L’Âge héroïque du Symbolisme §
{p. 5}1891, c’est la date heureuse du Symbolisme. C’est sa phase héroïque. L’École a mené contre ses ennemis une offensive si vigoureuse qu’elle a culbutée les obstacles et déblayée les voies. Elle a ses organes à Paris : la Plume, le Mercure de France, la Revue Wagnérienne, la Cravache. En province même, des revues bataillent pour elle, telle la Revue de la littérature moderne de Chauvigné à Tours et le Faune de Marius André à Avignon. À l’étranger on s’en occupe. M. Byvanck publie chez Perrin les résultats de son enquête : Un Hollandais à Paris en 1891. Un horizon illimité s’ouvre à ses espoirs. Au bruit qu’elle fait, il est permis de se méprendre. On a l’illusion qu’une révolution immense se prépare et qu’on assiste à l’enfantement d’un ordre nouveau. L’air est chargé d’une odeur de poudre et d’une rumeur de bataille comme à la veille d’Hernani. Les adversaires les plus tenaces se voient astreints à la prudence. Zola, qui était intervenu pour défendre le naturalisme menacé, avec sa brutalité coutumière, entre en composition et accepté de présider l’un des banquets de la Plume. Ainsi {p. 6}feront François Coppée et Heredia. Ce n’est pas seulement que les Parnassiens aient peur de cette jeunesse dont les manifestes violents respirent, comme ils disent, des mœurs de Caraïbes et qu’ils l’estiment capable de les étrangler, mais c’est qu’ils cèdent à un retour de conscience. L’aventure de Verlaine et de Stéphane Mallarmé est unique dans l’histoire littéraire. Ce n’étaient pas des poètes méconnus qu’une gloire soudaine sortait de l’ombre. C’étaient des poètes oubliés. Ils avaient eu, jadis, leur heure de notoriété et les Parnassiens qui les avaient enterrés prenaient, de ce fait, figure d’accusés devant le tribunal de l’opinion. Ils avaient à se défendre et, si porté que l’on fût à leur accorder des circonstances atténuantes, cette erreur judiciaire était de nature à les discréditer.
Jules Lemaître avouait qu’il avait forcé la note en parlant dans son étude sur Verlaine, des « ahuris » du symbolisme et Brunetière se mettait à les discuter dans la Revue des Deux Mondes avec une doctorale gravité. Il y a bien encore, çà et là, des explosions d’animosité, mais qui proviennent d’un caprice des nerfs plutôt que d’une conviction réfléchie. Chez Heredia, toujours très entouré d’une société élégante et choisie, M. Jules Huret se présente, rassemblant les éléments de sa grande enquête1. Il se voit pris à partie par une belle assistante qui s’indigne de son entreprise comme d’un hommage au Symbolisme et qui, brandissant, contre lui, un éventail menaçant, le poursuit à son départ jusque dans l’antichambre et {p. 7}lui jette avec un frémissement colère : « Vos symbolistes… je les déteste ! » Incident piquant si l’on songe que le Symbolisme est déjà en route pour s’installer triomphalement au foyer de Heredia et plus piquant encore s’il était permis de supposer que la belle ennemie éphémère des symbolistes ne fût autre que la future Madame Henri de Régnier, elle-même écrivain de grand talent et qui s’est fait une place enviée dans les lettres sous le nom de Gérard d’Houville.
Catulle Mendès soupire avec amertume : « À quoi bon discuter ? La jeunesse a
toujours raison ! »
et il est de fait que le Symbolisme a, pour lui, la
jeunesse. Il est, lui-même, l’expression de la génération qui s’est levée depuis 1870,
génération de vaincus, génération inquiète et désabusée, aux nerfs aigus et subtils, à
l’impressionnabilité maladive. Le Symbolisme profite du désarroi créé dans les esprits par
la vénalité des pouvoirs publics, le Wilsonisme et la série des scandales qui fait que
l’on éprouve le besoin de changer d’air. Tant de gens n’espèrent plus rien que d’un
chambardement général ! Il a, pour lui, la foule boulangiste et la bourgeoisie libertaire.
C’est pourquoi l’on assiste à la collusion des esthètes et des compagnons anarchistes. Les
uns et les autres se relayent dans les réunions publiques pour exposer leur programme à
l’assemblée qui ne retient de tous ces discours mêlés qu’un seul point, c’est qu’il est
question de démolir quelque chose. Édouard Dubus place sous le patronage de Louise Michel
ses conférences sur l’esthétique nouvelle. On voit, à travers le nuage des pipes, se
succéder sur l’estrade Rachilde et Sébastien Faure, Paule Minck et Paul Adam, Séverine et
{p. 8}Roinard, Ibels et le compagnon Martinet. On fulmine à la fois contre
l’Académie et le Patronat, contre Sarcey et Constans2. On proteste contre les fusillades de Fourmies
et l’interdiction de Lohengrin à l’Opéra et l’assemblée se sépare aux
cris alternés de « Vive le vers libre ! » et « Vive l’anarchie ! ». Cette incursion dans
la politique est loin de desservir le Symbolisme dans l’esprit des foules, mais
heureusement pour elle, la doctrine a des motifs plus sérieux de retenir l’attention des
gens éclairés. Il n’y a pas que des démolisseurs parmi les poètes nouveaux et si la
phalange sacrée compte des fumistes et des plaisantins, il y a aussi des apôtres et des
missionnaires d’une foi haute. Il y a ceux qu’excèdent les théories du matérialisme
officiel et les excès d’une littérature terre à terre qui s’en réclame. Il y a les
fervents de l’idéal que la réalité écœure. Il y a ceux qui ne mettent pas tout leur espoir
dans la Science. Il y a ceux qu’inquiète le problème redoutable de la Destinée ; ceux qui,
méprisant les succès faciles, les satisfactions grossières et les lauriers monnayés,
tentent l’escalade des sommets inaccessibles et cherchent seulement, en s’élevant, à
s’abstraire
Du vacarme que font les fantômes entre eux.
tant il est vrai que la qualité essentielle du Symbolisme fut la diversité et la variété. Et, partout, un bouillonnement inouï de sève neuve circule et tend à s’épanouir en multiples floraisons. Oui, dans ce Paris de 1891, au ciel inclément, dans ce Paris, dévasté de {p. 9}cyclones, où l’on gèle en mai ; et où l’excès de la sécheresse, en juin, force la municipalité à substituer, dans plusieurs arrondissements, l’eau de Seine à l’eau potable ; dans ce Paris, où les troubles atmosphériques semblent expliquer l’effervescence des esprits ; dans ce Paris, désemparé, en proie à la fièvre et aux orages politiques, aux rues barrées d’agents et encombrées de tumultueuses manifestations démagogiques ou chauvines, de cortèges de grèves incessants (garçons de cafés, employés d’omnibus et de chemin de fer) ; dans ce Paris, où l’année a commencé par l’exécution de Michel Eyraud et où chaque soir des camelots hurlent un crime retentissant (Assassinats de Cholet et de la petite Neut, affaires Bemicat, Souffrain, Doré et Berlant, Pezon, Sorré, de Moor. Balmadier, Anastay) une catastrophe (collisions effroyables de trains à la Chapelle et à Saint-Mandé), une mort sensationnelle (amiral Aube, Millet, Henri Chapu, Léo Delibes, Meissonier, Théodore de Banville, prince Jérôme Napoléon, feld-maréchal de Moltke, J.-J. Weiss, Henri Littolff, Jules Grévy, général Boulanger, Alphand), les Muses règnent et une fièvre cérébrale intense se propage comme si elle recevait un surcroît d’activité de tant de secousses nerveuses.
La Revue Blanche, important organe de diffusion des idées nouvelles, fait son apparition.
La Plume s’annexe au grand complet la rédaction d’Art et critique qui cesse de paraître et, sortie de l’inévitable chaos primitif, organise une série de rubriques dont elle énumère avec satisfaction les titulaires, savoir :
Critique littéraire. — Anatole France, Maurice Barrès, {p. 10}Charles Morice, Georges Lecomte, Camille Mauclair.
Critique dramatique. — Jean Jullien, Marcel Baillot, Georges Roussel.
Critique artistique. — Jules Antoine, Charles Saunier.
Et elle ajoute : « Faut-il rappeler que Léon Bloy et Léon Cladel restent nos
fidèles collaborateurs, que Paul Verlaine, Stéphane, Mallarmé, Jean Moréas, Stuart
Merrill, Jean Richepin, Maurice Boucher, Ernest Raynaud, René Ghil et Gabriel Vicaire ne
négligeront rien pour charmer les âmes impressionnables ; qu’enfin, Lucien Descaves,
Georges Darien, Louis Dumur, Oscar Méténier, J.-H. Rosny, Maurice Maeterlinck et Achille
Delaroche aiguisent leur plume et fixent leur loupe ? Que tous les jeunes enfin, nos
amis, sont avec nous ? Si oui, Voilà qui est fait et maintenant à l’œuvre. »
Et l’on se met à l’œuvre. À vrai dire, on s’y était mis depuis quelque temps déjà. La moisson lève.
1891 voit les débuts en librairie de Francis Jammes (six sonnets) et de Pierre Louÿs (Astarté). C’est l’année où, tandis que Th. de Banville jette en suprême adieu Les Occidentales et Rimes dorées, Verlaine donne Bonheur ; Stéphane Mallarmé, Pages ; Henri de Régnier, Épisodes, Sites et Sonnets ; Jean Moréas, le Pèlerin passionné ; Maurice du Plessys ; la Dédicace à Apollodore ; Laurent Tailhade, Vitraux et le Pays du Muffle ; Rodenbach, le Règne du Silence ; Stuart Merrill, Les Fastes ; Gustave Kahn, Chansons d’amant ; Emmanuel Signoret, le Livre de l’Amitié ; René Ghil, le Vœu de Vivre ; Louis Dumur, Lassitudes ; Gabriel Vicaire, À la Bonne Franquette ; {p. 11}Ajalbert, Femmes et Paysages ; Ernest Raynaud, Les Cornes du Faune3, et si je ne devais m’en tenir aux poètes, je mentionnerais que c’est l’année où Maurice Barrès donne Sous l’œil des barbares et Trois stations de psychothérapie ; Léon Bloy, la Chevalière de la mort ; Huysmans, Là-Bas ; Péladan, l’Androgyne ; Rachilde, La Sanglante ironie ; Albert Autier, Vieux…
1891 ! c’est l’année où Gabriel Mourey publie, pour la première fois, une traduction si réclamée de Swinburne. C’est l’année où l’on réédite les Chants de Maldoror, Les Amours jaunes de Corbière et où paraissent, sous ce titre Le Reliquaire, les poésies d’Arthur Rimbaud, jusque-là dispersées.
Mais il n’y a pas que le livre qui entende ouvrir des voies nouvelles, il y a aussi les Arts plastiques et le Théâtre.
Dans cette même année, Antoine, qui n’a pas encore trouvé de scène fixe pour son Théâtre libre, fait applaudir à la Porte Saint-Martin La mort
du Duc d’Enghien de Hennique et, çà et là, l’École des Veufs de
Georges Ancey, La Meule de Lecomte, Le Canard Sauvage
d’Ibsen et le Père Goriot, tandis que Paul Fort crée le Théâtre d’Art et
annonce qu’à partir du mois de mars « les soirées seront terminées par la mise en
scène d’un tableau des peintres de la jeune école. Des acteurs et des modèles feront les
personnages immobiles et muets. Une musique de scène et des parfums combinés s’adaptant
au sujet du tableau, {p. 12}viendront parfaire l’impression »
… Je copie le
programme du spectacle du 27 janvier :
I. Dans les Vignes, saynète par Ch. Maurrer. — II. Les Veilleuses, un acte en prose de Paul Gabillard. — III. L’Après-midi d’un Faune, de Stéphane Mallarmé. — IV. La Fille aux mains coupées, mystère en deux tableaux de Pierre Quillard, musique de Sylvio Lazzari. — V. Madame la Mort, drame cérébral en trois tableaux en prose de Rachilde. — VI. Prostituée, scène populaire de M. de Chirac. Programme mêlé comme l’on voit. En même temps le théâtre d’application représente Antonia, d’Édouard Dujardin.
Tout cela n’empêchait pas Renan de demeurer indifférent et de déclarer : « Les
Décadents et les Symbolistes sont des enfants qui se sucent le pouce.
» Il est
vrai qu’il ajoutait : « Je n’ai jamais rien lu d’eux »
, ce qui pouvait
passer pour une excuse aux yeux des profanes, ignorant que le philosophe contemplait
toutes nos agitations du haut de Sirius.
C’est le 3 février de l’année 1891 qu’eut lieu à l’Hôtel des Sociétés Savantes le banquet du Pèlerin passionné, manifestation grandiose où prirent part deux cents artistes et poètes et qui eut une répercussion mondiale. Par-là, se marquait l’apogée de l’âge d’or du Symbolisme et c’en fut comme l’apothéose. Moréas était alors l’un des chefs de file du mouvement symboliste et c’est le Symbolisme que l’on acclamait en lui. Stéphane Mallarmé présidait, avec autour de lui, Catulle Mendès, Anatole France, Octave Mirbeau, Clovis Hugues, Maurice Barrès, Henri Lavedan, Odilon Redon, Félicien Rops, Paul Gauguin, Édouard Schuré, Alidor Delzant, Henri de Régnier, {p. 13}Francis Vielé-Griffin, Jules Tellier, Chabrier, R. de Bonnières, Alfred Valette, Maurice du Plessys, Raymond de la Tailhède, Raynaud, Tausserat-Radel et tout ce qui brûlait de se faire un nom dans les lettres et dans les arts.
Le lendemain même, les journaux rendaient compte de cette solennité en termes
dithyrambiques et la commentaient en articles de tête. Des témoignages d’admiration et de
sympathie arrivaient de l’étranger. L’opinion était si surexcitée qu’Anatole France, qui
présidait alors aux destinées critiques du Temps, se voyait forcé de
s’interrompre, soudain, des études archéologiques où il se confinait, au grand désespoir
de Lucien Descaves, pour mettre ses lecteurs au courant. Il dressait des poètes nouveaux
une série de médaillons avec une sympathie si évidente qu’il achevait d’exaspérer le
dernier rempart irréductible du Parnasse, le génial mais hargneux et vindicatif Leconte de
Lisle, qui s’oublie jusqu’à déclarer en public : « Après Victor Hugo et Moi je ne vois pas ce qui reste à faire avec les vers. »
— « De
la poésie », lui hurlent en chœur les symbolistes vexés, et le public applaudit.
Un tel succès ne pouvait manquer d’être consacré par une explosion de snobisme. Les chroniques très suivies de Jean Lorrain avaient acquis au rite nouveau le monde des boulevards, des coulisses et des palace-hôtels. L’Almanach de Paris Parisien, l’arbitre des élégances, enregistrera bientôt que le chic suprême consiste, pour une maîtresse de maison, à connaître un poète symboliste et à l’exhiber à ses invités. Les échos mondains n’oublient pas de mentionner les réceptions {p. 14}de Verlaine et de Stéphane Mallarmé. Ces poètes ont leur jour. Mallarmé, passe encore. Depuis longtemps ses mardis sont suivis dans son petit logement de la rue de Rome par une élite pieuse. Mallarmé, poète fonctionnaire, père de famille aux habitudes régulières, s’accommode parfaitement de la correction bourgeoise. Sa femme et sa fille font avec bonne grâce les honneurs du thé. Mais Verlaine !… l’orageux et le vagabond Verlaine !… l’isolé Verlaine !… On se le figure mal plié aux conventions mondaines, offrant, avec un sourire, l’assiette aux petits fours, entouré de papotages et de fanfreluches. Il s’y résigne pourtant. Ce n’est pas d’enthousiasme, encore qu’il fut égayé, un temps, à l’idée de se faire imprimer des cartes d’invitation à l’instar de M. de Choufleury « Monsieur Paul Verlaine restera chez lui le… » ; mais il est si harcelé ! Un flot de visiteurs frappe à sa porte à toute heure du jour. Il lui faut bien mettre un terme à ce dérangement incessant. Le seul moyen de reconquérir sa liberté, c’est de faire à sa célébrité le sacrifice d’une soirée.
Cela avait commencé vers 1887 à l’hôtel de la rue Royer-Collard, sorte de table d’hôte,
« fréquentée de Moldo-Valaques »
.
« Bien que mal fortuné déjà, j’avais mes mercredis, écrit Verlaine dans ses souvenirs. Et ces soirs-là, ma petite chambre qui n’avait pourtant rien de commun avec la maison de Socrate, contenait parfois jusqu’à quarante personnes des deux sexes. »
Cela continua rue Saint-Jacques. « Un escalier terrible : une rampe et ses
supports d’arbres à peine équarris, peints rouge-sang. Un entresol, haut comme {p. 15}un second, plutôt par l’aspérité que par le nombre des marches. Peu de gaz
pour éclairer les marches escarpées et la rampe trop large pour un corps * quelque peu
abusif »
, mais le propriétaire « bon garçon »« plantait une bougie sur un
rebord intérieur de fenêtre, les soirs de réception »
. Les visiteurs étaient
exposés à de fâcheuses rencontres. On se heurtait, dans la pénombre, à des couples
suspects, à des dames trop peu farouches et à des messieurs « trop beaux pour rien
faire »
, parés, sous leur casquette à pont, de rutilants accroche-cœurs, quand
ce n’était pas quelque poivrot en difficulté de gravir les degrés. Et ü arrivait aussi que
l’on eût à se garer d’une querelle de ménage continuée, la parte ouverte, sur le palier et
d’en recevoir les éclaboussures.
Mais c’est rue de Vaugirard, dans un confortable hôtel tout proche de l’Odéon, où il
avait été installé, dans la suite, sous les auspices de Maurice Barrès, que les mercredis
de Verlaine battirent leur plein. « Des amis de plus en plus nombreux, flanqués
aussi bien de simples connaissances, d’indifférents, voire de curieux, surabondaient
dans mes salons… composés d’ailleurs d’une très sortable, mais seule et unique carrée.
On disait peu de vers, le pater familias, qui était moi, objectant le plus souvent à ce
mode de distraction, mais on riait et en somme la cordialité régnait. De la bière plus
que du thé aux instants de richesse. Dans l’autre cas, de l’eau sucrée avec du rhum,
fruit quelquefois d’une contribution des camarades. Du tabac et quelque gaîté toujours
en commun. »
Cela se passait très bien le plus souvent, mais il advint aussi que Verlaine eût ses humeurs et bousculât {p. 16}ses invités. On le vit, un soir, se lever soudain, éclater en jurons, prendre sa canne et son chapeau et gagner la porte. L’assemblée affecta de ne s’en point scandaliser. On savait où il allait. Tout le monde le suivit au François Ier, son café d’élection. Avec son atmosphère habituelle, le Maître avait retrouvé sa bonne humeur et son entrain. Ce fut une fin de soirée délicieuse.
S’il n’y avait pas chez Verlaine d’épouse attentive pour accueillir les visiteurs, la première venue y suppléait. L’élément féminin ne laissait pas d’y luire d’un vif éclat. Il y avait la délicate Sophie Harlay et Rachilde, déjà célèbre par son génie et ses légendes et qui cachait un cœur d’or et une sensibilité exquise sous des allures cinglantes et cavalières. Les nouveaux venus, qu’elle intimidait, la considéraient de loin comme une fée redoutable, mais quels feux d’artifice d’esprit et quelle verve endiablée, lorsqu’elle croisait le fer en paroles avec Villiers de l’Isle-Adam aux paradoxes étincelants ou avec Laurent Tailhade, aux réparties féroces. Verlaine, qui maniait le crayon de verve, nous a laissé le croquis d’une de ces réceptions où l’on voit Cazals, debout en costume 1830, haranguant le cercle des assistants. On y reconnaît Sophie Harlay, Rachilde, Gabriel Vicaire, Henri d’Argis, Jean Moréas, Villiers de l’Isle-Adam, Tailhade, Jules Tellier, Paterne Berrichon, Ary Renan, Lefèvre, Fernand Clerget, Alain Desveaux… Le croquis est curieux parce qu’il nous rend le désordre, sur la table, des verres à liqueur, la détresse de la chambre d’hôtel, au mobilier fripé, que deux bougeoirs seuls éclairent, et son atmosphère de tabagie.
{p. 17}Si douées d’attrait que fussent ces soirées chez un Verlaine en possession de la vogue et promu à la bruyante célébrité, elles n’arrivaient pas, à cause de leur pêle-mêle et de leur tohu-bohu, à me faire oublier les bonnes et paisibles soirées d’antan passées chez un Verlaine abandonné et méconnu et qui consentait à recevoir à l’improviste, autour de son lit de malade, quelques intimes privilégiés.
Une soirée chez Paul Verlaine §
{p. 18}En ce temps-là (1885), Paul Verlaine habitait, avec sa mère, un misérable hôtel meublé, rue Moreau, en plein quartier populeux, aux confins du faubourg Saint-Antoine. La rue s’ouvrait sous les voûtes du chemin de fer de Vincennes ; maussade maçonnerie de briques, dont l’ombre sinistre se déroule interminablement sur toute la région ; L’hôtel moisissait au fond d’une cour humide où les trains dégorgeaient » au passage, un ouragan de suie, d’escarbilles et de fumées. Cour encombrée de hardes, de ferraille et d’une barricade de voitures à bras où les enfants d’alentour se déchaînaient, au grand dam des oreilles voisines. Et c’était du matin au soir et du soir au matin, dans ce malencontreux cul-de-sac, un piétinement continuel, une tempête de rumeurs et de cris, de chants, d’appels, d’aboiements, de rires et de disputes, tout le remue-ménage et le tumulte d’une cité ouvrière, au pitoyable grouillement humain.
Mme Verlaine mère logeait au premier. Verlaine, à qui sa jambe malade interdisait les étages, occupait une chambre au rez-de-chaussée. Cette chambre ne recevait d’air et de lumière que par une fenêtre grillée sur la cour et n’avait, pour horizon, que le cauchemar de hauts murs nus, aveugles, badigeonnés d’ocre et de brun. Le lit d’angle se décorait de rideaux fripés d’andrinople, noirs, semés de fleurs rouges. Le {p. 19}reste à l’avenant ; papiers déteints, carrelage ébréché. Une commode de noyer, arborant un débris de cuvette ; une table boiteuse et maculée, quatre chaises dépenaillées complétaient l’ameublement. Sur les murs, des estampes et des lithographies : un portrait du poète enfant ; celui de sa mère en jupe à volants, dans l’épanouissement de la trentaine ; un Christ, peint par Germain Nouveau, d’après l’original de l’église de Saint-Géry d’Arras et, dans l’alcôve, une image ancienne, épave du luxe d’antan : une jeune fille de Greuze, pressant une tourterelle sur son sein nu ; mais ni ces enjolivures ni les fleurs en pots de la fenêtre n’arrivaient à masquer la détresse du logis. Verlaine, obligé de garder le lit, lisait avec fureur, mais des livres d’emprunt, car sa bibliothèque s’était dispersée au vent du malheur. Tout son bagage personnel consistait en quelques livres de vers récents, offerts par leurs auteurs, et que suffisait à contenir une petite étagère de bois, noircie d’encre. Verlaine n’avait conservé de sa librairie ancienne qu’un exemplaire original des Amours jaunes de Corbière, la Saison en Enfer de Rimbaud et les œuvres de Calderon. Il était féru de ce poète dont le seul nom prononcé le jetait en de grands enthousiasmes.
La mère de Verlaine était une septuagénaire encore solide, simple et cordiale, à qui l’âge et les déboires avaient quelque peu brouillé les idées. Son portrait à trente ans prouvait qu’elle avait été belle et mérite l’apostrophe de Germain Nouveau :
Femme de militaire et mère de poète,Il vous restait un bruit de bataille et de vers.Quelque chose de noble et de fier dans la tête.
{p. 20}Elle adorait son fils et veillait sur ses relations avec sollicitude.
Verlaine m’avait prévenu à ma première visite : « Elle est méfiante. Je vous donnerai
comme employé de ministère. Qu’il ne soit pas question de littérature en sa présence ! »
Il en fut ainsi. Le stratagème réussit. Le titre d’employé de ministère m’installa
d’emblée dans les bonnes grâces de Mme Verlaine mère et, pour
cérémonie d’investiture, cette brave femme me demanda, incontinent, de fermer les yeux et
d’ouvrir la bouche où elle glissa malicieusement une poignée de sucre candi. L’âge lui
avait donné cette manie. C’était sa façon d’agréer les visiteurs de son goût. Leur
situation était peu brillante. Ils arrivaient tous deux de Juniville, village des
Ardennes, où s’était englouti dans une malheureuse entreprise agricole le peu qui leur
restait de fortune. La mère avait réussi à sauver du désastre un lot d’obligations,
qu’elle cachait à son fils. La rente ne s’en montait pas à 900 francs. C’est avec cela
qu’ils devaient vivre. Verlaine avait décidé de tirer parti de sa plume. Bien que l’on
commençât à s’occuper de lui dans les journaux, ses droits d’auteur ne lui rapportaient
rien. Bien mieux, il venait de s’endetter assez lourdement en publiant à ses frais Jadis et Naguère. C’était la misère. Ils la supportaient vaillamment, mais
quelle terrible tentation de boire pour Verlaine que tous ces soucis qui l’accablaient !
Heureusement, sa mère était là, qui veillait et barricadait sa porte aux liqueurs et aux
mauvaises influences. Ce fut, malgré la maladie et les privations, un stage heureux de la
vie du poète. Il travaillait avec acharnement. Il écrivait Amour, {p. 21}Parallèlement, les Mémoires d’un veuf. Quelques amis venaient
le voir et s’assemblaient autour de son lit. On rencontrait là : Villiers de l’Isle-Adam,
Stéphane Mallarmé, Edmond Lepelletier. Les jeunes apprenaient le chemin de son réduit. J’y
amenai Francis Vielé-Griffin que j’étais allé chercher à son élégant atelier de la rue
Notre-Dame-des-Champs et qui, peu habitué au spectacle d’une pareille indigence, s’en
montra douloureusement ému. « Il faudrait sortir Verlaine de là », me confiait-il, en
partant. C’était aussi mon idée, mais où trouver les ressources suffisantes ? Maurice
Barrès nous y aidera tout à l’heure. J’y amenai Adrien Remacle, Édouard Dubus, d’autres
encore. Tous étaient ravis de l’accueil franc de Verlaine, de sa bonhomie et d’un entrain
qui, dans, de pareilles circonstances, dans un milieu si lamentable, méritait le nom
d’héroïsme. Je n’entendis jamais Verlaine se plaindre ni faire appel à la pitié. Il
s’irritait parfois de son destin, mais par accès brusques, vite réfrénés. On vivait, en sa
compagnie, de bonnes heures, dans une atmosphère échauffée de ferveur, de foi et de nobles
discussions. Causeur charmant, il ne pontifiait pas. Il ne raffinait pas comme Stéphane
Mallarmé. Il discourait à bâtons rompus, à la Socrate. Ni fiel, ni médisance. Un jugement
ferme et sain. Il affectait avec ses familiers le parler ardennais, plein de saveur. Sa
conversation s’émaillait souvent de mots vifs, empruntés à l’argot des campagnes ou des
faubourgs, sans jamais faillir à la décence. J’aimais à lui rendre visite. L’une de nos
entrevues, surtout, reste gravée dans mon souvenir. C’était un soir. Verlaine, couché, {p. 22}me lisait à la lueur de la lampe, posée sur la table, près du lit, des passages
d’un recueil de vers, reçu depuis peu, et qui l’avait favorablement impressionné : Légendes d’âmes et de sangs, de René Ghil. Or, tandis qu’il m’initiait à
la nouveauté de ce livre, précisément, l’auteur, auquel il avait adressé une courtoise
invitation, se présenta. René Ghil avait alors vingt-trois ans. Il donnait l’impression de
la vigueur et inspirait la sympathie. Sa parole brève, son geste sobre, son teint mat, ses
cheveux drus et noirs relevés en brosse, n’indiquaient pas, tout d’abord, ses origines
flamandes. Ce n’est que dans ses vers, pleins de fièvre et de couleur, que se dénonçait la
sensualité blonde et rose des Flandres, « longtemps mêlées aux ferventes
Castilles »
. Les poèmes de Ghil illustraient des faits divers. C’étaient des
tableaux réalistes transfigurés par le lyrisme du sentiment et de l’expression. L’auteur
se proclamait disciple de Balzac et de Zola. Il se disait détourné des poètes en vogue,
parce qu’il ne sentait pas chez eux « l’odeur du vent qui passe »
. Cet
aveu, qu’eussent pu faire beaucoup de nouveaux venus, est à retenir. Il souligne la
médiocrité de l’Art parnassien et que toute l’activité esthétique de l’heure, toute la
nouveauté, toute la poésie s’était réfugiée dans la prose. À l’exemple de ses maîtres,
René Ghil cherchait son inspiration dans la foule, hantait les rues, les halles, les
églises, les gares, s’arrêtait, songeur, pour voir défiler une noce, un enterrement. Pour
lui, chaque pièce de vers devait être un roman, « le roman d’une heure, d’une
minute, d’un moment psychologique et physiologique, avec le milieu, le cadre du Fait, un
Fait {p. 23}signifiant quelque chose »
, et, dans le rendu de l’heure, de la
minute, du moment, il essayait de « donner l’impression du milieu sur le corps, du
corps sur l’âme, car il ne comprenait pas le corps sans le milieu, l’âme sans le corps,
c’est-à-dire l’idée sans la sensation »
et, pour la langue, il rêvait
« au lieu du mot qui narre, le mot qui impressionne »
. Il s’était créé un
style à part qui devait lui aliéner le commun des lecteurs, une langue qui s’adressait à
tous les sens, pleine d’onomatopées, d’artifices typographiques, où les adverbes, des
majuscules imprévues, se mettaient à chevaucher follement la phrase, où des incidentes
répétées revenaient avec l’obsession du leitmotiv ; une langue musicale et orchestrée.
L’une des pièces les mieux venues du recueil : La Terre qu’on laisse,
évoquait un gars des champs s’exilant vers la ville et qui, sourd aux prières de la terre
maternelle, gagnait résolument la gare d’un pas gendarmé. « Il s’en va »
,
soupirait le poète, « il s’en va…
Tandis que, lueur vague au noir des peupliers,Très morne a lui la gare et, qu’au loin, singuliers,Vont des appels pressés de quelque Télégramme,Triangle soûl qui sonne au noir des impliés.
Derrière, à l’horizon dérougi qui s’aveugle,Mi-levée et, Travail ! sa grossesse de grains,Plissée à pleine peau par les sillons sanguins,La Terre désaimée, ainsi qu’un Taureau meugle,Immense de douleur se hausse sur les reins !…
Il s’en va. Le noir vit et dans le gaulis erre,Si rempli de douleurs que nul ne le rêva,Un inouï soupir ; et d’une voix qu’on n’aQue lorsqu’on va mourir, quelqu’un se désespère :« Un de plus, un de plus, un de plus qui s’en va !… »
{p. 24}Il fallait entendre René Ghil réciter ce poème avec une voix étranglée de ferveur pour savoir jusqu’où peut aller la puissance émotionnelle des mots.
Demain, René Ghil reniera ce volume. Il y faisait déjà pressentir son évolution dans la préface où il se traçait un vaste système philosophique, rêvant d’évoquer l’humanité en larges fresques, depuis les origines jusqu’aux temps à venir. Il allait bientôt entreprendre une vertigineuse épopée, l’Évolution de l’être humain, besogne écrasante à laquelle il n’a cessé de se dévouer depuis lors et dont de longs fragments paraissent en volumes, à périodes irrégulières, mais je ne sais si, à force de vouloir empiéter sur le domaine musical, René Ghil n’est pas arrivé à se fourvoyer. Toutefois, quand il s’agit d’un talent si robuste, d’une voix aussi sincère, il sied d’être prudent dans ses réserves. Ce qui s’impose à l’évidence, c’est que l’auteur du Traité du verbe connaît mieux que personne les ressources du vocabulaire, que sa bonne foi ne saurait être mise en doute et que, s’il bronche parfois dans le harnais, ce n’est ni par maladresse ni par impuissance. René Ghil reste l’un des cas les plus curieux du mouvement symboliste. Sa ténacité laborieuse et son intrépide désintéressement méritent tout au moins le respect…
Nous n’étions pas encore remis de la secousse nerveuse, de l’ébranlement que donnent les beaux vers, lorsque la porte s’ouvrit timidement, laissant se profiler dans la pénombre une figure fiévreuse et inquiète. C’était un homme de moyenne taille, avec un long collier de barbe noire, au complet de cheviotte bleue, qui hésita sitôt qu’il nous vit et fit mine {p. 25}de rebrousser chemin en chuchotant à un compagnon invisible des mots que nous n’entendions pas. Il rentra bientôt sous la poussée violente d’un petit homme vif et glabre qui le suivait et criait : « Non, non, je ne m’en irai pas. Je suis venu pour voir Verlaine. Je veux le voir ! » Et, continuant à bousculer son prédécesseur, il franchit le seuil à son tour, claqua la porte pour lui couper la retraite, courut au lit de Verlaine, lui serra les mains plein d’effusion et, avec l’enthousiasme d’un assaillant qui déploie un drapeau sur la citadelle enfin conquise, jeta triomphalement son nom en l’air : « Louis Le Cardonnel ! » Il expliquait : « Concevez-vous cela ? Voilà des semaines que je tarabuste Nouveau pour m’amener ici et Nouveau veut s’en aller parce qu’il y trouve du monde et que le monde lui fait peur, mais les gens que l’on rencontre chez Verlaine ne peuvent être que des amis. » Et, se tournant vers nous : « Je suis sûr que ces messieurs sont poètes ! » Verlaine nous nomma. « Vous voyez bien ! appuya victorieusement Le Cardonnel, les yeux braqués sur Nouveau. Il n’y a pas d’étrangers. Nous sommes entre nous. Causons ! » Cette cavalière entrée en matière nous fit sourire, Un courant sympathique s’établit. Je connaissais Le Cardonnel de réputation. Il publiait dans le Chat Noir des vers très remarqués. Je connaissais encore mieux son introducteur de qui j’avais lu des poèmes dans la Revue du Monde Nouveau de Charles Cros. Ce poète, vieil ami de Verlaine et de Rimbaud, était célèbre dans les cénacles. J’avais, sur lui, des confidences de Verlaine même et d’Ernest Delahaye. Je savais qu’il souffrait d’une neurasthénie aiguë. Son {p. 26}attitude contrainte m’affligea plus qu’elle ne me surprit. Il s’écroula, découragé, sur une chaise et demeura longtemps, figé, dans un mutisme agressif, mais Le Cardonnel n’en avait cure. Il exultait de son désir enfin comblé. Verlaine, qui le voyait pour la première fois, était curieux d’entendre ses vers. Le Cardonnel ne se fit pas prier et nous régala de plusieurs poèmes où s’affirmait déjà sa maîtrise ; celui-ci, entre autres, d’une impression intense et neuve, d’une langue délayée, sans arêtes, aux contours imprécis comme un brouillard de rêve :
VILLE MORTE
Lentement, sourdement, des vêpres sonnentDans la grand’paix de cette vague ville ;Des arbres gris sur la place frissonnent,Comme inquiets de ces vêpres qui sonnent.Inquiétante est cette heure tranquille.
Un idiot qui va, revient et glousse,Content, car les enfants sont à l’école ;À sa fenêtre une vieille qui tousse.Elle fait des gestes, à moitié folle,À l’idiot qui va, revient et glousse.
Murs décrépits, lumière décrépiteQue ce novembre épand sur cette place :Sur un balcon, du linge froid palpite,Pâle, dans la lumière décrépite,Et puis le son des cloches qui se lasse…
Tout à coup, plus de cloches, plus de vieille,Plus de pauvre idiot, vaguement singe,Et l’on dirait que la ville sommeille,Plus d’idiot, de cloches, ni de vieille…Seul, maintenant, le blanc glacé du linge.
{p. 27}On apporta des grogs. Leur fumée, le charme de l’ambiance finirent par apprivoiser Nouveau. Il se décida, sur les instances réitérées de Verlaine, à dire des vers. Il composait alors les Valentines, recueil de pièces galantes, de madrigaux dans le goût du xviiie siècle, mais d’une liberté d’allures, d’une délicatesse de touche ravissantes ! Quel dommage pour le renom des lettres françaises que l’œuvre de ce poète soit en majeure partie perdue ! Nouveau sombrera bientôt dans la folie mystique. Il s’imaginera être saint Labre, s’humiliera, pour le rachat de ses péchés, jusqu’à mendier sur les routes, dans les villages, sous le porche des églises. Il détruira ses manuscrits4, sera pris d’une rage de dépouiller sa personnalité, de se rayer du nombre des vivants, d’abolir jusqu’à la mémoire de son nom. Mais laissons le sombre avenir. Soyons tout à la griserie du présent. L’heure nous offre une coupe de miel. Sachons {p. 28}la déguster en sages, instruits du prix des choses et de leur fragilité.
La petite fête battait son plein, quand un dernier visiteur fit son apparition. C’était Forain, non pas le Forain amer et désenchanté qui s’est révélé depuis, mais un Forain jeune, frais, alerte, désinvolte et comme heureux de vivre. On eût dit qu’un bon génie l’avait fait descendre des hauteurs du faubourg Saint-Honoré, où il logeait, pour mettre le comble à l’allégresse. Ce fin Rémois nous égaya par son esprit endiablé, sa conversation étincelante, pleine de traits, de paradoxes et d’incisives boutades. Il nous contait ses joies d’artiste, d’observateur ; ses impressions de flâneur et de noctambule. Il raffolait de Paris. « Quelle cité merveilleuse ! s’exclamait-il, suggestive, riche de mystères et de spectacles effarants ! Il m’arrive souvent, aux heures indues, de la considérer du haut de mon balcon. Personne dans les rues, qui semblent les couloirs de cryptes funéraires. Partout, une vaste étendue, muette, illuminée. Des files de lampadaires brûlent, à toute flamme, le long des avenues vides, autour de l’Arc de Triomphe, posé comme un gigantesque catafalque noir. La ville peut dire alors, comme l’Hérodiade de Stéphane Mallarmé :
Oui ! c’est pour moi, pour moi, que je fleuris, déserte.
Ces cordons de feu semblent préparés pour une fête d’ombres. On s’attend à voir surgir une stupéfiante cavalcade, une brillante chevauchée de rêve. Parfois l’imagination affolée, comme dans la ballade de Zedlitz, croit assister sous les gonflements d’invisibles {p. 29}étendards à une tumultueuse revue de fantômes. »
Forain peignait, à ce moment, un plafond commandé par je ne sais plus quelle Altesse. J’en avais vu l’esquisse dans son atelier. Une Diane nue, flottant dans l’espace. Cela était fluide et vaporeux, dans la note de Fantin-Latour. Ah ! cet atelier de Forain ! Un tub en occupait le centre et les regards étaient pris, en entrant, par l’éblouissement d’une triple rangée de bottes vernies, impeccablement alignées, comme une armée de parade, un jour de revue. On y lisait ce souci de rectitude et de correction qui désolait Alexandre Dumas père chez son fils et qui lui faisait dire : « Tu as trop d’ordre, tu ne seras jamais qu’un bourgeois ! » Preuve que les meilleurs esprits se trompent. Le grand romancier s’était montré mauvais prophète. L’exemple de Forain lui inflige un second démenti. Le dessinateur se plaisait aux allures de dandy. Il montait à cheval et faisait, chaque matin, sa promenade au bois. Ce n’était plus le temps où il partageait la détresse du vagabond Rimbaud et où, chaque soir, il leur fallait se mettre en quête d’un gîte. Forain vivait en plein luxe. Ses récits nous initiaient aux splendeurs de la grande vie, nous ouvraient les endroits à la mode, les coulisses de l’Opéra, la loge de Mme Caron « aux gestes de reine », le foyer de la danse, le pavillon d’Armenonville ; évoquaient l’orgie parisienne : premières sensationnelles, vernissages, courses, dîners, bals, cotillons. Sa parole était pleine de dorures, d’éclats scintillants, d’un bruit d’attelages et de choses riches. Il faisait passer dans l’humble galetas de Verlaine d’éblouissantes {p. 30}images de châtelaines, d’amazones, de ballerines en jupe de gaze, mêlées d’habits noirs. On eût dit qu’une rumeur de fête, une musique de tziganes l’accompagnait. Il y avait dans certains de ses mots comme la détonation d’une bouteille de champagne. Il nous offrit des cigarettes du Levant dans un précieux étui qu’il tenait du duc de M…, timbré à ses armes et, finalement, parla de nous emmener tous souper dans un cabaret du boulevard. Pour ce qui est de mes compagnons, je ne sais ce qu’il en advint, mais pour ce qui est de moi, je me vis, à mon grand regret, en raison de l’heure tardive, obligé de décliner l’offre, car mon travail exigeait que je fusse debout au point du jour, et ma seule préoccupation était, pour réintégrer mes pénates lointaines, de ne pas manquer le dernier omnibus.
Ainsi, le logis de Verlaine, pour si dénué qu’il fût d’agréments, servait de cadre à de délicats entretiens, mais la mort de sa mère, au bout de quelques mois, vint en bouleverser le cours. Verlaine, désormais privé d’un appui tutélaire, fut repris par son démon. Sa jambe allait mieux. Il pouvait se lever, traîner le long des murs, en s’appuyant. Sa chambre n’était séparée que par un couloir de la salle du débit. Il cédait à la tentation d’y faire de longues stations. On lui avait remis le paquet d’obligations trouvé dans la chambre de sa mère, fortune inespérée : quelques milliers de francs. Il n’en jouit pas longtemps. Peu de jours après l’enterrement, Verlaine reçut la visite d’un huissier, dépêché par sa femme, à qui il avait négligé de payer les arrérages de {p. 31}sa pension de divorce. Il fallait rendre des comptes. Le poète eût pu répondre : « Je n’ai rien. » La misère des lieux plaidait assez pour lui, mais c’était un honnête homme. Sans la moindre hésitation, il tira de sa paillasse les précieux papiers et les tendit d’un geste simple à l’huissier qui les empocha (c’était moins qu’il n’était dû) et sortit, tandis que le logeur, qui assistait à la scène, n’en revenait pas de sa surprise. Désolé de voir s’effondrer la solvabilité de son client, il s’emporta jusqu’à le traiter de « poire » et lui déclara que, dorénavant, il le jugeait indigne de tout crédit. Par bonheur, il restait à Verlaine quelque argent de poche. La réconciliation fut aussitôt signée par l’offre d’une tournée générale, acceptée d’enthousiasme.
L’hiver était venu. Verlaine avait mille raisons, de s’obstiner dans la salle de débit,
chaude et éclairée. Il y prenait sujet d’économiser sur le combustible et la chandelle. Il
y travaillait. Il y recevait ses amis. On le trouvait parfois assis et trinquant avec des
terrassiers, mais qu’on ne s’indigne pas trop. Il savait garder ses distances. Toute la
racaille du heu ne lui parlait qu’avec déférence. Il restait, même pour les prostituées du
lieu, « Monsieur Paul ». Milieu étrange que celui où la misère le bloquait. L’hôtel avait
des cabinets de passe. La patronne tricotant, assise au milieu de ses enfants, surveillait
de sa place, le soir venu, les-allées et venues des couples, dont l’ombre, au passage, se
profilait sur le judas du couloir. Parfois, l’aîné, gamin d’une douzaine d’années, sur un
signe de sa mère, se détachait pour aller tendre un bougeoir, une serviette, manège si
habituel que personne {p. 32}n’y prenait garde, sauf quand des discussions
éclataient, provoquées par l’ivresse ou un excès de marchandage. Les amis de Verlaine
affrontaient, par amour de lui, ces promiscuités gênantes et s’en accommodaient. Les
discussions d’esthétique se poursuivaient devant le comptoir, à la barbe des habitués du
bouge. Il faut d’ailleurs leur rendre cette justice, qu’ils ne se départaient jamais d’une
certaine tenue devant le monde. Lorsqu’on récitait des vers, ils faisaient silence. Je ne
sais s’ils y trouvaient plaisir, mais ils écoutaient dévotement et ils témoignaient
beaucoup plus de déférence pour les Muses que ne font certains mondains, dans les salons.
Je n’ai jamais vu, chez eux, ces sourires ironiques, ces airs accablés d’ennui ou
insolents de détachement qu’on surprend sur les visages de la bonne société. C’est aux
terrassiers de Verlaine que je pensais, le soir de l’inauguration de son monument, à ce
banquet où trois cents intellectuels se livraient à un charivari forcené, jetaient leurs
assiettes à la tête des récitants et se refusaient même à entendre ses vers, et la
comparaison n’était pas à leur désavantage. Je me souviens de la joie d’un jeune ouvrier
maçon à peine échappé du service militaire, à qui Verlaine avait permis de copier des
fragments de Sagesse. Il les copiait, en s’appliquant, avec une sorte de
ferveur religieuse, sur son ancien cahier de chambrée où il avait collationné les refrains
du régiment. Il éprouvait une fierté de cette faveur, comme d’une médaille honorifique ou
d’un parchemin de noblesse. Ah ! bon saint Verlaine, que vous aviez raison de vous plaire
au milieu des humbles et des simples d’esprit ! Ceux-là, à qui la vie fut dure, {p. 33}se montraient pleins d’indulgence pour vos faiblesses et y compatissaient. Ils ne vous
souffletaient pas de leur mépris, en se rengorgeant, comme ces bourgeois cossus qui font
étalage de leurs vertus de façade, comme ces pharisiens dont l’égoïsme et l’hypocrisie
faisaient dire à Thomas de Quincey : « Tous ceux qui ont excité mon dégoût, dans ce
monde, étaient des gens riches et florissants. »
La génération symboliste §
{p. 34}Le gros des poètes qui, sous les auspices de Paul Verlaine et de Stéphane Mallarmé, ont édifié l’église symboliste, ont pris naissance aux environs de 18645. Ils tombaient bien mal ; en pleine crise de désenchantement. La France venait de vivre une période de prospérité inouïe et s’était imaginée partie à la conquête définitive du bonheur. Elle s’était endormie dans cette certitude, insouciante des jeux de la fortune et la voici qui se réveille au bruit de craquements sinistres. L’Empire, à qui elle avait confié ses destins, vacille. Il a du plomb dans l’aile : le plomb des élections de 1863. Napoléon III, cet illuminé, convaincu {p. 35}de sa mission divine, cesse de croire à son étoile. Il ne sait comment se dépêtrer de cette malheureuse affaire du Mexique, si follement engagée et qu’il traîne au pied, comme un boulet. Il sait qu’il y va du prestige de ses armes. Il se sent de plus en plus abandonné. Les affaires de Rome lui ont aliéné le parti catholique ; le pacte de Londres, le monde du commerce et de l’industrie. L’opposition, jusque-là timide et dispersée, en reçoit force et cohésion. Devant les indices du mécontentement général et de cette levée hostile en masse, l’empereur s’affole et se laisse arracher le droit de coalition. C’est en 1864 que s’introduit dans notre organisme politique ce ferment de dissolution. Tandis que l’autorité impériale signe cet arrêt de mort de la bourgeoisie capitaliste et s’effondre, l’activité de Bismarck échafaudé la puissance formidable de l’Allemagne dont il crée l’Unité. C’est en 1864 que le traité de Vienne consacre sa maîtrise, bientôt suivi par la victoire de Sadowa (1866), premier coup de tonnerre de l’orage qui s’amasse à nos frontières et dont les esprits clairvoyants prennent un juste sujet d’alarmes. Certes, chez nous, les fêtes n’ont pas cessé. Les revues, les parades militaires, les visites de souverains, les inaugurations Haussmann, sont prétextes quotidiens à réjouissances et à feux d’artifices. Les mes sont toujours pleines de drapeaux et d’orchestres, mais à cette joie d’emprunt manque la conviction des premiers jours, Les gens s’amusent encore. Ils n’ont plus l’air, dirait Verlaine, de croire à leur bonheur.
La France ressemble à l’héroïne du drame à la mode, La Dame aux camélias. Au milieu du bal, elle {p. 36}défaille, prise d’une subite morsure au cœur. Je ne sais qui a dit de ces syncopes fugitives de cardiaques qu’elles sont un télégramme du Destin qui se trompe d’adresse. Le mot est juste. La France s’était crue guérie de ses longues agitations passées. Elle avait, dans l’enivrement du plaisir, oublié son mal. Elle pâlit de voir se dresser à nouveau le spectre des anciens jours.
* *
La France est riche, mais tout se paye, comme a dit Talleyrand, la richesse non moins que le reste. Le luxe énerve. L’oisiveté rouille et les ressorts n’étaient déjà pas si solides ! Ce n’est pas impunément qu’ils avaient subi tant de secousses. Comptez ce que la France a subi, coup sur coup, depuis moins d’un siècle, de révolutions intestines, de guerres étrangères, d’invasions. Chaque génération a vu sa jeunesse et son élite moissonnées dans leur fleur. Quelle proie facile que ce milieu de rescapés aux ravages de l’anémie et de la tuberculose ! La France est riche d’argent mais pauvre de sang. La France se dépeuple. Tant de choses écartent du mariage : le goût du plaisir, le souci des affaires, la peur des responsabilités et même de nobles scrupules. Sully Prudhomme, alors en âge d’être père, se condamne au célibat parce qu’il ne se reconnaît pas le droit de disposer d’une existence et qu’il se ferait un crime de condamner à l’enfer de vivre, une créature innocente. Les mariages n’obéissent plus guère qu’à des préoccupations intéressées. Ils se font, suivant le mot de Stendhal, par {p. 37}l’entremise des notaires. Les parties contractantes s’y observent avec une méfiance hostile. La sympathie n’a rien à y voir, et encore moins l’amour. Ce sont les convenances sociales qui décident. Qui parle de fonder un foyer, une famille ? Qui songe aux enfants ? Les pauvres, seuls, les accueillent. Encore les accueillent-ils comme agencement du ménage, choses de rapport, espoir de gain, cartes nouvelles au jeu de la fortune. Les riches y voient le morcellement des biens, la division des héritages, un cas de fâcheuses complications et les rejettent par avarice ou par calcul. Les époux aisés les redoutent comme un accident. Tous ne sont pas en possession de se dire comme dans la Gabrielle d’Émile Augier :
Et si les choses vont de la même façonNous pourrons nous payer le luxe d’un garçon.
Ils savent le prix coûteux des enfants. Un seul, c’est la gêne. En surnombre, c’est la ruine. Et la diffusion du bien-être entraîne aussi ses inconvénients. Il y a les coquettes qui ne se soucient point d’une taille déformée. Celles à qui, dans leurs rêves, il sourirait d’être mères, réfléchissent, en considérant, au miroir, leur teint pâle de chlorose, qu’elles courraient trop de risques à le devenir.
Un poète de cette génération, de facture inexperte mais d’inspiration sincère, M. Arthur Simand, traduit ces appréhensions quand, nous montrant sa mère, sous sa parure de bal, alarmée en plein bonheur par un signe évident de grossesse, il confesse avec amertume :
Et c’est moi, fruit rongeur, qui la vins assombrir.
{p. 38}L’enfant fait son apparition en intrus dans les ménages bourgeois de 1864. Il
en est peu dont la naissance ait été saluée d’un cri de joie et de là vient que la plupart
ont traîné au cours de leur misérable existence la fatalité de ceux cui non
risere parentes et ont fait leur aliment de la mélancolie. Ô méfaits de la
situation économique ! Sitôt né, l’enfant est une cause de trouble et de soucis. Qu’on
enlève le gêneur ! Une nourrice mercenaire s’en charge, qui l’emporte au fond d’un village
perdu, heureux si on le regarde partir, sans invoquer, tout bas, la chance qu’il n’en
revienne jamais. Je n’exagère rien. Un mal nouveau a fait son apparition : la Névrose.
Jamais les mères ne furent plus irritables, plus agacées, plus enclines à torturer leur
entourage. Mme Lepic n’est pas une exception. Jamais les pères n’ont à
ce point désarmé devant les exigences de leur épouse, tant ils sont en proie au surmenage
et à la neurasthénie. Pauvres enfants, condamnés à l’isolement et au martyre !
« Tout le monde ne peut pas être orphelin »
, soupire mélancoliquement
Jules Renard. Leur plainte s’élève et va grandissante. Un poète de la génération suivante,
Fernand Divoire, la recueillera tout à l’heure, qui dit aux parents :
Notre rancune est devant vous dressée,Pères, hommes de sport, stupides et dandys,Mères, faites de rien, de chiffons, d’organdis,De balivernes amassées,Car nous nous souvenons que nous avons grandiDans le fumier de vos pensées.
Il faut bien approuver, quand on songe à la détresse d’un Sully Prudhomme enfant, quand on réfléchit {p. 39}à l’enfer familial d’un Gérard de Nerval, d’un Baudelaire, d’un Glatigny, d’un Corbière, d’un Rimbaud, d’un Jules Laforgue… Qui de nous n’a compati à la douleur résignée de Poil de Carotte ? N’a-t-on pas vu les parents riches d’Édouard Dubus se désintéresser de lui jusqu’à le laisser sombrer en pleine détresse ? Et à qui a lu le dernier livre de Rachilde, Dans le Puits, il apparaît bien qu’elle non plus n’a pas trop à se louer d’un excès de tendresse de la part des auteurs de ses jours. Mais pourquoi choisir ? Pourquoi citer celui-ci ou celle-là, quand, au fond de tous les écrits contemporains originaux et de bonne foi, respire le fiel d’une aurore contristée ? Que chacun de nous s’examine ou se souvienne des confidences reçues dans son jeune âge.
Il ne faut pas oublier non plus qu’un événement tragique pèse sur la génération des poètes, symbolistes, qui n’a pas peu contribué à les démonter et à les rendre vulnérables : le désastre de 1870. Ce fut pour les uns, l’exil, la bousculade des départs précipités, la détresse des installations improvisées, l’anxiété du lendemain. Ce fut, pour les autres, les angoisses du siège, l’insurrection de la Commune, la vie enfermée dans les caves, au milieu des explosions, des reflets d’incendie, les privations de toutes sortes, la famine. Et sur tous, s’exercent, par contrecoup, l’énervement et l’affolement de l’heure. Les plus jeunes sucent la défaite avec le lait maternel. Ceux qui sont encore à naître la perçoivent dans les convulsions de leur vie embryonnaire. La secousse s’en répercutera longtemps encore aux entrailles des mères, marquant d’une trace {p. 40}indélébile et chétive leur descendance à venir6.
À peine remis de ces transes, l’enfant est exposé au supplice de l’internat. Le voici prisonnier d’un lycée, voué à la solitude de l’âme, frileusement replié sur lui-même, s’étiolant dans l’ombre des dortoirs et des cours, comme une plante privée d’air et de soleil. Les faibles sont destinés au rôle de souffre-douleurs. On les exploite. On les brime :
Les forts les appellent des fillesEt les malins des innocents.Ils sont doux ; ils donnent leurs billes,Ils ne seront pas commerçants.
Ils frissonnent sous l’œil du maître,Son ombre les rend malheureux.Ces enfants n’auraient pas dû naître,L’enfance est trop dure pour eux !
Il y eut toujours des parents négligents ou sévères, des mères dénaturées. Notre histoire est assez fournie de troubles et de séditions pour qu’il y eût, toujours, dans les familles, des heures critiques à traverser. La coutume barbare de l’internat est une vieille institution, mais s’il y a là des épreuves communes à la jeunesse de tous les temps, il faut reconnaître qu’à aucune époque, l’enfance n’avait eu l’âme si impressionnable et ne s’en était montrée si douloureusement {p. 41}affectée. Jamais enfant, repoussé des siens, n’avait fait entendre les accents pathétiques d’un Baudelaire. Jamais écolier, soumis à la geôle de l’internat, n’avait rendu la plainte déchirante d’un Sully Prudhomme. C’est qu’aussi jamais l’internat ne s’était montré aussi dépouillé de tendresse et de sollicitude. C’est qu’aussi jamais l’éclatement des cadres n’avait rendu, entre condisciples de conditions aussi mêlées, les contacts si âpres et multiplié à ce point, pour les sensibilités délicates, les causes de froissement. Et, jamais, la monstrueuse agglomération des villes, dévorant l’espace et les jardins, noyant la lumière de ses fumées accrues, tuant l’azur et les rêves, n’avait à ce point assombri les cerveaux de brouillards et peuplé les yeux de visions sinistres. Et jamais les écoliers n’avaient fait montre de scrupules si précoces, ni de telles susceptibilités maladives :
Ô la leçon qui n’est pas sue,Le devoir qui n’est pas fini,Une réprimande reçue !…Le déshonneur d’être puni !
Jamais on ne les avait vus si désarmés, si incapables de ressort contre les accidents contraires ; jamais ils n’avaient manifesté une organisation si fragile ; ils se crispent sans cesse dans un émoi douloureux de suppliciés qu’on écorche à vif. Tous ces cœurs tendres et blessés appellent la délivrance. Ils ne sont pas au bout de leurs peines. Une servitude nouvelle est intervenue dans la vie des intellectuels, une servitude ignorée de leurs aînés et que la loi permettait {p. 42}d’éluder avant 1870 : le service militaire obligatoire. À l’heure où, ses études terminées, ses diplômes obtenus, le jeune homme s’apprête à respirer librement, le régiment le réclame. Les plus fortunés doivent satisfaire au service militaire d’un an, avantageusement décoré du nom de « volontariat » et les voilà retombés à l’exil. Les voilà retombés à la claustration, à la férule, aux promiscuités fâcheuses. Le premier contact des bacheliers avec le peuple des casernes fut assez désagréable. On en a l’écho dans les livres qu’ils publièrent à leur retour au foyer, et où ils ne manquaient pas de laisser éclater leur rancœur : Au port d’armes d’Henry Fèvre, Misères du Sabre et Sous-Offs de Lucien Descaves, le Cavalier Miserey d’Abel Hermant, le Nommé Perreux de Paul Bonnetain et tant d’autres.
Cette discipline fastidieuse du temps de paix, ces corvées de quartier, cette vie mécanique de garnison n’étaient pas faites pour eux. Leur patriotisme ici n’est pas en cause, encore qu’ils fussent excusables de céder aux séductions de l’idéal pacifiste en vogue. Leur grief n’était pas de servir, mais les conditions du service, et d’être jetés, sans transition, du milieu intelligent des écoles à la crudité rustique des chambrées et de la vie sédentaire des livres à l’activité physique des camps. Leur grief, c’était de se voir mésestimés, abandonnés sans défense à l’arrogance de bas gradés jaloux de se venger sur eux de leur infériorité sociale, en leur faisant plus rudement sentir la supériorité accidentelle de leurs galons. C’est une fausse conception de l’égalité qui mettait, sans apprentissage préalable, une pelle et une pioche {p. 43}dans leurs mains jusque-là exercées au seul maniement délicat de la plume et condamnait au labeur de portefaix, leur corps fragile, impuissant à se redresser de la courbature des pupitres. Leurs réclamations n’ont pas été inutiles d’ailleurs puisqu’en dénonçant des abus intolérables, elles ont contribué à les faire disparaître. C’est grâce à eux que les mœurs soldatesques se sont épurées et assainies dans une large mesure et que les jeunes recrues se voient aujourd’hui épargner tant de sujets d’écœurement. C’est à eux que l’on doit l’établissement des réfectoires. Les effets bienfaisants de leur campagne se sont fait sentir jusque dans les compagnies de discipline et les bagnes militaires où quelques intellectuels comme Dubois-Dessaule et Darien avaient été envoyés, non pour leurs crimes, mais pour leurs attaches libertaires et par simple délit d’opinion.
Certes, les gens de santé pleine se jouent de toutes ces épreuves et s’y débrouillent tant bien que mal. Ils savent opposer aux exigences outrées la force d’inertie. Les âmes communes et grossières ne se laissent point facilement entamer. Ce ne sont là, pour elles, que vétilles et petites misères. Mais les âmes fines et scrupuleuses s’y blessent et s’y meurtrissent pour la vie. C’est navré d’une plaie incurable que le poète rejoint ses foyers et s’il est sans fortune, il y trouve une nouvelle déception. C’est une carrière qu’il faut choisir. Le rêve des parents, c’est l’administration. Qu’il ne songe pas à échapper à cette perspective maussade et cloîtrée d’une vie sans horizon, au milieu de la poussière des paperasses et des cartons verts. Qu’il ne songe pas surtout à manifester un {p. 44}désir de vie libre et indépendante. Il se sent impropre lui-même au commerce et à la finance, mais qu’il ne fasse pas même allusion à la carrière diffamée des lettres (car à l’époque, pour les gens, bohème et littérature c’est tout un) s’il ne veut pas encourir la malédiction paternelle et entendre sa mère s’écrier, dans un sursaut d’indignation et de révolte :
Ah ! que n’ai-je mis bas tout un nœud de vipèresPlutôt que de nourrir cette dérision !
Et si le jeune homme s’obstine, la porte est là. Qu’il s’en aille ! Mais pourquoi s’obstiner et délibérer ? Au fond, pour lui, le choix importe peu. Qu’il aille à la bohème ou à l’administration, le germe maladif qu’il porte en lui l’avertit qu’il n’échappera pas à son destin. La contamination est la même du galetas de la bohème ou des bureaux. Qu’il moisisse ici ou là, le résultat n’en est pas moins certain. Les victimes de la phtisie ne se comptent plus dans le monde des lettres. Sans remonter à Gilbert, à Millevoye, à Maurice de Guérin, à Glatigny, nous avons Jules Laforgue, Albert Samain, Édouard Dubus, Léon Dequillebec, Éphraïm Mikhaël, Albert Aurier, Jean de Tinan, Julien Leclercq, Charles Guérin, Henri Degron, Alfred Jarry. Que de tares et de lourdes hérédités ils ont reçues au berceau. Ajoutez-y Jules Renard, mort à quarante ans, d’artério-sclérose. Ah ! que leur pessimisme s’entend ! Un seul des symbolistes de la première heure a chanté la joie, Francis Vielé-Griffin, mais il venait d’ailleurs, de Norfolk, aux États-Unis. C’était un homme d’une autre race. Il y a aussi Verhaeren qui s’éblouit de la {p. 45}vie, mais il est belge. Les nôtres : Laforgue, Samain, Le Cardonnel, Charles Guérin… gémissent désespérément.
Les plus résistants, ceux qui ont échappé, par miracle, au Mal-né, à la contagion des écoles, aux épidémies des villes, ceux qui, par miracle, ont rapporté un corps sain de leur passage à travers les bouges des garnisons et des brasseries7 du quartier latin, n’en souffrent pas moins, au fond de l’âme, d’un désarroi profond.
Personne ne s’est avisé de les guider ni de leur imposer une discipline morale. Leur éducation fut nulle dans la famille, pernicieuse au collège. Jadis, l’enseignement se préoccupait d’ouvrir l’entendement de la jeunesse, d’aiguiser son discernement, de lui inculquer des principes, une règle de conduite. Le gain de la philosophie, estimaient nos anciens, c’est de nous rendre sages et meilleurs. Sa seule utilité, pensent nos modernes, c’est de nous fournir d’un diplôme. À cette fin, l’on bourre les esprits d’une science indigeste. Les programmes surchargés ne permettent plus de rien étudier à fond. À peine a-t-on le temps d’effleurer des yeux, comme ces visiteurs pressés qui se bousculent, à l’heure de visite des musées et auxquels le guide, d’une voix blanche, récite sa leçon. Ainsi fait le professeur, passant en {p. 46}revue les écoles de littérature et de philosophie sur lesquelles il n’a pas loisir d’insister. Tout est fragments et anecdotes. L’Histoire se réduit à une succession de dates. La Science est un chaos de formules. De rien on ne dégage la substance et la moelle. L’école est un cinéma morne. Les films s’y déroulent avec rapidité. Rien ne s’y débite. L’Université divisée n’a pas d’unité de doctrine et renvoie ses disciples désemparés.
J’en veux prendre exemple sur ce qui se passait au lycée Charlemagne où je fis mes
études. L’un de nos professeurs de rhétorique, M. de la Coulonge, idéaliste de l’école de
Cousin et de Villemain, avait à peine achevé de nous enfiévrer de sa parole chaude et
exaltée que son collègue, M. Cartaut, sceptique et gouailleur, en venait détruire l’effet.
Ainsi leur enseignement se neutralisait et nous laissait sans point d’appui, suspendus
dans le vide. Avec Cartaut, la blague avait pénétré l’ancien enseignement emphatique et
solennel C’était un mot d’ordre chez les derniers Normaliens d’affecter l’esprit du
boulevard et de délaisser l’étude des classiques dont ils avaient la garde, pour se
consacrer au journalisme, à l’étude des romanciers en vogue et des vaudevillistes. Ainsi
faisaient Edmond About, Sarcey, Jules Lemaître… Je ne parle pas de Richepin qui, lui,
avait rompu délibérément toutes amarres avec son passé de la rue d’Ulm. Même désordre en
philosophie. Nous avions commencé l’année avec M. Lebègue, sorte de mystagogue, nourri à
l’école de Plotin, qui nous entraînait, éperdus à sa suite, au milieu d’un vol d’anges,
dans son ascension au septième ciel et nous {p. 47}la finissions avec Gabriel
Séailles, positiviste, qui nous reculbutait sur terre et nous montrait le bonheur dans
l’édification de la Salente socialiste. D’ailleurs il avait su prendre sur nous un entier
crédit par sa parole vive et imagée, sa franche et loyale nature, son obligeante
assiduité. Il ne nous déplaisait pas de nous voir convoqués à la satisfaction de nos
instincts légitimes et de l’entendre glorifier la Vie. N’empêche que tant d’aperçus
contraires créaient des tiraillements, nous ancraient mal dans la certitude. Les vues de
la jeunesse en étaient brouillées d’autant plus que tout ce qui se passait autour d’elle
contribuait à élargir la fissure et à empirer le gâchis. La politique du jour flottait de
l’extrême droite à l’extrême gauche, marquait une opinion versatile et désorientée, fruit
de l’agitation cosmopolite en cours. On expulse les princes, mais tout Paris chante la
chanson de Mac-Nab qui raille la mesure. Mac-Nab est fonctionnaire de l’Hôtel de Ville, ce
qui ne l’empêche pas de discréditer les conseillers municipaux républicains comme entachés
de mauvaises façons. On se fait gloire d’afficher le mépris des institutions. On exhibe la
foi royaliste par snobisme comme une redingote de chez le bon faiseur. Décidément Marianne
ne saura jamais s’habiller comme les Duchesses. Les conseillers municipaux visés n’osent
sévir. Les élèves de l’École de Saint-Cyr crient « Vive le Roy » et, lacérant le drapeau
tricolore planté sur leur école, en enlèvent les bandes rouge et bleue pour n’en laisser
flotter que le blanc, emblème de leurs préférences. On poursuit l’édification de la
basilique du Sacré-Cœur. Toute la France, vouée à son culte, s’y porte en {p. 48}pèlerinage, tandis que M. Pierre Laffitte délibère : « Il faut s’habituer à
regarder la croyance en Dieu comme incompatible avec toute fonction publique. »
On proclame dans les réunions publiques : « Aucune entité ne doit trouver grâce
devant la froide critique — aucune — même pas la Patrie ! »
et la foule
applaudit, mais en sortant de ces réunions, elle acclame, sur son cheval blanc, le nouveau
ministre de la Guerre qui passe, le général Boulanger, et le jour où elle croit voir un
drapeau allemand à l’une des fenêtres de l’hôtel Continental, elle s’indigne, crie au
scandale, et veut mettre l’hôtel à sac.
On commente encore, çà et là, dans les écoles, les vers de Lamartine :
L’homme est un dieu déchu qui se souvient des cieux.
Mais on s’en gausse au dehors. « L’homme est un singe perfectionné, rétorque
M. Carl Vogt, cela vaut mieux que d’être un Adam dégénéré. »
Et des souffles nouveaux traversent l’espace, font tressaillir la jeunesse studieuse, derrière ses grilles. Elle pressent une révélation prochaine, quelque chose comme le
Magnus ab integro sæclorum nascitur ordo
quelque chose qu’elle ignore, mais dont l’heure est grosse. Elle devine aux commotions électriques qui la secouent, par intervalles, que s’ébranlent quelque part des forces mystérieuses et redoutables en route pour bouleverser le monde.
C’est qu’à l’heure même où naissait la génération {p. 49}symboliste, deux religions s’édifiaient dont les esprits, déjà si vacillants, vont recevoir un choc nouveau :
1º Le Spiritisme ;
2º L’Anarchie.
C’est en 1864 qu’Allan Kardec publie son livre : L’imitation de l’Évangile selon le spiritisme. À la vérité, il dirigeait depuis 1857 la Revue spirite et il n’était que l’introducteur en France de cette doctrine, déjà professée en Amérique, mais si exploitée par les charlatans qu’elle en semblait déconsidérée à jamais. Même, après l’apparition du livre d’Allan Kardec, la supercherie des frères Davenport viendra ajouter à son discrédit et les gens ne seront tentés de voir dans les pratiques du spiritisme qu’une mise en coupe réglée de la crédulité publique. Seul, un petit lot d’adeptes convaincus poursuivent dans l’ombre leurs recherches. En Angleterre, où l’on est moins prompt à sourire et à se décourager qu’en France, les expériences vont leur train. Lord Lyndesey fait venir, dans son château d’Écosse, le célèbre médium américain Home. Il s’ensuit des séances troublantes, que rapporte l’anglais Wallace, en témoin digne de foi. Son enquête, publiée à Londres vers 1880, ramène l’attention sur la doctrine d’Allan Kardec, qu’un événement impressionnant va réhabiliter : l’apparition du livre de Crooke, la Force psychique. Ce livre produit une émotion considérable. Crooke est l’inventeur de la matière radiante, qui fit découvrir les rayons X, dits cathodiques, utilisés, de nos jours, dans les laboratoires et appliqués au service de la médecine et de la chirurgie. Sa réputation mondiale comme physicien chimiste suffit pour {p. 50}écarter toute idée de mystification ; Il ne s’agit plus ici de hâbleries. Il s’agit de faits réels, dûment constatés et enregistrés, dont force est aux esprits les plus méfiants de tenir compte et, alors, se crée la Société psychique de Londres qui se propose de soumettre tous les phénomènes d’apparitions spectrales et de matérialisation au contrôle rigoureux du jugement et de la raison. En France, les expériences du colonel de Rochas, les travaux d’Édouard Schuré, de Flammarion…, achèvent d’orienter les recherches vers les manifestations de l’Au-delà et de porter des coups redoublés à la doctrine du matérialisme officiel.
C’est en s’autorisant des résultats définitivement acquis dans le domaine de la
clairvoyance, que M. Camille Flammarion en arrivera tout à l’heure à conclure :
« L’âme n’est pas un vain mot. Elle existe aussi réellement que le corps, quoique
invisible et impondérable. Elle est douée de facultés lui permettant d’agir en dehors de
la sphère sensuelle, se communiquer à distance, dans les phénomènes télépathiques, de
voir à travers les corps opaques de traverser l’espace et le temps, de lire le livre du
Passé, comme le livre non écrit de l’Avenir. »
À ceux qui s’étonneraient de la hardiesse de cette affirmation, M. Édouard Schuré donne à
méditer l’opinion des hommes de science. Il invoque le témoignage de M. Émile Boutroux :
« Il n’y a pas d’autre inconnaissable que l’inconnu, c’est-à-dire ce
qu’aujourd’hui nous ne connaissons pas, mais que peut-être nous connaîtrons
demain »
et celui de M. Bergson . « La philosophie n’est qu’un retour
conscient {p. 51}réfléchi aux données de l’intuition. »
Il rappelle ces
mots de M. Sabatier, doyen de la Faculté des sciences de Montpellier : « Les
centres cérébraux psychiques concentrés sont des accumulateurs du psychique diffus
répandu dans l’Univers, et qui leur parvient par le canal des nerfs périphériques, par
les organes des sens et les cordons nerveux qui les rattachent au centre cérébral8. »
La démonstration semble
ainsi faite, comme le dit Myers, qu’il existe, autour de nous, un univers spirituel, en
rapport étroit avec l’univers matériel.
La jeunesse n’était pas instruite de ces choses, mais elle les respirait dans l’air du temps et en recevait, à son insu, une fièvre de spiritualité et tous se sentaient aussi aspirés par un besoin effréné d’affranchissement qui leur vient d’une autre source, du fond des doctrines libertaires.
* *
C’est en 1864 que commence l’histoire de l’anarchie. C’est le 28 septembre 1864 que se dissout l’association internationale des travailleurs au meeting de Saint-Martin’s Hall à Londres, à la suite du coup d’état de l’allemand Karl Marx qui s’en est proclamé le dictateur. Le Russe Bakounine, fidèle aux idées proudhoniennes, entraîne les dissidents qui protestent à la fois contre la tyrannie de Karl Marx et contre la centralisation du pouvoir collectiviste. Ils revendiquent les droits de l’autonomie et de la {p. 52}fédération des groupes. La scission devient de plus en plus profonde et le déchirement définitif se produira au Congrès de la Haye (1872).
Bakounine avait jeté le germe de l’anarchie que fécondera l’Italien Carlo Cafiero et que formulera un autre Russe, Kropotkine. Dès lors s’ouvre une ère d’agitations, d’attentats, de procès dont nous pouvons relever comme suit les dates saillantes :
1879. — Fondation du Révolté de Kropotkine.
1880. — Conférence d’Élisée Reclus à Genève (Évolution et révolution).
1881. — Congrès anarchiste de Londres.
1882. — Conférence internationale de Genève.
1885. — Apparition des Paroles d’un révolté de Kropotkine.
En 1892, le procès de Ravachol, à Paris, montre, par les discussions de presse, que la majorité des intellectuels est sinon acquise, du moins sympathique à la doctrine anarchiste et l’effet s’en produit par l’ouverture en 1893, du Théâtre d’art social où les militants du parti se donnent rendez-vous pêle-mêle avec les écrivains nouveaux.
Les symbolistes avaient hérité de la génération d’écrivains du second Empire, le désintéressement de la chose publique. Ils ne se sentaient point d’humeur à descendre dans la rue, pour prendre part aux grèves, aux soulèvements, aux émeutes. Pourtant ils invitaient Louise Michel et les compagnons anarchistes à leurs réunions et c’est à l’influence anarchiste qu’il faut attribuer leur mépris des règles et des maîtres et leur obstination à ne vouloir, dans {p. 53}toutes les questions de métrique et de forme, se réclamer que de leur caprice.
Mais si les symbolistes restaient farouchement individualistes et divisés sur les moyens d’expression, ils se trouvaient unis par une même idée fixe, un même sentiment immuable : la haine de la littérature commerciale, le culte de la poésie pure et la fureur de s’y consacrer.
Chaque âge a sa spécialité d’arrivistes, depuis la révolution surtout, où le renversement des barrières a débridé l’essor des convoitises. Les symbolistes (je parle de l’élite) faisaient fi des procédés jusque-là en usage dans l’Art de parvenir.
Ils semblaient prendre plaisir à vouloir vaincre par eux-mêmes et à s’imposer, contre
vents et marées, par la seule force de leur génie. Ils ne se souciaient « d’arriver », ni
par la flatterie, comme les poètes de l’ancien régime, à qui souvent une dédicace
opportune suffisait pour ouvrir la considération et la fortune, ni par la ruse comme
Julien Sorel, ni par les femmes comme Lucien de Rubempré. Ils connaissaient pourtant les
visées ambitieuses et cette violence d’appétits de Rastignac qui lui fait dire,
contemplant Paris du haut d’une éminence, le poing tendu dans une sorte d’héroïque défi :
« Et maintenant, à nous deux ! »
Mais ils méprisent sa rouerie et ses
stratagèmes. Ils valent mieux que Joseph Delorme. S’ils s’irritent d’errer, parfois, comme
lui, pauvres, inconnus, à travers les quartiers riches et la ville en fête, ils n’ont
point son fiel ni son aigreur ni cette basse envie qui lui fait considérer le succès des
autres comme un vol fait à sa part de destin. Ils chantent, {p. 54}dans leur
isolement, avec la même assurance que si l’univers entier était suspendu à leurs lèvres et
il faut leur rendre cette justice que s’ils aimaient les applaudissements, ils les ont
quêtés fièrement, sans flagornerie ni bassesse. Les meilleurs d’entre eux demeurent des
modèles de désintéressement et de probité littéraire. Voyez Jules Laforgue. Il se
gourmande, comme d’une dérogation à ses plus stricts devoirs, d’avoir cédé à la tentation
de lire ses vers en public et cela, devant une assemblée de camarades, mais c’est
l’atmosphère de la brasserie où il les avait lus, qui offensait sa pudeur. Mettez en
regard l’outrecuidance des arrivistes vulgaires et des poètes de nos jours. Qu’elle est
touchante cette humilité, cette attitude discrète, effacée de Jules Laforgue et qui
ressort de la lecture de ses lettres, quand on songe surtout à la qualité de son talent !
Il n’ose entrer dans une boutique acheter deux sous de charcuterie, intimidé qu’il est par
la prestance de l’opulente matrone, qui trône à son comptoir de marbre, sous sa riche
palatine d’astrakan, au milieu du reflet des glaces dorées. La modestie chez les vrais
poètes s’allie à un légitime orgueil de soi. Ils savent ce qu’ils valent, mais ils savent
aussi que les âmes médiocres seules sont capables de cabotinage, d’intrigues et de
« bluff ». Leur fierté native se refuse aux compromissions et aux viles requêtes. Comment
essuieraient-ils, sans rougir, les impatiences et les refus ? Pas plus d’ailleurs qu’ils
ne s’inclinent devant les fausses gloires, ils ne reçoivent leurs arrêts de la mode. Ils
se font loi de rendre hommage au génie méconnu. Ils acclament un Villiers, un Mallarmé,
{p. 55}un Verlaine qui ne disposent d’aucune influence. On voit assez que ce n’est
ni par calcul ni pour en tirer profit. Ils passent dédaigneux devant les décorations et
les prébendes officielles et méprisent la sottise rentée. S’il en est, parmi les gens en
place, qu’ils estiment, ils se contentent de les encenser de loin, ou s’ils s’égarent dans
les salons, ils s’y sentent dépaysés, parmi les gens du monde. Ne sachant pas mentir, ils
n’y portent que des maladresses.
Songez à l’aventure d’Albert Samain qui s’enhardit, un jour, jusqu’à se présenter chez
Théodore de Banville. Il n’avait rien à lui demandé pourtant. Il ne l’abordait pas en
solliciteur. Il venait le remercier d’une lettre courtoise qu’il en avait reçue. Il
n’obéissait qu’à un mouvement de sympathie et de reconnaissance. Il croyait n’avoir qu’à
laisser parler son cœur. Mal lui en prit. Il faillit être jeté à la porte. Au cours de
l’entretien, commencé sur un ton affable, Samain n’a-t-il pas l’ingénuité d’avouer à
Banville qu’il n’a jamais lu un vers de Victor Hugo. Voilà Banville qui se lève, blême
d’indignation et de colère. Sans doute pour rattraper la gaffe et s’excuser, Samain
argua-t-il de son dénuement qui ne lui avait pas permis de se procurer les œuvres du
Maître. Ce n’était que s’enferrer. Banville, achevant de le foudroyer du regard, lui
crie : « Eh ! bien, moi, Mossieu, j’aurais vendu ma chemise pour fournir
à la dépense ! » Infortuné Samain ! Voilà ce que c’est que d’aborder les maîtres sans
avoir fait provision de courtisanerie ni s’être instruit, au préalable, de leurs petites
manies. Ah ! qu’un arriviste de nos jours se fût hâté de se concilier Banville par {p. 56}un mensonge ! Rentrez, candide Samain, dans votre solitude et ne comptez plus,
pour réussir, que sur un hasard heureux. Sans doute, Banville avait raison de s’étonner,
mais vous êtes trop pur et trop scrupuleux pour vous piquer d’entregent. Vous êtes de ceux
qu’une « pointue vivacité d’âme »
, comme dit Montaigne, paralyse et rend
impropres à l’artifice des petits négoces. Vous manquez de roublardise. Vous ne serez
jamais en possession du bruit que procurent la souplesse d’échine et la servilité
d’esprit. On ne vous verra jamais briller dans un salon ni dans les « échos » ni dans les
cafés des boulevards. Vous n’êtes en état d’obtenir que la seule chose qui ne s’achète pas
à coup de ruses basses et d’habileté vulgaire : la Gloire ! mais vous ne vivrez pas assez
pour en cueillir les fruits. Ô pauvre et grand Samain, vous n’en aurez goûté, ici-bas, que
l’amertume.
L’expression de l’amour chez les poètes symbolistes §
{p. 57}La génération qui précède immédiatement la génération symboliste s’était
signalée par son caractère misogyne. Aux préventions romantiques dont elle avait hérité à
l’endroit de la femme fatale, s’ajoutait l’influence de Schopenhauer, qu’elle venait de
découvrir, et qui déniait à la femme toute vertu d’intelligence et de beauté. Schopenhauer
entendait démontrer que la séduction de la femme est en nous. Ce qui nous la rend
attrayante, c’est l’appel de l’instinct. Son pouvoir est emprunté. « Elle en use
insolemment »
, ajoutait Baudelaire, qui ramasse les préjugés et les méfiances du
dogme et reste obsédé par l’image de l’Ève fatidique, l’éternelle tentatrice, dont le
sourire est l’artisan de notre damnation, la source du Péché,
Machine aveugle et sourde, en cruautés féconde.
Avec moins d’emphase mais la même insistance, Charles Cros, tout en cédant à son éblouissement, dénonce la férocité de la femme, Corbière sa fausseté, Rimbaud ses infirmités et sa sottise. Verlaine la montre conduisant son troupeau de dupes et le sentimental Coppée lui-même l’assimile aux soldats bourreaux qu’elle aime parce qu’ils font aussi couler le sang des cœurs.
{p. 58}À l’envi des poètes, les romanciers, les dramaturges de l’heure renchérissent sur ce thème. Les Goncourt s’inquiètent de l’intrusion de la femme dans la vie de l’artiste, lui reprochent d’amollir les courages, d’éteindre l’inspiration, d’étouffer le libre génie. Ils prêtent à l’éternel féminin la figure d’une Manette Salomon. Cette idée de la femme ennemie est si ancrée chez eux que, même les héroïnes qu’ils veulent sympathiques (Renée Mauperin, Sœur Philomène) nuisent à leur insu à ceux qui les approchent et déchaînent inconsciemment les catastrophes. Prosper Mérimée, renouvelant la leçon de Manon Lescaut, avec plus de tragique encore, montre dans Carmen jusqu’à quel point d’avilissement la femme peut amener un honnête garçon. Émile Augier, Sardou ne se font pas faute d’étaler au théâtre ses perfidies et ses astuces et nous mettent en garde contre ses batteries sournoises. Zola symbolise dans Nana toute la force dissolvante du vice, fait, de la femme, un instrument de décomposition sociale. Alexandre Dumas fils nous conseille froidement : « Tue-la ! »
C’est qu’à ce moment la courtisane règne et les faux ménages. Au spectacle de tant de ruines accumulées, Alphonse Daudet tremble pour ses fils. Il écrit Sapho à leur adresse et jette son réquisitoire à la méditation de leurs vingt ans. Précaution bien inutile. La génération qui vient ne s’embarrassera guère du scrupule de ses aînés et si la femme doit encore chez eux exercer ses ravages, du moins auront-ils cessé d’en être dupes. L’aventure ne risquera plus de tourner au tragique. Ce n’est pas là, pour eux, que sera le danger. Les nouveaux venus {p. 59}auront un sens plus sûr des réalités et cesseront de rendre la femme responsable de leurs propres vices. Si le poète Edmond Haraucourt, reprenant l’idée de Schopenhauer, allègue que :
La Beauté de la femme est dans les nerfs de l’homme,
sa génération n’aura plus les nerfs assez solides pour conférer à cette
beauté un pouvoir irrésistible. La race, épuisée par une longue période de bien-être et
les holocaustes répétés, les coupes sombres des guerres et des révolutions antérieures, se
montrera moins sensible aux maléfices. Que les pères cessent de trembler et d’agiter
l’épouvantail des magiciennes perverses. « Ces demoiselles n’ont rien de si
démoniaque, je vous assure »
, leur rétorque l’un des premiers manifestants du
symbolisme, le poète René Ghil9. Jules Laforgue qui vient ensuite est {p. 60}trop averti pour
leur demander l’impossible. Il n’exige plus d’elles l’héroïsme et le dévouement. Il suffit
à son amie d’être belle.
Deux yeux café, voilà tous ses papiers.
Il est sage de s’en tenir à ces formalités sommaires puisqu’au fond « tout n’est
que célibat »
.
De même Henri de Régnier sait l’abîme qui sépare les sexes et qu’il est fou d’essayer de
le combler. Ce n’est plus à la Bible qu’il emprunte ses images, mais au mythe hellénique
et il sait ce qui se cache de vérité sous la fable des Sirènes. À contempler notre
civilisation il apparaît d’ailleurs que si la femme est corrompue et vénale, une large
part de responsabilité en revient à l’homme. Et qu’importe, au surplus, que sa beauté ne
soit qu’une illusion de nos sens, comme la saveur du fruit ou l’odeur de la rose ?
« Cette illusion nous suffit »
, déclare Jean Moréas (Notes
sur Schopenhauer — Revue indépendante, mars 1885) « et
puisque l’homme ignorera toujours l’essence propre des choses et ne connaîtra que la
manière dont elles affectent son organisation, ne serait-il pas prudent d’accepter sur
la beauté de la femme le phénomène que l’instinct amoureux nous
présente, sans chercher {p. 61}à pénétrer le noumène
indéchiffrable ? »
L’azur du ciel aussi n’est qu’un trompe-l’œil, cela ne gâte
en rien l’allégresse qu’on en reçoit ! Stéphane Mallarmé est un sage qui nous invite, dans
l’Après-midi d’un Faune, à nous éblouir de l’Univers, en le
contemplant à travers le Désir, comme à travers la pulpe lumineuse des raisins vides.
Qu’importe qu’il n’y ait chez la femme que la vie inconsciente des choses, des bois
mouvants, de l’eau courante et des fleurs, puisque son sourire c’est pour nous, affirme
Gustave Kahn :
la clarté sur les îlesLes îles blanches du lointain,Qui s’éveillent sous le frais matinDe toutes leurs gerbes éblouies.
Qu’importe qu’elle ne soit qu’une créature animale et perverse, puisque sa présence nous emplît d’aise et qu’autour d’elle fleurissent les songes ? Accueillons-la comme une trame délicieuse où broder nos fantaisies.
Ô douce chose printanière,Ô jeune femme, ô fleur superbe,Épanouis ta nuditéRoyale, emmi tes sœurs de l’herbe.
Reste ainsi : l’ombre violetteSe joue aux roses plis des hanches ;Ouvre tes grands yeux puérilsOù rit l’orgueil de tes chairs blanches.
Ainsi chante Francis Vielé-Griffin qui, restreignant l’Amour à la seule joie contemplative, se garde, comme Stéphane Mallarmé,
{p. 62} du parfum de tristesseQue, même sans dégoût et sans déboire, laisseLa cueillaison d’un rêve aux doigts qui l’ont cueilli.
C’est contracter une solide assurance contre les déceptions que de s’attacher comme Ulysse au mât du navire et c’est jouir sans danger de la douceur des voix perfides. Les poètes de l’heure sont enclins à la prudence et à n’aimer qu’en imagination et en décor.
« Ardente et découragée »
, a dit justement Maurice Barrès de sa
génération. Nulle ne fut plus dévorée d’appétits, d’élans, d’ambitions. Nulle ne fut plus
pénétrée de l’inutilité de l’effort et de son impuissance à changer quoi que ce soit à
l’ordre établi du destin. Ses poètes rêvent de vivre intensément. Ils se fouettent à
l’action. Ils ne cessent de s’admonester comme Charles Guérin :
Avec un grand frisson plonge-toi dans la vie.
Et toujours, au dernier moment, ils reculent devant son contact glacé. « Agir !
Agir ! »
criait déjà Baudelaire, puis il revient à la sagesse des hiboux
immobiles, sachant qu’on porte toujours le châtiment d’avoir voulu changer de place.
Albert Samain se résigne à la solitude. Il ferme sa porte au bruit de la rue10
et, le front collé à la vitre, comme une infante reléguée dans son Escurial lointain, ne
veut voir que son rêve nostalgique et doré fleurir à l’horizon. Par dépit de ne pouvoir
pétrir le monde à sa guise, il se taille dans les nuages un vaste empire de rêve.
{p. 63}Pense, domine l’Âge et respire l’espace.N’espère pas. L’espoir est un oiseau rapace.Vis, si tu peux, dans l’éternel, l’heure qui passe.
Avant lui, Corbière et Laforgue s’étaient exilés de la cohue. Ce que la muse de Samain soupire en cérémonieuse robe de parade, la muse de ces derniers le sifflote en oripeaux pailletés de clownesse, avec des culbutes et des grimaces :
Et je laisse la viePleuvoir sans me mouiller.
Agir n’est pas seulement inutile, renchérit Jules Tellier, agir est dangereux. À
gesticuler à tâtons dans le noir du destin, on risque toujours de blesser quelque
puissance occulte et mystérieuse et d’en déchaîner la colère vengeresse. C’est folie que
de courir après la fortune. Vivons donc Tel qu’en songe, décide Henri de
Régnier. Puisque tout n’est qu’apparence et illusion, épargnons-nous d’aller
« cueillir des remords dans la foule servile »
. Vivons dans le
recueillement au fond de notre tour d’ivoire11. Nous avons, pour nous consoler, les fleurs, la
musique et les livres. Choisissons, dans l’histoire, un héros à notre humeur dont nous
nous répéterons les gestes devant la glace. Soyons César, Cyrus, Hamlet et s’il nous prend
fantaisie d’être Don Juan, le passé est assez riche en héroïnes de tout genre, pour que
nous puissions y cueillir des trophées à loisir. À douze {p. 64}ans, dans un grenier,
Rimbaud a connu toutes les femmes des anciens peintres. C’est à feuilleter des
« magazines », que Francis Jammes s’éprend de Clara d’Ellebeuse, la petite écolière des
anciens pensionnats. Les belles mortes nous appellent du haut de leur cadre-doré ou nous
sourient de leur bouche de marbre. Voici Phryné, Aspasie, Cléopâtre. Aimons-les. Leur
fantôme se pliera docile à ns caresses et s’il nous faut un semblant de vérité, prions la
première venue de nos contemporaines d’aider à l’illusion, en remplissant pour un moment
leur personnage. Nous lui soufflerons le rôle, mais, pour Dieu, qu’elle n’aille point se
piper au jeu, et croire à la réalité de notre hommage. Nous ne lui demandons qu’un
simulacre et qu’elle sache bien que si nous nous réfugions dans les yeux vivants, c’est
toujours pour nous réfugier hors du monde. Des deux rames dont je navigue, dit Albert
Samain :
L’une est langueur, l’autre est silence.
Le silence est cher aux poètes de l’heure, surtout en amour. Un mot malencontreux aurait si vite fait de rompre le charme !
« Tais-toi, tais-toi ! » ne cessent-ils d’adjurer leur bonne amie.
À cette heure un langage humain serait profane.(Louis le Cardonnel.)
Je te disais « Tais-toi » quand tu ne disais rien.(Francis Jammes.)
Ne parlez pas… Le silence vaut mieux.(Émile Despax.)
{p. 65}Donne-moi la main. Asseyons-nous sous l’ombrage. C’est l’heure du crépuscule. Écoutons jaser la brise et rêvons :
Va, l’étreinte jalouse et le spasme obsesseurNe valent pas un long baiser même qui mente.(Paul Verlaine.)
Ne vous inquiétez pas de ce long baiser. C’est le baiser au front des mères et des sœurs aînées. Il est sans brûlure. Il correspond au mot d’ordre.
De la douceur, de la douceur, de la douceur !
Et encore le poète s’y refuse-t-il parfois.
Vers elle, je penchais ma lèvre mais sans prendreLe baiser qu’elle s’attendait à recueillir.(Francis Jammes.)
Le poète souffre. Il a besoin d’être bercé. Il se laisse aller comme un enfant sur le sein maternel. La chair ne compte plus. Ce n’est pas une femme, c’est un ange qui veille à ses côtés. Son étreinte est spirituelle.
Et je baise ta chair angélique aux paupières.(Albert Samain.)
Il cède à l’extase, mais sans perdre pied. Il sait que tout est leurre et mensonge :
Ô parcourons le plus de gammesCar il n’y a pas autre chose,
soupire Jules Laforgue.
On vient à l’amour tranquillement, comme à une fenêtre, pour contempler des horizons. C’est, pour les uns, motif à se distraire du monotone ennui de {p. 66}vivre et, pour les autres, matière à enrichir leur sensibilité et vivre un chapitre de la « Culture du moi ». Le partenaire n’est plus qu’un prétexte. Il figure un personnage muet. Tandis que le soliloque se déroule, il peut s’endormir, les choses n’en iront que mieux. C’est dans la posture du sommeil que Francis Jammes évolue de préférence sa bonne amie :
Tu serais nue sur la bruyère humide et rose,Tu dormirais en ne rêvant d’aucune chose.
Et il lui plairait aussi de se laisser aller à la contagion :
Je voudrais me coucher et je m’endormirais.………………………………………………Laisse-moi t’endormir et tu m’endormiras.
« Je t’aime parce que tu dors »
, dit Charles Guérin à la dame de ses
pensées. La dame pourrait s’éclipser à certaines heures sans que l’amant s’en aperçoive et
interrompe le cours de sa rêverie. Même indolence dans l’autre camp.
Mme de Noailles ne sait plus si c’est au paysage ou à l’adolescent que va sa tendresse. Si un jeune cœur était près de mon épaule, confesse-t-elle,
Je lui dirais : ce n’est pas vous,C’est toute la nuit qui me tente.………………………………………………Vous n’êtes qu’un adolescent ;C’est à la nuit que je dévoileMon cœur qui fond l’or de mon sang,Et mon corps triste jusqu’aux moelles.Ne dites rien ! Je ne réclameDe vous que vos regards meurtris…
{p. 67}L’amour est de « l’égoïsme à deux »
, prétendait Mme de Staël, mais les contemporains font l’économie du partage, autant
par prudence que par orgueil :
Je repousse le cœur qui m’attend et m’appelle,Et je suis cette nuit amoureuse de moi,De mes yeux sans espoir, de ma voix immortelle.
dit encore Mme de Noailles, Pour se bercer de l’illusion de l’amour, ils n’ont plus besoin de sortir d’eux-mêmes. Ils savent déclencher l’extase automatiquement.
L’IMPUISSANCE D’AIMER ! c’est le titre que Jean de Tinan donne au récit de son aventure
sentimentale, publiée en 1894, à Paris (11, rue de la Chaussée-d’Antin). Il prend soin de
nous avertir que ce document vaut pour l’ensemble de sa génération : « Je vais vous
parler un peu des jeunes filles et des jeunes gens… Le décousu de leurs sentiments
factices… Ah ! l’insignifiance de tout cela ! »
Le livre s’orne d’un frontispice
de Félicien Rops : une femme hiératique soupèse l’enfant amour, qu’elle respire comme une
proie, au milieu d’un paysage stylisé d’arbres, de fleurs et d’ibis. En voici
l’argument :
Jean de Tinan a rencontré dans le monde deux yeux magnétiques. La dame est belle et
disposée à accueillir les hommages. L’aventure est tentante. Pourtant, il hésite à
s’engager. Il a vingt ans à peine. Il aime aimer et il hésite : « Sitôt que je
commence à aimer, je n’ai de cesse avant d’avoir si bien retourné les sentiments de
l’amie et les miens que tout amour soit devenu impossible. »
La définition de
Tolstoï le décourage : « Aimer, c’est préférer autrui à soi-même. »
{p. 68}Il ne s’aveuglera jamais jusque-là. Sa passion reste clairvoyante et, sous les
perfections de l’amie, découvre ses défauts. Il redoute l’aventure, les suites, les
complications. « Je ne pourrai que m’y énerver ou m’y amoindrir »
et il se
désole. « Ah ! ces mois passés à prendre son élan, pour ne jamais
sauter. »
Il s’engage pourtant, vaille que vaille, mais, tandis que le flirt se poursuit, il
s’aperçoit de l’accord impossible et que tous deux chantent le même air sur un ton
différent. L’amie s’étonne de ses réticences, de ses timidités. « Que voulez-vous
donc ? »
demande-t-elle un jour, inquiète, et lui de confesser : « Je ne
sais pas ce que je veux. »
C’est la vérité ; Il ne peut se débrouiller de tant
d’impressions confuses et diverses. Il a peur d’être obligé de se dire : « Je
m’emballais, j’ai rencontré un caillou. »
Il se sent attiré vers sa beauté, mais
une amertume secrète gâte tous ses plaisirs présents. Il ne les retrouve plus qu’à l’état
de souvenirs. Il s’exalte alors dans la solitude de ses pensées. Il aime en images. Il
revoit l’aimée assise au clavecin, découpée par la lampe, dans l’atmosphère intime de la
chambre, tandis que le rideau de la fenêtre s’agite aux souffles de la nuit d’été et il
s’éprouve alors fortement épris, mais il a des retours si capricieux et si injustes ! Il
lui échappe de dire : « Elle était charmante, mais je n’étais pas d’humeur à y
éprouver du plaisir »
, et il conclut : « Tout cela est trop compliqué.
J’aime vraiment les gens qui aiment tout simplement. Nous avons lu trop de volumes à
7 fr. 50 pour aimer comme tout le monde. »
« Nous paralysons le cœur à force de lucidité et puis, après tout, pourquoi exiger
des femmes ce que {p. 69}nous ne leur offrons pas en échange : la sincérité12 ? »
Et il
ajoute cette phrase désolante : « Nous serions très infâmes si nous n’étions pas si
niais. »
Tout cela est déjà contenu dans Baudelaire, mais dévoile avec quelle ampleur et quelle
célérité il a fait tache d’huile. En somme, Jean de Tinan est né blasé comme l’élite de
ses contemporains. Il ne sait comment concilier tant d’impulsions contradictoires. Et
l’atavisme religieux pèse aussi sur lui : « Tous ces baisers ont un goût de
terre. »
À la même heure, Charles Guérin écrit :
Toute chair à ma bouche a le goût du Péché.
« Nous ne nous aimons pas, pense Jean de Tinan, mais serait-ce si différent si
nous nous aimions ? »
Cela, à l’heure même où Remy de Gourmont concède :
« J’aime l’inaction, le différé, il n’y a pas grande différence entre les rêves
et leur réalisation. »
Alors, à quoi bon pousser l’aventure ? Que tout demeure
en possibilité. Rêvons un rêve. Flaubert a raison : « Les âmes s’étreignent mieux
que les corps. »
Tinan tourne au délire mystique : « Si j’avais une sœur,
comme je l’aurais aimée ! »
Il dit à son amie : « Je veux voir votre âme
que me cachent vos pensées. »
Pour exprimer ses émotions, il lui vient aux
lèvres les frêles et merveilleuses métaphores liturgiques :
Causa nostræ lætitiæStella matutina.
{p. 70}Il perd pied. Il déraille. « Je voudrais que sa beauté nue me
manifestât la beauté métaphysique du dieu-monde… Concevoir l’absolu en spécialisant ses
attributs symbolisés par des impressions d’elle… Trouver des révélations flamboyantes
aux mystères des analogies !… »
Encore, toujours Baudelaire. À se crisper ainsi, la lassitude vient vite. Jean de Tinan
n’a plus qu’une préoccupation : se dégager. Il annonce un beau matin qu’il part en voyage
et l’amie elle-même, depuis longtemps désillusionnée, reçoit cette communication avec
soulagement. Elle avait dit la veille en confidence à une tierce personne :
« Malgré le désir que j’ai de voir Marcel, je voudrais bien le voir partir. On ne
sait pas ce qui peut arriver à jouer ainsi avec le feu. »
C’est l’époque où se dénouent sans douleur les liaisons éphémères. Jean Ajalbert nous
montre, dans l’un de ses romans, un amant s’éloignant de sa maîtresse, qui implore un
rendez-vous, avec ces simples mots : « Je t’écrirai ! »
et l’idée de n’en
rien faire. Il n’y a plus à craindre chez les plus passionnés que l’amour les livre aux
coups de tête et aux folies. Déjà les parnassiens s’étaient sentis, pour les mêmes causes,
inclinés à la sagesse. Il y a comme un aveu d’impuissance dans le renoncement d’un Sully
Prudhomme, L’heure est venue des pâmoisons sans conséquence et, comme dit Corbière,
« des petites morts pour rire »
.
Dodelinette à nos petits péchés.
C’est Charles Vignier qui pousse ce refrain émancipateur. Et s’il y avait encore à craindre de s’engager {p. 71}dans le sillage des belles, ce poète nous suggère le moyen de nous libérer d’emblée de l’illusion :
Or l’autre, voilé par la nuit des brocatelles.Vit se magnifier un rêve inattendu.Mais, dans son pur dédain, il l’a bientôt par telsInsolites secrets, à son néant rendu.
Ces amitiés intellectuelles, à quoi les poètes de l’âge symboliste veulent réduire
l’Amour, laissait trop d’aspirations naturelles en souffrance pour ne pas aboutir à une
déception. Jean de Tînan l’éprouve, qui suppose : « Il n’y a sans doute que la
débauche de vraie, parce que c’est elle qui laisse le moins de rancœur. »
Il en
vient à « souhaiter le charme des sens… de l’ivresse bestiale quand la pensée ne
s’y mêle plus »
. Baudelaire aussi avait espéré endormir sa douleur sur
« les lits hasardeux »
. Mallarmé y souhaitait trouver « le lourd
sommeil sans songes »
et, avant eux, Musset avait tenté l’expérience.
Demandez-leur ce qu’ils en pensent ! C’est, nous dit Remy de Gourmont, qu’ils n’ont pas
éliminé le poison syrien. Le monde s’est affranchi du dogme chrétien, mais sa momie pèse
toujours sur les consciences. Nietzsche s’en étonne qui s’emploie à la détruire pour
délivrer la vie. Ses disciples pullulent et se jettent sur le vieux monde, les armes à la
main. Les revues d’avant-garde sont pleines de manifestes où l’on s’élève contre le
préjugé des mœurs. M. Chevrier dans la Revue indépendante (nºs d’août 1884 et de février 1885) réclame la liberté de la chair comme
corollaire de la liberté de conscience et propose que tout être humain soit maître
souverain de son être et de son corps {p. 72}comme de sa pensée, que le goût de
l’individu soit la seule loi de ses passions et décrète que la morale, définie règle des
mœurs, est une atteinte à la liberté. Remy de Gourmont nous invite à retrouver la joie
païenne, l’innocence première, à chercher le repos dans la pure délectation sensuelle. Il
nous montre pour modèles, dans sa Nuit au Luxembourg, deux amants dont
l’unique satisfaction consiste à « jouer avec leur corps »
, mais Remy de
Gourmont s’illusionne. Il reste, lui-même, intoxiqué du poison syrien et préoccupé du
péché. Le corps n’est pas relevé de son exil infâme. Il flotte toujours, autour de ses
joies, une odeur de carnage et de bûcher, un reflet des brasiers de l’enfer.
* *
Jean de Tinan nous a donné pour raisons de la passivité indolente de ses contemporains :
l’excès de fatigue qui ne leur permet plus d’appareiller pour les aventures du large13 et l’excès de lucidité qui les empêche de s’y leurrer.
Sans doute, il effleure le scrupule religieux quand il parle des « baisers au goût
de terre »
, mais il y a, dans les préventions dont la jeunesse fait preuve à
l’égard de la passion, peut-être autre chose qu’un relent superstitieux. Je sais bien
qu’on n’efface pas aisément un pli vingt fois séculaire. Tout de même, l’interdit de
l’Église pèse peut-être moins dans leurs hésitations que la qualité de leur nature et une
sorte d’orgueil propre à leur génération. Ils ont ce roidissement fanatique de {p. 73}l’Hérodiade de Mallarmé : « J’aime l’horreur d’être
vierge… »
C’est déjà une noble ambition que de vouloir départager, comme ils le
font, les joies de l’âme et celles du corps, mais la mesure est insuffisante. Le conflit
demeure. Il faut que tout s’absorbe dans l’unité. Il faut, ou spiritualiser la chair, ou
matérialiser l’esprit. Les poètes marchent à l’unité spirituelle. C’est une étrange chose
que la nature ait mélangé, comme dit Montaigne, nos ordures et nos plaisirs, et qu’un
homme délicat ne puisse s’y exposer sans nausées. Ce ne sont pas seulement des chrétiens
qui y apportent un sentiment de répugnance, mais des hommes d’une autre confession et sur
toute l’étendue de la terre. Écoutez le poète hindou, Rabindranath Tagore :
« J’essaie d’étreindre la beauté. Elle m’élude, ne laissant que le corps entre mes mains. — Confus et lassé, je retombe — comment pourrait le corps toucher la fleur que l’âme seule peut toucher14 ? »
Nous sommes arrivés à un point de civilisation où l’élite sélectionnée, l’aristocratie
des esprits, même purgée de tout souci dévot, rougit des sollicitations de la chair et
s’irrite de l’impôt du sang comme d’une déshonorante servitude. Rimbaud a raison :
« L’amour est à réinventer ! »
« Quand serai-je enfin maître et dieu de mon haleine ? »
se désole René
Ghil, harcelé de désirs troubles et de migraines. Pourtant, René Ghil sait que l’homme n’a
pas reçu sa loi des mains du créateur. Il a lu Darwin, Haeckel… Il a étudié les mystères
{p. 74}de notre origine, suivi notre évolution depuis la monère primitive. Il a
traversé, en imagination, les marais carbonifères, les forêts de l’âge mésozoïque. Il sait
que notre existence fut représentée à l’âge carbonifère par quelque chose — quelque chose
au sang-froid et à la peau visqueuse — qui se cachait entre l’air et l’eau et fuyait
devant les gigantesques amphibies de l’époque. Il est instruit, j’imagine, de notre genèse
paléontologique et sait quels liens nous rattachent aux mammifères pithécoïdes. Il sait
que la nature n’use de nous qu’à titre de ferments nourriciers et prolifiques afin
d’assurer la perpétuité de l’espèce : Totus homo semen est, tota
mulier in utero
. Il sait que la morale n’eut d’autre fondement, au début,
que des nécessités d’hygiène ; que l’homme poursuit ses métamorphoses et qu’il viendra
peut-être un jour où, comme l’insinue Wells, des êtres « qui sont maintenant
latents dans nos pensées et cachés dans nos reins, se dresseront sur cette terre comme
on se dresse sur un tabouret, et éclateront de rire, en étendant la main au milieu des
étoiles15 »
.
« Ah ! fuir ! s’évader ! »
supplie Jules Tellier, qui étouffe dans ses
liens de chair. Pourtant, Jules Tellier ne s’impressionne guère des misons des
théologiens. Il les a percées au défaut de la cuirasse. « Expliquer le monde par
Dieu, songe-t-il, c’est reculer seulement la difficulté. Il reste toujours à expliquer
l’existence, sous la forme d’un dieu comme sous celle du monde. »
Albert Samain n’a pas mis son espoir dans le ciel {p. 75}vide. Pour lui, la Vierge a clos les yeux et les Anges défunts :
Reposent les doigts joints au tombeau de leurs ailes.
Il n’en est pas moins dévoré d’une fureur de chasteté.
Je veux que mon corps vierge ainsi qu’un diamantÀ jamais comme lui soit splendide et stérile.
Le douloureux Charles Guérin, replié sur lui-même au fond de sa province étroite et
mesquine, se souffle « Sois athée ! »
et pourtant sa jeunesse fumeuse
l’importune. Il aspire à déposer
Le bracelet pesant des voluptés humaines.
Ce n’est pas la foi qui le pousse à étouffer ses désirs et à se mutiler, c’est, au
contraire, l’écœurement du plaisir et le besoin de se « purifier dans l’air
supérieur »
qui le fera tout à l’heure retrouver les vestiges de la foi perdue
et s’y cramponner avec l’énergie du désespoir :
Je suis le plus méchant des mauvais serviteursÔ Jésus, qui prêchais la sagesse aux docteurs !J’ai détourné le sens divin des paraboles.J’ai, d’un grain vil, semé le champ de tes paroles.Malheur à moi ! car dans les vers que j’ai chantés,La prière se mêle au cri des voluptés :J’ai baisé tes pieds nus comme une chair de femme,Et posé sur ton cœur ouvert un cœur infâme.L’iniquité fut ma maîtresse. Et me voilà.Tes yeux que le péché de l’univers scellaMe brûlent de leurs pleurs de sang…Ah ! ne le laisse pas mourir dans son Péché{p. 76}Cet errant qui s’enlace à ta croix et qui pleureLas d’avoir tant cherché l’Amour qui, seul, demeure.
La conviction de Stuart Merrill est que « les morts sont bien morts »
. Ce
n’est point la peur du châtiment futur qui l’écarte des voluptés grossières. Ce n’est
point dans l’espoir d’une récompense posthume qu’il se cloître en fin de compte dans les
songes :
Qui font oublier sans retour,Tous les masques et les mensongesDont se leurre le pauvre Amour.
et où il attend « le seul baiser maternel de la mort ».
« Des lys ! des lys ! des lys ! »
implore Laurent Tailhade qu’on
n’accusera point de révérence eucharistique et qu’inspire, seul, un souci de dignité
humaine.
« Soyez chastes »
, ordonne à tous Germain Nouveau du fond de son exil
errant.
Couronnement divin de la sagesse humaineLa Chasteté sourit à l’homme et le conduitL’Homme avec elle est roi ; sans elle tout le mène.
La sagesse ! Sans elle, un baiser la détruit :Nul n’a contre un baiser de volonté suprêmeNul n’est sage le jour s’il n’est chaste la nuit…
Aimez la Chasteté, la plus douce victoireQue César voit briller, qu’il ne remporte pas,Dont les rayons, Hercule, effaceront ta gloire.
Le monde est une cage où le Mal, au front bas,Est la ménagerie, et la dompteuse forteEst cette Chasteté portant partout ses pas.
{p. 77}Elle entre dans la cage ; elle en ferme la porte.Elle tient sous ses yeux tous les vices hurlants.Si jamais elle meurt, l’âme du monde est morte.
Mais elle est Daniel sous ses longs voiles blancs.Daniel ne meurt pas car Dieu met des épéesDans ses regards qui sont des feux étincelants.
Dans les fleurs, aux plis blancs de sa robe échappées,Suivez sa chevelure au vent, comme le chienSuit la flûte du pâtre au temps des épopées…
Elle cueille humblement dans la joie en éveilLes lauriers les plus verts des plus nobles conquêtesSans vieux fracas d’acier ni dur clairon vermeil.
Elle rit aux dangers comme on rit dans les fêtes,Devant ployer un jour tout sous sa volonté,Plus grande, ô conquérants, que le bruit que vous faites
Et sans elle, il n’est pas d’entière majesté !
Et l’ami de Germain Nouveau, Louis Le Cardonnel, fulmine aussi contre le « néfaste
amour, ravisseur du sommeil »
. Il dit « le poison de son charme
illusoire »
:
La haine sourdement mêlée à ses transports,La jalouse fureur qu’on nomme sa victoire,Et les cœurs séparés quand s’enlacent les corps.
Lui aussi dénonce « l’énervante et charnelle Aphrodite »
, « ses
nuits de honte »
, et, se met, touché par la Grâce, à rouvrir des chemins vers la
cité de Dieu, préludant ainsi aux conversions multiples qui vont suivre (Adolphe Retté,
Francis Jammes, Charles Morice…)
* *
{p. 78}Donc tous, athées et croyants, s’essayent à la chasteté, mais l’escalade est dure et parfois le pied leur glisse. Ils connaissent de terribles rechutes. Verlaine en prend son parti. Désespéré de l’accord impossible, il se résigne, avec son fond de solide bonhomie, à vivre en partie double, parallèlement, et s’assied entre le vice et la vertu. Lavé, séance tenante, de ses écarts par ses contritions, il y gagne de n’y point se perdre dans les brumes et de n’y laisser ni sa verte humeur ni sa raison. On ne pourra pas lui appliquer l’apostrophe de Louis Le Cardonnel à Louis II de Bavière :
Vous fûtes entraîné par le sabbat vainqueur,Poussant votre cheval à travers les bois sombres,Les mânes et la nuit vous ont pris votre cœur,Car ce n’est pas en vain qu’on provoque les ombres.
Verlaine ne connaîtra pas les hallucinations terribles des chastes, ce supplice du saint ermite qui voit surgir à l’horizon du désert :
Les seins nus et pourprés de ses tentations.
Il échappera au suicide de Nerval, à la folie de Baudelaire, aux nuits de fièvre d’Albert
Samain, aux apparitions sinistres d’une Salomé féroce venue du fond des temps pour
« réclamer l’agneau blanc de son cœur et l’égorger »
.
Il ne se surprendra pas à psalmodier les litanies de la luxure :
{p. 79}Fruit défendu qui fait claquer les dents d’envie
et jamais il ne roulera aux crises d’animalité :
J’étais tigre parmi les tigresses lubriques.
Certes, ce n’est chez Samain qu’un orage passager. Il sentira bientôt remonter dans son cœur l’Astre argenté des rêves paisibles, mais il souffre horriblement.
S’il arrive à Verlaine de s’égarer la nuit, comme Charles Guérin dans les quartiers déserts
Où la prostituée écume des ténèbres,
il n’y portera ni son inquiétude aiguë, ni ses tortures, ni son âme
désorbitée. Il lui suffira de se remémorer le vieil adage (car Verlaine espagnolisait en
diable) Defienda me dios de my
et s’il sort quelque peu
mal en point de l’aventure, il se consolera avec le vers d’Ovide, qu’il aimait :
Nec vitiant artus ægræ contagia mentis.
C’est qu’aussi la chasteté n’est pas l’innocence. C’est une vertu militante. Elle ne se manifeste qu’à travers les ruines et les blessures.
* *
Ah ! que le monde est malade, et qu’il le prouve par cette obstination à revenir sans fin sur son infirmité sexuelle.
{p. 80}Déjà Alfred de Vigny se désolait du serpentement incessant autour de l’homme, de la vipère dorée :
Toujours, ce compagnon dont le cœur n’est pas sûr,La femme, enfant malade et douze fois impur.
Il prévoyait l’heure où, las de ce duel sans merci :
Et se jetant de loin un regard irritéLes deux sexes mourront chacun de leur côté.
Sa plainte revit chez les Parnassiens :
Misérables vivants que le baiser tourmente.(Sully Prudhomme.)
En vain les brutalistes s’essayent à donner le change et parlent de franches lippées et de corps-à-corps éperdus. En vain s’essayent-ils à nous convaincre de leurs reins solides et de leurs joies satisfaites à barboter dans le bourbier des paillardises.
En vain Richepin s’écrie :
L’Amour que je sens, l’Amour qui me cuitN’est pas un amour chaste et platoniqueSorbet à la neige avec un biscuitC’est l’amour de chair, c’est un plat tonique.
On sent bien, ne serait-ce qu’à l’artifice du style, qu’il n’y a là que rodomontades et vantardises. Ces messieurs sont incapables de se livrer à d’autres excès qu’à ceux de la rime-calembour et, sous leur masque insolent de fier-à-bras, d’hercules infatigables et d’ogres rabelaisiens, sont aussi peu voraces que le frugal Auguste Dorchain, l’auteur applaudi de la Jeunesse pensive qui s’épouvante des mots que la tentation lui murmure à l’oreille et qui tremble à la seule idée de la chute possible.
{p. 81}« Tout le long du livre, écrit Jules Tellier sur un ton un peu trop irrespectueux à l’endroit d’un noble poète dont il eût dû apprécier mieux que personne le tour purement académique, M. Dorchain se pose cette seule question : s’il doit ou non perdre sa candeur et s’il peut se permettre de consommer l’œuvre de chair en dehors du mariage. Le “Baiserai-je papa ?” du jeune Diafoirus, c’est à lui-même que le poète l’adresse et il n’obtient pas sa propre autorisation.
« Les propos enflammés de d’Arcy à l’Abbesse de Jouarre, c’est à lui-même que ce rimeur les tient et il ne parvient point à se détourner du devoir. Ce n’est pas qu’il ne se donne de bonnes raisons : “Tu seras plus tranquille ensuite, tu auras la tête moins lourde et tu travailleras mieux”, mais tout de suite après il s’interrompt et se tance :
Ah, sophiste éhonté, cœur fragile, âme lâcheTu glisses, malheureux ! »
Le plaisant, c’est que Jules Tellier qui juge bon ici de se moquer de Dorchain connaît
absolument les mêmes débats et qu’il se désole avec la même insistance des mêmes
nécessités. La seule différence est qu’il attend, pour se plaindre de la tentation, d’y
avoir succombé. Même contradiction chez Remy de Gourmont qui juge la Chasteté « une
aberration »
mais qui y conforme ses humeurs et qui, après avoir raillé, comme
puérils, ces scrupules de conscience, y revient avec une telle insistance qu’il ne fait
que les renforcer et redouble son anxiété avec la nôtre. Il juge la morale, simple affaire
de convention, de mode, et de préjugé, nuisible surtout à l’œuvre d’art, ce qui ne {p. 82}l’empêche pas de condamner, en son nom, les « mauvaises mœurs » à travers les
écrits de son temps. Il va jusqu’à prétendre que l’instinct sexuel est le pôle
intellectuel de l’humanité. Il est vrai que l’Amour est le thème éternel de toute poésie
et qu’à l’inverse de sa pratique, immuable dès l’origine, son expression littéraire
diffère et varie au cours des âges, au point de marquer la valeur du groupe social. Or, à
ne l’envisager qu’à ce dernier point de vue, on peut dire que l’Amour ne fut jamais si
mêlé d’aigreurs, de fiel, de troubles et de remords qu’à l’âge symboliste. Il s’est
singulièrement compliqué dans sa marche à travers le temps. Il n’est plus la fiction
allégorique, rapportée des croisades, au contact de l’Orient chevaleresque et galant. Il a
cessé d’être cette simple fluxion de nos conteurs gaulois, dont parle Mathurin Régnier et
dont Villon s’accommodait auprès de la grosse Margot. Il n’est plus, comme au xvie siècle, après les guerres d’Italie, matière à rébus, à
charades, à épigrammes, à concetti et à madrigaux. Il n’est plus simple prétexte à jeux
d’esprit, quand les amants n’avaient à craindre d’autres rigueurs que celles de leur Dame.
C’est qu’alors son expression est libre, à travers les secousses et le désordre de l’État
et l’indifférence de l’opinion, embesognée ailleurs. La sérénité le prouve avec laquelle
ce brave Amadis Jamyn et l’excellent abbé Desportes, lui-même, reprennent pour complaire à
sa Majesté très-chrétienne, Henri de France et de Pologne, troisième du nom, les couplets
antiques de l’Amour alterné et « pétrarquisent » indifféremment en l’honneur des belles
dames et des mignons de la Cour. L’Amour est un félin domestique en liberté : {p. 83}la contrainte le rend féroce. Il va rugir, captif, au siècle suivant, quand Corneille
lui mettra la bride du Devoir et Racine, celle des convenances. Le xviiie siècle, matérialiste, lui rend la clé des champs et la douceur
de l’agneau, mais il s’ennuie et la mélancolie entre dans son cœur. Il passe sa vie à
étouffer des bâillements et le voilà pris du mal de poitrine. Après l’orgie
révolutionnaire, l’Ordre rétabli le remet à l’attache. Les hurlements recommencent, mêlés
de pleurs et de soupirs nostalgiques, selon que l’écrou se visse ou se détend. À
l’exaltation succèdent des crises de spleen et de découragement. Voici venir le troupeau
des amants romantiques et ténébreux, fils de Werther et de Lara. Voici René, Adolphe,
Rolla, Antony qui, comme des enfants rageurs, s’amusent à se faire mal. L’ombre où ils
errent reçoit d’étranges soupirs. Ils ne savent pas ce qu’ils veulent16. Les uns chuchotent des mots mystérieux qu’ils osent à
peine confier au vent. Les autres s’étourdissent de déclarations vides et sonores. Ils
fuient l’objet de leurs désirs ou, s’ils l’étreignent, rêvent d’autre chose. Ils souffrent
à la fois de doute et de ferveur mystique. Goethe, ouvrant les bras au ciel, attend que
l’infini l’aspire. Il se rêve, comme Ganymède, emporté par une force surnaturelle, à
travers l’espace, où il brûle :
Enlaçant, enlacé, d’aller se fondre en Dieu17.
{p. 84}Byron, impuissant à contenir les battements de son cœur trop vaste, ne tient plus en place et s’exile en quête d’une cause sainte où s’immoler en sacrifice. À son exemple, Keats, Shelley, Platen cherchent, de rivage en rivage, un, soulagement à leur anxiété. Tous, excédés de platitude et d’ennui, la tête pleine de visions et de fumées, partent :
Au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau.
Ils reviennent sans cesse au bord de cette mer d’azur où Vénus prit naissance, avec
l’espoir d’y rencontrer l’idéal qui les obsède. Un fantôme éblouissant leur fait signe de
loin et disparaît à leur approche. Swinburne le regarde se fondre dans Beau :
« Quel étrange dieu t’a parée de toutes les séductions du monde, ô toi la
créature des heures stériles ? »
C’est à la même image que Théophile Gautier
offre son encens :
Chimère ardente, effort suprêmeDe l’Art et de la VoluptéMonstre charmant, comme je t’aime,Avec ta multiple beauté !
C’est le monstre éclos, comme dit Albert Samain :
Au ciel supérieur des formes plus subtiles.
Il porte le reflet de :
L’ardent soleil païen qui l’a fait naître un jourDe ton écume d’or, ô Beauté suraiguë !
C’est « l’Éros aux formes frêles et saintes d’androgyne divin »
qui hante
les nuits de Tinan ; le {p. 85}Parsifal qu’escorte le bruit triomphal des trompettes
de Wagner. C’est on ne sait quel front étincelant de Walkyreau virginal ou de pucelle
casquée, Siegfried qui s’ignore ou Jeanne d’Arc. C’est le messager du mystère, l’Archange
impénétrable et scellé, entrevu aux bords du ciel ouvert.
Tous y volent, comme Icare, au soleil, au risque de partager le désastre de ses mies fracassées.
« Je n’atteindrai pas l’idéal et je ne puis retourner : vers le réel »
,
déclare Jules Tellier et il se compare aux crabes, retombés sur le dos, qui s’agitent
désespérément sans pouvoir se redresser et contemplent avec effarement le ciel lointain
qui n’est pas fait pour eux. Comment l’amour innocent de nos pères, l’amour des bergeries
en est-il parvenu à ce point tragique de n’être plus qu’une source de désespoir ?
* *
Excès de civilisation, pensera-t-on. Les cerveaux surmenés battent la campagne. Détraquement des sensibilités. Indice d’une dissolution prochaine. Le fruit trop mûr vacille sur la branche. D’autres, au contraire, comme le savant genevois, M. Camille Spiess, y voient poindre une aurore nouvelle. Il n’y a là pour eux que le malaise fécond des enfantements, une crise salutaire de métamorphose. M. Camille Spiess, parti de l’histologie du tube digestif de la sangsue pour arriver à une conception biologique de l’âme, a suivi les leçons de Gobineau et de Nietzsche. Il a pris, de ses maîtres, le goût des spéculations {p. 86}hardies. Il s’ingénie, comme eux, à réformer l’échelle des valeurs et à dégager les traits essentiels du « surhomme ». Il ne s’inquiète plus de la race, comme faisait Gobineau, ni des seules vertus de décision, comme faisait Nietzsche, Il ne s’adresse qu’aux inclinations sexuelles. Or, voici à la suite de son exposé et de ses recherches sur la pathogénèse expérimentale, les réflexions qu’il nous suggère :
L’humanité, issue de sa larve primitive, n’est arrivée à la conscience d’elle-même qu’après bien des avatars et il lui en reste davantage à parcourir avant qu’elle n’ait rempli ses destins et réalisé son point de perfection. D’âge en âge, et degré par degré, à travers, les générations successives, qui ne sont que des ébauches, un type accompli d’homme nouveau ne cesse de s’élaborer dans ses moelles. Au-dessus de l’homme et de la femme, vulgaires, simples animaux reproducteurs, tend à s’élever un Être, d’une finalité plus haute, résumant en lui les vertus du couple, spiritualisées, à leur plus haut point d’expression. C’est à ce type suprême d’aristocratie humaine que marchent les poètes symbolistes, alors qu’ils s’imaginent simplement reprendre, par dilettantisme, un rêvé de décadence. Ils ne retournent point en arrière. Ils anticipent. Le monde s’étonne, et eux-mêmes, s’étonnent, peut-être, plus encore de ces réflexes qui les poussent, à chaque instant, à détourner la tête vers les brumes du passé :
Où rêvent, fraternels, les éphèbes antiquesEt Narcisse au grand cœur qui mourut de s’aimer,
{p. 87}Eux-mêmes ne s’expliquent guère cette obsession à rouvrir :
L’Ère auguste des dieux et des amours bizarres,
« Bizarres »,, c’est le désaveu qu’ils jugent prudent de s’infliger. D’autres y affichent
l’orgueil satanique de damnés et y viennent avec une sorte d’exaspération, de bravade, de
défi qui ne fait que renforcer les préventions ambiantes et leur propre discrédit. Ils
concèdent la perversité de leurs inclinations. « J’ai la passion de la ligne
jusqu’à la dépravation »
, écrit Jean de Tinan. Combien de ses contemporains
pourraient dire la même chose et bien que Baudelaire avance :
Que la beauté du corps est un sublime donQui de toute infamie arrache le pardon
ils semblent peu convaincus et respirent mal hors des sentiers battus.
Dans le concert des voix confuses qui résonnent en eux et où se brouillent, comme chez
toute créature vivante, leur ascendance et leur postérité, ils ne savent pas démêler le
passé de l’avenir. Ce Narcisse qu’ils croient un legs des anciens âges, c’est « le
cadeau des temps futurs »
, son baiser est celui du génie. Loin de les
diminuer,
Cette soif d’infini dont leurs grands cœurs sont pleins
atteste leur noble origine. Ils marchent à tâtons dans la nuit, faute
d’avoir su identifier la force qui les pousse à « s’affranchir de la lourde
nature »
. Cette force, c’est l’Éros de Platon, qui n’a rien de commun {p. 88}avec l’Éros charnel, et chez qui la passion brûle plus haut que le désir. C’est
l’affection virile et désintéressée qu’entrevoit l’Américain Whitman et qu’il invoque
résolument parce qu’il est né d’un pays neuf, dégagé de routine et de faux plis. C’est cet
amour affranchi des hontes du sexe, que Nietzsche saluait en déclarant : « Nous
voulons vivre au-dessus des impurs comme les vents forts, voisins des aigles, de la
neige et du soleil. »
Voilà ce que dit ou du moins ce que nous fournit à dire M. Camille Spiess car, si au lieu
de l’interpréter librement, je le suivais à la lettre, je n’aurais que mépris pour les
poètes symbolistes qu’il trouve trop ennuagés de vapeurs judéo-chrétiennes. Parce qu’ils
n’ont pas su répondre à l’Idéal spécial qui, selon lui, les appelait, M. Camille Spiess
leur reproche rudement leur aveuglement ou leur pusillanimité. Il les accuse d’avoir
dérogé. Il les traite de dégénérés et de bien d’autres noms encore, mais M. Camille
Spiess, comme tous les disciples de Nietzsche, est de ceux qui entrent en fureur, dès
qu’ils flairent quelque part un relent de catéchisme. Péchés ! remords ! contritions !
« signes d’esclavage intellectuel »
, « râles d’impuissants et de
vaincus »
, « folie d’imbéciles »
. Cela est bien vite dit. Il
faudrait pourtant s’entendre. Je veux bien que nous pensions Par-delà le Bien
et le Mal, mais si c’est pour nous réunir dans la chasteté, à quoi bon nous
disputer sur les moyens d’y parvenir ? « Le Christianisme, dit Nietzsche, avec son
profond ressentiment contre la vie, a fait de la sexualité quelque chose d’impur. Il
jette de la boue sur le commencement, sur la condition première de notre vie. »
À merveille, et je {p. 89}comprendrais cela dans la bouche d’un énergumène décidé,
coûte que coûte, à « vivre sa vie » et à suivre en dépit du gendarme et des lois, ses
inclinations orageuses, mais que signifie cette protestation chez Nietzsche qui nous
ramène à l’ascétisme et prescrit l’abstinence avec rigueur ? Quelle étrange anomalie !
Vous m’invitez à mettre toutes voiles dehors, à me réaliser dans la plénitude de mes pires
instincts, à me ruer envers et contre tous ; vous me jetez pour mot d’ordre : liberté
entière et complète ! licence absolue ! tout cela pour me brider au premier élan, avec le
frein de Sénèque :
Imperare sibi maximum imperium est.
« Dompter ses passions, les rendre obéissantes »
, mais le christianisme,
encore qu’il n’ait pas le mérite d’avoir inventé la formule, n’a jamais dit autre chose.
Les poètes symbolistes, pour n’avoir pas su tresser d’une main tranquille et décidée,
l’apothéose du Neutre, peuvent donc supporter d’un cœur léger la
réprobation de M. Camille Spiess. Ils ont, d’ailleurs, pour se consoler, le certificat de
génie qu’il leur décerne, à son insu, quand après avoir rappelé ces paroles de
Nietzsche :
« Le meilleur auteur est celui qui a honte d’être un homme de lettres. Qu’importe un livre qui ne sait pas nous transporter au-delà de tous les livres. Écris avec ton sang et tu apprendras que le sang est esprit. »
Il ajoute :
« Le génie créateur est l’homme tragique, le poète hermétique qui délivre au monde le livre vivant, le {p. 90}message qui lui a été confié à sa naissance et qui a été imprimé dans tout son être. »
Les chefs de file du mouvement symboliste, Baudelaire, Verlaine, Laforgue, Samain, comme d’ailleurs tous les poètes dignes de ce nom, n’ont jamais fait autre chose.
Le symbolisme ésotérique §
{p. 91}Au xviiie siècle, toute la France, prise d’une
crise de sensiblerie, s’était mise à larmoyer avec Rousseau et ses petits poètes,
fabricateurs d’idylles. Au xixe siècle, prise d’une crise
de neurasthénie, elle se met à geindre avec Chateaubriand et les Romantiques. La
mélancolie de René se fera plus âpre chez ses successeurs, sa misanthropie plus agressive.
Sa plainte s’enfle à mesure, devient révolte chez Vigny, désespoir chez Musset, colère
chez Baudelaire et aboutira, avec Léon Bloy, à une sorte de frénésie imprécatoire,
j’allais écrire à une véritable attaque de delirium tremens. C’est ce
même Léon Bloy qui signait Caïn Marchenoir, et que Barbey d’Aurevilly appelait
« une gargouille de cathédrale déversant l’eau du ciel sur les bons et les
méchants »
. Tant il est vrai que les révolutions sociales engendrent une
épidémie de troubles nerveux. Cela provient d’une déchirure subite. La France de Voltaire
souffrait d’être amputée de sa foi comme la Jeune France républicaine d’être amputée de
ses rois. Il y a un vide à combler. Un affranchissement trop brusque laisse les esprits
désemparés. On songe au morphinomane à qui la drogue indispensable vient à manquer
soudain. L’esclave libéré n’acquiert pas du jour au lendemain les sentiments d’un homme
libre. Sa liberté lui pèse. C’est un nouvel apprentissage à faire. Je ne sais si, comme le
{p. 92}prétendent certains, l’homme est né sujet et réclame un maître, mais, à voir
ce qui se passe, on serait tenté de croire que l’homme, né religieux, n’arrivera jamais à
se passer d’idoles. Il ne démolit les autels que pour en édifier d’autres. D’où vient cet
appétit de merveilleux, ce fétichisme indéracinable des cœurs ? L’athéisme est un vain
mot. Ceux qui en font profession adorent encore une entité : l’Art, la Science, la Patrie,
l’Amour. Un besoin de dévouement et de sacrifice semble nous avertir que toute notre
destinée ne se joue point ici-bas et qu’il y a pour nous, sur terre, autre chose à
conquérir qu’une vaine satisfaction physique. Le paganisme même a connu l’amertume qui se
lève de fonte leporum. La fréquence des suicides au sein de la fortune
et des plaisirs est une démonstration évidente de cette vérité. Une soif d’Au-delà
persiste malgré tout, et, de quelque côté que nous nous tournions, nous nous heurtons au
Mystère, ce mystère dont la plupart des symbolistes, à la façon de Maeterlinck, ont fait
leur spécial élément et où ils ont pris la révélation du « tragique quotidien ». Quand on
écoute au ciel, dit Hugo, on croit entendre marcher quelqu’un. On a beau vouloir
s’endormir sur l’oreiller d’une molle tranquillité, le doute revient plus angoissant que
jamais, et quiconque a essayé de se réfugier dans l’indifférence, s’il mérite le nom
d’homme, se surprend à murmurer avec Musset : « Je ne puis…, malgré moi l’infini me
tourmente. »
* *
C’est pour retrouver la sécurité et l’équilibre perdu que tes esprits s’agitent. On veut
échapper à la noire {p. 93}incertitude, au cauchemar du présent. Mais, tandis que la
majorité voit luire l’âge d’or dans les brouillards de l’avenir, quelques-uns n’espèrent
le salut que du retour au passé. Ces derniers, malgré tout, ont respiré l’air contagieux
du temps. Quelque chose d’irréparable, la fêlure du cristal, s’est produite dans tes
convictions anciennes. Les partisans du trône et de l’autel semblent moins les apôtres
convaincus de leur foi que les avocats intéressés d’une cause retentissante. Dès la
Restauration, leur loyalisme s’altère. Ils se détournent du plantureux Louis XVIII,
positif et podagre, et lui opposent l’aventurier Naundorff. Celui-là, au moins, est
pittoresque. Le Mystère l’auréole. L’imagination trotte autour de lui. Pensez donc ! un
prince détrôné, renié par sa famille, exilé, traqué, toupie en dérision, qui erre en paria
dans sa bonne ville de Paris et que la misère oblige à coucher sous les ponts. Quelle
romanesque aventure ! Voilà matière à discours pathétiques et à morceaux d’éloquence !
Voilà de quoi remuer les cœurs et bouleverser les âmes. Rappelez-vous ce conte de
Villiers : Jules Favre, sommé par Bismarck d’apposer son cachet sur le traité de
capitulation en 1870 et qui s’excuse, n’ayant à sa disposition, en l’absence du sceau
officiel, que le cachet de la bague qu’il porte au doigt : « Qu’à cela ne tienne,
dit Bismarck, ce cachet me suffira ! »
Et Jules Favre s’exécute. Coïncidence
étrange ? Cette bague, à fleurs de lys, lui vient du fils de Naundorff dont il a plaidé la
cause et qui n’avait d’autre moyen d’acquitter le prix de ses services. Ainsi, le cachet
des Bourbons, l’écusson royal de. Louis XVII consacre notre défaite, comme si Dieu {p. 94}avait choisi ce moyen d’inspirer à la France, athée et régicide, un retour
salutaire et de lui faire expier son crime et ses erreurs. C’est, du moins, la thèse que
soutient Villiers.
Ce fils de Naundorff est réduit pour vivre à se faire placier en vins. Ce prétendant
déchu reçoit les hommages de ses derniers féaux dans les plâtras d’une banlieue
ordurière18. Cet héritier de cent rois est obligé,
par intervalles, de s’arracher aux génuflexions, aux baise-mains, à l’étiquette de
Versailles, installé dans une arrière-boutique de bistro, pour venir, les manches
retroussées, servir à la clientèle interlope, filles en cheveux et rôdeurs en savates, le
litre à douze. Cette aventure, tragique à la fois et ridicule, offre les éléments d’un
drame shakespearien, d’un roman échappé à l’imagination d’un Balzac. Elle va susciter la
verve vengeresse d’un Villiers de l’Isle-Adam, déchaîner l’emphase tonitruante et la
fureur d’invectives d’un Léon Bloy. Mais j’ai bien peur qu’il n’y ait, de la part de ces
derniers, qu’un souci d’originalité et le besoin {p. 95}de se séparer du troupeau ou,
comme ils disent, des imbéciles. S’ils gardent à Marie-Antoinette, sanctifiée par ses
malheurs, une sorte de vénération sacrée, s’ils se lamentent sur le sort du roi-martyr, ne
peut-on pas douter de leur sincérité quand on lit sous la plume de Villiers de
l’Isle-Adam : « Les rois même défunts ont une manière parfois bien dédaigneuse de
châtier les farceurs qui osent s’octroyer l’hypocrite jouissance de les
plaindre »
? Il est vrai que les rois vivants savent aussi emprunter, pour se
défendre, le concours de la Providence. Le coup de fusil anonyme qui tuait le pamphlétaire
Paul-Louis Courier et qui semblait venger de ses libelles l’usurpateur couronné, aurait pu
fournir au même Villiers matière à exercer sa déconcertante ironie. Ces légitimistes
intransigeants me semblent aussi mal à l’aise et dépaysés dans leurs convictions et leurs
proclamations emphatiques que les roturiers enrichis parmi la splendeur armoriée des
palais qu’ils se sont acquis à deniers comptants. Ce sont les mêmes qui veulent nous
ramener à la foi ancestrale, sans prendre garde qu’ils ont perdu l’humilité chrétienne et
le véritable sens de l’Écriture. Ils empruntent comme un porte-voix l’éloquence des Pères
de l’Église, mais, en s’insinuant dans leur doctrine, ils me font songer à ce personnage
d’opérette qui, glissé dans l’armure géante d’un paladin, pense nous effrayer à manœuvrer
sa mécanique rouillée. Leur catholicisme farouche, violent et outré, pue l’hérésie à plein
nez, et, s’ils eussent vécu au temps des papes Farnèse et Ghisléri, il n’eût pas été
prudent de les envoyer faire un tour aux environs du Saint-Office. D’ailleurs, l’Église
les a désavoués. Le {p. 96}premier en date de ces récurrents, Lamennais, a connu les
foudres : de Grégoire XVI. Un seul reçut l’agrément pontifical (encore, était-ce avant la
lettre). C’est Roselly de Lorgnes, qui fut chargé par Pie IX d’écrire l’histoire de
Christophe Colomb en vue de sa canonisation. Mais quel autre de nos militants catholiques
eût trouvé grâce devant un collège ecclésiastique ?
Ce n’est pas Raymond Brucker, romancier oublié, qui eut de la vogue entre 1830 et 1850,
et qui mettait au service de la foi un bagout faubourien, un brio populacier dont un
concile se fût à bon droit scandalisé. L’histoire de sa conversion est assez curieuse. Cet
utopiste, qui avait professé la doctrine de Saint-Simon, de Fourier et s’était fait
successivement l’adepte de toutes les religions fantaisistes qui pullulaient, comme des
champignons, des ruines de l’ancienne, entend, un jour, par hasard, prêcher le célèbre
Père de Ravignan. Incontinent, il décide d’aller le trouver pour lui démontrer ses
erreurs. Le jésuite l’accueille sans façons, mais, aux premières objections :
« Confessez-vous d’abord ! » lui intime-t-il d’un ton impérieux. L’autre obéit. Tandis
qu’il s’agenouille, la grâce opère. Il sort bouleversé de cette entrevue. Le voilà
enflammé d’une ferveur d’apôtre. Il recrute les ouvriers des faubourgs, les invite à boire
et les moralise au comptoir, le verre en main. Ses sermons s’émaillent de sacrements et de
jurements de rouliers. Il a pris sa doctrine à l’Église, mais non sa révérence, ni les
fleurs du beau langage. « Quand un homme aimé de Dieu, se plaisait-il à dire à
propos de lui-même, s’écarte du droit chemin, {p. 97}Dieu l’y ramène à grands coups
de pied dans le cul. »
Ce n’est pas non plus Louis Veuillot qui eût pu se concilier la faveur œcuménique, encore
qu’il montât la garde aux portes de l’Église comme un suisse « pour empêcher les
chiens d’entrer »
. Et ce n’est pas non plus le satanique Baudelaire, ni
davantage Villiers de l’Isle-Adam, que l’Église eût fait jadis brûler comme sorcier, et
encore moins le névrosé Huysmans, chantre des messes noires, ou le vociférateur Léon Bloy.
Ce n’est pas même Henri Lasserre. Ce publiciste, qui prônait Lourdes où il avait recouvré
la vue et en affirmait les miracles, avait imaginé de traduire les Évangiles. Encouragé
par le clergé de son diocèse, il demande l’appui de Rome. Il s’y croyait accrédité par les
200 éditions de son Histoire de Lourdes. Mal lui en prit, une décision
de l’Index désapprouve le livre et le condamne au pilon.
Comment l’Église eût-elle accueilli Joséphin Péladan, qui se disait issu des rois mages et qui, avec sa crinière d’astrakan, sa barbe cannelée, ses mandements au pape et sa phraséologie assyrienne, se plaisait à jouer le rôle d’épateur de peuples ? Elle répudiait même Ernest Hello cet homme de génie avec des éclairs de platitude, comme disait Léon Bloy.
* *
Né à Lorient, le 4 novembre 1828, Ernest Hello, fils d’un conseiller à la Cour de
cassation, semblait, avec ses longs cheveux et ses allures bizarres, sorti d’un conte
fantastique d’Hoffmann. Petit, voûté, les yeux {p. 98}vifs, d’un bleu d’acier pâle,
ce Breton vivait, reclus, en compagnie de sa femme, dans son domaine de Kéroman, où il
mourut le 14 juillet 1885, au moment même où s’épanouissait l’idée symboliste qui, pour
une part, relève de lui. Il semblait avoir renoncé au monde et se nourrissait, comme un
moine des temps anciens, d’extase, de solitude et de silence. Tous les matins, après avoir
ouï la messe de sept heures et communié, il se réfugiait à l’extrémité de son parc
ombragé, dans un pavillon ouvert sur l’Océan. C’est là qu’il attendait, loin du bruit et
de la vaine agitation des hommes, l’avènement de. Dieu et son règne visible. Il
l’attendait avec confiance. Il en était sûr. « La seule pensée de mourir auparavant
le révoltait comme une injustice, tant il avait conçu dans un abîme de prières
l’assurance d’être le créancier de cet événement »
(Léon Bloy). Là, au bruit du
vent et de la mer, l’esprit vibrant de l’écho des orgues sonores, il traduit Denys
l’Aréopagite, qui pose les lois de la théologie mystique, et Jean Ruisbrœk l’admirable,
qui les applique. C’est là qu’il transcrit les révélations qu’Angèle de Foligno dictait à
son confesseur, le frère Arnaud, de l’ordre de Saint-François. Angèle de Foligno avait
assisté en vision à la passion de Jésus-Christ. « Tout ce qu’on dit de cette
passion, disait-elle, tout ce qu’on raconte n’est rien auprès de ce qu’a vu mon
âme. »
C’est là encore qu’Ernest Hello s’essaye à mettre de l’ordre dans les
divagations apocalyptiques de Jeanne Chézard de Matel. C’est là qu’il compose la Physionomie des Saints et qu’il anathématise Renan et Voltaire. En
écrivant l’histoire de Renan, il veut nous montrer jusqu’où peut aller chez un savant
l’ignorance et chez un {p. 99}incroyant la crédulité. « Les dangers de
l’ignorance, énonce-t-il, et de la crédulité sont plus grands qu’on ne le croit. Il est
bon de les signaler »
, et il écrit de Voltaire : « Sa position vis-à-vis
du christianisme est franche. Son aveuglement est complet. C’est la tranquillité qui
vient de la stupidité absolue. N’entrevoyant rien, il évite jusqu’au trouble. D’ailleurs
son cœur aide son esprit. Voltaire, pour le définir en passant, est un imbécile
malpropre19. »
Ernest Hello nous rappelle, comme Pascal, à
notre néant et veut humilier notre orgueil, mais ce péché satanique d’orgueil, qu’il
dénonce chez les autres, a pris, sans qu’il s’en doute, racine chez lui et il offre un
magnifique exemple de la vanité contemporaine. S’il s’emporte avec tant d’indignation
contre « l’homme médiocre »
, c’est parce que l’homme médiocre est un féroce
ennemi du génie. Entendez du sien, car Hello ne se console pas d’être méconnu20.
Pourtant, il n’y a pas seulement chez les incroyants d’airs, comme semble le croire
Hello, un parti pris d’indifférence religieuse, et peut-être sont-ils animés d’une ferveur
aussi intrépide que la sienne, mais orientée à d’autres fins. En réalité, ces incroyants
sont {p. 100}des prosélytes de la religion nouvelle. Ils sentent, aussi, disent-ils,
passer sur eux le souffle de l’infini, mais ils ne veulent plus du Dieu local des Juifs,
du Dieu limité de l’Évangile chrétien. La science a écarté les nuages d’un ciel dont notre
ignorance avait fait une cloison. Elle a ouvert le gouffre illimité des mondes. Ils savent
que la terre n’est plus le centre de l’univers, comme l’attestait, à tort, l’Écriture. Des
milliards de globes, doués de vie comme elle, circulent à travers l’espace, aspirés par
une force mystérieuse, plus puissante que celle du Jéhovah de la Bible, confiné à notre
seul horizon. Ce Dieu-là, pour Charles Morice, « c’est la porte fermée sur
l’Au-delà »
. Ce n’est pas le Dieu universel que cherchent les hommes
nouveaux.
L’Église se méfie des poètes, qu’elle considère comme des insurgés. Les poètes, en
retour, rejettent sa tutelle intolérante et son système d’entraves et de restrictions
prudentes. Charles Morice a résumé leurs griefs dans son livre : La
Littérature de tout à l’heure. Les poètes de 1885 ne veulent plus sentir peser sur
leur allégresse ses malédictions ni sa liturgie funèbre. Wagner est venu annoncer que la
synthèse de l’Art, c’était « le Rêve joyeux de la vérité belle »
. Puisque
le poète a retrouvé sa patrie dans la formule de Wagner, la mélancolie n’est plus de
saison et vraiment l’Église contemporaine est par trop dénuée de sens esthétique.
« L’Art chrétien est mort le jour où un pape s’est avisé de voiler les nudités de
Michel-Ange, dans le Jugement dernier. »
Charles Morice, qui
dit cela, ne peut souffrir l’imagerie ni les divinités en carton-pâte du style
Saint-Sulpice.
{p. 101}Il écrit : « Pourquoi les merveilleuses basiliques du moyen âge
sont-elles déshonorées par ces Sacrés Cœurs dignes de figurer aux enseignes des
marchands de chair crue et par ces Madones qui font concurrence aux dames en cire des
coiffeurs ? »
Et il se demande encore : « Pourquoi la littérature
catholique est-elle nulle, moins que nulle, négative, un objet de dégoût pour les moins
sévères ? Pourquoi, si quelque vrai talent essaie de ranimer en elle l’inspiration qui
jadis y attirait les artistes comme dans leur cité naturelle et natale, toute la
catholicité officielle le repousse-t-elle, bruyamment si c’est M. Barbey d’Aurevilly
silencieusement si c’est M. Paul Verlaine ? Est-ce bien cette même Église qui, au moyen
âge, sauva, dans son sanctuaire, la littérature et tous les arts, et toutes les
philosophies ? »
Et Morice conclut : « Non, ce n’est plus la même
Église ; les sources chrétiennes sont taries où se désaltérait jadis notre soif
d’absolu. »
Au même moment M. Édouard Schuré, un autre philosophe poète
idéaliste, nous explique pourquoi il s’est détaché de l’Église. C’est qu’elle s’est
endormie en route. Depuis qu’elle est devenue romaine, l’Église s’est employée à
immobiliser les esprits au lieu de les conduire à la découverte. M. Schuré oppose au parti
pris de stagnation de l’Église contemporaine la parole de Saint Thomas : « La foi
est le courage de l’esprit qui s’élance en avant, sûr de trouver la vérité. »
Il
estime avec Charles Morice que l’ère des révélations n’est pas close et que, seuls, les
poètes ont le privilège d’ouïr et d’interpréter les voix du Mystère. Ainsi ceux que ne
satisfont point les conclusions matérialistes de la science officielle se voient astreints
{p. 102}à continuer leur recherche de la vérité en dehors de l’Église. C’est le
départ à l’aventure. Les premiers pas sont toujours pénibles. On risque de s’égarer. Les
obstacles et les ronces fourmillent. Les pieds s’écorchent. Les mains se blessent. La vue
se brouille. Quelques-uns se découragent à la première déconvenue, et reviennent, comme à
un pis-aller, à la doctrine de l’agnosticisme clérical. « C’est acheter la paix de
sa conscience, dit M. Édouard Schuré, au prix d’une abdication. »
Et que vaut
cette foi utilitaire dont s’indigneraient les premiers Apôtres et les Pères de l’Église et
qui n’a même plus le courage de proclamer : credo, quia
absurdum
? Les autres poursuivent leur marche à l’étoile en s’adressant
soit à la seule intuition, soit aux sciences hermétiques. La sorcellerie réapparaît. En
cessant de croire à Dieu, tous n’ont pas cessé de croire au diable. On sait que le duc
d’Orléans, devenu régent, et sa fille, la duchesse de Berry, qui se donnaient comme
esprits forts, s’entouraient de sorciers et de nécromants, consultaient les tarots et ne
reculaient pas d’aller se perdre la nuit dans les carrières de Montrouge pour évoquer
Satan. À leur exemple, beaucoup de nos contemporains se mêlent de maléfices et de
conjurations. La superstition fait tourner les tables et les têtes. On évoque les esprits.
Il est plus d’une chambre d’étudiant au cinquième étage, plus d’un atelier d’artiste, sous
les toits, où des initiés se rencontrent pour des sacrifices mystérieux, où l’on prononce
les formules obsécratoires et les versets rituels de l’envoûtement. Le chat emprunté de la
concierge symbolise dans ces cérémonies cabalistiques la puissance démoniaque. Pourtant, à
travers tant de {p. 103}bouffonneries et d’enfantillages, un mouvement sérieux se
dessine. S’évadant de la roulotte des charlatans, des somnambules extra lucides, des
chiromanciennes et des arrière-boutiques spirites, l’occultisme va refleurir sous le
contrôle de la science. « La philosophie de la nature, qui a servi de guide aux
alchimistes, dit M. Berthelot, est fondée sur l’hypothèse de l’unité
de la matière ; elle est aussi plausible, au fond, que les théories modernes les plus
réputées. Les opinions auxquelles les savants tendent à revenir sur la constitution de
la matière ne sont pas sans analogie avec les vues profondes des premiers
alchimistes. »
Une élite se prépare à la tâche. Stanislas de Guaita y
aidera.
* *
Stanislas de Guaita, né en 1861 au château d’Alteville, dans le pays de Dieuze, était un Lorrain blond. Issu d’une vieille famille noble, d’origine germanique, introduite en Italie à la suite de Charlemagne et devenue française à l’époque du premier empire, il portait en lui une longue hérédité d’agitations, de fièvres, de rêves éthérés et de sang lourd. Avant que l’âge ne l’eût empâté et bouffi de graisse, il offrait l’image d’un adolescent aimable, au corps svelte moulé de complets ajustés. Sa diversité d’origine se marquait dans sa physionomie à la fois rêveuse et décidée. Pâle, la lèvre sensuelle ombragée d’une fine soie dorée, il ouvrait sur la vie un regard étonné que la lymphe humectait et voilait de mélancolie. Il fit ses études au lycée de Nancy. Il y fut le condisciple de Maurice Barrès. Sous {p. 104}le manteau des lettres s’établit entre eux l’une de ces amitiés solides qui ne se dénouent qu’avec la mort. Ils se visitaient au moment des vacances. L’auteur des Déracinés nous a raconté ces heures de foi et d’enthousiasme qu’il passait chez son ami, dans la campagne lorraine. Il nous a redit la chambre studieuse de Guaita, la table pliant sous le poids des livres, leurs soirées d’été, la fenêtre ouverte sur un ciel étoilé que zébraient les éclairs de chaleur.
Tous deux s’exaltaient, surtout, à la lecture de Baudelaire et nous touchons ici la
puissance d’envoûtement de l’auteur des Fleurs du Mal sur les jeunes
imaginations. « Combien de fois, écrit Barrès, nous sommes-nous récité l’Invitation au voyage ! C’était le coup d’archet des tziganes, un flot de
parfums qui nous bouleversait le cœur et qui nous atteignait au point névralgique de
l’âme. »
En même temps que Baudelaire, les deux amis « découvraient le
tabac, le café et tout ce qui convient à la jeunesse21 »
. Ils lisaient fiévreusement jusqu’à une heure fort avancée
die la nuit ; mais tandis que Barrès, épuisé par cette longue suite d’incantations
lyriques, et cédant au poids de la fatigue, cherchait à recréer ses forces dans le
sommeil, Stanislas de Guaita, « qui avait une santé magnifique et qui en abusait,
allait voir les vapeurs se lever sur les collines qui entourent Nancy, et, quand il
avait réveillé la nature, il venait réveiller son compagnon en lui récitant des vers de
son invention ou quelque pièce fameuse rencontrée au hasard d’une lecture »
. En
novembre 1882, tous deux viennent à {p. 105}Paris achever leurs études, sans rien
abandonner de leurs ambitions littéraires.
Un courant contraire va les emporter. Stanislas de Guaita publie chez Lemerre deux
volumes de vers : La Muse Noire (1883), Rosa Mystica
(1885), vers jeunes et inexpérimentés de forme et où l’idée n’arrive pas à se dégager de
l’empreinte baudelairienne. Il ne poursuivra pas d’ailleurs dans cette vole. Le Vice Suprême de Péladan lui tombe entre les mains et lui révèle sa
vocation. Le voilà possédé du démon de l’occultisme. En l’abordant, il constate que cette
science est dans un grand désordre. La vraie tradition s’est rompue depuis la fin du
xviiie siècle avec la scission et les querelles des
Martinistes et des Jacobins. L’enseignement officiel du jour et la poussée positiviste
semblent lui avoir porté le coup de grâce. Il ne faut pas que ce qui reste de la doctrine
s’égare aux mains des empiristes, Le plus pressé est de rétablir les textes, de créer le
conservatoire ou, pour mieux dire, le Collège de France de l’occultisme.
Guaita groupe les adeptes qui se pressent autour de lui et les invite à l’étude des
classiques de l’hermétisme. Ainsi prit naissance l’Ordre cabalistique de la
Rose-croix, qui avait ses aspirants, ses grades, ses trois chambres, son conseil
suprême. Stanislas en fut élu le grand maître. Tout à son œuvre de reconstitution et de
propagande, il constitue une bibliothèque d’occultisme. La librairie Chacornac réédite les
textes anciens, publie des traductions françaises des vieux traités d’alchimie, remet en
circulation les œuvres de Paracelse, d’Albert le Grand, de Roger Bacon, de Raymond Lulle,
d’Arnauld de Villeneuve. Tandis que Péladan poursuit {p. 106}son Éthopée, que le poète Édouard Schuré trace, avec ses Grands
initiés, l’esquisse de l’histoire secrète des religions qui paraîtra en 1889,
tandis que Huysmans abjure la foi réaliste et retourne à Dieu où il se délecte, par haine
de la banalité, comme à un vocable rare ou à une idée exceptionnelle et qu’il ébauche Là-bas, Stanislas de Guaita amasse les matériaux qui lui serviront à
écrire l’histoire des Sciences maudites. Qu’on ne s’effraye pas. Il se couvre de
l’autorité de Kunrath : Non scientia mali sed damnat.
Dans son rez-de-chaussée de l’avenue Trudaine, bas et sombre, il vit seul, les rideaux
tirés sur la lumière du jour, occupé à explorer les arcanes de la science spagirique. Il
met en pratique l’adage gnostique : Lege, lege, lege et relege, labora
et inventes.
Il sue et pâlit sur les vieux grimoires, les parchemins
noircis, les in-folios poussiéreux, mêlés de signes cryptographiques et de pentacles. On
dit son appartement hanté, ce qui n’est pas pour lui déplaire. Une femme y est morte
mystérieusement aux mains du rebouteur qui y logeait précédemment. Elle y revient en
esprit. Son ombre glisse à travers les meubles, le long des murs. Le jeudi soir, Guaita
rompt sa solitude et ouvre la porte à ses amis. Aux adeptes se mêlent les poètes. Ils se
réunissent autour de la table à thé, comme les anciens alchimistes autour de l’Athanor et
de l’Aludel. On y rencontre tous les fidèles de la gnose : Saint-Yves d’Alveydre, Jules
Lermina, le Dr Encausse, l’abbé Rocca, Joséphin Péladan, Lady
Caithness, en qui s’était réincarné l’esprit de Marie Stuart et qui, dit Laurent Tailhade,
« ne cessait de fulminer contre sa sœur Élisabeth et débobinait, à qui voulait
l’entendre, {p. 107}son exécution, l’échafaud de Fotheringay »
. On y
rencontrait aussi Paul Adam, le poète Albert Jhouney, l’auteur des Lys
noirs, car tout est noir chez ces adeptes de la clarté, Édouard Dubus, Victor-Émile
Michelet… Là on commente l’enseignement des maîtres et des Patriarches : Apollonius de
Thyane, Nicolas Flamel, Swedenborg, la Table d’Émeraude, la Clavicule, le
Trésor des trésors. Là, en pleine foire foraine de Montmartre, à deux pas du
Moulin-Rouge où triomphent Grille-d’égout, la Goulue et Valentin-le-désossé, dont les
entrechats suffisent à combler le vœu esthétique des foules, une élite de cœurs fervents
s’emploie à retourner aux sources de la lumière et à cueillir le rameau de l’antique
sagesse, et, comme si tout à coup le monde s’était reculé de milliers d’années, la voix
d’Hermès trismégiste se met à retentir, fraîche comme au premier jour.
« Je dis la vérité. Tout est en tout. Tout vient d’un seul. Son père est le soleil. Sa mère est la lune. Le vent l’a porté dans son ventre. La terre est sa nourrice. C’est le Thélème de l’univers. Toi qui m’écoutes, sépare la terre du feu, l’esprit de la matière. Tu chasseras les ténèbres et toute la gloire du monde t’appartiendra. »
Guaita n’interrompt ses méditations dans le Paris d’hiver que pour les reprendre dans son
domaine isolé d’Alteville où il va passer la belle saison, « au lieu le plus
solitaire de la Lorraine allemande, parmi les vastes paysages de l’étang de
Lindre »
. Il vit là, sous un ciel bas, un horizon immobile, dans le {p. 108}mystère d’un bois de chênes et d’un parc fermé dont le cri aigre des paons importune
seul le silence.
* *
Dans le Serpent de la Genèse, œuvre divisée en trois septaines, Stanislas de Guaita étudie le drame de la chute originelle. Il ambitionnait de montrer au monde, afin de lui en inspirer l’horreur et de l’en délivrer à jamais, le fantôme du mal dans son épouvantable nudité. Mais la partie théorique ne lui suffit pas. Il veut y joindre la pratique indispensable, car, pense-t-il, si la tradition est l’une des colonnes du temple ésotérique, l’expérience en est l’autre. S’il est vrai que l’expérience seule peut conduire à sa ruine l’aventurier téméraire de l’arcane, il n’en est pas moins vrai que la science transmise resterait lettre morte sans l’expérience. Et le voilà parti à son tour à la conquête de la Toison d’or. Il veut, lui aussi, escalader le ciel. Sans souci de l’avertissement contenu à la fois dans le mythe hébraïque de la tour de Babel et dans le mythe hellénique qui commémore la déroute des Titans, il cède à la folie de renouveler une impossible aventure.
« L’œuvre capitale de l’initiation, dit Guaita, se résume dans l’Art de devenir
artificiellement un génie. »
On peut, par elle, forcer l’inspiration et
communiquer à son gré avec le grand Inconnu. L’occultisme est l’instrument des plus hautes
capacités humaines, la synthèse de toutes les sciences et la clef de tous les mystères. Il
fournit à l’homme le moyen de reculer à l’infini les bornes de la conscience et de la
perception, {p. 109}de s’affranchir de l’espace et du temps, et de se réaliser dans
l’unité en s’identifiant à Dieu. L’opération s’accomplit dans l’extase. Cet état
d’extatique clairvoyance advient accidentellement à quelques natures privilégiées. Il est
le signe du génie. On dit alors que Dieu descend chez l’homme et visite sa créature, mais
le Mage entend monter vers Dieu à sa fantaisie et s’installer dans sa familiarité. Cette
faculté ne se peut acquérir que par l’état de sainteté. La voie est longue et douloureuse.
Les plus pressés ont recours aux narcotiques qui les délivrent artificiellement de leurs
liens charnels. C’est à la morphine et à l’opium qu’ils demandent leur passeport et leur
billet d’aller et retour pour ce voyage à travers l’infini. La tentation est forte.
Stanislas de Guaita n’a pas su y résister. Il n’a pas même obtenu la permission d’achever
son œuvre, ni de faire ses révélations suprêmes. L’Astral ne souffre pas l’atteinte des
mains sacrilèges. L’ombre a gardé son secret. On n’achète pas l’extase. Il faut la
mériter. Son exemple n’a point découragé les autres. Il est vrai que tous ne se confient
point aux toxiques et ne s’en servent point pour cambrioler l’arcane. L’occultisme
continue à fasciner les esprits. Tous les symbolistes s’en inspirent plus ou moins.
Charles Morice qui veut être leur protagoniste écrit : « Les sciences
occultes constituent un des principaux angles fondamentaux de l’Art. Tout vrai poète,
est d’instinct un initié. La lecture des grimoires éveille en lui des secrets dont il
avait eu toujours la connaissance virtuelle. »
Il aurait pu ajouter en
guise d’exemple, que les plus grands génies poétiques dont s’honore l’humanité, Lucrèce,
Virgile, {p. 110}Dante, Shakespeare, Goethe, furent instruits de la gnose22.
Une petite revue ésotérique §
{p. 111}Psyché, revue mensuelle d’art et de littérature, avait
pour rédacteur en chef Victor-Émile Michelet, et pour secrétaire de la rédaction, Augustin
Chaboseau (rédaction, 12, rue de Vaugirard ; administration, 29, rue de Trévise). Premier
numéro : novembre 1891. Elle se piquait si peu d’exactitude qu’un avis aux lecteurs,
inséré dans le sixième fascicule, disait : « À dater du prochain numéro, Psyché se propose d’étonner grandement ses indulgents lecteurs en
paraissant selon une périodicité à peu près régulière. Néanmoins, pour conserver un
certain charme d’imprévu — qu’il lui soit pardonné à cause de la féminité de son
titre ! — il pourrait arriver qu’elle se fît quelquefois, non point désirer (elle n’a si
coquette prétention) mais attendre. »
Je crois bien qu’elle se fit attendre
indéfiniment après le septième numéro (décembre 1892). On lit aux sommaires les noms de
Victor-Émile Michelet, Augustin Chaboseau, Albert Jhouney, Léon Bazalgette, Henry de
Braisne, Jules Bois, Narcisse Quellien, Joachim Gasquet.
Je lis dans l’avertissement :
« Ce que veut être Psyché, le dessin de son frontispice l’indique : Sur les flancs du taureau ailé, elle va des mystères antiques aux mystères modernes, vers l’île de la Seine élue pour contenir la fatidique “Arche d’Isis”.
« Psyché sera spiritualiste et surtout synthétique, {p. 112}c’est-à-dire éprise de la combinaison harmonieuse de tous les éléments qui constituent la vie. Et la vie d’une œuvre d’art comprend les mêmes éléments que la vie d’un homme. À qui peut-elle s’adresser ? À une élite hautaine d’initiés ? Non à tous ceux dont l’intelligence et la sensibilité n’ont pas été faussées par des éducations artificielles. »
Psyché annonçait l’apparition prochaine en librairie du Catéchisme de la paix d’Éliphas Lévi et du Zohar, l’un des livres fondamentaux de la kabbale, pour la première fois, traduit en langue française.
Elle signalait en outre à ses lecteurs la revue de Papus : l’Initiation, dont le siège était 14, rue de Strasbourg, à Paris. M. Georges Montière en était le rédacteur en chef. Dans le deuxième fascicule de Psyché, M. Léon Bazalgette recherchait les éléments constitutifs du mage, il notait qu’à mesure que l’idéal religieux de la masse s’amoindrit, celui de l’élite se concentre et s’élève, comme pour transmettre à la foi nouvelle, qui ne peut tarder, le trésor des traditions. Il nous cite comme types de mages Pluton, Pythagore, Socrate, Carlyle, Emerson. Avec Épictète, l’idéal s’amoindrit tout en restant très haut. Bazalgette pense, avec Carlyle, que le don le plus précieux que le ciel puisse faire à la terre, c’est l’âme d’un homme réellement envoyé des cieux, porteur d’un message pour nous. Cet homme c’est le « Héros », c’est celui qui entend chanter l’âme intérieure des choses, qui nous mène au bord de l’infini et nous y laisse, quelques moments, plonger le regard. Avec Emerson, le héros devient le représentant de l’humanité, c’est le divin patron sur la véracité duquel le monde s’appuie. C’est {p. 113}celui qui plante le drapeau de l’humanité en avant de quelques stades par-delà le chaos. Victor-Hugo s’est essayé aussi à dresser le type du Mage. Il le considère comme un voyant du ciel supérieur qui se penche frémissant au puits des grands vertiges ou s’accoude au bord croulant du problème sans fond.
Oh ! vous êtes les seuls pontifes,Penseurs, lutteurs des grands espoirs,Dompteurs des fauves hippogriffes,Cavaliers des Pégases noirs !Âmes, devant Dieu, toutes nues,Voyants des choses inconnues,Vous savez la religion !
Dans sa pièce des Mages, Victor Hugo fait défiler tous ceux en qui Dieu se concentre, toutes les têtes fécondées :
Génie ! Ô tiare de l’ombre !Pontificat de l’infini !
tous les grands éclaireurs, tous les grands inspirés :
Ô figures dont la prunelleEst la vitre de l’idéal.
Les blêmes faces de rêve, les apôtres, les poètes échevelés, les prêtres de la nature,
les contemplateurs pâles, tous les altérés d’infini sont des mages qui ont découvert
« le sens caché de la nature »
.
Conduit par les hommes d’extase,Le genre humain marche en avant.
Et M. Bazalgette termine son article en reprenant à Joséphin Péladan le type abstrait du
mage pythagoricien : {p. 114}« C’est la suprême culture, la synthèse supposant
toutes les analyses, le plus haut résultat combiné de l’hypothèse unie à l’expérience,
le patriciat de l’intelligence et le couronnement de la science à l’art
mêlé. »
Dans la critique des livres, Psyché fait un sort à part à Pelléas et Mélisande de Maurice Maeterlinck, à la Fin des Dieux de Henri Mazel, à Lilith de Remy de Gourmont, à Ombres et Mirages de Robert Scheffer, au Miroir des légendes de Bernard Lazare.
Elle nous entretient de la kabbale de Papus : « La kabbale ne peut être
vulgarisée. Elle est la plus profonde perception du Mystère et, seuls, peuvent atteindre
à cette perception, des esprits d’une puissante envolée, mais nous croyons que M. Papus
a grandement raison quand il pense qu’on peut tout publier parce que, seuls,
comprendront ceux qui doivent comprendre. Le livre de Papus ouvre à l’étudiant la porte
de l’ésotérisme de la kabbale. Les principes fondamentaux y sont exposés avec cette
lucidité et cette précision que l’auteur apporte à tous ses ouvrages. Le maniement de
l’alphabet hébraïque et de ses combinaisons numériques, le symbolisme profond des noms
divins et la théorie merveilleuse des Séphiroth y sont expliqués avec autant de
pénétration et de clarté que possible. »
Psyché commente le livre de Péladan : Comment on devient
mage. « L’auteur n’a pas fait œuvre d’occultiste scientifique et considère
les connaissances hermétiques comme de l’érudition sans rapport avec sa méthode
d’auto-magification ou sublimation de l’homme. Ce qui frappe, tout d’abord, c’est le
parallélisme {p. 115}de cette méthode et de la doctrine catholique, parallélisme et
non similitude, car la prépondérance passe du plan animique au plan intellectuel : le
saint devient le mage et la prière une idée. La doctrine de la perfection chrétienne est
remplacée par celle de l’“asseze” platonique, méthode d’orgueil et d’entraînement,
destinée à faire naître le disciple à la personnalité, à le revêtir de cette puissance
d’“ipsité” qui sera pour lui comme une armure adamantine. Cette “asseze” magique
dégagera, en le développant, le don de notre nature, comme l’alchimiste sépare l’or de
la matière libre. L’homme arrive ainsi à la pureté, à la noblesse à la vraie gloire. “Le
commerce avec les grands morts, la méditation des livres testamentaires de la puissance
magique… la force de toute force c’est l’adhésion au plan divin.” »
Il est impossible de parler en détail de toutes les autres petites revues qui pullulaient à cette époque. Je n’en signalerai qu’une : L’Art littéraire qui fut d’abord en 1892-93 un petit journal illustré mensuel et qui se transforma en 1894. C’est l’une des moins connues, bien qu’elle comptât parmi ses collaborateurs Stéphane Mallarmé, Remy de Gourmont, Saint-Pol-Roux, René Ghil. C’est là qu’Alfred Jarry, l’auteur d’Ubu-roi, fit ses débuts. Il y publia les Minutes de sable mémorial et de curieuses fantaisies.
Le directeur en était Louis Lormel, né à Paris en 1869, d’une ancienne famille artésienne et qui fera paraître en 1908, chez Sansot, un recueil de poèmes en prose : Tableaux d’âmes, que Maurice Barrès place à côté du Gaspard de la Nuit d’Aloysius Bertrand. Louis Lormel fondera en 1907 une autre {p. 116}revue, la Rénovation esthétique. Il collaborait alors à toutes les feuilles d’avant-garde sous son nom et sous des pseudonymes divers.
Il est pourtant encore une petite revue qu’il me serait difficile de passer sous silence. C’est le Sagittaire que je fondai en juin 1900 avec l’appui des poètes romans et des amis de Paul Verlaine. Les bureaux en étaient chez Clerget, boulevard Montparnasse, nº 13, chiffre fatidique où Moréas, superstitieux, lisait un mauvais présage. Le Sagittaire dut effectivement rendre l’âme après quatorze mois d’une existence assez orageuse. À côté des collaborateurs attitrés, Albert Mérat, Eugène Ledrain, Narcisse Quellien, Théodore Maurer, Izambard, Jean Bourguignon, Cazals, Charles Houin, Jean Court, Léon Frapié, Paul Sébillot, Lucien Hubert, Léon Riotor, Paul Fleurot, Léon Maillard, Charles Saunier, Poinsot, figurent les signatures de Rachilde, Francis Jammes, Charles Morice, Lionel des Rieux, Moréas, Maurice du Plessys ; Gustave Kahn… C’est là que furent publiées les Joyeusetés d’Aimé Passereau. On y trouve des pages inédites de Charles Cros et de Paul Verlaine, de curieuses révélations d’Ernest Delahaye sur Rimbaud dont il fut le condisciple au collège de Charleville, des notes pour faire suite aux confessions de Paul Verlaine, du même Delahaye en collaboration avec Cazals et des études d’Achille Delaroche sur les Écoles littéraires qui firent, à l’époque, quelque bruit.
L’état de la société parisienne à l’époque du symbolisme §
{p. 117}Il n’est pas inutile de rechercher dans quel milieu et dans quelle atmosphère se poursuivait l’effort de spiritualité du symbolisme.
J’ai, sous les yeux, l’almanach de « Paris-Parisien », pour l’année 1897, publié par la librairie Ollendorff. C’est le manuel du bon ton, l’oracle de la mode, le « vade-mecum » obligé de quiconque se pique d’être « dans le train » et « du dernier bateau ». Tout s’y trouve de ce qu’il est indispensable de voir et de savoir pour prendre figure d’homme du monde et se produire, avec avantage, dans la meilleure société : l’adresse des bons faiseurs, des recettes inédites de parfums, dont l’une est empruntée à M. Paul Bourget, le nom des prédicateurs et des demoiselles en vogue, des modistes et des poètes chez qui il est élégant de se fournir. C’est une encyclopédie si complète du « chic » que les chiens même n’y sont pas oubliés. Célèbres, au même titre que la plupart des gens, grâce au hasard qui les fit naître assistés d’une riche écuelle, ils voisinent avec les notabilités de la science, des lettres, des arts, du barreau, de la finance, de la noblesse et des cabinets particuliers. Louons-les d’avoir daigné consentir à ce partage. Il y a là : « Schamyl », lévrier à la duchesse d’Uzès ; « Sky », toy-terrier à la marquise de Massa ; « Cure-dents », {p. 118}chien de berger à la duchesse de Noailles, etc., une quarantaine environ de toutous d’élite, juste de quoi composer une reluisante Académie. Et, que d’attentions autour de leur auguste personne ! Un magasin d’articles de toilette s’est ouvert à leur intention, galerie d’Orléans, au Palais-Royal, et des artistes peintres se font inscrire, sollicitant la gloire unique de les portraiturer. Tout ceci est déjà bien amusant, mais le plus curieux c’est que ce bréviaire des « snobs » n’entend pas seulement inculquer les bonnes manières ; il veut aussi inculquer les bons principes. Outre les gestes et les détails de toilette, il veut régler la pensée intime et modeler la conscience. Il n’entend pas seulement vendre des recettes inédites de cuisine et de parfums. Il veut vendre la sagesse et la distribue, contre la modique somme de six francs, codifiée en maximes lapidaires. C’est à les glaner au hasard que nous pouvons prendre mesure de la société du temps et découvrir en quoi consistait, aux yeux de l’élite, la vertu du « surhomme » en l’an de grâce 1897. La supériorité intellectuelle et morale se résumait à peu près en ceci :
« Mépriser la politique et aimer le théâtre. — Connaître au moins de vue et de nom les personnages de “la fête” à Paris. — N’aller déjeuner et dîner que dans les restaurants connus. — Faire semblant d’avoir tout lu. — Savoir tous les potins. — Couper les livres des auteurs qui dînent chez vous. — Dîner beaucoup en ville et aller à la messe. — Retenir d’une exposition les tableaux des gens qu’on rencontre dans le monde. — Éviter le solennel et prendre la vie à la blague. »
* *
{p. 119}Étrange société où connaître les gens qui font « la fête » suffit pour conférer un titre d’excellence. La marque du génie ne sera-t-elle pas alors de faire la fête soi-même ? C’est à quoi le monde s’emploie. On raffole du théâtre. Ses mœurs ont déteint sur tout. L’heure est au cabotinage et à la piaffe. Le Tout-Paris, délivré du cauchemar de Ravachol et de sa bande exterminée, sourd aux premiers grondements de l’affaire Dreyfus, le Tout-Paris s’amuse. À la tête de cette élite évaporée, reluit un président à son image. Le décoratif M. Félix Faure joue au souverain, restaure, à son profit, le cérémonial des cours, fait marquer à son chiffre les serrures de l’Élysée et passe le temps qu’il dérobe aux réjouissances, à imaginer un costume d’apparat aux vives chamarrures dont il puisse se prévaloir aux yeux des foules éblouies. M. Félix Faure rayonne. On l’encense. Il est tellement dans la note. La France est heureuse. Tout lui sourit. Elle a deux bons anges gardiens. M. Hanotaux veille sur ses bonnes relations et M. le sénateur Bérenger sur ses bonnes mœurs. À Paris, M. Lépine assure l’ordre de la rue et la circulation des cortèges de gala. Il a fort à faire. Les marins russes ont passé, déchaînant l’enthousiasme. La visite du tsar et de l’impératrice de Russie a fait délirer les foules, rugir les orchestres et les cuivres. À peine sont-ils repartis qu’on annonce le roi de Siam. Un bruit d’acclamations persiste dans l’air. Un seul point noir : la Marseillaise. Cet hymne est vraiment trop plébéien et se plie mal {p. 120}à saluer les rois. Comment ose-t-on parler de tyrans devant tant de rayonnantes majestés ? La question s’agite, dans la presse aux ordres du gouvernement, d’y adapter tout au moins des paroles plus seyantes. Pourquoi pas reprendre Partant pour la Syrie ou Vive Henri IV qui ont tant charmé nos pères ? Ces messieurs du protocole y songent, tandis que de bonnes âmes proposent qu’en révérence de tant d’amis couronnés, nous grattions les murs de nos monuments et l’Arc de Triomphe, pour en déloger quelques inscriptions suspectes et nous adjurent de voiler la nudité indécente du groupe de Rude que d’honnêtes et pieux regards ne sauraient contempler sans rougir…
On sent bien à toutes ces controverses dont les journaux de l’époque sont pleins que nos dirigeants nous ont amenés à un point culminant de notre histoire. La pensée française, j’entends la pensée officielle — car l’autre, la vraie, continue à sourdre, mais couverte et méconnue — la pensée officielle, dis-je, stagne pour s’adapter au goût du jour et la moralité publique s’en ressent. La fine fleur de la société, en quête de distractions distinguées, imite les grands ducs en tournée, découvre les tsiganes, les lutteurs de chez Marseille, la Goulue, le Pétomane et se donne patience, en accréditant le Moulin Rouge et la foire de Neuilly, d’attendre la Foire des foires, en construction, l’exposition universelle de 1900 qui sera surtout prétexte à villages nègres et à danses du ventre.
Je sais bien que sous cette veulerie apparente, la qualité de la race subsiste et qu’il a suffi d’un coup de clairon en 1914 pour redresser tous les courages et {p. 121}faire craquer ce masque d’indifférence et de niaiserie. Je n’en éprouve pas moins une sorte de stupeur à feuilleter les journaux du temps, pleins de futiles commérages, de faux scandales, de potins d’alcôves et de coulisses comme je le fais en ce moment, dans l’angoisse de l’invasion, tandis que le monde s’écroule, que la grosse Bertha fait rage et que de quart d’heure en quart d’heure, toutes mes vitres tremblent au bruit des détonations. Ah ! que n’est-il encore temps de « prendre la vie à la blague » ?
Je n’ai pas épuisé la liste des commandements de la mode enregistrés par l’almanach
parisien. Il en est quelques-uns que j’ai gardés pour la bonne bouche et qui montrent que,
si positivement dénuée d’idéal que soit une société, son instinct l’avertit qu’il n’est
point de vraie élégance hors du commerce des Muses et que c’est d’elles que l’esprit
reçoit son vernis suprême. Voici ce que les snobs de 1897 estiment façonné à leur usage
particulier : « Savoir parler de Nietzche, Ibsen, Darwin, Schopenhauer. Blaguer la
musique de nos pères, admirer Franck, vibrer à la musique de Wagner, tâcher d’être apte
à comprendre Beethoven. Savoir parler des primitifs en peinture. Avoir été à Bayreuth ou
y vouloir aller l’année prochaine. Lire les Revues des jeunes. Connaître
des poètes symbolistes. »
Nos vieux châteaux s’ouvraient jadis aux trouvères vagabonds. Par un reste de tradition, la noblesse continue à recevoir les poètes dans ses salons, mais à l’heure du thé. Il fut un temps, qui n’est pas loin, où on leur offrait, sans marchander, une hospitalité plus large. Les grandes dames se faisaient gloire {p. 122}de tenir à leur adresse, table d’hôte et y conviaient jusqu’à la bohème des lettres, sans trembler pour leur argenterie. Le troupeau famélique se présentait à l’heure du dîner. Les plus crottés étaient admis comme « plus nature ». Nulle formalité d’invitation, ni de présentation préalable. Nulle autre référence exigée que d’être connu de l’un des assistants. Le fait d’avoir passé une fois sous les yeux de la maîtresse de la maison, conférait aux nouveaux venus le droit d’amener, à leur tour, des convives au prochain festin. Il en était ainsi chez la comtesse de Callias, il en était encore de même, aux débuts du symbolisme, chez la princesse Ratazzi, née Bonaparte et chez Léonide Leblanc. Excellentes personnes que ces deux notabilités d’un monde si différent et qui se distinguaient, l’une par ses petites manies, l’autre par son esprit à l’emporte-pièce.
Lorsque la princesse vous avait permis de s’inquiéter de sa santé ou de ses proches, il était courant d’en recevoir une réponse de ce genre. « Je suis, pour l’heure, assez contente de Messaline, mais Nana me donne de graves soucis. » Un étranger eût pu croire qu’il s’agissait de ses filles. C’étaient ses pieds, sujets aux attaques de goutte, qu’elle avait ainsi baptisés. Léonide Leblanc, dans ses réparties, n’y allait pas par quatre chemins. Durant qu’on instruisait à Trianon le procès du maréchal Bazaine, elle s’était vu, un jour, à cause de l’affluence, refuser l’entrée de la salle d’audience où présidait le duc d’Aumale. Un fauteuil restait libre, pourtant. L’huissier lui fit observer qu’il était réservé à un commensal du duc avec lequel il avait déjeuné le matin même. Une liaison si intime {p. 123}exigeait des égards. « Ah ! il a déjeuné avec le duc, ce matin, riposta Léonide Leblanc, à pleine voix, au milieu de la foule attentive, eh ! bien moi, je couche avec le duc, ce soir ! » et bousculant l’huissier éberlué, elle force la consigne, s’ouvre accès dans la salle et se saisit du fauteuil.
Les poètes eussent dû se montrer reconnaissants vis-à-vis de ces deux bienfaitrices et
les tenir en particulière estime, mais on se piquait alors de « rosserie » et la
« goujaterie » était assez bien portée. Dans le petit Bottin des Lettres et
des Arts (1886), la princesse Ratazzi est classée parmi « les vieilles lunes » et
Léonide Leblanc se voyait décerner cet entrefilet au vinaigre : « Étoile pâlissante
de l’Odéon, reçoit dans son hôtel, outre la famille d’Orléans, quelques jeunes poètes
dont elle emploie la verve à autographier, avec dédicaces, des tambourins, choisis par
elle, dans les grands magasins du Louvre. »
Il est vrai que les poètes se
dénigraient même entre eux. À preuve ces quelques citations du même recueil, fruit de leur
collaboration :
Charles Morice. — Lyonnais, il a, de son compatriote Chenavard, l’anachronie et les idées générales.
François Coppée. — Un exemple de ce que peut l’esprit de suite dans le commerce de la lingerie à bon marché. A récemment joint à sa boutique de blanc, un magasin d’accessoires de théâtre et de costumes historiques pour modèles, à l’enseigne de palmes vertes.
Paul Déroulède. — Camelot. Vend des broches tricolores dans la cohue.
{p. 124}Émile Goudeau. — Monologuiste distingué. Rime pourtant moins bien que Paul Bilhaut.
Heredia. — Orfèvrerie, damasquinerie, cuirs cordouans.
Jules Laforgue. — Glabre et dodu jeune homme. Chante à la lune d’insidieuses complaintes. Ce Sélénite est lecteur de l’impératrice Augusta. Ô les affres de cette dame s’il lui lit ses poèmes !
Jules Lemaître. — Appartient à cette catégorie de normaliens — c’est la plus dangereuse — qui feignent de comprendre quelque chose.
Mallarmé. — Issu des amours tératologiques de Mlle Sangalli, du père Didon et de l’illustre Sapeck23.
Rollinat. — Épouvantail pour vieilles dames spirites.
Sully Prudhomme. — Académicien honnête et studieux.
Laurent Tailhade. — Floriculteur mystique. Ne ménage pas suffisamment les susceptibilités des petites dames.
André Theuriet. — Garde champêtre.
Paul Verlaine. — … gîte aujourd’hui place de la Roquette sur laquelle il périra sans doute.
Arrêtons-nous. Le pittoresque a ses excès.
Oscar Wilde à Paris §
{p. 125}À l’angle des rues Médicis et de Vaugirard, s’ouvrait, jadis, une boutique rouge de marchand de vins-traiteur, à l’enseigne de la Côte d’Or. Cet établissement illustré par le souvenir de Jules Vallès et de Séverine qui l’avaient fréquenté, était demeuré, par tradition, hospitalier aux étudiants et aux gens de lettres. Un cabinet leur était réservé à l’entresol, relié à la salle du débit par un escalier en tour de vis. Là, ils avaient licence de s’isoler de la clientèle ordinaire, clientèle assez mêlée et aussi peu experte en bonnes façons qu’en beau langage, à l’exception toutefois d’un cocher de fiacre, le père Moore, qui, piqué de la tarentule des vers, usait de la complicité de la poste, sans discrétion, pour bombarder de ses élucubrations les gens célèbres. Que de fois le voyait-on, au comptoir, déplier avec orgueil, aux yeux ébaubis ou indifférents de ses collègues, une lettre de félicitations anciennement reçue de Victor Hugo et qu’il épelait avec emphase bien qu’il la sût par cœur ! Il la tirait avec dévotion d’un portefeuille crasseux. Salie et réduite à l’état de loque, par l’usage, elle n’avait rien perdu à ses yeux de son prestige premier.
Moréas, capricieux et changeant, soucieux de ses aises, qu’il ne trouvait nulle part et qui ne s’installait dans un endroit que le temps d’y découvrir d’excellentes {p. 126}raisons de décamper, resta néanmoins fidèle à la Côte d’Or durant trois ou quatre saisons. Sa présence achalandait le débit et lui valut un regain de succès. Les poètes l’y suivirent. Il y dînait, entouré de tout ce que le Parnasse français comptait alors de jeunes espoirs. Les repas s’y prolongeaient, mélangés de nobles discussions. Ah ! les cordiales et charmantes soirées où s’entrecroisaient tant d’opinions variées ! L’esthète Charles Morice y catéchisait, solennel et doctoral. L’espiègle Édouard Dubus y improvisait des paradoxes étincelants. Le mystagogue Julien Leclercq y tirait l’horoscope d’un chacun et vaticinait, en caressant de ses doigts effilés son ample chevelure de chamelier nubien. Le bouillant Adolphe Retté, lorsqu’il était las de décocher des flèches à tout venant, y développait un système de panthéisme fougueux ou mystifiait les bardes provinciaux et les graves normaliens qui avaient commis l’imprudence de s’y aventurer. Le frêle et délicat Henri Degron y susurrait des airs mièvres avec indolence et semblait un jeune prince annamite, privé de soleil, s’étiolant sous la rigueur de nos climats.
Attentif aux controverses des poètes, se tenait le graveur sur bois Clément Bellanger qui rendait l’image d’un Christ au Jardin des Oliviers. Albert Trachsel, l’architecte des Fêtes réelles, y ouvrait dans l’imagination de ses auditeurs des horizons de songe, multipliés par la féerie des perspectives. Le peintre Gauguin, surnommé « le peau rouge »,
{p. 127}Vrai sauvage égaré dans la ville de pierre,
incapable de s’adapter à notre civilisation, aspirait à retourner vivre dans les îles du Pacifique et papouanisait avec la négresse qu’il avait ramenée de Tahiti. On y rencontrait encore cet extraordinaire Meyerson, polyglotte et omniscient, dernière incarnation de Pic de la Mirandole, toujours prêt à discuter de toutes choses connues et quibusdam aliis et aussi ce pauvre et malchanceux Frédéric Corbier, mathématicien et philologue, qui se grisait de bruit et de paroles en société, mais qui retombait, dès qu’il était seul, à un découragement si noir qu’il finira, une nuit d’hiver, par se jeter du haut du pont d’Arcole, dans la Seine charrieuse de glaçons.
À l’exubérance symboliste s’opposait la sagesse du clan roman. Charles Maurras, soucieux de restaurer le règne de l’Intelligence, y luttait contre les empiètements de la sensibilité brouillonne et, à rebours des esthètes névropathes, nous invitait à ne pas réduire le monde à soft décor et à ne pas juger des choses, en dernier ressort, sur l’unique témoignage des sens. Maurice du Plessys, esprit ferme et lucide, toujours en quête de beaux modèles, venait de quitter La Fontaine pour s’engager à l’école de Jean-Baptiste Rousseau, dernier dépositaire de la lyre d’Alcée. Il en propageait la leçon, à la stupeur des poètes libertaires, incapables de s’y plier, faute de culture et de jugement. Pour eux, la Poésie datait du siècle et, en dehors de Mallarmé, il n’y avait point de salut. Impérieux et subtil, sûr de ses lumières, l’auteur des Études lyriques se faisait gloire, pour éberluer les doctrinaires de l’individualisme et outrance et des singularités passionnelles, de n’illustrer en vers que des lieux {p. 128}communs. Il fallait l’entendre pouffer aux arguments opposés de l’ignorance et de la sottise. Il fusait alors d’un rire énigmatique et singulier, d’un rire sarcastique et aigu, d’un rire dont les éclats déchiraient l’air avec une persistante et redoutable intensité. Ce rire déconcertait les hâbleurs et tel le cri du coq suffisait pour jeter la panique au camp des ânes en déroute. Desrousseaux, nanti d’un vaste savoir, était la Providence à laquelle tous avaient recours dans les cas litigieux, lorsqu’il s’agissait d’invoquer l’autorité d’un texte ancien ou de rétablir le vrai sens d’une version mutilée. Fils du célèbre chansonnier lillois, il lui arrivait, parfois, dans un accès de bonne humeur, d’entonner, au dessert, un couplet paternel, en savoureux patois du cru, mais, vite réintégré au bloc de sa gravité naturelle, il se rasseyait aux thèmes de savante, dialectique qu’il développait soit avec Paul Souday, en appétit de renouveler Sainte-Beuve, soit avec Maindron, l’un des gendres de Heredia, vivant répertoire des usages abolis, soit avec Moréas, alors féru d’archaïsme et de nos vieux fabliaux. Dauphin Meunier, qui abandonnera les vers pour la critique et s’emploiera à élucider les points obscurs de la vie de Mirabeau, y mettait au service de la cause romane un esprit narquois et délié, tandis que Marcel Coulon, petit, fureteur, éveillé, promenait surtout le coup d’œil avisé d’un magistrat enquêteur. Il décelait déjà ce besoin d’exactitude et de précision qui lui fera appliquer tout à l’heure, à ses investigations littéraires, les procédés rigoureux de l’analyse anthropométrique et de l’instruction judiciaire. Raymond de la Tailhède, tout en hochant la tête, par intervalles, {p. 129}en signe de courtoisie pour les orateurs dont il semblait suivre les disputes, s’absorbait en réalité dans une sorte de contemplation muette et ne se départait pas d’ourdir, au milieu du bruit, la trame de son éternel songe éveillé. N’oublions pas le musicien Dubreuilh qui préconisait une restauration de la musique française dont la Dame blanche était, à son avis, l’un des plus hauts points d’expression.
Le servant du lieu était un jeune garçon d’une vingtaine d’années, blond, au vif regard bleu, qui portait, sans faiblir, à la satisfaction de Moréas, le glorieux prénom d’Amand et qui s’était installé dans la bonne grâce des poètes par l’empressement qu’il mettait à les servir au détriment des autres consommateurs. Il s’était, à leur contact, teinté de vagues notions de littérature. Il en tirait gloriole aux yeux du commun. Peut-être rimaillait-il, lui-même, en secret. Toujours est-il qu’il avait les muses en particulière révérence. Il avait pris sous sa protection le cocher Moore dont il ne manquait jamais de nous montrer les productions, au jour le jour, et auquel il rapportait le « satisfecit » que nous lui délivrions par politesse.
* *
Parmi les dîners de la Côte d’Or, restés célèbres dans les fastes littéraires de l’heure,
figure celui qui réunit, pour la première fois, Oscar Wilde et les poètes romans. C’était
lors du premier voyage de Wilde à Paris où il était venu, précédé d’un renom de grand
poète et qui ne fut qu’une longue suite d’ovations. {p. 130}Les salons les plus
fermés s’ouvraient avec empressement devant lui. Ce triomphateur, ne se souciant point de
rentrer à Londres sans avoir fait, chez nous, le tour complet des hommes et des choses,
manifesta le désir de se rencontrer avec Moréas. Sa nationalité, autant que son bruit,
l’accréditait aux yeux de « l’Athénien honneur des Gaules »
. Moréas avait
gardé pour la littérature anglaise l’éblouissement de sa jeunesse et son admiration
rejaillissait sur l’ensemble du peuple insulaire. Il ne se cachait pas de cette
admiration, même à l’époque de la guerre des Boers, et à ceux qui s’étonnaient, dans le
Paris anglophobe et chauvin, de le voir afficher ses préférences pour nos voisins
d’outre-Manche, il répondait imperturbablement : « Ils ont Shakespeare ! » Même dégagé, à
sa période romane, de la duperie romantique et des brouillards gaéliques, il persistait à
faire sienne l’opinion de Byron, à savoir que si Shakespeare est le pire des modèles, il
reste le plus extraordinaire des poètes, et, lui, petit-fils de l’amiral Tombatzis, le
héros de l’insurrection grecque, il n’oubliait pas que ce même Byron s’était enrôlé pour
combattre contre les Turcs et avait épousé la cause de sa patrie. Il fit donc savoir à
Wilde qu’il le recevrait à dîner au lieu habituel de ses agapes. Préoccupé de paraître en
beauté, assisté de son état-major roman, il ordonna que la salle consignée aux intrus lui
fût réservée. Rien n’avait été changé au protocole ordinaire, sauf qu’un bouquet de fleurs
ornait la table. Encore était-ce une attention du sentimental Amand. Fier de servir un
homme illustre dont le nom emplissait les journaux, il s’était laissé aller à cette
inspiration {p. 131}délicate. Il avait fourni à la dépense, sans demander conseil à
personne. C’était son hommage au Génie. Amand avait revêtu, pour la circonstance, sa veste
d’alpaga des grands jours. Son plastron étincelait comme une cuirasse au soleil et ses
cheveux, plus calamistrés qu’à l’ordinaire, témoignaient que lui aussi voulait se produire
à son avantage. Même il avait fleuri sa boutonnière d’un œillet et portait sous son bras,
ô miracle ! ce luxe inconnu des établissements plébéiens : un torchon propre.
* *
Wilde fit son entrée, à l’heure dite, accompagné du Stuart Merrill, négociateur de
l’affaire, et d’un ami personnel, un compatriote, ignorant notre langue, qu’il négligea de
nous présenter. Son physique ingrat rendait le premier contact désagréable. Gros,
lymphatique, lippu, les dents gâtées, il offrait un aspect peu séduisant, bien vite
corrigé par l’intelligence du regard, l’onction des gestes et le charme de la parole. Le
dîner fut cordial, mais empreint de gêne officielle. Il n’y fut question que de
littérature. Moréas y saisit l’occasion de démolir la poétique du xixe siècle, estimant Hugo populacier, Baudelaire paradoxal. Il ne trouva à
louer que Lamartine « le meilleur ou du moins le moins impur des
romantiques »
. Les convives s’observaient et se tenaient dans une sage réserve.
Les esprits ne s’échauffèrent qu’au dessert, au moment des vers. La dernière pièce dite,
Oscar Wilde se leva et s’excusa d’être obligé de partir, se prétendant attendu ailleurs.
Stuart Merrill nous a laissé {p. 132}une relation inexacte de ce dîner, soit que ses
souvenirs l’aient trahi, soit qu’il ait cédé au travers d’être piquant. Il prétend que
Wilde, qui faisait à Londres le silence autour de lui et qui était habitué à se voir
réservé tout l’encens, s’éclipsa, offusqué d’avoir entendu des vers à l’unique éloge de
Moréas. Certes les poètes romans avaient repris de leurs ancêtres de la Pléiade la
cordiale coutume de se saluer en vers, mais ils s’en abstinrent ce soir-là. Moréas avait
récité l’Églogue à Emilius, du Plessys les strophes d’Alcandre, La Tailhède un fragment de la Métamorphose des
Fontaines. Ce que je récitai moi-même importe peu. Il me suffira de dire qu’il n’y
était nullement question de Moréas. Ce n’est donc pas le sujet de nos vers qui avait pu
froisser Wilde et je ne pense pas qu’il ait été froissé de rien.
La preuve en est que, quelques jours après, me rencontrant sur le boulevard des Capucines, au sortir de l’hôtel où il était descendu, il vint à moi de bonne grâce : « J’approuve, me dit-il, Moréas et son école de vouloir rétablir l’harmonie grecque et de ramener chez nous l’état d’esprit dionysien. Le monde a tellement soif de joie ! Nous ne sommes pas encore dépêtrés de l’étreinte syrienne et de ses divinités cadavériques. Nous sommes toujours plongés dans le royaume des ténèbres. En attendant l’avènement d’une religion de lumière nouvelle, que l’Olympe nous serve d’abri et de refuge. Il faut laisser nos instincts rire et s’ébattre au soleil comme une troupe d’enfants rieurs. J’aime la vie. Elle est si belle ! » et ce disant, il me désignait le spectacle que nous avions sous les yeux.
C’était au commencement de juin. Une allégresse {p. 133}flottait dans l’air. Un coup de soleil allumait les boulevards pavoisés de verdures neuves. La lumière miroir tait aux façades, faisait chatoyer les vitres, les stores de coutil rose, les balcons aux lettres d’or, mettait à l’horizon un flamboiement d’apothéose. Sur la chaussée, les attelages fringants filaient en éclairs, où des Parisiennes renversées se pâmaient sous la fleur dansante des ombrelles multicolores. Paris sonnait d’une rumeur de fête. « Ah ! déclarait Wilde, que tout cela surpasse la beauté languissante des champs. La solitude de la campagne m’étouffe et m’écrase. Avez-vous remarqué que l’azur du ciel parle mieux à l’âme dans les villes et que les fleurs y sont plus émouvantes ? J’adore cette vie exaltée, ce coudoiement humain, cet échange furtif des regards, ce voisinage de la fièvre et des passions. Je ne suis réellement moi qu’au milieu des foules élégantes, dans la griserie des capitales, au cœur des quartiers riches ou dans le décor somptueux des palaces-hôtels, rendez-vous de l’élite cosmopolite, assiégé de toutes les commodités désirables et d’une armée de serviteurs, la caresse chaude d’un tapis sous les pieds. Je m’émerveille de tous les raffinements du confort, épanouissement suprême des civilisations. Je déteste la nature où l’homme n’a pas mêlé son artifice. » Wilde m’entraînait vers les étalages de luxe, les éventaires coûteux, les bijouteries. « Je raffole des bijoux, énonçait-il encore, comme de toutes les choses futiles et belles dont l’inutilité rehausse le prix. C’est à les contempler que j’ai pris l’idée d’écrire une Salomé. L’image m’en est apparue, casquée d’or, dans un ruissellement de pierreries. Regardez ces diamants d’une si belle eau, disposés en {p. 134}diadème, qu’on rêverait au front d’une jeune impératrice et qui ne serviront peut-être qu’à parer quelque tripière enrichie dont elles accentueront la vulgarité et la laideur. Et dire que ces grains fulgurants de lumière sont engendrés du charbon crapuleux ! Ainsi le poète, qui tire son essence des autres hommes, en devient le miracle par un simple jeu de cristallisation et acquiert, sur eux, une valeur inestimable. Par quel mystère les éléments de cette matière friable qu’est le charbon en viennent-ils à constituer un bloc résistant, doué de privilèges spéciaux ? Les pierres précieuses demeurent réfractaires à la température ambiante. Le diamant se garde inviolable et l’élan irrésistible du courant électrique s’émousse contre lui. De même, le poète s’affranchit des lois ordinaires et des nécessités communes. Le génie a ses droits imprescriptibles. Quand Benvenuto Cellini crucifiait un homme vivant pour étudier le jeu des muscles dans l’agonie, un pape eut raison de l’absoudre. Qu’est-ce que la mort d’une vague individualité si elle sert à l’éclosion d’une œuvre immortelle et à créer, selon l’expression de Keats, une source éternelle de ravissement ? »
Comme je lui parlais de ses œuvres, Oscar Wilde m’arrêta du geste : « Oh ! laissons cela ! Je considère ces choses de si peu d’importance ! Je m’y emploie par délassement et pour me prouver, comme votre Baudelaire le faisait avec plus de génie, que je ne suis pas inférieur à mes contemporains que je méprise. Ce n’est pas seulement à composer des poèmes que je fais tenir mes ambitions. Je veux faire de ma vie elle-même une œuvre d’art. Je connais le prix d’un beau vers, mais aussi d’une rose, d’un vin {p. 135}de cru, d’une cravate adaptée et d’un mets délicat. »
Je résume ainsi les propos d’Oscar Wilde, mais ce que je n’en puis rendre c’est le tour
et l’expression. Wilde parlait imparfaitement notre langue. Le mot juste ne lui venait pas
toujours qu’il remplaçait soit par le terme anglais, soit par un équivalent français,
hasardé au petit bonheur, et dont le choix n’était pas toujours heureux. Ainsi le comique
se glissait dans le sérieux de ses discours. Montaigne pressé de s’exprimer disait :
« Si le français n’y va pas, que le gascon y aille ! »
Wilde y employait
le nègre. Brouillé avec les genres et la syntaxe, il terminait, un jour, ainsi, l’exposé
d’un conte : « À ce moment, la reine, il est mouru ! »
* *
Nous passions devant le Napolitain lorsqu’une voix grêle et pointue, une voix étrange de fausset, nous héla. C’était La Jeunesse qui nous avait aperçus du fond du café aux glaces ouvertes. Ridé, long et maigre, dans ses vêtements floches, la chemise issant en bourrelet de son pantalon tire bouchonné, mais aussi chargé de joyaux qu’une châsse de basilique, il vint à nous et se fit charge de nous introduire.
C’était l’heure de l’apéritif. Le mince café boulevardier, crème et or, aux banquettes de velours grenat, sorte de couloir, à plafond bas, regorgeait de consommateurs. À l’une des tables, un homme à la stature olympienne, au milieu d’un groupe d’esthètes, trônait, pérorant, flave et rose, sous un nuage de tabac, comme un dieu sous l’encens. C’était Catulle Mendès., Il parlait haut, d’un verbe cathédrant.
{p. 136}Notre entrée le surprit, absorbé par son entourage, en train d’éclater avec
un geste bref : « Je ne me laisse pas marcher sur les pieds ! » Conclusion de controverse
ou riposte à quelque grief timidement énoncé. Il s’interrompit à la vue d’Oscar Wilde et,
par révérence pour ce dernier, nous fit place à ses côtés. Les courtoisies de bienvenue
échangées, la conversation reprit. Wilde, désireux de se renseigner sur le mouvement
poétique français, sollicitait l’avis de Mendès qui fit l’éloge du Parnasse et déclara que
de tous les poètes vivants, Armand Silvestre était le plus digne d’admiration. Il
s’extasia sur ses soixante mille vers qu’il déclarait n’être qu’un « long effort vers le
plus pur idéal ». Il vanta même sa prose et mit à défendre ses contes du reproche de
grivoiserie et de trivialité, une ardeur suspecte comme s’il avait pris ce moyen détourné
de faire sa propre apologie. Wilde écoutait, sans mot dire, avec un imperceptible sourire.
Mendès parlait, laissant tomber ses mots comme des oracles, la tête renversée en arrière,
avec, par intervalles, le geste de secouer sa crinière léonine ou de rajuster les plis de
sa cravate flottante. Il adressa en passant quelques compliments à Léon Dierx et à Albert
Glatigny, puis se livra à une charge à fond de train contre les Symbolistes. Les saillies
brusques et les boutades du caustique Ernest La Jeunesse qui les défendait mal, semblaient
n’intervenir qu’à la façon de l’huile sur le feu. Mendès disait : « Les Symbolistes nous
font rire. Ils n’ont rien inventé. Le symbole est vieux comme le monde et de qui se
réclament-ils ? De Baudelaire, un satan élégiaque. Les maîtres français qu’ils
revendiquent sont des {p. 137}parnassiens qui ont mal tourné. Verlaine, c’est un
Desbordes-Valmore en pantalon. Mallarmé, c’est, comme disait Cros, un Baudelaire cassé
dont les morceaux n’ont jamais pu se recoller. Qu’est-ce que Rimbaud sinon un romantique
attardé, un Pétrus Borel naturaliste et qu’est-ce que Tristan Corbière sinon un mauvais
parodiste de Pierre Dupont ? On a fait quelque bruit autour de Jules Laforgue. Ce n’est
que l’ébauche d’on ne sait quoi, un bégaiement. Ses vers puérils et tintamarresques ont
provoqué un succès d’étonnement. Ils seront oubliés demain. Les symbolistes n’ont rien
innové, non plus, dans la formé. Le véritable initiateur du vers libre et de la technique
symboliste, c’est un Péruvien de Lima, le lieutenant d’artillerie della Rocca de Vergalo
qui a introduit, en prosodie, la “strophe nicarine” et toutes les libertés dont se
prévalent, les poètes nouveaux. Il éludait les muettes, supprimait les majuscules au
commencement du vers, l’alternance des rimes masculines et féminines et aboutissait, en
fin de compte, à une sorte de prose rythmée. Les vers libres ne sont pas autre chose. Le
poète péruvien disait lui-même : ”Je ferai école parce que mon vers c’est la
révolution.”
»
Puis, Mendès, passant en revue les jeunes poètes du moment, s’employa à leur dénier toute originalité. Selon lui, Henri de Régnier était contenu dans Banville et dans Hugo, le Hugo du groupe des Idylles. Il vitupéra le faux simplisme de Paul Fort et ce qu’il appelait l’esthétique belge. Pour Francis Vielé-Griffin, il se déclara perfidement incompétent : « J’aime mieux croire qu’il m’échappe car s’il n’y a {p. 138}chez lui que ce que j’ai compris, il n’y a pas grand-chose24. »
Cette ruse de dialectique impressionna si fort Oscar Wilde qu’il me la rappelait en sortant : « N’avez-vous pas entendu, observai-je, ce que Mendès disait lorsque nous sommés entrés ? Vielé-Griffin n’est pas seulement poète. Il est critique. Il y manie une plume assez acerbe. Il traite ses contradicteurs et ses aînés sans indulgence. Peut-être a-t-il marché sur les pieds de Mendès. »
— « N’empêche, conclut Wilde, que ce diable d’homme est terriblement amusant. »
* *
Pour comprendre Oscar Wilde, il faut considérer qu’il était irlandais. Il appartenait à ce peuple honni et persécuté depuis des siècles, mais orgueilleux, irréductible et qui n’a jamais voulu reconnaître la loi du vainqueur. Ses oppresseurs en médisent avec une gouaillerie insultante. Ils méprisent leur fierté et ne veulent voir dans leur opposition systématique qu’un vulgaire esprit de contradiction. Les Irlandais rendent à leurs persécuteurs mépris pour mépris. Oscar Wilde, encore qu’il se défendît d’obéir aux préjugés, subissait à son insu cette hostilité héréditaire {p. 139}et s’il avait retrouvé, à Londres, cette même rigueur puritaine, cette même obstination hypocrite du cant (on sait que les Irlandais se font gloire d’un haut renom de chasteté) dont sa libre et sensuelle nature avait à souffrir, il se sentait doublement incité à s’en affranchir par instinct et par désir de faire pièce à une race détestée. C’est pour la combattre qu’il se trouvera amené au dandysme. Il y verra une façon élégante de bafouer ses contemporains.
L’excès appelle l’excès. Trop de contrainte pousse à la rébellion. Afin de secouer le joug odieux, nos modernes anarchistes rêvent de bouleverser le monde et de s’ouvrir le chemin de la liberté à coups de bombes. Illusion puérile ! C’est la ressource des esprits grossiers et dépourvus de jugement. Les natures fines et clairvoyantes tournent l’obstacle insurmontable. Elles usent d’une arme plus sûre. Elles font appel à l’ironie. La dynamite, en justifiant les terreurs répressives qu’elle déchaîne, affermit l’autorité des tyrans. La crainte du ridicule les paralyse.
On s’est étonné des paradoxes et des excentricités de Baudelaire, C’est qu’on n’a pas réfléchi que cela provenait du besoin de réagir contre l’esprit de cant acclimaté en France à l’époque de la Restauration par les émigrés, retour de Londres. L’exemple de Baudelaire explique les paradoxes et les excentricités d’Oscar Wilde. C’est la même nécessité de démasquer l’hypocrisie et de déjouer la sottise. Voilà pourquoi ces deux génies, si distants l’un de l’autre, si dissemblables, si divers d’essence et de tendance, se sont rencontrés néanmoins dans leur méthode divergente, {p. 140}sur un point d’exercice, et ont communié dans la religion du dandysme.
* *
Le dandysme (je l’ai déjà écrit à propos de Baudelaire25) n’est point, comme on l’a cru à tort, une pratique de frivolité. Carlyle lui-même s’y est mépris qui n’y a vu qu’une affaire d’habit et une esthétique de tailleur. Il y a bien des variétés de dandysme, mais, au fond de toutes, il y a la haine du frein et un défi jeté à une puissance oppressive. Le dandysme est une protestation du bon sens clairvoyant contre les préjugés aveugles. C’est une révolte de l’individu contre la collectivité ombrageuse. Son art, c’est de battre l’ennemi avec ses propres troupes. Le dandysme est une tentative d’indépendance contre toutes les tyrannies usurpées. La plus illégitime est le préjugé de l’opinion. C’est pourquoi le dandysme devait naître là où ce pouvoir illégitime s’exerce avec le plus de rigueur : en Angleterre. Le dandysme est une chose anglaise. Son nom l’indique, qui n’a d’équivalent dans aucune autre langue. Le dandysme est une fleur des ruines qui s’engendre de la décomposition des empires et qui s’épanouit à l’heure intermédiaire où l’élite d’hier, dépouillée de ses vertus, garde un reste de prestige comme le ciel, à l’heure où le soleil le quitte, en commémore un dernier reflet. Le dandysme apparaît, quand sous la menace de la confusion générale, quelques modalités de l’ancien {p. 141}ordre jaillissent plus riches de sens et qu’une ligne de démarcation subsiste encore entre l’aristocratie déclinante et le flot démagogique envahisseur. Le dandysme a pris naissance dans l’enfantement chaotique du xixe siècle avec Georges Brummel. Brummel voulait sauver du désastre égalitaire les droits de l’individu, substituer à la noblesse de caste, la noblesse de l’intelligence, opposer aux privilèges de la naissance les privilèges du génie et maintenir, comme armature des sociétés, une hiérarchie nécessaire, une échelle de valeurs.
Sans doute, cette préoccupation de Brummel qui lui était dictée par les circonstances,
s’était déjà manifestée antérieurement chez de hauts esprits, aux mêmes heures troubles,
car les mêmes causes produisent les mêmes effets. Alcibiade, chez les Grecs, et Pétrone,
chez les Romains, avaient essayé de remonter un courant de vulgarité, mais pour que cet
état d’esprit, que l’on a nommé le dandysme, prît toute sa valeur et sa force cohésive, il
y fallait des conditions spéciales et la mentalité singulière d’un peuple qui se fait
gloire d’une vertu que Stendhal juge d’un ridicule stupide et dont Remy de Gourmont se
moquait avec tant d’insistance. Chez les Latins les mœurs sont trop libres, l’opinion trop
indulgente pour que la théorie du dandysme pût s’y condenser dans toute son âpreté. On a
cherché, en France même, des ancêtres à Brummel. On a parlé de Lauzun, du duc de
Richelieu, de d’Orsay. On a échafaudé, sur quelques apparences, des parallèles inexacts et
aventurés. Il ne peut s’agir que de traits superficiels. Rien de commun entre l’attitude
élégante d’un Lauzun, d’un Richelieu, {p. 142}d’un d’Orsay et la doctrine d’un
Brummel. Tout leur secret était renfermé dans l’art de plaire. Un Brummel répugne à ce
moyen facile de conquérir. Son art est de déplaire. Il règne par l’insolence, en
mortifiant. Sa vie est une bravade. Il s’amuse à faire bondir les gens sous ses coups de
cravache. Là est son originalité. C’est un métier si difficile qu’aucun autre n’a pu y
réussir et qui exige une telle tension d’esprit, une telle attention de soi-même, de tous
ses gestes, de toutes ses paroles, que lui-même y a laissé sa raison. Qu’on ne me parle
point du dandysme de Barbey d’Aurevilly qui fut, je le veux bien, une protestation contre
la vulgarité des mœurs plébéiennes, mais qui se résume en fin de compte à des hâbleries et
à des pratiques de mascarade. S’accoutrer de velours et de dentelles, afficher des
couleurs criardes est contraire aux principes du dandysme formulés par Brummel qui
enseigne : « Le véritable dandy ne doit jamais se faire remarquer. »
Barbey
d’Aurevilly, qui le savait puisqu’il a écrit sur Brummel26, n’en a pas tenu compte. Le dandysme veut une âme ferme
à l’abri des à-coups de passion et ne s’accommode point de mouvements impétueux. C’est
pourquoi les poètes y sont impropres. Byron n’a pu soutenir jusqu’au bout son personnage
de dandy et encore moins celui que l’on avait appelé « Mademoiselle Byron » : Alfred de
Musset. Baudelaire n’y réussit pas davantage qui, pourtant, de son coup d’œil d’aigle,
avait vu dans la doctrine plus clair que ses devanciers français, et Oscar Wilde s’y
cassera les reins pour n’avoir pas {p. 143}assez médité ce conseil de Brummel :
« Le dandy doit savoir s’arrêter à temps et, dès que l’effet est produit, se
retirer. »
Les passionnés n’ont rien à voir avec le dandysme. C’est une tactique
d’esprit froid. Brummel reste le vrai dandy qui sut s’imposer du regard. Sa présence
honorait plus que celle du roi. Son absence aux fêtes de la cour était considérée comme un
désastre. Il dominait par la terreur : « Tenez-vous bien ! disait une duchesse anxieuse à
sa fille, Brummel nous regarde ! » et ce dandysme qu’il exerçait avait au moins le mérite
du risque. Quand Baudelaire blasphémait, quand Wilde colportait de salons en salons ses
épigrammes d’athée27, ils
n’encouraient que la disgrâce des auditeurs dévots, ce dont ils pouvaient aisément se
consoler ; quand Brummel dictait ses arrêts, il risquait sa tête et l’on peut dire qu’il
eût la gloire de la risquer en beau joueur. Il la perdit, du reste. Ce ne fut pas sur le
billot.
L’idée d’Oscar Wilde était que l’homme avait droit au bonheur et, comme dit Goethe, à une philosophie qui ne détruit pas sa personnalité, et il estimait légitimes tous les moyens d’y parvenir.
Pour affirmer cela aux Anglais il fallait de l’audace. Wilde en sentait d’autant plus le danger qu’il était lui-même, malgré ce qu’il en dit, marqué du pli de la Bible. L’éducation première est un vêtement dont on ne se dépouille jamais et qui ressemble parfois pour celui qui le porte à la tunique de Nessus. Wilde a gardé l’épouvante du péché. Il s’est nourri de l’Écriture. C’est en vain qu’il en rejette la leçon. Elle {p. 144}lui ressort par le nez. C’est d’Elle qu’il a pris cette habitude de ne parler qu’en paraboles. Comme il déguisait sa pensée, il déguisait son personnage. Il passait dans la rue, le tournesol légendaire à la main ; ornait sa boutonnière d’un œillet vert ; affectait des allures déplaisantes et outrancières ; affichait les vices mêmes qu’il n’avait pas. Il usait du mensonge pour combattre le mensonge. Quand après avoir semé l’or sur son passage, il quittait les gens en déclarant : « Je pense les avoir bien démoralisés », il ne faut pas voir dans cet aveu cynique le plaisir diabolique de corrompre. La véritable signification en est : « J’ai donné à ces gens infatués d’orgueil et d’eux-mêmes, une leçon d’humilité. Ils osent parler de vertu. Ils ne savent ce que c’est. Je leur ai montré que la leur était à la merci d’une pièce de monnaie. » C’était les amener à constater leur infirmité et, par suite, à l’indulgence et à compatir aux faiblesses du prochain.
Wilde n’était pas un croyant comme Baudelaire. Il n’avait d’autre refuge que l’Art. C’est
pourquoi il en avait fait une religion. « L’Art, disait-il, est supérieur à la
Nature qui se répète. La valeur d’une œuvre d’art c’est d’être unique ; mais l’artiste
ne doit pas être dupe de sa foi. Pourtant il doit soutenir son rôle jusqu’au
bout. »
Le tort de Wilde ou son excuse, selon le point de vue où l’on se place,
c’est de n’avoir pas pu soutenir jusqu’au bout son personnage. Quel illogisme d’invoquer
la protection des lois qu’on a voulu démolir et de faire appel à l’opinion quand on a
passé sa vie à la répudier ! En recourant aux tribunaux, en se prétendant offensé par des
clameurs qu’il avait bénévolement déchaînées, Wilde démentait son attitude {p. 145}et
ses théories antérieures. Il était bien imprévu de voir ce fanfaron de vices se soucier
tout à coup de sa réputation.
Wilde a payé assez cher ses écarts pour que l’oubli se fasse autour d’eux et ce qui le rachète dans notre estime c’est qu’il courut à son désastre comme à un suicide. Il sentait la nécessité de l’expiation. « Il fallait que cela fût », avouait-il, en sortant de la geôle où son génie s’est épuré. Il y a gagné d’écrire son chef-d’œuvre.
Et c’est la moralité de son aventure.
Stéphane Mallarmé §
{p. 146}La mort de Mallarmé survenue le 9 septembre 189828 découronnait le clan symboliste dont il fut le véritable patron.
La caractéristique de ce poète, c’est qu’il écarte la tiédeur et l’indifférence. Il faut, disait Verlaine, l’aimer ou le détester immensément. Comme tous les novateurs et les dissidents, il a donné lieu à des violences de controverses. Tandis que les uns en font le messie du lyrisme intégral, d’autres vont jusqu’à prononcer le mot de mystificateur. Ceux-ci ne voient dans ses vers qu’un verbiage incohérent et diffus :
Insolite vaisseau d’inanité sonore29.
alors que ceux-là s’y pâment comme devant un évangile nouveau où chaque parole est grosse de révélations et mettent à les défendre une ardeur si jalouse que la moindre objection prend à leurs yeux figure de sacrilège et que la critique en reste intimidée. C’est à expliquer, sinon à concilier des jugements si {p. 147}divers, que veut s’employer cette étude, sorte de mise au point impartiale du débat.
* *
Stéphane Mallarmé (c’est ainsi qu’il se plut longtemps à écrire son nom) était un petit homme, à la mise correcte et soignée, aux yeux fleuris de douceur, aux oreilles pointues de faune, d’une affabilité extrême et d’une absolue distinction. Il inclinait à la sympathie non seulement par l’obligeance de son accueil, mais encore par je ne sais quel air souffrant répandu sur toute sa personne. Sous la préciosité de ses gestes menus et son vernis aristocratique, il décelait cette timidité, cet effacement volontaire, cette souplesse prudente que donne aux fonctionnaires subalternes, l’habitude de la discipline ou la crainte d’être rabroués. Il était fonctionnaire, en effet, et la vie lui avait été dure.
Né à Paris le 18 mars 1842, d’une famille d’ancienne bourgeoisie mais sans fortune, il avait dû pourvoir de bonne heure à sa propre subsistance. Ses études commencées dans un pensionnat d’Auteuil et terminées au lycée de Sens, il se sentit la vocation des lettres, mais il savait que la carrière nourrit peu son homme et qu’un poète soucieux de se réaliser noblement doit, avant tout, assurer l’indépendance de la pensée par des ressources auxiliaires. Il avait puisé au lycée des éléments d’anglais. Il se rendit à Londres pour se perfectionner dans cette langue et se faire un gagne-pain de son enseignement. Il y séjourna deux ans, de 1862 à 1864, vivant chichement des leçons {p. 148}de français qu’il donnait çà et là. Rentré à Paris, pourvu de ses diplômes nécessaires, il sollicite un emploi dans l’Université. C’était l’époque où Catulle Mendès, de concert avec Louis-Xavier de Ricard, venait de fonder le Parnasse contemporain qui groupait les poètes nouveaux. Actif et remuant, Catulle Mendès, du même âge que Mallarmé, jouissait déjà d’une certaine notoriété et pouvait se glorifier d’un passé littéraire puisqu’à dix-huit ans il avait créé la Revue fantaisiste qui comptait pour collaborateurs à côté des aînés : Gautier, Baudelaire, Banville, Arsène Houssaye, Champfleury, Gozlan, des jeunes pleins d’avenir comme Villiers de l’Isle-Adam et Alphonse Daudet. Il était l’auteur d’un volume de vers : Philoméla. Mallarmé accepta de lui être présenté par l’entremise d’un ami commun : Emmanuel des Essarts. Mendès logeait alors chez son père à Choisy-le-Roi. Il nous a laissé la relation de cette première entrevue. C’est la plus ancienne image que nous ayons de Mallarmé. Après le déjeuner, les deux jeunes gens vont se promener le long de la Seine.
Mallarmé, nous dit Mendès, était chétif avec, sur une face à la fois stricte et plaintive, douce dans l’amertume, des ravages déjà de détresse et de déceptions. Il avait de toutes petites mains de femmelette et un dandysme (un peu cassant et cassé) de gestes. Mais ses yeux montraient la pureté des yeux des tout petits enfants, pureté de lointaines transparences, et sa voix, avec un peu de fait exprès dans la fluidité de l’accentuation, caressait. D’un air de n’attacher aucune importance aux choses tristes qu’il disait, il me conta qu’il avait assez longtemps vécu très malheureux à Londres, pauvre professeur de français, qu’il avait beaucoup souffert dans l’énorme ville indifférente, de l’isolement et {p. 149}de la pénurie, et d’une maladie, comme de langueur, qui l’avait, pour un temps, rendu incapable d’application intellectuelle et de volonté littéraire. Puis il me donna des vers à lire. Ils étaient écrits d’une écriture fine, correcte et infiniment minutieuse, sur un de ces tout petits carnets de carton-cuir et que ferme une bouclette de cuivre.
Ces vers c’étaient les Fenêtres, les Fleurs, le Guignon, l’Azur… dont Mendès s’avoue émerveiller.
Peu après, Mallarmé fut nommé professeur d’anglais à Tournon, puis à Avignon et c’est là
que Mendès et Villiers le retrouvent, après une séparation de sept ans, installé avec sa
femme et sa fille, « dans une petite maison rose, derrière des arbres »
.
Après un déjeuner « très bref »
auquel assistait Mistral, Mallarmé conduit
ses visiteurs dans son cabinet de-travail et leur lit l’ouvrage auquel il
travaillait :
C’était, poursuit Mendès, un assez long conte d’Allemagne, une sorte de légende rhénane, qui avait pour titre Igitur d’Elbénone. Dès les premières lignes, je fus épouvanté et Villiers, tantôt me consultait d’un regard furtif, tantôt écarquillait vers le lecteur ses petits yeux gonflés d’effarement. Quoi ! c’était à cela, à cette œuvre dont le sujet ne s’avouait jamais, à ce style où l’Art, certes, était évident, mais où les mots, comme par une sorte de gageure, hélas ! systématique, ne signifiaient pas leur sens propre, qu’avait abouti un si long effort continu de pensée ?… Je n’osais formuler un avis. J’éprouvais une immense tristesse, Je prétextai la fatigue du voyage et me retirai dans ma chambre. Le lendemain je partis pour Paris sans que Mallarmé m’eût interrogé quant à Igitur d’Elbénone.
Et Mendès n’est pas loin de croire qu’il y a là, chez Mallarmé, comme un contre-coup de la maladie et de la misère à Londres et que le souvenir de ses malheurs, {p. 150}fermenté par six ans de solitude et d’isolement, a fini par troubler sa raison. Mendès n’a jamais voulu revenir sur cette impression puisqu’il écrivait en 1900 de Mallarmé :
Je souhaite ardemment de m’être trompé ; oui, du plus profond de mon cœur, je souhaite en effet que le compagnon de ma jeunesse ait mérité d’être l’initiateur, le guide spirituel des générations futures, mais, avec chagrin, je ne le crois pas et j’ai dû me résigner à le dire.
* *
Il résulte du récit de Mendès qu’à vingt ans Mallarmé avait écrit la majeure partie de
ses vers et qu’il était déjà gonflé de fiel et d’amertume. Il offrait déjà l’image du
« poète las que la vie étiole »
et « dont la faim d’aucun fruit,
ici, ne se régale »
. Et c’est la vérité que les vers de jeunesse de Mallarmé
témoignent d’un talent plein de confiance en lui-même mais importuné de sa disgrâce. Il
s’énumère parmi le troupeau des « mendieurs d’azur »
sur qui le « Guignon »
s’acharne à coups redoublés. Il a vingt ans. Déjà le monde lui est insupportable.
Et le vomissement impur de la bêtiseMe force à me boucher le nez devant l’azur.
Des voix mystérieuses l’appellent :
Je suis hanté ! l’azur ! l’azur ! l’azur !
Mais comment lever l’ancre, comment s’évader ?
Où fuir dans la révolte inutile et perverse ?
{p. 151}Il songe au suicide « beau ».
Mais un jour, fatigué d’avoir enfin tiré,Ô Satan ! j’ôterai la pierre et me pendrai.
En attendant, il voudrait s’endormir, ne plus rien voir, ne plus rien entendre des choses d’ici-bas. Il voudrait revêtir :
L’insensibilité de l’azur et des pierres.
C’est que :
La chair est triste, hélas ! et j’ai lu tous les livres.Partir !… je partirai !
Mais non, l’écœurement persiste et il lui faut gravir son calvaire jusqu’au bout. Il se
compare au cygne dont le givre des eaux retient l’aile prisonnière. Il se sent raillé,
bafoué, au point qu’il n’ose plus même confier sa pensée à ceux qui l’entourent, ni à sa
femme qui l’adore ni à la fille de son sang. Il laisse éclater son doute désespéré dans le
Don du poème. Charles Cros disait : « Mallarmé est un
Baudelaire cassé, dont les morceaux n’ont jamais pu se recoller. »
Ne prenons la
boutade que pour ce qu’elle vaut, mais avouons que Mallarmé est resté sous l’empire de
Baudelaire et que son œuvre, comme on l’a dit, n’est qu’un appendice édulcoré des Fleurs du Mal. Il avait d’ailleurs puisé aux mêmes sources de l’idéalisme
anglais et il offre avec Baudelaire deux traits communs : la précocité et le sentiment de
son impuissance :
Et dans mon être à qui le sang morne présideL’impuissance s’étire en un long bâillement.
{p. 152}Entendez qu’ici l’impuissance n’est pas la stérilité, mais vient du
découragement de l’artiste à ne pouvoir atteindre la perfection. Baudelaire nous confie
qu’il ne s’asseyait jamais à sa table de travail sans angoisse et Mallarmé voit, comme
lui, dans la page blanche « un ennemi redoutable à terrasser »
. Et où
trouver un point d’appui dans son isolement ? Il a vécu isolé à Londres, isolé en
province. On le retrouve isolé à Paris en 1873. Il professe l’anglais au lycée Condorcet.
Méconnu de ses élèves qui lui organisent des chahuts monstres, il ne rencontre partout
qu’hostilité et déboires. Il avouait un jour à Paul Adam : « Je ne suis jamais
passé sur le viaduc des Batignolles (il y passait tous les jours) sans me sentir l’envie
de me précipiter dans le vide30. »
Il cherche un refuge dans l’Art. De 1874 à 1875, il rédige, seul, La
Dernière Mode, gazette du monde et de la famille où « étaient promulgués les
lois et vrais principes de la vie toute esthétique avec l’entente des moindres détails :
toilettes, bijoux, mobilier et jusqu’aux spectacles et menus de dîner »
. On sent
ici l’influence de Ruskin, mais cette gazette ne pouvait lui servir qu’à combler une
satisfaction personnelle. Mallarmé n’entreprenait rien, pour forcer l’attention, qui ne le
fût en pure perte.
Un jour, Coquelin l’aîné qui figurait au programme d’une représentation extraordinaire, annoncée à grand renfort de presse et où le Tout-Paris s’était assigné rendez-vous, se propose d’y déclamer un poème inédit et s’en ouvre à Banville. Ce dernier {p. 153}l’adresse à Mallarmé à qui il veut fournir l’occasion d’une réclame profitable. Mallarmé remercie avec effusion et se met à l’œuvre. Il écrit une centaine de vers. À peine le comédien a-t-il jeté les yeux sur le manuscrit qu’on lui apporte qu’il s’empourpre et le rejette avec humeur, persuadé qu’on se moque de lui. Ces vers, c’était l’Après-midi d’un faune. On conçoit que la composition n’avait rien pour satisfaire le spécialiste du monologue et ne cadrait guère avec les qualités ordinaires de son répertoire. L’affaire en resta là et il est probable que Mallarmé n’avait pas dû se faire illusion sur l’issue de sa tentative. N’empêche que la brutalité du refus n’était pas de nature à le dérider et ne fit que l’enraciner dans ses sombres humeurs.
Mallarmé semblait donc résigné au désastre définitif lorsque le livre de Huysmans : À Rebours (1884) dont le succès fut très vif vint décider de sa fortune.
Ce livre signalait Mallarmé comme un poète qui, « dans un siècle de
suffrage universel et dans un temps de lucre, vivait à l’écart, abrité de la sottise
environnante par son dédain, se complaisant à raffiner sur des pensées déjà
spécieuses, les greffant de finesses byzantines, les perpétuant en des déductions
légèrement indiquées que reliait à peine un imperceptible fil »
. Huysmans
voyait luire dans les vers sibyllins de Mallarmé une splendeur de bas-empire, la marbrure
d’un langage en décomposition. Il y trouvait un raffinement de décadence. Verlaine, au
contraire, y voyait la preuve d’un art vigoureux et sa plaquette des Poètes
maudits qui parut peu de temps après et où figurait Mallarmé fut le second coup de
gong qui devait éveiller l’attention autour de lui.
* *
{p. 154}La singularité de Mallarmé était bien faite pour séduire des jeunes poètes en quête d’un idéal nouveau. Tous se mirent à le fréquenter et il n’est pas mauvais de rechercher dans leurs écrits l’écho de leurs impressions.
Jean Moréas nous avoue qu’après avoir lu le Tombeau d’Edgard Poe il
n’avait plus qu’un désir, c’était d’être présenté à l’auteur de « ces vers
sublimes »
. Louis Le Cardonnel, avec qui il était en relations, se chargea de
le conduire chez le maître.
Nous y fûmes, raconte-t-il, par un soir d’octobre de 1883, et nous eûmes la chance de le trouver seul. Sa noble dialectique me ravit tout de suite. Cette maison de la rue de Rome me frappa dès la porte de l’entrée, dès l’escalier. Elle n’est cependant qu’une vulgaire maison moderne, mais je pense, et ne riez pas, que la fréquentation du poète l’avait imprégnée de charme.
Il y avait dans Mallarmé un faune certes ; je lui trouvai certains jours le geste et la grâce d’un tailleur pour dames idéal. N’avait-il pas rédigé un étrange journal de modes, non pour le gain, mais par amour de cet art ? Il savait rendre, par sa parole animée, les maillots d’actrice un sujet digne de Platon.
Stéphane Mallarmé, ce métaphysicien, cet abstracteur qui connut la beauté dans son aspect, je dirais invisible, faisait en même temps sourdre, par le sortilège qui était en lui, de tous les petits riens épars dans la vie contemporaine, une claire source de plaisir esthétique.
J’ai revu souvent Mallarmé depuis ma première visite. Je l’ai revu à ses réceptions hebdomadaires. Je l’ai revu seul et j’ai pu m’en faire une idée inexprimable.
Gustave Kahn de son côté nous parle de la « prestigieuse »
conversation de
Mallarmé, « souple, signifiante, {p. 155}chatoyante, colorée. Elle était d’une
abondance stylisée, d’une élégance nourrie, d’une nouveauté pleine de paillettes
rares »
.
Laurent Tailhade s’extasie également sur ce miraculeux don de parole :
Jamais causeur plus exquis, plus varié, plus fécond en trouvailles. Mallarmé orientait ses propos, avec un art invisible et discret, vers l’idéalité la plus haute sans négliger pourtant de cueillir en chemin toutes les fleurs de sa riche fantaisie. En mots vivants, précis, diaphanes, exacts et lumineux, en phrases limpides comme le cristal, d’une voix un peu sourde… sans fatigue ni trêve, il déroulait, trésor infini, ses nobles paradoxes. Il formulait une sagesse rare, une philosophie élégante et dédaigneuse en axiomes imprévus. Son éloquence, tout d’abord, surprenait par la clarté… Rien de plus net, de plus direct que son discours. Le poète s’y révélait comme un héritier avantagé des Rivarol, des Chamfort, de ces maîtres qui faisaient tenir en un mot la substance d’un livre et poussèrent l’art de causer dans son intégrale perfection31.
Je puis en porter moi-même témoignage : Quelle ferveur attentive autour de lui dans cette petite salle à manger-salon, quand il parlait, debout, en pantoufles et veston, accoudé au poêle-cheminée d’angle en faïence, un cigare aux doigts, les yeux suivant, comme pour s’en inspirer, les méandres de la fumée. On eût dit qu’il ambitionnait de teindre ses propos à leur azur fugace. Le reflet rose de la lampe dormait sur la table, Derrière lui, son portrait, peint par Whistler, semblait s’effacer dans un brouillard de rêve. Mallarmé parlait à mi-voix, sur un ton de confidence.
{p. 156}
« La causerie naissait vite, écrit Albert Mockel. Sans pose, avec des silences, elle allait d’elle-même aux régions élevées que visite la solennité. »
« Un silence, ajoute Henri de Régnier, puis le geste hiératique devenait familier. L’esquisse merveilleuse s’éparpillait en croquis légers ; la haute théorie s’enguirlandait d’anecdotes charmantes qui, exquises dans leur grâce ou plaisantes en leur malice, valaient un rire juste et sobre. »
« On entrait chez Mallarmé, écrit encore un poète de la génération suivante, M. André Gide ; c’était le soir ; on trouvait là d’abord un grand silence ; à la porte tous les bruits de la rue mouraient. Mallarmé commençait à parler d’une voix douce, musicale, inoubliable !… Chose étrange : il pensait avant de parler. Et, pour la première fois, près de lui, on sentait, on touchait la réalité de la pensée ; ce que nous cherchions, ce que nous voulions, ce que nous adorions dans la vie existait ; un homme, ici, avait tout sacrifié à cela. »
Avez-vous remarqué dans cette citation de Gide la phrase : « On trouvait là
d’abord un grand silence ? »
On y sent le vœu des poètes du temps de s’isoler du
tumulte et des vaines agitations de la rue. Ce grand silence, c’est le seuil d’un autre
monde. La réalité ne compte plus. Nous sommes au cœur de la doctrine. Schopenhauer a
parlé. Le monde n’existe qu’en représentation. Le monde est une-création de l’âme. Le but
du poète n’est pas de rendre ce qu’il voit, mais ce qu’il sent. Tout ce qui se passe
autour de lui « n’intervient que pour être un prétexte à ses chants »
.
Moréas le dit et M. Édouard Dujardin nous le rappelle qui inscrit pour épigraphe en tête
de ses Hantises (1886) : « Seule vit notre âme »
et qui
cite pour référence cette pensée de Gourmont :
La seule excuse qu’un homme ait d’écrire, c’est de s’écrire {p. 157}lui-même, de dévoiler aux autres la sorte de monde qui se mire en son miroir individuel.
Et ces mots de Régnier :
Cet idéalisme est la clef métaphysique de la plupart des esprits qui composèrent l’école symboliste.
Les symbolistes ont fait du silence leur patrie. Ils vivent dans cette ombre où, dit
Vielé-Griffin, « marchèrent côte à côte Vigny et Baudelaire, Verlaine et
Mallarmé »
et il ajoute :
Cette ombre où vit Verhaeren, où Laforgue est mort, fut, pour ceux à côté desquels j’ai pris conscience de la vie, comme l’ombre des lauriers. Nous nous y plaisions car le lieu était frais et solitaire, avant que le corbillard de Verlaine, menant à sa suite une horde étrange, n’y soulevât l’amère poussière des réclames. Ainsi, pour nous fut violée cette solitude. Savez-vous qu’on a peur de nommer trop haut celui qu’on estime de peur que la gloire ne l’enlève et le gâte et l’annule.
et il terminait en s’écriant : « N’est-il pas de garantie contre
la gloire ? »
Je pourrais multiplier les citations à l’infini. J’en pourrais cueillir chez Bernard
Lazare, chez Camille Mauclair, chez Charles Morice, chez Rodenbach, chez Charles Maurras,
chez Théodore de Witzewa, chez Pierre Quillard… chez Jules Lemaître lui-même qui découvre
en Mallarmé « un bon platonicien »
.
N’est-ce pas miracle que Mallarmé ait réussi à s’imposer à des esprits si divers, qu’il
ait pu fournir de quoi séduire à la fois le réaliste Huysmans et le mystique Le Cardonnel,
des partisans de l’art social comme Gustave Kahn et des dilettantes comme Henri de
Régnier, {p. 158}des ironistes de la trempe de Laurent Tailhade et des moralistes de
la nature d’un Remy de Gourmont ou d’un André Gide et qu’il ait pu retenir l’attention
ensemble des outranciers du « symbolisme », et d’un esprit aussi lucide que Moréas ?
Comment Mallarmé, parnassien respectueux jusqu’à la manie des conventions prosodiques,
a-t-il pu mériter à ce point l’engouement des vers-libristes ? Comment expliquer ce
sortilège ? Est-ce par la seule magie de sa parole qui provoquait chez ses auditeurs
« une sorte de griserie intellectuelle »
? Est-ce par le besoin d’admirer
de la jeunesse et d’élire le premier guide qu’elle rencontre en chemin, comme l’insinue
M. André Gide quand il écrit :
Leconte de l’Isle était mort, Rimbaud perdu, Verlaine hagard, impossible à saisir. La conversation de Heredia, toute de verve, nourrissait peu. Sully Prudhomme se méprenait, Auprès de qui aller ?… Qui admirer, grands dieux ? en dehors de Mallarmé !
Il y a de cela sans doute, mais il y a autre chose encore. Il fallait bien qu’il y eût chez Mallarmé, pour justifier son emprise, autre chose qu’un charme personnel et qu’une heureuse coïncidence. Il fallait qu’il y eût la force et l’attraction irrésistible d’une vérité.
* *
Mallarmé appartient à une génération imprégnée de Renan et à qui Flaubert et les Goncourt ont inspiré le mépris de la chose publique. Nulle préoccupation chez lui de dogmes politiques ou religieux et, {p. 159}par là, se trouve écartée une source irritante de conflits. Son idéalisme nuageux se plie à toutes les confessions. S’il manifeste un doute, ce n’est plus avec l’angoisse agressive d’un Musset, mais avec la résignation stoïque d’un Vigny ou, mieux encore, avec le détachement fataliste d’un Gautier :
L’espace a pour jouet le cri : Je ne sais pas..
Sa conviction c’est que le poète est l’ouvrier de la civilisation et que, sans lui, le monde ne serait que ténèbres et chaos. Voilà la vérité, déjà enclose dans le vieux mythe d’Orphée, bâtisseur de villes et autour de laquelle se jouait le caprice de sa dialectique. L’harmonie crée l’univers et en institue les lois. L’idéalisme de Mallarmé se réfère à la conception de Plotin.
La poésie, selon lui, est la transposition de la vie qui va du fait à l’idéal.
Il faut résolument en exclure le réel parce que vil et se méfier de toute affirmation précise comme d’une négation imprudente.
Le sens trop précis ratureTa vague littérature.
Et c’est ainsi qu’il en arrivait à déclarer à Edmond de Goncourt qui le rapporte dans son
journal : « Le livre, c’est la parole sous la figure du silence »
et
encore : « Un poème est un mystère dont le lecteur doit chercher la clef. »
Il voulut « incorporer l’abstraction »
et pour cela imagina de substituer à
la musique des instruments, la musique de la « parole intellectuelle à son
apogée »
.
{p. 160}L’excellence de sa leçon consistait en ceci, qu’il engageait les poètes à :
1º S’éblouir de leur foi ;
2º Donner un sens plus pur aux mots de la tribu.
Lorsque la gloire lui vint, Mallarmé se vit obligé de descendre de sa tour d’ivoire et d’élargir son horizon. Autre chose est de se murmurer des paroles à soi-même dans la solitude, au coin du feu, ou de les proférer en plein air, quand on se sent écouté et qu’on prend charge d’âmes. Mallarmé n’avait pas été loin de considérer l’Art comme un jeu de mandarins ou, si l’on préfère, une spéculation d’initiés. Il se met alors à rêver d’une poésie éducatrice des foules, par le théâtre, mais dont la danse et la pantomime constitueraient les seuls moyens d’expression.
Ce fut, d’ailleurs, comme on l’a déjà remarqué, une évolution de pensée sans profit pour la poésie, car Mallarmé n’était plus à l’âge où l’on recommence sa vie. Le poète, chez lui, était à bout de souffle, qui ne se manifestera plus qu’à longs intervalles par des sonnets de circonstance. Mallarmé n’écrira plus guère qu’en prose. Et l’ère s’ouvre des Divagations.
Et ceci explique l’antinomie du théoricien et du poète imprimé. Ceci explique pourquoi l’unanimité se rompt des disciples de Mallarmé lorsque, affranchis de sa parole et désenvoûtés de sa présence, ils ne l’écoutent plus que dans ses livres.
Il est bien évident que Mallarmé ne s’est réalisé qu’imparfaitement dans ses vers. Il n’a laissé que de rares fragments. Ce sont plutôt, comme il le considérait lui-même, des ébauches, des essais, des indications. Des vers admirables éclatent, çà et là, des vers {p. 161}qui ont tout le relief des images et leur vertu suggestive.
René Ghil, dans la préface de son livre de début, appelait des vers qui seraient :
… un pré ou l’odeur des luzernes — une eau pâle et glauque aux rides s’élargissant ; des vers qui seraient l’inexprimable souvenir, devant deux grands yeux pâles et froids d’Aïeule, d’un soir d’hiver où veille la lune algide ; des vers qui seraient les mille murmures des heures noires, un dièze de violon, des voix dans la nuit, la saveur du vent de mer ; des vers qui donneraient l’écœurement d’une migraine, la lourdeur aveulie et molle d’une après-midi d’août, avec je ne sais quel rassasiement venu des moissons mûres.
Et René Ghil ajoutait :
Un seul poète, un grand poète a des vers pareils : Stéphane Mallarmé. C’est un rêveur qui, dans son rêve unique, met le sang de ses veines et son souvenir vivant de la terre. C’est un réaliste. Ses mots sont lumière, clair-obscur, sous-bois avec des chaleurs32…
René Ghil voyait tout cela dans l’Après-midi d’un faune, mais René Ghil sera le premier tout à l’heure à dénoncer d’abord le divorce qu’il y a entre l’écriture et la parole de Mallarmé et ensuite l’originalité contestable de son point de vue. Il écrira dès 1889 :
M. Stéphane Mallarmé a conçu une. Œuvre en maints volumes de laquelle pas un livre encore n’est écrit. Ce qu’il en dit montre que le principe de cette œuvre n’est nullement original et qu’elle ne doit se développer que comme très ingénieuse et intéressante compilation recréée par un esprit {p. 162}poétique, délicat et éminemment subtil, des conceptions idéales à priori.
C’est ainsi que l’un des livres générateurs est la mise en œuvre par des descriptions de nature de cette proposition : Si l’homme n’était pas, rien ne serait. Kant, Fichte, Hegel réclament.
Un mot de M. Stéphane Mallarmé montre enfin à quelles tendances s’arrête sa pensée : On ne peut se passer d’Eden.
Mais une idée de vérité le domine : le Symbole, quoique dans les poèmes détachés, les quelques sonnets surtout dernièrement parus et faits spécialement pour l’évidence de cette idée, elle n’apparaisse que comme jeu singulier et un peu puéril et faux. (Rappelons-nous tels sonnets descriptifs d’une console, d’un lit… où tout l’effort du poète tendit à décrire, sans les nommer, ces meubles),
Mais souventes fois M. Mallarmé a sévèrement et superbement parlé du vrai symbole. C’est vrai que tout est relatif et que chaque phénomène s’explique éternellement par un autre et notre vouloir doit travailler à pénétrer le plus de relations pour, si on les trouvait toutes, arriver ainsi à la cause première.
Seulement, comme étrange fut l’air de croire inventer cela… et dire qu’une prétendue école novatrice voulut vivre sur cette prétendue trouvaille !
M. René Ghil en profite pour partir en guerre contre l’école symboliste de laquelle il voulait se distinguer et entend démontrer que son symbolisme à lui, d’ordre philosophique, n’a rien à voir avec ce prétendu symbole qui n’est qu’un déroulement d’images successives.
Un symboliste authentique, M. Vielé-Griffin, se rencontre avec René Ghil dans sa
condamnation de Mallarmé, mais pour d’autres raisons. Il lui en veut d’avoir
« obscurci en nous le sens de la clarté »
. Et un second symboliste bon
teint, M. Adolphe Retté, {p. 163}proclame que Mallarmé fut « l’erreur du
Symbolisme »
.
Voici, s’étonnait-il, un homme qui connut la célébrité pour n’avoir pas écrit l’œuvre annoncée pendant dix ans comme devant résumer, sous une forme définitive, l’âme humaine et l’âme universelle. Il employa son existence à rééditer dix sonnets, six poèmes en vers un peu plus étendus, quinze poèmes en prose, une scène de tragédie et quelques fragments théoriques. De son propre aveu, ce n’étaient là que des essais, les pierres d’attente d’un édifice toujours futur dont il expliquait à l’occasion le plan et la portée, mais qu’il ne voulut ou plutôt qu’il ne put bâtir.,
La raison de cette impuissance réside en ceci que Mallarmé se déclarait « incompétent en autre chose que l’absolu » ; or on ne réalise pas l’absolu.
Partant de ce principe bizarre que « nommer un objet, c’est supprimer les trois quarts de la jouissance du poème qui est faite du bonheur de deviner peu à peu », il s’interdit de traiter autrement que par allusions, les vers et les proses qu’il offrait à la sagacité de ses lecteurs… Il accuse les mots de ne pas représenter suffisamment ses concepts. D’une part, il les méprise si fort qu’il préfère à un texte même sublime, des pages blanches portant un dessin espacé de virgules et de points. Mais, d’autre part, il leur confère une fonction nouvelle à quoi personne n’avait pensé jusqu’alors : « Il faut, dit-il, que de plusieurs vocables, on refasse un mot total, neuf, étranger à la langue et comme incantatoire… qui nous cause cette surprise de n’avoir ouï jamais tel fragment ordinaire d’élocution en même temps que la réminiscence de l’objet nommé baigne dans une neuve atmosphère.
Et Retté, romantique malgré lui jusqu’à la moelle des os, s’élève contre cette prétention d’un langage spécial, convaincu qu’il est que le rôle du poète consiste à dépeindre, au moyen d’images frappantes, ses joies et ses douleurs personnelles, de telle sorte qu’elles {p. 164}offrent à tous une interprétation fidèle des joies et des douleurs communes.
Mais un autre poète, l’un de ceux qui ont suivi avec le plus d’attention et avec le plus de révérence la leçon de Mallarmé, M. Paul Valéry, lui fait précisément mérite de ce dont M. Retté lui fait grief, en nous expliquant la genèse d’une des pièces les plus hermétiques du maître : Jamais un coup de dés n’abolira le hasard.
Lorsque Mallarmé, écrit Paul Valéry, m’ayant lu le plus uniment du monde son Coup de dés, comme simple préparation à une plus grande surprise, m’en fit enfin considérer le dispositif, il me sembla voir la figure d’une pensée, pour la première fois, placée dans notre espace… Ici, véritablement, l’étendue parlait, songeait, enfantait des formes temporelles. L’attente, le doute, la concentration étaient choses visibles. Ma vue avait affaire à des silences qui auraient pris corps. Je contemplais à mon aise d’inappréciables instants : la fraction d’une seconde, pendant laquelle s’étonne, brille, s’anéantit une idée ; l’atome de temps, germe de siècles psychologiques et de conséquences infinies, paraissaient enfin comme des êtres, tout environnés de leur néant rendu sensible. C’étaient murmure, insinuations, tonnerre pour les yeux, toute une tempête spirituelle menée de page en page jusqu’à l’extrême de la pensée, jusqu’à un point d’ineffable rupture ; là, le prestige se produisait ; là sur le papier même, je ne sais quelle scintillation de derniers astres tremblait infiniment pure dans le même vide interconscient, où comme une matière de nouvelle espèce, distribuée en amas, en traînées, en systèmes, coexistait la Parole !
« Ne trouvez-vous pas, avait dit Mallarmé à M. Paul Valéry, en lui soumettant les
épreuves du Coup de dés, que c’est un acte de démence ? »
Paul
Valéry estima, au contraire, que c’était une tentative merveilleuse. {p. 165}Il en
eut la révélation, le soir même, en contemplant, dans la campagne de Valvins,
« l’incomparable ciel de juillet, tandis qu’il marchait en compagnie du poète, au
milieu du Serpent, du Cygne, de l’Aigle et de la Lyre »
. Il y prit l’impression
que le texte de Mallarmé était calqué sur le texte de l’univers, « texte de clartés
et d’énigmes qui parle et qui ne parle pas, qui affirme et qui nie »
. Il y
retrouvait le même chaos de ratures et de surcharges, la même création de néant et il ne
put se retenir de penser que Mallarmé « avait essayé d’élever enfin une page à la
puissance du ciel étoilé »
.
Ne souriez pas trop. Si aventurée que paraisse l’hypothèse de M. Paul Valéry, elle est
plausible, Hugo n’avait-il pas émis la prétention de modeler son œuvre sur l’univers et
n’est-ce pas l’éternel conflit du bien et du mal qui s’y joue, qui lui avait suggéré son
procédé de l’antithèse ? Il se peut que M. Paul Valéry, croyant suivre Mallarmé, se soit
égaré dans son propre rêve et n’ait réussi qu’à se traduire lui-même, mais son cantique
méritait d’être reproduit. Sans doute, ce n’est pas la première fois qu’on essaye de nous
donner une interprétation de Mallarmé. Ses passages obscurs n’ont pas manqué d’exercer
l’ingéniosité des scoliastes, mais de toutes leurs versions contradictoires aucune n’a
réussi à s’imposer et qu’importent après tous ces velléités d’élucidation, puisque, comme
le reconnaît Coppée lui-même, ami de la clarté, « le charme des vers de Mallarmé,
même lorsque leur sens se dérobe, agit en nous et nous pénètre à la façon d’une musique
ou d’un parfum »
. Le dernier mot appartient à Remy de Gourmont : « Là où
la poésie de {p. 166}Mallarmé est belle, elle le demeure
incomparablement. »
* *
Jules Laforgue estime que Mallarmé ne relève que de la conscience parnassienne dont il
fut « l’apothéose »
et M. André Gide exprime le même avis, entendant par là
qu’il ne le considère pas comme un initiateur, mais comme le sommet et la consommation du
mouvement parnassien. Moréas, après avoir admiré Mallarmé, disait vers la fin :
« Je ne rouvrirai plus ses livres. »
Pourtant, plus d’un quart de siècle
après sa mort, la jeunesse intellectuelle qui a enterré d’un cœur joyeux le Parnasse et
qui est en train d’enterrer si résolument le symbolisme, se préoccupe toujours de Stéphane
Mallarmé. Son inquiétante figure de sphinx grandit avec le recul du temps et se dresse
plus obsédante que jamais à l’horizon. M. André Thérive retrouve son influence jusque chez
les néo-classiques contemporains. M. Albert Thibaudet lui consacre une importante étude,
M. Paul Souday qui n’a point accoutumé de se perdre dans les nuages répond avec
tranquillité à ceux que hante la peur d’être mystifiés : « On peut admirer
Mallarmé »
et ce matin même (1920), M. Poizat, esprit sage et prudent et que
requièrent peu les aventures, écrit dans son Histoire du Symbolisme :
« Nul poète ne mérite autant que Mallarmé ce titre de maître si facilement
prodigué. »
M. Albert Mockel s’était écrié un jour : « Mallarmé est un héros »
(Le Journal, 19 sept. 1898) et Paul Adam, incontinent, de renchérir :
« Mallarmé fut mieux qu’un {p. 167}héros, il fut un saint. Il eut le culte
de la pensée au point de lui sacrifier tout bonheur. »
M. Édouard Dujardin le
range parmi les prophètes et voit, à travers lui, reluire les flammes d’Ézéchiel33. M. Joachim Gasquet le compare à
Prométhée : « Mallarmé, écrit-il, par le spectacle d’un immense génie fourvoyé,
nous a donné le goût de l’héroïsme et l’impérieux besoin de la victoire. »
Ainsi donc, le Mallarmisme a cessé d’être une doctrine littéraire pour devenir une religion. C’est le caractère que présageait à ses débuts Gustave Kahn, lorsqu’il parlait :
Des mardis soirs de Mallarmé suivis avec tant de recueillement qu’on eût dit vraiment, dans le bon sens du mot, une chapelle à son quatrième de la rue de Rome… Oui, on eût cru, à certains soirs, être dans une de ces églises, au cinquième ou au fond d’une cour, où la manne d’une religion nouvelle était communiquée à des adeptes.
La critique n’a plus ici qu’à enregistrer. Les articles de Foi échappent à la discussion. Après cela, il nous est loisible, comme nous y invitait Moréas, de refermer les livres de Mallarmé. Laissons les mystiques se débrouiller dans cette poésie fantôme et la sculpter à leur image. Ainsi, les nuages déploient, en courant dans l’azur, une succession de silhouettes mobiles que chacun interprète à son gré. À quoi bon disséquer l’œuvre de Mallarmé pour y chercher la justification d’un si formidable engouement ? Il suffirait à sa gloire d’en avoir été le prétexte et si, comme {p. 168}le prétendent certains, il y eut chez le poète une intention mystificatrice, il faut reconnaître qu’elle fut déjouée par le caprice du hasard. Mallarmé, dans ce cas, n’aurait réussi qu’à se duper lui-même.
Conclusions §
{p. 169}Nous voici parvenu au second relai de notre randonnée à travers le mouvement
symboliste. La décade (1890-1900) s’est ouverte sur son triomphe, mais la roche tarpéienne
est près du Capitole, Au banquet Moréas, le toast de Maurice du Plessys avait
singulièrement détoné sur les autres. Sa Dédicace à Apollodore sonnait
déjà comme un défi roman. C’est que Maurice du Plessys savait Moréas vacillant et sur le
point de rompre avec l’École. Moréas s’était rendu compte que le Symbolisme, utile à son
heure, n’offrait que les caractères d’un Art transitoire, et qu’à le suivre
inconsidérément, au lieu de s’acheminer à la Terre promise, on risquait de choir dans un
cul-de-sac. Ainsi, le jour même où le Symbolisme se croyait assuré de sa pleine cohésion
et de la victoire définitive, un léger craquement lui présageait une scission prochaine.
Le désaveu de Moréas lui sera d’autant plus pénible qu’il venait de le couronner pour
chef. Peu de temps après le banquet, ce désaveu parut sous la forme du manifeste de l’École romane34. Ce manifeste correspondait tellement à
une nécessité, qu’il fut le signal d’une réaction générale contre l’École symboliste. Les
actes d’hostilité se succèdent d’heure en heure, de toutes parts. L’École romane avait
revendiqué {p. 170}les droits de la Tradition, Charles Morice revendique les droits
de l’Esprit français, puis c’est Fernand Gregh qui revendique les droits de l’Humanisme.
Le Symbolisme connaîtra même un retour offensif du Naturalisme, décoré pour la
circonstance du nom de Naturisme par Saint-Georges de Bouhélier. Les
Parnassiens, qui n’acceptent pas leur défaite, relèvent la tête en 1900 et lui notifient
par la voix de Mendès que « sa poétique est déjà surannée et vieillissante35 »
Mais
le coup le plus droit porté à son influence sera le triomphe de Cyrano de
Bergerac où Rostand se gausse des petits esthètes du « Mercure françois ». Si
sensible que je sois aux qualités d’Edmond Rostand, je ne m’illusionne guère sur la portée
du succès de Cyrano. Les Symbolistes avaient peut-être {p. 171}le
droit de s’en prétendre peu affectés. N’empêche que le gros du public en demeura
impressionné et que nombre de lecteurs qui commençaient à se résigner à leur formule, en
prirent prétexte pour s’en écarter définitivement.
Les Symbolistes n’avaient pas besoin de ce coup de grâce. Le vif mouvement de curiosité qu’ils avaient éveillé, à leurs débuts, n’avait été qu’un feu de paille. Le bruit s’était calmé. La jeunesse évoluait. Une génération nouvelle se levait, éprise de sports et de vie agissante, qui n’avait guère le goût des spéculations métaphysiques ni des subtilités prosodiques. La foi se perd. L’enthousiasme faiblit.
On voit s’introduire, dans les Cénacles chevelus, de jeunes esthètes gourmés dont les prétentions d’arrivistes et les pratiques de faiseurs montrent assez qu’ils n’ont pas retenu la leçon de leurs aînés. C’est, au lieu du désintéressement absolu et de la probité artistique, la course à la réclame et aux récompenses monnayées.
Pourtant cette décade fut pour le Symbolisme une belle période d’activité. D’excellents poètes s’y révèlent : Albert Samain, Francis Jammes, Charles Guérin, Paul Fort. Mais elle fut attristée par des deuils cruels (Paul Verlaine, Stéphane Mallarmé). Elle ne s’est pas terminée que Samain nous quitte, suivi dans la tombe, à quelques jours d’intervalle, par Emmanuel Signoret. Elle se clôt sur la mort de Léon Deschamps qui avait rassemblé leurs efforts dans la Plume.
D’une façon générale, l’heure est néfaste aux Poètes. L’Avenir, pour eux, s’assombrit. Il n’y a pas que les Symbolistes qui soient victimes de l’indifférence publique {p. 172}et des préventions officielles. Moréas offre ses Stances à la Revue des Deux Mondes qui les repousse comme indignes d’elle et l’Académie française lui refusé le prix Archon-Despérouse que ses admirateurs avaient, à son insu, sollicité pour lui. Mais les vrais poètes se consolent aisément de l’aveuglement de leurs contemporains. Ils savent que leur royaume n’est pas de ce monde et que la gloire ne fleurit guère que sur les tombeaux.
Qu’on ne m’objecte pas, à l’encontre de cette indifférence, l’exemple d’Edmond Rostand, Son admirable Cyrano n’ouvrait pas plus une renaissance poétique qu’il ne prouvait un retour du public à la Poésie. Cyrano réussit quoique et non parce que en vers. Ce succès fut un coup de surprise qui ne devait pas se renouveler. Cyrano prouve si peu une disposition du public à mordre au lyrisme, que les autres drames de Rostand qui sont loin de lui être inférieurs n’ont obtenu que des succès contestés. La critique fit la grimace à Chantecler, qui pourrait bien être son chef-d’œuvre. La Comédie Française, elle-même, avait écarté Rostand à ses débuts pour la même raison qui la faisait délaisser de plus en plus nos vieux tragiques qui ont le tort, à ses yeux, de ne pas « faire recette ». Je ne sais si c’est pour la punir de son avarice et de cette irrévérence à l’endroit des Muses que les dieux la dévouèrent aux flammes. La Comédie Française brûle le 8 mars 1900.
D’ailleurs Rostand est malade. Son dernier effort de l’Aiglon semble l’avoir épuisé. Il nous quitte pour Cambo et ses amis craignent qu’il n’en revienne plus. Déjà le boulevard impitoyable l’enterre avec un {p. 173}mot féroce : il l’a surnommé Edmond À bout. Et le théâtre retombe à la prose, à ses vieux errements d’autant plus désuets en regard des initiatives audacieuses d’Antoine, de Paul Fort et de Lugné-Poë. Antoine est devenu directeur de théâtre. Il a pignon sur rue, mais il semble assagi et comme gêné par ses fonctions nouvelles. Il nous donne, cette année, la Clairière de Donnay et de Descaves, Poil de carotte de Jules Renard et du Courteline. Ce n’est pas mal, évidemment, mais cela n’a rien à voir avec la lyre et la prose même de Courteline paraît encore trop sérieuse à la foule qui s’en détourne pour les outrances du café-concert et les déshabillés galants du music-hall. Le cinéma fait son apparition et puis il y a le cirque, le cirque avec ses clowns, ses gymnasiarques, ses animaux savants et ses jongleurs ; le cirque, toujours sûr de retrouver son prestige accru aux époques de décadence. Et partout s’ouvrant des tournois de boxe et de lutte où la foule s’empresse. Elle s’y passionne pour les concurrents et y engage des paris comme elle fait pour les chevaux, sur les champs de courses. En 1900, s’organisent les grandes épreuves de la Ceinture d’or qui échoit au lutteur turc Karah-Ahmed. Il n’est pas encore question d’élever une statue au vainqueur, mais son image reluit à toutes les devantures entre celles du nouveau président de la République et du dernier académicien élu. La lutte n’a pas seulement ses temples, elle a ses journaux et sa littérature. Un photographe célèbre édite et met en circulation un album que l’on s’arrache et où figurent in naturalibus nos lutteurs en renom, soufflés de graisse, véritables mastodontes, chaos de chairs informes, aux mamelles {p. 174}de nourrice et gratifiés pour la plupart de faces bestiales, dont le seul intérêt est de nous démontrer que la culture physique ne suffit point pour donner à ses adeptes le profil d’un Apollon. Il y a aussi les réunions de vélodrome, les courses de bicyclettes, celle de Bordeaux-Paris, la course internationale d’automobiles Paris-Lyon, etc…
Où, dans ce tohu-bohu, trouver le temps d’ouvrir les livres ? Les journaux, eux-mêmes, n’ont pas assez de place pour rendre compte de toutes ces manifestations sportives ; comment en trouveraient-ils pour les manifestations intellectuelles ? Ils savent d’ailleurs que la foule s’en désintéresse. Si quelques feuilles conservent encore une rubrique des livres, c’est pour y insérer les communications payées des éditeurs. Imprudents éditeurs qui ne voient pas qu’ils tuent la poule aux œufs d’or et qu’en voulant domestiquer la critique, ils lui enlèvent tout crédit !
En 1900, le bruit des flonflons couvre la voix des poètes. Le vent souffle aux réjouissances. Le siècle se meurt. On lui fait de joyeuses funérailles. On l’enterre au fracas des pétarades et des musiques de cette foire mondiale qu’est l’Exposition universelle. Apothéose de la prostitution cosmopolite, dit M. Gabriel Séailles. Et il est vrai que ce fut une bacchanale monstre, une orgie effrénée où, pour l’illustration des mœurs baptisées « fin de siècle », on voit des princesses enlever des tziganes et des têtes couronnées folâtrer avec des danseuses impubères. La France n’est pas responsable de ces mœurs. Certes, son peuple est léger et étourdi. À la section allemande de l’Exposition, il passe vite indifférent devant l’artillerie Krupp pour s’extasier {p. 175}plus longtemps devant le faux marbre et le carton-pâte colossal du pavillon impérial. Le snobisme achalandé avec une emphase affectée les débits et la camelote boches. Il fait de cette section allemande le clou de la fête. Rien n’y manque que le Kaiser et nos journaux se mettent à entonner ses louanges comme pour le décider à entreprendre le voyage. Que ne suit-il l’exemple de la reine de Saxe que nous avons accablée d’hommages ? Nous tiendrait-il rigueur de l’affaire Dreyfus ? Il sait pourtant que nous avons passé là-dessus l’éponge et que l’année a débuté par le bannissement de Paul Déroulède. Ah ! oui, que notre peuple est léger, mais il n’est pas si corrompu qu’il le laisse entendre. N’en croyez pas ce fanfaron de vice. La France reste saine dans sa masse. Elle a ses immenses réserves d’hommes des champs et de travailleurs des villes. Ces mœurs « fin de siècle » ne sont pas à proprement les siennes. Ce sont les mœurs du Paris des boulevards, du Paris cosmopolite, mais quand même le Paris du travail s’en mêlerait provisoirement, il aurait, pour excuse de fêter la croix de la Légion d’honneur qu’il vient de recevoir36. N’est-il pas permis, en pareille circonstance, aux plus honnêtes de se laisser aller un peu à la débauche ? En somme, la France entière a d’excellents motifs de vouloir se détendre des convulsions de l’affaire Dreyfus. Elle entend prendre ses vacances. À l’imitation de l’héroïne de Sardou, cette Madame Sans-Gêne qui fait fureur depuis plusieurs saisons et que Réjane fait applaudir à Paris pour la millième fois, après l’avoir promenée de ville {p. 176}en ville, sur tous les points du territoire, la France, excédée de la mégalomanie de Félix Faure et de son souci de restaurer le cérémonial des cours, aspire au sans-façon et à la bonne franquette. La France met les coudes sur la table. Elle ne veut plus, autour d’elle, que des visages paternels et débonnaires, des figures, si j’ose dire, de francs-lurons. À l’Élysée, elle a placé M. Loubet dont les yeux rieurs et la barbe fleurie reflètent, à qui le contemple avec complaisance, la bonhomie de Henri IV, le populaire instituteur de la « poule au pot ». À la présidence du Sénat, elle a placé le bon papa Fallières, au visage réjoui de maître vigneron. Il n’est pas jusqu’à l’Académie qui, pour se mettre à la page, n’accueille le vieil étudiant Faguet, si peu soucieux du décorum qu’on le rencontre faisant les courses dans son quartier, en manches de chemise avec une bottelée de légumes sous le bras. La préfecture de police était aussi invitée à « s’humaniser ». Certes, M. Lépine ne s’embarrassait guère des restrictions protocolaires. Ennemi de l’étiquette, on le voyait prendre la tête des cortèges en jaquette et en chapeau melon, ce qui clouait de stupeur indignée son prédécesseur M. Lozé, et M. Lépine avait aussi, quand il voulait, le sourire, mais il lui arrivait trop souvent de prendre une grosse voix d’ogre et sa barbiche impériale, dans le feu des manifestations, était susceptible d’évoquer aux Parisiens de fâcheux souvenirs. On l’a donc exilé en Algérie pour mettre à sa place un préfet de police de tout repos, M. Blanc. Et M. Blanc a choisi pour chef de cabinet M. Pujalet, le plus affable et le plus cordial des hommes, instruit de la vulnérabilité des cœurs et qui sait y compatir.
{p. 177}À ces messieurs, il ne déplaît pas que le peuple s’amuse, et le peuple en profite. Et pourquoi non ? Il ne reçoit que de bonnes nouvelles. Il regorge de bien-être à bon marché. M. Lucien March, chef de la statistique générale de France, a constaté que le coût de la vie, qu’il avait étudié depuis 1875, suivait une courbe descendante et qu’en l’an de grâce 1900, il n’en suffit plus, à une famille de quatre personnes, que de la misérable somme de 1 029 francs — chiffre rond sans centime — pour boucler son budget annuel. Nous roulons donc à l’Âge d’or37. Encore quelques années et nous pourrons vivre, comme des coqs en pâte, sans bourse délier.
Acceptons-en l’augure et cessons de bouder à l’allégresse générale. Fi des moralistes et des poètes trouble-fête ! Laissons pour aujourd’hui chômer les Muses. Nous en reparlerons demain, Elles ont le temps d’attendre, étant immortelles. Cette foire de l’Exposition universelle n’est pas si déplaisante après tout. Avec ses palais et sa population hétéroclites, ses noubas, ses aimées, ses danses nègres, ses derviches tourneurs et ses cortèges javanais, elle nous rend l’image du monde en raccourci. Les civilisations disparues y revivent mêlées à la nôtre et nous offrent leur plus gracieux sourire, leurs richesses et toutes leurs tentations. Venise y joint Pékin. On y passe d’une ruelle de l’ancien Bagdad à celles du vieux Paris. Si l’excès du moderne style munichois nous importune le jour, le soir c’est un enchantement, un {p. 178}conte des mille et une nuits. La Loïe Fuller a fait école. Elle nous a remis Schéhérazade en tête. Ce n’est partout qu’illuminations féeriques, jeux de lumières transparentes et cascades lumineuses. La Terre semble flotter dans l’espace, baignée des nuances tendres de l’Arc-en-ciel.
L’Exposition n’a pas fermé ses portes qu’on songe déjà à la prochaine. Une discussion s’ouvre dans la presse sur la date à fixer. La tradition veut que ces sortes de solennités se succèdent de dix ans en dix ans, mais on s’est rendu compte que leur développement progressif exige, désormais, une plus longue gestation. « Si nous remettions cela à vingt ans ? » propose l’un. À quoi l’autre : « Coupons la poire en deux ! » et sans doute parce qu’il est instruit de la vertu du nombre sept et de ses multiples, il opine pour l’année 1914. Va pour 1914 ! C’est la date qui paraît la plus congruente et que l’on retient. D’ici là nous aurons le temps de préparer des merveilles. Ah ! que ce journaliste se montrait bon prophète et qu’il avait raison de nous assurer que la prochaine rencontre des nations en champ clos aurait plus de retentissement encore, Tudieu ! quelle rutilante flambée en perspective ! quelle magnifique pluie d’étincelles ! quel formidable bouquet d’artifice et quel gigantesque embrasement final ! Soyons sûrs que la lueur s’en verra de loin et que les effets s’en feront sentir jusqu’au bout du monde. Oui, le tournoi de 1914 restera inscrit dans les fastes de l’Histoire !
Éphémérides poétiques,
1891-1900 §
1891 §
{p. 179}— Théodore de Banville : Occidentales. Rimes dorées.
Jean Ajalbert : Femmes et paysages.
Émile Blémont : Les Pommiers en fleurs.
Tristan Corbière : Les Amours jaunes (réédition Vanier).
Max Elskamp : Dominical.
Gustave Kahn : Chansons d’amant.
René Ghil : Le vœu de vivre.
Francis Jammes : Six sonnets.
Pierre Louÿs : Astarté.
Charles Le Goffic : Chansons bretonnes.
Stuart Merrill : Les Fastes.
Éphraïm Mikhaël : Œuvres posthumes.
Albert Mockel : Chantefable un peu naïve.
Maurice du Plessys : Dédicace à Apollodore.
Henri de Régnier : Épisodes, sites et sonnets.
Georges Rodenbach : Le Règne du silence.
Arthur Rimbaud : Le Reliquaire.
Emmanuel Signoret : Le Livre de l’amitié.
Fernand Séverin : Le Don d’enfance.
Laurent Tailhade : Au pays du mufle. — Vitraux.
Paul Verlaine : Bonheur.
Daniel de Venancourt : Les Adolescents.
Max Waller : La Flûte à Siebel.
{p. 180}Revues : L’Art social (Gabriel de la Salle). — La Revue blanche (Alexandre Natanson). — La Revue de l’Évolution. — Chimère (Paul Redonnel). — Le Carillon (L. de Saunier).
1892 §
Théodore de Banville : Dans la fournaise.
Sully Prudhomme : Réflexions sur l’art des vers.
Édouard Dubus : Quand les violons sont partis.
Max Elskamp : Dominical.
André Fontainas : Les Vergers illusoires.
Francis Jammes : Vers.
Paul Gérardy : Chansons naïves.
Robert de Montesquiou : Les Chauves-souris.
Maurice du Plessys : Le Premier livre pastoral.
Henri de Régnier : Tel qu’en songe.
Arthur Rimbaud : Les Illuminations.
Edmond Rostand : Les Romanesques.
Han Ryner : Les Chants du divorce.
Robert de Souza : Le Rythme poétique.
Paul Verlaine : Liturgies intimes.
Robert de la Villehervé : Les Âmes fleuries.
Revues : Le Chasseur de chevelures (Tristan Bernard). — La Croisade (Émile Boubert). — L’Idée libre (Émile Besnus). — La Joute (Masson Darboy). — Le Livre d’art (Paul Fort). — Le Mouvement littéraire (Fernand Roussel). — Le Saint Graal (Emmanuel Signoret). — Psyché (V.-Émile Michelet). — La Syrinx (Joachim Gasquet). — La Revue jeune (Maurice Pujo). — L’Art et l’Idée (Octave Uzanne). — L’En dehors (Zo d’Axa). — Les Essais d’art libre (Edmond Coutances). — Les Essais des jeunes (Emmanuel Delbousquet). — Floréal (Paul Gerardy). — Le Réveil, Flandre et Wallonie (Max Elskamp-Gerardy-Maeterlinck).
{p. 181}The Pagan Review, parodie anglaise des revues symbolistes françaises (Rudgwick — Sussex).
1893 §
Auguste Dorchain : La Jeunesse pensive.
Max Elskamp : Salutations dont d’angéliques.
Charles Guérin : Fleurs de neige.
Valère Gille : Le château des Merveilles.
José Maria de Heredia : Les Trophées.
Ferdinand Hérold : Chevaleries sentimentales.
Stéphane Mallarmé : Vers et prose.
Jean Moréas : Autant en emporte le vent.
Saint-Pol-Roux : L’Âme noire du prieur blanc.
Albert Samain : Au Jardin de l’infante.
Paul Verlaine : Odes en son honneur.
Verhaeren : Les Campagnes hallucinées.
Francis Vielé-Griffin : La Chevauchée d’Yeldis.
Revues : L’Académie française (Saint-Georges de Bouhélier). — Le Cœur (Jules Bois). — La Croisade (Émile Boubert). — Le Procope (Théo). — La Revue anarchiste (Charles Chatel et André Ibels). — L’Ère nouvelle (Georges Diamandy). — L’Escarmouche (Georges Darien).
1894 §
Auguste Dorchain : Vers la lumière.
François Fabié : Les Voix rustiques.
André Fontainas : Nuits d’Épiphanie.
Paul Fort : Plusieurs choses. — Premières lueurs sur la colline. — Monnaies de fer.
René Ghil : L’Ordre altruiste.
Remy de Gourmont : Hiéroglyphes.
Charles Guérin : Joies grises.
Jules Laforgue : Poésies complètes.
Pierre Louÿs : Les Chansons de Bilitis.
Hugues Lapaire : L’Annette,
{p. 182}Mauclair : Sonatines d’automne.
Jean Moréas : Ériphyle.
Robert de Montesquiou : Le Chef des odeurs suaves.
Hugues Rebell : Chants de la pluie et du soleil.
Léon Riotor : Le Pêcheur d’anguilles.
Emmanuel Signoret : Daphné.
Édouard Schuré : La Vie mystique.
Robert de Souza : Fumerolles.
Paul Verlaine : Dans les Limbes. — Épigrammes.
Francis Vielé-Griffin : Пαλαι.
Revues : Le Centaure (Henri Albert). — Le Magazine international (Léon Bazalgette). — L’Idée moderne (Nicole Chambellan). — L’Ymagier (Remy de Gourmont et Alfred Jarry). — Les Ibis (Degron et Klingsor). — L’Album des légendes (A. et J. des Gachons). — L’Art littéraire (Louis Lormel). — La Revue et l’Idée (Maurice Leblond). — Pages littéraires (Genève).
1895 §
Henri Barbusse : Les Pleureuses.
Henry Bataille : La Chambre blanche.
Émile Blémont : La Belle Aventure.
Aristide Bruant : Dans la Rue.
Max Elskamp : En symbole vers l’Apostat.
Paul Fort : Presque les doigts aux clés. — Limbes de lumière. — Il y a là des cris.
André Fontainas : Les Estuaires d’ombre.
Gustave Kahn : Domaine de fée. — La pluie et le beau temps.
Leconte de Lisle : Derniers poèmes.
Maurice et André Magre : Éveils.
Stuart Merrill : Petits poèmes d’automne.
Alfred Mortier : La Vaine Aventure.
{p. 183}Camille Mauclair : Couronne de clarté.
Robert de Montesquiou : Le Parcours du rêve au souvenir.
Edmond Rostand : La Princesse lointaine.
Lionel des Rieux : Les Amours de Lyristès.
Arthur Rimbaud : Poésies complètes.
Yvanhoé Rambosson : Le Verger doré.
Henri de Régnier : Aréthuse. Poèmes (1887-1898).
Ernest Raynaud : Le Bocage.
Adolphe Retté : L’Archipel en fleurs.
Fernand Séverin : Un Chant dans l’ombre.
Raymond de La Tailhède : La Métamorphose des Fontaines.
Daniel de Venancourt : Le Devoir suprême.
Verhaeren : Almanach. — Les Villages illusoires. — Les Villes tentaculaires.
Francis Vielé-Griffin : Poèmes et poésies.
Revues : L’Action (Otto). — Arte (Eugénio de Castro). — L’Art jeune (Van Lerberghe). — Le Livre des légendes (Jacques des Gachons). — Nib (Tristan Bernard). — Le Coq rouge (Demolder). — La Coupe (Richard Weman). — La Critique (Georges Bans). — L’Enclos (F. Vincent et H. Samon). — L’Épreuve littéraire (Henri Albert).
1896 §
Léon Dierx : Poésies complètes.
Max Elskamp : Six chansons du pauvre homme.
Anatole France : Poésies complètes.
Paul Fort : Ballades.
Ferdinand Hérold : Intermède pastoral.
André Lemoyne : Fleurs du soir.
{p. 184}Jean Moréas : Poésies (1886-1896).
Robert de Montesquieu : Les Hortensias bleus.
Maurice du Plessys : Etudes lyriques.
Maurice Rollinat : Les Apparitions.
Georges Rodenbach : Les Vies encloses.
Emmanuel Signoret : Vers dorés.
André Theuriet : Poésies.
Hélène Vacaresco : L’Âme sereine.
Émile Verhaeren : Poèmes. — Les Heures claires.
Paul Verlaine : Chair. — Invectives.
Revues : L’Aube (P. Guedy). — Le Livre d’art (Paul Fort). — La Revue rouge (Gustave Lenglet). — La Province nouvelle (Laurent Sauvigny), — La Coopération des idées (G. Deherme), — L’Effort (Maurice Magre).
1897 §
Barbey d’Aurevilly : Poussières.
Albert Boissière : L’Illusoire Aventure.
Henry Bataille : Ton sang.
Henry Cazalis : Poésies.
Léonce Depont : Sérénités.
André Fontainas : Crépuscules.
Paul Fort : Ballades françaises.
Fernand Gregh : La Maison de l’enfance.
Charles Guérin : Sonnets et un poème.
Ferdinand Hérold : Images tendres et merveilleuses.
Francis Jammes : La Naissance du poète.
Gustave Kahn : Premiers poèmes. — Le Livre d’images.
Sébastien-Charles Leconte : L’Esprit qui passe. — Le Bouclier d’Arès,
{p. 185}Charles Le Goffic : Sur la Côte.
Jean Lorrain : L’Ombre ardente.
Stuart Merrill : Poèmes (1887-1897).
Frédéric Plessis : Vesper.
Léon Riotor : Fidelia.
Edmond Rostand : Cyrano de Bergerac.
Ernest Raynaud : Le Signe (nouvelle édition).
Henri de Régnier : Les Jeux rustiques et divins.
Charles de Saint-Cyr : Les Frissons.
Robert de Souza : Sources vers le Fleuve.
Francis Vielé-Griffin ; Clarté de vie.
Revues : L’Œuvre (Jules Nadi). — La Revue naturiste (Henri Stoel). — Le Spectateur catholique (Edm. de Bruijn). — Le Thyrse. — La Trêve-Dieu (Yves Berthou). — Comme il nous plaira (Georges Rency). — Mâtines (Serge Basset). — Anthologie-Revue (Edward Sansot).
1898 §
Max Elskamp : La Louange de la vie. — Enluminures.
Paul Fort : Montagne.
René Ghil : Dire des Sangs.
Remy de Gourmont : Les Saintes du Paradis.
Charles Guérin : Le Cœur solitaire.
Francis Jammes ; Quatorze poèmes. — De l’Angélus de l’aube à l’Angélus du soir.
Maurice Magre : La Chanson des hommes.
Adolphe Retté : Poésies.
Yvanhoé Rambosson : La Forêt magique.
Paul Souchon : Elévations poétiques.
Achille Ségard : Le Départ à l’aventure.
Rodenbach ; Le Miroir du ciel natal.
Albert Samain : Aux Flancs du vase.
{p. 186}Vielé-Griffin : Phocas le jardinier.
Charles van Lerberghe : Entrevisions.
Revues : L’Aube méridionale : Montpellier. — La Cité d’art (Clément-Lanquine).
1899 §
Émile Blémont : En mémoire d’un enfant.
Édouard Ducoté : Le Chemin des ombres heureuses.
Paul Fort : Le Roman de Louis XI. — Les Idylles antiques. — L’Amour marin.
Charles Guérin : L’Éros funèbre.
Fernand Gregh : La Beauté de vivre.
Remy de Gourmont : Oraisons mauvaises.
Ferdinand Hérold : Au Hasard des chemins.
Francis Jammes : Le Poète et l’Oiseau. — La Jeune Fille nue.
Sébastien-Charles Leconte : Les Bijoux de Marguerite.
Charles Le Goffic : Le Bois dormant.
O.-W. Milosz : Le Poème des Décadences.
Jean Moréas : Les Stances.
Robert de Montesquiou : Les Perles rouges.
Stéphane Mallarmé : Poésies complètes.
Ernest Raynaud : La Tour d’ivoire.
Henri de Régnier : Premiers poèmes.
Léon Riotor : Jeanne de Beauvais.
Yvanhoé Rambosson : Actes.
Emmanuel Signoret : La Souffrance des eaux.
Robert de Souza : Modulations sur la mer et la nuit.
Fernand Séverin : Poèmes ingénus.
Laurent Tailhade : À travers les groins.
Émile Verhaeren : Les Visages de la vie. — Poèmes (3e série).
{p. 187}Revues : Germinal (Louis Raymond). — Le Pays de France (Joachim Gasquet).
1900 §
Catulle Mendès : Les Braises du cendrier.
Stuart Merrill : Les Quatre saisons.
Edmond Rostand : L’Aiglon.
Saint-Pol-Roux : La Rose et les Épines du chemin.
Emmanuel Signoret : Le Premier Livre des Élégies.
Révues : Le Sagittaire (Ernest Raynaud).