampions ou le pas cadencé de la garde nationale retentissant dans la rue appelle les hommes aux armes, les femmes et les enfants aux croisées. Qu’y a-t-il encore ? Est-il vrai que la démonstration des bonnets à poil ait provoqué une démonstration démocratique et sociale ? Qu’allons-nous devenir ? Lamartine, l’auteur des Girondins, condamné à servir de digue au torrent qu’il a contribué à déchaîner, réussira-t-il, comme Orphée, à apaiser, par l’harmonie de ses périodes sonores, les passions déchaînées, et le drapeau tricolore se maintiendra-t-il, à l’Hôtel de ville, en face du drapeau rouge, son sanglant concurrent ?
Vous reconnaissez le temps du gouvernement provisoire. Ce temps a laissé dans les esprits une impression si profonde, que le jugement qu’on avait porté sur l’époque précédente en a été profondément modifié. Il semble, quand on lit les souvenirs effarés de quelques-uns de ces esprits timides, amoureux de la quiétude littéraire et du far niente des salons, que la révolution de Février ait été une espèce d’invasion de barbares se précipitant à l’improviste sur une société heureuse et bien réglée. Ils ont vu la chose, mais ils ne peuvent encore s’expliquer comment elle est arrivée. Leur pessimisme, quand ils parlent de cette époque, vient doubler l’optimisme avec lequel ils parlent des temps précédents. Tout allait si bien ! On passait ses nuits dans son lit ; on cheminait le jour dans des rues bien balayées et dans lesquelles les becs de gaz n’avaient pas été cassés ; on buvait frais et l’on mangeait chaud ; on fumait son cigare sur l’asphalte, sans entendre le cri : Aux armes ! et sans avoir à craindre une balle égarée. Il y avait des dîners, des bals, des soirées, des concerts. On n’était pas réduit à perdre ses nuits en patrouilles et à s’établir, pendant la journée, en permanence au corps de garde de son quartier, comme on le fut en 1848, bien heureux quand on trouvait le temps de déjeuner avec une omelette insuffisante et de dîner avec un morceau de pain et un cervelas plus ou moins parfumé !
Malgré les regrets et les mea culpa des oisifs littéraires, la
révolution de Février, comme tous les événements de ce monde, avait sa raison d’être.
Elle sortait de l’impuissance des uns à égaler la réalité à l’idéal qu’ils avaient
donné, et des déceptions des autres. Elle était la protestation des espérances trompées,
des aspirations déçues, l’expression de la fatigue des gouvernants et de l’ennui des
gouvernés signalé par M. de Lamartine dans une harangue fameuse. Le pays légal, comme on
disait alors, était une base trop étroite et trop faible. La logique des barricades se
trouvait élevée à sa seconde puissance. La royauté, issue d’une insurrection, demeurait
faible devant une insurrection. Malencontreux Œdipe, elle n’avait pas trouvé le mot de
l’énigme posée par le sphinx révolutionnaire. Voyant la garde nationale se déclarer
contre elle, la parole de César à Brutus : « Et toi aussi ! » lui revenait à la mémoire
et à la bouche, et, se couvrant la tête de son manteau, elle s’éloignait. Mais en
s’éloignant elle laissait les vaincus épouvantés de leur défaite et les vainqueurs
inquiets de leur triomphe. Si M. Eugène Sue eût publié à cette époque les Mystères de Paris ou le Juif errant ; M. Alexandre Dumas, Monte-Cristo ; George Sand, Jacques ou Lélia ; Balzac, la Peau de chagrin, Vautrin ou les Treize ; Frédéric Soulié, les Mémoires du Diable, ils
n’auraient pas trouvé cent lecteurs. Je vous ai dit où étaient les lecteurs des romans
pendant les premiers mois de la République, c’est-à-dire sous le gouvernement
provisoire. Tout le monde était sur le pont, comme il arrive dans un navire battu par la
tempête et où une voie d’eau s’est déclarée. Un homme d’État du régime précédent a peint
cette époque, avec autant de sens que d’esprit, par ces paroles connues : « On se
rencontrait aux pompes. »
Pouvait-on davantage écrire et lire des romans, quand on courait aux élections d’où devait sortir la Constituante ? On le pouvait si peu que Lamartine était élu dictateur par les circonstances, que George Sand, devenue l’Égérie du gouvernement provisoire, écrivait les bulletins de la République, qu’Eugène Sue songeait à se porter candidat, que Victor Hugo désertait aussi la littérature pour la politique.
Le roman n’est plus dans les livres, et la comédie n’est plus au théâtre. Le roman part pour les départements avec les commissaires de la République, il entre à la préfecture de police avec Caussidière ; il siège dans la rue de Rivoli avec les volontaires de Sobrier. Il se partage les clubs et les rues avec le drame et la comédie. Il professe avec M. Louis Blanc au Luxembourg. Ses anciens lecteurs font la patrouille, deviennent les habitués des clubs, courent aux élections, s’agitent dans les comices, distribuent des listes. La France attend avec anxiété un dénouement auprès duquel pâlit le dénouement de tous les romans connus : quelle sera cette assemblée issue du vote universel ? Que porte-t-elle dans ses flancs : la république honnête et modérée ou la république démocratique et sociale ?
Le scrutin a répondu, la Constituante arrive. Mais la préoccupation générale ne diminue pas, elle augmente. Parviendra-t-elle à siéger malgré les clubs qui parlent de la jeter par les croisées ? Deviendra-t-elle maîtresse de la plèbe parisienne, ou subira-t-elle son joug ? La parole continue, vous le voyez, à appartenir à la politique, à l’histoire ; le roman l’a perdue.
Les événements se succèdent avec une si grande rapidité, qu’ils ne laissent pas languir l’intérêt. À peine l’Assemblée constituante est-elle réunie, que la journée du 15 mai vient effrayer Paris. C’est l’effort des clubs et des journaux démagogiques contre l’Assemblée issue du vote universel, l’assaut donné à la souveraineté du peuple par la souveraineté du but. Le tambour bat le rappel dans tous les quartiers, la garde nationale accourt, l’Assemblée, un moment envahie, a tenu contre les envahisseurs, et n’a pas obéi à l’ordre de l’émeutier Hubert, qui, debout sur le bureau du président, a proclamé la dissolution de la Constituante, pendant que Barbes, las d’un trop long déguisement, abandonnait les insignes de représentant pour retourner à l’émeute, et proclamait, au milieu des acclamations joyeuses des émeutiers dansant la farandole dans le sanctuaire des lois, l’impôt d’un milliard sur les riches, impôt que tous les danseurs étaient bien assurés de ne point payer. Quel roman, si émouvant qu’il fût, aurait eu l’intérêt de ces scènes ? Qui aurait eu le temps de lire un roman dans ces journées fiévreuses où Paris, debout et en armes, vivait dans la rue ?
La république démocratique et sociale n’a pas donné sa démission. Pendant que l’Assemblée constituante songe à dissoudre les ateliers nationaux qu’elle regarde, non sans raison, comme une sorte de mont Aventin où les démagogues peuvent recruter une armée d’invasion contre la société, ceux-ci se hâtent de commencer la bataille afin de ne pas être prévenus.
Les sombres et sanglantes journées de juin se lèvent dans notre histoire. Insurrection sans précédents dans nos annales ! Ce n’est plus pour ou contre un gouvernement que l’on combat, c’est pour ou contre la société, pour ou contre la civilisation. Pendant trois jours, Paris écoute avec une stupeur fiévreuse le son du tocsin qui s’éloigne ou qui se rapproche ; le bruit du canon qui gronde dans le lointain. La grande bataille est engagée, comment se terminera-t-elle ? Presque d’heure en heure, le président de la Constituante lit les dépêches qu’il reçoit du général Cavaignac. Ce sont les généraux d’Afrique, habitués à la guerre contre les Arabes du désert, qui jouent cette terrible partie : Duvivier, Bedeau, La Moricière, Damesme, conduisent les colonnes d’attaque. Il y a un moment où le salut de la capitale semble tenir à la conduite de ces enfants de Paris qu’on appelle les gardes mobiles, recrues faites sur l’émeute et qu’on envoie contre l’émeute. Je vous laisse à penser s’il s’agit d’écrire ou de lire des romans dans ces heures néfastes.
Être ou ne pas être : telle est la question. Ceux qui se trouvaient à Paris dans ce temps n’oublieront jamais les spectacles qu’ils ont eus sous les yeux. En aucun temps cette grande capitale ne fut plus sombre et plus affligée, même aux jours sinistres du premier choléra, où elle était comme sillonnée par d’immenses chars d’où débordaient des cercueils. Quelles inquiétudes ! quelle attente ! quelle anxiété ! Comme ces rues des quartiers du centre où de longues files de femmes assises sur leurs portes faisaient de la charpie, avaient un aspect navrant ! Plus de plaisirs, plus de fêtes, plus de mouvement dans les rues sauf le galop des ordonnances qui passaient portant des nouvelles au quartier général et rapportant des ordres, et les bataillons des gardes nationales départementales accourues à Paris au secours de la société, et qui défilaient devant la salle des séances de l’Assemblée en acclamant la république et en jurant de défendre les lois et l’ordre social menacé ; le soir, à la tombée de la nuit, le vide se faisait dans les rues où l’on n’entendait que le pas mesuré des patrouilles, et si quelque passant attardé rentrait chez lui passé dix heures du soir, bientôt le qui-vive ? des sentinelles en faction l’obligeait à s’avancer à l’ordre et à produire son permis de circulation. Le combat fut long et terrible, et plusieurs fois les républicains modérés, à l’aide desquels tous les partis étaient accourus, doutèrent de leur triomphe. Je me souviens encore de la pâle et triste figure de François Arago revenant des barricades, sur lesquelles il était monté pour adjurer les insurgés de déposer les armes ; il avait vieilli de dix ans en quelques heures, et on eût dit Saturne mutilé et chassé par ses enfants. Depuis ces fatales journées, le sourire ne reparut plus sur les lèvres du vieillard désolé. Il errait au milieu de ses collègues, fidèle aux convictions de sa vie, mais sans espérance, et les ténèbres qui descendirent peu à peu sur ses yeux obscurcis qui avaient découvert des astres dans l’espace et n’avaient pas su découvrir dans le temps la véritable route de la France, lui donnèrent bientôt une ressemblance fatale avec l’Œdipe antique. Beaucoup allèrent comme lui aux barricades, mais tous ne revinrent pas. L’assassinat du général Bréa et de son aide de camp est resté comme une sombre légende de ces journées néfastes, et les annales catholiques, si riches en martyrs, conserveront toujours le souvenir de cet archevêque de Paris4, qui, semblable au bon pasteur, tomba sous une balle au champ d’honneur de la charité, martyr de son amour et de son dévouement pour son troupeau.
Enfin la victoire demeura aux défenseurs de la société, douloureuse victoire remportée dans une guerre où, des deux côtés, le sang français coulait ; victoire qui coûta cher aux vainqueurs comme aux vaincus, et qui fut trempée de larmes et de sang ! On se trouva alors plus loin que jamais des fictions décevantes qui avaient occupé et charmé les loisirs des dernières années du règne précédent. Un sentiment de tristesse rembrunissait tous les fronts, et les mesures de rigueur qu’on crut devoir prendre contre les nombreux prisonniers que la guerre sociale des journées de juin avait laissés dans les mains du pouvoir, achevaient d’attrister la situation.
Les nouvelles qui arrivaient de tous les points de l’Europe étaient presque aussi sombres. Partout l’émeute grondant au sein des capitales épouvantées ; partout des barricades, partout la guerre ; partout des misères, des souffrances, des luttes intestines. Le vent qui soufflait de Vienne et de Berlin, comme celui qui soufflait de Rome, de Venise et de Milan, apportaient une odeur de poudre et de sang. L’Allemagne et l’Italie étaient en feu. La plus auguste souveraineté du monde s’écroulait, et le bienfaiteur de Rome, le père de la liberté italienne, le doux Pie IX, était contraint par l’ingratitude et la trahison de sortir de sa capitale, après avoir vu son ministre égorgé. La Hongrie se débattait sanglante sous les armées austro-russes, et l’Italie, après avoir chassé pour un moment les armées autrichiennes, succombait à Novare.
Pendant que ces événements du dehors retentissaient chez nous, l’Assemblée constituante marchait rapidement vers le terme légal de ses travaux, en votant la Constitution. Déjà la popularité de Lamartine a été dévorée par la situation, qui court plutôt qu’elle ne marche. Le général Cavaignac, chef militaire, désigné par les circonstances, l’a remplacé. La question de présidence a été posée : Y aura-t-il ou n’y aura-t-il pas un président de la république ? — Alea jacta est, le sort eu est jeté, s’est écrié Lamartine. Il y aura un président de la république. Quel sera ce président ? Sera-ce le général Cavaignac, qui représente un service récent rendu à la société, sera-ce l’héritier du nom le plus grand des temps modernes, éclatant souvenir qui devient une espérance ? Les idées et les intérêts se jettent ardemment dans cette nouvelle lice qui leur est ouverte. Un président de république, une Chambre nouvelle à nommer, il y a là de quoi occuper tous les esprits, et le présent se précipite à la recherche de l’avenir, qui dépend de ces deux votes. La fièvre électorale qui a marqué le dernier mois de l’existence du gouvernement provisoire recommence avec une intensité nouvelle. Ne parlez pas à cette société affairée, préoccupée, inquiète, d’autre chose que des scrutins de listes et du scrutin présidentiel du 10 décembre. Elle ne vous écouterait pas, elle ne vous entendrait pas ; cette locomotive que la vapeur emporte n’a qu’un but, et elle y court. Eussiez-vous le talent de Balzac multiplié par celui de Lamartine, et pussiez-vous mettre le style de George Sand au service de l’imagination d’Alexandre Dumas, elle ne lit plus que des bulletins de vote, des professions de foi, des articles de journaux pour ou contre l’une des deux candidatures présidentielles, les avis des deux comités rivaux, et bientôt les nouvelles qui arrivent des départements. Quel est le nom qui triomphera, celui du général Cavaignac, vainqueur de l’insurrection socialiste de juin, ou celui du neveu de l’empereur ?
III. Situation de la société et des esprits de 1849 à 1852. — Le roman devenu impossible même après 1852. §
Le nom de Louis-Napoléon l’emporte de plusieurs millions de votes. Bientôt après, la
Constituante fatiguée termine sa carrière et la Législative arrive pour ouvrir la
sienne. Ce sont de nouvelles préoccupations, de nouvelles inquiétudes qui tiennent la
France en éveil. D’abord, presque au début des séances de la Législative, le parti
vaincu dans les élections, M. Ledru-Rollin en tête, essaye une espèce d’insurrection de
tribune, en déclarant la Constitution violée par l’expédition française à Rome.
— « Vous êtes un jésuite ! »
crie à M. Thiers le fougueux orateur de la
gauche, et celui-ci, prophétisant la journée du lendemain, lui répond : « Vous
êtes un factieux ! »
Le lendemain, en effet, l’insurrection, proclamée aux
Arts et Métiers, éclate dans la rue. Elle marche sur deux colonnes vers l’Assemblée ;
mais, enveloppée et chargée dans sa marche par la cavalerie du général Changarnier, elle
est dissipée avant d’arriver à son but. Ce sont de nouvelles émotions pour Paris et la
France, qui n’ont nul besoin, pour occuper des loisirs qui leur manquent, de porter à
leurs lèvres la coupe enivrante où le roman verse sa liqueur capiteuse. La tribune de
l’Assemblée nationale continue à être le point de mire des esprits ; c’est la discussion
sur l’expédition romaine qui y monte avec M. Odilon Barrot et M. de Tocqueville, et
provoque de terribles prises d’armes entre M. de Montalembert et M. Victor Hugo.
C’est la loi de la liberté d’enseignement, présentée par M. de Falloux, défendue par l’élite des orateurs catholiques de la Chambre, et qui, après un long débat, triomphe, grâce à un discours de M. Thiers. Puis les ombrages commencent à naître entre le président de la république et la majorité. La lutte, d’abord latente et soigneusement dissimulée des deux côtés, se dessine d’une manière plus marquée ; elle éclate, s’assoupit un moment pendant la discussion sur la loi électorale du 31 mai, acceptée par un grand nombre comme une transaction, et qui n’est qu’un armistice, mais c’est pour renaître de nouveau.
Tous les esprits avisés commencent à prévoir qu’elle ira à l’extrême. Dans les alternatives de cette lutte, qui a ses péripéties et ses intermittences, les grands débats parlementaires continuent à absorber les intelligences, et les graves événements du dehors viennent mêler leur intérêt à la crise du dedans. Le pape est rentré à Rome, dont une armée française, conduite par le duc de Reggio, lui a rouvert les portes au prix de son sang. L’Autriche, victorieuse des insurrections nationales qui Font mise aux prises avec les éléments disparates dont se compose son vaste empire, semble se rasseoir. L’Allemagne, pareille à un volcan qui exhale encore une fumée mêlée de quelques jets de flamme, mais dont la lave se refroidit, cherche son équilibre. Toutes les nations, y compris l’Angleterre, ont les yeux fixés sur la France devenue le spectacle de l’univers, en même temps qu’elle est pour ses propres enfants, spectateurs eux-mêmes des phases du drame qui se déroule sous leurs yeux, le plus intéressant des théâtres.
À mesure que la crise fait des progrès, l’attention redouble. Quelquefois des scènes d’une majesté inexprimable viennent remuer toutes les âmes, comme le jour où Berryer, frappant de la main cette tribune toute frémissante des accents de son éloquence, s’écrie d’une voix prophétique que le jour approche où elle restera muette. L’éparpillement des volontés s’accroît, en effet, dans l’Assemblée à mesure qu’on approche des événements. Les partis contraires sont pleins de défiance les uns contre les autres. En même temps des voix menaçantes sèment partout l’alarme, en signalant l’échéance du mois de mai 1852 comme la crise finale dans laquelle la société doit disparaître, en pourvoyant à la fois à l’élection d’une assemblée et d’un président. Les prophètes de malheurs déclarent qu’ils ont vu le spectre rouge se lever à l’horizon. Les républicains extrêmes prennent un plaisir puéril à cette fantasmagorie qui les grandit dans leur propre opinion, et se drapent dans ce reflet de la terreur. Les esprits sagaces commencent à prévoir que l’Assemblée, avec la diversité de ses volontés et les tiraillements des opinions nombreuses qui s’agitent dans son sein, aura le dessous dans ce duel contre l’unité de volonté et la suite dans les desseins. La lassitude publique, la crainte de l’avenir doublée par les souvenirs du passé, le désenchantement succédant aux espérances évanouies, ont préparé la voie à une nouvelle phase. Comment, au milieu de cette fièvre de l’appréhension et de l’attente, s’occuperait-on d’autre chose que de la situation qui tient tous les intérêts et toutes les opinions en suspens ? Quelle attention pourraient obtenir des fictions, au milieu de ces menaçantes réalités ? L’atmosphère politique est chargée d’électricité. Les uns espèrent, les autres craignent, tout le monde attend un événement.
Cet événement, c’est le coup d’État du 2 décembre. Le nœud gordien qui n’a pu être
dénoué se trouve tranché. Pendant quelque temps, les circonstances qui ont accompagné le
coup d’État laissent les esprits dans une sorte de stupeur. Un certain nombre
d’intelligences, qui n’étaient pas préparées à ce résultat, se demandent si le réel est
possible. Quoi ! voilà le dénouement de tant d’espérances et de ces longs efforts tentés
pour acclimater chez nous un gouvernement à l’anglaise ! On avait rêvé des luttes de
Pitt, de Burke et de Fox dont les luttes des Guizot, des Berryer, des Thiers et des
Dufaure semblaient un écho éloquent, et l’on se réveillait sous un maître ! La toge,
pendant trente-cinq ans maîtresse, cédait la place à l’épée, et la devise de Cicéron se
trouvait retournée par les événements ! Après le coup d’État du 2 décembre, chacun
comprit qu’on était sur la pente d’un nouvel empire. Arriverait-on jusqu’au bas de cette
pente ? Beaucoup le croyaient, d’autres restaient incrédules. Au bout, d’un an, la
question fut résolue. « L’Empire était fait »
, comme l’avait dit un jour
M. Thiers dans un des derniers discours qu’il ait prononcés à l’Assemblée législative :
il ne lui restait plus qu’à se manifester, il fit bientôt son avènement.
Il se produisit alors un mouvement imprévu dans les régions littéraires. L’avènement de l’empire et la fin du gouvernement parlementaire avaient jeté sur le rivage les épaves politiques et littéraires du régime qui venait de sombrer. S’il fallait chercher dans l’histoire une époque analogue à celle-ci, je crois qu’aucune autre phase n’eut plus de rapport avec celle à laquelle nous avons assisté, que la phase de l’histoire de Rome qui vint immédiatement après la bataille de Pharsale et la chute du parti de Pompée, quand César à lui seul remplissait Rome et que tous les grands personnages qui se disputaient naguère le consulat et les magistratures, qui tenaient le premier rang au sénat et parlaient au peuple du liant de la tribune aux harangues, se trouvèrent obligés de descendre de la scène et de se réduire au rôle de simples spectateurs. Alors tous ces consuls sans faisceaux, ces magistrats sans magistratures, ces orateurs sans tribune, ces généraux sans soldats, qu’on voit s’agiter dans la curieuse correspondance de Cicéron, ne rappelèrent pas mal ces héros des Champs-Élysées qu’Énée, dans sa descente aux enfers, rencontra prêts à se livrer, sur leurs chars vides, à des simulacres de combats, vaines images de leurs occupations pendant leur vie, stérile amusement de leurs loisirs éternels !
Plus heureux que les héros de l’Élysée décrits dans l’Énéide, et que les consulaires de Rome après la chute de la République et le triomphe de César, on vit plusieurs des hommes qui avaient rempli les premiers rôles sous le régime qui venait de tomber, venir chercher dans la république des lettres, premier berceau de leur talent, un asile glorieux pour eux et utile à leur pays.
Ce fut alors que M. Guizot, rendu à ses études historiques par la politique, publia sur l’histoire d’Angleterre de nouveaux et importants travaux, dans lesquels ou retrouve l’esprit naturellement lumineux de l’historien éclairé par la pratique des affaires longtemps conduites par l’homme d’État. M. Thiers revint avec plus de zèle et plus de suite que jamais et avec une expérience de plus, à sa grande histoire du Consulat et de l’Empire, qu’il devait enfin terminer. M. Villemain écrivit des Souvenirs contemporains remplis de confidences ingénieuses sur les personnages qu’il a connus, les temps qu’il a vus, avec un retour plutôt indiqué qu’exprimé vers les hommes et les choses de notre temps ; écrits où l’histoire acquérait le mérite de l’à-propos, et où la grâce et le piquant de la forme, les sous-entendus spirituels, les embûches tendues par l’épigramme, donnaient un nouveau prix à l’intérêt du fond. Il publia, en outre, ses Cent-Jours, qui rapprochaient, non sans intention, la fin de l’ancien empire des commencements du nouveau, en évoquant malignement un couchant devant une aurore. Nous nous rappelons encore les soirées où un certain nombre d’élus furent admis, dans le printemps de 1852, à entendre la lecture de trois ou quatre chapitres de ce livre où revivaient les figures les plus intéressantes de cet épisode de 1815, Napoléon lui-même, Madame de Staël, son illustre ennemie ; Benjamin Constant, si ardent, si ondoyant et si faible ; Fontanes, cet Athénien de Paris, dont M. Villemain, son élève préféré, aime à évoquer le souvenir ; Lemercier, avec son austérité républicaine ; le naïf Simonde de Sismondi, et toute la génération de cette époque, aujourd’hui presque entièrement couchée dans le tombeau. C’était dans le salon de M. Desmousseaux de Givré, son beau-frère, esprit lettré et libéral, caractère honnête et indépendant, mais tourné à l’opposition, que ces lectures avaient lieu. M. et madame Desmousseaux de Givré, qui faisaient avec tant de grâce les honneurs de ces soirées vraiment littéraires, ne sont plus. Parmi les auditeurs qui s’émouvaient à la lecture du chapitre plein d’intérêt dans lequel M. Villemain raconte l’effet que produisit sur le salon de Madame de Staël la nouvelle de l’évasion de Napoléon de l’île d’Elbe, et le saisissement de cette jeune Anglaise qui, assise au piano, laissa tout à coup expirer sous ses doigts la mélodie commencée, comme si elle avait eu l’intuition de la mort prochaine de son fiancé qui servait dans les gardes anglaises et était attaché comme aide de camp au duc de Wellington, plusieurs ont déjà cessé de vivre, tant la scène du monde change vite !
Vers la même époque, M. Cousin, autre naufragé du gouvernement parlementaire, commençait, à la suite de madame de Longueville, dans le dix-septième siècle, ce voyage d’investigation dont il a rapporté de si intéressantes remarques, des observations ingénieuses, de piquantes révélations sur les femmes de cette époque, madame de Sablé, madame de Rambouillet, la comtesse de Maure, la princesse de Guéménée, la mère Agnès de Port-Royal, la mère Angélique, mademoiselle de Scudéry. On s’arrachait, dans les maisons où le culte de la littérature s’était conservé, ces livres où l’exactitude de l’histoire s’accordait avec les grâces moins austères du roman. Les esprits graves insinuaient bien tout bas que l’auteur était un peu romanesque pour un philosophe, et s’étonnaient de l’espèce de curiosité passionnée avec laquelle il poursuivait les plus petits détails de la vie de l’héroïne de son épopée ; mais les gens du monde se montraient reconnaissants envers cette aimable érudition qui leur apportait les fleurs en se réservant les épines, et les véritables lettrés lisaient, avec une admiration mêlée de plaisir, ces pages dans lesquelles l’auteur parle avec une rare facilité la langue du dix-septième siècle, qu’il a apprise dans le commerce de ces femmes charmantes et spirituelles et de ces bons et beaux esprits dont il semble être devenu le contemporain et le commensal.
M. de Rémusat, rendu à ses loisirs, touchait un peu à toutes choses, comme les abeilles, à la philosophie, sur le terrain de laquelle sa plume court les aventures, à l’histoire, où il poursuit son idéal perdu, et par l’histoire à la politique.
M. Vitet retrouvait pour l’art l’amour de sa jeunesse ; son esprit, éclairé par l’étude et l’observation, jetait sur les questions artistiques et archéologiques de vives lumières.
M. de Montalembert, sans abandonner les luttes politiques et religieuses qui avaient rempli dix-huit années de sa vie, ressaisissait le filon précieux qui avait ravi ses regards sur le seuil de sa poétique jeunesse. L’historien de Sainte Élisabeth de Hongrie préparait son grand travail sur les Moines d’Occident.
C’est ainsi que les écrivains enlevés aux lettres vingt et un ans plus tôt par la révolution de 1830 et introduits par elle dans les affaires, et d’autres écrivains plus jeunes qui avaient pris part avec eux aux grandes luttes de la politique, revinrent à leurs études, et produisirent, au commencement du nouvel empire, le mirage d’une sorte de renaissance littéraire.
Cependant le roman ne reparaissait pas encore, ou du moins il avait perdu le privilège de préoccuper vivement l’attention publique. Était-ce que les romanciers qui avaient occupé la scène littéraire pendant la dernière période du gouvernement de Juillet avaient comme épuisé les combinaisons de nature à intéresser le public, et en était-il du roman comme de ces terres fatiguées qui ont besoin de rester en jachères avant d’être de nouveau fécondées ? Ou bien encore, les écrits dont il a été parlé plus haut plaisaient-ils à une fraction du public par la pointe d’opposition cachée qu’on y cherchait et qu’on y trouvait presque toujours, tandis qu’il ne pouvait trouver le même charme dans de pures fictions faites pour plaire uniquement à des esprits tranquilles et entièrement rassurés sur l’avenir ? Sans doute l’une et l’autre de ces deux explications doivent être accueillies comme se partageant la solution du problème posé.
Dans les premiers temps qui suivirent l’établissement du second empire, il y avait une redoutable inconnue à dégager de la situation. Les craintes du désordre et de l’anarchie s’étaient éloignées. L’avènement d’un gouvernement militaire armé d’une immense force matérielle donnait à chacun la confiance que la licence ne prévaudrait pas sous le nouveau régime, au moins pour longtemps, et le silence imposé aux journaux qui représentaient les différents systèmes d’idées produisait à la surface l’effet, sinon d’une pacification générale, au moins d’un apaisement. Mais dans les régions où l’on réfléchissait encore, on se demandait si le second empire ne sombrerait pas sur un autre écueil qui avait déjà vu périr le premier. Gouvernement venu par l’épée, pourrait-il éviter de tirer l’épée ? Ne serait-ce pas pour lui une nécessité de demander à la gloire le prestige dont la toute-puissance a besoin pour se faire accepter ? Ne serait-il pas amené à chercher au dehors cet intérêt que le pays trouvait naguère dans le jeu de ses institutions ? Que résulterait-il de ce choc presque inévitable ? Dans quelles dispositions, dans quelle situation trouverait-il l’Europe, séparée ou unie ? Ferait-il la guerre seul ou avec des alliés ? Rencontrerait-il contre lui une nouvelle coalition ? Telles étaient les interrogations que s’adressaient les augures de la politique quand cette grande et ancienne question d’Orient, qui pèse comme un problème menaçant sur le monde, venant à se rouvrir, on vit éclater la guerre de Crimée. On se rassura d’abord en voyant l’Angleterre et la France marcher ensemble contre la Russie. Puis les inquiétudes et les incertitudes reparurent lorsque la longue et énergique défense de Sébastopol fit douter les optimistes eux-mêmes du succès de la campagne.
Nous nous rappellerons tant que nous vivrons le sombre et triste hiver de 1854 à 1855, pendant lequel notre armée resta campée devant Sébastopol, protégé par le courage opiniâtre des Russes et le génie de Totleben, l’Archimède de cette nouvelle Syracuse. On désespéra un instant de la prise de la ville, et l’on se demanda si notre armée pourrait attendre jusqu’au printemps. Les bulletins arrivant de Crimée étaient l’unique préoccupation de tous les esprits, et on se les arrachait comme autrefois les comptes rendus des séances orageuses de l’Assemblée. La voix du canon avait remplacé celle de la tribune, et tout se taisait pour l’écouter. Le doute était entré dans bien des esprits ; on appréhendait un désastre, et l’ombre était descendue sur plus d’un front.
Tant de combats sanglants, tant d’efforts demeurés inutiles, ces trépas militaires si multipliés qu’il n’y avait pas, pour ainsi dire, une famille française qui ne fut en deuil, ne laissaient pas aux esprits le loisir de s’occuper d’autre chose que de Sébastopol héroïquement attaqué, héroïquement défendu. L’heure des fictions n’était pas encore arrivée. Cette iliade glorieuse se déroulant non loin des lieux où l’antiquité veut qu’Iphigénie, dont le sang devait ouvrir le chemin de Troie aux Grecs et au génie d’Homère le sujet de son immortelle Iliade, ait été transportée par Diane, occupait toutes les âmes. Qui donc aurait eu l’esprit assez frivole et le cœur assez sec pour lire à cette époque un roman ? Quelques lettrés se demandaient si la guerre de Crimée n’aurait pas, pour le régime nouvellement établi, l’effet qu’eut sur les destinées d’Athènes la guerre de Sicile entreprise par les conseils du jeune Alcibiade quatre cents ans avant l’ère chrétienne. Toute une saison s’écoula dans ces noires préoccupations entrecoupées de quelques espérances. Notre armée et l’armée russe, acharnées au combat comme deux lutteurs, tantôt se mesuraient des yeux, tantôt se prenaient corps à corps, soit dans les mines et les contre-mines, soit dans les tranchées, contre lesquelles les Russes, devenus assiégeants d’assiégés, se ruaient avec un courage désespéré et recommençaient sans cesse leurs attaques de nuit. Là grandissaient des noms militaires qui avaient commencé à paraître dans l’Algérie, cette conquête de la Restauration devenue la grande école de la guerre, et qui nous a donné tant d’illustres officiers généraux, depuis La Moricière, Bedeau, Changarnier, Cavaignac, jusqu’à Bosquet, Canrobert et Pélissier, à qui était réservé l’honneur de terminer la campagne par ce terrible assaut de la Tour Malakoff, qui nous coûta tant de soldats, mais nous assura la victoire.
Sébastopol était pris. La Russie s’avouait vaincue et demandait la paix. Le canon des Invalides, en annonçant ces nouvelles, dissipait ce nuage noir et rempli de menaces qui obscurcissait l’horizon. Non seulement il était prouvé que nos armes avaient conservé leur ancien ascendant, ce qui ne pouvait étonner personne ; mais l’attitude de l’Autriche et de la Prusse, pendant la lutte, avait suffisamment indiqué que le nouvel empire, sauf le cas où il se produirait des circonstances nouvelles, n’avait point à appréhender une coalition européenne.
Dès lors l’on entrevit des loisirs qui permettraient aux esprits délivrés de leurs sollicitudes et de leurs craintes, de chercher des distractions. L’épreuve que l’on avait appréhendée était traversée. La réalité devenait moins absorbante et moins poignante. On avait du temps devant soi ; on allait chercher à l’employer. L’imagination rouvrait ses ailes ; les romanciers, longtemps abandonnés ou négligés, pouvaient retrouver en partie la faveur perdue ; le cercle se reformait autour des conteurs.
Livre deuxième.
Renaissance du roman §
I. Symptômes littéraires. — Principales divisions. — Les grands romanciers d’avant 1848 : — Eugène Sue. — Alexandre Dumas. — George Sand. — Jules Sandeau. §
Quand vient l’époque où les romanciers commencent à rentrer en faveur auprès du public, il est impossible de ne pas être frappé d’un premier symptôme : le temps des romans de longue haleine qui rappelaient les innombrables volumes de mademoiselle de Scudéry est fini. On ne voit plus de ces compositions gigantesques comme les Mystères de Paris, Monte-Cristo, le Juif errant, contre lesquelles les romanciers du second plan, qui vont passer sur le premier, Henry Mürger, Gérard de Nerval, Champfleury, commençaient à protester très énergiquement dès 1848. Ces créations sont reléguées parmi les créations antédiluviennes de l’art et les mastodontes de la littérature. Un volume, deux volumes au plus, c’est tout ce que comporte la fécondité des écrivains ou tout ce que supporte la curiosité des lecteurs. Une seule exception peut être citée à l’encontre de cette règle, c’est la publication des dix volumes des Misérables de M. Victor Hugo, qui, par l’éclat de sa renommée et la supériorité de son talent, crut avoir le droit de se mettre au-dessus du niveau commun.
Il y a peut-être une raison morale à cette réduction matérielle du roman, et nous croyons qu’un critique sagace, M. de Pontmartin, en a eu l’intuition dans une étude sur l’esprit littéraire en 18585. Évidemment la littérature en général, et le roman en particulier, ont éprouvé une déchéance en 1852. Après avoir exercé une influence presque souveraine à l’aide des institutions politiques qui avaient fait de la presse un quatrième pouvoir dans l’État, après s’être cru chargé de donner un nouvel idéal à la France, le roman est tombé de ces hauteurs dans une position voisine de l’impuissance et du mépris. Suspect à un grand nombre de personnes, à cause du rôle qu’il avait joué, et entouré d’institutions nouvelles qui fermaient à l’esprit littéraire les horizons ouverts autrefois devant lui, il a eu le sentiment de sa déchéance, il s’est fait petit pour être reçu. Au début de sa renaissance, il a borné son ambition à trouver des lecteurs. Les utopies, les systèmes littéraires, les doctrines philosophiques, l’art lui-même, tout s’est effacé devant une considération unique, celle du succès, qui, du bas de la société jusqu’au faîte, semblait être devenue la loi universelle. Quand je parle du succès, il s’agit ici exclusivement du succès d’argent. Réussir pour s’enrichir ou pour mener une folle vie, tel a été le mobile de la plèbe littéraire que le critique plus haut cité a pu partager sans injustice en positifs et viveurs. On a donc cherché par quelles routes on arriverait au but. On s’est demandé comment on pourrait réveiller la curiosité endormie, quels étaient les instincts qu’on avait le plus d’intérêt à flatter, les passions auxquelles il fallait complaire, les faiblesses qu’il fallait courtiser.
Avec des visées aussi humbles, il était difficile que l’on arrivât bien haut, d’autant
plus que le niveau de la société elle-même avait baissé. Je ne voudrais pas être accusé
de pessimisme, et je sais qu’on a mauvaise grâce à médire de son temps ; cependant il
est impossible de ne pas reconnaître qu’en sortant des épreuves de la révolution de
Février, la société valait moins qu’en y entrant. Pour me servir d’une expression qu’un
écrivain spirituel a appliquée au roman lui-même, elle ne se convertissait pas, elle se
rangeait ; je veux dire qu’elle renonçait en même temps aux chimères dangereuses et aux
espérances légitimes, à l’utopie et à l’idéal, qui n’est pas une utopie, afin de ne plus
songer qu’aux jouissances physiques et aux intérêts matériels, pour lesquels elle
espérait trouver dans son nouvel état de plus fortes garanties. Il y a un mot qui peint
l’idée dominante du monde avec lequel le roman contemporain allait avoir à compter :
« Enfin, on va pouvoir faire des affaires ! » Sans prendre à la lettre la phrase célèbre
du prince de Talleyrand : « Les affaires, c’est l’argent des autres »
, il
sera permis d’ajouter que les distractions littéraires que pouvaient goûter les hommes
si exclusivement absorbés par les intérêts matériels et les affaires ne pouvaient pas
être d’une nature très élevée. Ce qu’ils demandaient, c’était simplement une
distraction. Il fallait que cette distraction fût courte, qu’elle secouât fortement ces
esprits alourdis par la poursuite de l’argent. Ou demandait aux écrivains ce qu’on
demande aux chemins de fer, d’aller vite et de ne pas s’arrêter trop souvent, ou plutôt
on demandait des trains express à la littérature. Elle exécuta la commande. C’est ainsi
que nous nous sommes enrichis des romans de la bibliothèque dite des chemins de fer.
Que devenait donc ce Paris lettré, aux goûts délicats et fins, ce Paris athénien dont les salons ont toujours exercé une si grande influence sur les lettres ? Ceux qui feraient une pareille question ne tiendraient pas assez compte de la révolution qui s’est faite depuis douze ans à Paris. Avec ses murailles reculées jusqu’aux fossés des fortifications, son territoire doublé, sa population de quinze cent mille âmes, l’immense mouvement d’affaires qui amène dans ses murs une immense population formée des éléments les plus hétérogènes, Paris est devenu une cité cosmopolite, un gigantesque hôtel garni qui trouve sa personnification la plus vraie dans le Grand-Hôtel ou l’Hôtel du Louvre. Le Paris lettré, le Paris athénien, le Paris parisien s’est comme fondu dans cette fournaise. Il n’existe pour ainsi dire plus, donc il n’a plus d’influence. On ferait un méchant calcul en essayant de travailler pour les salons, oasis équivoques et à la population mêlée, perdues dans l’immense Babylone. On travaille pour des appétits moins raffinés et moins délicats, mais plus ouverts, pour ce Gargantua qu’on appelle encore Paris et qui n’est plus Paris, pour ce gros public venu de tous les points de l’horizon, qui est le grand consommateur en romans comme en victuailles. Il lui faut chaque jour du nouveau, mais il chicane peu sur la qualité. Servez-le vite et renouvelez les plats souvent, c’est tout ce qu’il demande. Voilà pourquoi les romans se multiplient et se raccourcissent. Quelqu’un n’a-t-il pas dit, en parodiant le mot de Joseph de Maistre, que « les sociétés ont les littératures qu’elles méritent », ce qui accuse, les sociétés sans justifier ceux qui se prêtent à servir leur goût perverti.
Les romanciers, dont nous aurons à parler dans la suite de ces études, peuvent être classés en trois catégories :
Ceux qui occupaient le premier plan avant la révolution de 1848 et qui continuèrent à écrire pendant cette nouvelle période ;
Ceux qui, placés sur le second plan, passèrent sur le premier, et atteignirent l’apogée de leur talent ou au moins de leur renommée ;
Ceux enfin qui, inconnus avant 1848, commencèrent à écrire de l’autre côté de cette date, et sortirent du mouvement des faits et des idées qui se dessina après la chute de la république de 1848 et à l’époque de l’avènement de l’empire de 1852.
Au nombre des premiers, nous rencontrons Eugène Sue pendant quelques années seulement, et, jusqu’au jour où nous écrivons, les trois survivants de la littérature du gouvernement de Juillet, Alexandre Dumas, George Sand, Jules Sandeau.
Nous mettons à part Victor Hugo, qu’on ne saurait ranger dans la catégorie des romanciers proprement dits, à cause de cette espèce d’universalité littéraire qui lui permet de toucher au drame, à l’épopée, à l’ode, à l’élégie, à l’histoire, et de la nature des Misérables, qui sont un poème, une invective historique, un pamphlet politique, une thèse philosophique et sociale, aussi bien qu’un roman.
Nous mettons également à part M. Michelet, dont la Sorcière, à cause de la forme complètement romanesque du livre, de la personnification de l’idée qui en est le sujet dans une figure qui conserve son identité à travers les diverses phases de l’histoire, et de la part principale donnée à l’imagination, nous a semblé rentrer dans le cadre de notre tableau, sans que cependant M. Michelet puisse être confondu avec les simples romanciers, desquels il se distingue par son savoir, son érudition d’historien et sa passion d’homme de parti.
Dans la seconde catégorie, nous aurons surtout à parler de MM. Paul Féval, Mürger, connu seulement par quelques vers, Champfleury, Gérard de Nerval ; les trois derniers issus des diverses espèces de ce genre qu’on a appelé la bohème littéraire, et qui a joui d’une faveur exceptionnelle dans ces derniers temps.
Les romanciers complètement nouveaux, sur lesquels nous étudierons le flot littéraire le plus récent qui ait jailli du roman, sont MM. Paul de Molènes, Ponson du Terrail, Dumas fils, About, Feydeau, Flaubert, et, dans une certaine mesure, Octave Feuillet, qui n’avait encore publié aucun roman sous son nom.
Nous n’avons pas la prétention, on le voit, de faire le dénombrement de tous les romanciers et d’évoquer devant le lecteur tous les romans qui ont paru depuis douze ans. Ce serait là une œuvre aussi fastidieuse pour le lecteur que pour le critique. Nous apprécierons cette littérature sur ses échantillons les plus remarquables, sur ceux qui ont obtenu le plus de vogue.
Dans la conclusion, nous présenterons quelques réflexions sur l’ensemble du mouvement de ce genre de littérature pendant la période dont il s’agit, et sur l’effort tenté pour concilier le roman avec la morale catholique, réaction déjà sensible dans les ouvrages de M. Octave Feuillet.
§ 1. — Eugène Sue. — Alexandre Dumas. §
De courtes réflexions suffiront pour les romanciers dont la grande renommée date d’avant 1848. Nous les avons appréciés ailleurs6, et il y a trop peu de modifications dans leur talent et dans leurs idées pour motiver une appréciation développée.
Eugène Sue avait été envoyé, tout le monde le sait, à l’Assemblée législative, lors des réélections de l’année 1849, par les électeurs populaires de Paris, c’est-à-dire par les plus nombreux et les plus enthousiastes de ses lecteurs. Ce romancier prolixe demeura assis comme un hôte silencieux sur les bancs de l’Assemblée législative. Il ne parut pas une seule fois à la tribune, et sa présence seule témoigna en faveur des idées socialistes, au service desquelles son talent s’était enrôlé. Quand l’événement du 2 décembre 1851 le chassa de la scène où le roman utopiste l’avait conduit, il retourna à la littérature ; mais les années surnuméraires pendant lesquelles il vécut n’ajoutèrent rien à sa renommée. Il ne creusa pas un nouveau sillon, il continua l’ancien. Ses œuvres les plus lues furent toujours les Mystères de Paris et le Juif errant, dont les nombreuses rééditions illustrées allèrent porter les principes subversifs de l’auteur dans les ateliers, et, continuant son œuvre même après sa mort, perpétuèrent son influence funeste. Il y a deux manières de servir les niasses populaires : améliorer leur situation morale et matérielle, les aidera supporter les maux inhérents à la condition imparfaite des sociétés humaines. La première mission est la plus haute, mais qu’elle est difficile, et combien est petit le nombre des hommes appelés à la remplir ! La seconde, quoique inférieure, est belle et honorable encore. Alors même qu’on ne peut guérir les blessures, il est digne des bons esprits et des bons cœurs de les panser et d’adoucir ainsi la souffrance. Eugène Sue ne remplit ni l’un ni l’autre rôle ; il irrita les plaies des classes populaires et rendit leurs souffrances plus intolérables en faisant luire devant leurs regards les horizons fuyants d’une irréalisable utopie. La mort le surprit dans ce labeur ingrat et coupable, et, tristement fidèle à son rôle, ce soldat de l’idée, comme l’appelèrent ses amis, demanda en mourant à ne pas reposer sur la croix du Christ qu’il avait combattu.
Alexandre Dumas, fatigué par une longue production, et semblable à ces arbres qui perdent de tout côté leur sève, est désormais au-dessous de lui-même. Aucun de ses nouveaux ouvrages n’égale les premiers. Les branches anciennes se couvrent encore de feuillage, mais aucun rameau ne s’élance du tronc noir que les aimées ont durci ; cet écrivain éparpille son temps et son travail sur les grandes routes du monde et sur celles de la renommée. Il poursuit les aventures, jette son nom à tous les échos sonores et se fait l’écuyer et le barde de Garibaldi. On dirait qu’il cherche des couleurs pour sa palette épuisée et un nouvel idéal, afin de remplacer l’idéal perdu. Au moment où nous écrivons ce livre, on annonce la suite de ses Mémoires, et, comme si les lauriers de son contemporain et de son rival l’empêchaient de dormir, il oppose « Alexandre Dumas raconté par lui-même » à Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie.
§ 2. — George Sand. §
Il est impossible de parler avec la même brièveté de George Sand après 1848. D’abord
elle a conservé sa verve, et ses romans, qui n’ont cessé de se succéder, ont continué
à trouver de nombreux lecteurs et à exercer une action considérable sur l’imagination
du public. Puis elle a écrit sur elle-même dix volumes de confidences
autobiographiques, morales, philosophiques et littéraires, qui jettent naturellement
de rives lumières sur l’histoire de son talent et aussi sur celle de son âme. Dans
l’Histoire de ma vie, c’est le titre de ses Mémoires, George Sand ne parle pas seulement d’elle-même. Elle commence ses
confessions, qu’elle ne finit guère, ce dont je lui sais gré, par les confessions de
sa famille, qu’il n’était ni de son devoir ni de son droit de faire. Grâce à ce livre,
le lecteur apprend que l’auteur d’Indiana descend indirectement du
maréchal de Saxe, et par conséquent de l’électeur Auguste II, roi de Pologne. Elle
donne la confession de sa grand’mère, fille naturelle du maréchal de Saxe, celle de
son père, M. Dupin de Francueil ou de Saxe (il aimait à prendre ces deux noms), et de
sa mère, Sophie-Victoire-Antoinette Delaborde, sans parler des personnages
accessoires. Quels sont les motifs qui ont pu décider madame Sand à remonter si haut
en arrière, et à consacrer plusieurs volumes à mettre le public dans le secret de la
vie intime de ses parents et de ses grands parents ? Faut-il accepter, les yeux
fermés, ceux qu’elle donne elle-même en ces termes : « J’affirme que je ne
pouvais pas raconter et expliquer ma vie sans avoir raconté et fait comprendre celle
de mes parents. C’est aussi nécessaire dans l’histoire des individus que dans
l’histoire du genre humain. Lisez à part une page de l’histoire de la Révolution et
de l’Empire ; vous n’y comprendrez rien si vous ne connaissez toute l’histoire
antérieure de la Révolution et de l’Empire, et pour comprendre la Révolution ou
l’Empire, encore vous faut-il connaître toute l’histoire de l’humanité. Je raconte
ici une histoire intime. L’humanité a son histoire intime dans chaque homme. Il faut
donc que j’embrasse une période d’environ cent ans pour raconter quarante ans de ma
vie. »
Sans le vouloir, sans le savoir peut-être, madame Sand adopte ici le dogme du péché
originel en l’exagérant. Si tout chapitre d’histoire particulière doit commencer par
l’histoire universelle, toute biographie particulière doit commencer par celle
d’Adam ; le premier homme explique tous les hommes. J’ai dit que madame Sand exagérait
le dogme du péché originel ; voici en quoi consiste cette exagération. Quand on a lu
ses dix volumes, il n’est guère possible de ne pas se ranger à l’avis d’un critique
distingué, M. Cuvillier-Fleury, qui, après les avoir étudiés avec une scrupuleuse
sollicitude, ne peut s’empêcher d’attribuer les accusations dirigées par madame Sand
contre ses proches, au désir de se justifier elle-même. Avec le sang d’où elle sort,
la famille au sein de laquelle elle a vécu, les exemples qui lui ont été donnés par
ses parents et ses grands-parents, l’éducation qu’elle a reçue, elle devait penser ce
qu’elle a pensé, agir comme elle a agi ; c’était écrit. Oui, il était écrit que si
elle devenait auteur, elle écrirait Indiana, Lélia, Jacques, Leone
Leoni, et tous ses autres ouvrages. Sans doute madame Sand n’avance pas
directement une proposition aussi étrange ; mais cette proposition est la conséquence
naturelle de son récit. C’est plus qu’une influence morale, c’est une fatalité morale
qu’elle attribue à la famille, à l’éducation, à toutes les circonstances du foyer et
des premières années de la vie. Elle exagère à plaisir la faiblesse de son caractère,
le défaut d’initiative de son esprit pendant sa prime jeunesse. Dans l’excès d’une
modestie trop outrée pour ne pas être intéressée, elle va jusqu’à parler de son idiotisme. « Elle avait l’air bête, elle l’était, — elle
manquait de mémoire ; — elle n’avait pas d’esprit du tout, on l’appelait au couvent
sainte Tranquille ; son mari la jugeait idiote, et il n’avait
peut-être pas tort. »
Cette revendication d’un brevet de stupidité revient
sans cesse et sous toutes les formes. Elle est donc, non pas telle qu’elle aurait
voulu être, mais telle qu’un ensemble de causes sur lesquelles elle ne pouvait rien
l’ont faite. Elle n’est point responsable des tendances de son talent, des
entraînements de sa volonté. Tel est son thème.
Nous n’avons pas la moindre envie de nier, après avoir lu ces dix volumes, que madame Sand ait été déplorablement élevée. C’est une justice à lui rendre. Il ne nous convient pas de répéter tout ce qu’elle dit de sa grand’mère, qui faisait collection de couplets scandaleux contre Marie-Antoinette, et de sa mère, qui lui fit des confidences qu’elle aurait dû ensevelir dans l’oubli. Il faut, quand ceux qu’il est de notre devoir de respecter fendent ce devoir difficile, respecter encore en eux le titre auguste de la maternité. Cette grand’mère, qui avait été à ses bons moments voltairienne, était devenue athée par rancune contre Dieu depuis la mort de son fils. Elle empêchait sa petite-fille de croire, et elle lui ordonnait de communier ; c’est madame Sand qui le raconte. Châtelaine dans le Derry, cette grand’mère est aristocrate par condition, par instinct, par nature ; sa mère, fille d’un marchand d’oiseaux, est plébéienne et parisienne de sentiments, d’idées, d’habitudes, de manières, trop parisienne en vérité, et elle a des précédents qu’elle ne cache pas, même à sa fille. Ce sont ces deux influences contradictoires qui se disputent la direction de l’éducation de George Sand. Un fermier et un factotum de madame Dupin, Deschartres, espèce de Figaro entre l’homme lettré et le malotru, chirurgien de profession, agriculteur de rencontre, utopiste et matérialiste, rhéteur, pédant, d’une vanité ridicule, d’une grossièreté intolérable, mais avec tout cela dévoué, lui donna une éducation à demi masculine, en flattant ses goûts pour l’indépendance et pour l’incrédulité. Elle porte des habits d’homme, va à la chasse, tire le pistolet, monte des chevaux fougueux. Mise un instant au couvent, elle traverse la dévotion, mais sans s’y arrêter ; c’est un éclair. Cela lui est venu en contemplant un beau Christ du Titien, et cet accès de piété se dissipe comme il était venu ; c’était une piété purement romanesque, une rêverie de plus dans cette tête pleine de songes, un roman au milieu de tant d’autres romans qui avaient hanté son imagination depuis ses premières années.
Nous touchons ici à la révélation de cette autobiographie qui jette le plus de jour
sur l’intelligence et le talent de madame Sand. Tout était romanesque dans sa
famille ; mais, au milieu de ces romans qui s’agitaient autour d’elle, elle était le
plus chimérique et le plus passionné de tous. La rêverie chez elle était involontaire,
presque morbide, elle touchait à l’hallucination. Enfant, elle ne distinguait pas
toujours la rêverie du rêve ; elle voyait double, comme elle l’a dit avec une
énergique concision. Qu’on se représente l’effet que dut produire sur une imagination
enivrée des fantômes qu’elle évoquait, et au dérèglement de laquelle une éducation
décousue, contradictoire et déraisonnable avait lâché la bride, la libre disposition
d’une bibliothèque composée d’après les principes philosophiques de sa grand’mère.
Elle a elle-même expliqué par de vives paroles l’impression que produisit sur elle la
lecture de Jean-Jacques Rousseau : « La langue de Jean-Jacques, dit-elle, et la
forme de ses déductions, s’emparèrent de moi comme une musique superbe éclairée par
un grand soleil. »
Il y a des parentés intellectuelles comme des parentés
physiques. Elle rencontrait chez Jean-Jacques un esprit de la famille du sien,
passionné, ardent, chimérique, admirateur éloquent de la nature et de la solitude. À
dix-sept ans, elle aspira à s’isoler de l’humanité et à vivre dans un désert champêtre
en face des grands tableaux de la nature. Une espèce d’Emile de la pire espèce,
qu’elle appelle Claudius et qui avait quelque chose de son vertige sans avoir rien de
son innocence, mit un instant ses rêves en commun avec les siens ; mais il laissa
tomber bientôt son masque, et il fallut le chasser. Alors, désenchantée de l’humanité
avant de l’avoir connue, et supposant la bonne foi bannie de la terre puisque les
rêveurs eux-mêmes avaient le cœur corrompu, elle tomba dans le pessimisme, et elle fut
atteinte de cette maladie de notre siècle, que M. Sainte-Beuve a appelée « le
mal de Delphine et de René »
, on pourrait ajouter « d’Oberman, de
Manfred et de Joseph Delorme »
. Le siège de ce mal n’est pas dans le cœur,
il est dans l’imagination. Ces mélancoliques de tête, inutiles aux autres et à
eux-mêmes, voient le monde à travers les nuages qu’ils condensent, et le discours que
le père Aubry adresse à René devrait leur être aussi adressé. L’homme a été créé pour
l’action, et non pour le rêve. Il n’y a que Dieu qui puisse remplir le vide intérieur
que laisse dans notre âme l’inactivité, et le vide extérieur de la solitude. George
Sand était restée seule, triste et découragée. « De là au dégoût de la vie et
au désir de la mort, écrit-elle, il n’y a qu’un pas. Mon existence domestique était
si morne et si endolorie, mon corps si irrité par une lutte continuelle contre
l’accablement, mon cerveau si fatigué dépensées sérieuses trop précoces et de
lectures trop abondantes aussi pour mon âge, que j’arrivai à une maladie morale très
grave, l’attrait du suicide. »
George Sand ne s’arrêta
point à l’attrait, elle essaya de se noyer en passant l’Indre. Chateaubriand eut aussi
une tentation de ce genre, et il l’a racontée dans ses Mémoires.
J’avoue que je ne puis avoir d’autre pitié pour ces chagrins sans motifs et ces
désespoirs fantaisistes, que celle qu’on accorde aux maladies mentales. Ne serait-ce
pas en songeant à ces douleurs vagues et indéfinies que François de Sales, trop peu lu
malheureusement par madame Sand, a écrit cette ligne : « Une discipline modérée
est un remède contre la tristesse. »
Je n’ai rien déguisé des circonstances au milieu desquelles madame Sand atteignit la
jeunesse, des mauvaises influences qui agirent sur son éducation, des directions qui
lui manquèrent, des impulsions fâcheuses qu’elle subit, du tour chimérique de son
imagination. Cependant elle était arrivée à l’âge de raison. Elle avait, pour
combattre, cette arme que Dieu nous a donnée à tous, la première de ces libertés
qu’elle a si souvent célébrées, la liberté morale. À dix-huit ans, elle se marie, elle
fait sa destinée. Pendant huit ans elle est femme, elle est mère, elle vit sous le
toit conjugal, où lui étaient cependant imposées « des conditions
inacceptables »
. Je cherche quelles ont été ces conditions qu’il était
impossible de subir, et voici ce que je trouve de plus précis : le vieux Phanor, un
chien aux pattes crottées, fut exclu du salon de Nohant ; le vieux paon qui mangeait
les fraises du jardin s’en vit interdire l’entrée ; on exigea que les appartements
fussent mieux tenus, on aligna les allées, on agrandit l’enclos, on fit disparaître
quelques bois sombres sous lesquels madame Sand, toute jeune fille, avait promené ses
rêveries. Voilà des ennuis ! voilà des malheurs ! Ne comprenez-vous pas que le roman
se soit sauvé de la maison conjugale, où la réalité entrait avec l’ordre et la
régularité ?
On le comprend sans doute, mais on n’approuve pas tout ce que l’on comprend. Le
roman, voilà le grand mot lâché. C’est parce que madame Sand avait toujours un roman
dans la tête et qu’elle ne trouvait pas dans la vie régulière de Nohant l’emploi de ce
roman, qu’elle a quitté sa maison qu’elle n’aurait jamais dû quitter ; la vérité lui
arrache plusieurs fois cet aveu. Prenons à partir de ce moment le récit qu’elle donne
de sa vie tel qu’elle nous le donne, sans le discuter. Elle n’a pas fait de mauvaises
actions, soit ; mais elle a fait de mauvais livres, des livres qui ont troublé les
imaginations parce qu’elle avait elle-même l’imagination troublée ; qui ont fait
dévier du droit chemin des volontés moins fortes sans doute que la sienne et les ont
précipitées dans de déplorables égarements. Se sent-elle aussi la conscience
complètement légère à ce point de vue ? Elle satisfait son penchant, je le sais, elle
suit son attrait ; elle nous dit en peignant sa vie nouvelle à Paris : « Moi,
j’avais l’idéal logé dans ma cervelle… je le portais dans la rue, les pieds sur le
verglas, les épaules couvertes de neige, les mains dans mes poches, l’estomac un peu
creux quelquefois, mais la tête d’autant plus remplie de songes, de mélodies, de
couleurs, de formes, de rayons et de fantômes. »
Est-ce uniquement pour cela
que nous sommes dans la vie ? Rappelez-vous que c’était précisément à cette époque que
la songeuse entreprenait de réformer la société ainsi que le mariage, Elle avait
commencé par réformer son costume, et, tout en jetant des anathèmes aux institutions
politiques et sociales, elle menait ce qu’elle appelle sa vie de
gamin, portant le paletot, le pantalon et le gilet de drap gris, le chapeau
gris et des demi-bottes à talons ferrés, et trouvait des délices incompréhensibles
dans des charges d’ateliers. Si je la trouve bien grave et aspirant à un rôle trop
sérieux pour une jeune femme, quand elle s’érige ainsi en réformateur, je la trouve en
revanche beaucoup trop jeune pour une femme de trente ans et pour une mère de famille
quand elle décrit les divertissements auxquels elle se livrait en 1832 avec Delatouche
et quelques autres amis : « Delatouche était adorable de grâce paternelle,
dit-elle, et il se rajeunissait avec nous jusqu’à l’enfantillage. Je me rappelle un
dîner que nous lui donnâmes chez Pinson et une fantastique promenade au clair de la
lune que nous lui fîmes faire à travers le quartier latin. Nous étions suivis d’un
sapin qu’il avait pris à l’heure pour aller je ne sais où et qu’il garda jusqu’à
minuit sans pouvoir se dépêtrer de notre folle compagnie. Il y remonta bien vingt
fois et en descendit toujours persuadé par nos raisons. Nous allions sans but, et
nous voulions lui persuader que c’était la plus agréable manière de se promener. Il
la goûtait assez, car il cédait sans trop de combat. Le cocher de fiacre, victime de
nos taquineries, avait pris son mal en patience, et je me souviens qu’arrivés, je ne
sais ni pourquoi ni comment, à la montagne Sainte-Geneviève, comme il allait fort
lentement dans la descente, nous nous occupions à traverser la voiture à la file les
uns des autres, laissant les portières ouvertes et chantant je ne sais quelle
facétie sur un ton lugubre. Je ne sais pas non plus pourquoi cela nous paraissait
drôle et pourquoi Delatouche riait de si bon cœur. Je crus que c’était la joie de se
sentir bête une fois dans sa vie. Pyat prétendait avoir un but,
qui était de donner une sérénade à tous les épiciers du quartier, et il allait de
boutique en boutique, chantant à pleine voix : Un épicier, c’est une
rose… »
Ces amusements d’étudiants de première année en goguette sont depuis longtemps
connus. La plaisanterie du fiacre traversé est traditionnelle ; elle est si vieille,
qu’elle en est barbue. La chanson de Félix Pyat, célébrant l’épicier et la rose
indivis, n’est pas plus nouvelle, et j’ai bien de la peine à croire que toute cette
bande joyeuse fût tout à fait à jeun. Je sais que madame Sand met à la fin du récit
ces paroles dans la bouche de Delatouche, qui lui donnait le bras à l’arrière-garde :
« Sont-ils heureux ! ils n’ont bu que de l’eau rougie et ils sont ivres !
Quel bon vin que la jeunesse. »
La phrase est charmante ; mais madame Sand
est-elle bien sûre que ses souvenirs soient exacts, et que l’eau rougie n’ait pas été
accompagnée de quelques bouteilles de vin de Champagne frappé ? Très certainement on
ne lui aura pas présenté la carte, et ses compagnons connaissaient trop leur monde
pour porter la santé de Delatouche avec de l’eau.
Quand on a terminé la lecture de l’Histoire de ma vie, fermée par le récit des rapports de George Sand avec les coryphées de la révolution de 1848, on comprend mieux l’écrivain de tant de romans souvent contradictoires. Ce qui caractérise George Sand, c’est l’alliance d’un grand talent avec un faible jugement et un esprit profondément chimérique. L’imagination, chez l’auteur, est la faculté maîtresse ; c’est la locomotive qui mène, le conducteur se laisse emporter à l’impétuosité vertigineuse de la vapeur. La chimère n’est pas toujours la même, mais il y a toujours une chimère. Dans les temps d’apaisement, c’est une idylle et une pastorale à la d’Urfé, mais avec la magie d’un style qui, dans les bons moments, rappelle celui de Jean-Jacques. Sous le coup d’une passion qui gronde, la chimère tourne au drame, à l’invective, au dithyrambe. George Sand vient-il à s’occuper d’études philosophiques, la chimère passe à l’état d’utopie sociale ou de thèse socialiste. La politique présente-t-elle une ouverture inespérée à la réalisation du rêve, la chimère, c’est la république, et George Sand écrit ses bulletins dans un style coloré et passionné qui s’étonne de devenir officiel.
M. Cuvillier-Fleury, au remarquable travail duquel7 je dois plusieurs aperçus, fait remarquer que la
symétrie que nous avons essayé de mettre, M. de Pontmartin et moi, dans la vie et
l’histoire du talent de madame Sand, en partageant cette vie en plusieurs époques,
dominées chacune par un esprit différent, ne se trouve pas confirmée par la lecture de
ses Mémoires. Ainsi elle était socialiste, c’est elle qui le dit, dès l’âge de seize
ans, après avoir lu les Battuecas de madame de Genlis, et, mariée de
la veille, elle déclarait déjà la guerre au mariage. Si M. Cuvillier-Fleury veut dire
qu’il est difficile, impossible même d’indiquer le jour où une idée commence et celui
où elle finit dans cette tête pleine de rêves, il a raison. Mais ce que
M. de Pontmartin et moi8, nous avons essayé de
faire, c’est de signaler les influences qui ont dominé certaines périodes de la vie
littéraire de madame George Sand, sans qu’on ait pu jamais affirmer que telle autre
influence, quelque temps assoupie, ne se réveillerait pas. On verra, dans la suite de
cette étude, un exemple remarquable de ces réveils, à propos du dernier roman de
l’auteur, Mademoiselle de la Quintinie. Il est cependant permis de
dire, sans cesser d’être exact, que, sauf les exceptions, la dernière manière de
madame Sand, dans la période qui s’ouvre après 1848, a quelque chose de plus calme et
de plus reposé. Désintéressée de ses haines contre la société par une belle position
de fortune, elle a éprouvé elle-même le besoin de modifier par un commentaire ses
anciennes opinions socialistes. « J’entendais le partage des biens, dit la
châtelaine de Nohant, d’une façon tout à fait métaphysique ; j’entendais par là la
participation au bonheur due à tous les hommes, et je ne pouvais pas m’imaginer un
dépècement de la propriété qui n’eût pu rendre les hommes heureux qu’à condition de
les rendre barbares. »
Je ne crois pas que ce commentaire obtienne une
grande popularité chez les anciens coreligionnaires politiques de madame Sand ; les
partageux, comme on les nomme, aimeraient mieux la participation
au domaine que la participation au bonheur, hypothéquée sur les brouillards des
utopies. Cela n’empêche pas le commentaire de madame Sand d’être plus-raisonnable que
le texte de ses livres. En même temps qu’elle s’est trouvée désintéressée de ses
haines contre la société, elle s’est trouvée dégagée de ses colères contre le mariage
par l’apaisement des orages qui grondaient dans son âme et dont le retentissement se
faisait sentir dans ses livres. Quelque bouillante que soit une imagination, la
sérénité tardive de l’âge mûr, en descendant sur une tête, fait toujours plus ou du
moins sentir son action. Aussi peut-on dire que, dans cette dernière période, madame
Sand a plus fréquemment appuyé sur la note élégiaque et pastorale de son talent. Les
fraîches idylles, les bucoliques pleines de couleur qu’on avait admirées dans ses
compositions précédentes, se sont multipliées sous sa plume, sans étouffer
complètement les échos moins purs qui lui viennent du passé. Jean de la
Roche, Valvèdre, le Marquis de Villeneuve, les Beaux Messieurs de Bois-Doré, Mont-Revêche, l’Homme de Neige,
Tamaris, appartiennent plus ou moins à cette dernière manière, déjà sensible
dans la Petite Fadette et dans François le
Champi.
De toutes ces compositions, Tamaris est peut-être celle où la nouvelle manière de George Sand se mélange moins de l’ancienne. C’est une agréable pastorale qui chemine un peu lentement à travers les accidents pittoresques du paysage provençal, en côtoyant le drame. La marquise, qui se cache sous le nom de madame Martin pour échapper aux servitudes du monde aristocratique et soigner en paix dans ce lieu retiré son enfant souffreteux ; le jeune médecin qu’elle rencontre, et qui à force de dévouement, de respect et de désintéressement résigné, finit par la faire renoncer au veuvage ; M. de la Rive, son vieil ami, qui à la supériorité de l’expérience du monde joint la douce indulgence qu’elle donne aux cœurs bien faits ; Pasquali, type de la bonté brusque des vieux loups de mer à la retraite ; Estagel lui-même, le garde-côte, malgré un instant de terrible colère, appartiennent tous à la meilleure partie du genre humain. La Florade, le fougueux marin qui livre son cœur aux passions comme sa voile aux souffles de la grande mer est sur les confins du monde du bien et du monde du mal ; sa conscience le retient dans l’un, ses passions le poussent dans l’autre ; il est au moment d’y tomber, comme il tombe du haut d’une falaise dans le gouffre, après une lutte désespérée contre Estagel, dont il a troublé le bonheur domestique. Nama, cette fille d’Orient transplantée sur la côte de la Provence, appartient aussi à ce monde indécis et crépusculaire, limitrophe entre la lumière et la nuit. Elle s’ignore et elle se cherche. Chrétienne par le baptême, musulmane par les instincts et les souvenirs, cette chrysalide accomplit lentement sa transformation, grâce à l’influence bienveillante de la marquise, qui réveille l’âme endormie dans ce beau corps. À la fin du roman, le papillon a des ailes. La Florade, corrigé de ses défauts par une terrible leçon, trouvera dans Nama, devenue mademoiselle Laroque, car elle est la fille d’un Français, une âme à l’unisson de la sienne, et une compagne pour sa vie devenue régulière. Seule, la Zinovèze, cette Génoise violente, orgueilleuse, implacable, attachée comme une furie, aux pas du volage La Florade, représente le mal dans ce roman, l’un des plus honnêtes qui soient nés sous la plume de George Sand. Après avoir mis dans le ciel des autres personnages, par son aveugle jalousie, ce point noir d’où peut sortir l’orage, et qui entretient l’intérêt en faisant craindre à chaque instant le coup de tonnerre qui changerait la pastorale en drame, elle tourne contre elle-même ses mains désespérées. En disparaissant, elle laisse la pastorale arriver doucement à son dénouement, comme une barque allégée du poids qui la surchargeait entre dans le port. On pourra bien reprendre dans cet agréable livre un trop grand luxe de science géologique, et l’abus des tableaux de paysages, mais le drame est intéressant, les caractères sont finement touchés, et le sentiment général du livre est honnête et pur.
Cependant il ne faut pas trop se fier à la conversion de la muse de George Sand. Au fond, dans ses meilleurs moments, ce n’est toujours qu’un peintre pour lequel les passions humaines, bonnes ou mauvaises, ne sont que des sujets de tableaux. Çà et là même, ses anciennes idées, ses vieilles antipathies, se réveillent. Dans les Beaux Messieurs de Bois-Doré, étude sur la société des premières années du dix-septième siècle, qu’on regarde généralement comme un de ses bons romans, on sent le souffle hardi du libre penseur, et l’on retrouve les préventions natives de la petite-fille de madame Dupin contre l’Église, Tout ce qui tient de près ou de loin au catholicisme est sacrifié. Le curé Poulain est un ambitieux et un fanatique, l’Espagnol d’Alvimare un assassin, son écuyer un scélérat, la gouvernante Belinde une infâme ; il n’y a de vertus que chez les indifférents comme les Bois-Dorés, les libres penseurs comme Giovellino, cette victime de l’inquisition romaine, les Morisques comme Mercedes, ou les huguenots comme la belle Laurianne. Les jésuites, cet épouvantail qui se dresse dans tous les livres où l’on bat en brèche la religion, jouent naturellement un vilain rôle dans celui-ci. Au point de vue de l’art, les Beaux Messieurs de Bois-Doré constituent, de la part de George Sand, une excursion sur le domaine du roman historique ; le succès de la tentative est resté douteux. Ce tableau de mœurs, encadré dans l’époque du règne de Louis XIII, où Concini tombe, où de Luynes brille un moment et disparaît pour faire place au cardinal de Richelieu, manque d’une action bien suivie et d’une vraisemblance suffisante, pèche par l’abus du genre descriptif et le luxe d’une archéologie berrichonne, et jette plusieurs fois le lecteur en plein mélodrame. Le roman, toujours par monts et par vaux, s’agite sans beaucoup avancer ; Pénélope tient sa tapisserie d’une main si distraite, qu’elle laisse échapper à chaque instant des mailles qu’elle a peine à ressaisir ; on devine que le fil va se rompre avant que l’ouvrage arrive au dénouement. Il y a dans ce livre des traces sensibles de fatigue intellectuelle.
J’en dirai autant de Mont-Revêche, dont la seconde partie contient seule des scènes où le talent de George Sand se déploie avec son ancienne vigueur ; la première partie, chose étrange, produit l’effet de l’ouvrage d’un débutant littéraire. Le dessin est incorrect, la couleur tient de l’enluminure, l’action languit, les personnages sont guindés, le dialogue manque de naturel et de vérité. L’intérêt ne devient réel que lorsque le drame est fortement engagé dans la famille de ce Dutertre, grand propriétaire, grand homme de bien et grand philanthrope, qui, je le soupçonne, est un des héros des romans socialistes de madame Sand, parvenu à la fortune et converti comme elle à la propriété. J’ai rencontré également deux de ses filles, Nathalie et Éveline, dans les œuvres de la jeunesse de l’auteur. Nathalie m’a tout l’air d’une Lélia découronnée et réduite à sa plus simple expression. Éveline me rappelle ces héroïnes audacieuses, guerroyantes, altières, bottées, éperonnées, et toujours à cheval, qui, dans Leone Leoni, mettaient les hommes sous leurs pieds ; seulement l’expérience est venue pour l’auteur ; il a compris la vanité de ces caractères de femme en dehors des lois et des vertus de leur sexe, et les inconvénients qui résultent du mépris des convenances sociales. Nathalie et Éveline sont humiliées au lieu d’être glorifiées, comme elles l’auraient été dans la première manière du romancier.
Le ver rongeur de cette famille, qui semble à première vue si heureuse et si digne d’envie, c’est la jalousie des deux jeunes filles contre leur jeune belle-mère, Olympe Dutertre, qui leur est supérieure en beauté, en intelligence, et plus encore en bonté ; cette jalousie est implacable chez Nathalie, espèce de furie qui répand sur cette vie si pure le poison de ses insinuations calomnieuses et finit par troubler le repos de son père ; elle est pétulante et taquine chez Éveline, toujours prête à suivre les fantaisies de son imagination vagabonde et de son caractère aventureux. La présence de deux jeunes gens, Flavien de Saulges, homme de richesse et de loisir, et Jules Thierray, homme de lettres, dans le voisinage du Puy-Verdon, résidence de Dutertre, au fond du Nivernais, amène des incidents et des complications dont la haine et la méchanceté de Nathalie et la légèreté inimaginable d’Éveline font sortir un drame domestique. La santé d’Olympe, déjà minée par la guerre sourde que lui font ses deux belles-filles, ne résiste pas à un injuste soupçon de son mari, pour lequel elle a l’admiration la plus vive et la tendresse la plus vraie. C’est en couvrant la retraite d’Éveline, qui a commis une imprudence inexcusable, que la généreuse Olympe encourt ce soupçon. Elle meurt donc victime de sa bonté, et sa mort lui ramène tous les cœurs et convertit à la vertu jusqu’à la haineuse Nathalie.
Dans l’avant-propos de ce roman, dont le sentiment général est honnête, mais où il y
a beaucoup de scènes risquées, madame Sand montre de l’humeur contre ceux qui veulent
que les romans prouvent quelque chose. Elle déclare que, quant à elle, elle n’a jamais
songé, elle ne songera jamais à rien prouver. Le roman est un récit, tout ce qu’on
peut lui demander, c’est d’intéresser. « Le fait et le propre du roman,
continue-t-elle, sont de raconter une histoire dont chacun doit tirer une conclusion
à son gré, conforme ou contraire aux sentiments que l’auteur manifeste par son
récit. L’auteur ne prouvera jamais rien, par un exemple matériel, du danger ou des
avantages manifestes du mal ou du bien. Une œuvre d’art est une création du
sentiment. Le sentiment s’éprouve et ne se prouve pas. »
Madame Sand me rappelle ici cet empereur romain du Bas-Empire, qui faisait des lois pour motiver les arrêts qu’il voulait rendre dans les causes pendantes devant lui. Évidemment, dans ses premiers romans où elle attaquait le mariage et toutes les institutions sociales avec une passion systématique, dans ses romans républicains, philosophiques et socialistes, elle voulait prouver quelque chose. Aujourd’hui elle ne veut plus rien prouver ; à la bonne heure ; les années, qui changent souvent les idées, ont changé les siennes ; mais sa pensée d’aujourd’hui n’efface pas sa pensée d’autrefois, et, nous le verrons tout à l’heure, elle ne sera pas sa pensée de demain. Un roman peut prouver ou ne pas prouver, selon l’état de l’esprit de celui qui l’écrit ; mais, dans tous les cas, on a toujours le droit de demander à un roman ce qu’on demande à un simple breuvage, de ne pas exercer une action malfaisante, de ne pas agir sur le cœur et sur l’esprit comme les poisons agissent sur l’organisme. Une romancière a tous les droits, excepté celui d’empoisonner les âmes.
J’étonnerais peut-être madame Sand si je lui disais que malgré elle son roman de Mont-Revêche prouve quelque chose. Il prouve le vide profond que
laisse dans une famille l’absence du christianisme pratique. Dutertre est religieux à
sa manière et à la manière de madame George Sand, mais il n’est pas religieux comme
l’entend l’Église. Sans cela ses filles seraient autrement et mieux élevées ; leur
père saurait que le devoir d’un chef de famille est de faire respecter ses droits, et
ses filles sauraient qu’elles doivent se soumettre à son autorité. L’arrogance
hautaine et haineuse de Nathalie, l’intolérable légèreté et la témérité incroyable
d’Éveline, la plus inconséquente des jeunes filles, viennent de ce qu’elles ne sont
pas chrétiennes. Personne n’est chrétien dans cette maison, à l’exception d’Olympe ;
et si madame Sand ne le dit pas, elle le laisse voir clairement dans cette phrase qui
précède la scène de laquelle sort le dénouement : « Olympe priait, car
Italienne et catholique, Olympe n’avait jamais manqué aux pratiques de sa religion,
même dans le temps où elle se destinait au théâtre. Dutertre respectait la
simplicité de son cœur et ne la dérangeait jamais dans ses œuvres. »
Si le
père de famille et ses filles eussent été plus simples, s’ils eussent prié comme
Olympe, le malheur ne serait pas entré dans cette maison.
Il ne faut pas trop se fier, on le voit, à la conversion de la muse de madame Sand. Dans la pâte nouvelle il est encore resté beaucoup de vieux levain. Deux romans surtout le démontrent d’une manière fâcheuse : Elle et Lui et Mademoiselle de la Quintinie.
Qu’est-ce donc que ce roman d’Elle et Lui qui fit scandale et
provoqua de scandaleuses représailles ? C’est un souvenir personnel mal déguisé sous
le voile transparent d’une fiction diaphane. Chose étrange ! les écrivains de nos
jours, selon une énergique expression de M. Sainte-Beuve, éprouvent le besoin
« de se distribuer au public dans leur chair et dans leur sang »
. Ils
troublent eux-mêmes leur présent par l’évocation hardie de leur passé, et font lever
ainsi à tire-d’aile toute une volée d’anciens souvenirs qu’il eut mieux valu laisser
ensevelis sous les feuilles mortes qui tombent de l’arbre du temps.
N’était-il pas facile de prévoir qu’on entrerait ainsi dans un déplorable tournoi littéraire duquel tous les combattants sortiraient meurtris ? Quand on interroge les échos du passé, ils répondent. Elle et Lui par George Sand, Lui et Elle par Paul de Musset, devenu le champion de la mémoire de son frère, Lui par madame Louise Collet, Eux par Daniel Sterne, suffirent à peine à épuiser cette fureur de révélations rétrospectives. La malignité humaine prit un intérêt de curiosité à ces romans qui avaient des prétentions biographiques. Mais, allant chercher chacun des deux personnages de cet étrange duel littéraire dans le livre où il jouait le rôle sacrifié, elle accepta le portrait de Lui tel qu’il avait été peint par Elle, le portrait d’Elle tel qu’il avait été peint par Lui, en supposant que chacun des deux artistes s’était flatté. Quant aux esprits délicats et honnêtes qui ne peuvent s’habituer aux scandales des lettres contemporaines, ils se rappelèrent malgré eux, en assistant à cet échange d’indiscrétions peu séantes et de confidences peu mesurées, le mot de Napoléon sur le linge sale qu’il faut toujours laver en famille, et ils s’étonnèrent de voir la littérature française devenir une sorte de lavoir public.
Ce qu’avait été le roman d’Elle et Lui au point de vue moral, Mademoiselle de la Quintinie l’est devenu au point de vue
philosophique. Jamais on ne vit d’une manière plus claire ce qu’il y a d’incertain et
d’ondoyant dans l’esprit de George Sand. On l’a entendue tout à l’heure déclarer, dans
la préface de Mont-Revêche, que « le fait et le propre du
roman sont de raconter une histoire, qu’une œuvre d’art estime création du
sentiment, et que le sentiment s’éprouve et ne se prouve pas »
; elle va
dire précisément le contraire dans la préface de Mademoiselle de la
Quintinie. « La critique impartiale, écrit-elle, devait certes des
félicitations à M. Octave Feuillet pour le courage qu’il a eu de traiter, sous cette
forme du roman, la question si grave et si peu romanesque de la croyance religieuse.
Plus tolérante et, selon nous, plus juste qu’elle ne l’avait été, elle loue
M. Octave Feuillet d’avoir fait un noble effort pour réhabiliter le roman et pour
l’élever à l’état de thèse. »
Une œuvre d’art n’est donc plus une œuvre de sentiment, c’est une thèse ; et un roman peut aspirer à prouver, parce que George Sand éprouve le besoin d’opposer à Sibylle, ce livre où M. Feuillet a montré une jeune fille catholique refusant d’épouser un libre penseur et le convertissant à son lit de mort, Mademoiselle de la Quintinie, ce livre où un libre penseur refuse d’épouser une jeune fille catholique jusqu’à ce que celle-ci ait rompu avec l’Église, et se soit convertie à la philosophie.
Tout le venin des anciennes idées de madame Sand a reflué dans son dernier roman.
Elle quitte les pipeaux de la pastorale et de l’élégie pour emboucher la trompette et
reprendre sa guerre contre le catholicisme et l’Église. Je reconnais les personnages,
les principes, les caractères tels qu’ils étaient dans sa première manière : ses
philosophes bavards et vides sous prétexte d’être profonds ; ses jeunes gens pédants
et lourds avec ce raisonnement sans fin qui bannit la raison ; ses héroïnes
ergoteuses, ses grands-parents toujours sacrifiés. De tous ses livres, Mademoiselle de la Quintinie serait le plus funeste peut-être, si ce n’était
pas le plus ennuyeux. Le talent fléchit ; la lave de cette vieille haine a quelque
chose de figé. Il faut en outre qu’il y ait une secrète perturbation dans cette
intelligence malade, qui s’enivre et s’effraye, comme dans son enfance, de ses propres
chimères. Madame Sand vit avec les héros de son roman au milieu des fantômes ; elle a
dit d’elle-même dans ses Mémoires : « Toute ma vie, j’ai eu un roman en train
dans ma cervelle. Il me fallait un monde de fictions, et je n’ai jamais cessé de
m’en créer un que je portais partout avec moi ! »
Elle est toujours dans ce
monde de fictions, et c’est là qu’elle voit toutes les belles choses que son roman de
Mademoiselle de la Quintinie nous signale. Vous ne vous douteriez
pas qu’il y a, dans ce moment, une persécution terrible organisée contre les
philosophes par la religion. « L’intolérance profite du silence plus ou moins
forcé de ses adversaires naturels, les philosophes et les gens de lettres, pour
risquer tout, pour oser au jour, saper en secret… Si l’interdiction de la presse
libre se prolonge beaucoup, et si nos contemporains s’endorment sous certaines
influences cléricales, avant dix ans l’esprit persécuteur sera debout, et c’est
alors qu’il faudra dire : La mort s’est levée, le spectre s’est roulé sur les
vivants. Il écrase, il menace, il enlace, il tue, il poursuit l’individu dans tous
les développements de son existence, dans ses intérêts, dans ses affections, dans
ses devoirs, dans ses droits. Dès à présent, il y a une prédiction que je peux te
faire : quelle que soit la carrière ouverte à ta jeune et légitime ambition, l’homme
du passé te guette et t’y attend pour se mesurer avec toi. Si tu es homme de
science, il t’empêchera d’avoir une tribune pour professer ; homme de lettres, il te
fera railler, outrager, calomnier au besoin dans ta vie passée par les nombreux
organes dont il dispose ; artiste en contact avec le public, il te fera siffler,
lapider, s’il le peut, par les bandes qu’il enrégimente ou par les passions qu’il
soulève et qu’il égare ; homme politique, il te fermera tous les chemins de l’action
et s’efforcera de t’ouvrir tous ceux de la misère, de la prison ou de
l’exil. »
Ainsi parle un des héros du livre, Honoré Lemontier, le grand philosophe antichrétien, et l’autre héros, son fils, Émile Lemontier, son élève, dont le patron est l’Émile de Jean-Jacques. C’est sans doute sous le coup de cette persécution cléricale, qui réduit la presse philosophique au silence et les philosophes à l’exil ou à la prison, que M. Mérimée, le libre penseur, est allé se réfugier au Sénat, en grande compagnie, pour mieux se dérober à l’intolérance ; que M. Augier a caché sur la scène du Théâtre-Français le triomphe lucratif du Fils de Giboyer, joué avec l’appui de la force publique sur toutes les scènes de France, et dans lequel il a diffamé publiquement les dames de charité et presque nominativement un écrivain catholique, en se résignant à laisser lapider sa caisse par des recettes de cinquante mille écus ; que M. Sainte-Beuve, modestement enseveli dans le feuilleton du Constitutionnel, caresse ses amis, fustige ses adversaires, développe quatre fois par mois les mérites de la littérature réaliste et sceptique, exalte MM. Feydeau et Flaubert, et traîne Chateaubriand et la littérature catholique sur la claie ; que M. Victor Hugo gagne un million en publiant les Misérables, dans lesquels il déifie la Convention et les philosophes, et diffame la religion, le sacerdoce et les ordres religieux ; que M. Michelet fait paraître la Sorcière ; que M. Renan, membre de l’Institut, publie la Vie de Jésus, dans laquelle il nie la divinité du Christ, et que madame Sand, après avoir publié Mademoiselle de la Quintinie dans la Revue des Deux Mondes, fait paraître une seconde fois cet ouvrage dans le volume dont nous nous occupons. Que voulez-vous ? la philosophie est réduite au silence. On lui ferme toutes les avenues, et les philosophes éperdus ne savent plus où se cacher.
Eh ! madame, vous profitez trop, ce me semble, de ce que votre mère n’est plus là pour vous secouer en chantant, afin de vous ramener à vous-même, comme elle faisait, alors que, petite enfant, vous voyiez des bois, des prairies, des rivières, des villes d’une architecture gigantesque venir se fixer sur l’écran vert, et que, tout effrayée, vous lui demandiez si elle ne les voyait pas. Où donc vivez-vous, et où croyez-vous que nous vivions pour venir nous raconter de pareils contes de fée à propos de romans ? Votre château de Nohant serait-il par hasard situé dans la lune ? Vos amis les philosophes, chassés, persécutés, exilés, exclus de tout ! Mais ils sont dans les assemblées et dans les grands corps politiques, dans les académies, dans les emplois, au théâtre, dans les grands journaux, dans les revues les plus en vogue, dans les chaires publiques ; les anciens disciples de Saint-Simon sont les rois de la finance ; la société de Saint-Vincent de Paul est dissoute ; les Francs-Maçons fleurissent, et, pour rappeler un mot de Tertullien, les philosophes sont partout, excepté dans nos églises.
Il ne reste plus qu’à nous en chasser. Est-ce là ce que vous demandez au nom de la
tolérance et de la liberté ? Les confessionnaux, ces tribunaux qui justifient ceux qui
s’accusent, comme parle Bossuet, vous offusquent ; il faut les fermer. Et que vous
importent les confessionnaux ? Personne ne vous y accusera ; vous seule pourriez vous
y accuser. Vous n’en usez pas, tout est dit. Mais le célibat des prêtres est un fait
épouvantable et contre nature. Voulez-vous qu’on les oblige à se marier malgré eux,
toujours au nom de la liberté ? Je ne soupçonnais pas à l’auteur de Lélia, d’Indiana et de Jacques un si grand
enthousiasme pour le mariage. Mais la confession entraîne d’immenses abus, elle
détruit l’intimité morale du mariage, « elle fait faire deux lits aux âmes », pour
parler votre langue étrange. Où avez-vous vu cela, madame ? Sans doute dans le
confessionnal romantique édifié avec des nuages, par M. Michelet, en son livre du Prêtre, de la Femme et de la Famille ? Laissons là les chimères. Nous
sommes catholiques, nos femmes le sont, et, à défaut d’autres avantages sur vous, nous
avons celui de pratiquer la confession. Eh bien ! nous pouvons vous dire que jamais
les âmes ne sont mieux unies sur la terre que lorsqu’elles viennent de se rencontrer,
purifiées et rassérénées, au pied du trône de Dieu. De quoi parle-t-on dans ces
tribunaux de miséricorde ? de devoirs à remplir, de défauts à vaincre, de fautes à
réparer, d’épreuves à supporter avec un esprit de concorde, de douceur et de patience.
Croyez-vous que cela nuise au bonheur et à la paix des époux ? Personne, madame, n’a
compris le mariage d’une manière aussi sublime que l’Église et ne l’a placé à la
hauteur où elle seule peut maintenir ce grand sacrement. Avant d’écrire votre triste
roman de Mademoiselle de la Quintinie, que n’avez-vous lu la
bénédiction que le prêtre catholique donne aux mariés ? Madame de Staël, votre
illustre devancière dans les lettres, entendit lire, dans une après-dînée du château
de Chaumont où elle résidait en 1805, cette magnifique prière, par M. de Corbigny,
alors préfet de Loir-et-Cher, qui lui avait vanté la beauté du Rituel catholique, et
elle ne cacha point son admiration. Si, avait de prendre la plume, vous aviez fait
comme elle, vous auriez compris le mariage chrétien, et vous ne l’auriez pas calomnié.
« Ô Dieu ! qui, après avoir fait l’homme à votre image, lui avez donné pour
aide inséparable la femme, que vous avez formée de lui-même, pour nous apprendre
qu’il n’est jamais permis de séparer ce qui n’a jamais été qu’une même chose dans
l’institution que vous en avez faite ! Ô Dieu ! qui avez consacré le mariage par un
mystère si excellent, que l’alliance nuptiale est la figure de l’union sacrée de
Jésus-Christ et de son Église ! Ô Dieu ! par qui la femme est unie à l’homme, et qui
donnez à leur union intime une bénédiction, la seule qui n’ait point été ôtée, ni
par la punition du péché originel, ni par la sentence du déluge, regardez d’un œil
favorable votre servante, qui devant être unie à son époux, implore votre
protection ; faites que son joug soit un joug d’amour et de paix ; faites que,
chaste et fidèle, elle se marie en Jésus-Christ, qu’elle suive toujours l’exemple
des saintes femmes, qu’elle se rende aimable à son mari comme Rachel…, qu’elle soit
sage comme Rébecca…, fidèle comme Sara…, que, pour soutenir sa faiblesse, elle
s’arme de l’exactitude d’une vie réglée, qu’elle ait une pudeur qui n’inspire que du
respect… »
Et c’est l’Église que vous accusez de diminuer l’idéal du mariage, de troubler l’union des époux, et c’est vous qui l’accusez, vous, vous !
Je connais la réponse. Il y a des femmes catholiques qui épousent des libres penseurs. Oui, je le sais, il y en a qui ont cette infortune. Celles-là ont plus besoin que toutes les autres de venir demander du courage, de la force et de la patience au tribunal de la confession. Il vous a plu, dans votre roman, de doter vos deux philosophes de vertus chimériques. J’ai déjà rencontré Lemontier père, je l’ai reconnu, c’est Jean-Jacques ; Jean-Jacques, moins les Confessions. Mais si tous les philosophes n’écrivent pas leurs confessions, ce ne sont pas les matériaux qui leur manquent. Je reconnais également son fils et son disciple, c’est l’Émile de Jean-Jacques, Émile avant le mariage ; vous savez ce qu’il devint après. Même enthousiasme, même impétuosité, mêmes chimères. Soyons francs, madame. Vous connaissez les philosophes de notre temps, vous les avez pratiqués ; nous aussi, nous les connaissons. Vous savez, et nous savons s’ils ont cette infaillibilité, cette pureté immaculée, cette vertu sans ombre, et si la croyance à la perfectibilité humaine, au progrès indéfini des peuples, la négation de l’existence de l’esprit du mal et de l’éternité des peines, — voilà leur pauvre et stérile théodicée, et c’est aussi la vôtre, — suffisent pour les mettre à l’abri des passions, des corruptions et des erreurs. Et c’est entre les mains d’un de ces hommes faillibles, faibles, peut-être déjà corrompus ou du moins sujets à l’être, que vous voulez qu’une femme abdique la liberté de sa conscience et la dignité de son âme ! Cet homme deviendra non seulement son mari, mais son maître absolu, son oracle, son dieu. Elle recevra de lui sa foi, ses sentiments, ses idées ! Savez-vous où vous allez avec ce beau système ? À l’abolition de la liberté humaine, à la victoire de la barbarie orientale sur la civilisation de notre Occident. Vous ramenez la femme à la condition ignominieuse d’où elle a été tirée par la grande victime du Calvaire. Naguère vous revendiquiez pour votre sexe l’indépendance du corps, vous réclamez maintenant contre lui l’esclavage de l’âme.
Voilà le fond, voilà la portée du livre intitulé Mademoiselle de la Quintinie. Dans ce triste ouvrage, où l’on trouve une ignorance profonde du catholicisme, une théodicée vague et nuageuse, des opinions ridicules sur l’Église qu’on représente comme accordant des dispenses en matière de foi, des erreurs sur la hiérarchie ecclésiastique, car l’on confond le clergé régulier avec le clergé séculier, tous les personnages sont chimériques. Des philosophes de fantaisie convertissent à la philosophie une chrétienne de fantaisie, qui a déjà cessé de croire, puisqu’elle choisit entre les dogmes de l’Église ; l’un d’eux reçoit la confession d’un prêtre de fantaisie, autre création de l’imagination vagabonde de madame Sand, qui agenouille l’abbé Fervet devant M. Lemontier père et lui fait livrer le secret de la confession de madame de la Quintinie, la mère de Lucy. Au lieu de juger la confession, le mariage chrétien, le catholicisme, le clergé sur l’influence générale qu’ils exercent, sur leur action normale et vraie, l’auteur les juge sur une fable absurde, sortie tout entière de son imagination troublée, sur un drame en dehors de la vraisemblance comme de la vérité. C’est sur un roman qu’elle juge, condamne l’Église, et ce roman, elle en est l’auteur. Ni au point de vue du talent, ni au point de vue de la portée philosophique, Mademoiselle de la Quintinie ne peut être placée auprès de Sibylle, dont nous aurons à parler bientôt. Madame Sand a mal soutenu une déplorable thèse.
§ 2. — Jules Sandeau. §
Jules Sandeau, autre demeurant de l’époque où le roman avait exercé une si grande
influence, arrive à l’Académie dans la nouvelle période littéraire que nous retraçons,
et M. Vitet, dans sa réponse au récipiendaire, explique tout à la fois l’exclusion
dont le roman a été pendant longtemps l’objet à l’Académie, et l’exception honorable
faite en faveur de M. Jules Sandeau, exception qui sera renouvelée quelques années
plus tard en faveur de M. Octave Feuillet. « L’Académie, dit-il, a des devoirs
qui contrarient ses goûts. Pour ne parler que de notre temps, jamais elle n’avait
senti plus forte tentation de donner au roman le droit de siéger ici, car jamais il
n’avait fait ses preuves avec un tel succès. Il semblait donc que, pour l’Académie,
le moment fût venu de lui tendre la main. Eh bien, non, parce que jamais nous
n’avions eu plus sérieux motifs de persister dans la rigueur ; jamais amnistie
complète n’avait paru moins méritée et plus hors de saison. C’est que le roman de
nos jours n’a pas seulement grandi en puissance, en crédit, en talent ; il a fait
des progrès plus rapides encore et dans un tout autre genre. »
Viennent
ensuite les lignes que j’ai déjà citées et dans lesquelles M. Vitet signale
« les prédications venimeuses du roman contre tout ce qu’il y a de sacré au
monde »
.
Ces paroles s’appliquent aussi bien au roman contemporain qu’à la phase qui l’a
immédiatement précédé ; c’est pour cela que j’ai voulu les reproduire. M. Sandeau a
donc échappé à l’espèce d’ostracisme littéraire prononcé par l’Académie contre le
roman immoral, parce que ses compositions ont été, dans une certaine mesure, une
réaction contre ces mauvaises tendances, à partir de Mariana, ce cri
de douleur et de passion contre la folie de la passion qui fuit le seul bonheur que
Dieu nous ait ménagé ici-bas, le bonheur de la vie domestique, afin de poursuivre une
ombre trompeuse dans les régions dangereuses de la rêverie et du rêve. L’auteur du
roman et de la comédie de Mademoiselle de la Seiglière continue à
écrire dans ce genre tempéré où un rayon de bon sens éclaire les nuages d’une douce
mélancolie ; c’est le genre qui a fait son succès ; son talent fin et délicat ne s’est
pas modifié. Il n’innove pas, il continue son élégie, élégie à laquelle se mêle
souvent, depuis le succès de la comédie de Mademoiselle de la
Seiglière, un motif de satire contre les types d’un passé malheureux et brisé.
Que voulez-vous ? Comme l’a fait remarquer un ami de l’auteur, M. de Pontmartin :
« Quelques jolies scènes avaient eu plus de vogue et d’éclat que n’en avaient
obtenu quinze années de travail et de nombreux volumes. Le public du
Théâtre-Français, en applaudissant outre mesure les mollets du marquis de la
Seiglière, avait fixé chez l’auteur, à l’état de disposition chronique, cette
saillie railleuse qu’avait provoquée chez lui le ridicule dans le
malheur. »
À ce point de vue, on retrouve, dans la Famille de Pénarvan, comme
un écho de la comédie de Mademoiselle de la Seiglière. C’est au
sujet de la Famille de Pénarvan que M. Vitet disait à M. Jules
Sandeau, le jour de sa réception à l’Académie : « J’admire les délicieuses
scènes dont vous donnez le récit, et j’accepterais même votre donnée première si
vous ne la poussiez pas à outrance. C’est un ridicule sans doute que de ne pas être
de son temps, de rêver du passé sans voir que les heures marchent ; mais ce ridicule
avoisine une si sainte chose, la religion des souvenirs, qu’il vaut encore mieux
renoncer à l’atteindre dans la crainte de mal porter ses coups. Il y a toujours tant
d’occasions de faire rire les gens ; on est toujours en face de tant de sottes
prospérités, qu’on peut, sans grand dommage, laisser en paix ces cœurs fidèles, ces
âmes chevaleresques, dont, après tout, l’exemple n’est pas contagieux. »
La politesse proverbiale du style académique atténue ici le blâme sans complètement le cacher. La Famille de Pénarvan, malgré la finesse avec laquelle sont tracés les caractères, la fraîcheur du style, le savoir-faire et le savoir-vivre de l’auteur, qui adoucit par les grâces de la forme la rudesse du fond, malgré le mérite incontestable de plusieurs scènes, et l’art qu’on trouve dans la composition de tout l’ouvrage, a un grand défaut aux yeux des gens de cœur. C’est une raillerie cruelle adressée au malheur et à l’honneur politique au bénéfice de la puissance et du succès. Le portrait de la grande Renée, de ce dernier reste d’une race héroïque moissonnée par la révolution, et qui veut demeurer jusqu’au bout fidèle aux tombeaux de ceux qu’elle a aimés, tourne à la caricature. On voit que l’auteur a songé à don Quichotte, et il a donné à ce don Quichotte femelle pour écuyer, sous les traits d’un Sancho Pansa amaigri, son aumônier, l’abbé Pyrmil. Or, au fond, qu’est-ce que Renée ? c’est l’honneur. Et Pyrmil ? la religion. Et qui est mis en cause ? l’antique Vendée.
M. Sandeau veut que tous les Chouans aient été des bandits et des coupe-jarrets. Où
et comment a-t-il lu l’histoire ? Ne l’a-t-il pas apprise, ou l’a-t-il oubliée ? J’ai
peur d’avoir deviné son secret dans cette phrase, où la flatterie boite d’une jambe et
où le style boite des deux. « On comptait sans un jeune vainqueur qui devait sauver la révolution et l’asseoir quelques
années plus tard sur le trône qu’aucun des princes français
n’avait tenté de conquérir avec l’épée d’Henri IV dans cette Vendée qui s’épuisait pour eux. »
La doctrine des temps semble ici gagner
l’auteur. Il faut vivre et bien vivre. Pourquoi s’obstiner comme Renée dans la
fidélité aux souvenirs et dans le culte des tombeaux ? La poésie du bien-être, du
confort, de la vie facile, des maisons entretenues en bon état et des terres
plantureuses et bien cultivées, cette poésie représentée par Paule de Pénarvan, la
fille de Renée, qui s’inquiète avant tout d’être heureuse et adresse des sommations
respectueuses à sa mère pour épouser un armateur millionnaire, vaut mieux que la
poésie des ruines. Jadis la muse restait douce aux proscrits et fidèle aux
abandonnés ; on la trouvait au pied de la tour de Richard sous les traits de Blondel.
Aujourd’hui elle aime les franches lippées, et elle se mêle au chœur qui commente dans
ses chants, pendant le repas du Brenn vainqueur, son mot farouche : Malheur aux
vaincus !
Autre signe du temps. Après le succès de son roman de Mademoiselle de la
Seiglière, M. Jules Sandeau l’a découpé en scènes de comédie, sans se soucier
des conditions littéraires du théâtre, qui ne sont pas les mêmes que celles du livre.
C’est en vain que M. Vitet lui crie : « Partagez vos faveurs ; donnez
quelquefois au théâtre la primeur de vos pensées et ne lui sacrifiez plus vos
romans ; si bonne et si féconde que soit une semence, on ne peut en tirer deux
moissons. »
Cet avis ne sera pas entendu. M. Jules Sandeau ne résistera pas
à la tentation de mettre la Famille de Pénarvan sur la scène ;
tentation malheureuse ! La France, cette nation héroïque, qui a un écho dans son cœur
pour l’honneur et l’esprit de sacrifice, et qui jadis, pour Chimène, eut les yeux de
Rodrigue, ne pouvait accueillir avec sympathie l’apothéose de l’amour du bien-être et
la satire de la dévotion, de la fidélité au malheur et du dévouement. Le public,
refusant de servir de complice à l’auteur, vient donc d’applaudir Renée, la grande
Vendéenne, et de siffler son triste mari, qu’il faut pousser par les épaules au péril
et à la gloire. Avant que M. Sandeau tirât ce drame malencontreux de la Famille de Pénarvan, M. Octave Feuillet, autre académicien, avait mis en
comédie son Roman d’un jeune homme pauvre. L’amour du lucre est
entré dans le temple des doctes Sœurs, avec ce besoin de jouissances qui grandit tous
les jours, et ce mot qu’un ministre des finances appliquait à l’impôt : « Il faut
faire rendre à l’impôt tout ce qu’il peut rendre », la plupart des écrivains de nos
jours l’appliquent à leur pensée. L’art en souffre ; mais qu’est-ce que la souffrance
de l’art auprès d’un conseil de Barème ?
Remarquez que l’idéal des romans de Jules Sandeau a baissé pendant cette nouvelle période. Naguère encore il se contentait de railler les chimères qui égarent l’imagination et entraînent l’homme loin de la seule félicité réelle, la fidélité morale qui résulte des affections de la famille et du sentiment des devoirs accomplis. Aujourd’hui, ce ne sont plus seulement les utopies de l’imagination qu’il persifle, ce sont les grands dévouements de l’âme, les sacrifices héroïques de l’honneur et de la vertu. Du roman sensé il arrive au roman positif, et il met presque le pied sur le terrain du roman réaliste par le dénouement de la Famille de Pénarvan, où la victoire, reste à la fille qui a envoyé des sommations respectueuses à sa mère, et où la tradition de l’honneur et l’esprit de sacrifice s’inclinent devant la supériorité de l’égoïsme bien entendu.
II. Nouvelles tendances du roman après 1848. — Paul de Molènes. — Ponson du Terrail. — Paul Féval. — Edmond About. — Gérard De Nerval. §
§ 1. — Paul de Molènes. §
Quand le vent vient à changer, il se fait mie sorte de révolution sur la surface de
la mer ; il y a des vagues qui retombent, d’autres qui s’élèvent : de même, quand une
révolution politique éclate, il est rare que dans le monde littéraire elle n’amène
point des avènements comme des déchéances. Au moment où la révolution de 1848 se
produisit en France, il y avait dans la littérature et dans la branche la plus vivante
de la littérature, la presse, un jeune talent qui n’avait encore bégayé que ses
premiers mots. M. Paul de Molènes, quand il vit la guerre s’allumer dans Paris, sentit
une de ces attractions invincibles qui révèlent une vocation. Il était né soldat, il
s’enrôla dans les gardes mobiles, devint un de leurs officiers, et, comme il l’a dit
dans une de ses préfaces, il mena au feu « ces soldats presque enfantins d’une
époque orageuse qui surent mourir si noblement pour défendre ce que leurs aînés
avaient mis en péril. »
À la différence de la plupart de ces soldats
improvisés de nos luttes civiles, Paul de Molènes demeura sous le drapeau quand le
bruit des passions politiques vint à tomber. Il avait trouvé sa route, il continua à y
marcher. Il fit la grande guerre en Orient, la guerre d’escarmouche et de surprise en
Algérie ; mais, en prenant l’épée, il ne dit pas adieu à la plume ; seulement il
reparut sur la scène littéraire avec des idées profondément modifiées, un talent
agrandi et transformé.
Ce talent procède dans une certaine mesure du même sentiment qui avait inspiré, vingt ans auparavant, à M. de Vigny son plus beau livre, Servitude et Grandeur militaire. Paul de Molènes, cela tient à la différence des deux époques, est plus frappé de la grandeur que de la servitude du noble métier des armes. Alfred de Vigny, quittant l’épée pour la plume, écrivait le lendemain de la révolution de Juillet, quand toutes les imaginations étaient sous le charme d’un esprit de liberté. Il prévoyait le moment où les armées permanentes disparaîtraient et où la guerre, ce jouet féroce, serait brisé par les nations arrivées à leur maturité. Tout au contraire, Paul de Molènes, qui avait quitté la plume pour l’épée, la reprenait, pendant des haltes et sous la tente, dans un temps où les esprits étaient désenchantés d’une liberté qui, après avoir traversé toutes les étapes d’une épreuve de trente-cinq ans sans rien fonder, expirait devant la terreur morale répandue par l’apparition du spectre rouge. Depuis les terribles journées de Juin, le camp, avec son commandement et son obéissance incontestés, devenait le suprême espoir des imaginations effrayées. La sublimité du dévouement, qui, sur un signe, reçoit et donne la mort, la force régulière de la discipline, la mâle beauté de ces existences qui appartiennent au devoir et qui ne marchandent pas plus leur soumission que leur sang, formèrent au jeune écrivain un nouvel idéal. La poésie des pressentiments des champs de bataille, les superstitions mêmes de la tente, et cette disposition du soldat comme du marin, comme de tous ceux qui n’ont peut-être qu’un jour à vivre, à interroger du regard les horizons de l’infini et les mystérieuses profondeurs du surnaturel, ouvriront de nouvelles sources dans ce talent.
Cependant le bruit de la trompette ne retentit pas seul dans ses compositions. L’auteur vient du monde, c’est un enfant du dix-neuvième siècle : il a emporté le souvenir des passions qui y règnent et des émotions poignantes que ces passions excitent. À côté des types militaires que sa nouvelle vie lui a révélés, les types des hommes et des femmes des salons où il a vécu continuent à hanter son imagination. Le rayon des premières années de sa jeunesse, qu’il regarde déjà dans le passé, colore de tons brillants et chauds des tableaux trop vifs pour être sans danger. Sans doute ces riantes apparitions s’effacent bientôt sous les nuages sombres et gris que l’expérience et le désenchantement font monter au ciel quand, on s’éloigne du matin de la vie. C’est plutôt le reflet lointain d’anciens événements qu’un événement actuel qu’on trouve dans ces livres. Mais l’auteur, sans dissimuler qu’il peint des illusions et des chimères, les rend encore si séduisantes, qu’on peut être tenté de croire qu’elles sont l’intérêt le plus vif, le seul intérêt de la vie. On dirait qu’il les regrette encore plus qu’il ne les déplore. Le sentiment religieux qu’on trouve dans la plupart de ces tableaux a quelque chose de trop vague et de trop morbide pour servir de préservatif. C’est une foi qui tient du rêve, un regard éperdu et sombre jeté sur les gouffres de l’infini, l’espoir d’y trouver cet idéal qu’on a poursuivi ici-bas, sans que la distinction entre l’idéal humain et l’idéal divin soit clairement marquée. Certes Paul de Molènes ne saurait être confondu dans la tourbe des romanciers sensualistes que nous rencontrerons bientôt. Il est spiritualiste par essence ; il a le goût de l’honnête, l’enthousiasme du beau, la religion de la chevalerie, je dirai même le culte de la vertu ; mais si ses romans ne sont pas au nombre de ceux qui corrompent le cœur, il en est plus d’un qu’il faut mettre au nombre de ceux qui troublent l’imagination.
Les Visions de la tente, la Princesse Prométhée, L’Asile, les Histoires sentimentales et militaires, presque toutes les créations de l’auteur, sauf celles où la vie des camps vient seule réfléchir ses mâles émotions et ses fortes vertus, ont le double caractère que je viens de signaler. Les maladies morales dont le dix-neuvième siècle est atteint y ont mis leur empreinte, et les éclairs de la passion y brillent à côté des éclairs de l’épée.
C’est une des séductions des récits de Paul de Molènes pour les âmes qui ont ressenti le mal dont il décrit les symptômes. Elles se reconnaissent dans ces personnages à la volonté tiraillée en sens contraire, qui, selon le mot du poète, voient et approuvent le bien et font le mal, et sont tourmentés par des regrets qui s’élèvent rarement jusqu’au repentir ; dans ces imaginations désenchantées de leurs rêves, qu’elles suivent de l’œil comme on suit la fleur morte qu’emporte le courant du ruisseau. Pour celles-là, il y a quelquefois un enseignement moral dans la peinture de l’immoralité et de ses résultats. C’est ainsi que lorsque Juliette de Mohiloff, une des profanes et légères héroïnes de ces récits, voit s’éteindre son enfant, le pauvre Nino, qu’elle a négligé et qui meurt de cet abandon, car les baisers d’une mère sont aussi nécessaires à l’enfant que les rayons du soleil à la fleur, la loi de l’expiation apparaît terrible et vengeresse à la femme coupable, à la mère punie. Des consciences qui sont sur la pente conduisant au gouffre où Juliette est tombée peuvent trouver dans cette lecture une terreur salutaire ; mais les âmes pures et chastes auraient trop à souffrir, dans leur délicatesse, des tableaux qui précèdent l’expiation.
Ce peu de mots suffira, je crois, pour caractériser le talent de Paul de Molènes. C’est un noble cœur, mais c’est une âme blessée qui écrit pour les âmes blessées. Il lui manque quelque chose de la mâle simplicité du soldat, parce qu’au lieu d’aller des armes aux lettres, il est venu des lettres aux armes. Il y a donc un peu de mise en scène dans la manière dont il se présente au lecteur sous son nouveau costume. Il pose sous les armes ; il a soin de rappeler ce qu’il a été et ce qu’il est. Cela ne lui ôte rien de sa chevalerie. Le vieil honneur du gentilhomme rehausse chez lui l’honneur du soldat, et l’élégance innée de l’homme du monde prête un nouvel attrait à l’écrivain militaire, trop tôt perdu pour les lettres.
Comme s’il avait eu un de ces pressentiments qu’il prête souvent aux héros de ses livres, que l’ange de la mort éveille d’un coup de son aile avant de les frapper, il réfléchit sérieusement dans les derniers temps de sa vie aux grandes vérités de la religion. Ses aspirations au christianisme l’avaient conduit jusqu’à la foi. Nous savons que vers la fin de sa vie il entreprit de traduire et de commenter l’Imitation de Jésus-Christ ; ce livre ne le quittait pas, même au bivouac, et s’il ne lui a pas été donné de l’achever, au moins ce travail aura-t-il aidé son âme honnête et droite à accomplir son ascension vers Dieu, qui devait bientôt l’appeler à lui.
§ 2 — Ponson du Terrail. §
Paul de Molènes ne fut pas le seul écrivain que cette utile et éphémère institution de la garde mobile, sortie du cratère du volcan de Février en même temps qu’un jet de flamme, donna à notre littérature ; un des premiers romanciers qui ressuscitèrent en partie dans les journaux le succès du roman-feuilleton, après le 2 décembre 1851, fut M. Ponson du Terrail. M. Ponson du Terrail sortait de la crise de 1848, qui, en emportant dans ses grandes eaux beaucoup d’existences anciennes, jeta quelques hommes nouveaux sur le rivage. Peu de mois après les journées de Juin, on annonçait dans le cabinet du directeur d’un des grands journaux de cette époque, supprimé depuis comme plusieurs autres par le coup d’État du 2 décembre, un jeune homme portant le nom de Ponson du Terrail. Ce nom frappa celui devant lequel on le prononçait. — « Du Terrail, dit-il, c’est le nom du chevalier sans peur et sans reproche. Faites entrer. » On introduisit alors un tout jeune homme, gracieux de visage, à l’œil vif, à la démarche légère et hardie, comme elle doit être à vingt ans. Il raconta sa vie, qui était courte et peu fertile en incidents. À l’époque où la révolution de Février éclata, il s’était enrôlé dans la garde mobile ; il avait été élu capitaine par le suffrage de ses pairs, et il avait combattu pour la défense de la société à la tête d’une compagnie de ces héroïques enfants qu’on flatta trop au moment du péril, pour les oublier un peu trop promptement une fois le péril passé. Avec la sécurité l’ingratitude était venue ; on avait licencié la garde mobile, et le jeune capitaine avait pris le parti de troquer l’épée contre la plume. Sa bourse était légère, mais son cœur était plus léger encore : n’avait-il pas la fortune que possédait Alexandre partant pour la conquête du monde, l’espérance ? Ce fut ainsi que les confidences du jeune capitaine de la garde mobile se résumèrent dans l’esprit du directeur du journal. M. Ponson du Terrail lui apporta bientôt une espèce de nouvelle philosophique ; c’était, si mes souvenirs ne me trompent pas, l’Icarie. On en voulait beaucoup dans ce temps-là aux socialistes, et surtout à M. Cabet, qui avait imaginé un phalanstère d’un genre particulier, où l’on devait couler des jours filés d’or et de soie, comme dans tous les départements du beau royaume d’utopie. Le jeune capitaine des gardes mobiles, qui aurait pu prendre pour devise : ense et calamo, voulait sans doute achever avec sa plume le socialisme qu’il avait blessé avec son épée. C’était un début. L’article laissait beaucoup à désirer ; mais enfin il fut publié. Ce premier pas ne permettait pas de présager le succès obtenu peu d’années après par le jeune écrivain. Il avait de la hardiesse, du mouvement et de l’aventure dans l’esprit, trois qualités précieuses pour un romancier de feuilleton, genre à part avec lequel la littérature proprement dite n’a pas grand-chose à démêler. Aller vite, frapper fort, ne ménager ni les coups de pinceau ni l’enluminure, entasser les événements sur les événements, Pélion sur Ossa, prodiguer les péripéties ; cela suffît au succès auprès de lecteurs qui lisent au pas de course des articles composés à la vapeur.
Les triomphes de M. Ponson du Terrail furent retentissants. Il y eut un moment où les journaux dans lesquels il écrivait se virent obligés d’augmenter leur tirage de plusieurs milliers d’exemplaires, le soir où le feuilleton était enrichi de sa prose. Les marchands de journaux doublaient et triplaient leurs demandes ou leurs commandes ; le nom magique de Ponson du Terrail enlevait le succès, comme s’il s’agissait d’une barricade. Une décoration de théâtre n’est pas un tableau, elle a été faite pour être vue de loin ; cependant il faut un talent particulier pour faire une décoration de théâtre : j’en dirai autant de ces feuilletons écrits vite pour être lus comme ils ont été écrits et qui demandent une imagination pleine de mouvement et habile à trouver des effets étranges et baroques, une plume douée de la faculté d’ubiquité et qui fait le tour du monde en quelques pages, une verve intarissable en péripéties et qui saute par-dessus l’invraisemblable pour arriver à l’impossible. Je ne prétends pas dire que les lecteurs délicats se plaisent à ces sortes d’ouvrages qui leur causent à peu près l’épouvante qu’une émeute dans la rue cause aux hommes d’ordre. Mais combien y a-t-il de lecteurs délicats ? À peu près autant que de gens qui s’abstiennent du cigare. On n’écrit pas les feuilletons des journaux pour cette imperceptible minorité. Quant au gros public, dont les nerfs sont des câbles, il goût fort et il goûte encore les Chevaliers de la Lune et les autres feuilletons-romans de M. Ponson du Terrail.
§ 3. — Paul Féval. §
Si je nomme après lui M. Paul Féval, ce n’est pas à coup sûr en rangeant les noms par ordre de mérite. M. Paul Féval a fait sans doute aussi des romans-feuilletons à grand spectacle, avec changement de décorations à vue, et ses Mystères de Londres et son Fils du Diable, titres imprimés pendant si longtemps en lettres gigantesques sur toutes les murailles de Paris, rentrent dans la catégorie des romans que recherchent les journaux. Il est évidemment, à ce point de vue, un des successeurs les plus autorisés d’Eugène Sue et de Frédéric Soulié, son ami et son maître, du talent duquel procède son talent nerveux, un peu excessif, et qui roule des scories avec des paillettes d’or. Mais si on trouve chez lui l’homme du métier, on trouve aussi chez lui l’homme de l’art. Il peut, il l’a prouvé, laisser de côté la brosse pour prendre le pinceau. Il est à ses heures peintre de mœurs, observateur curieux et pénétrant du cœur humain, poète ; il a étudié ces mystères de l’âme, plus intéressants que ceux de Londres et de Paris, et ces drames intimes qui ont un retentissement plus profond dans la conscience humaine que les drames extérieurs.
Je suis loin de vouloir dire que ses œuvres, même celles qui appartiennent à ce second genre, soient irréprochables ; on y rencontre des tableaux d’une couleur trop crue, que les esprits scrupuleux et délicats auraient voulu ne pas y trouver. Mais le sentiment général qui les anime est honnête ; on sent battre le cœur d’un homme de bien dans ses livres, d’un homme qui vénère la morale tout en peignant l’immoralité, et qui, en mettant en scène les vices contemporains, conserve un culte pour la vertu. La religion, l’esprit de famille, la tradition du passé, l’antique honneur, sont demeurés pour lui au nombre des choses respectables et respectées. Enfin, parmi des bijoux de strass, il compte des perles dans son écrin.
Au milieu de ces perles, le Drame de la jeunesse est celle qui est de la plus belle eau. On croirait entendre le retentissement d’un souvenir personnel se prolongeant dans une œuvre d’imagination, et la forme même du livre ne répugne pas à cette supposition qui n’a rien d’indiscret, car il est évident que la fantaisie a eu une grande part dans cet ouvrage.
Celui dont la jeunesse est le sujet de ce récit est censé l’avoir racontée, dans un de ces moments de douloureux épanchement où l’âme vient se placer sur les lèvres, à un jeune ami qu’il a chargé de redire l’histoire de ces belles joies et de ces amères tristesses dont s’est composé pour le poète vieilli le Drame de la jeunesse, mais de la redire seulement quand le poète ne sera plus. L’intervention de ces deux personnes dans le même récit sauve ce qu’une confession personnelle aurait eu de trop direct. Si la réalité est au fond, l’idéal est venu dorer d’un de ses rayons la réalité. C’est bien une douleur vraie qui parle, mais l’art lui sert d’interprète. Si le style qui, chez M. Paul Féval, sans être dépourvu de valeur, a souvent quelque chose d’âpre, de recherché dans ses ornements, d’enflé quand il s’élève, de rude et de forcé dans son énergie, avait plus de naturel, d’épanouissement, de souplesse, de correction, ce livre serait au nombre des deux ou trois meilleurs de ce genre qui aient paru dans notre temps.
La peinture du caractère de Fernand est une remarquable étude psychologique. C’est, à certains points de vue, la peinture d’un âge, et, à d’autres, la peinture d’une âme, parce que les défauts de cet âge prennent un caractère profond d’individualité. Il plaît par ce qu’il a de général. On y reconnaît la jeunesse plus occupée de paraître que d’être, cherchant un rôle dans la vie où il n’y a de vraiment grand et de vraiment digne du cœur humain qu’une mission, prenant l’amour-propre pour la fierté, la vanité pour la dignité, disposée à regarder comme des ennemis ceux qui l’éclairent, comme des insulteurs ceux qui la jugent, la redressent et veulent la remettre dans son chemin ; préférant la comédie de la grandeur à la grandeur véritable, posant devant tout le monde, quelquefois devant elle-même, impétueuse dans ses aspirations, égoïste jusque dans ses dévouements, et impatiente de quitter le foyer paternel, qu’elle regrettera un jour, pour s’emparer des horizons sans bornes qu’elle rêve, comme l’oiseau, auquel les ailes poussent, est impatient d’abandonner le nid où il est né. Ce caractère plaît en même temps par ce qu’il a d’individuel. C’est la jeunesse et c’est un jeune homme ; ce n’est ni un de ces mythes indécis ni un de ces vagues symboles dans lesquelles écrivains de nos jours aiment à personnifier l’humanité. Cette plainte qui retentit dans l’âme du lecteur, parce qu’il est jeune ou se souvient de l’avoir été, part d’un cœur souffrant, qu’on sent battre dans le récit. Cette peinture navrante de la misère qui étreint souvent les jeunes ambitieux du royaume des lettres sur le seuil de la vie parisienne qu’ils ont rêvée si belle, a la vérité énergique d’un souvenir personnel. On est en présence d’une personnalité vivante qui a sa physionomie propre ; Fernand ressemble aux jeunes gens ses pareils, sans cesser d’être lui-même.
À côté de ce caractère guindé, vaniteux, toujours prêt à poser, cachant ses qualités, étalant ses défauts, cherchant par-dessus tout à produire de l’effet, vient se placer comme un heureux contraste le caractère de Sophie, cette jeune fille si naturelle, si primesautière, si vraie, d’un esprit si vif et si pur, amenée par un de ces hasards souvent reprochés aux romans, quoiqu’ils courent la rue dans la vie réelle, à monter dans la rotonde de la diligence qui conduit Fernand à Paris, cet eldorado, ce paradis terrestre, où la chimère l’appelle et où l’attend la réalité, la main pleine d’épreuves.
Cette longue scène de diligence où, avec la finesse supérieure de son sexe et la rectitude pénétrante d’un esprit que le malheur a de bonne heure aiguisé, Sophie devine sous le prétendu don Juan, tout bourré d’un machiavélisme de contrebande butiné dans les livres, un jeune homme naïf, bon et vain, qui joue la comédie d’une perversité bien éloignée de son cœur, est une des meilleures scènes que j’aie lues. Les deux caractères sont peints demain de maître, et se font valoir mutuellement.
Quel remarquable tableau de mœurs que le tableau de l’intérieur de la maison du cousin Raynouard, chez lequel Fernand vient occuper un modeste emploi en arrivant à Paris. Ce grand banquier a fait la fortune de la famille, comme le dit avec une emphase respectueuse, une crainte admirative, son vieux domestique, aux yeux duquel il apparaît avec le prestige d’un fondateur de race ; c’est un Charlemagne de la finance, un Napoléon du coffre-fort, qui tient tout courbé autour de lui sous la terreur et sous le despotisme de ses volontés, sans abdiquer pour cela ses prétentions à la bonhomie et à la bonne renommée des vertus patriarcales.
Dans notre temps, l’argent a de ces prétentions étranges et naïves. Puisqu’il est tout, pourquoi ne serait-il pas aussi la vertu ? Il faut qu’on l’admire, qu’on partage l’enthousiasme qu’il éprouve pour lui-même ; il veut qu’on l’estime et qu’on l’aime. Tous les dévouements sont dus à son égoïsme, il fournit les éléments de son propre panégyrique. Il joue au naturel la pastorale de l’Alfius d’Horace, et dans ces familles de nouveaux riches où des cupidités rivales s’entre-regardent en dessous avec des yeux de haine, on voit quelquefois le chef d’une dynastie de millionnaires emprunter le pinceau de Florian pour simuler des colombes sur ces nids de vipères. Tout le monde se hait, se dénigre, et fait semblant de s’adorer. Certes, la maison Raynouard existe, M. Paul Féval l’a vue. Sans doute il l’a idéalisée ; il faut bien que l’art trouve partout sa place, et l’art ne photographie pas, il peint. Mais cet immense orgueil de la richesse, cette satisfaction qu’elle a d’elle-même et qui arrive à l’émotion, cette obéissance absolue qu’elle impose, ce respect qu’elle imprime même à ceux qui n’ont rien à lui demander, rien du moins à espérer d’elle, c’est la nature même prise sur le fait.
En face de la famille des Raynouard avec ces semblants d’union couvrant des chausse-trapes et des souterrains creusés par l’envie et la haine, l’intérieur de la famille du père de Fernand, où règne le vieil honneur, la loyauté antique, l’attachement dévoué des membres de la famille les uns pour les autres, le respect des enfants pour le père et la mère, la tendresse inépuisable du père et de la mère pour les enfants, se détache comme ces lumineuses oppositions que le voisinage de l’ombre fait ressortir dans un tableau.
Je ne dirai qu’un mot du roman intime qui, succédant à la peinture trop vive et trop crue des mœurs de la jeunesse des écoles à Paris, se dévoile dans les derniers chapitres du livre. On y trouvera un tableau navrant des misères et des angoisses que garde la vie parisienne aux talents ignorés qui n’ont pas encore conquis leur place au soleil. Cette solitude plus morne et plus désolante encore au milieu de la population d’une grande ville, ce désert qui se fait autour de l’inconnu que tout le monde peut-être célébrera demain, sont rendus avec une vérité d’expression et une vigueur de pinceau qui m’ont fait plus d’une fois songer à Balzac, si remarquable dans les peintures de ce genre. C’est naturellement au milieu des péripéties de ces épreuves que les deux destinées qui se sont un moment touchées au début du récit se rencontrent de nouveau. Sophie devenue grande dame par un riche mariage, si l’on pouvait parler de richesse quand il s’agit d’un mari joueur, vient au secours de Fernand tombé au dernier degré de la souffrance et de la misère, et malade dans un grenier du splendide hôtel qu’elle habite. La pitié n’est pas toujours une bonne conseillère. Tout ce que je veux ajouter, c’est que si, abandonnée plus tard par le mari qui aurait dû la soutenir, indignement sacrifiée à un compagnon de jeu, Sophie cède à des circonstances qui l’excusent aux yeux du monde, du moins elle ne se glorifie pas, elle ne s’amnistie pas elle-même. C’est la rougeur au front et le remords au cœur qu’elle vivra désormais, et à la dernière heure, la religion viendra la chercher dans la loge de théâtre où, déjà mourante et les yeux presque éteints, Sophie assiste à la première représentation du drame de Fernand. Un prêtre relèvera cette âme qui, malgré sa déchéance, a toujours conservé le goût et le respect de la vertu, et le livre se fermera sur cette idée du repentir et de l’expiation.
Voilà une des deux manières de M. Paul Féval, et, sans contredit, c’est la meilleure des deux. Par l’autre, il se rattache au genre qu’inaugurèrent Eugène Sue en écrivant Les Mystères de Paris et Le Juif errant, et Alexandre Dumas Monte-Cristo ; seulement le sentiment général dont ses œuvres sont animées est plus honnête et meilleur. Mais c’est la même débauche d’imagination, la même complication d’événements, le même enchevêtrement de récits, la même succession de péripéties qui se précipitent les unes sur les autres comme les différentes couches d’une cataracte, en emportant le lecteur troublé éperdu, étourdi par cette pluie d’événements, sans lui laisser le temps de se reconnaître. J’ai déjà cité deux titres : Les Mystères de Londres, Le Fils du Diable ; j’en ajouterai un troisième, celui du dernier roman de ce genre qu’ait écrit M. Paul Féval : Jean-Diable.
Je ne prétends pas dire que dans ce fouillis d’événements et de personnages, dans ce chaos d’une action où le lecteur se perd et où il n’est pas sûr que l’auteur lui-même se reconnaisse toujours, il n’y ait pas souvent du talent, de l’esprit, de la verve, des scènes vraiment dramatiques, des caractères fortement dessinés, des détails de mœurs bien observés, de la poésie, de l’art, un intérêt fiévreux qui entraîne le lecteur. Mais on y trouve aussi tant d’incohérence, si peu de souci du vraisemblable et même du possible, un tel besoin d’égarer le lecteur dans des aventures inextricables qui aboutissent à d’autres aventures aussi difficiles à débrouiller, que je ne puis me résoudre à m’engager à la suite de M. Paul Féval dans un seul de ces romans.
Dans celui de ces trois romans qui a eu le plus de succès, Jean-Diable, je remarque une fâcheuse tendance, celle d’Eugène Sue et de M. Alexandre Dumas, qui ont entrepris, l’un dans Les Mystères de Paris, l’autre dans Monte-Cristo, de diviniser le génie de l’homme. Le comte de Belcamp est un personnage taillé sur ce patron. Pour me servir d’une expression de l’auteur, il est l’impossible et il fait tout, surtout l’impossible. Il joue une demi-douzaine de rôles sous une demi-douzaine de noms ; il veut changer le monde, abaisser l’Angleterre, soulever l’Inde, délivrer Napoléon prisonnier à Sainte-Hélène, afin d’affranchir les peuples, ce qui ne me paraît pas le plus court chemin pour arriver au but. Il invente pour cela la vapeur, il enveloppe l’Europe entière dans les réseaux du carbonarisme dont il est le chef. Il se transforme de manière à se rendre méconnaissable ; il ouvre les prisons, il y entre, il en sort à son gré ; il dispose des volontés, presque des éléments. Tout homme qui s’approche de lui, fut-ce son ennemi mortel, devient sa créature ; toute femme subit son ascendant. Il est la beauté, l’intelligence, la science, l’éloquence, il est le génie ; et, quoiqu’il possède le secret de certain coup de pouce qui fait passer en un instant de vie à trépas ceux qui gênent ses desseins et qu’il en use peut-être contre les obstacles qu’il rencontre, M. Paul Féval n’est pas très sûr que le comte de Belcamp ne soit pas la vertu. Je dis peut-être, parce que l’auteur, épris de sa création comme Pygmalion l’était de sa statue, cherche, à la fin de son livre, à jeter un nuage de doute sur les crimes commis par le comte de Belcamp. Est-ce bien lui qui les a commis ? M. Paul Féval veut nous laisser dans l’incertitude à cet égard, et il interpose entre le mépris du lecteur et son héros une espèce de Sosie de ce nouveau Mercure, Tom Brown, son frère utérin, personnage appartenant à la famille de ces éditeurs responsables qui, sous le gouvernement de Juillet, allaient en prison pour les journalistes trop audacieux. Quand on a fini ce roman, qui séduit l’imagination et contre lequel la raison proteste, où la comédie vulgaire et grotesque coudoie le drame et qu’on ne peut mieux définir qu’en le comparant à un chant romantique de lord Byron enchâssé dans un roman drolatique de Paul de Kock, le sentiment qu’on éprouve est celui d’une courbature intellectuelle. On est brisé, étourdi, rompu, anéanti. Figurez-vous l’émotion d’un homme qui, dans un rêve, tomberait pendant plusieurs heures de suite des tours de Notre-Dame, en rebondissant d’angle de pierre en angle de pierre, et qui arriverait en bas sans être mort.
C’est tout ce que je dirai des romans à grand spectacle de M. Paul Féval. Ils m’ont rappelé, sauf le talent du romancier, qui jette de beaux éclairs, les mélodrames plantureux de M. Bouchardy, dans lesquels on pourrait trouver le sujet d’une vingtaine de drames et d’une quarantaine de tragédies, tant l’auteur fait usage de l’épisode et tant il aime à s’égarer dans des parenthèses indéfinies !
C’est le genre que j’ai déjà défini en parlant de M. Ponson du Terrail ; seulement M. Paul Féval a un tout autre talent, et même, quand le genre est faux, le talent se retrouve. Il n’en faut pas moins regretter qu’il ait perdu beaucoup d’esprit, d’imagination et de temps à monter ces grandes machines mélodramatiques qui achèvent de pervertir le goût public en le rendant insensible aux ouvrages écrits dans la mesure de la vérité, de la vraisemblance et de la convenance littéraire. Il ne faut pas peindre des décorations quand on a prouvé que l’on pouvait peindre des tableaux.
§ 4. — Edmond About. §
M. Edmond About appartient à la grande famille des conteurs sans parti pris, qui cherchent leur plaisir d’abord et ensuite celui du public. Comme plusieurs autres individus de cette famille, il est membre de la tribu des lettrés que l’École normale élève pour recruter l’enseignement, et qui, en assez grand nombre, faussent tous les ans compagnie à la muse sévère de la grammaire et des humanités, afin de suivre une muse plus légère et plus folâtre. Libre penseur de l’école d’Épicure plutôt que de celle de Zénon, avec un penchant décidé pour la raillerie, une humeur gaie, folâtre et un peu bruyante, on l’a vu frapper à la fois à presque toutes les portes de la renommée, décidé à les enfoncer si elles ne s’ouvraient pas assez vite devant lui. Romancier, journaliste, pamphlétaire, auteur dramatique et voyageur, il a battu monnaie sur tous les comptoirs de la littérature. Il ne manque ni de gaieté d’esprit ni de vivacité dans le tour. Son style, dans ses bons jours, est alerte et marqué au coin de cette langue française du dix-septième siècle, pareille à ces excellentes monnaies qui, contenant plus d’or que n’en annonce leur titre, auront toujours cours. Mais la sensibilité n’est pas son fort ; la mesure, la tenue et le tact lui font souvent défaut. Quand il ne rencontre pas la fantaisie, il court après elle, et, dans ces occasions, il semble se moquer de son sujet, de ses lecteurs, et parfois un peu de lui-même. Quoiqu’il n’écrive pas depuis longtemps, il a déjà beaucoup écrit. Tolla, le Roi des montagnes, les Ménages de Paris, Germaine, Madelon, sans parler de Gaëtana, cette erreur dramatique d’un conteur fourvoyé sur le théâtre, et de la Grèce contemporaine, qui tient du voyage et de l’histoire, forment au jeune écrivain un bagage littéraire assez considérable. Encore n’ai-je rien dit des Lettres d’un Bon jeune homme, titre qui vise à l’antiphrase, et de deux autres livres, le Nez d’un notaire et le Cas de M. Guérin, qui visent à l’imitation des contes de Voltaire, mais n’arrivent qu’à la parodie.
De tous ces livres, le meilleur, c’est le premier. Tolla est un coup d’œil jeté sur la société romaine à l’occasion d’une histoire touchante et dramatique par un voyageur qui revient d’un peu loin et qui use de son privilège. Ce voyageur parle beaucoup des préjugés qui règnent de l’autre côté de Alpes, parce qu’il n’a pas oublié d’emporter avec lui dans ses bagages les préjugés qui règnent de ce côté des monts. Le fond de l’histoire qu’il raconte est vrai, et cette histoire est de notre temps. M. About, tout en se plaignant beaucoup de l’injustice des critiques, qui lui ont reproché un plagiat, convient qu’il a mis à profit le dossier publié par la famille Savorelli à l’occasion de la rupture d’un mariage ; il ajoute que les lettres de Vittoria Savorelli, considérablement abrégées par ses soins, lui ont fourni une quinzaine de pages, qui ne sont pas les plus mauvaises du livre. Je n’ai pas compté les pages. En tout cas, la correspondance de Vittoria Savorelli a fourni à Tolla Feraldi, l’héroïne de M. About, quelque chose de plus : c’est le ton dans lequel est écrit l’ouvrage, l’accent d’un rôle tout entier, le sujet du livre, et les deux caractères principaux, ceux de Tolla et de Lello Coromella. Du reste, le véritable tort de M. About est de ne pas avoir dit, en tête de la première édition, ce qu’il a dit en tête d’une des éditions suivantes. S’il s’était souvenu de l’emprunt fait par lui à la correspondance de Vittoria Savorelli, tout le monde l’aurait oublié. La part d’invention de l’auteur restait assez grande pour que sa renommée y trouvât son compte.
Cette histoire de Tolla est vraiment touchante. Elle est assez habilement encadrée dans un tableau vif et animé des mœurs italiennes ; seulement l’auteur, en libre penseur qu’il est, a appuyé plus que de raison sur les abus qui peuvent exister à Rome, comme partout, et il n’a pas perdu une occasion d’attaquer le gouvernement romain. Comme la partialité diminue la perspicacité, il ne s’est pas rendu compte de ce qu’il y a de sage et de touchant dans certains usages, par exemple, celui qui met le sexe le plus faible à l’abri des inconstances et des parjures du sexe le plus fort, en garantissant à la femme qui a reçu une promesse solennelle de mariage l’exécution de cette promesse lorsqu’elle va attendre à l’ombre d’un cloître et sous la garde de Dieu le jour où elle doit être réalisée.
Le lecteur français est naturellement un peu effarouché au début de la liberté des mœurs italiennes, si différentes des nôtres. Une fois les paroles échangées, l’intimité des causeries, celle des correspondances commence avec la familiarité des plus doux noms, de sorte que le mariage se trouve placé pour ainsi dire entre deux lunes de miel. Ici l’honnêteté et la candeur loyale de Tolla sauvent tout. Son fiancé est un jeune homme qui appartient à la plus haute noblesse de Rome, à une famille princière, et qui, en outre, compte parmi les plus riches de l’Italie. Quoique Tolla soit bien née, noble même, et que sa famille jouisse d’une assez belle fortune, tout le monde semble touché de la résolution que prend Lello Coromella d’épouser cette charmante personne, qu’on appelle la plus jolie fille de Rome, et qui en est en outre la plus honnête et la plus sensée. On dirait qu’il fait faction la plus généreuse du monde en faisant son propre bonheur.
Il est d’une haute noblesse, à la vérité ; il est riche, il est jeune, il est beau ; mais le lecteur ne tarde pas à s’apercevoir qu’il lui manque, au milieu de tant de supériorités, la supériorité personnelle. Son caractère est faible, son esprit médiocre, son amour pour sa fiancée froid et égoïste. Il cherche sans cesse des excuses pour retarder l’exécution de ses promesses. D’abord c’est la résistance insurmontable que son vieux père opposerait à son projet. Quand son père est mort, c’est la nécessité de rompre un mariage mal assorti que son frère aîné veut faire : sa famille serait au désespoir de voir deux de ses membres contracter à la fois des mariages au-dessous de leur naissance. Le mariage de son frère une fois rompu par une espèce d’intrigant que M. About se donne le plaisir de créer monsignor en faisant de lui le secrétaire laïque d’un cardinal, Lello Coromella se laisse persuader par cet intrigant à la solde de son oncle de suivre son frère dans un voyage à Londres, où celui-ci se rend pour épouser une riche héritière. C’est alors que pour rassurer la famille de Tolla, pour la rassurer elle-même, il lui renouvelle la promesse solennelle de l’épouser et la conduit dans le couvent où elle se cloître pour attendre son retour. Le dénouement prévu arrive. Les distractions que Lello rencontre et celles que fait naître sous ses pas Ronquette l’intrigant, dont la spécialité est de rompre les mariages qui déplaisent à la famille Coromella, le détachent peu à peu de Tolla ; la correspondance qui continue du côté de la jeune fille, éloquente, élevée, pleine de cœur, languit misérablement du côté de Lello, puis elle s’arrête. Enfin, il finit par adresser à sa fiancée, sous la dictée de Ronquette, la lettre la plus lâche que jamais homme ait écrite à une femme. Par les soins d’une Russe intrigante, madame Fradief, qui a une fille à marier, et qui espère la marier à Lello, la lettre circule à Rome ; elle est même affichée à plusieurs exemplaires sur les murs de la ville. Le père et la mère de Tolla lui ont caché cette dernière trahison, cette dernière injure ; elle meurt de l’absence et du silence de Lello, mais toujours confiante dans sa loyauté et son affection. Sa mort est belle et touchante, et la ville de Rome tout entière suit les funérailles de cette noble fille.
Tout l’intérêt du roman est dans le caractère de Tolla, autour de laquelle l’auteur a groupé assez habilement quelques personnages épisodiques, Feraldi son frère, le jeune marquis Pippo Trasimeni, et sa mère la marquise, jadis victime de l’orgueil des Coromella, et dont la destinée est comme le présage de celle de Tolla ; enfin Dominique, sorte de Caleb italien, dont le redoutable bras est toujours prêt à s’armer et à frapper pour protéger ou venger sa jeune maîtresse. Mais il y a dans ce livre un grave défaut : c’est la persévérance de l’affection d’une femme de la valeur de Tolla pour un homme d’un esprit aussi vulgaire et d’un cœur aussi lâche que Lello. Que dans les premiers moments l’éclat de la surface trompe la jeune fille, on peut l’admettre ; mais un esprit aussi vif et un cœur aussi haut que le sien doivent bientôt toucher le tuf de cette nature pusillanime jusqu’à la lâcheté, d’une médiocrité d’esprit voisine de la sottise et d’un égoïsme dont la naïveté va jusqu’au ridicule. Le mépris qu’on éprouve pour Lello finit par diminuer la bonne opinion qu’on a de Tolla, infatuée d’un homme qui n’a pour lui que sa fortune, sa noblesse et sa figure, et il est temps qu’elle meure et que le livre finisse, car le lecteur allait cesser de s’intéresser à l’héroïne à cause du héros.
Dans le Roi des montagnes, M. Edmond About a prouvé une fois de plus qu’il avait le don de l’observation pessimiste et le talent du récit. C’est un tableau piquant et très peu flatté de la situation morale et politique de la Grèce, et il y a de quoi motiver une levée en masse du ban et de l’arrière-ban des Philhellènes dans cette peinture railleuse d’un pays ou la gendarmerie fraternise avec les brigands et fait complaisamment le guet autour de leurs prisonniers et de leur butin, tandis que ceux-là, grâce à ce bienveillant concours, vont faire un nouveau coup sur les grandes routes, qui, au lieu d’être mal gardées, ne sont pas gardées du tout. La figure de Hadji-Hacros, le roi de la montagne, qui tient les livres de ses opérations en partie double, fait élever sa fille à l’Hétairie, — c’est la maison de Saint-Denis des demoiselles athéniennes, — et place en bonnes valeurs sur les fonds publics les produits de son brigandage, est originale et bien dessinée. La silhouette du capitaine Périclès, qui danse à la cour, triomphe des brigands dans les journaux et leur sert de compère sur la montagne, ne manque ni de relief ni de nouveauté. On se sent en présence d’une société qui hésite entre la civilisation et la barbarie, où le brigand touche à l’homme qui vit de ses rentes ou de son industrie, le marin au pirate, l’outlaw au héros, où les positions sociales et antisociales sont tellement limitrophes qu’elles se confondent parfois. Les aventures d’un jeune Allemand, Herman Schuts, botaniste de profession et héros de roman par circonstance, tombé avec deux Anglaises, madame Simons et sa fille, la jolie Mary-Ann, dans les mains de la bande d’Hadji-Hacros, viennent s’enchâsser assez agréablement dans cette peinture de mœurs. Malheureusement M. About s’entend mal à dénouer les romans. S’il a le talent du récit, il n’a pas le génie du drame. Ce livre, qui commence avec de vives allures et une verve comique de bon aloi, expire dans un gros mélodrame, absurde plus que de droit, avec accompagnement de coups de fusils et de revolvers, de bastonnades jusqu’au sang, d’empoisonnement par l’arsenic, de grillades humaines, le tout terminé par un massacre général, auquel n’échappe pas le sens commun. Ces belles choses sont racontées d’un ton si gai et si leste, qu’on le voit d’une manière manifeste, M. About ne croit pas un mot de ce qu’il dit. On comprend que l’incrédulité de l’auteur, venant fortifier celle du lecteur, n’ajoute pas une grande vraisemblance au récit.
Dans ses autres compositions, l’auteur est resté beaucoup au-dessous de son premier livre. Sans doute ce serait manquer de justice que de refuser de reconnaître qu’il y a beaucoup d’esprit dans les Mariages de Paris. On y trouve même une tentative de retour, sinon à la morale telle que le christianisme la comprend, au moins aux convenances sociales. L’auteur a senti que les personnages des premiers romans de Balzac et de George Sand ne seraient plus accueillis par la société actuelle. Il en donne des réductions qu’il polit et repolit de manière à en faire disparaître les aspérités. C’est surtout Balzac qu’il imite, car il appartient à l’école sensualiste ; mais il l’imite en l’accommodant au goût de la bourgeoisie, qui n’aime pas les gros scandales. Il délaye la couleur, il adoucit le trait ; il ne recule pas même devant un placage des idées catholiques, et il irait jusqu’à mettre un prie-Dieu dans le boudoir des mariées parisiennes, pourvu qu’il fût de bois de chêne élégamment sculpté et que le coussin de soie fût bien rembourré. Cela ne veut pas dire qu’il convertisse la société aux idées catholiques ; c’est tout au contraire le catholicisme qu’il convertit aux idées du monde. Il place volontiers le mariage chrétien entre un panier de vin de Champagne, une volaille truffée et une corbeille d’où débordent les dentelles et les cachemires. L’ancien roman calomniait la société, le roman tel que l’a conçu M. About la flatte, en lui rendant la morale facile ; il cherche à lui persuader qu’elle peut aimer ce qu’elle aime par-dessus tout, le bien-être, le luxe, toutes les jouissances des sens et de la vanité, sans être pour cela moins honnête et moins chrétienne. Il a inventé le roman des transactions et des compromis.
Ce qu’il devrait éviter avec une sollicitude particulière, et ce qu’il poursuit avec une ténacité malheureuse, c’est le drame. J’ai dit où cette poursuite l’a mené dans le Roi des montagnes ; elle ne lui réussit pas mieux dans Germaine. Dans ce triste roman, où la contrefaçon des types de Balzac est moins dissimulée, il y a une odeur de vice et de corruption qui donne des nausées ; mais, quand l’auteur cherche à mitiger l’odeur de la boue par l’odeur du sang, en faisant passer madame Chermidy, la personnification du demi-monde, du plaisant au sévère, et en l’armant tour à tour d’une fiole de poison et d’un poignard, il est impossible de prendre au sérieux cette fantaisie tragique. Le lecteur se sent atteint d’un accès de folle gaieté ; il se souvient malgré lui des petits couteaux que le père Sournois distribuait à ses filles dans une parade connue. Décidément M. About est un garçon de trop joyeuse humeur pour nous faire frémir ou pour nous faire pleurer.
Il est observateur ingénieux, conteur spirituel ; mais, outre qu’il n’a pas le sentiment du drame et que les horizons de son imagination sont étroits et peu profonds, il a le tort de courir souvent après l’esprit, qui vient cependant volontiers le chercher de lui-même. Il vise à l’originalité, et finit par tomber dans l’affectation et dans la manière. Il n’est pas homme à reculer devant les paradoxes les plus incongrus. Peu lui importe la vraisemblance des situations, la logique des caractères, l’enchaînement des causes et des conséquences ; pourvu qu’il mette des figures en relief, qu’il fasse de l’esprit, beaucoup d’esprit, toujours de l’esprit, il ne demande pas autre chose. Ses personnages sont ses créatures, il est bien maître d’en faire ce qu’il veut. Il construit, démolit, reconstruit, termine en style ogival ce qu’il avait commencé en style roman, transforme une chapelle en cabaret, un palais en bouge.
Je trouve dans son dernier roman, Madelon, auquel ces remarques s’appliquent d’une manière toute spéciale, et qui appartiendrait à l’école réaliste, si l’invraisemblable et l’impossible ne couraient pas bride abattue dans toutes ses pages, un portrait qui m’a donné beaucoup à penser :
« Il causait agréablement sans jamais écouter ce qu’il disait ; il avait dans l’esprit quelque chose de soudain et d’imprévu comme des fusées qui s’allument à tort et à travers, sans que personne ait conscience d’y avoir mis le feu. On trouvait en lui plus de chaleur que de passion, plus de vivacité fébrile que d’aptitude à être ému, un scepticisme animé et bruyant, une indifférence un peu fanfaronne qui badinait, non sans grâce, avec le bien et le mal. Mais avant tout il était superlativement Français, c’est-à-dire possédé du besoin de paraître, amoureux de l’effet, passionné pour le bruit, et désireux d’étonner ses contemporains, coûte que coûte. »
Est-ce qu’en retraçant ce portrait du duc d’Armagne, un des personnages de Madelon, M. About ne se serait pas regardé à son insu dans son miroir ?
Comme observation générale, j’ajouterai que M. About n’est pas un bote reconnaissant. Il s’est assis, je crois, jusqu’ici au foyer de quatre nations : Rome, Athènes, la Russie et l’Angleterre. Il a payé l’école de l’hospitalité en railleries, en épigrammes. Il n’y a guère que les Américains qu’il peigne en beau, sous les traits de John Harris dans le Roi des montagnes. Est-ce parce qu’il n’est pas encore allé aux États-Unis ?
§ 4. — Gérard de Nerval. §
J’ai hésité à introduire Gérard de Nerval dans cette galerie des romanciers contemporains. Il date d’une époque plus éloignée que celle où commence la phase littéraire qui fait le sujet de ce livre, quoique sa vie se soit fermée pendant cette phase. Sa jeunesse était dans sa fleur au moment de la révolution de 1830, et le Témoin de la vie de M. Victor Hugo le met au nombre des chefs des cohortes romantiques qui, le jour de la première représentation d’Hernani, allèrent prêter main forte à la littérature nouvelle contre les classiques et les bourgeois. On peut donc placer l’époque de sa grande verve littéraire entre ces deux dates, 1830 et 1848. En outre, il est plutôt poète rêveur, écrivain humoriste et fantaisiste que romancier proprement dit. Cependant il a louché au roman par la nouvelle, et ce contemporain de la jeunesse du gouvernement de Juillet a excité un si vif enthousiasme chez la jeunesse de notre temps, que lorsqu’il est mort, au mois de janvier 1853, de la triste mort que chacun sait, les feuilletons des journaux ont pris le crêpe, et la prose, la poésie, le crayon, ont à l’envi chanté ou illustré son suicide. Tandis que MM. Théophile Gautier, Arsène Houssaye, Jules Janin, Paul de Saint-Victor, racontaient sa vie et déploraient sa mort, M. Célestin Nanteuil et M. Gustave Doré, se hâtant pour arriver avant le marteau des démolisseurs, se chargeaient du soin de conserver à la postérité l’aspect sinistre de la vieille rue de la Lanterne avec la croisée néfaste de cette sombre maison, dans le cadre de laquelle, par une matinée d’hiver, on trouva le cadavre de Gérard de Nerval suspendu.
Je me hâte de le dire, on peut, sans injustice, exonérer la volonté de ce malheureux
écrivain de la responsabilité du suicide. Depuis de longues années déjà, le flambeau
de sa raison obscurcie ne brillait que par intervalles. Il avait été plusieurs fois
obligé d’aller habiter la maison du docteur Blanche. Chaque fois il sortait guéri ou
croyant l’être, et bientôt une nouvelle éclipse de son bon sens le ramenait dans cet
asile des blessés de l’intelligence. Selon toutes les vraisemblances, c’est dans un
suprême accès de démence que Gérard de Nerval mit fin à sa vie. Le cadre romantique
qu’il choisit dans une des rues les plus sombres du vieux Paris pour y placer ce
lugubre tableau, est une présomption de plus à l’appui de cette explication de son
suicide. Il arrangea sa propre mort comme il aurait arrangé un drame, et l’on y
retrouve la couleur employée dans la nouvelle de la Main enchantée
et dans le drame inachevé de Nicolas Flamel, dont la tour
Saint-Jacques était la scène. Enfin, ces présomptions prennent le caractère de
l’évidence lorsqu’on vient à se souvenir du labeur insensé auquel Gérard de Nerval
employa les derniers mois de son existence. Il posa lui-même devant lui pour écrire
les rêves dont sa raison malade avait été récemment obsédée, et, à la fois opérateur
et sujet, il promena le scalpel de l’analyse sur son cerveau malade pour faire au
public l’histoire de sa démence. Une tête plus solide que la sienne n’aurait pas
résisté à cette épreuve. La veille du jour où il se rendit rue de la Vieille-Lanterne
pour en finir avec la vie, il avait écrit ces lignes qui terminent Aurélia ou le Rêve et la Vie : « Mes journées se
passaient doucement dans la société de ces pauvres malades dont je m’étais fait des
amis. La conscience que désormais j’étais purifié de toutes les fautes de ma vie
passée me donnait des jouissances morales infinies ; la certitude de l’immortalité
et de la coexistence de toutes les personnes que j’avais aimées m’était arrivée
matériellement pour ainsi dire, et je bénissais l’âme fraternelle qui, du sein du
désespoir, m’avait conduit dans les voies lumineuses de la religion. Le pauvre
garçon de qui la vie intelligente s’était si singulièrement retirée recevait des
soins qui triomphaient peu à peu de sa torpeur. Ayant appris qu’il était né à la
campagne, je passais des heures entières à lui chanter d’anciennes chansons de
village auxquelles je cherchais à donner l’expression la plus touchante. J’eus le
bonheur de voir qu’il les entendait et qu’il répétait certaines parties de ces
chants. Un jour enfin il ouvrit les yeux, et je vis qu’ils étaient bleus comme ceux
de l’esprit qui m’était apparu en rêve… Il se mit à parler, me nommant, me tutoyant
et m’appelant frère. — Pourquoi, lui dis-je, ne veux-tu pas manger et boire comme
les autres ? — C’est que je suis mort, dit-il, j’ai été enterré au cimetière à telle
place — Et maintenant où crois-tu être ? — En purgatoire, j’accomplis mon expiation.
Telles sont les idées bizarres que font naître ces sortes de maladies. Je reconnus
en moi-même que je n’avais pas été loin d’une aussi étrange persuasion… Toutefois,
je me sens heureux des convictions que j’ai acquises, et je compare cette série
d’épreuves que j’ai traversées à ce qui, pour les anciens, représentait l’idée d’une
descente aux enfers… »
Ce fut la dernière ligne de Gérard de Nerval ; il ne la finit pas. En la lisant, on ne s’étonne point que le lendemain ait été son dernier jour. La clarté du flambeau de la raison y vacille ; il y règne une lumière crépusculaire qui peut faire également place aux splendeurs de l’Orient et aux ténèbres de la nuit. Ce furent les ténèbres qui vinrent profondes et fatales.
Le fragment que j’ai cité donne une idée du talent et même de la nature de l’écrivain, et vous expliquera pourquoi je l’ai rangé parmi les auteurs de l’époque dont j’écris l’histoire. C’est un esprit profondément contemporain. Il a des traits de parenté avec Alfred de Musset d’un côté, avec Henry Mürger de l’autre. Relativement à la bohème qui suivit, c’est un ancêtre. Il l’a compris lui-même, puisqu’il a donné à un de ses derniers écrits, adressé à M. Arsène Houssaye, le titre de Bohème galante. MM. Arsène Houssaye, Édouard Ourliac, Théophile Gautier, Marilhac, Esquiros, Roqueplan, Corot, Célestin Nanteuil, Rogier, Wattier, de Beauvoir, et plusieurs autres poètes et artistes, faisaient partie de cette bohème qui se rattachait à celle des gentilshommes de lettres, et différait de celle de Mürger et de Champfleury, en ce que la première dînait trop, tandis que la seconde ne mangeait guère, quoiqu’elle bût toujours. Murger a peint dans un de ses livres cette espèce du genre. C’est la bohème dorée qui s’attablait dans les antichambres de la renommée en attendant la gloire, et menait une joyeuse vie qu’elle escomptait sur les succès de l’avenir. Comme Alfred de Musset, Gérard de Nerval appartenait à l’aristocratie de la bohème, dont Henry Mürger et Champfleury représentent la démocratie. Il a raconté les folles journées et les soirées plus folles encore de cette rue du Doyenné, hantée par cette tribu de poètes et d’artistes :
« Quel temps heureux ! dit-il ; on donnait des bals, des soupers, des fêtes costumées ; on jouait de vieilles comédies où mademoiselle Plessy, étant encore débutante, ne dédaigna pas d’accepter un rôle : — c’était celui de Béatrix dans Jodelet. — Et que notre pauvre Ourliac était comique dans les rôles d’Arlequin ! Nous étions jeunes, toujours gais, quelquefois riches… Munis du silence complaisant des autorités voisines, nous invitions tous les locataires distingués de l’impasse, et nous avions une collection d’attachés d’ambassade en habits bleus à bouton d’or, de jeunes conseillers d’État, de référendaires en herbe, dont la nichée d’hommes déjà sérieux, mais encore aimables, se développait dans ce pâté de maisons en vue des Tuileries et des ministères voisins… Mais je viens de faire vibrer une corde sombre ; notre palais est rasé. J’en ai foulé les débris l’automne passé. »
Gérard de Nerval se rattachait à Musset par le goût inné de l’élégance, le ciselé de la forme, l’ardeur inquiète de l’esprit ; à Henry Mürger par une tristesse et une mélancolie natives qui ne tardaient pas à succéder à toutes ses ivresses, et par le tour élégiaque des idées ; à tous deux par l’incertitude et le doute poignant où nageait son intelligence, douloureuse maladie des esprits de notre temps ; mais il était le plus rêveur de tous. Lorsqu’ils laissèrent derrière eux ces années de la jeunesse, où tout est enchantement, tous trois succombèrent sous le fardeau de la vie pour laquelle ils n’avaient pas su trouver un but. L’absinthe tua Musset ; le mal de la bohème, Mürger ; la folie, escortée d’un sombre compagnon, le suicide, l’infortuné Gérard de Nerval. Que manqua-t-il à cet écrivain, dont le talent a été surfait par ses amis et ses nécrologues, sans cesser d’être réel cependant, que lui manqua-t-il pour avoir une autre carrière et une autre mort ? un frein et une boussole.
Il a raconté lui-même comment, privé des soins de sa mère, qui mourut à vingt-cinq
ans en Allemagne des fatigues de la guerre, car elle suivait son mari dans les camps,
la direction de son père manqua aussi à ses premières idées. Le pays où il fut élevé
était rempli de superstitions étranges et de légendes bizarres. L’oncle qui remplaçait
ses parents était un numismate et un archéologue distingué ; il avait la passion des
médailles, et les statuettes antiques que l’on découvrait souvent dans les champs
voisins excitaient chez lui une admiration exaltée qu’il communiquait à l’enfant, de
sorte que Gérard de Nerval partageait inégalement sa vénération entre les Mars, les
Pallas, les Vénus armées et les saints de l’église du village qui lui paraissaient
moins beaux. Embarrassé au milieu de ces divers symboles, il demanda un jour à son
oncle ce que c’était que Dieu ! — « Dieu, lui répondit celui-ci, c’est le
soleil. »
L’auteur ajoute : « C’était la pensée intime d’un honnête
homme qui avait vécu en chrétien toute sa vie, mais qui avait traversé la Révolution
et qui était d’une contrée où plusieurs avaient eu la même idée. »
L’honnête homme dont parle Gérard de Nerval fît ce jour-là une mauvaise action, car il creusa dans cette jeune intelligence un abîme qui ne fut jamais comblé. Gérard de Nerval chercha toute sa vie la pierre qui devait fermer le gouffre, et ne la trouva pas. La littérature et la philosophie allemande, dont il fut un des plus fervents admirateurs, — à dix-huit ans il traduisit Faust, ce qui lui valut une lettre de félicitation de Gœthe, — fit sortir un épais brouillard de l’abîme, mais le laissa ouvert. Après avoir visité l’Allemagne, cette patrie de la légende et de la rêverie qu’il aima toujours, il alla demander aux sphinx de l’Orient la solution du problème de la vie, sans pouvoir l’obtenir. Devançant un travers des années où nous sommes, il se jeta dans les ténèbres du magisme, interrogea la cabale, sonda les sciences occultes, et à toutes ces secousses intellectuelles ajouta les secousses physiques d’une vie d’enfant prodigue, errante, irrégulière, tumultueuse, agitée, que ses amis ont comparée à l’oiseau posant à peine sur la branche et reprenant aussitôt son vol à travers l’espace. On comprend que sa raison, moins forte que son imagination, n’ait pu résister à tant d’assauts. Si le catholicisme avait soutenu l’une et réglé l’autre, Gérard de Nerval aurait vécu, et l’on peut croire, à en juger par ses écrits, qu’il fût devenu un écrivain mystique. Du moins peut-on lui rendre le témoignage que, spiritualiste par instinct, il résista à cette tendance de notre époque qui a entraîné tant d’esprits vers un sensualisme abject. Sa raison s’éteignit dans la poursuite de l’absolu, ce qui est plus noble que de se noyer dans la fange des pourceaux de Circé ou dans un flacon d’absinthe.
On retrouve dans les œuvres de Gérard de Nerval l’empreinte des tendances de son esprit. La fantaisie et la rêverie y dominent avec une nuance de mélancolie et d’inquiétude qui s’assombrit quelquefois jusqu’à prendre la teinte du désespoir ; on y reconnaît le goût de l’honnête, le sentiment des beautés de la nature, une sensibilité exaltée, l’aspiration vers le calme et la paix des champs, image de la paix de l’Ame. Il y a de l’idylle, de la bucolique, de l’élégie dans sa nouvelle de Sylvie ; dans la Main enchantée et dans Nicolas Flamel, on trouve ce rayon de merveilleux qui luit naturellement dans cette intelligence exaltée. Son style a de la correction, de la finesse, de l’élégance, de la grâce, une couleur sobre, bien fondue, il évite les reflets trop vifs et se relève par des ciselures de bon goût. Cet écrivain a le respect de l’art, un sens littéraire délicat ; il est facile de le voir au dégoût que lui inspire le succès des ébauches peintes à la brosse, comme les Mystères de Paris. Son talent, qui a frayé d’abord avec les anciens, puis avec Gœthe, Henri Heine, Hoffmann, est imprégné de la fantaisie et de la bizarrerie allemandes qu’il rencontre sans les chercher ; mais la langue qu’il écrit reste naturelle et sobre dans les plus grands écarts de son imagination. Nul n’a mieux compris et n’a mieux traduit Henri Heine. Il a deviné un des premiers que cette pointe de raillerie avec laquelle ce Français d’Allemagne blesse le cœur de ses lecteurs a déchiré d’abord le cœur du poète.
En résumé, Gérard de Nerval appartient plutôt à la génération qui précéda celle où
nous prenons les romanciers contemporains qu’à cette dernière génération. Le
spiritualisme, je l’ai dit, a laissé une profonde empreinte jusque dans ses erreurs,
et c’est par ce côté qu’il se sépare de l’école sensualiste qui domine aujourd’hui le
roman, et dont je vais avoir à dire les excès. Je rencontre dans son dernier livre une
page qui semble un écho affaibli du chant funèbre que murmura Théodore Jouffroy dans
une nuit fatale sur ses croyances perdues et de l’invective éloquente adressée par
Alfred de Musset à Voltaire en face de la croix, renversée. Au moment d’entrer dans
ces journées d’hallucinations suivies de nuits de cauchemars, le poète, dont l’âme
était malade avant que son esprit le devînt, s’exprimait ainsi : « Elle
pourtant croyait à Dieu, et j’ai surpris un jour le nom de Jésus sur ses lèvres. Il
en coulait si doucement, que j’en ai pleuré. Ô mon Dieu ! cette larme, cette larme…
elle est séchée depuis si longtemps ! Mon Dieu ! rendez-la-moi ! Lorsque l’âme
flotte incertaine entre la vie et le rêve, entre le désordre de l’esprit et la
froide réflexion, c’est dans la pensée religieuse que l’on doit chercher le secours.
Je n’en ai jamais trouvé dans cette philosophie qui ne nous a jamais présenté que
des maximes égoïstes. Elle lutte contre les douleurs morales en anéantissant la
sensibilité, et, pareille à la chirurgie, elle ne sait que retrancher l’organe qui
fait souffrir. »
Livre troisième.
Le sensualisme et le réalisme dans le roman §
I. Le sensualisme. — Romanciers du demi-monde, — De la bohème. — Le réalisme dans le roman. — Dumas fils. — Feydeau. — Flaubert. §
Le caractère le plus général du roman dans la période où nous sommes, a été une explosion de sensualisme et de réalisme. Qu’il y ait eu des exceptions à la règle, je ne le nie pas ; il y a eu même une réaction provoquée par les excès auxquels la littérature s’est laissé entraîner sur cette pente, et j’aurai à en parler. Mais il n’en reste pas moins vrai que l’école du sensualisme et du réalisme a eu un épanouissement particulier dans les douze ans qui viennent de s’écouler. La faveur avec laquelle ont été reçus les tableaux des mœurs du demi-monde et les peintures de la bohème littéraire suffiraient à le prouver. L’éclatant succès de deux romans publiés par des écrivains tout à fait nouveaux dans les lettre, M. Ernest Feydeau et M. Gustave Flaubert, qui ont été les représentants les plus spéciaux et les plus hardis du réalisme dans le roman, le démontrent jusqu’à l’évidence. Enfin le réalisme a trouvé son apologiste, j’allais dire son panégyriste, dans un critique célèbre, M. Sainte-Beuve, qui a épousé sa querelle et l’a défendu envers et contre tous.
C’est là un fait grave dans la littérature. Le matérialisme réaliste n’est plus un ennemi clandestin qui se glisse dans les ténèbres ; c’est un drapeau levé contre un autre drapeau. Tous ceux qui croient à la domination de l’esprit sur la matière, et qui remontent de l’intelligence créée et finie à l’intelligence incréée et infinie, de l’homme à Dieu, peuvent s’entendre : il y a entre eux, malgré la diversité des opinions, un lien commun ; ils sont du grand parti de Dieu et de l’âme, du parti de la liberté morale, de la conscience, du mérite et de la responsabilité. Mais entre les spiritualistes et les matérialistes s’ouvre un abîme sans fond et sans rivage sur lequel il n’est donné à personne de jeter un pont. Les spiritualistes ne peuvent pas plus vivre dans les régions basses et abjectes du matérialisme, que les habitants de la terre, habitués à respirer l’air vital, ne sauraient subsister dans une planète dépourvue d’atmosphère.
C’est une étrange prétention que de vouloir réduire le réel à la matière, et l’erreur
des matérialistes sur ce point n’est pas moins choquante que celle des idéalistes qui
veulent tout réduire à l’esprit. Comme si l’âme n’avait pas une souveraine réalité !
Comme si cette glorieuse et sublime substance qui, sous le nom d’intelligence, comprend
les vérités les plus hautes, et, sous le nom de cœur, éprouve tous les nobles
sentiments, était quelque chose de chimérique et d’illusoire, une légère vapeur ; moins
qu’une vapeur, une ombre ; moins encore, le rêve d’une ombre ! Quoi ! le monde de
l’esprit ne serait pas une réalité, et cependant quand les croyances spiritualistes
fléchissent et tombent, les sociétés s’affaissent comme des cadavres que l’âme vient de
quitter ! Le corps serait tout, l’âme ne serait rien, et quand ce rien manque à ce tout,
les nations se dissolvent et les civilisations s’en vont en poussière ! Si l’on
interrogeait l’histoire de la décadence des peuples, le bruit de la chute des empires,
retentissant dans le lointain des âges, résoudrait mieux la question que tous les
raisonnements, car l’on verrait le sensualisme et ce réalisme abject qu’on appelle le
matérialisme, debout le pic à la main, au milieu des ruines, comme des ouvriers de
destruction. C’est ce que disait, aux grands applaudissements de son auditoire, dans une
remarquable leçon sur le matérialisme contemporain, un jeune professeur étranger :
« Toute chute fameuse, s’écriait M. Auguste le Pas, a son secret d’ignominie à
nous raconter. Il doit y avoir eu quelque trahison envers soi-même, quelque lâche
désertion du côté de l’âme. C’est ainsi que commence tout ce qui finit. »
L’école matérialiste et réaliste, en abaissant les idées et en corrompant les
sentiments, exerce donc sur la littérature une influence funeste qui réagit sur la
société.
Tous les auteurs dont je vais parler ne sont pas réalistes au même degré, de la même manière, mais tous se rattachent à cette école par le sensualisme et le matérialisme, ici professé, là seulement mis en pratique.
§ 1. — Dumas fils. §
C’est par trois ouvrages sur le demi-monde, la Dame aux Camélias, d’abord publiée en roman, puis mise, sous le même titre, en comédie, enfin la comédie du Demi-Monde, que M. Alexandre Dumas fils est entré dans la littérature. Quoi qu’il ait fait depuis pour s’élever dans une région plus haute, son talent n’est jamais sorti de ce monde-là. Sa muse porte scellé au pied l’anneau de la chaîne originelle. On devine toujours d’où elle vient, et elle n’arrivera jamais où elle veut faire croire qu’elle va. Le souffle lui manque, l’idéal qu’elle poursuit n’a point ce caractère de grandeur et de noblesse qu’on ne rencontre que dans l’école spiritualiste ; il a deux noms, la jouissance et ce bruit que font dans la mer du temps quelques flots privilégiés avant d’aller se jeter dans les gouffres de l’éternité, et que la vanité appelle la gloire. Je la comparerai volontiers à cette madame de Wine qui, dans la Dame aux Perles, essaye de se faire croire et même de se croire elle-même une grande dame en oubliant ses premières années. Personne ne la croit, et elle ne se croit pas non plus. C’est l’histoire de la muse de M. Dumas. Elle a des grâces frelatées, de hautes prétentions, elle prend des poses étudiées, elle minaude de son mieux derrière un éventail troué, elle voudrait nous donner à penser qu’en écrivant la Dame aux Perles, l’auteur n’a pas écrit un roman, mais une histoire surprise au vol dans les salons de la haute aristocratie, histoire dans laquelle le romancier a au moins joué le rôle de confident. Peines perdues ! Le demi-monde perce avec ses crudités hardies, ses vilenies dorées sur tranche, le laisser aller de ses habitudes, la facilité de ses mœurs, l’imprévu de ses liaisons, sous ce plaqué du grand monde qui ne tient pas. Mademoiselle de Norcy et la duchesse Annette, deux héroïnes de ce roman, qui ont perdu le respect d’elles-mêmes avant qu’on ait perdu envers elles le respect, ne sont pas plus des femmes du véritable monde que le vicomte de Jodelet et le marquis de Mascarille ne sont de véritables gentilshommes, et Wladimir, le joueur et l’espion russe, madame de Wine, sont évidemment des personnages du demi-monde, comme Jacques, qui va se consoler de ses chagrins au bal d’Asnières et en ramène des convives avec lesquels il s’enivre. Ce décousu de vie, cette soif d’aventures, ce débraillé de mœurs, cette action qui s’en va bride abattue en sautant par-dessus toutes les barrières qu’on appelle les convenances sociales, n’est-ce pas le demi-monde dans tout ce qu’il a de déréglé, d’équivoque et de fou ?
Je ne dirai pas que M. Dumas fils en soit, parce qu’il ne m’appartient pas de juger les hommes, mais très certainement sa muse en est. J’en trouve une nouvelle preuve dans la haine furieuse et dans la passion aveugle dont elle est animée contre les personnages qui tiennent au monde véritable. Si le grand monde éprouve un sentiment de curiosité à l’égard du demi-monde, sentiment qui explique le succès des livres d’une certaine littérature, le demi-monde porte une haine implacable au grand monde, parce qu’il le copie sans pouvoir l’imiter. C’est une aversion de plagiaire à auteur, d’usurpateur à roi légitime. Cette aversion se révèle dans le caractère odieux et la conduite infâme attribués dans le roman de la Dame aux Perles au mari de la duchesse Annette. Je crois, en vérité, que le duc ferait tache sur les bagnes, tant l’auteur lui a prêté d’immoralité cynique, de bassesse incroyable, et d’odieuse résignation à tout opprobre d’où il peut sortir de l’or. Je ne parle pas de la vertu, c’est une plante inconnue dans la littérature du demi-monde, qui la considère comme une figure de rhétorique bonne à reléguer parmi les lieux communs de la littérature classique. La notion de l’honneur même a péri dans l’âme de ce grand seigneur, qu’on nous donne pour un ambassadeur de France à Vienne ; il ne se contente pas d’accepter le déshonneur, il le poursuit à outrance, il ne s’arrête satisfait et tranquille que lorsqu’il est entré en possession de la honte qui lui assure un grand héritage.
Je sens que je ne puis être compris que par ceux qui ont lu le livre, mais je ne saurais parler d’une manière plus claire sans devenir cynique, et je préfère encore rester obscur. Le duc qui représente le grand monde dans la Dame aux Perles est si hideux, que les vices moins compliqués du demi-monde que l’auteur a groupés autour de cette monstrueuse figure en deviennent presque naturels ; ils ne subtilisent pas sur l’immoralité, ils se contentent de la pratiquer.
Suivre son instinct, ouvrir son esprit et son cœur au souffle de la passion, sans
plus de scrupules que les navires ouvrent leurs voiles au vent qui les pousse, se
donner la plus grande somme de sensations possible, se réfugier dans l’art quand le
plaisir vous échappe, et faire servir les épreuves qu’on rencontre sur sa route au
développement de son imagination et de ses facultés littéraires et artistiques, si
l’on en possède, voilà la vie telle que le roman de mœurs de M. Dumas fils nous la
montre. C’est lui qui a écrit cette phrase du plus pur matérialisme : « Le
génie naît du trop-plein de la sensation. »
Je ne dirai pas que ses romans
sont immoraux, le sens moral y manque d’une manière absolue.
À ce point de vue, M. Dumas fils doit être classé dans l’école réaliste avec MM. Feydeau et Flaubert, dont il se sépare à d’autres points de vue ; car il n’a pas leur passion pour cette espèce de photographie littéraire qui s’acharne aux détails. Je ne veux pas dire que les peintures qu’il trace de la vie soient réelles, mais elles ont la prétention de l’être. Il n’y voit que des forces, des attractions, des répulsions, du bien joué et du mal joué ; l’idée de Dieu et celle du devoir n’y paraissent nulle part. Le sensualisme y déborde avec le matérialisme, et c’est dans les tableaux auxquels il fournit les couleurs qu’on est conduit à chercher le secret du succès de ses livres.
Je suis étonné que ce retour continuel aux mêmes scènes, aux mêmes passions, aux
mêmes peintures, ne finisse point par produire la monotonie du dégoût. L’auteur n’a
pas l’air de se douter que l’homme puisse être ici-bas pour faire autre chose que se
laisser aller à la pente de ses passions. Est-ce que le fer résiste à l’attraction de
l’aimant ? est-ce qu’il se repent d’y avoir cédé ? Pourquoi l’homme résisterait-il aux
attractions qui lui sont naturelles ? Serait-ce pour éviter le reproche de sa
conscience, le remords ? Ne dites pas cela à M. Dumas fils, car il a écrit cette
phrase qui supprime la conscience et peut vous donner une idée de la morale qui règne
dans ses romans : « Le remords, chez les femmes, naît de l’abandon, non de la
faute. »
Conséquent avec cet aphorisme, il est partisan du divorce, attendu que le divorce dispenserait une femme qui n’aime plus son mari de le tuer pour contracter une nouvelle union. À merveille ! Mais, puisque voilà le romancier du demi-monde en train de devenir législateur, qu’il trouve donc aussi un moyen qui dispense les héritiers impatients de souhaiter la mort de leurs pères ou de devenir parricides. Faudra-t-il que la loi dépouille les vieillards à un certain âge et les envoie mourir aux Petits-Ménages pour transmettre leur fortune à ces aimables jeunesses pressées de jouir ? Si vous ne prenez pas dans l’âme de l’homme le frein avec lequel il modère ses penchants, domine ses passions et gouverne sa conduite, et si, sous prétexte de ne pas irriter ses attractions par les obstacles, vous renversez les barrières, il n’y a plus de société possible. Nous tombons dans cette ménagerie à laquelle Balzac, avec son esprit pessimiste, se plaisait à comparer la société humaine, et nous subissons le règne honteux des appétits.
Ai-je besoin de dire maintenant que l’on respire dans les livres de M. Dumas un air où l’oxygène manque. À la longue, l’imagination se trouble, la notion du vrai et du beau s’obscurcit au milieu de tous ces personnages habitués à obéir à leurs passions sans scrupules et à regarder leurs fautes sans remords. Il semble que la société tout entière se compose de femmes effrontées sans cesser d’être charmantes, de vieillards chez lesquels le défaut de gravité et de dignité est transformé en indulgente sagesse, de jeunes gens corrompus et corrupteurs, sans cesser d’être honorables. La délicatesse s’émousse, le flambeau de la conscience pâlit, et l’asphyxie morale et intellectuelle commence. Qu’on lise la Dame aux camélias, les récits hardis de la Vie à vingt ans, encore plus cyniques, malgré la précaution oratoire placée à la fin pour faire passer tant de sales histoires, enfin la Dame aux perles, on éprouvera la même impression. Il n’y a qu’un type que M. Dumas fils rende avec vérité, c’est celui de ces femmes dépravées, semblables aux femmes étrangères dont il est parlé dans l’Écriture et qui dévorent la jeunesse et flétrissent le printemps dans sa fleur. L’Antonia de la Vie à vingt ans, la Dame aux camélias et les tristes scènes de l’orgie où figurent Jacques et Vladimir dans la dernière partie de la Dame aux perles, appartiennent à la même tribu. C’est la bohème du Vice doré, élégant, couvert de soie, de dentelles et de diamants, mais odieuse et immonde comme ces cercueils qu’on enveloppe de velours et qui n’en renferment pas moins la pourriture et les vers.
Au point de vue de l’art, M. Dumas fils ne manque ni d’entrain, ni d’un certain talent dans le récit, et son style a de la couleur. Mais il est raisonneur, sans être raisonnable, ergoteur, subtil, quintessencié ; il a de l’esprit sans doute, mais il veut en avoir plus qu’il n’en a ; il a des prétentions à l’analyse psychologique, comme à la connaissance du grand monde. Souvent, dans la Dame aux perles, par exemple, il arrête l’action pour permettre à ses personnages, à Jacques surtout, de promener sur ses sensations et ses sentiments la pointe du scalpel et de s’analyser lui-même, ce qui refroidit l’intérêt, engendre l’ennui et détruit la vraisemblance. La passion ne s’analyse pas. Cette intervention personnelle de l’auteur dans son drame, où il se glisse à côté de ses personnages, a d’autres inconvénients ; elle n’augmente pas, comme M. Dumas a pu le croire, le sentiment de la réalité, elle le diminue par le contraste. C’est un peu l’effet que produit Énée lorsque, dans sa descente aux enfers, il se trouve au milieu des ombres et s’embarque dans la nacelle du vieux Caron.
Gemuit sub pondere cymbaSutilis, et multam accepit rimosa paludem.
Comme Énée, M. Dumas fils est trop lourd pour monter sur la nacelle qui porte les ombres légères, filles de son imagination ; l’embarcation gémit sous son poids et fait eau.
Je sais bien qu’il doit à cela l’avantage de se faire donner par la duchesse An nette des conseils sur la peinture des mœurs du grand monde. Je n’ai rien à dire contre cette satisfaction que se procure à bon marché un amour-propre robuste et naïf, sinon que, de l’avis de ceux qui vivent dans les régions que l’auteur a voulu peindre, il faut, de deux choses l’une, ou que M. Dumas ait bien peu appris à l’école de la duchesse, ou que celle-ci ait beaucoup oublié à celle de M. Dumas.
§ 2. — Gustave Flaubert. §
Les écrivains qui ont marqué dans un genre laissent derrière eux une postérité littéraire. M. Gustave Flaubert procède de Balzac comme M. Paul Féval procède de Frédéric Soulié. Il a le goût passionné du chef de son école pour l’analyse, sa patiente observation des détails dans les descriptions, le tour systématiquement pessimiste de son esprit dans ses observations sur la nature humaine et sur l’a société contemporaine, la cynique hardiesse de son incrédulité en matière de vertu.
Quand M. Gustave Flaubert publia Madame Bovary dans une Revue, il y eut beaucoup de bruit fait autour de ce roman. Le parquet crut devoir déférer le journal et l’auteur à la justice en signalant l’ouvrage comme une de ces œuvres scandaleuses qu’on ne peut tolérer sans que la morale publique soit outragée. M. Sénart, ancien président de la Constituante républicaine, défendit l’auteur et plaida la moralité de l’œuvre. Après le choc des plaidoiries et des réquisitoires, le tribunal déclara que sans doute l’ouvrage était immoral, mais qu’il ne l’était pas assez pour mériter ce privilège d’une interdiction publique qu’on réclamait à son égard.
Malgré l’étrangeté apparente de cette décision, je me l’explique. Sans doute, au premier abord, on doit s’étonner de voir des juges employer les balances de la justice à peser les doses de poison que l’on peut, sinon innocemment, au moins impunément, verser aux lecteurs. Mais, avec un peu de réflexion, on arrive à se dire que, pour rester équitable, un tribunal est obligé de ramener toutes choses à un certain niveau de moralité ou d’immoralité publique. Tout ce qui ne dépasse pas d’une manière sensible le niveau commun d’immoralité reste impuni sans être innocent. Je ne dirai certainement pas que l’auteur de Madame Bovary ait respecté la morale, mais il ne l’a pas sensiblement plus offensée que M. Feydeau et quelques autres romanciers contemporains. J’incline même à croire que s’il n’avait pas joint à la partie romanesque de son roman une satire très vive et assez spirituelle des mœurs administratives et de la société officielle, il aurait probablement évité les poursuites.
Du reste, il n’a pas eu à s’en plaindre. Du moment que le tribunal a renvoyé l’auteur de l’ouvrage sans condamnation, ces poursuites sont devenues un moyen de succès. Un grand nombre de personnes, ceci est un des signes du temps, ont éprouvé la curiosité de lire ce roman que le parquet avait jugé assez immoral pour le poursuivre, sans que le tribunal le jugeât assez immoral pour le condamner. Madame Bovary était devenue un plat friand, un fruit défendu qu’une foule de bouches ont voulu savourer. De là un succès de scandale que je me permettrai d’appeler un scandaleux succès.
Sans cette explication, j’avoue que je ne comprendrais pas les nombreuses éditions de Madame Bovary, non que l’auteur manque de talent, il en a au contraire. C’est un talent d’analyse, minutieux, sec, pessimiste, mais réel. Que M. Gustave Flaubert, qui porte un nom médical et qui dissèque tout ce qu’il touche, me permette de disséquer son talent ; il a un scalpel dans la tête et une cornue dans le cœur. Comme peintre de la nature, il n’oublie ni un brin d’herbe dans un sentier, ni une feuille qui tremble, ni un insecte posé sur cette feuille. Spectateur laborieux et patient, il étudie le paysage au microscope. Il en rend les plus minces détails avec un style qui a de la précision, de la correction, de la vigueur et du relief ; mais ces descriptions, qui descendent à l’infiniment petit et aux circonstances les plus insignifiantes, finissent par engendrer un immense ennui. Il y a certainement une poésie en toute chose, dans la cour de la ferme avec ses mille bruits, dans le sentier qui mène au ruisseau où les moutons vont s’abreuver ; mais c’est la synthèse des impressions qu’on éprouve à la vue de ces spectacles champêtres qui est poétique. Si vous les soumettez à une implacable analyse, la vie s’éteint et le charme s’évanouit. Placez un poète en face d’une rose, il la chantera ; un artiste, il la peindra ; un botaniste la desséchera et la collera fanée et morte dans son herbier. M. Gustave Flaubert est ce botaniste.
C’est un réaliste à outrance qui, debout en face de la nature morale comme en face de la nature physique, avec son scalpel et sa cornue, compte les muscles, les nerfs et les fibres, et décompose avec des réactifs tout ce qu’il n’a pas pu disséquer. Sa philosophie sceptique et matérialiste ramène impitoyablement les sentiments et les idées aux sensations. Il ne voit en dehors de ce monde positif qu’une certaine maladie qu’on appelle à tort morale, et qui, née dans le trouble des sens, agite les nerfs, exalte l’imagination, c’est-à-dire gonfle le cerveau dans sa boîte osseuse comme ces gaz subtils qui, dans les analyses, font quelquefois sauter l’appareil.
En lisant Madame Bovary, je me suis cm transporté dans un laboratoire de chimie et entouré de cornues contenant les éléments divers et pacifiques que l’on peut traiter sans danger par les réactifs ; une cornue est à part, parce qu’elle contient un gaz détonant et dangereux, c’est l’héroïne du livre, c’est madame Bovary.
Je ne puis mieux exprimer l’impression que m’a laissée ce roman réaliste, matérialiste, sensualiste et au fond athée, quoiqu’il y soit parlé quelquefois de Dieu, de religion et même des sacrements de l’Église. On éprouve une sensation de froid et d’obscurité en parcourant ces pages ; l’âme, ce soleil moral qui éclaire et échauffe, en est absente. On dirait que l’auteur goûte un brutal plaisir à vous démontrer, autant qu’il est en lui, que la sensibilité n’est au fond qu’un sensualisme raffiné, l’affection qu’un attrait physique, la bonté que le résultat de la faiblesse et de la bêtise, l’intelligence qu’un instinct, l’idéal qu’un rêve mêlé de fièvre, la vertu que l’hébétement des sens, l’enthousiasme, même quand il a Dieu pour objet, qu’une espèce de transport au cerveau. Il aime à flétrir toutes les fleurs de l’âme. N’est-ce pas lui qui, sous forme d’une parenthèse et dans la description d’un dîner aristocratique auquel madame Bovary se trouve priée avec son mari, fait apparaître un vieillard cacochyme, paralysé, aux trois quarts idiot, bavant sur sa poitrine, uniquement pour se donner la jouissance de rapprocher cette hideuse figure du noble visage de Marie-Antoinette, en jetant une odieuse calomnie à la mémoire de cette grande et malheureuse reine, à la cour de laquelle, dit-il, ce vieillard a brillé ? Le roman réaliste ramasse dans la boue la calomnie que l’histoire révolutionnaire elle-même y a laissée tomber, et la présente, en passant, comme un fait incontestable et incontesté. Je ne m’étonne pas, je ne m’indigne pas de trouver cette calomnie dans un livre comme Madame Bovary. Elle y est à sa place et ne fait pas ombre dans un tableau où il n’y a que des ombres.
Qu’est-ce donc que ce roman de Madame Bovary ? C’est ici que la difficulté commence pour la critique. L’analyse est impossible ; j’essayerai la synthèse. La combinaison imaginée par l’auteur se réduit à ceci : il met dans la tête de la fille d’un fermier, mariée à un médecin de campagne, un roman irréalisable, rempli d’aventures et de plaisirs, de coups d’épée et de péripéties, de luxe et de fêtes, et place son héroïne dans la vie la plus prosaïque et la plus monotone qu’on puisse imaginer. Reléguée au fond d’une petite ville de province, madame Bovary, révoltée de la bêtise et de la gaucherie de son mari, et de la vulgarité de tous ceux qui l’entourent, cherche la réalisation de son roman où elle peut et comme elle peut. Deux types passent alors successivement sous les yeux du lecteur ; un fade et plat chérubin, sortant de l’étude d’un notaire, et, un Lovelace d’estaminet. Le roman, qui s’est formé dans les nuées de l’imagination, en descend pour se nouer par deux fois dans la boue et se dénoue dans le suicide. Madame Bovary, qui, dans la folle et coupable vie qu’elle a menée, a abusé de la procuration de son mari pour le ruiner par ses fantaisies d’élégance et de luxe, voyant arriver les huissiers qui viennent apposer les scellés, avale de l’arsenic, et M. Flaubert se donne le plaisir de faire assister le lecteur à tous les symptômes successifs d’un empoisonnement, y compris l’agonie et la mort, sans leur épargner un hoquet, un haut-le-corps, ni un vomissement.
Je n’ai pas voulu reprocher tout à l’heure à M. Flaubert d’avoir calomnié la mémoire
de Marie-Antoinette ; je vais expliquer pourquoi : c’est que tout son roman est une
longue calomnie contre la nature humaine. Il a la prétention d’être réaliste ; si, par
réaliste, il entend peintre du réel, il ne l’est pas. Je défie l’auteur de trouver un
seul village en France où il n’y ait qu’une collection de sots, d’ignares, de
méchants, de misérables et d’êtres corrompus. Partout où il y a des hommes, il y a un
mélange de vertus et de vices, de grandeur et de misère. Ne peindre que le revers de
la médaille, ce n’est pas peindre le monde réel. Or, comptez tous les personnages du
roman. Madame Bovary, vous la connaissez, c’est une femme d’une imagination troublée,
déréglée et corrompue par ses rêves avant de l’être par ses passions. M. Bovary est un
être inoffensif, mais sensuel, égoïste à sa manière, lourd, épais, plutôt débonnaire
que bon, vulgaire, et par-dessus tout d’une sottise élevée à la troisième puissance.
Son père, ancien médecin militaire, est un homme sans principes, de mauvaises manières
et de mauvaises mœurs, ivrogne, mauvais mari et mauvais père. Sa mère est commune,
triviale et insipide. Léon est ce qu’on appelle au théâtre un jeune premier, sans
physionomie, sans caractère, figure indécise et effacée, éclairée seulement par un
rayon de jeunesse. Rodolphe est un Lovelace vulgaire, égoïste et brutal, qui a appris
par cœur son rôle de séducteur. Le pharmacien Homais est un charlatan et un intrigant,
effroyable bavard, déguisé en esprit fort et en libéral, mais ne songeant au fond qu’à
arriver à la fortune et à la réputation. Le commerçant Lheureux est un usurier de la
pire espèce ; le notaire Guillaumin un vieillard corrompu et pillard. Le maire Tuvache
et ses fils, qui font galerie, sont, l’auteur prend soin de nous l’apprendre,
« des gens cossus, bourrus, obtus, faisant des ripailles en famille, dévots
d’ailleurs et d’une société tout à fait insupportable »
. Mademoiselle
Félicité, la femme de chambre de madame Bovary, est une effrontée et une voleuse.
Madame Lefrançois, l’hôtesse du Lion-d’Or, est une aubergiste cupide, avare et
bavarde. La nourrice, madame Rollet, est une mendiante, toujours la main tendue. Le
curé Bournésien, sur lequel vous comptiez peut-être, est une espèce de Cyclope qui
peut porter six bottes de paille à la fois, bonhomme au fond, mais vulgaire, grossier,
ergoteur, aussi sot qu’on peut l’être, sale, traînant des soutanes sur lesquelles
M. Flaubert a compté patiemment les taches de graisse et de tabac, ecclésiastique par
profession, non par vocation, ne comprenant rien aux maladies de l’âme, quoique tout
prêtre, M. Flaubert l’ignore peut-être, les ait plus scrupuleusement étudiées qu’un
médecin n’a étudié les maladies du corps.
Je sais que l’auteur a entouré madame Bovary de ce cercle de personnages repoussants pour l’obliger à se jeter dans le monde des rêves et des aventures, en fuyant cet intolérable milieu ; mais, quel que soit son motif, il n’échappe pas au reproche d’avoir calomnié la nature humaine. Non, il n’est pas vrai qu’il existe une ville, un bourg où il n’y ait ni un cœur généreux, ni un esprit droit et ouvert, ni une âme élevée. Jamais, nulle part, cette monotonie de vices, de ridicules, de sottise, de turpitudes, de sentiments bas et, abjects n’a été un fait sans exception.
Cette observation, présentée au nom de la vérité philosophique, m’amène à en
présenter une autre au point de vue de l’art. L’art vit de contrastes. Les contrastes
de caractère manquent d’une manière absolue dans le roman de Madame
Bovary. Je n’y vois que des ombres ; j’y cherche en vain la lumière. En outre,
il est impossible de prendre intérêt à aucun des personnages que j’ai fait défiler
sous les yeux du lecteur. Ils sont tous, à peu près, également odieux ou ridicules.
Peut-être est-ce un calcul du romancier qui a espéré, à l’aide de tous ces
repoussoirs, obliger l’intérêt à se concentrer sur madame Bovary, quelque bas qu’elle
soit tombée. S’il a fait ce calcul immoral, son espoir a été déçu. La déchéance de
cette femme, qui n’a pas même pour excuse un entraînement du cœur, et qui a placé si
mal les rêves de son imagination, est tellement profonde, que son malheur même ne
saurait ranimer l’intérêt éteint. La mort de cette pécheresse, qui a volé son mari et
qui s’est réfugiée dans le suicide pour ne pas assister au naufrage dont elle est
l’auteur, n’a pas même la dernière dignité que recouvrent quelquefois à la fin les
vies coupables, celle du repentir. Elle est bien aise de mourir, d’en finir, comme
elle dit, mais elle ne demande pardon ni à Dieu ni à son mari. Elle reçoit les
sacrements parce qu’on les lui apporte, et l’auteur a trouvé moyen, en décrivant cette
scène, d’insulter les plus augustes mystères du catholicisme, en faisant de
l’impression que produisent sur Emma les suprêmes secours de l’Église une rêverie de
plus dans une imagination échauffée, « retrouvant la volupté perdue de ses
premiers élancements mystiques »
, tels qu’elle les avait éprouvés alors que
jeune fille elle était au couvent. Le réalisme prend bientôt le dessus. Un idiot
immonde dont la face est couverte d’une plaie purulente, et que l’on a vu, dans le
cours du roman, poursuivre la diligence l’Hirondelle en chantant une
chansonnette, répète sous les croisées d’Emma agonisante ce refrain connu d’elle dans
ses jours de plaisir :
Souvent la chaleur d’un beau jour.« Elle se releva comme un cadavre que l’on galvanise, dit l’auteur, les cheveux dénoués, la prunelle fixe et béante… “L’aveugle !” s’écria-t-elle. Et Emma se mit à rire, d’un rire atroce, frénétique, désespéré, croyant voir la hideuse figure du misérable qui se dressait dans les ténèbres éternelles comme un épouvantement… Une convulsion la rabattit sur le matelas. Tous s’approchèrent. Elle n’existait plus. »
Si vous me demandez maintenant à quoi l’on peut attribuer le scandaleux succès de Madame Bovary, ce livre dont la partie descriptive fatigue par sa prolixité minutieuse, dont les personnages inspirent le dégoût par leur caractère odieux ou stupide, dont l’action se noue et se dénoue sans faire naître l’intérêt, et où la vérité philosophique et l’art sont offensés, comme la morale et la religion, je serai obligé de vous répondre, en baissant les yeux, ce que j’aurai tout à l’heure à vous répondre pour la Fanny de M. Feydeau ; Madame Bovary a réussi par la liberté, disons mieux, la licence des tableaux ; elle a réussi par l’immoralité.
Une dernière critique, et celle-ci s’adresse, non à l’œuvre en elle-même, mais à la manière dont l’auteur comprend l’art. M. Flaubert semble croire que parce qu’une chose existe ou a existé, elle peut par cela seul devenir le sujet d’un tableau. Si indifférente et si triviale qu’elle soit, si hideuse et si dégoûtante, peu lui importe. — « C’est le réel », dit-il, et il prend son pinceau. Mais l’art est par essence éclectique ; il n’accepte pas les yeux fermés les sujets, il les choisit. Le beau profit d’aller pomper tout l’ennui que contient l’atmosphère d’une petite ville pour le faire retomber en pluie dans un roman qui devient par là même le chef-d’œuvre du genre ennuyeux ! Je ferai dix lieues pour éviter de passer un quart d’heure avec ces personnages absurdes, hideux ou ridicules ; quel sentiment veut-on que j’aie pour un auteur qui m’enchaîne quatre heures auprès d’eux ?
Parce que M. Flaubert, comme beaucoup d’autres voyageurs, a rencontré sur les routes qui conduisent de Rouen aux petites villes voisines un vieux mendiant épileptique, dont la face dévorée par un ulcère fait horreur, il s’empresse de photographier dans son récit cette hideuse figure, sans oublier aucun détail de la plaie. — « C’est le réel », dira-t-il encore. — Oui ; mais c’est le réel hideux et dégoûtant. Ceux qui rencontrent le mendiant lui font l’aumône et détournent la tête. Est-ce que l’art qui n’a pas d’aumône à demander a beaucoup à se glorifier d’avoir inspiré le dégoût ? Autrefois les poètes voulaient faire couler des larmes, maintenant ils ont une autre ambition, celle de donner des nausées.
Cette ambition a suivi M. Flaubert dans son roman de Salammbô,
cette œuvre étrange et monstrueuse accomplie par des prodiges de patience et qui ne
fatigue guère moins ses lecteurs qu’elle n’a fatigué son auteur. Pour un réaliste,
M. Flaubert a tenté une aventure bizarre : il a voulu faire une copie sans original.
Le monde punique n’a pas laissé d’historien. Le romancier a essayé de peindre Carthage
et ses mœurs à l’époque de cette formidable guerre des mercenaires que termina Amilcar
Barca, après quatre ans de lutte, en exterminant quarante mille hommes dans le défilé
de la Hache, guerre où il y eut tant d’atrocités commises des deux côtés, que les
contemporains l’appelèrent la guerre inexpiable9. On ne pourrait faire que de la critique intuitive sur cette
archéologie par intuition. Mais, au milieu de ce monde qu’il essayait de ressusciter à
l’aide de quelques textes mutilés, fécondés par son imagination, l’auteur a voulu
placer une action dramatique, la passion de Salammbô, fille d’Amilcar et prêtresse de
Tanit, pour le Libyen Mathos, l’un des chefs mercenaires. Ces personnages, posés par
une main maladroite dans le cadre de cette étude archéologique, produisent l’effet de
ces figures gauches et guindées qu’un paysagiste introduit quelquefois sur sa toile
pour y mettre un peu de vie. Pygmalion a oublié d’animer sa statue, la vie lui
manque ; elle ne marche pas, elle pose. Tout est un prétexte pour ces descriptions
interminables, où l’auteur a essayé de faire revivre les usages, les mœurs
hypothétiques de ce monde disparu, avec ses monuments, ses costumes, ses fêtes, ses
vices, ses turpitudes et ses cruautés. On pense bien que la plume qui s’est complu
dans la description des convulsions hideuses de l’aveugle épileptique et de sa bouche
salie par une écume verdâtre, n’a pas manqué de saisir l’occasion de peindre les
horreurs du supplice d’Hannon que les mercenaires mirent en croix, et le massacre des
mercenaires par les ordres d’Hamilcar. Voici un spécimen du premier morceau :
« Ils arrachèrent ce qui lui restait de vêtements et l’horreur de sa personne
apparut. Des ulcères couvraient cette masse sans nom ; la graisse de ses jambes lui
cachait les ongles des pieds ; il pendait à ses doigts quelque chose de
verdâtre… »
L’auteur continue cette description jusqu’à la mort et même
par-delà la mort de Hannon attaché au gibet : « Ses os spongieux ne tenaient
pas sous les fiches de fer ; des portions de ses membres s’étaient détachées ; il ne
lestait à la croix que d’informes débris, pareils aux fragments d’animaux suspendus
contre les portes de chasseurs. »
Il ne faut plus parler de littérature ; nous avons depuis longtemps quitté le domaine des poètes et des romanciers. Nous sommes dans une salle de dissection, et nous venons de lire un procès-verbal d’autopsie.
§ 3. — Ernest Feydeau. — Fanny. §
M. Ernest Feydeau est, avec M. Gustave Flaubert, une des personnifications les plus hardies et les plus vives du réalisme sensualiste dans le roman contemporain. Je n’ai pas la moindre tentation d’analyser le livre auquel il doit sa réputation, Fanny ; c’est bien assez de l’avoir lu. J’essayerai seulement de caractériser ses procédés et sa manière. L’auteur, parmi d’autres prétentions, a celle d’avoir fait un roman moral, et il prend d’avance l’attitude d’un auteur incompris devant ceux qui refuseraient d’acquiescer au jugement qu’il porte sur lui-même. Il remercie l’ami auquel il dédie la seconde édition de son ouvrage d’avoir été un des premiers à le comprendre ; il publie en outre en tête de cette seconde édition un certificat de talent et de moralité, au moins indirect, délivré à Fanny par M. Jules Janin, qui recommande vivement la lecture de ce volume aux jeunes femmes représentées par madame Armande Bernard, personnage supposé, il imagine, qui a devancé son conseil. M. Jules Janin appuie son suffrage de celui de M. Sainte-Beuve, autre admirateur à outrance de Fanny. Je tire de la dédicace et de la préface du livre deux conséquences ; la première, c’est qu’il y a un certain effort d’esprit à faire pour comprendre la moralité du roman de M. Feydeau, la chose ne va pas d’elle-même ; la seconde, c’est que l’auteur a cru avoir besoin de cautions devant une certaine partie du public effarouchée.
Je pourrais, je le sais, me placer au rang des lecteurs qui n’ont pas compris Fanny ; mais ce serait montrer plus de modestie et en même temps plus
de complaisance que je n’en ai. Je crois avoir au contraire très bien compris ce
livre, et c’est pour cela que je nie sa moralité ; je la nie et je n’accepte pas les
caillions présentées par l’auteur. M. Jules Janin est incontestablement un homme de
beaucoup d’esprit, et sa plume facile et primesautière est coutumière du succès ; mais
je plaindrais les jeunes femmes qui choisiraient comme arbitre de leurs lectures et
casuiste en moralité littéraire, l’auteur de l’Âne mort et la Femme
guillotinée, des Gaietés champêtres et du Neveu
de Rameau. Il accorde aux autres l’indulgence dont il a besoin, c’est tout ce
que je veux dire ; seulement j’ajouterai que M. Feydeau en a infiniment plus besoin
que lui. Quant à M. Sainte-Beuve, son enthousiasme pour Fanny ne
m’étonne guère. Fanny n’est que le roman de Volupté élevé à sa plus haute puissance, avec des draperies do moins et des
hardiesses de plus. Cette fois, l’audace de l’idée ne connaît plus de bornes ; elle
dédaigne cette espèce de mysticisme rêveur dont M. Sainte-Beuve l’avait à demi
voilée ; elle crève le nuage à travers lequel M. Sainte-Beuve s’était contenté de
faire passer les rayons tièdes ou chauds qui troublaient l’imagination du lecteur.
Roger est un Amaury singulièrement dégourdi, qui a converti la marquise de Kouaën au
réalisme et qui n’a pas d’intermittence de religion et de mysticisme ; il est tout
d’une pièce. Nous sommes en plein naturalisme, dans le royaume des sens, dans cette
île de Cythère où Télémaque lui-même, le sage Télémaque, s’inquiétait de ressentir
l’influence d’une atmosphère malsaine et corruptrice qui troublait les sens et
énervait l’âme, lorsque la figure triste et sévère de Mentor se dressa devant lui et
lui cria : « Fuyez, ici l’air est mortel ; c’est un poison subtil qui tue la
vertu. »
Madame Sand avait déjà abordé dans son roman de Jacques le sujet que M. Feydeau, statuaire de l’école de Pradier, a fouillé avec un ciseau curieux. Je comparerai volontiers, en effet, son roman à une de ces figurines ou plutôt à un de ces groupes que les amateurs peu sévères conservent dans un cabinet réservé. On trouve dans Jacques les trois personnages que l’on retrouve dans Fanny ; le mari, la femme, et, pour me servir de l’expression de M. Janin, le jeune homme qui intéresse, selon le célèbre critique, sans qu’on sache s’il est blond ou brun, beau ou laid, spirituel ou sot, par cela seul qu’il est le jeune homme. M. Sainte-Beuve l’avait appelé Amaury, madame Sand Octave, M. Feydeau l’appelle Roger. Le drame se noue à peu près de la même manière dans ces trois compositions. Seulement Jacques avait quelque grandeur morale, il était généreux ; le mari de Fanny n’est que fort ; c’est une intelligence sans moralité servie par une puissante volonté, ou plutôt c’est une locomotive qui va droit à son but. Fanny n’a pas, comme Fernande, à alléguer l’entrainement de la jeunesse vers la jeunesse et l’ignorance de la vie ; elle a trente-cinq ans, elle est mère de plusieurs enfants ; c’est une pécheresse d’arrière-saison. Si, comme M. Sainte-Beuve l’assure, ce roman est un poème, on peut dire que Fanny est le dernier chant d’un poème qui cherche à s’échanger contre un poème tout entier. Triste poème, il est vrai, que Roger ! Aussi égoïste dans son genre que Fanny l’est dans le sien, déclamateur insupportable, esprit sans portée, cœur sans dévouement, il tient à la fois de l’Octave de madame Sand par sa légèreté et son peu de valeur, de l’Amaury de M. Sainte-Beuve par ses passions effrénées, et il a de plus des étonnements si étranges, des prétentions et des fureurs si insensées, qu’on ne peut s’empêcher parfois de se demander s’il n’a pas le cerveau dérangé. Au fond, ces trois caractères sont trois égoïsmes profonds, implacables, qui cherchent leur propre satisfaction.
Où donc est l’attrait du roman, où est le poème dont parle M. Sainte-Beuve, approuvé en cela par M. Jules Janin, qui trouve que les femmes peuvent lire sous la forme de poème ce qu’elles n’oseraient pas lire sous la forme du roman ? Je n’hésite pas à dire que l’attrait de ce livre est dans la liberté du dessin et dans la chaleur de la couleur. M. Feydeau est le Gérôme de la littérature ; ceux qui se plaisent à certaines toiles effrontées du peintre peuvent se plaire aux livres du romancier, ou du poète, si l’on veut absolument que M. Feydeau soit un poète. Il fait jouer au lecteur le rôle que jouent les vieillards dans le tableau de la chaste Suzanne. Seulement tous les lecteurs ne sont pas vieux, et la Suzanne de son livre n’a aucun droit à l’épithète qui accompagne ordinairement ce nom.
J’en suis fâché pour les lecteurs et les lectrices des seize éditions de Fanny ; mais le succès du livre est là et il n’est que là. Je ne suis pas dupe de ce dévergondage d’imagination et de cette rhétorique passionnée à l’aide de laquelle l’auteur cherche à cacher ce qu’il y a de profondément sensuel dans son œuvre. Ceux qui ont sondé les tristes mystères de la corruption humaine savent que, lorsque les fumées des sens montent à l’esprit, il en résulte une espèce d’ivresse qui trouble le cœur et l’intelligence. Alors la partie supérieure de notre être devient l’esclave de la partie inférieure et lui prête souvent des accents dont l’éloquence peut faire illusion aux lecteurs qui ne considèrent pas le point de départ et le but. Ce sont là des apparences qui voilent la réalité sans la changer.
J’ajouterai à l’appui de cette observation qu’il y a quelque chose de si profondément absurde dans la donnée du roman, qu’il serait impossible de comprendre son succès, si l’on repoussait l’explication que j’en donne. Je ne veux ni ne puis entrer dans les détails, je l’ai dit ; un mot cependant est nécessaire. Le rôle de jalousie et de fureur que les auteurs de drames et de romans prêtent ordinairement au mari, M. Feydeau l’a transféré au jeune homme, toujours pour parler comme M. Jules Janin. Ce n’est pas Othello qui soupçonne, c’est lui qui est soupçonné, et la catastrophe arrive parce que le jeune homme parvient, dans une scène à laquelle il n’est pas même possible de faire allusion, à s’assurer de la légitimité de ses soupçons. Alors l’orage éclate ; Roger, furieux, indigné, se déchire la poitrine ; il blasphème, il ne rêve que meurtres et exterminations, il s’étonne que la foudre ne gronde pas, et il demande sérieusement à Dieu ce qu’il fait de son tonnerre. Enfin, après être revenu d’un long évanouissement, il va tomber dans la vase d’une rivière où il a la pensée de se noyer et où des pêcheurs le trouvent le lendemain à demi mort, digne fin d’un roman qui se noue dans la région des sens et qui se dénoue dans la boue.
On m’a assuré que beaucoup de beaux yeux avaient pleuré toutes leurs larmes sur le désespoir de Roger ; il faut qu’une tigresse m’ait allaité dans les cavernes de l’Hyrcanie, car je suis obligé d’avouer que l’étonnement saugrenu et l’absurde désespoir du héros de Fanny m’auraient, sauf le scandale, plutôt donné envie de rire ; on n’avait vu rien de pareil depuis le désespoir de Jocrisse.
Encore une fois, ôtez de ce livre la volupté, il n’y reste rien qui puisse en motiver le succès. On a dit, je le sais, que le dénouement sauvait le reste, et qu’en voyant Fanny accablée de mépris et presque foulée aux pieds par Roger, revenu de son long évanouissement, et Roger, écrasé sous ses illusions brisées, se relevant dans une solitude sur les bords de la mer, pour se préparer à sortir de la vie par un suicide qu’il a remis prudemment à l’année suivante, on comprendrait le vide profond et les douleurs aiguës de ces passions coupables et rabaissement jusqu’où elles font descendre. J’ai peur que cela ne soit pas le moins du monde vrai. La plupart des lecteurs aux mœurs faciles, qui ont lu la Fanny de M. Feydeau, seront beaucoup plus disposés à penser que Fanny est une aimable femme et que Roger a dérangé par des exigences ridicules une existence qui ne manquait point de charmes et pouvait durer longtemps, s’il avait été moins absurde. Dans tous les cas, les peintures vives et crues dont cet ouvrage est rempli demeurent ce qu’elles sont et produisent l’effet qu’elles produisent, et la moralité plus qu’hypothétique du dénouement ne diminue en rien l’immoralité très positive et très certaine de tant de scènes. Remarquez que le héros et l’héroïne du livre ne se repentent pas ; ils regrettent leurs illusions perdues. Roger ressemble à ces compagnons d’Ulysse qui, après avoir été changés en pourceaux par les philtres de Circé, ne voulaient plus revenir à la forme humaine. Il ne veut pas guérir de son mal, il ne songe qu’à mourir, étrange Werther d’une Charlotte surannée et effrontée, comme s’il n’y avait absolument à faire dans la vie que ce qu’il y a fait jusque-là. On parle de la moralité du dénouement ; est-ce que, par hasard, le suicide serait devenu une moralité ?
Nul livre ne permet de mesurer d’une manière plus exacte la décadence de la morale
publique dans la société française que le roman de M. Feydeau. Dire que Fanny a eu un succès, non pas à coup sûr aussi durable, mais aussi
retentissant que Paul et Virginie, Atala et quelques diamants de
cette valeur ! Fanny, un livre où il n’y a pas un mot pour l’âme,
pas un mot qui parle du cœur et qui aille au cœur, pas un mot qui réveille les
sentiments généreux et élevés de notre nature, où l’air libre et vivifiant du ciel ne
circule pas et où l’on sent son cœur s’affadir dans l’atmosphère tiède et malsaine des
alcôves ! Que M. Feydeau ait mis du talent dans cet ouvrage, je ne le nie pas ; mais
j’ai peu de goût et peu d’estime pour ce genre de talent né des inspirations du
sensualisme et qui ne s’élève pas au-dessus des régions où il est né. Le style a de
l’animation, de la couleur et de la chaleur ; cette animation, cette couleur et cette
chaleur que donne la fièvre. Il touche toujours à la déclamation, et souvent il y
tombe ; il aspire à l’énergie et à la force, et souvent il n’évite pas le forcé, le
prétentieux et la manière. On y trouve des phrases telles que celle-ci :
« Forçat de l’amour, je ne pouvais effacer la trace de feu appliquée sur mon
cœur »
, et cette autre encore empruntée au portrait du mari, esquissé par le
jeune homme : « Peut-être riait-il un peu bruyamment,
soulevant par saccade ses pectoraux au-dessus de sa taille bien sanglée et jetant sa
face empourprée en arrière »
; enfin cette apostrophe de Roger à Fanny, qui
refuse de lui sacrifier ses enfants : « Ô femme des vertus étroites et des
devoirs pâles. »
Sont-ce là les affectations que M. Janin appelle
« d’agréables niaiseries »
? Je demande la suppression de
l’épithète.
Je ne m’étonne pas que le roman de Fanny ait paru, ni même qu’il
ait réussi, à une époque où l’on met les tableaux vivants sur le
théâtre et où chaque exposition de peinture nous présente quelques-unes de ces toiles
effrontées qui font rougir la pudeur publique, mais qui doivent plaire à bon nombre
d’individus, puisqu’on y revient toujours. Il est notoire que le sensualisme du livre
se rencontre avec le sensualisme de la scène et avec celui du pinceau ; mais le
prodigieux succès d’un pareil ouvrage est un des signes du temps. Après avoir épuisé
toutes les formules de louanges, M. Janin, dans la préface où il marche comme un
héraut d’armes devant le triomphateur, vante le format commode de ce roman qui permet
à la belle lectrice de mettre le volume dans sa poche « quand on la
dérange »
, lisez : « quand on la surprend ». C’est le seul éloge qu’il
mérite incontestablement ; il est aussi facile à cacher que digne d’être caché, je
l’avoue, mais en faisant observer qu’il partage cet avantage avec certains petits
livres de Crébillon fils et de Diderot.
Au moment où j’écris ces lignes, M. Feydeau publie un nouveau livre, qui, malgré les
séductions du titre, Un Début à l’Opéra, n’ajoutera pas beaucoup à
sa renommée. Je ne crois pas me tromper en plaçant ce roman qui succède à Daniel, à Catherine et à Sylvie, à côté de
ces pâles compositions ses devanciers immédiats, et non à côté de Fanny, la première née de l’auteur et la plus brillante de ses filles. La
seule chose digne d’attention dans ce roman, c’est la préface. Cette préface est
guerroyante et superbe comme celle que M. Théophile Gautier plaça au frontispice du
plus déplorable de ses livres, Mademoiselle de Maupin, pour remettre
à leur place la critique et la morale qui s’étaient permis de se scandaliser des
licences prises par l’auteur. M. Feydeau n’est pas moins sévère, non pas, bien
entendu, envers lui-même, mais envers la critique et la morale. « Changez vos
mœurs, nous dit-il, nous changerons nos livres. Je nie absolument l’influence des
romans sur les mœurs. L’effet d’un livre, quel qu’il soit, ne va pas plus loin que
résumer certaines idées préexistantes dans le public. Le livre n’est jamais cause mais effet. Il traduit l’idée, l’inspiration
du moment, et lui tient lieu de propulseur pour faire son chemin dans le monde. Et
quand le livre effet veut devenir cause ; quand,
au lieu d’exprimer l’idée dominante, il cherche à la violenter, il n’aboutit à rien,
son effet demeure stérile. »
Il importe peu que M. Feydeau avoue ou qu’il nie. Il y a des évidences auxquelles les affirmations n’ajoutent rien, comme les négations ne sauraient rien leur ôter. C’est presque un pléonasme que de dire que les livres immoraux corrompent, et quand bien même la littérature est corrompue par la société, elle devient corruptrice à son tour, et encourt une grave responsabilité. Si les livres ne font que traduire l’idée du moment, comment se fait-il que le même moment voie paraître des livres entre lesquels il y a un abîme, Fanny et Fabiola, Sibylle et Mademoiselle de la Quintinie ? Il y a toujours dans la société de bonnes et de mauvaises idées, de bons et de mauvais sentiments, et, tant que la conscience humaine ne sera pas abolie, elle fera une différence entre les écrivains qui développent les aspirations généreuses et sublimes de notre nature et ceux qui excitent ses plus bas appétits. De quel droit, d’ailleurs, M. Feydeau vient-il parler d’idées au public ? Fanny n’est pas un livre d’idées, c’est un livre de sensations. Ce livre a conquis tout ce qu’il pouvait conquérir, le succès ; il ne forcera pas l’estime.
Je sais que ces paroles seront mal accueillies par M. Ernest Feydeau, qui réclame pour l’art une indépendance absolue ; mais elles resteront comme une protestation devant la raison publique, peu disposée à admettre que l’art soit indépendant de la conscience et qu’au nombre de ses privilèges figure celui de nuire à la société, de troubler les imaginations et de pervertir les âmes. Les explications données par M. Ernest Feydeau, car il croirait indigne de lui de descendre jusqu’aux excuses, n’expliquent rien et ne convaincront personne :
« Par une nature un peu frondeuse, dit-il, qui regimbe instinctivement contre les préjugés, les règles, les idées reçues, il m’est arrivé quelquefois, en écrivant mes livres, de me préoccuper un peu plus de l’art que des convenances.
« Pour moi, artiste, les convenances de l’art devaient passer avant celles de la société… J’ai pu, j’ai dû effaroucher un certain nombre d’esprits timides pour qui les convenances sociales sont tout. Je ne désavoue, entendez bien, aucun de mes livres, et s’ils étaient à refaire, je les referais tous tels qu’ils sont. »
Nous entendons à merveille ; nous savions déjà que le mérite véritable est toujours modeste, et nous le croyons plus que jamais, après avoir entendu la déclaration de M. Feydeau. Quelle superbe, quelle heureuse satisfaction de soi-même ! Corneille était moins sûr de son génie après le Cid et Cinna, et Racine après Athalie, Racine que Boileau était obligé de rassurer eu lui affirmant qu’il venait de faire son chef-d’œuvre. Qu’est-ce que l’intérêt de la société et que sont les droits de la morale auprès des droits de l’art, de l’art si respectable dont procèdent Mademoiselle de Maupin et Fanny ? M. Ernest Feydeau nous rappelle ces artistes qui, après souper, trouvaient très mauvais qu’on ne les laissât pas casser les réverbères et rosser le guet.
Ceux-là aussi regimbaient contre les convenances sociales, les règles et les idées
reçues, et se plaignaient de la société qui les dérangeait dans leurs plaisirs et
leurs fantaisies. « Les artistes, continue le romancier, n’obéissent pas à des
règles, à des principes. Chacun d’eux n’obéit qu’à lui-même, à sa nature, à cet
ensemble d’aptitudes, de goûts, de penchants qui constituent son individualité, son
tempérament, son caractère. Chaque artiste est doué par la nature d’un tempérament
particulier, et il n’est rien de plus absurde à un artiste que de chercher, sous
prétexte de morale ou d’autre chose, à fausser ce tempérament. »
N’est-ce pas M. Cuvillier-Fleury qui a écrit, dans un ouvrage publié il y a quatre
ans, un chapitre ainsi intitulé : « La vertu dans le roman »
; si elle
y est entrée, elle n’y est pas restée longtemps. Vous connaissez maintenant
l’esthétique de l’école sensualiste et réaliste. Elle est haute et belle ! C’est une
affaire de tempérament ; chacun suit le sien, sans se préoccuper de la morale, cette
grondeuse qui n’a que faire dans les questions d’art. On le lui prouve bien en la
traitant de Turc à Maure. Le beau, le vrai, le juste, l’honnête, sont chassés comme
des intrus du temple que les Grecs avaient élevé aux Muses et que l’école réaliste
métamorphose en casino, ayant soin d’en exclure, et pour cause, les sergents de
ville.
Si la société française donne droit de cité à cette littérature effrontée, on la mènera loin, je l’en avertis ; d’autant plus loin, qu’à cette esthétique correspondent une morale, celle des instincts et de la satisfaction des sens, et une politique, celle des convoitises et des appétits. Un lieutenant de police disait, avant 89, que, depuis l’établissement des Frères de la doctrine chrétienne à Paris, il avait pu diminuer de moitié les frais de police de la grande cité. Que l’esthétique proclamée par M. Feydeau, et la morale et la politique qui marchent de front avec elle, viennent à prévaloir, il faudra quadrupler le nombre des sergents de ville. Encore sera-t-il plus sûr de prendre son passeport et d’aller chercher un pays où il y ait une autre esthétique que celle du tempérament, une autre morale que celle des intérêts et une autre politique que celle des appétits.
II. L’élégie dans le réalisme. — Henry Mürger. — Champfleury. §
§ 1. — Henry Mürger. §
On s’étonnera peut-être de me voir ranger Henry Mürger parmi les élégiaques. Quoi ! le peintre des mœurs et de la vie faciles, le chantre de la bohème, qui, s’il avait daigné parler latin, aurait pu s’écrier en la peignant
Quæque ipse miserrima vidiEt quorum pars magna fui :
cet incrédule au lendemain (minime credula postero), dans les tableaux duquel les personnages vivent le dos tourné à l’avenir, et qui, pour mieux les peindre, vécut de la même manière ; ce panégyriste de l’imprévoyance et de l’oubli, des courtes réflexions et des longues orgies, de la folle gaieté et de toutes les ivresses, Henry Mürger serait un élégiaque ?
Je ne retire pas le mot. Oui, Henry Mürger est le Tibulle de la troupe, non pas un Tibulle, chevalier romain, de mœurs élégantes, né dans les hautes sphères et y passant sa vie, chez lequel l’élégie porte la robe de pourpre et s’appelle Sulpitia, Néæra, la belle Néæra, invitée à pleurer devant le bûcher du poète ; Délia la perfide, qui se sert contre lui des artifices qu’il lui a enseignés. Mürger est le Tibulle de la bohème. Il remplace le falerne par le vin bleu ou l’absinthe, le palais et la villa par la mansarde et une partie au bois de Meudon ou de Ville-d’Avray, Rome par le pays latin. L’élégie s’appelle chez lui Mimi, Musette, Mariette ou Francine, et elle porte la robe d’indienne ou de percale, plus souvent que la robe de soie ; mais elle n’en est pas moins l’élégie. Ce qui place cet auteur au rang des élégiaques, c’est le sentiment de mélancolie qui règne dans ses œuvres et qui perce au milieu des plus belles joies. Ces joies sont plus bruyantes que réelles. À travers le fracas des verres que les bohèmes heurtent à la ronde quand l’argent ne manque pas pour acheter le vin et souvent pour acheter les verres brisés à la fin de la précédente orgie, on entend un murmure plaintif qui dément cette folle gaieté ; c’est, comme le clapotement des flots du grand fleuve du temps qui emporte la jeunesse et les plaisirs vers un gouffre inconnu et fatal. En ce sens, malgré la liberté et même la licence des mœurs qu’il peint, mais sans s’arrêter aucunement aux contours, il est supérieur, même au point de vue moral, à M. Feydeau. Sur les roses qu’il effeuille d’une main si insoucieuse, est-ce une goutte de rosée, que j’aperçois, n’est-ce pas plutôt une larme ? Sans doute il entraîne le lecteur à sa suite dans le tourbillon de cette vie fiévreuse et dissipée qui a flétri tant de jeunesses et qui a retranché de la vie de Mürger comme de celle d’Alfred de Musset tant de belles promesses. Mais s’il étourdit le lecteur, c’est qu’il s’étourdit lui-même, et cette espèce de folie à laquelle il cède a des entractes ; s’il déraisonne souvent, il lui arrive d’avoir des moments lucides, et alors un sanglot contenu, un gémissement d’autant plus éloquent qu’il est involontaire, s’échappe de sa poitrine en interrompant le chant du plaisir commencé.
Loin de moi la pensée de réhabiliter le fâcheux usage que Henry Mürger a fait d’un talent dont le vol ne s’élève pas très haut, mais qui est naturel, original et primesautier. Je ne suis pas le moins du monde tenté d’apporter une pierre au monument qu’on lui érige au moment où j’écris. La morale qu’il enseigne dans ses livres pourrait se résumer, je ne le nie pas, dans ces trois vers de Catulle, cet autre païen qui professait et pratiquait, il y a dix-huit siècles, à Rome, la morale que Mürger a professée et pratiquée à Paris :
Vivamus, mea Lesbia, atque amemus ;Rumoresque senium severiorumOmnes unius æstimemus assis.
Vivre, aimer Lesbie, et se moquer du qu’en-dira-t-on, tel est le refrain de la bohème et le refrain aussi du pays latin, les deux latitudes sous lesquelles Mürger a le plus vécu. Mais ce qui le caractérise, je le répète, c’est la note mélancolique qui liait d’elle-même sous ses doigts, au milieu du chant du plaisir ou de l’orgie ; c’est je ne sais quel respect de l’honnête qu’il salue de loin en s’inclinant comme devant une vision bénie qu’il n’est pas digne de regarder en face, et, au milieu de tous ses rêves, je ne sais quel pressentiment du réveil et du désenchantement amer dont il sera le signal.
Vous vous souvenez d’avoir lu dans l’Odyssée ce passage où les prétendants à la main de Pénélope, sur lesquels s’abaisse la lourde main de la fatalité et contre lesquels l’arc d’Ulysse, déjà rentré dans son palais, sera tout à l’heure tendu, se livrent aux joies d’un banquet qui doit être leur dernier banquet. Les malheureux poussent de bruyants éclats de rire qui se terminent à leur insu en gémissements lugubres, la sombre nuit descend sur leurs têtes ; les viandes dont ils se repaissent s’ensanglantent sur leurs lèvres ; des larmes dont la source leur est inconnue coulent sur leurs joues, et des figures étranges glissent sur les murailles, comme si les morts sortaient des ténèbres éternelles pour venir chercher ceux qui vont mourir. Il y a quelque chose d’analogue à ce sentiment dans celui qu’on éprouve à certaines pages des romans de Mürger, quand tout à coup il démasque le but vers lequel marchent ces figures souriantes et couronnées de fleurs qui égayent les soupers de la mansarde des étudiants ou des bohèmes : l’hôpital, la Morgue et enfin la fosse commune vous apparaissent dans toute leur horreur.
Qu’est-ce donc que cette bohème à laquelle Henry Mürger a consacré un livre ? Il l’a
lui-même définie : « La bohème, dit-il, est le stage de la vie artistique,
c’est la préface de l’Académie, de l’Hôtel-Dieu ou de la Morgue ; la bohème n’existe
et n’est possible qu’à Paris. »
La bohème se compose donc de ceux qui rêvent
le succès, la fortune et la gloire par l’art, et qui, en attendant, vivent de
savoir-faire plus que de savoir, sur la ligne étroite qui sépare une position
besoigneuse de la misère et de la faim, l’emprunt de la mendicité et le sans-gêne de
l’indélicatesse et de l’improbité. Cependant il y a plusieurs catégories dans la
bohème. Ceux qui prennent la velléité qu’ils ont de devenir illustres pour de la
volonté, l’ennui que leur cause un travail régulier pour un signe de prédestination à
la gloire, et leur paresse pour du génie ; c’est la bohème ignorée dont Mürger a dit :
« Ce n’est pas un chemin, c’est un cul-de-sac. »
Vient ensuite la
bohème des buveurs d’eau, que Mürger n’apprécie guère et qu’il n’a pas pratiquée. Elle
se compose de ceux qui font de l’art pour l’art et qui, en attendant qu’ils aient
atteint leur idéal, vivent de peu, souffrent en silence et s’enveloppent de leur
dignité. « On les admire après eux », dit Mürger en détournant la tête de ces
stoïciens de l’art. La bohème à laquelle Mürger a consacré son livre, c’est celle à
laquelle il appartenait. Elle se compose de ceux « qui ont un nom connu sur la
place artistique ou littéraire et dont les produits ont cours à des prix modérés, il
est vrai »
. Ceux-là aiment la vie facile ; ils ont, comme le disait un homme
d’esprit, quarante mille livres de rentes dans le caractère ; ils ne se privent que de
ce qu’ils ne peuvent pas avoir. Caractères hybrides, issus à la fois d’Alcibiade et de
Diogène, ils dînent en Lucullus quand ils le peuvent et soupent dans le tonneau du
cynique avec un oignon quand il leur est impossible de mieux souper. C’est d’eux que
Mürger a dit : « Ils se feraient prêter de l’argent par Harpagon et auraient
trouvé des truffes sur le radeau de la Méduse… Qu’il leur tombe un peu de fortune
entre les mains, vous les voyez à l’instant cavalcader sur les plus ruineuses
fantaisies, buvant des meilleurs et des plus vieux, et ne trouvant jamais assez de
fenêtres par où jeter leur argent. Puis, quand leur dernier écu est mort et enterré,
ils recommencent à dîner à la table d’hôte du hasard, où leur couvert est toujours
mis, et, précédés d’une meute de ruses, braconnant dans toutes les industries qui se
rattachent à l’art, ils chassent du matin au soir cet animal féroce qu’on appelle la
pièce de cent sous. »
Ce tableau est peint de main de maître, de la main d’un homme qui ne connaît pas les choses par simple ouï-dire. Mais dans cette vie insouciante et vagabonde, que devient, chez ces parasites du hasard, la délicatesse, la probité quelquefois, et toujours la dignité ? Henri Mürger va vous répondre lui-même par des paroles qu’il a mises dans la bouche d’un de ses bohèmes, Marcel ou Rodolphe, je ne sais lequel, mais il importe peu.
« Le premier gredin venu, dont nous ne voudrions pas porter le nom pendant cinq minutes, se venge de nos railleries et devient notre seigneur et maître du jour où nous lui empruntons cinq francs, qu’il nous prête après nous avoir fait dépenser pour cent écus de ruse ou d’humilité. »
Est-ce humilité ou humiliation qu’il faut dire ? Cette bohème, que Mürger place si haut et qu’il fait si belle ailleurs, n’en fait-il pas ici bon marché ? Ne voit-on pas que toute délicatesse s’émousse dans une pareille vie, que la dignité s’y abaisse et que le sentiment même de l’honneur risque d’y périr ? Souvent, dans cette existence désordonnée, licencieuse, ballottée entre les extrêmes et réduite à chercher autour de la table du hasard son couvert, qui, quoi qu’en dise Mürger, n’y est pas toujours mis, la jeunesse elle-même, malgré la vigueur de sa constitution, ne résiste pas longtemps. Le poète de la bohème ne le nie pas, et, dans l’histoire de Jacques le statuaire, l’ami sans doute auquel il adresse, dans ses Nuits d’hiver, cette élégie navrante et désespérée que j’ai rapportée ailleurs10, il y a comme un pressentiment de sa propre destinée. Jacques meurt à l’hôpital après y avoir vu mourir Francine ; c’est à l’hôpital aussi que meurt une des reines de la bohème, cette Mimi que le poète et le romancier ont célébrée à l’envi. Au bout de toute cette folle vie, on rencontre bien souvent la souffrance, l’abandon, le mépris, la maladie, le désespoir et la mort. Francine morte à vingt ans, Mimi à dix-neuf, Jacques le sculpteur à vingt-trois, tous morts à l’hôpital, ce dénouaient est de nature à faire réfléchir ceux que les folles gaietés, les soupers interminables et les expédients excentriques du quatuor bohémien, Rodolphe, Schaunard, Marcel et Colline, auraient mis en goût.
La bohème n’est donc pas toujours une chose aussi gaie qu’on aurait pu le croire au
premier abord. C’est précisément ce que répond Mürger au lecteur qu’il suppose ennuyé
de l’histoire de la pipe de son ami Jacques, modeste héritage que le poète a
recueilli. — « Pardon, dit-il, c’est la pipe de mon ami Jacques qui m’a
entraîné dans cette digression. Mais, d’ailleurs, je n’ai point juré absolument de
vous faire rire. Ce n’est pas toujours gai, la bohème. »
Nous nous en étions
douté, et Mürger devait apporter, en mourant dans le dénuement, une nouvelle preuve à
l’appui, de cet aveu. J’ai entendu raconter par un élève en médecine qu’il avait
lui-même reçu à titre d’héritage la pipe du poète, mort à l’hospice, comme celui-ci
raconte avoir reçu celle de Jacques le statuaire, mort à l’hôpital. Étrange
coïncidence qui donne au récit de la mort de Jacques, dans les Scènes de
la vie de bohème, le caractère d’un pressentiment. En racontant la mort de son
ami, au mois de mai 1850, époque de l’apparition de la première édition de son livre,
Mürger, alors âgé de vingt-sept ans, semble avoir plus de dix ans à l’avance prévu et
prédit la sienne. C’est alors qu’il dit à M. About ce mot que j’ai déjà cité :
« La bohème est une maladie, et j’en meurs. »
Il en est mort comme il
en avait fait mourir plusieurs personnages de son livre, en historien peut-être, plus
encore qu’en romancier.
Vous connaissez maintenant une des raisons de son succès. C’est ce mélange de gaieté
folle avec ces retours de mélancolie, le sentiment de la brièveté des plaisirs
tempérant leur ivresse, ce nuage qui passe dans ses plus beaux jours devant le soleil
dont les rayons viennent dorer sa poésie, je ne sais quoi de songeur dans ses plus
grands transports, le regret de l’honnête mêlé à la poursuite des fantômes décevants
qui séduisent l’imprudente jeunesse. J’ai donné une autre raison de la vogue des
romans de ce genre : c’est la curiosité. On serait bien fâché d’être dans cette
position, mais on veut au moins en avoir une idée, ne fut-ce que pour se féliciter,
comme le poète, d’être à l’abri sur le rivage pendant que la tempête brise les
navires, jouets des flots soulevés. C’est le secret de l’empressement fiévreux avec
lequel la curiosité publique accueillit les Mystères de Paris de
M. Sue. L’esprit humain se plaît aux découvertes, et c’était une découverte. Pour ne
rien omettre, il faut tenir compte aussi de cette nombreuse classe de gens un peu
naïfs qui prennent au sérieux la réputation de bonheur qu’on a faite aux étourdis et
aux mauvais sujets. M. Scribe a placé dans une de ses comédies un type excellent de
cette espèce de gens et l’a personnifiée dans ce bourgeois qui, après avoir tourné
autour d’un homme à bonnes fortunes que ses aventures ont jeté dans les situations les
plus désagréables et les plus critiques, lui dit du ton le plus sérieux en lui ôtant
son chapeau : « Vous me faites l’effet de Napoléon ! »
La peinture de
ces mœurs excentriques et de cette vie, où tout se passe à l’envers du bon sens, les
ravit, parce qu’elle les change. Il leur semble que, s’ils s’en étaient mêlés, ils
eussent été d’effroyables mauvais sujets. Est-il besoin de dire qu’un rayon de talent
véritable éclaire et anime les compositions de Mürger ? Sans le talent, il n’y a pas
de succès, au moins de succès durable. Il a, avec un esprit tourné vers l’élégie, le
sentiment du paysage ; c’est un artiste. Sa couleur n’est pas très brillante, mais
elle est vraie, et il s’entend à répandre sur sa toile la lumière et l’ombre, de
manière à amener ces contrastes qui charment les regards. Son style a du nombre, de la
précision, de la justesse, de l’harmonie, et, quand la matière y prête, il est
savamment ciselé. Voyez avec quelle entente des oppositions il a encadré la peinture
aux tons chauds de la vie échevelée du pays latin entre deux gentilles églogues. Le
curé Bertholon, son neveu Claude, le docteur Michelon et mademoiselle Angélique, dont
la silhouette pure et naïve se dessine au début sur un fond verdoyant d’arbres
pittoresques aux balancements aériens et de riantes prairies, vous reçoivent au retour
de la course rapide que vous avez faite avec Claude, l’élève en médecine, au milieu du
Sahara parisien, brûlé par les passions et hanté par la licence et par les plaisirs.
Claude est au moment de rester sur le champ de bataille comme une victime de plus ; au
récit de la mort de Jacques, dans les Scènes de la vie de bohème, le
caractère d’un pressentiment. En racontant la mort de son ami, au mois de mai 1850,
époque de l’apparition de la première édition de son livre, Mürger, alors âgé de
vingt-sept ans, semble avoir plus de dix ans à l’avance prévu et prédit la sienne.
C’est alors qu’il dit à M. About ce mot que j’ai déjà cité : « La bohème est
une maladie, et j’en meurs. »
Il en est mort comme il en avait fait mourir
plusieurs personnages de son livre, en historien peut-être, plus encore qu’en
romancier.
Vous connaissez maintenant une des raisons de son succès. C’est ce mélange de gaieté
folle avec ces retours de mélancolie, le sentiment de la brièveté des plaisirs
tempérant leur ivresse, ce nuage qui passe dans ses plus beaux jours devant le soleil
dont les rayons viennent dorer sa poésie, je ne sais quoi de songeur dans ses plus
grands transports, le regret de l’honnête mêlé à la poursuite des fantômes décevants
qui séduisent l’imprudente jeunesse. J’ai donné une autre raison de la vogue des
romans de ce genre : c’est la curiosité. On serait bien fâché d’être dans cette
position, mais on veut au moins en avoir une idée, ne fût-ce que pour se féliciter,
comme le poète, d’être à l’abri sur le rivage pendant que la tempête brise les
navires, jouets des flots soulevés. C’est le secret de l’empressement fiévreux avec
lequel la curiosité publique accueillit les Mystères de Paris de
M. Sue. L’esprit humain se plaît aux découvertes, et c’était une découverte. Pour ne
rien omettre, il faut tenir compte aussi de cette nombreuse classe de gens un peu
naïfs qui prennent au sérieux la réputation de bonheur qu’on a faite aux étourdis et
aux mauvais sujets. M. Scribe a placé dans une de ses comédies un type excellent de
cette espèce de gens et l’a personnifiée dans ce bourgeois qui, après avoir tourné
autour d’un homme à bonnes fortunes que ses aventures ont jeté dans les situations les
plus désagréables et les plus critiques, lui dit du ton le plus sérieux en lui ôtant
son chapeau : « Vous me faites l’effet de Napoléon ! »
La peinture de
ces mœurs excentriques et de cette vie, où tout se passe à l’envers du bon sens, les
ravit, parce qu’elle les change. Il leur semble que, s’ils s’en étaient mêlés, ils
eussent été d’effroyables mauvais sujets. Est-il besoin de dire qu’un rayon de talent
véritable éclaire et anime les compositions de Mürger ? Sans le talent, il n’y a pas
de succès, au moins de succès durable. Il a, avec un esprit tourné vers l’élégie, le
sentiment du paysage ; c’est un artiste. Sa couleur n’est pas très brillante, mais
elle est vraie, et il s’entend à répandre sur sa toile la lumière et l’ombre, de
manière à amener ces contrastes qui charment les regards. Son style a du nombre, de la
précision, de la justesse, de l’harmonie, et, quand la matière y prête, il est
savamment ciselé. Voyez avec quelle entente des oppositions il a encadré la peinture
aux tons chauds de la vie échevelée du pays latin entre deux gentilles églogues. Le
curé Bertholon, son neveu Claude, le docteur Michelon et mademoiselle Angélique, dont
la silhouette pure et naïve se dessine au début sur un fond verdoyant d’arbres
pittoresques aux balancements aériens et de riantes prairies, vous reçoivent au retour
de la course rapide que vous avez faite avec Claude, l’élève en médecine, au milieu du
Sahara parisien, brûlé par les passions et hanté par la licence et par les plaisirs.
Claude est au moment de rester sur le champ de bataille comme une victime de plus ;
mais il revient, et l’églogue l’accueille encore tout troublé du drame auquel il
échappe. Il a reçu les confidences de Marianne, une fille de son village devenue sous
le nom de Mariette une des idoles du pays latin, pauvres et éphémères idoles qui
passent vite et finissent presque toujours mal. Il sait à quoi s’en tenir sur les
joies qu’on trouve dans cette vie ; Édouard, Léonce, Fernand surtout, et plus encore
qu’eux tous, Mariette, ne lui ont laissé rien ignorer à cet égard. Ce n’est pas une
honnête fille à coup sûr que cette Mariette, mais ce n’est pas non plus une fille
méchante. Elle sait qu’elle se noie, elle ne résiste plus au courant, mais elle a
cette probité du noyé qui ne veut entraîner personne dans son malheur, et elle lâche
d’abord la main de Fernand, puis celle de Claude, pour se noyer seule. C’est ainsi que
Henry Mürger trouve le secret d’intéresser à ses personnages, en laissant sur
l’arrière-plan ces corruptions hideuses, dernier degré de la dégradation morale,
devant laquelle l’art recule impuissant. Si Mariette ne meurt pas à temps, elle
descendra jusque-là peut-être ; mais elle n’est pas encore descendue jusqu’au fond de
cette boue. L’auteur peint ses personnages avec leurs défauts, avec leurs vices, mais
il ne les rend pas odieux. Mariette est une sœur de Musette et de Mimi ; elle vit
comme elles, avec une insouciance systématique, et l’on peut penser qu’elle mourra
comme elles ; elle est la première à le prévoir, et elle marque d’avance sa place à
l’hôpital. Certes, la libre peinture de cette folle vie a des inconvénients, mais du
moins l’auteur ne la rend pas aimable. Ses livres ne conquièrent pas plus de partisans
à la vie de bohème qu’à la vie du pays latin.
§ 2. — Champfleury. §
Comme Henry Mürger, M. Champfleury procède de la bohème : mais, pour arriver jusqu’à lui, il faut descendre plusieurs échelons. Je comparerais volontiers la bohème à une cave dans laquelle l’air s’épaissit de marche en marche, de sorte qu’à une certaine profondeur le flambeau que l’on porte pâlit et s’éteint. Ce dernier rayon d’idéal, qui éclairait encore les œuvres réalistes de Mürger, s’obscurcit et s’efface dans la nuit profonde du réalisme plus grossier de M. Champfleury. L’élégie s’enfuit devant cette main qui la rudoie et qui lui essuierait volontiers les yeux avec un morceau de toile à torchon. Ce n’est point du premier coup que M. Champfleury en est arrivé là. Il ne sera pas sans intérêt de le suivre dans ses différentes phases.
Vers la moitié de l’année 1846, un jeune homme se présenta chez moi avec une lettre d’un des écrivains les plus éminents de la presse catholique, M. Laurentie. C’était une lettre de recommandation. Il s’agissait de venir en aide à ce jeune homme, dont les essais naturellement inédits renfermaient, me disait mon honorable correspondant, des germes d’un talent qui pouvait se développer. Il y avait tout à faire ; car non seulement il fallait pourvoir au présent, mais sauver l’avenir en préservant de la conscription le futur écrivain, conscrit de l’année suivante. Je m’y employai de mon mieux. Mes amis, et je m’adressai aussi haut que possible, s’intéressèrent au sort du jeune homme. Je réunis une somme beaucoup plus forte que je ne l’avais espéré. Mais il y avait tant de besoins à satisfaire, tant d’arriérés à combler, tant de créanciers dont la meute affamée se ruait sur le petit trésor péniblement amassé, qu’il fallut renoncer à racheter le conscrit. Peut-être aussi, je l’ai soupçonné quelquefois, avait-il été trop profondément atteint par le souffle malsain de la bohème, cette maladie dont il est si difficile de guérir. Toujours est-il que mon protégé, qu’il est inutile de nommer, dépensa petit à petit la somme que j’avais rassemblée, qu’il fut désigné par le sort et partit. Il ne me resta de cette bonne action plutôt tentée qu’accomplie, et dans laquelle d’ailleurs j’avais eu la part la plus modeste, qu’un souvenir assez triste, quelques notions sur ce monde de la bohème littéraire, où celui à qui j’avais voulu tendre la main avait vécu, et un présent qu’il me fit en 1847 : c’était le premier ouvrage d’un de ses amis qu’il regardait comme le chef de l’école à laquelle appartenait, selon lui, l’avenir ; cet ouvrage, dont le titre était Chien-Caillou, fantaisies d’hiver, avait pour auteur M. Champfleury.
Le talent de M. Champfleury, alors à son début, était animé d’un souffle de jeunesse qu’il a depuis perdu. Son livre avait quelque chose de navrant. Il suait la misère et criait la faim. On y remarquait un rayon de fantaisie, mais c’était une fantaisie sombre et lugubre. La détresse, l’abandon, le désespoir, la folie, les croque-morts, le cimetière, la Morgue, jouaient un grand rôle dans cette poésie écrite en prose. J’ai conservé ce petit volume portant le millésime de 1847 et dont l’exécution matérielle est grossière comme celle des ouvrages des débutants pour lesquels les éditeurs évitent de se mettre en frais. Il sort des presses de Gerdès, rue Saint-Germain-des-Prés, et il a été édité à la librairie pittoresque de Martinon. On sent à chaque page la main d’un novice. Les morceaux sont courts. Chien-Caillou, le plus long de tous, Chien-Caillou, ce récit désespéré qui n’est pas un conte, l’auteur a soin de le dire, n’a que quarante petites pages. L’haleine du poète n’est pas longue, on le devine. Mais, malgré le réalisme parfois hideux qui règne dans ces divers morceaux, ils ne sont pas dépourvus d’art, et l’on sent s’élever le souffle de la passion, la passion de la misère contre la richesse, de la famine contre l’abondance, de l’abandon contre le succès, la haine du malheureux contre l’heureux.
C’est à M. Victor Hugo, à M. Auguste Vacquerie, à M. Théophile Gautier, à M. Gérard de Nerval, qui eut la triste fin que vous savez, à M. Fiorentino, que la plupart de ces morceaux sont dédiés ; on comprend que, nouveau venu dans la république des lettres, M. Champfleury a besoin de parrains. Ses distiques se révoltent contre les gros succès du jour, le Juif errant et le Fils du Diable. Il exècre le bourgeois, et à la mansarde épicurienne de Béranger il oppose la véritable mansarde, brûlante en été, glacée en hiver, pleine d’angoisses, habitée par la faim, véritable radeau de la Méduse échoué en pleine civilisation, où la notion du bien et du mal, de la pudeur et de l’impudeur, périt sous l’excès de la souffrance. Ce petit livre est à la fois une plainte et une malédiction. Le rire y paraît quelquefois, mais il est sans gaieté ; c’est la grimace convulsive de l’ironie.
Telle fut la première phase du talent de M. Champfleury. Plus tard, le succès lui vint ; avec le succès, la passion tomba. Que resta-t-il alors dans ses ouvrages ? La peinture de la vie de bohème, peut-être plus brutalement exacte qu’elle ne l’est dans Mürger, une photographie impassible et implacable, qui ne choisit pas les traits du tableau vivant qui a posé devant la chambre obscure, mais qui les reproduit tous froidement, sans colère comme sans pitié.
Ce monde est bien laid. Prenons d’abord les hommes. Ils ont perdu jusqu’à cette
originalité folle qui, chez les personnages de Mürger, faisait naître quelquefois un
sourire. Ce sont des bohèmes laids et sales, ennuyeux et vulgaires, avec des
prétentions insensées, des nains hissés sur les échasses d’une immense vanité et qui
me font regretter Chien-Caillou, ce nom d’un misérable qui n’est pas
un nom de chien. Ils n’ont pas même la vertu des gueux qui « s’aiment entre
eux »
, s’il faut en croire le refrain de la chanson de Béranger. Les bohèmes
de M. Champfleury se détestent et se méprisent, et vraiment ils n’ont pas tort.
L’auteur a pris sans doute plaisir à peindre l’intérieur du petit journal, qui lui
rappelle peut-être des souvenirs de jeunesse. C’est à ses yeux la jeune littérature.
Il y a dix ans qu’il a fait ce tableau, et déjà la jeune littérature qui lui
apparaissait comme pleine d’avenir sonne le vide et sent le vieux. À qui et à quoi le
lecteur peut-il prendre quelque intérêt, soit dans les bureaux du petit journal, où
l’on exploite cyniquement les scandales de la littérature et de la ville, soit dans ce
cabaret littéraire de la rue de Grenelle-Saint-Honoré, où se réunit le personnel de la
rédaction et où règne un tavernier insolent, quinteux et despote, qui met ses habitués
à la porte en leur administrant au besoin des corrections manuelles ? Streicht,
Valentin, Gérard, Villers le poète métrique, Feugères le peintre renouvelé des Grecs,
sont des types médiocres et vulgaires comme il peut y en avoir, mais qu’on aimerait à
ne pas connaître ; Ernest l’avocat, Charles le marchand de couleurs, sont des figures
plus vulgaires, plus plates et plus effacées encore. Je conçois que le commissaire de
police se mêle des faits et gestes de ces messieurs quand ils cassent les vitres et
les assiettes des traiteurs ou qu’ils déménagent sans payer leur terme, c’est son
devoir ; mais le public, qui n’a rien à faire avec les petites jalousies et les
grandes orgies au vin bleu des bohèmes, avec les parties de plaisir où ils échangent
des coups de poing et où ils s’enivrent comme des crocheteurs, pourquoi voulez-vous
qu’il n’use pas de son droit en tournant le dos à de pareils tableaux ? Quel plaisir
voulez-vous qu’il prenne à respirer cette odeur de fumier qui lui vient d’en bas ?
C’est au sortir de la lecture des Aventures de mademoiselle
Mariette que j’écris ces observations. Gérard, que l’auteur a placé sur le
premier plan du tableau et dont il a fait avec Thomas, le peintre réaliste, le héros
de son livre, a des prétentions au rôle de penseur. Un jour que les deux jeunes gens
se promènent sur le boulevard Montparnasse, Gérard, qui est sous le coup d’un profond
chagrin, dit à son ami : « Penses-tu quelquefois à la mort ? — Quand je suis
heureux ; jamais quand je souffre. — S’il n’y avait que le dernier moment, dit
Gérard, qu’importe ? Mais c’est la fin, qui est triste et déplaisante ; penser que
tous les gens qui vous regrettent vous auront oublié dès le lendemain ! S’en aller
en se voyant fumer comme la mèche d’une chandelle, petit à petit et avec plus de
souffrance que la chandelle. — Est-ce l’inconnu qui te fait peur ? — Oh ! l’inconnu,
je ne m’en inquiète guère… je crois au néant absolu ; nous servirons à fumer des
terres ; voilà ce qu’il y a de plus clair pour moi. »
Telle est la théologie
de la bohème. Belle théologie ! Et, ce qu’il y a de merveilleux, c’est que ces
messieurs s’étonnent qu’on les oublie, tout en étant convaincus qu’ils ne seront que
du fumier quand ils seront morts. Qui donc serait tenté de pleurer sur du purin ou de
nourrir des idées mélancoliques en songeant au guano ?
Au fond, dans cette littérature, il n’y a ni idées ni sentiments. Point de cœur qui
batte, point d’intelligence qui pense ; des automates mus par le mécanisme qui leur
est propre ; des attractions matérielles, nulle affection. Je ne sais si, comme on
l’assure, M. Champfleury a voulu se peindre lui-même sous les traits de Gérard, la
figure la plus éclairée du livre avec celle de Mariette. Gérard est capable d’une
certaine exaltation physique qui, chez lui, remplace l’inspiration. C’est un réaliste
qui a des nerfs. Les mille bruits d’un café le galvanisent, la chaleur de l’asphalte
parisien fait éclore sa prose comme la chaleur d’un four fait éclore les œufs. Il
verse des larmes en peignant la douleur d’une mère perdant son enfant ; mais il
pleurera aussi facilement sur les souffrances du petit chat de Mariette aux yeux d’un
vert émeraude. Une mère, un petit chat, n’est-ce pas tout un ? C’est un peintre, il
est à son tableau. Il professe en littérature à peu près les idées que professe en
peinture son ami Thomas, qui estimait un tesson de saladier cassé bien plus que toutes
les merveilles de l’art grec et de l’art chrétien, et qui était furieux contrôle jury
de l’exposition, parce que celui-ci s’était permis de refuser un tableau représentant
un gros enfant gourmand mangeant une pomme rouge, et assis de manière que le parquet
n’eût pas à redouter les suites de son intempérance. — Fi donc ! — C’est comme je vous
le dis, et Thomas s’écriait : « Voyez comme c’est nature ! La figure de cet
enfant ne parle-t-elle pas ? Et pourtant ces bourgeois, ces imbéciles, ces butors,
ont refusé mon tableau ! »
Touchant accord de l’art réaliste avec la
littérature réaliste ! Laissez-les faire, et il faudra passer les livres au vinaigre
et suspendre dans les salons de l’exposition le bouquet de lavande traditionnel.
Je n’ai point parlé des femmes de la bohème, telles qu’on les retrouve sous le pinceau de M. Champfleury. On comprendra mon embarras. La Manon Lescaut de Prévost est le type primitif de toutes ces variétés de Mariette, de Musette et de Mimi, qui hantent les romans de Mürger et de M. Champfleury. Ce sont des espèces, le mot est vrai de toutes manières, contenues dans le genre. Mais quelle déchéance a éprouvée la Manon du dix-huitième siècle, cette femme déjà déchue, en devenant contemporaine du dix-neuvième ! On pourrait établir ici une proportion et dire que la Mariette de M. Champfleury est à la Mariette de Mürger ce que celle-ci est à la Manon Lescot de Prévost ; Mürger s’est prudemment arrêté avec son héroïne et le lecteur sur les premières marches de l’escalier qui conduit à l’égout ; M. Champfleury fait descendre avec lui à Mariette et au lecteur les degrés de l’escalier, et ne les tient quittes que lorsqu’ils sont à moitié asphyxiés par les senteurs du cloaque dans lequel leurs pieds nagent jusqu’à la cheville, après leur avoir fait traverser toutes les phases intermédiaires de la corruption et du cynisme. J’imagine qu’il ne vous plairait pas plus d’entendre l’étrange histoire de Coquinel le saltimbanque et le paillasse qu’il ne me conviendrait de la raconter. N’allons donc pas plus loin.
J’entends d’ici l’objection des réalistes : « Est-ce qu’il n’y a pas dans Paris des Mariette ? » Je ne dis pas non ; mais, à Paris, il y a aussi des égouts, et, quand je passe devant l’orifice de ces réservoirs nauséabonds des fanges de la ville, je retiens mon haleine et presse le pas. Laissez-m’en faire autant en traversant cette littérature de mauvaise odeur et de mauvais goût.
Il faut cependant suivre M. Champfleury dans l’effort qu’il a fait pour sortir du territoire de la bohème. Les Bourgeois de Molinchard, que j’ai voulu lire parce que j’en avais entendu parler comme d’un chef-d’œuvre, visent à prendre rang parmi les romans de mœurs. C’est une étude de l’intérieur d’une petite ville située dans le Soissonnais. En quittant la bohème, M. Champfleury a emporté avec lui la haine qu’elle porte à la bourgeoisie, et dans cette excursion sur un nouveau terrain, cette haine ne s’est pas refroidie. Tous les bourgeois de Molinchard sont des grotesques ou des misérables.
J’ai l’honneur de vous présenter M. Creton du Coche, ainsi nommé de l’industrie où son père a fait fortune, M. Creton, au nom duquel il n’y aurait qu’une lettre à changer pour rétablir l’harmonie entre le nom et la personne, avoué sans cause, grand parleur sans esprit, vain, égoïste et sot, parfaitement oisif, enrôlé dans l’ordre du Baromètre par un commis-voyageur un peu plus qu’aigrefin, l’illustre Larochelle, descendant indirect de l’illustre Gaudissart de Balzac, et inventeur de la société météorologique de France. Voici madame Creton du Coche, jeune et jolie femme, mais nulle et sans physionomie, qui a épousé la fortune de cet homme insignifiant et laid, et qui commence à s’ennuyer du, mari que la fortune lui a apporté. Puis viennent mademoiselle Ursule Creton du Coche, une vieille fille bavarde, méchante, avare, hypocrite, et par conséquent dévote, car, pour messieurs de la bohème, quiconque hante l’église est nécessairement un héritier plus ou moins direct de Tartuffe ; les demoiselles de Jérusalem, deux furies qui, professant les mêmes idées religieuses que mademoiselle Ursule Creton, doivent avoir tous ses vices et tous ses ridicules. Nommerai-je madame Chappe, une intrigante fieffée qui profite de sa position de maîtresse de pension pour jouer le rôle le plus odieux et le plus infâme ; un épicier voleur, M. Jageot ; des juges, évidemment issus de Brid’oison, imbéciles et sans équité, qui tous se personnifient dans l’un d’entre eux, M. Janotet ; un avocat insolent, sot, bavard et lâche, M. Quentin ; telle est la bourgeoisie.
Il est vrai que la noblesse est encore plus mal traitée. Il est impossible de rencontrer un beau fils plus insipide, plus niais et plus insupportable que Julien de Vosges, le héros du roman, à moins que ce soit M. de Joncquières, son confident. On sent que M. Champfleury n’est plus sur son terrain, et qu’il fait des portraits pour lesquels les originaux n’ont pas posé. Ce jeune gentilhomme, prenant des leçons d’une écuyère du Cirque pour apprendre à faire le saut de tremplin à travers la peau de baudruche, est une des plus bizarres imaginations qui aient pu se présenter au peintre de la bohème. Il y a là une réminiscence malheureuse de Coquinel. L’originalité manque à ce roman d’une manière absolue. L’intrigue est vulgaire, la langue boîte à chaque pas, l’intérêt n’existe pas. C’est du Pigault-Lebrun sans verve enté sur du Paul de Kock sans gaieté.
Livre quatrième.
Réaction contre le roman réaliste. — Octave Feuillet. §
I. Explication de la faveur avec laquelle Octave Feuillet a été accueilli. §
Au nombre des besoins les plus impérieux de l’esprit humain qui se repose en changeant, il faut placer celui de varier ses impressions. De là l’attrait de ces voyages qui font sans cesse passer sous nos yeux des points de vue divers et des paysages aux aspects contraires, les montagnes avec leurs cimes neigeuses et leurs flancs couverts de forêts, les vallées riantes avec leur végétation plantureuse, les torrents tombant à pic dans les abîmes au milieu d’une nature dévastée, et les fleuves poursuivant leur cours sinueux entre deux rives fleuries. C’est ainsi que le roman contemporain a pu revêtir plusieurs physionomies et tenir de plusieurs genres. L’élégie sentimentale et l’idylle qui cueille ses bouquets dans les jardins les plus riants de l’imagination ont trouvé leur place à côté des drames les plus hideux et des peintures les plus hardies des passions humaines et des vices. Ceci suffirait pour expliquer l’apparition simultanée et les succès en apparence contradictoires des romans de MM. Flaubert, Feydeau, Mürger, Dumas fils, Champfleury, et de ceux de M. Octave Feuillet.
N’avez-vous pas rencontré quelquefois des personnes qui, après avoir abusé des liqueurs fortes et des viandes fortement épicées, revenaient avec plaisir à une nourriture plus simple et à des boissons d’une saveur plus douce ? Cette réaction se retrouve partout. Après les angoisses de la Terreur, les fêtes échevelées du Directoire, de même qu’après la grande peste de Marseille au dix-huitième siècle, on vit une frénésie d’amusements et de plaisirs s’emparer de cette population d’héritiers.
En outre, il ne faut pas oublier que ce mot générique, le public, est un mot complexe et complaisant qui contient bien des nuances. Combien d’auditoires n’y a-t-il pas dans un auditoire ? Voyez la pièce du Fils de Giboyer, qui, dans la même année où elle réussit sur la scène de la rue Richelieu, fit son tour de France au milieu des bruits contradictoires des applaudissements et des sifflets. À Lyon, à Nîmes, à Toulouse, dans presque toutes les villes, il a fallu faire évacuer la salle par une moitié de l’assistance, afin que l’autre pût applaudir avec sécurité. Il y avait donc deux publics dans cette salle, deux publics différemment impressionnés. Ce qui était approuvé par l’un était désapprouvé par l’autre, et réciproquement. C’est ainsi qu’après les révolutions accomplies en sens contraire, il se trouve presque toujours une population pour battre des mains à ce qui a été fait. Est-ce la même ? Non, assurément. Le parti vainqueur s’empare des rues et des places, et se montre seul au soleil ; le parti vaincu reste chez lui. Chaque grande tragédie a son chœur qui environne le héros de la pièce.
Il y a eu aussi quelque chose de pareil quand M. Octave Feuillet a publié ses livres après ceux de MM. Flaubert, Feydeau, Mürger et des romanciers de cette école. Outre les gens qui commençaient à être blasés sur le scandale, il y avait un assez grand nombre de lecteurs que le cynisme de cette littérature immorale avait toujours révoltés. Ils s’étaient tenus à l’écart du bruit qu’on faisait autour de ces romans frelatés de sensualisme. Ils attendaient quelque chose de plus conforme à leurs aspirations et à leurs goûts. L’idéal de corruption, d’égoïsme et de vilenie morale qu’on voulait leur imposer leur était antipathique, et, par esprit d’opposition, ils étaient préparés à accepter une réaction fortement accusée en sens contraire.
II. Le Roman d’un jeune homme pauvre. §
C’est de cette réaction dans le sens du spiritualisme que M. Octave Feuillet a pris l’initiative. Je ne crois pas que jusqu’à la fin de l’armée 1851 il ait publié aucun roman sous son nom ; il avait été un des collaborateurs d’un des romanciers et des dramaturges les plus habiles de la période précédente, M. Alexandre Dumas, et il avait appris à cette école l’art de nouer une action, de créer des situations fortes, de développer dans un récit attachant une fable savamment ourdie, mais il avait conservé dans cette association transitoire les qualités qui lui étaient propres : une élégance native, une rare finesse d’analyse, le goût et l’intelligence des mœurs de la société polie, quelque chose de subtil dans l’esprit, et, dans le style, un mélange de grâce et de distinction qui fait contraste avec les tendances de la littérature contemporaine. Telles furent les qualités avec lesquelles M. Octave Feuillet entra dans la réaction dont je viens de parler. Il a présenté dans le Roman d’un jeune homme pauvre un roman de chevalerie. Maxime ne porte, il est vrai, ni bonne lame de Tolède, ni casque à cimier, et il ne plante pas sa bannière à l’entrée de la lice ; mais ce ne sont là que les accessoires d’un roman de chevalerie, c’est le matériel de la chose. Ce qui constitue le chevalier, je parle du chevalier des romans, c’est une quintessence de sentiments, une exaltation d’idées qui va au-delà du réel. L’homme tel que le conçoivent la plupart des romanciers modernes est au-dessous de l’homme réel ; l’homme tel que le conçoivent les romans de chevalerie est au-dessus, c’est un homme surfait. Il subtilise sur toute chose ; les devoirs tels que les impose la morale religieuse ne lui suffisent pas, il les exagère. Il substitue le point d’honneur à l’honneur, la bravade à la bravoure ; il a un décalogue particulier à son usage. Sans doute, cet excès vaut mieux que l’autre : il est préférable d’aller se perdre dans les nuages que de se jeter la tête la première dans un bourbier. Mais il y a toujours du danger dans les chimères, parce que les âmes qui en sont une fois éprises n’acceptent plus la réalité. Quelque belle qu’elle soit, elle leur paraît froide et médiocre. Sans nier le mérite réel de M. Octave Feuillet, la moralité relative de ses œuvres, l’élévation de sentiments que dénote la conception de plusieurs des caractères qu’il a tracés, les grâces savamment épanouies de son style, je n’hésite pas à dire que c’est là son défaut.
J’étonnerai sans doute plus d’une de ses admiratrices en disant que Maxime, son héros, est un des personnages du Grand Cyrus de mademoiselle de Scudéry rhabillé à la moderne, et que même il a quelque trait de parenté avec don Quichotte. Rien de plus vrai cependant. En entrant dans ce livre, on entre dans le pays des chimères ; le terrain de la réalité manque sous les pieds du lecteur. Sentiments, idées, caractères, événements mêmes, tout est plus ou moins chimérique. Pour les lecteurs jeunes, chez lesquels le jugement n’est qu’une faculté de second plan et encore peu sûre d’elle-même, ce livre fait l’effet d’un agréable rêve auquel on se laisse doucement aller, en craignant à chaque instant d’être éveillé par un rayon de lumière s’introduisant à travers la fente des volets au milieu de la nuit factice de l’alcôve ou par le cri matinal de quelque marchand passant sous la croisée. Mais ceux dont le jugement est plus ferme et plus formé éprouvent une véritable fatigue, malgré les agréments de la composition et du style, à suivre l’auteur dans le développement de ce petit drame où la fantaisie déborde et où la vérité tient si peu de place. Je ne crois pas que Némorin et Estelle, Artamène et Mandane, soient des personnages beaucoup plus romanesques et beaucoup plus chimériques que Maxime et mademoiselle Marguerite La Roque.
Dès le début, le roman sort de la mesure de la vérité et il n’y rentre guère. Que fera
l’auteur pour rendre le contraste plus piquant avec la vie de bohème, où l’on boit et où
l’on mange à la grâce de Dieu, et où les dettes sont acceptées comme un droit, presque
comme un devoir, de telle sorte qu’un homme qui paye son dîner et son terme est rangé
sur-le-champ parmi les mastodontes. Il imaginera un gentilhomme de vingt ans ruiné par
son père et chez qui l’horreur des dettes prend le caractère d’une espèce de monomanie
morale. Cette monomanie va si loin, que Maxime, qui a encore quatre ou cinq mille francs
chez son notaire, toutes les dettes de la succession d’un père prodigue étant payées,
qui est connu dans plusieurs restaurants où il a l’habitude de dîner, et peut se faire
garder sa carte à payer jusqu’au retour de ce notaire, ami de sa famille, se donne le
plaisir de mourir de faim pendant deux jours, à la manière de don Quichotte, commençant
sa carrière de chevalier errant en se livrant à cette série d’épreuves dont le bon sens
de Sancho Pansa, ce représentant un peu épais de la réalité, se montre si surpris.
N’est-ce pas, je vous le demande, le jeûne chevaleresque, préface obligée de la veillée
des armes ? Je sais bien que cela donne lieu à une scène qui a fait pleurer de bien
beaux yeux ; celle de Maxime, dévorant dans sa chambre le croûton de pain tendre que lui
a donné pour un pauvre sa sœur Hélène, la petite pensionnaire d’un couvent, qui se
trouvait écœurée par une tournée de meringues et d’éclairs au chocolat. Je suis tout
disposé à respecter les émotions des lectrices quand viennent ces paroles écrites sur le
journal de Maxime : « Oui, Hélène, j’ai rencontré un pauvre, et je lui ai donné
ton pain, qu’il a emporté comme une proie dans sa mansarde solitaire, et il l’a trouvé
bon ; mais c’était un pauvre sans courage, car il a pleuré en dévorant l’aumône de tes
petites mains bien-aimées. »
Je ferai observer seulement que cela n’est pas
vrai. La fantaisie de mourir de faim est une de celles qui ne viennent jamais aux jeunes
gens qu’après dîner. C’est fâcheux ; cette fantaisie, en effet, outre la scène du
croûton de pain tendre, amène aussi celle du pont, du haut duquel Maxime regarde couler
l’eau avec une terrible envie de s’y jeter la tête la première pour couper court à ses
épreuves, et celle du dîner offert au jeune homme pauvre par Louison, l’excellente
concierge, qui feint de croire que le fils de son ancienne maîtresse a demandé à être
servi.
Vous direz à cela : Mais pourquoi M. Octave Feuillet, dont la plume, comme celle de
tous les romanciers, est un sceptre, et qui, au demeurant, est maître chez lui et peut
faire de ses personnages ce qu’il veut, n’a-t-il pas ruiné complètement son Jeune homme pauvre, et donné ainsi tort à ces objections ? Pourquoi ? je crois
le savoir. La vraie pauvreté est bien laide, turpis
egestas
, et la faim, malesuada fames
,
quand elle est imposée par un dénuement complet, a quelque chose de triste et de sombre.
C’est par ménagement pour la sensibilité nerveuse de ses lectrices et pour la
délicatesse de leur imagination que M. Octave Feuillet a laissé à son jeune homme pauvre
quatre à cinq billets de mille francs, qui, par un erratum de maître
Laubepin, notaire, s’élèvent bientôt à vingt. C’est peu, mais c’est encore quelque
chose, et l’on peut se présenter devant les gens de bonne compagnie avec vingt mille
francs dans sa poche, et un appétit qui va jusqu’à la faimvalle est encore de mise,
pourvu qu’il ne prenne pas le caractère de la faim involontaire.
J’insiste sur ces nuances parce qu’elles caractérisent le talent de M. Octave Feuillet. Son jeune homme est pauvre comme Némorin est berger. Il me semble voir passer dans cette idylle du Florian de nos jours des houlettes enrubannées et des agneaux aux laines blanches, parfumées et frisées par Estelle, qui bêlent de jolis airs que la serinette leur a appris.
Si Maxime est un faux pauvre, j’ai bien peur que Laubepin ne soit pas un vrai notaire. Où a-t-on vu jamais un notaire, je dis un notaire de vieille roche, présenter pour régisseur à une famille quatre ou cinq fois millionnaire un gentilhomme de vingt-quatre ans, qui n’a aucune expérience de la gestion des affaires et de l’aménagement des propriétés, sous le prétexte unique qu’il a beaucoup de probité ? C’est quelque chose sans doute de beau que la probité, mais cela suffit-il ? Est-elle donc toujours séparée de l’expérience pour qu’il faille choisir entre les deux, par l’impossibilité de les rencontrer unies ? Il n’y a pas jusqu’à cet appointement de six mille livres, alloué à un régisseur par ce notaire romanesque, qui ne me paraisse en dehors du monde réel. Je suis loin d’être insensible à l’art avec lequel l’action du drame est nouée, et à la manière large et ferme dont sont burinés plusieurs portraits. Je citerai surtout celui de mademoiselle de Porhoët, cette médaille bretonne où l’antique honneur a laissé son empreinte si profondément gravée. Ame d’un autre temps, noble femme qui, par le contraste de sa supériorité morale avec ce siècle de jouissance, de bien-être et de luxe, a quelque chose de la fière et étrange originalité du Misanthrope de Molière. Ces misères de la vie de l’institutrice de grande maison, qui, comme Tantale, se trouve jetée au milieu des eaux sans pouvoir se désaltérer, et dont les lèvres sont battues par les grappes vermeilles de la richesse sans qu’elles puissent jamais les savourer, sont peintes avec talent dans le personnage de mademoiselle Hédouin, dont le cœur, gonflé par la haine, l’envie et la colère, distille le poison. Ce personnage et celui de M. de Bévallan, le type de ces bons garçons réalistes et épicuriens, qui traversent les années de leur jeunesse en prenant le plus de plaisir qu’ils peuvent, en ne faisant tout juste que le mal qui leur sert ou qui les amuse, représentent dans le roman la vie réelle. Deux silhouettes du voisinage vont au même but. Parlons d’abord de celle de madame Aubry, la veuve inconsolable d’un agent de change, inconsolable d’être ruinée, et recommençant chaque jour ses lamentations sur ses richesses perdues. Tout à côté vient se dessiner celle de madame de Saint-Cast ; c’est une variante de madame Aubry, avec cette seule différence que la fortune, cette divinité qu’elle adore, est présente au foyer de madame de Saint-Cast, tandis que pour madame Aubry, obligée d’accepter un asile chez sa cousine, madame Laroque, la fortune n’est plus qu’un souvenir et un regret. Ces deux silhouettes complètent la partie obscure de la toile destinée à faire ressortir, comme un repoussoir, les parties lumineuses du tableau. Sur ce premier plan splendidement éclairé se trouvent réunis Maxime, Marguerite et mademoiselle de Porhoët. L’artifice de l’auteur est donc d’avoir encadré un roman de chevalerie dans un fond de roman réaliste.
Belle, fière, d’une imagination ardente, exaltée et romanesque, Marguerite Laroque, qui gémit de sa richesse parce qu’elle l’empêche d’avoir la certitude que l’affection qu’on lui témoigne est sincère et désintéressée, est, dans toute l’étendue du mot, un type d’héroïne de roman. Mademoiselle Scudéry lui eût ouvert à deux battants les portes du Grand Cyrus, don Quichotte eût rompu des lances en son honneur, et je ne voudrais pas affirmer que l’Éloa du Solitaire, qui apparaît sur le sommet neigeux des montagnes et au milieu des torrents, fût plus errante et plus vagabonde que cette romanesque jeune fille, plus intrépide à chercher les sites sauvages et les cimes escarpées. L’auteur a conçu ce caractère comme un vivant contraste avec celui des types modernes des riches héritières, un peu plus vaines encore de leurs millions que de leur beauté, de même qu’il a conçu celui de Maxime comme une réaction contre ces jeunes hommes de nos jours qui s’enquièrent du chiffre de la dot avant de s’enquérir des qualités de la future, et trouvent, comme l’Harpagon de Molière, que la cassette peut avoir les plus beaux yeux du monde ; seulement cette double réaction est forcée et elle va au-delà du réel ; l’auteur, dans le désir de produire plus d’effet, a trop appuyé sur le trait.
Entre ces deux natures analogues, toutes deux romanesques, susceptibles, éprises d’un
idéal d’honneur et de désintéressement peu connu dans la société moderne, s’engage le
plus étrange duel. Elles sont entraînées l’une vers l’autre par un attrait mutuel, la
communauté de l’élévation des sentiments, la sympathie des goûts ; elles sont séparées
par la fortune, qui met entre elles une distance infranchissable. Au lieu d’un dialogue,
il y a deux monologues. « Peut-être bien, si j’étais pauvre, se dit Marguerite.
— Sans doute, si j’étais riche »
, réplique Maxime en répondant à sa propre
pensée. Or, comme il est difficile que Maxime économise deux cent mille francs de rentes
sur six mille francs d’appointements, et que Marguerite, qui ne joue pas à la Bourse,
perde ses deux cent mille francs de rentes, on ne voit pas quel événement pourrait
abaisser cette barrière.
Ce duel a intéressé d’autant plus les lecteurs et les lectrices de notre temps, qu’ils ne se sentent en aucune façon obligés par cette admiration toute spéculative et toute platonique. « Ah ! si les femmes ressemblaient à Marguerite ! » se disent les lecteurs de M. Feuillet en refermant le livre, sans songer qu’ils ne ressemblent pas beaucoup eux-mêmes à Maxime. « Ah ! si les hommes ressemblaient à Maxime ! » se disent les lectrices, sans s’avouer qu’elles ressemblent fort peu elles-mêmes à Marguerite. N’importe. Chacun des deux sexes veut du bien à M. Octave Feuillet ; ce qui n’empêche pas qu’après avoir lu son livre, ses admirateurs et ses admiratrices ne trouvent à merveille que l’on négocie un contrat comme un traité de paix, en ne négligeant aucun avantage, aucune annexion, aucune espérance, c’est-à-dire aucun des parents âgés qu’on peut réaliser, c’est l’expression courante de la jeunesse dorée, pendant la durée de la société matrimoniale, et que le plus fougueux enthousiaste de Maxime ne retire sa parole si l’héritière qu’il convoite a vu une tante convoler en secondes noces ou un oncle millionnaire perdre cinq cent mille francs à la Bourse. C’est l’histoire de l’Alphius d’Horace, chantant dans une gracieuse idylle les félicités de celui qui, loin des affaires, cultive en paix les champs paternels, puis jetant là ses tablettes, et cherchant à replacer à gros intérêts aux calendes l’argent qu’il a retiré dès le jour des ides :
Hæc ubi locutus fœnerator AlphiusJamjam futurus rusticus,Omnem relegit idibus pecuniam,Quærit calendis ponere.
Cependant les épreuves chevaleresques de Maxime ont commencé. C’est une espèce de tournoi dans lequel le prix de la lice appartiendra à celui qui aura le plus brisé de lances en l’honneur de Marguerite, la reine et le juge de cette passe d’armes où l’on trouve des emprunts faits par une main habile et discrète aux Amadis et aux chevaliers de la Table Ronde. La première épreuve est celle qui révéla le courage d’Alexandre à la Grèce, lorsqu’elle vit apparaître le fils de Philippe sur Bucéphale dompté. Il y a dans les écuries de madame Laroque une jument fougueuse et difficile que les plus habiles et les plus hardis cavaliers peuvent seuls monter : c’est Proserpine. Marguerite recommande avec une pitié dédaigneuse qu’on ne la prête pas au nouvel intendant de son grand-père. Vous devinez que ceci amène un triomphe pour Maxime, qui est un des plus intrépides écuyers de France, et qui, au temps de sa fortune, brillait entre tous les héros du sport. On pourrait, comme vous allez le voir, appeler la seconde épreuve, « l’épreuve de l’eau », pour emprunter un souvenir au moyen âge. Marguerite, qui veut être aimée pour elle-même, fait profession de n’avoir qu’une affection dans le cœur, celle qu’elle porte à un magnifique terre-neuve, auquel elle a donné le nom d’un enchanteur breton, celui de Mervyn, dont M. Hersart de la Villemarqué vient de raconter l’histoire. Je dirai ici, sous forme de parenthèse, que tout en croyant au désintéressement absolu et traditionnel de son chien favori, mademoiselle Marguerite fait bien de ne pas laisser oublier sa pâtée. Un des plaisirs, une des vanités de la jeune fille romanesque est de donner au fidèle Mervyn l’occasion de faire preuve de son dévouement et de son obéissance à sa belle maîtresse. Le terre-neuve est un chevalier à sa manière. Dans une promenade en bateau que mademoiselle Marguerite, qui cède volontiers aux fantaisies de son imagination, a fait faire à Maxime, elle le conduit à un endroit très pittoresque au milieu des bois, où s’élève un vieil autel druidique, un cromlech, comme disent les érudits. Quand on est à quelques pas d’une chute d’eau, son domestique de confiance, Alain, qui conduit la barque, accoste la rive sur un signe qu’elle lui fait. Elle jouit un moment de la surprise de Maxime, et, dans une scène où elle déploie un peu trop de coquetterie pour une déesse, elle pose complaisamment en Velléda avec son chien Mervyn à ses pieds devant Maxime qui ébauche cette scène sur son album. Puis elle veut donner au dessinateur le spectacle du courage et de l’obéissance de son chien. Elle roule donc une pierre dans son mouchoir brodé, et la jette au loin aux flots écumants de la cascade qui l’entraînent avec eux ; Mervyn, attentif au signal, se précipite aussi rapide que le torrent, et, saisissant le mouchoir, remonte à la rive et vient déposer sa conquête aux pieds de sa belle maîtresse. Cinq fois l’épreuve est renouvelée avec succès ; à la sixième, Mervyn manque le mouchoir, et le suivant sur les flots, il le saisit un peu plus loin, mais il est pris par les ajoncs qui forment sous l’eau d’invisibles nœuds ; il se débat, puis il se lasse ; un gémissement qui sera peut-être le dernier lui échappe, il va mourir. Un soupir lui a répondu, c’est celui de sa maîtresse qui ne peut voir sans une anxiété profonde son chien fidèle mourir sous ses yeux. Vous devinez que cet accident devient une nouvelle épreuve pour le chevalier, aussi prompt à sauter dans l’eau qu’à sauter à cheval. Il est sur le point d’y laisser sa vie, mais enfin il sauve celle du fidèle quadrupède. À cette page les yeux des jeunes femmes se mouillent de douces larmes. Heureuse Marguerite ! Où trouver un Maxime prêt à risquer sa vie pour sauver celle de Flora ou de Nina ? Cette question ne laisse pas d’être motivée, et mon respect pour la vérité m’oblige à ajouter que plus d’un jeune et beau lecteur a fait la grimace en arrivant à cette page. C’est qu’aussi il est plus naturel aux chiens de Terre-Neuve de sauver les hommes à la nage qu’aux hommes de repêcher les chiens de Terre-Neuve. Ce jour-là, la belle Marguerite descend un moment du trône de nuages où elle se laissait adorer, et sa pâleur, un serrement de main reconnaissant, apprirent à Maxime que la chevalerie de sa conduite avait été appréciée. Mais voyez la fatalité ! Dans un moment de distraction indiscrète, Maxime a dit à mademoiselle de Porhoët, la vieille et noble bretonne qui poursuit un héritage hypothétique en Espagne, héritage situé dans la province où l’on bâtit des châteaux, qu’il était son cousin. Sommé par cette noble et sévère demoiselle, qui n’entend pas raillerie sur le chapitre de la généalogie et de la parenté, de donner la preuve de son dire, il a été obligé d’articuler son véritable nom. Celle-ci est allée raconter la chose sous le sceau du secret à madame Laroque, afin que la riche créole traite avec plus d’égards son intendant gentilhomme. L’institutrice, mademoiselle Hédouin, qui écoute aux portes, a entendu la confidence, et, comme Maxime s’est montré envers elle bienveillant mais froid, elle s’imagine ou elle imagine qu’il est un coureur de dots, déguisé en intendant, pour conquérir la main et la fortune de la belle Marguerite. Il est facile de deviner l’effet que produit cette calomnie sur l’esprit de la jeune fille romanesque, défiante et déjà prévenue. Eu un jour, Maxime a perdu le terrain qu’il avait gagné en plusieurs mois. On le méprise, on le hait, et mademoiselle Marguerite prend tout à coup le parti radical et désespéré d’épouser M. de Bévallan, ce gentilhomme du voisinage, réaliste au troisième degré, et aux dépens duquel elle riait peu de jours avant de tout son cœur. Il y avait de quoi, vraiment, car Bévallan avait échoué complètement dans l’épreuve de l’eau, je veux dire qu’il avait pris un bain involontaire au-dessous de la fameuse cascade en allant chercher en bateau le mouchoir de la belle Marguerite que Mervyn, dégoûté de ses prouesses et de ses vaillantises par sa déconvenue récente, avait refusé d’aller quérir.
Le roman a l’air d’être fini, la poésie semble définitivement battue par la prose ; mais les romanciers ont des ressources que personne ne soupçonne. Si Marguerite paraît décidée à épouser M. de Bévallan, résolution que Maxime consulté par madame Laroque s’est fait un point d’honneur de ne pas combattre, elle n’a point renoncé aux promenades avec Maxime, ce qui laisse quelque espoir aux amis de la chevalerie. La voici sur une colline très élevée, toujours avec Maxime ; sa mère, paresseuse comme une créole, est demeurée en bas. À la vue du magnifique paysage qui se déroule devant les yeux de la jeune fille, des larmes lui échappent, et avec ses larmes son secret. Elle est malheureuse, malheureuse de se sentir belle et de ne pouvoir être aimée, parce qu’elle croit et qu’elle croira toujours que l’affection qu’on lui témoigne ne s’adresse pas à elle, mais à sa fortune. Dieu, en lui infligeant la richesse, l’a condamnée au malheur.
Voilà une étrange fantaisie, et ici je ne puis m’empêcher de reconnaître que les jeunes gens de nos jours trouvent Marguerite excessive dans ses sentiments et exagérée dans ses prétentions. « Deux cent mille livres de rentes sont bonnes à posséder », disent-ils ; ils n’ajoutent pas : « à épouser », mais certainement ils le pensent. « D’ailleurs », c’est toujours leurs observations dont je me fais l’interprète, « les jeunes filles de nos jours ne vivent pas précisément de brouet noir et d’eau claire, d’élégies et de rêveries à la clarté des étoiles sur les bords du lac de Lamartine. Il leur faut une Proserpine dans leur écurie, une voiture bien attelée pour les conduire au bois et dans le monde, et ce mot de monde implique, dans le budget d’un jeune ménage, un chapitre représenté par un chiffre formidable, la toilette ! la toilette avec son principal et ses accessoires, la toilette du matin, de l’après-midi, du soir, des visites, des dîners, des concerts, des bals, des sermons même ; la toilette avec tout ce que ce mot comporte, et Dieu sait tout ce qu’il comporte ! Nous sommes loin du temps où Frosine pouvait composer une dot à Marianne avec le goût de sa jeune cliente pour la simplicité, son aversion pour les riches bijoux, les magnifiques ajustements, les tables délicatement servies. Le budget de la toilette des femmes a grandi avec le budget de l’État, et, sans épouser les jeunes filles pour leur dot, à défaut de la dot négative de la protégée de Frosine qu’elles n’ont pas, il faut bien qu’elles aient une dot positive. » Ainsi parlent les jeunes lions. En revanche, les lectrices donnent complètement raison à Marguerite. Il est si doux d’être apprécié pour soi-même, et il est si malséant de voir les questions d’arithmétique précéder la lune de miel ! On plaint seulement Maxime, si dévoué, si chevaleresque, d’être en butte à de pareils soupçons. Mais patience ! ce ne sont que des épreuves qui mettront dans une plus belle lumière les vertus incomparables et la générosité sans pareille de ce vrai miroir de chevalerie. Des épreuves ? Vous avez raison. Mais comme M. Feuillet, en homme qui sait ses auteurs, n’ignore pas les lois du crescendo littéraire et leur analogie avec celles du crescendo musical, Maxime se trouve exposé à de graves périls, à des périls auprès desquels la course frénétique de don Quichotte fondant tête baissée et la lance en arrêt contre les moulins à vent me semble un véritable jeu d’enfant. Quoi ! n’est-ce point assez de l’épreuve du cheval dompté, de l’épreuve de l’eau, je pourrais dire de l’épreuve du fer, car Maxime est au moment de croiser l’épée avec M. de Bévallan ? Non, ce n’est pas assez ; il en faut une dernière qui surpasse toutes les autres.
Je vous ai dit que, malgré ses duretés pour Maxime qu’elle regarde comme un chevalier félon, presque comme un magicien déguisé en intendant, Marguerite a toujours la fantaisie de se promener avec lui. Promenade sur l’eau pour visiter le cromlech de la forêt druidique ; promenade sur la colline pour découvrir au loin un magnifique point de vue ; promenade enfin vers un vieux château en ruine, une des curiosités archéologiques du pays. Marguerite, qui est au plus mal en ce moment avec Maxime, l’ayant rencontré à cheval une après-midi, ne lui en propose pas moins une espèce de course au clocher vers cette ruine, et les voilà chevauchant de concert. Ils arrivent, mais le paysan qui a la clef du vieux château ne se trouve pas là ; cependant, à force de tourner autour de la masure féodale, Maxime finit par découvrir une porte ouverte. Ils entrent, montent à la tour, si haut qu’ils peuvent monter, comme dans la chanson populaire, et jouissent pendant quelque temps d’un magnifique point de vue. Mais peu à peu le soleil descend à l’horizon ; il faut songer au retour. Ô disgrâce ! la porte se trouve fermée ! À cet aspect, la jeune fille soupçonne, comme dans les romans de chevalerie, une terrible aventure et une insigne trahison, telle que les chevaliers discourtois en complotaient quelquefois au temps de la Table ronde. L’orage gronde pendant quelques minutes, puis il éclate ; Marguerite accable de ses invectives le jeune homme pauvre ; elle sait tout ; c’est lui qui a fait fermer la porte ; il a voulu l’attirer dans un guet-apens, la compromettre, pour l’obliger à l’épouser, c’est-à-dire pour avoir son argent, car c’est à l’argent qu’il tient ; elle le hait, elle le méprise, il est à ses yeux le dernier des hommes !
Si les loups écoutaient les agneaux et si les jeunes filles riches en colère daignaient prêter l’oreille aux paroles des jeunes hommes pauvres, rien ne serait plus facile à Maxime que de convaincre Marguerite de l’absurdité de ses soupçons. Est-ce lui qui est venu la chercher pour aller au vieux château en ruine ? Savait-il, pouvait-il savoir un moment avant qu’elle lui ait proposé d’y aller, qu’elle voulait diriger de ce côté sa promenade ? Comment donc lui aurait-il tendu une embuscade dans un lieu où il ignorait qu’elle irait ? Quand et comment aurait-il pu gagner le gardien et l’avertir lorsqu’il ne l’avait pas quittée ? Si en colère et si riche que soit une jeune fille, il ne faut pas supposer qu’elle soit complètement absurde, et l’évidence demeure l’évidence même pour une héritière de deux cent mille livres de rente. Mais il s’agit bien de cela ! il s’agit de la dernière note du crescendo littéraire et romantique, et il faut dramatiser la fin du livre.
Maxime, après avoir appris à Marguerite qu’elle a pour lui de la sympathie sans le savoir et ne lui avoir pas caché qu’il éprouve pour elle un sentiment analogue, jure, par la barbe du Cid, qu’il lui donnera la preuve que ce n’est pas lui qui a fermé la porte du donjon. Il s’avance vers une fenêtre, mesure du regard la distance effrayante qui le sépare du sol, et, se suspendant aux branches d’un arbre, il se précipite en recommandant son âme à Merlin l’enchanteur. Un cri perçant retentit, un homme tombe !… Il est mort ? Non, il a seulement un bras cassé, et, tout cassé que soit ce bras, Maxime monte à cheval et s’éloigne à toute bride du donjon, bien sûr de rencontrer les domestiques du château qu’on doit avoir envoyés à la recherche ; car madame Laroche ne peut manquer d’être dans une inquiétude mortelle, et résolu à leur dire qu’il a vu quelques heures auparavant mademoiselle Marguerite chevauchant dans la direction de la ruine abandonnée, ce qui doit la tirer de sa prison et en même temps éloigner tout soupçon.
À ce dernier trait, l’enthousiasme des lectrices du Roman d’un jeune homme pauvre arrive à son apogée : c’est un délire. Sauter du haut d’un donjon pour éviter de compromettre une femme qui vous a traité si durement, on ne saurait être vraiment plus chevalier que cela ! Maxime est tout simplement admirable, héroïque. Ah ! si les hommes de notre temps ressemblaient à Maxime ! Mais où sont les hommes qui ressemblent à Maxime ? Qui ferait ce saut périlleux ?
Je dois avouer avec confusion aux lectrices que les lecteurs ne rendent pas à Marguerite l’enthousiasme qu’elles prodiguent à Maxime. Si elles trouvent celui-ci admirable et héroïque, ils trouvent Marguerite ridiculement exigeante et par trop bégueule, je risque le mot. Sauter d’un donjon ! elles en parlent à leur aise. Cela s’écrit, à la bonne heure, mais cela ne se fait pas. C’est très beau, sans doute, mais c’est bien haut ! et quand on n’a pas pour vous soutenir la plume de M. Octave Feuillet ou les hélicoptères de M. Ponton d’Amécourt, on est à peu près sûr de se casser le col au lieu de se casser le bras, ce qui est un triste dénouement pour une aventure de ce genre, car les larmes tombant des plus beaux yeux du monde ne vous ressusciteraient pas.
Voilà des sentiments bien réalistes peut-être, mais je n’y puis rien ; c’est une tendance de notre époque ; les choses sont ainsi. D’ailleurs, si l’on dit par métaphore : « Il se jetterait pour cette personne dans le feu », on n’a jamais dit, que je sache, « se jeter pour quelqu’un par la croisée », la métaphore elle-même, cette audacieuse, ne va pas jusque-là. C’est précisément ce qu’il y a d’excessif dans le dévouement de Maxime qui fait son succès auprès des lectrices, et c’est ce qui, en même temps, nuit à son succès parmi les lecteurs.
Il semble que le moment de dénouer le roman soit arrivé ; cependant vous n’y êtes pas encore : M. Octave Feuillet a résolu de pousser jusqu’au bout sa gageure. Marguerite, cette fois, est vaincue par la dernière épreuve imposée à Maxime ; le vieux notaire, qui arrive, trouve le moyen de rompre le mariage avec Bévallan, qui se montre âpre et exigeant sur la question d’intérêts, et si Maxime voulait accepter la main de Marguerite, cette fois Chimène donnerait sa main à Rodrigue. Mais Rodrigue a juré qu’il n’épouserait pas Chimène tant qu’il ne serait pas aussi riche qu’elle, et Rodrigue veut tenir son serment. Il consulte le vieux notaire, et ce tabellion positif, qui n’a pas cependant l’habitude de prendre les choses au point de vue romantique, est d’avis que le serment d’ivrogne d’un amoureux dépité oblige aussi étroitement qu’un contrat notarié. Ne pouvant faire Maxime riche, Marguerite songe à se faire elle-même pauvre ; elle donnera tous ses biens à des institutions charitables ; peut-être alors le fier Maxime permettra-t-il à la pauvreté volontaire de la jeune fille d’épouser sa propre pauvreté. Qu’elle n’y compte pas ! Maxime est inexorable ; il a dit son dernier mot, et il y tient : il n’épousera Marguerite que lorsqu’il aura deux cent mille livres de rente.
Ceci est à peu près aussi raisonnable et aussi vraisemblable que la belle résolution qu’il avait prise au commencement du roman de se laisser mourir de faim par fantaisie. Il déraisonne en matière de mariage comme en matière de dîner. — Mais le point d’honneur ! direz-vous. — Le point d’honneur ne consiste pas précisément à être absurde, et dans cette conviction qu’on ne peut épouser une riche héritière sans avoir deux cent mille livres de rente comme elle, j’entrevois une manière nouvelle d’attacher une importance exagérée à l’argent. Je ne prétends pas dire qu’on ne l’ait pas aimé dans tous les siècles et qu’on ne l’aime point particulièrement dans le nôtre. Cependant le nombre des hommes qui mettent quelque chose au-dessus de l’argent n’est pas tellement petit qu’on ne puisse croire de nos jours au désintéressement et à l’honneur. N’avez-vous pas vu des hommes, pour demeurer fidèles à leurs opinions, briser leur carrière, renoncer à la fortune, et, à travers toutes les vicissitudes, garder invariablement au malheur la foi qu’ils lui avaient engagée ? Si les causes heureuses ont eu leurs courtisans, les causes malheureuses n’ont-elles pas eu leurs fidèles ? Ne sont-ils pas nombreux encore ceux qui ont sacrifié leurs biens, leur liberté, leur vie même pour des nationalités opprimées ou des royautés détrônées ? D’où vient donc cette incrédulité pour les affections désintéressées, et lorsqu’on sent en soi cette noblesse de cœur qui cherche le mobile de ses actions autre part que dans l’intérêt, d’où vient cette petitesse d’esprit qui fait accepter l’égalité des richesses comme la condition nécessaire d’un mariage avec une femme à laquelle on a donné déjà tant de preuves de dévouement ?
Je vous l’ai dit, c’est une gageure. Comme de nos jours la cupidité est quelquefois descendue bien bas, M. Octave Feuillet a voulu donner en spectacle à ses lecteurs un désintéressement qui allât se perdre dans la nue. C’est d’Urfé qui, au sortir des guerres civiles et des excès de tout genre du seizième siècle, introduit son époque dans la pastorale d’Astrée et de Céladon. Maxime n’est pas un cœur pur, c’est un puriste ; il ne se contente pas d’être un homme d’honneur, c’est un raffiné. Je dirai même qu’à force d’avoir de l’honneur, il finit par en manquer. Écoutez plutôt. Le grand-père de Marguerite, ancien armateur, depuis longtemps tombé dans une espèce d’enfance, vient à mourir ; et, dans sa dernière nuit, en proie à une sorte d’hallucination, il se redresse devant Maxime qui le veille, et dont la figure évoque dans la mémoire du moribond une ressemblance lointaine, celle du grand-père du jeune homme, riche colon dont le vieil armateur a été l’intendant. Alors un aveu sort de la bouche du mourant. Il a livré aux
Anglais le vaisseau qui devait ramener son maître en France, et, pour prix de cette trahison, ceux-ci lui ont laissé emporter un million appartenant à son maître et qu’il s’est approprié. C’est l’origine de la fortune des Laroche, grossie par l’armateur, qui, pour expier son crime, a fait depuis une guerre acharnée aux Anglais. Dans l’égarement de son esprit, l’agonisant demande pardon à Maxime, qu’il prend pour son ancien maître. Deux jours après la mort du vieillard, madame Laroche remet à Maxime une cassette contenant les papiers de son beau-père, et le prie de les trier pour lui en rendre compte. Dans une liasse, Maxime trouve une note signée de la main du vieil armateur, et qui contient l’aveu de sa conduite et la recommandation adressée à sa famille de réparer le tort qu’il a fait à celle du marquis. Maxime placera-t-il ce papier sous les yeux de madame Laroche ? Non, car il pourrait mettre un pli sur le front de la belle Marguerite et une nuance de rougeur sur ses joues. Il jette donc le papier au feu. Il ne veut pas devoir la main de la jeune fille à la confession de l’aïeul.
Pour le coup, c’est de la démence, et, pour vouloir trop raffiner sur la délicatesse, Maxime devient indélicat. Cette fortune qu’il jette si galamment aux flammes avec l’écrit du vieil armateur, la moitié en appartient à sa sœur. De quel droit fait-il entrer cette enfant dans sa folle gageure ? Qu’il meure demain ; et, quand on se jette à l’eau pour sauver les terre-neuve et qu’on saute du haut des donjons pour ménager la réputation des belles dames, la vie est chose peu sûre ; voilà cette sœur ruinée, obligée de gagner son pain avec son aiguille, exposée à tous les périls qui menacent les jeunes filles pauvres. Pour épargner un ennui à la belle Marguerite, il sacrifie les droits, il joue l’avenir de sa sœur. Est-ce l’action d’un bon frère, est-ce même celle d’un homme d’honneur, d’un honnête homme ? Évidemment non. Mais qu’importe à M. Octave Feuillet, décidé à pousser sa thèse à l’extrême et à ne s’arrêter que lorsque le terrain lui manquera sous les pieds ? Après ce dernier acte de folie, il faut bien en finir ; le cercle des aventures et des épreuves possibles est parcouru. Le roman se termine donc, et il se termine par le mariage du jeune homme pauvre et de la jeune fille riche, mariage rendu possible par la mort de la vieille demoiselle de Porhoët, qui gagne le procès pendant depuis dix ans en Espagne, procès chimérique et absurde, l’auteur le déclare à chaque page, et qui meurt à point pour laisser à son jeune cousin les deux cent mille livres de rente exigées. C’est ainsi que l’impossible se dénoue par l’impossible, et que cette espèce de course au clocher à travers le pays des chimères se termine par une chimère suprême.
Voilà le roman qui a ravi cette génération. Sans doute on y trouve le symptôme heureux d’une réaction spiritualiste contre le roman réaliste et immoral, et dans cette réaction M. Feuillet a déployé beaucoup de talent, d’imagination, de grâce, de finesse, de poésie. Mais est-ce avec raison qu’on l’a loué d’avoir mis un terme au long divorce qui a existé entre les plaisirs de l’imagination et les vertus paisibles de la vie de famille, et d’avoir marié l’esprit judicieux et moral de la charmante Henriette avec l’esprit des personnages ? d’Alfred de Musset11 ? Je refuse pour ma part cette louange au Roman d’un jeune homme paume, par un motif qu’il est facile de pressentir ; ce roman, je crois l’avoir prouvé, est conçu en dehors de la vérité humaine. On n’y trouve pas la peinture de caractères vrais, de sentiments réels. Au lieu d’être un de ces drames qui se déroulent dans la société, c’est une gageure, c’est un conte de fées, une bergerie à l’usage des cœurs sensibles, qui, en revenant de la Bourse ou du bois de Boulogne, ont besoin de s’attendrir ; le récit d’un revenant de l’Arcadie qui s’est entretenu avec l’ombre de mademoiselle de Scudéry ou avec celle d’Honoré d’Urfé. Conte de fée pour conte de fée, je préfère le Petit Poucet, Peau d’Âne ou Barbe bleue, qui n’ont pas l’inconvénient d’exalter les jeunes imaginations et de les préparer par cette exaltation à recevoir le poison qui leur sera versé par d’autres mains.
III. Sibylle. §
Mon intention n’est pas d’analyser les romans de M. Feuillet, je veux seulement caractériser son talent, définir son genre, indiquer la place qu’il occupe dans le groupe des romanciers contemporains, expliquer son succès.
Je ne tenterai donc pas sur Sibylle, qu’à plusieurs points de vue je préfère au Roman d’un jeune homme pauvre, le travail que j’ai essayé sur ce dernier livre. Ce sont les mêmes procédés, le même tour d’esprit, le même mélange du romanesque au réel, de la vie du rêve à la vie positive, avec un souffle souvent plus ardent, qui rend ce livre accessible à moins de lecteurs. Sibylle n’existe pas plus que Marguerite, elle n’a jamais existé ; c’est une de ces ombres charmantes qui naissent dans les champs de l’idéal sous le souffle des poètes. Mais Clotilde, cette personnification de la beauté dans ses splendeurs matérielles, de la vanité et de la passion dans leurs entraînements, Clotilde, figure empruntée à la littérature sensualiste, existe, comme madame de Vergnes, ce vieil enfant, dont le cœur et l’esprit ressemblent à ces fruits que le temps fane sans les mûrir ; comme le comte de Vergnes, surface polie et brillante sous laquelle se cache le vide ; Blanche aussi existe, Blanche, qui a le sentiment du bien sans en avoir le courage, pauvre hermine qui glisserait sur la pente, malgré son horreur pour les souillures, si la main plus ferme de Sibylle ne la soutenait pas. Malheureusement, les ménages parisiens comme celui de Roland de Val-Chesnay et de Clotilde des Rozais ne sont pas rares ; heureusement il y en a plus encore comme celui de Blanche de Guy-Ferrand et du duc de Sauves, avec de la faiblesse d’un côté, de la négligence de l’autre. Vous avez rencontré Gondrax, le savant orgueilleux, qui ne croit pas en Dieu, parce que la science se trouverait humiliée si elle admettait autre chose que ce qu’elle peut mesurer avec son compas, peser dans ses balances ou distiller dans son alambic ; Gondrax, esprit fort et faible cœur, qu’un chagrin foudroie et qu’une déception précipite dans le suicide, tandis que Raoul, ouvrant son cœur au catholicisme, supporte le coup le plus douloureux sans faiblir. Raoul de Chalys, le héros du livre avec Sibylle, est entre le réel et l’idéal. C’est un type d’esprit qui existe dans notre époque, l’incrédulité qui voudrait croire et le scepticisme affligé au lieu d’être triomphant ; celui-là revient souvent à la foi, le P. de Ravignan et le P. Lacordaire auraient pu en rendre témoignage, parce qu’il ne procède pas du plus satanique de tous les vices, l’orgueil, mais il y revient par d’autres voies que celles indiquées par l’auteur.
M. Feuillet a fait de Sibylle une figure entre le ciel et la terre, altérée d’idéal, succombant sous la lourde atmosphère de la réalité ; apparition lumineuse qui éclaire tous les esprits et purifie tous les cœurs dont elle approche. Elle convertit son institutrice, miss O’Neill, qui est protestante ; je ne dirai pas qu’elle convertit son curé, mais elle le réforme et lui en remontre, comme certain personnage de la Fontaine ; elle lui apprend à spiritualiser sa vie, à mépriser le bien-être, elle en fait un apôtre. Elle exerce un pouvoir extraordinaire même sur un pauvre insensé, Jacques Feray. Elle relève sa grand’mère maternelle, madame de Vergnes, ce vieil enfant, et réveille l’âme de son grand-père maternel, comme endormie par une vie de plaisirs et de frivolités. Elle préserve son amie, la duchesse de Sauves. Elle conduit le marquis et la marquise de Férias, son aïeul et son aïeule paternels, qui, je le dirai en passant, devraient un peu plus veiller sur elle et la guider, au lieu de se laisser guider par cette main chérie mais inexpérimentée. Enfin en mourant elle convertit Raoul de Chalys, qui, en voyant cette belle âme dans toute sa splendeur, finit par croire en Dieu, comme en voyant un rayon on croit au soleil.
M. Octave Feuillet fait couler ce frais et pur ruisseau au milieu des fanges de la vie parisienne qui lui servent de contraste. Il y a de hautes vérités sur l’éducation et le mariage dans son livre, de belles scènes, des contrastes savamment accusés, des tableaux de mœurs fidèlement rendus, des caractères finement observés (ceux du marquis et de la marquise de Férias, malgré quelques défaillances et quelques contradictions) ; des ombres et des lumières habilement ménagées. L’auteur est respectueux pour le catholicisme, dont il parle cependant avec plus de convenance que de compétence. Mais il y a un vice radical dans la conception du caractère de son principal personnage, et par conséquent dans la donnée de l’ouvrage.
Sans doute il y a dans l’idée qui fait le nœud du livre un sentiment élevé de la vérité morale, et, quoi qu’en aient dit quelques critiques, la ferme et inébranlable résolution de Sibylle de ne pas épouser un sceptique, loin d’être un acte de fanatisme, est un acte éminemment raisonnable. Le mariage est l’union de deux âmes. Où se rencontreront des âmes qui ne peuvent se rencontrer devant Dieu ? Comment pourrait-il y avoir mariage là où il y a un divorce intellectuel et moral ? Qu’y a-t-il de commun entre une personne qui prie et une personne qui ne prie pas ? Mais c’est précisément cette haute raison de Sibylle qui rend plus choquantes les contradictions qu’on rencontre dans son caractère. Elle est trop catholique pour être aussi chimérique ou trop chimérique pour être aussi catholique qu’on nous la peint. C’est se placer au contre-pied de la vérité que de présenter une chrétienne éclairée et fervente comme une songeuse toujours à la poursuite d’un idéal de perfection introuvable sur la terre, et qui, les chrétiens le savent bien, ne se rencontre qu’au ciel. Le catholicisme nous donne une claire notion de la nature humaine, nature déchue et inclinée au mal, du mélange de ses grandeurs et de ses petitesses, de ses aspirations et de ses défaillances, et ce n’est pas quand on est disciple intelligent d’une religion qui ordonne à ses prêtres de ne pas monter les marches de l’autel sans dire par trois fois : « J’ai péché », qu’on peut espérer rencontrer des perfections idéales ici-bas.
C’est en cela que l’Histoire de Sibylle est chimérique comme le Roman d’un jeune homme pauvre, auquel je la préfère cependant, parce que la réaction dont M. Feuillet a pris l’initiative n’est plus seulement ici spiritualiste, mais chrétienne. Je dois ajouter néanmoins qu’il règne dans ce roman je ne sais quelle sensibilité fiévreuse et morbide qui n’est pas sans danger. L’air qu’on y respire ressemble un peu à cette atmosphère marécageuse dans laquelle mademoiselle de Férias puise les germes de la fièvre pernicieuse qui l’emporte en quelques heures, après cette longue et étrange promenade, qu’en véritable héroïne de roman elle fait avec le comte de Chalys dans la forêt, à la tombée du jour, au moment de lui dire un éternel adieu. Je cherche en ce moment la chrétienne et je cesse de l’apercevoir. La chrétienne est plus prudente, plus réservée, plus forte. Elle aurait eu pour appuyer son cœur dans ses épreuves les secours surnaturels qu’on trouve dans l’église, et que M. Octave Feuillet ne paraît pas soupçonner ; elle aurait eu l’amour de Dieu, le seul qui puisse satisfaire notre âme, parce que Dieu est infini et qu’il nous aime sans mesure. Sans méconnaître le talent fin, délicat et raffiné déployé dans ce roman, les gracieuses arabesques du style, les sentiments honnêtes qui y dominent, les belles et dramatiques scènes qu’on y trouve, particulièrement la scène de la tempête, dans laquelle Sibylle reprend son respect pour l’abbé Renaud, dont la figure vulgaire est transfigurée par l’héroïsme de la charité, le souffle chrétien dont plusieurs personnages sont animés, le marquis et la marquise de Férias, l’abbé Renaud, Sibylle surtout, j’ai insisté sur le côté chimérique du roman, parce que c’est le défaut capital de M. Octave Feuillet. Il donne trop de place à l’exception, à la chimère. Or la chimère a le grave inconvénient de fausser la rectitude des esprits qui s’y laissent séduire. Ici elle est d’autant plus dangereuse, que l’auteur a prodigué les séductions au caractère de Sibylle ; de sorte que son rôle, admiré par les lectrices, peut tenter quelques-unes d’elles ; or les choses ne se passent pas précisément dans la réalité comme dans les romans.
Faut-il donc renoncer à cette conquête qu’un critique en crédit louait M. Octave
Feuillet d’avoir faite sur la littérature réaliste et immorale, en donnant aux âmes
honnêtes et pures l’occasion de connaître, sans de grands inconvénients, « les
voluptueuses émotions de l’abîme »
, sauf à les retirer en arrière au moment où
le vertige va les gagner ? Il y a là, je l’ai dit, un jeu périlleux qu’il est imprudent
de jouer. Je demeure, en outre, convaincu qu’il n’est pas nécessaire de tomber dans le
chimérique et dans le romanesque, comme Marguerite et Sibylle, pour s’élever au
sentiment de la poésie et à la notion de la véritable grandeur. Il se rencontre dans
toutes les vies des heures choisies où il y a un grave péril à surmonter, un sentiment
dangereux à vaincre, un grand sacrifice à accepter, une haute détermination à prendre,
un choix à faire entre la fortune et le devoir. C’est à ces heures privilégiées que
l’âme, s’élevant au-dessus d’elle-même, se rapproche de Dieu. Il n’est pas nécessaire
pour cela de vouloir, comme Sibylle enfant, chevaucher sur un cygne, ou de dire, comme
le Werther de Gœthe aux oiseaux voyageurs : « Ô grues, emportez-moi sur vos
ailes’, et plongez-moi dans les sphères de l’infini. »
Il faut s’élever avec
les situations qui s’élèvent et écouter, dans le silence de son cœur, la voix de Dieu de
préférence à toutes les voix.
Je voudrais jeter sur l’obscurité de ces paroles la clarté d’un exemple. J’ai connu sur
la fin de sa vie une simple chrétienne qui avait porté successivement les deux noms les
plus héroïques de la Vendée, celui de Lescure et celui de la Rochejaquelein. Je la vois
encore penchée, l’infatigable ouvrière, sur sa vaillante aiguille enrôlée au service des
veuves et des orphelins des guerres de l’Ouest. Au commencement de sa vie, c’était une
grande dame de la cour de Louis XVI, délicate et craintive, habituée au luxe et aux
splendeurs de Versailles. Sur la fin de sa vie, c’était une intrépide fileuse, dont
l’âme sereine avait quelque chose de calme et de tout uni. Cependant elle avait été
héroïque à son heure. Quand le moment était venu, elle avait donné sans hésiter Lescure
à la cause de Dieu et à celle du roi. Elle avait vécu de la vie des champs de bataille ;
emportée et rapportée comme une épave, elle avait suivi le flux et le reflux de la
fortune de la Vendée. Après avoir connu les horreurs de la guerre, elle avait connu les
horreurs de la proscription, couché en plein air par les froides nuits, prêté l’oreille
au pas cadencé de la patrouille républicaine, éprouvé la faim et la soif, et sa main,
qui naguère s’ouvrait si souvent pour donner, s’était tendue pour recevoir. Montons plus
haut encore, si vous le voulez. Regardez Madame Élisabeth à Montreuil. Vous n’apercevez
qu’une princesse gaie, simple, affectueuse et bonne. Quelques années s’écoulent, elle
est au Temple ; c’est un ange consolateur placé par Dieu auprès des infortunes royales.
La page tourne encore, elle sort du Temple pour aller à l’échafaud, et quand le vent
emporte le mouchoir qui couvre ses épaules, et que ses mains liées ne peuvent replacer,
elle dit au bourreau : « Au nom de la pudeur, couvrez-moi les épaules ! »
vous croyez lire les actes d’un martyr. Est-ce Élisabeth de France qui parle, est-ce
sainte Agnès ?
On comprend maintenant le défaut que je reproche aux romans de M. Octave Feuillet, défaut qui le suit au théâtre ; il recherche trop l’exceptionnel, l’excessif, le chimérique, en un mot les caractères et les situations à outrance. Son Montjoie, dans la comédie de ce nom qui est le dernier ouvrage de l’auteur, n’est pas moins immodéré dans le mal que Sibylle dans le bien. C’est à sa manière un don Quichotte du vice, qui a le goût des aventures et des moulins à vent. Je sais que l’auteur, après avoir étalé en plusieurs actes le spectacle des perversités toujours heureuses, toujours triomphantes de son héros, cherche à raccommoder la conscience publique avec sa pièce, en donnant à celle-ci pour dénouement un chapitre de la Morale en action. Mais l’honnête trivialité de ce dénouement ne fait que mettre plus en saillie, par le contraste, l’étrangeté cynique qui précède ; on se demande si cette fin est bien sérieuse, et si Montjoie ne se moque pas des autres personnages, à moins que ce ne soit l’auteur qui se moque des spectateurs. La poursuite de la chimère, voilà le dernier mot du talent de M. Octave Feuillet, la chimère qu’il a raillée dans un de ses plus agréables drames, La Tentation.
Livre cinquième.
La propagande dans le roman. — Victor Hugo : Les
Misérables. §
Première partie. — Fantine. §
I. Pensée mère de l’ouvrage. — Son caractère antisocial. §
C’est avec une inquiétude presque douloureuse que j’ai ouvert cet ouvrage de M. Victor Hugo : quelle que soit la différence des idées, la dissemblance des sentiments, on éprouve une sympathie involontaire pour ceux avec lesquels on a commencé à marcher dans cette route de la vie où la vitesse de la course semble s’accélérer en raison de la distance parcourue ; pour ceux-là surtout qui ont brillé, comme les astres de notre génération, à cet horizon de la jeunesse, brillant de tant d’espérances que l’avenir ne réalise pas toujours. N’est-ce pas M. Thiers qui l’a dit ? il y a une patrie dans le temps comme dans l’espace.
Pour nos compatriotes du temps, nous éprouvons quelque chose de la sympathie que nous portons à ceux qui font avec nous partie de la même cité. En outre, le souvenir de nos jeunes admirations, éprouvées à un âge où l’âme vierge encore s’ouvre pour la première fois à la contemplation du beau, a quelque chose de si vif et de si doux que rien ne saurait l’égaler ni l’effacer. Puisqu’un beau paysage, un site agréable que nous avons vu dans notre jeunesse, nous laisse une impression qui se renouvelle avec une singulière vivacité lorsque, bien des années plus tard, nous nous trouvons, vieillis et tristes, en face de la même perspective, n’est-il pas naturel que le talent que nous avons aimé dans notre jeune âge, le génie poétique qui a éclairé et réchauffé par ses rayons notre âme à peine ouverte, nous demeurent sympathiques et chers ?
L’inquiétude que j’éprouvais au moment d’ouvrir les premières pages des Misérables, cette longue étude de misères sociales qui ne compte pas moins de dix volumes, je vais l’expliquer.
Je craignais que M. Victor Hugo fût mal préparé à cette redoutable étude par les deux
muses qui inspirent ses dernières œuvres, la vieillesse qui vient et le malheur qui a
pris pour lui les traits austères de l’exil. L’âge et le malheur rassérènent les âmes
pieuses et bienveillantes, mais ils exaspèrent souvent les âmes hautaines et
troublées. Sans doute la misère est un problème social, mais elle est, en même temps,
un mystère divin. Ce mystère est profondément lié au dogme de la déchéance humaine. La
misère peut être secourue, diminuée, adoucie, consolée, utilisée, mais elle ne
disparaîtra jamais de la face de la terre, tant que la terre sera peuplée par
l’humanité déchue. Prétendre abolir la misère, c’est un rêve, un rêve dangereux, parce
qu’en faisant luire aux yeux du misérable cette impossible utopie, on lui rend ses
souffrances plus intolérables sans pouvoir l’en délivrer. En outre, on l’excite contre
la société, contre les lois en lui donnant à penser que la société est l’auteur de ses
maux et que, par conséquent, elle doit en porter la responsabilité devant les hommes
et devant Dieu ; on lui inspire un espoir trompeur en lui faisant croire que, pour
changer le tableau des destinées humaines, il ne s’agit que d’en changer le cadre.
Nous avons vu quelque chose de pareil dans notre première Révolution. On crut à cette
époque que tout dépendait de la constitution : qu’elle fût promulguée, l’âge d’or
allait commencer. Louis XVI, dans une lettre à ses frères déjà émigrés, a fait
allusion à ce mirage politique qui séduisait tous les esprits : « Ils
n’attendaient que la fin de la constitution pour être parfaitement heureux ; la
retarder était à leurs yeux le plus grand crime, parce que tous les bonheurs
devaient arriver avec elle. Le temps leur apprendra combien ils se sont trompés,
mais leur erreur n’en est pas moins profonde. »
La constitution sociale a
remplacé la constitution politique dans le mirage qu’on fait luire aux regards
populaires. Changer la condition sociale pour changer la condition humaine, pour
abolir la misère, le prolétariat, voilà l’utopie contemporaine plus dangereuse que son
aînée. Il faut donc, en sondant le problème, accepter le mystère. En travaillant à
consoler, à secourir, à soulager, à diminuer, à sanctifier la misère, il importe de ne
pas oublier que ce n’est pas à telle ou telle forme sociale qu’elle est attachée, mais
à l’humanité même. La misère, quand on va au fond des choses, c’est l’homme avec ses
aspirations plus hautes que les buts auxquels il parvient, l’homme avec ses infirmités
physiques et morales, ses passions, ses défauts, ses erreurs, ses vices, ses
déchéances et les conséquences funestes qu’elles entraînent souvent dans les familles
pendant plusieurs générations. Il faut donc entrer dans ce sombre et douloureux
royaume de la misère avec une sympathique pitié pour les souffrances, un ardent désir
de les soulager, avec le cœur de saint Vincent de Paul ou de saint François de Sales,
mais sans haine contre la société, sans révolte contre la Providence, avec un cœur
doux, miséricordieux et soumis, avec la conviction que, quoi qu’on fasse, on n’abolira
pas la misère que le Christ lui-même, qui traversa le monde en faisant le bien, n’a
pas abolie.
Dès les premières lignes du livre, il m’a été facile de voir que mes inquiétudes étaient justifiées, et que M. Victor Hugo n’était pas entré dans l’étude du problème avec le respect convenable pour le mystère, avec ce calme d’esprit et cet apaisement de cœur sans lequel on ne peut parler utilement des misérables. Cette préface est courte, elle ne se compose que de quelques lignes ; je la citerai tout entière. C’est là qu’est la pensée mère de l’ouvrage. M. Victor Hugo nous a ôté la peine de chercher, il nous l’a dite ; la voici :
« Tant qu’il existera, par le fait des lois et des mœurs, une damnation sociale créant artificiellement, en pleine civilisation, des enfers, et compliquant d’une fatalité humaine la destinée qui est divine ; tant que les trois problèmes du siècle : la dégradation de l’homme par le prolétariat, la déchéance de la femme par la faim, l’atrophie de l’enfant par la nuit, ne seront pas résolus ; tant que, dans certaines régions, l’asphyxie sociale sera possible, en d’autres termes et à un point de vue plus étendu encore, tant qu’il y aura sur la terre ignorance et misère, les livres de la nature de celui-ci seront utiles. »
Vous le voyez, c’est le socialisme pur, tel que MM. Louis Blanc, Cabet, Pierre Leroux, et avant eux, Saint-Simon et Fourier l’ont enseigné : la société est mise en cause ; elle est l’auteur du mal. Ce sont les lois et les mœurs qui créent artificiellement une damnation sociale. Il y a en pleine société un enfer de main d’homme. C’est le prolétariat qui dégrade l’homme ; donc il faut abolir le prolétariat. La société est obligée eu conscience de reconnaître à chacun le droit au travail, d’assurer à chacun l’exercice de ce droit, en même temps qu’un minimum de salaire. C’est la société qui est l’auteur de la déchéance de la femme. Toutes les chutes et toutes les corruptions crient contre elle et l’accusent devant les hommes et devant Dieu. La responsabilité individuelle disparaît pour faire place à la responsabilité sociale. S’il y a dans les classes populaires des filles fragiles, s’il y a des chutes plus profondes qui font descendre des créatures avilies dans les bas-fonds du vice, où le soleil de la civilisation chrétienne cesse de luire, où la corruption antique reparaît avec ses abominations, c’est le crime de la société. Il en est de même de l’ignorance des enfants ; la société leur doit la lumière. S’il y a des hommes ignorants, c’est la faute, c’est le tort de la société, qui n’a point donné à tous l’enseignement et l’éducation qu’elle leur doit. Il faut qu’elle se penche derrière chaque père de famille, qu’elle pénètre dans chaque foyer pour remplir les devoirs que le père et la mère ne remplissent pas.
L’ignorance et la misère doivent un jour disparaître du monde : c’est parce qu’elles n’ont pas encore disparu que M. Victor Hugo a écrit ce livre, qui contient à la fois une protestation et un anathème. Voilà la morale et la philosophie que vous y trouverez développées. Je traiterai la question d’art, mais elle est primée par la question d’idée et de doctrine qu’il faut avant tout juger. Or je maintiens que la doctrine de M. Hugo est déjà jugée et condamnée. C’est l’idée et la doctrine que M. Eugène Sue a développées dans les Mystères de Paris et le Juif errant. Ce qu’on nous donne pour une haute nouveauté littéraire est un commentaire du roman-feuilleton, tel qu’il a fleuri dans les dernières années du gouvernement de Louis-Philippe. Nous devons retrouver le Chourineur, la famille Martial, ou leurs analogues, Fleur-de-Marie ou la chasteté de l’âme s’épanouissant dans les fanges de la corruption physique, l’honneur aux galères, la vertu dans la demeure du vice. M. Victor Hugo, à la fatalité divine qui était le ressort du drame antique, substitue la fatalité sociale. Il pourra tirer de cette source d’inspiration des scènes émouvantes et terribles ; mais le principe de la fatalité sociale qui nie la liberté humaine et divine, la responsabilité individuelle, n’en restera pas moins un principe faux, malfaisant et immoral. On a bientôt dit que le devoir de la société est de délivrer l’homme du prolétariat, la femme de la faim, l’enfant de l’ignorance. Le philosophe, avant de laisser la parole au poète, aurait bien dû nous indiquer le moyen d’atteindre ce triple but. Délivrer l’homme du prolétariat ? et comment ? Non seulement il y a des prolétaires, mais la paresse, les fausses spéculations, les désordres et la mauvaise conduite en font tous les jours. Il y a des familles qui montent, il y en a d’autres qui descendent. La société peut-elle empêcher cela ? Délivrer la femme de la déchéance par la faim ? Mais si la faim mène à la déchéance, c’est souvent aussi la déchéance qui mène à la faim. La paresse, le goût de la parure, la soif effrénée du plaisir, sont les auxiliaires les plus habituels de la corruption des mœurs. Combien voit-on de misérables créatures qui sont ainsi descendues au dernier degré de l’abaissement, et les échos du Palais de justice ne nous redisent-ils pas quelquefois leurs entreprises audacieuses contre l’honneur des familles, et même contre la vie des malheureux jeunes gens tombés dans les filets de ces Furies aux sourires séduisants, aux mains homicides ? Est-ce que la société sera mise encore en demeure d’empêcher cela ? Enfin, pour chasser la misère du monde, M. Victor Hugo veut qu’on en chasse l’ignorance. Mais est-ce qu’il n’y a de crimes que parmi les ignorants ? Est-ce qu’il n’y a pas des malfaiteurs intelligents et des assassins lettrés ? N’avons-nous pas eu Castaing, madame Lafarge, qui lisait des romans inférieurs aux Misérables si l’on veut, au point de vue littéraire, mais analogues pour les principes, Lacenaire et tant d’autres qui faisaient de la prose et même des vers ? Ce n’est donc pas nécessairement l’ignorance qui est la mère du crime, de même que la science n’est pas nécessairement la mère de la vertu.
Tant qu’il y aura des passions mauvaises, l’égoïsme, la volupté, la cupidité, l’avarice, l’oisiveté, l’ambition, la jalousie, l’envie, la colère, il y aura des crimes, et je ne crains pas de dire que ce ne sont pas les Misérables de M. Victor Hugo qui diminueront ces crimes et épureront l’atmosphère sociale.
La première chose à faire quand on se trouve en face de l’humanité souffrante, c’est de lui expliquer pourquoi elle souffre. En effet, la révolte intérieure contre la souffrance, la conviction qu’elle est injuste, imméritée, rendent son aiguillon plus aigu et la blessure qu’il fait plus intolérable. Quand on sait que la souffrance est un décret divin, le résultat de la déchéance, et un décret de miséricorde, car c’est le moyen de la réhabilitation, on la supporte d’un cœur plus ferme, parce que la colère s’éteint dans la résignation et dans l’espérance. Non seulement M. Victor Hugo n’explique pas aux hommes ce mystère de la douleur, mais il nie que la douleur soit un mystère ; selon lui, elle est le résultat exclusif de l’iniquité de la société, qui a sans doute sa part de responsabilité dans les vices qui la souillent et la menacent, mais qui n’a pas la responsabilité tout entière.
La seconde chose à faire en face de l’humanité souffrante, c’est de chercher et de découvrir des remèdes qui diminuent et adoucissent ses maux. Que dirait-on d’un médecin qui s’assoirait au chevet du malade pour lui remettre sous les yeux toutes ses souffrances, pour appuyer le doigt sur toutes les fibres douloureuses qui frémissent dans son organisme ; pour lui exagérer même ses angoisses et ses tortures, afin d’ajouter les tourments de l’imagination aux tourments réels qu’il endure dans son corps ? Ce médecin, qu’on déclarerait à la fois insensé et inhumain, c’est M. Victor Hugo.
Le christianisme est bien meilleur entendeur du cœur humain et des intérêts des sociétés humaines, et, en présence du mystère de la douleur et du problème de la misère, il agit d’une tout autre manière. D’abord, il explique du haut de la croix ce mystère de la misère humaine, misère si grande qu’un Dieu a voulu mourir pour venir à son secours. Puis, au lieu de déclamer sur chaque genre de misère, il l’adoucit et le console. Petites Sœurs des pauvres pour les vieillards, Frères de la Merci pour le rachat des captifs, Sœurs de Saint-Vincent de Paul pour les indigents, pour les enfants trouvés ; pieux Carmels pour les âmes austères et pures dont le monde n’est pas digne ; maison de refuge pour les filles repenties qui ont déchiré leur robe d’innocence aux ronces du chemin ; ordres religieux pour soigner les aliénés, les malades ; ordres religieux pour l’éducation des enfants, il a pourvu à tout.
Il a des asiles pour les âmes blessées comme pour les âmes innocentes, des abris, des refuges pour toutes les souffrances de l’âme et du corps. Cherchez un genre de misère pour lequel le catholicisme n’ait pas trouvé un adoucissement ou une consolation, vous ne le rencontrerez pas. C’est là, comme l’a dit le R. P. Félix dans une de ses conférences, la grande force et la grande supériorité du catholicisme. Pendant que la philosophie parle, il agit, il est partout où l’on souffre, partout où l’on pleure. L’arbre de la croix doué d’une immortelle fécondité, parce qu’il a été arrosé du sang d’un Dieu, n’a pas cessé depuis plus de dix-huit cents ans de produire des œuvres admirables de charité, de sainteté, de secours et de pardon.
M. Victor Hugo ne trouve qu’une chose à faire en faveur des Misérables, un livre. Un livre, quelque éloquent qu’on le suppose, c’est un bien petit secours. Mais encore, que contient ce livre ? Ici nous allons rencontrer la question d’art.
II. Idées fausses. — Caractères faux. — Premiers personnages. — Un évêque, un conventionnel, un galérien. §
La première figure qui paraisse dans ce roman est celle d’un évêque. M. Victor Hugo
s’est emparé de la tradition d’après laquelle l’empereur Napoléon, voulant récompenser
la famille du général Miollis, désigna pour l’épiscopat son frère, simple curé de
village, qui honora son nouveau siège par ses vertus évangéliques, la simplicité de
ses goûts et sa charité pour les pauvres, en faveur desquels, se faisant pauvre
lui-même, il se dépouilla des neuf dixièmes de son revenu. M. Victor Hugo a brodé sur
cet évêque réel un évêque idéal, ce qui est le droit des peintres et des poètes. Il y
a dans ce portrait des coups de pinceau dignes du maître ; la peinture de l’intérieur
du palais épiscopal — humble et modeste palais et où monseigneur Myriel réside avec sa
sœur mademoiselle Baptistine, une de ces pieuses femmes que le jeûne, l’oraison,
l’habitude de la vie spirituelle ont rendues pour ainsi dire diaphanes, de sorte que
l’on voit rayonner son âme à travers son corps, — est digne de la meilleure époque du
grand artiste. Madame Magloire, gouvernante de l’évêque, nature plus vulgaire, qui
déplore tout bas le dénuement du palais épiscopal, et surtout la frugalité de la
table, qui l’empêche de déployer ses talents culinaires, mais que le respect,
l’admiration, le dévouement, réduisent au silence, ne dépare pas le tableau.
Malheureusement l’auteur ne s’en est pas tenu à ces grandes lignes ; il a voulu
fouiller le marbre, comme disent les statuaires, ou, pour rester fidèle à ma première
comparaison, il a voulu mettre en saillie, par de nouveaux coups de pinceau, tous les
détails de la physionomie de l’évêque. Il a cédé peu à peu à la tentation d’y faire
entrer toutes ses idées sur le rôle qu’il appartient aux évêques de remplir ; il nous
a donné son idéal épiscopal ; et je soupçonne qu’il a eu la prétention de créer un
évêque modèle, afin qu’il devînt un reproche pour l’épiscopat contemporain. Il résulte
de là que, comme artiste, au lieu de rester dans la vérité, M. Victor Hugo est tombé
dans la manière, et qu’au point de vue religieux, au lieu de nous donner un évêque
catholique, il nous a donné un évêque romantique, ce qui n’est pas tout à fait la même
chose. J’admire l’évêque héroïque qui ne craint ni les mauvais chemins ni les brigands
de la montagne quand il s’agit d’aller visiter une pauvre commune, l’évêque qui
parcourt son diocèse en faisant le bien, qui laisse venir à lui les petits enfants,
comme son divin maître, qui a toujours des secours pour ceux qui ont faim, des paroles
affectueuses et douces pour ceux qui souffrent, de la miséricorde pour les misères
morales. J’admire déjà moins l’évêque qui ne veut pas que sa maison soit fermée la
nuit, sous prétexte qu’il est écrit que si Dieu ne garde pas une maison, elle ne sera
jamais bien gardée. Il est écrit aussi : « Vous ne tenterez pas le Seigneur
votre Dieu »
, et c’est le tenter, dans l’état de notre civilisation, que de
commettre la vie de trois personnes au respect problématique de malfaiteurs qui ne
respectent rien. À quoi bon, d’ailleurs, laisser sa porte ouverte la nuit ? Avec une
sonnette qui vous avertit qu’il y a un voyageur sans asile à la porte, ou un pauvre
qui demande du secours, on est toujours maître de l’ouvrir. C’est donc une ostentation
de courage inutile. Sans doute il y a une bravoure sacerdotale plus haute et plus
admirable que la bravoure militaire ; mais M. Victor Hugo, avec son esprit excessif,
fait dégénérer cette bravoure en bravade, et gâte par cette exagération ce trait de la
physionomie de son personnage.
Les exagérations ne s’arrêtent point là. L’auteur a craint de donner trop de foi à
son évêque ; cela aurait pu déplaire à ses amis politiques, à l’école dont il est le
dieu. Il en a donc fait un évêque quelque peu éclectique. « Que pensait-il de
ce dogme-ci ou de ce mystère-là ? dit-il à ce sujet. Ces secrets de for intérieur ne
sont connus que de la tombe où les âmes entrent nues. Ce dont nous sommes certain,
c’est que jamais les difficultés de la foi ne se résolvaient pour lui en hypocrisie.
Aucune souillure n’est possible au diamant. Il croyait le plus qu’il pouvait. Credo in Patrem ! s’écriait-il souvent. »
Nous tombons ici dans l’évêque de fantaisie. Un chrétien, et à plus forte raison un évêque, qui est un docteur, n’a pas le droit de choisir dans le Credo. Il n’y a pas à prendre et à laisser dans le symbole de Nicée, il faut tout accepter. Il ne suffit pas de dire Credo in Patrem, il faut tout dire et tout croire. Sans cela, on n’a pas la foi, et sans la foi catholique on n’a pas la charité catholique, car tout se tient dans la religion. C’est parce qu’on croit, que l’on aime, et il est impossible de séparer ces trois sœurs théologales qu’on appelle la Foi, l’Espérance et la Charité.
L’auteur a donc cédé à la tentation de présenter un évêque qui ne déplût pas trop aux philosophes, et auquel M. Michelet pût accorder son estime et à qui M. de Béranger aurait pu donner sa bénédiction. Mais si du côté de la foi il lui a ôté le nécessaire, il lui a donné le superflu du côté de la charité. Monseigneur Myriel ne se contente pas d’aimer les hommes : le trop-plein de charité qui déborde de son cœur se déverse sur les animaux, et le poète de la Légende des siècles se retrouve ici avec sa sympathie pour les crapauds et pour les araignées, sans oublier les pourceaux :
Le pourceau misérable et Dieu se regardèrent.
M. Victor Hugo nous apprend sérieusement que monseigneur Myriel, ayant rencontré une
grosse araignée noire, lui dit avec un soupir mélancolique : « Pauvre bête, ce
n’est pas toi qui t’es faite si laide »
, et qu’une autre fois il se donna
une entorse pour éviter d’écraser une fourmi. Je ne crois pas que la Société
protectrice des animaux pousse jusque-là ses exigences envers ses membres les plus
zélés. Sans doute je n’ai pas oublié les délicieuses légendes de saint François
d’Assise, rapportées par Ozanam, ses discours aux oiseaux, ses frères, et sa pitié
pour un agneau que l’on conduisait à la boucherie. Mais ces tendresses mystiques du
cœur qu’expliquent la nature poétique et contemplative de cette âme, et la vie errante
et solitaire que menait le saint, et sans doute aussi l’idée symbolique de l’agneau
divin qui lui apparaissait à la vue de ce type de la douceur et de l’innocence, se
trouvent de bien loin dépassées dans les exagérations ridicules que M. Victor Hugo
prête à son évêque. Je suis obligé de rappeler que, dans la Légende des
siècles, il avait attribué un acte de charité analogue à un âne qui préfère
mourir sous les coups que de faire passer la roue de la petite charrette qu’il traîne
sur un crapaud à moitié tué par des enfants cruels. L’âne des Légendes est devenu un évêque dans les Misérables,
« un évêque bon jusqu’à la bêtise »
, comme l’a dit monseigneur
Dupanloup. Je l’aimais mieux sous son premier costume. Est-il besoin de le dire ? ce
n’est plus là de la charité, ni même de la sensibilité, c’est de la sensiblerie et de
l’affectation pure. Un évêque qui prend le temps de se déranger pour ne pas écraser
une fourmi, est un évêque bien oisif. En outre, vous allez voir où cela nous mène.
M. Victor Hugo peint monseigneur Myriel comme ayant un goût très vif pour la culture
des fleurs. Pour rester conséquent avec son respect pour les fourmis et pour ne pas
gâter l’héroïsme de son entorse, il faut nécessairement qu’il défende à son jardinier
de faire écheniller ses arbres, et qu’il ôte son chapeau aux vers blancs et aux
hannetons. Je ferai remarquer, on outre, à M. Victor Hugo que cette fausse sensibilité
exclut la vraie. Gilbert ajustement flétri de son vers indigné ces Iris au cœur tendre
qui achètent le plaisir de voir tomber d’un œil sec la tête de Lally
…………… à l’échafaud traîné ;
ce qui n’empêche pas que
Un papillon mourant leur fait verser des larmes.
Tartuffe s’accusait d’avoir tué une puce avec trop de colère. Robespierre, on le sait, était plein de sensibilité pour les souffrances des serins qu’il a chantés, et sa sensibilité lui permettait d’envoyer des hécatombes humaines à la guillotine. Enfin, je connais un contemporain de Dorat-Cubières, l’ancien secrétaire de la terrible commune de Paris, qui, étant allé le visiter dans l’entresol de la rue Saint-Dominique occupé par celui-ci chez la princesse Stéphanie de Beauharnais, le trouva au milieu de ses bouquins et d’un essaim de punaises avec lesquelles il vivait dans les meilleurs termes ; le visiteur voulut mettre le pied sur cette vermine, mais Dorat-Cubières l’arrêta tout court en lui disant qu’il y avait place sous le soleil pour tout le monde ; ce n’était pas ce que pensait la commune de Paris. J’avoue que ce trait, qui m’est toujours resté dans la mémoire, me rend peu sympathique à l’évêque qui se donne une entorse pour ne pas écraser une fourmi. Passe encore si, au lieu d’un évêque, il s’agissait d’un brahmine !
Vous commencez à entrevoir ce qui manque à la création de M. Victor Hugo. Il y a dans son évêque un mélange de romantisme, d’éclectisme, de fantaisie, de sensiblerie qui gâte les côtés vrais de cette figure. Elle commence parle sublime, et elle finit par le ridicule. Le mot m’est échappé, je ne le retirerai pas, et l’on va voir s’il est motivé. Quand l’auteur a décrit le caractère de l’évêque, et il le décrit longuement, en descendant aux plus menus détails, ce qui est une faute au point de vue de l’art, car l’action suspendue attend, pour commencer, que le peintre ait achevé le portrait, il met son personnage en mouvement. D’abord, il le place en face d’une de ces figures de vieux révolutionnaires athées et roués dont Fouché fut le type le plus odieux. Le portrait de ce misérable, qui, après avoir été montagnard, est devenu courtisan et sénateur du premier empire, est d’une hideuse ressemblance. Il a besoin de ne pas croire à la Providence, et il n’y croit pas. La loi, c’est la force ; le but de la vie, la jouissance ; il n’y a rien au-delà. Point de Dieu, point d’âme, point de ciel, point d’enfer ; la vie, cette minute dans le temps, s’écoule pour l’homme, cet atome dans l’espace, entre deux néants. Donc, messieurs, jouissons, tâchons d’être les plus forts, et moquons-nous des misérables. Le sénateur athée récite son symbole d’incrédulité à l’évêque, qu’il prend pour un compère. Je n’aime pas beaucoup la réponse de celui-ci, qui se contente d’opposer à cette profession cynique d’athéisme une spirituelle ironie. Il y avait mieux à faire et à dire. Pascal, dans ses Pensées, a indiqué le thème sur lequel M. Victor Hugo aurait pu avec son talent broder de foudroyantes variantes. Il n’y a pas de Dieu, en êtes-vous bien sûr ? Tout finit avec vous, qui vous l’a dit ? Peut-être Dieu existe, peut-être avez-vous une âme, peut-être cette âme est-elle immortelle, peut-être y a-t-il un enfer, terrible peut-être ! Vous pouvez douter ; mais affirmer, vous ne le pouvez pas. Or, dans le doute, qu’est-ce que cette goutte d’eau que vous appelez la vie contre l’océan de l’éternité ? Quel enjeu !
Je ne fais qu’indiquer en passant ce que l’évêque aurait pu dire, aurait dû dire ; car celui qui se détourne pour ne pas écraser une fourmi doit à plus forte raison se détourner pour jeter une bonne semence dans cette âme humaine, couverte d’une lèpre hideuse. Il y a quelqu’un, en effet, de plus misérable que cet assassin exhorté par l’évêque jusque sur les marches de l’échafaud, dans le livre de M. Victor Hugo, que le forçat que nous verrons plus tard s’asseoir sous son toit épiscopal, que la fille perdue tombée au plus profond du bourbier du vice, c’est l’athée. La plus grande de toutes les misères, n’est-ce pas d’avoir perdu jusqu’à la notion et jusqu’au sentiment du souverain bien ?
Je me hâte d’arriver à la seconde rencontre de l’évêque. Avec le génie antithétique de M. Victor Hugo et ses opinions connues, il était indiqué qu’il ne rendait Mgr Myriel supérieur au révolutionnaire sceptique et corrompu, que pour le faire agenouiller de plus haut devant le révolutionnaire resté fidèle à ses convictions.
Nous allons encore nous trouver en face d’une figure de fantaisie. Il s’agit d’un conventionnel ; M. Victor Hugo, par une inconséquence qui l’honore à mes yeux, si elle est un dernier souvenir donné à ses opinions passées, a reculé devant l’idée de faire de son héros un régicide. Au point de vue moral, on doit lui en savoir gré ; mais ce sacrifice fait à la pudeur publique l’oblige à se jeter dans une série d’invraisemblances inacceptables. Ce conventionnel, qui n’avait pas voté la mort du Roi, est obligé, au moment de la Restauration de 1815, de se retirer comme une bête fauve dans une espèce de tanière loin de toutes les habitations humaines, et l’on montre de loin sa demeure comme un repaire. M. Victor Hugo était enfant en 1815, mais enfin il vivait à cette époque, comment ose-t-il donc travestir à ce point l’histoire ? Les conventionnels, qui n’avaient pas voté la mort du roi, obligés de se cacher dans des tanières en 1815 ! C’était donc une tanière que la Chambre des pairs où Louis XVIII fit asseoir Boissy d’Anglas et Lanjuinais, tous deux anciens conventionnels, que le ministère des affaires étrangères où siégeait, avec un emploi élevé, M. Bresson, celui qui donna asile à Lavalette ? Passons. Tout le monde sait que les régicides eux-mêmes, excepté ceux qui avaient de nouveau proscrit les Bourbons, dans les Cent-Jours, en adhérant à l’Acte additionnel, purent demeurer avec toute sécurité en France. L’évêque éprouve l’horreur que, selon M. Victor Hugo, tout le monde éprouvait en 1815 pour les conventionnels, même non régicides. Cependant il a appris que les forces de cet homme étrange et sinistre diminuaient de jour en jour ; c’est pour lui un devoir de le visiter, avant qu’il meure ; malgré ses répugnances, il remplira son devoir.
Il va porter des consolations, il rencontre une leçon. Si je le trouvais tout à
l’heure un peu coupable de ne pas en avoir donné une au jacobin sceptique et corrompu,
je le trouve plus coupable encore d’avoir consenti à en accepter une, lui évêque du
Christ, de ce jacobin, opiniâtre et orgueilleux, et d’avoir humilié l’Évangile dont il
est l’apôtre devant les billevesées philosophiques de cet Érostrate en retraite. J’ai
lu, non sans impatience, je l’avoue, ce recueil de lieux communs révolutionnaires
empruntés à M. Louis Blanc, et que M. Alexandre Dumas avait jetés avant ce dernier
dans la circulation en écrivant ses Souvenirs d’Antony ? À quoi tout
cela se réduit-il en effet ? À la fin justifiant les moyens, à la souveraineté du but.
Le conventionnel, s’il n’a pas voté la mort de Louis XVI, a voté la fin du tyran.
« Le tyran de l’homme, c’est l’ignorance ; l’ignorance a engendré la royauté
qui est l’autorité prise dans le faux, tandis que la science est l’autorité prise
dans le vrai. L’homme ne doit être gouverné que par la science. Quant à Louis XVI,
j’ai dit non. Je ne me crois pas le droit de tuer un homme ; mais je me suis senti
le devoir d’exterminer le mal. J’ai voté la fin du tyran. C’est-à-dire la fin de la
prostitution pour la femme, la fin de l’esclavage pour l’homme, la fin de
l’ignorance pour l’enfant. En votant la république, j’ai voté la fin de tout
cela. »
Vous radotez, bonhomme, — c’est au conventionnel que je parle. — La république n’a
rien fini de tout cela. Il y a des esclaves sons les républiques comme sous les
monarchies, et la prostitution et l’ignorance sont loin d’avoir dit leur dernier mot.
La science seule doit gouverner, selon vous. Qu’est-ce à dire ? Faut-il nommer
l’Institut roi de France ou empereur des Français, comme le voulait
M. de Saint-Simon ? Alors acclamons le saint-simonisme, et pour éviter la prostitution
jetons-nous dans la promiscuité. « La révolution française, ajoutez-vous, y
compris 93, est le sacre de l’humanité. »
Avez-vous dit sacre ou massacre ?
Vous ajoutez que « 93 n’est qu’un coup de tonnerre sorti d’un nuage qui s’est
formé pendant quinze cents ans »
. Quinze cents ans ? C’est bien long. Alors
le nuage a commencé à se former avant la naissance de Clovis, ce qui le fait remonter
un peu haut. Un dernier mot : « La révolution française, selon vous, a dégagé
toutes les inconnues sociales ; elle a adouci les esprits, elle a calmé, apaisé,
éclairé ; elle a fait couler sur la terre des flots de civilisation. Elle a été
bonne. »
S’il en est ainsi, tout doit être pour le mieux dans le meilleur des mondes. Si nos misères sont finies, pourrait-on m’expliquer pourquoi M. Victor Hugo a publié un ouvrage en dix volumes intitulé Les Misérables ?
Je n’ai pas encore parlé de Fantine, qui a donné son nom à la première partie de l’ouvrage. Ce n’est pas précisément la faute du critique, c’est la faute du poète, qui ne fait paraître son héroïne — triste héroïne ! — que fort tard dans son roman, ou l’on ne compte pas moins de trois expositions, ce qui est beaucoup pour un seul drame. Un peu de patience encore ; il faut en finir d’abord avec l’évêque avant d’en arriver au forçat et à Fantine.
L’évêque est donc venu dans l’intention charitable de ne pas laisser mourir sans secours religieux son farouche diocésain. Mais, dès que Mgr Myriel et le conventionnel sont en face l’un de l’autre, le poète retire à l’évêque tous les dons qu’il s’était plu à lui accorder. L’évêque n’a plus ni présence d’esprit, ni supériorité morale, ni sentiment de sa dignité, ni fermeté de doctrine, ni jugement, ni connaissance de l’histoire ; c’est un comparse infime, un confident de tragédie, amené là pour donner la réplique et pour provoquer, par des paroles complaisamment maladroites, les tirades révolutionnaires de son interlocuteur. Sans doute, M. Victor Hugo a le droit de concevoir ses personnages à sa manière, et encore faudrait-il qu’il mît en scène des personnages purement imaginaires, et pris en dehors de la réalité historique12, mais il n’a pas le droit de faire des personnages contradictoires. Mgr Myriel ne peut être à la fois intelligent, digne, spirituel, sensé, sublime devant tout le monde, et sot, ignorant, au-dessous de lui-même devant le conventionnel. Il faut choisir. Que le conventionnel soit dans son rôle, qu’il fasse l’apologie de la Convention, à la bonne heure ; mais que l’évêque soit aussi dans son rôle, qu’il dise ce qu’il y a à dire, au point de vue de la raison catholique et de la raison sociale, contre cette odieuse assemblée. Au lieu de cela, il ne fait que balbutier les noms de Louis XVI et de Louis XVII, pour donner à son interlocuteur l’occasion de déclarer qu’il n’a pas condamné le premier, non parce que Louis XVI était roi, mais parce qu’il était homme, et qu’il ne se reconnaît pas le droit d’abréger une vie humaine, scrupule rare et exceptionnel, vous en conviendrez, dans cette homicide assemblée ; et que, quant au second, il le plaint non comme fils de roi, mais comme enfant, au même titre que le frère de Cartouche, pendu, quoique innocent, avec ce célèbre malfaiteur.
Le meurtre de Louis XVI, la lente asphyxie du jeune Dauphin, si admirablement
racontée par M. de Beauchesne, et si éloquemment déplorée jadis dans des stances
trempées de larmes, par M. Victor Hugo lui-même, dont la vieillesse chagrine
éclabousse les chefs-d’œuvre de sa jeunesse en trempant sa plume dans la boue des
carrefours, furent sans doute deux grands crimes de la Convention. Mais il faut
remonter aux principes générateurs de ces deux crimes. Elle voulut transformer
violemment la société française d’après des idées chimériques. Elle s’attribua le
droit d’arriver au but qu’elle s’était marqué, et d’y arriver par le fer, le feu, le
sang, la spoliation, l’extermination. Elle entreprit de refondre la société française
dans le moule de ses idées, en chassant le Christ de nos croyances, la monarchie de
nos mœurs, et elle échoua doublement dans son œuvre de démence et de fureur. Au lieu
de créer un monde, elle aboutit à un chaos sanglant et fangeux, car le fleuve de sang
de la Terreur alla se perdre dans les boues du Directoire, d’où nous sortîmes par
l’Empire, qui exagéra le principe de la monarchie jusqu’à en faire la dictature, et
par le retour du catholicisme, qui vint sauver cette société livrée par la Convention
à un paganisme rétrograde. Ainsi la Convention commit des crimes effroyables, elle
versa des torrents de sang, et le tout en pure perte. Elle renversa tout, elle ne
fonda rien, voilà en deux mots son histoire. Je ne veux pas m’arrêter à la phrase
odieuse dans laquelle M. Victor Hugo rapproche le nom du jeune Dauphin de France, qui
mourut vieux de douleur à douze ans, et celui du frère de Cartouche, qui fut pendu,
non pas pour son nom, mais pour ses méfaits précoces. Je ne veux y voir que le
paroxysme de cette maladie de l’antithèse dont l’esprit de l’auteur est déplorablement
atteint et qui dégénère en manie. N’a-t-il pas comparé les trous de la souquenille
d’un mendiant aux antres des Pyrénées, un pourceau secouru à un monde opprimé ?
N’a-t-il pas placé la livrée de Ruy-Blas le laquais à côté du manteau royal de la
reine d’Espagne, le ver de terre auprès de l’étoile, Hernani le bandit face à face
avec Charles-Quint ? Que pouvait-il faire de plus ? rapprocher ce grand nom des
Capétiens du nom infâme de Cartouche. — « Mais, dit M. Victor Hugo, par la
bouche de son conventionnel, le jeune Dauphin était petit-fils de Louis XV, qui ne
valait pas mieux que Cartouche. »
D’abord, il était fils de Louis XVI, ce
roi d’un cœur si bienveillant et si paternel, petit-fils du premier Dauphin, ce prince
qui, sans sa mort prématurée, aurait donné un grand roi à la monarchie, l’héritier de
ces illustres Capétiens qui ont fait la France, par leurs alliances et par leurs
guerres, par leur politique et par leurs victoires, qui l’ont empêchée de devenir
anglaise au quatorzième et au quinzième siècle, espagnole au seizième, par les règnes
de Charles V, de Charles VII, de François Ier et de Henri IV. Et
parce que dans cette glorieuse lignée qui montre à son début un héros et un saint,
Philippe Auguste et saint Louis, et qui, à la fin du dix-huitième siècle, semble au
moment de disparaître dans le sang d’un martyr, Louis XVI, on a eu à déplorer le règne
débauché de Louis XV, M. Victor Hugo, qui écrit au nom d’une génération où chacun est
assez sûr de soi pour dire que, même au milieu des séductions du rang suprême, des
corruptions des cours, des occasions venant s’offrir d’elles-mêmes, il serait demeuré
austère et pur, se croit le droit de rapprocher ce grand nom de Bourbon du vil nom de
Cartouche, sans s’apercevoir qu’il insulte à toute notre histoire, et qu’il soufflette
notre honneur national !
Mettons, je le veux bien, cette triste aberration sur le compte d’une monomanie ; regardons-la comme une adulation adressée à la démagogie ; car les flatteurs de la plèbe révolutionnaire ne descendent pas moins bas que les flatteurs des rois. Malheureusement, M. Victor Hugo ne s’est pas occupé d’enseigner l’histoire à son conventionnel, ce qui vient peut-être de ce qu’il a négligé de l’apprendre lui-même. Ainsi, dans la suite de cette conversation, où le dernier mot reste toujours au vieux Jacobin, celui-ci dit à l’évêque :
« Revenons à l’explication que vous me demandiez. Où en étions-nous ? Que me disiez-vous ? que 93 a été inexorable ?
— Inexorable, oui, dit l’évêque. Que pensez-vous de Marat battant des mains à la guillotine ?
— Que pensez-vous de Bossuet chantant le Te Deum sur les dragonnades ? »
Puis M. Victor Hugo, faisant l’office du chœur de la tragédie antique, ajoute, avec
une majestueuse gravité : « La réponse était dure, mais elle allait au but avec
la rigidité d’une pointe d’acier. L’évêque en tressaillit, il ne lui vint aucune
riposte ; mais il était froissé de cette manière de nommer Bossuet. Les meilleurs
esprits ont leurs fétiches, et parfois se sentent vaguement meurtris des manques de
respect de la logique. »
Cette réponse n’était pas dure, elle était sotte.
Que le conventionnel des Misérables ne sache pas un mot de
l’histoire de Bossuet, je suis très disposé à l’admettre. Le propre de ces grands
montagnards, que M. Victor Hugo veut nous faire admirer, c’était leur ignorance
profonde, qui n’avait rien d’égal que leur monstrueuse vanité, comme
M. Mortimer-Ternaux le démontre jusqu’à l’évidence dans son livre sur la Terreur. Mais
qu’un évêque ne connaisse pas l’histoire de Bossuet, c’est ce qu’il est plus difficile
d’admettre. Or, tout le monde sait, excepté M. Hugo et son conventionnel, que loin
« de chanter un Te Deum sur les dragonnades »
,
Bossuet les blâma formellement, qu’il condamna toujours les violences, et que ce fut
sur son avis persévérant que Louis XIV adoucit les mesures rigoureuses que le marquis
de Louvois lui avait fait adopter. « Nous avons eu sous les yeux, dit le
cardinal de Beausset dans l’Histoire de Bossuet, tous les papiers
de Bossuet et tous ceux de son secrétaire, et nous avons toujours trouvé Bossuet
invariable dans l’opinion qu’on ne devait jamais employer que des bienfaits et des
moyens d’instruction et de douceur pour la réunion des protestants. Cet évêque, si
zélé contre la doctrine des protestants, a été le premier à gémir sur les mesures
violentes et insensées du marquis de Louvois, et à rappeler Louis XIV à des conseils
plus modérés et plus conformes à la générosité de sa grande âme, aussitôt qu’il a pu
parvenir jusqu’à lui. Il n’a jamais demandé à ce prince un acte de rigueur contre
les protestants, et il en a obtenu des bienfaits pour tous les protestants qui
réclamaient son crédit et son intérêt. »
Voilà ce que Mgr Myriel, qui ne trouva pas de riposte, aurait pu répondre au
conventionnel, et si celui-ci avait conservé quelques doutes, les preuves n’auraient
pas manqué à l’évêque. D’abord il aurait pu citer la correspondance de Bossuet avec
les évêques du Languedoc, dans laquelle celui-ci s’oppose à ce qu’on fasse assister
les protestants malgré eux à la messe, tant il était loin de vouloir les violenter !
Il aurait pu, en outre, le renvoyer à l’histoire locale du diocèse de Meaux qui cite
de nombreux traits de la bonté de Bossuet pour les protestants, lui raconter
l’anecdote touchante de M. et madame Séguier, qui appartenaient tous deux à la
religion réformée, et dans le château desquels l’intendant de Paris avait envoyé
plusieurs dragons comme garnisaires, parce que madame Séguier avait tenu des propos
offensants pour Louis XIV. Bossuet se rendit chez l’intendant et lui demanda de faire
transporter M. et madame Séguier dans son palais épiscopal, en se rendant caution de
leur respect pour le roi, et autant par sa bonté et sa douceur que par son génie, il
réussit, après de longs entretiens, à ramener ses deux hôtes dans le giron de
l’Église. Voilà comment Bossuet chantait le Te Deum sur les
dragonnades ! C’était en s’opposant à ce que les dragons entrassent dans son diocèse.
Supposons que le conventionnel, plus difficile encore à contenter que madame Séguier,
dont les emportements firent, dit-on, beaucoup souffrir le grand évêque, objectât à
cela que c’étaient les gens de qualité que l’on traitait avec cette douceur, et qu’on
n’avait pas ces ménagements pour le peuple, pour les petites gens ; Mgr Myriel lui
aurait riposté par cette autre anecdote : Sept ou huit cents protestants, hommes ou
femmes, s’étaient réunis à Lizy, et avaient commencé une émeute à main armée.
Quelques-uns de leurs chefs furent arrêtés, le procès fut instruit, trois ou quatre
furent condamnés à mort. Bossuet, averti à temps, demanda avec les plus vives
instances un sursis à l’exécution. Ce sursis accordé, il se rendit à la cour et obtint
leur grâce. Aussi, dans sa lettre pastorale aux nouveaux convertis, a-t-il pu se
rendre ce témoignage, qui n’a jamais été démenti par personne et que tout le monde
connaît, toujours excepté le conventionnel des Misérables, et
M. Hugo, qui n’a pas plus lu les écrits de Bossuet que l’histoire de cette époque :
« Loin d’avoir souffert des tourments, vous n’en avez pas même entendu
parler ; aucun de vous n’a souffert de violence ni dans ses biens, ni dans sa
personne. Je ne vous dis rien que vous ne disiez aussi bien que moi ; vous êtes
revenus paisiblement à nous, vous le savez. »
M. Hugo ne le savait pas, et c’est pour cela que je me contenterai de signaler sa phrase sur Bossuet célébrant les dragonnades par un Te Deum comme une bévue monumentale.
C’est pourtant devant cet amas de sophismes politiques, de déclamations creuses, de mots vides de sens, de solécismes historiques, que l’évêque courbe la tête.
Il ne lui reste plus qu’un doute : le conventionnel croit-il en Dieu ? Il lui pose avec une certaine timidité la question, qui a son importance, il faut le reconnaître.
« Le vieux représentant du peuple, reprend M. Hugo, ne répondit pas. Il eut un tremblement. Il regarda le ciel, et une larme germa lentement dans ce regard. Quand la paupière fut pleine, la larme coula le long de sa joue livide, et il dit presque en bégayant, bas et se parlant à lui-même, l’œil perdu dans ses profondeurs : “Ô toi idéal, toi seul existes.” L’évêque éprouva une sorte d’inexprimable commotion. Après un silence, le vieillard leva un doigt vers le ciel et dit : “L’infini est. Il est là. Si l’infini n’avait pas de moi, le moi serait sa borne ; il ne serait pas infini ; en d’autres termes, il ne serait pas. Or il est. Donc il a un moi, ce moi de l’infini est Dieu.” »
L’évêque, qui tient tous les jours le Verbe éternel dans ses mains, et qui connaît
les admirables définitions de la théologie, est plein d’admiration pour cette
logomachie confuse, plein de reconnaissance et de respect pour le vieux conventionnel
qui, au moment de mourir, veut bien voter de nouveau l’existence de l’Être suprême.
Cependant il a une curiosité épiscopale que nous comprenons à merveille. Il voudrait
que cette conscience, jusque-là fermée, s’ouvrît devant lui. Il suggère, avec le plus
de ménagement qu’il peut, cette idée au conventionnel mourant, qui daigne ne pas s’en
offenser. Alors celui-ci, avec cette majesté révolutionnaire dans laquelle il se drape
jusqu’à la fin, prend la parole pour se confesser de ses vertus : « Monsieur
l’évêque, j’ai passé ma vie dans la méditation, l’étude et la contemplation. J’avais
soixante ans quand mon pays m’a appelé ; j’ai obéi. Il y avait des abus, je les ai
combattus ; des tyrannies, je les ai détruites ; il y avait des droits et des
principes, je les ai proclamés. Le territoire étant envahi, je l’ai défendu. Je
n’étais pas riche, je suis pauvre ; j’ai secouru les opprimés, j’ai soulagé les
souffrants. »
La confession continue longtemps sur ce ton, et quand le vieux
conventionnel a terminé son panégyrique, il dit à l’évêque d’un ton sévère et
majestueux :
« Qu’est-ce que vous venez me demander ? »
— Votre bénédiction », dit l’évêque ; et il s’agenouilla.
Je regrette que l’évêque ne lui ait pas demandé l’absolution, l’antithèse eût été plus complète.
J’ai dit en commençant que M. Victor Hugo avait fait un évêque romantique, j’ajouterai qu’il l’a mis en face d’un conventionnel de fantaisie. Si ce conventionnel avait eu la grande part qu’il dit dans les affaires de son temps, il aurait été un des chefs de la majorité de la Convention. Or, la majorité de la Convention a marché dans le sang avec Robespierre, Danton et Saint-Just ; elle a voté et soutenu le comité de salut public, le tribunal révolutionnaire, la déportation des prêtres, la mise hors la loi des émigrés ; elle a dressé et soutenu les échafauds, proclamé la Terreur, ordonné les exterminations de la Vendée, le massacre de Quiberon. Si le personnage de M. Hugo est un véritable montagnard, il a eu sa part dans ces crimes ; s’il n’a pas eu sa part dans ces crimes, il n’est pas un véritable montagnard, et la Convention l’eut proscrit comme un modéré, et mis hors la loi comme un girondin. Ce dilemme est invincible.
Le moment est venu de donner une idée sommaire du roman socialiste de M. Victor Hugo, sur le seuil duquel j’ai été obligé de m’arrêter longtemps. Son évêque Myriel, portrait et caricature à la fois de Mgr de Miollis, dont l’honorable neveu ajustement protesté au nom de la sainte mémoire de son oncle indignement travestie, n’est dans le plan de l’auteur que l’introducteur mitré du forçat libéré Jean Valjean sur la scène. Ce forçat est appelé à tenir la place d’honneur, à jouer le principal rôle dans Les Misérables.
Jean Valjean, d’après les idées systématiques de l’auteur, est entré au bagne innocent, et il en est sorti coupable. Qu’avait-il fait le brave émondeur de Faverolles ? Manquant d’ouvrage, il avait volé un pain en brisant la vitre d’un boulanger pour nourrir sa sœur et les petits enfants de sa sœur dont il était l’unique soutien. Pour ce vol avec effraction, il avait été condamné à cinq ans de galère. Il avait essayé trois fois de s’évader de l’enfer des bagnes ; trois fois repris, il avait été condamné pour ces trois tentatives d’évasion à quatorze années supplémentaires ; total, dix-neuf années de galères. Vous comprenez que la grande coupable ici, c’est la loi, c’est la magistrature, c’est toujours la société.
Un homme n’a-t-il jamais été condamné au bagne pour le vol d’un pain ? Je n’oserai
pas affirmer que la chose n’ait jamais eu lieu ; mais j’affirme que ce fait monstrueux
est infiniment rare et tout à fait exceptionnel, qu’il ne s’est pas produit une fois
en un demi-siècle. Par cela même, M. Victor Hugo est dans le faux quand il prend comme
un des types de ses Misérables, dont le malheur est causé par la
mauvaise organisation de la société, un homme dans une position aussi exceptionnelle
et qu’il s’écrie : « Il faut bien que la société regarde ces choses puisqu’elle
les fait. »
Ce qu’on peut, ce qu’on doit reprocher aux sociétés, ce dont il
faut chercher à les corriger, ce sont les abus qui ont un caractère de généralité et
de permanence et auxquels elles consentent. Ici ce n’est ni la loi ni la société qui
ont envoyé Jean Valjean aux galères. La loi punit le vol avec effraction, la société
demande aux jurés, à la magistrature de la défendre selon les lumières de leur raison
et l’inspiration de leur conscience contre ceux qui, en violant la loi, mettent
l’ordre social en péril. Mais ni la loi ni la société ne peuvent empêcher qu’il se
trouve un officier du parquet assez inepte pour requérir les galères contre un homme
que la misère extrême de sa famille a poussé à dérober un pain ; des jurés assez
inhumains pour déclarer cet homme coupable, et une cour assez dénuée de sens et
d’équité pour prononcer cette effroyable peine contre le crime de la faim. C’est là
l’effet d’une aberration contre laquelle la loi et la société sont désarmées, qu’elles
déplorent après coup, sans pouvoir les prévenir.
Vous devinez que cette invention de l’auteur a pour objet de jeter de l’intérêt sur son principal personnage, fatalement perverti par l’enfer du bagne. Cet Œdipe de la civilisation moderne a eu les yeux crevés, non par sa propre main, mais par celle de la société. C’est elle qui a fait d’un honnête ouvrier une espèce de bête fauve, qui se rue maintenant contre la marâtre, auteur de tous ses maux.
Il a fini son temps, il sort du bagne avec une somme de 109 francs 75 centimes,
représentant un travail de dix-neuf ans. Il arrive à Digne avec son passeport de
galérien qui le qualifie d’homme très dangereux. Ici vient une peinture dramatique et
belle, quoique forcée, comme tout ce qui sort de la plume de M. Victor Hugo, de la
terrible destituée du forçat libéré, cet outlaw que tout le monde
repousse, que le bagne rend à la société qui lui ferme ses bras. Je ne crois pas qu’il
soit vrai qu’un forçat libéré ne puisse trouver dans une auberge un abri et un repas à
prix d’argent ; on a vu plus d’une fois le contraire arriver, et d’ailleurs, tous les
forçats libérés mourraient de faim et de froid avant d’atteindre la localité où ils
doivent vivre sous la surveillance de la police, si les choses se passaient dans la
réalité comme dans le roman de M. Victor Hugo. Ce qui est vrai, c’est que le forçat
libéré inspire une répulsion générale, qu’il trouve difficilement du travail, et que
s’il réussit à quitter le lieu de sa résidence légale et à commencer une nouvelle vie,
il est exposé à être reconnu et rançonné par ses anciens compagnons de chaîne qui, en
le menaçant de le dénoncer, l’entraînent à de nouveaux crimes. Comment remédier à ce
grave inconvénient, à cette solidarité du mal ? Perdre volontairement la trace du
forçat libéré et le laisser se mêler à la foule ? Mais s’il est libéré, il n’est pas
sûr qu’il soit transformé. On livre donc nul hasard d’une conversion hypothétique les
gens exposés à se trouver sur le chemin de cet homme qui, comme Jean Valjean, sort
peut être du bagne après avoir « condamné dans son cœur la société et la
Providence »
. Remplacer le bagne par la prison cellulaire ? Mais de trop
nombreux exemples attestent que, quand la captivité est longue, l’emprisonnement
cellulaire aboutit fréquemment, en France, à la démence ou au suicide. On le voit,
M. Victor Hugo pose le problème, mais il ne le résout pas.
Après avoir frappé inutilement à toutes les portes, s’être vu chassé, avec insulte et menace, de tous les endroits où il a espéré trouver un abri, chassé même de la niche d’un chien qu’il avait crue vide et où il avait cherché un asile contre le vent glacial qui souffle des Alpes, Jean Valjean, épuisé par la fatigue et par la faim, s’étend sur un banc de pierre, et, en proie à un désespoir farouche, se prépare à y passer la nuit, quand une femme charitable l’aperçoit au sortir de l’église et lui indique une grande maison où elle lui affirme qu’il trouvera l’hospitalité, sans lui dire à qui cette maison appartient. Vous devinez que c’est le palais épiscopal de Mgr Bienvenu.
La scène entre l’évêque et le forçat libéré, qui pénètre sans peine dans le palais, dont la porte reste ouverte nuit et jour, est belle, quoique en plusieurs endroits entachée de cette exagération à laquelle M. Victor Hugo ne peut se décider à renoncer. Seulement, l’auteur oublie d’expliquer pourquoi la religion et la société accueillent d’une manière si différente ceux qui portent la livrée du crime, la religion avec des paroles de mansuétude, d’espérance, d’encouragement ; la société avec des précautions infinies, des défiances et des craintes. C’est que la société n’a que la force matérielle qui arrête le bras, tandis que la religion a la force divine qui transforme le cœur. La société ne possède aucun moyen de faire d’un forçat un honnête homme, elle le sait ; la religion sait qu’elle a avec elle la grâce de Dieu, qui a changé les bourreaux en martyrs, et qu’elle peut faire d’un forçat un saint, comme le Christ sur le Calvaire fit du larron crucifié à côté de lui le cohéritier de son royaume éternel.
Peu à peu le cœur du forçat, qui était fermé depuis tant d’années, s’ouvre sous la rosée bienfaisante de la charité de l’évêque. Être accueilli, invité à s’asseoir à la table de l’évêque, bien qu’il lui ait dit ce qu’il est et d’où il vient, entendre une voix qui lui parle avec douceur, qui le traite comme un homme, comme un frère, est-ce bien possible ? Son âme semblait conquise au mal, à la colère, à la haine. Le combat qui semblait fini recommence, et ces deux armées rangées en bataille que l’Écriture nous montre dans notre cœur vont se livrer une lutte suprême. Le mal est depuis trop longtemps en possession de cette âme pour que le bien triomphe du premier coup. Afin de témoigner à son hôte une confiance qui doit le toucher, l’évêque a prescrit à madame Magloire de placer sur sa table des flambeaux d’argent et les couverts du même métal, qui n’y paraissent que les jours de cérémonie. Il n’a pas assez songé qu’il y avait là une tentation pour Jean Valjean, dont le sens moral est comme oblitéré et dont la convoitise s’allume. Les bonnes influences sont trop récentes pour résister aux vieilles habitudes du crime. À la pointe du jour, Jean Valjean se sent réveillé par un instinct de proie. Il marche machinalement vers le placard toujours ouvert où il a vu placer après le repas l’argenterie, s’en empare, passe devant le lit de l’évêque qu’il tuerait, il est facile de le voir, si celui-ci n’était pas plongé dans un profond sommeil.
L’auteur n’a pas songé qu’en peignant cette terrible et dramatique incertitude du
forçat, et cette velléité de meurtre, il a fait la critique de l’action de l’évêque.
Nous demandons à Dieu de ne pas nous induire en tentation, il ne faut pas y induire
les autres. L’évêque ne joue pas dans cette dangereuse partie sa vie seulement et
celle des deux femmes abritées sous son toit, il joue la tête, il joue le salut
éternel de Valjean, car si la lune ne fut pas sortie à temps d’un nuage pour entourer
d’une pâle auréole de lumière le front calme et serein du prêtre endormi, si Valjean
eût renversé un meuble en marchant et réveillé l’évêque par ce bruit, il recourait au
meurtre pour assurer son vol et protéger sa fuite. Enfin, comme les choses s’arrangent
toujours pour le mieux dans les romans, l’évêque ne s’éveille pas ; par conséquent
Jean Valjean ne le tue pas et se contente de lui enlever ses couverts. Le lendemain,
des gendarmes qui viennent d’arrêter le forçat libéré dans la campagne, le ramènent au
palais au moment où madame Magloire se répand en plaintes sur l’imprudence de son
maître, sur le résultat de cette imprudence qui est la disparition de l’argenterie,
résultat fâcheux auquel aurait pu s’ajouter un résultat sinistre. L’évêque n’a rien
perdu de son calme et de sa placidité ordinaire ; en voyant son hôte de la veille, il
va droit à lui, et lui reproche doucement de n’avoir emporté que les couverts, lorsque
les chandeliers d’argent étaient également à lui puisqu’il les lui avait donnés. Jean
Valjean demeure frappé de stupeur par cette générosité surnaturelle. Il en croit à
peine ses oreilles et ses yeux. Est-il bien vrai qu’il soit libre ? Il ne peut en
douter ; les gendarmes, sur l’invitation de l’évêque, se sont retirés. Au moment où,
après avoir pris les flambeaux d’argent que l’évêque lui a remis, Jean Valjean se
dirige vers la porte, Mgr Bienvenu lui dit à voix basse : « Jean Valjean, mon
frère, vous n’appartenez plus au mal, mais au bien, c’est votre âme que je vous
achète ; je la retire aux pensées noires et à l’esprit de perdition, et je la donne
à Dieu. »
Jean Valjean est vaincu. Il posera tout à l’heure le pied sur une pièce d’argent qu’un petit Savoyard laisse tomber devant lui en jouant dans la plaine, où sombre et farouche, l’ancien forçat libéré médite sur le passé. Mais ce n’est déjà plus sa volonté qui commet ce vol, c’est une espèce de routine du mal qui survit encore en lui, jusqu’à ce qu’il ait fait un effort souverain pour inaugurer cette nouvelle volonté que l’évêque a fait descendre du ciel dans cette âme transformée.
C’est une belle scène, forcée, je l’ai dit, mais belle cependant ; le renouvellement d’un cœur, la restauration d’une âme par le rayonnement d’une vertu supérieure qui porte la chaleur et la lumière dans des régions ténébreuses et glacées d’une nature moins perverse encore que pervertie.
Ici Valjean disparaît pour reparaître un peu plus tard.
III. Suite du récit. — Nouveaux personnages. — Paul De Kock après M. Sue. — Le plaidoyer contre la société continue. §
Nous étions tout à l’heure en pleine littérature d’Eugène Sue, avec les horreurs
mystérieuses du crime ; nous voilà en pleine littérature de Paul de Kock. C’est le
spécimen d’une folle journée du quartier latin en 1817. Seulement, c’est moins gai que
Paul de Kock, moins vrai que Paul Féval, Henry Mürger ou Champfleury, plus cherché,
plus travaillé, plus ciselé, plus contourné, plus quintessencié, et, pourquoi suis-je
obligé de le dire, surtout plus sensuel. N’est-ce pas une misère qu’un homme du
talent, et j’ajouterai de l’âge de M. Victor Hugo, appuie avec une curiosité étrange
sur le trait de cette esquisse immorale. D’où viennent à l’auteur ces réminiscences du
demi-monde ? Comment cette âme, dont l’aurore si belle et si pure s’épanouit en
admirables vers dont l’impression ne s’effacera jamais de notre cœur, nous
attriste-t-elle aujourd’hui que la vieillesse chenue est arrivée, en descendant à des
peintures risquées, à une mélancolie épicurienne et sensualiste qui rappelle les
dernières chansons de Béranger épiant dans le lointain qu’il laisse derrière lui, les
ombres des Lisettes de ses chansons. C’est un problème. Triste problème ! dont un
livre récent, Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie, nous a
donné la solution. Si un rayon de foi descendit sur la jeunesse du poète, son enfance
avait été livrée, par sa mère elle-même, au souffle empoisonné des mauvais livres.
Mais il faut suivre le récit. Je ne veux dire de cet épisode que ce qui est seulement
nécessaire à l’intelligence de la suite du roman. Il s’agit de produire sur la scène
Fantine, qui donne son nom à la première partie de l’ouvrage. C’est pour cela que
M. Victor Hugo nous introduit dans cette partie de plaisir où figurent Tholomyès et
trois autres étudiants en droit qui font leurs adieux ce jour-là aux folies de la
jeunesse, et entrent dans la vie sérieuse et positive. Tholomyès est le chef de la
bande joyeuse, et il me semble un peu vieux pour ce rôle, car, pour me servir des
expressions de M. Victor Hugo, dont le style comme l’imagination semblent être entre
deux vins dans cet étrange chapitre : « Il était ridé, édenté, il ébauchait une
calvitie dont il disait lui-même sans tristesse : Crâne à trente, genou
à quarante. Il digérait médiocrement, et il lui était venu un larmoiement à
un œil. Mais à mesure que sa jeunesse s’éteignait, il allumait sa gaieté ; il
remplaçait ses dents par des lazzi, ses cheveux par la joie, la santé par l’ironie,
et son œil qui pleurait riait sans cesse. »
Je passe vite par-dessus ce râtelier de lazzi, qui devait médiocrement aider
Tholomyès à broyer ses aliments, et cette perruque de joie qui devait le préserver
imparfaitement des rhumes de cerveau, et sautant à pieds joints par-dessus le reste de
la compagnie, j’arrive à Fantine, qui est l’héroïne de cette partie. Pourquoi se
nommait-elle Fantine ? « On ne lui avait jamais connu ni père ni mère, répond
le poète. On ne lui avait jamais connu d’autre nom. À l’époque de sa naissance, le
Directoire existait encore. Point de nom de famille, elle n’avait pas de famille ;
point de nom de baptême, l’Église n’était plus là. Elle reçut un nom comme elle
recevait l’eau des nuées sur son front quand il pleuvait. On l’appela la petite
Fantine. Personne n’en savait davantage. Cette créature humaine était venue dans la
vie comme cela. À dix ans, Fantine quitta la ville et alla se mettre en service chez
les fermiers des environs. À quinze ans, elle vint à Paris chercher
fortune. Fantine était belle et resta pure autant qu’elle put. C’était une
jolie blonde avec de belles dents. Elle avait de l’or et des perles pour dot, mais
son or était Sur sa tête et ses perles dans sa bouche. Elle travailla pour
vivre. »
Le reste de l’histoire est peu sévère, et Tholomyès y joue un rôle qui explique la présence de Fantine dans cette folle réunion. La morale de tout cet épisode est celle d’Eugène Sue dans ses Mystères de Paris et dans son Juif errant ; c’est celle de tous les poètes païens. La jeunesse est faite pour le plaisir, la gaieté, la parure, comme la plante pour le soleil. Cependant nous voyons des jeunes filles belles, souriantes, adorées de leurs familles se cacher sous la longue coiffe des filles de Saint-Vincent de Paul, pour aller soigner dans toutes les parties du monde les malades, panser les blessés et consoler les mourants. Cependant nous voyons les Petites Sœurs des pauvres sortir de tous les rangs de la société et devenir volontairement les servantes des vieillards infirmes. Nous voyons d’autres vierges chrétiennes se dévouer au service des idiots, d’autres à l’éducation des orphelines, d’autres, ce sont les filles du Bon-Pasteur, ouvrir le bercail du Christ aux brebis égarées, aux vierges folles, aux filles repenties, et panser ces plaies de l’âme, plus dégoûtantes et plus infectes encore que celles du corps. M. Victor Hugo a-t-il songé quelquefois à cela ? A-t-il pensé que si le cœur a sa faim aussi, comme il parle, l’amour de Dieu, l’amour du bien est le seul aliment qui puisse assouvir cette faim sublime de l’âme ?
Loin de moi l’idée de nier ces déplorables situations originelles qui existent, pour
certains individus, dans les sociétés humaines, par suite de leur imperfection, et
plus encore par suite des fautes des parents, ces espèces de déchéances qui datent du
berceau et que les hommes de peu de foi sont tentés de prendre pour des
prédestinations au mal. Ceux qui nient le péché originel dont les conséquences pèsent
sur la famille d’Adam seraient bien embarrassés d’expliquer ces péchés originels de
second ordre, comme parle Joseph de Maistre, qui vicient le sang, détruisent l’avenir,
compromettent la santé de l’âme et du corps, pour ces déshérités et ces déchus13. La doctrine catholique nous enseigne que Dieu,
qui est la justice même, a des miséricordes choisies et des grâces surnaturelles pour
ces âmes déclassées, délaissées et comme abandonnées, auxquelles les moyens naturels
manquent, et nous sommes témoins des effets surhumains de la charité catholique pour
les disputer à l’empire du mal. Excepté elle, qui donc leur vient en aide ? Les
économistes ? Ils font des traités pour arriver à l’Académie des sciences morales. Les
poètes ? Ils font des drames ou des déclamations pour conquérir la fortune ou
augmenter leur renommée. M. Victor Hugo ? Il a fait les Misérables,
qu’il a vendus 800 000 francs à un libraire, et qui irriteront la blessure des
pareilles de Fantine, et contribueront à les jeter dans la colère et le désespoir. Le
catholicisme a seul pour elles des œuvres de salut, des œuvres qui ont porté et qui
continueront à porter des fruits, si l’école stérile et jalouse du sophisme, dont
M. Victor Hugo est un des docteurs, et qui compte tant de journaux à son service, ne
parvient pas à tarir cette source inappréciable de bienfaits qu’elle envie, qu’elle
calomnie, et qu’elle ne peut remplacer. Qui donc, en effet, parmi tous ces rhéteurs
grands ou petits, peut se lever et dire : « J’ai transformé un cœur, j’ai sauvé une
âme ! » À coup sûr, ce n’est pas M. Victor Hugo, l’admirateur rétrograde des folies
presque oubliées de Saint-Simon et des nouveautés déjà vieilles de Fourier et de son
impur phalanstère. Il peut décrire Fantine de manière à troubler les imaginations
impressionnables. Il peut maudire la destinée de la pauvre fille, mais sa puissance ne
s’élève pas au-dessus d’une malédiction stérile. Je vous épargne les descriptions
beaucoup trop vives pour les lecteurs qui se respectent ; je vous fais grâce des
calembours des étudiants aux trois quarts gris, en me contentant de vous en citer un
seul : « Contemple mon calme, dit Blachevelle à Tholomyès. — Tu en es le
marquis (de Montcalm) »
, riposte Tholomyès.
Vous savez que M. Victor Hugo est un philosophe réformateur, qui écrit pour renouveler et pour purifier la société. Je ne m’imaginais pas que Solon fût aussi loustic, ni Lycurgue aussi bouffon.
J’arrive au dénouement. Fantine est délaissée. Or, Fantine dont « l’innocence
surnage sur sa faute »
, idée et style de M. Victor Hugo, est mère d’un
enfant.
Si le premier volume des Misérables est consacré en grande partie à prouver qu’on entre honnête homme aux galères et qu’on en sort corrompu et criminel, le second n’a pas un but moins moral et moins social : il s’agit d’établir que ce sont la misère et la faim qui condamnent les jeunes filles au vice et à la honte, et que l’héroïsme de l’amour maternel peut se trouver dans la fange de la corruption. Jean Valjean a servi de thème à M. Hugo pour sa première démonstration, Fantine va lui servir pour la seconde. La conséquence à tirer de cette démonstration n’est pas équivoque, et c’est toujours la même : il ne reste qu’à mettre le feu aux quatre coins d’une société qui, par le crime de son organisation, enferme aux bagnes la vertu des hommes pour la transformer en scélératesse, et rend impossible la vertu des femmes pauvres.
Ne vous semble-t-il pas que nous sommes rajeunis de quinze ans ? Nous voici revenus aux années 1846 et 1847, où M. Eugène Sue publiait pour préface à la révolution de Février les Mystères de Paris, dédiés aux âmes sensibles invitées à verser des larmes sur le Chourineur, sur les Martial, cette famille d’assassins, et enfin sur le sort de Fleur-de-Marie. On voit que les idées de M. Victor Hugo ne sont ni neuves ni originales ; il les emprunte à M. Sue. Il paraît que la machine de guerre est bonne puisqu’on n’en change pas. Seulement, le petit rosier de Fleur-de-Marie se trouve transformé en enfant dans les Misérables : c’est Cosette, la fille de Fantine et de Tholomyès, qui n’a pas seulement abandonné la mère, mais l’enfant.
Je n’ai jamais cru que la critique dût nier les beautés réelles qu’on rencontre dans les livres des écrivains qui enrôlent leur talent au service de fausses et dangereuses théories. Les choses sont-ce qu’elles sont ; on ne saurait ôter à la torche qui brûle son éclat, pas plus qu’on ne saurait ôter au soleil un de ses rayons. Personne n’ignore tout ce que les enfants ont inspiré au génie de M. Victor Hugo de suave, de tendre et de pur. Quand cette intelligence égarée loin de ses premières voies est ramenée auprès d’un berceau, elle trouve d’incomparables accents. Il y a donc au début du second volume de touchants tableaux de la tendresse de Fantine pour sa pauvre enfant. Elle a commis une faute, et, sans l’innocenter comme l’auteur, je dirai que la femme conserve dans sa déchéance un cœur de mère. Sa faute va devenir son châtiment. Pendant sa vie de dissipation, elle s’est déshabituée du travail ; elle a perdu les ressources qu’elle pouvait avoir comme ouvrière. La gêne vient d’abord, la misère ensuite. C’est en vain qu’elle a écrit à Tholomyès ; ce viveur a laissé derrière lui la vie d’étudiant pour entrer dans la vie sérieuse ; c’est à la fois un homme de plaisir et d’affaires, par conséquent d’égoïsme. Fantine n’a donc reçu aucune réponse ; Tholomyès devient un homme rangé, ce qui ne veut pas toujours dire un honnête homme. Quel est le plus coupable devant Dieu : la mère qui, après sa faute, élève son enfant, ou le père qui l’abandonne ? Évidemment, c’est ce dernier. Mais M. Hugo connaît nos lois et les motifs qui les ont dictées ; nos mœurs, plus fortes que nos lois, ne lui sont pas étrangères. Je lui demande de quelle manière, à quel titre, il veut que la société, qui a fixé les conditions auxquelles sa protection est attachée, intervienne dans ces unions irrégulières pour lesquelles elle n’a pas été consultée. Évidemment ce droit farouche de la nature, de la force qui existait à Rome, reparaît ici : l’homme devient juge dans sa propre cause ; il possède seul les éléments nécessaires pour prononcer sur la femme et l’enfant qui sont à ses pieds ; s’il brise les liens éphémères qu’ont formés deux volontés en dehors des lois sociales, il n’encourt de responsabilité que devant Dieu. Dans la position où se trouve Fantine, il n’y a qu’une protection à laquelle elle puisse recourir, c’est la charité catholique qui a institué des œuvres pour toutes les misères morales et physiques. Fantine n’y a pas recours. La société, en dehors des lois de laquelle elle s’est placée, ne peut lui tendre la main. La femme déchue est donc condamnée à souffrir, et j’ajouterai que cette souffrance estime expiation.
Seulement M. Victor Hugo, et c’est là son sophisme et son artifice, voulant trouver la société coupable, exagère à plaisir la misère de la destinée de Fantine, et en fait une fatalité sociale. Réduite aux dernières extrémités, elle a vendu le peu qui lui restait, elle part, emportant son enfant sur son dos, pour la petite ville où elle est née, et qui est située dans un département voisin de Paris. Sur la route, elle s’arrête dans une auberge, et, croyant avoir affaire à d’honnêtes gens, elle place, moyennant une faible pension, sa petite fille chez les aubergistes, afin de se trouver plus libre de travailler. Elle choisit mal. Est-ce la faute de la société ? Non, c’est la faute de la mauvaise situation que Fantine s’est faite par sa conduite et la déchéance morale qui en a été le résultat. Elle n’a pas le temps de prendre des renseignements, d’éclairer et de mûrir son choix. Elle jette sa fille dans cette maison plutôt qu’elle ne l’y place. La voici arrivée seule dans la petite ville où elle est née, mais où elle ne connaît plus personne. Une fabrique a été fondée dans cette ville par un homme industrieux et bienfaisant qui a fait une rapide et immense fortune, et les femmes y trouvent de l’occupation. Fantine est admise dans cette fabrique, et elle y travaille de son mieux pour y gagner sa vie et celle de son enfant. Par-dessus tout, elle cache son secret ; elle perdrait à l’instant sa position si on savait que sa conduite n’a pas toujours été régulière. Est-ce bien vrai ? Est-ce même vraisemblable ? A-t-on jamais eu cette austérité dans les fabriques ? Au lieu de rechercher les scandales du passé, on y tolère au contraire trop facilement les scandales du présent. M. Victor Hugo a donc besoin de se placer hors de la vérité pour faire descendre Fantine aux extrémités de la misère et du désespoir. La curiosité et la méchanceté se liguent pour pénétrer son secret, ce qui n’est pas difficile, car, ne sachant pas écrire, elle est obligée de recourir tous les mois, pour ses envois d’argent, à la plume d’un écrivain public. Dès qu’on sait qu’elle a commis une faute, elle est impitoyablement chassée de la fabrique. Expulsion invraisemblable, mais nécessaire au plan de M. Victor Hugo. Une fois encore, Fantine néglige de s’adresser à la charité catholique, qui seule pourrait la secourir. Elle s’isole dans son désespoir et dans sa détresse.
Cependant les mois s’écoulent, et les aubergistes chez lesquels son enfant est placé
réclament avec insistance et avec menace les mois non payés. Que fera-t-elle ? Une
première fois elle vend à un perruquier ses tresses blondes dont elle était si fière
dans sa belle jeunesse ; les dix francs qu’elle en tire lui servent à obtenir un
sursis bien court. De nouvelles lettres arrivent ; sa fille, lui dit-on, est malade ;
si Fantine n’envoie pas d’argent, la petite va manquer de secours. Il y avait
précisément dans ce moment sur la place de la petite ville un de ces bateleurs
dentistes qui parcourent les campagnes et les foires. Il offre à Fantine qui, comme
l’a dit le poète au commencement du livre, avait « de l’or sur la tête et des
perles dans la bouche »
, quarante francs, à condition qu’elle se laissera
arracher deux dents de devant dont il a besoin pour les replanter dans une autre
bouche. Dans le paroxysme de la douleur, et dans l’héroïsme du dévouement maternel,
Fantine consent à subir cette mutilation afin de pouvoir envoyer l’argent que réclame
avec instance le père nourricier de la petite Cosette.
Vous comprenez le plan de l’auteur. La pauvre mère a sacrifié ses cheveux pour
nourrir son enfant ; elle a sacrifié jusqu’à ses dents ; il ne lui reste plus qu’à
nourrir sa fille par sa honte. Il était réservé à M. Victor Hugo d’enter le plus
infâme des vices sur la plus sainte des vertus, l’amour maternel. Cette invention
n’est pas une invraisemblance seulement, c’est un mensonge. Je sais ce que l’histoire
a raconté, en baissant les yeux, des abominables compromis des proconsuls de la
Convention. Mais que, hors de ces convulsions sociales, hors de ces crises
effroyables, dans une société tranquille et réglée comme l’était la société française
sous la Restauration, une mère soit obligée de descendre à cette indignité ; que dans
une ville catholique, où il y a un clergé, des religieuses, des âmes catholiques, une
population catholique, elle ne trouve pas, même parmi les pauvres ouvrières dont elle
a été la compagne, un cœur ouvert, une main tendue, qu’elle soit poussée fatalement à
un métier infâme, et qu’elle soit réduite à ramasser dans cette fange le pain
déshonoré qu’elle porte à la bouche innocente et pure de son enfant, je dis que c’est
une calomnie contre la société française. Que veut-on ? il faut bien justifier cette
affirmation de Mi Victor Hugo : « Qu’est-ce que cette histoire de Fantine ?
C’est la société achetant une esclave. À qui ? À la misère, à la faim, au désespoir,
à l’isolement. Marché douloureux : une âme pour un morceau de pain. La misère offre,
la société accepte. »
Il faut amener cette phrase de M. Madeleine, qui n’est
autre que l’ancien forçat Valjean, converti par la vertu transcendante de Mgr Myriel à
l’honnêteté, sinon aux pratiques de la religion, et devenu riche, considéré sous un
nom d’emprunt, et maire de la ville où il a établi le siège d’une grande industrie.
« Pauvre femme, vous n’avez jamais cessé d’être sainte et vertueuse devant
Dieu. »
Quoi ! sainte dans la boue ? vertueuse dans le vice ? Quoi ! cette espère de harpie qui, exaltée par la fureur et les boissons alcooliques, roule dans le ruisseau avec M. Ramatabois, dont ses ongles ont labouré le visage, c’est l’héroïne admirable de l’amour maternel élevé à sa plus haute puissance ? La doctrine de M. Victor Hugo veut qu’il en soit ainsi. Oui, pour que la société soit coupable, il faut que Fantine soit restée pure au milieu de sa dégradation, que sa liberté morale ait cessé d’exister, qu’elle ait été nécessitée au mal. Toutes ces boues, toutes ces turpitudes, M. Hugo les transfère du front de son héroïne sur le front de la société française, pour la désigner au marteau des démolisseurs, et il érige sur le dogme de l’irresponsabilité individuelle le dogme de la responsabilité sociale.
Le reste du volume est consacré au développement de ces deux destinées qui se
rencontrent un peu tard pour la marche du drame, celle de Valjean et celle de Fantine.
C’est à l’hôpital qu’a lieu cette rencontre. Un seul homme vient au secours de
Fantine, que la société a abandonnée, à la misère et livrée au vice ; c’est l’ancien
forçat libéré, c’est Valjean. Mais le secours arrive trop tard, la misère, le
désespoir, la vie abjecte que Fantine a été condamnée à mener ont tari en elle les
sources de la vie. Une maladie de poitrine la conduit rapidement à la mort, et, après
nous avoir demandé de la respecter comme une sainte, M. Victor Hugo, jetant lui-même
la boue à son idéal, à l’héroïne de son livre qu’il a couronnée d’une auréole, raconte
ainsi ses funérailles : « Elle subit la promiscuité des cendres, elle fut jetée
à la fosse publique. Sa tombe ressembla………… »
Je n’achèverai pas cette
phrase cynique.
J’ai dit qu’en infligeant à ce livre la censure morale qu’il méritait, je ne cacherais rien de son mérite littéraire ; je tiendrai ma promesse jusqu’au bout. La situation qui remplit plus de la moitié de ce dernier volume est remarquablement dramatique, et M. Victor Hugo en a tiré des effets dignes de son meilleur temps. Cette situation, la voici en peu de mots : Jean Valjean, devenu le principal personnage de la petite ville qu’il habite, riche, estimé et digne de l’estime publique, car son âme est transformée, et il est devenu la Providence visible du malheur et de tous les besoins, se trouve tout à coup en face d’un dilemme terrible. Vous vous rappelez qu’en sortant du palais de Mgr Myriel, il a volé machinalement une pièce de quarante sous à un petit Savoyard qui l’avait laissée rouler sous ses pieds.
Il apprend par Javert, terrible limier de police, qui, dans M. le maire Madeleine, a flairé plusieurs fois l’ancien forçat Jean Valjean, dont il a été le surveillant aux bagnes, il apprend qu’un homme nommé Champmathieu a été arrêté sous la prévention d’un vol de pommes, et que la justice, et Javert lui-même, ont reconnu dans le prétendu Champmathieu l’ancien forçat Jean Valjean, déjà en récidive pour le vol d’une pièce de quarante sous sur la voie publique. Maintenant voici le dilemme : ou M. Madeleine laissera condamner Champmathieu, qui ira aux galères parce qu’il s’agit d’une récidive, et que la loi est impitoyable pour les anciens forçats libérés ; dans ce cas il écartera pour jamais tout péril de sa propre tête ; comme le cerf qui, poursuivi par les chasseurs, force un jeune cerf à courir afin de les dépister, il se fera remplacer au bagne par un infortuné Sosie, il pourra donc en toute sécurité continuer son rôle d’homme heureux, riche, puissant et considéré : ou Jean Valjean se livrera lui-même pour sauver un innocent, il sacrifiera cette vie heureuse, cette considération qu’il a si laborieusement conquise ; il redeviendra forçat pour rester digne de sa propre estime. La lutte est longue, douloureuse, pleine d’angoisses, de perplexités poignantes. Peut-être même M. Victor Hugo l’a-t-il trop prolongée. C’est là, on le sait, l’écueil de son talent. Il a l’éclat, l’énergie, la puissance, mais la mesure lui manque. N’importe. La situation est dramatique, et le poète en a tiré de beaux développements et une scène vraiment admirable et qui fait courir des frissons dans les veines, celle du tribunal, dans l’enceinte duquel M. Madeleine est entré sans avoir encore pris son parti, mais où, à la vue d’un innocent succombant aux présomptions, accablé par les apparences, un cri s’échappe presque malgré lui de sa poitrine : il se dénonce devant les hommes pour rester en paix avec sa conscience et avec Dieu.
Ici le procès contre la société recommence encore. Dans ce tribunal où tout le monde a d’abord été frappé d’admiration en voyant la généreuse conduite de M. Madeleine, il ne se trouve pas un juré, pas un magistrat pour songer à en référer au roi, source de toute grâce comme de toute justice, dans une circonstance aussi extraordinaire, et après un jour d’hésitation, l’ordre est donné à Javert d’arrêter Jean Valjean, caché sous le nom de M. Madeleine. Celui-ci peut à peine obtenir le temps d’assister aux derniers moments de Fantine, qui expire en appelant sa fille. C’est Valjean qui la console à son lit de mort, et qui même la canonise d’office, car les prêtres sont soigneusement exclus par M. Victor Hugo de ces scènes suprêmes où la place de la religion est si bien marquée, et dans cet hôpital tenu par des religieuses, c’est le forçat Jean Valjean qui remplit le rôle d’aumônier. Nous retournons, on le voit, à l’invraisemblance, à la fantaisie, au faux, à l’arbitraire, parce que nous sortons du drame pour rentrer dans le plaidoyer sophistique de M. Victor Hugo contre la société.
Je ne veux plus présenter qu’une réflexion. Sans doute la Restauration appartient à
l’histoire, elle eut ses faiblesses, ses fautes, et chacun peut la juger aujourd’hui
avec une entière liberté d’esprit, en faisant la part des fautes et des services
rendus au pays. Mais lorsqu’on l’a aimée, ou du moins servie et chantée comme
M. Victor Hugo, il ne faudrait pas oublier la part de la lumière en faisant celle de
l’ombre. Cette réflexion m’est venue en lisant le chapitre intitulé : L’Année 1817, dans lequel M. Victor Hugo entasse des phrases aiguës et
railleuses dans le genre de celles-ci : « Dans des journaux vendus, des
journalistes prostitués insultaient les proscrits de 1815 ; Arnault n’avait plus
d’esprit, Carnot n’avait plus de probité, Soult n’avait plus gagné de batailles ; il
est vrai que Napoléon n’avait plus de génie Cuvier, un œil sur la Genèse et l’autre
sur la nature, s’efforçait de plaire à la réaction bigote en mettant les fossiles
d’accord avec les textes, et en faisant flatter Moïse par les mastodontes. La
justice appelait à sa barre un homme qui, en voyant entrer le comte d’Artois à
Notre-Dame, avait dit tout haut : Sapristi !… »
M. Victor Hugo aurait pu ajouter plusieurs traits à ce chapitre, par exemple
ceux-ci : Les généraux Drouot et Cambronne, qui étaient venus de l’île d’Elbe avec
l’empereur pour renverser Louis XVIII, et qui l’avaient renversé, s’étant constitués
prisonniers et ayant dit pour leur défense qu’en suivant Bonaparte à l’île d’Elbe, ils
avaient accepté la souveraineté de l’empereur et décliné celle de Louis XVIII, que par
conséquent ils devaient suivre le premier contre le second, furent acquittés, sur
l’avis conforme de la partie publique, parlant au nom du roi ; Cambronne avait été
défendu par Mr Berryer, jeune avocat de quelque espérance. Il y avait dans ce temps-là
un jeune poète, ardent catholique, que toute la droite portait aux nues et que
M. de Chateaubriand appelait un enfant sublime. Il se nommait Victor Hugo. Le jeune
Delon, son ami d’enfance, ayant été condamné à mort comme complice de la conspiration
de Saumur, Victor Hugo écrivit à la mère du jeune homme afin de lui offrir pour son
fils un asile : « Je suis trop royaliste, disait-il dans sa lettre, pour qu’on
s’avise de venir le chercher dans ma chambre. »
Cette lettre ayant été
saisie à la poste et mise sous les yeux du roi, celui-ci donna à M. Victor Hugo la
première pension vacante.
Deuxième partie. — Cosette. §
IV. La bataille de Waterloo racontée à propos d’une enseigne. — Fantaisies du talent. — Ce que l’auteur fait de la langue et de l’histoire. §
Je suis très disposé à ne pas disputer des goûts, et même à ne pas chicaner les poètes sur leurs fantaisies. Seulement je trouve celles de M. Victor Hugo un peu fortes. En fermant le second volume, nous étions en l’an de grâce 1820 ; en ouvrant le troisième, nous sommes en 1815. Un ouvrage continué sur ce plan risquerait fort, après avoir commencé avec le second retour de Louis XVIII, de finir avec l’avènement de Louis XIV. Peut-être dira-t-on à cela qu’il est permis aux auteurs de jeter un regard rétrospectif sur le passé avant de quitter le présent pour s’engager dans les voies de l’avenir. À la bonne heure. Mais il y a certaines proportions qu’on ne saurait enfreindre sans violer les règles essentielles de l’art. Or, dans le troisième volume, il s’agit pour M. Victor Hugo de faire connaître à ses lecteurs les précédents de Thénardier, le père nourricier de Cosette, père nourricier avare et cupide, qui a exploité les derniers moments de Fantine, et qui exploite l’enfance malheureuse et abandonnée de la pauvre petite fille qu’elle a laissée, en mourant, derrière elle, et qui devient la servante et le souffre-douleur du cabaret. Savez-vous ce que fait M. Victor Hugo pour apprendre aux lecteurs que ce Thénardier est un misérable et un voleur ? Il leur raconte la bataille de Waterloo. Oui, la bataille de Waterloo avec ses terribles péripéties, ses effroyables mêlées, les assauts impétueux de Ney, la résistance inflexible de Wellington, les charges de cavalerie qui passent comme un ouragan, l’artillerie qui tonne et foudroie, les rangs entiers fauchés par la mitraille, l’attente fiévreuse des deux armées qui, semblables à deux hommes enlacés dans une lutte homicide, appellent et attendent un auxiliaire pour terminer le combat à l’aide du poignard de miséricorde ; Waterloo avec Blücher qui arrive et Grouchy qui n’arrive pas, avec la garde qui entre à son tour dans la fournaise, comme l’a dit M. Victor Hugo dans des vers qui valent mieux que sa prose ; Waterloo, la dernière carte, la dernière bataille, la dernière journée de Napoléon, le tout à propos du Thénardier et de la Thénardier !
Encore une fois, je sais ce qu’on doit d’indulgence aux fantaisies des poètes, et je suis tout prêt à user de cette indulgence. Mais cependant, si j’avais vu Michel-Ange se préparant à peindre une de ses fresques dans la salle basse et enfumée d’une taverne de village, il m’eût été sans doute permis de lui faire humblement observer que, dans un aussi petit cadre, il n’y avait point de place pour la fresque gigantesque du Jugement dernier. Je me permettrai la même licence envers M. Victor Hugo racontant la bataille de Waterloo à propos du cabaret des Thénardier, qui ont pris pour enseigne : Au Sergent de Waterloo. J’ai longtemps cherché comment cette idée pouvait lui être venue, et, après bien des réflexions, je crois avoir découvert deux motifs qui doivent avoir contribué à la faire naître dans son esprit.
D’abord M. de Lamartine, dont le succès politique d’un moment et la renommée
littéraire plus durable empêchent M. Victor Hugo de dormir, a écrit, dans son Histoire de la Restauration, une description de la bataille, de
Waterloo. Cette description, quoiqu’elle soit loin d’être complètement exacte, est
belle, et elle a été admirée. M. Victor Hugo n’aurait-il pas été tenté par la pensée
de vaincre son heureux rival sur ce champ de bataille de Waterloo où Napoléon a été
vaincu ? Dès l’origine et en lisant la première partie des Misérables, j’avais entrevu le second motif ; mais, craignant de m’être
trompé, j’ai suspendu mon jugement tant que je n’ai pas eu achevé la lecture de
l’ouvrage. Toute incertitude a cessé pour moi, et je ne crains plus de commettre une
injustice envers M. Victor Hugo en attribuant l’introduction bizarre du récit de la
bataille de Waterloo dans le roman des Misérables à une tactique qui
devient de plus en plus manifeste pour le lecteur à mesure qu’il approche du
dénouement. Les Misérables sont une machine de guerre destinée
abattre en brèche la société. Pour qu’on laisse introduire ce nouveau cheval de Troie
dans la place assiégée, M. Hugo a imaginé la combinaison suivante : il jette la boue
sur les idées et les affections de sa jeunesse, il jette la dérision sur cette antique
royauté française dont il a été le serviteur, l’admirateur le protégé et le poète,
l’encens sur les autels du premier empire qu’il a si rudement attaqué, afin de se
donner, sous le second, le droit de jeter la flamme sur la société. Le calcul peut
être habile ; est-il digne ? j’en doute. Peu importe à M. Victor Hugo. Toujours,
partout dans les Misérables, il poursuit tout ce qui touche à la
Restauration de ses invectives systématiques et de ses railleries savamment aiguisées.
Le poète qui a écrit cette phrase : « L’histoire des hommes ne présente de
poésie que jugée du haut des idées monarchiques et religieuses »
,
caractérise ainsi le retour de la monarchie qu’il a servie : « Les vieilles
réalités malsaines et vénéneuses se couvrirent d’apparences neuves ; le mensonge
épousa 89 ; le droit divin se masqua d’une charte ; changement de peau des
serpents. »
Louis XVIII n’échappe point à ses sarcasmes, et le poète trouve
d’ingénieuses facéties renouvelées du Nain jaune et des illustres
écrivains qui le rédigeaient, contre la coupe de l’habit, la queue et l’habit
bourgeois aux épaulettes d’or du vieux monarque. Il n’oublie qu’une chose, c’est que
ce roi impotent rendit la santé à la France épuisée, la liberté politique à la France
si longtemps asservie, qu’il releva ses finances détruites, son crédit anéanti, qu’il
la replaça au rang des grandes puissances, et que son successeur délivra la Grèce et
affranchit l’Europe tout entière du tribut des pirates en conquérant Alger. Voilà qui
n’est pas trop mal, ce me semble, pour deux vieux émigrés, dont un podagre et
impotent.
Je ne doute point que le masque de bonapartisme rétrospectif dont le poète a besoin de couvrir son visage pour exécuter sa manœuvre, n’ait été un des motifs qui ont décidé M. Victor Hugo à introduire dans les Misérables la description de la bataille de Waterloo à propos de l’enseigne des Thénardier. Waterloo est une plaie saignant toujours au cœur de la France. Sans doute la Restauration n’a ni devant Dieu ni devant l’histoire la responsabilité de cette catastrophe. À partir du 20 mars, cette journée néfaste était écrite dans la fatalité logique de la situation. On ignorait à quelle date, dans quel lieu elle prendrait place, mais elle était le dénouement inévitable du duel d’un homme contre l’Europe coalisée. N’importe, la plaie est restée béante, et toutes les fois qu’on y porte la main, la souffrance est aiguë. Le plus sûr moyen de plaire au grand nombre, de flatter les ressentiments nationaux et de remuer la fibre populaire, c’est de dire aux vaincus de Waterloo qu’ils auraient dû vaincre, et de leur répéter que les vainqueurs auraient dû être vaincus. Les batailles que l’on tient le plus à avoir gagnées, ce sont celles qu’on a perdues.
C’est pour répondre à ce sentiment que M. Victor Hugo a écrit le récit de la bataille de Waterloo. Ceux qui ont suivi sur la carte les phases de cette journée, qui ont étudié le champ de bataille, qui savent à quelle heure intervint chacune des péripéties du drame, qui ont consciencieusement recherché les fautes commises, qui ont mesuré les distances, qui savent pourquoi Grouchy n’arriva pas, et pourquoi Blücher devait arriver, ceux-là ne retrouveront pas, dans les cent cinquante pages consacrées par M. Victor Hugo à cette terrible journée, la bataille de Waterloo qu’ils connaissent, c’est-à-dire la véritable bataille de Waterloo. Mais ceux-là sont le petit nombre. Les gens qui n’ont rien lu, qui ne savent rien, se passionneront pour le récit fantastique de M. Victor Hugo, qui a créé une bataille de Waterloo à leur usage, dans un poème entrecoupé de nuages et d’éclairs, où le sentiment du grand fait place à l’abus du grandiose, où la partie se joue, non pas entre Wellington et, Napoléon, mais entre Napoléon et Dieu, dont la puissance semble être balancée par celle de Napoléon ; où le génie infaillible de l’empereur a tout prévu, où ses adversaires ne triomphent que par hasard, et où il n’est vaincu que par la fatalité. Sans doute, avec une minutieuse précision dans certains détails, il y a une étrange confusion dans l’ensemble. Sans doute il y a des omissions capitales, et, dans ce long et prestigieux récit, tout rempli de fanfares et de roulements de tambours, la fantasmagorie prend à chaque instant la place de l’histoire. Le poète ne dit point à ses lecteurs que la bataille, pour être gagnée par Napoléon, aurait dû commencer plus tôt, et qu’elle aurait pu commencer plus tôt, de manière à laisser aux Prussiens moins de temps pour arriver. Il ne parle pas du défaut de prévision et de prudence de l’empereur dans les instructions données à Grouchy ; de la connaissance insuffisante qu’il avait d’un champ de bataille qu’on aurait dû connaître dans ses plus petits détails, puisque la Belgique avait appartenu à la France. Il ne dit qu’un mot de cette terrible charge de la cavalerie anglaise qui renversa tant de pièces de canon dans la boue du vallon qu’il fallait traverser pour attaquer le mont Saint-Jean. Il ne dit pas qu’en apercevant les Prussiens sur les collines de Saint-Lambert, l’empereur enleva à l’attaque principale tout un corps d’armée qui manqua à Ney au moment décisif. Il se tait également sur l’entraînement fâcheux et facile à prévoir et à prévenir qui fit engager toute la cavalerie de la garde dans les charges héroïques mais infructueuses que Ney tenta contre le centre de l’ennemi. Il garde le silence sur l’heure tardive à laquelle Napoléon jeta dans la balance sa garde affaiblie, et il adopte la version, évidemment erronée, de Napoléon, prétendant que la victoire lui était acquise, précisément au moment où la bataille a été perdue par une panique. Enfin, il émet une idée radicalement fausse en disant que la bataille de Waterloo était le nœud de la campagne, que cette bataille gagnée la guerre était finie et l’empire replacé sur ses bases, comme si l’armée prussienne ne redevenait pas la tête de colonne des huit cent mille soldats en marche vers nos frontières !
Pour un historien, ce seraient là de graves omissions et des inexactitudes
inexcusables. Mais, pour un poète, toutes ces fautes de dessin se perdent dans l’éclat
de la couleur. Le récit de M. Victor Hugo est plein de mouvement, de fougue et de vie.
Que faut-il de plus ? On est parfois arrêté par des étrangetés de style qui
ressemblent à ces taches de couleur qu’Eugène Delacroix accumule quelquefois sur un
endroit de ses toiles pour faire du relief ; mais bientôt le courant du récit vous
entraîne, et le sourire commencé sur les lèvres du lecteur ne s’achève pas, tant le
tableau devient sombre et navrant ! Le drame de la bataille fait oublier le mélodrame
de la description. Je voudrais cependant donner, une idée de la manière du peintre,
que l’on caractériserait assez bien, ce me semble, en disant que M. Victor Hugo a
pétri sur sa palette l’emphase de Lucain, la redondance de Sénèque, l’hyperbole de
Juvénal et les brouillards d’Ossian, avec les inversions systématiques de
M. d’Arlincourt. L’excessif, l’emphatique, le contourné, le brumeux, voilà les
caractères de son style. Je ne citerai que quelques exemples. Comme M. Thiers, le
poète se demande si, à Waterloo, Napoléon avait conservé la plénitude de son génie.
Voilà toutes les cascades de phrases dans lesquelles il fait miroiter cette question :
« Les vingt ans de guerre avaient-ils usé l’âme comme le corps, la lame comme
le fourreau ? Le vétéran se faisait-il fâcheusement sentir dans le capitaine ? En un
mot, ce génie, comme beaucoup d’historiens considérables l’ont cru, s’éclipsait-il ?
Commençait-il à osciller sous un souffle d’aventure ? Dans cette classe de grands
hommes matériels qu’on peut appeler les géants de l’action, y a-t-il un âge pour la
myopie du génie ? Napoléon avait-il perdu le sens direct de la victoire ? En
était-il à ne plus reconnaître l’écueil, à ne plus deviner le piège, à ne plus
discerner le bord croulant des abîmes ? Manquait-il du flair des catastrophes ? Lui
qui jadis savait toutes les routes du triomphe, et qui, du haut de son char
d’éclairs, les indiquait d’un doigt souverain, avait-il maintenant cet ahurissement
sinistre de mener au précipice son tumultueux attelage de légions ? Etait-il pris à
quarante-six ans d’une folie suprême ? Ce cocher titanique du destin n’était-il plus
qu’un immense casse-cou ? Nous ne le pensons point. »
À la bonne heure. Le lecteur sera bien aise sans doute de connaître l’opinion de M. Victor Hugo sur cette question. Mais le poète n’aurait-il pas pu économiser un certain nombre de variantes, et ne pas tirer tout ce feu d’artifice de métaphores pour aboutir à une réponse aussi laconique ? L’abondance des mots couvre ici la stérilité des idées sans la cacher.
Voici maintenant comment l’auteur exprime cette idée que la confiance de Napoléon
n’avait point été ébranlée par les incidents qui remplirent la première partie de la
journée, et même par la nouvelle de l’approche des Prussiens. « Tous ces
incidents orageux, passant comme les nuées de la bataille devant Napoléon, n’avaient
point troublé cette face impériale de la certitude. »
La Bruyère a écrit
ceci quelque part : « Voulez-vous dire : Il fait froid ; dites : Il fait
froid. »
Mais qu’est-ce que la Bruyère pour M. Victor Hugo ? Un classique.
Or si vous voulez savoir ce que c’est qu’un classique pour M. Victor Hugo, je n’ai
qu’un mot à vous dire. Quand l’auteur a terminé le portrait de Thénardier, cette
figure hideuse et louche, entre la fouine et le corbeau, maraudeur de nuit et
dépouillant les cadavres sur le champ de bataille, coupable de vol et capable de pis
encore que le vol, devinez le dernier trait qu’il ajoute : « Thénardier était
classique ! »
Ce mot lève la paille. Si les affections de la jeunesse de
M. Victor Hugo se sont effacées, ses haines durent mieux. Du reste, les lettrés sont
ainsi faits : leurs rancunes sont immenses et immortelles. Ceci me rappelle qu’il y a
bien des années, me trouvant dans un salon académique le jour de la réception de
M. Victor Hugo à l’Institut, je voyais arriver l’un après l’autre un grand nombre de
ses collègues, qui, je dois le lui avouer, ne jugeaient pas d’une manière favorable
son discours. Chacun disait son mot. Enfin il en vint un, — je suis obligé de convenir
que, comme le hideux Thénardier, c’était un classique, — qui, lorsqu’on lui demanda
son avis sur le nouvel académicien, fronça le sourcil, et, d’une voix stridente qui
retentit encore à mon oreille, répondit : « C’est un malfaiteur ! » M. Victor Hugo
croyait peut-être avoir tiré le premier, il peut voir maintenant qu’il se trompe ;
comme les officiers français à Fontenoy, il n’a tiré que le second.
Une dernière citation : celle-ci aura pour objet de faire connaître la manière dont
M. Victor Hugo explique la perte de la bataille de Waterloo : « Il était temps
que cet homme vaste tombât. L’excessive pesanteur de cet homme dans la destinée
humaine troublait l’équilibre. Cet individu comptait à lui seul plus que le groupe
universel. Ces pléthores de la vitalité humaine concentrée dans une seule tête, le
monde montant au cerveau d’un homme, cela serait mortel à la civilisation si cela
durait. Probablement les principes et les éléments d’où dépendent
les gravitations régulières dans l’ordre moral comme dans l’ordre matériel se
plaignaient… Il y a, quand la terre souffre, de mystérieux gémissements de l’ombre
que l’abîme entend. Napoléon avait été dénoncé dans l’infini, et sa chute était
décidée. Il gênait Dieu. »
Quel effroyable effort de tête a dû faire l’auteur pour composer ces phrases
fatidiques, contournées, alambiquée et péniblement hissées sur des échasses, dans un
français voisin du galimatias, puisque le lecteur éprouve, à la simple lecture, la
sensation d’une courbature intellectuelle ? Que devient notre belle langue française,
si ample et si élevée dans Bossuet, si naturelle, si sobre et si vive dans Voltaire,
si précise et si énergique dans Pascal, si douce et si harmonieuse dans Fénelon, si
magnifique dans Chateaubriand, si magistrale dans M. Guizot, si claire et si courante
dans M. Thiers, sous l’étreinte de ce génie obscur et sibyllin, qui, semblable à un
cratère, s’ouvre pour laisser échapper des jets de flammes voilés par des nuages de
cendre et de fumée ? J’ajouterai une réflexion au sujet de l’abus continuel que fait
M. Victor Hugo du nom sublime entre tous les noms, de celui de Dieu. En 1843, après la
mort de M. le duc d’Orléans, M. Victor Hugo, qui, après avoir été légitimiste, et
avant de devenir républicain, était un serviteur dévoué de la royauté de 1830, à
laquelle il devait la pairie, disait au roi Louis-Philippe : « Sire, vous ne
mourrez point, Dieu a besoin de vous. »
Aujourd’hui, il nous apprend que
« l’empereur Napoléon gênait Dieu »
. Ces mots à effet touchent au
blasphème. Dieu n’a besoin de personne, et tout le monde au contraire a besoin de lui.
Personne ne gêne Dieu, parce qu’il n’y a pas d’obstacles devant la toute-puissance ;
il ne faut pas diminuer l’infini pour tâcher de grandir le néant.
Je me suis étendu plus que je ne l’aurais voulu sur le récit de la bataille de
Waterloo, cette étrange introduction jetée par M. Victor Hugo au début de la seconde
partie des Misérables, où il raconte les nouvelles aventures de Jean
Valjean, réintégré de nouveau aux bagnes, d’où il s’échappe, et de Cosette, dite
l’Alouette, fille de Fantine, et servante du bouchon qu’exploitent les Thénardier à
Montfermeil ; introduction qui, placée à cet endroit, me produit l’effet — le lecteur
me pardonnera cette comparaison, — de l’arc de triomphe de l’Étoile donné pour
vestibule à un cabaret borgne. Je ne puis cependant finir sans indiquer autant que je
le pourrai, du moins, la seule consolation que M. Victor Hugo trouve à la perte de la
bataille de Waterloo : c’est le mot de Cambronne, non pas le mot arrangé pour
l’histoire et pour la poésie que M. Casimir Delavigne nous avait donné : « La
garde meurt et ne se rend pas »
; fière parole que nous avons tant admirée ;
mais le mot original, le mot vrai de Cambronne, le mot cynique, le mot propre, ou si
vous aimez mieux, le mot sale. M. Victor Hugo le dit sans façon à ses lecteurs dans sa
brutale crudité. Il le tourne et le retourne, il l’admire, il s’agenouille, il est en
extase devant ce mot, il le trouve digne d’Eschyle, sublime, titanique, et il
s’indigne qu’on ne puisse le déposer dans l’histoire.
Parbleu, monsieur, vous me ferez dire quelque sottise : quoi d’étonnant qu’on ne
dépose pas dans l’histoire ce qu’il est défendu de déposer contre les murs ?
Cambronne, que vous me paraissez connaître très mal, car si vous lisez les rapports de
police par-dessus l’épaule de ceux qui les reçoivent ou de ceux qui les font, et même
les confessions des petites filles de couvent, vous n’avez guère lu l’histoire ;
Cambronne n’était pas, comme il vous plaît à dire, « un officier obscur, un
soldat ignoré, un infiniment petit de la guerre, un ver de la terre »
. Le
général Cambronne était un des plus glorieux, un des plus illustres soldats de l’armée
impériale, un brave entre les braves, connu de toute l’armée, et si vous en doutez, je
vous invite à lire au Moniteur du 28 avril 1816 un extrait de ses
états de service dans le magnifique plaidoyer que notre Berryer, alors à la fleur de
l’âge et sur le seuil de sa gloire, prononça en faveur de Cambronne accusé.
« Dans ce temps où l’insubordination, la perfidie et le mépris de la foi
jurée ont enfanté de si grands maux, s’écriait-il, n’est-ce pas un spectacle étrange
que de voir un homme généreux conduit par son attachement à ses devoirs et sa
fidélité à ses serments, sur ce siège de douleurs où les vengeances divines et
humaines appellent les lâches et les conspirateurs ? N’êtes-vous pas encore plus
étonnés que nous, vous, messieurs, qui avez vécu dans nos camps ? Vous le
connaissez, cet homme !… Toutes les fois qu’une ardeur française vous emporta au
fort de la mêlée, au foyer du combat, vous avez rencontré, vous avez admiré le
général Cambronne. Soit que, dans une rue de Zurich, à la tête d’une seule
compagnie, il enlève plusieurs pièces de canon et fasse douze cents prisonniers !
soit qu’à Paradis, avec quatre-vingts hommes, il culbute trois mille
Russes… »
Voilà l’inconnu, le ver de terre, l’infiniment petit de la guerre de M. Victor Hugo ! Dussé-je achever de me perdre dans l’esprit du poète, ce qui, je le crains, ne sera pas difficile, je déclare hautement que je préfère l’action héroïque de Cambronne à son mot. L’action est belle, le sentiment est noble, le mot est sale. Je ne crois pas qu’il soit absolument nécessaire d’être cynique pour être sublime, et le Qu’il mourût ! du vieil Horace, le Venez les prendre ! des Spartiates, le Allez dire à Sparte que nous sommes tous morts ici ! le À moi, d’Auvergne, voici l’ennemi ! le Si j’avance, suivez-moi, si je recule, tuez-moi, de Henri de la Rochejaquelein, me semblent tout autrement sublimes que ce mot de caserne, où l’excitation physique qui vient du corps a autant de part que la résolution qui vient de l’âme. Encore un mot, que je devrais peut-être effacer : quoi qu’en dise M. Hugo, je ne mettrais pas mon admiration où je ne voudrais pas mettre le pied.
V. Suite du récit. — Cosette chez les Thénardier. — Prétendu tableau du xixe siècle. — Victor Hugo et les enfants. §
L’éditeur de M. Victor Hugo annonçait ainsi les Misérables peu de
jours avant leur publication : « L’apparition de ce grand livre sera l’un des
principaux événements littéraires de notre siècle. Les Misérables,
c’est la vie du dix-neuvième siècle. À la prodigieuse invention, au drame poignant,
au style splendide, à toutes les qualités saisissantes du créateur de Claude Frollo et de la Esmeralda s’ajoutent, cette fois,
l’émotion d’une action contemporaine et la grande inquiétude du problème social.
L’intérêt de Notre-Dame de Paris multiplie par l’actualité, voilà
les Misérables. »
Quand on arrive à la fin du quatrième volume des Misérables, sauf les digressions et les déclamations contre la société qu’on rencontre presque à chaque page, voici toute l’action et toute la peinture de la vie au dix-neuvième siècle que l’on a trouvées dans ces quatre volumes.
Un homme est condamné à cinq ans de bagne pour avoir volé un pain, afin d’empêcher sa sœur et quatre enfants de mourir de faim, et il y reste dix-neuf ans pour diverses tentatives d’évasion. Quand il en sort, il devient le bienfaiteur de la société, sa marâtre, en tirant toute la population d’une petite ville de la misère par la création d’une fabrique. Malheureusement il a mis, au sortir du bagne, le pied sur une pièce de quarante sous appartenant à un petit Savoyard, plus malheureusement encore, un homme qui a volé des pommes lui ressemble trait pour trait et va être condamné aux galères à perpétuité, sous son nom, comme forçat récidiviste ; de sorte que, pour empêcher ce voleur de pommes de subir l’enfer du bagne, l’ancien forçat se dénonce lui-même. La société, qui joue dans ce drame le rôle de Cinna, tandis que l’ancien forçat joue celui d’Auguste, l’appréhende de nouveau au corps pour le punir de sa vertu, et, cette fois, le fait condamner à mort pour avoir volé deux francs sur la grande route. Le roi, dans son inépuisable clémence, veut bien commuer la peine de mort en une condamnation aux travaux forcés à perpétuité. Le forçat vertueux s’en venge en montant dans une vergue, au péril de sa vie, pour sauver un matelot qui va tomber à la mer. Il le sauve, s’y laisse tomber lui-même, parvient à s’évader en nageant entre deux eaux, et, de nouveau libre, il rencontre la société encore une fois attachée à ses traces, de telle sorte que, pour échapper à cette poursuite obstinée, il est obligé d’escalader les murs d’un couvent, de s’y cacher, puis d’en sortir comme mort dans une bière, de se faire aux trois quarts enterrer au cimetière Montparnasse, et de rentrer dans ce couvent par la porte comme jardinier. Voilà le tableau de la vie sociale au dix-neuvième siècle.
Pardon, je me trompe. Il y a encore quelque chose. Ce forçat libéré, récidiviste, rejugé, réintégré au bagne, puis de nouveau évadé, a rencontré, dans la petite ville où il était devenu maire sous un faux nom, une jeune fille qui, autrefois, à Paris, a mené la vie du demi-monde, puis est demeurée sans ressource avec un enfant. Pour nourrir son enfant, Fantine, vous la connaissez, est entrée dans la fabrique fondée par le forçat, elle en a été chassée parce qu’on a découvert qu’elle était mère ; pour payer les mois de nourriture de sa petite fille, elle a été forcée, le travail manquant, d’abord de vendre ses cheveux, ensuite ses dents, enfin de descendre au dernier échelon de la honte ; elle est devenue phtisique, et elle est morte en léguant sa petite fille au forçat qui l’a adoptée. Le forçat, dès qu’il a pu s’échapper du bagne, est allé chercher l’enfant dans le cabaret borgne, où la petite orpheline, qui n’a jamais connu son père et qui a perdu sa mère, est à la merci d’un homme sans cœur et d’une femme sans entrailles qui la rendent aussi malheureuse qu’un enfant puisse l’être. Il la conduit à Paris, la cache avec lui dans un galetas du quartier du marché aux chevaux, l’emmène avec lui quand il est traqué par la police, l’attire à lui, à l’aide d’une corde, sur la muraille d’un couvent qu’il a escaladée, et parvient plus tard à la faire entrer comme pensionnaire dans ce couvent où il a trouvé un refuge. Voilà la seconde moitié du tableau de la vie du dix-neuvième siècle.
J’ai bien envie de demander ce que la vie du dix-neuvième siècle peut avoir à faire avec tout cela ? Je cherche en vain la prodigieuse invention, les qualités saisissantes, l’action contemporaine et la grande inquiétude du problème social qui figurent dans le prospectus chargé de faire les logements du succès de l’ouvrage. N’a-t-on vu que dans notre siècle des gens condamnés aux bagnes ? Est-ce que la justice criminelle est plus mal faite et plus impitoyable aujourd’hui qu’elle ne l’était autrefois ? Pourquoi alors nous dirait-on tous les jours le contraire ? N’est-ce que dans le dix-neuvième siècle que les filles du demi-monde sont abandonnées par les étudiants du quartier latin, et que cet abandon et leur mauvaise conduite les mènent à la misère, et la misère à quelque chose de pis ? Est-ce que les orphelines malheureuses, maltraitées, mal nourries parce qu’elles sont sans protection et sans défense, et les aubergistes cupides, larrons, brutaux, inhumains, sont des personnages exclusivement visibles dans le dix-neuvième siècle ? Est-ce que la société du dix-neuvième siècle, ou toute autre société, peut faire que les enfants abandonnés par leur père aient un père, et que les pauvres petites filles dont la mère est morte ne soient pas orphelines, et, à ce titre, obligées de manger, quand elles sont pauvres, le pain dur et amer de l’étranger ?
Certes, personne n’apprécie, n’admire plus que nous les dons intellectuels que Dieu a
prodigués à M. Victor Hugo, comme personne ne déplore plus que nous le triste usage
qu’il en a fait dans un grand nombre de ses ouvrages, mélange de beautés du premier
ordre et de défauts systématiques aggravés par le tort qu’il s’est donné en se faisant
l’apôtre des doctrines les plus antisociales. Nous tâchons de faire la part, d’une
main impartiale, entre l’éloge dû aux beautés et le blâme encouru par les défauts.
Quand le génie, si génie il y a, blesse les règles éternelles de l’art, et lorsqu’en
suivant sa fantaisie il se met en opposition avec la raison générale, il cesse d’être
le génie. Quand il attaque la morale, et qu’il met la société en péril en substituant
au principe de la liberté celui de la fatalité des actions humaines, il n’a plus de
droits parce qu’il a cessé de remplir ses devoirs. Nous avons signalé de belles pages,
une situation forte dans les Misérables, celle de Valjean placé
entre sa conscience, qui lui crie de se dénoncer, et sa sécurité, qui lui conseille de
laisser condamner un misérable ; un caractère original et neuf, quoique excessif,
celui de Javert ; une scène touchante, celle qui ouvre le second volume au moment où
Fantine va se séparer de son enfant. Nous signalerons encore, dans la seconde partie,
une scène admirablement touchée, c’est le portrait de la petite Cosette, de ses
misères, de ses souffrances dans le cabaret des Thénardier, où elle vit « comme
une pauvre petite mouche servant des araignées »
.
Les enfants ont toujours porté bonheur à M. Victor Hugo. Il semble que cette âme troublée se calme et s’épure sous le rayonnement du regard limpide de ces faibles et innocentes créatures. Cet esprit orgueilleux et guindé redevient simple au contact de la simplicité et de la naïveté de l’enfance. Il se fait petit pour être au niveau de ces petits. Il écoute avec délices le gazouillement de ces oiseaux, il respire avec bonheur l’âme de ces fleurs que Dieu a semées dans nos familles, comme il a semé dans nos bois et dans nos prairies les violettes parfumées et les fraîches pâquerettes des champs. Il connaît leur manière de penser et de dire, leurs admirations naïves, leurs raisonnements infinis, leurs joies si vraies et leurs grandes douleurs. — En lisant le chapitre où M. Victor Hugo peint l’intérieur de l’auberge des Thénardier, l’enfance florissante et triomphante dans Éponine et Azéma, les filles du Thénardier et de la Thénardier, l’enfance humiliée, écrasée, persécutée, étiolée par la souffrance et les privations dans Cosette, j’ai retrouvé, j’ai admiré le pinceau du grand maître avec la netteté du trait, l’éclat et la puissance du coloris et la vérité des contrastes. Mais cela ne saurait m’empêcher de signaler et de blâmer les défauts de tout genre accumulés dans cette partie même. Les invraisemblances s’y succèdent comme les anneaux d’une chaîne. Je n’en citerai qu’une. Comment supposer que ce Jean Valjean, qu’on nous donne comme un habile homme, qui s’est évadé du bagne, qui doit craindre et qui craint d’être reconnu, aille dans le cabaret des Thénardier étaler, sous les livrées de la misère, les prodigalités d’un millionnaire, qu’il jette l’argent à pleines mains, qu’il donne cinq francs pour une paire de bas de laine qui vaut trente sous, qu’il achète une poupée de quarante francs et la donne devant tous les habitués du cabaret à la pauvre Cosette, qu’il dépose un louis d’or dans son sabot placé sur les cendres de la cheminée à l’occasion de la nuit de Noël, qu’il paye vingt-trois francs pour un lit et un souper composé d’un morceau de pain et d’un morceau de fromage ? Craint-il donc de ne pas assez attirer l’attention sur lui ? Veut-il, de gaieté de cœur, se signaler à la défiance et se dénoncer aux soupçons ? C’est tout simplement absurde.
Que ne pourrait-on pas dire, au point de vue de l’art, sur ces temps d’arrêt continuels imposés à l’action ? M. Victor Hugo, dans les Misérables, ne part point pour arriver ; il ne marche pas, il se promène, et il oblige le lecteur à se promener avec lui. Il suspend, je l’ai dit, le récit des aventures de Jean Valjean et des misères de Cosette pour faire, en cent cinquante pages le récit de la bataille de Waterloo. Quand Jean Valjean, reparaissant enfin sur la scène, après cet immense entracte, a réussi, moyennant finances, à tirer Cosette des griffes des Thénardier, le poète arrête encore une fois l’action et le récit pour décrire et regretter à son aise le vieux Paris, qui s’en va sous des embellissements dont le résultat est de rectifier ses lignes en effaçant sa physionomie. C’est toujours le poète tragique qui suspendait le cours de ses drames pour chercher des odes : les monologues jouent un aussi grand rôle dans ses romans que dans ses tragédies. Enfin, lorsque Jean Valjean a échappé une dernière fois aux poursuites du redoutable Javert en escaladant les murs du couvent, M. Victor Hugo suspend encore son œuvre pour peindre, ou plutôt pour travestir la vie monastique ; il part pour l’Espagne afin de déverser l’insulte, la calomnie, le blasphème à la fois impie et libertin sur ces demeures de prières et de chasteté, où l’on vit s’épanouir l’un des plus beaux diamants dont la couronne du Christ s’est ornée, l’âme de sainte Thérèse ; il revient en France pour railler, vilipender, dénoncer à la haine et au mépris ces monastères où l’on élève nos enfants, où l’on prie pour ceux dont les lèvres et le cœur ont désappris la prière. Plus de cent vingt pages sont consacrées à cette tâche de haine et de renversement dans un volume qui n’en compte pas plus de trois cents.
Je rencontre ici la question sociale et historique des couvents, et je suis d’autant plus sûr de ne point laisser un des sophismes de M. Hugo debout, que j’aurai ici pour auxiliaire contre lui, comme on le verra, M. Victor Hugo lui-même.
VI. Théodicée de Victor Hugo. — Sa campagne contre les couvents. §
M. Victor Hugo aspire à faire de son livre un instrument de propagande universelle. Non seulement les Misérables ont paru en français à Paris, à Bruxelles et à Leipsig, mais il y a une traduction allemande par Diezmann qui a paru à Leipsig, une traduction anglaise à Londres, une traduction italienne par Carlo Cattaneo à Milan, deux traductions espagnoles dont l’une par Cuesta a été publiée à Madrid et l’autre par Secundo Florez à Paris ; il y a en outre une traduction portugaise, une hollandaise, une polonaise, une hongroise. Les Misérables sont donc une œuvre cosmopolite. Leur effet ne s’arrête point à nos frontières ; pour ce livre point de Pyrénées, point d’Alpes, point de montagnes, point de mers. C’est ce qui nous fait attacher une importance particulière à la théodicée de l’auteur et à son chapitre sur les couvents destiné à l’Italie et à l’Espagne plus encore qu’à la France.
Sa théodicée est préférable à celle de l’école du dix-huitième siècle et à celle des
continuateurs actuels du dix-huitième siècle, à ces philosophes issus de l’Allemagne
qui font de Dieu une pure conception de notre esprit, et ne sont au fond, comme
M. Renan, que des athées qui ont mis leurs papiers en règle. Non seulement il n’adhère
point à leur système, mais il le combat. Il n’accepte pas plus la philosophie de la
jouissance qui, avant d’être celle de M. Mérimée et de M. Sainte-Beuve, avait été
celle d’Épicure : « Pour quel triste but, s’écrie-t-il, quelle ambition
chétive ! La brute jouit. Penser, voilà le triomphe vrai de l’âme. Tendre la pensée
à la soif des hommes, leur donner à tous en élixir la notion de Dieu, faire
fraterniser en eux la conscience et la science, les rendre justes par cette
confrontation mystérieuse, telle est la fonction de la philosophie réelle. La morale
est un épanouissement de vérités. Contempler mène à agir. L’absolu doit être
pratique. Il faut que l’idéal soit respirable, potable et mangeable à l’esprit
humain. C’est l’idéal qui a le droit de dire : Prenez, ceci est ma
chair, ceci est mon sang. La sagesse est une communion sacrée. C’est à cette
condition qu’elle cesse d’être un stérile amour de la science pour devenir le mode
un et souverain du ralliement humain, et que, de philosophie, elle est promue
religion. »
Je passe par-dessus les singularités du style ; on n’en finirait pas si on voulait signaler toutes les excentricités de M. Victor Hugo dans ce genre ; ce petit nombre de lignes résument assez bien les bons et les mauvais côtés de la théodicée de l’auteur des Misérables. Les bons côtés sont l’affirmation de l’infini, qui le sépare de l’école sceptique, et la croyance que l’infini a la pensée et la volonté ; c’est un reflet de la Trinité chrétienne qui est resté dans l’intelligence de M. Victor Hugo et qui lui vient de sa jeunesse catholique. Ce sont encore, d’abord cette idée, non moins catholique, que la morale est l’épanouissement du dogme : on agit, en effet, d’après ce que l’on croit ; puis cette autre idée que l’intelligence, qui est capable d’avoir la notion de la vérité, doit vivre dans un accord parfait avec la conscience qui a le sentiment du bien. Mais ici commencent les défauts de la théodicée du poète, et ils sont nombreux.
Dieu, c’est pour lui l’inconnu ; par conséquent sa théorie est vague et obscure ; il dit lui-même que c’est à l’ombre qu’il envoie ses pensées pour les faire parvenir à la lumière. Il supprime les communications du surnaturel avec le naturel par la révélation religieuse. Il veut que la pensée s’élève, par son propre effort, dans cette région ténébreuse où il la place, et il ôte à la morale le secours de la prescription directe qui simplifie le devoir en le définissant d’une manière claire et précise ; En un mot, par une prétention étrange, — c’est aussi celle des sophistes qu’il combat, — il somme la religion d’abdiquer en faveur de la philosophie, et il ne craint pas de dérober au catholicisme les paroles sacrées de la transsubstantiation pour les placer sur les lèvres de la philosophie, mettant l’homme en communication avec l’idéal, témérité blasphématoire renouvelée de M. Pierre Leroux.
Nous retrouvons naturellement dans la théorie de M. Victor Hugo sur les couvents les
inconvénients de cette théodicée incomplète, fausse, erronée sur des points très
graves et qui brise les rapports réguliers que l’Église a établis entre le naturel et
le surnaturel par les sacrements. Tout se tient dans la doctrine catholique, et, en
rejetant plusieurs des dogmes fondamentaux du catholicisme, M. Victor Hugo est devenu
complètement incapable de rien comprendre à la vie religieuse. Sur ce point il est
atteint de cécité intellectuelle, il lui manque un sens. La vie religieuse remonte en
principe à une parole du Christ, à celle qu’il adressa à Marie qui l’écoutait,
oublieuse de tout le reste, pendant que Marthe, tout entière aux soins de la vie
matérielle, s’étonnait et se plaignait même de ne pas être assistée par sa sœur :
« Marie a choisi la meilleure part, elle ne lui sera pas ôtée. »
Cette parole du Christ, féconde comme toutes ses paroles, est devenue la source
intarissable d’où la vie religieuse a jailli, d’où elle jaillit encore, d’où elle
jaillira toujours. Ce n’est pas la parole impuissante et vaine de M. Victor Hugo qui
arrêtera le fleuve dans sa course. Quand il dit que « les cloîtres, utiles à la
première éducation de la civilisation moderne, ont été gênants pour sa croissance et
sont nuisibles à son développement, et qu’en tant qu’institution et mode de
formation pour l’homme, les monastères, bons au dixième siècle, discutables au
quinzième, sont détestables au dix-neuvième »
, il accumule des affirmations
aussi dénuées de sens que de preuves.
Pourquoi la vie religieuse, bonne au dixième siècle, serait-elle mauvaise au dix-neuvième ? Est-ce que, de notre temps, comme au temps de nos pères, il n’y a point d’âmes qui éprouvent le besoin de se séparer des soucis et des agitations de la vie matérielle pour écouter, dans l’intérieur de leur cœur, cette voix du Christ qui parlait à Marie ? Est-ce que la règle sévère que plusieurs ordres religieux s’imposent, les austérités volontaires auxquelles ceux qui en font partie s’assujettissent, ne s’expliquent point par des dogmes demeurés aussi vrais de notre temps que du temps de nos pères : la déchéance et la corruption de notre nature, la nécessité de l’expiation, la puissance de la prière, cette cause seconde, comme l’a appelée Joseph de Maistre, et la réversibilité ? Cela n’est-il pas aussi vrai dans notre temps que dans le temps passé ? N’est-il pas vrai, dans notre temps comme du temps de nos pères, que ces oasis morales d’où la prière s’élève incessamment vers Dieu et où toutes les vertus fleurissent, relèvent le niveau moral de la société en lui présentant un idéal qu’elle n’atteint pas, mais qui devient le point de mire des esprits élevés ? N’est-il pas vrai que les ordres religieux forment des milices sacrées qui aident la société dans ses besoins, la soutiennent dans ses périls, la défendent contre l’influence croissante du matérialisme des sentiments, contre le culte de la jouissance qui abolit le culte de l’idée ?
Est-ce que le dix-neuvième siècle n’aurait plus de besoins qu’il faut secourir, de
périls contre lesquels il faut le défendre ? Serait-il affranchi des misères qui ont
assailli les siècles ses aînés ? Mais alors pourquoi M. Victor Hugo peint-il la
situation de la femme comme si déplorable au dix-neuvième siècle ? Pourquoi
représente-t-il la condition du prolétaire comme intolérable au point de vue
intellectuel comme au point de vue matériel ? Ou bien pourquoi, après avoir peint le
dix-neuvième siècle avec les plus sombres couleurs de sa palette, s’écrie-t-il :
« Un couvent en France, en plein midi du dix-neuvième siècle, est un collège
de hiboux faisant face au jour ? Un cloître, un flagrant délit d’ascétisme au beau
milieu de la cité de 89, de 1830 et de 1848, Rome s’épanouissant dans Paris, c’est
un anachronisme. »
Mais que sait donc le dix-neuvième siècle que n’aient pas su ses aînés ? Qu’est-ce donc que ce plein midi que vous nous peignez dans vos Misérables comme une nuit effroyable semée de souffrances sans mesure et de crimes sans nom ? Que signifie ce cliquetis de dates, 89, 1830, 1848, en face de ce tableau de misères inénarrables, d’iniquités atroces, d’ignorances inouïes, Fantine, Cosette, Valjean ? La date de 1789 s’acheminant bientôt vers 1791 et 1793, nous a conduits à celle de 1830, celle de 1830 à celle de 1848, celle de 1848 à celle de 1831 ; pour être conséquent avec lui-même, il faudrait que M. Victor Hugo, admirateur des premières, se décidât à admirer la dernière. S’il en est là, pourquoi fait-il de l’opposition, et surtout pourquoi écrit-il les Misérables, car c’est toujours là qu’il faut en revenir ? Il ne s’aperçoit donc pas que ce rôle de hibou qu’il prête aux couvents, en plein midi du dix-neuvième siècle, c’est lui qui le joue ?
Je ne transcrirai pas les lignes odieuses que l’auteur a écrites sur les couvents
espagnols, en comparant les deux extrémités des choses humaines, un harem et un
couvent, le lieu où l’on divinise la chair et le lieu où l’on l’immole à l’esprit, il
faut que l’âme de M. Victor Hugo soit étrangement obsédée par les images qui montent
de la région des sens ; il faut que le libertinage de la pensée ait fait de grands
ravages dans son imagination pour qu’il n’ait pas reculé, par un dernier sentiment de
pudeur, devant l’idée de transformer les filles de sainte Thérèse en odalisques, et
l’auguste Crucifié lui-même en sultan ! C’est pousser à ses derniers excès le cynisme
du blasphème, et l’auteur a beau étayer les turpitudes de sa pensée des turpitudes de
la pensée de Voltaire et de Diderot, la conscience publique protestera contre ces
odieuses calomnies. Que, dans le cours des siècles, il y ait eu des désordres dans
plus d’un couvent, qu’il y ait eu des couvents où la règle ait fléchi, qu’au moment où
la révolution française éclata, le relâchement eut pris des proportions si
considérables que les exemples contraires, je veux parler des ordres qui échappèrent à
cette décadence, pussent être rangés au nombre des exceptions, leurs défenseurs sont
les premiers à le déclarer, et personne ne l’a jamais nié, l’Église moins que
personne, puisque nous trouvons partout la trace de ses efforts pour ramener les
monastères à leur ferveur et à leur austérité primitives. Mais que ce soit là le type
actuel du monastère, le but définitif auquel soit arrivée la vie religieuse, en
Espagne ou ailleurs, nous disons que c’est la plus monstrueuse contre-vérité qui ait
jamais été écrite ; et pour retourner contre M. Victor Hugo ses propres expressions :
Bien faux sont ceux qui l’affirment et bien niais ceux qui le croient ! Et quand il
ajoutera en parlant de l’esprit claustral qui persiste en plein dix-neuvième siècle,
en dépit du progrès et de la philosophie, — étrange progrès qui vient nous donner sa
mesure dans le livre des Misérables, pauvre philosophie en désarroi
représentée par des chefs d’école qui s’excommunient mutuellement, — quand donc il
ajoutera « l’entêtement des institutions vieillies à se perpétuer ressemble à
l’obstination du parfum ranci qui réclamerait notre chevelure, à la prétention du
poisson gâté qui voudrait être mangé, et à la tendresse de cadavres qui
reviendraient embrasser des vivants »
, nous lui demanderons ce qu’il a
trouvé à mettre à la place de ces institutions qu’il déclare vieillies ? Est-ce la
famille de Saint-Simon, morte sous le ridicule et le scandale en 1830 ; le phalanstère
de Fourier avec sa promiscuité et sa paternité vague, ou bien plus simplement le bouge
où il a jeté Fantine et le bagne où il a enfermé Jean Valjean ?
Au fait, qu’apporte M. Victor Hugo à la société française ? Pas une idée, pas une solution, pas même un expédient ; des généralités déclamatoires, des déclamations vides, des phrases sonores et impuissantes, ou, pour me servir de ses expressions, des calomnies rancies, des sophismes faisandés, des lieux communs exhumés qui laissent après eux une odeur cadavérique. C’est tout. Est-ce assez ? Que M. Victor Hugo tâche, au moins une fois dans sa vie, de savoir ce qu’il veut. Ces couvents qu’il attaque avec tant de violence offrent, à un certain nombre de femmes des classes populaires, un refuge honorable où elles trouvent, avec la sécurité et la dignité, le moyen de déployer les ailes de leur âme pour monter vers Dieu. Veut-il leur ôter cette ressource ? Trouve-t-il mieux de ne leur laisser pour refuge que le cloaque où il précipite Fantine ? Voyons, que veut-il ? que croit-il ? En définitive, que demande-t-il ?
Il ne le sait pas lui-même. En voulez-vous la preuve ? Quand il a terminé cette
diatribe furieuse, cette déclamation venimeuse contre les couvents, il montre son Jean
Valjean, s’arrêtant pensif devant les saintes merveilles de la vie claustrale que le
poète vient de peindre avec de si noires couleurs, comparant dans le fond de son cœur
ces deux extrémités, le bagne où la souffrance et la honte sont forcées avec le
couvent du Petit-Picpus où la pénitence et l’humilité sont volontaires, et il s’écrie
en se rendant l’interprète de cette comparaison qui retient l’ancien forçat sur la
pente du blasphème et du désespoir où il va tomber : « D’un côté le brigandage,
le dol, la violence, l’homicide, toutes les variétés de l’attentat ; de l’autre une
seule chose, l’innocence, l’innocence parfaite, presque enlevée par une mystérieuse
assomption, tenant encore à la terre par la vertu, tenant déjà au ciel par la
sainteté ; d’un côté les miasmes, de l’autre un ineffable parfum. »
Qu’est-ce à dire ? mais alors il ne faut plus parler « du parfum ranci qui
réclame notre chevelure »
, ni « du poisson gâté qui voudrait être
mangé »
, ni « de la tendresse des cadavres qui reviendraient
embrasser des vivants. »
Voilà au contraire un couvent dont le seul aspect
purifie une âme malsaine par le parfum de vertu qu’il exhale, guérit un cœur gâté,
ressuscite un cadavre, car l’âme fermée à la connaissance et à l’amour de Dieu est
morte, et vous demandez à quoi servent les couvents !
Telles sont les contradictions dont le livre de M. Victor Hugo est rempli. Il affirme et il nie, il calomnie et il exalte, il taille dans le même bloc les Gémonies et le Capitole, il blasphème et il prie. Et c’est avec ce chaos dans la tête et ce nuage sur les yeux qu’il se propose pour guide aux intelligences ! Singulier guide, qui ne sait pas même où il veut aller et qui oublie d’où il vient !
Troisième partie. — Marius. §
VII. Nouvelle interruption du récit. — Dithyrambe au gamin de Paris. §
Vous êtes peut-être curieux de savoir ce que sont devenus Jean Valjean et la petite fille de Fantine, cette Cosette sauvée des griffes des Thénardier et adoptée par l’ancien galérien, qui a réussi à trouver avec sa pupille un asile dans le couvent de Picpus, dont M. Victor Hugo a travesti l’histoire, comme nous l’ont écrit plusieurs anciennes élèves de ce couvent. Si vous avez cette curiosité, tant pis pour vous ! M. Victor Hugo est comme M. de Talleyrand, il n’aime pas les gens curieux, et il n’est jamais pressé. Ouvrir un drame, le conduire en développant des caractères et des situations à travers des péripéties émouvantes vers le dénouement sans que l’intérêt ait un moment langui, c’est le partage des génies secondaires, comme Eschyle, Sophocle, Euripide, Corneille, Shakspeare, Racine ; et c’est après avoir médité sur les œuvres des trois tragiques grecs qu’Horace écrivait ce précepte devenu une des lois de l’art, parce qu’il est puisé dans la connaissance du cœur humain :
Semper ad eventum festina.
Mais ce précepte n’est point écrit pour M. Victor Hugo. Ce poète ne suit point la loi, il l’édicte. Il a bien autre chose à faire vraiment que vous renseigner sur le sort des personnages qui remplissent les quatre premiers volumes. Il suit sa fantaisie, et sa fantaisie au début du cinquième volume est de chanter une ode au gamin de Paris.
Le gamin de Paris avait inspiré jusqu’ici plusieurs chansons joyeuses, et même un vaudeville dans lequel Bouffé fît courir tout Paris ; mais il n’avait pas encore eu l’honneur de faire vibrer une lyre. La lyre du gamin de Paris avait été le modeste orgue de barbarie et plus récemment le mirliton avec sa mélopée criarde qui nous a poursuivis comme un cauchemar tout un hiver :
J’achetai un mirlitire,J’achetai un mirliton.
Après l’air des Lampions, hurlé dans les rues de Paris en 1848 avec
accompagnement d’un bruit de semelle, je ne connais pas d’ariette qui ait réuni plus
de suffrages chez les gamins de Paris que la ritournelle du Mirliton, remplacée depuis par plusieurs autres cantilènes non moins
désagréables. M. Victor Hugo les met au régime de l’ode, et je ne sais si le gamin de
Paris, peu lyrique de sa nature, à moins qu’il ne s’agisse des odes funambulesques de
M. de Banville, en a été bien aise. L’ode commence ainsi : « Paris a un enfant
et la forêt a un oiseau ; l’oiseau s’appelle le moineau ; l’enfant s’appelle le
gamin. Accouplez ces deux idées qui contiennent l’une toute la fournaise, l’autre
toute l’aurore : choquez ces étincelles, Paris, l’enfance, il en jaillit un petit
être, Homuncio, dirait Plaute. »
Puis vient la définition
du gamin de Paris. Elle est en trois points, et, quand elle est finie, elle
recommence. « Il a de sept à treize ans, vit par bandes, bat le pavé, loge en
plein air, porte un vieux pantalon de son père, qui lui descend plus bas que les
talons (le père ou le pantalon ?), un vieux chapeau de quelque autre père, qui lui
descend plus bas que les oreilles (le père ou le chapeau ?), une seule bretelle en
lisière jaune, court, guette, quête, perd le temps, culotte des pipes, jure comme un
damné, hante le cabaret, connaît des voleurs, tutoie des filles, parle argot, chante
des chansons obscènes et n’a rien de mauvais dans le cœur. C’est qu’il a dans le
cœur une perle d’innocence, et les perles ne se dissolvent pas dans la boue. Tant
que l’homme est enfant, Dieu veut qu’il soit innocent. »
La chute est admirable ! Je ne dirai pas à M. Victor Hugo comme le misanthrope à Philinte :
Empoisonneur au diable !En puisses-tu faire une à te casser le nez !
Mais je lui demanderai de qui il se moque ici ? Est-ce du gamin de Paris, de nous ou de lui-même ? J’apprécie comme un autre les belles métaphores, et les perles qui ne se dissolvent pas dans la boue font bon effet dans la phrase, mais si elles ne s’y dissolvent pas, elles s’y salissent, s’y ternissent, et sont même écrasées sous le talon de botte du passant. L’innocence culottant des pipes, jurant comme les damnés et chantant des chansons obscènes, sans parler du reste, peut être mise de niveau avec la vertu des courtisanes et la probité des galériens. Quand M. Victor Hugo rencontrera des innocences de cette espèce, je lui conseille de ne pas laisser passer la chaîne de sa montre ou traîner son foulard.
Pour qui nous prend-il quand il vient nous conter ces billevesées ? Pour des Siamois,
des Japonais ou des Touaregs ? Est-ce que nous ne connaissons pas comme lui notre
Paris ? Est-ce que nous ne lisons pas, tous les jours, dans les journaux judiciaires,
la légende scélérate des bandes de ces petits malfaiteurs imberbes qui dévalisent les
devantures de boutiques, et, en attendant qu’ils passent au grade de voleurs, se font
la main comme filous ? « Tant que l’homme est enfant, Dieu veut qu’il soit
innocent »
, nul doute à cela ; mais, quand l’enfant a grandi et qu’il est
devenu homme, Dieu veut qu’il soit vertueux. Or l’enfant comme l’homme ne peut-il pas
abuser de la liberté, ce magnifique, et, en même temps, ce redoutable privilège, pour
aller contre la volonté de Dieu ?
Ici, la physiologie du gamin de Paris recommence. C’est là un des caractères du
talent de M. Victor Hugo ; il ne ressemble pas à la roue d’une locomotive qui marche,
mais à celle d’un moulin qui tourne sur elle-même sans avancer, sauf à moudre à vide
quand la farine est tombée dans le récipient. Vous saurez donc que le gamin de Paris
« n’a point de tendance pour le goût classique »
, ce qui ne contribue
pas peu à le placer haut dans l’estime de M. Victor Hugo. Je ne voudrais pas cependant
garantir au poète, que le gamin de Paris s’amusât beaucoup aux Burgraves, et qu’il ne tirât pas la langue à Gunhamara, quand cette affreuse
sorcière jette, dans une exclamation désespérée, non pas cet ut de
poitrine, mais cet ut de ventre que M. Victor Hugo demandait à
mademoiselle Maxime, ce qui provoqua la réponse suivante de cette actrice : « J’ai été
engagée au Théâtre-Français comme tragédienne, et non comme ventriloque. »
La définition de l’Homuncio, du petit de la grande ville, du nain
de la géante, synonymes appartenant tous au vocabulaire de Hugo, se poursuit ainsi :
« Cet être braille, raille, gouaille, bataille, pêche dans l’égout, chasse
dans le cloaque, extrait la gaieté de l’immondice, fouaille de sa gaieté les
carrefours, ricane et mord, siffle et chante, acclame et engueule, tempèreAlléluia par Ma Tante Urlurette, psalmodie tous
les rythmes, depuis le De Profundis jusqu’à la Chic-en-lit. »
Ne trouvez-vous pas que M. Victor Hugo, je me permets de vous le demander entre
parenthèses, entre un peu trop avant dans la langue de son sujet, et qu’à force
d’admirer son héros, il finit par ne pas assez respecter son lecteur ? — Quant à moi,
c’est mon avis. Mais j’oubliais de vous dire que le gamin de Paris « trouve
sans chercher, sait ce qu’il ignore, est Spartiate jusqu’à la filouterie, est fou
jusqu’à la sagesse, est lyrique jusqu’à l’ordure, s’accroupirait sur
l’Olympe »
. — Fi donc, poète ! — « se vautre dans le fumier et en
sort couronné d’étoiles »
. Où diable les étoiles vont-elles se nicher ?
Ô antithèse, ce sont là de tes coups ! Je le déclare après avoir lu les cinquante premières pages du cinquième volume, j’aurais voulu que l’antithèse fût un être physique et palpable pour l’appréhender au corps et la noyer de mes propres mains. Ce va-et-vient du balancier antithétique, ce flux et ce reflux de la métaphore, ce roulis de la phrase, finit par vous prendre sur les nerfs d’une manière horrible. Votre esprit est à peu près dans la position d’un volant qui voyage entre deux raquettes. Quoiqu’il y ait encore beaucoup de choses à dire sur ce chapitre, j’avoue qu’il m’est impossible d’aller plus loin, et je me laisse tomber à terre pour échapper à la balançoire de M. Victor Hugo.
J’en passe donc et des meilleures. Je ne dirai rien du cri du gamin de Paris
« qui se scande comme un vers d’Homère, avec une notation presque aussi
inexprimable que la mélopée éleusiaque des Panathénées, et où l’on retrouve
l’antique Évohé. Ce cri le voici : Ohé ! Titi, ohé ! Il y a de la
grippe, il y a de la cogne, prends tes zardes et va-t’en par
l’égout »
.
Voilà désormais l’objet de l’admiration de l’auteur des premières Odes, des Ballades et des Orientales ! Il
suit à la piste les gamins de Paris et note leurs mélopées, étranges mélopées, à
mettre les passants en fuite, et à faire miauler tous les chats dans les gouttières et
hurler tous les chiens dans les carrefours. Il a entendu un gamin s’écrier :
« Dieu de Dieu ! ai-je du malheur ! dire que je n’ai pas
encore vu quelqu’un tomber d’un cinquième ! Ai-je, se prononce j’ai t’y ; cinquième, se prononce cintième. »
Il a entendu d’autres gamins appeler la guillotine la fin de la soupe, la mère au bleu, la dernière bouchée, et il en a
pris note, sans doute dans l’intérêt du Dictionnaire de l’Académie. Enfin il sait
qu’un autre enfant de Paris, voyant un condamné à mort dans la charrette écouter son
confesseur, s’est écrié : Il parle à son calotin. Oh ! le
capon !
Il est impossible de ne pas se demander pourquoi ce chef-d’œuvre du dithyrambe dédié
au gamin de Paris est venu ainsi interrompre le récit de M. Victor Hugo. Est-ce
purement et simplement parce que le gamin de Paris n’est pas classique que le poète a
entrepris son apothéose ? Est-ce aussi parce qu’il est irréligieux, et parce que,
« Jéhovah présent, il sauterait à cloche-pied les marches du
paradis ! »
phrase qui échappe à peine au blasphème par le ridicule ? Il
peut y avoir un peu de tout cela ; mais le véritable mot de l’énigme se trouve dans la
phrase suivante : « Toute la monarchie est dans le badaud ; toute l’anarchie
est dans le gamin. »
Les démagogues ambitieux regardent la monarchie comme
une porte fermée, et l’anarchie comme une porte ouverte ; voilà pourquoi ils préfèrent
la seconde à la première. Le gamin de Paris est le précurseur des révolutions. Ce fut
lui qui, le premier jour de la révolution de 1830, cassa les réverbères, et c’est lui
qui depuis brise les cloches de verre destinées à abriter les becs de gaz. Les
révolutions commencent, dans toutes les grandes capitales, par des émeutes d’enfants.
L’anarchie les regarde comme ses éclaireurs, et elle les envoie faire ses logements :
elle sait qu’ils courent moins de risques, parce qu’on hésite à tirer sur eux, et
qu’ils sont disposés à tout risquer parce qu’ils ne connaissent pas le danger.
M. Victor Hugo embouche, à cette occasion, la trompette héroïque. « Qui que
vous soyez, s’écrie-t-il, qui vous nommez Préjugé, Abus, Ignominie, Oppression,
Iniquité, Despotisme, Injustice, Fanatisme, Tyrannie, prenez garde au gamin
béant. »
Un homme à barbe grise, comme M. Victor Hugo, qui est né quand ce siècle
avait cieux ans, n’a-t-il pas quelque honte de venir nous débiter de pareilles
niaiseries ? C’est bien la peine vraiment de traiter avec un suprême dédain les
courtisans des rois pour condescendre ensuite à se faire le flatteur des Titis ! On a bonne grâce à faire fi de ceux qui, dans l’ancien régime,
baisaient une main royale, quand on baise ainsi soi-même, dans des phrases adulatrices
et caressantes, la main naturellement malpropre du gamin de Paris, qui, selon les
termes mêmes de la définition du poète, « chasse dans le cloaque et pêche dans
l’égout »
. M. Victor Hugo le sait comme nous, de même que l’écolier hait
dans le maître d’étude, dans le sale pion, comme il l’appelle, la
règle qui l’empêche souvent de faire ce qu’il veut et l’oblige à faire ce qu’il ne
veut pas, le gamin de Paris hait dans l’autorité le gendarme ou le sergent de ville
qui l’empêche de faire du vacarme dans les rues et dans les théâtres, de décrocher les
enseignes des marchands, le soir, d’éclabousser les passants quand il pleut ; de se
précipiter, par les chaudes journées d’été, dans la Seine, du haut des trains à
charbon et des bateaux de blanchisseuses « dans toutes les infractions
possibles aux lois de la pudeur et de la police »
, pour me servir des
expressions de l’auteur des Misérables, de dévaliser les boutiques
de sucre d’orge et de coucher les nuits à la belle étoile. Voilà les préjugés, les
abus, les ignominies, les oppressions, les iniquités, le despotisme, l’injustice, le
fanatisme, la tyrannie que combat le gamin de Paris, quand il sert d’avant-garde aux
révolutions. Sa devise est celle que la Fontaine a écrite dans une de ses fables :
Notre ennemi, c’est notre maître.
Une émeute n’est pour lui qu’un immense tapage ; une révolution n’est qu’une revanche
du gamin de Paris contre le gendarme et le sergent de ville, une représentation gratis
sans agents de police, une folle journée dans laquelle on casse les verres sans les
payer, et l’on rosse la police de sûreté sans coucher au violon. Qui ne sait cela ?
M. Victor Hugo le sait comme tout le monde, mieux que tout le monde. Mais il a besoin,
je vous l’ai dit, de se mettre d’avance en règle avec la révolution sociale, qu’il
pressent parce qu’il la désire ; et c’est pour cela que, rencontrant le gamin de Paris
aux avant-postes, il fraternise avec lui et emprunte à la marchande de coco, qui sert
de cantinière à ces jeunes précurseurs de l’émeute, son gobelet afin de l’emplir du
nectar de ses louanges, auquel son jeune souverain, le gamin de Paris, préférerait, je
le crains, quelques poignées de tabac de caporal ou un canon de trois-six. Le gamin de
Paris, Paris révolutionnaire, voilà les deux idoles devant lesquelles M. Victor Hugo
fait fumer, dans les Misérables, un encens intéressé. Il a bien soin
de le répéter sur tous les tons : « Quant au peuple parisien, même homme fait,
il est toujours le gamin ; peindre l’enfant, c’est peindre la ville ; et c’est pour
cela que nous avons étudié cet aigle dans ce moineau franc. »
Puis il
ajoute : « C’est surtout dans les faubourgs, insistons-y, que la race
parisienne apparaît ; là est le pur sang, là est la vraie physionomie ; là ce peuple
travaille et souffre, et la souffrance et le travail sont les deux figures de
l’homme. »
Je laisse de côté cette rhétorique révolutionnaire qui veut qu’il n’y ait de travail
et de souffrance que dans les classes populaires, comme si l’on ne pouvait travailler
sans manier le marteau, la pioche ou la truelle, et comme si pour souffrir, il ne
suffisait pas d’appartenir à la race d’Adam ; mais je suis obligé de poser ici à
M. Victor Hugo un dilemme qui m’embarrasse, et dont sans doute un génie transcendant
comme le sien saura se tirer. Il plaint les misérables, il demande pour eux l’aisance,
la vie facile, et en même temps le bienfait de l’instruction, les lumières ; mais un
ouvrier qui a de l’argent devant lui, qui a reçu de l’instruction, qui a des lumières,
devient un patron, et qu’est-ce qu’un patron ? un bourgeois. Et qu’est-ce qu’un
bourgeois dans le dictionnaire de M. Hugo ? un badaud. Et qu’est-ce qu’un badaud ?
c’est le champion de la monarchie ; le poète n’a-t-il pas dit : la
monarchie est dans le badaud. De sorte que si la race parisienne est surtout
dans les faubourgs, si c’est là qu’est le pur sang, la vraie physionomie,
« parce qu’on y travaille et qu’on y souffre »
, en répandant la
richesse et l’instruction comme le veut M. Victor Hugo, on risque de métamorphoser le
gamin en bourgeois, Fouillou en Prudhomme, les républicains en royalistes, et
d’empêcher Paris d’être « le plafond du genre humain, d’avoir une gaieté qui
est de la poudre, un rire qui est une bouche de volcan, des lazzi qui sont des
flammèches, des fumées sur ses toits qui sont les idées de l’univers, et une logique
qui est le muscle de la volonté unanime »
.
Je pose le problème, le résoudra qui pourra !
Après cela, que M. Victor Hugo répète sur tous les tons : « Revenons à ce
cri : Lumière ! et obstinons-nous-y ! Lumière, lumière ! Les révolutions ne
sont-elles pas des transfigurations ? Allez, philosophes, enseignez, éclairez,
allumez, pensez haut, parlez haut, accourez joyeux au grand soleil, fraternisez avec
les places publiques, annoncez les bonnes nouvelles, prodiguez les alphabets,
proclamez des droits, chantez des Marseillaises, semez des
enthousiasmes, arrachez des branches vertes aux chênes ! »
je crois que nous
n’y verrons pas plus clair pour cela. Les amphigouris embrouillent au lieu
d’éclaircir, et, avec la meilleure volonté du monde, on ne saurait prendre des nuages
pour des clartés. M. Victor Hugo veut que les philosophes enseignent. Quels
philosophes ? Est-ce M. Renan, M. About, M. Auguste Comte, M. Proudhon, M. Pierre
Leroux ? Mais c’est le chaos des chaos, le tohu-bohu des tohu-bohus ! Qui donc
enseignera et qu’enseignera-t-on ? — « Il faut penser haut et parler haut. » — Mais
quelles seront ces pensées et ces paroles ? J’aimerais mieux qu’on pensât juste que de
penser haut, et qu’on parlât bien au lieu de crier. — Il faut « annoncer des bonnes
nouvelles ». — Mais quelles seront ces bonnes nouvelles ? — « Prodiguer les
alphabets ? » — Mais dans quels livres apprendra-t-on à lire ? Dans l’Évangile ou dans
les Misérables et les Mystères de Paris ?
— « Chanter des Marseillaises. » — On en chantait en 93 autour de la
guillotine. — « Proclamer des droits. » — Voilà soixante et onze ans qu’on en
proclame, et je crois que nous en aurions plus que nous n’en avons si chacun avait
appris à faire son devoir. Je cherche en vain des clartés sur les problèmes sociaux
dans le livre de M. Victor Hugo, je n’y trouve qu’un vain feu d’artifice, des
chandelles romaines, des pétards, des fusées, des feux de Bengale, des lueurs
phosphoriques, qui laissent l’horizon plus obscur en s’éteignant.
Vous me demanderez sans doute si le drame reprend son cours après l’ode dédiée au gamin de Paris. — Non, après le gamin de Paris vient le petit Gavroche, qui est membre de cette honorable confrérie.
Et après le petit Gavroche ?
Après le petit Gavroche, vient le grand bourgeois, qui a quatre-vingt-dix ans et son petit-fils qui en a vingt-deux. C’est ainsi que, vers la centième page, nous arrivons à celui qui donne son nom à la troisième partie, et qui est un nouveau venu dans le drame ; je veux parler de M. Marius, un petit-fils du grand bourgeois, M. Gillenormand.
VIII. Nouveaux personnages. — Gavroche, le grand bourgeois, Marius. §
À mesure que l’ouvrage de M. Victor Hugo avance, il ne s’élève pas au point de vue de la morale, et, au point de vue de l’art, il descend. Les machines prennent de plus en plus la place des idées et des sentiments ; les ficelles, quelque peu dissimulées au début, deviennent des cordages, et, à la fin de la troisième partie, le drame expire dans le mélodrame.
Il y a, dans la disposition de l’esprit de l’auteur, une tendance que je suis obligé de signaler de nouveau, et qui m’étonne, parce qu’elle est en désaccord avec la tendance générale de l’esprit humain. Ordinairement, nous ne pouvons tourner sans émotion nos regards vers les années de notre jeunesse, et, à plus forte raison, de notre enfance ; et quand même les idées qui nous servaient alors de flambeaux se sont obscurcies ou éteintes dans notre intelligence, et que les sentiments qui s’épanouissaient dans notre cœur s’ouvrant à la vie ont été fanés et flétris parle souffle ardent des passions, il nous arrive de ce passé, où tout était innocent et pur, des souvenirs qui nous rafraîchissent l’âme, semblables à ces brises embaumées qui suivent encore le voyageur quand il a quitté le rivage pour s’engager dans la mer aux vagues écumantes, aux récifs perfides, dans la région des tempêtes et des naufrages.
Qui n’a présentes à l’esprit les paroles pleines de mélancolie et d’émotions, et pour
ainsi dire humides de larmes, que Gœthe a mises dans la bouche de son Faust, lorsque
la joyeuse sonnerie du jour de Pâques, venant le troubler au milieu de ses sombres
méditations, le reporte aux jours de sa jeunesse ? Qui ne se souvient des lignes
pleines d’une éloquence navrante dans lesquelles Théodore Jouffroy, ce Faust de nos
jours, raconte les émotions qu’il éprouva quand, retournant à la maison paternelle et
au village natal, il trouva les hommes et les lieux tels qu’il les avait laissés, et
compara le calme et la paix des jours de son enfance abrités par la foi, et soutenus
par la prière, aux agitations de sa pensée et aux incertitudes de son cœur ? Un
attendrissement mêlé de respect, voilà donc d’ordinaire le sentiment dont l’âme des
hommes est pénétrée, quand ils regardent en arrière, vers cet Éden de pureté et
d’innocence d’où ils sont sortis. Comment se fait-il que M. Victor Hugo, dont
M. de Salvandy disait avec tant de raison, en répondant à son discours, le jour de sa
réception à l’Académie française, « qu’il était comme les grands fleuves dont
les eaux sont toujours plus pures à mesure qu’elles remontent vers leurs
sources »
, n’ait que des paroles de colère et de haine pour les deux grands
amours, les deux grands souvenirs de sa jeunesse, la religion et la monarchie ?
Vous avez vu de quelle manière il s’exprime sur les couvents, et quelles idées grotesquement calomnieuses il a accumulées, en particulier, contre les monastères espagnols ; je me demande s’il n’y aurait pas là un contrecoup de cet esprit d’antagonisme et d’hostilité dont nous avons vu l’auteur animé en toute occasion contre M. de Montalembert, depuis les luttes ardentes de l’Assemblée législative ? M. de Montalembert a commencé, qui ne le sait ? la publication de son grand ouvrage sur les Moines d’Occident, et l’impression du public initié aux beautés morales de la vie monastique a été profonde : où M. de Montalembert dit oui, ne faut-il pas que M. Victor Hugo dise non ? Quand le premier exalte ces maisons de prière et de recueillement, ne faut-il pas que le second les dénigre ? Je sais ce que cette explication a d’étrange au premier aspect ; mais, quand on connaît l’immense personnalité qui déborde de l’intelligence de M. Victor Hugo, on ne trouve pas l’idée complètement dépourvue de vraisemblance..
Quant à ce dénigrement systématique de la monarchie que nous rencontrons à chaque page dans la première partie de son ouvrage, et qui reparaît dans la troisième, je ne saurais y voir qu’une amende honorable faite à la Révolution, par laquelle M. Victor Hugo veut faire amnistier ses antécédents monarchiques en brûlant devant elle ce qu’il a adore dans des vers qui resteront immortels. On sait qu’au Japon les commerçants européens n’étaient admis autrefois qu’après avoir marché sur le crucifix ; c’est sans doute par un motif analogue que M. Victor Hugo marche sur son passé fleurdelisé pour se faire accepter par la Révolution. Il ne saurait, avec son âme de poète, méconnaître ce qu’il y eut de grand dans cette rencontre du principe traditionnel avec l’esprit nouveau, et dans l’épanouissement politique et intellectuel qui en fut la suite ; et il lui suffirait de regarder à sa boutonnière, à laquelle Louis XVIII suspendit la croix de la Légion d’honneur avant que le poète eut atteint sa vingt-troisième année, pour reconnaître que la Restauration n’était ni oublieuse envers le vrai talent, ni ingrate envers les services rendus14.
C’est précisément pour cela que M. Victor Hugo redouble ses injures contre ce gouvernement. Comme le disait le prince de Schwarzenberg, en parlant de la politique autrichienne envers la Russie, il tient à étonner le monde par la grandeur de son ingratitude, parce que l’éclat public de cette ingratitude est un gage pour la Révolution. Plus les liens entre lui et les Bourbons de la branche aînée ont été étroits, plus il tient à constater qu’ils sont brisés. J’ignore ce que M. Victor Hugo y gagnera au point de vue politique auprès des gens de parti, mais je sais ce qu’il y perdra dans l’estime des gens de cœur.
Au milieu du cinquième volume, nous nous retrouvons en 1817. C’est un chiffre cabalistique pour M. Victor Hugo : quand il le quitte, c’est pour y revenir, et quand il y revient, c’est pour habiller de toute pièce la royauté et les royalistes. Cette fois, le portrait qu’il trace est celui de M. Gillenormand, le grand bourgeois du dix-huitième siècle, comme il l’appelle, portant gaillardement ses quatre-vingt-dix ans dans le dix-neuvième, très dévoué au trône, mais fort peu dévoué à l’autel, légitimiste et voltairien indivis, libre penseur et libre viveur, digne de chanter la Babet de Béranger, s’il n’avait pas détesté et méprisé Béranger comme un infâme jacobin, par-dessus tout homme du pouvoir absolu, ennemi des nouveautés et des hommes nouveaux. Je ne dis pas que l’espèce n’ait pas existé, j’en ai rencontré dans mon enfance quelques spécimens ; cette bigarrure du royaliste voltairien nous venait du dix-huitième siècle, et elle doit être mise au nombre des difficultés que rencontra la monarchie. Mais M. Victor Hugo, suivant son ordinaire, a généralisé une exception ; du salon de madame T…, il a fait ce qu’il appelle le salon ultra par excellence, et il a accumulé sous ce nom d’ultra tous les genres de ridicules. Que M. Victor Hugo me permette de le lui rappeler, il y eut plusieurs années pendant lesquelles tout ce qui ne vota point avec M. Decazes fut qualifié d’ultra. La Chambre ultra par excellence fut la Chambre de 1815, et Dieu sait pourtant si elle voulait des libertés politiques étendues et la pratique sincère du gouvernement représentatif ! M. Royer-Collard, qui cependant passe pour le type de l’esprit parlementaire, en était effrayé, et plusieurs fois il la dénonça comme coupable d’usurpation sur la prérogative royale.
Quant aux salons ultra, parmi les jeunes renommées qu’ils accueillaient, il y en a
une que M. Victor Hugo a trop modestement oubliée, c’est la sienne. C’est là que l’on
pleura à ses premiers vers sur le Dauphin de France et sur les jeunes filles de
Verdun ; c’est là aussi qu’on applaudit aux premières Méditations de
Lamartine, et qu’on salua avec un frémissement sympathique la grande prose de
Chateaubriand. M. Victor Hugo l’oublie parce qu’il a intérêt à l’oublier. Les salons
ultra furent le berceau de la muse romantique, qui depuis… mais alors elle s’annonçait
comme destinée à donner au dix-neuvième siècle une littérature nouvelle, qui serait
ténue sur les fonts par la Religion et la Monarchie. Les classiques intolérants
étaient au camp libéral, et avaient placé leur quartier général à la Minerve et au Constitutionnel. C’étaient Étienne, Jay, de
Jouy, Tissot, Arnault, en un mot, les bonapartistes constitutionnels. M. Victor Hugo a
beau chercher à nous désintéresser du débat en nous disant : « Ce monde n’est
plus, les royalistes de maintenant sont des démagogues, disons-le à leur
louange »
; nous ne lui sacrifierons pas nos pères.
Ils eurent leurs défauts, leurs travers, leurs ombres ; n’avons-nous pas les nôtres
dans tous les partis ? et qui donc est sans reproche ? Mais que de clartés ! quel
sentiment exquis de l’honneur ! quel dévouement ! quelle probité antique ! quels
talents ! quel amour de la liberté vraie ! Villèle, Corbière, le duc de Lévis, le duc
de Fitzjames, Michaud, Lamennais, Victor Hugo, naissant à sa gloire, Frayssinous, Hyde
de Neuville, Lamartine, Chateaubriand, Bonald, Matthieu de Montmorency, voilà ceux que
l’on appelle les ultra, de 1816 à 1820. « Être ultra ! s’écrie M. Victor Hugo,
c’est aller au-delà ! c’est attaquer le sceptre au nom du trône et la mitre au nom
de l’autel ; c’est malmener la chose qu’on traîne ; c’est ruer dans l’attelage ;
c’est chicaner le bûcher sur le degré de cuisson des hérétiques ; c’est reprocher à
l’idole son peu d’idolâtrie ; c’est insulter par excès de respect ; c’est trouver
dans le pape pas assez de papisme ; dans le roi pas assez de royauté, et trop de
lumière à la nuit ; c’est être mécontent de l’albâtre, de la neige, du cygne et du
lis au nom de la blancheur ; c’est être partisan des choses au point d’en devenir
l’ennemi ; c’est être si fort pour, qu’on est contre. »
Puis l’auteur ajoute
encore : « Conserver, conservation, conservateur, c’était là à peu près tout le
dictionnaire : être en bonne odeur était la question. Il y avait,
en effet, des aromates dans les opinions de ces groupes vénérables, et leurs idées
sentaient le vétiver. C’était un monde momie, les maîtres étaient embaumés et les
valets empaillés. »
Eh ! monsieur, avez-vous donc oublié la devise de ce Conservateur
dont vous faites fi : Le Roi, la Charte et les honnêtes gens ?
N’avez-vous jamais lu le commentaire que Chateaubriand donne de cette devise (puis la
lettre qui ouvre ce recueil : « Je dois déclarer que ni moi ni mes amis ne
prendrons jamais aucun intérêt à un ouvrage qui ne serait pas parfaitement
constitutionnel. Nous voulons la Charte : nous pensons que la force des royalistes
est dans la franche adoption de la monarchie représentative. Leurs ennemis le
sentent si bien, qu’ils ne les craignent que sur ce terrain ; aussi voyez ce qu’ils
font pour les en chasser. Nous avons pris la Charte comme un manteau, disent-ils ;
mais au fond du cœur, nous avons juré la perte de la liberté, le rétablissement de
l’ancien régime, le retour des privilèges, de l’inquisition, de la féodalité. C’est
en effet comme cela qu’ils peuvent nous combattre ; s’ils convenaient une fois que
nous sommes sincères dans nos opinions constitutionnelles, leur empire serait passé.
Quoi qu’il en soit de ces accusations, de ces mensonges avec lesquels on se croit
obligé de combattre des adversaires, le Conservateur soutiendra la
religion, le roi, la liberté, la charte et les honnêtes gens, ou ni nous ni nos amis
ne nous en mêlerons. »
Qu’en dites-vous ? Cela sent-il le vétiver, et subodorez-vous dans ces lignes, écrites en 1818, un parfum d’aromates dénotant la présence de momies ? Les gens qui entraient vaillamment dans cette voie étaient-ils embaumés, et ce mot de conservateur, que M. Victor Hugo proscrit à l’égal de celui d’ultra, mérite-t-il le reproche que lui adresse l’auteur des Misérables : d’être un entêtement de la mort contre le sépulcre ? Être ultra, monsieur, c’était, pour la plupart des gens auxquels on appliquait ce sobriquet, voir au-delà du regard de M. Decazes, dénoncer le fossé au bout de la route, distinguer la politique et la responsabilité ministérielles de l’inviolabilité et de l’irresponsabilité royales, réclamer pour la Chambre le droit de juger politiquement le ministre qui se faisait un paravent du trône, demander pour les communes et les départements des libertés que l’arbitraire ministériel ne voulait pas leur donner. Que les ultra aient eu des défauts, qu’ils aient commis des fautes, à la bonne heure ! Mais il ne faudrait cependant pas oublier que c’est à une Chambre flétrie du nom d’ultra qu’on doit le premier budget normal et le premier appel aux principes de la monarchie représentative, que c’est à un écrivain qualifié d’ultra, M. de Chateaubriand, qu’on doit le premier ouvrage qui ait fait autorité en France sur le gouvernement représentatif : La Monarchie selon la Charte, et que c’est à l’homme d’Etat longtemps poursuivi du nom d’ultra que l’on doit le ministère le plus réellement constitutionnel que nous ayons eu pendant trente-deux ans de gouvernement plus ou moins parlementaire, M. de Villèle.
Ceci posé comme une reprise de l’histoire contre le roman, je reviens à mon sujet. M. Victor Hugo a mis en scène son grand bourgeois du dix-huitième siècle, M. Gillenormand, aïeul de Marius, pour peindre une situation difficile et navrante qui ne lui est pas inconnue : c’est celle de ces familles où une alliance a rapproché sous le même toit, dans des temps de discordes et de luttes civiles, deux êtres qui représentent des idées incompatibles, des sentiments ennemis. La fille de M. Gillenormand a épousé, malgré lui, un officier des armées impériales, M. Pontmercy, comme la mère de l’auteur, Vendéenne de naissance, avait épousé le général Hugo, resté fidèle aux aigles napoléoniennes au milieu des vicissitudes des révolutions15.
La position des enfants issus de ces mariages mal assortis, quand le lien de la famille n’est pas assez fort pour dominer le divorce des idées et des sentiments politiques, est difficile et triste. Ils sont tiraillés en deux sens contraires, placés entre deux aimants qui les attirent ; ils ne savent auquel céder. Seront-ils avec leur père ? seront-ils avec leur mère ? Entre ces deux autorités sacrées, laquelle écouter ? La mère de Marius est morte, et, bien entendu, le poète a fait de son père un grand homme méconnu et un homme de bien, un philosophe, un héros et un citoyen, une espèce défiguré de Champ-d’Asile ; puis il lui a jeté le nom de brigand, pour avoir l’occasion de rappeler que quelques esprits violents et injustes donnèrent aux débris de l’année impériale, retirés, après la convention de Paris, dans les provinces de l’Ouest, le nom de brigands de la Loire. Est-il bien opportun d’évoquer ces souvenirs, qui ne sont bons qu’à raviver les haines ? et M. Victor Hugo n’a-t-il pas songé que si quelques voix, en bien petit nombre, oublièrent le respect du au malheur et à la bravoure, même quand ce malheur et cette bravoure ne sont pas irréprochables au point de vue de la religion militaire du serment, si tristement violé en 1815, un parti tout entier, pendant de longues années, osa, dans des actes publics, qualifier de brigands ces héros chrétiens, ces hommes de Plutarque, ces grands cœurs, les plus nobles, peut-être, qui aient battu dans des poitrines humaines, Cathelineau, Lescure, Bonchamps, Charette, la Rochejaquelein, et leurs immortels compagnons ?
Le chef d’escadron Pontmercy, compagnon de Napoléon à l’île d’Elbe, créé colonel et baron sur le champ de bataille de Waterloo, est naturellement bonapartiste. M. Gillenormand ne peut pas supporter sa vue, c’est pour lui un étranger, plus qu’un étranger, un ennemi. Il lui a donné l’option entre ces deux partis : ou voir son fils déshérité par le grand bourgeois son aïeul, ou renoncer à voir ce fils auquel le chef d’escadron en retraite ne peut offrir que le partage de sa pauvreté. M. Pontmercy croit devoir faire un sacrifice qui me semble peu en harmonie avec l’élévation de sentiments qu’on lui prête. Il abdique ses droits de père, il livre l’âme de son fils pour un plat de lentilles qu’on fera manger plus tard à Marius. Cette bassesse est une faute contre l’art, parce qu’elle est en contradiction avec l’ensemble du caractère du soldat de l’Empire. Quand on a le cœur bien placé, on ne vend pas son fils pour un héritage, même quand il s’agit d’assurer cet héritage à ce fils : on ne permet à personne d’étendre la main, fût-ce une main pleine d’or, sur le cœur et sur l’esprit de son enfant.
Il résulte de cette espèce de marché tacite ce qui devait en résulter : Marius est
élevé dans l’oubli, disons le mot, dans le mépris de ce soldat laboureur, ou plutôt
horticulteur, dont on évite de prononcer le nom au sein de sa famille. Un jour son
grand-père l’avertit qu’il faudra se rendre dans la petite ville que le colonel
habite ; Pontmercy est malade, il demande son fils. Marius se décide tard à se mettre
en route ; quand il arrive, il n’est plus temps, son père est mort. Il reste froid et
impassible devant ce cadavre. Je sais bien qu’à cette époque de sa vie, Marius est un
ultra et un fanatique, et qu’à ce titre il doit avoir tous les défauts ; mais
cependant M. Victor Hugo lui donne des sentiments trop généreux plus tard pour qu’il
ait, même à l’époque où il est encore catholique et royaliste, le cœur si sec. Parlons
sérieusement. Quel fils, à moins d’être un monstre, se trouve en présence du lit de
mort de son père sans éprouver, avec un indicible serrement de cœur, le regret que
l’œil paternel, dont le dernier regard cherchait une figure chérie qu’il n’a pas
rencontrée, ait subi cette dernière déception, et que la main levée pour bénir n’ait
pas rencontré un front courbé pour recevoir cette bénédiction suprême ? Au bout de
quelque temps, et par une révélation inattendue, Marius apprend que son père, qu’il
croyait indifférent pour lui, l’aimait, au contraire, d’une affection profonde, et
qu’il n’a consenti à se séparer de lui que pour lui assurer la fortune de
M. Gillenormand. Alors il sent naître à son tour au fond de son cœur une piété filiale
posthume qui devient dans son âme une passion dominante. Il veut connaître son père,
et, pour le connaître, il le cherche où il a vécu, c’est-à-dire dans l’épopée
guerrière de l’Empire, et, dans l’étude ardente, enthousiaste, qu’il fait de cette
épopée, il s’éprend d’une autre figure, celle de Napoléon Ier. Le
poète retrouve son talent, et avec son talent ses souvenirs, pour peindre cette
transformation d’une âme pleine de jeunesse, qui dore avec les rayons de son
imagination ce passé dont elle ne voit que la gloire, sans distinguer cette mer de
sang où l’auréole impériale est venue s’éteindre : « Il lisait les bulletins de
la grande armée, dit M. Victor Hugo, ces strophes héroïques écrites sur le champ de
bataille ; il y voyait par intervalles le nom de son père, toujours le nom de
l’empereur ; tout le grand empire lui apparaissait ; il sentait comme une marée qui
se gonflait en lui et qui montait ; il lui semblait par moment que son père passait
près de lui comme un souffle, et lui parlait à l’oreille ; il croyait entendre les
tambours, les canons, les trompettes, le pas cadencé des bataillons, le galop sourd
et lointain des cavaliers, etc… Il avait le cœur serré, il était transporté,
tremblant, haletant ; tout à coup, sans savoir lui-même ce qui était en lui et à
quoi il obéissait, il se dressa, étendit ses deux bras hors de la fenêtre, regarda
fixement l’ombre et cria : Vive l’empereur ! »
C’est beau, et pour plusieurs c’est vrai. Oui, il est vrai qu’à distance, Napoléon a
exercé sur la génération qui suivit celle qu’il mena sur les champs de bataille cette
étrange fascination. Pourquoi M. Victor Hugo, qui ne peut rester longtemps sur le
terrain du beau et du vrai, termine-t-il une belle étude psychologique et un chapitre
bien conçu et bien conduit par une scène grotesque, où le grand-père et le petit-fils
disputent d’odieux et de ridicule. M. Gillenormand, qu’on nous a donné pour un homme
plein de dignité et de convenance, insulte la mémoire du baron de Pontmercy de la
manière la plus brutale devant son fils, en le traitant de « gueux »
,
de « bonnet rouge »
, de « voleur »
et de « buveur
de sang »
, et Marius, dans le paroxysme de la colère et de la fureur,
répond : « À bas les Bourbons et ce gros cochon de Louis XVIII ! »
Or,
dit M. Victor Hugo, qui prend la peine de le faire remarquer, « Louis XVIII
était mort depuis quatre ans. »
Quelle scène ! quel ton ! quel langage ! quelles images ! Il faut avouer que l’éducation révolutionnaire de Marius, naguère encore si noble et si digne, a marché vite. Voilà qu’il parle la langue des halles. Un peu plus, nous avions une seconde édition du mot de Cambronne, sur lequel M. Victor Hugo s’est tant extasié. C’est à peine si j’ai le courage de faire observer qu’outre la grossièreté du mot, il pèche par anachronisme et n’est pas en situation. Quatre ans après la mort de Louis XVIII, c’est-à-dire en 1829, les plus grossiers bonapartistes ne l’appelaient pas « un gros cochon » ; ils l’appelaient au contraire « le roi législateur, l’immortel auteur de la Charte », pour faire antithèse à Charles X, qu’on appelait « le roi jésuite ». Le mot en scène en 1829 eût été : « À bas le roi jésuite ! » ou « le roi calotin ». Je m’arrête, car je sens venir les nausées. Entre ce vieillard stupide que la colère fait délirer, et ce jeune homme non moins absurde qui, pour venger un mort, insulte les morts, je ne sais que faire de mon intérêt, et je le garde, en me contentant d’ajouter que M. Gillenormand bannit de sa présence Marius. Le jeune homme se trouve donc lancé dans Paris, et, au sortir de la maison où il a été élevé, il peut dire comme Adam au sortir du Paradis terrestre : « Et le monde s’ouvrit devant moi. »
IX. L’intérieur d’une société secrète en 1832. — Panégyrique de 93. — La guerre contre l’histoire et la société continue. — Jean Valjean reparaît avec Cosette. — Un mélodrame dans la masure du Corbeau. §
Au sortir de la maison du bourgeois ultra, M. Victor Hugo introduit Marius dans une sorte de café-club où des jeunes gens rêvent la république universelle et la réforme générale de l’humanité. La société de l’A-B-C est un de ces petits centres de déclamations révolutionnaires où se réunissent quelques esprits orgueilleux et infatués d’eux-mêmes, ennuyés de leur obscurité et gonflés de leur importance, qui, trouvant que personne n’a la place qu’il devrait avoir, parce qu’ils n’occupent pas la première, pensent que, pour régénérer la société, il faut lui mettre les pieds en haut et la tête en bas, par la très bonne raison qu’ils sont aux pieds.
Nous avons connu autrefois ces philosophes d’estaminet qui découvraient un nouvel avenir à travers le nuage de fumée produit par leur pipe. En très grande majorité, ces régénérateurs du monde ont jeté, à la faveur de nos révolutions successives, leur toge de tribun ou leur carmagnole aux orties, et nous les avons vus porter, sans trop de gêne, qui l’habit de préfet, qui l’habit de conseiller d’État, qui l’habit de pair de France, sans compter des costumes officiels et des broderies plus contemporaines. Quelqu’un a dit que la république n’était pas une opinion, mais un âge ; j’ajouterai que, pour beaucoup, c’est une échelle que l’on renverse quand on est monté. À côté des ambitieux qui pullulaient dans ces cavernes politiques situées à fleur de sol au lieu d’être situées au-dessous, il y avait bien un certain nombre de fanatiques et d’utopistes convaincus ; mais, lorsque la révolution de 1830, et plus tard, et d’une manière plus complète encore, celle de 1848 leur eut permis de se produire au grand jour, ils ont étonné leurs propres partisans par l’excès de leur impuissance. Tout le monde se souvient des utopistes mis en demeure par M. Thiers, dans la Constituante de 1848, de monter à la tribune et de formuler leurs idées, déclinant cette occasion suprême, en objectant que, pour cette exposition, il leur faudrait au moins trois séances de nuit. Décidément, ceux qu’on nous avait donnés pour des aigles n’étaient que des hiboux.
Ce n’est pas là le point de vue de M. Victor Hugo, je n’ai pas besoin de le dire.
D’abord, il nous présente le citoyen Enjolras, jeune républicain de vingt-deux ans et
n’en paraissant que dix-sept, qui n’avait qu’une passion, le droit, qu’une pensée,
renverser l’obstacle. « Il était grave, dit le poète ; il semblait ne pas
savoir qu’il y eût sur la terre un être appelé femme. Sur le mont Aventin, il eût
été Gracchus ; dans la Convention, il eût été Saint-Just. Il voyait à peine les
roses, il ignorait le printemps. Devant tout ce qui n’était pas la république, il
baissait chastement les yeux. C’était l’amoureux de marbre de la
liberté. »
J’en demande bien pardon à M. Victor Hugo, mais, je le lui ai déjà dit, il sait mal
l’histoire. Il a étudié la figure de Saint-Just dans les livres de M. de Lamartine et
de Charles Nodier, deux romanciers comme lui. Sans cela il saurait que Saint-Just
n’était de marbre que pour deux augustes sœurs qu’on appelle l’Humanité et la Pitié.
Les vieillards de Blérancourt racontaient, il y a quelques années encore, et le
dernier biographe16 de Saint-Just a recueilli leurs
récits, que ce farouche conventionnel, beaucoup trop sociable dans sa première
jeunesse, troubla leur petite ville par le nombre et l’éclat de ses aventures, et
qu’il la quitta quand il fut nommé à la Convention en enlevant une femme mariée. Ils
ajoutaient même que « cet amoureux de marbre de la liberté »
fut
enfermé dans une maison de correction à vingt ans, à cause de son libertinage précoce.
Enfin nous possédons une preuve vivante de la corruption de Saint-Just, c’est son
poème d’Organt, en vingt-quatre chants, publié en 1789, sans nom
d’imprimeur, et qui, sauf le talent qui est nul, permet de placer l’auteur parmi les
poètes érotiques, entre Piron et Parny. Je ne féliciterai donc pas plus le citoyen
Enjolras, au point de vue moral qu’au point de vue politique, de sa ressemblance avec
le citoyen Saint-Just.
À côté d’Enjolras, qui représentait la logique de la Révolution, voici Combeferre,
qui en représentait la philosophie. « Celui-là était moins haut et plus large,
dit l’auteur des Misérables, dans son style étrange ; il aimait le
mot citoyen, mais il préférait le mot homme. Enjolras se rattachait à Robespierre,
— c’était tout à l’heure à Saint-Just, — Combeferre à Condorcet. Entre deux clartés,
sa pente était plutôt pour l’illumination que pour l’embrasement ; une précipitation
à pic d’un peuple dans la vérité, un 93 l’effrayait. S’il eût été donné à ces deux
jeunes hommes d’arriver jusqu’à l’histoire, l’un eût été le juste, l’autre le
sage. »
Eh ! mon Dieu ! nous les avons vus arrivera l’histoire en 1848, ces types que nous
pourrions personnifier par des noms propres, et ils n’ont été ni justes ni sages ; ils
ont été tout simplement imprudents et ridicules. Mais que dites-vous de cette
réhabilitation de 93, que M. Victor Hugo appelle « une précipitation à pic d’un
peuple dans la vérité »
? Pour lutter contre la popularité de
M. de Lamartine, M. Victor Hugo ne recule donc pas même devant le plagiat des
sophismes de son devancier sur une époque de sang. Il contrefait l’apothéose des
saturnales révolutionnaires. Cette barbarie sortant tout à coup du sein de la
civilisation, que Vico nous avait annoncée dans une page prophétique, et qu’on appelle
la Terreur, la hideuse Terreur, l’ancien chantre des vierges de Verdun l’appelle la
vérité ! Robespierre, qui tomba enseveli sous le poids de ses iniquités, Robespierre,
ce lâche tout-puissant qui fut au moment de faire douter les esprits faibles de la
justice de Dieu, tant il accumula d’injustices sur la terre pendant son règne d’un
jour, M. Victor Hugo l’appelle le juste ! Pourquoi Robespierre ne serait-il pas un
juste ? Danton, dans ce livre, devient bien un ange ! Lisez plutôt : « Il y a
entre Washington et Danton, dit M. Victor Hugo, la différence qui sépare l’ange aux
ailes de cygne de l’ange aux ailes d’aigle. »
Danton un ange ! Qu’en
dites-vous ?
Je vous épargne les portraits des membres secondaires de la société de l’A-B-C Touilley, l’ouvrier éventailliste, gagnant trois francs par jour, et qui
n’a qu’une pensée, délivrer le monde ; Courfeyrac, qui ressemble par les mœurs à
Tholomyès, l’ancien séducteur de Fantine, mais « qui a l’âme d’un paladin, au
lieu d’avoir l’âme d’un procureur »
; Lesgle, le loustic de la bande, qu’on
appelle Laigle de Meaux, et, par une cascade de conséquences et un ricochet de
calembours, Bossuet, attendu qu’il est natif de cette ville ; Grantaire, l’ivrogne et
le sceptique de la troupe, qui nous ramène aux folles orgies et aux galimatias
bachiques des étudiants du quartier latin en goguette de la première partie de
l’ouvrage. Cette nouvelle intervention de Paul de Kock doublé de Pigault-Lebrun dans
le roman des Misérables, succède immédiatement au morceau
philosophique à grand orchestre sur les illustres républicains incompris de la société
de l’A-B-C, sur les beautés méconnues de 93, vieux paradoxes à
l’aide desquels M. Victor Hugo redore la guillotine d’après le procédé de
M. de Lamartine, qui l’avait redorée d’après le procédé de M. Alexandre Dumas. Ce
qu’on nous sert, en effet, comme une nouveauté littéraire de haut goût est un relief
des Souvenirs d’Antony. C’est du vieux neuf ; j’ajouterais, si je ne
craignais de faire trop de peine à M. Victor Hugo : cela tourne au classique
jacobin.
Vous comprenez que le bonapartisme frais émoulu de Marius, récemment sorti de la
lecture des Victoires et Conquêtes, se trouve aux prises avec le
républicanisme d’Enjolras et de Combeferre. De là un choc d’antithèses, une rencontre
de métaphores et une bataille de grandes phrases. À la fin du combat, quand il s’agit
de compter les morts et les blessés, il ne reste que le bon sens sur le champ de
bataille, car il a été pris entre deux feux. Marius frappe à coups redoublés sur un
mot sonore, la gloire. « Suivre dans un seul homme Annibal, César et
Charlemagne, être le peuple de quelqu’un qui mêle à toutes vos aubes l’annonce
éclatante d’une bataille gagnée ; avoir pour réveille-matin le canon des Invalides,
jeter dans des abîmes de lumière des mots prodigieux qui flamboient à jamais,
Marengo, Arcole, Austerlitz, Iéna, Wagram. »
À merveille, mais comment tout
cela finit-il ? Par la campagne de Russie, la retraite de Moscou, la double invasion
de la France, Waterloo. « Qu’y a-t-il de plus grand ? »
s’écriait
Marius en parlant des premiers actes du drame. Qu’y a-t-il de plus triste ? peut-on
reprendre en parlant de la catastrophe finale.
Le citoyen Combeferre répond à Marius qu’il y a quelque chose de plus grand que la
gloire, c’est la liberté. À la bonne heure ! mais laquelle, s’il vous plaît, citoyen ?
Est-ce celle dont on jouissait sous Robespierre ? la liberté de la geôle, la liberté
du maximum, la liberté des visites domiciliaires, la liberté des réquisitions, la
liberté des suspects, la liberté du tribunal révolutionnaire, la liberté des noyades
de la Loire, la liberté de la mise hors la loi, la liberté de la terreur, la liberté
de la guillotine ? Plaisante liberté ! — « La liberté est ma mère »
,
ajoute Enjolras en mettant gravement la main sur l’épaule de Marius. Citoyen Enjolras,
je vous félicite d’être orphelin, car c’est de votre mère que Vergniaud disait :
« La Révolution est comme Saturne, elle dévore tous ses enfants »
;
et Michaud, de spirituelle mémoire, ajoutait, en s’adressant à un jeune homme qui,
plein d’admiration comme vous pour la république et Robespierre, son prophète,
s’écriait sentencieusement : « Robespierre n’a pas été jugé »
, Michaud
donc répondait à ce jeune enthousiaste, avec ce bon sens gaulois assaisonné de sel
attique qu’il mettait dans ses paroles : « Non, mon ami, Robespierre n’a pas
été jugé, mais heureusement pour vous et pour moi qu’il a été exécuté. »
Cela dit, renvoyons les avocats des deux thèses dos à dos, et disons que Marius, de gêné qu’il était, devient pauvre, et, comme il ne veut rien recevoir de son grand-père, de pauvre bientôt indigent. Il se réfugie dans le travail, il restreint sa dépense, il se loge pour trente francs par an (M. Haussmann n’avait pas encore passé par là) dans la maison Corbeau, que nous avons déjà rencontrée, et gagne péniblement sa vie en traduisant des livres allemands et anglais pour un libraire. Mais son caractère se trempe dans le malheur, son âme se fortifie ; il se fait recevoir avocat, il vit solitaire avec le souvenir de son père et l’espoir de rencontrer un jour ce Thénardier, par lequel le baron de Pontmercy croit avoir été sauvé à Waterloo et par lequel il a tout simplement été dévalisé. Dans la peinture de cette jeunesse pauvre et humiliée, de cette misère honorable et fière, de ce caractère qui se roidit contre l’épreuve, M. Victor Hugo a retrouvé quelques touches auxquelles on reconnaît le grand peintre.
Marius vit de cette vie contemplative qui est une tentation dans la première jeunesse ; car, pour aimer à vivre parle regard, il faut avoir devant soi de profonds horizons. La révolution de 1830 a satisfait en partie sa passion, sa fougue bonapartiste s’est adoucie. Il admire toujours le génie de Napoléon, mais son admiration est moins fanatique et fait des réserves. J’imagine qu’il penche un peu vers l’école de M. Pierre Leroux et qu’il passe à l’état d’humanitaire.
« Il était, dit le poète, du parti de l’humanité. Dans l’humanité il
choisissait la France ; dans la nation il choisissait le peuple ; dans le peuple il
choisissait la femme. »
Notez ces derniers mots, vous en verrez les
conséquences dans le volume suivant. En effet, après un volume de parenthèses et de
prolégomènes, le drame qui, pendant cette longue halte, a eu le temps de se reposer,
se remet en route. Tandis que Marius rêve et contemple, son aïeul, le grand bourgeois,
enrage, déblatère et tonne ; et vraiment, au milieu de beaucoup de sottises que
M. Victor Hugo met dans la bouche de ce vieil homme, on rencontre des paroles qui ne
manquent point de sens : « Ce tas de morveux ! ça se convoque sur la place du
Panthéon ; délibérer sur l’artillerie citoyenne, s’en aller jaboter en plein air sur
les pétarades de la garde nationale ! Où va-t-on ? où va-t-on ? Quand on pense que
ce drôle a eu la scélératesse de se faire carbonaro ! Pourquoi as-tu quitté ma
maison ? Pour t’aller faire républicain ! D’abord le peuple n’en veut pas de ta
république ; il n’en veut pas, il a du bon sens ; il sait bien qu’il y a eu toujours
des rois et qu’il y en aura toujours… Est-ce assez horrible, ce caprice-là !
s’amouracher du Père Duchesne, faire les yeux doux à la
guillotine, chanter des romances et jouer de la guitare sous le balcon de
93 ! »
Si le grand vieillard s’arrêtait là, je crois que, sans avoir quatre-vingt-dix ans,
je serais un peu de son avis, et il me semble que l’histoire lui a donné raison. Où en
sont M. Guinard et l’artillerie de la garde nationale, les délibérations de la
jeunesse des écoles et la république ? Où tout cela nous a-t-il conduits ? Je remarque
en outre que M. Hugo, sacrifiant cette fois son thème favori à l’observation de la
nature, a mis au cœur de ce vieillard grondeur et colère un sentiment de sensibilité
vraie, un regret profond qui n’existe pas au cœur de son petit-fils : « On sort
de là, — s’écrie-t-il, en parlant des cabinets de lecture où se trouvent les
journaux qui tournent la tête des jeunes gens, — et l’on fiche le camp de chez sa
famille. Ah ! juste ciel ! tu pourras te vanter d’avoir désespéré ton grand-père,
toi. »
Ce cri de la nature, sorti des entrailles de l’aïeul à travers ses
objurgations, comme un filon d’or au milieu des scories, me remue, tandis que les
phrases et les périphrases de Marius me laissent froid. C’est que M. Gillenormand, le
nec plus ultra des ultra, aime vraiment son petit-fils, tandis que
Marius, l’homme sensible et rêveur par excellence, n’a au cœur ni un sentiment
d’affection ni un regret pour le vieux grand-père qui l’a élevé. Que voulez-vous ?
Marius est de l’école de J.-J. Rousseau, c’est un humanitaire, il n’aime qu’en grand,
il adore le monde : son cœur ne descend pas au détail, et son grand-père est un
détail. Je ne suis pas très sûr que M. Victor Hugo ait eu la conscience de la vérité
du contraste, et j’incline à croire que l’artiste a profité chez lui d’un moment de
sommeil de l’homme de parti pour fixer sur la toile ces deux physionomies, d’après des
originaux qui ont posé devant lui.
Le crime du grand bourgeois, je vais vous le dire, c’est un classique, et il n’aime pas Hernani. « Hernani, je vous demande un peu, Hernani, des antithèses ! des abominations qui ne sont pas même écrites en français ! » Traiter ainsi Hernani, en parler avec cette irrévérence ! voilà un homme abominable ! Je comprends maintenant que Marius n’ait pas un regret pour lui. Siffler la république, passe encore ; mais siffler Hernani, cette pièce dans laquelle nous autres, qui, en 1829, étions la jeunesse, et qui sommes aujourd’hui, sans distinction d’opinion, l’âge mûr, nous avons applaudi un souffle de nouveauté et de hardiesse poétique, nous avons salué un généreux effort pour renouer, par-dessus le dix-huitième siècle, la tradition du Cid ! Siffler Hernani, où l’antithèse, cette fleur inévitable qui naît d’elle-même sous la main de M. Victor Hugo, abonde sans doute, mais où l’on trouve aussi l’énergie de la pensée, la chaleur du sentiment, la plénitude de la versification, vivifiées par une imagination ardente et féconde !
Mais alors que dirait-il, ce vieillard morose, de Morion Delorme et des autres pièces de Victor Hugo : Le Roi s’amuse, Marie Tudor, Lucrèce Borgia, Angelo, tyran de Padoue, et Ruy-Blas ? Que penserait ce burgrave des Burgraves ? M. Gillenormand ne mérite donc ni pitié ni merci, et je me sens tout prêt à crier comme les séides du grand poète le jour de la représentation d’Hernani : « Chassez ce misérable, c’est un classique. » Un peu plus, j’allais ajouter avec ce chef de claque romantique, aujourd’hui magistrat : « Non, tuez-le, c’est un académicien. » Mais je me souviens à temps que M. Victor Hugo est académicien, et que M. Gillenormand ne l’était pas.
L’avouerai-je ? Je regrette que le grand bourgeois ait commis cet attentat de lèse-majesté romantique ; car, encore une fois, il avait du bon, ce burgrave. Il prenait quelquefois les proportions d’un personnage de Molière, et il disait brutalement de grosses vérités qui n’en étaient pas moins vraies.
Que pensez-vous de cette tirade sur la jeunesse révolutionnaire de 1830 :
« Des canons dans la cour du Muséum ! Pourquoi faire ? Vous
voulez donc mitrailler l’Apollon du Belvédère ! Qu’est-ce que les gargousses ont à
faire avec la Vénus de Médicis ? Oh ! ces jeunes gens d’à présent ! ils font tout ce
qu’ils peuvent pour être laids. Ils sont mal habillés, difformes, et ils se
complètent en étant stupides ; ils répètent les calembours de Tiercelin et de
Potier ; ils ont des habits noirs, des gilets de palefreniers, des chemises de
grosse toile, des pantalons de gros drap, des bottes de gros cuir, et le ramage
ressemble au plumage… Ils fabriquent des systèmes, ils refont la société, ils
remettent le grenier à la place de la cave, et mon portier à la place du
roi. »
Savez-vous l’idée qui m’est venue ? C’est que M. Victor Hugo, qui a tenu souvent cour
plénière de démagogues, et qui a éprouvé, sans doute, au milieu de ses séides, l’ennui
que M. Béranger ne dissimule pas dans ses Mémoires (car la déesse
Popularité, comme la déesse Fortune, vend ce qu’on croit qu’elle donne), a exercé ses
représailles par la bouche du grand bourgeois. Ce n’est pas la seule preuve de bon
sens que donne le vieil ultra. Je ne déteste pas cette autre phrase sur le Sénat
conservateur, le Sénat du premier Empire, comme vous le pensez bien, car lorsque
M. Gillenormand débitait sa tirade, il n’était pas question du second Empire et du
second Sénat : « C’est comme leur Sieyès, un régicide aboutissant à un
sénateur, car c’est toujours par là qu’ils finissent. On se balafre avec le
tutoiement civique pour arriver à se faire dire monsieur le comte… monsieur le comte
gros comme le bras ! Le philosophe Sieyès ! Je me rends cette justice, que je n’ai
jamais fait plus de cas des philosophes, de tous ces philosophes-là, que des
lunettes du grimacier de Tivoli ! »
Ce n’est vraiment pas mal dit pour un ultra. Quel malheur qu’il ait sifflé Hernani ! Mais le crime est irrémissible. Faites tirer le grand bourgeois à quatre chevaux, ou à quatre romantiques, et n’en parlons plus.
X. Reprise de l’action. — Promenades de Marius au Luxembourg. — Rencontre avec Jean Valjean et Cosette. — Un guet-apens dans la masure du Corbeau. — Les hommes à la prunelle-étoile. §
L’action, suspendue pendant un volume pour cause de digression et de dissertation politico-philosophique, recommence avec le sixième volume de l’ouvrage. Je soumettrai à l’auteur, à l’occasion de ces monologues personnels qu’il introduit à chaque instant dans son drame, une humble observation sous la forme d’un dilemme.
Ou son drame est intéressant ou il ne l’est pas. S’il est intéressant, le lecteur lui sait naturellement mauvais gré de l’interrompre au moment où le nœud d’une situation critique commence à se serrer pour faire une charge à fond sur les ultras, raconter la bataille de Waterloo, remonter à l’origine du couvent de Picpus et écrire un chapitre de philosophie générale contre les couvents. S’il ne l’est pas, ce n’était vraiment pas la peine d’introduire un drame au milieu des dissertations philosophiques et politiques que M. Victor Hugo voulait placer sous les yeux du public, et, au lieu de reprocher au philosophe et au politique de détourner le dramaturge de sa route, il faudra reprocher au dramaturge de venir interrompre le politique et le philosophe au milieu de ses leçons. Je connais quelques jeunes lecteurs de M. Victor Hugo qui ont tourné la difficulté. L’un d’eux se vantait devant moi d’avoir lu les quatre derniers volumes des Misérables en quatre heures. — Voilà qui est admirable, lui dis-je. Mais comment avez-vous exécuté ce tour de force intellectuel ? Comme j’ai beaucoup à lire, je vous serai reconnaissant de m’indiquer le procédé de cette lecture au pas gymnastique. — Mon procédé est très simple, répliqua mon jeune interlocuteur en riant. Toutes les fois que je trouve un mot de politique et de philosophie, sauve qui peut ! je tourne le feuillet, et, comme on dit, je lis du pouce, sauf à sauter quelques chapitres jusqu’à ce que je rencontre un visage comme Fantine, Jean Valjean, Marius, Cosette, les Thénardier, Javert.
— Votre procédé est expéditif, mais ne saurait être à l’usage de ceux qui veulent juger un livre, lis-je observer.
— Que voulez-vous ? Victor Hugo a noyé son drame dans une mer de dissertations, de considérations, de divagations. Je le repêche ; voilà tout.
L’idée de cette pêche m’a paru originale, et je n’ai pas voulu en priver le lecteur.
Le sixième volume est un de ceux qu’a dû lire mon jeune ami, car, ainsi que je vous
l’ai dit, l’action du drame y reprend son cours. Cependant, je soupçonne que plus
d’une page encore a été sautée ; l’action, en effet, marche d’un pas bien lent au
début, à peu près comme un train qui s’ébranle après avoir fait une longue station, et
la philosophie et les sciences sociales vous poursuivent de leur bourdonnement. Vous
vous en souvenez, Marius, après avoir été bonapartiste fougueux, est arrivé à ne plus
être qu’un philosophe humanitaire, et, dans sa pitié pour tous les maux des hommes, il
a une préférence compatissante pour ceux de la femme. Je ne prétends en tirer aucune
induction défavorable à la moralité du héros de M. Victor Hugo. Tout au contraire, il
est pur, il a horreur du vice, il tranche sur ce fond de jeunes gens viveurs et
cyniques au milieu desquels M. Victor Hugo l’a placé, comme une page égarée de Werther
jetée dans un chapitre de Paul de Kock. Si je ne craignais de désobliger le chef de
l’école romantique, qui a une horreur toute particulière pour Racine et qui déclare
par la bouche de Marius, dans ce volume même, aux auteurs du programme du baccalauréat
« qu’il faut qu’ils soient de rares crétins pour n’y avoir mis qu’une fois
Molière, tandis qu’ils y ont mis trois fois Racine »
, je dirai que Marius a
quelque ressemblance avec l’Hippolyte de la tragédie. Il est comme lui
… Fier et même un peu farouche,
et il pourrait, à l’instar du jeune héros grec, s’écrier :
J’ai poussé la vertu jusques à la rudesse.
C’est du moins l’avis de Courfeyrac qui, traduisant en prose la morale poétique un peu relâchée de Théramène, ce galant vieillard, dans le caractère duquel Racine a fait un sacrifice excessif à la galanterie de son siècle, adresse à Marius qui, suivant lui, vit bêtement, une leçon où l’on retrouve, traduit dans un style de tabagie, le conseil que Théramène donnait à Hippolyte en l’exhortant à laisser là sa sauvagerie.
Patience ! Aricie va paraître, et cette humeur farouche d’Hippolyte, je veux dire de Marius, le prédispose à une grande passion. Aricie, c’est une jeune fille de quatorze ans ; elle vient s’asseoir tous les jours au Luxembourg avec un homme âgé qui semble être son père, et la première année Marius ne l’a pas même remarquée. Elle est dans cet âge de transition qu’on appelle l’âge ingrat, si maigre qu’elle en est presque laide ; l’enfant est partie et la jeune fille n’est pas encore venue. Comme l’homme aux larges épaules, à la physionomie peu encourageante pour les importuns qui regardent la jeune fille, a les cheveux entièrement blancs, et que celle-ci ne brille point par la blancheur de son teint, Courfeyrac, qui est le loustic de la bande, les a nommés AL Leblanc et mademoiselle Lanoire. C’est sous ce nom que les deux habitués du Luxembourg sont connus parmi les jeunes gens, et Marius les désigne lui-même ainsi. Mais le lecteur, pour lequel il n’y a pas de secret, se retrouve en pays de connaissance, et il a bientôt deviné dans le vieillard Jean Valjean, dans la jeune fille Cosette. Or il arrive que pendant six mois les deux promeneurs ne viennent point au Luxembourg. Par une belle matinée d’été, Marius, qui les a presque oubliés, les retrouve sur le banc accoutumé. Mais un changement prodigieux s’est opéré dans la jeune fille ; ou, plutôt, il n’y avait pas de jeune fille et il y en a une. Vous devinez la suite : M. Victor Hugo a peint avec son talent ordinaire cette rencontre et l’impression que les deux jeunes gens produisent l’un sur l’autre, mais la peinture est trop réaliste pour que nous nous y attachions. Marius a bientôt attiré l’attention de la jeune fille, mais son assiduité est presque aussitôt découverte par le vieillard aux regards vigilants et soupçonneux. Les promenades deviennent plus rares, puis elles cessent. Marius est parvenu, en suivant les deux promeneurs, à savoir leur adresse ; il se hasarde à interroger leur portier, il y retourne une seconde fois, ils ont déménagé, la piste est perdue.
Pour la retrouver, mon jeune ami aura eu à sauter, et j’ai eu à lire tout le livre
septième qui se compose des quatre chapitres suivants : Patron
Minette, — Le Bas-fond, — Babet, Gueulemer,
Claquesous et Montparnasse, — Composition de la troupe. Ce
chapitre semble emprunté aux Mystères de Paris de M. Sue ; seulement
on y trouve beaucoup moins d’esprit d’observation et beaucoup plus de fantaisie. Le
thème de la philosophie socialiste de M. Victor Hugo revient, comme ces cantilènes un
peu monotones qui, sur l’orgue de barbarie, reparaissent à travers les variations du
morceau. Ce chapitre est un des coryphées destiné à répéter le refrain de la litanie
contre la société. Le système ne change pas, seulement le poète se sert d’images
nouvelles. La société lui apparaît comme une surface immense sous laquelle il y a des
excavations, des mines. Dans ces mines l’avenir se prépare ; mais il y a, au-dessous
de toutes ces mines, ce qu’il appelle la case du mal, le troisième dessous. C’est
l’espèce d’enfer où tous les mauvais appétits, tous les mauvais instincts, toutes les
colères brutales, toutes les passions scélérates se sont donné rendez-vous. Suivant
cet étrange système, il faut respecter tous ceux qui affichent la prétention de
réformer le monde, oui, tous, y compris Marat. « Certes, quoiqu’une divine
chaîne invisible lie entre eux, à leur insu, tous ces pionniers souterrains, qui
presque tous se croient isolés et qui ne le sont pas, leurs travaux sont bien
divers, et la lumière des uns contraste avec le flamboiement des autres. Les uns
sont paradisiaques, les autres sont tragiques. Pourtant, quel que soit le contraste,
tous ces travailleurs, depuis le plus haut jusqu’au plus nocturne, depuis le plus
sage jusqu’au plus fou, ont une similitude, et la voici : le désintéressement. Marat
s’oublie comme Jésus. Ils se laissent de côté, ils s’omettent, ils ne songent pas à
eux ; ils voient autre chose qu’eux-mêmes ; ils ont un regard, et ce regard cherche
l’absolu. Le premier a tout le ciel dans les yeux ; le dernier, si énigmatique qu’il
soit, a encore sous le sourcil la pâle clarté de l’infini. Vénérez, quoi qu’il
fasse, quiconque a ce signe : la prunelle étoile. »
Théorie fausse, insensée
et immorale, d’après laquelle il suffirait de ne pas avoir eu des appétits d’argent
pour mériter le respect, et d’avoir commis des crimes au nom de la souveraineté du but
pour rester vertueux. Je ne parle pas de cette manie de l’antithèse poussée jusqu’au
blasphème qui conduit M. Hugo à rapprocher le nom exécrable de Marat du nom divin de
Jésus-Christ. Rien ne saurait plus étonner de la part de l’homme qui a écrit cette
phrase insensée : « Il faut écheniller Dieu. »
Je me contenterai de
dire d’une manière générale que les plus odieux de tous ces misérables que M. Hugo a
pris pour sujet de son livre sont les malfaiteurs politiques de 93, pour lesquels il
exige notre vénération. Vénérer Robespierre ! vénérer Marat ! Non seulement je les
hais, comme les ennemis de mon pays et ceux de l’humanité, les ennemis de la liberté
dont ils ont failli déshonorer le nom en l’invoquant au milieu de leurs orgies de sang
et des saturnales de leurs tyrannies, mais je les méprise. M. Victor Hugo, quoi qu’il
fasse, ne parviendra pas à réhabiliter la hideuse figure de Robespierre, ce petit
esprit hissé sur les échasses de ses crimes, et la figure ignoble de Marat, du lâche
Marat, qui ne manqua jamais, toutes les fois qu’il y avait un péril à courir, de se
blottir dans la cave, son asile ordinaire. Il n’est pas vrai que Marat s’oubliât et
que Robespierre ne songeât pas à lui. Ils ne songeaient, au contraire, qu’à eux-mêmes.
S’ils étaient désintéressés d’argent, ils étaient affamés de puissance et de toutes
les jouissances de la vanité. À tout prix, par tous les moyens, par le sang innocent
répandu à flots, par le deuil des orphelins, par les larmes des mères ils voulaient
jouer un rôle. La fantaisie d’un poète ne prévaudra point contre la conscience du
genre humain ; et toutes les fois qu’une main impie voudra relever sur leurs
piédestaux ces hideuses idoles, les justiciers de l’histoire — que M. Victor Hugo se
le tienne pour dit — les renverseront sur le front de leurs cyniques adorateurs.
Je me suis laissé entraîner par mon sujet. Je suis obligé de resserrer en quelques lignes ce qu’il me reste à dire sur la marche du drame.
Marius retrouve les deux promeneurs du Luxembourg, Jean Valjean et Cosette, dans la masure du Corbeau, où ils sont allés pour secourir une famille de misérables, les Jondrette, qui sont au fond les Thénardier, ces Thénardier que Marius cherche depuis si longtemps. Marius, logé dans la chambre voisine de leur taudis, aperçoit, par une fente qui lui permet de voir sans être vu, la jeune fille du Luxembourg ; elle lui semble un ange au milieu de l’enfer. Du haut du même observatoire, il entend le projet que forme une heure après Jondrette pour attirer le jour même Jean Valjean dans un guet-apens et l’obliger à lui donner une grosse somme d’argent, décidé à l’égorger avec le secours d’une bande de malfaiteurs s’il ne s’exécute pas. Marius, ne sachant pas l’adresse de Valjean, va faire sa déclaration chez le commissaire de police. En présence de qui se trouve-t-il ? de l’inspecteur Javert. Javert lui promet de cerner la maison à l’heure marquée pour la perpétration du crime. Un coup de pistolet tiré par Marius, qui sera dans sa chambre, à son observatoire, l’avertira du moment où il pourra prendre la bande en flagrant délit. Quelques instants avant le moment où la scène va s’ouvrir, Marius apprend que Jondrette n’est autre que le Thénardier, de sorte qu’il se trouve entre la crainte de voir assassiner sous ses yeux un homme dans lequel il voit le père de celle qu’il aime, et la crainte de livrer au supplice un autre homme, lequel, il le croit du moins, a sauvé son père.
Il y a tout un gros mélodrame construit sur cette donnée. Il est rempli d’invraisemblances, fortement charpenté, propre à remuer les nerfs sur le boulevard du crime, mais infiniment prolongé. Enfin, Javert intervient sans signal au moment où Jean Valjean va être assassiné, et les malfaiteurs cherchent à fuir en disant qu’ils n’ont pas le temps de tuer la victime. Singulière ficelle dramatique pour sauver le héros du livre. Que faut-il à des hommes armés pour tuer un autre homme ? cet infiniment petit du temps qu’on appelle une seconde. Jean Valjean, qui n’a pas moins peur de Javert que des assassins, disparaît par la fenêtre à la faveur de la confusion, et les malfaiteurs se rendent à Javert.
À la bonne heure ! cela ne serait pas déplacé à la Gaîté et à l’Ambigu. Mais c’est bien la peine de s’être appelé Victor Hugo pour finir comme M. Bouchardy a commencé.
Quatrième partie. — L’Idylle rue Plumet et l’Épopée rue Saint-Denis. §
XI. Deux mélodrames et trois volumes d’épisodes. — Opinion de l’auteur sur 1830. — Glorification de l’insurrection. §
Arrêtons-nous un moment pour replacer les personnages sur la scène, à l’endroit où nous les avons laissés, afin que l’on puisse suivre le développement du drame. M. Gillenormand est dans les coulisses, ou, comme dirait M. Victor Hugo, dans l’ombre, occupé à maudire et à pleurer son petit-fils, Marius Pontmercy, sur la tête duquel if avait placé les dernières espérances et les dernières joies de sa vieillesse, et qui, dans son accès de piété filiale posthume et de bonapartisme rétroactif, s’est enfui de chez son grand-père, lecteur assidu de la Quotidienne et probablement des premières poésies de M. Victor Hugo, deux ci-devant que Marius range dans la même catégorie. Marius, dont le déménagement est facile, puisqu’il n’a pas de mobilier, a quitté la mansarde du Corbeau ; l’aspect de ce lieu, où il a été sur le point d’être le témoin d’un meurtre, lui est devenu odieux, et il craint d’être appelé en justice pour témoigner contre Thénardier, dans lequel il continue à voir le sauveur de son père, et pour lequel il a conservé une reconnaissance invraisemblable, bien qu’il connaisse la perversité de ce hideux coquin. Il est étonné et comme ahuri des scènes auxquelles il vient d’être mêlé. En outre, il a à peu près perdu l’espoir de découvrir la demeure de M. Leblanc, c’est toujours ainsi qu’il appelle Jean Valjean, qui, à ses yeux, est le père de Cosette, dont il ignore le nom ; seulement Éponine lui a promis de chercher à découvrir cette adresse, qu’il payerait au prix de sa vie.
Jean Valjean, sauvé et à la fois menacé par l’entrée de Javert et de ses agents dans
la sinistre mansarde de Thénardier, a profité d’un moment de distraction de Javert,
occupé de faire garrotter ses prisonniers, pour s’échapper par la croisée, à laquelle
est suspendue une échelle de corde ; il est allé en toute hâte rejoindre Cosette, et
nous le retrouverons bientôt rue Plumet, que M. Victor Hugo a choisie pour cadre de
son idylle. Thénardier et sa famille, sauf Éponine, sont sous les verrous. Toute son
affreuse bande, Gueulemer, Claquesous et les autres partagent son sort. Quant à
Gavroche, ce gamin domicilié sur le pavé de Paris, il apprend la situation de son
honorable famille par ce dialogue qu’il engage avec la vieille portière de la masure
du Corbeau : « Où est mon père ? lui dit-il. — À la Force. — Tiens ! Et ma
mère ? — À Saint-Lazare. — Et mes sœurs ? — Aux Madelonnettes. »
Cette succession de nouvelles n’arrache à Gavroche qu’une simple exclamation d’étonnement, et il s’éloigne en chantant :
Le roi CoupdesabotS’en allait à la chasse,À la chasse aux corbeaux,Monté sur des échasses.Quand on passait dessous,On lui payait deux sous.
Touchante réciprocité des sentiments de la famille ! N’oubliez pas surtout que c’est la faute de la société, qui est seule coupable de la scélératesse de Thénardier et de la cynique effronterie de Gavroche. M. Victor Hugo se moque en plus d’un endroit de ceux qui répètent : C’est la faute à Rousseau, c’est la faute à Voltaire. Il est certainement beaucoup plus spirituel et plus sensé de répéter sans cesse comme lui : C’est la faute à la France ! En poussant jusqu’au bout l’argument, elle finirait par être coupable aussi des Misérables, et vraiment j’en serais fâché pour son bon sens et son bon goût.
S’il s’agissait d’un auteur et d’un ouvrage ordinaires, il serait facile, au point où nous sommes, d’augurer le développement et le dénouement de l’action. Marius, c’est l’histoire de tous les romans du monde, doit finir par retrouver Cosette, comme Roméo retrouve Juliette, Paul Virginie, Tom-Jones Sophia, Chactas Atala, et le titre d’idylle donné à cette partie fait pressentir que ma supposition n’est pas tout à fait dénuée de justesse. Cosette devra naturellement être placée entre son affection naissante pour Marius et sa tendresse reconnaissante pour Jean Valjean, qui ne peut plus se passer de la présence de la fille de Fantine, devenue la fille d’adoption de l’ancien forçat. La lutte de ces deux affections sera le nœud et l’intérêt du drame ; le choix de Cosette en sera le dénouement. Mais M. Victor Hugo n’admet pas cette simplicité dans les ressorts dramatiques. La machine de Marly, avec l’enchevêtrement de ses roues, était un jeu d’enfant, à côté des complications inextricables de cette imagination. L’idylle sera comme noyée dans plusieurs mélodrames ; il y aura le mélodrame scélérat et le mélodrame politique. Thénardier et son horrible bande n’ont pas dit leur dernier mot. Enjolras, Courfeyrac et toute la société de l’A-B-C vont venir à la rescousse.
En outre, nous avons compté sans les épisodes. Un honnête critique, M. Courtat, dans une Étude sur les Misérables presque partout équitable, et souvent spirituelle, s’est, je ne dirai pas précisément amusé, mais occupé à relever les digressions que contenaient les dix volumes du poète. Nous citons les chiffres auxquels il arrive et qui sont plutôt en deçà qu’au-delà de la vérité.
Premier volume, | Onde et Ombres | 5 pages. |
Deuxième | Année 1817 | 14 |
Troisième | Description de Waterloo | 140 |
Quatrième | Le Petit-Picpus | 116 |
Cinquième | Les amis de l’A-B-C | 68 |
Septième | Quelques pages d’histoire | 90 |
Id. | La Cadène | 20 |
Id. | Les racines, — l’Argot | 52 |
Huitième et neuvième, | Les barricades | 400 |
Dixième volume, | Notice sur les égouts de Paris | 100 |
Total général | 1,005 |
Ou peut donc compter que, sur dix volumes, formant 3,510 pages, il y a au moins trois volumes de digressions ou d’épisodes. C’est beaucoup !
Dans l’Idylle de la rue Plumet, les quatre-vingts premières pages et les cinquante dernières du premier volume sont ainsi remplies de dissertations parasites. M. Victor Hugo, qui mêle l’histoire au roman et la philosophie à l’histoire, abandonne, pendant trois chapitres, Cosette, Marius et Jean Valjean, afin d’apprécier les causes et les conséquences de la révolution de 1830. Je suis obligé d’avouer que son appréciation n’est pas nouvelle ; il a remis à neuf, pour la circonstance, les vieux oripeaux du libéralisme qui traînent dans les brochures et les journaux du temps : j’ai cru relire les élucubrations de M. Bérard, l’auteur de la Charte qui a porté son nom, les lieux communs de M. Sarrans jeune qui doit être bien vieux, s’il vit encore, et les discours de M. Dupin l’aîné, qui était alors dans son beau temps.
La Restauration, sachez-le bien, arrêtait l’essor de la France ; le roi Charles X voulut mettre la main sur la liberté moderne ; la France, prenant en pitié cette audace sénile, déposa doucement par terre le vieux roi Charles X, et, clémente comme la force, l’envoya mourir en exil ; puis, délivrée de cet obstacle, elle se remit tranquillement en marche vers ses destinées. Voilà qui est merveilleux, et, pour compléter l’illusion d’optique, il ne restait à M. Victor Hugo qu’une chose à faire, c’était de nous chanter, sur un air connu, la plus détestable pièce de vers qu’il ait composée pendant l’absence de sa muse, l’hymne sur les morts de Juillet :
Ceux qui pieusement sont morts pour la patrie.
Pour le coup, nous nous serions trouvés rajeunis de trente-quatre ans.
Me sera-t-il permis de dire à M. Victor Hugo qu’en décrivant, la révolution de 1830
comme il l’a décrite, il abuse singulièrement de l’innocence de la génération
nouvelle, et qu’il compte un peu trop sur le défaut de mémoire des contemporains de
cette révolution. Sans doute bien des événements se sont succédé depuis cette époque,
bien des avènements et bien des chutes, et, comme si la Seine était un autre Léthé,
beaucoup d’hommes semblent avoir bu l’oubli de leurs idées, de leurs sentiments, de
leurs affections et de leurs serments. Mais, Dieu merci, il reste encore des mémoires
fidèles et des consciences droites et pures ; c’est à elles que je le demande. N’y
a-t-il vraiment que le roi Charles X qui ait commis des fautes sous la Restauration ?
Est-ce que tous les partis n’en ont pas commis, et y en a-t-il un qui ait le droit de
jeter aux autres la première pierre ? Est-ce que les députés libéraux qui refusaient
la conversion des rentes à M. de Villèle et l’accusaient de dilapider les finances de
la France quand il lui demandait un budget de neuf cents millions étaient à l’abri de
tout reproche ? Est-ce que les journalistes qui insinuaient chaque jour que le
gouvernement royal était inféodé à l’étranger, au moment même où il préparait
l’expédition d’Alger, en repoussant avec une juste fierté les menaces arrogantes de
l’Angleterre, à laquelle il indiquait d’avance le chemin de notre flotte, afin que, si
le cœur lui en disait, elle mît la sienne en travers, n’avaient pas quelques torts
envers le Roi et envers la France ? Quand Charles X avait voulu marcher avec l’esprit
du moment et qu’il avait nommé pour cela le ministère Martignac, est-ce qu’au lieu de
suivre ce ministère, on n’avait pas voulu l’entraîner, de sorte que M. de Martignac
s’écria avec terreur du haut de la tribune : « Nous allons à
l’anarchie ! »
Est-ce qu’il n’y avait pas tout un parti, représenté par le
National, qui résumait sa politique dans cette phrase : « De deux
choses l’une, ou le roi Charles X sortira de la Charte, on nous l’y étoufferons », et
les publicistes du même journal n’ont-ils pas avoué, après le succès, qu’on avait
toujours eu la pensée de renverser la royauté à laquelle on prêtait serment de
fidélité, de sorte que ces protestations hypocrites ont gardé, dans l’histoire, le nom
de Comédie de quinze ans ?
C’est à peine la centième partie de ce qu’on pourrait alléguer contre la thèse
adoptée par M. Victor Hugo. Encore faudrait-il ajouter, quant à la manière calme, sage
et solennelle dont s’est effectuée, selon lui, la révolution de 1830, que la prose de
la réalité ressemble fort peu à ce poétique idéal. Aurions-nous rêvé, par hasard, que
la cohue révolutionnaire s’embarqua pour Rambouillet armée de sabres, de piques, de
fusils, de fourches, qui dans des omnibus, qui dans des charrettes, qui dans des
carrioles, qui sur des chevaux, qui sur des ânes, et qu’elle alla hurlant, chantant,
vociférant comme une meute, faire le trac du vieux Roi, qui, à son gré, ne partait pas
assez vite ? Est-ce encore un rêve que le sac des Tuileries ? un rêve que ces
abominables pamphlets qu’on vociférait publiquement et impunément sous les colonnades
du Palais-Royal, et en accolant dans un titre impur le nom vénéré de la fille de
Louis XVI au nom vénérable de l’archevêque de Paris ? Est-ce un rêve que la
dévastation du calvaire du mont Valérien et le coup de fusil tiré sur le P. Rauzan ?
Est-ce un rêve que les cris de mort poussés contre Mgr de Quélen et la fureur des
bandes révolutionnaires qui allèrent le chercher jusqu’à Conflans ? En vérité, on
demeure confondu quand on lit ces audacieuses affirmations. Nous avons vu, de nos yeux
vu, ces scènes de trouble et de colère, la Charte violée par ceux qui avaient fait une
révolution aux cris de Vive la Charte ! Nous avons vu, de nos yeux vu, le rédacteur du
Corsaire, hissé sur les épaules d’un ramoneur, demander la
suppression de l’hérédité de la pairie aux portes du palais Bourbon, et nous avons
entendu, de nos oreilles entendu, le général la Fayette la lui promettre, promesse que
la Chambre fut obligée de ratifier et de tenir, malgré un éloquent discours de
M. Thiers. L’émeute pesait sur l’Hôtel de Ville, l’Hôtel de Ville pesait sur le palais
Bourbon ; les violents ou les fous agissaient, les esprits sages étaient obligés de
suivre. C’est ainsi que se fit cette révolution, dont ne voulaient ni Casimir Périer,
ni M. Guizot, ni le général Sébastiani, ni M. Villemain, ni M. Bertin de Vaux, ni même
M. Dupin. C’est toujours le mot de Tacite : Pauci ausi sunt… omnes
passi sunt.
Laissons ces souvenirs, pour peu qu’ils importunent M. Victor Hugo, et tranchons la question par un simple raisonnement. Si c’était vraiment la Restauration qui s’opposait à l’essor de la France vers la liberté, la Restauration une fois tombée, et Charles X en exil, tout a dû marcher au mieux, et nous avons dû faire des pas de géant dans la voie du progrès et de la liberté politique. En est-il ainsi ? Alors pourquoi M. Victor Hugo a-t-il écrit les Misérables, dans lesquels il fait une satire sanglante de la société française ? Pourquoi ?… Mais je m’aperçois que je deviens beaucoup trop curieux.
Bien coupé, dit le poète, mais mal cousu. La couture, c’est le gouvernement de Juillet, c’est Louis-Philippe. Je vous répondrai que c’est parce qu’on avait mal coupé qu’il a fallu se hâter de coudre tant bien que mal, et qu’on a bâclé en quelques heures la charte et le gouvernement de 1830, comme le disait M. de Cormenin, qui était libéral à cette époque. Posons nettement la question. Vous aimez et vous louez Philippe ; je ne vous le reproche pas. Il vous a bien accueilli, il vous a fait pair de France ; vous avez eu des rapports avec ses fils ; soyez reconnaissant tant que vous voudrez, le plus que vous pourrez, ce n’est pas un défaut ; dans tous les cas, ce n’est pas le vôtre. J’aurais voulu, il est vrai, que dans vos louanges vous eussiez été plus juste, et que vous n’eussiez pas écrit des phrases cyniques que je ne veux pas citer.
J’aurais voulu que les louanges que vous donnez à Louis-Philippe ne devinssent pas
des injustices contre ses aînés, et que ces éloges ne ressemblassent pas à des
inconvenances, comme dans cette phrase par exemple : « Il allait peu à la
chapelle, point à la chasse, jamais à l’Opéra. Incorruptible aux sacristains, aux
valets de chiens et aux danseuses, cela entrait dans sa popularité
bourgeoise. »
Malgré cette observation, le fond du portrait est exact ; on y
trouve le mal et le bien, et plusieurs traits sont touchés de main de maître. C’était
donc un habile homme que Louis-Philippe. Si les Bourbons de la branche aînée avaient
été l’unique obstacle à l’établissement du gouvernement représentatif en France, d’où
vient alors que le chef de la branche cadette ne l’a pas fondé ? Est-ce, comme
l’insinue M. Victor Hugo, « parce qu’il a réprimé violemment les protestations
de la rue, exécuté militairement les insurrections, et passé l’émeute par les
armes »
? Eh ! mon Dieu ! s’il n’avait pas eu raison de l’émeute, l’émeute
aurait eu raison de lui, et au lieu de tomber en 1848, il serait tombé en 1832. Il
faut donc chercher ailleurs la cause de l’échec de Louis-Philippe. Selon moi, la
voici : le gouvernement représentatif était plus difficile à fonder après la
révolution de 1830 qu’avant cette révolution par trois raisons que je vais dire : la
violence populaire était une des origines du nouveau gouvernement, et l’insurrection
de l’avenir avait un précédent à invoquer ; le personnel du gouvernement
représentatif, déjà peu nombreux en France, se trouvait diminué par la situation faite
à un grand nombre de propriétaires fonciers demeurés fidèles à l’ancien droit
monarchique, et qui ne pouvaient, par conséquent, se rallier au gouvernement nouveau.
Enfin la royauté de Juillet était gênée dans sa politique extérieure ; suspecte à
l’Europe continentale, à cause de son origine révolutionnaire, elle ne pouvait suivre
la politique traditionnelle de la France, et, d’un autre côté, elle appréhendait
sagement de se jeter dans la politique révolutionnaire, par la crainte d’allumer au
dehors un incendie dont les flammes auraient bientôt gagné le dedans.
Que M. Victor Hugo ne se hâte pas de triompher et de s’écrier que le tort de
Louis-Philippe, « c’est d’avoir confisqué le droit démocratique… Faire un peu
rendre à un succès le sou d’une catastrophe, afin que ceux qui en profitent en
tremblent aussi, continue-t-il, assaisonner de peur un pas de fait ; augmenter la
courbe de la transition jusqu’au ralentissement du progrès ; affadir cette œuvre,
dénoncer et retrancher les âpretés de l’enthousiasme, couper les angles et les
ongles, ouater le triomphe, emmitoufler le droit, envelopper le peuple géant de
flanelle et le coucher bien vite, imposer la diète à cet excès de santé, mettre
Hercule en traitement de convalescence, délayer l’événement dans l’expédient, offrir
aux esprits altérés d’idéal, ce nectar étendu de tisane ; prendre ses précautions
contre le trop de réussite ; garnir la révolution d’un abat-jour, 1830 pratiqua
cette théorie déjà appliquée à l’Angleterre par 1688. 1830 est une révolution
arrêtée à mi-côte, moitié de progrès, quasi droit. Or la logique ignore l’à peu près
absolument comme le soleil ignore la chandelle »
.
Si l’on traduit ce patois romantique, en français, cela signifie probablement qu’il
aurait fallu établir en 1830 la république. Une simple observation ; on l’a proclamée
en 1848, où en sommes-nous ? Si la chute de Louis-Philippe démontre que la branche
aînée n’était pas l’obstacle à l’établissement du gouvernement représentatif en
France, la disparition de la République après trois ans d’existence démontre qu’il ne
faut pas non plus chercher cet obstacle dans la confiscation du principe démocratique.
M. Victor Hugo, et si ce n’est pas une de ses plus grandes illusions, c’est un de ses
plus grands torts, cherche à réhabiliter la souveraineté révolutionnaire du faubourg
Saint-Antoine pour lequel il épuise toutes les formules adulatoires de son grand
style : « C’est une poudrière de souffrances et d’idées ; on s’y enivre plus de
paroles que de vin ; une sorte d’esprit prophétique et un effluve d’avenir y
circulent, enflant les cœurs et grandissant les âmes. Les cabarets du faubourg
Saint-Antoine ressemblent à ces tavernes du mont Aventin bâties sur l’antre de la
Sibylle et communiquant avec les profonds souffles sacrés, tavernes dont les tables
étaient presque des trépieds. »
Ceux qui connaissent d’une manière exacte
les préliminaires de la journée du 20 juin et de celle du 10 août 1792 savent combien
il faut rabattre de cette rhétorique romantique pour descendre à la vérité de
l’histoire. L’image du peuple des insurrections, c’est Samson aveugle ; il renverse
les colonnes du Temple, mais il ne le rebâtit pas. Jouet de quelques factieux sans
cœur, et, la plupart du temps, sans génie, d’une presse corruptrice et décevante qui,
semblable à la Dalila antique, l’enivre de ses philtres, ce grand enfant casse tout ce
qu’il touche, et les empires où, par malheur, il domine, sont condamnés à des
intermittences d’anarchie et de despotisme qui les conduisent rapidement et
misérablement à leur perte.
On ne s’étonnera pas qu’avant d’entrer dans la suite du récit de M. Victor Hugo, je me sois arrêté pour ruiner la fausse et dangereuse théorie que j’ai rencontrée sur le seuil de la quatrième partie des Misérables. Rien de plus dangereux que les paradoxes en histoire et en politique ; ils ne corrompent pas seulement le goût, comme les paradoxes littéraires, ils troublent l’intelligence, énervent la conscience, et presque toujours ils ont de funestes contrecoups dans les événements.
XII. Mécanisme de l’idylle de la rue Plumet. — Marius et Cosette. — La morale du hasard. — La bande Thénardier reparaît. — Éponine. — Fin de l’idylle. §
Je veux expliquer le mécanisme de cette idylle et de cette épopée qui se heurtent et s’enchevêtrent dans la quatrième partie.
L’idylle, c’est la rencontre depuis longtemps attendue de Marius et de Cosette dans le jardin solitaire de la maison de la rue Plumet, Éden sauvage que le poète a préparé avec amour comme un cadre de verdure pour y suspendre son tableau.
Dans cette idylle se trouvent les qualités et les défauts de M. Victor Hugo. Une
fraîche brise de poésie circule çà et là dans ces pages, mais on y respire aussi cette
atmosphère molle, tiède et corruptrice à laquelle Mentor arracha Télémaque au moment
où celui-ci mettait le pied dans l’île de Vénus. C’est une rêverie morbide où
l’idéalisme et le sensualisme se mêlent et se confondent ; un de ces rêves à deux dans
lequel la réalité est oubliée, une de ces fièvres de l’imagination qui troublent aussi
profondément le sens moral que le jugement. L’art du poète a été de transporter une
bergerie de Florian au milieu de Paris, et de faire fleurir une idylle au sein des
boues de la civilisation ; mais au prix de quelles invraisemblances, de quelles
bizarreries dans la forme, de quelles énormités dans le style, je dirai le mot, de
quelles absurdités ! Le ridicule y coudoie la grâce et tient le haut du pavé. La
naïveté y tombe dans la niaiserie, et celle-ci aboutit souvent à l’immoralité.
Cosette, à force d’être naïve, devient parfois effrontée ; Marius, ce Némorin
romantique, quand il met son Estelle au courant d’une circonstance qui regarde son
cordonnier, et lui apprend que « l’eau des ruisseaux passe à
travers les semelles de ses souliers, et les étoiles à travers son
cime »
, ressemble à un Thomas Diafoirus élevé dans les universités
allemandes, et qui a lu Ruy-Blas et les Burgraves.
Çà et là on est touché, on reconnaît l’accent vrai de la langue que parle la jeunesse,
et puis on se heurte contre un détail accusé avec un sensualisme cynique, contre une
exagération absurde, contre une de ces phrases inacceptables que M. Victor Hugo
inflige à ses lecteurs pour établir leur servage et la souveraineté féodale d’un
talent devant lequel tout front doit se courber.
Je ne puis entrer dans les détails, il faudrait citer des pages entières. J’indiquerai seulement deux ou trois traits. Lorsque dans une idylle ou dans une églogue, Galathée et Thyrsis se tutoient à première vue, il n’y a rien là qui surprenne ou qui choque, ce sont les mœurs des champs ou plutôt encore les mœurs convenues de l’églogue et de l’idylle ; mais qu’une jeune fille élevée dans le couvent de Picpus que M. Victor Hugo nous peint comme un des plus austères de Paris, une jeune fille qui doit être chrétienne, se trouvant seule avec un jeune homme inconnu dont elle ignore le nom, la profession, la famille, qui peut être un bandit, un galérien, un misérable, et avec lequel elle a seulement échangé quelquefois un regard au Luxembourg, s’oublie jusqu’à le tutoyer, voilà ce qui serait souverainement scandaleux, si ce n’était pas souverainement ridicule. M. Victor Hugo trouvera sans doute mon observation vulgaire, prosaïque, bourgeoise ; je suis tout résigné à ses superbes dédains ; mais il permettra à son tour que je trouve son tutoiement intolérable, odieux, absurde. J’accepte pour juge toute femme qui n’a pas perdu le respect d’elle-même, toute jeune fille douée de cette aimable vertu de la chasteté et de la pudeur, qui est à l’âme ce que le velouté de la pêche est à ce beau fruit. Est-il possible qu’une jeune fille débute ainsi dans un dialogue avec un jeune homme, et qu’elle ne songe à lui demander son nom qu’après l’avoir tutoyé ? De deux choses l’une : ou établissons-nous sur les rives du fleuve du Tendre, supprimons même le village des Petits Soins, mettons que les muets truchements, en faisant leur office, suffisent à tout apprendre aux cœurs bien épris, mais alors supprimons la partie réaliste du roman, Thénardier, Montparnasse, Brujon, Gueulemer, la Magnon et tant d’autres ; ou restons dans la vraisemblance de l’honnête ; et de cette Cosette que le poète donne ailleurs pour sœur aux anges, ne faisons pas une effrontée.
Je sais bien que M. Victor Hugo a cru préparer le lecteur à cette familiarité, en
insistant sur la mauvaise et sotte éducation que, selon lui, on donne aux jeunes
filles dans les couvents, où on les laisse croupir dans une ignorance béate qui les
livre sans défense à tous les dangers du monde. Ici viennent des plaisanteries
drolatiques sur la manière dont on revoit et l’on corrige les romances à l’usage des
couvents : La pitié n’est pas un pandour
, ou bien :
Ah ! que le tambour est agréable !
M. Hugo
s’amuse, il en a bien le droit, il est roi, en sa qualité d’homme de génie, et le roi
s’amuse ; c’est grâce à lui que nous le savons. Mais je me permettrai encore de ne pas
être le moins du monde de son avis sur ce point. J’ai souvent été étonné des saintes
hardiesses que prend le catholicisme dans l’éducation des jeunes filles. Pour les
comprendre, j’ai été obligé de me rappeler que l’Église, dont le regard sonde si
profondément les abîmes du cœur humain, n’a pas oublié que si ces charmantes enfants,
la couronne du déclin de nos ans et l’ornement de nos foyers, sont les filles de Marie
selon la grâce, elles sont les filles d’Ève selon la nature. Elle a tout prévu et elle
a pensé à tout. Il y a un livre qui, M. Victor Hugo me l’accordera, pénètre dans les
couvents sans être falsifié, c’est le catéchisme. Il y a longtemps qu’il ne l’a lu, il
l’a oublié ; qu’il l’ouvre, et il y trouvera un traité complet des passions qui
troublent le cœur humain ; qu’il jette les yeux sur un examen de
conscience, et il y rencontrera une exposition des symptômes auxquels on
reconnaît cette perturbation fatale, une indication des actions, des paroles, des
familiarités, qu’il faut éviter pour ne pas succomber. Non, non, il n’est pas vrai de
dire que le catholicisme fasse des Agnès, il arme les corps comme les âmes pour la
lutte. En même temps qu’il s’élève jusqu’au souverain idéal, il descend dans les
profondeurs du réel, et ce n’est pas à lui qu’on peut reprocher d’oublier que l’homme
n’est ni un pur esprit ni un ange.
Je ne vois qu’une manière d’expliquer cette partie du livre de M. Victor Hugo ; c’est de dire avec lui que Cosette a du sang bohémien dans les veines. Il va vite et loin sur cette route, mais il faut ajouter que le but auquel elle le conduit n’a rien de moral. Au fond la vertu de Cosette ne tient, on le voit, qu’à un hasard, l’honnêteté de Marius ; si elle avait mal rencontré, elle était perdue. Savez-vous la conclusion qui reste dans l’esprit quand on a lu l’idylle de la rue Plumet ? C’est que, si Fantine avait rencontré Marius, si elle se fut trouvée dans les mêmes conditions que sa fille, elle eût été Cosette. Mais aussi que Cosette, au lieu de rencontrer Marius, eût rencontré Tholomyès, qu’elle se fût trouvée dans les mêmes conditions que sa mère, elle eût été Fantine. Ainsi la vertu n’est qu’un hasard, le vice n’est qu’un malheur. Passe encore si cette morale n’avait pour effet que d’ôter à la vertu la vanité qui l’obscurcit souvent, et de lui donner l’indulgence qui la rend plus aimable ; mais elle a aussi pour effet d’ôter au vice le remords, en attribuant ses fautes à la fatalité, et elle est la négation de la liberté humaine. Telle est cependant la morale de M. Victor Hugo. Non seulement elle résulte de son récit ; mais il l’exprime formellement, il l’érige en théorie ; et c’est à ce point de vue surtout que son ouvrage est essentiellement corrupteur.
Il l’est à un autre point de vue encore.
J’ai annoncé que cette idylle coulait entre deux drames qui lui servaient de rives :
le drame scélérat et le drame politique. Le drame scélérat tient beaucoup du
mélodrame, et l’on n’aurait pas grand-chose à faire pour l’approprier à l’Ambigu ou à la Gaîté. Il se compose d’abord de l’évasion de
toute la bande sur laquelle le terrible Javert a mis la main : Gueulemer, Claquesous,
Brujon et Thénardier. Pour ce dernier, M. Victor Hugo a imaginé une circonstance dont
l’invention, j’en suis sûr, l’a rendu très heureux, très fier : c’est Gavroche, ce
gamin de Paris appelé à jouer, dans les derniers tomes du roman, un rôle héroïque,
qui, au moyen d’une ascension périlleuse, va attacher sur le toit la corde par
laquelle Thénardier doit descendre. Il ne sait pas qu’il s’agit de sauver son père ;
il court ce risque pour plaire à Montparnasse, auquel il ne refuse jamais un coup de
main dans son honnête industrie. Quand il aperçoit Thénardier penché sur la gouttière,
il le reconnaît et il s’écrie : « Tiens ! c’est mon père ! »
puis il
ajoute aussitôt, avec une indifférence stoïque : « Cela n’empêche
pas. »
Une fois l’affaire faite, il s’en retourne dans l’Éléphant de la Bastille, où il a élu domicile, comme un ouvrier qui a terminé
sa journée et qui ne demande pas son salaire. M. Victor Hugo a écrit de bien étranges,
choses au sujet de ce projet de monument qu’on appelait l’Éléphant de la
Bastille, et je ne crois pas que le galimatias ait jamais atteint des
proportions aussi colossales, même dans les Burgraves ; mais je ne
puis m’arrêter pour signaler ces détails, je veux seulement indiquer comment cette
partie du drame se rattache à l’idylle.
La bande Thénardier a remarqué la maison isolée de la rue Plumet, et sachant qu’elle est habitée, sans savoir par qui elle est habitée, elle la prend pour but d’une attaque nocturne ; elle espère y faire ce que, dans la langue de bagne, on appelle un bon coup. Mais elle a compté sans Éponine, cette fille de Thénardier que nous avons déjà rencontrée, et qui, éprise de Marius, malgré l’abaissement où elle est tombée, veille sur lui dans cette maison de la rue Plumet dont elle lui a indiqué le chemin. Ceci amène une scène hideuse. Au moment où la bande va crocheter la grille dont les barreaux, déjà dessoudés par Marius, le visiteur nocturne du jardin, n’arrêteront pas longtemps les malfaiteurs, Éponine apparaît menaçante et l’ironie stridente à la bouche, comme une sorcière de Macbeth. Elle déclare aux bandits que, s’ils font un pas de plus, elle appellera et les livrera à la police. Les bandits ont le couteau à la main ; Thénardier a crié à sa fille, avec cet accent décisif qui annonce qu’il va passer des paroles aux actes :
« Décampe, la fée, et laisse les hommes faire leurs affaires. » — « Elle se mit à rire d’une façon terrible, continue M. Victor Hugo. — Vous êtes six ; qu’est-ce que cela me fait ? s’écria-t-elle. Vous êtes des hommes ; eh bien, je suis une femme, vous ne me faites pas peur. Moi, je n’ai peur de rien. »
« Elle appuya sur Thénardier son regard fixe, et dit : “ — Pas même de vous, mon père.” Puis elle poursuivit en promenant sur les bandits ses sanglantes prunelles de spectre : “Qu’est-ce que cela me fait, à moi, qu’on me ramasse demain, rue Plumet, sur le pavé, tuée à coup de surin par mon père, ou bien qu’on me trouve dans un an dans les filets de Saint-Cloud ou à l’île des Cygnes, au milieu des vieux bouchons pourris et des chiens noyés ?”
« Force lui fut de s’interrompre ; une toux sèche la prit ; son souffle sortait comme un râle de sa poitrine étroite et débile. Elle reprit : — Je n’ai qu’à crier, on vient, patatra ! Vous êtes six, moi je suis tout le monde.” Thénardier fit un mouvement vers elle. “ — N’approchez pas, cria-t-elle.” Il s’arrêta, et lui dit avec douceur :
« — Eh bien non, je n’approcherai pas, mais ne parle pas si haut, ma fille. Tu veux donc nous empêcher de travailler ? Faut pourtant que nous gagnions notre vie ; tu n’as donc plus d’amitié pour ton père ?
« — Vous m’embêtez, dit Éponine.
« — Il faut pourtant que nous vivions, que nous mangions.
« — Crevez. »
Je ne dis pas que le drame ne soit pas là ; mais c’est la tragédie dans le ruisseau, dans la fange, dans l’égout. Quand un malfaiteur se jette sur un autre malfaiteur et lui dévore le nez, c’est aussi un drame. Quand les chiens s’entre-déchiraient à la barrière du Combat, c’était un drame ; quand le bourreau met la main sur un homme, c’est le plus horrible des drames. Faut-il placer tous ces drames sous les regards ? À quoi bon ? M. Victor Hugo ne saurait répondre que c’est pour exciter la société à répandre l’instruction. Thénardier, dans son genre, est un coquin lettré. On l’a vu exploiter la charité à l’aide du pseudonyme et de l’anonyme. C’est une façon de libre penseur de bas étage. Est-ce que la société peut empêcher un misérable d’épouser une mégère, et peut-elle entrer dans les intérieurs pour remplir les devoirs des pères et des mères qui ne les remplissent pas ? C’est donc sans aucune espèce d’utilité que M. Victor Hugo souille de ces horribles tableaux les regards de ses lecteurs.
Vous avez remarqué l’étrange gradation du sentiment filial chez Gavroche, que son
père n’a pas gâté puisqu’il l’a jeté dans la rue, et chez Éponine, qui est sa fille
chérie. Le premier, qui est venu pour sauver un malfaiteur, s’écrie, en reconnaissant
que ce malfaiteur est son père : « Cela n’empêche pas ! »
La seconde,
qui est l’enfant de prédilection de Thénardier, lui crie plus laconiquement :
« Crevez ! »
Quelqu’un devant lequel je cherchais la morale de cette
page de M. Victor Hugo, me répondit en riant : « La seule morale qu’on puisse
tirer de cet épisode, c’est qu’il ne faut pas gâter ses enfants. »
Au moment d’entrer dans ce que j’ai appelé le drame politique, je me contenterai de
dire que Jean Valjean découvre les entrevues de Cosette et de Marius par une
circonstance fortuite, et qu’il se hâte de recourir à son moyen habituel, c’est-à-dire
à un changement de logement. Marius, la veille du jour où la maison de la rue Plumet
doit être déserte, a fait une démarche auprès de son grand-père, M. Gillenormand, pour
obtenir l’autorisation d’épouser Cosette. M. Gillenormand est ravi de revoir son
petit-fils, mais il a toujours assez peu compris les idylles, et ce n’est pas à
quatre-vingt-dix ans qu’il peut commencer à les comprendre. Il répond donc à cette
demande solennelle de consentement par des plaisanteries et des épigrammes. Marius,
indigné, s’écrie : « Vous avez insulté mon père, et vous insultez ma femme.
Adieu, monsieur, pour la dernière fois, adieu. »
Après cette sortie, que
M. Victor Hugo veut, rendre tragique et qui n’est que ridicule, Marius se hâte de
retourner à la rue Plumet. La cage est vide, l’oiseau est parti sans pouvoir donner
l’adresse de sa nouvelle cage. Marius, le cœur brisé, la tête perdue, n’a plus qu’à
mourir. Heureusement pour lui, les journées de juin 1832 viennent avec un à-propos
remarquable lui offrir l’occasion qu’il cherche. Nous allons le retrouver aux
barricades avec Enjolras et ses autres amis de l’A-B-C.
XIII. L’épopée commence. — Journées de juin 1832. — L’insurrection et l’émeute. — Tableau de l’intérieur d’une barricade. — Le drame reprend. — Marius, Jean Valjean et Cosette. §
L’épopée de la rue Saint-Denis, c’est la barricade des journées de juin 1832. L’idylle ne remplit pas tout à fait un volume, et l’épopée, qui lui succède, déborde sur la dernière partie de l’ouvrage, qui a pour titre Jean Valjean. Quoique je ne me sois pas assis à la table sympathique, pour me servir de la langue franco-belge de l’Indépendance, qui réunit dans un banquet colossal17 toutes les trompettes de la réclame pour lancer à la fin de la bataille le Flourish qu’on trouve à la fin d’un grand nombre de scènes de Shakespeare, je n’en suis pas moins prêt à le reconnaître, dans aucune partie du livre, le talent de M. Victor Hugo n’est plus puissant, plus jeune et plus original que dans la peinture de l’attaque et de la défense de la barricade. Un souffle révolutionnaire règne dans ces pages fiévreuses, et l’on y respire cette atmosphère saturée de poudre qui a quelque chose d’enivrant.
Je ne parle pas de la métaphysique politique de l’auteur. C’est la souveraineté du
but dans toute la magnificence de son absurdité. Il est bien entendu que le but doit
être la république ; hors de là, point de but légitime. La question est de savoir qui
est aux Tuileries. Si c’est la Convention, couverte du sang de Louis XVI, et résolue à
maintenir son joug sur la France asservie et saignée aux quatre membres par la
Terreur, les massacres de Lyon, les égorgements de la Vendée, toute attaque est un
crime ; il ne peut être question d’insurrection, il n’y a qu’une émeute, et l’émeute
est criminelle. « Le canon braqué contre la foule le 10 août a tort, s’écrie
M. Victor Hugo, Danton a raison contre Louis XVI ; le canon a raison le
14 vendémiaire ; les Suisses défendent le faux, Bonaparte défend le
vrai. »
Ceux qui ont lu dans les derniers documents historiques publiés, le récit de la
journée du 10 août, savent de combien de misérables se composait cette prétendue
souveraineté populaire, qui, à l’aide de l’assassinat, du mensonge, du guet-apens
tendu à l’héroïque Mandat et de la trahison, eut raison contre Louis XVI au 10 août.
Le poète continue avec cette recherche de pléonasmes qui est un des tics de son
talent : « L’insurrection est l’accès de fureur de la vérité ; les pavés que
l’insurrection remue jettent l’étincelle du droit ; les pavés ne laissent à l’émeute
que leur boue. Danton, contre Louis XVI, c’est l’insurrection ; Hébert, contre
Danton, c’est l’émeute. Polignac est un émeutier, Camille Desmoulins est un
gouvernant. »
Cette suite d’aphorismes irritants se termine par cette
énormité : « La Vendée est une grande émeute catholique »
, suivie de
cette autre énormité : « Le mouvement de juin 1832 était une
insurrection. »
Au nom de quelle autorité M. Victor Hugo, transformé en casuiste criminel, prononce-t-il ainsi sur les cas de conscience de l’histoire ? Qui l’a fait juge ? Est-ce l’autorité et la gravité de sa vie ? Comme une épave morale, elle s’est promenée de principe en principe, de drapeau en drapeau, et ce n’est qu’après avoir heurté tous les rivages qu’elle est venue s’échouer sur les sables mouvants de la république. Sa poésie, comme une monnaie banale, a porté toutes les effigies ; sous le triangle égalitaire, j’y découvre l’aigle, sous l’aigle le coq gaulois, et sous le coq gaulois la fleur de lis. Est-ce la hauteur de sa raison ? Mais, de toutes ses facultés, la plus courte, c’est le jugement. Quoi ! les insurgés de 1832, quelques étudiants réunis en tapageurs, quelques ouvriers mécontents ou utopistes, à une époque où il y avait une tribune ouverte, une presse libre, des tribunaux réguliers, où chacun pouvait professer sa religion, suivre son penchant, émettre ses idées, auraient eu le droit d’élever en pleine paix des barricades, de provoquer la guerre civile, d’ensanglanter Paris, et la Vendée, violentée dans sa foi religieuse, spoliée de ses institutions politiques par la plus épouvantable tyrannie qu’ait éclairée le soleil, n’aurait pas eu le droit de défendre son Dieu qu’on prétendait lui arracher, et de venger son roi qu’on avait assassiné !
La raison et la conscience du genre humain protestent de toute leur puissance contre celle affirmation insensée, et s’il y eut dans l’histoire un cas de légitime défense, une insurrection légitime, ce fut celle de la Vendée. M. Victor Hugo ignore-t-il que, dès l’année 1790, aussitôt après la constitution civile du clergé, on persécuta les paysans catholiques qui ne voulaient pas accueillir des prêtres intrus, et que les avanies, les emprisonnements, les amendes, furent les moyens les plus doux employés pour les réduire. Quand de plus mauvais jours se levèrent, quand la Convention, cette prétendue expression de la volonté générale, devint à Paris prisonnière de la Commune, expression d’une minorité parisienne ignorante et homicide, et qu’elle commit ses grands attentats, il se rencontrera un homme, soi-disant ami de la liberté et des droits populaires, pour dire que l’immortel Cathelineau quittant sa femme et ses enfants, et laissant son pain de ménage à demi pétri pour aller défendre les droits imprescriptibles de la conscience humaine, fut un émeutier.
Je sais bien que M. Hugo répondra : « La Vendée défendait le catholicisme, donc elle reculait vers le passé. » Le catholicisme est le passé, cela est vrai, mais il est aussi l’avenir. Dans sa défaite même, la Vendée a vaincu, car elle a ôté à tous les pouvoirs l’idée qu’on puisse détruire le catholicisme en France. Ne dites donc pas que l’insurrection de la Vendée soit une insurrection en arrière ; c’est une insurrection en avant, car si la croix se dresse au front de nos églises, si nous vivants, nous jouissons du droit de nous agenouiller devant nos autels, nous le devons à ces morts héroïques que M. Victor Hugo ne craint pas d’insulter dans leur tombeau.
S’il n’y avait dans son volume que cette métaphysique révolutionnaire, ce ne serait, je viens de le dire, qu’un sophisme et un scandale de plus. Mais ce qui échauffe, ce qui subjugue, ce qui enivre les esprits incapables de se défendre contre leur imagination par un effort suprême de leur raison, c’est la poésie de l’émeute, c’est le tableau émouvant et prestigieux de l’intérieur de la barricade. Sans doute on retrouve dans ce tableau ces tons excessifs et ces coups de pinceau désordonnés qui font songer aux défauts d’Eugène Delacroix. Mais il y a tant de relief, de caractère, d’énergie, dans cette peinture, que l’esprit du lecteur, habitué d’ailleurs aux excentricités du style de M. Victor Hugo, et blasé sur ses défauts, se laisse entraîner à cette sombre et ardente poésie. Dans l’action de ces hommes qui, s’établissant juges de la société, commencent par mettre leur vie pour enjeu de cette partie souvent perdue d’avance qu’ils vont jouer contre un gouvernement armé des forces de tout un peuple, il y a je ne sais quel stoïcisme éminemment dramatique qui surprend et qui remue. On les blâme quand on examine leur action au point de vue de la raison ; on les condamne au nom du droit, mais ils se sont eux-mêmes d’avance condamnés, et il y a je ne sais quel écho lointain du morituri te salutant qui vient, comme un souffle d’agonie, expirer à vos oreilles et désarmer votre sévérité.
Je cherche à expliquer l’impression qu’a produite sur moi cet étrange morceau, impression qui, j’en ai peur, sera plus vive encore sur des lecteurs plus jeunes et sur des imaginations plus faciles à se laisser enflammer. N’oublions pas que M. Victor Hugo, qui, s’il n’a pas eu l’occasion d’étudier lui-même l’intérieur d’une barricade, a reçu certainement des renseignements authentiques et de première main, n’a pas été, comme à l’ordinaire, optimiste dans le choix des figures de son tableau. Ces figures sont mêlées. La société de l’A-B-C est là sans doute, conduite par son chef Enjolras, qui est le métaphysicien révolutionnaire de la bande, un Saint-Just avant la lettre, moins les vices de l’adolescence du célèbre conventionnel, et moins les crimes de sa jeunesse, non pas tel que fut Saint-Just, mais tel que les poètes et même quelques historiens l’ont rêvé, austère, implacable comme une idée, amant chaste et farouche de la liberté, et jetant la vie des autres comme la sienne en guise de fascines pour que l’humanité puisse traverser le fossé de l’autre côté duquel est son avenir. Mais à côté de cette figure surhumaine apparaissent des visages d’une ressemblance plus contemporaine. Bahorel, Courfeyrac, Bossuet, sont d’hier, j’allais dire d’aujourd’hui, et l’on retrouverait ces silhouettes d’étudiants sur les murailles noircies de tous les estaminets. J’ai rencontré Feuilly, l’ouvrier qui fait des émeutes à Paris pour affranchir la Pologne. Gavroche, dans la figure duquel le poète poursuit l’apothéose du gamin à mesure que son drame approche du dénouement, jette sur la barricade la verve étourdissante de ses chansons et de ses lazzi. Le poète l’a grandi et éclairé avec un rayon d’idéal, il est vrai, mais Gavroche est cependant de cette race étrange et fantasque qui a fourni à Paris la garde mobile contre l’émeute, et à l’émeute cette avant-garde qui cassait les réverbères le premier jour de la révolution de 1830, et jetait des pierres à la troupe la veille du jour où on lui tira des coups de fusil. Il est venu à la barricade des défenseurs de tous les coins du royaume du vice, de la misère, de la souffrance et du désespoir. Éponine, cette créature déchue et misérable qui s’est dévouée à Marius, vient y mourir en se précipitant au-devant de la balle destinée au jeune homme. Marius, désolé du départ de Cosette, qu’il croit perdue pour jamais, y cherche dans la mort un remède à son désespoir. Jean Valjean, ayant découvert celui qui a troublé le repos de sa fille adoptive, y cherche Marius. Javert et un autre homme de police y ont pénétré pour surveiller et arrêter, au moment donné, les insurgés. Enfin, un personnage épisodique du livre, ce savant horticulteur et ce bibliophile ardent que ses deux passions ont mené à la misère, le vénérable M. Mabœuf, trouvera sur la barricade la mort qu’il ne veut pas se donner à lui-même, et sera salué par cette jeunesse exaltée, lui le doux bonhomme, incapable de crime, comme un personnage de la première révolution, comme un conventionnel intrépide, comme un régicide stoïque, méprise qui introduit la comédie dans le drame. Il y a un fond de vérité dans cette peinture. Le personnel d’une barricade est loin d’être homogène ; c’est un chaos vivant. Si l’utopie républicaine y vient un bandeau sur les yeux avec Enjolras, le désenchantement y accourt avec Marius, le désespoir avec Mabœuf, la misère et la passion avec Éponine, la vengeance avec Jean Valjean, l’ivrognerie avec Grantaire, le goût du tapage et du désordre avec Gavroche, l’amour de la lutte et la camaraderie avec Bossuet, et la police y est représentée par Javert.
Le livre de M. Victor Hugo fait voir la barricade à travers des verres grossissants ; il a exagéré les proportions de l’héroïsme et celles de la résistance ; il a mêlé l’idéal au réel, les fantaisies de son imagination aux souvenirs des témoins oculaires ; il a doré la barricade comme dans les Girondins M. de Lamartine avait doré l’échafaud. Mais sous les broderies de l’imagination, le canevas demeure avec la puissance de la vérité historique, et c’est là ce qui fait l’intérêt de son tableau.
Deux mots maintenant sur les pas que vient de faire le drame. Tout est tué dans la barricade qui finit par être prise. Jean Valjean, chargé un peu avant cet événement d’aller à l’entrée de la rue brûler la cervelle à Javert dénoncé par Gavroche, auquel le formidable agent de police a tiré les oreilles quelques jours auparavant, lui a donné la vie et l’a mis en liberté. Resté seul vivant dans la barricade, car Grantaire, ivre-mort depuis deux jours, s’est enfin réveillé et a demandé la faveur d’être fusillé avec Enjolras, — vous comprenez que la barricade sanctifie, et que, fut-on un ivrogne et un sac à vin, on doit bien finir quand on est barricadeur, — Jean Valjean, dis-je, resté seul sans blessures, se baisse vers Marius blessé, il le charge sur son épaule, et, ne sachant comment éviter la troupe, il pénètre dans un égout. Après avoir parcouru ces longues artères souterraines, dont M. Victor Hugo nous trace l’histoire architecturale dans quatre-vingts mortelles pages, en suspendant encore une fois l’action de son drame, il rencontre, au bout de plusieurs heures, Thénardier, qui a élu domicile dans cette fétide demeure pour échapper aux recherches, et qui, sans le reconnaître, lui en ouvre la porte moyennant un tribut. Mais, au moment où Valjean, après avoir vidé sa bourse dans la main du portier de l’égout, sort avec son fardeau, il se trouve face à face avec le redoutable Javert.
Nous retombons ici dans le royaume du fictif et de l’imaginaire, et nous allons nous y enfoncer plus avant. Javert arrête Valjean, et consent cependant à porter avec lui le corps sanglant de Marius chez son grand-père, M. Gillenormand, dont le blessé ou le mort, — on ignore si, dans ce corps inanimé, il y a encore une étincelle de vie, — a écrit le nom et l’adresse sur son carnet, avec prière qu’on transportât à la maison indiquée son cadavre. Ceci, effectué à l’aide d’un fiacre qui stationnait non loin de la bouche de l’égout, en attendant les ordres de Javert, l’agent de police à qui un nouveau monde est apparu, depuis que Jean Valjean lui a fait grâce, permet à son prisonnier de monter dans sa maison de la rue de l’Homme-Armé, pour avertir Cosette. Quand Jean Valjean, arrivé chez lui, regarde par la croisée, il ne voit plus Javert. Savez-vous ce que celui-ci est devenu ? Le chevaleresque agent de police, ne pouvant s’habituer à l’idée d’avoir été gracié par un ancien forçat, est allé se précipiter dans la Seine. C’est le seul moyen qu’il ait trouvé de terminer le combat élevé dans son cœur entre le souvenir impérieux de son devoir professionnel, qui l’oblige à livrer Jean Valjean, son sauveur, et la révélation d’un devoir moral supérieur qu’il n’avait pas soupçonné jusque-là. Voilà la chevalerie qui, grâce à M. Victor Hugo, obtient ses entrées rue de Jérusalem, au bureau du service de sûreté ; il était bien juste qu’en face de l’évêque romanesque et du galérien romantique, nous eussions l’agent de police sentimental.
Cinquième partie. — Jean Valjean. §
XIV. Un rapprochement entre une scène de Victor Hugo et une scène d’Homère. — Marius blessé chez M. Gillenormand. — Comment M. Hugo entend l’amour paternel. §
Marius a été porté mourant chez son grand-père, qui le croit mort ; cela amène une de
ces scènes déchirantes dans lesquelles le poète excelle. En voyant le corps inanimé et
sanglant de ce beau jeune homme qu’il a aimé et soigné quand il était petit enfant, le
souvenir des jours écoulés remonte à l’esprit du vieillard, sa haine pour les
révolutions, aussi dignes de la détestation des parents que les guerres, qui ne font
pas plus de victimes, bellaque matribus detestata
,
éclate en plaintes touchantes, en reproches tour à tour justes et étranges, adressés à
ce corps inanimé, auquel l’ouïe manque comme le regard, en malédictions tantôt
éloquentes et dramatiques, tantôt burlesques et ridicules, contre les sophistes qui,
en enivrant les jeunes gens des poisons de leurs doctrines insensées et de leurs
vaines utopies, tranchent les vies dans la fleur, et ravissent à l’agonie des
vieillards la main appelée à fermer leurs yeux et les larmes dues à leurs derniers
moments : Paucioribus lacrymis compositus es et novissima in luce
aliquid desideravere oculi tui
.
En voyant ce vieillard parvenu aux confins de l’âge en face du corps sanglant de son
petit-fils, dans lequel il pleure à la fois le passé et l’avenir, j’ai
involontairement rapproché cette scène de celle où le vieux roi Priam vient réclamer
sous les tentes d’Achille ce qui reste de son Hector. Je sais la distance qui sépare
les deux poètes, la différence qui existe entre les deux sujets, entre les deux
civilisations, mais il y a une similitude qu’on ne saurait nier : c’est la désolation
de la vieillesse en présence de la jeunesse frappée par une mort soudaine et imprévue,
c’est le désespoir de la paternité portant le deuil de qui devait porter son deuil. Je
suis demeuré frappé, dans le poète païen, dans Homère, du sentiment profond de la
majesté paternelle, qui manque complètement à M. Victor Hugo. Qu’il y a loin de cette
simplicité auguste, de cette gravité sublime, de cette sobriété de sentiment, de ces
coups de pinceau qui pénètrent jusqu’au fond du cœur, à l’art tourmenté, mêlé,
contourné et convulsif que l’on trouve dans le tableau de l’auteur des Misérables ! Aux premiers vers d’Homère, les larmes jaillissent
d’elles-mêmes ; ces larmes que le sentiment du beau fait couler en mêlant à la
commisération sympathique une jouissance littéraire : « Souviens-toi de ton
père, Achille semblable aux dieux, de ton père qui a mon âge et qui est arrivé comme
moi au terme de la triste vieillesse, peut-être des voisins l’entourent, lui aussi,
et le menacent ; et personne n’est là pour écarter le péril de sa tête ; cependant,
sachant que tu vis, il se réjouit dans son âme et espère tous les jours revoir son
fils bien-aimé, revenu de Troie. Mais moi, le plus malheureux des hommes, j’ai
engendré des fils courageux dans le sein de Troie, la grande ville, et il me semble
qu’aucun d’eux ne m’est resté. Ils étaient cinquante lorsque les enfants des Grecs
sont descendus sur ce rivage. L’impitoyable Mars les a renversés pour la plupart
sans mouvement et sans vie. Et le seul qui me restait, celui qui protégeait la ville
et nous protégeait nous-mêmes, tu l’as tué naguère, au moment où il combattait pour
la patrie : mon Hector ! Je viens aux navires des Grecs pour racheter son corps.
Achille, respecte les dieux ; aie pitié de moi et souviens-toi de ton père ; plus
malheureux que lui, j’ai enduré des maux qu’aucun mortel n’a endurés, obligé que je
suis de porter à mes lèvres la main du meurtrier de mon fils ! »
Aux accents de cette plainte touchante, quel cœur ne serait pas ému ? Le cœur de l’impitoyable Achille est ému lui-même. Prenant la main du vieillard, il l’éloigne doucement, et la pensée du père, qu’il ne doit plus revoir, se présentant à son esprit, puis celle de son ami perdu, il pleure Pélée et Patrocle, tandis que Priam, toujours prosterné à ses pieds, pleure Hector ; et pendant quelque temps la tente entière retentit de leurs sanglots.
En face de cette douleur, osons mettre celle de M. Gillenormand pour qu’on puisse opposer aux splendeurs morales du beau idéal qui remue l’âme jusque dans ses profondeurs, les nuages mêlés d’éclairs de ce beau réaliste qui parle aux sens et aux nerfs bien plus qu’à l’esprit et au cœur.
« M. Gillenormand aperçut le lit, et sur ce matelas ce jeune homme sanglant, blanc d’une blancheur de cire, les yeux fermés, la bouche ouverte, les lèvres blêmes, nu jusqu’à la ceinture, tailladé partout de plaies vermeilles, immobile, vivement éclairé. L’aïeul eut de la tête aux pieds tout le frisson que peuvent avoir des membres ossifiés ; ses yeux, dont la cornée était jaune à cause de son grand âge, se voilèrent d’une sorte de miroitement vitreux, toute sa face prit, en un instant, les angles terreux d’une tête de squelette, ses bras tombèrent pendants, comme si un ressort s’y fut brisé, et sa stupeur se traduisit par l’écartement des doigts de ses deux vieilles mains toutes tremblantes, ses genoux firent un angle en avant, laissant voir par l’ouverture de sa robe de chambre ses pauvres jambes nues hérissées de poil blanc. »
Vous le voyez, tandis qu’Homère peint l’âme, M. Victor Hugo se prend au corps. En face d’une peinture morale, vous avez une description physique, presque un procès-verbal médical des effets que produit un malheur inattendu sur la constitution d’un vieillard. Vous allez maintenant entendre ses paroles, et vous les comparerez à celles que j’ai rappelées. Il a reconnu du premier coup d’œil son petit-fils, et il murmure à sa vue : « Marius ! » Puis Basque, son domestique, lui ayant dit qu’on venait de le rapporter de la barricade :
« — Il est mort ! cria le vieillard d’une voix terrible. Ah ! le brigand !
« Alors une transformation sépulcrale redressa ce centenaire droit comme un jeune homme.
« — Monsieur, dit-il, c’est vous le médecin ? Commencez par me dire une chose. Il est mort, n’est-ce pas ?
« Le médecin, au comble de l’anxiété, garda le silence.
« M. Gillenormand se tordit les bras avec un éclat de rire effrayant.
« — Il est mort ! il est mort ! il s’est fait tuer aux barricades ! en haine de moi ! c’est contre moi qu’il a fait ça ! Ah ! buveur de sang ! c’est comme ça qu’il me revient ! Misère de ma vie, il est mort ! »
Puis vient un flux intarissable de paroles : « Percé, sabré, égorgé,
exterminé, déchiqueté, coupé en morceaux ! Voyez-vous ça, le gueux ! Il savait bien
que je l’attendais et que je lui avais fait arranger sa chambre, et que j’avais mis
au chevet de son lit son portrait du temps qu’il était petit enfant ! Il savait bien
qu’il n’avait qu’à revenir, et que, depuis des ans, je le rappelais, et que je
restais tous les soirs au coin de mon feu, les mains sur mes genoux, ne sachant que
faire, et que j’en étais imbécile ! Tu savais bien cela, que tu n’avais qu’à rentrer
et à dire : C’est moi, et que tu serais le maître de la maison, et que je
t’obéirais, et que tu ferais ce que tu voudrais de ta vieille ganache de
grand-père ! Tu le savais bien, et tu as dit : Non, c’est un royaliste, je n’irai
pas. Et tu es allé aux barricades, et tu t’es fait tuer par méchanceté, pour te
venger de ce que je t’avais dit au sujet du duc de Berry. »
Vous n’êtes pas au bout de ce radotage sénile entrecoupé, je le sais, de beaux
éclairs de douleur, mais qui se prolonge de manière à lasser la sympathie et à ennuyer
la pitié. Les anciens l’ont dit, et les modernes auraient tort de l’oublier, car
l’aphorisme est resté vrai : Nil citius arescit
lacrymis
, rien ne sèche plus vite que les larmes. On n’écoute donc plus
le bavardage désespéré de M. Gillenormand lorsque, par le mirage d’une douleur
rétrospective, il se reporte à l’enfance de Marius et ressasse tous les menus
souvenirs de son bas âge ; comme quoi, aux Tuileries, il faisait des trous avec sa
petite pelle dans les allées, et comme quoi l’aïeul les bouchait avec sa canne, pour
que les inspecteurs ne grondassent pas ; comme quoi il était rose et blanc, ce qui
amène le vieillard à constater que tous les enfants sont roses et blancs ; comme quoi
il ne pouvait pas parvenir à prononcer les d. Boileau avait signalé
déjà cette recherche du naturel, cette poursuite du détail qui peint les enfants
ramassant les cailloux au passage de la mer Rouge et les montrant à leurs mères. Nous
touchons ici au principal défaut de M. Victor Hugo. Il a l’imagination, la vigueur
surtout ; c’est sa maîtresse qualité, et il la porte comme toutes ses qualités et tous
ses défauts, à l’excès ; il a l’éclat du coloris dont il abuse aussi, comme ces femmes
qui réemploient dans leur toilette que des couleurs voyantes ; il a le talent des
contrastes qui dégénère en manie et tourne à l’antithèse ; mais le naturel lui manque
complètement, et il lui manque d’autant plus, qu’il s’efforce davantage de l’avoir ;
il tombe alors dans le quintessencié, le prétentieux, et n’évite pas toujours le
niais, qui est le dangereux voisin du naïf, comme le ridicule est le voisin du
sublime.
Je dois placer ici une remarque qui, bien que venant d’une façon spéciale à l’occasion du caractère de M. Gillenormand, a une portée plus générale, et s’applique à la manière dont M. Victor Hugo comprend la paternité dans tout le cours de son livre : elle est souvent touchante, mais toujours abaissée. C’est la paternité de Triboulet dans Le Roi s’amuse, du père Goriot, dans le roman de ce nom, par Balzac. Chez M. Gillenormand, l’amour paternel pour Marius devient de l’idolâtrie. Il n’a plus ni volonté, ni idée, ni sentiment à lui, ni respect de lui-même ; il n’aime pas d’en haut comme un père, il adore d’en bas comme un sauvage agenouillé devant son fétiche. •
Vous avez vu la scène de la douleur, voyez la scène de la joie, quand Marius, revenu à la vie, signifie d’un air grave à son aïeul qu’il épousera Cosette ou qu’il mourra, et attend sa réponse, convaincu que pour emporter son consentement il faut livrer un combat.
« Un jour M. Gillenormand, tandis que sa fille mettait en ordre les fioles et les tasses sur le marbre de la commode, était penché sur Marius, il lui disait de son accent le plus tendre : — Vois-tu, mon cher petit Marius, à ta place, je mangerais maintenant plutôt de la viande que du poisson. Une sole frite, cela est excellent pour commencer une convalescence, mais pour mettre le malade debout, il faut une bonne côtelette.
« Marius, dont toutes les forces étaient revenues, les rassembla, se dressa sur son séant, appuya ses deux poings crispés sur les draps de son lit, regarda son grand-père en face, prit un air terrible, et dit : — Ceci m’amène à vous dire une chose. — Laquelle ? — C’est que je veux me marier. — Prévu, dit le grand-père, et il éclata de rire. — Comment, prévu ? — Oui, prévu. Tu l’auras, la fillette.
« Marius, stupéfait et accablé par l’éblouissement (un éblouissement qui accable), trembla de tous ses membres. »
« M. Gillenormand continua :
« Oui, tu l’auras, ta belle jolie petite fille. Elle vient tous les jours sous la forme d’un vieux monsieur. Depuis que tu es blessé, elle passe son temps à pleurer et à faire de la charpie. Je me suis informé. Elle demeure rue de l’Homme-Armé, nº 7. Ah ! nous y voilà. Ah ! tu la veux. Eh bien ! tu l’auras. Ça t’attrape. Tu avais fait ton petit complot, tu t’étais dit : Je vais lui signifier cela carrément, à ce grand-père, à cette momie de la Régence et du Directoire, à cet ancien beau, à ce Dorante devenu Géronte. Il a fait son froufrou, il a eu ses ailes, il a mangé du pain du printemps ; il faudra bien qu’il s’en souvienne. Nous allons voir. Bataille.
« Ah ! tu prends le hanneton par les cornes. Tu avais compté sur de la bisbille. Tu ne savais pas que j’étais un vieux lâche. Qu’est-ce que tu dis de ça ? Tu bisques. Trouver ton grand-père encore plus bête que toi, tu ne t’y attendais pas… C’est taquinant. Eh bien ! tant pis ; rage. Je fais ce que tu veux, imbécile ! »
Il est impossible de faire plus débonnairement les honneurs de la paternité
sacrifiée. Pour tout couronner, le vieux Gillenormand n’ose plus être royaliste. Ce
vieil ultra parle avec presque autant de respect des scélérats de 93 que s’il avait
été à l’école chez M. Victor Hugo ou chez son illustre ami, M. Louis
Blanc. S’étant permis par inadvertance de parler en termes incongrus de ceux qui ont égorgé André Chénier, il se reprend aussitôt avec componction sur
un froncement de sourcil de Marius, et demande excuse à leur mémoire : « Égorgé
n’est pas le mot, s’écrie-t-il. Le fait est que les grands génies révolutionnaires
qui n’étaient pas méchants, cela est incontestable, qui étaient des héros, pardi !
trouvaient qu’André Chénier les gênait un peu et qu’ils l’ont fait guillot… —
C’est-à-dire que ces grands hommes, le sept thermidor, dans l’intérêt du salut
public, ont prié André Chénier de vouloir bien aller… »
Je ne puis répéter toutes les paroles incongrues que M. Victor Hugo met dans la bouche de M. Gillenormand, et toutes les actions beaucoup plus incongrues encore qu’il lui prête à l’occasion du rétablissement, puis du mariage de Marius avec Cosette, car l’idylle de la rue Plumet finit par le mariage ; je me contenterai d’ajouter que le vieil ultra crie : Vive la République !
J’ai cru, en lisant ces scènes, me retrouver à cette triste soirée où je vis Brunet, septuagénaire, faire sa rentrée au théâtre des Variétés, et recevoir à l’endroit obligé le coup de pied traditionnel, dévolu à Jocrisse et à Cadet-Roussel. Quel abaissement de la vieillesse et de la paternité ! Gillenormand, c’est la paternité sous les traits de Cassandre. Fantine, vous ne l’avez pas oublié, nous a montré l’amour maternel descendu dans la fange. La Thénardier, autre échantillon de l’amour maternel, selon M. Victor Hugo, n’est pas une femme, c’est une femelle, une mère chatte léchant ses petits quand ils sont enfants, et les mordant quand ils sont grands. Reste Jean Valjean, qui a conçu des sentiments paternels pour Cosette, et que nous trouverons presque aussi faible et aussi puéril que M. Gillenormand.
XV. Épithalame chantée par le grand bourgeois. — Mariage de Marius et de Cosette. — Douleur et mort de Jean Valjean. — Fin du livre. §
Le mariage de Cosette et de Marius, qui fait divaguer M. Gillenormand ravi, et lui inspire les discours les plus excentriques, met la mort dans l’âme de Jean Valjean. Il perd l’unique joie qu’il ait eue dans le monde en perdant cette petite fleur qui, seule, a parfumé sa triste vie et l’a parée de ses fraîches couleurs, comme ces liserons roses qui suspendent leurs clochettes à une vieille ruine. Il a prétexté une blessure à la main pour ne pas signer au contrat de mariage, afin de ne pas déshonorer par un faux l’acte qui introduit Cosette dans une vie nouvelle ; en effet, le nom de
Fauchelevent qu’il porte n’est pas le sien, et il ne peut signer du nom de Jean Valjean, flétri par l’écrou des bagnes. Il n’a ni évoqué la mémoire souillée de Fantine, ni présenté Cosette comme sa propre fille, mais comme celle de son prétendu frère, le jardinier du couvent : c’est mademoiselle Euphrasie Fauchelevent qui épouse M. le baron Marius Pontmercy.
Quant aux six cent mille francs qu’il donne à Cosette, et qui proviennent de la fortune qu’il a acquise alors que, sous le nom de M. Madeleine, il dirigeait une fabrique de jais, c’est, à l’entendre, un dépôt qu’il a reçu pour mademoiselle Euphrasie Fauchelevent, et qu’il lui restitue en la mariant. Une indisposition subite lui a servi de prétexte pour ne pas assister au repas de noces ; le véritable motif de son absence, c’est qu’il a craint que son désespoir, dont peut-être il ne serait pas maître de contenir l’expression, ne fît ombre sur toute cette joie. M. Gillenormand a donc pu en toute liberté lâcher la bride à la verve juvénile de ses quatre-vingt-douze ans, et, dans un discours où les souvenirs érotiques de la fin du règne de Louis XV se mêlent aux fantaisies hardies des mœurs du Directoire, chanter l’épithalame quelque peu païen des deux nouveaux mariés ; Ovide et Catulle, et deux autres païens de nos jours, Gentil-Bernard et Parny, ont passé par là.
Cet hymne drolatique commence ainsi : « Vous avez eu ce matin le sermon du
curé, vous aurez ce soir celui du grand-père. Écoutez-moi, je vais vous donner un
conseil : Adorez-vous. Je ne fais pas un tas de gyries, je vais au but, soyez
heureux. Il n’y a pas, dans la création, d’autres sages que les tourtereaux. Les
philosophes disent : Modérez vos joies. Moi je dis : Lâchez la bride à vos joies.
Les philosophes radotent ; je voudrais leur faire rentrer leur philosophie dans la
gargoine. Est-ce qu’il peut y avoir trop de parfums, trop de boutons de roses
ouverts, trop de rossignols chantants. »
Cette bucolique arrosée de vin de
Champagne, après avoir longtemps continué sur ce ton, se termine ainsi : « Ah !
ah ! voilà une toute-puissance, la femme ! Demandez à ce démagogue de Marius s’il
n’est pas l’esclave de cette petite tyranne de Cosette. Et de son plein gré, le
lâche. La femme, il n’y a pas de Robespierre qui tienne, la femme
règne ! »
Je me garderai bien d’accuser cet épithalame de tomber dans le réalisme. C’est l’idéalisme épicurien dans toute sa démence. Est-ce que la vie, cette lutte de tous les instants, a jamais ressemblé à cette églogue pacifique et érotique chantée sur la flûte de Pan par ce Ménalque presque centenaire ? Est-ce que le mariage, cette société si douce mais si sérieuse, dans laquelle tout est en commun, les douleurs comme les joies, et où l’on a à partager moins de joies que de douleurs, ressemble en rien à ce tableau, où l’on ne voit que rossignols chantants, fleurs entr’ouvertes, années qui n’ont que des printemps sans hiver et sans automne, et prairies toujours vertes où Estelle et Némorin conduisent leurs agneaux parfumés d’eau de Cologne, frisés et enrubannés ?
En face de l’optimisme de Gillenormand se dresse, comme un vivant contraste, le pessimisme désespéré de Jean Valjean. Sa probité l’oblige à aborder Marius, le lendemain du mariage, par cette parole qui sonne d’une manière peu agréable aux oreilles du jeune homme, on le comprendra facilement : « Monsieur, j’ai une chose à vous dire, c’est que je suis un ancien forçat. » Si c’est la probité qui délie la langue de Jean Valjean, comment ne l’a-t-elle pas déliée, la veille du mariage, au lieu de la délier le lendemain seulement ? Si sa conscience l’oblige à révéler sa vie passée, comment ne l’oblige-t-elle pas à révéler celle de Fantine, la mère de Cosette ? Il y a là une inconséquence qui est une faute, même au point de vue de l’art. Jean Valjean, avec tous ses scrupules, trompe Marius sur le sujet le plus intéressant pour lui, et ne lui apporte, sur son propre compte, que des lumières tardives.
En outre, comme Marius le lui fait observer lorsqu’il le trouve sur son lit de mort, Jean Valjean n’a pas dit toute la vérité, puisqu’il a tu tout ce qui lui était favorable. S’il voulait parler, il semble que ce qu’il devait à Marius, c’était son histoire complète, avec ses bonnes et ses mauvaises pages, la commotion donnée à son âme par sa rencontre avec Mgr Myriel, sa lente ascension vers le bien, le jugement qu’il a prononcé contre lui-même dans l’affaire Champmathieu, le rôle paternel qu’il a rempli auprès de Cosette, le désespoir et les sombres idées qui sont rentrées dans son âme quand il a découvert l’attrait qui portait Marius et Cosette l’un vers l’autre, l’incertitude dans laquelle se débattait sa„ volonté quand il est venu derrière la barricade, la victoire qu’il a, remportée sur son égoïsme, la résolution qu’il a prise de sauver la vie de Marius au risque de la sienne, la manière dont il l’a rapporté chez son grand-père en s’engageant dans les profondeurs des égouts de Paris. Voilà la vérité. Puisque Jean Valjean est véridique, il doit la dire ; puisqu’il est juste, il doit l’être envers lui-même ; puisqu’il aime passionnément Cosette, et qu’il tient à la voir, il doit faire tout ce qui peut être loyalement fait pour qu’on ne lui interdise pas cette chère vue.
Je sais qu’en agissant comme il agit, il fournit à l’auteur le dénouement de son livre. Ce n’est, en effet, que lorsque Jean Valjean, froidement traité par Marius, et peu à peu négligé par Cosette, meurt de cet abandon dans son isolement, que Marius apprend fortuitement par Thénardier que Jean Valjean a rapporté, à travers les égouts de Paris, un jeune homme assassiné par lui, et qu’il voulait précipiter dans la Seine ; c’est ainsi que le malfaiteur interprète l’action du sauveur du jeune blessé. Un lambeau de drap, arraché par la main de Thénardier de la basque de l’habit ensanglanté, et qu’il conservait comme pièce de conviction pour le cas où il y aurait de l’or à gagner en faisant une dénonciation, complète la démonstration pour Marius, car ce lambeau s’adapte parfaitement à l’habit conservé. Plus de doute, Jean Valjean est une grande âme qui s’est transfigurée dans l’épreuve et la douleur, c’est le plus généreux des hommes, et, avant de lui devoir Cosette et sa fortune, Marius lui devait la vie.
Il court avec la jeune femme à la rue de l’Homme-Armé : il trouve le héros du livre
de M. Victor Hugo sur son lit de mort, tenant à la main les petites robes que portait
Cosette enfant, et se consolant, avec ces chères reliques du passé, des derniers jours
de sa vie délaissée et de sa mort abandonnée. Le mourant se ranime à leur vue,
remercie Dieu du dernier rayon qui éclaire les ténèbres de son agonie, va prendre un
petit crucifix de cuivre, et répond en montrant le Christ aux deux jeunes gens qui le
plaignent de ses malheurs : « Voilà le grand martyr ! »
Peu d’instants
auparavant, la vieille portière de la maison de la rue de l’Homme-Armé, qui me semble
un des personnages les plus raisonnables du livre, avait crié au mourant :
« Voulez-vous un prêtre ? — J’en ai un, répondit Jean Valjean. Et du doigt,
il sembla désigner un point au-dessus de sa tête où l’on eût dit qu’il voyait
quelqu’un. Il est probable, en effet, que l’évêque assistait à cette
agonie. »
Il est probable est joli. Mais n’était-il pas juste que ce nuageux galérien se confessât à un évêque-fantôme ? Tout se termine avec la bénédiction donnée par l’ancien forçat à Marius et à Cosette, qui la reçoivent à genoux. M. Victor Hugo use et abuse de ce genre de dénouement. Dans la première partie, l’évêque s’agenouille pour recevoir la bénédiction du vieux conventionnel, et, dans une des pièces de théâtre du poète, la reine d’Espagne humilie son manteau royal en se prosternant devant la souquenille de laquais de Ruy-Blas mourant.
J’ai signalé ce qu’il y avait à dire au point de vue de la vérité morale contre ce dénouement, que M. Victor Hugo n’a amené qu’en méconnaissant les lois du cœur humain, ce qui, au point de vue de l’art même, est une faute contre la vraisemblance littéraire.
Le lecteur aura peut-être été choqué de la facilité avec laquelle Cosette, tout
entière à son bonheur de jeune mariée, oublie le protecteur des jours tristes et
troublés de son enfance. Je ne veux pas affirmer que cet oubli soit en dehors du cours
ordinaire des choses. Le bonheur, surtout chez les jeunes gens, est de sa nature
oublieux et égoïste ; mais, si charmante que soit Cosette, l’égoïsme est une laideur
morale du cœur humain ; au lieu donc de le réhabiliter, il faudrait le flétrir.
M. Victor Hugo fait précisément le contraire. Avec sa faiblesse pour tout ce qui est
jeune et beau, il amnistie la plus commune des ingratitudes et la plus coupable,
peut-être, celle des enfants envers les parents. « Les jeunes vont à la
lumière, dit-il ; les vieux vont à la nuit ; les liens qui les unissent se dénouent
naturellement ; il ne faut pas en vouloir à ces belles jeunes filles et à ces beaux
jeunes gens qui songent au plaisir. »
Cette morale-là me paraît passablement
immorale. Les païens eux-mêmes ne l’admettaient pas ; il leur semblait que l’enfance
et la jeunesse avaient contracté une dette sacrée envers la vieillesse, et les jeunes
gens de Sparte, on le sait, se levaient partout devant les vieillards. Au fond, c’est
le naturalisme des animaux que M. Victor Hugo élève dans la sphère de l’humanité : le
jeune rossignol chante pendant que son père, le vieux rossignol, meurt ; le jeune
poulain, qui n’a plus besoin de sa mère, s’en sépare et bondit sur l’herbe pendant
qu’on la mène à l’abattoir. C’est dans ce sens que M. Victor Hugo a pu dire :
« La nature regarde devant elle. Elle divise les êtres vivants en arrivants
et en partants. Les partants sont tournés vers l’ombre, les arrivants vers la
lumière. De là un écart qui, du côté des vieux, est fatal, et, du côté des jeunes,
involontaire. Les rameaux, sans se détacher du tronc, s’en éloignent. Ce n’est pas
leur faute. La jeunesse va où est la joie, aux fêtes, aux vives clartés. La
vieillesse va à la fin… N’accusons pas ces pauvres enfants ! »
Soit. Mais alors, supprimons les deuils, les funérailles, les tombeaux. Imitons ces
sauvages qui, lorsque leurs parents sont devenus vieux, les suspendent à des arbres,
et forment autour d’eux une ronde de cannibales en chantant : « Quand le fruit
est mûr, on s’en approche, et quand il tombe, on le mange »
; ce qu’ils ne
manquent pas de faire quand leurs parents, fatigués, laissent échapper la branche
d’arbre et tombent à terre, où les attend l’appétit anthropophage de leurs enfants.
M. Victor Hugo a oublié une chose, c’est que pour des chrétiens, derrière l’ombre vers
laquelle marchent les vieillards, il y a la lumière éternelle ; au-delà de la mort,
l’immortalité.
Cette mort de Jean Valjean ferme le livre, dont on connaît maintenant la marche, la portée, les principaux épisodes, les beautés clairsemées et les nombreux défauts. Il me reste une dernière tâche à remplir, c’est de porter sur les Misérables, au point de vue de l’art, comme au point de vue de la morale, un jugement d’ensemble.
XVI. Coup d’œil d’ensemble. — Jugement au point de vue de la philosophie, de la religion, de l’histoire, de la politique, de la morale. — Question d’art : beautés et défauts. — Le style. — Les caractères. §
Les Misérables sont un chaos entrecoupé d’assez beaux éclairs, mais où les ténèbres l’emportent de beaucoup sur les clartés.
La pensée philosophique en est radicalement fausse. L’auteur admet que les vices et les maux des hommes viennent exclusivement de l’organisation sociale et de la situation où se trouvent certains individus fatalement entraînés au crime par des circonstances irrésistibles ; il rompt ainsi avec la tradition catholique, qui nous apprend que les vices et les misères de l’homme tiennent à la nature humaine, nature déchue mais investie du glorieux privilège du libre arbitre.
Il affirme que la diffusion des lumières suffirait pour répandre partout la vertu et le bonheur. Sophisme fataliste et socialiste démenti en principe par l’étude de l’âme humaine, en fait par l’état des classes aisées et éclairées où ni les vices ni les souffrances ne sont inconnus. Le fond doctrinal de ce livre, c’est donc l’utopie qui, sans rien changer à la réalité, la fait paraître insupportable en présentant aux esprits le mirage d’un irréalisable idéal. Dans sa partie historique et politique, — car ce roman, mêlé à toutes les questions contemporaines, a la prétention d’être l’histoire des dix-huit années qui s’écoulèrent de 1814 à 1832, et il pousse des reconnaissances vers le passé et vers l’avenir, — l’ouvrage est rempli d’erreurs de jugement et de fait. L’auteur exalte systématiquement la souveraineté individuelle qu’il met au-dessus de toute chose, il flatte les classes qui donnent la popularité, les jeunes gens et les ouvriers, et les excite contre les classes moyennes ; il glorifie la Révolution, peint avec de fausses couleurs les journées révolutionnaires, en cachant leurs misères, leurs turpitudes, leurs atrocités sous les formes lyriques de son style ; il réhabilite, à l’exemple de M. Lamartine, les grands malfaiteurs de 93, poétise les barricades, exalte les passions démocratiques, écrit l’histoire de la Restauration en caricatures, après avoir écrit l’histoire de la première révolution et celle de la révolution de Juillet en apothéoses, enfin proclame le droit d’insurrection qui détruit toute autorité, et célèbre la souveraineté du but.
Le livre est donc faux au point de vue historique, et dangereux au point de vue politique.
La religion est sans cesse offensée dans les Misérables, où le catholicisme est détrôné par je ne sais quel néo-christianisme spéculatif, rêveur et libre-penseur, sans dogmes, sans sacrements, sans clergé, car les évêques n’y sont que des sages qui prient surtout devant les étoiles, s’agenouillent devant les conventionnels en demandant leur bénédiction ; où les ordres monastiques sont outrageusement insultés et indignement calomniés ; où l’idée de Dieu même disparaît comme une nébuleuse.
Le livre n’est donc pas moins dangereux au point de vue religieux qu’au point de vue politique et social.
Qu’en dire du côté moral ? Que de peintures érotiques et même graveleuses, depuis celle du souper de Fantine et de ses deux amies avec Tholomyès et ses camarades, jusqu’à celle de la dégradation suprême de Fantine, et des mœurs d’estaminet des futurs défenseurs de la barricade de la rue de la Chanvrerie, sans parler du coup d’œil rétrospectif jeté sur la vie peu édifiante et de la vieillesse épicurienne du grand bourgeois M. Gillenormand ; du débordement des mœurs du bouge Thénardier, et de plusieurs traits beaucoup trop voluptueusement accusés de l’idylle de la rue Plumet ?
Dangereux au point de vue religieux, le livre l’est donc encore au point de vue moral.
Reste la question d’art.
Au point de vue de l’art, il ne nous coûte rien de reconnaître que M. Victor Hugo est quelquefois digne de lui-même. Il y a dans son livre de belles pages et même de remarquables morceaux. Citons la rencontre de Jean Valjean avec l’évêque Myriel, en renouvelant nos réserves contre les exagérations du poète qui porte toujours les idées à l’extrême ; la commotion morale qu’éprouve cette intelligence descendue sur les derniers degrés de l’échelle du mal à l’aspect de cette haute et admirable vertu ; la délibération intérieure dont l’âme de Jean Valjean est le théâtre, quand il ne peut échapper au bagne qui va le ressaisir qu’en sacrifiant Champmathieu, et qu’il se condamne lui-même pour ne pas laisser condamner un innocent. La description de la bataille de Waterloo est une brillante fantaisie où il ne faut chercher ni la vérité historique ni l’exactitude militaire, mais qui a son mérite à titre de ballade, et qu’on lirait avec plaisir si le pied du poète ne finissait pas par glisser dans le mot de Cambronne. Çà et là un souffle de poésie se lève dans l’idylle de la rue Plumet, et l’on en jouirait plus si l’on n’était pas arrêté, presque à chaque page, par des incongruités d’idées, de sentiments, d’images et de style. Parmi les plus intéressants morceaux, il faut signaler l’intérieur de la barricade de 1832, quoique l’auteur finisse par se perdre dans les détails et les développements.
Nous avons connu Enjolras ; seulement il était moins prolixe et moins bavard ; nous avons frayé avec ses amis et ses camarades. Le vieux Mabœuf, marchant à la mort avec l’hébétement de la misère et la résolution du désespoir sur le front, semble une nouvelle personnification de la fatalité antique. Gavroche, étourdissant de verve, d’effronterie, de courage, de cynisme, nageant dans l’émeute comme un poisson dans l’eau, est le type du gamin de Paris élevé à sa plus haute puissance, avec un rayon d’idéal de plus, et dans lequel il y a l’étoffe d’un malfaiteur, d’un émeutier ou d’un héros. Sans doute on rencontre quelque chose d’excessif et d’outré dans ce caractère, comme dans tous ceux qu’a peints M. Victor Hugo ; mais il est impossible de lire sans intérêt l’entretien de Gavroche avec les deux petits garçons auxquels, sans savoir qu’ils sont ses frères, il a donné asile dans l’Éléphant de la Bastille, où il est domicilié, et le cours de vie positive et d’argot qu’il ouvre à leur usage, non plus que son retour triomphant vers la barricade, à travers les quartiers paisibles qu’il met en émoi, les postes de gardes nationaux qu’il bouleverse, et sous la pluie de verre des carreaux qu’il casse et des malédictions des portières qu’il prend à partie. Citons encore le passage de la chaîne des galériens, tableau de genre gravé à la manière noire et qui fait songer à Rembrandt ; le discours de Jean Valjean au malfaiteur Montparnasse, sur les misères de la vie criminelle ; et enfin une délicieuse page, encadrée comme une idylle dans un drame, la scène des deux jeunes protégés de Gavroche, disputant un gâteau aux cygnes du Luxembourg, par une matinée de juin, où la nature est en liesse et où les oiseaux gazouillent et les fleurs s’épanouissent, tandis que les hommes s’égorgent à la barricade de la rue de la Chanvrerie. Cette perle m’a fait songer à la Rose de l’Infante, un des diamants de la Légende des siècles.
Je n’ai pas, les lecteurs peuvent le voir, l’intention de cacher les parties de l’ouvrage de M. Victor Hugo qu’on peut louer au point de vue de l’art. Les devoirs de sévérité imposés à la critique envers un auteur qui abuse d’une manière si coupable de son talent ne me rendront jamais injuste envers ce talent, et l’on comprend d’ailleurs que, s’il n’y avait dans les Misérables que des fautes contre l’art, le goût, la langue, des gageures contre le bon sens et la vérité, l’habileté du poète à flatter les passions politiques et à satisfaire les mauvais penchants de la nature humaine n’aurait pas suffi à lui assurer un aussi grand succès. Mais ces morceaux que j’ai signalés, étant répandus dans le cours de dix volumes, font l’effet d’oasis au milieu d’un désert.
Il y a d’abord dans l’ouvrage un vice radical de composition : l’action est sans cesse interrompue par d’interminables digressions, qui ne sont pas même des épisodes. Ces morceaux de philosophie, d’histoire, d’économie sociale, font l’effet de robinets d’eau froide lâchés sur le lecteur glacé et découragé. C’est l’hydrothérapie appliquée à la littérature. M. Victor Hugo, en imposant ces insupportables dissertations à ceux qui le lisent, croit agir comme un souverain envers ses très humbles sujets obligés de tout accepter de sa royale main. À la bonne heure ! on ne saurait être, en effet, plus souverainement ennuyeux. Pour laisser comme l’Arioste une histoire en chemin et s’embarquer dans une autre histoire qui captive bientôt le lecteur un moment dépité, il faut être l’Arioste. Mais, quand M. Victor Hugo arrête l’action pour faire une dissertation contre les couvents en général, et contre les couvents espagnols en particulier ; quand, au moment où on ignore si Marius sera sauvé par Jean Valjean, il laisse là son récit pour nous lire une notice sur les égouts de Paris et entonner un dithyrambe en l’honneur des eaux ménagères qu’on pourrait employer comme engrais ; lorsqu’en mettant en scène des malfaiteurs il s’interrompt pour nous infliger une longue dissertation sur l’argot, ses beautés et l’emploi qu’il convient d’en faire dans la haute littérature, il méconnaît toutes les lois de l’art, et il tombe dans le seul genre en faveur duquel on ne puisse invoquer de circonstances atténuantes, le genre ennuyeux. Cette espèce de clinique littéraire et artistique où la dissertation coudoie le récit, et dans laquelle le statuaire nous explique la portée de chaque coup de ciseau qu’il donne sur le marbre, tue l’illusion et détruit l’intérêt.
La partie dans laquelle le poète a essayé de peindre les bas-fonds du monde scélérat, après M. Sue, échappe à la critique. L’artiste a été vaincu par l’artisan littéraire. Ce n’est plus du drame, c’est du mélodrame ; le souffle de l’art s’y éteint, et au point de vue du métier M. Victor Hugo reste au-dessous du peintre des Mystères de Paris, qui remue plus fortement les nerfs.
J’ai eu occasion de le faire remarquer sans cesse dans le cours de cette étude, et je suis obligé de le répéter une dernière fois dans ce jugement d’ensemble : partout, dans la composition, dans le dessin, dans la couleur, l’auteur est excessif ; son trait déchire la toile, et, à force d’appuyer sur la nuance, son pinceau fait tache. Il veut être fort, et il finit par être forcé. Le naturel, cette qualité charmante, lui manque d’une manière absolue ; il lui manque dans son style plus encore que dans tout le reste. Dans les bonnes pages des Misérables la langue de M. Victor Hugo a de la vigueur et de l’éclat, mais avec un mélange d’incorrection systématique, d’affectation, de bizarrerie prétentieuse et quintessenciée qui, dans les mauvaises, bien plus nombreuses, arrivent jusqu’au ridicule, à l’amphigouri et au galimatias. M. Victor Hugo, au lieu de proposer d’écheniller Dieu, aurait bien dû écheniller son style. On y retrouve les qualités et les défauts ordinaires de M. Victor Hugo ; mais dans ce dernier ouvrage ces défauts sont encore outrés. On voit que la main s’alourdit et qu’elle pèse sur le trait. L’idée est tournée et retournée sous toutes ses faces. Le poète taille ses pensées comme un lapidaire taille des diamants pour leur faire jeter des étincelles par tous les côtés à la fois. Les développements sont infinis, l’antithèse est poussée jusqu’à l’abus ; elle abonde, elle fourmille ; le style, avec ses phrases brisées, tourne au kaléidoscope ; le trait est tellement accusé, qu’il en devient dur ; l’énergie est gâtée par l’exagération, la délicatesse par l’afféterie, l’originalité par la recherche et la manière.
J’ai noté bien des phrases qui ne seraient pas déplacées dans les Précieuses ridicules. Tholomyès dit dans son banquet d’étudiants :
« Le rossignol est un Elleviou gratis. Les mouches bourdonnent
dans les rayons, le soleil a éternué le colibri. »
M. Victor Hugo
lui-même a tracé ainsi le portrait de Fantine : « Ses dents
splendides avaient évidemment reçu de Dieu une fonction, le rire. Les coins de sa
bouche voluptueusement relevés comme aux mascarons antiques d’Érigone, avaient
l’air d’encourager les audaces ; mais ses longs cils pleins d’ombre s’abaissaient
discrètement sur ce brouhaha du bas du visage pour mettre le holà. »
Ô Madelon, ô Cathos, ô Précieuses ridicules, ô Femmes
savantes, ô Vadius, ô Trissotin, où êtes-vous ? Je veux citer encore un
portrait dans un genre tout différent, c’est celui de Javert, l’honnête et impitoyable
agent de police, tel que l’auteur le montre quand, l’événement ayant vérifié ses
intuitions, il peut enfin mettre la main au collet de Jean Valjean, longtemps caché
sous le nom respecté de M. le maire Madeleine : « Il se dressait
dans une gloire ; il y avait dans sa victoire un reste de défi et de combat ;
debout, altier, éclatant, il étalait en plein azur la bestialité surhumaine d’un
archange féroce ; l’ombre redoutable de l’action qu’il accomplissait faisait
visible à son poing crispé le vague flamboiement de l’épée sociale. »
Je pourrais multiplier les citations à l’infini : « Les oiseaux
ont à la patte le fil de /’infini. — La nuit fait des distributions d’essence
stellaire sur les fleurs endormies. — Il faut ausculter la civilisation.
— L’impitoyable joie honnête d’un fanatique en pleine atrocité conserve un
rayonnement lugubrement insensible. »
Je m’arrête. C’est ainsi que
M. Victor Hugo gâte, dans beaucoup d’endroits, l’énergie d’un style naturellement
vigoureux, brillant et coloré par des bizarreries et des étrangetés de pinceau et de
palette qui, en visant au sublime, s’arrêtent au baroque.
Je voudrais, avant de terminer, dire un mot des caractères. Il y a quelques parties de celui de l’évêque et de celui de sa sœur qui sont heureusement touchées ; mais, dans la crainte de rendre son évêque trop catholique, et pour se le faire pardonner par les révolutionnaires, le poète se jette bientôt dans la fantaisie, dans le faux et dans l’impossible. Le caractère de Fantine, chaste au dernier degré de l’abjection, pure dans la boue, et s’enivrant à la fois d’eau-de-vie et d’amour maternel, est une monstruosité morale, et au point de vue de l’art un mensonge qui n’a pas même le mérite de l’originalité ; c’est la Fleur-de-Marie des Mystères de Paris avec son rosier de moins et Cosette de plus. Il y a trois caractères excessifs tous les trois, mais qui ont du moins le mérite de l’originalité, et où l’on sent la touche du maître : ce sont ceux de Javert, l’agent de police, esclave de ses fonctions et de ses devoirs ; Gavroche, le gamin de Paris, et Gillenormand, le grand bourgeois.
J’ai réservé Jean Valjean pour le dernier. Certainement il y a de belles parties dans l’étude de cette âme qui, des bas-fonds du crime, remonte vers la lumière de la vertu. Mais M. Victor Hugo a été entravé dans la conception et la conduite de ce caractère par un vice radical de sa théodicée. Cette transformation et cette transfiguration des âmes qu’il a voulu peindre dans Jean Valjean n’a rien de nouveau pour l’Église ; c’est, à proprement parler, l’œuvre de l’Évangile qui fait des apôtres avec des publicains, des saints avec des pécheurs et avec des larrons, des martyrs avec des bourreaux, qui dans la Thébaïde éleva la danseuse Pélagie, et ces autres meretrices de l’Orient, dont les Pères ont écrit l’histoire, au plus haut degré de dignité morale et de vertu religieuse, et qui, sous les Mérovingiens, donna dans la Neustrie pour premiers disciples aux moines les brigands qui étaient venus dans l’intention de les égorger. Mais cette transformation a des conditions. Il faut dire du fond du cœur : « Je suis chrétien », et il faut l’être. Il faut se soumettre à l’Église afin de participer à cette rosée divine qui rend la fraîcheur et la fertilité aux âmes les plus desséchées et les plus stériles, et qu’on appelle la grâce. L’Église a des piscines dans lesquelles elle lave les âmes, des tribunaux qui justifient ceux qui s’accusent, comme le dit Bossuet dans son admirable langage, des sacrements qui sont pour l’âme comme une seconde création. Quand elle ne ressuscite pas les corps comme son divin fondateur, elle fait quelque chose d’aussi merveilleux, elle ressuscite les âmes. D’un orgueilleux, elle fait un humble de cœur ; d’un meurtrier, un miséricordieux et un pacifique ; d’un avare, un libéral et un distributeur d’aumônes ; d’un larron, un honnête homme ; de Madeleine la pécheresse, elle fait sainte Madeleine. Alors ces grands pécheurs, ces grands débiteurs de Dieu, font des efforts héroïques pour payer leur dette, et ils arrivent quelquefois à un degré de sainteté auquel ne parviennent pas tous les justes.
M. Victor Hugo a voulu subtiliser sur tout cela. Il a fait de son Jean Valjean un faux scélérat pour se réserver le droit d’en faire un néo-chrétien et un faux catholique. Jean Valjean a été condamné contre l’équité aux galères pour avoir dérobé un pain nécessaire à l’existence de sa famille ; c’est au fond une belle âme que la société a réduite au désespoir. Dès qu’il se rencontre avec l’évêque, il est converti au bien par l’aspect de cette haute vertu. Et cependant M. Victor Hugo, pour ne pas rendre hommage au catholicisme, a faussé encore ici le caractère de son héros. Qu’est-ce que la vertu de Mgr Myriel ? C’est le christianisme appliqué. Si Jean Valjean est converti à la vertu de l’évêque, il doit être converti à la religion qui l’a fait vertueux, il doit croire ce que croit l’évêque, pratiquer ce qu’il pratique, il doit se frapper la poitrine, dire : « J’ai péché », et se relever réconcilié. Voilà la vérité du caractère. Dès lors Jean Valjean peut être un saint même aux bagnes, saint Vincent de Paul y a bien été. Mais qu’aurait pensé la petite cour philosophique et révolutionnaire de Jersey aux grands levers démocratiques de l’auteur ? qu’auraient dit l’Opinion nationale, le Siècle, les Débats, les autres journaux libres-penseurs et tous les frères et amis ? Il a donc fallu tourner la difficulté, et, de même que Mgr Myriel est aussi peu évêque que possible, Jean Valjean, tout en ayant un crucifix dans sa chambre, n’acceptera le christianisme qu’à une dose homéopathique. Cette ombre d’un chrétien, pour rappeler une épigramme connue, fera, au moment de sa mort, l’ombre d’une confession à l’ombre d’un évêque. Oui, mais il faudra remplacer cet immortel aliment que l’Église donne aux âmes et l’idéal divin qui les transfigure, et on leur substituera une faiblesse vulgaire pour un enfant. Au lieu d’adorer Dieu en esprit et en vérité, Jean Valjean adorera Cosette, et le jour où l’idole qu’il a mise sur un piédestal en descendra pour devenir la baronne Marius Pontmercy, il mourra de douleur en déployant sur son lit les habits d’enfant sous lesquels il l’a vue pour la première fois. Singulière consolation pour un homme qui laisse le temps derrière lui et qui va entrer dans l’éternité ! Je cherche le chrétien qui, comme le disait le grand Condé au moment de sa mort, va voir Dieu, « tel qu’il est, face à face », et le livre me tombe des mains, car je n’aperçois plus que le père Goriot ou Triboulet dans Le Roi s’amuse.
Je prévois une dernière objection, et j’y réponds. Cette société, que j’ai accusé M. Victor Hugo d’avoir traduite devant la haine du genre humain, est-elle donc parfaite ? Non assurément. N’est-elle pas susceptible d’amélioration et de perfectionnement ? Sans aucun doute, elle l’est. Ce que je reproche à M. Victor Hugo, c’est de n’avoir pas dit où est le mal, et surtout, de ne pas avoir vu où est le remède. Il semble, à l’entendre, que ce soit une affaire d’enseignement primaire, et qu’avec quelques milliers de maîtres d’école de plus tout serait pour le mieux dans le meilleur des mondes. Les statistiques criminelles répondent tous les ans à ce sophisme. La société de l’A-B-C est complètement impuissante sur le cœur humain. Elle montre à lire aussi ; mais que liront les nouveaux lecteurs qu’elle fait ? Question redoutable ! La société moderne est fille du christianisme, elle ne vit que par lui, elle ne trouvera son perfectionnement qu’en lui. En haut, au milieu, en bas, rapprochez les esprits et les cœurs de l’Évangile, vous verrez la société devenir, non pas parfaite, non pas heureuse, elle ne le sera jamais, mais moins malheureuse et moins imparfaite. Et qu’enseigne donc le christianisme ? Deux choses qu’il sait seul enseigner, la résignation et la charité ; la résignation, qui nous aide à supporter notre fardeau, la charité, qui travaille à l’alléger.
Quand je considère la société moderne, travaillée par tant de maux, en proie à tant de vices, mais secourue par tant de dévouements et soutenue par tant de vertus, toutes issues du christianisme. Je crois voir un char immense cheminant dans un chemin montant, sablonneux, malaisé, et traîné à grand’peine par son attelage essoufflé, épuisé, rendu, mais soutenu par tant de mains bienveillantes, poussé par tant d’efforts héroïques qu’il ne verse pas et qu’il continue à avancer ; et alors en me détournant au bruit sonore et stérile des phrases de la muse bavarde des Misérables, qui voltige autour du char, en dégainant son dard aigu et venimeux,
Et des chevaux s’approche,Prétend les animer par son bourdonnement,Pique l’un, pique l’autre, et pense à tout momentQu’elle fait aller la machine,S’assied sur le timon, sur le nez du cocher.
Je ne puis m’empêcher de décerner à M. Victor Hugo un nom que je ne prononcerai pas ici, mais qu’on trouvera dans la fable de La Fontaine.
Je suis heureux de m’être rencontré18, dans ce jugement final, avec l’éloquent évêque qui a écrit sur le roman de M. Victor Hugo ces deux belles pages :
« Ces dix volumes renferment un roman, un pamphlet, une thèse. Le roman m’importe peu ; il paraît d’ailleurs la partie faible, n’étaient quelques détails auxquels la passion pour cette sorte de littérature peut n’être pas insensible, mais qu’il faut aller chercher comme un plongeur va pêcher des perles au fond d’un chaos bruyant de flots sans nom. Je ne puis taire néanmoins que, même dans un roman, c’est bien plus qu’une faute littéraire, c’est un affreux renversement moral, lorsque le bien, le mal, le vice, la vertu, l’innocence, l’héroïsme, le martyre, sont comme ici toujours dans le faux. Je n’ai pas trouvé là un sentiment sur lequel on puisse se reposer, pas une conscience qui ait sa lumière vraie, pas une idée, pas un caractère qui ne soit chargé à outrance, et, si je puis le dire, ne crève sous la main. S’il se rencontre çà et là quelques nobles inspirations, c’est presque toujours à des ennemis de la société qu’on les attribue. Il y a, dans ces grandes âmes à contre-sens, juste ce qui peut le plus tristement fausser l’esprit en égarant le cœur. Je le dirai tout simplement : Malheur à un peuple qui se plaît dans de telles lectures !
« Quant au pamphlet, il est odieux : il insulte la société ; il loue l’émeute ; il appelle glorieux un rendez-vous, après boire, de trois ou quatre étudiants armés qu’il nomme le peuple, et il est inspiré par une politique dont j’ai horreur, parce qu’elle ne reconnaît que deux souverains, le nombre et le but. Là encore les bons, les méchants, les mœurs, les lois, la justice, l’autorité, la liberté, les droits, les devoirs de la nation, de la puissance publique, du peuple, tout est méconnu, pêle-mêle outragé, foulé aux pieds.
« Quant à la thèse, c’est autre chose ; la voici : il y a encore, dans nos sociétés orgueilleuses, de noirs abîmes de désespoir, de misère, de vice, d’ignominie, d’injustice, et il faut faire pénétrer ces abîmes par des flots de lumière. Eh bien ! cette thèse je ne la repousse pas. Et à travers les invraisemblances, les incohérences, les impossibilités, les immoralités du pamphlet et du roman, sans hésiter je vais à la thèse. Je n’ai aucune raison d’en redouter l’examen. Celui qui se sert d’une telle thèse pour exciter la haine est coupable ; mais celui qui, devant elle, se fermerait les yeux pour contenter sa mollesse et endormir sa conscience serait coupable aussi. Le factieux murmure à l’oreille du pauvre : « Lève-toi et venge-toi ; là-bas il y a des riches ! » Le chrétien, au contraire, souffle à l’oreille du riche : « Lève-toi et dévoue-toi ; là-bas il y a des pauvres ! » Puis il se place entre les deux, et leur crie aux uns et autres, à haute voix : « Il y a lin Dieu qui vous regarde ! »
« Je cherche quelqu’un qui m’explique tant de mal, qui adoucisse tant de peine, qui accomplisse tant de bien, qui résolve tant de problèmes, qui console tant de malheureux, et les empêche de devenir des misérables ; je le cherche, et je le connais. Il n’y en a qu’un. C’est mon Dieu, c’est Jésus-Christ. Il n’y en a pas d’autre.
« Que manque-t-il à ce pauvre pour ne pas voler ? Jésus-Christ au fond de son âme. Que manque-t-il à ce libertin pour ne pas abuser de sa force ? Jésus-Christ au fond de sa conscience. Que manque-t-il à cette fille pour ne pas tomber ? Jésus-Christ au fond de son cœur. Que manque-t-il à cet enfant pour ne pas tant souffrir ? Un Jésus-Christ, qui dise au cœur de ses parents : Ayez pitié de ces pauvres petits enfants. Comment se repentira ce forçat ? Par Jésus. Qui le pardonnera ? Jésus. Qui relèvera cette fille ? Jésus. Qui soutient cette sœur près d’une mourante ? Jésus. En un mot, que manque-t-il à ce juge pour ne pas excéder, à cet agent pour ne pas être impitoyable, à ce vieux grand-père pour n’être pas ridicule, à ce vieux savant pour ne pas mourir fou, à ce malheureux pour ne pas se jeter à l’eau ? Jésus, Jésus qui est le Christ, et lui seul ! Qui explique la punition, le mal ? Jésus-Christ. Qui explique la mort, la récompense, la justice dernière ? Jésus-Christ. Pour qui se dévouer aux misérables, si ce n’est pour l’amour de Jésus-Christ, avec lui, en lui ? et quel salaire substituer à cet amour ? Ah ! vous pouvez vous repaître du bonheur et de je ne sais quelle célébrité sans lui, mais je vous défie bien de vous tirer du mal sans lui… »
C’est sur ces paroles si belles et si épiscopales que je fermerai cette étude des Misérables. Elles justifient l’importance que j’ai donnée à ce roman. Elles résument admirablement les principales critiques que j’ai cru devoir diriger contre l’œuvre de M. Victor Hugo, elles les autorisent et deviennent ainsi la sanction de mon travail.
Livre sixième.
M. Michelet. — La Sorcière §
I. Coup d’œil rétrospectif. — Le roman de La Sorcière expliqué par le roman sur Le Prêtre, la Femme et la Famille. §
Je croirais avoir omis de parler d’un des romanciers contemporains les plus influents dans la propagande du mal, si je fermais cette galerie sans y avoir fait figurer M. Michelet. Déjà, en 1847, à l’époque où je publiai des Études sur le feuilleton-roman, je lui donnai place dans ce travail à cause d’un livre qui avait la prétention de s’élever jusqu’à la hauteur d’un traité de philosophie sociale, et n’était au fond qu’une composition romanesque écrite avec les visions d’une imagination malade. Je ne pourrais, sans déni de justice, refuser aujourd’hui de recevoir sur le même pied la Sorcière. C’est un roman écrit par celui de tous les romanciers dont l’imagination a le plus d’ardeur et de fougue. Il a vu la sorcière, il la montre, il la suit dans toutes les phases de sa destinée, il la personnifie dans une figure qu’il crée et qu’il fait mouvoir dans un cadre d’événements imaginaires. Ne sont-ce pas là tous les caractères du roman ?
Ce ne sera pas une étude sans intérêt au point de vue du mouvement des esprits dans notre temps, que de rechercher comment M. Michelet est devenu romancier.
J’ai connu autrefois et aimé M. Michelet, et j’ai eu occasion19 de rendre hommage à ce talent singulier et original qui exerce une étrange fascination sur l’esprit des lecteurs par un mélange d’érudition et de rêverie, de fantaisie et d’imagination. Il est savant, il est poète. Il a beaucoup étudié, et cette longue étude n’a pas éteint chez lui le don de l’inspiration. Dans les premières phases de son talent, il a tiré un merveilleux parti de cette faculté de reconstruire, à l’aide des textes et des documents, suppléés là où ils manquent, par les vives intuitions d’un esprit pour ainsi dire divinateur, les sociétés écroulées et les civilisations évanouies. Il me suffira de rappeler les deux volumes de son Histoire romaine, et les deux premiers volumes de son Histoire de France, qui se ferment sur le règne de saint Louis, dont nul auteur n’a parlé avec plus d’admiration que lui. Mais, tout en estimant à leur juste valeur les avantages attachés à cette faculté de reconstruction historique, analogue à celle dont jouissait Cuvier dans les sciences naturelles, on put craindre de bonne heure qu’elle n’entraînât de graves inconvénients. L’esprit, échauffé par la méditation, est enclin à se détacher de la réalité ; au lieu de recomposer les réalités détruites, il peut évoquer les fantômes de ses propres idées, et surtout quand il est sous le joug d’une passion dominante qui teint de ses couleurs tous les sujets qu’il étudie, il est exposé à prendre les hallucinations de son imagination exaltée pour les intuitions de son jugement. Alors il se fait dans son esprit un mirage assez semblable à celui qui trompe le navigateur sur la mer et le voyageur dans le désert ; il voit des choses qui n’existent pas, il les voit d’une manière aussi nette et aussi claire que si elles étaient sous ses yeux. La réverbération de ses idées échauffées produit des effets analogues à la réverbération de la lumière ; il est transporté et il vit dans le pays de la chimère et du songe.
C’est là, depuis bien des années, l’état d’esprit de M. Michelet. S’il fallait indiquer la date où il s’abandonna sans résistance à cette tendance qui, depuis le commencement de sa carrière littéraire, l’entraînait sur une pente fatale, je citerais le titre du livre dont j’ai parlé plus haut, et qui mit fin à nos rapports personnels : Le Prêtre, la Femme et la Famille.
L’auteur, qui a toujours montré une indépendance honorable quand il s’est agi de ses intérêts de fortune, n’a jamais su résister aux amorces de la popularité. Il était vivement engagé dans la lutte soulevée sous le règne de Louis-Philippe entre le catholicisme et ses adversaires, et il était un des chefs et une des idoles de la jeunesse rationaliste de cette époque. De concert avec M. Quinet, il écrivit un manifeste haineux contre les jésuites, et, la polémique s’échauffant de plus en plus, il rompit avec le catholicisme, dont il avait parlé dans ses premiers ouvrages avec un attendrissement et une reconnaissance mêlée de respect. Il entrait ainsi dans une route d’où il n’est plus sorti depuis, et qui l’a conduit, à travers différentes étapes, l’Histoire de la Révolution, L’Oiseau, L’Insecte, L’Amour, La Femme, La Mer, ouvrages écrits entre la rêverie et le rêve, à l’élucubration la plus insensée, la plus déplorable, la plus monstrueuse qui soit sortie d’un cerveau malade et infatué de ses visions, La Sorcière.
Tout le monde n’est pas allé au sabbat, et il est, par conséquent, peu de personnes qui possèdent les éléments nécessaires pour contrôler le portrait que M. Michelet a tracé de la sinistre héroïne de son livre. C’est, même là un de ses avantages. Il s’est réfugié cette fois dans une région de nuages et de ténèbres où son imagination est à son aise pour évoquer les fantômes. Rien ne la gêne, rien ne l’arrête ; elle ne raconte pas : elle crée. Elle donne ses cauchemars pour des découvertes, et ses hallucinations pour des axiomes de l’histoire. J’engage ceux qui veulent avoir une idée de la confiance qu’on peut avoir dans M. Michelet, parlant de l’origine de la sorcellerie et de ses hideux mystères, traçant la généalogie morale de la sorcière, et cherchant dans cette nouvelle question l’occasion d’insulter encore une fois l’ancienne société française, et de répandre sur le catholicisme les fanges d’une imagination pervertie par un sensualisme tard venu et le libertinage rétroactif d’une pensée attablée devant les sujets les plus immondes, à se souvenir de son premier pamphlet.
En voyant de quelle manière il transforme le présent, qui est là sous ses yeux, sous
les nôtres, ils comprendront de quelle manière il doit transformer un passé si lointain,
si inconnu, si obscur, si profondément caché dans les ténèbres. Quand on aura lu le
roman de la confession, tel que M. Michelet l’a écrit, de la confession présentée dans
notre époque comme un duel « entre le confesseur et le mari, le mari, qui a le
corps et qui veut avoir l’âme, le confesseur qui a l’âme et qui veut avoir le
corps »
, — ces mots y sont, ce n’est pas moi qui voudrais les ajouter, quand
on aura assisté à ce petit drame de fantaisie qui se passe entre le prêtre et la femme,
selon M. Michelet, le prêtre toujours jeune, bien entendu, et arrivant sombre et grave,
tandis que la femme, toujours jeune aussi, arrive palpitante et émue, juste au moment où
un rayon de soleil, — le soleil se met de la partie, — dorant les vitraux de l’église,
illumine les grandes ombres descendues des voûtes, on aura une idée du talent de
M. Michelet comme metteur en scène, et l’on commencera à pressentir ce que devient, sous
le pinceau fantaisiste de cet imprésario, la pauvre vérité. Mais il faudra avoir le
courage d’aller plus loin. Il faudra achever ce roman de la confession, écrit avec la
haine d’un esprit infatué, la puissance d’une imagination dramatique, et la faiblesse
d’une intelligence qui, échauffée par la composition, finit comme celle d’Anne Radcliff,
par se laisser prendre à ses propres rêves. On arrivera ainsi à la théorie la plus
étrange et la plus folle exposée dans un livre écrit par un homme qui a eu autrefois la
prétention d’être philosophe et historien. Le duel que M. Michelet a entrepris de
décrire, duel selon lui, fatalement engagé entre toute chrétienne qui vient
s’agenouiller dans un confessionnal et tout prêtre qui s’y assied pour l’entendre, se
poursuit pendant quelque temps avec des vicissitudes diverses. C’est un combat à
outrance. Il faut que la femme dise tout, les secrets de sa famille, les fautes de son
mari, — vous aviez cru jusqu’ici que c’étaient ses propres fautes qu’on lui demandait.
Ce n’est pas assez encore, il faut qu’elle renonce à tout, non seulement à sa tendresse
d’épouse, mais à son amour pour ses enfants, à la piété filiale comme à l’amitié
fraternelle ; tant qu’elle aura une idée à elle, un sentiment à elle, ce terrible
confesseur ne sera pas content et la privera de sa part de Paradis. Enfin, de concession
en concession, de défaite en défaite, elle est arrivée presqu’au point où le confesseur
veut qu’elle soit. Encore un pas, elle tombe dans cette situation sans nom pour
laquelle, il est juste de le dire, M. Michelet invente un nom nouveau ; la pénitente
ainsi comprimée, opprimée, maniée et façonnée comme un morceau de cire molle, n’ayant
plus en propre une idée, un sentiment, une affection, disparaît absorbée dans le
confesseur, elle se transhumane en lui, voilà le grand mot lâché.
Or, connaissez-vous bien toute la portée de ce mot qui a été pour la première fois
employé en italien par Dante ? Se transhumaner, suivant M. Michelet,
« c’est fondre à son insu, prendre pour substance une autre humanité, devenir
un accident, une qualité, un pur phénomène de l’être »
de celui dans lequel on
s’est transhumané. M. Michelet va plus loin : il ajoute que la femme
qui s’est transhumanée dans son confesseur « prend, sans le
savoir, son tour d’esprit, son accent, son langage, quelque chose de son allure et de
sa physionomie : qu’elle marche comme il marche, en un mot, qu’elle est lui »
.
Si vous ne connaissez point le sabbat et les sorcières, vous savez ce que c’est qu’un confessionnal, un prêtre, un confesseur, une confession, une femme chrétienne. Vous pouvez donc apprécier l’exactitude de ce tableau et la ressemblance de ces portraits.
Je m’arrête. Tous commencez maintenant à connaître M. Michelet, M. Michelet tel qu’il
était déjà il y a quinze ou seize ans. Or, remarquez que dans ce laps de quinze années
son imagination s’est encore exaltée et pervertie, son jugement a encore fléchi. Cette
passion violente, implacable, dont il est animé contre le catholicisme et le passé de la
société française a pris l’intensité d’une idée fixe. Cette âme travaillée par l’âcre
poison de la haine, troublée par sa cohabitation avec les fantômes qu’elle évoque, est
de plus en plus incapable de contrôler ses sombres rêves, elle s’y livre. Vienne le
tourbillon qui l’emportera au sabbat, elle s’y laissera aller si elle espère trouver au
sabbat une occasion de maudire de nouveau le christianisme et d’insulter l’Église. Les
Juifs, ayant à choisir entre le Christ et Barabbas, préférèrent Barabbas ; si
M. Michelet a une préférence à exprimer entre le Christ et Satan, soyez convaincu
qu’elle sera en faveur de Satan. Laissez-moi vous résumer son livre d’un seul mot avant
de vous l’expliquer, c’est la réhabilitation de Satan. Oui, ce livre est un argument en
faveur de ces effroyables vociférateurs qui criaient : Vive l’enfer ! « Mon bon
Satan »
, écrit M. Michelet en appliquant au Mauvais cette
épithète de Bon, qui appartient exclusivement à Dieu !
Comment l’auteur en est-il arrivé là ? Par quels procédés ? Par quelle logique au
rebours de la logique ordinaire, comme les hideux sacrements du sabbat étaient au
rebours des sacrements de l’Église ? Vous le saurez, mais vous savez déjà que l’avocat
du diable, — M. Michelet, vous en conviendrez, mérite bien ce nom, — a reçu les
félicitations du chantre des Misérables et « de la Femme de génie »
, c’est ainsi que M. Michelet a appelé madame Sand,
qui, « dans un bel élan du cœur, croit voir les deux esprits dont la lutte a fait
le moyen âge, se reconnaître, se rapprocher, se réunir, de sorte que le fier proscrit
et le doux persécuteur se jettent dans les bras l’un de l’autre »
. C’est la
même pensée que M. Victor Hugo a exprimée dans un de ses poèmes, en faisant embrasser,
au dernier jour, Bélial et Jésus-Christ.
Ainsi les démolisseurs intellectuels, d’un bout de la littérature à l’autre, s’encouragent du geste et de la voix, et se saluent. La vanité qui rapetisse le talent lui-même fait recommencer entre MM. Victor Hugo, madame Sand et M. Michelet la scène de Trissotin et Vadius :
En carrosse doré vous iriez par les rues.— On verrait le public vous dresser des statues.
La chose est traduite de style classique en style romantique, il est vrai, mais le fond est le même. C’est la vanité qui adore pour être adorée, à peu près comme au sabbat l’auteur nous montre la sorcière s’agenouillant devant Satan, afin de devenir à son tour l’objet de l’adoration de ceux qui étaient initiés à ces honteux mystères.
Triste livre ! où le naturalisme le plus effréné et le libertinage d’une pensée curieuse qu’aucun détail n’effarouche, se rencontre avec l’audace de tous les blasphèmes et les débauches d’une imagination en délire ! Roman déguisé en histoire ! Démenti donné par l’écrivain à tous les historiens et à ses propres écrits historiques, je le prouverai. Fantaisies malsaines d’un cerveau malade qui raconte ses rêves comme s’il s’agissait des réalités du passé ! Apothéose odieuse et effrontée de la sorcière, que M. Michelet rend aimable et douce aux pauvres gens, j’allais dire charitable, sans nier, sans condamner les honteuses et obscènes cérémonies auxquelles se livrait cette prêtresse du sabbat, cette épouse du démon ! Apologie du sabbat lui-même comparé presque aux agapes des premiers chrétiens, malgré ces infamies nocturnes décrites avec une complaisance qui fait rougir le lecteur étonné que l’auteur ait pu écrire ces pages sans rougir ! Enfin répétons ce mot qui dit tout, réhabilitation de Satan confondu avec l’esprit moderne, de Satan nommé le roi des morts, de Satan proclamé le prince de la nature, de Satan que M. Michelet honore encore sous le nom de médecin, en ne le maudissant, je cite textuellement l’auteur, que lorsque Satan, près de sa fin, se fait ecclésiastique.
II. M. Michelet devenu dans La Sorcière le champion du sensualisme et de la fatalité. §
Que s’est-il passé, durant les vingt dernières années, dans l’esprit et dans le cœur de
M. Michelet ? Cette histoire d’une âme, si on pouvait l’écrire, serait plus curieuse,
surtout plus instructive, que celle de la Sorcière. Évidemment, M. Michelet est
aujourd’hui païen. Le culte qu’il professe est celui de la nature ; le vrai Dieu pour
lui est le grand Pan. Son véritable grief contre le christianisme, c’est d’avoir
remplacé la religion de la nature, dont les divinités grecques et romaines
représentaient les forces secrètes sous un symbolisme poétique, par le culte du vrai
Dieu adoré en esprit et en vérité. Arrière l’esprit ! gloire à la matière ! Les anciens
dieux, s’écrie-t-il, ne sont pas aussi morts qu’on veut bien le dire. La sorcière, c’est
la Sibylle antique, sous sa forme la plus humble et la plus injuriée ; Dieu merci, les
superstitions ont sauvé une bonne partie du paganisme. Les grands dieux ont disparu,
M. Michelet s’en console, il n’aimait guère ces aristocrates de l’Olympe ; les petits
dieux, ou pour parler son langage, « la populace des dieux indigènes »
subsiste, cela suffit à un démocrate comme lui. Le mérite de la femme, suivant
M. Michelet, c’est de les avoir gardés, et c’est pour cela probablement que son sexe a
eu le rare privilège de produire tant de sorcières : « Contre un sorcier dix
mille sorcières ! »
s’écrie M. Michelet avec admiration. Et il ajoute toujours
avec le même enthousiasme : « Nature les fait sorcières ! c’est le génie propre à
la femme et à son tempérament. Elle naît fée. Par le retour régulier de l’exaltation
elle est sibylle. Par l’amour, elle est magicienne. Par sa finesse, sa malice (souvent
fantasque et bienfaisante), elle est sorcière et fait le sort, du moins endort, trompe
les maux. »
En disant que M. Michelet est un païen, je ne me suis pas trompé. C’est un compagnon de Julien l’Apostat attardé dans notre siècle ; il reprend le procès entamé par son maître et son ami contre le christianisme, et il accuse celui-ci d’attrister toute joie, d’éteindre toute lumière, d’ordonner à l’homme d’être insensible à toutes les beautés de la nature. Je n’ai ni le talent ni le temps de refaire pour l’usage exclusif de M. Michelet le Génie du Christianisme de M. de Chateaubriand. Il y trouvera sa thèse renversée avant d’avoir été exposée. Le christianisme n’a jamais interdit à l’homme d’admirer la nature, qui est l’ouvrage de Dieu ; il ne lui a interdit qu’une chose, c’est d’adorer la nature, c’est de devenir son esclave. L’Eglise fait chanter dans les cérémonies sacrées le Cæli enarrant gloriam Dei ; mais elle enseigne à l’homme que cette nature si belle n’est qu’un ouvrage du Créateur, ouvrage moins noble et moins élevé que l’homme fait à l’image de Dieu, et elle lui rappelle qu’il doit rester toujours en possession de son âme et ne pas la laisser subjuguer par les fascinations que la nature peut exercer sur ses sens.
J’ai connu autrefois un historien à l’esprit noble et fier, servi par une plume
éloquente, qui partageait sur ce point les idées de l’Église. Cet historien faisait
remarquer qu’en traçant une ligne dont l’Inde serait le point de départ et la France le
but, on verrait, à mesure qu’on approche de l’Inde, la liberté humaine défaillir et la
nature triompher, comme on verrait, à mesure qu’on approche de notre patrie, la nature
vaincue par l’humanité. Après avoir montré la liberté succombant chez les Égyptiens et
les Persans, il la montrait émigrant avec les Hébreux, et il ajoutait : « La
nature est détrônée chez les Juifs. La lumière elle-même devient ténèbres à
l’avènement de l’esprit, la dualité cède à l’unité. Pour ce petit monde de l’unité et
de l’esprit, un point suffît dans l’espace entre les montagnes et les déserts. Il
n’est placé dans l’Orient que pour le maudire. Il entend retentir avec une égale
horreur, par-dessus l’âpre Liban, les chants voluptueux d’Astarté et les rugissements
de Moloch. Périsse l’étranger ! La ville sainte ne s’ouvrira pas. Il lui suffit de
garder dans le tabernacle ce dépôt sans prix de l’unité que le monde viendra lui
demander à genoux quand il aura commencé son œuvre dans l’Orient par la Grèce et par
Rome. »
Puis l’auteur continuant à développer cette synthèse spiritualiste de
la philosophie de l’histoire, écrivait ces lignes éloquentes sur le moyen âge :
« Merveilleux système d’après lequel s’organisèrent et se posèrent l’un en face
de l’autre l’empire de Dieu et l’empire de l’homme ; la force matérielle, la chair,
l’hérédité dans l’organisation féodale ; dans l’Église, l’esprit, la parole,
l’élection ; la force partout, l’esprit au centre, dominant la force qui vient
ensuite. »
Après avoir caractérisé le grand mouvement, avoir montré le
légiste, puissance du droit humain, se levant en face du prêtre ; le marchand, puissance
de l’argent et de l’industrie, en face du seigneur, puissance de la terre et du glaive ;
enfin, l’homme de la glèbe se relevant de la terre sur laquelle il était courbé et
prenant place aussi dans la société, le même auteur terminait par ces mots :
« Ainsi l’homme s’est fait un monde qui relève de la liberté ; il s’est élevé
du Dieu nature, de la fatalité, pour arriver au Dieu pur, au Dieu de l’âme qui ouvre à
tous, dans la société, dans la religion, l’égalité de l’amour et du sein
paternel. »
Qui donc a écrit ces lignes ? M. Michelet, dans son livre sur Vico, M. Michelet, alors
spiritualiste, plein d’admiration pour la lutte de l’esprit contre la nature et pour la
victoire que le premier remporte sur la seconde ; M. Michelet enthousiaste de cette
époque du moyen âge qu’il ne pouvait quitter sans regret ! Que s’est-il donc passé ? Qui
a changé ? Ce n’est pas l’Église, à coup sûr, ce n’est pas le catholicisme dont
M. Michelet admirait les merveilleuses créations dans l’art, et la plus haute
personnification morale dans saint Louis, le roi par excellence au moyen âge, le type du
christianisme couronné, dont la vie et la mort lui arrachaient ce cri d’angoisse :
« Cette pureté, cette douceur de l’âme, cette élévation merveilleuse où le
christianisme porta son héros, qui nous la rendra ? »
Un seul a changé, c’est M. Michelet ; M. Michelet devenu panthéiste, enivré de naturalisme, désertant les autels de l’esprit pour ceux de la nature, et consacrant ses dernières années, désavouées par ses premières, à célébrer le grand Pan, à entonner d’une voix chevrotante le chant voluptueux des adorateurs d’Astarté, qu’il maudissait jadis au nom de l’unité de Dieu et de la liberté humaine, M. Michelet maudissant le moyen âge qu’il admirait jadis, et dont il ne pouvait se séparer, maudissant l’Église qui, selon lui, conspira avec le moyen âge à jeter le monde dans le désespoir, désespoir qui enfanta la sorcière, laquelle, dans sa sombre rêverie, enfanta Satan, dont elle croit être la fille.
Symptôme étrange et douloureux ! Voici trois esprits qui comptent parmi les plus éclatants de notre siècle, MM. Victor Hugo, Lamartine et Michelet ; tous trois débutent par le spiritualisme, et tous trois, en avançant dans leur carrière, glissent sur la pente d’un panthéisme sensuel. Ils n’ont pas assez veillé sur leur âme. On trouve dans leur talent des traces de l’effraction à l’aide de laquelle l’ennemi est entré. Ne me demandez plus pourquoi leur coup de pinceau, jadis chaste et pur, est devenu curieux ou cynique ; pourquoi, après avoir commencé avec Platon, ils finissent avec Épicure ? Je ne puis vous répondre ; je détourne les yeux, et je gémis d’être obligé ainsi de désavouer toutes les admirations de ma jeunesse, comme un homme qui, visitant, au bout de quelques jours d’absence, un espalier qu’il a laissé chargé de fruits sains et vermeils, les retrouve piqués par le ver et portant déjà les stigmates de la pourriture et de la corruption.
Il semble que M. Michelet ait eu, dans les belles années de son talent, le triste
pressentiment de cette tendance déplorable de notre siècle. Je retrouve à la fin du
second volume de son Histoire de France ces lignes, pour ainsi parler,
prophétiques : « Le cœur se serre quand on voit que, dans ce progrès de toutes
choses, la force morale n’a pas augmenté. La notion du libre arbitre et de la
responsabilité morale semble s’obscurcir chaque jour. Chose bizarre ! à mesure que
diminue et s’efface le vieux fatalisme des climats et des races qui pesait sur le
monde antique, succède et grandit comme un fatalisme d’idées. Que la passion soit
fataliste, qu’elle veuille tuer la liberté, à la bonne heure, c’est son rôle à elle.
Mais la science elle-même, mais l’art !… Et toi aussi, mon fils ? — Cette larve du
fatalisme, par où que vous mettiez la tête, vous la rencontrez. Le symbolisme de Vico
et d’Herder, le panthéisme naturel de Schelling, le panthéisme historique d’Hegel,
l’histoire des races et l’histoire des idées ; ils ont beau différer en tout, contre
la liberté ils sont d’accord. L’artiste même, le poète, qui n’est tenu à nul système,
mais qui reflétait l’idée de son siècle, il a de sa plume de bronze inscrit la vieille
cathédrale de ce mot sinistre ANAΓKΗ20. Ainsi vacille la pauvre petite lumière de la liberté morale. Et
cependant la tempête de l’opinion, le vent de la passion soufflent des quatre coins du
monde… Elle brûle, triste et solitaire ; chaque jour, chaque heure, elle scintille
plus faiblement ; si faiblement scintille-t-elle que, dans certains moments, je crois,
comme celui qui se perdit aux catacombes, sentir les ténèbres et la froide nuit.
Peut-elle manquer ?… Jamais sans doute, nous avons besoin de le croire et de nous le
dire, sans quoi nous tomberions dans le découragement. Elle éteinte, grand Dieu,
préservez-nous de vivre ici-bas ! »
Hélas ! elle est éteinte pour celui qui écrivit ces lignes éloquentes. Vous savez à quoi il emploie les années de sa vieillesse commencée ? À réhabiliter le paganisme, cette religion de la matière, à diffamer le catholicisme, cette religion de l’esprit, à écrire la monographie de la Sorcière, en peignant, dans un tableau de fantaisie, les premiers troubles de la possession, depuis le petit démon du foyer jusqu’à Satan que l’auteur court adorer avec la Sorcière dans les hideuses priapées du sabbat, dont il n’épargne aucun détail au lecteur.
Je ne puis suivre M. Michelet sur ce terrain ; il échappe aux justices de la critique
par la licence même de ses tableaux, et c’est un rapport de plus à signaler entre lui et
les romanciers contemporains. Je dirai seulement que la Sorcière et Satan sont, à
l’entendre, les bienfaiteurs et les consolateurs de l’humanité au moyen âge ; eux seuls
la sauvent du désespoir. Répéterai-je ce blasphème ? Ce n’est pas la Vierge immaculée
qui a réhabilité la femme réelle, c’est la Sorcière ! L’écrivain s’attendrit sur tous
les services que rend cette créature par ses philtres et par ses charmes, qui aident la
châtelaine à prendre, ou à croire qu’elle prend, la forme d’une louve pour courir les
bois et les champs dans la nuit ; les vivants à évoquer les morts. Surtout, et avant
tout, il proteste contre ceux qui ont représenté les sorcières comme vieilles et
laides ; il a besoin de croire qu’elles ont été jeunes et jolies. Que vous dirai-je ? il
s’émeut en assistant par la pensée au sacrifice du sabbat, et c’est après avoir décrit,
dans ses plus odieux et ses plus cyniques détails, la Messe noire, que
M. Michelet s’écrie : « Tous, à coup sûr, étaient émus quand sur la créature
dévouée, humiliée, on faisait la prière et l’offrande pour la récolte. On présentait
du grain à l’esprit de la terre qui fait pousser le blé. Des oiseaux envolés (du sein
de la femme, sans doute) portaient au Dieu de liberté le soupir et le vœu des serfs :
que nous autres, leurs descendants lointains, nous fussions affranchis. »
Ceux qui ont appris l’histoire et qui n’ont pas oublié avoir lu dans les livres de
M. Michelet ce que celui-ci oublie y avoir écrit, savent que ce ne fut pas en allant au
sabbat et à la messe noire que nos glorieuses communes de France conquirent la liberté.
Ce fut dans les confréries catholiques que les habitants de la commune commencèrent à se
rapprocher, à se sentir et à s’entendre. « À cette époque, dit Orderic Vital, la
communauté populaire fut établie par les évêques, de sorte que les prêtres
accompagnassent le roi aux sièges et aux combats avec les bannières de leurs paroisses
et les paroissiens. »
La cloche de l’église fut la première qui les appela à
leurs réunions, et le saint de la confrérie fut leur premier étendard. Un autre fait que
M. Michelet comprenait jadis, et qu’il ne comprend plus aujourd’hui, le grand fait des
Croisades aida à ce mouvement d’émancipation. « Le jour où, sans distinction de
libres et de serfs, les puissants désignèrent ainsi ceux qui les suivaient : NOS
PAUVRES, fut l’ère de l’affranchissement. Le grand mouvement de la Croisade ayant un
instant tiré les hommes de la servitude locale, les ayant menés au grand air par
l’Europe et l’Asie, ils chercheront Jérusalem et rencontreront la liberté. Cet homme
impitoyable qui ne descendait de son nid de vautour que pour dépouiller ses vassaux,
les arma lui-même, les emmena, vécut avec eux, souffrit avec eux ; la communauté des
misères amollit son cœur. Plus d’un serf put dire au baron : Monseigneur, je vous ai
trouvé un verre d’eau dans le désert ; je vous ai couvert de mon corps au siège
d’Antioche ou de Jérusalem. »
Ainsi parlait M. Michelet dans le temps où il savait l’histoire, et il parlait comme le
savant M. Guérard, qui a dit : « De frères qu’ils étaient devant Dieu, les hommes
devinrent égaux devant la loi ; de chrétiens, citoyens. »
Il faisait alors
venir l’affranchissement, la liberté, de l’influence de la religion, des croisades.
Maintenant qu’il a oublié l’histoire et qu’il suit la fantaisie haineuse de son
imagination troublée, il fait venir l’affranchissement de la sorcière, du Sabbat, de la
messe noire, de Satan.
Ce n’est point tout. Quand il s’agit de récriminer contre cet odieux moyen âge, sur lequel il a jeté jadis tant de poésie, il ne recule devant aucune calomnie et devant aucune bévue historique. Que cette calomnie ait été catégoriquement réfutée, peu lui importe ; n’est-ce pas de la prévention et du préjugé qu’on a dit : la pire espèce de sourds est celle qui ne veut pas entendre. C’est ainsi qu’il inscrit au nombre des griefs contre le catholicisme le fameux droit du seigneur, sur lequel les philosophes chantants ont fait tant d’opéras comiques, sans compter le rapport de M. Dupin à l’Académie des sciences morales et politiques ; le droit du seigneur exercé, dit M. Michelet, même par des ecclésiastiques.
Il y a quelques années, un livre, écrit avec une abondance de documents qui ne laisse pas de place au doute, et une verve de logique admirable, livre intitulé : Le Droit du seigneur au moyen âge, a fait justice de ces allégations de l’ignorance et du mensonge. M. Louis Veuillot — il est vrai que c’est un clérical, et, par conséquent, selon M. Émile Augier, un homme hors la loi, taillable et corvéable à merci sur la scène, — a démontré jusqu’à l’évidence que ce prétendu droit n’était qu’une aumône versée à l’évêché, pour la dispense d’un usage disciplinaire qui obligeait les nouveaux époux à garder la continence pendant les trois premiers jours. Il a de même victorieusement prouvé qu’on ne pouvait pas citer un texte de loi, un témoignage de quelque valeur en faveur de l’existence du droit en question au profit des seigneurs laïques. M. Michelet ne se soucie guère de cette démonstration. Il ne fait plus de l’histoire ; il est tout entier à la passion et à la fantaisie. Il veut à tout prix déshonorer le christianisme, l’Église, l’ancienne législation et tout le passé de la France. Il en veut à Dieu. Il tient à donner, pour aïeul à la société moderne, Satan ; pour père à la lumière et à la science, l’esprit des ténèbres ; pour origine à la liberté, le sabbat et la pire des servitudes, celle dans laquelle on reconnaît pour maître et seigneur l’esprit du mal ; pour ancêtre à l’Académie de médecine, non pas Hippocrate, qui s’y entendait cependant, mais la Sorcière, cette Canidie moderne, avec ses philtres, ses herbes magiques et ses incantations.
Pauvre intelligence désemparée, comme un navire qui a perdu son mât, ses voiles, sa boussole et son gouvernail, et emportée vers les écueils par le courant de panthéisme et de sensualisme qui règne dans les temps modernes ! Imagination malade et hantée par les fantômes ! Ame profondément obscurcie par les vapeurs qui montent de la région des sens ! Il emploie les dernières pages de son livre à étudier, avec une curiosité étrange, et ce goût dépravé qui fait rechercher quelquefois aux vieillards les viandes faisandées et corrompues, les dossiers les plus abominables et les plus scandaleux du dernier siècle, dans l’espoir d’y trouver en les commentant, en les modifiant, en les appropriant à son but, quelques arguments contre la confession et les couvents, objets de ses furieuses antipathies. Il termine en annonçant la défaite du Christ et le triomphe de Satan. Il n’accepte pas, en effet, le compromis que quelques rationalistes trop conciliants, comme M. Hugo, ont proposé entre Bélial et Jésus ; M. Michelet est moins indulgent. Il déclare que la transaction est impossible, et le malheureux, ne s’apercevant pas que le christianisme a créé la société moderne, et qu’elle ne peut vivre sans lui, renouvelle contre le Christ le cri déicide des Juifs : Crucifigatur ! Que le Christ meure !
En vérité, si l’existence de l’esprit du mal n’était pas un dogme de notre religion, si, en descendant en nous-mêmes, nous n’avions pas entendu souvent cette voix du Mauvais qui sollicite tous les enfants d’Adam, si les annales de l’Église ne confirmaient pas cette croyance, et si nous n’en trouvions pas une nouvelle preuve dans la perversité de certaines natures, qui, de déchéance en déchéance, finissent par arriver à un degré de méchanceté vraiment satanique, le livre de M. Michelet servirait à dissiper nos doutes. Quand l’esprit du mal s’empare d’une intelligence, c’est ainsi qu’il pervertit peu à peu en elle toutes les notions du vrai, qu’il obtient d’elle l’abjuration du bien, qu’il l’oblige à renoncer à toutes les nobles inspirations, et à adorer cette impure déesse à laquelle la Convention dressa jadis des autels.
En terminant cette étude, un souvenir historique nous revient à l’esprit. Le
8 novembre 1793, Chaumette, le procureur de la Commune et le fondateur de la religion
nouvelle, se présenta tout à coup à la barre de la Convention ; il tenait par la main
une courtisane ; les compagnes de l’indigne créature lui faisaient cortège. Se dirigeant
alors vers le fauteuil du président Lequinio, qui se leva respectueusement, le procureur
de la Commune s’écria d’un ton inspiré : « Mortels, ne reconnaissez plus d’autres
divinités que la Raison, je viens vous en offrir l’image la plus noble et la plus
pure. »
Il fléchit alors le genou devant l’idole, et l’assemblée rendit, par
acclamation, un décret portant que la Convention assisterait à une fête en l’honneur de
la Raison, et que cette fête serait célébrée dans Notre-Dame. Ce jour-là, la prophétie
que le P. Beauregard avait fait entendre dix ans auparavant sous les voûtes de l’église
métropolitaine reçut son accomplissement ; le sabbat, sortant du désert et de la nuit,
fut tenu en plein jour dans l’église ; la Messe noire fut dite sur
l’autel du Christ ; l’épouse de Satan s’assit à la place de Notre-Dame. Ce fut le
triomphe du sabbat et l’apothéose de la sorcière. Est-ce à cette époque et à cette
religion que l’auteur veut nous ramener ?
Que M. Michelet se rassure cependant. Nous n’avons pas la moindre envie de demander qu’on le conduise au bûcher ; nous nous contentons de le plaindre et de prier pour lui.
Livre septième.
L’idée catholique dans le roman. §
I. Monseigneur Wiseman : Fabiola, La Lampe du sanctuaire, etc. §
De nos jours, le roman est une espèce de mer dont il est impossible de compter les flots, mais il y a un courant particulier qu’il faut signaler sous peine de laisser ce travail incomplet. Pendant que tant d’hommes égarés ou corrompus parlaient à l’imagination le langage des passions mauvaises et de l’erreur, un esprit éminent, un des plus grands controversistes de ce siècle, un des princes de l’Église, également versé dans la théologie, l’histoire, la linguistique, l’archéologie chrétienne, l’étude de l’antiquité, S. E. le cardinal Wiseman, frappé du mal que faisait le roman contemporain engagé dans de mauvaises voies, conçut la pensée de convertir à l’Évangile cet enfant prodigue de la littérature. Le premier résultat de cette pensée fut Fabiola.
Fabiola est un des livres de notre temps, qui a obtenu le plus de succès en Angleterre d’abord, en France ensuite, car il a été naturalisé par la traduction dans notre littérature. C’est l’histoire de l’intérieur de la société romaine à l’époque du martyre de sainte Agnès, c’est-à-dire pendant la persécution de Dioclétien. L’opposition des deux religions, des deux sociétés, le paganisme encore maître à la surface, mais s’écroulant intérieurement sous le poids de ses vices, le christianisme, cette chrysalide qui prépare dans les catacombes, d’où elle sortira bientôt les ailes déployées, les nouvelles destinées du monde, forment le fond du tableau. L’auteur a su placer dans ce fond une peinture pleine d’intérêt de la vie humaine, pendant cette période de luttes, de crimes effroyables, de vertus héroïques où les âmes généreuses éprouvaient un sentiment de délivrance en sortant des ténèbres fétides et glacées de l’idolâtrie pour entrer dans l’atmosphère lumineuse et pure de la vérité religieuse. Il semble que la terre s’embellisse de l’éclat et se parfume de la senteur de fleurs jusque-là inconnues. Ces fleurs immortelles sont les belles âmes épanouies à la douce chaleur de l’Évangile.
Les trésors de science que possède l’illustre auteur sur l’archéologie chrétienne lui ont permis de donner à son livre de Fabiola la couleur du temps et des lieux, de sorte que, semblable à un joyau précieux, il reçoit une nouvelle valeur de l’art avec lequel il est travaillé et enchâssé. L’action, sans être très vive, est suffisante ; les caractères sont bien tracés. En rencontrant ce sujet qui n’est pas sans analogie avec celui des Martyrs de Chateaubriand, le cardinal Wiseman a eu sur le grand écrivain la supériorité de la science religieuse, qui devait naturellement appartenir à un prince de l’Église ; une connaissance plus approfondie et plus exacte de l’archéologie chrétienne, et enfin, ce qui n’est pas sans intérêt pour les lecteurs qui ont dépassé la première jeunesse, un style plus simple et moins oratoire.
En lisant ce beau et bon roman où il y a plus de vérité que dans beaucoup d’histoires, on se prend à penser qu’outre son intérêt général, il a un intérêt contemporain. Il rappelle, en effet, à la fois, aux hommes de nos jours ce qu’était la société sans le christianisme et ce qu’elle est devenue depuis que le christianisme l’a marquée à son empreinte. Dans un temps où La Vie de Jésus, par M. Renan, succède aux Misérables et le Maudit à La Vie de Jésus, et où l’on fait tant d’efforts pour déraciner ce grand arbre de la parabole évangélique sous lequel les âmes, ces oiseaux du ciel, ont trouvé depuis dix-huit cents ans un abri, ce double souvenir contient un enseignement précieux. La société actuelle est fondée sur le christianisme, l’Évangile est l’arôme de notre civilisation, et c’est cet arôme qui l’empêche de se corrompre et de périr comme la civilisation antique. Tous ces romans dont nous avons eu à parler et où règne le souffle du matérialisme et du sensualisme païen, et ceux qu’une industrie malsaine et corruptrice emprunte au dix-huitième siècle, en éditant à vil prix les compositions les plus subversives de Diderot, sont donc au fond une réaction du passé contre le présent et l’avenir. Tandis que d’autres livres, comme ceux de MM. Renan et Taine, les traités positivistes d’Auguste Comte, les nouvelles éditions de Strauss, ébranlent la société moderne dans la région des idées, ceux-là l’ébranlent dans la région des mœurs. Si la tête et le cœur étaient à la fois gâtés par cette double influence, que deviendrait la société moderne ? Retourner au paganisme qui a laissé périr la société antique ? C’est absurde et impossible. Vivre sans religion ? Autre impossibilité. Remplacer le christianisme ? la théophilanthropie et les dévots de la déesse Raison, la philosophie rationaliste, le saint-simonisme qui entreprend, dit-on, de publier une nouvelle encyclopédie, et le fouriérisme, l’ont essayé, et ont également échoué dans cette tâche. C’est ce qu’a rappelé à notre siècle Mgr Wiseman, en présentant dans Fabiola la lutte des deux esprits, l’esprit païen, qui conduisit l’ancienne société à sa perte ; l’esprit chrétien, qui ouvrit à la société nouvelle les horizons de l’avenir prêts à se fermer devant elle si elle éteignait son flambeau.
Ceci expliquera à ceux qui n’ont pas su ou qui n’ont pas voulu la comprendre, la sévérité que l’Église déploie contre les romans qui pervertissent le sens moral21. De tout temps, le paganisme des mœurs a ouvert les voies au paganisme des idées, et la corruption du cœur remonte dans l’intelligence comme la corruption de l’intelligence descend dans le cœur. L’Église, en cela comme en toute chose, défend donc la société temporelle en défendant la morale chrétienne. À l’époque de la décadence romaine, on voyait quelquefois de grands papes marcher au-devant des barbares pour les arrêter ; aujourd’hui, c’est encore une barbarie morale et intellectuelle qu’il s’agit de repousser pour empêcher la société moderne de périr. L’Église, cette immortelle vigie, en voyant reparaître les deux ennemis qu’elle a tant de fois vaincus, le sophisme de l’esprit et le sophisme du cœur, crie alerte à sa fille, la société moderne ; elle l’avertit que c’est la destruction qui se présente sous cette forme et qu’il faut la repousser, sous peine de périr.
Fabiola est le travail le plus considérable que Mgr Wiseman ait publié pour introduire l’idée et le sentiment catholiques dans le roman. Le merveilleux succès de ce livre engagea l’illustre cardinal à suivre, dans les rares moments de loisir qui lui restent entre ses grands travaux et l’administration du diocèse de Westminster, le filon précieux qu’il avait découvert. Quelquefois il arrive qu’en gravissant les versants d’une haute montagne dont on a admiré les prestigieux sommets, on s’arrête au détour d’un sentier pour admirer une petite fleurette éclose au lever du soleil et dans laquelle sourient, comme dans un délicieux abrégé, toutes les grâces de la création : c’est l’effet que produisent sur ceux qui ont lu les grands ouvrages de science et de controverse du savant prélat22 les livres d’imagination que Mgr Wiseman a composés à la suite de Fabiola, comme la Lampe du sanctuaire, la Fleur de neige, la Perle cachée.
Pour ne parler que du premier, la Lampe du sanctuaire est une courte
et simple nouvelle dans laquelle circule la croyance catholique comme un sang généreux.
Le docte auteur n’a pas cette fois, comme dans Fabiola, associé les
souvenirs de l’histoire aux inspirations de l’imagination. La Lampe du
sanctuaire est animée par un souffle du mysticisme le plus pur. C’est le récit de
la vie d’une jeune fille qui semble attachée par un lien mystérieux à la lampe d’un
sanctuaire rustique, situé sur la frontière de France et d’Espagne, au sommet d’une
hauteur connue sous le nom de Mont-Marie. Cette chapelle était en grande vénération dans
le pays. La statue de la Vierge Immaculée, tenant dans ses bras son divin Fils, était
presque de grandeur naturelle, en marbre blanc et de style antique. C’était un
chef-d’œuvre d’art, c’était l’œuvre d’une âme inspirée. « Au milieu du
sanctuaire, en avant de l’autel, continue l’auteur, était suspendue une lampe
d’argent, allumée nuit et jour ; on ne se souvenait pas de l’avoir vue éteinte, même
dans les nuits les plus orageuses, car la piété du peuple pourvoyait abondamment à son
entretien avec la plus pure huile d’olive du pays. Et c’était là pour plusieurs un
objet de grande importance, car cette lampe servait de phare et de guide pendant la
nuit. Elle était suspendue de façon que sa lumière brillât à travers une fenêtre ronde
placée au-dessus de la porte, et on l’apercevait à une grande distance. Le sentier qui
conduisait de plusieurs hameaux à la principale route de la vallée, passait près de la
chapelle. Ce sentier inégal et étroit longeait le flanc de la montagne et bordait un
précipice. Le voyageur pouvait s’avancer hardiment tant que la lumière de la chapelle
brillait en face de lui ; mais, aussitôt qu’elle disparaissait cachée par la saillie
du rocher, il devait tourner court à droite et descendre sans crainte, parce qu’en cet
endroit le précipice se change en une pente douce qui conduit à la
route. »
Dès que la scène est ainsi décrite, le drame commence. Une charmante enfant est la joie
d’une des chaumières éparpillées au pied du Mont-Marie. Elle a reçu, à sa naissance, le
nom de la Vierge dont le sanctuaire s’élève sur la hauteur. Ses parents s’aperçoivent
tout à coup que l’éclat de ses yeux s’éteint, que son visage pâlit ; le médecin appelé
déclare que, pour la sauver, il faut un miracle. Pierre et sa femme demanderont ce
miracle à Dieu. Les voici cheminant, par une soirée d’automne, dans la route qui conduit
au sanctuaire de Marie-du-Mont. « La mère portait dans ses bras un fardeau
précieux, mais plus léger en réalité que le fardeau de douleur qu’elle portait dans
son cœur ; c’était sa fille faible et malade. »
La peinture du sanctuaire
illuminé par les derniers rayons du soleil couchant et dans lequel plusieurs groupes de
paysans font leur prière du soir, est une des plus belles pages que Mgr Wiseman ait
écrites. On retrouve là le sentiment profond du symbolisme catholique, et cette notion
élevée de l’art chrétien que l’illustre prélat a déployée dans ses Conférences sur les cérémonies de la semaine sainte à Rome. Rien de plus
émouvant que la prière du père et de la mère devant la statue de la sainte Vierge et de
l’Enfant Jésus, dont les saints visages éclairés par le rayonnement de la lampe
brillaient d’un tel éclat d’amour et de compassion, que jamais œuvre de main d’homme ne
put mieux rendre les sentiments que les deux infortunés désiraient trouver en Jésus et
en Marie : « Oui, s’écria Pierre avec l’accent du cœur qui est si naturellement
poétique ; oui, elle sera blanche et pure comme le lis dont la racine a été nourrie
par la neige de la montagne ; elle sera comme une fleur devant l’autel de Dieu, elle
brillera dans son sanctuaire comme la lampe maintenant suspendue au-dessus de nous ;
ses vertus brilleront d’un doux éclat dans le saint lien lorsqu’elle s’agenouillera
pleine du reconnaissance en l’endroit où elle est maintenant étendue faible et
mourante. Ô mon Dieu ! n’éteignez pas la lumière de nos yeux, ne permettez pas à la
mort de toucher à celle qui vous est consacrée, pas plus que vous ne permettriez à une
main sacrilège d’éteindre la sainte flamme qui brûle devant votre
autel ! »
La prière fut entendue, l’enfant fut sauvée. Elle grandit en vertu et en beauté, et son âme naturellement méditative aimait à s’épancher dans le sanctuaire où Dieu avait accordé à ses parents une si grande grâce en la rendant à la santé et à la vie.
Mgr le cardinal Wiseman a exprimé avec une grande poésie de couleurs et une sûreté de lignes qui ne pouvait appartenir qu’à une plume aussi autorisée que la sienne, les élans mystiques qui emportent cette jeune âme vers le trône de Dieu, et le rayonnement de cette conscience virginale, sanctuaire béni qui répond au rayonnement de la lampe sacrée. Il y a là comme un doux souvenir de l’enfance de sainte Ruse de Lima, de sainte Marie-Magdeleine de Pazzi et de sainte Catherine de Sienne.
Cependant le malheur est descendu sur l’humble chaumière. Pierre, qui a été toute sa vie un honnête homme, se laisse séduire par des contrebandiers qui, voulant profiter de la connaissance qu’il a des sentiers de la montagne, l’associent à leur coupable industrie. Marie et sa mère s’aperçoivent bientôt du changement qui s’est opéré dans le caractère du Pierre sans savoir à quoi l’attribuer. Il n’est plus le même, il reste des nuits entières hors de chez lui ; quand il revient, il est brusque et dur pour les siens ; ses sentiments religieux ont disparu. Personne ne veut augmenter le chagrin de la fille et de la mère en leur disant ce que tout le monde soupçonne. Marie, sans connaître la profondeur de la chute de son père, prie sans cesse pour lui dans le sanctuaire où elle a recouvre la santé. Elle offre sa propre vie à Dieu pour obtenir le retour de Pierre à la vertu ; plus que jamais elle plonge son âme dans la contemplation ; elle emprunte les ailes de la colombe mystique pour monter vers Dieu, et, le sens caché des Écritures se révélant à cette âme choisie, elle comprend l’utilité des épreuves et la vertu secrète cachée dans le calice des afflictions. Pendant ce temps, son père a glissé sur la pente du mal ; subjugué par les exemples et l’ascendant de ceux qui l’ont enrôlé dans leur bande, il a passé de la contrebande au vol ; moitié par terreur, moitié par entraînement et en outre sous l’influence des liqueurs fortes qu’on lui a fait boire, il consent à accompagner, à guider les malfaiteurs dont il est l’associé, dans une tentative qu’ils doivent faire pour enlever au sanctuaire de Marie-du-Mont ses ex-voto précieux et toutes les riches offrandes que la piété des fidèles y a accumulées. C’est au milieu des ténèbres d’une soirée qui n’est pas éclairée par la lune, que le crime doit être accompli. Les malfaiteurs ont déjà pénétré dans le sanctuaire, ils vont porter la main sur les vases sacrés. Mais, quand Pierre se trouve en face de la lampe du sanctuaire dont la douce lumière a éclairé les traits de son enfant malade, le remords le saisit, ou du moins, à défaut du remords, la peur ; il ne veut pas, il ne peut pas en présence de cette lumière, commettre le crime pour lequel il est venu ; pressé par ses grossiers compagnons qui le menacent d’égorger sa femme et sa fille s’il hésite au moment décisif, il demande au moins que la lampe soit éteinte. Puisque l’action pour laquelle on est venu doit être accomplie, qu’elle s’accomplisse à la lueur d’une lanterne sourde.
« Tirez donc la lampe en bas, dit un des voleurs, pendant que je vais prendre les chandeliers de l’autel ; elle est d’argent, à ce que je vous ai entendu dire. »
« Pierre avait précisément la même pensée ; avec la résolution du désespoir, et en se couvrant toujours les yeux, il s’approcha de la lampe, la tira violemment en bas et, soufflant de toute sa force, il l’éteignit.
« Au même instant un cri retentit à ses oreilles, si soudain, si aigu, si plein d’agonie, qu’il ne paraissait pas sortir d’une poitrine humaine, mais venir d’un être appartenant à un autre monde. Venait-il de près ou de loin, du ciel ou des profondeurs de la terre, ou des environs de la chapelle, personne n’aurait pu le dire, mais il avait suivi de si près, ou plutôt il avait si immédiatement accompagné l’extinction de la lumière de la lampe, que Pierre et ses compagnons lièrent naturellement les deux faits ensemble, comme l’effet avec la cause. »
Saisis d’une terreur mystérieuse, les malfaiteurs s’enfuient sans achever leur sacrilège.
Voici maintenant le nœud de cette scène dramatique. La lumière de la lampe du sanctuaire éclairait, on s’en souvient, les voyageurs jusqu’au moment où il fallait tourner à droite, c’est-à-dire pendant toute la route qui longeait le précipice. Or Marie était sortie à une heure avancée de la soirée, avec sa mère, pour aller prier au sanctuaire, parce qu’elle était résolue à quitter, le lendemain, les blanches livrées de la sainte Vierge, afin de prendre les habits grossiers qui devaient lui permettre de travailler aux champs ; l’absence continuelle du père et sa fainéantise condamnaient la femme et la fille à gagner leur pain à la sueur de leur front. Ne voyant plus la lumière briller, elle a tourné trop vite et elle est tombée au fond du précipice. Le cri d’angoisse qui a retenti est le cri de sa mère voyant périr son unique enfant. Le crime du père a tué la fille, mais le cri de la mère a sauvé le sanctuaire au moment d’être profané, et Dieu a accepté le sacrifice que Marie lui avait offert, et la mort de la fille ramène le père à la religion et à la vertu.
Tel est le fond de cette élégie sacrée au milieu de laquelle se noue un drame et où l’on retrouve un sentiment profond du symbolisme chrétien, avec le miel de l’Écriture, et ces parfums que la femme nommée dans l’Évangile répandit sur les pieds du Sauveur à l’approche de la passion. Au point de vue de l’art, on pourrait souhaiter plus de nouveauté dans la peinture du caractère du père et des moyens employés pour l’entraîner au mal. Mais il y a une onction et une fraîcheur remarquables dans toutes les pages où la jeune fille est mise en scène. La peinture de cette âme virginale qui monte les degrés de la vertu à mesure que l’âme coupable du père descend les degrés du crime, les ravissements intérieurs de la contemplation qui l’emportent dans les hautes sphères, cette sympathie mystérieuse qui attache sa vie à la lumière de la lampe sacrée, sont présentés avec une pureté de couleurs et une suavité de lignes qui reposent l’esprit du lecteur des dégoûts que lui ont fait éprouver les tableaux immondes des romanciers contemporains. Dans la catastrophe finale amenée par des moyens naturels, il y a quelque chose de profondément dramatique, et l’on suit le doigt de la providence dans cette rencontre de circonstances où le commun des hommes ne voit que le hasard. La vie de Marie a duré comme l’avait demandé son père alors chrétien, autant que la lumière de la lampe du sanctuaire, elle s’est éteinte avec elle, et sa mort a sauvé de la profanation le sanctuaire où elle avait tant prié.
C’est ainsi que Mgr Wiseman a renouvelé avec une supériorité de talent incontestable et
un sentiment exquis de l’art et des convenances littéraires qui manquaient d’une manière
complète à Camus, évêque de Belley, la tentative que fit celui-ci, au commencement du
dix-septième siècle, pour introduire le roman chrétien dans notre littérature. Camus,
évêque de Belley, ami de saint François de Sales, — c’est sa plus belle gloire,
— écrivain d’un esprit original, mais sans tact et sans mesure, d’un caractère honnête,
d’une vie irréprochable, avait en effet l’idée de détrôner le roman profane et immoral
par le roman chrétien. Il écrivait avec tant de rapidité, qu’une unit lui suffisait pour
composer une nouvelle, et qu’en huit jours, il achevait un roman. Un de ses biographes a
dit de lui, en vantant les services qu’il rendit à la religion par ses romans, qu’il
réussit « à contrebuiter ou plutôt à contrebuter les livres dangereux et
frivoles »
. Il obtint de grands succès dans son temps, et ses contemporains
s’arrachèrent ses compositions, dont l’école moderne ne dédaignerait peut-être pas les
titres : Spiridion, Parthénisse, Palombe, L’Amphithéâtre sanglant, La Cour
des horreurs, La Tour des miroirs. Parmi ces livres, on en cite qui eurent
plusieurs éditions. De nos jours, un écrivain enlevé aux lettres à la fleur de l’Age,
M. Rigault, a essayé de rééditer un de ces romans dévots, La Palombe.
Les personnes peu nombreuses qui ont lu ce livre à titre de curiosité littéraire sont
demeurées convaincues que, puisque c’était de tous les romans de Camus celui qu’un homme
de goût avait jugé le plus digne d’être exhumé, les autres méritaient, à plus forte
raison, l’oubli où celui-ci même aurait pu demeurer sans inconvénient. Il faut ajouter,
pour être juste, que les romans profanes dont l’évêque de Belley voulait contrebalancer
l’influence ne sont pas moins oubliés que les siens, et qu’ils méritent encore plus
l’oubli où ils sont tombés, car à leurs défauts littéraires vient s’ajouter le tort de
l’immoralité.
Nous croyons pouvoir le dire sans crainte de nous tromper, il n’en sera pas de même de ceux de Mgr Wiseman, que nous avons compris, quoique étranger, dans cette étude sur le roman en France, parce que l’idée catholique qu’il sert ne reconnaît pas de frontières et que la traduction a naturalisé ses compositions dans notre langue. À l’art profane déployé par plusieurs des écrivains qui ont donné une si grande importance au roman contemporain, il a su opposer l’art chrétien, et ses livres vivront dans notre littérature. Fabiola intéressera tous les ordres de lecteurs par la peinture d’une époque si digne d’être étudiée et par les trésors de science historique et archéologique que Mgr Wiseman a versés dans son livre sans arrêter la marche du drame ; la Lampe du sanctuaire versera surtout sa lumière douce et pure sur les âmes choisies, capables de comprendre les beautés mystiques de la contemplation, et ce rayonnement intérieur qui établit des rapports nouveaux entre Dieu et sa créature.
II. Le roman dit de piété. — Influence heureuse de quelques femmes chrétiennes sur ce genre de littérature. — Madame Bourdon : La Vie réelle, Marthe Blondel, Antoinette Lemire. — Caractère général du talent de l’auteur. §
Puisque j’ai parlé de la tentative faite par Mgr Wiseman pour évangéliser le roman, je dois mentionner au moins sommairement quelques efforts faits pour imiter cet illustre exemple, en introduisant ce genre de littérature dans les voies chrétiennes.
Je n’entends pas entreprendre ici l’éloge de ce qu’on appelle vulgairement les romans de piété. Ces ouvrages de pacotille, exécutés à la toise et au rabais par des écrivains qui ne s’élèvent pas beaucoup au-dessus de la condition des manœuvres, ont fait dire à un homme de beaucoup d’esprit qu’en fait de romans il n’y avait de bons que les mauvais. Ils sont une des plaies de la littérature contemporaine, et je crains qu’ils ne rendent aucun service à la religion. On les donne à bon compte, il est vrai, mais ils coûtent encore plus qu’ils ne valent. Ils ont un double tort : d’abord celui d’être lus, puis celui d’empêcher la lecture d’ouvrages dans lesquels les intelligences trouveraient une nourriture plus substantielle et plus saine. La plupart de ces petits livres, où le talent de composition manque d’une manière complète, où les caractères effacés et sans relief ressemblent à des silhouettes humaines plutôt qu’à de véritables hommes, et dont le style médiocre et sans couleur se traîne plus qu’il ne marche, affadissent l’esprit et gâtent le goût. Heureux encore quand le mal se borne là ! Il arrive, en effet, que ces tableaux, où la peinture des vices et des passions n’est pas suffisamment rachetée par les sermons sans autorité et les homélies vulgaires mêlés au drame, troublent les jeunes imaginations, et les disposent à chercher, dans une littérature plus franchement romanesque et moins retenue, la satisfaction des instincts que ces ébauches incorrectes et équivoques ont éveillés en elles.
Un petit nombre d’écrivains, mieux doués et plus respectueux de l’art ont su s’élever au-dessus de ce niveau. Parmi ces écrivains, je citerai plusieurs femmes qui ont compris que les personnes de leur sexe pouvaient prendre en France la position prise en Angleterre par miss Edgeworth et lady Georgina Fullerton. Madame Bourdon est celle qui s’est le plus étroitement renfermée dans ce qu’on appelle le roman d’éducation et le roman religieux. Seulement, elle a donné dans sa pensée, à ce mot d’éducation, une extension qu’il n’avait pas avant elle. C’est de l’éducation du cœur aussi bien que de celle de l’esprit qu’elle s’est occupée, et, sans que sa préférence soit exclusive, elle a, dans ces derniers temps, plus particulièrement travaillé pour les classes populaires. Pour lutter contre le matérialisme abject qui monte comme une marée de boue, elle a présenté à l’imagination des lecteurs de cette classe l’idéal chrétien qui les relève de l’infériorité de leur condition, en les faisant aspirer à cette grandeur morale pour laquelle Dieu a créé toutes les âmes.
Madame Bourdon est originaire de l’Allemagne ; le nom qu’elle portait avant d’être mariée peut se traduire par le mot de froment : c’est pour cela qu’elle a publié plusieurs volumes sous le nom de Mathilde Froment. Les petits livres qu’elle composait s’étaient succédé sans un grand retentissement, lorsque son talent, mûri par le travail, sortit tout à coup de rang il y a à peu près six ans : c’est l’époque de l’apparition de la Vie réelle, celui de tous ses romans qui a eu et qui devait avoir le plus de retentissement, parce qu’il offre l’intérêt le plus général.
On a tant usé et abusé de ce mot, qu’il devient ici nécessaire de le définir. C’est la vie réelle au point de vue chrétien que madame Bourdon a voulu peindre ; c’est-à-dire qu’au roman de la vie telle que les jeunes imaginations la voient dans leurs rêves, et telle que la plupart des romanciers la présentent dans leurs tableaux de mœurs, elle a opposé l’histoire de la vie telle qu’elle se déroule pour la plupart des femmes, avec un mélange de joies et d’épreuves, avec plus d’épreuves que de joies, avec bien des espérances déçues, bien des rêves dorés que le temps dissipe d’un coup de son aile, des adversités à subir, des deuils à porter, des peines, des inquiétudes et des douleurs interrompues par quelques minutes rapides de bonheur, et partout, toujours, des devoirs à remplir.
Elle a habilement encadré l’image de la vie réelle dans la vie d’une jeune fille qu’elle prend au sortir de l’enfance et à laquelle elle fait traverser toutes les étapes de l’existence, pour la conduire seule et solitaire jusqu’à cette dernière limite de l’âge au-delà de laquelle on ne voit plus que le tombeau, cette borne contre laquelle tout se brise pour ceux qui manquent de foi, cette porte qui, pour les chrétiens, s’ouvre sur l’éternité.
La personnalité de son héroïne est assez marquée pour qu’on ne puisse pas la regarder comme un personnage purement symbolique dans lequel l’auteur résumerait la vie humaine dépouillée de tout caractère précis et individuel. Elle n’est pas assez exclusive pour que chacun ne puisse reconnaître dans cette destinée le mouvement de la destinée commune et s’appliquer quelques-unes des leçons qui résultent du récit.
Ce livre remarquable est d’un intérêt triste et même navrant pour ceux qui, arrivés aux dernières étapes de la vie, recomptent ainsi une à une leurs espérances effeuillées sur le chemin et les tombes qu’ils ont laissées derrière eux. Ils ajoutent, en effet, leurs désenchantements aux désenchantements de l’héroïne du livre ; mais, pour la jeunesse, cet âge aux longs espoirs, où l’illusion déborde, la Vie réelle n’a rien de trop sévère. Le rayon de vérité qu’elle contient arrive aux regards de vingt ans comme une révélation utile, à demi voilée par les nuages légers et nuancés des couleurs de l’arc-en-ciel que l’imagination rassemble. La jeunesse a un si grand fonds d’espérance, qu’il lui en reste toujours assez. Elle est si portée à voir les choses comme elles ne sont pas, qu’on ne saurait trop lui rappeler ce qu’elles sont.
Deux autres livres de madame Bourdon méritent d’être signalés pour leur utilité pratique, et le talent qu’a déployé l’auteur en rendant service à la société ; ce sont deux études populaires : Marthe Blondel ou l’Ouvrière des fabriques, et Antoinette Lemire ou l’Ouvrière de Paris. Dans les classes pauvres, la condition la plus intéressante et la plus douloureuse, comme la plus difficile, est celle de l’ouvrière. Que de labeurs lui sont imposés, et que de périls semés sous ses pas ! Quand nous comparons l’abandon où se trouvent l’ouvrière des villes et celle des fabriques, cette absence de toute protection, de toute direction qui est leur triste partage sur la terre, à la sollicitude de tous les instants dont nous entourons nos filles, nous plaignons profondément ces pauvres créatures, et nous admirons celles qui, par une prudence au-dessus de leur âge et par la fermeté d’une vertu fortifiée au milieu des combats, résistent à tant d’épreuves. Madame Bourdon s’est préoccupée de cette situation. Au lieu de se contenter de gémir sur le mal social qui résulte de l’agglomération des ouvrières dans les fabriques, conséquence inévitable de l’industrie, qui est une des nécessités des temps modernes, elle a voulu y porter remède.
« La machine à vapeur, dit-elle dans sa préface, a détruit la quenouille et l’aiguille, et l’association puissante a étouffé le travail solitaire. Les femmes, ne pouvant plus apporter au budget domestique qu’un secours illusoire, sont allées offrir à la fabrique leurs faibles bras. Elles ont dû déserter la maison, oublier leurs habitudes, fouler aux pieds leurs répugnances, et, pour gagner le pain de chaque jour, exposer aux réunions nombreuses leurs mœurs et leur délicatesse. Dans les villes industrielles, elles sont de nom seulement filles, épouses, mères ; elles ne sont en réalité qu’ouvrières, car elles ne remplissent plus dans leurs maisons l’office auquel la Providence les a destinées : — Ménagères, nourrices, garde-malades ; la fabrique ne leur en laisserait pas le temps, et leur jeunesse, qui s’est écoulée dans la surveillance des métiers à filer, ne leur a pas permis d’apprendre ces fonctions multiples qui font de la femme la plus pauvre et la plus ignorante l’ange visible de la famille. L’avenir trouvera-t-il un remède à de si grands maux ? C’est le secret de Dieu ; mais nous, contemporains, ne devons-nous pas apporter une petite pierre à la digue que des mains généreuses élèvent contre l’immoralité et le matérialisme prêts çà envahir les classes vouées au travail. Qu’au sommet de la digue s’élève la croix : rien ne se fait sans elle ! C’est aussi sous l’inspiration de la croix que ce petit livre est écrit. Nous le présentons aux jeunes ouvrières comme un humble et fidèle conseiller, comme un ami qui s’intéresse vivement à leur destinée. Nous avons essayé de leur montrer la voie de la véritable félicité, qui peut exister pour elles comme pour ceux qu’on nomme les heureux du monde, et qui, eux aussi, ne trouveront jamais le bonheur que dans la vertu ! »
Après avoir marqué le but de son livre dans ces lignes touchantes et écrites d’un style
sobre et ferme, madame Bourdon constate que le type de Marthe Blondel, qu’elle va placer
dans le cadre de la vie de fabrique, n’est pas seulement un idéal, mais une réalité :
« Dans ces ateliers dont nous parlions tout à l’heure et où tant de périls
menacent l’âme innocente, continue-t-elle, dans ces lieux où, trop souvent, le
blasphème, le mauvais exemple, le scandale, semblent corrompre jusqu’à l’air qu’on
respire, des jeunes filles se conservent pures : leur front demeure modeste, leur
parole simple et réservée, leur cœur chaste et voilé… Quel est donc leur secret ?
comment échappent-elles à la contagion universelle ? Elles ont la foi et la prière ;
le matin et le soir les voient à genoux, le dimanche, au pied de l’autel ; Bien les
garde, et, comme les enfants hébreux dans la fournaise, une invisible rosée tempère
pour elles ces flammes mortelles dont elles sont environnées. Parfois quelques-unes,
unies par ces sympathies puissantes, élèvent de leurs mains, dans le milieu de leur
travail, un indigent autel, une statue de la Vierge-Mère entourée de fleurs, et les
plus gracieux sanctuaires suspendus aux flancs des montagnes ou cachés à l’ombre des
bois n’ont pas plus de poésie que ces chapelles improvisées au milieu des ateliers,
qui servent de refuge à la candeur, à la faiblesse et au malheur. »
Cette préface indique parfaitement l’esprit et la portée de ce livre excellent dans lequel madame Bourdon a mis toute son âme. Marthe Blondel est la personnification de la jeune fille chrétienne dans la vie de fabrique dont l’auteur a retracé un tableau fidèlement étudié et saisissant de vérité. Là comme partout, le bien coudoie le mal, et, quoique l’atmosphère morale qu’on respire dans la fabrique soit malsaine comme l’atmosphère matérielle dans laquelle on est plongé, on peut, quand un souffle venu de l’Évangile y règne, y trouver la vertu et la part de bonheur réservée à l’homme ici-bas, et qui consiste dans le sentiment du devoir accompli et les affections de la famille. Non seulement une famille chrétienne demeure plus honnête dans ce milieu difficile, mais elle y est plus heureuse qu’une famille qui n’a pas les mêmes croyances, et par conséquent la même force morale et les mêmes convictions. Voilà la morale du livre.
Après avoir peint l’ouvrière de fabrique sous les traits de Marthe Blondel, madame Bourdon a continué ses études populaires en peignant l’ouvrière de Paris sous les traits d’Antoinette Lemire. Ce second livre est un agréable pendant du premier. Au point de vue moral, il est aussi digne d’estime, parce qu’il est aussi honnête et aussi utile, et peut-être est-il supérieur au point de vue de l’art. Le sujet prêtait plus. L’ouvrière de Paris, en effet, jetée avec sa pauvreté et son honnêteté au milieu de cette immense Babylone, en l’ace de tant de luxe et de tant de jouissances, parmi tant d’embûches tendues sous les pas de l’innocence indigente et laborieuse, par l’oisiveté riche et corrompue, court plus de périls, éprouve plus d’angoisses, précisément par le rapprochement et le contraste de l’extrême misère et de l’extrême richesse. L’intérêt est donc plus vif, parce qu’il y a plus d’incidents dans le drame. La crainte et l’espoir s’y succèdent, les bons et les mauvais sentiments s’y combattent. L’auteur, en effet, n’a point fait d’Antoinette Lemire une de ces héroïnes idéales, une de ces vertus chimériques sur lesquelles le malheur ni le plaisir ne sauraient avoir de prise. Elle en a fait une jeune fille honnête et religieuse, mais qui a les faiblesses de son sexe et les entraînements de son âge, qui résiste à la tentation sans doute, mais qui est tentée, souvent tentée, et qui n’échappe aux pièges que multiplient sous ses pas d’abord les vices si nombreux dans cette grande ville, ensuite la faim, cette mauvaise conseillère, que par le sentiment d’honnêteté que lui a mis au cœur une éducation chrétienne, et plus encore par la protection de Dieu qui n’abandonne pas ceux qui le prient.
On reconnaît dans cette remarquable étude la touche de l’auteur de la Vie réelle. L’existence de l’ouvrière de Paris est peinte avec ses véritables couleurs. Rien n’est dissimulé dans ce tableau. L’innocence d’Antoinette Lemire est entourée de bien des chutes qui, après avoir été pour elle des tentations, deviennent plus tard des leçons. Méphistophélès est à sa gauche sous les traits de Zoé, d’Émilie, de toutes les femmes fragiles qui éclaboussent la vertu et raillent son culte pour la vie honnête et le pain sec, comme elles disent. Le bon ange est à sa droite — sous les traits de Madeleine sa petite sœur, de Pauline et de madame de Villemont. Quelquefois l’ouvrière semble au moment de glisser sur la pente où tant d’autres sont tombées. Cette existence de labeur, de privations de tout genre, de sacrifices qui est la sienne, le spectacle des plaisirs du monde, ces gracieux fantômes qui se lèvent dans l’imagination des jeunes filles, et qui, un doigt sur la bouche, leur disent à l’oreille : « Si tu voulais ! » les jouissances, le luxe, les splendeurs de la toilette et tous ces enivrements de la vanité auxquels sa belle jeunesse reste étrangère, font naître dans son cœur une fièvre dangereuse. Mais Dieu lui envoie des secours. D’abord c’est sa petite sœur Madeleine à protéger, une gentille enfant de douze ans, pure comme on l’est au sortir de la première communion ; pour tout au monde Antoinette ne voudrait ni faire rougir Madeleine ni avoir à rougir devant elle. Rien n’affermit l’âme contre ces tristesses qui viennent la saisir, contre les séductions du plaisir qui l’assaillent, comme le sentiment d’un devoir à remplir. Et comme tout se tient dans l’ordre moral aussi bien que dans l’ordre physique, un premier devoir rempli aide à en remplir un second, et un pas fait dans la route du bien vous éloigne d’autant de la route du mal. Le second secours que la Providence envoie à Antoinette, c’est une amie d’atelier plus forte et plus courageuse qu’elle. Pauline est un de ces grands cœurs comme on en trouve plus qu’on ne croit dans les classes populaires. Sa mère, en mourant, lui a légué un devoir, celui de soutenir, de soigner, et, s’il est possible, de ramener au bien son père, un de ces ouvriers qui, au lieu de se réformer eux-mêmes, ne songent qu’à réformer la société. Dissipé, ivrogne, dépensant au cabaret tout ce qu’il gagne, prêchant la liberté au dehors, despote chez lui, violent et dur pour sa fille, Flamand, c’est son nom, n’apporte à celle-ci aucune consolation. Ce n’est pas précisément un homme pervers, mais c’est un homme perverti par ses mauvaises habitudes, ses mauvaises relations et les lectures qui lui troublent la tête. Antoinette Lemire a honte de son peu de vertu quand elle se trouve en présence de la vertu supérieure de Pauline, dévouée à sa tâche ingrate et remplissant le devoir de la piété filiale envers un pure qui a oublié les devoirs de la paternité, parce qu’elle doit agir ainsi pour complaire à Dieu et tenir le serment qu’elle a fait au lit de mort de sa mère. Le troisième secours que Dieu envoie à Antoinette dans un moment critique, le jour même où elle a promis d’accompagner au bal Zoé, sa compagne d’atelier, jeune fille frivole et fragile qui roulera bientôt carrosse aux Champs-Élysées et qu’on trouvera à la fin du roman aux Madelounettes, c’est mademoiselle de Joigny. Blanche de Joigny est une de ces jeunes filles comme on en rencontre encore au faubourg Saint-Germain, simple au sein des grandeurs, modeste au milieu des magnificences du luxe, en un mot chrétienne non seulement à l’église, mais partout. Antoinette, qui a été chargée par madame Léonard, grande couturière chez laquelle elle travaille, de porter une robe de bal à mademoiselle de Joigny, est obligée de rester quelques heures chez la noble jeune fille qui a trouvé la robe de bal beaucoup trop décolletée et ne veut pas la porter ainsi. Cette circonstance amène un entretien entre les deux jeunes filles ; l’ouvrière s’étonne de trouver cette heureuse du monde, si dédaigneuse pour les plaisirs qui séduisent de loin, si attachée à la vie paisible du foyer domestique et regardant comme perdu le temps que, par obéissance pour ses parents, elle donne au monde et au bal. Antoinette sort de cette maison meilleure qu’elle n’y était entrée ; l’atmosphère de piété et de raison qu’elle a respirée dans la chambre et dans l’oratoire de Blanche de Joigny lui a donné la force de résister à l’influence de Zoé, car il y a dans la vertu d’un aimant qui en nous attirant nous sauve de la contagion du vice.
Je ne sais si j’ai donné une idée exacte de ce roman plein d’intérêt. Il commence par une églogue, l’arrivée d’Antoinette Lemire à Paris, où elle trouve mourante dans un hôpital la vieille tante qui l’a appelée, pour l’initier à la vie du travail, et le tableau de son bonheur quand elle se voit installée dans une chambrette avec un pot de fleurs sur la fenêtre et un oiseau chantant dans sa cage. Plus tard il traverse les sombres journées de juin 1848 qui jettent un reflet de sang et de deuil sur plusieurs pages écrites avec une grande fermeté de style et amènent une dramatique scène, la conversion de Flamand, le combattant de juin, par Blanche de Joigny, devenue comtesse de Ville-mont.
La lecture d’Antoinette Lemire et de Marthe Blondel est bonne à tout le monde, aux jeunes filles placées dans la situation des deux héroïnes pour leur servir de conseil et d’exemple, aux jeunes filles placées dans une condition meilleure pour leur apprendre à remercier Dieu de leur avoir épargné tant d’épreuves et de périls, et aussi pour les exciter à remplir, dans l’occasion, envers des jeunes filles moins heureuses, la mission providentielle que Blanche de Joigny a remplie envers Antoinette.
Cette appréciation, toute sommaire qu’elle soit, suffira pour faire aimer et estimer le talent de madame Bourdon. Tandis que les grands romanciers de nos jours, comme Eugène Sue, et même les grands poètes, comme Victor Hugo, ne savent que maudire les souffrances du pauvre et excuser l’immoralité, réhabiliter le vice, exciter les classes de la société les unes contre les autres, une simple femme, éclairée par la lumière de l’Évangile, par ses observations et peut-être par ses souvenirs, a osé aborder deux redoutables problèmes de notre époque, la situation des femmes dans les fabriques et celle des ouvrières à Paris. Au lieu de déchaîner les passions, d’attiser la flamme, madame Bourdon a montré par des exemples comment la pauvreté pouvait demeurer honnête devant les hommes et devenir sainte devant Dieu.
En parlant avec plus de détail de ces trois ouvrages je n’ai pas prétendu dire que les autres livres de madame Bourdon fussent au-dessous de sa bonne renommée. Les mêmes principes et les mêmes sentiments règnent dans Les Béatitudes, Les Trois Sœurs, Denise, Abnégation, Les Souvenirs d’une Institutrice, Léontine, Le Droit d’aînesse, et dans plusieurs autres qui sont plus particulièrement des livres d’éducation.
Parmi ces livres, il y en a deux, Denise et Le Droit d’aînesse, qui nous ont particulièrement frappé par l’intérêt que l’auteur a su y jeter, et par les analogies que nous avons trouvées entre ces deux études consacrées aux classes aisées et les deux livres destinés aux classes populaires, dont nous avons parlé plus haut.
Dans ses romans, quels qu’ils soient, madame Bourdon cherche toujours à saisir un côté pratique de la vie ; elle poursuit l’utile, et elle rencontre l’agréable. Son sujet est, dans presque tous ses livres, une de ces situations difficiles contre lesquelles on se heurte à chaque pas dans la vie, et d’où on ne peut sortir que par le dévouement, l’abnégation, la vertu. Elle n’est pas au nombre des personnes qui croient qu’il suffit d’être chrétienne dans l’église ; elle est pour le christianisme appliqué, et elle enseigne à ses lecteurs comment on l’applique.
C’est Denise, placée entre sa mère et son père, séparés par le caractère exigeant et impérieux de la grand’mère paternelle de la jeune fille. À force de douceur, de bonne conduite, de ménagement, de patience, de fermeté réglée par le respect, Denise finit par faire rentrer sa mère dans la maison, d’où on ne l’aurait jamais dû laisser sortir. Son aïeule elle-même, devenue aveugle, se laisse prendre au piège de cette charmante enfant, et l’affection et l’admiration qu’elle conçoit pour elle remontent peu à peu jusqu’à celle qui lui a donné le jour. Denise a trouvé le moyen de réunir sa mère et sa grand’mère en se faisant si tendrement aimer de chacune d’elles, que ces deux femmes ne peuvent plus se passer de son aimable compagnie, et qu’elles préfèrent vivre ensemble que séparées de Denise. Ce sujet est touché avec une grande finesse d’esprit et une délicatesse extrême de sentiment. On voit tomber l’aversion à mesure que grandit la tendresse, et les glaces d’une antipathie sans raison se fondre à la chaleur de cette belle âme.
Le Droit d’aînesse est le droit qu’a une sœur aînée de se dévouer pour sa jeune sœur et son-frère, et de remplacer auprès d’eux la mère de famille, qui leur manque à tous deux. Pur et noble sujet, développé dans une action attachante.
Nous sommes ici sur les terres du christianisme, dans le royaume des béatitudes de l’Évangile, que madame Bourdon a mises en action dans un de ses livres. Ne dites point que ces personnages sont invraisemblables ; ils ont existé, ils existent. Vous pouvez, si vous le voulez, réaliser demain ces fictions qui vous paraissent au-dessus de la faiblesse humaine. Cet héroïsme de la vie pratique est un des fruits naturels du christianisme ; que faut-il pour les faire épanouir ? S’oublier soi-même pour songer aux autres ; suivre la loi du devoir au lieu de céder à l’attrait de l’égoïsme. N’est-ce pas un précepte ? Est-ce être chrétien que de ne pas aller jusque-là ? Qui que vous soyez, vous avez rencontré de ces Denise qui rétablissent la sécurité et la paix sous le toit de la famille, doux alcyons qui, non seulement annoncent, mais amènent la fin des orages. L’héroïne de l’Abnégation qui se dévoue pour son frère, la Sœur aînée qui revendique le droit vraiment chrétien de se sacrifier pour sa jeune sœur, vous sont connues. Voici l’institutrice chrétienne, dont la figure rayonnante ressort encore par le contraste qui existe entre elle et la figure grimaçante de l’institutrice mondaine, que M. Octave Feuillet a peinte dans le Roman d’un jeune homme pauvre. Certes, s’il y a une position difficile, c’est bien celle-là. Etre au milieu du monde sans en être, assister à tous ses plaisirs, à toutes ses fêtes sans en jouir, vivre dans l’intimité d’une famille noble et riche comme si l’on en était membre, et cependant rester étrangère à cette famille, être initiée à toutes les habitudes du luxe, et savoir qu’au sortir de cette riche maison on retombera dans une position voisine de la gêne, presque de la pauvreté. N’est-ce pas une situation de Tantale ? Si l’on n’a que les sentiments ordinaires du monde, n’est-il pas naturel d’éprouver la haine furieuse que M. Feuillet a prêtée à mademoiselle Hédouin contre les heureux de la terre, lorsqu’elle voit sa jeunesse se faner dans sa fleur, sa beauté dédaignée, son esprit sans influence, et sa destinée demeurer solitaire et se briser en face d’un avenir muré ? Oui, cette passion et cette colère ont quelque chose de naturel. L’héroïne de madame Bourdon a rencontré cette tentation devant elle quand elle a voulu s’essayer dans la carrière des lettres, si difficile et souvent si ingrate pour les personnes de son sexe. Que fait donc madame Bourdon pour la transformer ? Elle en fait une chrétienne. La jeune fille qu’elle peint entre dans une famille comme institutrice, et elle donne à ses élèves plus que leurs parents ne sauraient payer avec toute leur fortune, elle leur donne toute son intelligence, tout son cœur, toutes ses affections. Elle ne marchande ni son temps, ni sa jeunesse, ni sa santé, elle se dévoue. Dès lors sa position devient respectable et digne. Elle n’envie pas, car elle aime ; elle n’est pas une salariée, car elle donne plus qu’elle ne reçoit. Elle met son bonheur dans le bonheur des enfants auxquels elle s’est dévouée. La vie n’est point vide pour elle, car elle a un devoir à remplir ; les regards du monde lui importent peu, car elle est sous le regard de Dieu.
Vous connaissez maintenant la philosophie et la poétique de madame Bourdon. Elle cherche dans la vie toutes les positions difficiles. Ce sont des filles, des femmes, des sœurs, des mères aux prises avec toutes les épreuves ; elle leur dit un mot à l’oreille, et tout à coup ces femmes, qui nous paraissaient faibles et troublées deviennent fortes et sereines. Que leur a-t-elle dit ? Sursum corda : Élevez vos cœurs. Quand on appuie son cœur sur Dieu, on résiste à tout, et rien ne nous résiste. Dévouez-vous, le Christ l’a prouvé par son exemple ; le monde appartient à ceux qui se dévouent.
III. Mademoiselle Fleuriot : ses débuts littéraires. — Mémoires d’une douairière. — Caractère de son talent. — Sa biographie intellectuelle. — Un projet d’avenir. — Une famille bretonne. — La Vie en famille, etc. §
Mademoiselle Zénaïde Fleuriot a commencé à écrire au moment où madame Bourdon était déjà connue par la publication de La Vie réelle. Elle marche au même but qu’elle, mais à son pas, et par une route différente ; chaque intelligence choisit son chemin et prend son allure. Dans ses romans, l’enseignement est indirect, et l’on n’y trouve pas ces citations pieuses, ces appels à l’Écriture qui naissent naturellement sous la plume de madame Bourdon. Celle-ci exerce une sorte de pédagogie chrétienne en prenant ce mot dans l’acception noble et élevée que lui donnait l’antiquité Mademoiselle Fleuriot, sans être moins honnête, n’a pas un parti pris d’enseignement.
Ses livres ont presque toujours plutôt nue portée morale qu’ils ne contiennent une moralité positivement exprimée et dogmatique. C’est un charme de plus pour le lecteur un peu mondain qui se laisse aller au plaisir de suivre dans leurs développements ces aimables descriptions de la vie humaine dont la réalité, fidèlement étudiée par une observatrice sagace, s’éclaire des vives splendeurs de l’idéal. Le pur et limpide regard de mademoiselle Fleuriot aime mieux sonder les côtés honnêtes de la nature humaine que de plonger dans les ténèbres souillées où l’âme va se précipiter quand elle a descendu tous les degrés de la perversité. Son chaste pinceau cherche de préférence les vertus ; il ne recule pas devant les défauts, analyse finement les faiblesses, met spirituellement en saillie les travers et les ridicules, mais il a horreur des vices et des crimes, et, sans les cacher quand ils ressortent du sujet, il les relègue avec une répugnance instinctive sur l’arrière-plan du tableau. La blanche hermine ne peut supporter le contact de la boue.
Il y a cinq ans, on ignorait à Paris jusqu’à l’existence de mademoiselle Fleuriot. Au commencement de l’année 1859, je reçus par la poste un petit volume assez mal imprimé, portant pour titre : Souvenirs d’une Douairière. À cet envoi, qui me venait de Saint-Brieuc, était jointe une lettre signée d’un nom alors nouveau pour moi, celui de mademoiselle Zénaïde Fleuriot, qui avait choisi le pseudonyme d’Anna Édianez. Dans ma carrière de critique, qui commence à devenir longue, j’ai souvent reçu des envois de ce genre, et, pourquoi ne l’avouerais-je pas ? ils ne m’ont pas toujours ménagé des surprises agréables. Je lus la lettre, dont le style avait quelque chose de franc, de ferme et d’ouvert qui me plut ; rien qui sentît l’amour-propre d’auteur, aucune trace de cette fausse modestie plus intolérable encore que la vanité ; l’honnête confiance d’une nature jeune, forte et loyale, qui demande un conseil et un jugement, sans soupçonner qu’on puisse lui refuser l’un et l’autre.
La lettre me fit ouvrir le livre, malgré ce qu’il y avait de peu engageant dans la toilette typographique de ce dernier. Je lus d’abord avec distraction et comme par acquit de conscience ; puis, à mesure que les pages tournaient sous ma main, mon attention se fixa, et, l’intérêt croissant de moment en moment, je lus tout d’un trait la première histoire de ce recueil de nouvelles, puis la seconde, et enfin j’arrivai à la fin du volume sans avoir eu la pensée d’interrompre ma lecture. En la terminant, je me dis qu’il y avait là l’espoir d’un nouveau et vrai talent, d’un talent honnête et pur. Toutes les qualités qui devaient se développer plus tard sous la plume de mademoiselle Fleuriot étaient en germe dans ce premier ouvrage : ce don d’observation si rare, cet art de saisir et de peindre les scènes d’intérieur, le discernement et la reproduction fidèle des caractères, ces fines analyses du cœur humain, l’intelligence élevée des beautés du paysage, sans cette vaine recherche qui, chez beaucoup d’écrivains de nos jours, dégénère en afféterie, enfin la notion vraie de la vie réelle avec un sentiment suffisant de l’idéal. Ce qui me frappa par-dessus tout dans ce talent qui se révélait d’une manière imprévue, ce fut, qu’on me pardonne cette expression, cet air de santé qui circulait dans toutes les pages de ces compositions, en faisant contraste avec la malaria intellectuelle dont la littérature contemporaine est affligée.
Derrière ce jeune talent, on sentait la présence d’une âme paisible et forte, soutenue et réglée par la foi catholique, cette grande école du respect, comme l’a si bien appelée M. Guizot. Je me sentais à cent lieues de Mürger, de Champfleury et de tous les romanciers de la bohème, encore plus loin de MM. Feydeau et Flaubert, les romanciers du réalisme corrompu et corrupteur, de MM. Hugo et Michelet, les suprêmes directeurs de la propagande du mal. C’était un autre monde.
Je ne pensai pas à m’étonner que l’auteur, auquel j’augurais un bel avenir, se fût révélée loin de Paris, au fond d’une province. D’abord Dieu, dont la main sème souvent dans les sentiers solitaires ces belles fleurs qui réjouissent les regards des promeneurs errants au milieu des paysages alpestres, fait naître les talents où il veut, dans la solitude comme au sein des grandes villes, et puis si le talent brille surtout à Paris, parce que c’est là que le rayonnement du succès est le plus grand, et l’écho de la renommée le plus sonore, il se forme le plus souvent dans la solitude, où le temps ne manque ni à la méditation ni à la réflexion, et où les esprits heureusement doués conservent mieux leur personnalité intellectuelle et leur originalité native. Je me rappelai qu’aux jours de ma jeunesse, madame George Sand, qui a puisé aux eaux troublées de la passion et de la colère des inspirations malfaisantes au point de vue moral, mais remarquables au point de vue littéraire, nous était venue des plaines du Berry. Pourquoi mademoiselle Fleuriot, dont le talent s’est désaltéré aux sources limpides et pures de la religion, et de l’art spiritualiste et chrétien, ne nous viendrait-elle pas des côtes de la Bretagne, ce pays de tradition, de probité, de fortes et vivaces croyances, où l’on ne sépare pas le respect de soi-même du respect des autres, ce pays de penseurs et de poètes auquel nous devons déjà Brizeux, Alcide Beauchesne, Turquety, la Villemarqué et ce doux et honnête poète qui est devenu un prosateur distingué, un conteur agréable, cet homme de bien qui s’est fait le biographe d’Un homme de bien, vous reconnaissez Hippolyte Violeau.
Telles furent mes impressions en lisant le premier ouvrage de mademoiselle Fleuriot. Les compositions qu’elle a publiées depuis n’ont fait que les confirmer. Elles portent l’empreinte du même talent observateur, sérieux, sobre, honnête, vigoureux, sensible sans être sentimental, étranger aux mièvreries qui, trop souvent, emprisonnent les plumes féminines dans des détails infinis, et font ressembler les tableaux qu’elles tracent à des broderies au plumetis. Sa plume marche vaillamment à son but sans s’attarder sur la route pour peindre, avec une curieuse sollicitude, les moindres contours des objets qu’elle rencontre, ou se jouer dans de capricieuses arabesques. Son trait est large et ferme, sa couleur ne se perd pas dans les nuances.
Je voudrais ici caractériser en quelques mots sa poétique instinctive ou raisonnée, car souvent les écrivains, surtout au début de leur carrière, ne se rendent pas un compte exact des principes qui dominent leur talent et leur servent de boussole. Je demande pardon à mademoiselle Fleuriot d’être obligé d’esquisser ici en quelques mots sa biographie morale et intellectuelle. N’ayant reçu aucune confidence, je ne commets pas d’indiscrétion ; je ne dirai rien que je n’aie deviné eu lisant ses livres. Le lecteur, qui aime à connaître ceux qui lui procurent les plus pures jouissances, les jouissances intellectuelles, me saura gré d’avoir levé un coin du voile qui lui cache l’auteur des Souvenus d’une Douairière, d’Éva, d’un Projet d’avenir, de la Famille bretonne, d’un Cœur de Mère, de Sans beauté, et enfin des Prélavonnais et de La Vie en famille.
Partout et toujours mademoiselle Fleuriot regarde la vie réelle du haut de l’idéal chrétien. C’est là un des attraits les plus puissants de son talent, à la fois naturel, sincère et élevé. Elle ne surfait ni la société, ni les personnages qu’elle introduit sur la scène, ni la vie humaine qu’elle peint telle qu’elle est ; il n’y a chez elle ni Grandisson, ni Clarisse, ni Monte-Cristo, ni Jean-Diable, ni Valjean, ni Fantine. Elle peint des hommes et elle laisse les géants à la fable ; elle met le vice à sa place et elle laisse la vertu à la sienne.
Je n’ai pas besoin d’avoir lu son acte de naissance pour la tenir pour Bretonne. Je sens s’élever dans ses pages, avec de fraîches aspirations, cet air salubre que j’ai souvent respiré sur la côte du Morbihan, quand la brise de mer chargée de sel me soufflait au visage. Puis çà et là on voit apparaître dans ses ouvrages ces espèces de médailles vivantes que l’on trouve en Bretagne plus que partout ailleurs ; demeurants d’un autre âge, ruines si l’on veut, mais vénérables ruines ; débris d’une société tombée, qui excitent peut-être au premier abord le sourire des jeunes gens par l’étrangeté de leur extérieur et de leurs habitudes, par le défaut d’harmonie qui existe entre eux et la société nouvelle, — veine de ridicule habilement exploitée par M. Jules Sandeau dans la Famille de Pénarvan, — mais qui, en définitive, imposent le respect aux autres par le respect qu’ils ont pour eux-mêmes, par leur stoïcisme chrétien au milieu d’une honorable pauvreté, par leur culte inflexible pour l’antique honneur, ce gardien de notre vieille société française, comme l’a dit un poète gallois de nos jours dans de beaux vers :
Not repine that thy lot has been castWith the things of the « old time before »,For to thee are committed the keys of the PastO, grey, monumental Arvôr.
Yes land of the great standing stonesIt is thine at thy feet to survey,From thy earlier Shepherd-King’s sepulchre ThronesThe giant for-stretching array,
Where abroad o’er the gorse-covered LandeWhere, along by the slow-breaking waveThe hoary, inscrutable sentinels standIn their night-watch, by History’s grave23.
Bretonne et chrétienne, mademoiselle Fleuriot a donc étudié l’humanité comme la nature dans sa province natale. Elle a vécu dans cette atmosphère de foi, d’honneur, de probité antique, de respect du passé, et l’on retrouve dans ses compositions comme un reflet de ces vertus morales qu’elle a eues sous les yeux depuis son enfance. Elle est dans ces belles et vertes années de la jeunesse où l’imagination, dans toute sa sève, est réglée sans être encore amoindrie par le jugement. Il y a telles pages de ses compositions qui n’ont pu être écrites qu’à l’aide de ces études de caractères qui se font de niveau, de cœur à cœur, d’esprit à esprit, entre jeunes filles. Ajoutez à cela que ses personnages de prédilection sont des jeunes femmes, des jeunes filles et des enfants, sans qu’elle ait exclu cependant les personnages appartenant aux autres phases de la vie, surtout à la dernière. À la manière naturelle dont elle met en scène les héros qu’elle emprunte à l’enfance et à la jeunesse, on sent qu’elle a vécu au milieu d’eux, qu’elle a étudié de près les mobiles qui les font agir, leurs sentiments, leurs idées, leurs qualités, leurs défauts, les nuances délicates et fugitives de ces caractères qui ondoient avant de se fixer.
Comme il y a dans son talent un sentiment vif et pur du paysage, en même temps qu’une notion vraie du cœur humain dans ses nombreuses variétés morales, j’incline à penser qu’elle a tour à tour vécu à la campagne et à la ville, dans la solitude et dans le monde. Elle sent, en effet, trop vivement les beautés de la nature pour n’avoir pas passé une partie de sa vie au milieu des champs et des bois, et elle a trop bien lu dans le cœur humain, comme elle a peint avec trop de fidélité les travers des salons de province, pour ne pas avoir habité quelquefois les villes.
Je suis porté à croire, — et ceux qui ont lu la Famille bretonne et La Vie en famille seront de mon avis, — qu’elle s’est trouvée placée au milieu d’une de ces familles patriarcales qui, par la multiplicité des personnes qu’elles contiennent, et par la variété et le contraste des caractères qui s’y agitent, offrent comme un abrégé de la grande société humaine. Certainement l’Édith d’Une famille bretonne avec Gabrielle, Léon, Georges et Berthe ; la Mathilde de La Vie en famille avec Guy, Francis, Blanche, Camille, Béatrix ; la petite Anna de la première nouvelle, les vieilles demoiselles de la Tremblaye courbées sous le joug de Monseigneur Agathe dans la seconde, et la douairière de Rocheblanche d’un Projet d’avenir, comme madame Villeandré dans Les Prélavonnais ont posé devant l’auteur. Elle a entendu la petite Édith faisant à table, en enfant terrible, l’oraison funèbre de Brunette, sa poule favorite, servie en rôti, et avertissant ainsi les convives des extrémités auxquelles il a fallu recourir pour que le second service ne manquât pas ; elle a connu le docteur Monrey, si original, comme le vieux M. Bréguier, cette médaille polie et luisante du temps passé, comme le docteur Beautier ce médecin de campagne, avec sa manie d’architecture et son antipathie pour la médecine, sans parler de sa moitié aux traits anguleux, à la voix aiguë, et de la république tapageuse de ses six enfants si imparfaitement débarbouillés. Elle a rencontré la gentille Réséda et sa mère et les propriétaires du vieux château de Castelcoz. Je n’entends pas dire qu’elle ait photographié ces figures à mesure qu’elles passaient devant elle. Non, ce n’est pas ainsi que procède le talent. Il ne calque pas, il peint ; il ne copie pas, il compose, et dans ses compositions il introduit les figures qui l’ont frappé, les caractères qu’il a étudiés. Il les transfigure ou du moins il les modifie, il les emploie, il les fait mouvoir, suivant les besoins de son sujet. L’observation et l’imagination se tenant sur le seuil de ce sanctuaire intellectuel où se font les livres, fournissent chacune leurs éléments à l’esprit en travail, et, un rayon de l’idéal venant à la fois éclairer et échauffer cette matière première empruntée à la vie réelle, le drame jaillit comme Minerve sortant tout armée du cerveau de Jupiter.
Le talent, j’ai dit le grand mot, le talent avec lequel on peut tout, le talent sans lequel on ne peut rien, a été donné à mademoiselle Fleuriot, et, toutes les circonstances accessoires que j’ai énumérées venant en aide à son talent, elle a produit déjà, elle produira encore des œuvres remarquables. Parmi ces œuvres, je préfère La Vie en famille. J’expliquerai en quelques mots la raison de ma prédilection. Elle tient à deux causes : la première à ce qu’il y a d’intéressant pour tous les lecteurs, de complet et d’achevé dans cette composition ; la seconde, à une disposition d’esprit qui m’est personnelle.
Je sais bien que, dans Une famille bretonne, l’auteur avait effleuré le sujet, mais elle n’était pas allée jusqu’au fond. Si elle avait commencé l’histoire, elle ne l’avait pas achevée. Quand le livre qui semble avoir été fait pour des adolescents s’arrête, rien n’est fini. Édith se marie, il est vrai, et quitte la maison de sa tante qui l’a élevée ; mais elle laisse dans l’incertitude et le doute toutes les jeunes destinées qui entouraient la sienne, comme des lierres entourent un jeune peuplier. Que deviennent-elles ? Quel sera leur avenir ? le lecteur n’en sait rien, et l’auteur a si bien la conscience de ce qu’il y a d’inachevé dans son livre, qu’au lieu de dire adieu au lecteur, il lui dit presque : Au revoir !
La pensée de mademoiselle Fleuriot, mûrie par la réflexion, s’est élevée à une conception plus haute, plus grave, plus générale, plus abstraite et plus impersonnelle de son sujet. Au lieu d’écrire la vie d’une famille, c’est la vie en famille elle-même qu’elle a écrite. La première unité sociale, ce n’est pas la commune, comme l’a dit M. de Bonald, c’est la famille.
Avez-vous réfléchi quelquefois au doux et puissant attrait qui attache l’homme de toutes les conditions, le pauvre comme le riche, peut-être plus encore le pauvre que le riche, au foyer domestique ? Dieu nous a créés pour être les rois de la création ; mais, hélas ! nous sommes des rois déchus, bien déchus ! Tombés du haut du trône où notre premier père avait été placé, nous errons faibles et impuissants, exposés à toutes les misères, assiégés par tous les maux, battus par tous les orages, esclaves des nécessités de la vie ; et, nés pour commander, nous ne faisons qu’obéir. Il est cependant un endroit, un seul, où nous retrouvons notre pouvoir perdu, l’Éden d’où nous avons été chassés, et où notre main ressaisit un débris de notre sceptre brisé : c’est la famille. Assis à son foyer, le père de famille est roi, il règne, il gouverne, si pauvre et si déshérité qu’il soit, il y a un lieu où il est le maître, maître non seulement obéi et respecté, mais aimé, chéri, béni par un petit peuple qu’il aime, pour lequel il se dévoue, qu’il nourrit par son travail, à la sueur de son front, ou avec des sueurs plus cuisantes encore, mais qu’il façonne à son gré, qu’il voit grandir, qu’il arme pour les combats de la vie, qu’il initie à la connaissance de la vérité et à l’amour de la vertu. J’ai dit qu’il était roi, il est aussi législateur, pontife, initiateur, il est tout puisque la loi ne lui donne qu’un nom, celui que nous donnons matin et soir à Dieu dans nos prières, le nom de père ! En face de lui siège un pouvoir soumis au sien et plus doux que le sien, la toute-puissance suppliante, omnipotentia supplex, comme on le dit de la meilleure et de la plus sainte des mères, la Reine des vierges ; cette toute-puissance suppliante, c’est la mère de famille, qui représente la miséricorde et l’intercession, comme le père de famille représente la force et la justice.
Tout ce petit peuple a les yeux sur le père ; celui-ci a-t-il une ombre au front, tous les visages s’assombrissent ; l’expression de la gaieté vient-elle éclairer sa figure, la maison s’emplit de joyeux rires ; ses louanges sont des récompenses, son blâme est un arrêt. Il jouit d’abord avec délices des grâces naissantes et des caresses de ses enfants, ces douces fleurs de son foyer. À mesure que leurs intelligences se développent, que leurs caractères se forment, il porte la lumière et la main où il faut éclairer et redresser. Il s’occupe de l’avenir de ses enfants avec plus de sollicitude cent fois qu’il ne s’est occupé de son propre avenir. Il veut qu’ils soient honnêtes, d’abord, et puis heureux s’il est possible. Quelles magnifiques espérances il place sur ces jeunes têtes ! Comme la destinée qu’il rêve pour eux sera belle ! Avec quel amour il étudie la diversité de leurs aptitudes et de leurs goûts, afin d’ouvrir devant eux des carrières où ils puissent trouver un digne emploi de leur activité, et, s’il est possible, la gloire, mais toujours la vertu ! Quand il prie pour eux, avec quelle ferveur il prie ! Comme il souffre quand ses enfants souffrent ! Comme il est humilié et malheureux quand ils commettent une grande faute, et combien amères sont les larmes qu’ils lui font verser en secret ; mais comme il est heureux quand ils se relèvent !
Cependant peu à peu ses sujets ont grandi. C’est en vain qu’il s’est écrié avec Beauchesne, le poète de la famille :
Enfant béni du ciel, ne grandis pas trop vite ;
les années ont marché d’abord, puis couru, puis volé. Il a vu brunir ces têtes blondes pendant que sa tête blanchissait, et les enfants qu’il a tenus faibles et petits sur ses genoux sont devenus des jeunes gens et des jeunes filles.
L’histoire que j’ai essayé d’esquisser et que mademoiselle Fleuriot a racontée touche à sa fin. De tous les empires la famille est le plus petit ; non seulement le plus petit, mais le plus éphémère. Une heure fatale arrive, l’heure que nous avons connue, que nous connaissons, ou du moins que nous connaîtrons tous, la dernière heure, l’heure de la fin de ce petit monde. La ruche, naguère encore pleine de mouvement, de vie, de bourdonnements sonores et de doux murmures, est devenue silencieuse et déserte, les essaims se sont envolés ; les jeunes filles vont devenir mères de famille à leur tour, ou bien Dieu les appelle dans un de ces sanctuaires où les héritières des grandes races se confondent avec les filles du peuple pour servir les pauvres. Les jeunes hommes sont dispersés aux quatre points de l’horizon par la diversité des carrières. Le père, cassé par l’âge, reste solitaire dans son foyer vide, comme un vieux chêne dépouillé de ses rameaux, heureux s’il garde avec lui la compagne de sa vie pour parler du passé. C’en est fait, je vous l’ai dit, c’est la fin d’un monde. L’horizon se ferme du côté de la terre ; grâce à Dieu, pour les chrétiens il reste ouvert du côté du ciel.
Voilà l’intérêt, voilà la beauté morale du livre de mademoiselle Fleuriot ; voilà les émotions qu’il donne, voilà le secret de l’impression profonde qu’il m’a laissée. C’est ou ce sera votre histoire, c’est la mienne, c’est notre histoire à tous, car c’est l’histoire de la famille : on la voit grandir, on assiste à ses joies et à ses douleurs, on les partage. Dans ces enfants on reconnaît quelques traits des siens. Guy sera mon fils, Francis le vôtre : Mathilde, Blanche, Camille ou Édith seront nos filles. Oui, je la reconnais, c’est bien elle ! ce sont ses traits ; c’est son doux visage, moins doux encore que son âme. Et dire qu’un jour arrivera où il faudra se quitter, où les oiseaux chanteurs s’envoleront et où la volière, aujourd’hui remplie d’harmonies, demeurera déserte et silencieuse !
Je n’ai plus qu’un mot à ajouter. Plusieurs fois en lisant La Vie en famille, je me suis rappelé les tableaux d’intérieur que mademoiselle Frédérica Bremer, un des plus renommés écrivains de la Suède contemporaine, a introduits dans le meilleur de ses romans, Les Voisins. Il y a moins de fantaisie, moins de rêverie, et aussi moins d’étrangeté dans le talent de mademoiselle Fleuriot que dans celui de la célèbre Suédoise ; je ne dis pas moins de puissance dramatique, parce que mademoiselle Frédérica Bremer, qui a jeté, au milieu d’une étude de mœurs et de caractères, le sombre épisode de la vie de Bruno, ce héros byronien, est arrivée à la fin de sa carrière littéraire, et que mademoiselle Fleuriot est dans la première phase de la sienne ; mais, quant à la vérité des tableaux de mœurs, au talent d’observation, à l’art déployé dans la peinture des caractères, au naturel, à l’élévation du sentiment moral, à la fermeté du style, l’écrivain français n’est nullement au-dessous de l’écrivain suédois.
Je ne puis citer à l’appui de cette appréciation qu’une très courte scène ; je choisis celle où Mathilde, la fille aînée de la famille peinte par mademoiselle Fleuriot, descend chez madame de Griva dont l’enfant va mourir, pour décider cette femme si malheureuse au milieu de ses richesses, à laisser le petit Edmond faire sa première communion. Mathilde sait par le vieux docteur Monrey qu’il n’y a pas un moment à perdre et que, cependant, par une crainte superstitieuse, madame de Griva ne peut se résignera donner son consentement. Or la vie de l’enfant ne peut pas se prolonger au-delà de vingt-quatre heures.
« Mathilde, dit l’auteur, descendit lentement l’escalier pour se donner le temps de composer sa physionomie, et après un léger coup frappé à la porte, elle entra chez madame de Griva. Edmond était éveillé, et elle fut effrayée du changement qui s’était opéré eu lui depuis la veille. Ses traits amaigris paraissaient d’une délicatesse extrême, et dans cette figure pâle rien ne vivait plus que deux grands yeux limpides, dont l’éclat était extraordinaire. Madame de Griva, assise près du lit, tenait une de ses mains dans les siennes. Elle avait vieilli de dix ans depuis que la maladie de son fils avait pris un caractère alarmant, et chaque veille élargissait le cercle bleuâtre qui cernait ses yeux.
« — Je le trouve un peu mieux ce matin, dit-elle à Mathilde ; la fièvre n’empourpre plus ses joues ; et son pouls a de plus douces pulsations.
« Mathilde se sentit près de pleurer en entendant ces paroles qui contrastaient si cruellement avec celles du docteur Monrey qui venaient de frapper ses oreilles. Elle s’approcha d’Edmond et lui mit un baiser au front.
« — Pourquoi Édith n’est-elle pas venue ? dit-il d’une voix faible.
« — Parce qu’il est encore trop matin, mon chéri.
« — Veux-tu que je te joue quelque chose sur mon piano ? demanda la mère.
« Il secoua la tête.
« — Ce n’est pas cela que je voudrais, murmura-t-il.
« — Qu’est-ce donc ?
« — Tu sais bien, maman.
« Madame de Griva tressaillit, lui prit la tête à deux mains et le tint pressé contre sa poitrine.
« — Méchant, balbutia-t-elle, je t’ai dit que cela me faisait du chagrin.
« — Pourquoi, Mathilde, maman ne veut-elle pas que je fasse ma première communion ? N’est-ce pas qu’on apporte le bon Dieu aux petits enfants malades ?
« — Certainement, se hâta de reprendre Mathilde ; et, s’adressant à madame de Griva : — Je vous en prie, dit-elle, cédez au pieux désir d’Edmond, laissez-le faire sa première communion.
« La figure de madame de Griva s’était soudain, empreinte d’une expression chagrine et violente ; son regard égaré se fixa sur Mathilde, et, par un geste qui avait quelque chose de sauvage, elle lui prit le bras et l’entraîna dans son appartement.
« — Est-ce le docteur qui vous a chargée de me donner ce conseil ? demanda-t-elle d’une voix haletante.
« — Non…, balbutia Mathilde, qui ne put retenir ses larmes ; mais les sacrements fortifient, vous le savez bien, madame.
« Madame de Griva baissa la tête et se couvrit le visage de ses deux mains ; un sanglot souleva sa poitrine ; puis, essuyant à la hâte ses yeux, elle retourna près d’Edmond.
« — Remercie Mathilde, dit-elle doucement, tu feras ta première communion.
« — Mais quand ?
« — Demain, dit Mathilde sans lever les yeux.
« Un sourire éclaira le pâle visage du petit malade, et il joignit ses mains amaigries…
« … Le lendemain, Blanche et les deux jumelles vinrent tout disposer dans la chambre. Il suivait tous leurs mouvements de ses grands yeux intelligents, mais il ne parlait pas ; l’oppression était devenue plus forte. Quand le tintement de la cloche annonça l’arrivée du saint Viatique, il fit un effort pour se soulever, et dit à sa mère : “Je veux me mettre à genoux.”
« Le docteur, qui était présent, voulut s’y opposer, mais il persista. Alors madame de Griva l’enveloppa dans son châle et le souleva. Il ploya les genoux et demeura ainsi soutenu par elle. Une expression vraiment angélique rayonnait sur sa figure. Pendant les quelques paroles que lui adressa le prêtre, il tint ses yeux fixés sur la custode placée vis-à-vis de son lit sur l’autel improvisé. Il y avait du ciel dans son regard ; ses lèvres s’agitaient pour une prière incessante, et elles ne s’immobilisèrent que quand le prêtre approcha avec l’hostie consacrée. Tous ceux qui étaient agenouillés dans la chambre pleuraient. Madame de Griva, pâle comme une statue de marbre, comprimait mal la violence de son émotion. Son front s’était baissé jusqu’à toucher les cheveux bouclés de son fils, lustrés par les grosses larmes qui tombaient pressées de ses yeux. Edmond communia. L’expression de souffrance empreinte sur son petit visage disparut soudain et fut remplacée par celle d’une ineffable paix ; il ferma les yeux ; puis ses paupières se soulevèrent ; il leva les bras et étreignit le col de sa mère : — Maman, vois, murmura-t-il, le paradis… »
« Un cri déchirant lui répondit… Il était mort ! »
Il n’y a pas besoin, on le voit, de moyens extraordinaires pour intéresser et émouvoir. Une jeune fille chrétienne, une mère folle de douleur, un enfant mourant, un prêtre portant Dieu dans ses mains, et un conteur de cœur et de talent pour peindre ce tableau, voilà tout un drame.
C’est ainsi que mademoiselle Fleuriot a su trouver dans le sujet qu’elle avait choisi assez d’intérêt pour se passer d’une action compliquée et dramatique. L’action, c’est la marche naturelle du temps dans cette famille dont les plus jeunes membres se développent et grandissent ; quelques événements du dehors viennent à peine retentir dans cet intérieur, en intéressant la famille, comme on vient de le voir, aux malheurs et aux joies des familles voisines. Le dénouement, c’est, je l’ai dit, la dispersion de la famille par les mariages et les vocations, de sorte qu’à la fin du livre, le père, resté seul, s’appuie sur le bras de sa fille aînée, qui se dévoue à la vieillesse vénérée du chef de la famille demeuré aveugle, et à l’enfance d’une jeune sœur près de laquelle elle remplacera sa mère morte depuis longtemps. Doux et gracieux livre où l’on entend un écho lointain des mélodies du passé, et où l’âme rajeunie revoit le fauteuil de la grand’mère au coin du foyer, et reconnaît l’accent de ces voix chéries éteintes depuis longtemps dans le silence éternel.
Qu’aux dons heureux que mademoiselle Fleuriot possède, elle ajoute un sentiment un peu plus vif du drame et des combinaisons plus savantes dans la composition, elle prendra sa place au premier rang.
IV. Madame d’Arbouville. — Son talent incliné à la tristesse. §
Madame d’Arbouville24, sans avoir été auteur de
profession, mérite d’occuper une place dans ce tableau. C’était une femme du monde,
charitable et intelligente, spirituelle et réfléchie, qui écrivait pour elle-même, pour
quelques amis choisis, parfois pour les pauvres, car les premières nouvelles qu’elle
consentit à laisser publier furent imprimées au profit d’une œuvre de charité.
M. de Barante dit, dans une notice qui sert de préambule aux trois volumes des œuvres de
sa nièce publiés après la mort de celle-ci : « Le public va connaître une
personne qui ne s’était pas occupée de lui. »
Il ajoute que, « dans les affections, elle cherchait les chagrins, et, rendant
aux passions le sens primitif du mot, elle les peignait comme une
souffrance »
. D’où venait cette tendance à la tristesse ? Était-ce seulement,
comme l’a dit M. de Barante, de ce que « madame d’Arbouville trouvait, comme la
littérature contemporaine, la douleur plus poétique que le bonheur »
? Je n’en
crois rien. La tristesse de madame d’Arbouville ne vient pas de la tête, comme celle de
René, d’Oberman, de Joseph Delorme ; je partage, sur ce point, l’opinion d’un critique
qui a parlé d’elle avec éloge ; elle vient du cœur. Madame d’Arbouville avait l’esprit
observateur et l’âme sympathique. N’était-ce pas assez pour que son talent inclinât à la
tristesse ? Nous habitons la vallée de larmes, c’est en vain que nous cherchons à
l’oublier. À moins d’avoir l’esprit étourdi ou le cœur égoïste, celui qui observe et qui
médite trouve toujours autour de lui moins de raisons pour rire que pour pleurer. Le
bonheur personnel de madame d’Arbouville dont on a parlé, en oubliant trop que la
félicité humaine ne sourit jamais qu’entre des larmes, n’était donc pas un obstacle à ce
que ses œuvres fussent tristes. Toutes le sont, Marie Madeleine, Le Médecin
de village, La Maison hollandaise, Résignation, Une vie heureuse, Luigina, celui
de ses romans que j’aime le moins parce qu’il s’éloigne le plus de la manière
personnelle de l’auteur, pour se rapprocher de la littérature contemporaine. Ce mot, si
souvent répété de Térence sur l’impossibilité qu’éprouvent les cœurs bien placés de se
désintéresser dans le spectacle des douleurs humaines, trouve encore ici son
application.
Dans la peinture des passions, madame d’Arbouville a une délicatesse de pinceau que le contraste des tableaux réalistes de l’école contemporaine fait ressortir. Elle y joint une originalité sans recherche parce qu’elle n’écrit que sous la dictée d’une idée qui saisit vivement son imagination, un style naturel, plein de vie, d’une couleur sobre et cependant puissante parce qu’elle n’exprime que ce qu’elle éprouve. Ses personnages ne sont pas des spectres de son imagination, ce sont des hommes ; ils intéressent parce qu’ils vivent, et sa tristesse est communicative parce qu’elle est vraie. Il y a enfin dans son talent un mélange de bon sens et d’imagination, d’observation et de rêverie, une fermeté de pensées et une douceur de sentiment qui donnent un cachet particulier à ses œuvres.
V. Hippolyte Violeau. — La Maison du Cap. — Souvenirs et Nouvelles. — Amice du Guesneur. §
J’ai dit que M. Hippolyte Violeau, le poète chrétien, avait marqué sa place au rang des
conteurs. On pouvait prévoir que le talent de l’auteur des Soirées de
l’Ouvrier et des Pèlerinages en Bretagne prendrait cette
direction. Il a porté dans ce genre ses qualités de poète, l’honnêteté des sentiments,
l’élévation des idées, cette suavité d’impression et cette candeur aimable qui font
aimer ses écrits. L’auteur a raconté lui-même comment, il y a bien des années, dans la
ville de Brest, sa patrie, il assista aux troubles dont les exercices de la mission de
1826 furent le prétexte, et la perversité des passions antichrétiennes la véritable
cause. « Ceux qui se croyaient les amis exclusifs de la liberté, dit M. Violeau,
n’entendaient pas qu’on s’avisât de prendre parti pour un enseignement qu’ils
déclaraient leur déplaire. »
Le poète donne pour origine à ses opinions
l’honnête indignation qu’excita dans son âme d’enfant ce scandaleux despotisme de la
force brutale.
Ce trait peint sa belle âme. Il avait admiré, dès cette époque, le courage d’un jeune
magistrat qui portait la parole au nom de la partie publique, dans le procès qui suivit
les troubles de Brest. M. de Keranflec, qui a depuis siégé avec honneur à l’assemblée
législative de 1849, avait soutenu d’un front calme les clameurs populaires ; aux
avertissements officieux de certaines personnes qui l’avaient invité à prendre garde,
parce que l’opinion publique était contre lui, il avait répondu par ces fières paroles
de son réquisitoire : « Si jamais l’ordre judiciaire méconnaissait assez
profondément ses devoirs pour fléchir devant une pareille idole, si jamais, cessant
d’être motivés par les lois qui nous gouvernent, ses arrêts allaient devenir les échos
de cette prétendue opinion publique, il faudrait fuir, fuir bien loin du pays où un si
épouvantable abus se serait introduit, car la liberté ne pourrait manquer d’y être
étrangère, la vraie liberté, c’est-à-dire celle de ne dépendre que des
lois. »
M. Violeau commença à comprendre, dès ce jour, la puissance d’une conviction courageuse
qui ferme l’oreille aux clameurs de la rue, pour écouter les arrêts du tribunal
mystérieux que nous portons en nous. Il se le dit, tout enfant qu’il était : cet honnête
magistrat, que le célèbre avocat Isambert, défenseur des perturbateurs, osa menacer des
galères dans son plaidoyer, parce que, prétendait-il, « il avait suborné les
soldats de Hohenlohe afin de leur faire porter un faux témoignage »
, méritait
l’admiration des gens de bien, et montrait un courage civil au-dessus du courage du
champ de bataille. Son éducation morale commençait. Il ne craignit plus d’être du parti
des proscrits, des persécutés, des insultés, pourvu que son âme fût en paix avec
elle-même. Il écouta sa conscience, et il fit peu de cas de l’opinion.
Il était dans sa destinée de rencontrer plus tard M. de Keranflec, et de devenir son ami après avoir été son admirateur. En effet, cet homme de bien, après avoir quitté son siège en 1830 pour rester fidèle à son serment, mena une vie de dévouement, secourant les âmes malades et cherchant les belles âmes, comme des sœurs de la sienne, qui répandait autour d’elle la chaleur et la clarté. S’il rencontrait sur son chemin un jeune homme d’un beau talent et d’un noble caractère qui avait besoin d’encouragements, de conseils, d’affection, et de ces louanges données par une voix autorisée qui affermissent l’esprit et relèvent le cœur, il était là pour lui donner la main ; c’est ainsi qu’il intervint dans la destinée de M. Violeau. Il l’aima d’un amour presque paternel, encourageant ses débuts, éclaircissant ses doutes, le soutenant dans ces défaillances que tous les écrivains ont connues, applaudissant aux progrès de ce talent si honnête et si pur que la religion et la morale, ces deux augustes sœurs, n’eurent jamais à désavouer.
En lisant les compositions de M. Hippolyte Violeau, ses poésies comme ses nouvelles,
vous croirez souvent voir se réfléchir dans ces pages l’image si pure de l’ami qu’il a
perdu. La probité antique, l’honnêteté courageuse, le dévouement généreux qu’il se plaît
à mettre aux prises avec les épreuves de la vie, prennent, sans qu’il s’en aperçoive,
quelques-uns des traits de celui qu’il regrette. Il aime encore plus la vertu, parce
qu’elle lui rappelle son ami. L’idée chrétienne est toujours le Fond des ouvrages de
M. Violeau. Comment en serait-il autrement ? Elle est devenue le fond de cette nature
choisie. Quand on trouble une eau profonde, les couches d’eau qui reposent sur le lit du
fleuve remontent à la surface. C’est ainsi que la prière, l’espoir en Dieu, la
confiance, la résignation, la foi, sont les sentiments qui naissent naturellement sous
sa plume, lorsqu’il montre les personnages de ses livres dans ces situations
douloureuses et terribles où le cœur se brise quand il ne s’appuie pas sur Dieu. Lisez
les Souvenirs et Nouvelles, les Soirées de l’Ouvrier,
Amice du Guesneur, la Maison du Cap, vous retrouverez partout
la même inspiration. Le don de poésie a suivi l’auteur jusque dans la prose. Il y a,
dans la Maison du Gap, cette touchante légende de sacrifice et de
dévouement, des comparaisons charmantes, qui, comme des fleurs brillantes et suaves,
embellissent et parfument le récit. C’est ainsi qu’Adrien, le héros de cette nouvelle,
voulant exprimer les déceptions de sa vie, dit à ceux qui l’écoutent : « Telle
était ma confiance crédule dans les promesses de l’avenir ! Trompée par un mirage de
collines éternelles, quelle âme adolescente n’a caressé cent fois des projets
d’inaltérable bonheur, et n’a cru s’assurer un paradis dans quelque coin de la terre.
Nous commençons tous par l’espérance, et nous finissons par les déceptions et
l’amertume du cœur. Lorsque je n’étais encore qu’un petit pâtre, souvent errant sur la
grève, je contemplais ces étoiles filantes si nombreuses vers la Fête des morts. Je
croyais les voir se détacher des nues et glisser entre les crêtes de Roc-Nivélan ; je
courais, je gravissais la montagne de pierre, je m’élançais sur le sommet le plus
élevé, croyant y trouver la fleur lumineuse… Erreur d’enfant ! Humilié et triste, je
revenais à ma chaumière ; l’étoile n’avait pas quitté le ciel. »
Rien de plus vivant et de plus animé, dans le même livre, que la description du pardon de saint Jean ; il n’y a qu’un pinceau breton qui ait pu donner
ce coloris aux tableaux pittoresques des joies bretonnes, et tracer ces ballades au
milieu desquelles il se glisse toujours un accent de tristesse. Rien de plus touchant
que la parabole vraiment évangélique adressée par le vieux prêtre de Loberlac à l’un des
deux frères de lait : « Les pèlerins de la vérité se partagent en deux
caravanes : l’une a pour guide la foi, l’autre la raison humaine ; l’une marche le
jour, l’autre la nuit ; la première est éclairée par l’Évangile, par le soleil ; la
seconde par la philosophie des hommes, semblable à la lune qui décroît, varie et
flotte au milieu des ombres Vaut mieux encore cependant marcher avec ces derniers que
de faire de la vie un honteux lit de repos. J’espère que Dieu pardonnera à l’homme
abusé qui s’égare en le cherchant ; mais sa miséricorde ne peut être la même pour
l’ingrat, qui ne s’est pas soucié de lui. »
M. Hippolyte Violeau a mis toute la modération de son esprit et toute la bonté de son excellent cœur dans ces dernières paroles, comme il a mis toute son âme de poète dans la description du paysage breton, et dans la peinture des usages et des superstitions naïves de la campagne bretonne, dont Noella, la fileuse du Cap, est la personnification.
VI. Marie Gjertz. — L’Enthousiasme. — La Musique. §
Je ne terminerai pas ce dernier tableau sans nommer au moins madame Marie Gjertz, l’auteur de l’Enthousiasme. Cette fille de la Norwége, éclairée par la lumière de la vérité, se fit catholique. Elle écrivit, au milieu de toutes les préoccupations, de toutes les inquiétudes, de toutes les souffrances morales et physiques, dans une langue qui n’était pas la sienne, ce roman de l’Enthousiasme qui fit une sensation profonde sur le monde parisien si difficile à émouvoir. Mais le flambeau ne devait pas briller longtemps. Comme ces cierges qui brûlent devant l’autel, l’âme de Marie Gjertz a été consumée par la flamme de l’amour divin, et, avant de s’éteindre, elle a laissé ces adieux à sa patrie :
« Loin de tes chères montagnes, loin de tes forêts pleines de mystères, loin de toute cette nature dont la grandeur nous dispose à comprendre le langage de l’éternité, je t’offre, ô ma patrie, ces pensées d’une âme qui, après Dieu, n’a rien aimé aussi ardemment que toi. Élevée dans ton amour comme dans le bien suprême, mais arrachée de ton sein par ce souffle brûlant de l’esprit de lumière qui s’empare de qui il lui plaît, je demande à Dieu, comme dernière grâce, de mourir à l’ombre de tes rochers.
« La force brutale, armée du mensonge, a ravi au faible cette auréole de respect posée sur son front par la main du Rédempteur, et d’attentat en attentat elle est arrivée à menacer le dépositaire de la liberté humaine, le vicaire de Jésus-Christ.
« Lève-toi donc, ô Norwége, lève-toi et sors de ton sépulcre ; souviens-toi que c’est le bourreau qui en a scellé la pierre, non pas ta volonté.
« Que celle volonté, restée pure devant Dieu, s’élance de nouveau dans les régions de la lumière, qu’elle ressaisisse les splendeurs de la beauté divine, source de tes anciennes gloires, qu’elle console le cœur de Dieu !
« C’est la voix de tes plus illustres enfants, de tes saints, de tes martyrs, de tes guerriers, de tes rois, des rois de ton sang, ô ma Norwége ! qui te parle par la bouche de ceux qui, en ces pages, s’offrent en holocauste pour ton salut ! »
Au mois de mai 1861, Marie Gjertz écrivait ces lignes en dédiant son roman, j’allais dire son poème de l’Enthousiasme, à la Norwége sa patrie ; elle mourait au mois d’août de l’année suivante, d’une mort admirablement chrétienne, en laissant un second livre qui a été publié sous le titre de Gabrielle.
Pour ne rien omettre de ce qui peut faire connaître cette âme d’élite, il faut mentionner un écrit où se reflètent encore ses tendances mystiques : La Musique, au point de vue moral et religieux. C’est la métaphysique transcendante de l’art. Je n’oserai affirmer que Marie Gjertz, en s’élevant dans les hautes sphères vers lesquelles la portaient ses aspirations naturelles, ne se soit pas perdue quelquefois dans la nue. Tandis que la plupart de ceux qui ont traité ces questions de nos jours oublient trop la vie spirituelle, elle oublie trop la vie matérielle. Le nombre des âmes prédestinées à l’extase est petit, et je laisse à de plus doctes le soin d’apprécier les idées systématiques, et, ce me semble, un peu bizarres de l’auteur sur Haydn, Mozart et Beethoven. En renvoyant donc aux juges compétents les théories musicales, je me bornerai à citer quelques réflexions générales sur l’art, qui aideront à comprendre cette noble nature d’écrivain et d’artiste, enthousiaste du beau et presque dédaigneuse de l’utile :
« La pratique de l’art pour l’art pèche directement contre le premier commandement de Dieu, parce que toute expression du beau est un acte d’amour qui, à ce titre, n’est dû qu’à Dieu seul… Toute forme de beauté est essentiellement un acte d’amour. Dieu lui-même nous en donne l’exemple dans les créations de la nature : un champ de blé ne nous parle pas de l’amour de Dieu comme nous en parle une fleur… Si Dieu pouvait avoir des devoirs envers une créature perverse, le champ de blé serait presque le devoir de Dieu de nous nourrir après nous avoir créés. Mais la fleur, cette charmante et gracieuse inutilité, est-elle bien autre chose qu’une expression d’amour de Dieu ? Les beaux-arts étant nés de ce besoin du cœur humain d’embellir, c’est-à-dire d’aimer, ils sont comme des fleurs spirituelles, qui ne doivent être offertes qu’à celui qui est jaloux de tous les mouvements de nos cœurs, et qui a bien voulu nous aimer le premier. Après cela, pourquoi les artistes, qui font de l’art pour l’art, se plaignent-ils de ce que l’utile envahit tout et de ce que les arts sont de moins en moins compris et estimés… ? L’art s’est perdu par l’orgueil. Il n’a pas voulu accepter son rôle de serviteur de l’Église, il a voulu être maître à son tour, et il a trouvé l’esclavage le plus humiliant : celui de l’ignorance et de l’or. Il n’a pas compris que le jour où il se sépare de l’Église, il perd son caractère élevé d’enseignant pour prendre celui d’amusant, au même titre qu’un saltimbanque que l’on renvoie aussitôt qu’il a cessé d’amuser. »
Nous voici loin des théories contemporaines et du monde du réalisme, dans lequel la philosophie sensualiste prétend emprisonner l’art, comme ces oiseaux captifs dont on suspend la cage au fond d’une salle obscure, et auxquels on veut faire oublier l’azur des cieux, le soleil, et ces immortelles mélodies que le Créateur fait naître dans le gosier du rossignol, pour leur apprendre à épeler la ritournelle d’un ou de deux airs, éclos sous le lustre de l’Opéra.
Conclusion.
Influence du roman contemporain. §
En arrivant au terme de ce travail, je chercherai si je n’ai pas laissé derrière moi de tienne importante. Je n’ai pas voulu faire, le dénombrement, des romanciers qui vivent ou qui ont vécu de nos jours ; encore moins rémunération de tous les ouvrages contemporains qui se rattachent à ce genre. Je me sois renfermé entre deux dates : 1848 et 1864. Dans ce laps d’environ quinze armées, long pour le roman comme pour l’histoire, je rue suis particulièrement attaché aux écrivains et aux ouvrages qui ont exercé la plus puissante action sur l’imagination publique.
Est-il besoin de faire observer qu’il n’y a pas de solution de continuité absolue dans la littérature ? Dans l’histoire, un règne finit, un autre commence ; la littérature continue. Seulement, presque chaque génération apporte des éléments nouveaux, des aspirations nouvelles dans le mouvement littéraire. Le fleuve coule toujours devant, nos regards ; mais à chaque instant un nouveau flot, nous jette, son écume, expression, hélas ! trop juste, quand il s’agit du roman contemporain.
Si je ne m’étais ainsi posé des bornes, j’aurais dû parler d’un grand nombre d’auteurs que je laisse de côté ou dont je me contenterai de rappeler les noms.
M. de la Landelle, que nous n’avons pu classer dans aucune des catégories précédentes, a continué, pendant cette période, à publier des romans maritimes où l’on trouve l’expérience de l’ancien marin, la connaissance des mœurs du matelot, l’enthousiasme de la mer avec le don du récit et un souffle d’honneur et de loyauté antiques.
Le talent et les succès de M. de la Landelle remontent déjà haut, puisqu’en 1844 il publiait La Gorgone, un de ses meilleurs livres au point de vue littéraire. Il avait conçu le roman de mer à peu près comme l’entendit Eugène Sue dans la première phase de son talent, quand il écrivait La Salamandre et La Vigie de Koatvën ; c’est-à-dire qu’il s’était imposé la tâche de peindre les passions, les qualités, les défauts, les vertus, les vices, les préjugés, l’ensemble des mœurs et des habitudes des hommes de mer. Cette entreprise a dû naturellement conduire M. de la Landelle à retracer des scènes terribles et quelquefois effroyables. On trouve, en effet, chez les hommes de mer les extrémités des choses humaines : le héros et le pirate, Jean Bart et le flibustier ; Aristide Dupetit-Thouars faisant clouer son pavillon au mât du Tonnant, et commandant encore le feu les deux jambes coupées, et le forban algérien faisant la course sur le littoral de la Méditerranée pour enlever les jeunes femmes et les jeunes filles qu’il vendait au harem du grand seigneur.
M. de la Landelle n’a pas reculé devant la peinture des passions et des vices des hommes de mer. Il en a tiré des effets dramatiques ; et La Gorgone, Les Flibustiers, Une haine à bord, témoignent d’un talent vigoureux qui ne craint pas les tableaux à la Salvator Rosa. La peinture d’Une haine à bord est un des derniers tableaux que l’auteur ait peints dans ce genre. C’était un dicton à Rome, que deux amis ne pouvaient voyager une journée en litière sans en sortir ennemis ; cela donne une idée de ce que doit être une haine à bord. Vivre pendant des mois entiers avec quelqu’un que l’on déteste, dans un petit monde de quelques mètres carrés, flottant au milieu des solitudes de l’Océan ; se retrouver à toute heure du jour, et souvent encore dans la nuit, ne pouvoir lever les yeux sans appréhender de voir une figure odieuse, et sans sentir sur soi le poids d’un regard haineux, c’est presque la situation du galérien lié par des chaînes à son ennemi mortel. Aussi, dans une pareille situation, l’inimitié prend des proportions insolites et un caractère atroce. Elle aspire au meurtre ; chacun des deux ennemis veut avant tout être délivré de ce contact odieux ; il veut bien mourir, pourvu qu’il tue.
On s’étonne de voir le pinceau qui a tracé avec énergie ce sombre drame, trouver sur la palette des couleurs gaies et riantes pour peindre la figure du héros de l’aimable récit intitulé : Le Parrain et le Filleul. Dans cet ouvrage, M. de la Landelle a mis en scène le marin optimiste. Quoi qu’il arrive à maître Barbejean, il est toujours content, car il aurait pu lui arriver pis, et il remercie la Providence des épreuves qu’elle lui a épargnées, sans compter celles qu’elle lui a envoyées. C’est le caractère du marin élevé à sa plus haute et à sa meilleure expression : un bras de fer, quand il s’agit de combattre l’ennemi ou l’ouragan ; un cœur d’or, quand il s’agit de venir au secours des souffrances et des misères ; avec cela, cet amour de la mer jolie, enclin à dégénérer en passion exclusive chez ceux qui ont cette vocation, et une pitié profonde pour ces misérables terriens condamnés à labourer la terre quand ils pourraient ouvrir leur sillon sur l’Océan immense. La confiance en Dieu, la générosité, le dévouement, le courage et l’honneur s’épanouissent dans cette belle et franche nature qui, en avançant dans la vie, se dépouille des scories que la fougue de la jeunesse avait mêlées à l’or.
Rien de plus original que l’entrée clandestine du petit Pellec, Fil-de-Carret, comme l’appelle son parrain, sur le navire où celui-ci navigue. Rien de plus touchant que les derniers moments de maître Barbejean, quand il se prépare à appareiller sous la garde de saint Pierre, le patron des marins, et de Mgr saint Yves, le patron des Bretons, pour les eaux du Paradis, et que le filleul, qui a conquis le surnom de Va-de-bon-Cœur en sauvant un homme, vient fermer les yeux du parrain.
Tout le monde peut lire de pareils livres sans inconvénient aucun, avec avantage même, car les sentiments honnêtes s’y épanouissent à chaque page, et la critique peut les louer sans restriction ; c’est pour cela que je préfère celui-ci aux ouvrages plus considérables et plus puissamment intrigués qui ont fait la réputation de M. de la Landelle comme peintre des scènes maritimes et des mœurs des gens de mer.
M. Amédée Achard, en écrivant La Famille Guillemot, Le Clos Pommier, Les Vocations, Les Femmes honnêtes, a suivi le sillon où il était entré. Il a peint le plus souvent les scènes de la vie bourgeoise, de la vie contemporaine, avec de la finesse, de l’esprit d’observation, de la gaieté, de la grâce, quelquefois de la sensibilité, mais sans jamais beaucoup s’élever.
M. Arsène Houssaye, un des poètes de la bohème dorée chantée par Gérard de Nerval, s’est fait une sorte de renom dans le genre maniéré et quintessencié ; c’est un beau littéraire.
M. Élie Berthet a préféré le genre dramatique en hésitant entre le merveilleux et le réel.
En même temps, M. Jules Janin, ce peintre attitré du dix-huitième siècle, a retrouvé dans La Fin d’un monde un filon de l’inspiration qui lui a dicté Barnave, et, dans ses Contes non estampillés, il a prolongé au-delà de la limite posée par la gravité de l’âge les libertés de son imagination toujours jeune comme son talent.
MM. Edmond et Jules de Goncourt, après avoir écrit un livre intéressant sur Marie-Antoinette, et fait preuve, dans La Femme au dix-neuvième siècle et dans d’autres ouvrages, d’études approfondies, ont cherché dans le roman la célébrité qu’il donne. Ils se rattachent au même genre que M. Arsène Houssaye, mais ils ont plus de jeunesse, de verve et de talent. Leur plume cavalière ne s’effarouche pas assez aisément ; il leur arrive de peindre des sujets et des situations dont les regards de la conscience humaine se détournent avec le sentiment de la pudeur morale blessée. D’autres fois, ils introduisent dans les salons dont ils esquissent la silhouette les manières et le ton défendu du demi-monde, et le jargon équivoque de l’atelier. Sans doute on peut alléguer qu’il y a dans leur talent un fond d’honnêteté et de sensibilité vraie qui se retrouve au dénouement ; mais quelles scènes les lecteurs de Sœur Philomèle et de Renée Mauperin n’ont-ils pas à traverser pour arriver au dénouement et comment ces deux écrivains, capables de mieux choisir, n’épargnent-ils pas aux esprits délicats et aux lecteurs de bonne compagnie des tableaux aussi risqués ?
M. Amédée Aufauvre, observateur sagace, talent dramatique, quelquefois servi, quelquefois trahi par son style, a déployé les qualités de son esprit dans Le Mûrier d’Or, Le Fil de la Vierge et Le Vallon des bruyères.
M. Alfred des Essarts, d’abord poète, puis romancier abondant, facile et fleuri, a soutenu son rang parmi les conteurs.
M. Marinier, écrivain et voyageur, a emporté le roman en croupe derrière lui ; M. Théophile Gautier, plus occupé de critique et plus artiste que romancier, est revenu cependant parfois à ce genre de littérature qu’il avait cultivé dans sa jeunesse, en tenant plus compte des fantaisies de son imagination que du respect dû aux mœurs.
Je nomme encore pour mémoire M. Barbey d’Aurevilly, qui a cru devoir consacrer trois volumes à embaumer dans un ouvrage dont je ne puis pas même citer le titre, et qui jette une forte odeur de musc, les souvenirs vieillis et rances du vice émérite et décrépit, ce qui ne l’empêche pas d’ériger une chaire à la morale dans ses feuilletons. Comme écrivain, le grand défaut de M. Barbey d’Aurevilly est d’avoir un style qui ressemble aux bâtons flottants de la fable ; sa phrase alambiquée impose de loin par les oripeaux d’une fausse grandeur ; mais, à mesure qu’on approche, l’effet diminue et finit par disparaître complètement. Cet auteur affecte ce qu’on appelait au commencement du dix-huitième siècle le genre pensé. Malheureusement quand on cherche à percer ces outres gonflées d’emphase, on ne trouve plus rien, et les paroles de cet écrivain gardent inviolablement le secret de ses idées, en cas qu’il en ait. M. Barbey d’Aurevilly rappelle Joseph de Maistre comme le chrysocale rappelle l’or.
Même parmi les écrivains qui se rattachent plus particulièrement à la période dans laquelle j’ai étudié le roman, j’en ai dû omettre un grand nombre. Quelques-uns venaient en double avec les auteurs que j’avais appréciés. Ainsi le talent distingué et délicat de M. Louis Énaut semble être un écho un peu affaibli du talent de M. Octave Feuillet, de même que M. Alfred Assollant peut être regardé comme le ménechme de M. Edmond About, dont il a les allures hardies et cavalières. Il y aurait eu peu d’intérêt à étudier le même type chez plusieurs auteurs ; j’ai donc dû citer les chefs de tribus. C’est ainsi que j’ai réduit à trois ou quatre écrivains hors ligne la bohème qui a pullulé dans les bas-fonds de la littérature pendant cette dernière période ; qu’une toile de M. Alexandre Dumas fils m’a paru un échantillon, suffisant de la peinture du demi-monde, et que MM. Gustave Flaubert et Ernest Feydeau m’ont servi à personnifier le roman systématiquement réaliste. Quand j’aurais fait figurer dans cette galerie MM. Laurent Pichat, Audebrand, Arnould Frémy, Deltuff, Aurélien Scholl avec les libertés de ses confidences sur les mœurs des théâtres, M. Jules de Carné et son roman d’Un homme chauve, dont la préface ne manque pas d’originalité ; M. Ulbach, en guerre avec toutes les écoles, et à la poursuite d’un idéal qu’il n’atteint pas ; tous ceux enfin qui, avec plus ou moins de talent, ont fourni à cette immense consommation de romans, un des fléaux de notre époque, j’aurais grossi ce volume, sans éclairer la question du roman contemporain et sans apprendre rien de nouveau au lecteur.
Le fait d’ensemble qui résulte de cette longue étude, c’est l’éparpillement du talent, l’abaissement du niveau du roman au point de vue de l’originalité dans le camp des libres penseurs. Les romanciers de la période précédente, loin d’être surpassés, n’ont pas été égalés. On nous a donné la monnaie de Balzac, de Soulié, de Sue, d’Alexandre Dumas, de George Sand. Ceux des écrivains de cette période qui ont survécu sont restés eux-mêmes au-dessous de leurs premières œuvres. Trois espèces de romanciers surtout ont éveillé la curiosité malsaine du public : les romanciers de la bohème, ceux du demi-monde, ceux de l’école du réalisme à outrance. Au milieu de cette débauche littéraire, il y a eu, il est vrai, une espèce de réaction vers le roman idéaliste et vertueux. Mais, à l’exception de M. Octave Feuillet et de quelques antres, quelle vertu et quel idéal ! C’est Suzanne Duchemin que M. Louis Ulbach nous donne, avec une cynique naïveté, pour « une sainte Thérèse laïque », et qui n’est qu’une Lélia radoteuse et surannée dont la passion rétrospective fait rougir, à bon droit, son frère l’abbé Richard, le seul personnage raisonnable du roman ; encore ne l’est-il pas jusqu’à la fin, puisqu’il tolère l’odieuse scène qui sert de dénouement au livre. La vertu, dans le roman contemporain, comme l’a fait remarquer M. Cuvillier-Fleury, est une illuminée, une coureuse : elle devient, quand on songe aux Buveurs d’eau d’Henry Mürger, une maniaque orgueilleuse et insociable nourrie à l’école de Diogène, et une énigme vivante sophistiquée d’immoralité, quand on pense au héros des Cartes sur table de M. Laurent Pichat, cet Arsène Pèlerin, sorte de fusion impossible tentée entre René et Vautrin. L’idéal, dans ces rêveries bizarres, tourne au cauchemar, comme dans Les Mémoires d’un suicidé, par M. Maxime du Camp, ou à la démence et à l’hallucination, comme dans les Contes extraordinaires de M. Edgard Poë et les Contes bizarres de M. Achim d’Arnim traduits pour l’usage des imaginations qui ont besoin de secousses électriques par M. Baudelaire et M. Gautier fils. Les romanciers contemporains restés en dehors de l’école catholique n’ont pas l’air de se douter que la vertu se trouve dans l’accomplissement des devoirs, et l’idéal dans une aspiration vers Dieu, au milieu des épreuves de la vie illuminée par le sentiment de la beauté du sacrifice et de la victoire de l’homme sur lui-même.
Heureusement je n’ai qu’à constater l’échec complet du Maudit, qui, si le talent de l’auteur ou des auteurs eût été au niveau de la perversité de leurs intentions, eût dû prendre place parmi les romans voués à la propagande du mal. Le déserteur du sanctuaire qui a écrit ce mauvais livre est resté au-dessous de la critique. On n’a pas l’habitude en France d’écouter les transfuges qui calomnient l’armée, et les accusateurs masqués s’accusent eux-mêmes.
Nous pouvons le dire à la fin de cette longue étude dans laquelle tant d’esprits divers
ont passé sous nos regards, tant de noms et d’ouvrages différents par les principes qui
les ont dictés et les buts contradictoires auxquels ils tendent, sont venus jeter leur
retentissement : notre temps est loin de l’époque où le savant Huet définissait le roman
« un agréable amusement des honnêtes paresseux. »
. De nos jours le roman
a touché à toutes choses. Il a été tour à tour socialiste, conservateur, révolutionnaire,
ami de l’ordre, sensualiste, spiritualiste, libre penseur et voltairien, catholique,
presque mystique, propagandiste effronté, catéchiste pieux, immoral jusqu’au cynisme,
plein de moralité. Il a fait le mal, il a fait le bien. Il a surexcité les passions, il a
parlé à la raison. Il a excusé les crimes et fait l’apothéose du vice, et il a été
l’auxiliaire et le champion de la vertu. Il a déshonoré la littérature, et il l’a honorée.
Des esprits séparés par des abîmes, esprits de lumière et esprits de ténèbres, et avec
eux, des esprits situés dans la région limitrophe qui sépare les lumières des ténèbres, se
sont servis du roman comme d’un moyen puissant pour la diffusion des idées.
Il suffira de rappeler, en terminant, quelques noms et quelques titres qui réveilleront dans la mémoire des lecteurs le souvenir de tant d’auteurs et de tant d’ouvrages que nous nous abstiendrons de rappeler :
Victor Hugo : Les Misérables.
Michelet : La Sorcière.
Georges Sand : Mademoiselle de la Quintinie.
Octave Feuillet : Sibylle.
Le cardinal Wiseman : Fabiola.
Enfin, osons signaler un dernier fait : quand M. Renan a voulu accréditer des erreurs pernicieuses et des opinions téméraires sur le fondateur du christianisme, pour saper dans les intelligences la croyance à la divinité du Sauveur du monde, qui est le pivot, non seulement de l’Église, mais de la société moderne, ce n’est point la forme savante et dogmatique de Strauss qu’il a prise. La Vie de Jésus est un roman et un roman de la pire espèce, écrit sous la dictée d’une imagination pleine de fantaisie, et avec ce style morbide qui est en honneur dans la littérature moderne. Nous avons été tellement frappé de cet aspect de la Vie de Jésus, que si notre respect pour le grave sujet traité avec tant de légèreté par l’auteur ne nous avait pas arrêté, c’eût été par la critique de l’ouvrage romanesque de M. Renan sur la vie de Jésus que nous aurions terminé notre étude sur le roman contemporain.