Albert Thibaudet

1926

La poésie de Stéphane Mallarmé. Étude littéraire

2014
Source : Albert Thibaudet, La Poésie de Stéphane Mallarmé : étude littéraire, Gallimard, cinquième édition, 1930.
Ont participé à cette édition électronique : Stella Louis (Numérisation et encodage TEI) et Vincent Jolivet (Encodage).

En-tête de l’édition nouvelle §

La Poésie de Stéphane Mallarmé, épuisée depuis longtemps, paraît ici à nouveau, en édition définitive, avec des corrections et des additions assez nombreuses. Elle paraît à un moment où le nom et l’influence de Mallarmé ont atteint le plus vif éclat. Il y a dix à quinze ans, Verlaine et les poètes proprement symbolistes, ces derniers enveloppés aujourd’hui d’une ombre passagère, brillaient plus glorieusement que Mallarmé. Aujourd’hui ce rapport est renversé. Le rayonnement et l’influence de Mallarmé n’ont fait que croître.

Il n’est pas impossible que ce livre, où l’on essayait de faire comprendre Mallarmé, ait été pour une petite part dans cet accroissement de lumière autour du poète. Mais n’oublions pas que l’influence de la critique, même plus notoire et mieux armée que celle qui s’essaya en ces pages, est très faible sur les écrivains. Si Mallarmé est devenu à nouveau un maître, sinon un modèle, si son œuvre nous paraît une introduction à la littérature la plus récente, si ses recherches ont été reprises au point même où la mort les lui avait fait quitter, c’est que les écrivains eux-mêmes ont reconnu que cette voie était bonne à suivre, que leur nature les a portés à pousser comme lui la tentative littéraire vers le paradoxe de l’absolu, et que la«  crise du concept de littérature » est passée au premier plan. La critique peut éclairer, les lecteurs. Mais il y aurait de sa part prétention insupportable à croire qu’elle guide ou peut guider les auteurs.

L’idée de ce livre est née vers 1910 dans le milieu de la Phalange, la vaillante et vivante revue que dirigeait Jean Royère, et où le culte de Mallarmé était entretenu avec ferveur. Parti pour écrire une plaquette, je me trouvai entraîné par la suite de mon discours et le courant de mon plaisir. J’aurais voulu tirer aujourd’hui de ce gros livre un volume plus maniable et d’une lecture plus facile. On m’en a dissuadé. Je me résigne à cette nouvelle traite sur la patience du lecteur.

Préface de la première édition §

La méfiance avec laquelle plus d’un lecteur commence cette page est justifiée. Mallarmé est un auteur obscur, et, comme ceux-là qui ont écrit sur lui se sont gardés de l’éclaircir, on l’a pris pour un auteur inintelligible. Sur l’homme tout a été dit, avec précision et tact, par ses amis, une élite, de sorte que son portrait extérieur nous est convenablement connu. Sur le poète et sa poésie, peu de chose.

« La raison, écrit Brunetière dans son Évolution de la Poésie lyrique au xixe siècle, pour laquelle je n’ai pas parlé de M. Stéphane Mallarmé, est qu’en dépit de ses exégètes, je ne suis pas arrivé à le comprendre ; cela viendra peut-être. » Je ne sais à quels exégètes, en 1893, pensait Brunetière. Mais je crois que son mot final est sérieux, et qu’il n’estimait pas inintelligible, après une étude, ce qui alors lui échappait.

J’ai tenu, dans ce livre, à voir clair et à parler net : c’est dire que je n’ai pas abordé en mallarmiste Mallarmé. J’y ai tenu dans la mesure de mes moyens et aussi dans celle du sujet ; cela si souvent eût été le trahir que je ne regrette qu’à demi de n’y avoir réussi qu’à demi. Quelque différence qui soit de lui à un autre poète, je l’ai étudié comme un autre poète, je l’ai ramené, trop souvent peut-être, à cet ordre commun d’où tout son effort est de fuir. Qu’il demeure, après un tel essai, un résidu, je l’admets. L’écart de la réalité individuelle à cet ordre commun, qui est nécessité professionnelle de toute critique, de tout écrit, paraîtra sans doute plus grand pour Mallarmé que pour un autre : il suffit qu’au début de ce livre on en soit averti, et qu’à son terme on admette l’inévitable de cette déception.

Je ne me suis pas préoccupé de tenir le milieu entre une interprétation libre et une analyse servile. Bien plutôt j’ai été volontiers d’un extrême à l’autre, mêlant aux résonances indéfinies de la lecture le souci, par instants, d’éplucher, avec une précision qui sera trouvée exagérément minutieuse, les syllabes, les mots, les phrases.

On ne comprend pas une œuvre de Mallarmé toute seule et d’abord. Mis sans préparation en présence de la Prose pour des Esseintes, je ne crois pas que l’on y puisse voir autre chose qu’une succession incohérente de rimes. Mais, une fois accoutumé à la logique de Mallarmé, une fois en mesure d’interpréter ses œuvres les unes par les autres, on découvrira, sinon peut-être l’existence, du moins la possibilité de certaine musique inattendue.

Je ne pouvais supposer une explication, un commentaire connu, puisqu’il n’en existe pas et que Mallarmé lui-même s’abstenait de toute glose sur une œuvre une fois produite. Je ne pouvais même supposer que mon lecteur fût un lecteur de l’auteur dont je lui parle. De là un embarras forcé et des précautions nécessaires. Songeant à la commodité du lecteur plus qu’à l’esthétique de mon livre, j’ai usé d’un plan qui amenait d’inévitables redites. J’ai étudié Mallarmé de deux points de vue successifs. Je l’ai pris d’abord de plain-pied, l’entourant de lignes flottantes, amenant successivement en lumière les figures de sensibilité, de pensée, de croyance, qui, données dans sa nature, ont fourni les éléments de son œuvre. J’ai ensuite abordé son œuvre elle-même, analysé les formes de sa poésie, décomposé les moments, le mouvement de l’écrit, tel que Mallarmé l’a réalisé, telle aussi qu’il l’a rêvé. A ces deux essais d’analyse succèdent deux tentatives de synthèse : une synthèse que j’ai laissé faire au poète lui-même, en présentant, en éclairant, dans leur harmonie et leur vie intégrale d’art, ses quatre poèmes les plus caractéristiques et les plus complets ; puis une synthèse où j’ai vu l’œuvre fondue dans cela qui en émane, l’enveloppe, la comprend, le rayonnement qu’autour d’elle elle exerce, la place qu’elle tient dans le sens et la suite des lettres françaises. C’est pour établir cette place, pour faire remonter jusqu’au début, comme la rime du vers, cette conclusion, que, dans un effort d’intelligence et d’équité, tout ce livre a été écrit1.

Introduction
La personne de Mallarmé §

Qui entreprend sur un poète un travail d’analyse doit mettre une discrétion un peu stricte à ne faire intervenir qu’à l’occasion de l’œuvre écrite la personne vivante. On est, insinue Pascal, agréablement surpris lorsque croyant trouver un auteur on rencontre un homme. Soit. Mais nous n’en avons pourtant à l’homme qu’à propos de l’auteur. La critique anecdotique, par complaisance — dirais-je démocratique ? — pour les classes médiocres de lecteurs finit par effriter notre goût et par délaver une gloire sous la pluie de ses commérages. On l’a vue récemment lire le Lac de Lamartine dans la posture du valet de chambre, du groom et du plongeur, quand à la porte de tels numéros ils occupent d’un œil le trou suggestif de la serrure. Laissons ces misères2, Mallarmé a pris très justement les précautions nécessaires pour garder de cette moisissure, autant qu’il le pouvait, son existence vivante et sa mémoire posthume, et les protéger contre les façons des journalistes littéraires : « La tombe, disait-il sur celle de Verlaine, aime tout de suite le silence. »

Il n’y faut qu’observer un milieu juste et des convenances. Un portrait par Whistler, en tête du florilège Vers et Prose, évoque, comme le poète l’a voulu, sa figure en quelques traits sobres et choisis, de crayon. Et s’il est vrai qu’étudiant son œuvre nous ne mettrons jamais avec trop de diligence et de soin la plume à la main, le crayon doit nous suffire pour indiquer en sourdine sa présence familière.

Sa vie extérieure fut toute simple et unie. Comme Boileau et Voltaire il appartenait à une bonne et quelque peu vieille famille de bourgeoisie parisienne, de fonctionnaires. Mais il était pauvre. Ayant écrit de bonne heure pour le premier Parnasse d’admirables vers, timide, ignoré, de Muse un peu délicate et pudique, il s’assura vite une petite place indépendante qui lui permît de vivre et d’écrire en paix. Il enseigna l’anglais en des lycées de province, et, peu après la guerre, dans ceux de Paris. Il eut une vie de famille, un intérieur probablement heureux. Il aimait sa maison, et aussi, vu du dehors et de haut, le mouvement de l’existence littéraire. Il le regardait, à ses mardis, s’arrêter sous ses regards en un bassin curieux, lui révéler sa profondeur, le sens de son courant. Il travaillait dans une solitude morale, ne recherchant que l’essentiel et le décisif. Ses quelques dernières années, libérées de l’enseignement, furent paisibles, reposées, peut-être un peu mélancoliques. La mort le surprit sur une grande tâche : même surprise et même tâche interrompue, sans doute, s’il eût vécu plus longtemps et beaucoup. La mort le surprit sur un grand rêve : attitude naturelle et nécessaire, aux minutes suprêmes, chez qui ne vécut que pour le rêve.

J’essaierai, étudiant les éléments de sa poésie, de discerner ce qui, d’un tempérament très spécial, de profondeurs vivantes, ténébreuses, est monté, a circulé dans ses écrits. Il convient seulement, par ce crayon, d’esquisser de sa physionomie les traits extérieurs qui la révélaient à autrui ; traits extérieurs qui chez tout homme d’intérieur un peu complexe, sont à la fois, mêlées d’indiscernable manière, l’expression et la dissimulation de ce qu’il est.

De lui ne dirait-on pas ce qu’il allègue de Whistler.

« Si, extérieurement, il est, interroge-t-on mal, l’homme de sa peinture — au contraire, d’abord, en ce sens qu’une œuvre comme la sienne innée, éternelle, rend, de la beauté, le secret ; joue au miracle et nie le signataire3. »

M. André Fontainas, dans un article sur Mallarmé professeur d’anglais4, nous rapporte ce propos qui vers 1875 circula dans la classe de sixième, à Condorcet : « Le père Mallarmé, on ne fiche rien dans sa classe ; pas étonnant : il écrit tout le temps pour des journaux de mode ! » : c’était peu après, en effet, sa rédaction éphémère de la Dernière Mode. Dans ce propos nature, on reconnaît le délicieux mépris d’un petit garçon de dix ans pour les chiffons du sexe que deux ou trois années encore il estimera inférieur5. Mais je ne sais si l’on n’y trouve pas un peu les traits de la figure la plus générale, la plus extérieurement enveloppante, qui circonscrit Mallarmé. Chez le Marasquin qui incarna le personnage directeur d’un journal de mode, chez Stéphane Mallarmé tout entier, il y avait quelque chose de légèrement féminin : cette séduction et ce demi-sourire, ce geste de danseuse par lequel, selon Rodenbach, il entrait en la conversation, pour y faire miroiter des toilettes entrevues, une imperceptible traduction du dandysme brummiellien en coquetterie. Dans ces huit numéros de la Dernière Mode, le plain-pied est joli avec les jeunes filles et les femmes que met en rapport avec lui la petite correspondance de la couverture bleue : « Oui, mon enfant — écrit-il le 6 décembre 1874 à Lydie… à Bruxelles — vous serez ravissante à votre premier bal. Le blanc ne vous pâlira pas, et le tulle illusion que, du reste, vous demandez à notre dernier courrier de mode relatif aux fêtes mondaines enveloppera d’un nuage mobile voire aspect tout vaporeux. Ne tremblez donc point, le choix était excellent ; et de cet échange de lettres il n’yaque nous qui profitions, puisque nous gardons votre photographie. — Ah ! un mot : au lieu de muguet, je vois plutôt des clématites ».

On éprouvait devant lui l’impression, que donnent certaines femmes gracieuses et cultivées, d’une délicatesse excessive, paradoxale presque, la transposition des actes ordinaires sur une portée de fils musicaux et ténus. De ce fond naissait sa politesse raffinée, parfaite, l’œuvre d’art de sa vie extérieure. Il fut peut-être l’homme le plus complètement poli de son temps, d’une politesse d’Extrême-Orient qui n’est pas son seul rapport avec les mœurs et l’art de ces pays. J’avais d’abord, entraîné par le cliché, écrit : le plus naturellement poli ; mais joute politesse, poussée surtout à ces limites, ne surgit-elle pas d’une volonté artificielle et persévérante ? Il s’acquittait, avec une correction constante, des devoirs usuels, un peu fastidieux, de l’homme de lettres — si bien nommé hélas ! — ne laissait jamais une missive sans une réponse aimable et faite pour plaire.

Il se tenait en garde contre ce qui eût pu froisser. Ses intimes nous assurent qu’on ne l’entendit jamais dire, d’un livre, quelque mal. On raconte la même chose de M. Le Maître de Sacy, qui disait qu’il faut être déjà un homme de valeur pour écrire un méchant livre. Il avait pour ses contemporains de plume, pour les maîtres alors reconnus du roman, Daudet, Goncourt, même Zola, une admiration courtoise. Dans sa brève campagne dramatique à la Revue Indépendante il parut approuver cette attitude de Gautier qui, lui, tourna toute sa vie la meule feuilleton : « Le plus simple est encore de dire du bien de tout le monde. » Il avait l’esprit qu’il fallait pour lancer dans la conversation des mots comme d’Aurevilly et Becque. Emile Pergerat rapporte que Mallarmé, suivant avec lui les funérailles d’Alexandre Dumas fils, lui disait : « Je suis ici pour Villiers de l’Isle-Adam » (aidé par Dumas), louant la bonté du défunt, mais, sur l’écrivain ajoutant : « S’il y agrand homme c’est pour la Guadeloupe. » Il s’abstint en général de ces mots pour ne pas troubler l’économie d’une existence tranquille et ne pas ajouter à l’impopularité de ses poèmes hermétiques.

Il mettait un peu son honneur à faire respecter, considérer, aimer même en lui le poète par ceux-là qui étaient fermés à sa poésie. Ainsi un bon prêtre désire imposer l’estime de sa robe à ceux qui restent hors sa religion. Il avait cette crainte générale d’offenser, commune chez les hommes de vie intérieure, qui redoutent de trop laisser prise aux choses en y suscitant vers eux la plus légère ombre de jalousie et de haine. Sortant, à la campagne, de chez lui, le matin il est « véridiquement embarrassé de paraître sur une éminence, auprès du trou creusé par quelqu’un depuis l’aube ».

Comme toute attitude, comme toute pensée venues d’une profondeur, les raisons de cette courtoisie forment un cercle non vicieux, mais vivant. Celui qui veut accomplir des « exploits » exceptionnels « les commet dans le rêve pour ne gêner personne6 ». Il a vécu dans le rêve pour ne gêner personne ; et s’il s’est attaché si scrupuleusement, avec cette « inflexible douceur » que salue chez lui Anatole France, à ne gêner personne, c’est pour ne pas être, dans le domaine du rêve, gêné, — « respectueux du motif commun en tant que façon d’y montrer de l’indifférence7 ».

Se connaissant comme rêveur, se plaisant à lui-même comme le maître du rêve, proclamant son incompétence sur « toute autre chose que l’absolu », il avait, autant que l’orgueil de sa solitude, la conscience de ses limites. Il portait cette gratitude souriante des rêveurs bien élevés à ceux qui leur épargnent de vivre. « Je confesse, dit-il, donner aux idées pratiques ou de face, la même inattention emportée, dans la rue, par des passantes8 ». Il l’écrit d’ailleurs pour préparer une exception et s’occuper — de façon peu heureuse — d’une question pratique, vérifier cette parole quand il croit y manquer. Le monde de la pratique lui apparaît comme la rue, qu’il n’aime pas, où il se sent dépaysé et gêné, et qui n’est pour lui que le chemin de la maison.

Il conviendra de chercher la mesure dans laquelle fut ou non française l’œuvre de Mallarmé. Mais nul écrivain de son temps ne donnait mieux que lui, par son abord et ses manières, l’idée du Français cultivé d’ancien régime. Les étrangers nous rendent service en ce qu’ils nous demandent et nous obligent souvent d’avoir des qualités d’autrefois qui ont fait sur leur pays le rayonnement du nôtre. Mallarmé, par tout ce qu’il était ou qu’il disait, se révélait comme un Français du xviiie siècle. De ce fonds il retrouve sans le savoir quelques-uns des sentiments grecs les plus fins. Lorsque M. Nordau crut refermer, comme la double porte d’un asile d’aliénés, sur Mallarmé et sur bien d’autres, ses deux épais volumes, le poète sourit, et ne se déplut pas même à « la fréquence des termes d’idiot et de fou ». Il y voyait un élégant correctif, un Mémento quia « à trop de bonne volonté, chez les gens, à s’enthousiasmer en faveur de vacants symptômes, tant n’importe quoi veut se construire9 ». Et il retrouve les raisons de cette Némésis, cette subtilité suprême de l’entretien de Solon et de Crésus, flottante entre le sourire qui comprend et la tristesse qui sait, — cette répugnance pour l’ύϐριϛ où se reconnaissent à travers les âges les princes de la culture.

Il me suffit, par ce crayon, de l’évoquer dans son abord superficiel et coutumier, de mettre, comme un encouragement et une promesse, au seuil de ce génie complexe et obscur, cette facilité d’accueil et cette stricte élégance de geste. Le voici, dans la petite taille qui le fait discret, derrière la fumée de tabac qui le fait lointain : de ses longues paupières, des portières vivantes, mouvantes, ainsi que sous une main, qui derrière son rêve l’isolent, glisse et luit, pour vous seul, dirait-on, ce regard long de fleur assombrie, pensive. Dans cette urbanité goûtez une ombre qui descend de cette poésie pure pour vous guider à ses approches. Comme cette poésie, elle ne s’impose et ne se répand point par une façon encombrante. Si sans la voir vous passez à côté, elle ne vous poursuivra pas. On ne la connaît qu’en disposant autour d’elle, comme son calice ou son horizon, le silence qu’à demi elle maintient, qu’elle écarte à demi.

Ainsi la figure de courtoisie sous laquelle dès l’abord nous avons aperçu le poète, déjà pour nous se replie vers son intérieur, se confond avec les lignes de sa poésie. Mallarmé facilite, ordonne à la critique ce devoir : parlant d’un poète l’apercevoir entier construit comme un poème, par une intelligence poétique. Dans tout ce que son œuvre nous dévoilera de lui ne cherchons que les éléments d’une poésie ; ne reconnaissons en lui d’existence que celle qui, selon sa parole, aboutit au livre, un peu au livre écrit, beaucoup au livre rêvé.

Livre I
Les éléments de sa poésie §

Chapitre premier. Les livres §

Mallarmé est un poète français, avec le degré de spontanéité, d’ignorance originale qu’implique une nature de poète. Avant d’aborder sa psychologie, il est utile de rappeler qu’elle ne saurait porter que sur un artiste. On a fort exagéré sa culture livresque. M. Mauclair, qui fut un de ses vrais disciples, fait de lui un penseur qui subit directement l’influence des métaphysiciens allemands, Fichte, Schelling, Hegel, ce dernier surtout. Il les avait peut-être feuilletés, mais n’avait, me semble-t-il, à peu près rien retenu de leur métaphysique abstraite.

Pourtant Mallarmé lui-même, reconnaissons-le, contribue à présenter son labeur sous ce jour. Il lui plaisait que sa poésie donnât l’idée d’une œuvre érudite, et qu’une bibliothèque d’Alexandrie ou de Byzance, placée à son horizon, la commandât comme une montagne significative.

La chair est triste, hélas ! et j’ai lu tous les livres.

 

Et dans la Prose pour des Esseintes, il dépeint la poésie comme une tâche pénible, consciente et desséchée de savant.

Car j’installe par la science
L’hymne des cœurs spirituels
Et l’œuvre de ma patience,
Atlas, herbiers et rituels.

C’est l’idée aussi que conçoivent à peu près de lui ceux qui le tournent en ridicule. On le compare à Lycophron. Adversaires et amis dépassent la juste mesure.

L’aveu de Mallarmé n’a qu’une valeur poétique. Il n’est pas besoin de le connaître beaucoup pour savoir, que, lorsqu’il fait allusion, dans son œuvre, au Poète ; c’est du Poète idéal qu’il s’agit,

Tel qu’en lui-même enfin l’éternité le change.

Mallarmé, par sa passion même d’absolu, était détourné de la culture livresque. Dans l’étude des livres, dans la critique, il voyait « le banal malentendu d’employer, comme par besoin sa pure faculté de jugement à l’évaluation de choses entrées déjà censément dans l’art ou de seconde main, bref à des œuvres. La Critique, en son intégrité, n’est, n’a de valeur ou n’égale presque la Poésie à qui apporter une noble opération complémentaire, que visant, directement et superbement, aussi les phénomènes ou l’univers10 ».

Autrement, la critique doit s’attacher non à des œuvres, mais à des idées générales, devenir non une histoire naturelle des esprits, mais une esthétique. Et c’est en se mouvant dans cet ordre d’idées que Mallarmé arrive à proclamer — mettez de sa part le sourire nécessaire — son incompétence sur toute autre chose que l’absolu.

Il rappelle, notons-le, le « lointain » que « comportaient » pour les Parnassiens comme lui, « artistes unis dans une tentative restreinte11 », les noms des philosophes. Il crut de Villiers de l’Isle-Adam ce que d’autres crurent de lui-même, et, sur la foi de l’auteur d’Axël, il l’affirme lecteur de Saint Bernard, Saint Thomas (déjà !), Kant et Hegel.

L’aptitude lui manquait aux longues suites de raisonnements. Sa pensée par analogie relève de l’esprit de finesse, non de l’esprit de géométrie. De là sa logique particulière. Il a pensé avec des images plus qu’avec des idées, avec des mots plus qu’avec des phrases. Il fut le maître — et la victime — du discontinu. Et ainsi s’explique peut-être son malaise à lire docilement des séries d’idées suivies. Toute idée pure, lors même qu’elle serait neuve, par le fait seul que l’expriment les termes coutumiers et sans relief, lui donne, à lui poète pour qui toute découverte est une découverte verbale, l’impression du déjà-vu. Aussi lui qui fut, malgré tout et sous ces réserves, un artisan et un semeur de pensée, admire-t-il particulièrement la prose la plus vide d’intelligence, celle de Gautier, de Janin, de Saint-Victor, de Banville, de Mendès12. Les feuilletons dramatiques de ces cinq auteurs, de Mendès surtout, lui paraissent le comble de l’art. Sans doute le beau langage, les images déterminaient en lui des associations imprévues, lui donnaient l’illusion que dans l’écrit se trouvait la pensée en lui déclenchée. De la critique de Mendès il dit : « J’essaie, devant de tels rideaux de raison, de prestige, de loyauté et de charme sur cela (le théâtre) de ne percevoir pas le vide contemporain derrière13 ». En réalité, ces rideaux pendaient en lui, créés et agités par le jeu du kaléidoscope verbal, et c’est vraiment que derrière il ne percevait pas, après celui du théâtre, un second vide, celui du journaliste.

Au seuil de cette étude, j’ai voulu simplement avertir que l’on n’attribue pas comme fond à la poésie de Mallarmé l’ample bibliothèque de chêne et de reliures où la Pléiade mit son orgueil et dont les romantiques comme Hugo et Gautier, les Parnassiens comme Lecomte de Lisle « bibliothécaire pasteur d’éléphants » aspiraient candidement à donner l’illusion. Rien, sinon, se confondant avec une décoration d’appartement (il nous le laisse entendre) « l’effilé de multicolores perles qui plaque la pluie, encore, au chatoiement des brochures… sous la verroterie du rideau14 ».

Chapitre II. L’intelligence de la rareté §

Il se connut, dès ses premiers vers, comme un poète rare. Mais ce nom on peut le mériter en deux sens : poète aux sentiments et aux formes exceptionnels, uniques, bizarres, — ou poète à qui l’inspiration vient rarement. Mallarmé fut rare de ces deux manières, entre lesquelles il nous aide à établir des correspondances.

Il a peu produit. Son œuvre tient presque en une plaquette dont les artifices de la typographie font un livre, et en un volume de prose15. Mais la production d’un poète qui a écrit quatorze vers seulement de beauté éternelle reste immense, incommensurable avec quoi que ce soit, avec, par exemple, celle d’un publiciste dont la santé se fera gloire d’aller au journal tous les matins et qui verra naturellement dans le poète un raté.

Un excès de scrupule portait Mallarmé à ne rien publier qui présentât la moindre apparence de cliché ; qui ne fût de tout point inattendu, unique. Cette rareté de qualité rendait nécessaire celle de quantité. « Que je crève comme un chien, s’écrie Flaubert, plutôt que de hâter d’une seconde ma phrase qui n’est pas mûre ! »

Et Mallarmé, mentalement, adresse ce discours à quelque travailleur manuel : « La page, écrite tantôt, va s’évanouir, selon — n’envie pas, camarade — qu’en moi un patron refuse de l’ouvrage, quand la clientèle n’y voit de tare16 ». Ce sentiment de l’honneur littéraire, Mallarmé le posséda intact, il atteignit sa notoriété spéciale à l’époque où les journaux recherchaient et payaient cher les chroniques jugées élégantes et fines. Les quelques numéros de la Dernière Mode nous révèlent un Mallarmé qui eût pu devenir, qui était déjà, un maître de la chronique parisienne. Il refusa de sacrifier, en exploitant ce genre fructueux, une partie de son idéal à la clarté vulgaire qui y eût été requise, et préféra continuer à vivre de son métier ingrat.

Il multipliait les esquisses bientôt abandonnées. Mais une fois une œuvre achevée et publiée, il la défendait soigneusement, la corrigeait pour des éditions nouvelles au lieu d’en entreprendre une autre.

Une carrière de lettres présente un mélange complexe de l’idéal et du réel. On n’est un poète qu’à tels moments fulgurants et rares, dans tels états de grâce. Une révolution régulière et radieuse d’astre reste impossible, bien que le miracle Hugo s’en rapproche. Il n’est de lieu qu’à une scintillation de hasard « pour des motifs, dit Mallarmé, dont un, la rareté du génie à travers l’existence et, par suite, telle obligation au remplissage y suppléant, comme tire à la ligne un feuilleton17 ». Des écrivains nous livrent une vraie carrière : un Bossuet, un Voltaire, un Balzac, un Hugo. D’autres nous donnent seulement l’anthologie de leurs minutes et de leur art : un Montaigne, un Vigny, un Baudelaire, un Mallarmé, un Valéry. Même pour un écrivain fécond, la fleur de ce qui « reste » — mot qui serait à préciser — ne remplit pas les mêmes fonctions et ne s’adresse pas aux mêmes lecteurs que les œuvres complètes. Un de nos regrets sur Mallarmé c’est de n’avoir pas, outre son livre de vers et son livre de prose, ce qu’il peut comporter d’œuvres complètes : le surcroît d’un volume de fragments et d’un volume de correspondance.

Écrire difficilement ne donne pas une raison suffisante à écrire peu. Ce qui manqua à Mallarmé comme à Baudelaire, ce fut, je crois, la variété des sujets qui l’eussent renouvelé. Il ne tirait sa matière poétique que de lui. : Or un lyrique, s’Il a de l’étoffe, cherche toujours à dépasser le lyrisme. La veine personnelle est en somme courte. Le poète, par un effet simple de la nature humaine, ne tarde pas à avoir suffisamment vécu dans sa personne poétique, ou bien son sons d’artiste lui suggère qu’il n’y trouvera plus rien qui puisse intéresser autrui. Pour les poètes du xixe siècle, le lyrisme ne forme que la moindre partie de leur œuvre : c’est une jeunesse, une prière, une chanson momentanée qui rythme le pas vers les grands genres normaux, épopée et théâtre. Et qu’épopée et théâtre, chez Lamartine, Hugo, comme chez Byron, Shelley, gardent une âme lyrique, cela ne peut se contester ; mais je veux dire que le lyrisme ne suffit pas à faire une destinée poétique étoffée, complète, que, comme le jeune torrent de la montagne, il, à pour fin de descendre en un fleuve fertilisateur de plaine, peuplé de reflets humains. Ni Baudelaire, ni Mallarmé n’ont pu sortir d’eux-mêmes. Une part de leur impuissance artistique vient de là, et ils en ont la conscience douloureuse.

Ô mon Dieu, donnez-moi la force nécessaire
Pour contempler mon cœur et mon corps sans dégoût.

« Être un instant ce monsieur qui passe », dit avec le Fantasio de Musset toute poésie saine.

Génie en disponibilité, sa capacité de beaux vers restait sans emploi faute de sujet, et de fait, à partir du moment où Mallarmé arriva à sa pleine lucidité poétique, il n’écrivit guère que des sonnets de circonstance, imposés par quelque événement extérieur. Son cas n’est pas sans analogie avec celui d’Emmanuel Signoret : « Un jour, dit ce dernier à M. André Gide, je le vis à Cannes ; je me plaignis à lui de ce qu’il ne produisait pas davantage. — Moi, je suis toujours prêt, répondit-il ; j’attends qu’on me commande quelque chose. »

Sa poésie, comme une flamme d’alcool, paraît brûler à vide sans matière visible. Mais cette absence de matière, avant d’être le principe de son esthétique, parut au poète et le tourmenta comme son infirmité18.

De là, en partie, les pièces baudelairiennes de sa première période — Le Guignon, Le Pître Châtié, Les Fenêtres, L’Azur. — Cette stérilité de son cerveau se tourne en dégoût de l’existence. L’Azur, page bleue du missel céleste, idéalement remplie par le poème total, l’afflige et le blesse comme une ironie, lui pris, ainsi que son Cygne, dans la blancheur à peine tachée de la page stérile. Qu’importe même si des brouillards, des brumes, si toute l’humidité du Nord, autour de la chambre close où les nerfs s’exaspèrent, sont montés pour le voiler et l’éteindre.

Sur cette neurasthénie, malgré l’azur bouché, les murs aveuglés, le règne du « cher Ennui », voici qu’éclatent encore, dans la fraîcheur et la liberté de leur rire, le printemps, la jeunesse, la vie cristalline, l’Azur. Ils débordent dans le chant des cloches — peut-être dans ces cris d’enfants de la rue — et contre eux pas de fenêtre fermée ni de refus de l’âme qui tienne.

En vain ! l’Azur triomphe, et je l’entends qui chante
Dans les cloches. Mon âme, il se fait voix pour plus
Nous faire peur avec sa tristesse méchante,
Et du métal vivant sort en bleus angélus !

Il roule par la brume, ancien et traverse
Ta native agonie ainsi qu’un glaive sûr ;
Où fuir dans la révolte inutile et perverse ?
Je suis hanté. L’Azur ! l’Azur ! l’Azur ! l’Azur !

Faiblesse, déchéance nerveuse du malade enfermé. Au contraire du moine qui trouve Dieu dans sa cellule, le poète ne rencontre dans sa chambre que de l’ennui vide à remâcher, l’hallucination maintenant amplifiée des bruits qui montent. Il est naturel que Mallarmé ait été promu à la célébrité par quelques lignes d’Huysmans, mis comme lui en fuite de la vie par l’exubérance de nature extérieure, et de qui aussi le goût flamand a, dans quelques lignes de la Cathédrale, exorcisé d’un coup de goupillon le démon méridional de l’Azur.

Le printemps maladif a chassé tristement
L’hiver, saison de l’art serein, l’hiver lucide,
Et dans mon être à qui le sang morne préside
L’impuissance s’étire en un long bâillement.

Le sonnet d’Angoisse, d’un baudelairisme fervent, met à cette pierre basse de prison une clef de voûte bizarre et lubrique, où se ramasse et se précise sous des formes de chair l’impuissance désespérée.

Je demande à ton lit le lourd sommeil sans songes
Planant sous des rideaux inconnus du remords,
Et que tu peux goûter après tes noirs mensonges,
Toi qui sur le néant en sais plus que les morts.

Car le vice rongeant ma native noblesse
M’a comme toi marqué de sa stérilité,
Mais tandis que ton sein de pierre est habité

Par un cœur que la dent d’aucun crime ne blesse,
Je fuis, pâle, défait, liante par mon linceul,
Ayant peur de mourir lorsque je couche seul.

Et ce tourment, chez Mallarmé, est un tourment littéraire autant qu’un tourment humain.

De l’éternel Azur la sereine ironie
Accable, belle indolemment comme les fleurs,
Le poète impuissant qui maudit son génie
A travers un désert stérile de douleurs.
(L’Azur.)

« Belle indolemment comme les fleurs » relie peut-être l’Azur à ces Fleurs où Mallarmé, après les premières strophes, est si vite repris par la stérilité, fleurs dont la beauté s’étale devant lui, ironique et désespérante, sans qu’à son poème il la puisse incorporer. Voilà ce qu’est devenu, dans le Parnasse de métier, le thème lyrique du Lac et de la Tristesse d’Olympio. Cette douleur de vivre, qui tire ses raisons du labeur littéraire, Flaubert nous a rendus familiers avec elle. Tous les tourments, pour Mallarmé, viennent se résumer et s’achever dans cette lutte contre le papier blanc, que Flaubert mena à bout — jusqu’à ce qu’il en mourût — avec une volonté et une ténacité de géant normand. Volonté, ténacité, fond de santé qui manquent au poète de l’Azur. Le miracle des strophes, des images uniques, mûries à un soleil nouveau, n’atteignait que quelques cimes privilégiées de son temps, laissait le reste infécond et obscur.

Et en face de l’Azur, de cette conscience baudelairienne, de cette impuissance lucide, je songe par contraste à tels poèmes de Victor Hugo, ceux-là où l’azur s’étale comme un infini chantier de pierre bleue, dont le poète est le maître souverain, à la fois carrier, maçon, architecte, sculpteur, — le Satyre, Plein Ciel, le Nemrod de la Fin de Satan. Et le vol de Nemrod, par quelle injustice superbe, quelle violence assyrienne, lève-t-il dans notre mémoire la splendeur déroulée de ses vers, pour étouffer la beauté triste de l’Azur mallarméen ?

Donne, ô matière,
L’oubli de l’Idéal cruel et du péché,
A ce martyr qui vient partager la litière
Où le bétail heureux des hommes est couché.
Car j’y veux, puisqu’enfin ma cervelle, vidée
Comme le pot de fard qui gît au pied d’un mur,
N’a plus l’art d’attifer la sanglotante idée,
Lugubrement bâiller vers un trépas obscur.
(L’Azur.)

Cette défaillance d’inspiration continue, de suite et de « sujet », peu à peu, par l’effort spontané de sa vie intérieure, du dégoût de vivre il la tournera à une raison de vivre. « Il a eu la douleur, dit M. Mauclair, de s’entendre taxer d’impuissance, alois qu’il ne devait qu’au scrupule cette impuissance prétendue19 ». Il l’a dit pourtant assez clairement. La vérité est qu’impuissance et scrupule sont deux points de vue sur un même état, les deux faces ou, si l’on veut, les deux sens, de sa « rareté ».

Je crois que l’on pourrait donner de la poésie de Mallarmé la définition, si raillée, qu’Aristote fournit du mouvement : l’acte de la puissance en tant que puissance. Le sens philosophique de puissance est, d’ailleurs, à peu près le sens littéraire d’impuissance, virtualité conçue qui ne passe pas à l’acte. Mais tout ce qu’il y avait en lui d’incapacité à être, d’arrêt devant la vie, il sut, avec une subtilité étonnante devant lui-même, l’investir du signe positif. Par le courage de son idéalisme, il fit passer à l’être ce défaut d’être.

Dans une satire épaisse, on a caricaturé en ces termes la position de Mallarmé : « Toujours j’ai été saisi d’une répugnance invincible devant le papier blanc où l’on m’invitait à fixer et par-là même à limiter l’infini que je portais en moi. Alors je compris que je faisais fausse route, et que la meilleure manière de me développer était de rentrer en moi-même ». Une attitude délicate et complexe, qui s’est exprimée non par une page toute blanche, mais par des pages nombreuses de Divagations, par la Prose, d’admirables sonnets, ne peut se rédiger, en des mots de journaliste.

Souvenons-nous d’abord — non que nous le trouvions chez Mallarmé — du lieu commun de tous les poètes lyriques : mes vers ne sont rien à côté de ceux que je devrais écrire, de ceux qui demeurent en moi, qui m’exaltent et ne s’expriment pas. Lamartine l’a dit dans la préface des Recueillements en des termes qui indignèrent Sainte-Beuve, et des vers de Sully-Prudhomme, qui le rédigent assez délicatement, sont connus. Cela ne déplaît point chez le poète, d’abord parce que c’est un joli motif poétique, ensuite, pour des raisons plus subtiles d’harmonie, parce que ce qui est inexprimé, pressenti, rêvé, forme à la poésie lyrique un fond de paysage nécessaire ou séduisant. Encore importe-t-il de ne pas insister à l’excès, de s’occuper des vers qui s’écrivent plus que des vers qui ne peuvent s’écrire, — de ne pas confondre tout à fait sentiment et poésie, — et de bien savoir que la poésie intérieure est aussi, et d’un point de vue légitime, un reflet, un écho, une brume vaporisée de la poésie écrite.

Mais ce privilège que nous concédons aux poètes comme un mirage naturel du lyrisme, gardons-nous de le laisser usurper par d’autres. Tel descriptif emploiera couramment des clichés comme ceux-ci : Il n’y a pas de terme pour dire… Le langage se refuse à nommer… Aucune parole ne saurait exprimer… Les mots sont pâles à côté… Un écrivain qui sait son métier trouve des mots pour dire ce qu’il veut dire, ou renonce silencieusement à le dire. Il n’aborde que les sujets pour lesquels il dispose du vocabulaire qui leur convient. Indicible n’est pas plus français pour qui tient la plume qu’impossible pour qui porte l’épée. Si l’art est l’homme ajouté à la nature, on est, quand on prétend faire à la nature un enfant, mal venu à se reconnaître impuissant.

J’ai marqué les formes, ou, si l’on veut, les apparences de l’impuissance chez Mallarmé. Mais celle-là lui est étrangère. Ce qu’elle a de vulgaire, son atteinte à la dignité de l’écrivain, suffisaient à l’en écarter. Il ne justifie pas le silence par le défaut de la langue, mais il porte la langue à la conquête du silence, d’un silence que l’on reconnaisse encore dans la parole qui l’exprime, comme la neige vite apportée demeure intacte dans la paume chaude qui la tient sans la serrer. Halluciné par ce qu’il devinait non d’inexprimable, mais d’inexprimé, il lutta d’un courage inflexible et doux, mal récompensé, contre la page blanche, son tourment et son dieu. De ses victoires et de ses défaites, il tint à lui-même l’aveu qui lui plut, mais cela qui rendait sa veine rare ne mutila, ne fit informe ou plate nulle de ses lignes écrites. Il garda cette probité fière, cet orgueil adamantin du styliste qui, de chaque phrase, de chaque vers, fait un objet en soi, sans déchet verbal, sans déchéance d’une visée plus haute, consubstantiel à son Idée.

De sa difficulté à écrire, ou plutôt à se satisfaire, est né un peu le problème qui l’inquiéta, sur lequel il parla délicieusement, et dont son influence communiqua de façon exagérée la hantise : S’il y a lieu d’écrire. Une loi fait que la réflexion dérive de l’action empêchée.

Lorsqu’on le représente comme le chantre de la stérilité, c’est à la magnifique et métallique Hérodiade que l’on songe. Et du miroir d’Hérodiade est sorti le Narcisse qui a hanté toute la poésie symboliste.

Ô miroir !
Eau froide par l’ennui dans ton cadre gelée !

« Nul ne naquit avec une imagination plus glacée » dit M. Maurras en citant ces vers. Ils forment en effet comme de longues aiguilles — la métaphore hésite entre la glace, l’or et le diamant — et dans une cristallisation que rien d’oratoire n’anime et que nulle haleine vivante ne vient fondre, se mire l’image identique de tout ce qui refuse, comme une chute, la vie.

La nourrice
Et pour qui, dévorée
D’angoisses, gardez-vous la splendeur ignorée
Et le mystère vain de votre être ?
Hérodiade.
Pour moi.
La nourrice
Triste fleur qui croît seule et n’a pas d’autre émoi
Que son ombre dans l’eau vue avec atonie !

Fréquentant le théâtre dans les quelques mois d’une campagne dramatique, Il a vu curieusement dans Hamlet une sorte de frère d’Hérodiade, et il l’a appelé « le seigneur latent qui ne peut devenir ». (A toutes les gloses nouvelles de Hamlet, consentons, comme Polonius aux formes de la nuée). Il l’a conçu symbole de la tragédie intime que lui-même jouait. Il en fait « le spectacle même pourquoi existe la rampe, ainsi que l’espace doré quasi moral qu’elle défend, car il n’est point d’autre sujet, sachez-le bien ; l’antagonisme du rêve chez l’homme avec les fatalités à son existence départies par le malheur20 ». Celui qui, ayant mesuré tristement l’action dont il est incapable, la tourne par des paraphrases subtiles, des équivalents ingénieux, la prend pour un motif à retenir et à faire jouer des comédiens errants, — celui-là reconnaît de lui, facilement, dans le prince de Danemark, un reflet fraternel. Laforgue, lui aussi, s’est peint dans le Hamlet des Moralités Légendaires.

Tout en tirant de sa stérilité même, de l’intelligence lucide portée sur ses propres limites, tout ce que la plus savante alchimie pouvait leur faire dégager de positif, il s’est connu avec assez de mesure et de raison pour ne point mettre ces qualités artificielles de culture avant les grands dons de la nature spontanée, l’abondance du génie opulent. Ainsi Baudelaire avait choisi les Fleurs du Mal pour en faire une province poétique à lui, mais avec le sentiment d’une déchéance, une mauvaise conscience que révélaient les deux présences, personnifiées aux côtés de son livre, de l’Ennui et du Péché.

… Ces inventions de nos Muses tardives
N’empêcheront jamais les races maladives
De rendre à la jeunesse un hommage profond,

dit-il en des vers remarquablement plats. Et c’est Baudelaire aussi qui écrit de Banville : « Théodore de Banville est lumineux. Sa poésie représente les heures heureuses21. » De là peut-être l’admiration dont se doublait à l’égard de Banville l’amitié fidèle que lui portait Mallarmé. Pour un poète difficile, pour un Baudelaire ou un Mallarmé, Banville incarne ce qui contredit davantage leur faiblesse naturelle, la poésie dont le flot coule sans s’affaiblir dans de la clarté, du sourire et du bonheur, une santé facile et sûre, une nature ovidienne qui ne respire que dans le rythme et ne parle que selon la rime. Il leur figure un paradis du poète, comme le paradis de l’Indien, terrain de chasse inépuisable. Et le plaisir raisonné que Mallarmé trouvait au ballet, peut-être nous révèle-t-il, lui aussi, quelque nostalgie d’un lyrisme nu, libre, ivre de sons, de joie, et d’on ne sait quelles constellations de rimes, — lyrisme jumeau de celui qu’imaginait Banville, avec son clown qui de cerceau en cerceau alla rouler dans les étoiles. Sur la peine que coûtaient à Mallarmé ses vers rares, sur l’infini scrupule dont il l’aggravait, se pose cette coupole de rêve, tout l’espoir et tout le désir qui allègent comme des ailes indéfinies de vapeur l’idée de sa poésie, et que l’Après-Midi d’un Faune nous fait surprendre à l’horizon de ses roseaux. Cette ampleur qu’il caressait dans un songe et qu’il aimait chez d’autres, il dédaignait chez lui-même tout ce qui pouvait la rappeler. La facilité, la grâce, de ses lettres, de ses chroniques, des petits vers acrobatiques qu’il donnait, d’un tour de main, à ses amis, tout cela était pour lui une fumée de cigare qu’il excluait de sa littérature. Et ces petits vers, qui ne lui coûtaient rien, eussent fait de lui, s’il eût voulu exploiter cette veine et banvilliser, une sorte de Ponchon de l’azur. Les Vers de Circonstance qui ont été recueillis en volume presque en même temps que ceux de la Muse au Cabaret, figurent avec cette Muse deux bosquets presque symétriques du vieux Parnasse, offrent au même buste de Banville l’un la gerbe de fleurs et l’autre la branche de pin. Mais Mallarmé préférait, sur le terrain suprême, sur le glacier ardu, reconnaître son impuissance afin d’avouer par-là une ambition plus haute et de purifier encore son idéal. En bas, dans ces bosquets, demeurait l’ombre d’un Mallarmé abondant, délicieux, à laquelle le Poète ne demanda rien, sinon qu’elle restât une ombre.

Chapitre III. Le gout de l’intérieur §

Le sentiment poétique de la nature, depuis Chateaubriand, traverse noire poésie comme son artère de lumière, à ce point que pour certains le terme de poésie s’est presque confondu avec lui. Construit autour de la nature, le lyrisme romantique s’est fait contre la littérature classique, qui se construisait de l’homme. Mais sa domination ne fut point telle qu’un problème de valeur ne se posât, où se confrontèrent le cœur vivant et battant de la poitrine humaine et le cœur indéfiniment dispersé dans la séduction des choses. Les vers essentiels de la Maison du Berger naissent un peu comme la conscience du romantisme qui se ressaisit après ses ivresses épanouies, se dépouille et se concentre autour du cœur intérieur, en une ferveur lucide et calmée.

Et arrivée à ce tournant très haut, d’où « les grands pays muets longuement » s’étendent, on s’aperçoit que cette « majesté des souffrances humaines » a creusé et formé, dans nos siècles de poésie classique et romantique, la grande et l’immobile voie royale qui, sous les débordements passagers, les unit et les définit. Devant tout éclat de la nature, un Lamartine et un Hugo déjà, mais combien plus un Vigny, un Baudelaire, répugnent à se livrer et à se perdre, gardent, comme une consigne qu’impose quelque, obscur honneur, les droits d’une dignité humaine douloureuse, confuse, malgré tout éminente. Et la Maison du Berger des Destinées, le Voyage des Fleurs du Mal, marquent des états de ce conflit. C’est lui que ressent et qu’illustre aussi, en une contraction sèche et paradoxale, outrepassant la sensibilité commune aussi bien que le langage commun, la poésie de Mallarmé.

Le Vinci et le Titien ont disposé à l’arrière-plan de leurs portraits des paysages dont il nous plaît parfois d’évoquer la correspondance avec l’âme de leurs modèles. Derrière tout poète notre imagination développe ainsi et dégrade jusqu’aux lointains de la fantaisie et du songe le paysage qui, surgi de son œuvre, nous paraît lui poser une enveloppe et un fond. La saison de Mallarmé était l’automne, ou mieux la douceur chaude qui l’annonce, cette coupe pleine de miel et d’or que lui tend à regret l’été. « Dans l’année, ma saison favorite ce sont les derniers jours alanguis de l’été, qui précèdent immédiatement l’automne, et, dans la journée, l’heure où je me promène est quand le soleil se repose avant de s’évanouir, avec des rayons de cuivre jaune sur les murs gris et de cuivre rouge sur les carreaux22. »

L’Azur nous révèle peut-être sincèrement sa fatigue maladive du « vénéneux printemps23 ». Et d’ailleurs il ne se singularise pas. Nos poètes, dont la sensibilité se règle un peu sur le climat de Paris, n’ont d’ordinaire chanté le printemps que par imitation classique : la Fête des Fleurs sous le coutumier parapluie. Leur saison c’est l’été, et surtout les beaux automnes de France. Et pour Mallarmé les ciels d’automne n’étaient-ils pas destinés à immobiliser dans une essence de cristal et dans une distillation d’or les idées et le rêve que lui construisait la vie ? Par le Fontainebleau forestier d’octobre, « des torches consument, dans une haute garde, tous rêves antérieurs à leur éclat répercutant en pourpre dans la nue l’universel sacre de l’intrus royal qui n’aura eu qu’à venir24 ». La Gloire, ici, reprend, sous l’incantation de l’automne, son sens intact, pur et plein, celui d’un or circulaire sur un visage sacré.

De grandes avenues de songe, du silence autour de lui, l’effacement qui recule, dans l’Après-Midi d’un Faune, de longues lignes à la Puvis, voilà seulement ce qu’il demande à la nature, et la fleur légère qu’il en veut cueillir, ou mieux la page blanche dont il lui plaît de disposer. Et c’est le sens aussi que je donne à sa passion de la yole, sur l’eau, le seul déplacement du corps qui lui plût. Là le suivait l’hallucination de la page blanche, par l’élément docile, la page blanche, pour le poète, dans quelque ciel platonicien, celle qui, sans cesse déplacée et refaite, sous le mol hasard de la rame, se peuple de reflets sans cesser d’être vierge, repense sans substance et sans poids un univers transfiguré.

Mais, devant la nature immédiate, étalée et brute, ce qui domine en ce délicat nerveux c’est la fatigue et l’angoisse. Les pièces du Premier Parnasse, les Fenêtres. Renouveau, Las de l’amer repos, l’Azur, Brise marine, convergent vers un même sentiment, trop répété pour n’être pas sincère et profond. Lorsque cette exaspération baudelairienne se calme, sa sensibilité se tourne eu un goût fervent de la maison, qui est autour de lui comme un cerveau extérieur. Je vois en lui une âme septentrionale. Peut-être se la fit-il un peu dans l’atmosphère de Londres, où il passa des mois de jeunesse douloureuse. Non sans ces oscillations dues à la présence d’un port, où voisine le quai des départs avec le home le plus intime : brise marine, qui apporte des chants de fuite et des visions d’îles perdues.

La chair est triste, hélas ! et j’ai lu tous les livres.
Fuir ! là-bas fuir ! je sens que des oiseaux sont ivres
D’être parmi l’écume inconnue et les cieux…
Je partirai…

Fatigue, au foyer, d’impuissant et de délicat qui ne partira pas, senteur seulement d’un fruit exotique ou d’un bibelot d’Orient qu’il roule dans ses doigts. A l’éclat de la nature extérieure et lointaine, il dut répondre moins par la tendresse fière de la Maison du Berger, moins par l’ironique désillusion du Voyage, que par la fièvre intellectuelle de l’idéaliste, celle qui s’exalte au quatrième acte d’Axël. Le seul désert pour lui, l’espace où la gorge brûle dans une nature hostile, c’est

la clarté déserte de la lampe
Sur le vide papier que la blancheur défend.

Et nulle souffrance du voyage, nul orgueil du retour, quelques secrets nouveaux dans la main, ne valaient ceux-là dont la tragédie tout entière se jouait dans ce cercle de solitaire clarté. La blancheur du papier figurait pour ces nerfs hallucinés un ennemi aussi présent, une matière à peine et à triomphe aussi dure, réellement, que le soleil sur les sables, ou la tempête et l’infini sur la mer.

Ce désir d’une poésie de la maison, fleur montée de la lampe, nous est indiqué dès ses premiers vers par Las de l’amer repos, qui, au même titre que la Prose pour des Esseintes, est presque un Art Poétique. Art Poétique d’ailleurs très parnassien, peu éloigné de celui sur lequel Verlaine fermait les Poèmes Saturniens.

A nous qui ciselons les mots comme des coupes…

Mais le sien, Mallarmé l’avoue — et cette modestie aussi est peut-être plus parnassienne qu’il ne semble — comme un pis-aller, résigné et lucide. Découragé d’une poésie pour laquelle il endure un martyre stérile, il va maintenant, ainsi que le Chinois, peindre pour sa maison des porcelaines, des tasses de neige ; et, comme dans les Fleurs il s’épuise vite à renouveler sur les merveilles d’un jardin son inspiration, comme dans l’Azur il ferme douloureusement ses fenêtres, maintenant il s’isole dans ses objets familiers, indiquant, dès le Parnasse, sous une figure d’exotisme, la matière de ses derniers sonnets.

Ce que, pour un poète de la nature, pour un faune vrai comme Francis Jammes, sont les arbres, les fleurs, les bêtes, la maison aussi dans laquelle entre le paysage par les fenêtres, pour la baigner et la tremper de joie comme une mère, au matin, sous l’éponge qui ruisselle, fait de fleur fraîche les joues de l’enfant qui rit, tout cela chez Mallarmé, s’enclot dans le mystère des chambres septentrionales, celles qui défendent du froid, celles où montent du bois les esprits du feu ; et sur tous les objets son rêve jette comme ce feu des reflets de chimère qui rôde.

Dans cette amitié frileuse du Hollandais pour la maison, le froid lui fournit invinciblement les images de l’abandon et de la détresse.

Moi, sylphe de ce froid plafond.

Il appelle, lorsqu’elle reprend Ponsard, l’administration de l’Odéon « prêtresse d’une crypte froide25 »,

Ô la berceuse, avec ta fille et l’innocence
De vos pieds froids,

dit-il dans le Don du Poème ; — et là n’éprouve-t-on pas le froid, plus douloureux à la main de ce nerveux qui touche les pieds nus de la fillette qu’à l’enfant elle-même, souriante et qui ne le sent pas ?

Une poésie ancienne, surannée, évoque pour lui de la poussière sur un meuble ou sur un objet : méticuleuse manie de Hollandais pour qui la poussière, l’araignée, sont le mal. Voyez dans le Frisson d’Hiver l’hallucination des toiles d’araignée au haut des grandes croisées. Dans l’Hommage à Wagner, l’allusion rend sensible la présence de la poussière en plis sur le vieux mobilier musical. Il appelle Ponsard « une de ces fioles avisées qui se parent en naissant, une fois pour toutes, par économie, de la poussière de leur éternité26 » —, image dont il faut d’ailleurs suivre, dans la page entière, les radicelles.

« Apart mon chemin de la maison (c’est 89 maintenant rue de Rome) aux divers endroits où j’ai dû la dîme de mes minutes, lycée Condorcet, Janson de Sailly, enfin collège Rollin, je vague peu, préférant à tout, dans un appartement défendu par la famille, le séjour parmi quelques meubles anciens et chers et la feuille de papier souvent blanche27. » En ces termes il donnait des notes que Verlaine lui demandait sur sa vie. Mais c’est bien longtemps avant qu’il écrivait le Frisson d’Hiver des Poèmes en prose, chant des meubles, des vieilles choses polies par l’usage, avec le refrain des toiles d’araignée. Les voici l’un après l’autre, dans leur gaze de passé, pendule, glace, bahut. « Les objets neufs te déplaisent ; à toi aussi ils font peur avec leur hardiesse criarde, et tu te sentirais le besoin de les user, ce qui est bien difficile à faire pour ceux qui ne goûtent pas l’action… Il n’yaplus de champs et les rues sont vides : je te parlerai de nos meubles ». Tout cela forme en sourdine, rappel de Las de l’amer repos, un motif de découragement, de rétraction, de reploiement vers ses entours, étape du reploiement sur soi.

Comme l’ange donnant « un sens plus pur aux mots de la tribu », il s’ingénie à conférer aux meubles de sa maison une qualité d’essence subtile, à les peindre avec le soin d’un Metzu et le mystère d’un Carrière. Je ne sais si le morceau saisissant des Figures dans la Nuit, dans l’Eve Future, n’aurait pas été suggéré à Villiers par Mallarmé. De même certaines pages d’une intéressante Psychologie de la nature morte, de M. Mauclair, nous rendent sans doute un écho de sa conversation.

Il applique dans ses sonnets le secret de son art dernier à reconstruire sans les nommer, à suggérer des coupes de verre, des éventails. Le sonnet Ses purs ongles est une copie — d’une technique très curieuse — de son salon la nuit. L’Angoisse ici symbolisée était vraiment un bronze lampadophore.

Voyez dans le sonnet,

Tout orgueil fume-t-il d’un soir..,

la concentration des Figures dans la Nuit. Le poète, le soir, à son feu qui s’éteint, dans sa chambre obscure, mystère de peine, de froid, d’attente. La chambre serait malaisément prête à la visite sublime, à l’inspiration, rare hélas ! à la figure survenue du Poète changé en lui-même par l’éternité, « hoir »

De maint riche, mais chu trophée.

Et voici que le marbre de la console, par les lueurs d’or que le feu mourant allume au métal du meuble, pris d’en bas en d’inflexibles serres, figure un Tombeau. De sorte que le motif familier du meuble se transforme en l’autre motif familier du tombeau, par le moyen terme du froid, — feu froid de reflet, de solitude et de pensée vaine.

Sous ce marbre lourd qu’elle isole,
Ne s’allume pas d’autre feu
Que la fulgurante console.

Ses sonnets d’amour disent de coutume la douceur de chambres closes.

Au sonnet

. Quelle soie aux baumes de temps

on pourrait donner un argument comme celui des odelettes de Mendès ; Le Poète préfère aux drapeaux de la fête nationale et même à toutes fêtes de sa propre gloire la chevelure dénouée de l’aimée, faisant « ce princier amant », comme quelque autre eût donné une pierrerie ou sacrifié un royaume

Dans la considérable touffe,
Expirer, comme un diamant,
Le cri des Gloires qu’il étouffe.

Les sons et le silence pareillement s’incorporent à l’âme et au mystère de la maison. Le « très vaste et suranné piano » qu’il y avait, sans cordes presque, dans la chambre de Villiers, semble à Mallarmé « le taciturne reploiement sépulcral, désormais, de l’aile des rêves, en cet endroit28 » ; et muet et simple meuble l’instrument lui évoquait silencieux plus de rêve peut-être que n’en dégagèrent les doigts qui l’animaient. Quand Villiers sonnait, « le timbre de la porte d’entrée suscitait l’attention par quelque son pur, obstiné, fatidique, comme d’une heure absente aux cadrans et qui voulait demeurer29 ». La pluie qui tombe aux vitres se reproduit précieusement dans « l’effilé de multicolores perles » qui « la plaque encore au chatoiement des brochures dans la bibliothèque30 ».

Cette hantise des choses domestiques, cette tendance à les déformer en des présences vivantes, qui se retrouve, mais souriante, chez les hommes du Nord intime, un Andersen, un Dickens, peut-être pesait-elle un peu aux nerfs de Mallarmé et la portait-il comme une complication douloureuse. Il loue avec une finesse aiguë le style Louis XVI, dernier vestige d’antique perfection, de ne pas prêter à ces méprises et à ces rêves « les soieries de robe aux bergères avec alignement d’acajou discret, cela noble, familier, où le regard jamais trompé par les similitudes de quelque allusion décorative aveuglante, ne risque d’accrocher à leur crudité, puis d’y confondre selon des torsions le bizarre de sa propre chimère31 »,

Je fuis et je m’accroche à toutes les croisées
D’où l’on tourne l’épaule à la vie…

disait-il dans les Fenêtres, rêvant

D’enfoncer le cristal pour le monstre insulté
Et de m’enfuir avec mes deux ailes sans plume
Au risque de tomber pendant l’éternité.

Ensuite, toujours, il a tourné l’épaule à la vie

Pour n’avoir pas connu la région où vivre
Quand du stérile hiver à resplendi l’ennui,
(Le Vierge.)

mais, celle fois, dans un mouvement opposé de concentration et d’intimité, celui dont la Maison du Berger dessine fraternellement le schème ancien. Il s’est fait, un peu par nature, un peu par conscience d’impuissance mêlée à l’orgueil de la perfection, un peu par tact, par délicatesse, par souci de tenir une place qui ne gênât pas, un peu pour les besoins de son art, l’homme de l’intérieur, de l’ombre, de la maison recueillie et de la ferveur solitaire. Direction persévérante que sous d’autres noms nous allons retrouver dans son impressionnisme minutieux, dans sa passion d’artificiel, dans son parti pris d’obscurité, dans sa pureté d’idéalisme.

Chapitre IV. Le poète impressionniste §

Quand Mallarmé fréquentait le salon de Victor Hugo, celui-ci l’appelait en pinçant son oreille faunesque « mon cher poète impressionniste », Hugo, qui accueillit à Bruxelles, en 1871, Verlaine absolument ignoré en lui récitant vingt vers des Poèmes saturniens, avait un tact très sûr pour juger et jauger des vers nouveaux. Mallarmé est un poète d’impressions neuves, aiguës, difficiles à formuler, discontinues.

D’une sensibilité très fine, un peu maladive, il manquait de cette riche santé avec laquelle Hugo disciplinait la sienne pour en exploiter fortement les filons inépuisables. Il en souffrait plus qu’il n’en jouissait. Il loue, disais-je, le style Louis XVI de lui fournir contre elle comme une sauvegarde. « Je suis le malade des bruits et m’étonne que presque tout le monde répugne aux odeurs mauvaises, moins au cri32. » L’employé vociférateur dont la clameur, aux portières d’un train, « faussa ce nom connu pour déployer la continuité de cimes tard évanouies, Fontainebleau33 », s’attire une invective mentale qui n’est pas tout entière une fiction amusée. Lapidaire des mots, Mallarmé était blessé de les voir, en bouchons usuels, aux carafes. Pierres dans son jardin que bruits désagréables. Pour s’en purifier, il allait à ses vêpres dominicales, le concert, mieux peut-être comme à un Romain ses thermes que comme à un chrétien ses vêpres. Sous le ruissellement de musique il s’y lavait des poussières quotidiennes, et une rêverie légère, comme l’huile sur les membres, y assouplissait sa pensée.

Presque tous ses poèmes expriment, disposent ou mieux juxtaposent, des images, à l’origine desquelles sont des sensations nues. Mallarmé n’est pas d’abord un hermétiste qui enferme, de propos délibéré, sous une forme rare, des symboles profonds. Il y a chez lui, comme chez Verlaine ou Rimbaud, une sensibilité d’enfant, originale, un jour lavé de création. Mais une main, un mur, entre elle et le papier s’interposent : c’est le scrupule de l’artiste, effet et cause à la fois de sa stérilité. Et ce scrupule est double, contradictoire aussi. Il faut que la page restitue une fraîcheur vive, un ordre naturel de sensations ; mais il faut aussi qu’un art subtil intervienne pour disposer, pour rendre plus nue encore cette fraîcheur, plus essentiel cet ordre, pour retrouver par-delà, en visée platonicienne, une Idée de la fraîcheur, une Idée de l’ordre spontané. De sorte qu’il y a à la racine de l’œuvre comme un propter vivendi causas perdere vitam.

L’Après-Midi d’un Faune, la Prose pour des Esseintes, en offriraient bien des exemples. Voyez les premiers vers de l’Après-Midi.

Ces nymphes je les veux perpétuer.
Si clair
Leur incarnat léger qu’il voltige dans l’air
Assoupi de sommeils touffus.

Une vapeur de chair rose, la fleur la plus ténue, le pollen de la jeunesse et de la fraîcheur qui flotte sur les moiteurs d’un sous-bois d’été, voilà l’impression délicate que réalise le poète. Si malgré tout elle ne nous paraît pas immédiate, si elle prend un aspect un peu transposé et contourné, c’est précisément que le poète l’a souhaitée trop immédiate, qu’il a voulu la réduire à son essence, en éliminer tout terme de développement. Par les assemblages de mots les plus inquiétants de Mallarmé, se traduit quelque impression momentanée, très ténue, qui s’est imposée à lui, et qu’à son tour il essaye de nous imposer, trop ingénument confiant dans la ductilité de notre imagination. Ainsi celles qu’il y a lieu de suivre du Toast Funèbre dans la Prose, celles du Tombeau de Baudelaire, la plume de la toque dans Un Coup de Dés. Voici un exemple pris à un faux-sonnet, une de ces gageures qui scandalisèrent.

Quelconque une solitude
Sans le cygne ni le quai…

Mais langoureusement longe
Comme de blanc linge ôté
Tel fugace oiseau si plonge
Exultatrice à côté.

Dans l’onde toi devenue
Ta jubilation nue.

(Ces huit vers formant une image qui peut se détacher, je laisse les six autres.)

Succession de mots incohérents, dira-t-on. Vous avez donc du temps à perdre ? — Pourquoi pas ? En tout cas voici sans doute ce qu’a voulu faire Mallarmé. Une baigneuse nue, à la campagne, lui rend l’impression de lignes qu’en telle ville (Bruges peut-être ou quelque coin de Paris) lui donnèrent, le long de l’eau, un quai fusant de pierre et la gracilité d’un cygne. Et les six derniers vers ont pour objet de faire recomposer au lecteur, en une sorte, à la fois, d’Idée de la blancheur et d’impression de blancheur, ces trois groupes confondus de lignes, métaphores chacun à chacun, du quai, du cygne, de la baigneuse. Pour cela, des mots juxtaposés, sans syntaxe presque. (La phrase est : Mais tel fugace oiseau langoureusement longe, si ta jubilation nue, dans l’onde devenue toi, plonge exultatrice34.

Mais langoureusement longe pose avec son allitération l’ampleur de la grande courbe reflétée, le geste long et fluide de la nageuse, — puis le cygne garde, comme le linge même qu’elle vient d’ôter, les formes de la femme, — le cygne et la femme fondus dans l’image au point qu’Exultatrice (un grand mot incurvé qui fait jaillir des gerbes d’eau) se rapporte au cygne, — la nageuse aux membres polis, aux mouvements liquides, devenue l’eau même, — jubilation nue, identique à l’impression nue que le poète a essayé de saisir toute vive.

Que tel soit le but, et que le résultat vienne un peu grêle, cela nous éclaire sur le monde d’impossibilités où sa passion de poésie pure menait Mallarmé. Songez aux dessins de Léonard… Comme, à côté du crayon mouvant, sont faibles les efforts d’une poésie qui s’effile et s’exténue pour dépasser sa limite !

Un artiste écarte de ses sensations, quand il s’agit de les exprimer, à la fois ce qui est trop individuel et ce qui est trop banal. Il prend un entre-deux, penchant vers l’un ou vers l’autre selon son tempérament et son talent, et dans l’un ou l’autre sens ondoient bien des détours, jusqu’aux limites qui sont l’inintelligible d’une part, le cliché de l’autre. L’impressionnisme de Mallarmé est une rupture d’équilibre, une fuite vers l’expression de l’individuel. Rupture et fuite parce qu’il lui manque, à un degré paradoxal, ce qui d’ordinaire forme ici un contrepoids, le don oratoire.

Tout ce qui sert d’intermédiaire, de chaînon entre les sensations, le genre commun qui les unit, cette clarté, cet ordre, cette logique du discours qui les fondent dans la pâte oratoire, tout cela fait défaut à Mallarmé, et de ce défaut s’élancent ensemble la nouveauté et la nudité de son art : des visions ramenées vers leur essence et vers leur cœur, comme

Pour ouïr sans la chair pleurer le diamant.

Dans l’Après-Midi et le Toast Funèbre, les deux pièces qui offriraient le mieux l’apparence extérieure d’un « développement », toujours prévaut cette juxtaposition d’images, de l’une à l’autre desquelles on passe sans transition, le fil du poème se faisant de l’arabesque seule que décrit leur apparition successive. Il en est ainsi encore de la prose oraculaire du poète. Joignons-y la contre-épreuve : l’impressionnisme pur fait tellement chez Mallarmé un fond à sa nature et une limite à son expression, que le développement oratoire n’apparaît que lorsqu’il s’agit pour lui de broder délicieusement des riens, de parler pour dire peu de chose, mais joliment, de s’essayer par jeu à cette chronique où il eût pu devenir maître, La signification de sa prose est en raison directe de sa densité. La Dernière Mode, ses conférences, alignent des pages de causerie où des balances en toile d’araignée pèsent des gouttes de rosée. Ce qui ne valait pas la peine d’être tû aux trois quarts, il le disait.

Il serait très inexact d’admettre une influence quelconque des peintres dits impressionnistes sur la poésie de Mallarmé, comme d’ailleurs, en général, d’une peinture sur une poésie. Pourtant ce terme d’impressionnisme qui, dans l’un et dans l’autre cas, paraît si vague, est peut-être, au contraire, fort justement choisi pour désigner ce qu’il y a de parallèle entre un moment de la poésie et un moment de la peinture.

Impressionnisme et symbolisme ont réagi — excessivement — contre des conventions analogues, contre ce que j’appellerais, d’un terme très général, le donné, contre la manière classique de placer, dans l’œuvre même, l’ordre, la construction, la composition, contre un plan oratoire qui se confond d’ailleurs, s’il est assoupli et vivant, avec une condition éternelle de l’art. Ils ont voulu éveiller l’action de l’œil ou de l’esprit, leur faire créer ou construire, au lieu de leur donner quelque chose de créé et de construit.

C’est de façon un peu arbitraire que l’on peut rattacher à l’impressionnisme la peinture originale de Manet. Mais lorsqu’il juxtapose ses couleurs avec la franchise d’une mosaïque (j’ai été frappé, au musée de Naples, de retrouver dans la Bataille d’Arbèles la construction même de l’Olympia) et qu’il élimine la fluidité intermédiaire, tout le liant des demi-tons, n’évoque-t-il pas la répugnance de Mallarmé à l’atmosphère oratoire ? Le procédé, poussé à son excès logique par le néo-impressionnisme, qui consiste à juxtaposer sur la toile des couleurs pures afin qu’elles se composent dans l’œil du spectateur, au lieu de puiser, sur la palette même, le mélange, procédé dont l’origine chez nous date d’ailleurs du romantisme même et de certaine imitation, vers 1825, par Delacroix, du peintre anglais Constable ; c’est celui même que chez Mallarmé nous retrouverons, rattaché aussi au romantisme, quand nous étudierons sa poésie comme puissance de suggestion.

Ainsi chez les peintres et chez le poète, la solidarité est la même entre les deux sens du mot impressionnisme : impression immédiate notée de frais, impression active à provoquer chez le public, au lieu d’une expression évoquée toute faite.

Que les critiques tout classiques voient ici le terme dernier, la théorie pure, en poésie comme en peinture, de l’anarchie romantique, c’est leur droit : comprendre Mallarmé de cette façon, c’est voir en effet une face, la face sèche et rogue, de la vérité.

Chapitre V. La passion de l’artificiel §

Que l’œuvre d’art devienne une œuvre d’artifice, que la spontanéité poétique aboutisse, dans sa perfection, à se cristalliser sous quelque forme savante, cela c’est l’esthétique même du Parnasse. Mais par-delà le Parnasse il nous faut remonter à Baudelaire, à son goût raisonné de l’artificiel, dont l’influence s’est exercée jusqu’aujourd’hui sur la littérature d’exception, et que Mallarmé, par une sympathie de tempérament a, dans sa première période et même plus tard, repensé et revécu. On peut au centre de la poésie de Mallarmé placer l’idole baudelairienne, la femme construite, fardée, transformée dans un laboratoire de toilette. On en trouverait l’analogue plus délicatement transposé, dans le goût presque exclusif qui porte Mallarmé vers la chevelure féminine : ses sonnets d’amour, ses évocations de femmes la suscitent immédiatement et presque seule35. Sur ce motif, d’ailleurs renouvelé d’un des plus beaux poèmes de Baudelaire, Hérodiade se développe. La chevelure d’abord aperçue fait courir dans les reins du Faune la brûlure du désir.

Mon œil trouant les joncs dardait chaque encolure
Immortelle, qui noie en l’ombre, sa brûlure
Avec un cri de rage au ciel de la forêt ;
Et le splendide bain de cheveux disparaît
Dans les clartés et les frissons, ô pierreries !

Il a mis les caresses les plus douces de son langage à évoquer ailleurs le « trésor présomptueux de tête » et « la considérable touffe ».

Et tous ces vers indiquent que dans la chevelure il goûte ce qui fait sortir la femme de sa chair pour la fondre à une ressemblance minérale et métallique. Ainsi la chevelure n’est-elle pas le point de départ de l’Eve Future créée par Villiers, la première pièce interchangeable de l’Andreide ?

Blonde dont les coiffeurs divins sont les orfèvres,

dit-il dans le sonnet galant du Placet Futile. C’est là ce qui fait ruisseler comme la crinière même qu’ils expriment les vers d’Hérodiade.

Je veux que mes cheveux qui ne sont pas des fleurs
A répandre l’oubli des humaines douleurs,
Mais de l’or, à jamais vierge des aromates,
Dans les éclairs cruels et dans leurs pâleurs mates
Observent la froideur stérile du métal,
Vous ayant reflétés, joyaux du mur natal,
Armes, vases, depuis ma solitaire enfance.

J’ai noté l’Hadaly de Villiers. Sur la ligne baudelairienne où nous la rencontrons, il faut mentionner un livre dont les affinités avec Mallarmé furent sinon plus directes, du moins plus connues et plus discutées. Dans une causerie sur les Précieux de 1885, au sujet de A. Rebours, M. Vielé Griffin dit que « le livre de Huysmans eut un succès prodigieux auprès des jeunes d’alors ; il leur semblait désormais possible de rompre les digues de la banalité qui enserrent toujours plus ou moins l’existence36 ». Mallarmé s’intéressa, comme les jeunes gens, à ces vieilleries qui trouvent leur prix dans un style curieux de transition entre le naturalisme et le symbolisme. Il ne faut pas oublier que c’est sous l’invocation de des Esseintes que Mallarmé met la Prose où se formule son Art Poétique.

Il remercie ainsi des Esseintes du goût que celui-ci témoigna pour Hérodiade, muse de l’art baudelairien, madone diabolique de la stérilité, beauté inaccessible que l’on ne touche point sans l’annuler.

Conte moi
Quel sûr démon te jette en ce sinistre émoi,
Ce baiser, ces parfums offerts, et le dirai-je ?
Ô mon cœur, cette main encore sacrilège,
Car tu voulais, je crois, me toucher, sont un jour
Qui ne finira pas sans malheur sur la tour…

On évoque l’apostrophe des Fleurs du Mal.

Et je chéris, ô bête implacable et cruelle,
Jusqu’à cette froideur par où tu m’es plus belle.

Chez Baudelaire, le goût est parallèle de l’artificiel dans l’amour, de la création consciente et savante dans la poésie. Il regardait comme l’honneur suprême du poète de réaliser exactement ce qu’il avait voulu. De même ce que Mallarmé cherche, par l’artificiel et par-delà l’artificiel, en Parnassien ici logique, c’est une concrétion suprême et fixe de durée. Il ne conçoit en art de réalité supérieure et dernière que refaite, rectifiée, par des distillations successives, et j’ai indiqué le biais par où cette tendance se combine avec une poésie impressionniste. Il envisage la littérature ordinaire, la syntaxe de tous, la somme de clichés dont nous vivons, comme il regarde la femme naturelle, sorte de vin commun par-delà lequel son imagination évoque la liqueur d’or, l’essence précieuse ; et le langage courant emploie à son sujet l’image la plus exacte lorsqu’il parle de poésie alambiquée.

Calices balançant la future fiole,

dit-il nommant les Fleurs. Sur le rêve de cette fiole il s’obstine avec la patience d’un Balthazar Claës. Sa vie coula à la recherche d’une poésie où la pureté idéale de la nature apparût, comme l’Hadaly de Villiers, surgie sur l’effort le plus savant et le plus subtil de l’art.

Chapitre VI. Les sources de l’obscurité §

Sur l’obscurité de Mallarmé, On a porté des regards très divers. D’elle on s’est fait une idée obscure. Il faut, a dit Hegel, comprendre l’inintelligible comme tel : éclaircissons le principe de cette obscurité.

Il serait naïf de la nier. « L’obscurité de Mallarmé, dit M. Mauclair, ne provient que du degré d’inattention qu’on apporterait à la lire ». Mais il va de soi que c’est la clarté de Mallarmé qui provient du degré d’attention qu’on met à le pratiquer, un degré d’attention qu’il n’est point d’usage, en littérature, de requérir, et dont l’exigence paraît d’abord inadmissible.

Dans un essai, qu’il faut lire, sur Mallarmé et l’idée de décadence, M. de Gourmont écrit : « Si on entreprenait une étude décisive sur Mallarmé, il ne faudrait traiter la question d’obscurité qu’au seul point de vue psychologique, parce qu’il n’y ajamais d’absolue obscurité littérale dans un écrit de bonne foi. Une interprétation sensée est toujours possible ; elle changera selon les soirs, peut-être, comme change, selon les nuages, la nuance des gazons, mais la vérité, ici comme partout, sera ce que la voudra notre sentiment d’une heure. L’œuvre de Mallarmé est le plus merveilleux prétexte à rêveries qui ait encore été offert aux hommes fatigués de tant d’affirmations lourdes et inutiles : une poésie pleine de doutes, de nuances changeantes et de parfums ambigus, c’est peut-être la seule où nous puissions désormais nous plaire ; et si le mot décadence résume vraiment tous ces charmes d’automne et de crépuscule, on pourrait l’accueillir et en faire même une des clefs de la viole ; mais il est mort, le maître est mort, la pénultième est morte37. »

Au contraire de M. de Gourmont, j’admets à chaque ligne de Mallarmé un sens réel, objectif, qu’a voulu l’auteur ou qu’Il a accepté de son inspiration, comme cela se passe dans n’importe laquelle des pages de prose et de vers qui furent jamais écrites. Les doutes, les nuances changeantes dont est pleine, je le reconnais, cette poésie, et qui en font la joie et la difficulté, ne détruisent pas ce sens, mais prennent place dans l’ampleur du cercle qu’il élargit. C’est ainsi que je m’efforcerai toujours de « comprendre » Mallarmé, dût-on m’accuser de jeter sur le sol de cent iris les pavés « d’affirmations lourdes et inutiles ». Comme Mallarmé est un auteur obscur, je me tromperai plusieurs fois ; je compte alors que l’on rectifiera, en serrant de plus près le texte. Et si l’on croit que je méconnais là, vraiment, le génie de Mallarmé en demandant à un « prétexte à rêveries » des motifs d’intelligence, je demeurerai bien tranquille dans le bénéfice évident de mon dogmatisme. M. de Gourmont ayant tort, j’aurai raison. M. de Gourmont ayant raison, j’aurai raison avec lui, et ma rêverie tiendra sa place au même titre que celle d’autrui. Et cela dit, je veux bien que l’on voie, dans ma croyance à l’intelligibilité de Mallarmé, l’hypothèse commode qui autorise à ne rien expliquer, à chercher des termes et non des raisons d’admiration. Parions donc, comme dit Pascal, sans hésiter.

De l’attitude qui ne me convient pas, le moindre (défaut est d’ajouter encore à l’obscurité de Mallarmé, de croire que tout ce qui sort de lui est un mystère, «  l’innocent, dit Mallarmé lui-même, annonçât-il se moucher38 ».

Le maître est mort, écrit en terminant M. de Gourmont, la pénultième est morte. Entre la mort de Mallarmé et le rappel du refrain qui revient dans le Démon de l’Analogie, M. de Gourmont établit un rapport qu’il sait n’avoir aucun sens et qu’il croit peut-être par-là très mallarméen. Il fait de La Pénultième est morte un motif mystérieux de rêverie. Et de même un critique renseigné, M. Gustave Kahn, dit : « Au temps où Mallarmé publiait ces vers, il y avait la Pénultième, cette fameuse Pénultième, dont on parlait Il y a dix à douze ans de la rive gauche à partout ; la Pénultième était alors le nec plus ultra de l’incompréhensible, le Chimborazo de l’infranchissable et le casse-tête chinois39. » Et M. Kahn n’indique nullement que le mystère se soit depuis dissipé. Et voilà une obscurité toute factice, puisque la page de Mallarmé, description très technique d’une hallucination qui n’excède pas l’état normal d’un délicat, est d’une précision qui ménage très vite toute la clarté : je l’expliquerai ailleurs40.

Quelles sont donc les raisons, la nature et les degrés de cette obscurité qu’on blâme ou bien qu’on loue chez Stéphane Mallarmé ?

Moins qu’une obscurité proprement dite, c’est d’abord la réaction d’une nature presque maladivement artiste contre une fausse et dangereuse clarté. Ici encore nous voyons sa poésie se construire contre le génie oratoire. La condensation de la pensée ou du sentiment, le goût de l’ellipse, faisaient partie profondément, de l’art classique, qui atteignait l’équilibre suprême, sa raison d’être, lorsqu’il les conciliait avec la clarté, ou plutôt avec une tournure qui demandait à chacun le léger effort nécessaire à ce qu’il se sût gré — et à l’auteur — d’avoir pénétré ce qui n’était qu’indiqué : une politesse qui avait foi, tout en la ménageant, dans l’intelligence du lecteur.

Le secret d’ennuyer est celui de tout dire.

Il y a d’ailleurs une mesure, et l’obscurité des précieux révolte Boileau dont l’esprit

Ne suit point un auteur qu’il faut toujours chercher.

Et le grief formulé le plus souvent contre Mallarmé est celui-là même de Chrysale :

On cherche ce qu’il dit après qu’il a parlé.

La clarté usuelle, faite d’une référence constante à des lieux communs sous-entendus, cause à Mallarmé la même lassitude et la même méfiance qu’à un peintre impressionniste la lumière d’atelier. Le rappel intermittent de ces lieux communs lui paraît une convention acquise de l’art, comme aux mêmes peintres le contour dessiné des objets apparaît une abstraction d’optique. Son obscurité vient alors de ce que, dans sa phrase, le dessin logique est remplacé par le jeu vibrant des images transposées et juxtaposées, tient en partie à son impuissance, érigée en maxime, de développement, et à son acuité de sensation. De même que pour un impressionniste il n’y a pas de lumière, mais des tons lumineux, le sentiment de Mallarmé veut qu’il existe non une clarté, mais des clartés, et il en est parfois chez lui comme dans l’expérience des interférences : l’obscurité y est faite de clartés qui se rencontrent. Ainsi :

Mon doute, amas de nuit ancienne, s’achève
En maint rameau subtil, qui, demeuré les vrais
Bois même, prouve, hélas ! que bien seul je m’offrais
Pour triomphe la faute idéale de roses !
(L’Après-Midi.)

Interférence de deux images, isolément très claires, celle d’un sous-bois qui s’achève en haut dans la lumière, celle du Faune qui n’a connu que des joies de pressentiment et de rêve. Je dis interférence, parce que d’abord elles semblent venir de deux points opposés : c’est à la réflexion que l’on pénètre l’ingéniosité et la délicatesse du fondu.

D’une seconde pente, la nature de Mallarmé le portait à se complaire dans l’obscurité. Avec son habitude du scrupule, son ingéniosité à chercher à tout des sens subtils, il estimait que tout est également obscur. Peut-être a-t-il fourni à Villiers qu’il n’y a guère plus de cinq ou six hommes par siècle capables de lire n’importe quoi, serait-ce des étiquettes de pots à moutarde. A Daudet demandant « si c’est volontairement que vous vous êtes retiré dans les ténèbres, pour ne pas que tout le monde vous y suivît… ou bien si c’est involontairement », il répond : « Mais est-ce que l’opération même d’écrire n’est pas de mettre du noir sur du blanc41 ? » C’était s’évader de la question par une frêle allusion ou un jeu de mots, soit — mais toute écriture lui apparaissait en effet comme une architecture du mystère et une économie de l’obscurité.

Et ceux-là mêmes qu’exaspère l’obscurité de Mallarmé, ne faudrait-il pas les convier à admirer au contraire l’honnêteté de son scrupule ? Faire croire à quelqu’un qu’il vous a pleinement compris, lui présenter une phrase apparemment claire, des idées carrées de partout, peut-être au fond est-ce le tromper, l’induire faussement à supposer qu’une pensée humaine, un acte humain, se laisse, dans son entier, pénétrer.

De la sorte, on pourrait, avec un demi-paradoxe et un demi-sourire seulement, voir dans l’obscurité de Mallarmé l’ombre, courtoise aussi, de son avisée et stricte politesse. Que l’on s’arrête au titre de son recueil de prose, Divagations. A celui qui connaît la langue, il signifie très exactement les essais dispersés qu’il contient. Un titre, qui ne se révèle qu’au vrai lecteur, ouvre un livre que l’on n’aborde pas sans savoir lire. Et le même titre, en son sens ordinaire, avertit, c’est-à-dire détourne le lecteur, ordinaire aussi, le prévient, comme une étiquette appliquée, que l’usage du livre lui est lointainement externe : afin que nul pli dans les roses de son contentement et dans la conscience de sa raison saine ne froisse ce passant, l’auteur assume tout le ridicule de la divergence et la met entière sur le compte de sa propre folie. Il avoue qu’il divague, ha ! ha ! — et la gaîté française conserve le total de ses droits. Mais pourquoi supposer lorsque j’ai sous la main ce texte où M. Chantavoine communique aux abonnés du Correspondant ses sentiments sur Mallarmé :

« Il adonné lui-même à son dernier volume le titre expressif et inquiétant de Divagations. Je n’aurais pas osé le dire, mais puisqu’il l’a dit !… J’ai lu ( ?!) ces Divagations : elles m’ont plongé dans l’extravagance42. »

Mallarmé dut sourire subtilement en voyant que dans le piège tendu à l’illettré (mais que ce fût plutôt un écriteau préservateur, je le maintiens), le premier à tomber était un professeur de rhétorique

Pour saisir de plus près les raisons, ou, si l’on veut, les excuses de cette obscurité, songeons à ceci. Toute pensée humaine comporte autour d’elle un cercle de clarté apparente, et un cercle de clarté réelle, qui sont souvent en raison inverse l’un de l’autre. A une extrémité se trouvent probablement les très hautes mathématiques, qui ne sont accessibles, paraît-il, qu’à cinq ou six hommes sur la planète en un même moment. A l’autre extrémité on peut voir la politique, sur laquelle tout électeur et à plus forte raison tout élu s’estime compétent. Mais si chaque génération comporte cinq mathématiciens complets, elle ne fournit pas même cinq grands politiques. Or nul ne se croira compétent en mathématiques supérieures, s’il ne fait partie des cinq, et chacun des cinq n’écrira que pour lui-même et ses quatre pairs. Il est absolument garanti contre toute espèce de mensonge par la nature de son sujet et par la qualité de son public. Il atteindra une sincérité, fi l’on peut dire, chimiquement pure. Au contraire, le politique, fût-il un grand homme, ne subsiste que par l’assentiment d’une foule, parlementaire ou électorale. Il est obligé de parler ou d’écrire pour elle ; sa parole ou son écriture deviennent elles-mêmes de l’action politique. Il est contraint à quelque mensonge par la nature de son objet et la qualité de son public. — La place à laquelle se loge la littérature est très flottante. Elle trouve son état normal, sain, dans un milieu entre ces deux extrêmes. Mais aujourd’hui elle tend, par son poids d’argent, à descendre au niveau électoral. Les conditions utiles à une fortune politique le deviennent à une fortune littéraire. Ce mouvement de bascule appelle le mouvement inverse : l’effort constant de Mallarmé fut de rejeter la littérature à l’extrême opposé, d’en faire, comme d’une mathématique, un jeu suprême de l’esprit, de frapper d’inexistence toute clarté apparente, au profit d’une clarté réelle qui se confond avec une probité hyperbolique. De là (il faudra y revenir) la littérature prise formellement comme son seul objet, l’effort pour faire existence et son essence, pour créer une sorte de littérature analytique dans le sens exact où Descartes créa une géométrie analytique.

Pour qui donc, alors, écrivait Mallarmé ? Le fait même d’écrire implique, par instants du moins, la représentation d’un public, et avec les auteurs cette représentation varie beaucoup. C’est généralement le public contemporain et payant. Stendhal écrivait en 1830 pour des lecteurs de 1880. En principe, dans sa source toute pure, un livre sincère et vivant serait écrit pour un seul : on sait que les chefs-d’œuvre ignorés de la littérature d’amour — en France en est-il une autre ? — se trouvent dans la boîte des facteurs. L’usage des dédicaces — les honneurs du pied littéraires — en marquent une survivance ou une conscience. Et tout cela, pourtant, depuis l’imprimerie, tend, avec la nécessité fatale de la graine qui germe, vers le Livre, désormais étranger et qui marche dans son destin propre. Le Pauca meoe des Contemplations est un Multa omnibus. Dans le tombeau d’une femme aimée, un poète anglais plaça sans en garder de copie et pour le clore seulement sous les ailes repliées de l’Amour et de la Mort le livre de poèmes qu’elle avait inspiré. Défi de la poésie au poète, vite relevé. Il dut plus tard ouvrir le cercueil, redemander à la mort son chant, le publier…

Il semble que Mallarmé ait écrit non pour des lecteurs, mais pour un lecteur abstrait, qui lui ressemblait comme un frère. Il lui eût suffi que tout son public littéraire tînt, le mardi, dans son salon. Mais le tabac encore n’était-il pas là pour l’en séparer par la fumée, pour mettre autour de lui une atmosphère de distance où il restait seul avec ce lecteur, le confrontant, avec ironie peut-être, à quelques visages43 ?

Ce lecteur qui lui suffisait, et qui peut-être ne pouvait se réaliser sans se détruire, il lui plaisait que ce fût une lectrice, celle avec qui, dans les causeries de la Dernière Mode, \l essayait déjà de s’entretenir.

Nous fûmes deux, je le maintiens.

Est-ce contre autrui ? Je crois bien qu’il le maintient contre lui-même, contre le doute qui déniait l’intelligence à l’aimée.

Lisons la Déclaration Foraine qui forme vraiment à la Prose pour des Esseintes un pendant. Le Poète, avec une contemporaine de ses soirs (celle de la Prose ?) roule en voiture, silencieusement. Le silence est l’hommage pur et parfait à la femme ; mais elle s’en lasse, et invite les lèvres closes au péché de s’ouvrir. Et l’amie ordonne au conducteur de mener la voiture à une fête foraine, proche de là.

La fête foraine ! Le Public ! Allons ! Le Poète ironiquement s’y résout, et voilà le Silence abdiqué.

Dans la cohue, tout à coup, les retient « à l’égal de la nue incendiaire un humain spectacle, poignant ». Simplement une baraque vide, sans enseigne, déjetée, misérable, en haillons… « Celui qui l’installa n’avait rien à montrer que l’inanité de son famélique cauchemar ». Mais, sachant que dans une fête les sous, comme des yeux plus mobiles, inexplicablement tendent à sortir des poches, pour rien, non pour voir quelque chose, mais pour voir, « lui aussi avait cédé à la convocation du bienfaisant rendez-vous ».

Avez-vous reconnu en cette baraque le « vieux mobilier » de l’Hommage à Wagner, la poésie surannée ?

La femme alors eut un caprice. Battez la caisse, ordonna-t-elle. Et elle entra. Le Poète, séduit vers un dessein qu’à peine il devine, la seconde en criant que tout le monde veuille pénétrer, et que ce n’est qu’un sou, rendu à l’insatisfait. « Le nimbe en paillasson dans le remerciement joignant deux paumes séniles vidé », suit la foule abondante, dans la baraque où la femme émerge, à la hauteur du genou, sur une table.

Elle est là, debout, simplement, la Poésie, et c’est tout « sans supplément de danse ou de chant ». La Foule reste coite, attend sans doute, et le Poète comprend son devoir. Il aspire à descendre la Beauté. « Il n’y avait au monde pour conjurer la défection dans les curiosités que de recourir à quelque puissance absolue, comme d’une Métaphore. Vite, dégoiser jusqu’à l’éclaircissement, sur mainte physionomie, de leur sécurité, qui, ne saisissant tout d’un coup, se rend à l’évidence, même ardue, impliquée en la parole, et consent à échanger son billon contre des présomptions exactes et supérieures, bref la certitude pour chacun de ne pas être refait ».

Ainsi la foule apporte devant le jeu poétique une âme de foi. Faute de saisir, elle peut au moins sentir noblement que quelque chose existe, digne d’être saisi. La meilleure glose à donner ici serait deux pages de Villiers dans la Machine à Gloire des Contes cruels, sur l’effet divers de ces deux noms : Scribe et Milton. (La nouvelle, dédiée à Mallarmé et où son tour d’esprit se reconnaît, est peut-être née d’une conversation entre les deux poètes.)

Le Poète, un coup d’œil jeté à la chevelure de la femme, au flambeau vivant qui l’halluciné, prononce devant la foule muette le sonnet :

La chevelure, vol d’une flamme à l’extrême
Occident…

La Femme, simplement, montrée en poésie pure : motif qui déjà dans le Phénomène futur le hantait.

… Ne mouvant astres ni feux au doigt.

Le joyau de l’œil suffit, d’où émane la nuée ardente de la chevelure ;

exploit
De semer de rubis le doute qu’elle écorche
Ainsi qu’une joyeuse et tutélaire torche.

Doute, attente de la foule devant le spectacle inaccoutumé, et que suffit à « écorcher de lumière » la présence, sinon le sentiment de la beauté, point recouverte des oripeaux extérieurs, mais immobilisée dans son Idée.

Elle saute de l’estrade devant les visiteurs ébahis, cependant que le Poète continue son boniment en une prose qu’il croit plus accessible. « La personne qui a eu l’honneur de se soumettre à votre jugement, ne requiert pour vous communiquer le sens de son charme un costume ou aucun accessoire usuel de théâtre. Ce naturel s’accommode de l’allusion parfaite que fournit la toilette toujours à l’un des motifs primordiaux de la femme, et suffit, ainsi que votre sympathique approbation m’en convainc ». La foule se tait, étonnée, assez respectueuse, sauf quelques : Bien sûr — C’est cela — Oui, — et s’écoule. Seule « l’attente en gants blancs encore d’un enfantin tourlourou qui les rêvait dégourdir à l’estimation d’une jarretière hautaine ».

Et le malentendu entre Mallarmé et la critique n’est-il pas ici symbolisé ? Le public en général, la critique en particulier, tiennent à pouvoir toucher le mollet de la Muse. C’est même cela souvent que l’on entend par ce mot : comprendre. Sentir les strophes du Lac effleurer comme des rames une eau musicale n’est rien, si l’on n’a résolu de palpitants problèmes sur madame Charles, et dégourdi, comme les gants blancs du bleu, des doigts tachés d’encre à l’estimation de sa jarretière.

Qu’a fait l’amie ? Simplement sortir le Poète de sa méditation et de son silence, malgré elle un peu, par un coup de hasard, accident qui, spontanément, ne se fût pas produit, mais qui « jaillit, forcé, sous le coup de poing brutal à l’estomac, que cause une impatience de gens auxquels coûte que coûte il faut proclamer quelque chose, fût-ce la rêverie ».

Tout poème, disait Goethe, est un poème de circonstance. Et au contraire peut-être on paraphraserait ainsi Mallarmé : Toute proclamation d’art est viciée, comme par un péché originel, parce qu’elle se produit non en vertu de sa nécessité absolue, mais selon un accident du temps où elle reste accrochée, selon une circonstance, un hasard. C’est le thème qu’illustre sa dernière œuvre : Un coup de Dés jamais n’abolira le hasard. Et l’existence du public, tout le relatif dont elle s’accompagne, sont la somme des atteintes portées à cette hantise de l’absolu dont vécut l’art mallarméen

Et — second degré dans ce hasard, dans ce relatif jamais aboli — seconde racine plus profonde à leur ironie. Vous n’auriez, madame, entendu mon sonnet à si chaque terme ne s’en était répercuté jusqu’à vous par de variés tympans, pour charnier un esprit ouvert à la compréhension multiple ». L’œuvre réalisée, qui la saurait littéralement comprendre, l’entendant à la manière non de soi-même, ni du poète, mais d’autrui, peut-être du critique autorisé, du créateur de valeurs ? Que nous fûmes deux, faut-il le maintenir encore ?

Écrire pour tout le monde, écrire pour peu, écrire pour une seule personne, n’écrire que pour soi-même, se taire enfin dans le plein, pur et parfait silence, Voilà autant de degrés de la hiérarchie que conçoit Mallarmé, tout au moins dans l’interrègne actuel. Il s’y est tenu à mi-chemin, frôlant du plus près possible le silence et le mystère, et levant parfois vers l’autre extrémité un visage de regret. Ce qui nous sembla de son impuissance, le dirons-nous de son obscurité ? Vis-à-vis de lui-même et dans son intime franchise ; la porta-t-il comme son tourment ou comme son trésor ? D’une conversation ou d’une lecture de Villiers, il écrit : « La jouissance goûtée par l’admis s’avivait de l’incompréhension de tous44 » Mais dans le Mystère et les Lettres, il s’est plaint que le préjugé le désignât comme le bouc émissaire de l’incompréhension, du fait de gens qui « assument à la parade la posture humiliée ; puisqu’arguer d’obscurité — ou nul ne saisira s’ils ne saisissent et ils ne saisissent pas — implique un renoncement antérieur à juger45. »

J’imagine pourtant — et qui sait si lui-même, encore, dans sa politesse prévenante, n’en ménageait pas l’idée — que de ceux qui le saisissent à ceux qui ne le saisissent pas, soit possible sinon une ressemblance, du moins une harmonie. Le fruit le plus ordinaire de sa parole est de mettre sur nous des mystères que nous ne soupçonnions pas et que son doigt désigne, comme il tend « le nuage précieux flottant sur l’intime gouffre de chaque pensée46 ». Mais le sens absent de ses phrases, quand à presque tous elles demeurent sibyllines, est de symboliser ce mystère, accessible sous ce biais, dans une ignorance immédiate. Les uns reçoivent en eux, comme une ombre, le mystère qu’ils n’y connaissaient pas, et les seconds teignent de leur obscurité propre les paroles auxquelles ils l’imputent. Ainsi cette église allemande où deux vaisseaux en équerre aboutissent au même chœur.

Les professionnels de la clarté « puisent à quelque encrier sans nuit la vaine couche suffisante d’intelligibilité que lui s’oblige, aussi, à observer, mais pas seule47 ». L’écriture doit satisfaire à la fois au besoin d’intelligibilité qui est dans l’esprit, à la réalité du mystère qui demeure dans les choses, ne détacher ce qui est présent que sur le sous-entendu d’absences où descendent ses racines et ses raisons d’être. Une monade ne se pose pas seulement par la clarté de ses perceptions conscientes, mais par les ténèbres aussi de toutes les perceptions confuses qui la font vivre de la vie universelle, indéfinie… Mallarmé appelle précieusement l’orange un « emblème de ce désir qui nous fait trouver un goût délicieux à toute clarté48 ». Ainsi peut-être ne conçoit-il point la clarté comme une solitaire et froide vue de l’esprit lucide, mais comme un délice d’intelligence active : manière aussi de désigner une simple écorce en la netteté superficielle. Les pages les plus parfaites de Mallarmé, l’Après-midi d’un Faune, la Prose pour des Esseintes, le Nénuphar Blanc, révèlent, mieux que telle clarté ordinaire et sèche, sous un feuillage obscur, un poids de pulpe et de lumière.

Chapitre VII. La préciosité §

On peut imaginer plusieurs détours pour rattacher Mallarmé au courant des lettres françaises, pour lui dresser l’arbre généalogique auquel à droit tout écrivain. L’obscurité de propos délibéré, la tendance à remplacer dans l’expression un système de clarté directe par un jeu de lumières réfléchies, s’appelle la préciosité. Et le précieux, qui chez nous régna en maître, y est demeuré toujours abondant et tenace49. Si l’on doit traiter Mallarmé comme une nature d’exception, voilà bien à cette exception une perspective plus générale.

La préciosité, si vivace avant le classicisme, reparaît ’dans le romantisme avec le style Louis XIII. Elle était, à l’époque où débuta Mallarmé, installée assez solidement au pied et au flanc du Parnasse : Gautier, dans les Emaux et Camées, Banville partout, lui avaient dessiné un visage qui plaisait. Victor Hugo, si attentif à s’annexer les nouvelles terres poétiques, à recréer autour de lui, dans le monde du verbe français, l’image de l’empire aux cent trente départements qu’il parcourait enfant derrière la Grande-Armée, s’était donné largement à elle dans les Chansons des Rues et des Bois. L’art du xviiie siècle remis à la mode, le plaisir à transposer en vers Watteau et Fragonard, contribuaient à élargir ce mouvement. Les Fêtes Galantes, nous apprend M. Lepelletier, furent inspirées à Verlaine par le livre des Goncourt sur ces maîtres. Et l’une des premières pièces de Mallarmé, le Placet Futile, né dans le même temps presque et sous la même inspiration que les Fêtes Galantes, indique déjà ses affinités avec les petites chapelles d’autrefois.

J’ai longtemps rêvé d’être, ô duchesse, l’Hébé
Qui rit sur votre tasse au baiser de vos lèvres.
Mais je suis un poète, un peu moins qu’un abbé,
Et n’ai point jusqu’ici figuré sur le Sèvres.

Nommez-nous… et Boucher sur un rose éventail
Me peindra flûte aux mains endormant ce bercail,
Duchesse, nommez-moi berger de vos sourires.

Le sonnet a été refait pour les Poésies Complètes avec d’intéressantes variantes.

Cette préciosité émaillée rappelle, plus que le xviiie siècle, l’Adone ou les poètes de l’âge d’Elisabeth, et plus encore que ceux-ci Gongora50. Ils se seraient disputé une image comme celle-ci.

Bruges multipliant l’aube au défunt canal
Avec la promenade éparse de maint cygne.

Comme eux, comme les Alexandrins qui vivaient autour des Ptolémées, Mallarmé eût fait un charmant poète de cour. Sa préciosité tient en partie à ce qu’il est resté un aristocrate, un mondain qui, outrant son désir d’une plus grande délicatesse et d’un cercle plus intime, a rencontré la solitude. D’un salon très noble et très clos, il garde cette réserve, ce refus courtois de se livrer, pareil a une feinte invisible de fleuret. C’est « du monde, dit-il, que les lettres sont le direct affinement51 ». Lui qui adora le Livre, qui vécut pour lui, il lui apporta, comme sa ferveur la plus fine, le détachement appâtent d’un La Rochefoucauld, la rareté, cette grâce plus légère du génie.

Et de fait ce qui se détourne et la préciosité, n’est-ce pas un instinct de décence et de distinction ? La marquise de Rambouillet avait fait de son salon une défense contre l’invasion de vulgarité et d’impudence gasconne qui à la suite d’Henri IV avait envahi Paris. Comme Madame de Rambouillet s’était retirée de la cour, Mallarmé se retira de la littérature fréquentée. Et cette décence et cette distinction figurent l’ombre, un peu, d’une défiance, d’une rétraction devant la vie, toute la vie.

Les quelques numéros, si délicieux à feuilleter, de la Dernière Mode, sous leur couverture turquoise ne nous rappellent-ils point la Chambre Bleue d’Arthenice ? C’est après avoir fait le métier d’architecte, après une révolution dans l’art de se loger élégamment, que Madame de Rambouillet s’occupa de meubler sa maison de beaux esprits et son langage de mots sans reproche. Et ainsi la Dernière Mode s’ingéniait à ce que, de la maison à la toilette, de la toilette aux bijoux, des bijoux au livre feuilleté que leur or passager allumait, Comme sous un corps heureux et frais, circulât un même sang, de beauté, un souci perspicace de les harmoniser. Il était naturel que les feuilles de l’œuvre de Mallarmé se tournassent vers cette atmosphère de salon familier, et plusieurs sonnets sont repris à des albums de femmes et de jeunes filles. Comme les auteurs de la Guirlande de Julie, il eût aimé pour ses vers, mieux que la typographie de tous, l’écriture d’un Jarry. Le Poète « afin de compter, par leurs visages, ses invités… ne présenterait qu’intimement le manuscrit, il est célèbre ! Feuillets de hollande ancien, ou en japon, ornement de consoles, en l’ombre ; ni quoi que ce soit, décidant l’essor extraordinaire en l’abstention d’aucune annonce, le fait à lieu, ou le miracle52 ». Mais les invités ne sont jamais venus, et quelque cher sourire, seul, a pu en donner parfois l’illusion : éventails de Mademoiselle Mallarmé, lits mystérieux, vases de cristal vides, Mallarmé n’a guère, dans ces sonnets, voulu qu’animer, en se jouant précieusement, le mobilier de la Chambre Bleue. Il les a écrits aux marges d’une Dernière Mode rêvée.

Même préciosité dans ses sonnets d’amour, Victorieusement fui, Quelle soie aux baumes du temps, M’introduire dans ton histoire, Ô si chère de loin, Dame sans trop d’aurore. C’est l’esthétique raffinée, distillée à nouveau dans un difficile alambic, du Placet Futile. Et la préciosité n’est-elle point d’ailleurs dans la poésie moderne la langue la plus habituelle à l’amour ? C’est par elle que du Roman de la Rose à Pétrarque, de Pétrarque à notre xvie siècle, aux sonnets de Shakespeare, c’est par cet excès juvénile de toilette avant le rendez-vous, que toute poésie amoureuse débute. Le sonnet d’Oronte est plus naturel et plus primitif que la chanson d’Alceste, et tard seulement, par un raffinement suprême, par un équilibre précaire de raison nue, le génie classique arrivera à exprimer en termes mesurés et vrais « ce que peut dire un cœur vraiment épris », à balayer la complexité charmante de la poésie précieuse pour s’élargir aux vallées humaines, au fleuve du lyrisme romantique. Ce fut l’œuvre de la prose, puis du théâtre racinien, et jusqu’à Lamartine je crois qu’il n’existe pas, hormis quelques sonnets de Louise Labé et la Belle Vieille de Maynard, une pièce de lyrisme amoureux qui ne soit une œuvre de préciosité.

La préciosité du sentiment n’explique pas toute la préciosité du langage, mais elle la prépare et s’harmonise avec elle. Celle-ci se rapporte, dans l’ordre de la parole, à une habitude systématique d’employer des expressions neuves et des images trouvées. Et ainsi elle ne se définirait pas autrement que le style, n’était cette différence, capitale, du systématique… La préciosité, qui désigne les objets par des termes inattendus, ne crée pas des mots, mais bien plutôt restreint le nombre des mots pour plier à des services nouveaux et logiques ceux-là qu’elle a choisis. Dès qu’elle s’est appliquée à élaborer un langage, elle a produit comme son fruit naturel la périphrase. Et peut-être en pourrait-on trouver l’origine dans de très lointaines et universelles tendances de la parole humaine, dans l’immémoriale devinette, dont les enfants, figurant ici encore, sans doute, en raccourci, une évolution qui s’étendit sur des siècles, font de petits recueils deux ou trois ans avant d’inaugurer les « cahiers de poésies ». Dans le Dictionnaire de Somaize, la porte du jour signifie les fenêtres, les trônes de la pudeur les joues, le flambeau du jour le soleil, l’âme des pieds les violons, les commodités de la conversation les sièges. Ceux de ses vers dont Boileau est le plus fier sont ceux-là où s’éprouve en une périphrase non plus le brillant d’un trait, mais le poids d’une définition. La périphrase du xviiie siècle oscille de l’un à l’autre. Et Mallarmé en hérite. Les Chinois appellent, paraît-il, la bicyclette un petit mulet que l’on fait marcher en le tenant par les oreilles et en lui donnant des coups de pied dans le ventre. User de ce moyen de transport, c’est, selon Mallarmé, « enrouler, entre les jarrets, sur la chaussée, selon l’instrument en faveur, la fiction d’un éblouissant rail continu53 ». Faut-il citer

Le flot sans honneur de quelque noir mélange,

qui désigne apparemment les cocktails complexes d’outre-mer,

le sacre
Mal tû par l’encre même en sanglot sibyllin.

« L’échevèlement d’ondée à mes carreaux54 » Voulez-vous dire : il pleut ? Dites : Il pleut. — Soit. Cependant, à quoi bon, quand il pleut, dire : il pleut, si l’on n’est ni coiffeur, ni franc-maçon ?

Mais cette préciosité, chez Mallarmé, est mise au point par un soupçon d’ironie. Elle devient souple, agréable, légère. Ce n’est pas en lui-même qu’est détestable le : Il en rougit le traître ! qui passe pour le Qu’il mourût ! du précieux ridicule. Il le devient par l’occasion où il est prononcé, par le contracte entre la situation tragique d’une Juliette qui trouve Roméo mort et la pointe sur laquelle elle pirouette. Le ridicule s’évanouit si celui qui parle n’est pas dupe et si l’esprit de la comédie lyrique est présent. Ainsi, d’ordinaire, dans la prose de Mallarmé. Voici précisément le poignard de Théophile, bien reconnaissable, mais refondu selon une forme contournée de coupe-papier japonais. Et il s’agit en effet de l’acte très simple d’une brochure à couper. « Au sujet de brochures à lire, d’après l’usage courant, je brandis un couteau, comme le cuisinier égorgeur de volailles. Le reploiement vierge du livre, encore, prête à un sacrifice dont saigna la tranche rouge des anciens tomes ; l’introduction d’une arme, ou coupe-papier, pour établir la prise de possession55. »

Cette broderie ironique, elle-même, nous conduit à la seconde et à la plus profonde des raisons cachées derrière la préciosité. Une formule précieuse — même sous la forme ancestrale de la devinette — découvre et fixe entre deux objets des analogies inattendues. Cette analogie, la préciosité du xviie siècle, sous un reflet de volonté cartésienne, la représente non comme un hasard, mais comme l’effet d’un dessein. Ainsi, dans le Cid,

Ce sang sur la poussière écrivait mon devoir…
Ce sang qui tout sorti fume encor de courroux
De se voir répandu pour d’autres que pour vous.

Et Pyrame dans la tragédie de Théophile s’écrie :

Voyez comme ce marbre est fendu de pitié,
Et qu’à notre douleur le sein de ces murailles
Pour receler nos feux s’entr’ouvre les entrailles.

Dans cet embryon, l’on peut reconnaître déjà le sens des correspondances qui fera le lyrisme moderne, la poursuite des rapports qui hantera obstinément Mallarmé. Mais alors il faudra que la poésie substitue à ces intentions particulières qui sont ternes, prosaïques et lourdes, la subtilité et la souplesse d’une harmonie générale entre la nature et l’homme, le jeu ondoyant des analogies spontanées, voilées. Ainsi le génie précieux de Mallarmé est comme drainé par l’ironie et l’analogie, qui modèlent sa pente selon un dessin plus général, et la raccordent à un ensemble plus vaste de paysage humain.

Chapitre VIII. L’ironie §

Si l’on croyait ce qui put, autour de Mallarmé, se former de rumeur publique, il faudrait étendre ce chapitre jusqu’à en faire tout le livre. Il passa pour un fumiste ou un mauvais plaisant, et à cette opinion il dut sourire avec gratitude, car elle émanait de personnes indulgentes et bien disposées ; les autres, les buveurs d’eau, qui admettaient la bonne foi, demandaient pour lui le cabanon. En revanche, des intransigeants exaltèrent dans Mallarmé une tension d’oracle, un sérieux introublé, un pontificat hermétique. Et ceux-ci me gâtent Mallarmé beaucoup plus que les premiers. Je ne crois pas que l’on risque de trop étendre les occasions où il faut placer, pour les saisir, le grain de sel sous ses phrases.

Mystifier incessamment signale un farceur, bien vite brûlé. Voir de la mystification partout où l’on ne comprend pas, dénote une grande pauvreté d’esprit : le libraire suisse Labitte fit à la Bibliothèque Nationale le dépôt du Valhek édité par Mallarmé en prévenant le lecteur, sur la feuille de garde, que la préface du livre était une mystification. Celui qui use en artiste de la mystification en met un peu partout, ne la concentre nulle part. De plus il s’en sert toujours pour une fin plus noble qu’elle. La physionomie de Mallarmé, quels indices en trahit-elle ?

Observons, dans les pièces baudelairiennes du début, une certaine outrance froide de l’expression, l’héritage des Litanies de Satan et de la Charogne.

Et toi, sors des étangs lethéens et ramasse
En t’en venant la vase et les pâles roseaux,
Cher Ennui, pour boucher d’une main jamais lasse
Les grands trous bleus que font méchamment les oiseaux.
(L’Azur.)

Aumône étrange du sac d’or au mendiant.

Je hais l’aumône utile et veux que tu m’oublies
Et surtout ne va pas, drôle, acheter du pain.

devenu dans la dernière variante :

Et surtout ne va pas, frère, acheter du pain.

Baudelaire aurait donné peut-être plusieurs fleurs du Mal pour avoir trouvé le dernier vers d’Angoisse.

Et j’ai peur de mourir lorsque je couche seul.

Mais à partir de l’Après-Midi d’un Faune le goût plus délicat de Mallarmé renonce à l’apparence de cet excès. A une époque où ceux qui l’approchent ne gardent que l’impression de discipline intérieure, de délicatesse et de conscience, il baisse d’un doigt léger la lampe qui file, éteint autour de lui les couleurs crues.

Dans ce beau sourire du maître, ne demeure-t-il pas, sinon un penchant à mystifier, du moins une intelligence de n’être pas dupe ? Peut-être… Il lisait tout ce qu’on lui envoyait et dans ses réponses, naïvement colportées par leurs destinataires, quelle ironie discrète circule souvent en sourdine !…

Et un lecteur peut-être se demande si je viens enfin à la mystification la plus palpable de Mallarmé, à savoir toute son œuvre dernière. Au fait pourquoi ne pas la regarder aussi de ce point de vue ? Le vrai mystificateur cherche à ne pas le paraître, mais à l’être. Au contraire Mallarmé mit une paradoxale conscience à paraître mystificateur pour ne pas l’être. On l’a déjà entrevu à propos de son obscurité. Imbu de cette vérité que l’art le plus haut n’est accessible qu’à peu, Il a fait comme s’il voulait, en renforçant par l’intention le côté hermétique de son génie, épargner au public la prétention de comprendre, l’erreur de supposer qu’Il a compris. Quand les fournisseurs courants du théâtre se proposent à la jumelle de telle critique, ils ne la mystifient point, offrant la matière convenable à l’exercice de son goût. Mais Villiers, dans la hautaine préface de la Révolte, paraît reconnaître qu’il mystifiait Sarcey, Siraudin et Wolff en les sollicitant sur une œuvre où ils ne pouvaient absolument mordre, ainsi qu’on mystifie l’éléphant du Jardin des Plantes quand on lui met à la trompe quatre-vingts centimes de caporal. Que ces gens, ou leur progéniture intellectuelle, ouvrent l’Après-midi d’un Faune, ils ne seront pas mystifiés, parce que Mallarmé prend sur lui l’apparence de la mystification, porte, comme disait Courier, son masque à la main.

Tous ceux qui l’ont approché l’ont dit infiniment spirituel. Le métier de faiseur de mots est devenu aujourd’hui si bas qu’il en évitait les apparences, mais des chroniques, dans Divagations, nous rendent son sourire. Il fut spirituel en des vers aussi. Le lyrisme joliment bouffon de Théodore de Banville l’émerveillait. L’esprit de la rime, tournée en calembour, est, dans la Prose pour des Esseintes, le signe qui nous avertit d’y voir courante quelque ironie mobile. S’il s’était prêté à l’exploitation commerciale de son génie, il eût, je crois, usé délicieusement de la chronique en vers, — montrant à ses amis, par coquetterie peut-être, que le vers, comme la mousse du Champagne, pouvait remonter jusqu’aux adresses de ses lettres.

Courez tous, facteurs, demandez
Afin qu’il foule ma pelouse,
Monsieur François Coppée, un des
Quarante, rue Oudinot, douze.

Paris — chez Madame Mery
Laurent qui vit loin des profanes
Dans sa maisonnette, very
Select, du neuf boulevard Lannes.

Prends la canne à bec de corbin,
Vieille poste ou je vais t’en battre,
Et cours chez le docteur Robin
Rue ? oui, de Saint-Pétersbourg, quatre.

Les Vers de Circonstance contiennent plus de cent vingt de ces adresses en vers, que toujours la poste sut acheminer.

Dédoublant l’inspiration de Villiers en paroles de foi et en signes d’ironie, paraphrasant la double dédicace de l’Eve Future : Aux rêveurs, aux railleurs ! il fait du lyrisme et de la satire unis la « poésie elle-même56 ». Cette formule jetée en passant, il l’a à peine pratiquée. Ce que son rêve comportait d’aérien s’évanouissait généralement lorsque se déposait sur le papier une cristallisation de mots rares. La Prose pour des Esseintes n’a guère de lendemain. Et l’on croirait à peine que la première idée de l’Après-Midi d’un Faune fut de fournir un monologue à Coquelin. L’ironie, qui faisait une des ressources ordinaires de son génie, d’habitude se dissimule et se fond dans l’allusion. De l’ironie et de l’allusion, qu’il faut prendre en son sens strictement étymologique, sur leurs niveaux différents la source demeure pourtant la même. Un Allemand dirait que se jouant autour des choses sans les saisir directement, toutes deux représentent la liberté de l’esprit. Une esthétique, qui rappelle parfois celle de Mallarmé est d’ailleurs l’esthétique allemande de l’Ironie, celle de Solger, Schlegel et Tieck. Idée bien germanique, et qui ne devait naître, sous l’ombre d’Atta-Troll, que dans des têtes cubiques comme des pavés d’ours : systématiser l’ironie, en déduire l’absolu ! Mallarmé peut-être a dépassé la mesure dans le sens contraire de finesse et de silence. Une ironie qu’il laisse au lecteur le soin de deviner, peut-être même le mérite d’inventer, il faut l’évoquer comme un sourire et une clarté, lorsque l’on passe au détail raffiné de ses analogies, à la structure vaporeuse de ses symboles, à sa flèche dardée haut d’idéalisme passionné.

Chapitre IX. Le démon de l’analogie §

C’est le titre donné au morceau fameux de la Pénultième. Démon ou plutôt lutin, qui animait sa conversation plus encore que ses livres. Ses propos, nous dit-on, développaient un chapelet inattendu et délicieux de rapprochements auxquels nul autre n’aurait pensé. Il voit « un Même… qui rentrait en soi, sous l’aspect d’une tartine de fromage mou, déjà la neige des cimes, le lys ou autre blancheur constitutive d’ailes au-dedans57. » Des terrassiers « dressent au repos, dans une tranchée, la rayure bleu et blanc transversale des maillots comme la nappe d’eau peu à peu (vêtement oh ! que l’homme est la source qu’il cherche)58. » « Pénétrant dans une crypte ou cellier en commun, devant la rangée de l’outil double cette pelle et cette pioche, sexuels, dont le métal résumant la force pure du travailleur, féconde les terrains sans culture, je fus pris de religion59. »

Faculté à la fois poétique et puérile de voir partout, sous le spectacle le plus usuel, quelque fixe, éternelle Idée « qui l’observe avec des regards familiers ». Elle implique un mouvement à deux temps : apercevoir instinctivement une analogie, trouver une raison de cette analogie. C’est d’ailleurs l’attitude naturelle de la science et de la philosophie. Mais l’esprit de Mallarmé, en dehors de l’une comme de l’autre, paraît apte à formuler des raisons surtout mystiques. Rien dans ce qu’il écrivit ne le montre angoissé par des problèmes religieux, et du catholicisme il n’a jamais parlé que pour en percevoir des analogies littéraires. Mais il recueille dans sa nature beaucoup d’authentiques hérédités chrétiennes, le monde visible lui fournit, comme à un docteur du moyen âge, les signes minutieux d’un monde invisible et réel, conçu par une imagination de mystique et que s’efforce de rendre à nouveau vivant une sensibilité d’artiste. Si nous remontons aux sources, il continue l’état d’esprit qui naquit dans l’humanité lorsqu’il s’agit pour les Grecs d’Alexandrie d’expliquer la mythologie spontanée de leur race comme une enveloppe de vérités idéales, et qu’ensuite Alexandrie, métropole intellectuelle du christianisme, légua à la religion nouvelle comme une clef précieuse qui permît de faire concorder les deux Testaments chacun à chacun, l’ensemble des deux avec la sagesse grecque. Le captif le plus complet et le plus logique de cet esprit fut Saint Augustin et il trouva dans l’art du moyen âge son efflorescence. Les vers célèbres de Baudelaire,

La nature est un temple où de vivants piliers…

construisent la nature comme une nef gothique. Et Gautier, sur Baudelaire, écrivait dans sa préface des Fleurs du Mal ces lignes qui, de façon exacte, pourraient s’appliquer à Mallarmé : « Son esprit n’était ni en mots, ni en traits, mais il voyait les choses d’un point de vue particulier qui en changeait les lignés comme celles des objets que l’on regarde à vol d’oiseau ou en plafond, et il saisissait des rapports inappréciables pour d’autres, et dont la bizarrerie logique vous frappait ». M. Camille Mauclair, s’inspirant peut-être de conversations, semble avoir exagéré, dans un éloquent et souvent profond article sur l’Identité et la Fusion des arts, des idées auxquelles on croit reconnaître des racines mallarméennes.

« J’ai souvent pensé qu’on pourrait entreprendre un ouvrage d’une incroyable puissance, qui serait un Dictionnaire des Analogies. Un tel ouvrage serait pour ainsi dire le résultat de la vision des poètes devant le à divers règnes que nous avons établis dans la nature pour mettre de l’ordre dans nos recherches, et il participerait des sciences autant que des arts. Il serait non seulement le répertoire des images poétiques réalisées jusqu’à ce jour, mais encore un classement raisonné des formes et de leurs rapports, selon tout ce que la science peut et pourra nous en apprendre… La question de l’unité dans le multiple est la racine de toute philosophie, de tout art, de toute science, de toute critique, et au fond il n’y aqu’un sujet, c’est celui-là60. » Et M. Mauclair en conclut à une nécessaire Critique des Identités, le contraire exactement de la critique au sens pur du mot. La vérité est qu’au lieu d’un sujet il y en a deux, celui-là et son contraire, la synthèse, le plus souvent individuelle et provisoire, et l’analyse, — la montée et la descente de Sisyphe. Toutes deux s’impliquent et s’appellent : l’une achevée ou plutôt entreprise, il faut la quitter pour le travail opposé. Chercher, par exemple, comme le veut M. Mauclair, à une œuvre de poésie ses « analogies » en peinture ou en musique, et faire de cette recherche des identités le tout de la critique, c’est commencer par la fin, vendre la peau de l’ours, comparer avant de comprendre.

Et cette synthèse d’un de ses disciples les plus intelligents contribue à me faire supposer (je me trompe peut-être) que la recherche des analogies était chez Mallarmé la tentation dangereuse de sa nature, le démon de l’analogie son malin génie. Des analogies ténues, capricieuses, laborieuses, qui se sont imposées à lui, et auxquelles il enlève, pour qu’il soit suggéré et deviné, l’un des deux termes, voilà ce que contiennent les plus outranciers et les plus fanatiquement mallarméens de ses derniers poèmes, les Tombeaux de Baudelaire et de Verlaine. A la nue accablante tu. Et quand On a fait l’effort nécessaire pour les saisir, pour les recréer selon le vœu du poète, on s’aperçoit qu’ils restent embarrassés, lourds, que s’ils sont présentés par la doctrine comme à moitié construits, c’est peut-être qu’ils sont sortis du moule poétique à moitié manques. Le vierge, le vivace, Victorieusement fui, Mes bouquins refermés, bien que de même facture, sont au contraire des chefs-d’œuvre : car le procédé s’y tend moins inflexiblement à la recherche des analogies rares.

Les idées de Mallarmé sur la littérature, si profondes qu’elles apparaissent souvent, nous inquiètent en même temps qu’elles nous charment par les patères d’analogies auxquelles elles sont souvent accrochées. Une page de Mallarmé donne parfois, dans l’ordre du minutieux et du menu, l’impression que suggère, à l’échelle du démesuré, le William Shakespeare de Victor Hugo. Le bec de gaz qui veille sur ses sorties du soir fournit à ce reclus du Nord un contraste de crudité, de rue et de froid avec la lampe intime du travail et de la pensée. De là « un encanaillement du format sacré, le volume, à notre gaz, qui en paraît la langue à nu, vulgaire, dardée sur le carrefour. » Et dans le Tombeau de Baudelaire le manchon Auer,

allume hagard un immortel pubis
Dont le vol selon le réverbère découche.

Du mobilier de l’écrivain, table, lampe, livre, bibliothèque, papier, encre, Mallarmé a construit la foule d’analogies qui décore son esthétique. Ne fait-elle que la décorer ? Il est une mesure au-delà de laquelle une image trouvée ne doit pas prendre le masque d’une raison. L’image mystique se donne l’air de pénétrer un mystère au moment même où elle ne fait qu’en établir un nouveau, — le troisième homme du Stagyrite. A vrai dire le reproche ne tombe qu’à demi sur Mallarmé, tout au moins il l’effleure. Des séries d’images, comme des jeux de lumière, dégradent, moirent, font sensible, maniable, souriante une pensée, lui apportent, à la fois et sans se contredire, une précision nouvelle en l’animant de figures, une restriction ironique’ en alléguant que peut-être elle aussi n’est qu’une des images dont la ronde, autour d’elle, s’entrelace avant qu’elle y rentre. Pour ramener, dans mon exemple même, la conséquence poétique à son origine religieuse, je citerai cette page où Mallarmé essaye de discerner dans la cérémonie de la messe la forme de la scène idéale :

« La nef avec un peuple je ne parle d’assistants, bien d’élus : quiconque y peut de la source la plus humble d’un gosier jeter aux voûtes le répons en latin incompris, mais exultant, participe entre tous et lui-même de la sublimité se reployant vers le chœur : car voici le miracle de chanter, on se projette, haut comme va le cri. Dites si artifice, préparé mieux et à beaucoup, égalitaire que cette communion, d’abord esthétique, en le héros du Drame divin. Quoique le prêtre céans n’ait qualité d’acteur, mais officie — désigne et recule la présence mythique avec qui on vient se confondre ; loin de l’obstruer du même intermédiaire que le comédien qui arrête la pensée à son encombrant personnage. Je finirai par l’orgie, relégué aux portes, il exprime le dehors, un balbutiement de ténèbres énorme, ou leur exclusion du refuge, avant de s’y déverser extasiées et pacifiées, l’approfondissant ainsi de l’univers entier et causant aux hôtes une plénitude de fierté et de sécurité. Telle, en l’authenticité de fragments distincts, la mise en scène de la religion d’état, par nul cadre encore dépassée et qui, selon une œuvre triple, invitation directe à l’essence du type (ici le Christ), puis invisibilité de celui-là, enfin élargissement du lieu par vibrations jusqu’à l’infini, satisfait étrangement un souhait moderne philosophique et d’art. Et, j’oubliais la tout aimable gratuité de l’entrée61. »

On l’imagine humanisant davantage ce démon de l’analogie au point d’en faire un Ariel familier, le diluant par une eau qui fût l’eau vive de tout cela dont sa conversation gardait des flaques nostalgiques. Trop fier pour le journalisme, il lui eût fallu, toute sa vie, la Dernière Mode. Son goût pour les analogies rappelait celui des femmes pour les harmonies de la toilette. Et la Dernière Mode, dans l’exquis raccourci de ses huit numéros, forme autour de la femme un jeu d’analogies galantes. A l’œuvre poétique de Mallarmé, qui nous apparaît souvent sans atmosphère presque, rétractée et glacée sous de métalliques aspects de paysage lunaire, celle souplesse, Celle ironie, cette main délicate occupée à manier des toilettes, à disposer des meubles, à faire éclore des bijoux, eussent donné de l’air, des lointains, une enveloppe de ciel et de rosée. Et je pense aussi aux quatrains des Éventails, des Galets, des Œufs de Pâques. Cette fée de la fantaisie, en reployant sous son bras, pour disparaître au tournant, la couverture bleue du journal de modes, emportait avec elle tout un destin dont Mallarmé évoqua l’ombre par ses causeries et quelques pages.

Je préfère telles chroniques de la Dernière Mode à des raccourcis comme « le papier blême de tant d’audace ». (C’est le poignard de Théophile) ou la « goutte d’encre, apparentée à la nuit sublime ». Le voici par exemple qui rencontre le grand duc Constantin devant les Folies Bergère : « Qui sait dans son paletot-sac fermé sur ses plaques et ses ordres, s’il n’enviait pas à son tour la magnificence authentique de l’Homme tatoué, plus beau par un luxe distinctif inscrit sur sa peau même que tous les autres hommes, et seul marqué des caractères ineffaçables qui conviennent à un chef62. » Et dans le Paris de vacances envahi par les troupes d’Europe et d’Amérique, il voit des « Nomades, hommes et femmes… leur voile blanc relevé, pour s’enrouler autour de leur chapeau, comme une tente portative et légère, ou leurs lorgnettes, souvenir du pâtre astronome de la Chaldée, remises soigneusement dans leur étui de cuir63 ». A la même époque il écrivait les Mots Anglais et bâtissait sur l’analogie la plus bizarre linguistique.

Ainsi son goût de l’analogie pouvait suivre et suivit en effet deux directions : l’une, qui était une impasse, de pensée pénible et sérieuse, de tendance vers cette exégèse mystique où s’usèrent sans fruit depuis les Alexandrins tant d’intelligences rares, — l’autre de fantaisie, de sourire rentré sitôt qu’esquissé, ce geste de danseuse que l’on remarquait en lui, tout ce que peut-être il retrouvait de son intelligence mobile dans le ballet qui faisait un prétexte indéfini à ses rêves. Il n’a été jusqu’au bout ni de l’une ni de l’autre voie. Il s’est arrêté dans la première par scrupule, concentration, incapacité de développement et d’ampleur, regret du rêve indéfini que sacrifiait chacune de ses pensées écrites, regret de l’analogie universelle et nécessaire que limitait à un cas chacune des analogies suggérées par le hasard, de « l’hymne harmonie et joie, comme pur ensemble groupé dans quelque circonstance fulgurante des relations entre tout64 ». Il s’est arrêté dans la seconde par timidité devant la fantaisie qui est une forme de la vie illimitée et libre, par fierté de sa pensée solitaire et rare, par une suite de circonstances qui le ramenèrent plus près de son silence intime. De sorte que peut-être l’analogie ne fut chez lui qu’un biais incertain pour connaître et exprimer les choses. Il l’a pratiquée avec une conscience hésitante : il nous fait croire, nous donne du moins l’illusion, qu’il ne s’est pas abusé sur la valeur d’une de ses qualités, et qu’il l’a située lui-même, comme les essais de sa poésie, à un second plan.

Chapitre X. Le symbole §

De la faculté d’apercevoir les analogies, surgit dans une organisation poétique la tendance à construire des symboles. Les deux termes s’impliquent. « Le symbole d’une idée ou d’un concept de l’entendement, dit Kant, est une représentation analogique de l’objet, c’est-à-dire une représentation d’après les relations qu’entretient ce concept avec certaines conséquences, et qui sont les mêmes que celles qu’on attribue à l’objet lui-même avec ses propres conséquences, bien que les deux objets soient d’une nature absolument différente : ainsi les êtreorganisés, une montre ». Le symbole implique entre deux images plastiques différentes une analogie de rapports telle que l’art, se plaçant pour l’animer à l’intérieur de l’une, reproduise des rapports de succession analogues à ceux qui constituent la vie de l’autre. Il ne serait pas exact de dire que toute poésie est symbolique. Elle le devient seulement quand Il y a chez l’auteur ou le lecteur conscience que la signification vivante de l’œuvre est dépassée, englobée, par une vie autre, plus large, à laquelle elle sert de support.

Une œuvre classique n’est symbolique que par accident et par surcroît. Son symbolisme on pourrait l’appeler un épiphénomène. Un Corneille, un Racine, un La Fontaine, n’ont prétendu à rien autre qu’à traiter consciencieusement un sujet précisé : ils sont, en ce sens, les frères de leurs contemporains, les peintres hollandais. Le moyen âge au contraire produit des œuvres nettement symbolistes, telles que le Roman de la Rose et la Vita Nuova.

Le xixe siècle reprend avec ampleur cette poésie symbolique. La transformation presque parallèle du vieux docteur Faust, du don Juan espagnol et moliéresque, du Juif-Errant des légendes, en symboles de l’humanité est caractéristique. L’œuvre poétique décisive, le « grand genre » vers lequel conflue de partout le lyrisme romantique, on les reconnaît facilement dans ce poème symbolique sur le développement de la nature et de l’humanité qui fut l’ambition de tous. Si des ambitions symboliques demeurent chez les Parnassiens, elles passent au second plan, et leur poésie aspire à cette précision qui localisait dans son sujet un poème classique. Aussi le symbolisme est-il, de ce point de vue, une réaction contre le Parnasse. Il forme une suite logique au lyrisme pur, à l’exaltation romantique du moi. « La vérité nouvelle, dit Gourmont, entrée dans l’art avec le symbolisme, c’est l’idéalité du monde65. » Vérité bien ancienne d’ailleurs, et une vérité n’entre dans l’art que sous la forme d’un sentiment.

Quand on parle du mouvement symboliste, le nom de Mallarmé vient d’abord à l’esprit. Si nous laissons de côté la question du vers libre, liée au symbolisme, non seulement de fait, mais de droit (n’est-ce point le sentiment de l’idéalité du vers parallèle au sentiment de l’idéalité du monde ?), nul mieux que Mallarmé, par la nature de son génie et par le sens de son art, ne fut authentiquement un symboliste.

On ne le voit guère dans ses tout premiers poèmes. Les Fenêtres et le Sonneur sont construits exactement selon la formule de la comparaison parnassienne, comme le Pot de Fleurs ou le Vase Brisé.

Ainsi germa l’amour dans mon âme surprise….
Souvent aussi la main qu’on aime…
Ainsi pris du dégoût de l’homme à l’âme dure…

Cette armature visible tombe bientôt, le second terme disparaît (et l’on sait si Mallarmé poussera loin de ce côté sa logique). Le Vierge, le Vivace est devenu le Vase brisé du symbolisme. Mais tandis que le symbolisme romantique, sorti du lyrisme, tend vers la forme épique et se trouve soutenu par le flot ample du développement oratoire, le symbolisme de Mallarmé — et celui aussi de l’école symboliste — est bien plutôt un lyrisme replié sur lui-même jusqu’à trouver son essence dépouillée, froide et pure. Il a ses antécédents chez Vigny et Baudelaire, dans leur inquiétude impuissante et leur sensibilité de malade. Tandis que le symbolisme romantique, celui de l’épopée lamartinienne ou hugolienne, cherche, dans la matière légendaire ou lyrique, des symboles de l’humanité, le symbolisme de la Maison du Berger, de l’Albatros, ou du Voyage, d’Hérodiade, de l’Après-Midi d’un Faune et du Cygne, de la Gardienne, de la Chevauchée d’Yeldis, du Voyage d’Urien, de Couronne de Clarté, en revient toujours, inévitablement, au même symbole personnel, au Poète, point central et lieu commun de toute cette poésie.

Là, le symbole presque constant, c’est le voyage du Poète à la recherche de lui-même. Il existe une chaîne certaine d’Urien et de Yeldis au Voyage et à la Maison du Berger. Quand l’idée n’est pas ce voyage du Poète à sa propre recherche, c’est, mieux encore, la contemplation immobile et unique du Poète par lui-même. Et à ce titre Hérodiade reste bien l’œuvre type du symbolisme. Hérodiade, sous une forme somptueuse de pierreries parnassiennes, c’est déjà et c’est bien ce mythe de Narcisse, sur lequel reviendra sans cesse le symbolisme avec une obstination non point étrange, mais nécessaire.

Et le Faune de l’Après-Midi, lui aussi, plus subtil, plus fuyant, plus liquide qu’Hérodiade, restitue ce même Narcisse.

Ne murmure point d’eau que ne verse ma flûte
Au bosquet arrosé d’accords.

On voit à quel point ce chapitre sur les sources intérieures du symbole mallarméen pourrait se rattacher à celui qui figure plus haut sur l’Intelligence de la Rareté. A Madame de Staël lui demandant quelle sorte de femme il préférait, Napoléon répondit : Celle qui fait le plus d’enfants. Si l’on jugeait ainsi les écoles esthétiques et les œuvres d’art, on placerait le symbolisme à un rang bien inférieur, d’abord parce qu’Il a peu produit, et ensuite parce que la tour d’ivoire où la perspicacité de Sainte-Beuve renfermait déjà son premier précurseur Alfred de Vigny, la contemplation du poète autour de son âme, réalisent bien des conditions de stérilité. Le symbolisme romantique, lui, était né d’une confiance napoléonienne en la vie.

Ce siècle est grand et fort, un noble instinct le mène.
Partout on voit marcher l’idée en mission,
Et le bruit du travail plein de parole humaine
Se mêle au chant divin de la création,

écrivait Victor Hugo au lendemain de 1830. Et voilà la Muse qui produira beaucoup d’enfants et qui de tous points se place à l’opposé du Narcisse mallarméen et symboliste.

Mallarmé, avec sa qualité rare et ses limites, confirme le mot cité plus haut sur l’idéalité du monde « vérité entrée dans l’art » avec le symbolisme. Si, comme les pragmatistes, nous donnons pour mesure à la vérité la somme d’action qu’elle engendre, s’il n’y a de vérité poétique que celle qui rend la poésie féconde, l’idéalité du monde devient au contraire l’erreur capitale entrée dans l’art avec le symbolisme, et la fonction du poète sera de proclamer comme Gautier : Je suis un homme pour qui le monde extérieur existe, de donner à l’Homo sum la suite que lui donne Terence. L’idéalisme est une vérité de philosophe, non une vérité d’artiste. Et que l’on n’objecte pas Axël, dont la racine est dans les Souvenirs Occultes des Contes Cruels. Cet idéalisme qui entoure la poésie de Mallarmé d’un air supérieur et raréfié, qui fait à la fois son échec et sa hauteur, formule de ses sacrifices autant que somme de sa richesse, par-delà le symbole qui le dessine, abordons-le maintenant nu.

Chapitre XI. La vie idéaliste §

Des mois propres à caractériser l’œuvre de Mallarmé, aucun ne reviendrait si souvent que celui d’idéalisme. Terme, d’ailleurs, à signification très large, et qui fut tiré vers toutes les directions de ’la langue littéraire. Bien que Mallarmé n’ait pas une nature de philosophe, ce mot s’applique bien à lui dans le sens, ou plutôt dans les deux sens, à simple différence d’accent, où l’ont pris les philosophes : celui d’un idéalisme critique, pour qui toute réalité n’est que sensation ou qu’intelligence possibles ; celui d’un idéalisme constructif, platonicien, qui dans les objets ne voit que leur essence intelligible et se crée, pour la vie de l’esprit, un monde de ces essences.

Mais ce serait, je le répète, une erreur que de relier l’idéalisme de Mallarmé à des racines philosophiques, de le rattacher à l’influence de penseurs dont il n’a sans doute rien lu. Ne croyons pas à ces lignes de M. Mauclair : « La conception fondamentale de Stéphane Mallarmé procède directement de l’esthétique métaphysique de Hegel, et l’on peut dire, si l’on veut résumer d’un mot sa personnalité, qu’il fut l’application systématique de l’hégelianisme aux lettres françaises. L’idéalisme absolu de Hegel, de Fichte et de Schelling avait déjà tenté Villiers de l’Isle Adam, dont la Claire Lenoir est une application curieuse de ce système ; Mallarmé en fit la base même de ses travaux. Pour lui, les idées pures étaient les seuls êtres réels et virtuels de l’univers, alors que les objets et toutes les formes de la matière n’en étaient que les signes… Tout objet est le symbole passager de son idée mère66. » Ces philosophes n’ont pas grand’chose à voir avec Mallarmé pas plus qu’avec Villiers, dont l’idéalisme est une manière de vivre et de créer, née d’un tempérament d’artiste : et si de plus Mallarmé dégagea une pensée spéculative très subtile, elle consiste, sans préoccupation métaphysique, en une réflexion sur les formes et les limites de son art, de sa vie aussi.

Cet idéalisme se résumerait ainsi : un orgueil éperdu, plutôt qu’une conscience nette et profonde, de la vie intérieure, un orgueil qui comporte d’abord une déception, et qui l’habille — la dissimulant et la révélant à la fois — par une magie de rêves. La vie intérieure à laquelle il est forcé, le poète la veut supérieure à la vie terrestre que sa nature lui interdit :

Je sais que la douleur est la noblesse unique
Où ne mordront jamais la terre et les enfers,
Et qu’il faut, pour tresser ma couronne mystique,
Imposer tous les temps et tous les univers,

dit Baudelaire. Et s’il me fallait trouver pour l’idéalisme de Mallarmé un nom, je l’appellerais la couronne mystique, la couronne pour laquelle le poète fier et despotique impose en effet les temps et les univers, celle dont, au terme des Destinées, ceignait sa tête, dans l’Esprit pur, Alfred de Vigny. Mallarmé lui aussi place au sommet de sa plus haute flèche cet esprit pur :

Quand l’ombre menaça de sa fatale loi
Tel vieux rêve, désir et mal de mes vertèbres,
Affligé de périr sous les plafonds funèbres,
Il a ployé son aile indubitable en moi.

Luxe, ô salle d’ébène où pour séduire un roi
Se tordent dans leur mort des guirlandes célèbres.
Vous n’êtes qu’un orgueil menti par les ténèbres,
Aux yeux du solitaire ébloui de sa foi.

Aveu que cette foi dont le solitaire maintenant s’éblouit n’a comblé, d’abord, que le vide laissé par un vieux, tenace, irréalisé désir, par un rêve dont l’aile, de lassitude, enfin s’est repliée.

L’espace, à soi pareil, qu’il s’accroisse ou se nie,
Éprouve, avec l’ennui des feux vils pour témoins,
Que s’est d’un astre en fête allumé le génie.

Astre de la pensée qui veille, du songe silencieux vers qui tout converge et qui se croit tout.

Ce même idéalisme il le porte dans l’amour, ou plutôt il n’emporte de l’amour que ce que cet idéalisme lui laisse. Ses sonnets d’amour sont toujours, par des après-midi de tendresse, de solitude et d’ennui, les évocations, sur la Syrinx, du Faune chanteur.

Ainsi quand des raisins j’ai sucé la clarté
Pour bannir un regret par ma feinte écarté,
Rieur, j’élève au ciel d’été la grappe vide,
Et, soufflant dans ses peaux lumineuses, avide
D’ivresse, jusqu’au soir je regarde au travers.

L’Après-midi, à qui sait le lire, offre la racine charnelle de cet idéalisme, la même racine que nous font aussi discerner telles pages du Banquet et du Phèdre. Une sensualité très ardente, mais aussi très délicate, qui se trouve arrêtée en même temps par des impossibilités extérieures et par un scrupule intérieur, la mise parfois au crédit de celui-ci de ce qui devrait figurer au compte de celles-là, — la naissance poétique de formes, denuées à figure de Junon, qui bientôt, par le phénomène même de la cristallisation (la pâle est au jasmin en blancheur comparable) paraîtront seules dignes et seules génératrices du véritable amour. Il y avait chez Mallarmé trop d’ardeur pour que dans l’Après-Midi il ne considérât pas ce monde de beaux souvenirs et de subtils rêves comme un pis-aller un peu triste, une consolation un peu ironique, pour qu’il ne vît pas, malgré tout, dans la poésie, de simples et fragiles peaux lumineuses, vidées de leur suc délicieux. Ainsi, dit-il, un livre, un « haut poème », « ne remplace tout que faute de tout67 ». Mais quand ailleurs, dans toute son œuvre, sur une ligne plus générale, il a, comme Villiers de l’Isle-Adam, nié que le monde des corps et du temps « eût lieu », mis l’accent de l’existence sur les seules formes les plus évanescentes de la vie intérieure, ne pouvons-nous selon celle de l’Après-Midi d’un Faune restituer la courbe de ce renoncement ?

Je laisse ici les philosophes, bien que l’idéalisme, repensé, en dehors de toute culture abstraite, par Villiers de l’Isle-Adam et Mallarmé, me paraisse précisément très propre à éclaircir les origines psychologiques de cette doctrine. Mais je pourrais étendre loin l’observation que tous deux me suggèrent, celle-ci : de même que d’âme sans corps, il n’est pas d’idéalisme sans un matérialisme correspondant, et même sans un double matérialisme. Il comporte d’abord un amour déçu de la matière : le père étonnant de Villiers, mourant sur un grabat, croyait léguer à son fils des millions par centaines, et celui-ci, complice et croyant de leur présence, les a trouvés enfin dans les trésors qui croulent d’une paroi ouverte au pied de Sara de Maupers. Et j’ai indiqué les positions sentimentales de l’Après-Midi d’un Faune. Mais après ce matérialisme antérieur, l’idéalisme implique un matérialisme postérieur, le matérialisme esthétique qui rendra sensibles et plastiques les idées.

L’art n’est point créé par l’Idée seule, mais par la coulée de matière jetée dans son moule.

Il n’est pas d’artiste sans l’amour, sans la passion de quelque matière, — et, bien que le verbe, sujet de la poésie, forme déjà une matière subtile, pas de poète qui, au-delà du verbe, ne tienne à une autre matière encore, par les fibres d’une sensibilité avide. La vie, l’expression poétique, sont à ce prix. Dans la poésie non immatérielle, mais charnelle et savoureuse, d’Hérodiade et de l’Après-Midi, dans le délice de vers qui par-delà la musique communiquent jusqu’à notre toucher une pulpe élastique et fraîche, la matière, mieux que l’idée, comme un absolu, est figurée à la ferveur du poète. Il semble que, par quelque détour de la loi qui conserve la quantité d’énergie, la matière doive toujours, en fin de compte, se retrouver à sa place, qui est la première. « Materia prima, — (enseigne à Sara dans son sermon l’Archidiacre d’Axël) — a dit l’Ange de l’École, proposition soixante-quinzième, et souviens-toi que la bulle de Clément V frappe d’excommunication quiconque osera rêver le contraire ! » Et son génie divinatoire d’artiste sert mieux ici Villiers que sa fantaisie d’érudition. Il faut croire de l’idéalisme pur ce que Bacon pensait de la recherche des causes finales : c’est la Vierge qui, consacrée au Seigneur, n’enfante point.

Tout idéalisme implique donc, avec un malaise, une antinomie. Alternativement la matière est exaltée comme condition expressive de l’Idée, décriée comme sa négation. C’est ainsi, je crois, qu’il faut comprendre et résoudre ce que l’on voit d’abord de contradictoire dans l’Eve Future. La passion sensuelle qui attire vers la matière l’esprit de l’artiste est indépendante du jugement d’existence porté sur la matière, ou mieux elle s’accommode des jugements opposés d’être et de non être, comme de deux façons de la comprendre et de la goûter. Ne cherchons pas là quelque identité hégélienne de termes contraires, mais nécessité vivante, accord et mise au point d’illusions logiques dont les ombres sont nécessaires comme son élément de fraîcheur à la réalité de la vie.

On s’éclairerait mieux par une comparaison entre l’Après-Midi d’un Faune et Vera, un des maîtres contes de Villiers. D’une façon saisissante, les deux œuvres sont nées du même esprit, mais l’une lyrique et dont la flûte verse « aux bosquets arrosés d’accords » toute l’intimité du poète, l’autre superbement impersonnelle.

« Ô nymphes, regonflons des souvenirs divers !

La Syrinx dans l’Après-Midi, la clef du tombeau dans Vera, ouvrent pareillement l’univers intérieur à celui qui mérite d’y croire et d’y vivre ; mais pour le faune mythologique comme pour l’époux de Vera, la vie intérieure est faite de souvenirs, les souvenirs sont faits de la vie palpitante d’où monte leur ardent nuage, non encore en fumée de songe, mais en flamme alors exaspérée et douloureuse.

Tu sais, ma passion, que pourpre et déjà mûre,
Chaque grenade éclate et d’abeilles murmure,
Et notre sang, épris de qui le va saisir,
Coule pour tout l’essaim éternel du désir.
Une fête s’exalte en la feuillée éteinte,
Etna, c’est parmi toi visité de Vénus
Sur ta lave posant ses talons ingénus…

sans préjudice des moments d’orgueilleuse joie, des jours où dans l’oubli de toute matière et de toute vérité, le monde intérieur étale la mer d’huile d’un Pacifique illimité ! Ces moments où, pour Mallarmé, se développait une ampleur de délivrance, où surnageait sans poids et libre la fleur intacte de la vie idéaliste, j’imagine qu’il les obtenait, sur la Seine ensoleillée, de la yole solitaire aimée jalousement ; et c’est l’un d’eux que me rendent nu, tout frais, sous ses rosées, d’un matin que nul pas n’effleura, les pages du Nénuphar Blanc. Un tel idéalisme, combinaison de nature et d’artifice, donne-t-il au compte final de l’existence un surplus de douleur ou de joie ? On ne saurait le dire sans présomption ni lourdeur. Il enlève d’ailleurs aux termes de douleur et de joie une part de leur sens habituel. Il les rapproche dans une surface supérieure de vie, une surface d’insaisissable lumière. Mais, peut-être, verse-t-il le calme à l’agitation des douleurs ordinaires, — révèle-t-il, dans les joies coutumières, une épave seulement, un héritage vide de rêve brisé,

La chambre ancienne de l’hoir
De maint riche, mais chu trophée.

Et ce que nous savons et ce que nous lisons de Mallarmé nous indique que plus peut-être, de ces destinées alternatives, la seconde pencha vers lui.

Tout idéalisme, chez les philosophes, est constructif, et par-là il touche à l’œuvre d’art. Non seulement l’atteste Platon, mais Berkeley, Kant, Fichte, Hegel, Renouvier. Un phénoménisme négatif et critique, celui d’un Hume ou d’un Mill, n’aménage qu’un tremplin plus élastique aux penseurs agiles et complets qui le suivront. D’autre part un des plaisirs les plus délicats que procurent les mystiques, Ruysbrceck, Jacob Boehme ou Sainte Thérèse, c’est de renouveler, nus, parce que seuls, en des âmes dépourvues de ce mélange d’abstraction supérieure et d’ampleur oratoire qui constitue le génie philosophique, les éléments primitifs et sincères qui forment dans le sentiment et dans la vie sa condition et sa racine. Un admirable illettré comme Charles Fourier nous apporte le même secours. Et il me semble qu’on pourrait le retrouver chez Mallarmé. En réfléchissant sur sa hantise poétique, il a, de son propre fonds, repris, avec une singulière fraîcheur, quelques-unes des altitudes natives qui donnèrent lieu à l’idéalisme platonicien, et qui, moins spontanément, sans « l’aimable simplicité d’un monde naissant », fit surgir d’intelligences plus scolastiques les types différents d’idéalisme constructif.

Il croyait naturellement à un monde des essences. « Artifice, dit-il, que la réalité, bon à fixer l’intellect moyen entre les mirages d’un fait ; mais elle repose par cela même sur quelque universelle entente : voyons donc s’il n’est pas, dans l’idéal, un aspect nécessaire, évident, simple, qui serve de type68. » Ce que l’on appelle réalité est une moyenne entre les perceptions, inférieure en vérité à une conception idéale, typique, qui est l’idée69. Éprouvant que la fonction de l’art est de donner aux idées un corps, Mallarmé se désespérait de ne point trouver dans son art raréfié les éléments de ce corps. Sa pensée revenait toujours à cette attitude de l’idéaliste qui derrière chaque phénomène voit les avenues d’un monde antérieur, immuable, tout cristal et pureté, dont sous nos yeux

Ne sont que des miroirs obscurcis et plaintifs.

Il a reproduit, de façon bien curieuse, et du même fonds, la doctrine du Cratyle toutes les fois qu’il a parlé de ce qui demeura son souci constant, le langage : « Les langues imparfaites en cela que plusieurs, manque la suprême ; penser étant écrire sans accessoires, ni chuchotement mais tacite encore l’immortelle parole, la diversité, sur terre, des idiomes empêche personne de proférer les mots qui, sinon se trouveraient, par une frappe unique, elle-même matériellement la vérité. » Et ce sentiment il le pousse, dans les Mots Anglais, fort loin du côté de la fantaisie. Il ne va au théâtre que pour imaginer avec plus de précision, par ébauche ou par contracte, ce théâtre idéal qu’Il a rêvé le sommet définitif, le pic de diamant sur l’art humain, — théâtre d’une seule œuvre éternelle, expression du monde intelligible, qui suffirait, et qui, comme le Coran pour le destructeur, selon la légende, des livres alexandrins, remplacerait tout le reste. Il idéalise de même le Livre, ses formats, qui ont leur racine dans l’absolu, ses instruments, le papier et l’encre, ses marges et son pliage.

Singulière figure de pensée, immobilisée, comme la femme de Loth en statue de sel, dans le geste qui la tourne, ardente et nostalgique, vers une poésie qu’elle réalise juste assez pour nous en faire, à la direction de son regard, imaginer une éternelle ! Il ne se posa point en théoricien cette question des essences, mais il ne lui semblait pas que la poésie pût viser autre chose que des essences, des raisons d’être, des natures simples. J’en reviens toujours à ces chroniques de la Dernière Mode où, sans recherche et sous sa figure la plus transparente, se clarifie le génie de Mallarmé. Voici, au numéro quatre, ce qui précède la description d’une Toilette de Mariée.

« Cela ne se crée pas, une toilette de mariée ; on la remarque, telle qu’elle apparaît, mystérieuse, suivant la mode et pas, ne hasardant le goût du jour que tempéré par des réminiscences vagues et éternelles, avec des détails très neufs enveloppés de généralité comme par le voile. »

Quelle image jolie nous aurions de sa poésie même, par ce voile blanc, ce voile de page blanche, qui enveloppe de « généralité », d’éternité, de silence, « des détails très neufs » de langue et de sensibilité ! Ainsi ce « délice empreint de généralité qui permet d’exclure tout visage, au point que la révélation d’un (n’allez point le pencher, avéré sur le furtif seuil où je règne) chasserait mon trouble, avec lequel il n’a que faire70 ». Mais davantage émerveillez-vous de cet entrefilet de réclame, qui lance, en lui donnant figure d’Idée, l’article de M. Marliani, tapissier décorateur, une application du gaz aux lampes juives de Hollande !

« Filant dans les verres, il (le gaz) apporte aux séjours d’intimité les réminiscences des lieux publics, évitables malgré tout le bénéfice à tirer de cet agent actuel d’éclairage. Si la lampe, qui verse le calme doré de l’huile, est studieuse, comme la bougie, où voltige une lueur ardente, est mondaine, le gaz, lui, à des caractères très spéciaux : celui, principalement, d’un esprit toujours à nos ordres, invisible et prévu.

« Or, presque tous les appareils qui nous distribuent cette clarté sont hideux, et ne gardent de son apparition mondaine qu’un aspect camelot et banal : bronze, zinc, etc… Il s’agirait d’adapter le gaz à quelque objet traditionnel et familier, beau, et non de tricher avec lui, mais de le montrer à même, et je dirais nu si sa nudité n’était l’impalpable ! bref, avec tout son effet de magie ».

Et ainsi cette pente invétérée d’idéalisme fait converger en un réseau limpide vers des profondeurs de pensée toutes les lignes imprévues de ses analogies. Susciter un objet, pour lui, c’est, par un biais subtil, en évoquer l’Idée, c’est par l’intermédiaire d’une analogie, le hausser dans une atmosphère d’intelligence et d’harmonie.

Miroir,
Eau froide par l’ennui dans ton cadre gelée.
(Hérodiade.)
Le transparent glacier des vols qui n’ont pas fui.
(Le vierge, le vivace…)
Et ce divin laurier des âmes exilées,
Vermeil comme le pur orteil du séraphin,
Que rougit la pudeur des aurores foulées.
(Les Fleurs.)

De fait nous rejoignons ici la grande route de l’idéalisme poétique. Toute métaphore implique un sens des analogies et un obscur postulat idéaliste : elle suppose, en supposant dès l’abord le problème résolu, que ses deux faces décomposent quelque Idée qui leur est commune et qui demeure, en chacune, entière. La genèse psychologique de la métaphore le confirme, dans l’invention de laquelle un acte unique fait jaillir les termes, qui ne deviennent deux qu’à la réflexion et à l’analyse. Une telle tendance se présente chez Mallarmé à l’état complet et pur. La réflexion et l’analyse, à la fin, sont employées par lui à éliminer l’apparence de cette dualité, à faire porter la métaphore par un seul de ses termes, à tenir l’autre distant et tu. (Qu’on se rappelle le sonnet à Puvis, ou celui à Baudelaire.) Ainsi deviennent en lui visibles les liens qui réunissent l’idéalisme à la création poétique.

On évoquerait naturellement à ce sujet l’esthétique platonicienne de Schopenhauer. Rien ne fournit un commentaire, plus frappant et plus clair au troisième livre du Monde comme Volonté et comme Représentation que l’œuvre poétique et la pensée écrite de Mallarmé.

« Je dis : une fleur ! et hors de l’oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que quelque chose d’autre par les calices su, musicalement se lève, idée même et suave, l’absente de tous bouquets71. »

« Idée même », réalité platonicienne et non signe abstrait. Ce « musicalement » il faut le retenir. Il se relie aux curiosités inquiètes qui solliciteront de plus en plus Mallarmé vers les frontières de l’art que bat le flot musical. — Et je rappelle que dans l’esthétique de Schopenhauer la musique ne figure plus une image des Idées, mais les Idées elles-mêmes. Surtout ce qui surgit sous les doigts de quelque « Musicienne du silence » pour figurer l’Idée, c’est, essentiellement, l’« absente » de tous bouquets. Il faudra déterminer de façon spéciale et prudente ce sens, cette théorie de l’absence, qui joue un curieux rôle chez Mallarmé. Les lignes que je viens de citer paraphrasent le dernier sonnet des Poèmes, le « sein brûlé d’une antique Amazone ». Pour rendre dignement l’Idée, ce n’est pas à l’être qu’il faut emprunter notre expression, puisque le mot ne désigne une existence qu’en se chargeant de matière, et dans la proportion même où il s’en charge, mais à l’ordre du non être. De sorte que le problème mallarméen avoisinera celui qui hanta Platon durant toute la seconde partie de sa philosophie — celui du Sophiste et du Parménide. — Comment donner au non-être une certaine existence ? Et cette vision de l’absence chez Mallarmé, cette existence du non-être chez Platon, naissent pareillement, à la fois, de la conscience et de la hantise des Idées, d’une croyance obstinée de visuels à l’être nécessaire et suffisant du Mot. Le Nénuphar Blanc m’apparaît comme le Parménide esquissé, désarticulé et flottant d’un poète d’un rêveur. Et sur un tel problème l’esprit de Mallarmé, comme la fleur sur l’eau, s’épanouissait voluptueusement. Vivant dans un monde subtil de sensations et d’idées, il ne donnait pas au mot exister, ou plutôt il n’éprouvait pas dans ce mot sa signification usuelle. Il le reculait et le dissolvait dans le songe. Au jeune homme qui s’ennuie et qui veut l’action : Qu’est-ce, répond-il, qu’agir ? « Produire sur beaucoup un mouvement qui te donne en retour l’émoi que tu en fus le principe, donc existes : dont aucun ne se croit, au préalable, sûr72 ». Il déniait volontiers — et peut-être était-ce un compliment — la réalité à autrui, contestant qu’il « eût lieu », — parfois à lui-même. Le tabac, la songerie, la yole, la musique, ces quatre ailes du même génie consolateur, lui paraissaient, enveloppant à la même main et dans les mêmes lignes une absence de fleur et une fleur d’absence — le Nénuphar Blanc du poème — abolir sous leur bref passage ce qui demeure obscurément le scandale de tout idéaliste, — l’existence.

Chapitre XII. Les puissances de suggestion §

On ne saurait distinguer ce qui, dans l’obscurité de Mallarmé, est involontaire et ce qui est systématique. D’autre part se demander si elle se rapporte et ce qui s’en rapporte à son style ou bien à sa pensée paraîtra moins raisonnable encore. Croyons seulement à la moitié de ce que dit M. Arthur Symons : « Mallarmé était obscur moins en ce qu’il écrivait autrement, qu’en ce qu’il pensait autrement que le vulgaire. Son esprit était elliptique, et, ayant pleine confiance en l’intelligence de ses lecteurs, il négligeait les liens entre ses idées73. » Si cette obscurité tenait en effet à sa pensée, c’est pourtant sur l’obscurité de ses mots, de son expression, qu’il fonda sa doctrine esthétique la plus connue, celle selon laquelle la poésie, puissance de suggestion, ne s’impose point du dehors et totale au lecteur, mais porte un sens qui naît de sa collaboration personnelle, de sa sensibilité sympathique, et d’un effort qui continue celui du poète.

« Mallarmé, à qui on demande, avec toutes sortes de circonspections, s’il ne travaille pas dans ce moment à être plus fermé, plus obscur que dans ses toutes premières œuvres, de cette voix légèrement calme que quelqu’un à dit, par moments, se bémoliser d’ironie, confesse qu’à l’heure présente « il regarde un poème comme un mystère dont le lecteur doit chercher la clef74 ».

« Nommer un objet, répond-il dans l’Enquête de Jules Huret, c’est supprimer les trois quarts de la jouissance du poème qui est faite du bonheur de deviner peu à peu ; le suggérer voilà le rêve. C’est le parfait usage de ce mystère qui constitue le symbole : évoquer petit à petit un objet pour montrer un état d’âme, ou, inversement, choisir un objet, et en dégager un état d’âme par une série de déchiffrements ».

Tandis que d’ordinaire c’est en songeant au lecteur que l’écrivain dissipe l’obscurité de la pensée, la même raison amène Mallarmé à laisser intacte et nue dans l’expression, ou même à renforcer, l’obscurité de la sienne. Lorsqu’après un discours sur la tombe de Verlaine, il demandait à un journaliste de lui rendre son manuscrit pour y remettre un peu d’ombre, il voulait dire : pour faire plus vivantes dans l’écrit les paroles prononcées, pour disposer autour de leurs racines un peu de terre mouillée, à la fois plus obscure et plus fraîche. Évidemment, — même sans être journaliste — on reste d’abord embarrassé de porter cette motte noire, on regrette la commodité du brin de bois coupé net. Mais quiconque n’habite point en esprit une caserne à étages, possède un jardin et a le goût des fleurs vivantes, serrera précieusement contre lui ce don bienveillant et courtois.

De sorte que le plaisir apporté par cette poésie est, loin de demeurer inintelligible, de solliciter sans cesse l’intelligence, et non point d’être comprise, mais de faire comprendre. Pareillement elle ne nous met pas en présence de la sensation pleine, donnée dès l’abord et dans son entier, mais après nous l’avoir présentée de biais et dans un éclair, nous demande de lui rendre par notre sympathie son assiette et sa clarté. Lisez par exemple le délicieux Eventail de mademoiselle Mallarmé. Chacune des cinq stances, comme les cinq plumes aériennes de l’éventail même tient en ses termes contournés et précieux une signification indéfinie, non indéfinie parce qu’elle est vague, mais indéfinie parce qu’elle disperse loin les ondes d’un sens souple et vivant.

Ô rêveuse, pour que je plonge
Au pur délice sans chemin,
Sache par un subtil mensonge
Garder mon aile dans ta main.

Une fraîcheur de crépuscule
Te vient à chaque battement
Dont le coup prisonnier recule
L’horizon délicatement.

Vertige ! voici que frissonne
L’espace comme un grand baiser
Qui, fou de naître pour personne,
Ne peut jaillir ni s’apaiser.

Ce poème plaît comme un symbole fort clair de la poésie mallarméenne. Il fait songer à ce personnage des contes de Grimm qu’un géant défie de lancer aussi haut que lui un caillou. Le caillou du géant disparaît presque dans les nuages, puis retombe. L’autre lance un oiseau vivant qu’il avait dans sa poche, qui monte aussi loin, se perd et ne retombe pas.

Un jet d’eau qui montait n’est pas redescendu

dit le meilleur vers de Catulle Mendès.

Un poème de Mallarmé se définit une puissance de suggestion. Mais ne pensons point qu’aussi bien et au gré de la fantaisie, il suggère au lecteur, selon l’inspiration de l’heure, ce qui lui plaît. Ces poèmes en somme doivent être lus comme d’autre, à la différence près d’une plus complexe structure. Il n’en est pas où l’on ne retrouve, avec quelque attention, le dessein vrai, celui que le poète y a mis, et que nous épousons pour continuer l’essor du vers, vibrer nous aussi de la même résonance. Pas plus que le reste, ils ne sont d’ailleurs garantis contre les commentaires des imbéciles. Selon un propos qui circulait jadis dans les brasseries littéraires et qui reparaît parfois, les sonnets dont le sens paraît d’abord hermétique seraient simplement des obscénités voilées. On a pu entendre des littérateurs transporter à l’interprétation de M’introduire dans ton histoire les propos des commis-voyageurs au passer d’une garde normande connue. On a l’affliction de voir M. Maurras lui-même — Villiers déplorait, quand Barbey d’Aurevilly écrivit sur la Révolte, qu’un lion pût braire avec les ânes — en une page assez aigre, « mais intelligente et clairvoyante, parue au lendemain de la mort du poète, relater, comme vraisemblable, ce propos de café, que les sonnets à fourmillent d’allusions lubriques ». Et un journaliste, qui enterrait les morts dans la Presse, cite, avec un goût que l’on appréciera, parmi ces poèmes « lubriques » simplement l’Éventail de madame et de mademoiselle Mallarmé75 ! Ce n’est pas le côté le moins curieux de leur puissance suggestive que celui où ces poèmes se défendent, comme d’une épine, par l’énormité des sottises qu’ils leur font proférer, contre les lecteurs dont ils n’ont que faire.

« Évoquer, dans une ombre exprès, l’objet tu par des mots allusifs, jamais directs, se réduisant à du silence égal, comporte tentative proche de créer. »

La poésie réalise ainsi une synthèse du silence et de la parole — silence par rapport à l’objet tu, parole par rapport aux allusions qui l’indiquent. De l’objet tu à l’objet absent, les frontières sont indécises. En des sonnets comme Une dentelle s’abolit, Mes bouquins refermés, le poète, au lieu de taire l’objet, trouvera dans l’absence formellement indiquée un équivalent esthétique du silence.

Ainsi la puissance de suggestion est en raison directe d’une brièveté qui condense, conserve et propage du silence. Et Mallarmé creuse seulement d’une façon plus paradoxale dans un fonds commun de l’art. Eschyle avait pris au silence que lui imposait la loi des deux acteurs ses plus puissants effets dramatiques. Tels silences d’Hermione ou de Roxane marquent chez Racine les moments les plus tendus et les plus pleins de l’action tragique, et l’on sait quel gouffre enflammé de passion charnelle creuse le seul « ou perdue » qui termine la déclaration de Phèdre. A ce dernier n’appliquerait-on pas exactement la définition de Mallarmé « mots allusifs, jamais directs, se réduisant à du silence égal ? »

La Prose pour des Esseintes que j’étudierai ailleurs dans son détail nous offrirait le type parfait de ces indications allusives à la Vinci, par « du silence égal » ou des absences désignées, par le sourire de la Joconde ou le doigt levé de Saint Jean-Baptiste. Pareillement le premier et le dernier sonnet des Poésies complètes.

Rien, cette écume, vierge vers
A ne désigner que la coupe.

Par ce toast porté à un banquet débute le recueil de Mallarmé, avec intention certes. Rien, à sa main simplement la mousse du vin blond, le vers qui est là sans prétexte autre que la coupe levée. Mais qu’est-ce que rien, sinon tout, — salut offert

Solitude, récif, étoile,
A n’importe ce qui valut
Le blanc souci de noter toile.

L’idéalisme de Mallarmé, l’exactitude de sa probité et la discrétion de son goût le faisaient répugner de façon presque maladive à toute exubérance de matière. La plume de l’auteur, au moment où elle se pose sur le papier, lui paraissait avoir pour semblable, ou mieux pour idéal, le bâton, sur un concert, du chef d’orchestre. Il dépasse l’harmonie même, puisque muet il engendre l’harmonie, — et la mesure qu’il communique aux instruments, puis à la foule immobile, le flot immensément élargi de musique et de rêverie, d’âme palpitante et déchaînée que propage son mouvement, justifie et consacre ce mouvement, comme fait une âme passionnée de la frêle prunelle par laquelle elle s’est répandue toute. Aussi bien que ce bâton dans l’espace, une ligne, quelques lignes, un tercet — celui que je viens de citer — isolés sur le blanc d’une page peuvent, par des mots mystérieusement choisis, faire bruire, indéfini, l’orchestre d’une sensibilité préparée.

C’est par-là qu’entre dans l’art de Mallarmé le symbole, et que se relie à son esthétique le symbolisme dans la mesure où convient au symbolisme son nom. L’image symbolique, telle que la définit exactement Kant, évoque l’objet qu’elle symbolise, le suggère, non par une ressemblance extérieure, mais par des rapports intérieurs, par l’analogie, chez tous deux, de l’ordre, de l’harmonie, en somme de la vie. Ces rapports ne sont pas donnés à nos sens, mais induits et animés par notre esprit. Le seul fait de s’exprimer par un symbole implique un acte de foi dans l’activité créatrice du lecteur, dans une activité créatrice analogue à celle de l’auteur, et qui joue spontanément. Peut-être pourrait-on reprocher à Mallarmé parfois et aux symbolistes souvent de n’avoir pas atteint ce but, précisément parce qu’ils ont voulu diriger sur lui tout l’effort de leur poésie.

Le Satyre et la Maison du Berger sont des types admirables d’œuvres symboliques, parce qu’au-delà du symbole ils débordent encore d’une exubérance de matière et d’un flot de poésie vaine. Se prolongeant dans ces vapeurs lumineuses, le symbole y devient plus suggestif que le symbole strict, technique, mesuré par son expression même d’Hérodiade (je ne dirai pas de l’Après-Midi.) La conscience et le dessein trop visibles risquent de le glacer à ses sources.

Recréer une émotion au lieu de la décrire, résumerons-nous d’un mot ce qui précède. Et ce principe ou cette visée, beaucoup l’appelleront le paradoxe mallarméen. Paradoxe nullement. La doctrine et l’art de Mallarmé ont des origines très précises dans l’histoire de notre poésie, aux grandes lignes de laquelle j’essaierai de les relier.

Il est faux (j’aurai lieu d’y revenir) que Mallarmé ait conçu la poésie comme une musique. Il ne demande à la musique rien de ses moyens, mais il voudrait par d’autres voies — les voies naturelles du verbe — arriver à certains de ses effets, transposer dans la poésie ce qui est la vertu propre de la musique : cette puissance même de suggestion.

« Observez que les instruments détachent, selon un sortilège aisé à surprendre, la cime, pour ainsi voir, de naturels paysages ; les évapore et les renoue, flottants, dans Un état supérieur. Voici qu’à exprimer la forêt, fondue en le vert horizon crépusculaire, suffit tel accord dénué presque d’une réminiscence de chasse ; ou le pré, avec sa pastorale fluidité d’une après-midi écoulée se mire et fuit dans des rappels de ruisseau. Une ligne, quelques vibrations sommaires, et tout s’indique, contrairement à l’art lyrique, comme il fut, élocutoire, en raison du besoin strict de signification »76.

Besoin de signification, telle est, pour la poésie dans son effort vers une essence de lyrisme, la pierre d’achoppement. Tout mot signifie quelque chose, et signifier ce n’est pas suggérer. Cependant, si chaque terme, si chaque phrase signifie » cette signification peut être amoindrie, estompée, réduite à une influence, à une évocation, à un charme. Et cela par une sorte de correction mutuelle qui finalement fait rentrer l’une dans l’autre les notions, arrondissant leurs angles, leur enlevant, comme aux vers dans le poème, leur caractère terminal, y figurant des allusions à un sentiment que leur sens littéral ne saurait exprimer, et qui pourtant, du jeu de ces allusions, se détache vivant et pur. Ainsi naissent de Lamartine l’Automne, Ischia, la Vigne et la Maison, de Hugo les Mages et Booz, de Verlaine plus évidemment encore toute la substance de sa poésie. La nouveauté de Mallarmé fut de concentrer à un second degré ces qualités naturelles du lyrisme, de transporter aux mots eux-mêmes cette fonction toute allusoire des notions. Quand Lamartine écrit :

Ô Lac, l’année à peine à fini sa carrière,
Et près des flots chéris qu’elle devait revoir,
Regarde, je viens seul m’asseoir sur celle pierre
Où tu la vis s’asseoir,

il est évident que les notions — les idées contenues dans ces phrases — ne sont pas prises pour elles-mêmes, car alors elles ne vaudraient pas la peine qu’on les écrivît. Et voilà précisément ce qui distingue de la poésie classique le lyrisme, ce qui a fait qu’elle ne comportait pas de lyrisme. La notion dans la poésie classique à une valeur propre et le vers apporte des idées, des lumières, des raisons et une raison, en général sur le cœur humain.

Aimez donc la raison que toujours vos écrits
Empruntent d’elle seule et leur lustre et leur prix…
Et mon vers, bien ou mal, dit toujours quelque chose.

Aussi comprend-on que des critiques nourris à une classique mamelle, comme Faguet, se posent à propos de Lamartine, de Hugo ou de Baudelaire cette question bizarre et vraiment dénuée de sens : A-t-il des idées ?

Leur montre, d’ailleurs excellente, est réglée à l’heure le Boileau.

Le poète lyrique ne dit pas que l’année à peine à fini sa carrière. Il y fait allusion, moyen pour nous induire à la tristesse même du temps qui passe. Il ne nous apprend rien par cette notion, mais il s’en sert pour que nous éprouvions avec intensité un sentiment humain, Prenez au contraire des vers quelconques de Racine, ouvrez Andromaque à la première scène. Avec de l’imagination et de la tendresse nous ressentons, je veux bien, l’amour d’Oreste, mais notre plaisir malgré tout demeure d’intelligence. Nous le ressentons et nous le vivons parce que nous le voyons dans une clarté, que les jeux successifs de l’amour, les courbes de sa logique sont représentés, analysés avec une certitude divinatrice,[…] que simplement la beauté des vers paraît la fleur et la […] de leur lumière limpide.

Il était nécessaire que dans deux ordres poétiques si différents apparussent des genres distincts, que le lyrisme manquât à l’art classique, et que le théâtre, art propre du xviie siècle, entre les mains du lyrisme romantique, ne pût produire un chef-d’œuvre. Le théâtre propose des caractères à comprendre, et non — si ce n’est sous les formes populaires et déchues — des passions, des sentiments à épouser. Aimez donc la raison, dit Boileau, […] le théâtre de Corneille et de Racine est, même dans les plus violentes explosions, un enchaînement de raisons. La doctrine aristotélicienne sur la purification des passions par leur intelligence est la pierre angulaire de l’esthétique théâtrale : le chef-d’œuvre de Racine, sa Phèdre, en arrache, par-delà les Visionnaires et les Maximes sur la Comédie, l’aveu au jansénisme même. Le Romantisme, au contraire, dans ses personnages, cherche un état lyrique à nous faire adopter, ce qui le rend courtisan de la passion. Aussi quelle énormité instructive que celle d’un survivant du romantisme, M. Rostand, dans ce vers qui confond l’art de Phèdre et celui la Tosca !

Et quand Phèdre paraît, nous sommes tous incestes.

Lorsque Boileau, dans l’Art Poétique, déroule la suite de la poésie française, ses indications précises ont pour objet d’instruire, de donner comme vêtement exact à la permanence d’une idée juste la durée d’un bon vers. Mais quand Victor Hugo reprend, dans la Réponse à un Acte d’Accusation, un sujet analogue, avec quelle naïveté superbe d’abord ne le ramène-t-il pas entier à un thème lyrique, l’ivresse de sa force, l’apothéose de son œuvre, et au lieu de l’impersonnel Enfin Malherbe vint, le Alors brigand je vins d’un Hercule au seuil des écuries d’Augias ou d’un Hernani ! Aucune notion ; tout n’est, par des images, qu’allusion au sentiment qu’il faut déterminer, celui d’une libération éclatante et triomphale, de choses grisâtres et molles en débâcle devant la fulgurance du génie. Et je ne suis pas loin, ici, de Mallarmé puisque l’Hommage à Wagner est construit, parlant d’autrui, sur le même thème pour produire les mêmes effets.

Et lorsque Victor Hugo recourt, pour représenter l’affranchissement de l’homme, au symbole audacieux et puissant du Satyre, il procède, ici encore, par allusion. Allusion peu à peu précisée et qui devient patente, qui, enfin transfigurée, s’identifie à la notion. Il ne s’agit pas de peindre ou de raconter l’homme qui se délivre de la matière, mais d’éveiller, du premier au dernier vers, le sentiment vivant de cette délivrance d’obtenir du lecteur qu’il épouse et qu’il récrée en […] cet effort. La voix du poète va se placer à l’intérieur […] nous pour s’épanouir par nous, avec nous, et c’est […] que l’une des deux ailes du lyrisme est musique. Et semble même qu’Hugo ait le sentiment de cette présence musicale dans le Satyre. S’il fait, par la flûte et la lyre accompagner la voix du Faune, c’est que la flûte et lyre, et toute la musique, dans leur volonté d’être, dans leur force de germination, sont présentes à ce coupe de beauté verbale intérieures et cachées, comme le pistil et les étamines au cœur poudroyant d’une fleur.

Ainsi dans le lyrisme romantique était déjà contenue cette tendance de la poésie à rendre les effets de la musique, sans lui emprunter aucun de ses moyens, à n’imposer pas un poème du dehors, comme une notion harmonieuse et épurée, mais à le faire recomposer et revivre, du dedans. Les poètes ont cessé d’être, selon la formule du xviie siècle, des connaisseurs du cœur humain. Mais leur poésie est devenue le cœur humain lui-même. Selon Schopenhauer, tandis que les autres arts figurent la Volonté objectivée sous forme d’Idées platoniciennes, et par-là ouvrent à l’homme un sanctuaire supérieur de purification et de calme, la Musique est la Volonté elle-même, directement sentie, prenant en nous conscience d’elle toute dès ses premières racines. Et l’on pourrait, je crois, faire glisser la poésie, selon sa nature et son objet, de l’une à l’autre de ces deux formes, la première répondant aux genres classiques objectifs, la seconde au lyrisme personnel et à la majeure partie de l’art romantique77.

Cette forme intérieure de la poésie, cette continuité sympathique, chez le lecteur, de l’émotion, précisément les Parnassiens l’abolirent, ou plutôt ils se relièrent à ceux-là, Leconte de Lisle, Gautier, même Baudelaire, qui l’avaient abolie. Précurseurs du Parnasse et Parnassiens proprement dits, le Parnasse revint à certains principes de l’art classique. L’objet poétique fut présenté comme une notion précise, gardant toute sa valeur, non plus comme le principe d’une allusion. Le souffle poétique n’eut plus pour rôle d’amplifier hors de l’œuvre, chez des hommes, en ondes concentriques, l’émotion qu’il suscitait, mais de formuler et d’étoffer, de nourrir et d’épanouir les tableaux extérieurs ou les états intérieurs. La poésie devint descriptive et analytique. Elle abdiqua toute lutte d’influence avec la musique et rivalisa plutôt avec la peinture. (Qu’on rapproche le Paysage dans le Golfe de Gênes et Ischia de Lamartine de toute l’España où Gautier paraît l’ancêtre direct du Parnasse). Elle perdit l’aptitude à construire musicalement un symbole, selon le type du Satyre ou de la Maison du Berger. Ceux de Banville, esquissés avec pauvreté, tournent à l’allégorie banale, et c’est avec une singulière gaucherie que Leconte de Lisle s’essaie parfois à quelque symbole comme celui qui termine Qaïn. On se rendra encore mieux compte de la différence entre les deux inspirations en comparant, avec le Satyre et Plein Ciel, le Zenith de Sully Prudhomme. Et tout Sully Prudhomme fait corps avec le Parnasse. Il décrit subtilement les émotions, il ne les ressuscite pas. Il se relie aux analystes du cœur, à La Rochefoucauld, à La Bruyère, à Racine aussi. Puisque les sujets sont dans le Parnasse traités pour eux-mêmes, non plus en allusion, leur choix, leur nature, prennent une valeur essentielle. On fuit le lieu commun. Sully Prudhomme s’attachera aux émotions raffinées d’un homme bien élevé et de culture profonde, comme auparavant Baudelaire aux « frissons nouveaux » d’une nature indépendante et tourmentée. Leconte de Lisle croira enrichir la poésie en allant chercher des sujets dans les traductions de poèmes hindous ou finnois, comme Voltaire pensait renouveler la tragédie en demandant des personnages à la Chine et à l’Amérique. Dans l’Enquête de Jules Huret, il déclare qu’il ne restait plus que cette mine à exploiter, et il se demande ce qu’après lui les poètes pourront bien trouver de nouveau ; instructivement on touche ici du doigt le mur d’incompréhension maussade auquel pouvait avec l’âge se buter un vieux Parnassien.

Ce long détour était nécessaire pour concevoir l’attitude, en face du Parnasse, d’un poète comme Mallarmé qui, dès le début, mena sa poésie selon des modes déjà subtils d’allusion. Sous « l’enseigne un peu rouillée maintenant du Parnasse », il revint comme Verlaine dans certaines des voies romantiques. La poésie, de ses mains, ne sort pas comme un rêve cristallisé et définitif, mais comme un motif à rêver, à s’émouvoir, à penser. Cette forme d’art qui se révèle si paradoxalement exclusive à partir de l’Après-Midi d’un Faune, se lève déjà clairement, sous le vêtement de sa splendeur parnassienne, dans Apparition, les Fenêtres, les Fleurs, l’Azur, Hérodiade.

La poésie, pour Mallarmé matière radiante de suggestion, revient dans certaines des voies romantiques, non dans toutes. Elle se constitue contre deux adversaires, elle a, dirait Nietzsche, deux impossibilités : l’une parnassienne qui est la description, l’autre romantique, qui est le développement oratoire.

Parlant du mouvement musical que l’on aperçoit souvent parallèle au symbolisme, M. Camille Mauclair écrit :

« Leur second ennemi (aux symphonistes franckistes) a été la musique descriptive, à laquelle leur, wagnérisme idéologique et les principes de Franck sur l’idée musicale leur ont fait opposer la musique transposée, exprimant non les sensations naturelles (bruit du vent, chant d’oiseaux, etc..) mais l’émotion ressentie par l’âme qui perçoit ces sensations… Cette distinction est le principe même du symbolisme, et à été formulée admirablement par Mallarmé dans ses lucides études sur l’allusion, la métaphore et les divers moyens de transposition et d’émotion dans le style78 ».

Un art nouveau, vivant, se constitue d’ailleurs généralement contre la description facile qui est, dans un art sur sa fin, le moyen des honnêtes ouvriers. Boileau fit porter en partie son opération de police contre les descriptifs à outrance, ceux qui, comme Scudéry, offraient fièrement au public une table des matières de leurs descriptions. Pareillement le romantisme fit tomber en pièces la description poussiéreuse de Delille et de Fontanes, et le symbolisme se leva contre la description naturaliste en même temps que contre la description parnassienne. De celle-ci les antécédents s’étalent chez Gautier, et Sully Prudhomme même en emplit les froides pages du Bonheur. Mallarmé pousse à sa limite extrême et presque théorique cette réaction contre la chose décrite.

Si le développement oratoire devient consciemment et en principe le contraire et l’ennemi de l’art mallarméen, nous en avons aperçu les causes dans la maigreur de l’imagination où il puise. En France, d’ailleurs, les tendances oratoires de la poésie et de la prose ont apparu souvent moins comme un courant magnifique à suivre que comme une matière diffuse à condenser et à discipliner. La prose de La Rochefoucauld, de La Bruyère, de Montesquieu, non seulement n’est pas oratoire, mais elle est anti-oratoire. Avec l’idée de l’éloquence est présente à ses côtés l’idée de la matière dont elle cherche à se passer. On pourrait, semble-t-il, en rapprocher l’attitude de Vigny et de Baudelaire en face du lyrisme oratoire et romantique. Bien plutôt, cependant, chez eux, sécheresse naturelle que forme de muscle pur et dur obtenue par l’entraînement. Et à plus forte raison chez Mallarmé…

Mais alors précisément son esthétique contracte une subtilité merveilleuse. Quand Didon, abordant en Afrique, demanda des terres au roi du pays, celui-ci, par dérision, lui en offrit l’étendue d’une peau de bœuf. La reine découpa la peau en lanières si minces qu’elle en entoura un espace suffisant à construire Cartilage. Ainsi fit Mallarmé de son étoffe verbale. Les allusions ne sont plus chez lui prises et portées par le flot oratoire, mais se posent discontinues et schématiques. Elles enveloppent ou suscitent, dans la pensée ou la rêverie, l’espace le plus large (Salut ; le Vierge, le vivace ; Tout orgueil). L’ampleur oratoire, au lieu de rouler dans le poème comme une eau puissante qui nous porte, s’exhale de nous-mêmes comme l’haleine de notre lecture indéfiniment vaporisée. Éloquence et suggestion opposent alors les termes d’une antithèse parfaite. Ainsi Pascal, réfléchissant sur l’art d’agréer, savait bien que convaincre autrui, besogne fragile, est souvent l’empêcher te se convaincre.

Et mon cœur, soulevant mille secrets témoins,
M’en dira d’autant plus que vous m’en direz moins.

Et, sur cette idée de l’allusion suggestive, Mallarmé alla loin, très loin, avec une obstination fine et têtue. De là tout un vocabulaire. Les mots de la poésie romantique, comme de toute poésie, conservent leur sens matériel, positif, visuel, ils sont des objets. Mallarmé voudrait des mots qui fussent des sujets. Dans la poésie romantique — je citais plus haut les strophes du Lac — la phrase n’a, au contraire du vers classique, qu’une valeur allusive, non significative. C’est que cette phrase existe du point de vue d’une émotion qui agit, non d’un discours qui prouve. Mais le mot, en même temps qu’il existe du point de vue musical du vers, existe du point de vue grammatical, logique, prosaïque, probatoire et oratoire de la phrase. C’est de ce dernier refuge que Mallarmé veut chasser la prose et l’éloquence.

Prends l’éloquence et tords lui son cou.

Le mot, lui aussi, ne doit avoir qu’une valeur allusive, comme sur une vitre ne poser sur la page blanche qu’une buée d’émotion. De là l’emploi préféré des mots négatifs, des « absences » qui figurent non une réalité donnée, mais une réceptivité.

Indomptablement à dû
Comme mon espoir s’y lance
Eclater là haut perdu
Avec furie et silence

Voix étrangère au bosquet
Ou par nul écho suivie
L’oiseau qu’on n’ouit jamais
Une autre fois dans sa vie.

Et le Vierge, le vivace ! Mes bouquins refermés ;

presque tous les sonnets. Ce n’est là d’ailleurs qu’un pas plus logique vers une limite idéale que ni Mallarmé ni aucun langage ne peuvent atteindre, mais que sa rêverie se plut à imaginer : la phrase supprimée, le minimum grammatical aboli, un rosaire de mots égrené sur la page blanche (Un coup de Dés jamais n’abolira le Hasard) — et plus loin encore la page blanche toute nue, suggestion et réceptivité infinies — (Il était, diront les critiques grincheux, facile de commencer par-là et de s’y tenir.)79.

De la sorte prend place, dans notre littérature, par Mallarmé, ayant suivi des voies étroites, et venu, par actions et réactions, d’une source où le relient de visibles méandres « un Idéalisme qui (pareillement aux fugues, aux sonates) refuse les matériaux naturels et, comme brutale, une pensée exacte les ordonnant ; pour ne garder de rien que la suggestion. Instituer une relation entre les images exactes, et que s’en détache un tiers aspect fusible et clair présenté à la divination… Abolie, la prétention, esthétiquement une erreur, quoiqu’elle régit les chefs-d’œuvre, d’inclure au papier subtil du volume autre chose que par exemple l’horreur de la forêt, ou le tonnerre muet épars au feuillage : non le bois intrinsèque et dense des arbres. Quelques jets de l’intime orgueil véridiquement trompeté éveillent l’architecture du palais, le seul habitable ; hors de toute pierre, sur quoi les pages se refermeraient mal80 ».

Ne rien décrire du dehors, mais tout faire sortir du dedans. Le développement se glace au moment même où il sourd, comme l’eau de paradoxales fontaines. « La poésie, disait Rivarol, doit toujours peindre et ne jamais nommer. » Bien au contraire, pour Mallarmé, la poésie ne doit jamais peindre, toujours nommer, — et ne pas nommer directement son objet, ce qui serait encore une manière sinon de peinture, du moins de dessin, nommer à côté et même loin de l’objet ce qui suscitera l’émotion correspondant à l’objet. C’est ainsi que les vers plus haut cités (Indomptablement a dû) expriment le paroxysme exaspéré, désespéré, d’un instant nu où à force de passion le temps s’abolit, — ce que continue la fin du sonnet.

Le hagard musicien,
Cela dans le doute expire
Si de mon sein pas du sien

A jailli le sanglot pire
Déchiré va-t-il entier
Rester sur quelque sentier !

Le poète désigne l’objet comme le joueur, au billard, vise la boule à frapper, en prenant hors d’elle un point de ricochement. « Parler n’a trait à la réalité des choses que commercialement : en littérature cela se contente d’y faire une allusion ou de distraire leur qualité qu’incorporera quelque idée81 ».

Une phrase délicieuse me résume cette esthétique de la suggestion : « Son sortilège, à lui (l’art littéraire) si ce n’est libérer hors d’une poignée de poussière ou réalité, sans l’enclore, au livre, même comme texte, la dispersion volatile soit l’esprit, qui n’a que faire de rien outre la musicalité de tout82 ». Opposez exactement ici un roman de Flaubert, un sonnet de Hérédia, systèmes arrêtés, convergents, et clos comme des concepts. Un poème, pour Mallarmé, se comporte comme une monade leibnizienne, sans fenêtres où se plaqueraient en tableaux les descriptions extérieures, intelligence au contraire en mouvement, perception confuse où se dégradent en un clair-obscur les perceptions lucides, appétition pour conquérir sans cesse à la clarté un cercle plus étendu des virtualités obscures qui la prolongent infiniment. Mais, suspendu sur un impalpable horizon de rêve, qu’il m’en faut peu pour le dissoudre en une complaisante fumée, cet esprit de la pure suggestion, « rien outre la musicalité de tout », et pour faire, comme le Faune, symbole aussi de poésie,

Évanouir du songe ordinaire de dos
Ou de flancs purs suivis avec mes regards clos
Une sonore, vaine et monotone ligne !

Chapitre XIII. La logique §

De cette vie intérieure, des tendances poétiques auxquelles elle donne et dont elle reçoit naissance, doit procéder l’habitude systématisée de l’esprit que l’on appelle une logique. Habitude systématisée, et non système enregistré par l’esprit. Ne voyons pas dans l’art de Mallarmé une entreprise et un dessein délibérés, mais dans cette conception délibérée le couronnement de son art. Action et réaction d’ailleurs s’impliquent, et de la cause à l’effet la différence est surtout d’accent.

Quand on observe qu’impressionniste il fut épris de logique, on doit, pour ne pas s’en étonner, se souvenir que les impressionnistes eux aussi furent des peintres logiciens. Plus l’effort s’accentue pour retrouver directe, originelle, l’impression momentanée, plus devient nécessaire l’invention qui par des moyens logiques mettra dans les impressions un ordre. La finesse des sens, qui rend vaines les conventions d’une logique ancienne, ne peut faire œuvre créatrice que si, pour harmoniser des impressions fraîches, apparaît, inspirée d’elles et comme déposée par elles, une logique nouvelle.

Dans toute succession d’états internes, Il y a logique. ; Le hasard pur — au sens où Mallarmé prenait ce mot et concevait le problème qui l’halluciné, — n’existe pas. Le monde stellaire, lointain, du hasard nu qu’imagine Stuart Mill est une contradiction, ce cosmos acosmique est un fer en bois. Or la logique de Mallarmé consiste à respecter la suite des sensations, à réfléchir longuement et ingénieusement sur elle, à se demander si ce hasard ne serait pas l’ordre unique. Tendance obscure que l’on comprendra mieux en la référant à la conscience claire qu’elle prend chez les philosophes. Lorsque Spinoza identifie le possible et le réel, Hegel le rationnel et le réel, nous comprenons assez que, chez ces deux intellectualistes, l’accent est sur le possible et le rationnel, qui absorbent le réel. Mais ces mêmes propositions seront vraies pour un pragmatiste conséquent, à cette différence près que pour lui l’accent portera sur le réel, dont le possible ou le rationnel ne développent que l’ombre, courte sous l’action de midi, et qui s’allonge loin sous le rêve ou la méditation du soir. Et c’est à cette dernière forme mentale que je rattacherais, malgré ses allures platoniciennes, la logique de Mallarmé.

Pour rendre sa vision poétique, sa notion de la poésie, il expose, semblable à celle du réel et du possible, du réel et du rationnel, une synthèse du hasard et de l’Idée. Je dois citer cette page intense et pleine, de la Musique et les Lettres.

« La Nature a lieu, on n’y ajoutera pas ; que des cités, les voies ferrées, et plusieurs inventions formant notre matériel.

« Tout l’acte disponible, à jamais et seulement, reste de saisir les rapports, entre temps, rares ou multipliés ; d’après quelque état intérieur et que l’on veuille à son gré étendre, simplifier le monde.

« À l’égal de créer : la notion d’un objet, échappant, qui fait défaut.

« Semblable occupation suffit, comparer les aspects et leur nombre tel qu’il frôle notre négligence : y éveillant, pour décor, l’ambiguïté de quelques figures belles, aux intersections. La totale arabesque, qui les relie, à de vertigineuses sautes en un effroi que reconnue ; et d’anxieux accords. Avertissant par tel écart, au lieu de déconcerter, ou que sa similitude avec elle-même, la soustraie en la confondant. Chiffration mélodique tue, de ces motifs qui composent une logique, avec nos fibres. Quelle agonie aussi, qu’agite la Chimère versant par ses blessures d’or l’évidence de tout l’être pareil, nulle torsion vaincue ne fausse ni ne transgresse l’omniprésente Ligne espacée de tout point à tout autre pour instituer l’Idée : sinon sous le visage humain, en tant qu’une Harmonie est pure83 ».

En des termes et à un propos analogue… il évoque ailleurs les « sirènes confondues par la croupe avec le feuillage et les rinceaux d’une arabesque » et qui représentent, par-là, « la figure que demeure l’idée. » Le hasard « ne doit et pour sous-entendre le parti-pris, jamais qu’être simulé84 ».

La pensée de l’homme ne consiste pas à créer des êtres, mais à découvrir des rapports ou des intersections d’aspects. A ces intersections se placent les moments du poème, ou plutôt ils sont ces intersections mêmes, dans leur ambiguïté, leur défaut d’être.

De sorte que toute poésie est au fond métaphore ou symbole : ce qui revient au même, puisque le symbole naît d’une métaphore invétérée. Cette « ambiguïté de quelques figures belles » forme les images glorieuses de la poésie romantique ou même parnassienne.

Lorsque Napoléon flamboyait comme un phare,
Et qu’enfants nous prêtions l’oreille à sa fanfare,
Comme la meute au cor.

Et sur elle courbé, l’ardent Imperator
Vit dans ses larges yeux étoiles de points d’or
Toute une mer immense où fuyaient des galères.

Les rapports, voilà le domaine du poète, comme la nature, perçue communément et, en gros, identiquement, forme le domaine du sens vulgaire. Mais que le domaine du poète devienne, en ce sens, une Nature, aux formes usuelles, prévues, répétées, voilà le danger. Tout génie, disait Baudelaire, n’aboutit qu’à créer un poncif. Poncif, lieu commun, cliché, retour de visages attendus, revanche de la nature sur l’homme audacieux, tel est le péril qui menace incessamment le poète, celui contre lequel s’est raidi Mallarmé. Ce sont les « tropes effarés » qu’au xviiie siècle cachait le jupon de l’Académie, et qui, dans le romantisme et le Parnasse, rassurés et rafraîchis, bruissent ironiquement sous la pourpre tendue des images. La ligne qui relie ces intersections, ah ! qu’elle soit l’arabesque la plus fuyante, ou plus imprévisible, et que de la moindre de ses parties me défende à la raison géométrique de déduire la suivante ! Vertigineuses sautes en un effroi que reconnue ; anxieux accord. » Sans cesse sont présentes l’idée et la défiance de l’ennemie, de la Nature dont les grandes lignes droites et nues fusent et se répètent indéfiniment. Contre elle, que le poète redise avec Vigny :

Aimons ce que jamais on ne verra deux fois !

Telle est, chez Mallarmé, la raison théorique de ce discontinu, de cette fulguration incessamment nouvelle, de ces mots et de ces vers dont chacun, en un mouvement de hanche qui fuit, se détourne de l’autre, de cette arabesque enfin, car il nous livre en ce mot avec son fil conducteur l’ordre qui dispose l’Après-Midi ou la Prose pour des Esseintes.

Et cette phrase d’apparence sibylline sur les blessures d’or de la Chimère, elle rappelle, en lui donnant de subtiles racines, ou elle comporte comme une de ses significations, le mot de Boileau, — un beau désordre, effet de l’art. Cause de l’art, plutôt. L’idée poétique sort de la succession brusque entre les analogies, des saules d’arabesques dont aucune, si lointaine, si nouvelle, si fille apparente du hasard, ne fausse ni ne transgresse la logique faite de la totalité même, « l’omniprésente ligne espacée de tout point à tout autre » et telle que la comprend sous le visage humain la pensée de l’Harmonie. Voilà ces « sinueuses et mobiles variations de l’Idée que l’écrit revendique de fixer85 » le « pur ensemble groupé dans quelque circonstance fulgurante des relations entre tout86 ».

Mon crime c’est d’avoir gai de vaincre ces peurs
Traîtresses, divisé la touffe échevelée
De baisers que les dieux gardaient si bien mêlée.

Dans l’ordre ordinaire (et l’étymologie ici rapproche fort bien les deux mots) paraît, avec la logique artificielle du prévu, la grande impossibilité de Mallarmé, le génie oratoire. Et le génie oratoire consiste à créer une nature au lieu de saisir des rapports, à développer une matière (comme l’évolution même selon les matérialistes obtus) au lieu d’avancer, à la façon de l’esprit ailé, par ces mouvements de plume que sont les allusions.

La logique usuelle figurait à Mallarmé la banalité, le prévu, le fait d’être pensé au lieu de penser. Dans l’élan droit d’un raisonnement, d’un argument, il flairait le prestige, l’erreur, la grossièreté oratoires. Il sentait que l’on ne peut avoir raison que par intuitions brèves, que la raison de l’une de ces intuitions ne se continue pas dans sa voisine, pas plus que le moule d’une phrase ne peut servir exactement à une autre, mais que chacune selon son moment ou la figure de son hasard en requiert une nouvelle. Descartes, dans un état d’esprit peut-être pas très différent appliqué aux objets mathématiques, estimait que la véracité perpétuelle des intuitions, la valeur stable du raisonnement, ne pouvaient se fonder que sur un miracle, par un acte de foi en la véracité divine. Chaque idée claire et distincte emporte sa vérité du moment où elle est conçue, mais elle n’en transporte rien par la mémoire. Ainsi Mallarmé rejette le développement, mémoire extériorisée. Développer une pensée c’est l’allonger jusqu’au point où la vérité que nous avons aperçue devient un monstre que nous ne reconnaissons plus. « Quand un parleur affirme, en un sens plutôt qu’à l’opposé, une opinion esthétique, généralement, outre l’éloquence, qui séduit, s’en défalque une sottise parce que l’idée aux coups de croupe sinueux et contradictoires, ne se déplaît, du tout, à finir en queue de poisson ; seulement refuse qu’on déroule celle-ci et l’étalé jusqu’au bout comme un phénomène public87 ».

Parlant du théâtre d’aujourd’hui, il écrit : « Je crois qu’en évitant de traiter l’ennemi de face vu sa feinte candeur et même de lui apprendre par quoi ce devient plausible de le remplacer (car la vision neuve de l’idée, il la vêtirait pour la nier, comme le tour perce déjà dans le Ballet), véritablement on peut harceler la sottise de tout cela ! avec rien qu’un limpide coup d’œil sur tel point hasardeux ou sur un autre. A plus vouloir, on perd sa force qui gît dans l’obscur de considérants tus sitôt que divulgués à demi, où la pensée se réfugie »88. Il ne s’agit pas de convaincre autrui, mais de penser, de faire éprouver à autrui que l’On a pensé, et de l’inviter à penser.

La logique anti-oratoire de Mallarmé ne relie pas elle-même Ses termes. Ni syllogisme ni déduction : des images successives. La logique ordinaire, dirait Nietzsche, est une forme du vouloir-dominer ; Elle a une fin pratique qui est d’obtenir l’assentiment, et penser c’est se consoler, à part soi, de ne pas avoir autrui à convaincre, comme un joueur sans partenaire emploie son temps à des patiences. Mais le poète qui se retire dans son existence intérieure pour se soustraire à tout vouloir de dominer, et dont l’art d’exception n’est point fait pour conquérir l’assentiment, mais bien plutôt pour le raréfier autour de lui, ce poète s’éloignera, par le même écart, de la logique courante, et les seuls faits, tout nus dans leur apparent hasard, de sa conscience qui s’éprouve, de sa durée qui s’écoule, de ses idées qui s’associent, lui paraîtront, indépendamment de toute liaison artificielle puiser à une source haute une logique pure. De là le Démon de l’Analogie, le Nénuphar Blanc, ces essais qui déroutent le lecteur en le plaçant à l’intérieur d’une pensée, dans un rythme d’analogies successives. Insister, développer, enchaîner, surchargerait le papier, empâterait sa substance ténue et spirituelle. Le goût de Mallarmé laisse au lecteur ami le soin et le plaisir de cette besogne, et à l’autre lecteur il épargne même lu peine de la tenter.

Il est curieux de voir deux génies aussi fraternels que Villiers et Mallarmé couler ici sur des pentes contraires. Villiers accumule des pages fortes, un peu pénibles, des concaténations forgées maille par maille, anneau par anneau, où des raisons, des considérants, des déductions jusqu’à épuisement déroulent cette verve logique dont le Monde Tragique dans Axël offre un exemple à la fois colossal et fastidieux. Verve logique, que peut-être Mallarmé enviait et admirait, ainsi qu’il faisait de la verve lyrique de Banville. Peut-être lui paraissaient-elles deux trésors illimités, des écroulements d’or comme celui d’Axël. Mais pour lui, dans chacune de ses mains, de ses mains presque vides, la destinée avait mis la même valeur en deux gemmes non classées, et sans prix courant.

Cependant cette logique d’images fondée sur l’analogie paraît aboutir quelquefois aux mêmes fins que la logique d’idées organisée par le raisonnement. La passion idéaliste de Mallarmé l’amène à des images-types, celles du mot, du vers, du Livre, non à des idées, mais à ces Idées, qui se balancent solitairement sur sa plus limite pensée. La recherche fanatique de l’absolu ne paraît chez lui concorder que par un biais très détourné avec sa logique du hasard et du discontinu. Cette antinomie est d’ailleurs le thème de Un coup de Dés jamais n’abolira le Hasard.

Et la difficulté que nous éprouvons à prendre de la logique de Mallarmé une vue harmonieuse, ces raisons qui lui font, comme la sirène d’un coup de queue, écarter toute nappe d’unité vulgaire, ne nous permettent plus de nous étonner si ceux-là qui voulaient rédiger les conversations de ce merveilleux causeur ne trouvaient rien sous leur plume qu’une pincée de cendre refroidie. Une logique abstraite, une continuité forment le sel conservateur de toute parole humaine. Mallarmé les demande, pour ses images discontinues, pour ses analogies et ses allusions, à la pensée d’autrui, et lire sur ! a logique étrangère une lettre de change qui lui revient généralement protestée.

Chapitre XIV. Les ordres négatifs. §

Les données un peu disparates que j’ai dû juxtaposer sur la logique de Mallarmé s’éclairciront peut-être quand j’aurai pris un exemple précis, et relevé le profil de la pente logique la plus constante qu’ait creusée et où coule son génie : son idée de ce que j’appellerais les ordres négatifs.

J’ai dû faire allusion déjà à ce mouvement tournant patient et subtil par lequel, ce qu’il y avait en lui d’incapacité un peu volontaire à s’épanouir, il sut l’investir d’un signe positif, et, par le courage de son idéalisme, faire passer à l’être un défaut d’être. Son œuvre correspond, dans l’art poétique, à ce que sont, à l’autre pôle, les mathématiques des quantités négatives.

Observons d’ailleurs que l’idée d’être, la vérité de nos hallucinations, ne constituent qu’un accent mis sur nos perceptions communes, sur les perceptions communes aux hommes, non en tant que perceptions, mais en tant que communes. La croyance au monde extérieur est, d’un certain point de vue qui ne se suffit d’ailleurs pas à lui-même, un acte de foi en la société, et son existence ce sont les perceptions des autres. Idéaliste, Mallarmé place comme un Vigny ou un Villiers cet accent sur le monde intérieur, mais il l’y place en poussant son idéalisme jusqu’à sa pointe extrême de finesse paradoxale : non sur le monde intérieur lui-même, sur sa matière de sentiments et d’idées, mais sur le caractère formel, sur le schème indicateur par lequel, relativement aux perceptions communes, il est dit ne pas être. Il voit dans l’absence la somme des présences idéales, évoquées, pensées grâce au fait même qu’extérieurement elles ne sont pas. Le mot de Tacite sur les images de Brutus et de Cassius aux funérailles de Germanicus : proefulgebant eo ipso… lui servirait presque d’épigraphe.

Mallarmé, dit Remy de Gourmont, « est capable, et lui seul, d’imaginer une phrase représentative d’une absence d’images89 ». Et il cite celle-ci, du Nénuphar blanc « Résumer d’un regard la vierge absence éparse en cette solitude ». C’est une des tournures favorites de Mallarmé dans son langage, parce que c’est le pli profond de son esprit. « Dans la stalle vacante à mes côtés, une absence d’ami… témoignait du goût général à esquiver ce naïf spectacle90 ». « L’absence d’aucun souffle unie à l’espace, dans quel lieu absolu vivais-je ?91 ». La nullité du théâtre actuel, devant le monument d’un théâtre idéal, peut-être futur, c’est « les blocs d’abstention laissés par quelques âges qui ne purent que charger le sol d’un vestige négatif considérable92 ». Indiquant avec réticence et précaution quelque espoir d’une cérémonie d’art futur qui serait une idéale Messe, il tâche seulement « que le desservant enguirlande d’encens, pour la masquer, une nudité de lieu93 ».

A n’entr’ouvrir comme un blasphème
Qu’absence éternelle de lit
(Une dentelle s’abolit).

(La poésie de Mallarmé ferait songer quelque Scarron a une absence de cocher qui avec l’idée d’une brosse nettoierait une vacance de carrosse…)

De cela, plus lointainement, je trouve la racine dans les vers exquis d’Apparition.

C’était le jour béni de ton premier baiser.
Ma songerie, aimant à me martyriser,
S’enivrait savamment du parfum de tristesse
Que même sans regret et sans déboire laisse
La cueillaison d’un rêve au cœur qui l’a cueilli.

Hâtons-nous de lire dans cette fleur transparente qui se compliquera et s’assombrira. Réaliser un rêve, même le réaliser pleinement, cela dégage une mélancolie invincible. Sans heurt, silencieusement, par l’acte même de sa nature, le rêve, en passant à la vie, se dépose en tristesse, comme une nuit froide et pure en rosée. Du sentiment que cette musique immobilise, seront faits, devant la vie l’arrêt craintif de Mallarmé, devant une œuvre enfin créée l’indéfini de ses scrupules.

Il a écrit dans le Nénuphar Blanc le poème de ses journées d’été, de la rivière lumineuse qui porte la yole comme le rêve qui l’effleure. Journées de nonchaloir qui suscitent autour de lui son paysage intérieur, visible, docile et souriant, aux flancs d’un verre haleine fraîche de l’eau : la page blanche, non plus blanche dans son vide, mais blanche dans sa plénitude et sa perfection de mystère non écrit, de pureté non déchue. L’inconnue, amie d’une amie, qu’il allait saluer dans son parc et qu’il ne vit pas, il l’a imaginée, par un même symbolisme spontané que celui de la Déclaration Foraine, l’image et comme la Muse du poème qui sur l’eau simplement se rêve : « Sûr, elle avait fait de ce cristal son miroir intérieur à l’abri de l’indiscrétion éclatante des après-midi ; elle y venait, et la buée d’argent glaçant des saules ne fut bientôt que la limpidité de son regard habitue à chaque feuille. »

Tapi heureusement dans sa yole, parmi les plantes d’eau, contre le rivage du jardin enchanté où un bruit est peut-être le pas de la dame, peut-être la musique de son rêve, il demeure dans le délice de l’heure transparente, dans l’hésitation à débarquer, dans le refus d’admettre une présence qui appuierait en le brisant sur ce charme à ras de terre posé, « ce charme instinctif d’en dessous que ne défend pas contre l’explorateur la plus authentiquement nouée, avec une boucle en diamants, des ceintures. Si vague concept se suffit : et ne transgressera le délice empreint de généralité qui permet et ordonne d’exclure tous visages, au point que la révélation d’un (n’allez point le pencher, avéré, sur le furtif seuil où je règne) chasserait mon trouble avec lequel il n’a que faire. »

Il ne la verra pas, il partira, ayant en main la fleur ici cueillie, le nénuphar blanc du rêve pur, qui, selon sa nature, devrait demeurer sans se dire, mais qui, pour notre émerveillement, éclot sur la page d’un livre dans le miracle de ces phrases : « Résumer d’un regard la vierge absence éparse en cette solitude, et, comme on cueille, en mémoire d’un site, l’un de ces magiques nénuphars clos qui y surgissent tout à coup, enveloppant de leur creuse blancheur un rien, fait de songes intacts, du bonheur qui n’aura pas lieu et de mon souffle ici retenu dans la peur d’une apparition, partir avec : tacitement, on déramant peu à peu sans du heurt briser l’illusion ni que le clapotis de la bulle visible d’écume enroulée à ma fuite ne jette aux pieds survenus de personne la ressemblance transparente du rapt de mon idéale fleur. »

Le silence pour lui n’est pas un vide, mais une corde tendue, une capacité indéfinie de musique, prise dans le gel ainsi que le Cygne, et qui ne peut bruire.

Le dernier sonnet des Poésies condense avec une admirable pureté ce sentiment qui fait que Mallarmé considère un objet, traite un sujet, en se transportant à la limite où ils cessent d’exister, où ils deviennent absence, nostalgie, où de leur défaillance ils acquièrent une valeur supérieure de songe.

Ma faim qui d’aucun fruit ici ne se régale
Trouve en leur docte manque une saveur égale ;
Qu’un éclate de chair humain et parfumant.

Le pied sur quelque guivre ou noire amour tisonne,
Je pense plus longtemps peut-être éperdûment
A l’autre, au sein brûlé d’une antique Amazone.

Toujours monte à l’esprit de Mallarmé le problème qui hanta la maturité de Platon : N’y a-t-il pas un être du non-être ? Mais cet être, dans la formule de qui la pensée vivante cherche à triompher de ses conditions logiques, il ne le place point, d’une manière platonicienne, comme une assise ; il le suscite comme un couronnement : il est le mystique du non-être.

D’un tel état, l’intelligence de la rareté, qui y est comprise, ne fait en somme que le plus bas degré. Mallarmé a été reconnaître les dernières limites de l’expression, et son œuvre fragmentaire me fait penser à ces autels que les Grecs d’Alexandre érigèrent, lorsqu’ils ne purent aller plus loin, aux frontières de leur monde.

De ces ordres négatifs impliqués dans sa construction poétique, il a donné, après les Sonnets, une synthèse didactique qu’il faut citer entièrement.

« Autre chose… ce semble que l’épars frémissement d’une page ne veuille sinon surseoir ou palpite d’impatience, à la possibilité d’autre chose.

« Nous savons, captifs d’une formule absolue, que, certes, n’est que ce qui est. Incontinent écarter cependant, sous un prétexte, le leurre, accuserait notre inconséquence, niant le plaisir que nous voulons prendre : car cet au-delà en est l’agent, et le moteur dirais-je si je ne répugnais à opérer, en public, le démontage impie de la fiction et conséquemment du mécanisme littéraire, pour étaler la pièce principale ou rien. Mais, je vénère comment, par une supercherie, on projette, à quelque élévation défendue et de foudre ! le conscient manque chez nous de ce qui là-haut éclate.

« A quoi sert cela ?

« A un jeu.

« En vue qu’une attirance supérieure comme d’un vide, nous avons droit, le tirant de nous par de l’ennui à l’égard des choses si elles s’établissaient solides et prépondérantes — éperdûment les détache jusqu’à s’en remplir et aussi les douer de resplendissement, à travers l’espace vacant, en des fêtes à volonté et solitaires94 ».

Expressions même pareilles à celles de Mes bouquins refermés : le conscient manque — docte manque : ce qui là-haut éclate — qu’un éclate de chair ; éperdûment les détache jusqu’à s’en remplir — je songe plus longtemps peut-être éperdûment.

On retrouvera les rapports de cet ordre d’idées avec la spéculation idéaliste. Mais il est aussi essentiel à la poésie. Si Mallarmé, dans un fanatisme de pureté, l’a poussé à une outrance absolue, sous divers visages s’en aperçoivent les formes approchées.

Le sentiment baudelairien de l’artificiel s’y relierait, dans la mesure où la poésie, sous lui, devient chose créée, transfigurée, volontaire, où il remplace la présence par l’absence et peuple l’absence par l’évocation.

… Quand viendra l’hiver aux neiges monotones
Je fermerai partout portières et volets
Pour bâtir dans la nuit mes féeriques palais…

Je serai plongé dans cette volupté
D’évoquer le printemps avec ma volonté,
De tirer un soleil de mon cœur, et de faire
De mes pensers brûlants une tiède atmosphère.

Les deux derniers vers pourraient presque servir d’épigraphe à l’Après-Midi d’un Faune.

Plus profondément, on reconnaîtra là une oscillation autour de quelque centre pressenti de gravité poétique. Centre vers lequel penchent des ordres de beauté aussi différents que la nostalgie de Chateaubriand, la poésie des ruines, le Magnitudo parvi de Victor Hugo, la grande ode de Lamartine Eternité de la nature, brièveté de l’homme.

Mais dans tous ces ordres existe une antithèse entre le sentiment poétique et l’ampleur oratoire de la forme, qui prend sur la nature le modèle de son déversement extérieur. Des antécédents, ou plutôt des concordances, à la forme mallarméenne vue sous cet angle, nous les demanderons mieux à la poésie classique.

La tragédie, dans ses témoins essentiels, ne se préoccupe pas du décor extérieur. Chez Racine le décor parfait, un décor non en carton romantique, ni même en marbre vrai, mais mieux en pur verbe français, est incorporé au vers lui-même ; il se tait aux yeux de chair afin de mieux être pour la pensée. « Oh ! qu’il a éclaté aux esprits ! »

De cette nuit, Phénice, as-tu vu la splendeur ?

Et plus loin, sur des confins d’où point déjà à nos yeux le paradoxe mallarméen, le même décor atteint sa beauté de second degré lorsqu’il figure, lui aussi, une absence.

Dans l’Orient désert quel devint mon ennui !

La matière profuse, l’éblouissement d’Orient ne nous servent ici qu’en s’évanouissant pour situer aux limites silencieuses de l’art la réticence infinie.

Ce sens des valeurs négatives dont se construisent la poésie et la pensée de Mallarmé, il se dévoile enfin comme une défense inquiète, exclusive, jalouse de l’Esprit. L’œuvre de Mallarmé occupe des positions où passa l’Esprit Pur d’Alfred de Vigny. « Un homme au rêve habitué vient ici parler d’un autre qui est mort », déclare-t-il en commençant une conférence sur Villiers de l’Isle Adam. Il vit dans ce qui figurait la mort la ressource et l’inépuisable possibilité du rêve. Il donna, sous son regard et sous sa plume de poète, à la blancheur de la page, son degré le plus haut, sa plus grande saturation de sens et de lumière. Il n’accusa sa différence que par un détour, en s’excusant de sa conformité. A qui estime son art inexistant, il répond en acceptant le reproche et en souriant. Il n’a, dit-il, « que faire de rien, outre la musicalité de tout ». Mais celle-ci se prolonge et s’enrichit plus subtilement par la musicalité même de rien. Se reconnut-il dans l’ironie du Conte cruel que Villiers — sans songer à lui d’ailleurs — intitule le Secret de l’Ancienne Musique ? Le dernier des chapeaux-chinois y joue, dans un orchestre, avec une idéale virtuosité, un morceau où sa partie est composée tout entière de silences.

Chapitre XV. Le sentiment de la durée §

La philosophie de M. Bergson a rendu capital cri métaphysique le problème de la durée. La distinction entre la durée sociale et spatiale, la durée psychique et vivante est passée dans le courant de nos idées. Mais une de ses conséquences serait d’ouvrir à la critique une perspective neuve. La durée sociale n’est pas partout et en tout temps identique à elle-même, elle est en fonction d’états religieux, intellectuels, d’inventions comme l’écriture, l’imprimerie, les chronographies. A plus forte raison existe-t-il autant de durées vivantes qu’Il y a de vies humaines. Il n’est pas deux hommes qui vivent le même genre de durée ; et l’on peut concevoir une psychologie beaucoup plus avancée qui donnerait pour chaque homme (malgré la contradiction apparente des termes) une formule de sa durée. On entreverrait son approximation grossière si l’on se demandait en quelle mesure ce que l’on peut appeler l’accent tonique de chaque homme porte sur son présent, son passé ou son avenir. Je ne sais si dans l’harmonie pondérée, dans la période en systèmes clos, de Chateaubriand et de Bossuet, on ne discernerait pas l’ombre portée du passé dont l’environnement les retient et les définit, —  si le style de Stendhal n’est pas celui d’un homme occupé tout entier par le présent, — et si, sous leur forme biblique, les Paroles d’un Croyant de Lamennais, le Zarathoustra de Nietzsche, n’expriment pas par la texture même de leur rythme l’élan âpre ou tendre vers l’avenir. Je prends des exemples simples, dont j’outre encore à dessein la simplicité : il n’est pas de termes plus corrélatifs que durée et complexité. L’essentiel est de m’expliquer et de m’excuser si je fais intervenir une réflexion sur le sens de la durée chez Mallarmé.

Il nous y sollicite d’ailleurs en nous laissant voir à quel point il en percevait délicatement les formes. Il sait comprendre ou plutôt voir, — et son langage en témoigne souvent — les choses et les faits en fonction non d’une durée conventionnelle, mais d’une durée vivante. Ainsi parle-t-il de l’aventure de Rimbaud « celle d’un enfant trop précocement touché et impétueusement par l’aile littéraire, qui, avant le temps presque d’exister, épuisa d’orageuses et magistrales fatalités, sans recours à du futur95 ». Toute cette partie de l’activité intérieure qui pourrait recevoir ce nom : le recours à du futur, demeure au contraire très aiguë chez Mallarmé. Ses puissances de rêve, ses espaces de page sous le mot, d’eau sous la rame, forment autant de robes fuyantes et vaporeuses d’un futur qui joue et qui recule. Ainsi qu’il conserva — et l’ironie à beau jeu — presque toute son œuvre dans le futur, il fit porter aussi presque toutes ses préoccupations d’art, au sujet du vers, du Livre, du Théâtre, sur un futur idéalisé, qui d’ailleurs, comme la Pologne d’Ubu, signifiait peut-être nulle part.

Je ne saurais rattacher bien expressément à des lignes générales de sa nature intérieure l’importance curieuse qu’ont prise chez lui les faits de fausse mémoire ou paramnésie. Je n’ai pas à dire qu’il y fut sujet, puisqu’ils arrivent à chacun de nous et n’échappent que par l’inattention. Une impression présente s’accompagne, dans sa conscience immédiate, d’une impression de déjà-vu.

Voici, sur ce point, l’opinion à peu près courante, exposée par William James : « Maintes et maintes fois j’ai éprouvé ce phénomène, et toujours j’ai réussi à le rameur à un simple cas de souvenir ; mais de souvenir d’abord imprécis, dont ne surnagent que quelques circonstances, celles qui rapprochent l’expérience passée de l’expérience présente, tandis que tardent à se dégager les circonstances qui les opposeraient l’une à l’autre et qui permettraient de dater le souvenir. Dès lors l’état de conscience présent se borne à une perception vaguement auréolée de passé96 ». Autant que j’en peux juger far l’expérience personnelle, je crois l’explication incomplète. Indépendamment de tout souvenir vague ou même possible, l’impression de passé arrive parfois à notre conscience comme une bouffée imprévue et inexplicable. Il m’a semblé qu’alors elle survenait non, ainsi que le dit James, comme une mémoire tronquée, mais comme l’accent immédiatement fourni par notre réserve intérieure pour noter, auréoler, rendre spécial et lumineux un instant privilégié, — comme un passé qualitatif spontané analogue à celui qui fournit l’un de ses sens à l’antiquus latin. C’est du moins ainsi que je l’éprouve, et ce sentiment cadre fort bien avec le « souvenir du présent » auquel aboutit l’analyse de M. Bergson. Il me semble la retrouver telle dans un passage de Tribulat Bonhomet. Le célèbre docteur lit un entrefilet de journal sur un fait d’allure scientifique : « Ce qui me frappa, ce fut un phénomène personnel qui se produisit, alors, en moi, à cette lecture ; savoir un certain caractère d’à propos sous lequel le fait m’apparut en ce moment »97. Ce terme d’à propos figure un lien logique et nécessaire avec un ensemble, ce qui pour nous se traduit très naturellement par un lien chronologique et nécessaire avec un passé.

C’est sous cette même forme de paramnésie que m’apparaît, éclos d’une atmosphère nerveuse maladive, le rapport que le promeneur établit subitement entre la boutique de vieux instruments à corde et d’oiseaux aidons, et le souvenir, sans doute imaginé du coup, d’une aile glissant sur les cordes d’un instrument et dont le son précédait la voix intérieure : la Pénultième est morte. Et je crois que ce titre : le Démon de l’Analogie pourrait donner à réfléchir, que les analogies de Mallarmé sont parfois des associations provoquées par le caractère d’à propos, de déjà vu, de nécessaire et d’éternel que prend subitement un fait aperçu. Ce qui se rattache à l’ordre des troubles phénomènes dont j’ai paré et à un certain sentiment délicat, vivant et presque pathologique, de la durée.

Ce sonnet Remémoration d’amis belges en donnent un exemple curieux.

A des heures et sans que tel souffle l’émeuve
Toute la vétusté presque couleur encens
Comme furtive d’elle et visible je sens
Que se dévêt pli selon pli la pierre veuve

Flotte ou semble par soi n’apporter une preuve
Sinon d’épandre pour baume antique le temps
Nous immémoriaux quelques-uns si contents
Sur la soudaineté de notre amitié neuve

Ô très chers rencontrés en le jamais banal
Bruges multipliant l’aube au défunt canal
Avec la promenade éparse de maint cygne

Quand solennellement cette cité m’apprit
Lesquels entre ses fils un autre vol désigne
A prompte irradier ainsi qu’aile l’esprit.

(Est-il besoin de dire qu’il faut mettre les troisième et quatrième vers dans une parenthèse, et traiter le septième en ablatif absolu ?)

Pénétrer ce délicieux poème me donne une volupté sensuelle et fine qui fait paraître grossière la lecture de vers habituels. Car je participe, à mesure d’un déchiffrement aisé, à cette dispersion progressive d’une brume bleue qui déserte par un matin de paix les toits et les tours de Bruges. Impression qui fournit aux deux quatrains leur motif apparent et pittoresque. Mais visiblement Mallarmé a voulu l’identifier par une correspondance » subtile à un fait très ordinaire qui est une forme normale de la paramnésie : croire, après quelques instants d’une compagnie nouvelle et sympathique, que toujours nous l’avons connue. Le temps se matérialise dans cette vapeur molle, brumeuse, couleur encens qui flotte autour d’une ville du Nord, un beau jour d’été, et que semblent exhaler les pierres qui s’en dévêtent. Tout cela n’existe pas, n’a d’autre être, d’autre « preuve » selon le langage familier à Mallarmé, que l’acte de donner un recul indéfini, des causes anciennes, une figure immémoriale, au moment soudain d’une amitié nouvelle. L’intensité joyeuse se manifeste par un dégagement de passé, qui en émane, et auquel elle semble au contraire suspendue, comme faisait dans le Démon de l’Analogie l’intensité douloureuse d’une hallucination. Les tercets prolongent, en une image, blancheur, plumes, à peine nouvelle, tant elle se fond en la brume dévoilée, envolée de Bruges, la douceur et la paix des quatrains. La paramnésie semble ici un coup d’aile pour dépasser les conditions du temps, comme l’analogie en un éclair annule les divisions de l’espace et de la logique. Elle invente subitement une correspondance dans la durée, comme la métaphore invente subitement une correspondance dans l’étendue.

Ailleurs, cherchant une philosophie à l’ait du mime, il la trouve dans un hymen « entre le désir et l’accomplissement, la perpétration et son souvenir : ici devançant, là remémorant, au futur, au passé, sous une apparence fausse de présent98 ». Les actions que figure le mime sont tantôt des souvenirs et tantôt des projets. De sorte que dans cet art, et généralement dans l’ensemble du ballet, Mallarmé goûte comme la refusion toujours neuve, vierge, imprévisible, de la durée selon des rapports originaux.

Il est une seconde forme de la durée, non plus vécue intérieurement, mais extérieure et sociale, qui préoccupe tout écrivain et au sujet de laquelle il importe de savoir ce qu’il a pensé et senti. Je veux dire la durée même de son œuvre. Et cette question, que l’on ne pose jamais, me semble pourtant intéressante. Tout écrit littéraire implique l’espoir d’un rayonnement dans l’espace et d’un rayonnement dans la durée. Le rayonnement dans l’espace est réalisé, à l’état presque pur, par le journal, qui s’adresse à un grand nombre de lecteurs simultanés, nullement à des lecteurs successifs. Le récit d’un crime sensationnel dans un numéro du Petit Parisien trouve en un jour beaucoup plus de lecteurs simultanés que l’œuvre lyrique de Pindare n’eut de lecteurs successifs échelonnés sur vingt-quatre siècles. Et tout cela est très complexe : il n’est pas d’auteur qui n’écrive en poussant son œuvre à la fois dans ces deux dimensions de la gloire, mais le dosage, les restrictions, l’accent tonique varient subtilement pour chacun.

Mallarmé, lorsqu’il rédigeait la Dernière Mode, réfléchissait joliment sur ce problème de la durée appliqué au papier qui s’imprime : « Une robe, étudiée et composée selon les principes appelés à régner un hiver, est moins vite inutile et défraîchie qu’une chronique, même de quinzaine : avoir la durée du tulle illusion ou des fleurs artificielles imitant les roses et les clématites, voilà vraiment le rêve que fait chaque phrase employée à écrire, au lieu d’un conte ou d’un sonnet, les nouvelles de l’heure99 ». Transposition, bien mallarméenne, aux roses artificielles et à l’écrit, du vers de Malherbe

Et rose elle a vécu ce que vivent les roses.

Mais au contraire il semble, pour sa poésie, se préoccuper, se tourmenter de cette durée permanente, solide, indéfinie, de cette durée faite de dureté, qui porte un peu de consolation et d’orgueil aux poètes d’inspiration pénible, de veine rare.

Ce que Malherbe écrit dure éternellement,

et de réaliser dans son œuvre, libérée de toute gangue, de tout déchet, de toute actualité (bien que, comme Malherbe, il ait fini par n’écrire plus que des vers de circonstance, à des occasions), le poète

Tel qu’en lui-même enfin l’éternité le change.

De cette visée provient une part de ce qui chez lui déconcerte. Fournir une matière de songe, d’allusion indéfiniment active, éliminer la rhétorique, l’éloquence, qui dateraient rapidement et donneraient impression d’habitude et de déja vu, trouver à chaque sujet une forme nouvelle, à chaque phrase un moule nouveau, afin de ne pas laisser prise au procédé, investir les mots d’une signification essentielle et purifiée, conserver la parole sous des voiles de blancheur et de silence, tout cela forme autant de précautions et de défense contre l’injure du temps, de volonté patiente à conquérir, dans la misérable mesure humaine, une figure éternelle. De là naît pareillement son esthétique paradoxale du Théâtre et du Livre. Il a compris avec une dignité et une abnégation superbes que la fonction du poète c’est précisément de tenir, au-dessus de la parole et de l’écriture, qui roulent, cette prêtrise de la durée. Le vers pour lui porte son trait le plus divin dans son caractère définitif (ce qui ne l’empêchait pas de corriger fréquemment les siens dans les éditions nouvelles) « mot total, neuf et comme incantatoire » il l’emporte par la durée sur les mots isolés qui vieillissent, ou mieux il leur communique sa durée tant que subsiste la langue.

J’ai parlé d’une prêtrise de la durée. C’est à une attitude religieuse que tiennent en effet ces aspects de Mallarmé. Il conçoit le temps en idéaliste mystique, avec une référence constante à la réalité par lui signifiée. Il voit les choses ou profondeur, derrière l’instant, non développées sur un plan, autour de l’instant. Par exemple il parle, bizarrement si l’on veut, de cette jupe des ecclésiastiques « portée avec l’apparence qu’on est tout pour soi, même sa femme100 ». Et c’est, une raison analogue, fondée hors du temps sur quelque réalité éternelle, quelque convenance métaphysique, quelque rapport eu soi, qu’il découvre à tout ce qui l’occupe. Aussi lui manque-t-il de la façon la plus totale, comme un sens extra-planétaire qui ne le concernait pas, la notion de l’histoire. Pour un peu il penserait, comme Malebranche, qu’Adam avant la chute savait toutes choses, et que, comme il ne savait pas l’histoire, l’histoire n’est rien. L’idée ne lui viendrait pas de chercher à un fait une raison dans le temps, de se dire par exemple que la robe médiévale témoigne dans l’Église de l’habitude conservatrice et de la prépondérance des vieillards : autant vaudrait pour lui écrire en style banal. Son esprit platonicien est fait pour percevoir des analogies spontanées, non des successions régulières. « Longtemps, voici du temps — je croyais — que s’exempta mon idée d’aucun accident même vrai ; préférant aux hasards, puiser dans son principe, jaillissement101 ».

Les moments de la durée paraissent chez lui moins dépendants qu’ils ne le sont pour la vie intérieure commune. Ils sont indépendants même dans un seul vers où des images s’emboîtent plus souvent qu’une image ne se développe.

La chevelure vol d’une flamme à l’extrême
Occident de désirs pour la tout déployer.

Ils le sont à plus forte raison dans sa phrase de prose : le mot composition n’a pas pour lui son sens ordinaire, mais implique des points discontinus de concentration.

Bien que sa culture philosophique ait été faible, il a eu, d’un fond très vivant, cette défiance du temps, cette mise en garde contre l’illusion et l’injustice de la durée, cette souplesse si ingénieuse à l’écarter qui paraissent manifestes chez un Platon ou un Descartes. La durée était déjà au fond, avec sa conséquence la mémoire, le « malin génie » de Descartes. Précisément parce que son esprit n’est pas apte à la généralisation philosophique, parce que ses impressions d’artiste sont originales et fraîches, Mallarmé porte cette manière de voir là où le défaut de spontanéité irréfléchie, la notion de l’usage commun et l’intelligence du général l’interdisent un peu au philosophe, — dans la forme de son exposition. Son style, sous cette face, est bien l’homme, l’homme non artificiel, mais, par-delà l’artificiel, soucieux jusqu’au tourment d’être vrai, de rester indifférent, de se mouler sur les formes vives d’une sensibilité qui demeure unique.

Présent, passé, avenir, coupes ordinaires dans notre vision spatiale du temps, ne sont, comme les mots du langage entre les mains souveraines de l’esprit, que les éléments passifs dont se repétrit une durée idéale : Mallarmé l’exprime, au sujet de Villiers de l’Isle Adam, en une page haute comme un drapeau :

« Minuits avec indifférence jetés dans cette veillée mortuaire d’un homme debout auprès de lui-même, le temps s’annulait, ces soirs ; il l’écartait d’un geste, ainsi qu’à mesure son intarissable parole, comme on efface, quand cela a servi ; et, dans ce manque de sonnerie d’instant perçu à de réelles horloges, il paraissait — toute la lucidité de cet esprit suprêmement net, même dans des délibérations peu communes, sur quelque chose de mystérieux fixée comme serait l’évanouissement tardif, jusqu’à l’espace élargi, du timbre annonciateur, lequel avait fait dire à l’hôte : « C’est Villiers » quand, affaiblie, une millième fois se répétait son arrivée de jadis — discuter anxieusement avec lui-même un point, énigmatique et dernier, pourtant à ses yeux clair. Une question d’heure, en effet, étrange et de grand intérêt niais qu’ont occasion de se poser peu d’hommes ici-bas, à savoir que peut-être lui ne serait point venu à la sienne, pour que le conflit fût tel. Si ! à considérer l’Histoire il avait été ponctuel, devant l’assignation du sort, nullement intempestif, ni répréhensible ; car ce n’est pas contemporainement à une époque, aucunement, que doivent, pour exalter le sens, advenir ceux que leur destin chargea d’en être à nu l’expression ; ils sont projetés maint siècle au-delà, stupéfaits, à témoigner de ce qui, normal à l’instant même, vit tard magnifiquement par le regret et trouvera dans l’exil de leur nostalgique esprit tourné vers le passé, sa vision pure102 ».

Dernière phrase qui mettrait son inscription somptueuse sur toute l’œuvre d’un Chateaubriand, et qui peut-être, selon une image qu’aimait Mallarmé, figure « en maint rameau subtil demeuré les vrais bois mêmes » l’ombre extrême du grand arbre breton. L’Idée sur ses formes déploie le Temps, le dispose et le façonne comme un lin. L’expression des choses implique un ordre différent de celui que figure la succession brute des choses ; elle exige, par-delà le temps donné, le rétablissement du temps vrai. L’expression pure d’un moment de la durée réside dans un autre moment, celui où il n’est plus, où il s’est transfiguré par son absence même en une présence surnaturelle, par sa nostalgie en une réalité idéale. Et aucun nom ne pouvait comme preuve être invoqué plus dignement que celui de l’autre gentilhomme breton, l’auteur d’Axël, d’Akedysseril et de Vera. Ce sentiment original de la durée se relie harmonieusement à l’idéalisme de Mallarmé et à sa pensée de l’absence : tous trois ne sont que les synonymes d’un état que l’on doit, pour le comprendre, diviser, répartir à des places distantes, où il soutient de la même trame reconnue notre intelligence du Poète.

Chapitre XVI. La figure de la mort §

Lorsqu’en septembre 1898 mourut Mallarmé, les journaux jetèrent sur son cercueil une pelletée de lazzi, et un plaisantin du boulevard, Emmanuel Arène, écrivit dans le Figaro : « La mort de Stéphane Mallarmé n’a pas changé grand’chose à sa situation : elle l’a même, en quelque sorte, régularisée. Il parlait à travers les nuages, en des mots imprécis, en une forme de rêve. La mort n’est pas pour interrompre ce genre de conversation103. » Une vue familière à Ernest Hello, et que Léon Bloy, dans son Exégèse des Lieux communs, à pittoresquement développée, nous indique dans toute sottise la parodie inconsciente et comme satanique d’une vérité. L’intention dérisoire de ces lignes n’eût pas empêché Mallarmé, s’il avait assisté à sa nécrologie, d’y reconnaître à peu près exactement sa vision propre de la mort et l’idée même que pieusement, à propos de tous les disparus qu’il admira ou qu’il aima, il se plut, dans sa prose ou dans ses vers, à sculpter en hommage sur la porte de leur tombeau.

« Un homme au rêve habitué vient ici parler d’un autre qui est mort », dit-il en commençant une conférence sur Villiers de l’Isle Adam, et il évoque le « pays prestigieux toujours par lui (Villiers) habité et maintenant surtout, car ce pays n’est pas104 ». On reconnaît presque les termes du bouffon. Vivre dans le rêve, c’est s’habituer à la mort, c’est en anticiper noblement la pureté « Tu es ton futur créateur, dit à Axël maître Janus. Tu es un Dieu qui ne feint d’oublier sa toute essence qu’afin d’en réaliser le rayonnement. Ce que tu nommes l’univers n’est que le résultat de cette feintise dont tu contiens le secret. Reconnais-toi ! Profère-toi dans l’Etre ! Extrais-toi de la geôle du monde, enfant des prisonniers. Évade-toi du Devenir ! »

Voyez là un platonisme spontané repensé par les artistes. Toute vie philosophique, dit le Socrate du Phédon, n’est qu’une préparation à la mort. Et la pensée grecque aimait à se jouer autour de cette question que le christianisme embrassa d’une si sérieuse et logique passion : Qui sait si la vie n’est pas une mort et si ce n’est pas la mort qui est la vie ?

Ce que Socrate affirme du philosophe, ce que la religion affirme du chrétien, Mallarmé à chaque occasion l’affirme du poète. Toujours ses hommages funéraires sont construits sur le même thème, lieu commun si l’on veut, mais lieu commun senti, transfiguré et lyrique ; le poète, du moment où il est mort, a commencé à vivre la vraie vie, celle de son œuvre. La vie qu’il vivait à fait place à la vie pour laquelle il vivait. C’est ce que le positivisme à rendu par son beau sacrement de l’incorporation. Le Tombeau frêle de Poe figure une variante réduite du sarcophage sévère et massif, du porphyre où le Toast Funèbre enferme Théophile Gautier.

Le rite est pour les mains d’éteindre le flambeau
Contre le fer épais des portes du tombeau,
Et l’on ignore mal, élu pour noire fête
Très simple de chanter l’absence du poète,
Que ce beau monument l’enferme tout entier.

Chanter l’absence du poète ? Certes ! Son absence c’est son essence. C’est la pince faite par lui, derrière lui, au grand tombeau de matière dure qui le contient entier ; sauf ce qui, pour un temps, demeure encore vivant et actif dans l’art hérité et inspiré de lui

Si ce n’est que la gloire ardente du métier,
Jusqu’à l’heure commune et vile de la cendre,
Par le carreau qu’allume un soir fier d’y descendre,
Retourne vers les feux du pur soleil mortel.

A l’anniversaire de Verlaine il l’a montré de même, Verlaine, cependant que sa pure gloire perce comme un rayon inflexible d’étoile toutes les nuées du mauvais sort,

A ne surprendre que naïvement d’accord
La lèvre sans y boire ou tarir son haleine
Ce peu profond ruisseau calomnié la mort.

« Son beau nom, dit Rodenbach, semblait déjà sonore et aérien comme d’une circulation à travers les siècles105. » Je ne crois pas que son goût ait envisagé cette circulation sans une ironie craintive et pudique. Il lui avait plu de se former pour public seulement la jeunesse littéraire dont il environnait son foyer comme d’une couronne un peu distante. Toute la visée très pure que la mort allait couper de son regard, à défaut de l’œuvre où elle ne s’épanouirait pas, il aimait, lui conscient et résigné, à la sentir qui refleurissait fraîche sur des pages blanches d’ambitions belles et d’espérances fragiles. « Qui scrute, dit-il, le mirage de l’Immortalité, sait bien qu’elle consiste, outre le salut indifférent de la foule future, dans le culte renouvelé par quelques jeunes gens, au début de la vie106. » Quelle vérité profonde, et comme toute autre immortalité s’évapore ! « Je ne lis plus, monsieur, je relis », disait Royer-Collard à Alfred de Vigny. Œuvres relues, longs rayons sans chaleur d’un été polaire avant l’interminable nuit !

Je serai sous la terre et fantôme sans os
Par les ombres myrteux je prendrai mon repos
Vous serez au foyer une vieille accroupie…

Mais celles qui, rafraîchies à la jeunesse, y redeviennent les « roses de la vie », celles à qui ne manque pas ce culte renouvelé que leur veut Mallarmé, sont-elles celles-là seules, celles-là surtout qui avec telles pages de théâtre, de roman et de lyrisme, de Racine, de Rousseau ou de Lamartine, vont prêter aux désirs soulevés du cœur la clarté de leur conscience et le battement de leur musique ? ou celles-là qui plus loin encore éveillent sur nos fibres profondes les basses les plus graves du sentiment humain ? Peut-être non… Lorsqu’autour d’Ulysse affluent les ombres, altérées du sang tiède, celle que, toutes les autres et celle même de sa mère écartées, il y convie la première, est l’ombre de Tirésias, le devin et le sage, aux énigmes ambiguës. Et je ne sais si aux yeux d’élite qui éclosent à la lumière sacrée du livre, rien, même la plus ardente page de tendresse, prend une vie aussi intense, aussi purifiée que certaines pages d’altitude mystérieuse. Une, deux, trois générations de jeunesse se sont émues de Saint-Preux, de Werther ou de Rolla ; mais je doute que rien égale en ferveur et en culte délicat, rien, pas même la science que l’étude en obtient plus tard, les premiers déchiffrements, par une intelligence bien née, du Parménide ou de l’Ethique, la boucle de cheveux coupée par le blond Novalis « sur la tombe du saint et méconnu Spinoza ». Mieux, bien mieux que la clarté immédiate, une telle jeunesse aime, au moyen de quelque belle obscurité, une clarté future dont la conquête est pour elle une action, une page de vie. Et ce culte elle ne le rend — c’est sa pierre de touche — qu’à ceux qui prouvèrent leur œuvre par leur vie, qui de leur propre foi donnent une raison à la foi d’autrui. La vie qui fut sacrifiée à une œuvre lui fait une nourriture qui ne s’épuise pas. Le culte que Mallarmé crut entrevoir dans la jeunesse qui le fréquentait, naïf parfois et prêtant à sourire, frêle souvent et prompt à revirer, le poète pouvait-il, encore et longtemps, en espérer, de quelques pensées qui s’éveillent, la libation première ? Doit-on sculpter son tombeau selon la forme exacte qu’il donnait lui-même, s’y figurant peut-être, à ceux de Gautier, de Verlaine ou de Poe ? S’il s’est enchanté d’une belle espérance elle fait corps avec son œuvre toute orientée vers elle. Ce que je considère ici c’est qu’elle explique et légitime l’œuvre : à l’avenir de connaître si l’œuvre la légitime et la consacre…

Le goût de la mort, pour un artiste, c’est le goût des grandes lignes définitives, du passé, du révolu. Les deux sens du mot achèvement au fond ne diffèrent pas, et la mort, ou ses figures avant-courrières, donnent à toute perfection le sceau qui, la délimitant, nous défend de la chercher plus loin. Ce qui subsiste de personnel, de lyrisme lointain comme une eau sous la glace, dans cette Mort du Poète, qu’à des occasions funéraires refait, sur des stèles successives, Mallarmé, c’est peut-être le désir impuissant de la mort parfaite qui chez d’autres plus favorisés arrête en une figure éternelle l’œuvre accomplie. Le grand metteur en scène, le Napoléon du xixe siècle littéraire, Chateaubriand, a donné une triple et identique image de la Mort du Poète : dans son Génie du Passé qui forme tout son monument et dont celui du Christianisme n’est qu’un épisode ; — dans sa vie refaite et sculptée sous le titre symbolique de Mémoires d’outre-tombe ; — dans l’île solitaire, où il a voulu son tombeau. Si au point de vue du bonheur il estima que mieux lui eût valu ne pas naître, sa vie de poète, retenue par toutes ses racines dans la mort comme un chêne breton dans le granit, est certainement la plus parfaite que sur la royale route d’avoir vécu il ait été donné à un homme de vivre. De ne point couler comme un métal sur l’agitation des eaux un tombeau de roche définitive et dure, Alfred de Vigny, poète au contraire déçu et brisé, se console par la Bouteille à la Mer. Et Stéphane Mallarmé qui fit, lui aussi, dans Un Coup de Dés, une mystérieuse Bouteille à la Mer, n’a dans toute son œuvre fragmentaire, image d’un naufrage idéal, lancé aux flots que des essais, des espoirs, un testament : « Un livre comme je ne les aime pas, écrit-il de ses Divagations, ceux épars et privés d’architecture ». Il ne fut l’architecte ni d’un livre, ni d’un tombeau. Il aima, il rêva seulement cette perfection de la mort que son œuvre ne connut pas. Si d’autres nous la rendent sensible par une présence magnifique, le détour habituel à son génie nous la fait imaginer autrement, par un vide, un regret, une absence. Ainsi que Shelley chanta l’hymne de feu à la Vie de la Vie, Mallarmé sur lui-même cherche un thème pour la Mort de la Mort.

Chapitre XVII. Recherche de l’absolu §

« Je l’exhibe avec dandysme, mon incompétence sur autre chose que l’absolu », dit-il, oubliant que le brummelisme orthodoxe n’exhibe rien, mais se souvenant peut-être que l’incompétence sur autre chose que l’absolu ne signifie pas la compétence sur l’absolu. Il est de fait pourtant que cette apparence de quêteur d’absolu frappa premièrement, comme un signe très visible, les contemporains sympathiques, plus ou moins ironiquement, à Mallarmé. « M. Stéphane Mallarmé est un platonicien. Il croit à des séries de rapports nécessaires et uniques entre le visible et l’invisible », dit Jules Lemaître. « Je ne comprends pas la philosophie de l’absolu, et je suis de la sorte trop mal fait pour expliquer M. Mallarmé », dit Anatole France. Avec cette recherche de l’absolu concordent et se mêlent les pentes que j’ai essayé de discerner jusqu’ici.

Écrire, déjà, n’est-ce point s’ériger en absolu, et, pour légitimer son existence, construire un monde autour de soi, comme s’hypostasie un Dieu alexandrin, « s’arroger, en vertu d’un doute, quelque devoir de tout recréer, avec des réminiscences, pour avérer qu’on est bien là où on doit être107 » ?

Si l’écriture tente l’absolu, de quel religieux respect, doit s’environner son acte ! Mais tandis que l’écriture est une « preuve », au sens mallarméen, de la pensée, la vie est au contraire une défense de la pensée, une retraite vers elle. De là chez Mallarmé un contraste — d’ailleurs naturel et nécessaire — entre le fanatisme de l’intelligence éprise d’absolu et la timidité courtoise de l’existence, entre l’orgueil de songer à écrire et l’hésitation à écrire.

Son culte à l’absolu, il le rendait sous la forme de ses scrupules. Poète il s’ingénie à exprimer l’insaisissable, — prosateur, à noter, comme le chapeau-chinois de Villiers, des silences, des réticences, des ironies ; — impressionniste, il se défie de l’impression instantanée en songeant à l’éternité du Livre ; — logicien il se défie de la logique qui dénature l’impression en la continuant ; — reconnu comme le causeur le plus délicieux de son temps, il savait que « deux hommes ne se sont, peut-être, malgré la grimace à le faire, entretenus, plusieurs mots durant, du même objet exactement108 ».

Ainsi toutes ses tentatives, comme un tremplin, le font rebondir vers la recherche de l’essence. Un disciple de Malebranche, le Père André, dans son Traité du Beau, distinguait le Beau essentiel, le Beau naturel, le Beau humain. Hors des deux derniers, qui se partagent tout le monde de l’art, l’effort de Mallarmé fut de discerner et de caractériser le beau essentiel

Gloire du long désir, Idées ;
Tout en moi s’exaltait de voir
La famille des iridées
Surgir à ce nouveau devoir.
Ils tâchent de saisir quelque chose de nu,

dit des poètes Victor Hugo. Et vraiment, plus qu’aucun, Mallarmé vécut, comme son Faune, dans la poursuite de cette nudité lointaine que, par l’éclair de quelques vers, comme de rapides échappées d’éther, il nous fit entrevoir. La nudité d’Hérodiade paraît le symbole de sa poésie, nudité mystique qui supporte les draperies de poème, et qui, en se dévoilant, mourrait à la fois de sa splendeur excessive et du sursaut de sa pudeur. Il garda cette vision intérieure de la poésie pure, de la poésie nue, par-delà tout décor et tout épanouissement extérieur, vision qu’il n’a point matérialisée — et c’eût été contradictoire — mais indiquée par des allusions, par un jeu mouvant et des courbes légères. Il nous apparaît de là comme un poète hyperbolique, celui de l’Hyperbole qu’il suscite dans la Prose pour des Esseintes, vainement, et qui existe moins pour l’intelligence qui l’a conçue que pour la volonté qu’elle a déçue. Ainsi le cartésianisme immodéré de Spinoza retire en un monde de glace géométrique une vivante philosophie française.

Un poète hyperbolique, qui va loin sur le chemin où s’arrêta, pour construire son monument, Flaubert. Dans son étude sur Beckford, il regrette que le luxe évocatoire et verbal d’un conte d’Orient, tant au xviiie siècle qu’au suivant, n’ait jamais servi à une « visée sublime » de signification raffinée et profonde. Aux marges des bouquins hors de mode, flotte la nuée de parfums qui n’a pas tonné ». Mais il ajoute avec le remords d’avoir paru sacrifier à la matière de l’œuvre son essence poétique, sa « pudeur grelottante d’étoile » : « Peut-être qu’un songe serein, et par notre fantaisie fait en vue delle-seule, atteint aux poèmes : leur rythme le transportera au-delà des jardins, des royaumes, des salles ; là où l’aile de péris et de djinns fondue en le climat ne laisse de tout évanouissement voir que pureté éparse et diamant, comme les étoiles à midi109. »

Il tenta donc incertainement en essais d’art, il indiqua plus précisément en spéculations techniques, une poésie pure. Toujours, pense-t-il, la poésie est trop demeurée au service du discours, est trop apparue comme une éloquence rythmée d’ordre supérieur, et pourtant son aile, la rime, était là, dont le battement mal compris l’appelait à un élément tout fluide.

« Narrer, enseigner, décrire, cela va, et encore qu’à chacun suffirait peut-être pour échanger la pensée humaine, de prendre ou de mettre dans la main d’autrui en silence une pièce de monnaie, l’emploi élémentaire du discours dessert l’universel reportage dont, la littérature exceptée, participe tout entre les genres d’écrits contemporains… Au contraire d’une fonction de numéraire facile et représentatif, comme le traite d’abord la foule, le dire, avant tout, rêve et chant, retrouve chez le Poète, par nécessité constitutive d’un art consacré aux fictions, sa virtualité110 ».

Tout le symbolisme suivit Mallarmé dans son effort pour se déprendre de la prose. « Une ode de Victor Hugo, dit M. Robert de Souza, est encore un « discours » en trois points ; un poème de Musset un « plaidoyer » ; un autre de Leconte de Lisle une « narration » précisé, documentée. On s’est efforcé de donner à la poésie sa valeur d’art particulière, indépendante de toute autre forme d’expression. Là est la découverte certaine, absolue, du symbolisme ». Du symbolisme en tant qu’il descend de Verlaine et de Mallarmé, en tant que par-delà le Parnasse il rejoint certaines directions romantiques. Lamartine déjà ne figurait-il pas une tendance vers une poésie pure ? L’Isolement, le Lac, Ischia, ne me paraissent pas si loin de Verlaine, et les Préludes, bien qu’avec un peu de gaucherie, n’expriment-ils pas le besoin moitié poétique et moitié musical du chant pour lui-même ? Jules Lemaître s’étonnait que les symbolistes n’eussent jamais revendiqué comme précurseurs de leur poésie le vers et les images lamartiniens.

Ce qui importe, ce n’est point, sous la forme d’une composition préméditée et balancée, la persistance du plan oratoire ; c’est la nature et la qualité du vers, du mot, comme dit Mallarmé, incantatoire, vierge, ou des unités rythmiques quelles qu’elles soient. Victor Hugo, de qui relève, par un côté, tout poète, alla plus loin, dans le sens du vers pur, dans l’élimination de la pensée discursive et de l’élément élocutoire, que les plus hardis et les plus raillés des symbolistes : c’est, en effet, la direction de cet absolu que jalonnent les vers faits aux trois quarts de noms propres éblouissants, parfois inventés, traités comme une matière poétique pure. « L’œuvre pure, dit Mallarmé, implique la disparition élocutoire du poète, qui cède l’initiative aux mots… Chimère, y avoir pensé atteste, au reflet de ses squames, combien le cycle présent, ou quart dernier de siècle, subit quelque éclair absolu111 ».

Peut-être la poésie forme-t-elle un moyen terme entre la prose et la musique, comme la morale entre la nature et la volonté. S’évader à l’excès de l’une, c’est rompre les liens de la synthèse et une harmonie de la vie. Aussi la préoccupation de l’absolu poétique pose vite chez Mallarmé le problème de la musique.

Mais chez qui du rêve se dore
Tristement dort une mandore
Au creux néant musicien

Telle que vers quelque fenêtre
Selon nul ventre que le sien,
Filial on aurait pu naître.

A moins que la recherche du définitif et de l’absolu ne le séduisît précisément par la valeur musicale d’un rêve en marche, et non par la beauté plastique d’un idéal réalisé. Immobiliser une forme d’art, même parfaite, serait la proposer en modèle, risquer de créer pour soi et pour autrui un lieu commun. C’est là, pour Mallarmé, un péché originel de l’art, et il s’ingénie à découvrir le baptême qui l’en lavera. Flaubert rêvait et commença un Dictionnaire des Idées reçues, dont il disait : « Il faudrait qu’une fois qu’on l’aurait lu, on n’osât plus parler, de peur de dire naturellement une phrase qui s’y trouve112. » Il semble que toujours Mallarmé sur sa table ait, pour le glacer, la place de ce Dictionnaire : « On ne doit s’attarder même à l’éternel plus que l’occasion d’y puiser ; mais, je précise, atteindre tel style propre autant qu’il faut pour illustrer un des aspects et ce filon de la langue : sitôt recommencer, autrement, en écolier, quand le risque gagnait d’un pédant, — ainsi déconcertant au haussement d’épaules la génuflexion par certains essayée113. »

Certes, ce renouvellement perpétuel n’a rien d’humain. Mallarmé néanmoins en donne un équivalent par la force de création continuée qui soutient sa prose et ses vers. S’il écrivit peu il se renouvela très souvent. Les poèmes du Premier Parnasse, Hérodiade, l’Après-Midi d’un Faune, les Sonnets, le Phénomène futur, le Mystère dans les Lettres, Un coup de Dés, attestent un effort inquiet pour échapper, sitôt réalisé, à tout mode d’art qui risquerait de l’emprisonner, et, en s’imitant, d’autoriser autrui à l’imiter. La personnalité de l’art, l’horreur de l’inspiration reçue aussi bien que de celle communiquée, il les a poussées, elles aussi, à leur extrémité absolue, à leur hyperbole de poésie pure.

Il voulait que chaque mot naquit, non d’une langue où des milliers d’emplois l’avaient usé, mais, repris avec un sens neuf, de l’Idée même du poème. Il prétendit, à une époque de raffinement et d’érudition, rendre au poète son nom et sa fonction de créateur114.

De là, chez lui, cette attitude tendue de fuite, que signale fort bien Remy de Gourmont. « Fuir, là-bas fuir », fuir, tourmenté d’absolu, en une flèche où la matière s’allège à ne plus être, presque, qu’une direction, un sens vers la hauteur.

Cette fuite hors le relatif, Mallarmé l’imaginerait volontiers, presque, hors la langue. Dans le fait que Beckford, pour son Vathek, a employé une autre langue que la sienne, il reconnaît, croirait-on, une sympathie secrète à sa propre manière, à lui qui alla se chercher et s’inventer une syntaxe non à vrai dire étrangère, mais propre. Et il allègue, pour en justifier Beckford, la raison dont il appuie ailleurs la forme sibylline de ses vers « l’espèce de solennité avec quoi il fallut s’asseoir à une tâche de caractère unique, différente, elle, de tout ce qui allait être la vie115 ». Cet alibi qui était, pour Beckford, le français, pour un peu Mallarmé l’eût demandé à la musique, ou, comme dans Un Coup de Dés, à telle architecture du papier imprimé.

Ces pressentiments tourmentés d’absolu se mêlent bien dans une certaine mesure à sa poésie, mais surtout ils lui font des entours, une atmosphère, un rêve. Le jardin qu’il cultive diffère du Paradis qu’il évoque. « Un poète français contemporain, exclu de toute participation aux déploiements de beauté officiels, en raison de divers motifs, aime ce qu’il garde de sa tâche pratiqué ou raffinement mystérieux du vers pour de solitaires Fêtes, à réfléchir aux pompes souveraines de la Poésie, comme elles ne sauraient exister concurremment au flux de banalité charrié par les arts dans le faux semblant de civilisation… Ason aise et c’est le moins, qu’il accepte pour exploit de considérer, seul, dans l’orgueilleux repli des conséquences, le Monstre — Qui ne peut Être ».

Dans cet équilibre de conscience se termine, aux heures lucides, toute spéculation sur l’absolu. Pour l’idéaliste, l’existence n’est point nécessaire à la vérité qu’il conçoit. Comme Antée reprenait ses forces en touchant la terre, le poète rajeunit les siennes en contemplant un ciel, un absolu, le ciel qui n’est tel, qui n’est bleu, que parce qu’il ne peut être touché. Des rêveries de Mallarmé sur la poésie, par-delà tout, inexistante et pure, de la ferveur, de l’orgueil qui l’y conduisent, on ne saurait, je crois, donner une plus juste idée qu’en rappelant telle page de Kant où se respire aussi l’air d’un sommet, et qu’en la transposant intacte, de la morale à la parole : « Lors même qu’il n’y aurait jamais eu d’actions qui fussent dérivées de ces sources pures, il ne s’agit néanmoins ici en aucune façon de savoir si ceci ou celaalieu, mais que la raison commande par elle-même et indépendamment de tous les faits donnés ce qui doit avoir lieu116. »

Chapitre XVIII. L’existence du poète §

Que la poésie de Mallarmé ait été glacée, comme la verve d’Amiel, en une « pudeur grelottante », qu’elle s’accompagne d’une froide phosphorescence de lucidité, que l’impression native et neuve, au lieu de s’y développer selon les plans du discours, se concentre, se raffine, s’angoisse pour distiller intérieurement sa goutte d’or, c’est ce qu’à travers les synonymes glorieux inventés par son imagination, nous avons suffisamment reconnu. Idéaliste dont le génie naturel évaluait sans cesse les réalités extérieures en les espèces de la pensée, il se préoccupa moins de l’objet de la poésie que du fait de la poésie. L’existence du poète lui parut toujours le même mystère merveilleux, la même matière indéfinie de rêve. Un de ses thèmes constants est celui de la déchéance, de l’exil, de la tristesse nécessaire et invincible du Poète. Il fut poète comme Pascal fut homme, gardant toujours la nouveauté et l’angoisse de son état, sans se résoudre à le considérer comme une habitude et à l’exploiter comme une routine d’action.

Du romantisme, à travers le Parnasse, il hérite non seulement beaucoup de son art, mais beaucoup de son âme. Au cœur du romantisme il y avait la conscience âpre et passionnée de cette question sociale : Quelle est la place, quelle est la fonction du poète ? Non seulement dans l’histoire littéraire, mais même dans l’histoire politique, ce problème fut capital. La façon dont il fut conçu par Lamartine et Victor Hugo eut une influence réelle sur les destinées de la France. Il se reliait à un ordre de faits dont la courbe se laisse suivre nettement dans le passé.

Tout courtisans qu’ils étaient, les poètes de la Pléiade avaient mis très haut leur fonction. Malherbe biffa cet orgueil en se plaçant carrément au rang social d’un bon joueur de quilles, en tenant boutique de louanges garanties éternelles.

Apollon à portes ouvertes…

Le xviie siècle régularisa dans son bel ordre cette situation subordonnée. Louis XIV aux représentations d’Esther se tenait lui-même à la porte avec sa canne pour ouvrir le passage aux invités et le fermer aux autres : symbole de la fonction royale. La canne monarchique demeure horizontale pour interdire l’entrée des domaines d’État aux gens de lettres, d’ailleurs traités avec bienveillance et délicatesse. Et la noblesse, conservatrice des traditions, a coutume d’abaisser sur les épaules de ceux-là qui les méconnaissent une canne moins symbolique que celle du maître. Au xviiie siècle l’homme de lettres vit comme un empereur romain dans une domination inquiète et un triomphe précaire (voyez Voltaire sur la frontière de Ferney), jusqu’au jour où, éclatée en Révolution, l’idéologie couvre la France de parole et de papier.

Sous l’Empire s’est levé, en face du Napoléon de l’action, avec Chateaubriand, sa figure symétrique, le Napoléon du rêve. Le triple orgueil du Breton, du noble de province, de l’homme de lettres, entra dans ce métal de cloche, dans cette effigie qui prolongeait sur des fronts plus jeunes, comme l’aile de l’ange tombé, sa grande ombre de désenchantement. Tout homme qui écrivait autrement que comme un manœuvre ou un bureaucrate exhala l’inquiétude, la mélancolie chagrine de René. Chercher comme Boileau dans un paisible délire la rime sous les ifs d’Auteuil et la cueillir au chèvrefeuille, ne suffit plus au poète, et c’est vers, toutes les joies, les responsabilités ou les trônes que le portent l’impatience et la fureur d’un génie extravasé. Faguet remarque que Victor Hugo et Lamartine diffèrent en ce que le premier se croyait homme politique parce que poète, le second quoique poète. Soit, mais cet écart est minime, et d’inverses destinées le compensent : c’est entre les ailes d’or du cheval divin, conduit par la Révolution, que Lamartine fait en Février son entrée à l’Hôtel de Ville, — et lorsque Victor Hugo prend le chemin des îles anglaises, l’exilé, c’est le songeur d’honneurs politiques, non certes le poète qui, par son apothéose de Napoléon, lui aussi, a fait l’Empire.

Et l’Empire, à son tour, fit le poète. D’avoir dix-huit ans tenu Victor Hugo à Guernesey, de l’avoir, en brisant sa divagation politique, contraint, par un forçage de serre, à accumuler, pour ne point périr d’ennui, un Olympe de poésie, Napoléon III tire son meilleur droit à notre gratitude. Les marins grecs, en voyant fumer les volcans de Lemnos, évoquaient l’atelier de Vulcain, et, peut-être, quand à l’horizon de l’île le soleil du soir éclatait sur les flots, songeaient-ils que Thétis emportait de la forge, avec la clarté décroissante, le bouclier homérique d’Achille. Les poètes français, à la fin, s’habituèrent à ce que fumât sur leur ciel, dans l’île poétique, l’atelier du dieu.

Mais le Père est là-bas dans l’île !

chante le refrain d’une ballade de Banville. L’art eut à leurs yeux sa terre de légende. Victor Hugo, peut-être, avait choisi le lieu de son exil du même fonds romantique qui à Chateaubriand pour sa sépulture avait désigné le rocher du Grand-Bé, comme Chateaubriand déjà en fixant là son tombeau restait hanté par la Sainte-Hélène du Rival. Ce fut la figure réelle du Parnasse. Car alors, comme Philoxène aux carrières, le pouvoir renvoyait le poète à l’atelier des rimes, et en France même la chute triste de Lamartine apportait une pareille leçon. Lorsque Leconte de Lisle, en 1852, publiait les Poèmes antiques avec l’intention de ne consacrer désormais son existence qu’à l’art, il gardait frais encore le dégoût de son équipée démocratique, du Club des Clubs, du Catéchisme Républicain. Le Parnasse se fit une théorie superbe de l’impuissance politique où l’Empire contraignait les poètes. Il se recruta parmi de pacifiques fonctionnaires, ceux-là dont fut aussi Mallarmé. Le Parnasse n’en revint point d’ailleurs à Boileau et à Malherbe. S’il foula l’orgueil romantique, ce fut avec un autre orgueil. Il parut retourner le mot de Malherbe en professant que l’État et tout ce qui n’est point l’art importe aussi peu que le jeu de quilles.

Cette retraite poétique, cette concentration vers la tour dite d’ivoire, avait ses origines dans Gautier, Baudelaire, que leur conception de la vie non moins que la nature de leur poésie érigeait en maîtres des Parnassiens. Mais par-delà Baudelaire et Gautier il sied maintenant d’évoquer celui dont avec intention je n’ai pas parlé encore, parce que, mieux que personne, il nous fera comprendre, traduite en lignes simples et ramenée à des notions plus communes, l’attitude de Mallarmé. Il s’agit d’Alfred de Vigny.

C’est en son honneur que Sainte-Beuve avait risqué le mot de tour d’ivoire. Mais cette tour Vigny avant midi n’y rentra que comme au refuge d’un orgueil brisé. Lamartine et Hugo avaient démontré le mouvement en marchant, proclamé par les œuvres et par l’action, rendu visibles par la puissance et par la joie de créer, les droits et la gloire du poète, Lamartine en mettant l’accent sur sa personne et Hugo sur sa fonction. Vigny, dont l’inspiration s’était repliée après un printemps précoce, s’attacha à méditer sur le destin du poète, à s’exaspérer sur la médiocrité de sa place. Officier, il n’écrivit qu’une fois Servitude et Grandeur militaire ; mais poète il recommença sans cesse dans la moitié de ses poèmes, dans Chatterton, Stello, les Destinées, le Journal, une Servitude et Grandeur Poétique. Stello, avec son triple épisode de Chatterton, de Gilbert, d’André Chénier, ce compte âprement demandé à trois états politiques du mépris ou de la haine qu’ils gardent au poète, forme à plus juste titre que le roman italien un Mystère du Poète, de plan et de visée analogues aux Mystères du Peuple, le premier aussi de ces colériques romans corporatifs comme il en pullula depuis, un Jean Coste. Dans la Maison du Berger, l’Esprit Pur, la Bouteille à la Mer, cette revendication s’épure ; la conscience de souffrance le cède à la conscience de dignité. Mais toujours Vigny restera hypnotisé par le fait poétique ; toujours il fixera sur lui-même, sur le don miraculeusement tombé en lui, ce même regard d’orgueil sombre, timide, effrayé. Il ne s’y habituera pas : « Consolez-vous de n’avoir pas vécu dans la familiarité de M. de Vigny, disait Sandeau recevant à l’Académie son successeur ; M. de Vigny n’a vécu dans la familiarité de personne, pas même de lui ». C’est vrai. Il eût manqué de déférence au poète qu’il portait, s’il s’en fût approché de trop près. Et de là aussi, effet et cause à la fois, sa stérilité relative. Ainsi Jouffroy, tout plein de ferveur pour la psychologie, n’y réalisa à peu près rien, parce qu’il s’épuisa, en ce que Sainte-Beuve appelle des précautions passionnées, à préciser le rôle, l’avenir, les droits de la psychologie, à décomposer en grelottant des mouvements sur le rivage au lieu de se jeter hardiment à l’eau.

Or ce scrupule fier de Vigny, cette déférence pour sa fonction, cet émerveillement attristé d’être poète, Mallarmé les pousse à un degré qui, à Vigny lui-même, eût semblé incroyable et maladif. De la place et du métier ; du poète il les porta sur tout, à la fois sur les formes les plus éthérées de la poésie — Idées, musique lointaine des sphères — et sur ses formes les plus matérielles, encre, papier, livre.

« Au fond, écrit-il àVerlaine, je considère l’époque contemporaine comme un interrègne pour le poète qui n’a point à s’y mêler : elle est trop en désuétude et en effervescence préparatoire pour qu’il y ait autre chose à faire qu’à travailler avec mystère en vue de plus tard ou de jamais, et de temps en temps envoyer aux vivants sa carte de visite, stances ou sonnet, pour n’être point lapidé d’eux117. » Sous ce mot d’interrègne, qui revient parfois chez lui, Mallarmé, selon un sophisme ordinaire, ingénu et ingénieux, déguise son incapacité d’action en l’imputant à quelque incapacité — laquelle ? il ne sait — de son temps. Quand donc le poète régna-t-il ? Peut-être au temps du romantisme, où il figura assez bien ce fou s’imaginant que tous les vaisseaux abordant au Pirée lui appartenaient, — et l’éthique d’Axël, avec son extrême pointe idéaliste, en épanouit la dernière fusée. Le moment où, après l’échec des grands protagonistes, le poète prend conscience que ses richesses sont intérieures et qu’elles sont frappées pour lui seul, « drachme d’or à l’effigie du rêve », correspond un peu à cette retraite des Parnassiens sur leur métier, à la doctrine de l’art pour l’art.

Plus loin pourtant, à ce terme d’interrègne, ne trouverait-on pas un sens plus subtil ? Mallarmé apprécie dans la foule, dans une réunion d’hommes simples, un capital vacant de bonne volonté, sur lequel asseoir peut-être un certain prestige, voire quelque royauté de l’art. La Déclaration Foraine l’expose en le plus charmant apologue. Dans Conflit, à une bande de terrassiers qui préparent une voie ferrée devant sa maison de compagne, et mettent ainsi en lambeaux douloureux sa méditation, il projette d’adresser un discours qui vaguement les fasse conscients de cette atteinte et il en présume qu’il « les frapperait, sûrement, plus qu’autres au monde, et ne commanderait le même rire immédiat qu’à onze messieurs pour voisins : avec le sens, pochards, du merveilleux118 ». C’est que la supériorité d’un art pur — le sien — agit sur une foule de simples par son mystère même, sur une élite par son contenu entr’ouvert et goûté, mais il apparaît un scandale à une moyenne de messieurs, public d’aujourd’hui, qui ont abdiqué le sens du mystère reconnu sans atteindre le sens du mystère pénétré. De là l’état de grève du poète, non seulement contre le « siècle », mais de façon très particulière contre ce temps, où de partout disparaissent, chassés, écrasés, cette conscience du mystère intérieur, ce respect du mystère extérieur qui sont le poumon vital et l’air respirable de la poésie.

Il lui plairait que le poète fût quelque être légendaire, imposant moins l’admiration que l’étonnement, redoublant chez l’homme, par sa seule présence, la conscience que l’énigme existe. Il apprécie à la messe « le répons en latin incompris, mais exultant » et peut-être lui suffirait-il aussi que, de ses poèmes incompris, des jeunes gens exultassent. Il voudrait qu’une idéale Académie, même chue en quelque Institut, déformée en quelque Sénat, ordonnât « envers les siens, par l’étrangeté et leur recul, quelque religion119 ».

Il le rêve, et puis il réfléchit. A Oxford, à Cambridge, il s’émerveille de voir la vie anglaise, apparemment haletante et pratique, ménager à la méditation indépendante, au recueillement intellectuel, à la culture désintéressée, un privilège : là, des collèges libres et riches recrutent leurs fellows, prébendés pour leurs dons de penser, d’écrire ou de parler, et à qui leur vie durant on ne demande rien que toucher une pension. Il admire l’existence de ceux qui résident dans ces cloîtres fleuris, dans cette dentelle ouvragée, patience des âges « ombre doctorale, comme une robe, autour de la marche de quelques messieurs délicieux120 ». Et il se demande si devant ces cloîtres il ne faudrait pas évoquer un avenir plutôt qu’un passé, les envier à la fois pour une France jalouse qui leur est hostile et pour un futur espéré qu’ils embelliraient. Puis il s’arrête : l’hostilité française n’est-elle pas plus propice à l’isolement dans le songe que cette bienveillance et ce concours britannique ? Faut-il priser « des états de rareté sanctionnés par le dehors, ou qui purement ne sont l’acte d’écrire ? » Notre dignité ne consiste que dans la pensée : ce qui la reconnaît de l’extérieur l’amoindrit et la nie dans la mesure où il la consacre.

Et par la haute oraison qu’il prononce sur la tombe de Verlaine, il ressaisit au nom de la Poésie le « triste et fier honneur » du malheur et de l’isolement. Il exalte en Verlaine une figure d’héroïsme : « Seul, ô plusieurs qui trouverions avec le dehors tel accommodement fastueux et avantageux, considérons que — seul, comme revient cet exemple par les siècles rarement, notre contemporain affronta, dans toute l’épouvante, l’état du chanteur et du rêveur. La solitude, le froid, l’inélégance et la pénurie, qui sont des injures infligées auxquelles leur victime aurait le droit de répondre par d’autres volontairement faites à soi-même — ici la poésie à presque suffi — d’ordinaire composent le sort qu’encourt l’enfant avec son ingénue audace marchant en l’existence selon sa divinité : soit, convint le beau mort, il faut ces offenses, mais ce sera jusqu’au bout, douloureusement et impudiquement. Scandale, du côté de qui ? de tous, par un répercuté, accepté, cherché ; sa bravoure, il ne se cacha pas du destin, en harcelant, plutôt par dépit, les hésitations, devenait ainsi la terrible probité121. »

A se poser la question de l’existence même des Lettres, de leur raison et de leur droit, à cette « précaution passionnée », Mallarmé, dans l’impossibilité de sortir de lui, conserve une part de l’activité que les autres occupent à œuvrer : « Très peu, dit-il, se sont dressé cette énigme, qui assombrit, ainsi que je le fais, sur le tard, pris par un brusque doute concernant ce dont je voudrais parler avec élan. Ce genre d’investigation peut-êtreaété éludé, en paix, comme dangereux, par ceux-là qui, sommés d’une faculté, se ruèrent à son injonction : craignant de la diminuer au clair de la réponse. Tout dessein dure ; à quoi on impose d’être par une loi ou des facilités, qui font que c’est, selon soi. Admirez le berger, dont la voix, heurtée à des rochers malins jamais ne lui revient selon le trouble d’un ricanement. Tant mieux : il yad’autre part aise, et maturité, à demander un soleil, même couchant, sur les causes d’une vocation122. » II n’est pas de ceux qui ne prouvent le mouvement qu’en marchant. On peut d’ailleurs sourire un peu du mot aise : d’un malaise à réaliser vient cette aise à songer.

Tout honneur est la reconnaissance ou la création d’un absolu : le poète met son honneur à faire du Livre un absolu. « Impersonnifié, le volume, autant qu’on s’en sépare comme auteur, ne réclame approche de lecteur. Tel, sache, entre les accessoires humains, il a lieu tout seul : fait, étant123. » Conscience qui sous les pieds de la foule et dans la poussière ignorée se connaît comme un diamant.

Une idée du poète pur se rencontre, sur les chemins de l’absolu, avec la notion de la poésie pure. Tout ce qui est roman ou récit ne diffère pas du fait divers, consiste à « réduire l’horizon et le spectacle à une moyenne bouffée de banalité124 ». Incompétence en autre matière que l’absolu : rien qui vaille la peine d’être écrit, sinon l’essence.

Ce retrait, pour revenir conscient par le contraste, implique des « sorties ». La Déclaration Foraine dit l’histoire idéale d’une sortie, de la « sortie », sortie de la rêverie, sortie dans la Foire, dans la gloire, sortie par l’œuvre réalisée, pincée de cendre que laisse une cigarette dans le creux de la main, séparée de la fumée bleue son âme. Et dans Hérodiade, dans l’Après-Midi, dans la Prose, il a traité encore ce même thème : une sortie, l’échec et la vanité de cette sortie. Excuse à écrire, plutôt que cause d’écrire.

Sortir, pour Mallarmé comme pour tous en somme, c’est se retrouver. Toute circonstance le ramène à son obsession, qui est le fait poétique. Allant lecturer à Oxford et à Cambridge, il s’empresse d’y apporter cette nouvelle : pour la première fois on a touché au vers, « ainsi qu’un invité voyageur tout de suite se décharge par traits haletants du témoignage d’un accident su et le poursuivant, en raison que le vers est tout, dès qu’on écrit125 ».

Tous les ordres d’existence, pour le poète, se disposent et se graduent alors selon leur rapport avec la raison suprême d’être, qui est la poésie, non au sens lamartinien l’émotion du cœur, mais, au sens parnassien strict, le vers. De même, dans l’intellectualisme qui fournit au philosophe sa morale professionnelle, tout se définit et s’étage selon l’intelligence, pour l’économiste selon l’utilité, pour l’âme religieuse selon Dieu. Tout homme prononce à sa façon, dictée de l’intérieur par son âme et du dehors par son métier, qu’une seule chose est nécessaire. Aussi est-il naturel, malgré la première surprise, que l’Académie, ordre des lettres, paraisse à Mallarmé ce qui existe, socialement, aujourd’hui, de plus haut. Elle marque d’une pointe précise, la partie supérieure de l’édifice. « Culte, une loi — tout s’arrête à l’écrit, y revient. Même principale, la niveler aux classes de l’Institut, montre une main politique et sacrilège126. » Seulement, cette Académie réelle n’est qu’un symbole, une figure qui mime une Académie idéale, et qui aurait tort de se confondre avec elle, autant que le prêtre de prendre pour lui la flexion de genoux et de tête qui salue l’Élévation, « tout le mal se réduisant à ce quiproquo : on les veut immortels en place que ce soit les ouvrages ». Il existe, lue ou non, une bibliothèque idéale, « richesse dont on se doute ». Villiers, dans la Machine à Gloire, avait parfaitement défini cet ordre :

« Au nom de Milton, il s’éveillera, dans l’entendement des auditeurs, à la minute même, l’inévitable arrière-pensée d’une œuvre beaucoup moins intéressante, au point de vue positif, que celle de Scribe. — Mais cette réserve obscure sera néanmoins telle, que tout en accordant plus d’estime pratique à Scribe, l’idée de tout parallèle entre Milton et ce dernier semblera (d’instinct et malgré tout) comme l’idée d’un parallèle entre un sceptre et une paire de pantoufles, quelque pauvre qu’ait été Milton, quelque argent qu’ait gagné Scribe, quelque inconnu que soit demeuré longtemps Milton, quelque universellement notoire que soit, déjà, Scribe. En un mot, l’impression que laissent les vers, même inconnus, de Milton, étant passée dans le nom même de leur auteur, ce sera, ici pour les auditeurs, comme s’ils avaient lu Milton. Lorsque ce phénomène est formellement constaté à propos d’une œuvre, le résultat de la constatation s’appelle la Gloire ».

La véritable Académie c’est l’assemblée de spectres où figure Milton, non l’assemblée des vivants où figura Scribe, ce sont les reliques vénérables, non le mulet qui les promène vers le pont des Arts. Tout existe afin d’aboutir non à un lettré, mais à un Livre. Pour cet idéaliste au rêve si matériel et si plastique, l’existence du Livre forme, plus haut que l’humanité, un ordre qui se suffit.

Plaçait-il dans le passé ou dans le futur son image du poète définitif ? Je ne sais. Parfois il voyait l’avenir avec une tristesse et un dégoût effarés, et sa vision répondait, plus inquiète, à celle que Jules Lemaître esquisse dans sa préface des Vieux Livres. Pour lui, ce n’étaient point les vieux Livres qui le hantaient, mais le Livre. Et il n’est pas besoin, pour vivre avec le Livre, pour le posséder en Idée et pour analyser, comme on feuillette, cette Idée, d’amasser la matière brute et vulgaire d’une bibliothèque ancienne. Au regard d’un idéaliste de race, tout ce que l’argent permet, tout ce à quoi l’argent suffit, garde une tare. Ici l’intelligence dernière se prouve.

Rien qu’à simplifier avec gloire le Livre.

L’avenir, il le vit parfois à la façon d’un Anglais en révolte, d’un Poe, d’un Carlyle, d’un Ruskin, et il a évoqué dans le pur et classique poème en prose du Phénomène futur une humanité qui finirait dans la laideur. A celle-là le Montreur des choses passées « dans le silence inquiet de tous les yeux suppliant là-bas le soleil qui sous l’eau s’enfonce avec le désespoir d’un cri », apporte avec toute sa beauté, « préservée à travers les âges par la science souveraine », une Femme d’autrefois. A la même époque Villiers donnait à la science souveraine la tâche contraire de construire l’Eve Future. Mais alors, encore « les poètes de ces temps, sentant se rallumer leurs yeux éteints, s’achemineront vers leur, lampe, le cerveau ivre un instant d’une gloire confuse, hantés du Rythme et dans l’oubli d’exister à une époque qui survit à la beauté ». Et d’autres fois il pressentit de toute son imagination le Livre ou le Théâtre d’un admirable demain. Au fait, jadis et demain n’étaient pour lui que des figures négligeables de ce qui demeure, non de ce qui doit être dans le futur, mais de ce qui doit être en raison. Il se soucia moins, dans ses études techniques, de déterminer le Poète à venir que de dégager, Idée platonicienne, le Poète éternel. « Je crois, écrit-il dans un fragment de lettre cité par M.Vittorio Pica, que la Littérature, reprise à sa source qui est l’Art et la Science, nous fournira un Théâtre, dont les représentations seront le vrai culte moderne ; un Livre, explication de l’homme suffisante à nos plus beaux rêves… Cette œuvre existe, tout le monde l’a tentée sans le savoir ; il n’est pas un génie ou un pître ayant prononcé une parole, qui n’en ait retrouvé un trait sans le savoir. Montrer cela, et soulever un coin du voile de ce que peut être un pareil poème est dans mon isolement mon plaisir et ma torture. »

Mais ailleurs, devant des terrassiers qui se reposent sous sa fenêtre après leur travail, il se demande si lui aussi travaille, et à quoi. « A quoi du moins qui puisse servir parmi l’échange général ? Tristesse que ma production reste, à ceux-ci, par essence, comme les nuages au crépuscule ou des étoiles, vaine127. » En l’état de grève que par rapport à ce temps Mallarmé assigne au Poète, n’est-il pas une figure momentanée de cette absence, de cette inutilité, de tout cet ordre négatif dont est faite la Poésie même et

Que vêt de son exil inutile le Cygne ?

Quelle est la raison d’écrire ? se demandait Mallarmé en se posant la question, croyait-il, la plus haute de son art. Mais cet art dépasse cette question, comme l’acte transcende la réflexion qu’il permet. La poésie porte en elle-même sa preuve : nuages au crépuscule ou étoiles… Et Mallarmé, plus qu’aucun, l’éprouva : les raisons de la poésie, par le détour de l’absence, évoquent seulement l’absence suprême de raison, et, de l’art, qu’« il a lieu tout seul : fait, étant ». Toute parole sur le poète n’est que cela même, nuages au crépuscule, étoiles, rideau somptueux que l’on agite le temps de l’écarter pour savoir que, derrière, le Poète,

Tel qu’en lui-même enfin l’éternité le change,

existe.

Livre II
les formes de sa poésie §

Chapitre premier. Les images §

Tout homme implique un monde d’images où domine un sens. S’il s’agit d’un écrivain, plus particulièrement d’un poète, plus particulièrement encore d’un poète lyrique, ce devient peut-être la question capitale de savoir parmi quelles images il a vécu. Mais l’étude des types imaginatifs est peu avancée. Les psychologues ont relié surtout à la question des idées générales leurs études sur les visuels, les auditifs, les moteurs et les subdivisions de ces formes mentales. Ils ne se sont pas occupés des poètes, vivants d’après un examen, morts d’après leurs œuvres. Victor Hugo seul a attiré l’attention, à cause de cet œil, énorme et omniprésent comme celui de la Conscience, que sa poésie suspend si visiblement sur le monde128. Dans le Lamartine de M. de Pomairols quelques indications fort bonnes sur l’allégement de la sensation rallient un peu cet ordre d’idées. Vers ou prose, l’étude psychologique de tous nos styles d’écrivains129 reste à faire : je n’y vois qu’un avantage, égoïste, celui d’excuser les lacunes et les défauts de l’essai ici tenté, de ce point de vue, sur Mallarmé.

Pour la clarté du sujet, j’étudierai successivement l’image nue sous l’aspect de représentation, l’image écrite sous sa forme de métaphore, l’image construite en une figure d’art complexe et complète. Trois chapitres qui doivent d’ailleurs chevaucher l’un sur l’autre, cette artificielle distinction n’ayant pour but qu’un certain ordre didactique et fragile.

Je crois que cette étude s’éclaircira si elle débute par une analyse de ce morceau : le Démon de l’Analogie.

Le poète sort de son appartement « avec la sensation propre d’une aile glissant sur les cordes d’un instrument, à la fois traînante et légère, que remplaça une voix prononçant les mots sur un ton descendant : « La Pénultième est morte » de façon que
La Pénultième
finit le vers et
Est morte
se détacha de la suspension fatidique plus inutilement en le vide de signification. Je fis des pas dans la rue et reconnus en le son nul la corde tendus de l’instrument de musique, qui était oublié et que le glorieux souvenir certainement venait de visiter de son aile ou d’une palme. »

Ce mot de Pénultième avait été rabâché par lui, dans la journée, à des collégiens ou bien avait été médité sur quelque livre « reste mal abjuré d’un labeur de linguistique par lequel quotidiennement sanglote de s’interrompre ma noble faculté poétique ». Il lui revient, sonorité détachée et enveloppée par le vide même de son sens actuel, mot hermétique et lointain qui met en jeu le subconscient de son imagination. Les associations qui s’ensuivent sont d’une logique vivante et en somme précise. Le mot, surgi seul, par sa propre vertu musicale, apporte avec lui le malaise de ne tenir point sa place dans une poésie ni dans l’ordre d’une phrase, l’angoisse de rester sans précédent et sans suite. Avec une habitude poétique un tel état prend spontanément la forme d’une fin de vers, la fin d’un vers qui n’a pas eu de commencement, ou plutôt dont le commencement est figuré, comme les parties brisées d’une statue, par un mouvement virtuel, une direction. La tension nerveuse qui crispe le poète se traduit par un état musical, par la conscience dans l’air de cordes invisibles qui, sous chaque frôlement, comme sous une aile, s’apprêtent à vibrer, de sorte que la syllabe faible nul figure une corde tendue, dont la forte finale tième tire, comme une aile qui glisse, un son, de sorte aussi que le mot se termine non dans un vide absolu, mais dans un vide saturé de latente musique. Et tout simplement il en est ainsi d’une quelconque fin de vers, doublement du vers rimé, nombreusement d’une rime riche, ample et rare : la rime se prononce et se diffuse dans les ondes propagées d’un silence réel, comme un coup de rame dans une eau calme. Le rejet Est morte s’est imposé immédiat et automatique. Le vocable sitôt né s’est enfoncé dans la plénitude de silence qui décrit autour de lui ses cercles liquides. L’impossibilité douloureuse pour la pensée de laisser un mot ainsi isolé, le minimum d’effort, la moindre action pour aboutir à un jugement qui reconnaisse le fait sans rompre presque le silence et plutôt en le concentrant sur un noyau obscur, tout cela rebondit, par-delà le blanc, dans : Est morte.

Ici est atteint le premier palier de l’hallucination, celui qui la formule en un tout logique. Ce n’est plus seulement le mot qui s’impose comme un son, c’est la phrase, maintenant faite, qui s’installe comme un jugement. (Je suis obligé de feindre cette succession, schème de la simultanéité ou tout au moins de la durée réelle.) La phrase, comme une puissance qui tendait à l’être, comme un organisme élémentaire en un milieu liquide, a, dans ce bain musical, acquis une réalité logique qui descend dans l’esprit dont elle épouse les formes. Malgré l’effort du poète pour penser à autre chose, « la phrase revient, virtuelle, dégagée d’une chute antérieure de plume ou de rameau, dorénavant à travers la voix entendue, jusqu’à ce qu’enfin elle s’articula seule, vivant de sa personnalité ». Voilà trois étapes nettement marquées : la phrase, dans sa montée à la vie, se libère d’abord de l’état musical qui a suscité le mot, — puis de la voix intérieure qui l’a prononcé ; — maintenant elle se formule dans un sens grammatical, tient debout et s’installe sur les trois pieds de son sujet, de sa copule et de son attribut.

A partir de ce moment elle occupe tout le poète, qui malgré lui l’étalé, la balance, la retourne, la reprend, l’analyse, la prononce lui-même avec des intonations, la commente. Comme un homme, au demi-réveil, fait d’un mauvais songe, il essaie de la résoudre dans sa logique ordinaire, de la situer et de la dégrader dans les plans réguliers de son esprit. Pour enlever au mot Pénultième le poids absolu, effarant, qui l’incruste, il raisonne en grammairien son sens, en psychologue son apparition. Terme de lexique… Avant-dernière syllabe… Reste d’un labeur de linguistique. En vain. L’hallucination se comporte comme la passion : elle croît par ce même effort qui pour la rejeter la prend au sérieux, la discute. Il n’y a plus alors qu’à la laisser aller, s’user, comme un cheval auquel on lâche la bride pour qu’il se fatigue, à l’attaquer de biais par l’ironie, « murmurant avec l’intonation susceptible de condoléance : La Pénultième est morte ; elle est morte, bien morte, la désespérée Pénultième — croyant par-là satisfaire l’inquiétude, et non sans un secret espoir de l’ensevelir en l’amplification de la psalmodie ».

Il se voit alors dans un vitrage de boutique. Or un miroir soudainement montré fait en ce cas l’effet d’un obstacle contre un flot rapide. Au lieu de laisser le mouvement s’user, et mourir par le frottement, il le ramène avec violence en arrière. Le poète aperçoit sa main qui fait le geste, habituel aux musiciens de la parole, de rythmer en caresse les inflexions de sa voix. Et, rendue plus consciente à la fois par cette vision de soi et par cette ligne extérieure du geste qui la figure, cette voix se reconnaît et se retrouve, dans l’essai même de se varier pour s’échapper, en la brisant, de l’hallucination, exactement la même « la première qui indubitablement avait été l’unique » la même qui, lorsque le poète était sorti de son appartement, avait prononcé : La Pénultième — est morte.

Voilà donc l’hallucination, pour le moment, indéracinable. Elle n’a pas fini de croître. Elle s’est développée en jugement, tirant de son néant même cet attribut : Est morte. Elle s’amplifiera dans la logique particulière à ce mode de vie intérieure, la logique de l’analogie. Elle trouvera un détour, un fil subtil pour se relier tout événement étranger qui frôlera une sensibilité tendue, fixe, comme une bête à l’affût. « Où s’installe l’irrécusable intervention du surnaturel, et le commencement de l’angoisse sous laquelle agonise mon esprit naguère seigneur c’est quand je vis, levant les yeux, dans la rue des antiquaires instinctivement suivie, que j’étais devant la boutique d’un luthier vendeur de vieux instruments pendus au mur, et, à terre, des palmes jaunes et les ailes enfouies en l’ombre, d’oiseaux anciens. Je m’enfuis, bizarre, personne condamnée à porter probablement le deuil de l’inexplicable Pénultième. »

Il ne faudrait pas s’autoriser de ce morceau et de cette analyse pour croire, chez le poêle, à une manie constante et à un détraquement particulier. Tout homme de lettres un peu nerveux est sujet à des hallucinations analogues. Taine en cite de Balzac, de Gautier130. J’ai tenu à cette page, sur le seuil de cette étude, parce qu’elle nous fait présent et précis ce qui est l’essence de toute organisation poétique, la tendance de l’image à se réaliser. Cela même, selon l’analyse psychologique, donne naissance au monde des objets, dont le monde propre au poète, extériorisé dans le Verbe, avec la même origine, n’est qu’un cas privilégié. Comme autour d’un mot un cercle d’images inattendues, éveillées par les associations les plus spéciales, et qui, de se voir là, paraissent éprouver la même surprise que nous. Ces images puisent cependant leur raison dans un certain ordre de sensibilité, qui, reconnu, nous aide à discerner leur logique.

Tous nos sens sont des transformations du toucher. Je ne sais si, au tréfonds d’un mode personnel d’images, il ne faut point placer celles qui, pour la grande majorité des hommes, demeurent peut-être les seuls équivalents de notre monde esthétique : les images tactiles qui se disposent autour des souvenirs d’amour ou que soulèvent comme un rideau les désirs. Certes, un livre comme la Vénus des Aveugles de Renée Vivien demeure isolé un peu ; il est bien des raisons pour que le cercle des images autour de l’amour tende sans cesse à la forme visuelle, qui est le « genre commun » de l’imagination esthétique. Lorsque pourtant quelque bouffée plus chaude d’amoureuse poésie nous fait deviner, retenant l’image à mi-corps, un fonds de sensation plus nue, plus proche des origines obscures, du terreau végétal qu’est le toucher originel, c’est elle qu’il faut d’abord interroger.

Un de nos regrets, quand nous songeons à tout ce qui, de Mallarmé, eut pu exister et s’abîma dans le silence, c’est de n’en pas avoir un recueil de sonnets d’amour. Il nous faut l’épeler sur une ruine, sur six ou sept chefs d’œuvre, sur des fragments de l’Après-midi d’un Faune.

Dans l’Après-Midi, malgré les « bords siciliens », pas d’image grecque, latine, méditerranéenne, de corps en plein air, doré et dur, mais cette chair, capricieusement rosée, de crème mousseuse, qui floconne sur une toile de Greuze ou dans la Psyché de Prudhon.

St clair
Leur incarnat léger qu’il voltige dans l’air
Assoupi de sommeils touffus.

Les plus anciens de ces vers sont le charmant sonnet, refait pour les Poésies Complètes, de Placet Futile

Princesse, nommez-nous berger de vos sourires.

« A la place du vêtement vaine elle aun corps, dit dans le Phénomène Futur le Montreur des choses passées ; et les yeux, semblables aux pierres rares ! ne valent pas ce regard qui sort de sa chair heureuse ». Ainsi du vers que je viens de citer les sourires sortent, se détachent à demi, comme un troupeau qui s’ennuage sous la poudre d’une joue Pompadour. Ailleurs,

Un trésor présomptueux de tête
Verse son caressé nonchaloir sans flambeau ;

La tienne si toujours le délice ! La tienne
Oui seule qui du ciel évanoui retienne
Un peu de puéril orgueil en t’en coiffant

Avec clarté quand sur les coussins tu la poses
Comme un casque guerrier d’impératrice enfant
Dont pour te figurer il tomberait des roses.

Peut-être est-il exagérément précieux de suspendre, comme glissant du visage par l’excès de leur sourire, de leur passion, de leur offrande, les roses, sur l’oreiller, des joues fleuries. Rappelez-vous pourtant le sonnet de Ronsard,

Vous êtes le bouquet de voire bouquet même.

Chambres closes de Victorieusement fui et de Quelle soie aux baumes de temps, plein air de rivière dans Quelconque une solitude, figurent également les tableaux de genre dans un Musée galant du xviiie siècle. Musée, aussi, de fragments et d’éludés. Torse ou tète seule que l’on prend et que l’on retourne comme une pièce rare, ainsi que lui-même, par ces vers, recueille dans ses mains et choie sous ses yeux une tête de femme, trésor.

De ces souvenirs amoureux ne demeurent pas des traits plastiques pour les yeux, des rythmes d’attitudes (même ces roses qui tombent, essayez de les réaliser sous votre regard !) : c’est un flottement de chair qui s’exhale, bercée et soutenue, comme Psyché, par les Désirs, un mouvement de mains enlaçantes et tendres, des fonds de chevelure fluente. Toujours y circulent et s’y mêlent, d’un vers à l’autre, des visions et de la musique ; des images, comme des danseuses sous un jeu de lumière, tournent d’un sens à un sens, s’échappent du toucher vers le monde visuel et sonore en retenant sur elles la caresse prolongée des mains.

Cette fuite inquiète de l’image, par une correspondance ou une analogie, hors d’un sens vers un sens autre, elle s’est reliée un moment au symbolisme, ou plutôt à ceux de ses vagues entours où M. René Ghil commentait le sonnet de Rimbaud sur les Voyelles. (Rappelons que Mallarmé rédigea une préface pour son Traité du Verbe.) La poésie ne gagna rien du tout à l’intérêt que purent exciter les recherches des psychologues sur l’audition colorée. Mais il existe fréquemment chez Mallarmé une correspondance entre les images de la vue et celles de l’ouïe. Les unes trouvent dans les autres leur traduction spontanée.

Tantôt l’image visuelle s’exprime ou se renforce par une image auditive.

La lune s’attristait. Des séraphins en pleurs
Rêvant l’archet aux doigts dans le calme des fleurs
Vaporeuses, tiraient de mourantes violes
De blancs sanglots glissant sur l’azur des corolles.
(Apparition.)
… L’Azur triomphe et je l’entends qui chaule
Dans les cloches Mon âme, il se fait voix pour plus.
Nous faire peur avec sa victoire méchante,
Et du métal vivant sort en bleus angélus.
(L’Azur.)

C’est « le soleil qui sous l’eau s’enfonce avec le désespoir d’un cri131 ». A propos de Whistler voici « l’habit noir ici au miroitement du linge comme siffle le rire132 ». En cette image notez l’intermédiaire, le nom de sifflet donné à l’habit noir, métaphore visuelle qui s’applique fort bien à la coupe du vêtement, et que Mallarmé prolonge d’une variante auditive.

Ailleurs et plus souvent c’est l’image auditive qui s’exprime et se développe en image visuelle. D’arbres la « croissance visible s’accompagne malgré l’air immobile d’une plainte de violon qui à l’extrémité frissonne en feuilles133 ».

Ne murmure point d’eau que ne verse ma flûte
Au bosquet arrosé d’accords.
(L’Après-Midi.)
Basse de basalte et de laves,
(A la nue accablante tu…)

Comme Victor Hugo, Mallarmé interprète la musique par les yeux. Les musiciens, eux (lisez l’enquête de M. Ribot dans l’Évolution des Idées générales) ne voient rien quand ils entendent de la musique. Mallarmé demande à la musique les suggestions de quelqu’un qui n’est pas musicien. Aux concerts il se plaît à noter des correspondances : « Le piano scintille, le violon donne aux libres déchirées la lumière134. » « Une conscience partielle de l’éblouissement se propage, au hasard de la tenue de ville usitée dans les auditions d’après-midi : pose, comme le bruit déjà de cymbales tombé, au filigrane d’or de minuscules capotes, miroite en le jais ; mainte aigrette luit divinatoire. L’impérieux velours d’une attitude coupera l’ombre avec un pli s’attribuant la coloration fournie par tel instrument. Aux épaules, la guipure, entrelacs de la mélodie135 ». C’est « la voix d’un ténor allant retrouver au balcon, aux loges, au plafond et parmi le lustre, l’or partout prodigué pour lequel est faite la voix des ténors136 ». Il fait

Dans la considérable touffe
Expirer comme un diamant
Le cri des Gloires qu’il étouffe
(Quelle soie…)

Quand chez lui l’image visuelle apparaît nue, elle a une tendance à s’amenuiser, à devenir plus grêle, à se détacher précairement sur une immensité vide. Voyez toutes ses images de la nature, du Livre, du ballet. Etudiez à ce point de vue le Nénuphar Blanc. Ainsi l’image qui accompagne souvent telles nuances de sa rêverie, celle des branches extrêmes d’une forêt ou d’un arbre. Ainsi l’image, fréquente aussi, des fleurs, surtout du lys. Le vers, droit sur le blanc de la page, l’évoque. « Voici les rimes dardées sur de brèves tiges accourir, se répondre, tourbillonner coup sur coup137. » Et n’est-ce point, sur sa tige, exactement une des hautes fleurs toutes vierges et toutes blanches que ceci :

Alors m’éveillerai-je à la ferveur première,
Droit et seul, sous un flot antique de lumière,
Lys ! et l’un de vous tous par l’ingénuité.

A la couleur propre il demande rarement ses images et paraît plutôt fatigué, blessé par ce qui éclate (L’Azur). Rien chez lui n’atteste cette vision directe, cette puissance de santé et de joie dans la couleur tonique, qu’eurent Hugo et Gautier, leurs rouges vigoureux et sains de bouchers.

Rouge comme la peau d’un taureau qu’on écorche.
La ville semble un rêve aux lueurs de ma torche

crierait Hugo avec son Colosse de Rhodes. La couleur préférée de Mallarmé, celle qui sans cesse revient dans ses images, — lys, cygnes, neiges, glaces — c’est le blanc, à la fois synthèse, pour l’œil, des couleurs, et, pour le peintre, leur absence. Sans doute il goûte dans le blanc cette figure de l’Absence qui plane sur toute sa poésie, ce symbole de la couleur qui se tait, de la virtualité frémissante, du silence posé. Il va de soi que, du même fond dont Banville voit Pierrot

Blanc comme Eglé qui dort auprès d’un ami sien,

il aperçoit le même Pierrot « fantôme blanc comme une page non écrite138 ». Je l’imagine, enfant, pareil à son gamin de cirque « au bonnet de nuit taillé comme un chaperon de Dante ; qui rentrait en soi, sous l’aspect d’une tartine de fromage mou, déjà la neige des cimes, le lys, ou autre blancheur constitutive d’ailes au dedans139 ».

Très lié avec Manet, Whistler, il ne s’attacha que très peu aux correspondances picturales des mots, leur préférant celles de la musique. Il n’écrivit rien en critique d’art, sinon, comme tout le monde, une préface à un catalogue d’exposition, celle de la belle-sœur de Manet.

Si maintenant, éclairés par ces indications, nous cherchons le trait commun des images mallarméennes, il nous apparaîtra un mouvement. Ce qui domine chez Mallarmé, ce ne sont ni les images actives, ni visuelles, ni tactiles, mais les images motrices, — et toute image tactile, visuelle, auditive, montre en lui une tendance à se mobiliser, à glisser vers l’image correspondante d’un autre sens, l’accent portant non sur les points de départ et d’arrivée, mais sur cette trajectoire même.

Toute image plastique, saisie et arrêtée, se libère par une fuite, comme les deux nymphes qu’enlace le Faune de l’Après-Midi. Et l’Après-Midi d’un Faune offre le type le plus frappant de cette mobilité d’images qui sous la même phrase incessamment l’une dans l’autre défaillent, se fondent.

De la tendance aux images motrices ne se sépare pas ce goût de la danse, sur lequel Mallarmé bâtit de frêles échafaudages d’esthétique subtile. Par-delà la musique et la poésie même, tout l’art essentiel, dans le ballet qu’il rêve, est figuré par des mouvements de danseuse.

Ces mouvements, minutieusement esquissés, sont filés comme un son musical. On cueillerait abondamment des images comme celles-ci : « Subtil secret des pieds qui vont, viennent, conduisent l’esprit où le veut la chère ombre enfouie en de la batiste et les dentelles d’une jupe affluant sur le sol comme pour circonvenir du talon àl’orteil, dans une flottaison, cette initiative par quoi la marche s’ouvre, tout au bas et les plis rejetés en traîne, une échappée, de sa double flèche savante140. »

La phrase de Mallarmé s’installe au cœur du mouvement pour l’exprimer par des images motrices, et non, comme on le fait d’ordinaire, hors du mouvement pour le dessiner avec des images plastiques. Là, c’est le mouvement qui est traduit directement en images motrices, mais fréquemment ce sont des visions plastiques qui sont dissoutes, spiritualisées en un jeu de ces mêmes images motrices.

Surgi de la croupe et au bond
D’une verrerie éphémère
Sans fleurir la veillée amère
Le col ignoré s’interrompt.

Ainsi la danseuse idéale, selon Mallarmé, aurait pour fonction de rédiger en une écriture de mouvements l’être et le sens d’un objet, étoile, fleur, vase.

Voici un sonnet où une chambre blanche et les rêves qui l’habitent ne s’expriment que par des signes de mouvements

Une dentelle s’abolit
Dans le doute du Jeu suprême
A n’entr’ouvrir comme un blasphème
Qu’absence éternelle de lit.

Cet unanime blanc conflit
D’une guirlande avec la même
Enfui contre la vitre blême
Flotte plus qu’il n’ensevelit.

Mais chez qui du rêve se dore
Tristement dort une mandore
Au creux néant musicien…

Tout ce frémissement de mouvements enchevêtrés et esquissés vient comme à son émissaire naturel confluer à une musique, ou mieux à une absence évocatrice de musique. Qu’on place à l’opposé de ce sonnet la Symphonie (si mal nommée) en blanc majeur de Gautier avec sa surcharge de matérialité plastique.

Ainsi voyez trembler dans la brume, fil de la Vierge, violon qui expire longuement.

Une sonore, vaine et monotone ligne,

et rapprochez-en telles notations parnassiennes, arrêts académiques et stylisés de Leconte de Lisle.

Les quatre pieds posés sur un caillou tremblant

ou de Héredia quand il a vu

Pégase
Allonger sur la mer sa grande ombre d’azur.

Voici l’exemple plus clair encore du sonnet inclus dans la Déclaration Foraine. Il me paraît d’ailleurs un des plus parfaits, techniquement, de Mallarmé. D’un bout à l’autre il est tissé d’images motrices, splendides de raccourci et de feu. Je ne cite que le premier quatrain.

La chevelure vol d’une flamme à l’extrême
Occident de désirs pour la tout déployer
Se pose (je dirais mourir un diadème)
Vers le front couronné son ancien foyer.

Les deux premiers vers portent deux images parfaitement fondues : une image visuelle de mouvement externe et décrit qui pose la chevelure, idéalement, flamme envolée, — et une image non visuelle, proprement et intérieurement motrice, kinesthésique, la tendance voluptueuse de la main à la dérouler toute. La chevelure est un feu qui, du front, son foyer et son Orient, doit épanouir sa courbe splendide, crouler en achevant sa révolution dans sa gloire occidentale. Elle le doit non d’elle-même, mais parce qu’est présent l’invisible Amour. Son Occident réel et vivant ce sont les désirs de la main, les désirs pour la déployer toute, flottant déjà dans les regards. Mais (le sonnet, il faut s’en souvenir, naît comme sa fleur exacte et logique de toute la Déclaration Foraine) cette courbe pressentie et cette chute de la chevelure vers un Occident amoureux, demeurent arrêtées, contenues, disciplinées, ramenées purement en tresse au foyer du front, disposées en la couronne juste de la beauté.

J’ai dit ailleurs que la préciosité de Mallarmé consistait un peu à garder trop intacte, trop fraîche, purifiée à l’excès de vernis oratoire, de convention, de lumière d’atelier, l’impression ou l’image. On s’en rendra compte assez bien en comparant à ces images malgré tout subtiles de la chevelure une image, franche celle-là et « nature » qui me paraît offrir une figure aussi de mouvement arrêté, et dont l’effet provient de cet arrêt même. Il s’agit de ces quatre vers de Tartufe :

Du meilleur de mon gré je donnerais sur l’heure
Les cent plus beaux louis de ce qui me demeure
Et pouvoir à loisir sur ce mufle asséner
Le plus grand coup de poing qui se puisse donner.

Dans la pâte robuste de ces vers, on sent la lourdeur du poing d’Orgon, la rage qui l’apprête, la prudence qui le retient. Toute l’organisation de la bourgeoisie sous la monarchie administrative d’alors et d’aujourd’hui est là suspendue, visible. Un bourgeois donnerait cent louis, non un chèque ou nos papiers de banque, mais cent beaux et vrais louis de 1664, avec à fleur de coin le profil orgueilleux, royal, du prince ennemi de la fraude, cent louis d’or qui font au vers même, dans la voix, comme à une bourse pleine dans la main, sa substance et son poids, il donnerait ses cent derniers louis pour aplatir la figure de ce M. Loyal à qui les barons d’Auvergne, avant les Grands Jours de Louis XIV, jouaient de vilains tours, mais il recule devant l’idée d’offenser la loi et le roi. L’énergie de se faire justice disparaît, et nous sommes exactement préparés au deus ex-machina du dénouement, l’État-Dieu. Tout cela, dans les quatre vers qui ferment et qui arrêtent ce poing, est visible, sensible, se touche comme des os sous de la chair bien nourrie.

Mais le coup de poing, ici, nous est rendu présent, en des vers d’une si substantielle venue, précisément parce qu’il n’est pas donné, et qu’il s’enfonce aussi à un Occident de désirs pour le tout déployer. Il ne figure dans le vers que si Orgon le garde dans sa main. S’il l’applique, non seulement les juges au Châtelet le condamneront, mais aussi Boileau, qui renverra Molière au sac ridicule de Scapin. Voir rosser sur la scène ne plaît qu’aux enfanta et aux simples. Et la pureté de l’art classique réside en partie dans cette inhibition généralisée, inhibition intérieure par la volonté chez Corneille, par les bienséances chez Racine, inhibition extérieure par les règles d’un art strict et les trois unités. Renouvier à la fin de sa vie voyait dans une « nolonté » la forme supérieure de la volonté. C’en est en tout cas la plus haute forme artistique. Et par ce détour, que j’ai fait pour que l’on touchât les dessous d’une image motrice, ne rejoignons-nous pas la théorie mallarméenne de l’absence ? Le mode d’images habituel à Mallarmé, la contrainte qu’il implique, ne les replaçons-nous, sinon comme des formes, du moins comme des vapeurs, sur une route ancienne ?

« Penser, dit Mallarmé, étant écrire sans accessoires141 », il marque des affinités avec un type scribomoteur qui est peut-être assez rare. En tout cas, à cette prépondérance des images motrices je crois qu’il faut donner une grande importance. M. Ribot nous prie, je le sais, de ne pas confondre l’imagination créatrice avec les images qui sont ses matériaux. « Le procédé qui prétendrait fixer les diverses orientations de l’activité créatrice d’après la nature des images n’irait pas plus au fond des choses qu’une classification des architectures suivant les matériaux employés (monuments en pierres, en briques, en fer, en bois, etc.) sans souci des différences de style »142. Mais plus loin c’est précisément par les types d’images que M. Ribot caractérise principalement l’imagination plastique et l’imagination diffluente. Et sa comparaison sert pour la thèse qu’elle semble combattre. Tous les grands styles de l’architecture ont leur origine dans les matériaux qu’ils mettent en œuvre ou dans la survivance de formes qu’impliquait l’emploi de matériaux primitifs, abandonnés depuis : pierres, briques, fer, bois, autant de nécessités fondamentales, autant de langues mères à l’intérieur desquelles les styles ne sont que des dialectes. Certes les images ne suffisent pas plus à une création qu’une carrière à une cathédrale : il y faut l’ouvrier, l’architecte, le besoin, le travail. Mais l’activité une fois existante s’oriente d’après la nature des matériaux qu’elle a à employer, pierres ou images.

L’habitude de ces images en mouvement est, peut-être, la raison principale qui déroute à la lecture de Mallarmé. Prêtons attention à cette phrase : au journaliste qui lui demande « ce qu’il pense » de tel sujet, il voudrait répondre : « Justement je ne pense rien, jamais, et si j’y cède, unis cette méditation à ma fumée au point de les suivre, satisfait, diminuer ensemble avant que m’asseoir à un poème, où cela reparaîtra, peut-être, sous le voile143 ». Ce qui me paraît signifier que, bien qu’admirable créateur d’images, il ne pensait pas par images. Je lis cela à la lumière d’une leçon que j’entendais, il y a quelques années, de M. Bergson, développant que, contrairement à une théorie très commune, ce n’est pas par images que l’on pense profondément. Il faisait (je cite de mémoire très lointaine), dans la pensée, sentir un mouvement, un courant, un élan analogue à l’élan vital de l’Evolution Créatrice, et, dans l’image, il montrait non pas la cause, mais au contraire l’arrêt et comme la congélation de ce courant, la forme spatiale qu’il prend en devenant, pour la pratique et pour la vie sociale, une représentation. Lorsque nous évoquons notre pensée afin de l’expliquer, elle se résoud bien pour nous en images. Mais si nous essayons de l’éprouver de plus près, dans son acte, en nous retournant brusquement, à l’instant nous pouvons sentir peut-être ce courant fluide qui passe, le sentir comme une nature vraie, antérieure psychologiquement à toutes images, qui sont des artifices de l’intelligence. D’autre part, s’il est aujourd’hui un trouveur d’images, c’est bien ce Bacon du monde intérieur qu’est M. Bergson. Il semble que chez lui, un peu comme chez Mallarmé, les images soient en effet des arrêts, des coupes faites sur une pensée dont l’essence, pas tout à fait invisible, est le mouvement. On reconnaîtrait peut-être, à côté du visuel spontané — Hugo, Flaubert, Heredia, — un type moteur par nature, mais visuel par réflexion et par nécessité d’écrire. Il se peut d’ailleurs aussi fort bien que chez M. Bergson ce soit cette nature motrice qui constitue l’élément superposé par réflexion, dicté par l’intelligence et le besoin de serrer de plus près la vérité.

L’évolution de Mallarmé a consisté précisément à se libérer ici de la discipline et de la contrainte parnassiennes d’abord imposées, à placer plus près de son monde d’images qu’aucun poète sa poésie. Les pièces insérées dans le Premier Parnasse sont construites généralement autour d’images plastiques. Le premier poème pleinement mallarméen — le chef-d’œuvre aussi du poète — fut la seconde version de l’Après-Midi d’un Faune. Quand les rédacteurs du Second Parnasse l’eurent refusé, Mallarmé, probablement dans un sursaut d’inquiétude et avec quelque mauvaise conscience, en revint aux images plastiques, et composa la version publiée d’Hérodiade. Ce poème baudelairien de l’artificiel est lui-même construit dans un artifice, par une contrainte que Mallarmé inflige à sa nature. Ce bûcher somptueux, semé de métaux et de pierreries, est dressé à la fois pour l’apothéose et pour les funérailles du Parnasse. Mallarmé tenue sur son passé cette porte d’or, et de rares sonnets épars, la Prose pour des Esseintes, ramèneront intacte et fidèle la forme originale d’images devant laquelle, peut-être, après son Faune, il avait un moment paru hésiter. Comme le merle de Musset, il ne prit pas tout de suite son parti d’être blanc.

La nature même de ces images motrices détermine chez Mallarmé le mode de composition poétique. Relisons de près la dernière phrase citée. La fumée est, pour le poète, comme la musique sous la rêverie ou l’eau sous la yole, un signe sympathique auquel se compare et s’unit le mouvement intérieur. Et c’est cela même qui doit reparaître dans le poème, ce mouvement, sous le voile, cette fumée : reparaître dans le poème après avoir diminué et disparu, ne reparaître pas même, comme une image plastique, une vision arrêtée, qui pourrait se reproduire, se copier ; mais continuer, souple, nouveau toujours, par les sinuosités d’une arabesque. Voyez, dans l’Eventail de mademoiselle Mallarmé, l’inconsistance des images qui l’une de l’autre se détachent comme des volutes. L’Anniversaire pour Verlaine ne reproduit pas le cimetière qu’il évoque, mais la suite fuyante et vaporeuse d’images qui, très différentes peut-être d’un cimetière pour qui veut les résoudre en visions, continuent chez le poète le cimetière quitté. Dans l’Hommage à Baudelaire, la même suite prolonge l’atmosphère du livre fermé, dans la Prose pour des Esseintes la réflexion sur un Art poétique. Et nous sommes ici à la grève d’où Mallarmé, toute la dernière part de sa vie, suivra par d’ingénieuses rêveries le flot et les horizons de la musique.

Aussi appliquerait-on assez exactement à son mode poétique d’enchaîner les images ces mots de Schiller : « Quand je m’assieds pour écrire une poésie, ce que je vois le plus souvent devant moi, c’est l’élément musical du poème, et non pas le concept clair du sujet, sur lequel souvent je ne suis pas d’accord avec moi-même144. » Au contraire de Baudelaire qui met l’honneur suprême du poète à faire exactement ce qu’il a voulu, Mallarmé se laisse gouverner par une suite d’images fondues, analogue au développement d’une phrase musicale. « Cequi précède et ce qui constitue le fond de mon état d’âme, dit encore Schiller, c’est un état d’âme musical et ce n’est qu’après que m’apparaît l’idée poétique. » Or Mallarmé, lui, conserve le plus possible à l’idée poétique cette forme de l’état d’âme musical. L’effort des autres poètes pour se débarrasser de cet élément a lieu, chez lui, pour le maintenir.

La succession souple de ses images a pour correspondant et peut-être pour suite nécessaire le renouvellement inquiet de l’inspiration, l’horreur de la reproduction mécanique et du cliché, le changement continuel, dans sa prose, des tournures de phrase. Il passe devant les images, les sujets et les procédés comme il fait sur sa yole « sans que, dit-il, le ruban d’aucune herbe me retînt devant un paysage plus que l’autre chassé avec son reflet en l’onde par le même impartial coup de rame145 ». Le mouvement donné par la nature de son imagination, il l’a fait précepte. « On ne doit s’attarder même à l’éternel plus que l’occasion d’y puiser ; atteindre tel style propre, autant qu’il faut pour illustrer un des aspects et ce filon de la langue : sitôt recommencer, autrement, en écolier, quand le risque gagnait d’un pédant146 ». Ainsi la forme de son art il ne la considérait que comme un mouvement continuel, pas même préconçu dans une orbite, mais, sitôt sur des limites obscures une direction esquissée, passant, dans une « vertigineuse saute » d’arabesque, à une autre. De là un état d’inquiétude et de subtilité perpétuelles. C’est de sa sensation la plus nue aux formes les plus complexes de son style qu’une de ses impossibilités nous paraît la vision froide, arrêtée, constante : rattachons-y un idéalisme qui, pour placer l’Absolu, n’a plus que la vacance, l’absence, le non-être.

Chapitre II. Les métaphores §

La métaphore était un des tropes de l’ancienne rhétorique, et son nom à participé à leur discrédit. Pour qu’elle soit bonne il faut en effet qu’elle contredise ce nom, que le « transport » n’y soit pas apparent, et que la figure paraisse née spontanément, par une nécessité et une préformation, de l’objet qui la comporte : l’unité remplace la dualité, il y a image seule et non métaphore. L’image ainsi entendue est pourtant à la métaphore ce que l’enthymème est au syllogisme, une simplification rapide qui n’en laisse pas moins voir la trame.

Pensant par analogie, Mallarmé appartient à la classe des esprits pour qui les comparaisons sont des raisons. Il les comprend comme des explications, précisément parce qu’elles impliquent en elles-mêmes des raisons. Si on y voit une association, c’est qu’à tort on les a précédemment dissociées. Entre le signe et ce qu’il signifie, l’image et ce qu’elle figure, existe une harmonie préétablie, l’accord d’une logique intime. Le théâtre, rouge, vide, c’est — rempli par quelles médiocrités ! — « le trou magnifique ou l’attente, qui, comme une faim, se creuse chaque soir, au moment où brille l’horizon, dans l’humanité — ouverture de gueule de la Chimère méconnue et frustrée à grand soin par l’arrangement social »147. Mais la même vision, en nous suivant au coin du feu, nous installe, ouvreuse, dans une autre vérité, « vu que si le vieux secret d’ardeurs et splendeurs qui s’y tord, sous notre fixité, évoque, par la forme éclairée de l’âtre, l’obsession d’un théâtre encore réduit et minuscule au lointain, c’est ici gala intime148 ». Pareillement, à chacune de ses vues subtiles sur le théâtre, le lustre fournit une métaphore, et je crois bien qu’il en est chez lui, pendeloques de cristal, une dizaine.

Mallarmé est un artiste en métaphores rares, jolies, délicatement filées. Il faut étudier leur jeu spontané dans sa prose d’abord : le vers ne lui paraît admettre, en général, la métaphore qu’à l’état d’essence. Précisément à cause du caractère didactique que la prose revêt pour lui, vis-à-vis du vers, la métaphore brève, à forme d’images, y cède souvent la place à cette métaphore allongée, voire méthodique, à forme de comparaison. La comparaison suivie peut charpenter d’ailleurs, comme sa plus naturelle solive, une exposition : la métaphore développée des membres et de l’estomac a fourni assez de bois à toute une bibliothèque sociologique ; celle de la maison, reprise de Descartes, se poursuit d’un bout à l’autre des Origines de la France contemporaine, où elle en croise tant d’autres laborieusement équarries. Au contraire de cette comparaison, la métaphore des poètes demeure volontiers inachevée, illogique, admet à collaborer par ses hiatus l’imagination du lecteur. Lorsque Gautier se vante d’amener je ne sais combien aux machines de foire qui évaluent un coup de poing et de faire des métaphores qui se suivent, il puise aux sources les plus naïves son double orgueil de mâle et d’écrivain. Les métaphores qui se suivent rigidement se ramènent à une comparaison dont un des termes reste perpétuellement tracé sous un décalque minutieux ; son chef-d’œuvre est la tirade connue de Trissotin. Mais un Chateaubriand, un Victor Hugo font des métaphores qui ne se suivent pas, en tout cas des métaphores courtes ; passant hardiment de l’une à l’autre, rayant celle d’un vers par le vers qui le suit

Jeté comme la graine au gré de l’air qui vole,
Naquit d’un sang breton et lorrain à la fois
Un enfant sans couleur, sans regard et sans voix ;
Si débile qu’il fut, ainsi qu’une chimère,
Abandonné de tous excepté de sa mère,
Et que son cou, ployé comme un frêle roseau,
Fil faire en même temps sa bière et son berceau
Cet enfant que la vie effaçait de son livre…

Ceux qui se moquent du vers de Malherbe

Prends ta foudre, Louis, et va comme un lion…

ou du vers de Barbier

Centaure impétueux tu pris sa chevelure

ignorent ce qu’est le mouvement poétique149.

La métaphore prosaïque, patiemment allongée, louche à la préciosité, et il est naturel que Mallarmé ait eu pour elle quelque goût. Je cueille celle-ci dans la Dernière Mode. Il s’agit de théâtre.

« Il y a ceux qui s’aventurent d’un pas certain, un feu pur aux pommettes et du blanc à la semelle, sur un câble tendu (et Scribe n’en est point) ; mais que dire de ces autres qui s’amusent d’abord à l’effiler, ce câble, eu mille brins subtils, rets tout au plus propres à ne pas prendre des idées, puis, cette tâche accomplie, ne font plus rien de tant de ficelles ?…

« Cependant je ne lâche point les métaphores quand elles sont mauvaises ! on a eu la corde et on aura le reste ; je veux l’étoupe, chère aux pitres qui dans leurs joues héroïques l’enflamment et du vent de l’inspiration la rejettent en fumée : sachant que ce n’est là que les ficelles elles-mêmes, défaites et vaines150. »

Cette autre fait songer, d’abord, à la définition que l’on a donnée du sonnet de Soulary, Rêves ambitieux : une noix de coco sculptée par un forçat. Mais si je la relis, elle me paraît émerveillante d’une plus haute beauté, et, dans la multiplicité de fragments unis par une même armature, consubstantielle au vitrail même : une bombe, on sait, avait féru le poète de Vitraux, M. Laurent Tailhade.

« Rien, malgré l’accident politique intrus en la pure verrière, je sais celle qui vous occupe, Tailhade, n’y périclita : cuirassée de fragilité à l’épreuve par le préalable bris plombant sa diaprure, dont pas un enflammé morceau d’avance comme la passion le colore, gemme, manteau, sourire, lys, ne manque à votre éblouissante Rosace, attendu et par cela qu’elle-même d’abord simule dans un suspens ou défi, l’éclat, unique, en quoi par profession irradie l’indemne esprit du Poète151. »

Du même fonds, il a cultivé avec un goût amusé cette forme de la métaphore qu’est la périphrase. Voici le chapeau : « la si noire plate forme égalitaire chue sur les calvities, qui y séjourne ». — La bicyclette « la monotonie d’enrouler entre les jarrets, sur la chaussée, selon l’instrument en faveur, la fiction d’un éblouissant rail continu152 ». En général la périphrase du xviiie siècle donne au mot, pour substitut, une description, peint et ne nomme pas. Différente, la périphrase de Mallarmé est une explication, une interprétation idéale, un appel et une interférence d’analogies d’où seulement est banni le mot à commenter, non comme vulgaire, mais comme rendu inutile par l’évocation de son Idée « Au gré de détours, une porte par sa main poussée sur quelque lieu féerique et vain où se condense plus énervante l’apothéose de la rue153. » signifie : Villiers finissait par entrer au café. Construction ingénieuse, qui n’est périphrase que par une cause déficiente — et c’est assez mallarméen — simplement parce que manque, par sobriété ou distinction, le mot. Je renvoie à ce que j’ai dit de l’allusion.

Aussi, comme la périphrase descriptive s’accorde avec le style oratoire, la périphrase explicative, par allusions, précautions, restrictions, minuties, tient naturellement en suspension dans le style désarticulé ou liquide de Mallarmé. Métaphores, périphrases, tous les détours complexes d’une écriture tourmentée, collaborent dans la phrase du Vitrail. Essayez de traduire en le meilleur fiançais usuel cet agencement patient de détails menus qui s’appellent et s’impliquent : vous aurez, moins qu’un carton de vitrail, du carton. Telle qu’elle est, elle fait un enchantement d’artiste. En dix lignes dix images qui se tiennent, se dérobent. La figure verbale, d’une fidèle harmonie, est déterminée par l’objet même, par la manière de la métaphore, par la technique du vitrail. Avec sa forme brisée, rebelle à la majesté périodique, la phrase mallarméenne reproduit ces morceaux de verre irréguliers, éclatants, puis pris dans une armature de plomb et de pierre (enveloppante et à laquelle je voudrais réserver le sens original de périphrase) collaborent entre eux dans le tableau, collaborent avec la lumière pour transfigurer la clarté (calvinistes, chanoines du xviiie siècle ou jacobins, dont une critique maintient la race, disaient barbouiller ou obscurcir). De sorte que le point de la fin ne termine pas l’image, et qu’il nous appartient, en la vivant à notre tour, de la reprendre aux mains qui l’effeuillent et d’en renouveler la rose.

Mais plus souvent, dans la prose comme dans les vers de Mallarmé, aux images de mouvement qui lui sont familières, répondent les métaphores mobiles, rapides, souplement piquées. Piquées, jamais plaquées. Autant que le cliché, lui répugne l’image plaquée, bien que personnelle, l’image amenée du dehors, pour une comparaison, non digérée par l’idée, non assimilée.

Parfois il la dérive comme un biais de l’usage commun, ne fait que souligner d’un trait l’image fournie par la langue. Ainsi le « sifflet » de la phrase sur Whistler.

Miroir
Eau froide par l’ennui dans ton cadre gelée

sollicite pour lui donner une raison nouvelle la métaphore commune qui nomme le miroir une glace, — la sollicite et la dépasse : si Pascal eût trouvé — et pourquoi pas ? — ce vers chez quelque précieux de son temps, peut-être l’eût-il médité et noté : miroir, création de l’ennui, fantôme du faux divertissement où se reconnaît la vanité… Nous sommes encore sur les confins de la périphrase explicative.

Mais son goût de l’image raccourcie et rapide fait parfois revenir Mallarmé à des tropes d’apparence surannée, au vieil hypallage, qui est à la métaphore ce que le troc est au commerce, et qui est fréquent dans ses premiers poèmes.

… Le ciel errant de ton œil angélique
La fauve agonie
Des feuilles
(Soupir.)
De grandes fleurs avec la balsamique Mort
(Les Fleurs.)
… Le parfum désert de ces anciens rois
… La lourde prison de pierres et de fer
Où de mes vieux lions traînent les siècles fauves
(Hérodiade.)

Ce dernier est saisissant, personnifiant la durée brute d’un siècle dans les bêtes monstrueuses. A partir de la Prose pour des Esseintes une concentration excessive réduit la métaphore à son minimum de place, parfois à un mot (le goût de l’hypallage formait la transition). Chaque vers des sonnets, même chaque mot, est la tranche d’une image sous-jacente ; par horreur précisément du plaqué, Mallarmé ramène à un empilement selon la profondeur ce que le discours métaphorique ordinaire étend en le sens de la longueur

Victorieusement fui le suicide beau,
Tison de gloire, sang par écume, or, tempête
Ô rire si là-bas une pourpre s’apprête.
A ne tendre royal que mon absent tombeau
(Victorieusement.)
Quel feuillage séché dans les cités sans soir.
Votif pourra bénir comme elle se rasseoir
Contre le marbre vainement de Baudelaire

Au voile qui la ceint absente avec frissons
Celle son Ombre même au poison tutélaire
Toujours à respirer si nous en périssons
(Le Tombeau de Charles Baudelaire.)

Nous touchons ici l’hyperbole de l’image poétique, discontinue, rompue, et qui se renouvelle en ses sautes d’arabesques. Rien de cette ambiance, de ces harmoniques littéraires, de toute cette buée de cliché diffus qui, condensée autour d’une image, l’enveloppe, l’accorde au discours suivi, de la même manière que le discours suivi au commun sens. Nous revenons par des voies nouvelles dans le même cercle d’idées : le mot de Théophile Gautier nous permet de mesurer par un jalon visible la distance à laquelle l’art de Mallarmé s’est transporté de l’art logique, plastique, matériel et prosaïque qui était aux origines du Parnasse. Une image de Mallarmé n’est pas résoluble toute, point par point, en éléments visuels. D’ailleurs plus une poésie est pure, plus elle est rebelle à toute forme de traduction. Ses métaphores sont prises dans un mouvement musical » dans une succession de tournants, dans un labyrinthe.

Le sceptre des rivages roses
Stagnant sur les soirs d’or, ce l’est,
Ce blanc vol fermé que tu poses
Contre le feu d’un bracelet.

Voyez, dans l’Après-Midi, ces métaphores serpentantes, en méandres, qui font semblant de se perdre pour reparaître plus fraîches, et qui épousent comme leur élément naturel un alexandrin féminin, flexueux, à courbes et à rejets. Il semble qu’à la métaphore, Mallarmé ait rendu son plein sens étymologique et originel, non un aspect transporté, mais un transport d’aspect, non un fait, mais un acte, non des points, mais la trajectoire qui touche ces points. Ici comme ailleurs il creuse en bon sourcier pour atteindre la nappe vierge, pour trouver, sous l’épaisseur des conventions accumulées, l’eau fluide.

Chapitre III. Les figures §

J’entendrai par figure, faute d’autre mot, en un sens plastique, en un sens de ballet aussi, les agencements d’images et de métaphores qui se groupent pour former un tout, pour évoquer, plus ou moins fugitif, un spectacle mental. Peut-être trouvera-t-on artificiel de séparer la figure du Poème qui la réalise, mais je tiens, entre les éléments de la poésie de Mallarmé et ses formes techniques, à étudier dans leur ensemble les jeux et lu vie de l’imagination qui la nourrit.

Il me paraît — et cette conclusion était impliquée dans les deux chapitres précédents — qu’il existe chez lui deux types de ces figures, l’un qui se relie à son imagination visuelle et à son idéalisme, l’autre qui procède de son imaginai ion motrice et de son inquiétude. Le premier tend vers une esthétique plastique, le second vers une esthétique de ballet. Le premier est artificiel, le second spontané, et l’artificiel, si l’on veut, est un cas du spontané : il arrête un mouvement en le rendant sensible encore par cet arrêt même.

Dans la forêt de Fontainebleau « il est, cet an, d’amers et lumineux sanglots, mainte indécise flottaison d’idée désertant les hasards comme des brandies, tel frisson et ce qui fait penser à un automne sous les cieux154 ». Voilà le groupe d’images au moment où, se disposant dans une figure, il passe du mouvement au repos. La rêverie, dans la solitude, s’épure en idée, le sanglot en lumière, le hasard, l’accident, l’instant sont désertés par la présence suspendue d’un Automne éternel.

Le Tombeau de Gautier, les Sonnets sur Baudelaire, Poe, Wagner, Verlaine, résument et symbolisent l’œuvre de chaque poète en un « paysage emblématique ». Le morceau de Divagations : Autrefois, en marge d’un Baudelaire, montre curieusement comment des images, après la lecture, se groupent pour former ce paysage, peut-être suggéré par quelque page analogue de Gautier dans la Préface des Fleurs du Mal.

« Un paysage hante intense comme l’opium : là-haut et à l’horizon, la nue livide, avec une trouée bleue de la Prière. — pour végétation, souffrent des arbres dont l’écorce douloureuse enchevêtre des nerfs dénudés, leur croissance visible s’accompagne malgré l’air immobile, d’une plainte de violon qui, à l’extrémité frissonne en feuilles : leur ombre étale de taciturnes miroirs en des plates-bandes d’absent jardin, au granit noir du bord enchâssant l’oubli avec tout le futur155. »

Le dernier tercet du sonnet sur Poe,

Calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur,
Que ce granit du moins montre à jamais sa borne
Aux noirs vols du blasphème épars dans le futur !

tout en dessinant ce geste, familier à la poésie de Mallarmé, d’autorité inflexible et douce qui l’unit par un fil invisible à sa conversation, esquisse comme un pressentiment du Balzac de Rodin. Il est curieux de retrouver la même figure dans une page de Schopenhauer que sans doute Mallarmé ne connaissait pas : « En tout genre l’excellent est réduit à l’état d’exception, de cas isolé, perdu dans des millions d’autres ; et si parfois il arrive à se révéler dans quelque œuvre de durée, plus tard, quand cette œuvreasurvécu aux rancunes des contemporains, elle reste solitaire, pareille à une pierre du ciel, que l’on conserve à part, comme un fragment détaché d’un monde soumis à un ordre différent du nôtre156. »

C’est aussi pour Mallarmé une figure, que, dans un espace, la rareté rendue plus précieuse par l’absence du reste. La Page ainsi se précisait et s’idéalisait à la fois dans sa vive imagination. A cette esthétique de la Page, que réalisera paradoxalement Un coup de Dés, on peut, par une correspondance exacte, ramener, ou inversement, cette image d’un salon, celui de Madame Manet : « Un salon, surtout, impose, avec quelques habitués, par l’absence d’autres, la pièce, alors, explique son élévation, et confère, de plafonds altiers, la supériorité à la gardienne, là, de l’espace si, comme c’était, énigmatique de paraître cordiale et railleuse ou accueillant selon le regard scrutateur levé de l’attente, distinguée, sur quelque meuble bas, la ferveur. Prudence aux quelques-uns d’apporter une bonhomie, sans éclat, un peu en comparses, sachant parmi ce séjour, raréfié dans l’amitié et le beau, quelque chose d’étrange, planer, qu’ils sont venus pour indiquer de leur petit nombre, la luxueuse, sans même y penser, exclusion de tout le dehors157. » Remplacez le salon par la page, les plafonds ailiers par l’ampleur de blancs, les habitués par les mots, la gardienne par l’Idée. Les deux groupes d’images ont visiblement suivi les mêmes sillons d’habitude.

Et peut-être un troisième groupe s’y rattacherait-il, celui du ciel d’étoiles dispersées, fréquent chez Mallarmé comme un fond qui pose le mystère. (Valéry a publié là-dessus, dans une lettre aux Marges, une page admirable.) Figure encore du salon ou de la page que, dans la glace de sa chambre, ce reflet d’étoiles qui donne ait sonnet Ses purs ongles l’indéfini de son recul :

encor
Que dans l’oubli formé par le cadre se fixe
De scintillations sitôt le septuor.

Les sept lettres mêmes du mot, la sonorité d’or de la rime masculine, la pointe de diamant que darde pour les fixer le monosyllabe de la rime féminine, nous mettent aux yeux la gerbe sans tiges des sept étoiles apparues.

Mais généralement la grande figure, où les images autour d’une dominante s’enlacent et s’organisent, prend un aspect non plastique, souple au contraire, mouvant. On en aura une idée nette en rapprochant en une idéale figure composite les trois qui suivent.

Celle de Londres : « Son brouillard monumental, il ne faudra le séparer de la ville, en esprit ; pas plus que la lumière et le vent ne le roulent et le lèvent des assises de matériaux bruts jusque par-dessus les édifices, sauf pour le laisser retomber closement, superbement, immensément ; la vapeur semble, liquéfiée, couler peu loin avec la Tamise158. »

Celle de l’orgue : « L’orgue, relégué aux portes, il exprime le dehors, un balbutiement de ténèbres énorme, ou leur exclusion du refuge, avant de s’y déverser extasiées et pacifiées, l’approfondissant ainsi de l’univers entier et causant aux hôtes une plénitude de fierté et de sécurité159. »

Celle-ci d’Hérodiade :

J’aime l’horreur d’être vierge et je veux
Vivre parmi l’effroi que me font mes cheveux
Inviolé, sentir en la chair inutile
Pour, le soir, retirée en ma couche, reptile
Toi qui te meurs, toi qui brûles de chasteté,
Le froid scintillement de ta pâle clarté,
Nuit blanche de glaçons et de neige cruelle !

Ces figures, dans leurs synthèses, ne disposent pas des tableaux en un ordre simultané, mais unissent des moments en une succession vivante. Elles sont prises de l’intérieur, elles ont, comme une toile de Carrière, leur centre dans un regard, dans une méditation. Et, sous une figure pareille, il esquisse de lui-même le portrait qu’il lui plairait de laisser

En le vierge héros de l’attente posthume.

A Gautier, au maître du Parnasse, il a donné, dans son Toast Funèbre, un tombeau, massif et dur, de porphyre. Mais, pour lui, telle il n’évoque point la gloire souhaitée ; bien au contraire une gloire comme tournante, interrompue, avec des ombres et des silences séparant dû brefs moments de lumière, « un laps, au commencement tout à fait de la jeunesse, par chaque génération — quand l’enfant prêt de finir jette un éblouissement et s’institue le vierge de l’un ou l’autre sexe. Hors les collèges, les murs, les formulaires, et tout ce qui de parfait, officiellement servira : dans un cloître mental, aux arceaux d’âge en âge, qu’illumine l’instant fugitif d’élus160. »

Des figures arrêtées, comme telles visions plastiques d’Hérodiade, aux figures intérieures, flottantes et qui vivent, il y a pour lui à la fois comme une hiérarchie et comme un mouvement. Ici, il faut garder présent à l’esprit l’intérêt de plus en plus avisé et méditatif qu’il portait à la musique et surtout au ballet. Si, par-delà la splendide porte d’or publiée, Hérodiade avait été achevée, le passage du plastique au mouvant eût été visible, et les « pierreries froides » se fussent séparées pour couler en une eau phosphorescente. Le poème qui dans le plan de Mallarmé suivait la partie dialoguée d’Hérodiade, le cantique de Saint-Jean est l’hymne de la tête coupée volant, du tranchant du glaive, vers la lumière.

Comme point d’intersection de ces deux sortes de figures, qui nous rend très sensible leur rapport, voyez le sonnet Le Vierge, le Vivace ; — le Cygne. Le motif initial en est peut-être une harmonie en blanc majeur suggérée par quelque spectacle d’hiver. Peut-être aussi Mallarmé a-t-il songé à une transposition en blanc du Corbeau qu’il traduisit :

« Et le Corbeau, sans voleter, siège encore — siège encore sur le buste pallide de Pallas, juste au-dessus de la porte de ma chambre, et ses yeux ont toute la semblance des yeux d’un démon qui rêve, et la lumière de la lampe, ruisselant sur lui, projette son ombre à terre : et mon âme, de cette ombre qui gît flottante à terre, ne s’élèvera — jamais plus. »

Fantôme qu’à ce lieu son pur état assigne,

— et le Never more, en sourdine, sous le motif mallarméen de la déchéance. Rappelons-nous aussi, dans le Cygne de Baudelaire, la même figure d’exil.

Un Cygne qui s’était évadé de sa cage
Et de ses pieds palmés flottait le pavé sec,
Sur le sol raboteux traînait son blanc plumage.

Je pense à mon grand Cygne avec ses gestes fous,
Comme les exilés ridicule et sublime
Et rongé d’un désir sans trêve ! et puis à vous

Andromaque, des bras d’un grand époux tombé !
Je pense à la négresse amaigrie et phtisique
Piétinant dans la boue, et cherchant, l’œil hagard,
Les cocotiers absents de la superbe Afrique
Derrière la muraille immense du brouillard,

Aux captifs, aux vaincus, à bien d’autres encor.

La négresse — voyez l’Olympia — est là par contraste, peut-être, comme le Cygne de Mallarmé avec le Corbeau. Mais si le thème de Mallarmé à le même point de départ que celui de Baudelaire, il dispose ses images, ou, si l’on veut, ses images se disposent, de façon que tout ce qu’il y a de plastique, d’immobile, une accumulation rigide, dure et froide, serve précisément à exprimer la déchéance.

Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui.
Va-t-il nous déchirer avec un coup d’aile ivre
Ce dur lac oublié que liante sous le givre
Le transparent glacier des vols qui n’ont pas fui ?

Je prendrai ailleurs dans la main le marbre menu et pur de cet idéal sonnet. Mais ce premier quatrain, isolé, ici, suffit, je crois, à nous montrer juxtaposés, un peu hostiles, les deux ordres d’images et de figures qui en se distinguant se mettent l’un l’autre en valeur dans la poésie de Mallarmé. D’un côté une ampleur de passé à forme d’espace, de l’autre une pointe d’instant, un visage vivant de durée. Et le premier paraît plus fort, le second nous devient plus cher, de cette captivité même. L’instant, l’état de grâce, va-t-il se libérer de la prison de glace, pareille à la prison de pierreries où son orgueil enferme d’abord Hérodiade ? Les esprits de la musique et du ballet vont-ils s’épanouir au-dessus d’un envieux décor déserté ? Mais, des figures calmes et sculpturales aux figures de la flexion et du vol, des racines de la forêt à l’« instrument des fuites », le même genre subsiste, et la transition ne s’interrompt point. Le passé et l’aujourd’hui, le dur lac et le coup d’aile ivre qui s’apprête vainement à le fuir, sont faits de la même blancheur, comme la même eau compose et la glace et les vapeurs qu’élève une haleine de soleil. Pour revenir enfin aux termes que j’essayais d’éclaircir, l’image motrice, dans ce sonnet, est poétiquement éprouvée parce que pèse sous elle l’image arrêtée, visuelle, et que la dureté de l’eau gelée suscite l’aile immatérielle. Ainsi les formes de l’imagination, chez Mallarmé, autour des divergences apparentes que je n’ai pas essayé de dissimuler, ordonnent d’elles-mêmes une figure que, symbolisée par ces quatre vers, nous pouvons inscrire dans une conception harmonieuse et claire de l’esprit.

Chapitre IV. Les mots §

Si Mallarmé écrivit peu, son œuvre rare nous donne la fleur d’un très grand labeur linguistique. Il s’attacha avec ferveur à connaître sa langue. Il se posa à ce sujet les problèmes les plus désespérants, les plus insolubles. La parole fut vraiment le soleil de son monde intelligible, sauf qu’il préféra encore à sa clarté directe sa lumière réfléchie, son clair de lune, qui est certain silence. Il eut plus que personne « le culte du vocable… lequel n’est, en dehors de toute doctrine, que la glorification de l’intimité même de la race, en sa fleur, le parler »161.

Le mot, pour lui, revêtait une existence très présente et presque hallucinatoire. Le Démon de l’Analogie nous met dans les mains une des clefs de sa « noble faculté poétique ». Enveloppé de musique et de mystère, un mot souvent s’impose à lui, non par sa signification, mais par son corps, qui est sa forme typographique, par son âme, qui est sa sonorité, ou par un secret plus intérieur encore qui ne prête pas à Mallarmé d’autre concept que celui, vide et familier, de « hasard ». Il est, et sans autre raison se légitime par cette existence. Autour de lui s’évoquent d’autres mots et cristallise un vers, une strophe, un poème. (Et quelque chose d’analogue se passe d’ailleurs dans toute organisation poétique.) Mais il peut rester isolé. Ainsi Palmes ! dans Don du Poème, qui paraît simplement un repos, un vide et comme un interrègne de l’imagination liée. Il s’expliquerait, si l’on veut, sur la page que révèle l’aurore, comme une offrande de gloire solitaire et noble ; tout au moins il en propage, musical, le sentiment ; mais il a dû s’imposer, comme la Pénultième, du dehors, et sur le poème il flotte sans s’y mélanger. Le travail postérieur ne vous permet pas de discerner, parmi les mots ensuite survenus, dans le jeu de l’esprit poétique et la disposition des rimes, le vocable initial. Pourtant il semble bien que le sonnet Ses purs ongles soit aménagé sur le mot lampadophore. Plus curieusement.

Mes bouquins refermés sur le nom de Paphos

nous présente le même dessein que la PénultièmeEst morte. Paphos s’impose, comme une hallucination niée par l’esprit en même temps qu’elle se produit aux sens. Paphos — Est mort. Les treize vers qui suivent développent le Est mort selon un admirable motif de rêve, jusqu’à l’éclat de l’image finale « la corde tendue de l’instrument de musique » fil qui porte comme son fruit de cendre impondérable le « sein brûlé d’une antique Amazone ».

Mallarmé sent intensément cette présence des mots Chacun, pour lui, semble s’isoler, « d’un lucide contour, lacune ». On dirait que son regard étrange, son œil fin de diamant méditatif et mobile, pénètre dans le papier jusqu’aux racines du mot, qu’en elles il s’ingénie et se perd. Il conçoit l’essentiel de la poésie comme le fait d’écarter toute connaissance, sauf « une piété aux vingt-quatre lettres, comme elles se sont, par le miracle de l’infinité, fixées en quelque langue, la sienne, puis un sens pour leurs symétries, action, reflet, jusqu’à une transfiguration en le terme surnaturel, qu’est le vers162 ».

« Il yades mots que nous n’avions jamais entendus avant tel artiste qui les plaça de manière à nous les révéler dans toute leur beauté. » Propos que lui attribue assez vraisemblablement M. Mauclair163. Pour que ces mots fussent entendus, l’exemple de Hugo et la technique du Parnasse avaient donné un moyen mécanique, la rime. La rime riche leur conférait une valeur unique, les transfigurait dans un bain de musique. Mais la rime riche et significative ne fait que souligner par un trait d’archet final ce qu’en effet les poètes et les prosateurs ont pratiqué comme un des secrets de leur art. A-t-on entendu le mot pluie avant d’avoir goûté ce vers de Ronsard sur la rose :

Mais battue ou de pluye ou d’excessive ardeur,

éprouvé, en le son humide et gonflé comme une motte de terre, isolé entre des brèves peu accentuées, les longues ondées de juin sur les prés et les fleurs, coutumières au climat tourangeau ? Ainsi Mallarmé, comme tout bon poète, met à bien des mots le nimbe sacré

Mordant au citron d’or de l’idéal amer.
(Le Guignon.)
De scintillations sitôt le septuor.
(Ses purs ongles.)
Oh sache l’esprit de litige.
(Prose.)
A des glaciers attentatoire.
(M’introduire.)

Il a développé en des méandres subtils de réflexion le texte célèbre,

Car le mot, qu’on le sache, est un être vivant.

« A toute la nature apparenté, écrit Mallarmé dans un livre scolaire, et se rapprochant ainsi de l’organisme dépositaire de la vie, le mot présente, dans ses voyelles et ses diphtongues, comme une chair, et dans ses consonnes comme une ossature délicate à disséquer164. »

C’est cette dissection même que son livre entreprend, non à vrai dire sur le français : qui donc disséquerait la femme qu’il aime ? mais sur une langue étrangère, propre à l’amphithéâtre, l’anglais. Les Mots Anglais représentent un fort travail, mais on ne peut se défendre d’une stupeur en voyant que Mallarmé leur attribuait une fin pédagogique. Ce sont les imaginations du Cratyle (l’avait-il lu ?) ou mieux encore de M. de Piis. Il évoque, de façon très platonicienne, une science qui, « possédant le vaste répertoire des idiomes jamais parlés sur la terre, écrira l’histoire des lettres de l’alphabet à travers tous les âges, et quelle était presque leur absolue signification, tantôt devinée, tantôt méconnue par les hommes, créateurs de mots ». En attendant, veut-on quelques échantillons de son anatomie des consonnes ? (Il s’agit, ne l’oublions pas, des mots anglais.)

B « cause les sens divers et cependant liés secrètement tous, de production ou enfantement, de fécondité, d’amplitude, de bouffissure et de courbure, de vantardise ; puis de masse ou d’ébullition et quelquefois de bonté et de bénédiction (malgré certains vocables…) significations plus ou moins impliquées par la labiale élémentaire165.

« Le désir, comme satisfait par l, exprime avec ladite liquide, joie, lumière, etc., etc… De l’idée de glissement on passe aussi à celle d’un accroissement par la poussée végétale ou par tout autre mode ; avec r, enfin, il y aurait comme saisie de l’objet désiré avec l, ou besoin de l’écraser et le moudre166. »

Il y en a ainsi bien des pages. Le philologue sourira de ces puérilités qui ne sont telles d’ailleurs que par leur exagération et qui ont peut-être (reportez-vous à Steinthal) un fond de vérité, mais elles nous éclairent sur un poète. Elles attestent chez Mallarmé cette imagination visuelle très précise qui s’est incorporé tout le détail matériel du livre. Elles donnent une atmosphère à son hallucination du mot. Les remarques auxquelles, dans une page de voyage, Victor Hugo s’amuse sur la forme des lettres, viennent d’une source analogue. On n’est poète que parce qu’on a conservé certaines habitudes d’enfance. Les lettres des mots, les majuscules initiales, disent aux enfants beaucoup de choses : pour eux nomina numina, et James Sully, dans ses Etudes sur l’Enfance, cite un petit garçon qui s’était pris d’une très grande et souvent exprimée sympathie pour « ce cher vieux W ».

Un livre était pour Taine un « palais d’idées ». Une page est pour Mallarmé une chambre de mots, mieux une grotte de mots, comme celles des contes orientaux.

« Les mots, d’eux-mêmes, s’exaltent à mainte facette reconnue la plus rare, ou valent pour l’esprit, centre de suspens vibratoire ; qui les perçoit indépendamment de la suite ordinaire, projetés, en parois de grotte, tant que dure leur mobilité ou principe, étant ce qui ne se dit pas du discours : prompts tous, avant extinction, à une réciprocité de feux distante ou présentée de biais comme contingence167 ».

Le mot usuel, celui du langage et des journaux, selon Mallarmé, ressemble si exactement à une monnaie que le plus souvent mettre une pièce dans une main nous dispenserait de parler. La richesse de l’esprit n’est point en monnaies qui aient cours. Ainsi un Oriental au lieu de nos papiers de banque possède dans un coffre des pierres précieuses ; — et des monnaies d’or il tourne l’emploi à celui de bijoux pour ses femmes, Mallarmé admire en Beckford « le collectionneur se procurant les mots brillants et vrais et les maniant avec même prodigalité et même tact que des objets précieux, extraits de fouilles168 ». Comme existent pour des monnaies anciennes l’usage de leur circulation et l’usage de leur beauté propre, les mots comportent à la fois ce qui se dit du discours, leur suite ordinaire, et « ce qui ne se dit pas du discours », l’éclat substantiel qui souligne, lucide contour, leur mystère, les reflets que sur eux, indépendamment des connexions techniques, allument les mots voisins.

De là, chez Mallarmé, ces touches sensuelles, ces taches de couleur, ces notations de nuances instantanées, ces interférences de reflets, toute cette vie matérielle des mots derrière laquelle se dissimule le schème logique, non comme une armature préconçue, mais comme le creux plus grossier d’un relief métallique.

La page même que je viens de citer en est un exemple. Sa clarté se lie si intimement à la « poétique » qu’elle exprime, que pour la traduire, la déformant d’ailleurs, en logique liée, je suis obligé de la prendre par le biais des images mêmes qu’elle suggère, et en dehors desquelles elle n’est rien.

Et cette figure, donnée aux mots, de pierres précieuses, revient chez Mallarmé avec une insistance bien caractéristique. Des noms transcrits littéralement par Leconte de Lisle dans ses traductions il dit : « Ces mots non traduits gardent le charme des bijoux authentiques dont un sculpteur enrichirait ses marbres purs169 ». Les mots « s’allument de reflets réciproques comme une virtuelle traînée de feux sur des pierreries »170. On reconnaît la boutique d’orfèvre où, pour les Parnassiens, tenait le monde. Gautier, qui intitulait Emaux et Camées un des livres que vénérait l’école écrivait de Banville dans son Rapport de 1867 : « Banvilleale sentiment de la beauté des mots. Il les aime riches brillants et rares et il les place, sertis d’or, autour de son idée, comme un bracelet de pierreries autour d’un bras de femme ». Ce sont ces fleurs de pierreries, mots du poète, que Mallarmé dans le Toast Funèbre suscite sur le tombeau de Gautier.

M. Maurras, en deux articles parus le lendemain de la mort du poète171 raisonne son antipathie contre Mallarmé en le rattachant à ce qu’il n’aime pas. « Il représente, l’ayant poussé à l’outrance, la perfection du système des parnassiens, et le dernier développement de l’art romantique. » M. Maurras alors rappelle Hugo, la souveraineté du mot : « Le mot jusque-là asservi tout au moins à son sens, c’est-à-dire à un certain objet qu’il représentait, est désormais pris en lui-même, uniquement choyé pour sa valeur musicale, son coloris ou sa forme. De là l’indifférence des Parnassiens au fond des sujets évoqués. Ces messieurs se contentaient d’assortir des mots à de certains thèmes et l’essentiel était pour eux d’obtenir un assortiment réussi. »

La poésie peut tout s’assimiler sous la beauté des mots. Elle peut se passer de tout sauf de la beauté des mots. Comme dans les pertes de la mémoire, cela lui reste en dernier qui a été acquis en premier, et cela c’est le mot que tous, enfants, nous avons chanté pour lui-même avant de l’employer comme un signe. Et je ne crois pas qu’il faille ici nommer plus spécialement les Parnassiens, qui ne furent nullement indifférents au fond des sujets, s’acharnèrent à en chercher de rares, se firent historiens, furent bibliothécaires et chartistes. Il faut en croire leurs œuvres plus que leur dire. Dans leur boutique d’orfèvre, la marchandise ne vaut pas l’enseigne ; leurs assortiments de mots sont généralement pauvres, et je crois bien que parmi eux Heredia seul eut le sens propre et exubérant du mot. Et puis, prendre le mot en lui-même, pour lui-même, est bien un cas pathologique, mais Mallarmé dans le Démon de l’Analogie ne l’a pas présenté autrement. L’usage du mot, en toute poésie, comporte deux limites, dont l’une est tantôt plus proche de lui, et tantôt l’autre : c’est le sens de la phrase d’abord, c’est le vers ensuite, mot supérieur, élargi « le vers, dit Mallarmé, n’étant autre qu’un mot parfait, vaste, natif172 ». Les balancements, les ruptures et les rétablissements d’équilibre entre ces trois pouvoirs — mot, phrase et vers — font la vie poétique, à l’image de la vie politique et de la vie psychologique. Et Mallarmé nous présente une occasion rare d’étudier cette vie, non seulement dans le tissu réalisé de sa poésie, mais dans la courbe de son évolution.

Ses premières œuvres le montrent découragé par la maigreur de sa veine, par la sécheresse de son développement. C’est alors qu’il rêve d’une poésie strictement formelle, d’un pur travail de mots. Je ne dis pas qu’il le pratique, mais qu’il le rêve. Le poème Las de l’amer repos est son Art Poétique d’alors. Epuisé par un travail stérile sous la lampe « qui sait pourtant son agonie » il veut « délaisser l’art vorace d’un pays cruel » et s’absorber minutieusement dans une peinture délicate avec amour suivie comme celle du « Chinois au cœur limpide et fin ».

Serein je vais choisir un jeune paysage
Que je peindrais encor sur des tasses, distrait.
Une ligne d’azur mince et pâle serait
Un lac, parmi le ciel de porcelaine nue ;
Un clair croissant perdu par une blanche nue
Trempe sa corne calme en la glace des eaux,
Non loin de trois grands cils d’émeraude, roseaux.

Pas de tableau chargé. Un ciel de porcelaine nue. Du blanc, le blanc vivant de la page intacte, — le blanc où par un effort d’ingéniosité, de réflexion, de tourment intérieur, il idéalisa son impuissance. Le « distrait » qui pointe au bout du vers comme un pied de ballerine, il le faut déjà sentir, détaché en sa parabole d’absence, comme un pur vocable mallarméen. Il matérialise imperceptiblement et d’un point au crayon désigne tout cela qui reste intéméré, la blancheur nue de la porcelaine à laquelle se réfèrent et dans laquelle palpitent, plus délicates d’isolement, les très menues lignes éparses, lac, croissant, roseaux, sans que rien transgresse les bords de la tasse fine (et pour l’artiste alors rien n’est d’autre dans l’univers). Distrait définit, en le situant dans le poète, le rapport des lacs, croissant, roseaux, au milieu blanc, entre eux circulant, qu’ils respirent. C’est l’art que condensera encore (reconnaissez le retour du procédé) le

Salut,
Solitude, récif, étoile,
A n’importe ce qui valut
Le blanc souci de noire toile.

Joignez à ces images celle des fleurs détachées « parmi l’heure et le rayon du jour », celles des pierreries solitaires entre leurs feux mutuels, et vous avez, semble-t-il à l’état de symbole, la pointe extrême de l’esthétique des mots seuls, moins parnassienne qu’hugolienne, le dernier « rameau subtil demeuré les vrais bois mêmes ».

Apparence seulement. Cette poésie des mots purs, retirée du bain oratoire, puis descriptif, où la tinrent en suspension le romantisme et le Parnasse, elle ne nous est pas tout à fait inconnue, mais bien plutôt qu’ailleurs nous la trouverions dans le symbolisme même, dans les premiers vers de M. Stuart Merrill, eu encore de Jean Moréas

Les cerfs s’en sont allés, la flèche emmi les cornes.
Aux durs accords des cors les cerfs s’en sont allés.

Je n’oserais dire que Mallarmé lui-même s’en soit expliqué, mais enfin il a voulu s’en expliquer, et il s’est défendu d’avoir réalisé une poésie de mots. Ces lignes, réponse dans l’Enquête de Jules Huret, nous éclairent suffisamment. « L’enfantillage de la littérature jusqu’iciaété de croire, par exemple, que choisir un certain nombre de pierres précieuses et en mettre les noms sur le papier, même très bien, c’était faire des pierres précieuses. Eh bien non. La poésie consistant à créer, il faut prendre dans l’âme humaine des états, des lueurs d’une pureté si absolue que bien chantés et bien mis en lumière, cela constitue en effet les joyaux de l’homme : là il yasymbole, il yacréation, et le mot poésie à ici son sens : c’est, en somme, la seule création humaine possible. Et si, véritablement, les pierres précieuses dont on se pare ne manifestent pas un état d’âme, c’est indûment qu’on s’en pare ».

Il est bien vrai que le mot n’a pas pour lui comme il l’a pour les descriptifs une valeur consubstantielle à l’objet qu’il évoque. Il n’a pas non plus cette valeur de sonorité pure, comme celle que l’on trouverait chez les poètes symbolistes que j’ai cités, ou dans les strophes si vainement splendides d’Emmanuel Signoret. La valeur du mot dépend moins du sens qu’il implique pour la pensée, moins du son qu’il rend à l’oreille, que de tout cela qu’il évoque, des lointains qu’il suscite, de la vapeur fuyante où il se dégrade. C’est dans ce sens que doit s’entendre l’image des reflets mutuels dont s’éclairent les pierreries. On saisira mieux si on compare ici Mallarmé avec les Epigones du Parnasse. Lisez un sonnet de Heredia, au hasard.

A l’ombre de la voûte en fleurs des catalpas
Et des tulipiers noirs qu’étoile un blanc pétale,
Il ne repose point dans la terre natale.
La Floride conquise a manqué sous ses pas.

Un vil tombeau messied à de pareils trépas.
Linceul du conquérant de l’Inde occidentale,
Tout le Meschacébé par-dessus lui s’étale.
La panthère et l’ours gris ne le troubleront pas.

Il dort au lit profond creusé par les eaux vierges.
Qu’importe un monument funéraire, des cierges,
La croix et la chapelle ardente de l’ex-volo,

Puisque le vent du Nord parmi les cyprières
Passe et dit à jamais d’éternelles prières
Sur le grand fleuve où dort Hernandez de Solo !

C’est le tombeau du Conquistador. Placez à côté celui du Poète.

Tel qu’en Lui-même enfin l’éternité le change,
Le Poète suscite avec un glaive nu
Son siècle épouvanté de n’avoir pas connu
Que la mort triomphait dans cette voix étrange !

Eux, comme un vil sursaut d’hydre oyant jadis l’ange
Donner un sens plus pur aux mots de la tribu
Proclamèrent très haut le sortilège bu
Dans le flot sans honneur de quelque noir mélange.

Du sol et de la nue hostiles, ô grief !
Si notre idée avec ne sculpte un bas-relief
Dont la tombe de Poe éblouissante s’orne,

Calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur
Que ce granit du moins montre à jamais sa borne
Aux noirs vols du blasphème épars dans le futur.

Du sonnet parnassien, la plus grande part de la beauté est faite des mots rares, exacts et pittoresques. Pas un soupçon de cheville. Une prose descriptive pourrait rompre le rythme du vers, elle n’aurait pas un seul mot à changer. Chacun de ces mots dit splendidement et avec plénitude tout ce qu’il veut dire, il équivaut formellement à l’objet. La perfection de cette équivalence est réalisée, en principe, par les noms propres, qui n’admettent, à côté du leur, pas d’autre sens évoqué. De là leur éclat dans la poésie parnassienne, la dilection avec laquelle ils sont cueillis, toute cette Armeria somptueuse, salle à manger d’Eviradnus, qui s’allie parfaitement aux goûts historiques de l’école. Les mots de cette poésie, immobilisés en un sens clair, plastique, sont des points d’arrêts, des images au repos.

Chez Mallarmé au contraire le mot est toujours pris de profil dans quelque acception rare. Au lieu de dire tout ce qu’il veut dire, il ne dit pas tout ce qu’il peut dire. Il n’équivaut pas à son objet, mais à quelque sujet qui penserait sous un angle personnel cet objet. Mallarmé ne se soucie pas de la beauté sonore des noms propres : il ne les emploie que pour les taire aussitôt, comme à la fin de la Prose pour des Esseintes. Ses mots sont des centres de divergence d’où se disperse un sens musical, je ne dis pas un son musiclé. Un mot est une image qui se défait dans la pensée mouvante.

Il en est ainsi de presque tous les mots essentiels du sonnet sur Poe, — sauf voix étrange amené par la rime. Grief forme un bel et pur type de mot mallarméen. Désastre à malheureusement, par son pluriel, traîné à des fins de vers. Surtout ces mots ne nomment pas, pour les faire, joyaux verbaux, des pierres précieuses ; mais aucun, même les plus matériels, hydre, ange, tribu, sol, nue, bas-relief, tombe, bloc, granit, borne, n’existe par lui-même ; il existe par l’état d’âme sous-jacent qu’il indique, il est placé en porte-à-faux, on en trouve le sens allusif par une sorte de mouvement tournant. Là, « il yasymbole, il yacréation ». C’est toujours notre idée qui sculpte le bas-relief. J’ai cité un sonnet connu, et qui peut se comparer de près à un sonnet parnassien. Mais tous les derniers sonnets, d’un mallarmisme plus concentré, plus inflexible et plus nu, offriraient des démonstrations encore plus convaincantes.

J’y cueille cet autre terme de comparaison, curieux. Ce sont les deux tercets du sonnet : Tout orgueil fume-t-il du soir.

Affres du passé nécessaires
Agrippant comme avec des serres
Le sépulcre de désaveu
Sous un marbre lourd qu’elle isole
Ne s’allume pas d’autre feu
Que la fulgurante console.

Ils allégorisent une console : les cuivres brillent sous les reflets d’un feu qui s’éteint, comme des griffes, comme une logique du passé irrévocable qui saisit du bois la masse obscurcie et vague ; le bois, forme de sépulcre, tord en arrière le désaveu impuissant de cette nécessité, de cette règle claire et roide, qui l’assiègent. Tableau hollandais de cuivres dans l’ombre, qui dégagent un symbole. Or les deux tercets expriment la même image, le premier en termes mallarméens, le second en termes ordinaires, plastiques, et qu’avouerait un Parnassien. On a dans cette fin de sonnet une sorte d’inscription bilingue, unique je crois chez Mallarmé (n’y aurait-il pas pensé en l’écrivant ?) Les vers, et presque les mots, se correspondent, deux par deux, invertis en reflet : 3 et 4, 2 et 5, 1 et 6.

La position instable et les significations détournées de ces mots paraissent communiquer à Mallarmé une perpétuelle inquiétude. Il remarque qu’il est très rare qu’un poète sache, outre la sienne, quelque langue « Nécessaire infirmité peut-être qui renforce, chez eux, l’illusion qu’un objet proféré de la seule façon qu’à leur su il se nomme jaillit natif173 ». Poète muni de deux langages, se référant fréquemment à l’anglais, il paraît chercher par-delà ces langues le mot qui avec une pureté de source à jaillit natif ». Il s’attache à des éléments visuels qui ne dépendent pas de la langue parlée, la ponctuation, les blancs. Il semble croire, en platonicien, à l’existence idéale d’une langue unique et parfaite, qui manque. Et peut-être cette existence idéale, sein brûlé de l’Amazone, est-elle faite de ce manque même. « A l’égal de créer : la notion d’un objet, échappant, qui fait défaut174 ». Nous pensons avec des mots, mais « la diversité sur terre, des idiomes empêche personne de proférer les mots qui, sinon, se trouveraient, par une frappe unique, elle-même matériellement la vérité175 ». Ce qui signifie que dans la multiplicité des langues, dans le hasard qui subsiste en chaque langue, les différentes formes de la vérité linguistique sont fragmentées. Un mot, dans une langue idéale, nous donnerait l’intuition que de tout temps il a été fait pour le sens qu’il exprime. Il apparaîtrait œuvre non de convention, de à hasard », mais de nécessité. On reconnaît la doctrine du Cratyle, si bien apparentée au reste du platonisme. « Mon sens regrette que le discours défaille à exprimer les objets par des louches y répondant en coloris ou en allure, lesquelles existent dans l’instrument de la voix, parmi les langages et quelquefois chez un. A côté d’ombre opaque ténèbres fonce peu ; quelle déception devant la perversité conférant à jour comme à nuit, contradictoirement, des timbres obscur ici, là clair176 ». Le vers a pour fonction de recréer cette langue idéale, de conférer au mot, sous son rayonnement même, son poids et sa profondeur. Il rémunère le défaut des langues, complément supérieur ». Idée lumineuse et juste qui éclaire, me semble-t-il, la technique du vers en la rapprochant de celle de la peinture ; les mots dans le vers, comme les couleurs dans un tableau, deviennent des valeurs. On le ferait sentir en prenant comme exemples les mots mêmes que cite Mallarmé. Le timbre obscur de jour s’éclaircira dans un vers en monosyllabes aux interstices baignés de lumière.

Le jour n’est pas plus pur que le fond de mon cœur.

Nuit se foncera par un entourage de mots graves ou par une répétition comme dans ces vers de Victor Hugo…

Une nuit (c’est toujours la nuit dans le tombeau)
Prions, voici la nuit, la nuit grave et sereine.

Mais la nuit transparente, de clarté douce, s’exprima aussi par des touches monosyllabiques et des syllabes claires.

La nuit de l’eau dans l’ombre argente la surface.

Ainsi, le fait que, poétiquement, le vers, système de rapports, et non le mot, existe, que le vrai mot est le mot intégral et non le mot de détail, signifie ceci : le mot constitue essentiellement une puissance de suggestion, il exerce sa suggestion sur les mots voisins avant de l’exercer par leur intermédiaire sur le lecteur. Mais, entre le mot et le vers, il y a un intermédiaire, un échafaudage nécessaire, c’est la phrase grammaticale. Tout vers est en même temps une phrase. Et voilà ce qui fait pour Mallarmé le scandale poétique. Son Art poétique, celui qu’expriment les pages de prose citées plus haut, Las de l’amer repos, le Toast Funèbre, la Prose pour des Esseintes, consiste à purifier le vers non, comme on l’a cru, de sa signification réelle, mais de ce qui dans cette signification appartient à la phrase, à la prose. Et sur sa prose même cette conception du vers a influé pour lui faire un style. La loi sera alors celle-ci : prédominance des substantifs, des touches ou des taches colorées, absence, autant que possible, des mots qui matérialisent les rapports en-objets au lieu de les confier à la pensée active du lecteur. L’ennemi à exorciser reste le développement oratoire. Il semble que Mallarmé soit gêné dans une langue à flexion, que son écriture aussi veuille

Imiter le Chinois au cœur limpide et fin.

Son idéal serait des caractères juxtaposés, sans phrase ni grammaire, où l’ordre syntaxique ne déformerait pas la pureté des mots, où l’esprit de la syntaxe serait chez le lecteur, non la réalité de la syntaxe sur le papier. Même le pluriel, qui attente au mot, est souvent évité, remplacé par l’exposant maint, qui idéalise en quelque sorte le nombre. Pareillement, des formes verbales, la plus employée est l’infinitif. Tout cela n’apparaît pas encore de façon patente dans ses premiers poèmes. Pourtant Victor Hugo ayant dit dans le Sacre de la Femme

Des avalanches d’or s’écroulaient dans l’azur,

Mallarmé, par une rencontre probablement, écrit dans les Fleurs :

Des avalanches d’or du vieil azur, au jour
Premier.

C’est précisément le verbe qui a disparu comme inutile, descriptif, oratoire.

Si nous passons au détail de ses mots, nous sommes frappés de son horreur du cliché. Je ne sais s’il a, par son effort constant, réalisé le paradoxe d’écrire absolument sans clichés. Je vois sur les premiers Poèmes quelque abus de la syllabe sonore et métallique : d’or, joaillerie parnassienne un peu facile. Dans le poème en prose Frisson d’Hiver, il écrit : « N’as-tu pas désiré, ma sœur au regard de jadis, qu’en un de mes poèmes apparussent ces mots : La grâce des choses fanées ? » Et malgré la fidélité à remplir le vœu d’une femme aimée, il ne s’est jamais résolu à inscrire dans quelque poème public une expression dont usent volontiers les conférenciers pour dames. C’est jusqu’au style très exclusivement qu’il goûtait cette sorte de grâce. Peut-être pourtant le mot lui resta-t-il, car il l’emploie dans Don du Poème.

Avec le doigt fané presseras-tu le sein
Par qui coule en blancheur sibylline la femme,

mais avec une précision originale et un souci tourmenté de créer : il s’agit de marquer le contraste de la chair, au doigt, usuelle, travailleuse, un peu jaunie, avec le jaillissement filial, la pure blancheur du sein. Mallarmé ne francise pas des mots latins, selon la méthode de l’écolier limousin, usitée sans succès vers 1889 dans les revues « jeunes ». Mais, amateur de langue neuve, il a le goût des mots et des expressions repris en leur sens étymologique et exact, lorsque ce sens, délaissé par l’usage est devenu d’apparence excentrique et précieuse : ainsi authentique, en tant que. Il représente un peu cet effort érudit et artificiel, qui a d’ailleurs propagé une végétation récente de clichés, cette constante référence, pour en déduire une signification plus pure, au type latin des mots. Je dis bien déduire, et il n’est pas certain que ce soit là un rajeunissement, un baptême des mots français par de l’eau fraîche ; peut-être est-ce sur leur front une cendre inquiétante par laquelle semblent les rappeler leurs pères ensevelis de Rome. Ainsi « les roues assoupissant l’interjection de fleurs », « l’effort à proférer un vocable », « une nudité de héros tendre diffame177 ». « Cent affiches s’assimilant l’or incompris des jours », « Ne divulgue pas du fait d’un aboi indifférent l’ombre ici insinuée178. » Ce n’est pas autrement, mais c’est avec un sens plus robuste des ressorts de la langue que Victor Hugo écrit :

Tout avait la figure intègre du bonheur…
C’est trop peu d’être blanc, le lys était candide…

Mallarmé transfère volontiers une épithète du sens d’objet au sens d’agent :

Des dormeuses parmi leurs seuls bras hasardeux,

entendez jetés au hasard, les enlaçant confusément.

Figurent un souhait de tes sens fabuleux,

entendez non objet de fable, mais qui engendrent des fables. Et rien de plus naturel dans une poésie où les mots sont des foyers de suggestion.

Comme tout poète il se plaît à certains mots, qui reviennent dans sa prose autant que dans ses vers et forment, reconnus, clés noyaux, lumineux. Ce sont parfois de vieux restes parnassiens, des lambeaux de rime incorporés dans le vers comme désastre, — des mots dont, par une heureuse rencontre, le sens et la portée demeurent consubstantiels à leur sonorité : tel considérable, terme en effet ample et étoffé, et qui lui sert souvent de superlatif de grandeur. La gerbe de fusées, un soir de fête nationale, est un « considérable emblème d’or et de moissons179. »

S’il ne fait ton princier amant
Dans la considérable touffe
Expirer comme un diamant
Le cri des gloires qu’il étouffe.

Bouffée aussi, en lequel il goûte une harmonie pareille du signe à ce qu’il signifie, et que Chateaubriand, en fin connaisseur de mots, avait déjà apprécié : à Bonaparte dont la bouffée généreuse était exhalée. » — Furie, généralement la conviction, l’ardeur et l’angoisse du génie qui travaille, — Maint si fréquent. — Les mots négatifs, qui expriment, avec une ferveur sous une paupière baissée, un repos, un silence, un vide, nonchaloir, absence, fuite. — Des mots qui mettent autour d’un terme usuel plus d’hermétisme rare : grimoire, désuétude. — Laps, pris absolument, qui épouse si juste le cours silencieux du temps.

Dans maint, laps, pli, il aime sans doute ces monosyllabes coulants et silencieux, sortes de larmes de saint Laurent, qui font la beauté de la poésie anglaise. Mais par quelle perversité cet artiste délicat des mots paraît-il rechercher, dans sa prose, certains termes vraiment affreux ? Est-ce pour la vider davantage d’harmonie oratoire ? Que font là ces deux bottes reprises aux gendarmes de Jules Moinaux : « Il leur fallait s’amuser nonobstant180. » « Subséquemment aux assauts d’un médiocre dévergondage181 », — ou des vocables comme « circonstanciaientsa beauté182 », « poursuivre une jouissance dans la différenciation de quelques brins d’herbe183 » ? Pourquoi par « une simple adjonction orchestrale184 » évoquer sous son ceinturon de garde national l’adjonction des capacités ? Et l’on pose un pied nu sur un tesson de bouteille sale quand, aux pages 91 et 155 de Divagations, on rencontre le mot, ornement de la langue électorale et parlementaire : compromission.

« Cratyle à raison de dire qu’il existe des noms naturels aux choses, et que tout homme n’est pas un artisan de noms, mais que l’est celui-là seul qui considère quel nom est naturellement propre à chaque chose et qui sait en reproduire l’Idée dans les lettres et les syllabes ». Ainsi parle Platon dans le Cratyle. Telle est la pensée de Mallarmé, la raison de son goût instinctif pour certains mots qui semblent reproduire en leurs lettres et en leurs syllabes leur Idée même. Mais entre les éléments des mots une telle concordance n’existe que par la plus rare exception. C’est au poète, seul artisan de noms qu’il appartient d’en réaliser la plénitude. Or son art ne s’exerce que sur ces groupes de noms qui sont les vers. Comme l’individu isolé n’est selon Comte qu’une abstraction sociale, le mot, dont heureusement j’ai très mal réussi à isoler l’étude, n’est qu’une abstraction rythmique. Le vrai mot c’est le vers, et ces lignes de Mallarmé continuent exactement celles de Platon : « Le vers qui de plusieurs vocables refait un mot total, neuf, étranger à la langue et comme incantatoire, achève cet isolement de la parole : niant, d’un trait souverain, le hasard demeuré aux termes malgré l’artifice de leur retrempe alternée en le sens et la sonorité, et vous cause cette surprise de n’avoir ouï jamais tel fragment ordinaire d’élocution, en même temps que la réminiscence de l’objet nommé baigne dans une neuve atmosphère185. »

Chapitre V. Le vers §

Poète et cela seulement, ayant ramassé autour du fait poétique toutes ses puissances de penser et toutes ses raisons d’exister, puisant dans la difficulté même de son talent la nostalgie et l’idéalité qui exhaussaient encore un rêve réalisé par crises, Mallarmé vit dans le vers la vérité pure, nue. Il s’en préoccupa en artiste réfléchissant, fervent dans « la gloire ardente du métier », et de ce point de vue il maintint entre le Parnasse et le symbolisme, par son œuvre, sa conversation, son influence, une tradition qui subsiste aujourd’hui chez les bons poètes. Les Parnassiens, dont il fut, étaient revenus à une habitude que du xve siècle à la fin du classicisme conservèrent en général les poètes français, celle de s’intéresser à leur métier et de disputer sur ses secrets. Les Arts Poétiques en prose et en vers abondèrent alors, et la théorie de la poésie forma un terrain commun où se rencontraient les doctrinaires et les praticiens. Au contraire la partie théorique du romantisme est presque nulle. Cela, qui sent son Boileau, est remplacé par des tirades sur l’inspiration, la passion, la liberté. Sainte-Beuve dans son Tableau, plus tard Gautier dans les Grotesques, donnent des exemples curieux de théories par allusions rétrospectives, sortes d’Histoires des Girondins poétiques. Presque toute la capacité d’exposition didactique est accaparée par une question : le rôle social du poète, qui tient en 1830 une place bruyante, comme l’ouvrier en 1848. La préface de Cromwell n’a pas de lendemain, et celles qui suivent constatent en général que « l’heure politique est grave ». Lorsque l’art social, la poésie sentimentale, piétinent et se dissolvent dans une boue de rabâchage, on se reprend à discuter les questions de métier. L’exemple des peintres, la fréquentation des ateliers, y ramènent les poètes. En 1857 les Goncourt écrivent après une réunion à l’Artiste : « Il nousasemblé tomber dans une bataille de grammairiens du Bas Empire ». Mallarmé appartient exactement à cette lignée. Ses mardis furent un centre de discussions techniques. Il y fit un peu école : les poètes se doublent aujourd’hui de théoriciens, — et le pas qui sépare du ridicule cette excellente ambition, on le franchit au moyen d’un « manifeste ».

Il admire, chez Banville, « l’épuration, par les ans, de son individualité en le vers » et c’est chaque vers qui pourrait, par ses résonances lointaines et ses horizons intérieurs, lui suggérer ainsi que le Livre une « superposition de pages comme un coffret, défendant contre le brutal espace une délicatesse intime reployée186 ». Et l’amour du vers pour le vers, non pour sa place dans un sujet, une série, un organisme, est une tentation de sa poésie.

Son œuvre présente un rare musée de vers isolés, que l’on caractériserait en puisant des métaphores dans l’art lapidaire. Le Toast Funèbre, Hérodiade, l’Après-midi, en sont de radieux écrins. « Le vers qui refait un mot neuf et comme incantatoire… » Ces purs mots incantatoires nous révèlent peut-être un des secrets glorieux de sa rareté. Comme la poésie de Hérédia se cristallise en sonnets, celle de Mallarmé tend à se cristalliser en vers uniques. Hérodiade, idole vide parée de joyaux, serait une juxtaposition simple de beaux vers, si précisément la conscience et l’angoisse de ce vide ne lui conféraient quelque vie barbare.

Ce vers mallarméen je l’analyserai dans ses éléments, ses rimes, ses assonances et allitérations, le détail de son rythme, puis j’arriverai à l’attitude de Mallarmé devant les transformations contemporaines du vers. La rime riche et rare, à la Banville, qu’il pratiqua, le vers libre qu’il vit éclore autour de lui avec une curiosité troublée, retracent tout idéalement, d’un bout à l’autre de sa poésie, la courbe d’une évolution historique.

Mallarmé a aimé la rime jusqu’à se laisser bien souvent, et non pas seulement dans ses Vers de circonstance, commander par elle. Il rime parfois difficilement, parfois acrobatiquement, emploie sa patience à chercher de belles rimes. Il se rapproche, ici encore, de Baudelaire, amateur de rimes rares, mais qui, loin de donner comme un classique, comme Hugo, l’impression de rimes jaillies du vers, les rejoint mal au vers, les rapporte du dehors. Tel sonnet de Baudelaire à ses quatorze rimes en épithètes banales. Voyez maintenant dans Tristesse d’Eté le sentiment baudelairien, imité de très près, s’accompagner précisément de ces mêmes rimes négligées, de cette même faiblesse de facture, qui faussent par moments les Fleurs du Mal.

Le soleil, sur le sable, ô lutteuse endormie,
Dans l’or de tes cheveux chauffe un bain langoureux,
Et, consumant l’encens sur ta joue ennemie,
Il mêle avec les pleurs un breuvage amoureux.

Banville eut trouvé là une confirmation de son paradoxe que les mauvais vers vont nécessairement avec les mauvaises rimes. Cela est rare d’ailleurs chez Mallarmé. D’ordinaire sa rime est choyée, précieuse et belle, et là-dessus jusqu’à la fin il ne transigea pas. Dans ses sonnets, ce n’est pas la rime qui vient en cheville, c’est le reste du vers qui sert de cheville à la rime. Il a écrit des sonnets en véritables bouts-rimés, sur quatre rimes uniques. Telles les rimes masculines aux quatrains des deux sonnets :

Le temple enseveli divulgue par la bouche

et

Ses purs ongles très haut dédiant leur onyx.

Cette recherche se retrouve en des sonnets de Baudelaire, ainsi dans les deux quatrains de Sed non satiata. C’est sans doute avec un dessein préconçu, peut-être spirituel, que Heredia déploie le même artifice dans l’Orfèvre : sonnet-enseigne, dirait-on, du Parnasse.

Mallarmé aime des chocs de rime, comme

Par son chant reflété jusqu’au
Sourire du pâle Vasco.

Presque tous les Loisirs de la Poste sont des jeux sur des noms de rue comme

A toutes jambes, Facteur, chez l’
Editeur de la décadence,
Léon Vanier, quai Saint-Michel,
Dix-neuf, gambade, court et danse.

ou de correspondants, comme

Clermont-Ferrand du Puy-de-Dôme,
Matin, discrètement mets-l’y,
Cette missive, presque en tome,
Pour Hector Giacomelli.

Le sonnet à Puvis de Chavannes est fait, aux rimes féminines des quatrains, sur les deux homonymes gourde et les deux homonymes sourde.

Il a pratiqué la rime d’équivoques avec une joie subtile et amusée. Il aimait en elle le sanctuaire technique, le fin du fin au métier du poète. Comme Banville il concevait un comique supérieur, un esprit funambulesque, dans ce calembour idéalisé de la rime opulente. Sur les quatrains bouffons qu’il donnait à des amis, cette rime offrait de ces joies

Sans même s’enrhumer au
Dégel, ce gai siffle-litre
Crie un premier numéro.

Souvent, plutôt, accompagnement musical qui ceint d’un fil de lumière quelque extrême de délicatesse et fait signe de ne point l’alourdir. Dans cette périphrase de dentelle qui désigne l’éventail de mademoiselle Mallarmé :

Le sceptre des rivages roses
Stagnant sur les soirs d’or, ce l’est,
Ce blanc vol fermé que tu poses
Contre le feu d’un bracelet.

la rime précieuse qui la termine ne paraît-elle pas quelque fine gourmette, chef-d’œuvre d’orfèvrerie parnassienne, qui, à la main de jeune fille où fleurit l’éventail, réunit de sa liane, comme un rayon rosé du soir, les ailes blanches au repos ?

L’octosyllabe porte d’ailleurs la rime équivoque avec plus d’aisance et de liberté que le grand vers. Quand les petits vers forment des stances, ils exigent presque impérieusement la rime ample. Les Emaux et Camées ont beaucoup fait pour la technique de ce vers. Musset, qui est presque un contre-rimeur, est bien obligé de rimer richement la Ballade à la Lune ou la Réponse à Charles Nodier.

Je brochais des ballades, l’une
A la lune,
L’autre à deux yeux noirs et jaloux
Andalous.

Ce sont les rimes en équivoque qui mettent à dessein autour de la Prose pour des Esseintes son atmosphère d’ironie et ses plans d’imperceptible sourire.

Par-là Mallarmé tient le plus authentiquement au Parnasse, à Banville qu’il avoua pour héros. Il va de la rime au vers plus que du vers à la rime. Un beau vers se cristallise autour d’une belle rime. Et cette conception tient de près au reste de son art.

Racine avait appris de Boileau à faire difficilement des vers faciles. Mallarmé fit difficilement des vers difficiles. « L’œuvre pure, dit-il, implique la disparition élocutoire du poète, qui cède l’initiative aux mots187. » Le manque d’initiative poétique, la sécheresse, n’impliquent-ils point cette initiative laissée aux mots, particulièrement aux mots prépondérants de la rime ? De là les bouts-rimés de Ses purs ongles, Le temple enseveli, Toute aurore. Ainsi Malherbe, dont la veine n’était pas plus abondante, « s’étudiait fort, dit Racan, à chercher des rimes rares et stériles, sur la créance qu’il avait qu’elles lui faisaient produire quelques nouvelles pensées, outre qu’il disait que cela sentait son grand poète de tenter les rimes difficiles qui n’avaient point été rimées188 ». A l’objection que la recherche de la rime rare fait dégénérer la poésie en bouts-rimés, Banville répondait que ce n’est pas la poésie qui imite les bouts-rimés, ce sont les bouts-rimés qui imitent la poésie. Mais imitation de la poésie et poésie ici se confondent. Mallarmé fait de ces bouts-rimés comme le chrétien de Pascal, quand la foi et la grâce manquent, fait dire des messes et prend de l’eau bénite. L’initiative passe de l’esprit aux mots comme ici de l’esprit aux choses.

Ne nous méprenons pas sur ce terme de bouts-rimés, que Mallarmé lui-même provoque quand il parle de céder « l’initiative aux mots ». La suggestion des phrases par les mots, c’est l’essentiel de l’inspiration.

Le principe de Boileau sur la rime esclave contredit exactement la loi du lyrisme telle qu’après Banville la discerne Mallarmé. A vrai dire, chez un lyrique idéal, illimité, comme Victor Hugo, il n’est plus, de poète à rime, ni maître ni esclave, mais une seule, indiscernable et unanime volonté. Et Mallarmé, à propos de Banville, l’indique avec une fine justesse, admirant sa rime « parce qu’elle ne fait qu’un avec l’alexandrin qui, dans ses poses et dans la multiplicité de son jeu, semble par elle dévoré tout entier comme si cette fulgurante cause de délices y triomphait jusqu’à l’initiale syllabe189 ».

Vieux problème de la nécessité et de la liberté que les philosophes accordent en faisant de la liberté le consentement à la nécessité ; attitude, selon Pascal, des hommes qui, ne sachant faire que ce qui est juste soit fort, établissent que ce qui est fort sera juste. Ne pouvant, ne voulant ployer la raison a la rime, le lyrisme, par son miracle transfigurateur, donne au sens de la rime, ramené en esprit jusqu’à la première syllabe du vers, la prérogative d’une raison supérieure. Le principe de Banville, que le vers est dans la rime, implique que la rime gouverne déjà, dès la première syllabe, tout le vers.

Dans une telle doctrine, le xviie siècle n’eût vu qu’un paradoxe erasmien, un Éloge de la Folie : car son vers (La Fontaine à part) est fait pour exprimer des raisons et nul ne songerait à demander à la rime des raisons. Malherbe, dans les lignes que j’ai citées, lui demande des « pensées » chez lui discontinues, pénibles, « quêtées ». Mais le vers romantique ou parnassien a pour fonction de dérouler un sentiment ou d’évoquer des images, plus extérieurement ici et là plus allusivement. La rime est alors propre à canaliser le sentiment fluide ou à susciter des associations d’images. D’une rime à une autre le poète fait du vers un pont souple de lianes et de fleurs, et, le poème écrit, si mêlé aux branches des arbres qu’il ne s’en discerne pas, que la forêt n’est plus qu’un nid de verdure et de musique.

Si le poète, ou du moins si Hugo, Banville, Mallarmé, partent de la rime, si, de ce noyau se développe, après des fluctuations, le vers, si le « rimeur » va de la rime au vers, le lecteur, lui, va du vers à la rime, ou plutôt du vers au vers par l’intermédiaire de la rime. Pour lui la rime termine le vers, qui pour le poète émanait de la rime. Le rêve de Mallarmé fut, en poussant à l’extrême la puissance de suggestion, de faire recomposer par le lecteur le travail créateur de l’auteur : hyperbole, loin en deçà de laquelle son effort expire ; car la rime, de lui comme de tout poète, ne saurait assumer chez le lecteur le rôle prépondérant qu’elle a joué chez l’auteur. La poésie spécule nécessairement sur ce fait que le lecteur est différent de l’auteur, que l’impossible de l’un est le nécessaire de l’autre. Aussi est-ce du point de vue du lecteur que dans la rime Mallarmé remarque très justement l’élément moteur des vers, grâce auquel ils n’existent plus, comme chez les anciens, isolés et formant un tout « qu’emplissait une bonne fois le métal employé à les faire au lieu qu’ils (les vers modernes) le prennent, le rejettent, deviennent, procèdent musicalement, en tant que stance, ou le Distique190 ».

Dans sa poésie plus peut-être qu’en toute autre, ce rôle de la rime est nécessaire. D’une part, souvent, il se préoccupe de formuler, d’arrêter avec délicatesse un mouvement, d’exprimer un état d’âme en sa fluidité. D’autre part, il échoue à tout développement oratoire, à tout discours. Il égrène le discontinu, indépendant des ordinaires courbes logiques, sues d’avance. De sorte que tout le mouvement d’un poème sera, chez lui, dans la rime. Contre la hantise du beau vers, du « vers solitaire » comme on disait au xviiie siècle, la Rime maintient la présence d’un élément moteur, oratoire, minimum. « Dans notre langue, dit-il, les vers ne vont que par deux ou à plusieurs, en raison de leur accord final, soit la loi mystérieuse de la Rime, qui se révèle avec la fonction de gardienne et d’empêcher qu’entre tous, un usurpe ne demeure péremptoirement191. » Cela est si vrai que chez Victor Hugo le mouvement oratoire et la belle rime forment une sorte de surabondance et de pléonasme. L’éloquence, chez Lamartine et Musset, se passe parfaitement de rime riche.

Sa rime est toujours pour l’œil. Il est fidèle simplement à la tradition de la poésie française, qui est, depuis Malherbe (« Il voulait, dit Racan, qu’on rimât pour les yeux aussi bien que pour les oreilles »), une poésie écrite et imprimée. On sait qu’Hugo n’hésite jamais à faire rimer Lupus et rompus — net et cornet — Venus et nus — Cette rime riche sous sa forme visuelle classique se relie parfaitement aux préoccupations de Mallarmé. Elle est un produit du Livre. Au contraire toute poésie dite est assonancée, et il semble curieux que la rime née d’un instinct musical ait pris ce sens et ce rôle principalement visuels. Mallarmé a-t-il songé que la déesse elle-même du vers parnassien venait ainsi confirmer sa parole que tout existe pour aboutir à un Livre ?

La rime, l’assonance et l’allitération font toutes trois parties constitutives du vers français, ou mieux elles sont trois formes entrecroisées d’une même harmonie. L’assonance et l’allitération sont pratiquées de façon constante par certains poètes, à l’exclusion des autres. Becq de Fouquières dans son Traité appelle l’attention sur leur abondance extraordinaire chez Racine. Victor Hugo en joue avec une ampleur et une sûreté merveilleuses.

La terre fut jadis, alma Cérès,
Mère aux yeux bleus des blés, des prés et des forêts.
(A la Terre.)

Elles sont, pour la prose, des esprits actifs et tout-puissants de beauté verbale, et plus fréquentes peut-être dans Chateaubriand que dans Racine. Flaubert qui disait qu’une assonance doit être évitée, dût-on y passer huit jours, en place une fort belle à la première ligne de Salammbô, « C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar ». Les à redoublés des trois noms propres déploient un rideau de pourpre sombre au seuil du roman barbare. Victor Hugo, faisant gravir aux cuirassiers de Waterloo « comme un bélier de bronze qui ouvre une brèche, l’épouvantable pente de boue du Mont Saint-Jean » réalise par l’allitération des labiales, la perfection de ce qu’on appelait autrefois l’harmonie imitative. « Les cariés rongés par cette cavalerie forcenée se rétrécissaient sans brancher ». Le sol, sous la charge, tremble des r accumulées, l’allitération pressée des e immobilise et soude comme des crampons de fer le mur uniforme et impassible de l’infanterie anglaise, et le seul mot métallique et clair de cavalerie met au-dessus, droite dans le soleil, une latte dardée de cuirassier.

Je rappelle, entre d’innombrables, ces exemples, pour que l’on s’étonne moins de voir Mallarmé chercher constamment l’harmonie de ses vers dans l’assonance et l’allitération. En outre des ressources poétiques françaises, il s’inspire peut-être de la poésie anglaise, ou plutôt il en subit inconsciemment l’influence. Ainsi M. Stuart Merrill, qui dans ses premiers recueils a exploité avec système et persévérance ces procédés est Hâtivement de langue anglaise. Le livre des Mots Anglais, sa bizarre anatomie des consonnes, doit être ici rappelé. Mallarmé y écrit : « Au poète comme au prosateur savant, il appartiendra, par un instinct supérieur et libre, de rapprocher des termes unis avec d’autant plus de bonheur pour concourir au charme et à la musique du langage, qu’ils arrivent comme de lointains plus fortuits : c’est là ce procédé, inhérent au génie septentrional et dont tant de vers célèbres nous montrent tant d’exemples, l’Allitération ». Voici quelques exemples d’assonance :

1. Vers le grand crucifix ennuyé du mur vide.
(Les Fenêtres.)
2. Aux fenêtres qu’un beau rayon clair veut hâler.
(Id.)
3. Et la bouche fiévreuse et d’azur bleu vorace.
(Id.)
4. A renaître portant mon rêve en diadème.
(Id.)
5. Vermeil comme le pur orteil du séraphin.
(Les Fleurs.)
6. Chevauchant tristement en geignant du latin.
(Le Sonneur.)
7. Fuir, là-bas fuir ! Je sens que des oiseaux sont ivres
D’être parmi l’écume inconnue et les deux.
(Brise Marine.)
8. Je veux que mes cheveux qui ne sont pas des fleurs.
(Hérodiade.)
9. Des dormeuses parmi leurs seuls bras hasardeux.
(L’Après-Midi.)
10. Et pour faire du songe ordinaire de dos.
(Id.)
11. Ô jour qu’Hérodiade avec effroi regarde.
(Hérodiade.)
12. La tienne
Oui seule qui du ciel évanoui retienne.
(Victorieusement fui.)
13. Mais chez qui du rêve se dore
Tristement dort une mandore.
(Une dentelle s’abolit.)
14. Basse de basalte et de laves.
(A la nue accablante tu…)
15. Verlaine, il est caché parmi l’herbe, Verlaine.
(Anniversaire.)

L’assonance élargit le vers, l’étoffe, lui donne, sans rompre l’ampleur de son jet, je ne sais quelle ombre de dualité. Elle rappelle l’amande double d’une « philippine ». Elle est aussi comme une rime dispersée et poudroyante, elle en mobilise davantage la fonction motrice. Observez que presque tous les vers que je viens de citer impliquent en effet, dans leur sens, quelque tendance motrice. Et à défaut de celui-là, l’assonance peut produire un autre effet. Des deux mots en assonance l’un exprime le reflet de l’autre (2 et 5). L’assonance déroule une monotonie d’existence (6), développe une vision prolongée (10), fixe ses deux syllabes élargies comme deux yeux hystériques (11), rend sensibles (12), les affirmant comme par un « je le maintiens » dans le oui les lambeaux d’ancien ciel d’or suscités par la chevelure, vibre (13) sous une aile de rêve comme une corde d’instrument musical — celle de la Pénultième ? — pose (14) (il n’y a qu’à répéter) une basse de basalte et de laves, mêle (15) à une présence naturelle une présence humaine.

Mais un sonnet de Mallarmé, un des plus beaux, offre un système plus savant et plus complexe d’assonances.

Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui
Va-t-il nous déchirer avec un coup d’aile ivre
Ce dur lac oublié que hante sous le givre
Le transparent glacier des vols qui n’ont pas fui ?

Un cygne d’autrefois se souvient que c’est lui,
Magnifique, mais qui sans espoir se délivre
Pour n’avoir pas chanté la région où vivre,
Quand du stérile hiver à resplendi l’ennui

Tout son col secouera cette blanche agonie
Par l’espace infligée à l’oiseau qui le nie
Mais non l’horreur du sol où son plumage est pris.

Fantôme qu’à ce lieu son pur éclat assigne,
Il s’immobilise au songe froid de mépris
Que vêt parmi l’exil inutile le Cygne.

Les quatorze rimes du sonnet sont en i, comme dans une laisse assonancée de chanson de geste. Elles développent sur la voyelle aiguë et contractée la monotonie d’un vaste espace solitaire, silencieux, tout blanc de glace dure. Elles dessinent du haut en bas comme le méridien du poème (et l’élément visuel est assez développé chez Mallarmé pour que j’use ici d’une image juste. Mais les derniers vers des tercets reproduisent transversalement la même ligne d’assonances, en parallèles. Le dernier vers des quatrains étale d’un grand geste nu, sous le soleil froid qui l’éclairé, la congélation qu’il exprime. Dans le dernier vers du sonnet, le dernier mot, la longue du Cygne, soulignée visuellement par la majuscule (rare chez Mallarmé), isolée et mise en valeur entre trois syllabes demi-muettes, arrête avec sûreté et poids l’oiseau dans cet espace de consonances, blanc comme lui, et dont en lui se gonfle le cœur harmonieux, nostalgique, douloureusement.

L’image autour de laquelle cristallise ici cette musique verbale est d’ailleurs celle même esquissée dans le Nénuphar Blanc, « en mémoire d’un site l’un de ces magiques nénuphars clos qui y surgissent tout à coup, enveloppant de leur creuse blancheur un rien, fait de songes intacts, du bonheur qui n’aura pas lieu, et de mon souffle ici retenu dans la peur d’une apparition ». Et il emporte « comme un noble œuf de cygne tel que n’en jaillira le vol… son imaginaire trophée ». Sur le même motif, une ombre de rêve dans l’ébauche en prose, une amertume de déchéance dans le chef-d’œuvre en vers.

L’allitération lui apporte la même abondance et la même souplesse de ressources.

La cueillaison d’un rêve au cœur qui l’a cueilli.
(Apparition.)
Et laisse un bloc boueux du blanc couple nageur.
(Le Guignon.)
Vers l’Azur attendri d’octobre pâle et pur.
(Soupir.)
Je me mire et ne vois ange ! et je meurs et j’aime.
(Les Fenêtres.)
Celle qu’un sang farouche et radieux arrose.
(Les Fleurs.)
Oui roulant sur des mers de soupirs qu’elle effleure
(Id.)
Ainsi qu’une joyeuse et tutélaire torche.
(La chevelure vol…)
Excepté qu’un trésor présomptueux de tête.
(Victorieusement fui.)
Que doit un tassement du principal pilier
Précipiter avec le manque de mémoire
(Hommage.)
Figurent un souhait de tes sens fabuleux
(L’Après-Midi.)
Aboli bibelot d’inanité sonore.
(Ses purs ongles très haut.)
Coure le froid avec ses silences de faulx.
(Mes bouquins refermés.)
Hilare or de cymbale à des poings irrités.
(Le Pitre châtié.)

L’allitération et l’assonance deviennent détestables si elles se prolongent en un procédé constant. Elles doivent rester exceptionnelles, et leur beauté est liée aux espaces, autour d’elles, de vers ordinaires sur lesquels elles se détachent et dont, comme des clous d’or, elles soutiennent la draperie. C’est l’abus de l’allitération qui place ce quatrain du Tombeau de Charles Baudelaire sous une raide vitrine de musée

Le temple enseveli divulgue par la bouche
Sépulcrale d’égoût bavant boue et rubis
Abominablement quelque idole Anubis,
Tout le museau flambé comme un aboi farouche.

Et le plafond est bien froid, en effet, où se tient celui-ci :

Je crois bien que deux bouches n’ont
Bu ni son amant ni sa mère,
Jamais à la même Chimère,
Moi sylphe de ce froid plafond.

Mais l’allitération des nasales où tomba Voltaire comme dans un piège à loups.

Non, il n’est rien que Nanine n’honore

voyez là décrire un parcours délicieux d’étoile filante dans ce vers de Mallarmé :

Une sonore, vaine et motonone ligne
(L’Après-Midi.)

Pourquoi, de ces deux vers, construits l’un et l’autre sur la même allitération, l’un est-il ridicule et l’autre parfait. Il ne suffit pas de dire que « trop est trop ». Dans le vers de Voltaire l’allitération aboutit à donner aux consonnes une place exorbitante, à supprimer, en mangeant les voyelles, en les délayant dans les e muets ou sourds, tout accent rythmique. Comme Mallarmé lui-même, après bien d’autres, le remarque dans les Mots Anglais, les consonnes forment le squelette du mot et les voyelles sa chair. Le vers de Nanine rappelle alors exactement cet étrange Voltaire nu de Pigalle, chapelet et cliquetis d’os échappé de quelque danse macabre. Et cela est si vrai que la même suite de nasales, les mêmes termes, convenablement accentués, formeraient un vers acide encore, mais agréable.

Et Nicolas n’eut rien qui n’honorât Nanine

se dirait bien, marotte à grelots, de quelque bois qu’aurait habité une nymphe galante de Watteau, et l’hexasyllabe n’y choque pas plus que le second hémistiche dans le vers de Musset

Ce ne sera jamais que Ninette et Ninon.

Mais le vers de Mallarmé est rendu délicieux par la simplicité et la belle santé des accents bien en chair. Sa régularité déploie pour l’oreille la ligne même qu’il évoque aux yeux : les deux accents secondaires, assonances, se correspondent aux syllabes antépénultièmes des deux hémistiches, et la même brève demi-muette les sépare des deux accents principaux.

Cette même allitération, jointe à celle des labiales, exprime, ou plutôt « fait », selon la formule mallarméenne, joliment un coquillage, un « ptyx ».

Aboli bibelot d’inanité sonore.

L’allitération des sifflantes est aussi dangereuse que celle des nasales. Elle a valu à Racine le mauvais vers des serpents. Mallarmé peut y trébucher de façon malheureuse. Ce vers

Quel feuillage séché dans les cités sans soir
(Le Tombeau de Baudelaire.)

rappelle fâcheusement celui de Boileau qui

N’a fait de chez Sercy qu’un saut chez l’épicier

et fera bien d’y demeurer.

Et pourtant cette allitération, elle aussi, quand elle est nourrie convenablement de voyelles, quand elle soutient discrètement de beaux accents espacés, peut devenir charmante. Quel délice, chez Mallarmé, que ce premier vers

Le visible et serein souffle artificiel.
De l’inspiration, qui regagne le ciel !

Je voudrais considérer maintenant le vers de Mallarmé au point de vue propre des accents et du rythme, c’est-à-dire dans son essence même, puisqu’un vers, français ou autre, n’est qu’un rythme obtenu par un jeu d’accents. Mais il faudrait, pour aller loin, toucher à tant de questions délicates et encore mal débrouillées, que je me borne à quelques remarques.

L’alexandrin, je le rappelle, est fait, non de douze ou treize syllabes (cela est une conséquence ou un accident) mais de quatre accents espacés, un dont la place, à la rime, est fixe, un dont elle l’est, à la césure, à peu près, deux dont elle est, dans le corps des hémistiches, presque facultative. Il va de soi qu’à ce point de vue le vers de Mallarmé ressemble à celui de tout poète français. Il faut noter seulement les cas où il échappe, pour des raisons, à la loi des quatre accents, ou la tourne : je relèverai, pour l’analyse, quelques vers qui ont plus ou moins de quatre accents.

Tison de gloire, sang par écume, or, tempête,
(Victorieusement fui.)

Voilà un vers à six accents, qui figure un coucher de soleil emblématique Cette surabondance de longues et de fortes a pour effet de matérialiser, d’alourdir, de rendre épaisses comme des couleurs déposées au couteau, les nuées chaudes, les barres de feu sur un ciel du soir. C’est l’image visuelle dans laquelle se coule, pour lui donner une substance et une chair, la sensation de poids (Mallarmé, dans une édition antérieure, avait même écrit

Soupirs de sang, or meurtrier, pâmoison, fête !

où presque toutes les syllabes sont accentuées, et qui, non par le défaut de césure, mais par l’excès des longues et des fortes, n’a plus guère de rapport avec un alexandrin français). Ce vers pesamment armé appartient en somme au même ordre esthétique que cette phrase de Saint-Simon. Parlant des cardinaux et faisant illusion à Retz, il écrit : « Le Roi avait senti, au commencement de son règne, le poids insultant de cette pourpre jusque dans sa capitale192. » Ce sont bien les termes d’un homme qui, sur un ennemi « assène un regard ». Le rouge de la pourpre a pour lui un poids, (ainsi dans la Descente de Croix de Rubens le rouge du vêtement qui drape Saint Jean exerce, comme soutien, comme pilier des couleurs la même fonction que Saint Jean lui-même, recevant sur ses bras le corps du Christ). Ce poids, il est, dans la dernière partie de la phrase, rendu sensible, il passe en la voix même, par l’éclat des mots, l’insistance des syllabes fortes, l’allitération des labiales et des dentales. Et tout cela, qui est, pour un écrivain, la substance naturelle de la langue, on n’accusera pas Saint-Simon de l’avoir cherché.

Ce vers suraccentué de Mallarmé n’est d’ailleurs admissible, cela va de soi, que comme une rupture exceptionnelle parmi des alexandrins accentués régulièrement.

L’accent dans le vers ne se sépare pas de la césure et de la coupe, puisque la césure n’est autre chose qu’un accent fort, à place fixe. Si je les distingue par abstraction, c’est que, dans le vers régulier, un certain élément visuel vient s’ajouter à la coupe. Mais tout vers où le nombre des accents est supérieur ou inférieur à quatre implique un déplacement ou une suppression de la césure classique. Voici deux vers à cinq accents.

Que se dévêt pli selon pli la pierre veuve
(Remémoration.)
Sinon d’épandre pour baume antique le temps
(Id.)

Le premier est nettement trimère, sans césure secondaire à l’hémistiche. L’accent supplémentaire crée une impression de détail et de minutie qui est d’accord avec le sens du vers. Le second vers continue dans le sonnet, à une autre place, l’impression du premier, celle d’un mouvement méticuleux et ralenti. Il est d’ailleurs plus difficile à accentuer, et je n’en défendrai pas le rythme.

Le vers suivant appartient à un ordre analogue :

Se traîner le soleil jaune d’un long rayon
(Soupir.)

Ses accents lui donnent son effet saisissant. Il y en a le nombre ordinaire, quatre, sur la troisième, la septième, la dixième et la dernière. Mais si ce sont là les accents forts, sur les autres syllabes demeurent des accents secondaires qui prolongent, qui étirent le vers, comme ce long rayon même de soleil automnal, rendu solide et plastique Les fortes assonances du dernier quart syllabique équilibrent presque, par leur densité, le développement en longueur des trois premiers quarts, de sorte que si ce quart syllabique n’est pas tout à fait une moitié rythmique, du moins il ne s’en faut guère.

Je passe à l’alexandrin qui comporte un nombre d’accents inférieur à la normale, c’est-à-dire trois, puisqu’il ne peut descendre au-dessous.

Des calices
De mes robes, arôme aux farouches délices,
Sortirait le frisson blanc de ma nudité
(Hérodiade.)

L’accent placé, avec la césure, sur la septième syllabe — blanc — fait tomber, à l’hémistiche, celui de la sixième193. Il ne reste que trois accents, et il semble à l’oreille que le quatrième ait glissé dans la chute même évoquée de robes, laissant ce monosyllabe de blanc s’ériger comme un corps dévoilé. Il en est de même du vers

Une ruine, par mille écumes bénie.
(Mes bouquins refermés.)

qui n’a que trois accents forts sur la troisième, la neuvième et la dernière, ceux de la sixième et de la septième absorbés par celui de la neuvième. Le long intervalle et la césure entre les deux premiers accents désigne, en harmonie parfaite avec le sonnet, un espace vide de ruine.

Cet effet et celui de l’exemple précédent se reproduisent successivement dans les deux derniers de ces vers, l’un et l’autre à trois accents,

Moi de ma rumeur fier je vais parler longtemps
Des déesses, et par d’idolâtres peintures
A leur ombre enlever encore des ceintures.
(L’Après-Midi.)

Dans le deuxième vers, intervalle et césure entre les deux premiers accents (troisième et neuvième encore), figure rythmique qui reproduit le longtemps ; dans le troisième vers une ceinture qui, avec l’accent enlevé (ou au moins estompé) de l’hémistiche au voisinage de la huitième, tombe.

Dans la versification régulière, on considère souvent comme une faute de rythme l’accent fort mis sur la pénultième du premier hémistiche. Tous les poètes l’auraient alors commise dans quelque vers. En voici des exemples chez Mallarmé :

La plupart râla dans les défilés nocturnes.
(Le Guignon.)
Quand en face tous leur ont craché leur dédain.
(Id.)
Mais horreur ! des soirs, dans ta sévère fontaine.
(Hérodiade.)
Hors des deux tuyaux prompt à s’exhaler avant.
(L’Après-Midi.)
A l’heure où ce bois d’or et de cendres se teinte.
(Id.)
Cet immatériel deuil opprime de maints.
(Anniversaire.)

On donne de ces vers une idée fausse en les citant isolément. Leur rythme brisé est à sa place dans une suite d’alexandrins dont il rompt l’uniformité. D’abord ils m’avaient paru sans rythme, comptés sur les doigts. A présent je les apprécie mieux.

Le premier a été substitué par Mallarmé à cet autre qui figure dans la première version du Guignon

La plupart ont râlé dans des ravins nocturnes.

Et la variante est bien instructive. D’abord Mallarmé a supprimé une allitération qui ne s’accorde pas au sens du vers et qui le contredirait plutôt. Puis il a introduit cette dissonance rythmique de la forte près de l’hémistiche, qui rend le vers râpeux, pénible à passer, l’identifie en effet à un raie d’agonie. Le second, de même, a remplacé celui-ci :

Quand chacun a sur eux craché tous ses dédains.

Faut-il croire que, dans le vers définitif, la mise en valeur de tous par le plus fort accent rythmique fasse, à cette syllabe que projette le bout de la langue, signifier un crachat ? Cela serait rendu assez vraisemblable par d’autres variantes du même poème.

Dans le troisième vers l’accent de l’hémistiche paraît rejeté vers le commencement par ce sursaut même d’horreur, et le vers prend comme une courbe humaine (croyez cependant que je ne le suppose que jusqu’au feu exclusive).

Le quatrième ne se comprend que par son groupe.

et le seul vent
Hors des deux tuyaux prompt à s’exhaler avant
Qu’il disperse le son dans une pluie aride
C’est, à l’horizon pas remué d’une ride,
Le visible et serein souffle artificiel
De l’inspiration, que regagne le ciel.

L’accent fort, sur la cinquième au lieu de la sixième, part une mesure en avant, figure exacte de prompt, et contraste avec le vers égal et régulier qui suit, où le son épanoui disperse sa pluie partout, en allitération et en assonance. La même accentuation se retrouve au troisième vers, et le même contraste avec les vers qui suivent. L’accent fort sur la cinquième, à horizon, pose la ligne lourde et immuable d’un horizon par un après-midi de chaleur, ligne que renforcent les accents graves du second membre. Les deux vers, après, font monter sur cette ligne horizontale, qui tient par son poids à la terre, une ligne suave comme la colonne de fumée bleue qu’exhale un autel antique : les s allitérées et bien espacées s’enroulent comme ses volutes heureuses, — et voyez quel emploi délicieux d’inspiration, dont la finale est si difficile à placer dans un bon vers.

Considération ! considération !

alexandrinisait feu Camille Doucet. (C’est contagieux !)

Dans

A l’heure où ce bois d’or et de cendres se teinte,

l’accent qui porte sur la cinquième laisse heureusement empiéter d’une syllabe le second hémistiche sur le premier : l’incendie crépusculaire commence, et cette rupture d’équilibre le peint à l’heure où point total encore et entrecoupé de ramures il investit le bois.

Quant au dernier vers cité, l’impression de lourdeur, le bloc posé sur le tombeau de Verlaine, justifient le poids déversé du premier hémistiche.

Ces accents exceptionnels font donc, à titre de dissonance, corps avec le vers, avec le mouvement du poème. On en relèverait de pareils, avec les mêmes raisons, chez tous les poètes qui possèdent le sentiment du rythme.

La rime, l’assonance, l’allitération, l’accent, associent les éléments du vers, en symbolisent le liant. La coupe dans la mesure assez faible où elle peut se séparer de l’accentuation, les dissocierait plutôt. (S’il y a quelque contradiction dans mes termes, je veux l’y laisser : elle exprimera en effet ces caractères contradictoires du vers français, à la fois mot rythmique auditif, mot littéraire visuel, deux éléments que le génie fait presque coïncider, mais qui toujours, plus ou moins et tout de même chevauchent.) Comme la rime est pour chaque groupe de deux vers un signe équivalent du mouvement oratoire, la coupe forme, à l’intérieur de chaque vers, de chaque microcosme poétique, l’équivalent de la strophe. Les coupes de Mallarmé sont irréprochables d’expression et de sûreté. Les Parnassiens d’ailleurs ne réalisèrent mieux — extérieurement du moins — nulle partie de la technique. Hérédia paraît presque le génie de la coupe.

Fais sculpter sur ton arc, Imperator illustre,
Des files de guerriers barbares, de vieux chefs
Sous le joug, des tronçons d’armures et de nefs.

Tes noms, famille, honneurs et titres, longs ou brefs,
Grave-les dans la frise et dans les bas-reliefs,
Profondément, de peur que l’avenir te frustre.

C’est par la coupe seule que le vers reproduit ici dans sa substance et son dessin la figure qu’il évoque. Par la coupe plus que par l’accent : le quatrième vers porte les six accents, témoins de détail et de patience (Mallarmé ne l’aurait pas terminé par le brefs qui contredit son sens par le poids de son accent), mais en général l’accentuation robuste de Hérédia comporte peu de trouvailles.

La coupe introduit dans le vers certain élément plastique et visuel, ou plutôt elle est la face plastique et visuelle de ce qui a pour figure auditive l’accent rythmique : d’abord elle évoque généralement une attitude aux yeux, ensuite elle est liée à l’appareil typographique du vers.

Or Mallarmé — et c’est une raison de son attachement à la métrique traditionnelle — à une perception visuelle du vers. « Qu’une moyenne étendue de mots, sous la compréhension du regard, se range en traits définitifs, avec quoi le silence194. » Il n’aurait pas admis que le vers existe seulement pour l’oreille. Banville parle de façon exacte, mais peu parnassienne, lorsqu’il écrit dans son Petit Traité : « Le Vers est la parole humaine rythmée de façon à pouvoir être chantée, et à proprement parler il n’yapas de poésie et de vers en dehors du chant. » Je sais bien que le chant ici c’est la diction poétique. Mais les Parnassiens, fermés à la musique et d’une imagination toute visuelle, destinaient leurs vers surtout à être lus. « Je crois, disait Gautier, qu’il faut surtout dans la phrase un rythme oculaire. Un livre est fait pour être lu, non parlé à haute voix195. » Les poèmes à forme fixe que Banville a souvent ressuscites avec bonheur l’attestent particulièrement et nous présentent le contraste le plus exact avec, par exemple, la laisse rythmique de M. Vielé-Griffin.

Cette perception visuelle du vers, nous verrons Mallarmé la pousser très loin, et chez lui une théorie subtile se former au sujet de la typographie poétique, rayonnement, en somme, de la coupe.

Son alexandrin, à moins d’intentions, plutôt que compact et dense, est plein de jour, d’air, de bleu, comme une tour gothique aux grandes baies. Il aime parfois le vers à monosyllabes nombreux où il y a plus de jeu, où les syllabes séparées, non liées et raidies en longs mots préexistants, sont plus souples et plus ductiles pour former le mot unique, incantatoire, du vers,

Et laisse un bloc boueux du blanc couple nageur.
(Le Guignon.)
Les poils blancs et les os de la maigre figure.
(Les Fenêtres.)
Non loin de trois grands cils d’émeraude, roseaux
(Las de l’amer repos.)
Nuit blanche de glaçons et de neige cruelle.
(Hérodiade.)
Lys ! et l’un de vous tous par l’ingénuité.
(L’Après-Midi.)
J’offre ma coupe vide où souffre un monstre d’or.
(Toast Funèbre.)

Son alexandrin est le vers brisé d’Hugo, de Banville, de Leconte de Lisle, de Hérédia, — tel qu’il s’oppose au vers resté classique de Lamartine, de Baudelaire, de Sully-Prudhomme.

Il manie de façon hardie, mais impeccable, le rejet. Comme tous les poètes du Parnasse il n’emploie presque jamais le faux vers de dix-huit syllabes, fait d’un vers à hémistiches nets que suit un enjambement de six syllabes : rejet de Ronsard, justement condamné par Malherbe, et auquel Victor Hugo, après en avoir usé dans sa première période, renonce à peu près plus tard. J’en trouve pourtant un exemple dans les mauvais vers que Mallarmé met dans la bouche de la Nourrice d’Hérodiade, et qui tranchent si fâcheusement sur des tirades éclatantes.

Et comme suppliant le dieu que le trésor.
De votre grâce attend !

Si, au Parnasse, la coupe du vers brisé est généralement correcte, ou savante, il lui manque presque toujours, dans l’usage du rejet, ce que j’appellerais le principe de raison. Comme le vers assonance ou allitéré, le rejet est vain et puéril quand il est semé à tort et à travers ou accumulé en cascade. Il ne doit s’employer que lorsqu’Il a une raison d’être, lorsqu’il produit un effet.

A tort ou à raison, Mallarmé appréciait dans le ver » libre le moyen de rendre plus intenses, par la rareté qui les réserve au moment décisif, les « grandes orgues » de l’alexandrin. La même rareté est requise à meilleur droit pour ces dissonances de coupe, cet emploi significatif du rejet, cette utilisation du silence intermédiaire, du blanc, qui donnent à tels arrêts de la voix autant et plus de sens qu’aux syllabes mêmes du vers, évocations faites, comme l’œuvre de Dieu, d’un néant, d’une absence, secret le plus difficile du métier. Le xviie siècle, en dépit de Malherbe et de Boileau, en a pénétré, avec Racine et La Fontaine, le détail. Tous les rejets sont dans les Plaideurs. Mais à chaque fois Racine observe le principe de raison ; il n’emploie jamais le rejet sans lui faire produire un effet spécifié, L’évocation de ce rejet de Phèdre est célèbre.

Et vous en laissez vivre
Un… Votre fils, Seigneur, me défend de poursuivre.

Le rejet qui, à la bataille d’Hernani, déchaîna, dès le premier vers, le tumulte,

L’escalier
Dérobé

était très spirituel, dérobant ainsi l’escalier, comme en un mur, dans un coin du vers, et les pères conscrits classiques ne se doutaient pas que c’était à peu près le rejet des Animaux malades de la peste

Même il m’est arrivé quelquefois de manger
Le berger.

Rejet rimé où en effet le tiers du berger semble, avec la rime à manger, disparaître dans la gueule de la bête.

La plupart du temps, la raison du rejet est d’accroître non l’étendue, mais la portée du vers, en mettant deux ou même trois accents (je prends ici le mot non plus au sens rythmique mais au sens syntaxique) où le vers sans rejet n’en comporte qu’un, celui du mot qui rime : auquel le rejet ajoute d’abord celui du mot rejeté, puis celui du suspens entre la rime et le rejet.

Il fit scier son oncle Achmet entre deux planches
De cèdre, afin de faire honneur à ce vieillard.
(V. Hugo.)
Ces gueux ont commis plus de crimes qu’un évêque
N’en bénirait.
(Id.)

Mais fréquemment aussi le rejet est un moyen de mettre en vue, dans une phrase, le mot imagé, frappant, à la rime, en rejetant au vers suivant ses compléments sacrifiés.

Il neigeait. Les blessés s’abritaient dans le ventre
Des chevaux morts.

Des Parnassiens, Hérédia seul en use avec une sûreté discrète et constante. Chez Banville, Leconte de Lisle, Coppée, abondent des rejets à plein contre-sens tels que

Les bandes d’étalons par la plaine inondée
De lumière gisaient sous le dattier roussi.
(Qaïn.)

Nous sommes en Mésopotamie : l’évocation de la plaine inondée, sur laquelle se termine le vers, se trouve contredite, non précisée par le rejet.

Or le rejet est un des éléments capitaux dans la technique de Mallarmé. Il prend exactement ici, en bon et probe ouvrier, la suite du vers romantique et parnassien. Des Parnassiens il est le seul avec Heredia qui dans l’emploi du rejet ne s’écarte jamais du principe de raison observé par Racine et Hugo. Principe de bon sens plutôt, que formulent toutes les Poétiques du xviie et du xviiie siècle, lorsqu’elles admettent le rejet seulement s’il produit « une beauté ».

Presque toujours le rejet de Mallarmé équivaut à une sorte de division des tons qui fait du dernier mot d’un vers, du premier mot d’un autre et de leur intervalle trois touches juxtaposées dans toute leur force expressive. Le substantif et l’attribut, ou encore deux attributs, mis l’un à la rime, l’autre en rejet, au lieu de se recouvrir, gardent l’un et l’autre une image pleine. Ainsi dans ces vers

Faune, l’illusion s’échappe des yeux bleus
Et froids, comme une source en pleurs, de la plus chaste,

l’artifice du rejet annule tout ce qui, par la conjonction, affaiblirait, les réunissant en une expression, l’image du bleu et l’image du froid. Tout en restant liés, chacun des deux mots prend, l’un par la rime, l’autre par le rejet, sa pleine et pure valeur.

Des séraphins en pleurs
Rêvant, l’archet aux doigts, dans le calme de fleurs
Vaporeuses.
(Les Fleurs.)
Une gloire pour qui jadis j’ai fui l’enfance
Adorable des bois de roses sous l’azur
Naturel.
(Las de l’amer repos.)
Je veux délaisser l’art vorace d’un pays
Cruel.
(Id.)

(Pays est dans le poème, qui dit une sorte d’émigration d’art, un mot important.)

Encor ! que sans répit les tristes cheminées
Fument,
(L’Azur.)
En vain ! l’Azur triomphe et je l’entends qui chante
Dans les cloches.
(Id.)
Le blond torrent de mes cheveux immaculés,
Quand il baigne mon corps solitaire le glace
D’horreur.
(Hérodiade.)
Des calices
De mes robes, arôme aux farouches délices
(Id.)
Pour, le soir, retirée en ma couche, reptile
Inviolé.
(Id.)
Vous mentez, ô fleur nue
De mes lèvres
(Id.)
Mon sein, vierge de preuve, atteste une morsure
Mystérieuse
(L’Après-Midi.)
Tâche donc, instrument des fuites, ô maligne
Syrinx
(Id.)
Et soufflant dans ses peaux lumineuses, avide
D’ivresse.
(Id.)
Pour fuir ma lèvre en feu buvant comme un éclair
Tressaille ! la frayeur secrète de la chair
(Id.)
Moi, de ma rumeur fier, je vais parler longtemps
Des déesses
(Id.)
Qui cherche, parcourant le solitaire bond
Tantôt extérieur de notre vagabond —
Verlaine ?
(Tombeau.)

D’autres fois, mais plus rarement, tout l’accent est sur le mot rejeté.

Une ligne d’azur mince et pâle serait
Un lac
(Las de l’amer repos.)

Ici la vision atténuée ne comportait pas de rime saillante.

La coupe, inverse du rejet, qui fait descendre un vers de la rime antérieure, l’enjambement d’un vers sur le vers précédent, est mal nommée faux-rejet : je l’appellerai, si l’on veut, surjet. Le surjet est soumis au même principe de raison que le rejet.

Un Satyre habitait l’Olympe, retiré
Dans le grand bois sauvage au pied du mont sacré.

forme un surjet expressif pendant du rejet de l’escalier, — dérobé.

Quand jusqu’aux profondeurs les plus mornes, j’éclaire
L’immense tremblement de l’horizon confus,

dans le Colosse de Rhodes de Victor Hugo est le surjet le plus saisissant que je connaisse. Le mot en surjet figure littéralement, tendue d’un geste véhément et sûr, dans la nuit (la nuit que rendent la fuite et le vide de la muette antépénultième) au poing du géant de bronze, la torche de feu. Il la suspend sur la fusion d’assonances où le second vers mêle et fait flotter, avec les lointains, le mystère d’une étendue liquide et noire.

Mallarmé emploie ce surjet de façon vivante, sûre, imagée.

Se traîne et va, moins pour chauffer sa pourriture
Que pour voir du soleil sur les pierres, coller
Les poils blancs et les os de sa maigre figure Aux fenêtres…
(Les Fenêtres.)
L’azur
Séraphique sourit dans les vitres profondes
(Hérodiade.)
Si clair, Leur incarnat léger, qu’il voltige dans l’air
(L’Après-Midi.)

Les deux coupes souvent s’impliquent, détachant toutes deux à la fois, le surjet à la rime doublement, les mots qui font image.

Mais proche la croisée au nord vacante, un or
Agonise.

Les voici l’une et l’autre dans un vers d’Anniversaire

Qui cherche, parcourant le solitaire bond
Tantôt extérieur de notre vagabond
Verlaine ? Il est caché parmi l’herbe, Verlaine

A ne surprendre que naïvement d’accord
La lèvre sans y boire ou tarir son haleine
Un peu profond ruisseau calomnié la mort.

En dehors de ces coupes classiques, Mallarmé en a parfois de personnelles, d’une subtilité délicieuse.

Serein, je vais choisir un jeune paysage
Que je peindrais encore sur les lasses, distrait.
(Las de l’amer repos.)

Distrait, au bout du second vers, vu à travers l’épaisseur dense de la phrase intermédiaire qui s’allonge, ne vous paraît-il point exactement, comme d’une lune dans un lac, le reflet de serein ? Tous deux contraires et pourtant de même sens, l’un substantiel et l’autre irréel, l’un du poète en lui-même, vrai, l’autre du poète en face des choses, qui les nie ?

La variété de ces coupes implique naturellement une grande mobilité de la césure. Mallarmé n’hésite pas (Banville l’y autorisait) à supprimer complètement la césure classique.

Que se dévêt, pli selon pli, la pierre veuve.
(Remémoration.)

La césure trimère que Victor Hugo fit sienne, revient heureusement chez Mallarmé comme chez les autres Parnassiens.

Des pâles lys qui sont en moi, tandis qu’épris
(Hérodiade.)
A me peigner nonchalamment dans un miroir
(Id.)
Dans les clartés et les frissons, ô pierreries
(L’Après-Midi.)

On prolongerait peut-être stérilement ces remarques sur les coupes et les césures. C’est en effet méconnaître un peu leur fonction que les étudier isolément. Dans le vers brisé, et chez Mallarmé surtout, une page à un dessin d’ensemble formé par la série des coupes successives. Je prends pour exemple sept vers d’Hérodiade, où chaque image, chaque mouvement, sont rendus par la coupe propre du vers, avec laquelle les assonances semblent faire corps, et où ces coupes forment, comme les courbes d’une statue, un ensemble plastique harmonieux.

Je m’arrête, rêvant aux exils, et j’effeuille,
Comme près d’un bassin dont le jet d’eau m’accueille,
Les pâles lys qui sont en moi, tandis qu’épris
De suivre du regard les languides débris
Descendre, à travers ma rêverie, en silence,
Les lions, de ma robe écartent l’indolence
Et regardent mes pieds qui calmeraient la mer.

Vers I. — 4-5-3. L’arrêt est indiqué par la césure prématurée après la 4e, par la dissonance de la muette qui termine le premier membre et de la longue qui commence le second. Le second membre allonge l’arrêt même en rêverie immobile, et le dernier par la rime le clôt de deux mains frêles d’où choient légèrement des pétales.

II. — 6-6. Grandes orgues de l’alexandrin classique, qui étend la nappe idéale d’un bassin, d’une eau plane où monte seul le jet d’eau de la rime.

III. — 4-4-4. Trois pétales de lys qui tombent.

IV. — 6-6. Long vers assombri, aggravé d’assonance et d’allitération, qui disent une chute impassible et lente dans l’obscurité.

Sous la lourde prison de pierres et de fer
Où de mes vieux lions traînent les siècles fauves.

Sa facture (coupe, assonance, allitération) est identique à celle du premier de ces deux, sept vers plus haut, et il en rappelle le motif.

V. — 2-7-3 (ou, si l’on veut, 3-7-3 d’un vers de treize syllabes). La césure médiane annulée en fait par les deux césures latérales. La chute des fleurs symboliques est rendue par les deux membres extrêmes. Et voici dans les sept syllabes centrales le milieu de rêverie où sous les yeux des lions les pétales tombent, suspendus, arrêtés un instant comme l’indique la longueur de ce membre moyen. L’assonance de descendre et de silence, au début et à la fin, n’est-ce pas la même feuille de lys glissant, syllabe blanche qui se retrouve après avoir, disparaissant, traversé la rêverie d’Hérodiade ?

VI. — 3-3-6, la césure marquée par la virgule demeurant capitale. Elle paraît, cette césure, le mufle même de lion qui écarte la robe tombant en neuf syllabes avec une majesté hiératique et roide, sous les pierreries musicales des accents.

VII. — 6-6. Le grand vers plan, tout calme, que termine, à la rime, par une nécessité harmonieuse, l’évocation de la mer. Deux pieds nus, ces hémistiches, de chair ivoirine et pure, que désignent les deux gemmes jumelles de l’assonance, que reçoit sur un pavé de marbre uni l’ample allitération, et qui portent, comme la princesse, toute la phrase des sept vers. Cette anatomie de l’alexandrin chez Mallarmé n’est pas complète encore. Il existe en effet dans le vers régulier, classique, dans cette combinaison d’éléments auditifs et visuels qui a commandé notre poésie, une unité supérieure au vers. La loi de la rime fait que cela seul serait vers qui comporterait un distique. Mais la loi de succession des rimes dites féminines et masculines double cette mesure et fait que cela seul est pleinement vers qui comporte un quatrain, deux vers de douze syllabes et deux vers de douze ou treize. De sorte que l’unité élémentaire, le microcosme complet de la versification alexandrine classique est un organisme de quarante-huit à cinquante syllabes. Un poème n’est qu’une société de ces organismes individuels, qu’il faut étudier en même temps que le vers.

La stance de quatre alexandrins tire en partie, je crois, son effet sculptural, plastique, de ce qu’elle présente dans toute sa netteté et tout son jour cette individualité originelle, achevée, harmonieuse de corps vivant, sculptée à la fois par les blancs visuels et par les arrêts prévus de la voix. Dans le sonnet elle se conclut très logiquement par les tercets : leur fonction de mouvement ramené et de voile carguée est, vis-à-vis de la stance, celle même qui appartient au pentamètre dans le distique latin ou à l’octosyllabe dans l’ïambe de Chénier.

Les terze rime qui laissent une place vide pour appeler le membre suivant et entretenir le mouvement, comme un cycle qui ne tient debout qu’en ne s’arrêtant pas, sorte de forme plastique qui défaille et se résoud en nombre oratoire, font bien, par leur contraste, saisir ce rôle achevé, calme, décisif, apollinien, du quatrain.

Les Parnassiens l’ont amené à une perfection si banale qu’entre les mains des poètes médiocres d’aujourd’hui, il rappelle ce qu’était devenu chez les versificateurs du xviiie siècle l’alexandrin de Boileau.

Mallarmé en a usé avec une grande liberté. On sait qu’il finit par n’écrire presque plus que des sonnets. Mais les poèmes du premier Parnasse, les Fenêtres, les Fleurs, l’Azur, nous le montrent assouplissant la stance quaternaire selon le génie moteur qui est celui de sa poésie, la rejetant sur la stance suivante, la déversant vers le rythme de la terza rima ou celui de sonnets. La limite de l’effort, chez les évadés du Parnasse, Verlaine et Mallarmé, comportait la stance à rejet, analogue au vers à rejet. Rien de plus différent du cadre rigide, de la plastique conventionnelle où Leconte de Lisle enferme la sienne.

De ce point de vue, que l’on compare même sa stance fermée, à l’intérieur de laquelle demeure presque toujours une ondulation et un mouvement, avec la stance des poètes plastiques. Lisez dans Baudelaire celle-ci, d’une perfection rythmique au-delà de laquelle il n’y a rien :

Mes baisers sont légers comme ces éphémères
Qui caressent le soir les grands lacs transparents ;
Mais ceux de ton amant creuseront des ornières,
Comme des chariots ou des socs déchirants.
(Femmes Damnées.)

C’est l’élargissement de l’ïambe originel à une unité de cinquante syllabes : commandés par le sujet même, deux vers d’abord qui sont, comme une brève, faits de douceur, avec des allitérations molles et glissantes ; deux vers ensuite qui se renforcent et s’allongent de sonorités graves ; l’apparente faiblesse de la rime féminine devient même un effet saisissant : sur la syllabe accentuée d’ornières, pèse, au contraire de l’effleurement d’éphémères, une main rude, comme sur un soc de charrue. Si c’était le lieu, je montrerais dans cette stance, dans cette personne rythmique, comme sous une ruche de verre, en un chœur harmonieux et complet, toutes les puissances élémentaires de la poésie française.

Voyez, à côté, cette stance de Mallarmé dans les Fenêtres :

Et la bouche, fiévreuse et d’azur bleu vorace
Telle, jeune, elle alla respirer son trésor,
Une peau virginale et de jadis ! encrasse
D’un long baiser amer les tièdes carreaux d’or.

Pareillement belle, elle est très différemment construite, implique un mouvement, une sinuosité : les deux vers à temps fort sont le premier et le dernier, les deux vers à temps faible, compris entre eux, et dont le second défaille avant la rime, évoquent de leur douceur le passé et le rêve. Du surjet encrasse, tombe avec lourdeur ce baiser long, dans un vers de six ïambes. Ainsi, sous le même visage presque de beauté fraternelle, apparaissent dans les deux stances deux poésies de directions contraires.

Mallarmé a usé fréquemment du vers de huit syllabes. Ce vers est bien loin de comporter les mêmes variations que l’alexandrin. Mallarmé pas plus que les Parnassiens eux-mêmes ne l’a employé dans la grande strophe lyrique de Ronsard et de Malherbe, de Lamartine et d’Hugo : il y faut des poumons oratoires qu’il ne possédait pas. Nous pouvons même ici évoquer cette strophe comme l’antipode de son métier poétique. Mais la petite stance courte de la Prose et de certains sonnets se ressent de la discipline que lui donnèrent les Émaux et Camées : de la plénitude et de la densité à la grâce légère et à la souplesse, elle se révèle apte à des expressions très diverses.

Le travail poétique de Mallarmé dans ce qu’il a d’intime, sera peut-être mieux compris, à l’examen de quelques variantes. Je choisirai deux poèmes : l’un antérieur au premier Parnasse, le Guignon dont Jules Lemaître appela la première version « à peu de chose près un chef-d’œuvre », — et un sonnet de la dernière période.

Le Guignon est un poème en terza rima. Gautier avait, pour le même sujet, employé le même rythme dans Ténèbres, dont voici quelques tercets. (Le Guignon a été conçu presque certainement comme une suite et une contre-partie de Ténèbres.) Il s’agit de ceux qui n’ont pas de chance, et particulièrement des « poètes maudits ».

S’il éclot quelque chose au milieu de leur vie,
Une petite fleur sur leur pâle gazon,
Le sabot du vacher l’aura bientôt flétrie.

L’aigle, pour le briser, du haut du firmament,
Sur leur front découvert lâchera la tortue,
Car ils doivent périr inévitablement.

Après la vie obscure une mort ridicule ;
Après le dur grabat une mort sans repos
Au bord d’un carrefour où la foule circule…

Sur son trône d’airain le Destin qui les raille
Imbibe leur éponge avec du fiel amer,
Et la nécessité les tord dans sa tenaille…

La tombe vomira leur fantôme odieux,
Vivants ils ont servi de bouc expiatoire ;
Morts ils seront bannis de la terre et des cieux.

Je vais reproduire les deux poèmes de Mallarmé, plaçant l’une après l’autre chaque version de chaque tercet196. La première version fut publiée par Verlaine en 1885 dans les Poètes Maudits comme pièce de jeunesse antérieure au premier Parnasse : sans doute ce texte était-il lui-même retouché, et en suppose-t-il un premier qui nous rendrait, si nous l’avions, la comparaison plus intéressante. (Les tercets en italique sont les plus anciens, ceux des Poètes Maudits, les autres ceux définitifs des Poésies.)

I

Au-dessus du bétail écœurant des humains
Bondissaient par instants les sauvages crinières
Des mendieurs d’azur perdus dans nos chemins.

Au-dessus du bétail ahuri des humains
Bondissaient en clartés les sauvages crinières
Des mendieurs d’azur le pied dans nos chemins.

II

Un vent mêlé de cendre effarait leurs bannières
Où passe le divin gonflement de la mer
Et creusait autour d’eux de sanglantes ornières.

Un noir vent sur leur marche éployé pour bannières
La flagellait de froid tel jusque dans la chair
Qu’il y creusait aussi d’irritables ornières.

III

La tête dans l’orage ils défiaient l’Enfer.
Ils voyageaient sans pain, sans bâtons et sans urnes,
Mordant au citron d’or de l’idéal amer.

Toujours avec l’espoir de rencontrer la mer,
Ils voyageaient sans pain, sans bâtons et sans urnes,
Mordant au citron d’or de l’idéal amer.

IV

La plupart ont râlé dans des ravins nocturnes,
S’enivrant du plaisir de voir couler son sang.
La mort fut un baiser sur ces fronts taciturnes.

La plupart râla dans les défilés nocturnes,
S’enivrant du bonheur de voir couler son sang,
Ô Mort, le seul baiser aux bouches taciturnes !

V

S’ils sont vaincus, c’est par un ange très puissant
Qui rougit l’horizon des éclairs de son glaive.
L’orgueil fait éclater leur cœur reconnaissant.

Leur défaite c’est par un ange très puissant
Debout à l’horizon, dans le nu de son glaive :
Une pourpre se caille au sein reconnaissant.

VI

Ils tettent la douleur comme ils tétaient le rêve.
Et quand ils vont rythmant leurs pleurs voluptueux,
Le peuple s’agenouille et leur mère se lève.

Ils tettent la douleur comme ils tétaient le rêve,
Et quand ils vont rythmant des pleurs voluptueux
Le peuple s’agenouille et leur mère se lève.

VII

Ceux-là sont consolés étant majestueux.
Mais ils ont sous les pieds des frères qu’on bafoue,
Dérisoires martyrs d’un hasard tortueux.

Ceux-là sont consolés, sûrs et majestueux ;
Mais traînent à leurs pas cent frères qu’on bafoue,
Dérisoires martyrs de hasards tortueux.

VIII

Des pleurs aussi salés rongent leur pôle joue,
Ils mangent de la cendre avec le même amour ;
Mais vulgaire ou burlesque est le sort qui les roue.

Le sel pareil des pleurs ronge leur douce joue,
Ils mangent de la cendre avec le même amour,
Mais vulgaire ou bouffon le destin qui les roue

IX

Us pouvaient faire aussi sonner comme un tambour
La servile pitié des races à voix ternes,
Egaux de Prométhée à qui manque un vautour.

Ils pouvaient exciter aussi comme un tambour
La servile pitié de races à voix ternes,
Egaux de Prométhée à qui manque un vautour !

X

Non. Vieux et fréquentant des déserts sans citerne,
Ils marchent sous le fouet d’un squelette rageur,
Le Guignon, dont le rire édenté les prosterne.

Non, vils et fréquentant les déserts sans citerne,
Ils courent sous le fouet d’un monarque rageur,
Le Guignon, dont le rire inoui les prosterne.

XI

S’ils vont, il grimpe en croupe et se fait voyageur,
Puis, le torrent franchi, les plonge en une mare,
Et fait un fou crotté du superbe nageur.

Amants, il saute en croupe à trois, le partageur !
Puis le torrent franchi, vous plonge en une mare
Et laisse un bloc boueux du blanc couple nageur.

XII

Grâce à lui, si l’un chante en son buccin bizarre,
Des enfants nous tordront en un rire obstiné,
Qui, soufflant dans leurs mains, singeront sa fanfare.

Grâce à lui, si, l’un souffle à son buccin bizarre,
Des enfants nous tordront en un rire obstiné,
Qui, le poing à leur cul, singeront sa fanfare.

XIII

Grâce à lui, s’ils s’en vont tenter un sein fané
Avec des fleurs par qui l’impureté s’allume,
Des limaces naîtront sur leur bouquet damné.

Grâce à lui, si l’une orne à point un sein fané
Par une rose qui nubile le rallume,
De la bave luira sur son bouquet damné.

XIV

Et ce squelette nain coiffé d’un feutre à plume
Et botté, dont l’aisselle a pour poils de longs vers,
Est pour eux l’infini de la vaste amertume.

Et ce squelette nain coiffé d’un feutre à plume
Et botté, dont l’aisselle a pour poils vrais des vers,
Est pour eux l’infini de la vaste amertume.

XV

Et si rossés, ils ont provoqué le pervers,
Leur rapière en grinçant suit le rayon de lune
Qui neige en su carcasse et qui passe au travers.

Vexés ne vont-ils pas provoquer le pervers,
Leur rapière grinçant suit le rayon de lune
Qui neige en sa carcasse et qui passe au travers.

XVI

Malheureux sans l’orgueil d’une austère infortune,
Dédaigneux de venger leurs os de coups de bec
Ils convoitent la haine et n’ont que la rancune.

Désolés sans l’orgueil qui sacre l’infortune
Et tristes de venger leurs os de coups de bec,
Ils convoitent la haine, au lieu de la rancune.

XVII

Ils sont l’amusement des râcleurs de rebec,
Des femmes, des enfants et de la vieille engeance
Des loqueteux dansant quand le broc est à sec.

Ils sont l’amusement des râcleurs de rebec,
Des marmots, des putains et de la vieille engeance
Des loqueteux dansant quand le broc est à sec.

XVIII

Les poètes savants leur prêchent la vengeance
Et ne sachant leur mal et les voyant brisés
Les disent impuissants et sans intelligence.

Les poètes bons pour l’aumône ou la vengeance,
Ne connaissant le mal de ces dieux effacés
Les disent ennuyeux et sans intelligence.

XIX

« Ils peuvent sans quêter quelques soupirs gueuses,
Comme un buffle se cabre aspirant la tempête,
Savourer à présent leurs maux éternisés.

« Us peuvent fuir ayant de chaque exploit assez,
« Comme un vierge cheval écume de tempête
« Plutôt que de partir en galops cuirassés.

XX

« Nous soûlerons d’encens les Forts qui tiennent tête
Aux fauves séraphins du mal ! Ces baladins
N’ont pas mis d’habit rouge et veulent qu’on s’arrête ! »

« Nous soûlerons d’encens le vainqueur dans la fête !
« Mais eux, pourquoi n’endosser pas, ces baladins,
« D’écarlate haillon hurlant que l’on s’arrête ! »

XXI

Quand chacun a sur eux craché tous ses dédains,
Nus, ensoiffés de grand et priant le tonnerre,
Ces Hamlet abreuvés de malaises badins

Vont ridiculement se pendre au réverbère.

Quand en face tous leur ont craché les dédains,
Nuls et la barbe à mots bas priant le tonnerre,
Ces héros excédés de malaises badins

Vont ridiculement se pendre au réverbère.

Il y a là un travail de reprise minutieuse, qui ne peut d’ailleurs toucher au dessin du poème ni aux rimes, une sorte de stoppage poétique, dont on suivra curieusement le détail.

I. — Le premier vers substitue une épithète expressive à un terme banal, ici prématuré. Les deux suivants apportent une correction que l’on retrouvera constamment dans la suite, celle du substantif, qui remplace une locution adverbiale ou une épithète, et qui, au lieu de préciser et de développer une image, en ajoute une nouvelle : le vers prend ainsi plus de concentration, de couleur et de nerf. On reconnaît ce dépouillement excessif du mode oratoire, ce procédé de notations piquées et de courbes imprévues qui constitue de plus en plus la syntaxe de Mallarmé.

II. — Même accumulation d’images discontinues qui remplace une image développée. Des épithètes vagues et banales font place à ces images empilées et vues par leur tranche. L’image de mouvement au premier vers est devenue plus intense, s’est matérialisée dans un geste de plus ample audace, le vers est d’un métal plus sombre et plus sonore. La cheville du troisième vers, détestable d’abord, s’est atténuée sans disparaître.

III. — Le tercet primitif ne se tenait pas, débutait par un vers banal, chevillé, sans lien avec les deux autres. Par la rime de mer, que laisse disponible la variante du tercet précédent, le poète unit ce premier vers aux images de voyage qu’évoquent les deux suivants. Il est bien fondu, et, comme une cloche sous le doigt, résonne de sa belle allitération. La cheville des urnes a subsisté. A la perfection du troisième vers, mûri en un fruit définitif, nul changement possible.

IV. — L’allitération du vers précédent ne pouvait se répéter. L’ouvrier la brise par la coupe inaccoutumée, par l’accent mis sur la pénultième de l’hémistiche, dans un étranglement significatif. Ce vers pénible rend l’image avec une expression plus saisissante que celle du vers qu’il remplace. Dans le second vers bonheur à la fois plus juste et plus sonore est substitué à plaisir. Le troisième vers, en une variante que l’on retrouvera plusieurs fois encore, écarte le verbe par cette chasse à l’auxiliaire qui marque une écriture poétique méticuleuse.

V. — Dans le premier vers, encore, le nom substitué au verbe : du même coup disparaissent du premier hémistiche une allitération désagréable de sifflantes et une accentuation défectueuse. L’image incohérente du deuxième vers, la facture un peu lâche et le son sans écho font place à un vers éclatant, d’un jet comme un glaive. Le troisième met, en place d’un sentiment exprimé, une image plastique dont le verbe se condense et s’arrête presque dans un sens substantif.

VI. — Ce beau tercet d’un mouvement si classique et si pur ne comportait qu’une correction, celle à leurs pleurs, cacophonique.

VII. — Le premier vers, plat, avec ses deux auxiliaires, est relevé et nourri. Le deuxième pareillement : l’auxiliaire y disparaît et l’image de mouvement le reprend dans le rythme des précédents tercets. D’une version à l’autre, les mots ont peu changé, l’accentuation est toute différente. Au premier hémistiche trois ïambes197 ont succédé à deux anapestes, et cette substitution d’accents exprime mieux encore que la substitution de mots l’image de mouvement hasardeux et piteux.

VIII. — Le premier vers de la version antérieure était déjà beau. La correction lui a donné cependant plus de poids et plus de régularité rythmique. La rencontre des sifflantes a disparu : les deux labiales allitérées ont été rapprochées en un même hémistiche, de sorte que, par un procédé habituel à tout poète d’oreille délicate, un hémistiche allitéré équilibre un hémistiche assonance. L’auxiliaire tombe du troisième vers.

IX. — Même rencontre de sifflantes, au premier vers, effacée. Elle est remplacée par une allitération de dentales qui met dans le vers les deux baguettes du tambour. Voyez comme exciter la pitié, terme courant, est relevé dans le vers par le seul rôle rythmique, allitérant, d’exciter.

X. — Des deux premiers mots, la juxtaposition de deux fortes, contraire, à moins d’effet spécial, au génie du vers, a été supprimée (le point obligeait à accentuer non). De même l’allitération à contre sens qui commençait l’hémistiche suivant. Correction d’euphonie, encore, aux deux autres vers. D’ailleurs édenté s’accordait peu à l’image de prosterne, laquelle reste encore une cheville.

XI. — Force était bien que ce tercet fût refait. S’ils vont, après Ils marchent, ne signifiait rien. Il grimpe en croupe est une allitération discutable. Se fait voyageur est une cheville et une platitude. Il a fallu, pour que le vers fût bon, changer, avec l’idée, le mot à la rime. De là le troisième vers qui remplace, splendide, un alexandrin insignifiant. Dans ce tercet achevé, le raccourci des images pressées ne brouille pas une des pures lignes qui font sa perfection plastique.

XII. — Le mot propre passe du troisième vers au premier, laissant place à un vocable expressif qui a sa place dans la figure pittoresque du poème et nous évoque Saint-Amand.

XIII. — Ce tercet suivrait plus naturellement, dans la seconde version, le onzième. Mais le jeu des rimes empêchait de le déplacer. Ainsi le stoppage reste par places visible. Ici encore les verbes et les noms abstraits font place à des substantifs et à des images concrètes. Le poète refond, soutient et nourrit son vers en le chargeant d’images. Les deux versions, surtout, du second vers sont caractéristiques. Sur le troisième vers s’atténue le mauvais goût naïf de l’image première.

XIV. — Sur le second vers même correction.

XV. — Le premier vers, d’une version à l’autre, gagne, par l’allitération, en soudure et en unité. Le deuxième vers s’allège d’une syllabe inutile qui, en l’alourdissant, contrariait l’image. Celle-ci est d’un pittoresque qu’aurait envié à Mallarmé le poète truculent des Visions.

XVI. — Le premier vers, dans les deux versions, est bien venu. C’est leur banalité plutôt que leur poids rythmique qui a amené le poète à changer les mots. Il a, cette fois, introduit, au lieu d’une épithète, un verbe qui fait image. Au premier hémistiche du second vers, comme précédemment (tercet VII), certaine impression peut-être d’ennui fait remplacer les deux anapestes par trois ïambes. Du troisième vers un auxiliaire tombe, dont la syllabe cède la place à une autre plus accentuée.

XVII. — Dans le deuxième vers deux mots plus pittoresques, au lieu de deux signes de langage courant : même remarque qu’au tercet XII.

XVIII. — D’un tercet médiocre, n’en est pas sorti un très bon. Du premier vers le sens, sur la même rime, fait un tête-à-queue qui n’améliore rien. La coupe disloque le vers sans raison. Le deuxième vers s’est amendé assez bien d’une mauvaise cheville. Ennuyeux, auquel Baudelaire avait su rendre un sens ancien effacé par l’usage, remplace impuissants assez à propos, et rectifie un vers léonin.

XIX. — Même rectification au premier vers. Très vagues étaient d’abord les images de ce tercet, et d’un vers à l’autre les sautes de la métaphore paraissaient à peu près ridicules. Tout cela n’a pas disparu à la correction. Le deuxième vers montre une image plastique transformée, selon le génie de Mallarmé, en une image de mouvement. Le troisième vers, dans la première version, détonnait étrangement à côté de l’animal évoqué par le second. Mallarmé l’a reconnu, a fondu les métaphores des deux vers, ce qui n’empêche pas galops cuirassés d’être mauvais.

XX. — L’image informe de fauves séraphins ne valait rien. Cette surcharge vaine s’atténue dans la refonte, le tercet devient net et sobre. Le dernier vers, d’abord insignifiant, prend par l’assonance et l’allitération un éclat imitatif.

XXI. — Médiocre, le dernier tercet est resté médiocre. Tout poème un peu long de Mallarmé finit par choir de cette manière embarrassée. Le premier vers, qui était bon, a été modifié selon la coupe qui accentue la cinquième syllabe, probablement par une velléité imitative, tous partant d’avance comme quelque crachat. Je ne sais dans lequel des deux textes le deuxième vers est le plus mauvais. Dans le troisième vers entrait difficilement le Hamlet que, sans la raison d’harmonie, Mallarmé sans doute aurait préféré garder. Excédés est plus juste qu’abreuvés et, par l’allitération, soutient le vers. Le vers isolé de la fin, qui achève le poème sur une belle assonance, résumant le motif de la marche à la mort ridicule, ne pouvait être touché. Peut-être l’imagination typographique de Mallarmé s’est-elle plu à voir, dans cette conclusion rythmique de la terza rima, dans cette ligne rejetée et roide où le poème s’étrangle, l’image de la branche lanternée à laquelle, en effet, pendre

Le poète impuissant qui maudit son génie.

Ce moule incomplet du tercet, toujours boiteux, ne pouvant se tenir sur ses trois pieds, appuyé sur ses deux voisins, paraît bien la figure mutilée et malchanceuse de la classique stance quaternaire. Il est étrangement consubstantiel au sujet même du Guignon. Le dernier tercet seul trouve le quatrième pied sur lequel tenir, le trait final sur lequel aussi tient et s’arrête le mouvement des autres, — et c’est la mort.

On ferait la même comparaison entre les versions des terze rime intitulées d’abord le Mendiant, puis A un Pauvre, et ensuite Aumône ; entre celles aussi du Placet Futile. Je m’arrêterai seulement aux textes successifs de ce sonnet : je cite le plus ancien d’abord :

Toujours plus souriant au désastre plus beau,
Soupirs de sang, or meurtrier, pâmoison, fête ! — 
Une millième fois avec ardeur s’apprête
Mon solitaire amour à vaincre le tombeau.

Quand de tout ce coucher pas même un cher lambeau
Ne reste, il est minuit, dans la main du poète,
Excepté qu’un trésor trop folâtre de tête
Y verse sa lueur diffuse sans flambeau

La tienne, si toujours frivole ! c’est la tienne,
Seul gage qui des soirs évanouis retienne
Un peu de désolé combat en t’en coiffant

Avec grâce, quand sur les coussins tu la poses
Comme un casque guerrier d’impératrice enfant
Dont pour te figurer il tomberait des roses
Victorieusement fui le suicide beau
Tison de gloire, sang par écume, or, tempête !
Ô rire si là-bas une pourpre s’apprête
A ne tendre royal que mon absent tombeau.

Quoi ! de tout cet éclat pas même le lambeau
S’attarde, il est minuit, à l’ombre qui nous fête
Excepté qu’un trésor présomptueux de tête
Verse son caressé nonchaloir sans flambeau,

La tienne, si toujours le délice ! la tienne
Oui seule qui du ciel évanoui retienne
Un peu de puéril triomphe en t’en coiffant

Avec clarté quand sur les coussins tu la poses
Comme un casque guerrier d’impératrice enfant
Dont pour te figurer il tomberait des roses.

Le motif des deux sonnets est, si l’on veut, la contrepartie des vers de Victor Hugo

Quand on est jeune on a des malins triomphants
Le jour sort de la nuit comme d’une victoire.

« Matins triomphants » que je retrouve tout frais dans les vers de Verlaine (je les cite comme Ténèbres de Gautier, pour que l’on repère mieux la poésie de Mallarmé).

Voici des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches,
Et puis voici mon cœur qui ne bat que pour vous.
Ne le déchirez pas avec vos deux mains blanches
Et qu’à vos yeux si beaux l’humble présent soit doux.

J’arrive, tout couvert encore de rosée
Que le vent du malin vient glacer à mon front.
Souffrez que ma fatigue à vos pieds reposée
Rêve des chers instants qui la délasseront.

Le sonnet de Mallarmé, dans ses deux épreuves, est un « soir triomphant », un minuit. Le poète à derrière lui, dans son souvenir, le jour disparu et le soleil éteints, et il les revoit, cette nuit, dans une tête abandonnée.

Le premier vers, d’abord, conçu à peu près selon la poésie coutumière, mettait le poète devant les feux du couchant, le « désastre ». Peut-être le trouva-t-il de forme et d’évocation trop faciles, un peu vaines. Il le remplace par un vers purement mallarméen, un ablatif absolu, de beaux vocables juxtaposés, sans syntaxe, qui réalisent, qui « font » un coucher de soleil au lieu de le peindre. Suicide, pour désigner le soleil qui meurt de lui-même dans sa gloire est une essence de périphrase qu’il faut presque deviner. Le vers devient alors original et magnifique. L’ampleur du long adverbe nuancé, dans la voix, d’un ocrent d’or, brûlé comme un couchant qui tient tout l’horizon ; l’assonance sur la voyelle contractée ; puis le monosyllabe final familier à Mallarmé, qui, tombant de la brève, clôt le vers comme s’il équilibrait par son poids l’adverbe d’or auparavant déployé, — tout cela est extrêmement supérieur au vers fort bon, mais de production ordinaire et courante, qui commençait le premier sonnet.

Le second vers répand, par des images moins virtuelles, plus sensibles, cette même coulée de la lumière. Dans le premier texte, aucun des quatre membres ne faisait image : ils étaient, sauf le dernier, presque des signes abstraits. Ceux du second suscitent au contraire une vision confuse, mais triomphale. Le vers éclate comme

Trompettes tout haut l’or pâmé sur les velins

et n’a comme lui qu’une valeur musicale et sensuelle. Chacun des quatre membres pend en une nuée incertaine et glorieuse. Au contraire de la version première, il a pour espace et pour atmosphère les demi-muettes où ces nuées paraissent se dégrader et se fondre, gloire, écume, tempête. — Le premier texte plaçait or de façon à lui enlever, par le voisinage de la syllabe accentuée et de l’r qui le suit, toute résonance et tout lointain. L’artifice de l’accentuation et de la ponctuation fait dépasser réellement au vers définitif, en lui donnant six accents forts, le compte apparent de treize syllabes, la finale d’écume et celle d’or étant comptées dans la voix au même titre que celle de gloire : le coucher de soleil s’épanouit, flotte et poudroie dans son rythme propre en débordant le rigide vase syllabique qui le porte.

Le troisième vers, lui aussi, l’image tout à fait changée, est devenu plus riche, plus étoffé, plus musical. Une millième fois a été trouvé par Mallarmé sans doute un peu plat et un peu étrangement précis… L’image qui termine le quatrain a été, du lit, tournée vers le couchant du jour. Comme d’ordinaire, le vers que caresse avec le plus d’amour le poète comporte une assonance et une allitération. L’« ardeur », exprimée matériellement dans le premier texte, ici est indiquée par la plus souple allusion : tout ce couchant dont les funérailles ont fêté le poète n’emporte rien de lui, laisse sa passion, sa « flamme » (on peut reprendre le mot intact en le sens du xviie siècle) toutes vivantes pour l’aimée.

Au quatrième vers, solitaire faisait un beau mot, mais l’épithète était vague et un peu usée. Le tombeau n’est plus vaincu, mais simplement il n’existe pas, inconsistant et noblement chimérique ainsi que les nuées du soir.

Les deux premiers vers du second quatrain, la seconde fois, l’emportent en plénitude et en gravité sur la première épreuve. Le premier vers, comme nocturne, poutre miroitante d’ébène, se condense, s’assombrit d’assonances graves : comparez-le à ce que donnait précédemment une allitération peu agréable de chuintantes. Les images d’ailleurs ne changent plus désormais, les deux sonnets concordent dans le dessin de leur figure.

Le deuxième vers, comme le premier, dont il porte le rejet, a été renforcé d’accents plus graves. S’attarde coule du bronze dans l’espace rythmique, insuffisamment rempli par ne reste. D’abord les quatre vers de ce quatrain étaient en totalité claire. Dans la seconde version, les deux premiers vers, qui expriment un minuit ténébreux, ont été accentués autrement que les deux derniers, qui portent avec la tête aux cheveux dénoués un souvenir du soleil ; les a et les longues comme ombres y disparaissent.

Ainsi le troisième vers est tout en assonances sur e et en allitérations de t. Folâtre avec sa voyelle sombre a été éliminé ; mais déjà dans le vers primitif figurait la même allitération. Toute la suavité sensuelle du vers corrigé tient à la combinaison de ses voyelles et de ses consonnes. Dans un vers, on s’en souvient, les voyelles sont la chair et les consonnes la charpente. Or ici il s’agit de mettre en la voix du lecteur, comme sur l’oreiller où elle pose, la tête aimée que le vers évoque, ou plutôt qu’il est. L’allitération même du mot tête tient alors le vers tout entier, et ses consonnes ne figurent elles pas dans la voix la dureté de cette boîte osseuse immédiatement sentie et pesante à la main qui la porte ? Les voyelles adoucies, les assonances claires, le contour de joue que font les accents onduleux et pleins de présomptueux, mettent sur ces os la floraison fraîche d’une chair vivante. Et par la sonorité de trésor, qui termine l’hémistiche, ne voyez-vous pas du jeune visage tomber, dénouée, syllabe métallique, la chevelure dorée ?

Du quatrième vers les deux leçons expriment mêmement la mollesse abandonnée de la tête, la première par sa coupe, par le rejet de diffuse sur le second hémistiche. Probablement Mallarmé trouva diffuse et lueur trop descriptifs et pas assez évocatoires. Dans la seconde leçon, le mouvement de fluence et de caresse part de la longue qui commence le vers : le dactyle initial devient alors fort expressif, et le vers prend plus d’ampleur voluptueuse.

Le premier vers des tercets laisse tomber frivole comme banal et peu suggestif, remplace l’épithète morale par un mot sensuel, le délice, qui s’incorpore au vers par l’assonance. Frivole ! d’ailleurs s’en détachait joliment, tête menue sur l’oreiller.

Le deuxième vers était déjà, dans le premier sonnet, un beau vers. Il devient, dans le second, bien plus curieusement mallarméen. L’assonance de oui et d’évanoui est comme la figure rythmique de l’affirmation. C’est le « je le maintiens » exprimé par la seule langue musicale de l’assonance ; le retienne est dans la chair même du vers avant de s’exprimer à la rime.

Le dernier vers de ce tercet se substitue à un vers assez mauvais. Désolé combat n’apporte qu’une image obscure ; puéril triomphe associe l’éclat de la chevelure à une tête mutine et mignonne.

Au premier vers du tercet suivant, un mot imagé et sonore remplace un mot vague et même plat. Quant aux deux derniers ils ne pouvaient que rester parfaits, évoquant une mièvrerie de Ronsard ou de l’âge shakespearien.

Je termine ici ces analyses techniques. A ceux que ce mot à mot aurait impatientés, que ces minuties auraient fait sourire, je rappellerai trois vérités.

D’abord tout ce détail complexe, cette orchestration du vers ne sont pas spéciaux à Mallarmé, sont tout simplement le métier poétique lui-même. Il n’y a pas de vers français sans ce jeu instinctif d’accentuation, d’allitération, d’assonance. Une analyse pareille pourrait porter sur n’importe quelle série de vers de Malherbe ou de Racine, de Victor Hugo ou de Verlaine.

Ensuite toute étude sur un poète quelconque devrait admettre à titre d’épreuve ou d’exemple un essai de ce travail méticuleux. Un poète comme un peintre relève d’une technique au nom de laquelle on doit d’abord l’étudier. Je suis presque certain d’avoir, sur ces matières délicates, commis des erreurs : j’espère que de mieux armés les rectifieront. Il en est même une qu’on a peut-être déjà remarquée, et que je signale. Dans ma comparaison entre les variantes des deux poèmes qui précèdent, j’ai dû admettre que la seconde version était toujours un progrès sur la première, et mon analyse a pu paraître un dénigrement systématique, un peu injuste, de celle-ci. Ce n’est de ma part qu’une hypothèse commode pour faciliter le rapprochement des variantes et leur trouver une raison d’être. Mallarmé d’ailleurs à mis une telle piété à son rare et fervent travail, que, s’il est un poète que ne doive pas être abordé par la voie large et avec les lieux communs de la critique superficielle, c’est lui.

Enfin il ne faudrait pas m’accuser de prêter à faux des intentions. Qu’il s’agisse de sujet, de rythme, de rime, de coupe, nous ne dirons pas d’abord que le poète les a cherchés, mais seulement qu’il les a trouvés. Et ensuite nous réfléchirons que trouver et chercher ne se séparent qu’à l’analyse et pour le langage, non dans la réalité. « Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais trouvé. » Et pareillement, inversement, on ne trouve que ce qu’on a, d’une façon ou d’une autre, cherché, ne fût-ce qu’en éliminant des trouvailles antérieures.

Il n’y a chez Mallarmé aucune particularité technique nouvelle, et lui-même savait bien que l’alexandrin avait été exploité par Hugo jusqu’aux limites de ses puissances. Son métier est celui d’Hugo et du Parnasse. Et pourtant il se trouve, peut-être par sa poétique, sûrement par son influence et ses préoccupations, sur une frontière. Quelques jours après la Révolution de 1830, Eckermann vit Goethe violemment ému par des nouvelles de Paris et hasarda une réflexion sur les événements politiques. « De quelles vétilles parlez-vous là ? » s’écria Goethe. Il s’agissait pour lui d’une discussion à l’Académie des sciences entre Cuvier et Saint-Hilaire. Pareillement, pour Mallarmé, le grand événement de l’époque où sa destinée le fit vivre fut celui-ci dont, à peine débarqué, pour conférences, en Angleterre, il jetait vite la nouvelle à ses auditeurs. « Onatouché au vers ! » La naissance du vers libre préoccupa ses dernières années, le fit réfléchir beaucoup sur son art, et notre idée de son vers resterait incomplète si nous ne prêtions attention à ce qu’il pensa du vers libre198.

Dans une note très substantielle199, Mallarmé précise les limites et l’échec partiels de l’effort parnassien. Le Parnasse a constitué l’alexandrin dans toute la liberté et aussi toute la perfection de son mécanisme. « Il instaura le vers énoncé seul sans participation d’un souffle préalable chez le lecteur ou mû par la vertu de la place et de la dimension des mots. » Mais ce mécanisme achevé évolua à vide « selon des bruits perçus de volant et de courroie, trop immédiats ». Ce sont ces bruits qui nous fatiguent depuis que la perfection banale de l’alexandrin court les rues. Et surtout, matérialiste dans son principe, il eut « la prétention d’enfermer, en l’expression, la matière des objets ». Le vers parnassien était donc devenu une sorte de borne dure à dépasser. Mais le Parnasse lui-même est une province de l’empire hugolien, et Mallarmé marque avec justesse que la plénitude de l’alexandrin ayant été réalisée par Hugo, après lui il fallait autre chose. Alors « toute la langue, ajustée à la métrique, y recouvrant ses coupes vitales, s’évade, selon une libre disjonction aux mille éléments simples… La variation date de là : quoique, en dessous et d’avance, inopinément préparée par Verlaine, si fluide, revenu à de primitives appellations200 ».

C’est justement que Mallarmé note en Verlaine, dans le Parnasse même, la direction d’affranchissement et de renouveau. Mais il ne cite pas, au même propos, un autre Parnassien qui fut lui-même. Seul, comme Verlaine et en même temps que lui, il assouplit la technique parnassienne par un emploi original et subtil du rejet et du surjet.

Dépourvu du génie oratoire, constituant sa poésie contre lui, ayant d’autre part l’imagination du mouvement, il a demandé aux ressources propres du vers la figure de ce mouvement. J’ai cité plus haut, sur la rime, un passage caractéristique, la rime « prenant », « rejetant » le métal du vers. Le « rejet » et le surjet, sortes de pentes sous une eau courante, continuent et confirment cet office, redoublent et dispersent dans le vers l’élément moteur de la rime, comme l’assonance et l’allitération redoublent et dispersent son élément sonore. Le fond du style poétique d’Hugo et du Parnasse demeure la période classique, ample et puissante, organique et charpentée, cercle qu’un mouvement emplit de sa gerbe. Très indépendamment l’un de l’autre et presque en même temps, Verlaine et Mallarmé substituent à ce cercle une arabesque, l’ampleur continuée et souple d’une phrase musicale, une fuite et une inquiétude du mouvement qui ne s’arrête pas au point où l’arrêt était attendu. Les sonnets de Verlaine, ses poèmes en stances de quatre vers, en offrent l’exemple le plus typique, précisément parce que ce mouvement contredit davantage les arêtes nettes de leur forme technique, par lui visiblement entraînée et disloquée. Les phrases de l’Après-Midi et d’Hérodiade réalisent avec une perfection plus retenue et plus sobre cette ligne de chair et de marbre vivant.

Si la tendance est la même, qui éclot chez Verlaine et Mallarmé, il faut noter pourtant une différence essentielle. Cette ondulation que Mallarmé ne demande qu’aux moyens anciens et strictement poétiques de la coupe, du rejet et du surjet, Verlaine la cherche constamment dans la répétition. Le mouvement repart sur un mot non rejeté, mais répété du vers ou de la strophe antérieure. La ductilité limpide et puérile de la poésie verlainienne nous y fait trouver un grand charme ; mais je ne saurais goûter un poème comme le Soir d’octobre — j’ignore pourquoi morceau anthologique — de Léon Dierx, où un procédé mécanique détruit en voulant les prolonger et les fixer cette souplesse, ce déroulement fluides.

C’est par ces tendances de Verlaine et de Mallarmé que la pente du vers romantique et parnassien lui-même conduisait naturellement au vers libre. Banville trouvait déjà insuffisante la réforme d’Hugo, d’ailleurs estimant que ce que le dieu n’avait pas fait nul désormais ne le pouvait entreprendre. Il regrettait que la césure n’eût pas sombré dans la révolution romantique. La césure de 1830 est comme la monarchie de Louis Philippe un juste milieu. En tout cas le vers brisé la dispersait assez pour apparaître comme un vers libéré. Mais ce qu’il donnait de liberté à la césure, il le reportait en contrainte sur la rime. De sorte qu’à l’horizon de la césure libérée le vers libre apparaissait comme la conclusion d’un relâchement progressif, et que la rigueur de la rime riche rendait le vers libre probable comme une réaction nécessaire.

Le vers à rejet créait une opposition perpétuelle entre l’élément visuel et l’élément auditif du poème. « Les romantiques, dit M. Gustave Kahn dans la préface des Premiers poèmes, pour augmenter les moyens d’expression de l’alexandrin ou plus généralement du vers à jeu de syllabes pair, inventèrent le rejet qui consiste en un trompe l’œil transmutant deux vers de 12 pieds en un vers de 14 ou 15 et un de 9 ou 10 ». Ils ne l’inventèrent pas, ils le reprirent à Chénier et à Racine, et un Parnassien, pour qui le vers est constitué et terminé par la rime, ne comprendrait pas ces derniers mots de M. Kahn. Mais c’est que précisément le vers parnassien forme une entité visuelle, et cela d’autant plus que les rimes françaises existent pour l’œil autant que pour l’oreille. Le vers libre fut la réaction d’une poésie auditive contre la poésie visuelle, typographique, poussée à son excès par les bibliothécaires du Parnasse. Du moment où, au nom de l’oreille, on voyait dans deux vers de douze pieds à rejet un vers de quatorze ou quinze et un de dix, on était conduit au vers libre, et c’est ce qu’eussent les premiers déclaré les adversaires de l’enjambement : accord de la Droite et de l’Extrême-Gauche.

Le vers à rime riche et à rejet eût peut-être fourni une carrière plus durable et mieux ménagé ses ressources s’il n’avait été galvaudé, éculé, massacré par le théâtre. Dans la lettre préface à la Prosodie de l’École Moderne de W. Tenint, Hugo écrit : « Le vers brisé est en particulier un besoin du drame ; du moment où le naturel s’est fait jour dans le langage théâtral, il luiafallu un vers qui pût se parler. Le vers brisé est admirablement fait pour recevoir la dose de prose que la poésie dramatique doit admettre ». Cette dose de prose, avec quelques oripeaux de lyrisme plaqué, a fini par devenir à peu près tout le vers de théâtre. Des poètes, parnassiens ou autres, bons artisans dans leurs livres, ont travaillé pour le théâtre comme des industriels pour l’Amérique du Sud ou M. Henner pour les marchands de tableaux. Qu’on lise, après tels gracieux poèmes de Banville, cette Florise où se comptent par centaines de choses dodécapodes de cet acabit :

Car ce que Hardy veut toujours il sait le prendre.

Dans la naissance du vers libre, il faut tenir compte aussi de la poésie populaire et de la chanson, avec leurs élisions et leurs assonances, naturelles en des vers qui ne sont pas nécessairement écrits. Mais le livre de M. Robert de Souza sur la Poésie Populaire et le Lyrisme Sentimental me dispense d’insister.

Enfin ne devrait-on pas considérer aussi les progrès et l’extrême raffinement de l’art de la prose ? La période oratoire, la souple et savante phrase de prose, est, au moins autant que l’ancienne strophe lyrique, à l’origine du vers libre. M. Kahn a dit l’influence sur lui des Poèmes en Prose de Baudelaire. Mais il faut aller plus loin et voir conduite, dans le courant du vers libre, une branche de cette prose en poèmes qui depuis Chateaubriand, héritier lui-même comblé, à si largement fécondé le monde des sonorités verbales où vit une oreille de lettré. Hugo n’avait-il pas le sentiment de cette « concurrence » lorsqu’il écrivait contre la prose, poétique cette boutade des Quatre Vents de l’Esprit.

Prends garde à Marchangy : la prose poétique…
… Tu te crois Ariel et tu n’es que Vestris.

Mallarmé avait remarqué. « En vérité il n’y a pas de prose : Il y al’alphabet et puis des vers plus ou moins serrés, plus pu moins diffus. Foutes les fois qu’il y a effort au style Il y aversification201. » Et ailleurs : « Toute prose d’écrivain fastueux, soustraite à ce laisser-aller en usage, ornementale, vaut en tant qu’un vers rompu, jouant avec ses timbres et encore les rimes dissimulées202. »

Dans la question du vers libre, Mallarmé tient le rôle d’un modéré clairvoyant, intelligent. Ces raisons de la crise poétique que j’ai essayé d’énumérer, il les aperçut presque toutes avec une grande lucidité. Surtout il insista sur celle qui est bien en effet la capitale : la prépondérance de l’oreille et l’insinuation de la musique. Cependant, il ne cessa de regarder le problème avec les yeux d’un Parnassien.

Comme des parents, dans un cortège d’enfants, suivent du regard le leur et ne voient que lui, Mallarmé, dans le mouvement du vers libre, envisagea l’alexandrin, et tout en fonction de l’alexandrin.

Il résume en huit lignes, d’une brièveté définitive, avec le procès de la métrique classique, la précellence de l’alexandrin dont il use : « Cette prosodie, règles si brèves, intraitable d’autant : elle notifie tel acte de prudence, dont l’hémistiche, et statue du moindre effort pour simuler la versification, à la manière des codes selon quoi s’abstenir de voler est la condition par exemple de droiture. Juste ce qu’il n’importe d’apprendre : comme ne pas l’avoir deviné par soi et d’abord établit l’inutilité de s’y contraindre.

« Les fidèles à l’alexandrin, notre hexamètre, desserrent intérieurement ce mécanisme rigide et puéril de sa mesure ; l’oreille, affranchie d’un compteur factice, connaît une jouissance à discerner, seule, toutes les combinaisons possibles, entre eux, de douze timbres203. »

D’autres, comme M. Henri de Régnier, considérant « cet alexandrin toujours comme le joyau définitif, mais à ne sortir, épée, fleur, que peu et selon quelque motif prémédité » se jouent autour de lui en des accords qui l’avoisinent, et ne le donnent « superbe et nu » qu’en de grands jets isolés, définitifs et plus sveltes.

Enfin vient le vers complètement libre, polymorphe, de MM. Kahn et Vielé Griffin (je cite toujours, en résumant, la page de Mallarmé).

Mallarmé estime que « les occasions amples » s’illustreront toujours de la forme traditionnelle, que l’alexandrin demeure le grand vers, mais qu’on peut à bon droit hésiter, quand il n’y a pas lieu, à « déranger les échos vénérables ». « Le vers officiel ne doit servir que dans les moments de crise de l’âme ; les poètes actuels l’ont bien compris ; avec un sentiment de réserve très délicat ils ont erré autour, en ont approché avec une singulière timidité, on dirait quelque effroi, et au lieu d’en faire leur principe et leur point de départ, tout à coup l’ont fait surgir comme le couronnement du poème et de la période204. »

Quant à supposer que tout individu apporte une prosodie, neuve, participant de son souffle, « et pourquoi pas une orthographe ? » c’est une plaisanterie bonne à inspirer « le tréteau des préfaciers ». La poésie consiste — et par-là précisément elle diffère de la prose — en ce « qu’une idée se fractionne en un nombre de motifs égaux par valeur ». Elle implique des rapports fixes entre ses membres, et la rime est à la fois l’un de ces rapports et le sceau de tous les autres205.

Ainsi la part faite à l’initiative en matière de vers demeure en somme restreinte. Mallarmé s’en tient, malgré une inquiétude, à la conception visuelle du vers, dont le lieu est actuellement non une scène, mais le Livre.

Du vers libre, d’un vers libre très mitigé, il accepte, chose naturelle, justement ce qui continue une direction de sa propre poésie. Le vers brisé à arabesque qui fut le sien réserve lui aussi les grandes orgues du vers pleinement régulier pour des emplois un peu distants. Et le vers libre fait apprécier à Mallarmé cela même qui fut l’essence de sa poésie : la rareté. « Le vers, aux occasions, fulmine, rareté206. » « Les vers libres, eux, préparent cet alexandrin fulminant, comme des trompettes qui l’annoncent et des pages qui portent sa traîne. Mallarmé retrouvait en eux la figure de ce qui, chez lui, autour du vers concentré et distillé, était demeuré silence et rêverie. Ainsi il destine le vers libre à rehausser ce « beau vers » qui fut la tentation de sa poésie, le vers déchaussé à l’entour, isolé sur un piédestal, et qui tendrait à faire figure de ténor d’opéra.

Conception opposée à celle du vers libre vrai, dont M. Vielé-Griffin me paraît avoir donné l’exemple le plus natif et le plus sincère. « Je connais, dit Mallarmé, qu’un jeu séduisant, se mène avec les fragments de l’ancien vers reconnaissables, à l’éluder ou le découvrir, plutôt qu’une subite trouvaille, du tout au tout étrangère207. » Et il est bien exact que rien de tout à fait nouveau ne s’invente dans la rythmique d’une vieille langue. Mais pourtant tout l’effort de M. Vielé-Griffin ne fut-il pas d’échapper à cette présence, à cette hallucination du vers régulier trottant devant le vers libre comme les dimensions de la locomotive et des wagons font, selon Wells, trotter devant eux l’ombre du cheval dépossédé ? Et si M. Vielé-Griffin parvient souvent à cette réussite, c’est que précisément son vers libre n’existe pas par lui-même, mais vit dans une strophe, dans une phrase rythmique, unité véritable. Ce rôle moteur et transmetteur, que, dans la poésie, Mallarmé attribue à la rime, il est tenu, ici, par tout le vers rythmiquement, non oratoirement, — et la rime elle-même, vaporisée dans la pluie des assonances, ne se dépose autour de la strophe que comme aux flancs du vase la buée de l’eau intérieure.

Sur les limites de l’ancienne et de la nouvelle rythmique, le vers de Mallarmé prend une importance très précise, et, d’un caillou blanc lavé à des eaux de diamant, marque une date, nettement. Dans la mince tranche de son œuvre il a su renfermer les secrets sûrs et les plus charmants de la poétique traditionnelle ; ils ont pris sous sa main les tons crépusculaires, transfigurés, des perles qui vont mourir… Mourir, non, mais que touche, comme une musique et comme un rayon, l’appel de l’eau, des profondeurs, des grottes, où déposées, selon la légende, elles retrouveront leur orient.

Chapitre VI. Le poème §

Ce qui frappe d’abord dans un poème de Mallarmé, c’est un désordre. Les vers, les images, semblent juxtaposés, amenés au hasard. Le mot de Rivarol au sujet de Delille vient à l’esprit : « Il fait un sort à chaque vers et néglige la fortune du poème208. » Tout cela n’est qu’une apparence.

Au mot : composition, on donne d’ordinaire un sens oratoire, et par composition poétique on entend comme un canevas de prose qui sous-tend le poème. Une composition harmonieuse s’inspire d’une logique matérielle. Mais de cet ordre d’idées Mallarmé délibérément s’éloigne. Le développement au sens scolaire lui paraît besogne inférieure. Non peut-être par incapacité naturelle. C’est sans effort, comme s’il eût fumé une cigarette, que jeune encore il brodait sur des riens ses souples chroniques de la Dernière Mode et du National. Il y eut un temps où l’ampleur oratoire ne lui demeurait pas étrangère. Le Toast Funèbre en témoigne. Voyez ce qu’à l’occasion de Banville il exhume des « premières pages qu’écolier » il traça dans la solitude : « Institue, ô mon songe, la cérémonie d’un triomphe à évoquer aux heures de splendeur et de féerie, et l’appelle la Fête du Poète : l’élu est cet homme au nom prédestiné, harmonieux comme un poème et charmant comme un décor. Dans l’empyrée, il siège sur un trône d’ivoire, ceint de la pourpre que luiale droit de porter, le front ombragé des géantes feuilles du laurier de la Turbie. J’ouïs des strophes ; la Muse vêtue du sourire qui sort d’un jeune torse, lui verse l’inspiration — cependant qu’à ses pieds meurt une nue reconnaissante. La grande lyre s’extasie dans ses mains209. »

Les pièces du premier Parnasse nous révèlent pourtant, je crois, que, si sa prose pouvait avoir tout le flux, l’ondoiement qu’il voulait, il fut toujours incapable de construire, selon la formule ordinaire, un poème. L’analyse d’une pièce en partie manquée, celle des Fleurs, nous le fera saisir avec précision.

I

Des avalanches d’or du vieil azur, au jour
Premier et de la neige éternelle des astres
Jadis tu détachas les grands calices pour
La terre jeune encore et vierge de désastres.

Voici dès la première strophe l’entassement des images qui se recouvrent et ne prennent pas le temps de développer dans l’espace leur contour. Déjà — et bien que Mallarmé ne soit encore qu’un Parnassien plus subtil — c’est au lecteur à déployer l’éventail, à faire épanouir dans sa fraîcheur à lui la rose de Jéricho. Creusant dans le même sens Mallarmé arrivera plus tard à d’apparentes énigmes

Comme mourir pourpre la roue
Du seul vespéral de mes chars.

et tous les derniers sonnets.

II

Le glaïeul fauve, avec les cygnes au col fin,
Et ce divin laurier des âmes exilées
Vermeil comme le pur orteil du séraphin
Que rougit la pudeur des aurores foulées.

La substitution de avec à comme est déjà toute mallarméenne. Au lieu de la comparaison, qui rapproche, par l’écorce, des ressemblances superficielles, l’analogie perçue de l’intérieur, le sens des correspondances mystiques. Le glaïeul a jailli du même acte créateur que le cygne ; l’un et l’autre font remonter le poète platonicien à une Idée de souplesse svelte.

La seconde image, délicieuse de lumière et de matin, est vraiment la création, par le vers, d’une fleur fraîche. Le laurier est posé comme un orteil de séraphin qui aurait effleuré l’aurore. L’image ainsi serait belle, mais resterait vaporeuse, conventionnelle. Il faut que ce rose soit chargé d’une âme qui le rende palpitant, d’une pâte qui l’enracine et l’attire vers le cœur du tableau : l’ange a marché sur des aurores vivantes, dont il garde la pudeur exhalée, et le vers alors devient d’une pulpe plus solide, qui ne lui laisse plus nommer le laurier, ; mais qui fait de lui le laurier.

III

L’hyacinthe, le myrte à l’adorable éclair
Et, pareille à la chair de la femme, la rose
Cruelle, Hérodiade en fleur du jardin clair,
Celle qu’un sang farouche et radieux arrose !

La strophe fléchit. L’adorable du premier vers, donné par l’allitération, participe à une fausse image. Le beau rejet mis à part, les plus vagues banalités, les épithètes impropres et de hasard, s’accumulent. La mauvaise image du dernier vers est induite à son mal par la rime féminine (plate ainsi que l’autre.) C’est exactement le contraire de l’image splendide, à la strophe précédente : le sang, au lieu de circuler avec la vie intérieurement dans la rose, se plaque du dehors sur elle, en réalité la dessèche et la glace.

IV

Et tu fis la blancheur sanglotante des lys
Qui roulant sur des mers de soupirs qu’elle effleure
A travers l’encens bleu des horizons pâlis
Monte rêveusement vers la lune qui pleure.

L’incapacité d’étoffe, d’ampleur, de développement peuvent ici se toucher. Mallarmé a dû partir pour un grand poème musical, sensuel, inspiré par la Sensitive de Shelley. (Si je ne fais là qu’une hypothèse, je crois qu’elle mène à une idée juste.) Dès la troisième strophe, il y a échoué, et je pense en voir la raison. C’est qu’à prendre tour à tour chacune des fleurs pour lui donner dans un quatrain un cadre d’émail, il va contre le génie de son art. Il abdique cette liberté d’arabesque dont il a besoin, cette docilité inquiète à suivre la logique de ses impressions rares. Il n’est pas de continuité qui lui pèse davantage que celle de l’énumération. Il répugne à toutes les figures du développement régulier, mais plus encore à sa forme inférieure qui est la succession mécanique et prévue. Le poème suggéré par ses lectures anglaises reste à l’état de brouillon, la plume paraît s’être cassée sur une strophe avortée. La quatrième détourne presque inconsciemment, après cet échec, le poème dans l’éther mallarméen « de vue et non de vision ». Les lys ne sont pas « une fleur » sur laquelle s’arrête l’imagination. Mais on dirait que, comme les couleurs du prisme dans leur blancheur, sous leur main cueilleuse de gerbes, ils ont réuni l’âme de toutes les fleurs et stylisé l’espace du jardin le soir. C’est le jardin entier qui par eux musicalement s’exhale dans ces quatre vers d’enchantement, et qui, vers l’horizon où la lune flotte, monte en quatre plis de terre vaporisée.

V

Hosannah sur le sistre et dans les encensoirs,
Notre dame, hosannah du jardin de nos limbes !
Et finisse l’écho par les célestes soirs,
Extase des regards, scintillements des nimbes !

La strophe, par ses sonorités un peu vides, arrête cette fuite d’âmes, ce dégagement rêveur et mol des lys, des fleurs dans le soir, et met derrière eux le fond d’or byzantin qui hante alors Mallarmé, et qui, plus subtilement évoqué, reparaîtra dans Hérodiade et la Prose.

VI

Ô Mère, qui créas en ton sein juste et fort,
Calices balançant la future fiole,
De grandes fleurs avec la balsamique Mort
Pour le poète las que la vie étiole.

La dernière strophe termine dans le cercle de Baudelaire le poème commencé dans le souvenir de Shelley. Les fleurs ne valent que par la fleur de beau poison qu’elles méditent et distillent,

Et l’opium puissant brise la pharmacie.

— par la mort dont l’image monte de leur jonchée. Et ce sentiment paraît, autant que du poème, sortir de l’acte même qui le construit. Dès le commencement l’inspiration s’est ralentie et dispersée, et de l’Ange aux fleurs que peut-être le poète voulait dresser tout entier comme une Hérodiade vivante, il n’a peint que l’orteil de laurier rougissant. Le chant des fleurs tourne au chant de la mort, les calices vivants à la fiole d’or qu’Hérodiade exaltera, parce que la fatalité de cette poésie est, à peine née, de glisser, par un couloir de musique, dans le silence.

Cette même défaillance que les Fleurs convertissent en un horizon de beauté, on la retrouve plus dénuée au terme des deux grands poèmes de Mallarmé. Hérodiade et l’Après-Midi. L’un et l’autre tournent assez court, sur un brouillon de vers faibles. Il semble que le poème, fait dans un mouvement musical, et où ce mouvement demeure visible, ne s’arrête pas à ces limites qu’assignent d’ordinaire la composition oratoire ou la vision plastique, mais se ralentisse et meure de lui-même dans l’extinction de son souffle intérieur.

Le poème en stances de quatre vers (les Fleurs, les Fenêtres), le poème en terze rime (le Guignon, Aumône), se développent en rejets, en entrelacements d’une stance à une autre. Mallarmé comme Verlaine rompt ici avec la netteté un peu rigide que prennent en pareil cas les cadres parnassiens. Le poème en vers suivis et le sonnet, qui l’un et l’autre permettent cette perpétuité musicale et souple, restent ses formes poétiques sinon préférées, du moins les mieux réussies.

La stance de quatre octosyllabes, qu’il manie merveilleusement dans la Prose, est pour lui (le nom de prose est choisi à dessein dans la langue de l’église) une sorte de mode mineur. Le cantique, inédit, de Saint-Jean, est fait en strophes de trois hexasyllabes, terminées par un trissyllabe, — le rythme de Banville dans sa pièce : A la Font-Georges. Ce sont là des exceptions, et je passe à ses modes habituels.

Le poème en alexandrins suivis, Las de l’amer repos, Toast Funèbre, L’Après-Midi, Hérodiade, est construit de ces rejets et de ces arabesques que j’ai étudiés avec le Vers. Il est un mouvement, qui s’oppose de façon frappante, bien que ses moyens rythmiques soient analogues, au mouvement oratoire de Victor Hugo. Il déroule dans un ballet souple et spontané la suite des images motrices. Il présente la poésie de Mallarmé dans son état d’ampleur et de fraîcheur les plus natives. Que Mallarmé ait abandonné cette forme pour la brièveté dense du sonnet, c’est le témoignage le plus net de la rétraction, du scrupule excessif, de la probité maladive, qui le stérilisèrent si tôt.

Le sonnet, avec ses quatre marches nettes et bien, taillées, sa composition sobre, ramassée, indiquée par allusions, devient, à la fin son instrument poétique presque unique. Ses attaches au Parnasse demeurent ici visibles. Il n’est pas étonnant que le Parnasse, réaction contre l’éloquence romantique, Ait pris en faveur cette forme serrée, qui resta étrangère à Lamartine et à Victor Hugo, ait vu là le terme de sa technique marmoréenne et métallique, de son art lucide, conscient, volontaire. Baudelaire l’avait patiemment pratiqué, mais la forme de ses sonnets est malhabile et lâche, et il n’en est pas dans les Fleurs du Mal deux qui soient sans défaut. D’autre part c’est de 1858 que datent les Sonnets Humoristiques de Soulary, qui fut, dans ce métier, le plus parfait contremaître, et dont l’influence, bien que non avouée (la province à toujours tort), domina pas mal les Parnassiens. Les sonnets de Sully-Prudhomme, inégaux, les sonnets de Hérédia, distillés, font, dans ce monde poétique, survivre le « buste » à la « cité ». Le sonnet parnassien paraît se proposer de joindre la sensation subtile, la pensée et l’image rares du sonnet baudelairien au métier probe, solide, ingénieux, du canut lyonnais qui tissa en sa chambre bureaucratique les Rêves ambitieux.

Or Théophile Gautier, dans son excellent Rapport de 1867, avertissait qu’« un sonnet demande un plan comme un poème épique, et ce qu’il yade plus difficile à composer, en poésie comme en peinture, c’est une figure seule. Beaucoup d’auteurs oublient cette loi de l’art, et leurs œuvres s’en ressentent ; ni la perfection du style ni l’opulence des rimes ne rachètent cette faute ».

Gautier entend ici composition dans son sens classique. Des sonnets de Sully-Prudhomme, développement d’une pensée fine et grave, les sonnets de Hérédia où se groupent savamment et sobrement les plans d’un tableau unique, forment de belles et d’irréprochables compositions. Quel est dans un sonnet de Mallarmé le mode de composition ?

Je laisse de côté les sonnets baudelairiens, à forme classique, du début, le Pitre châtié, le Sonneur, Renouveau, Tristesse d’Été : ils sont taillés sur le patron de l’école. Remarquons cependant que ce sont des « sonnets irréguliers » et ce mot faisait maugréer, peut-être à bon droit, Gautier. Si Mallarmé appréciait la forme du sonnet, il ne la réalisait qu’avec des difficultés, et jusqu’au bout il écrivit des sonnets irréguliers, sans retour de rimes aux quatrains, s’autorisant de l’exemple de la Renaissance anglaise210.

L’Hommage à Wagner, sonnet de transition, reste très classiquement composé. Premier quatrain : le vieux décor, le vieux théâtre, sur qui la poussière figure la banalité, le déjà vu. Second quatrain : la vieille poésie, qui n’est plus un chant ailé, mais une matière de bibliothèque.

Enfouissez le moi plutôt dans une armoire.

Tercets : Le théâtre régénéré par la musique wagnérienne, dont le rayonnement transfigure aussi le Livre. Le premier quatrain correspond au premier tercet (théâtre ancien — théâtre nouveau), le second quatrain au second tercet (livre mort — livre vivant) et le sonnet est construit sur les deux motifs entrecroisés du théâtre et du livre.

Il y a là enchaînement d’images au moyen d’une idée. Mais dans les sonnets qui suivent, et où la manière de Mallarmé atteint ses extrémités logiques, tout énoncé de l’idée disparaît. La suggestion et l’allusion deviennent les deux seules puissances maîtresses, et le sonnet, au lieu d’être un complexe enchaîné et organique, devient une juxtaposition d’images qui s’exhalent, sans se grouper, ni s’ordonner, autour d’une émotion.

Je choisis pour exemple deux des sonnets jugés les plus obscurs, l’Anniversaire de Verlaine, et le Tombeau, de Baudelaire.

Dans l’Anniversaire de Verlaine, deux ordres d’images sont fondus en une sorte d’idée platonicienne : les tombes d’un cimetière, sous lesquelles repose quelque part le poète, les nuages d’un ciel qui courent en l’obscurcissant devant une étoile. A ces visions, sans les nommer, conduisent les quatrains : ils les suggèrent, les créent en nous, des deux n’en font qu’une, chacune étant la métaphore de l’autre, n’ayant d’existence que reflétée par l’autre. Quant au Poète, malgré les hasards, malgré la voie vagabonde de sa destinée, il demeure — est-ce son souvenir ou ses vers ? les deux — auprès de nous, intimité délicate et tendre, et la mort est un frêle accident qui à sa pure nature n’a rien changé.

Le Tombeau de Baudelaire, d’apparence incohérente et inintelligible, est plus typique encore. Je le goûte d’ailleurs médiocrement, bien que j’aime la sinuosité acrobatique de la phrase qui court le long des tercets

Le temple enseveli divulgue par la bouche
Sépulcrale d’égoût bavant boue et rubis
Abominablement quelque idole Anubis
Tout le museau flambé comme un aboi farouche

Ou que le gaz récent torde la mèche louche
Essuyeuse on le sait des opprobres subis
Il allume hagard un immortel pubis
Dont le vol selon le réverbère découche

Quel feuillage séché dans les cités sans soir
Votif pourra bénir comme elle se rasseoir
Contre le marbre vainement de Baudelaire

Au voile qui la ceint absente avec frissons
Celle son ombre même un parfum tutélaire
Toujours à respirer si nous en périssons.

Allusion et suggestion s’emploient à l’état pur. Le sujet est les Fleurs du Mal. Il s’agit non de les peindre ou de les exprimer, mais de les évoquer chez le lecteur, de « faire » mentalement ces fleurs.

Chaque quatrain forme une suite de quatre images dont chacune est engendrée, comme une rallonge, de la précédente. Celles du premier quatrain suscitent, première fleur, de Baudelaire le génie religieux, l’âme que hantent les hérédités catholiques, et, plus lointainement encore, les primitives terreurs religieuses. Ailleurs Mallarmé montre le catholicisme prêtant « des entrailles à la peur qu’à d’elle-même, autrement que comme conscience humaine, la métaphysique et claustrale éternité… puis expirant le gouffre en quelque ferme aboi dans les âges211 ». C’est la métaphore du sonnet. Quelque chose, comme le chien vigilant et tourmenté dans les ténèbres, aboie vers le mystère. Du temple enseveli, de la religion dont la lettre s’écroule, demeurent cette inquiétude, ce sursaut farouche.

Fleur antique, religieuse, dans le premier quatrain. Fleur « récente », passionnée, fleur du feu dans le second. On peut trouver étrange cette idée de commémorer Baudelaire en accumulant des couches d’interprétations symboliques, même phalliques, autour du manchon Auer. Bouvard et Pécuchet interprétaient ainsi le timon des chars normands.

Le feuillage aride, évoqué dès le début du premier tercet, leur succède naturellement, les enveloppe comme la corolle sèche de leur bouquet artificiel. Mais, intérieure, pure, essentielle, la troisième fleur est l’idée même des Fleurs du Mal, — Celle son Ombre même en laquelle passe une image démentie sitôt que suscitée, absente sitôt que présentée.

Au voile qui la ceint absente avec frissons,

et cette Idée le dernier vers l’exprime toute nue, car il est la paraphrase même du titre baudelairien, — belles et vénéneuses —

Toujours à respirer si nous en périssons,

Dans le poème en prose de la Gloire, Mallarmé écrite : « Il est, cet an, d’amers et lumineux sanglots, mainte indécise flottaison d’idées désertant les hasards comme des branches, tel frisson et ce qui fait penser à un automne sous les cieux. » On trouvera dans ces quatre lignes, dans les quatre moments ou les quatre marches de la phrase, exactement le dessin du Tombeau de Baudelaire et même le crayon schématique de tout sonnet mallarméen. Des images discontinues et brisées, puis ces images émanées du hasard peu à peu se cristallisent selon des lignes décisives, ensuite le frisson (le mot revient, dans la phrase de la Gloire et dans le sonnet, à la même place) qui signale que tout va s’unifier en une vision suprême ; enfin, préparée par ces puissances de suggestion et par « ce qui fait penser », l’Idée, celle de l’Automne, celle des Fleurs baudelairiennes.

On peut refaire ce travail sur d’autres sonnets : Quand l’ombre menaça, Le Vierge, le Vivace, L’Hommage à Puvis, Mes bouquins refermés, on retrouvera ce même dessin qui, des images juxtaposées, pressées comme une matière poétique, en quelque désordre, va vers l’évocation d’une Idée définitive. L’Idée, préparée par ces accords épars et peu à peu réunis d’images, ressemble à ce qu’est, dans la poétique nouvelle dont discourait Mallarmé, l’alexandrin parfait « à ne sortir, joyau, épée ou fleur » qu’après des préludes.

Lisez Salut, dit à un banquet de poètes que Mallarmé présidait. Cela est parfaitement limpide et léger. Salut ouvre le recueil des Poésies et quiconque hésite à affronter l’œuvre aura, sans aller plus loin, dans cette goutte de rosée frêle, l’image de tout cet art.

Rien, cette écume, vierge vers
A ne désigner que la coupe ;
Telle loin se noie une troupe
De silènes mainte à l’envers.

Nous naviguons, ô mes divers
Amis, moi déjà sur la poupe
Vous l’avant fastueux qui coupe
Le flot de foudres et d’hivers
Salut

Solitude, récif, étoile
A n’importe ce qui valut
Le blanc souci de notre toile.

On a la sensation de ce papier blanc, de ce vide mystérieux où poser la plume et la goutte d’encre faisaient pour Mallarmé un rite abordé craintivement. Le vers ici ne désigne que la coupe levée aux doigts du poète, la coupe sur le vide, sur la mer, écume vivante peut-être, — littéralement le panache mousseux un instant fleuri entre des parois de cristal. Voyez : des images qui ne se suivent pas, mais, comme les sirènes mêmes, entre un jaillissement et une disparition, plongent, s’appellent, se présentent de flanc, sous un rayon, en un chœur, comme une écharpe. De ce frêle verre de Murano, le jeu poétique fait jaillir, toutes voiles dehors, un Bucentaure de poètes. Ici le Maître, ayant d’un regard dénombré ses amis, s’assure et sourit. Voyez dispersée, puis carguée en la toile coupante, la gerbe fine du dernier tercet ! Pas une phrase, mais une constellation de quinze mots, et, autour, la page blanche. Qu’un écrivain avide d’encre trace péniblement la figure à gros traits : trois points, trois clous de diamant, suffisent ici pour la déterminer, pour en poser, en un ciel platonicien, l’essence.

Cette manière, Mallarmé la pousse à l’extrême dans ses autres sonnets en octosyllabes. Il veut y réaliser, semble-t-il, l’acte pur de l’écrivain devant le papier blanc. Presque plus de construction grammaticale, les verbes tus. Dans le sonnet à Puvis, les mots des deux quatrains sont enfilés sur un fil verbal imperceptible, réduit à son expression la plus simple, l’auxiliaire « a ». Des mots piques pour circonscrire, avec le moins de matière, le plus possible de silence expressif, voilà le poème.

Dans un sonnet de Mallarmé, la composition n’est donc pas nulle, mais nouvelle. L’ordre, apercevons le non dans la place immobile des images, mais dans leur mouvement. Et en même temps que dans le mouvement des images et du vers « rival jaloux auquel le songeur cède la maîtrise » l’ordre s’affirme dans ce mouvement subjectif qu’est l’intelligence en action du lecteur. La composition n’est pas donnée sur le papier comme un ensemble de simultanéités, elle est effectuée par le lecteur selon des indications, suivant le doigt discrètement et sûrement tendu, le sourire bienveillant qui flotte sur le poème.

Il nous faut donc, si nous voulons l’appliquer à Mallarmé, éliminer du terme composition a peu près tout ce qu’il signifie d’ordinaire, lui enlever non seulement son sens mécanique, mais aussi son sens organique, pour ne lui laisser qu’un sens psychologique. Un poème de Mallarmé n’est pas un groupement, mais une succession. Quand nous avons discerné son motif initial, nous en sommes maîtres, nous le revivons. Un tel état est impliqué en somme dans toute composition lyrique, mais la composition lyrique ordinaire se tient assez près de la composition logique pour qu’elle soit à vue convertible en celle-ci. Son désordre, comme l’indique Boileau, est savant, il est l’effet de l’art. Pour suivre un poème de Mallarmé, il faut se replacer au contraire à la cause de son art, et, au lieu de le prendre tout à fait dans sa réalité, le suivre dans son devenir. Le poème se comporte chez lui exactement comme l’image qui en est l’élément. Il cherche à réaliser une existence motrice dans le temps plus qu’une existence visuelle dans l’espacé. Hyperbole et paradoxe du lyrisme, il fuit à des confins où l’air respirable lui manque.

Chapitre VII. Le style §

La langue et le style de Mallarmé sont quelque chose, chez nous, de paradoxal et d’unique, plus certes que la musique de son vers. Sa poésie, en tant que telle, j’ai pu la rattacher sinon à des antécédents, du moins à des analogues. Elle ne nous a pas paru, dans la suite des écoles, isolée. Sa prose ne ressemble à rien. Sans point d’attache dans le passé, elle est pareillement garantie pour l’avenir de toute imitation, sinon ridicule. La langue et le style qui s’y montrent à nu, dépouillés du monde incantatoire par lequel le vers les ordonnait selon un type antérieur, forment, sur les confins extrêmes du français, un jeu très curieux, qui nous révèle parfois certaines puissances, certaines tendances, irréalisables, de notre écriture littéraire. Il fallait pour une certaine satisfaction d’esprit, pour une certaine épreuve de nos ressources verbales, que tout cela, tenté une fois, demeurât comme un fier échec,

Calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur.

A cette langue, à ce style, à cette prose inattendus, Mallarmé n’arriva pas tout de suite. Il se les fit lorsqu’il fut devenu un solitaire de la littérature. 

La prose contemporaine d’Apparition ou des Fenêtres, où passent des réminiscences de Poe et de Baudelaire, est d’un métal presque retentissant, aux vibrations majestueuses : celle du Phénomène Futur, de Plainte d’Automne, de Frisson d’Hiver. Elle se nourrit, comme les vers, d’harmonies rares, d’assonances et d’allitérations. « Nulle enseigne ne vous régale du spectacle intérieur, car il n’est pas maintenant un peintre capable d’en donner une ombre triste. J’apporte, vivante (et préservée à travers les ans par la science souveraine) une Femme d’autrefois. Quelque folie, originelle et naïve, une extase d’or, je ne sais quoi ! par elle nommé sa chevelure, se ploie avec la grâce des étoffes autour d’un visage qu’éclaire la nudité sanglante de ses lèvres. A la place du vêtement vain Elle a un corps ; et les yeux, semblables aux pierres rares ! ne valent pas ce regard qui sort de sa chair heureuse : des seins levés comme s’ils étaient pleins d’un lait éternel, la pointe vers le ciel aux jambes lisses qui gardent le sel de la mer première212 ». De cette prose du Phénomène Futur, les coupes et les harmonies valent les coupes et les harmonies d’Hérodiade.

C’était l’époque aussi où Mallarmé avait dans la main la prose délicieuse, pailletée, de ses Chroniques, prose à la plasticité de mousseline indienne, capable à la fois de passer par une fente d’aiguille et de draper pour un ballet un écrin de corps souples. Lisez entre bien d’autres cette lettre sur laquelle se clôt la couverture du dernier numéro de la Dernière Mode.

A Yvonne de K…aun, à Pl…r, « Dieu ! que c’est gentil à vous, ma mignonne, de me venger des très durs reproches, auxquels je crois, cependant, avoir répondu victorieusement dans mon Courrier de tout à l’heure. Trop de règles concernant l’habillement des enfants, me disait un trio de visiteuses ; et vous m’écrivez, bonne grande sœur que vous êtes : Pas assez sur ce chapitre…

Oui, je continue, pour vous, et voici ce par quoi le manque de place m’a empêché de terminer l’étude de l’autre jour.

« Très sobre de garnitures, l’habillement des fillettes de onze ans, choisi dans les étoffes de bure, les cheviottes et le velours : avec jupes portées jusqu’à la cheville, toujours unies, tuniques fort simples, terminées par rien autre qu’une triple piqûre, et extraordinairement par une tresse de laine ou de soie. Je veux la petite jaquette assortie au costume ; elle se noue sur la poitrine à la faveur d’un joli nœud en faille à longs bouts, mais j’interdis tout à fait le dolman, oui ! jusqu’à 17 ou 18 ans. Le chapeau rond : pas de Lamballe, cette forme délicieuse appartient à l’amie ou à la sœur aînées.

« Quant aux jeunes gens, ils prennent enfin le costume de la première communion immémorial, sauf le col : très journalier, et qui aujourd’hui sera plus que grand, rabattu, fuyant en arrière ; avec, posé au-dessous, un nœud coquet à coques longues et tombantes. Boutonnée au cou, la veste ne laisse pas voir la chemise, si l’on ne veut commettre une faute contre le goût d’hier et d’avant-hier. »

« J’ajoute même, à l’intention de votre chère maman, qui vous a, m’apprenez-vous avec une soumission de bon aloi, autorisée à m’écrire vous-même :

« A dater de ce moment, quoique l’intervention en ait pu s’accuser par de la fourrure au bord des vêtements, des bas rayés et toute la fantaisie mise au service de fées ou de lutins qui ne sont pas encore des demoiselles ou des messieurs, nous livrons ce joli monde à la Mode. Une seule remarque, non un conseil, mais une prière : mères, tout en menant votre fille chez la faiseuse, votre fils chez le tailleur, essayez que l’un et l’autre gardent la grâce transitoire de leur âge, et que l’adolescence soit longtemps l’enfance. »

Tout de suite presque, Mallarmé refusa de donner à ces sources immédiates et fraîches une valeur d’art. La phrase bien en chair de ses Poèmes en prose, la phrase toute en ailes de ses chroniques et de ses lettres, il les dédaigna dans sa recherche de lointains plus nouveaux.

Cela, de la manière toujours relative où l’on peut abdiquer une nature spontanée. Dans ce billet à Yvonne de K…, comme dans une page quelconque de la Dernière Mode, apparaissent déjà les tours familiers qui demeureront : le rejet du sujet, la phrase tressée d’un mouvement de vannier, avec ces arrêts et ces insistances d’une main retournée qui noue : je veux, j’interdis, le oui ! explétif et ponctué.

De cette prose Mallarmé brisa, assouplit indéfiniment la courbe par la liberté de sa construction. Il l’amena à une concentration croissante, l’épurant de tous mots accessoires ou parasites. Enfin il piqua dans les mots des sens détournés, allusifs, subtils.

De ce style, étudié dans son détail, j’énumérerai, avec des exemples, les aspects les plus significatifs.

I. — Les mots forts n’y sont presque jamais les verbes, ce sont presque toujours les substantifs. Les phrases sont souvent sans verbe. « Le tour classique renoué ; et ces fluidité, nitidité213 ». Mallarmé aime le substantif isolé en une exclamation, comme le Palmes ! de Don du Poème. « Quand, effroi, je sentis…214. »

L’emploi lui est très habituel des substantifs abstraits à la place d’un adjectif ou d’un verbe. « Le littérateur oublieux qu’entre lui et l’époque dure une incompatibilité215. » Une danseuse « simule une impatience de plumes vers l’Idée216 ». Un ami absent est « une absence d’ami ».

II. — Le culte de l’épithète rare, qui fut le souci de l’« écriture artiste », Mallarmé, paradoxalement toujours, ne le porta pas, comme les autres, à l’épithète seule, mais à la place, rare elle-même, de l’épithète, à sa mise en valeur au moyen de tous inattendus.

Elle est placée fréquemment avant le substantif, ou plutôt c’est le substantif qui est rejeté après l’épithète (premier cas du rejet syntaxique, l’une des principales ressources de Mallarmé dans sa prose). Il ne faudrait pas attribuer cet usage à une imitation de l’anglais. Villiers qui emploie ce rejet admirablement, ne l’étend pas aux limites où le déploie excentriquement Mallarmé (1). « Quelque interrogatoire toilette217 » est simple. Mais voici (2) « l’intervalle vif entre ses végétations dormantes d’un toujours étroit et distrait ruisseau218 », (3) « l’accroupie en le dégagement mystérieux de ses ailes ombre de Notre-Dame219 », (4) « ma très peu consciente ou volontairement ici en cause inspiratrice220 », (5) à Ces détachés de toute rumeur derniers moments221 », (6) « l’immense, celle du bow-window, draperie, au dos de l’orateur222 ». Les compléments de l’épithète prennent place à sa suite, rejetant de plus en plus le substantif. La bizarrerie de ces rejets est logique, même belle. Il s’agit à chaque fois de mettre en valeur l’épithète et ses compléments, et, en même temps, le substantif lui-même, par l’effet de cette même division des tons que nous avons vue, dans le rejet poétique, concerner la rime et le mot rejeté. Les rejets 3 et 6, par leur analogie, éclaircissent le procédé. Tous deux, moyennant une sorte de coupe visuelle imitative, suspendent, dans les compléments, entre l’épithète et le substantif, une ampleur, flottante et sombre, celle qu’indique le sens de la phrase.

Un rejet syntaxique très proche de celui-là place avant l’objet nommé la file de ses déterminatifs.

Mats le blason des deuils épars sur de vains murs
J’ai méprisé l’horreur lucide d’une larme.
(Toast Funèbre.)

Larme ainsi rejeté détache cette forme pendante d’argent qui figure sur les tentures funèbres.

Mais chez qui du rêve se dore
Tristement dort une mandore
(Une dentelle.)

Aux épithètes qui précèdent le substantif, sont joints même des participes qui augmentent d’autant l’ampleur du rejet. « Cette vaine, perplexe, nous échappant modernité223. » Voici une autre torsion, fort belle : « Je vous présentai, au lieu de vie, une ou chaque (journée) ; de quels éclairs revêtue, immortels224. » Quel beau geste d’autorité détache, après « revêtue », qui ne paraissait permettre aucune épithète à « éclairs », le rejet inattendu d’« immortels » !

L’épithète, non plus le substantif, est alors rejetée. Pour obtenir un rejet pareil de l’épithète, Mallarmé emploie aussi volontiers l’article : « Éclat, l’unique, attardé par un mot imperturbable225. » « Ce trait, le capital226. »

III. — La répétition régulière du pronom personnel lui paraît superflue. Il en allège sa phrase « Les inspirés, nous courons trop à quelques dons227. » Rapprochez-en cette tournure : « Un sentiment simple, à quoi nous assistâmes, quelques-uns qui avions souci de cette renommée228. » Et cette sous-entente du relatif : « Des articles, quelques-uns des poèmes229. »

Le pronom démonstratif est employé avec le même isolement. « Celui, quand tout va s’éteindre ou choir, le dernier230. » Très fréquent le cela isolé, qui met dans la phrase écrite ce qu’est à la parole une inflexion du doigt indicateur : « Une volonté, à l’insu, qui dure une vie, jusqu’à l’éclat multiple, — penser, cela231. » « Péremptoire, certain et immédiat, cela232. »

Ce n’est sans doute pas encore à quelque souvenir de l’anglais qu’il faut rapporter l’emploi de un qui « Livré au fait ignoble contre un qui veut s’y soustraire233 ». Il était usité au xvie siècle. Je trouve dans le cinquantième sonnet de la Délie de Maurice Scève, qui fut un peu le Mallarmé de son temps.

Persévérant en l’obstination
D’un qui se veut recouvrer en sa perte.

Voici l’adjectif quel ! exclamatif, presque vidé de son sens pronominal : « Les appartements indiquant l’intimité de notre siècle, louches, quels ! prétentieux. »

IV. — Dans la prose comme dans les vers de Mallarmé, l’effacement ou la suppression (marqués déjà chez les Goncourt) du verbe, sont rendus nécessaires par la conception même, anti-oratoire, de la phrase. Regardant d’une fenêtre un Allemand qui en écoutait un autre, Chateaubriand disait : « Il attend le verbe ! » Il semble que le lecteur de Mallarmé n’ait pas à attendre le verbe, mais à le fournir. Les mots, nous l’avons vu, inclinés vers leur sens substantif, sont détournés de leur sens verbal.

Ainsi le verbe figurera dans les propositions subordonnées plutôt que dans la principale. « Un coup d’œil, le dernier, à une chevelure où fume, puis éclaire de fastes de jardins le pâlissement du chapeau de crêpe de même ton que la statuaire robe se relevant, avance au spectateur, sur un pied comme le reste hortensia234. »

L’auxiliaire, naturellement, est volontiers sous-entendu. « Raccordé comme si pas d’interruption l’œillade d’à présent au spectacle immobilisé d’autrefois235. » « Les maîtres si quelque part236 », « Pas que je redoute l’inanité237. »

S’il emploie le verbe auxiliaire, c’est avec une tournure, paradoxale comme celle de cela, un rejet encore.

Le spectre des rivages roses
Stagnant sur les soirs d’or, ce l’est,
Ce blanc vol fermé que tu poses
(Eventail).

« Ce les sont, mes colocataires jadis, ceux en esprit, quand je les rencontrai sur la route238. » « Quoiqu’ait été à l’instant vu que tout, mesuré, l’est :239 » « Vulgaire l’est240 »

Le que du substantif est, pour alléger la phrase, retranché de façon imprévue « à qui ce matelas décousu pour improviser ici, comme les voiles dans tous les temps et les temples, l’arcane ! appartînt241 ». La syntaxe exigerait à qui qu’appartînt. Mais le que se supprime quand le subjonctif commence une phrase exclamative.

Dût le ciel égaler le supplice à l’offense !

et le sujet se met alors après le verbe. Mallarmé n’en rejette pas moins le verbe loin derrière le sujet et le complément ; la phrase devient alors doublement excentrique.

Voici à la fois deux suppressions du que, l’une au pronom, l’autre au verbe : « à quel type s’ajustent vos traits242 », « ajustent » étant au subjonctif.

Mallarmé affectionne naturellement les formes les moins verbales du verbe, les infinitifs pris dans un sens substantif. « Le laisser volontaire des splendeurs de la jeunesse243. » « En feignant y porter un jugement244 »

Pour la même raison l’emploi du participe absolu. « Sa présence convoquée, en même temps que scrutée avec précision une intelligence chez le lecteur, telle phrase miroitante, neuve, abrupte, jaillissait245. » Ceci forme une phrase entre deux points : « Quelque fidélité suppléant à ce qu’on appelle, ordinairement, un public. » L’adjectif même est pris ainsi absolument, ce qui a, en français, un vague aspect de petit-nègre.

Nous immémoriaux quelques-uns si contents
(Rémémoration.)

On rencontre plusieurs fois chez lui l’adjectif verbal avec un complément, dans des cas où l’usage le proscrit depuis le xviie siècle

Accomplit par son chef fulgurante l’exploit
(La chevelure vol…)

Mais « il habita dans Paris une haute ruine inexistant246 ». L’usage voudrait l’adjectif verbal au lieu du participe. Cependant le sens adjectif n’eût-il pas impliqué à contre-sens une existence, et le sens verbal n’exprime-t-il pas l’action qui, avec le rêve même de Villiers, s’évade de l’être matériel ?

C’est dans les verbes que parfois trébuche ce langage qui marche sur la corde raide. « Devient évanescent247 » est un lourd pléonasme, et

Une ivresse belle m’engage…
De porter debout ce salut

un pur solécisme.

V. — Adverbes, prépositions, sont, comme l’auxiliaire, et pour les mêmes raisons, soustraits à leur fonction de liaison pour faire figure de mots indépendants. « Les imaginations furent inouïes et la solitude qu’avec il se composa248. »

« En tant que » à un sens particulier et fournit à Mallarmé une de ses tournures favorites. Il est une sorte de signe d’égalité, d’équivalence, d’analogie, très souple. « Elle fonctionne (la machine du théâtre) en tant que les salons annuels de Peinture ou de Sculpture, quand chôme l’engrenage théâtral249. »

De même « selon » au sens de : en fonction, en harmonie, en suite.

Que se dévêt, pli selon pli, là pierre veuve.
(Rémémoration)

« Le jour, selon un rayon, puis d’autres, perd l’ennui250. »

VI. — Deux petits mots qui jouent chez Mallarmé un rôle particulièrement curieux, ce sont « et » et « ni ».

On peut, je crois, discerner dans notre « et » un sens faible, celui de conjonction, simple, et un sens fort, analogue au sens latin, celui de « et bien plus ». M. Brunot remarque qu’au xvie siècle on trouve encore le nom placé entre deux adjectifs ; il cite ces exemples de Montaigne : « Se relascher à cette molle et basse façon et populaire de dire. — J’accepte de bon cœur et reconnaissant ». Et il ajoute : « Rien ne donne à la phrase un aspect plus négligé. On dirait qu’on lui a ajouté quelque chose après coup. Le plus souvent il n’en est rien251. » S’il n’en est rien, pourquoi le dire ? Mais je ne vois là nulle négligence. Le répertoire de Quillacq sur la Langue de Bossuet en donne de Bossuet une vingtaine d’exemples, et il n’en est pas un où la tournure ne se justifie magnifiquement. « Et » est pris au sens fort, et l’aspect est plus tôt de souplesse et de conversation que de négligence. Il se rattache au caractère parlé de cette langue. Même geste ondoyant d’insistance et de reprise chez Mallarmé, le « et » continuant et rejetant la proposition, au tournant où son mouvement semblait fini (nous avons remarqué des courbes analogues dans ses vers et son rythme). « Ce que de latent contient et d’à jamais abscons la présence d’une foule252 ». « Comme si beaucoup de silence, à la fois, et de rêverie s’imposait ou d’admiration inachevée253. » Le rejet après une virgule est analogue au rejet après la conjonction. « La promenade cesse au pénétrant, enveloppant Londres, définitif254. » Mais voici une phrase où l’emploi du « et » fort est injustifié, et sur laquelle tomberait à propos une remarque comme celle de M. Brunot : « La plus haute institution puisque la royauté finie et les empires255. »

La négation est chez lui réduite à son minimum, à sa plus fluide simplicité. Il cherche sans cesse à tourner, à éviter la négation composée avec pas et point, telle que depuis le xvie siècle elle s’est établie, peu heureusement, en français. « N’est-ce, moi, tendre trop haut la tête, pour ces joncs à ne dépasser et toute la mentale somnolence où se voile ma lucidité, que d’interroger jusque-là le mystère256 ? » La négation composée sert alors, en cas de répétition, à varier les tournures dans la phrase. « La parole haute cesse et le sanglot des vers abandonnés ne suivra jusqu’à ce lieu de discrétion celui qui s’y dissimule pour ne pas offusquer, d’une présence, sa gloire257. » Mais plutôt il cherche, dans les termes négatifs, à jouer d’alliances imprévues. « Ce semble que l’épars frémissement d’une page ne veuille sinon surseoir ou palpite d’impatience258. »

Il lui arrive de donner à ni, signifiant et non, un sens fort comme celui de « et »

Le noir roc courroucé que la bise le roule
Ne s’arrêtera ni sous de pieuses mains…
(Anniversaire.)

Nul autre ni ne suit. Ni répond ici à ne : ne s’arrêtera pas, et pas même sous de pieuses mains.

Dans un de ses premiers poèmes, Brise marine, il faisait déjà de ni, par le rejet syntaxique, un emploi paradoxal et dont l’effet dans le vers est très beau bien qu’au fond et ni soit un pléonasme.

Rien, ni les vieux jardins reflétés par les yeux,
Ne retiendra ce cœur qui dans la mer se trempe,
Ô nuits, ni la clarté déserte de la lampe
Sur le vide papier que sa blancheur défend
Et ni la jeune femme allaitant son enfant.

VII. — Une bonne partie des exemples déjà donnés ont sans doute fait comprendre que l’anacoluthe et la syllepse sont, pour Mallarmé, non des figures de rhétorique, mais la condition même de son style, non des ruptures d’un ordre, mais la forme d’une liberté. « Ce sentiment se complique envers cet étranger, transport, vénération, aussi d’un malaise que tout soit fait, autrement qu’en irradiant, par un jeu direct, du principe littéraire même259. » « Moins qu’un millier de lignes, le rôle, qui le lit, tout de suite comprend les règles260. » « Quelque suprême moule qui n’ayant pas lieu en tant que d’aucun objet qui existe : mais il emprunte, pour y aviver un sceau tous gisements épars261. »

Des syllepses en apparence étranges n’ont rien que de très classique. « M’abstraire ni quitter, exclus, la fenêtre, regard, moi-là, de l’ancienne bâtisse sur l’endroit qu’elle sait ; pour faire au groupe des avances, sans effet262. » Ni est mis pour et, puisque, quand le verbe, bien qu’employé affirmativement, à pourtant un sens négatif, ni demandé par le sens peut remplacer et réclamé par la grammaire.

Garde donc de donner, ainsi que dans Clélie,
L’air ni l’esprit français à l’antique Italie.

dit Boileau. Mais, dans la phrase de Mallarmé, l’idée négative qui pourrait autoriser le ni est rejetée tout à fait au bout de la phrase, dans le dernier mot, sans effet, et commentée dans la phrase qui suit. Le ni, placé ainsi au début, contre la grammaire, indique d’abord qu’en fin de compte la fenêtre ne sera pas quittée.

VIII. — J’ai déjà dit que Mallarmé, de par sa nature anti-oratoire, procède par enveloppement bien plutôt que par développement. De cela on ferait une formule de son style. Sa phrase est souvent une série de parenthèses et emboîtements.

Par quel attrait
Menée et quel matin oublié des prophètes
Verse, sur les lointains mourants, ses tristes fêtes
Le sais-je ? tu m’as vue, ô nourrice d’hiver.
(Hérodiade.)

Ce sont des tours que les désinences casuelles permettaient aux langues anciennes et qui leur étaient naturels, mais en français des tours de force un peu vains. Et que dire de celui-ci :

Quand solennellement cette cité m’apprit
Lesquels entre ses fils un autre vol désigne
A prompte irradier ainsi qu’aile l’esprit
(Rémémoration.)

aile se rapportant à prompte ?

Des lignes comme : « nature prête, dissertatrice et neutre, à vivifier le type abstrait »263 eussent rendu Malherbe malade : trois épithètes à la file, suivie d’un verbe qui n’est régi que par la première !

« Ou, très prosaïquement, peut-être le rat éduqué à moins que lui-même, ce mendiant sur l’athlétique vigueur de ses muscles comptât, pour décider l’engouement populaire, faisait défaut, à l’instant précis264. »Faisait défaut se rapporte au rat éduqué. Le verbe est séparé de son sujet par la longueur d’une incidente prolongée, qui d’ailleurs, elle aussi, par une sorte de syllepse et de porte à faux, semble appuyer sur le même verbe. Nous sommes, sur ces confins, à l’opposé même de la syntaxe française, et presque dirait-on un Allemand s’efforçant à tirer de la logique de sa langue un Ueberdeutsch.

IX. — Nous avons vérifié que Mallarmé demande le plus souvent au rejet la souplesse de sa phrase. Le rejet ne vise-t-il pas un peu à suggérer, par des allusions et des rapports, avant de le nommer, le mot, à le préparer de sorte qu’il ne s’ajoute à la phrase que comme sa fleur impondérable.

« Des entrelacs distants où dort un luxe à inventorier, stryge, nœud, feuillages, et présenter265 ».

Le rejet syntaxique est ici jumeau du rejet poétique. Les trois noms, détail du luxe, en séparant les deux verbes, gardent à chacun de ces verbes sa valeur intacte, comme le blanc, entre deux vers, la conservé, dans sa glace, à deux épithètes.

Faune, l’illusion s’échappe des yeux bleus
Et froids…

Et le rejet de présenter semble dessiner le geste indiqué. Voici une autre coupe imitative : « Le déplaisir éclaterait, cependant, qu’un chanteur ne sût à l’écart et au gré de pas dans l’infinité des fleurettes, partout où sa voix rencontre une notion, cueillir266. »

Ainsi le mot, rejeté loin de celui qui le régit, suspendu et tendu paraît plus isolé, plus souple, plus apparemment nu, — et en même temps, au lieu d’appartenir strictement à tel membre, disséminé, sur toute la phrase, son reflet.

Le rejet syntaxique implique presque toujours, en prose, un rejet rythmique. Parfois le rejet rythmique est seul. Mallarmé aime à dégager, d’un geste d’arrêt vers ce qui seul importe, l’épithète beau. Dans une réclame de la Dernière Mode, j’ai déjà cité : « Il s’agirait d’adapter le gaz à quelque objet traditionnel et familier, beau ». Ailleurs « Contempler à même, sans intermédiaire, les couchers du soleil familiers à la saison, et beaux267 ».

« Les gens d’idéal doivent très peu, excepté aux primes années de surprise, entre adeptes découvrant même rite, causer268. » A des auditrices d’Oxford : « Vous détachez une blancheur de papier, comme luit voire sourire, écrivez, voilà ». « Avec un délice d’amateur à constater que la notation de vérités ou de sentiments pratiquée avec une justesse presque absolue, ou simplement littéraire dans le vieux sens du mot, trouve, à la rampe, vie. »

La ponctuation est ici, vraiment, le substitut du mot, et, de façon bien mallarméenne, la réticence ou l’absence qui en évoque la seule mobilité suggestive. Les mots, prépositions et conjonctions, cèdent la place à des signes de position et de disjonction. Nous établissons d’ailleurs entre la ponctuation et les mots dans l’écriture, entre les arrêts et les intonations de la voix dans la parole, une distinction toute artificielle : la disjonction de la virgule rentre dans le même genre grammatical que la conjonction et, à laquelle elle s’oppose ou qu’elle remplace, selon les cas.

On suit avec un plaisir curieux, chez Mallarmé, la virtuosité des coupes syntaxiques. Dans le Nénuphar Blanc, arrêtant sa barque sur la rive d’un parc, un bruit le fait douter si l’habitante du bord ne s’approche pas de l’eau : « Connaît-elle un motif à sa station, elle-même, la promeneuse ». Les trois membres de la phrase, dont les deux virgules marquent les articulations, se présentent dans l’ordre inverse de l’usage français qui exigerait « La promeneuse elle-même connaît-elle un motif à sa station ? » 3-2-1 remplace 1-2-3. Ne dirait-on pas que cet ordre inverse des trois membres, comme la tête, le buste et les jambes se mireraient réverbérés sous l’eau, suspend la vision même du rameur ?

La phrase périodique, pour sceau de son unité, à son terme, sa « chute ». La phrase de Mallarmé, antithèse de la période, au lieu de chute comporte un arrêt sur le mot décisif, ménagé ou rejeté, qui de cet arrêt la soutient par « la plus authentiquement nouée, comme une boucle en diamants, des ceintures ». Ce mot isolé, monosyllabique souvent, qui termine, est le contraire même de l’ample courbe finale décrite par le vieux carrosse de la prose rythmée, le contraire de l’esse videatur. Pour intérieur, une belle période ménage une série de liaisons. Dans son intérieur la phrase de Mallarmé procède au contraire à coups de coupes. Ce que la période unit, cette phrase criblée de ponctuation le mobilise et le disjoint.

Cette prose n’admet pas un ordre naturel des mots. Elle les prend et les pique, avec un geste de jongleur. La phrase se défait, se refait, ondule en des mots, comme en autant de mouvements brefs et successifs du doigt désignant un aspect. « Audace, cette désaffection, l’unique ; dont rabattre269. » La phrase n’est jamais une ligne droite, mais une arabesque. De sorte que dans ce jeu verbal de ballerine exotique paraissent se joindre des extrêmes : la nature d’abord d’une langue monosyllabique comme le chinois, où le sens des monosyllabes ne dépend que de leur place dans la phrase ; puis, par ce caractère de souplesse et d’imprévu, par une faculté d’invention linguistique pas toujours heureuse, mais toujours en éveil, il pousse à sa pointe paradoxale cette plasticité qui est le propre des langues à flexions.

Lui-même Mallarmé s’efforce, avec plus d’ingéniosité que de vérité, de rattacher cette prose à une tradition française. « Un parler, le français, retient une élégance à paraître en négligé et le passé témoigne de cette qualité, qui s’établit d’abord, comme don de race foncièrement exquis ; mais notre littérature dépasse le « genre », correspondance ou mémoires. Les abrupts, hauts jeux d’aile se mireront, aussi : qui les mène perçoit une extraordinaire appropriation de la structure, limpide, aux primitives foudres de la logique. Un balbutiement, que semble la phrase, ici refoulé dans l’emploi d’incidentes multiples, se compose et s’enlève en quelque équilibre supérieur, à balancement prévu d’inversions270. »

Il ne s’agit pas d’un négligé réel, cursif, comme celui de Saint-Simon, mais d’un négligé médité, « équilibre supérieur », — une Idée réalisée du négligé, de la pensée toute fraîche, sentant encore la ruche et les fleurs. « Une élégance à paraître en négligé » n’est pas une élégance à être négligé. Mallarmé avec grand travail a fait » une prose qui précisément ne soit pas faite. Ce platonicien fut hanté par l’Idée de la prose comme par l’Idée du vers.

Dans le « Prière d’insérer » de Divagations, il résume son effort en disant qu’il a « simplement exclu les clichés, trouvé un moule propre à chaque phrase et pratiqué le purisme ». Avec ce moule propre à chaque phrase, son poudroiement de coupes, la prose de Mallarmé paraît être à la prose normale, en tant qu’il en existe une, ce qu’est le vers libre au vers régulier. Ce fervent du vers régulier s’est fait un proselibriste, et cela avec la même logique, le même zèle de « purisme », opposant à son carmen vinctius un carmen solutius.

Pointe, après tout, encore, paradoxale et outrée d’une vérité esthétique française, d’un principe transmis à notre prose par les bons prosateurs latins271 et sur lequel insistent longuement Vaugelas et son commentateur Thomas Corneille : éviter toute cadence de vers et en particulier l’alexandrin plane. Victor Hugo, par sa prose rompue et hachée, en eut le sentiment dans la mesure où il était le Verbe français fait chair. J’ai déjà cité la pièce des Quatre Vents de l’Esprit

Tu te crois Ariel et lu n’es que Vestris.

Quiconque à une oreille française ne peut aller au bout de ces drames en vers blancs, si beaux pourtant de pensée, Monna Vanna ou Joyzelle, qui conduisent Maeterlinck sur les traces de la Motte. Et depuis nous avons eu Colas Breugnon. Ainsi cet aspect menu de sable sans ciment, qu’à la prose de Mallarmé, est l’outrance (un peu étrangère, elle aussi) de celle vérité que la texture de la prose ne doit pas évoquer celle du vers ; elle exclut alors, chez lui, non seulement la cadence et l’harmonie du vers, mais toute cadence et toute harmonie.

La prose de Mallarmé s’opposerait exactement à celle de Flaubert. Dans Salammbô Jules de Goncourt trouvait « une trop belle syntaxe, une syntaxe à l’usage des vieux universitaires flegmatiques, Une syntaxe d’oraison funèbre, sans une de ces audaces de tour, de ces sveltes élégances, de ces vire-voltes nerveuses, dans lesquelles vibre la modernité du style contemporain… et toujours encore des phrases de gueuloir272 ». Mallarmé fut le pèlerin passionné sur ce chemin où passèrent les Goncourt et Huysmans. Il est bien impossible de lire sa prose à haute voix. Et contre la lecture à haute voix, contre le « gueuloir » de Croisset, son art entier ne se rétracte-t-il pas, qui requiert de tout son cœur, et dès l’écorce même de ses mots, le recueillement intérieur et l’habitude du silence ?

Par-là ne se rejoignent pas, mais s’harmonisent ces vers et cette prose. Ils sont deux attributs d’une même substance intellectuelle, deux formes de l’imagination motrice, le double répertoire d’une ballerine. L’unité de la phrase se dégage de sa signification plus qu’elle ne gît dans sa texture, elle est formée d’un esprit mobile, non d’une matière massive ; dans son allure inaccoutumée et capricieuse elle est comme le graphique, déposé sur le papier, des impressions qui s’enregistrent ; elle n’existe pas sans la tension et la collaboration du lecteur, qui ne saurait lire ici, comme on lit un journal, en devinant les deux tiers des mots, qui n’est pas emporté voluptueusement par la sûre ampleur d’un flot oratoire, mais qui doit, sur chaque mot, poser son regard et le peser de ce regard.

Alphonse Daudet entendit un paysan de Provence dire d’une fillette : « Elle est chargée comme une abeille273. » La phrase de Mallarmé, en demeurant légère, se charge de tout ce qui vient à la rencontre ou à l’encontre de la pensée mouvante qui s’agite en elle ; de là son aspect d’immédiat, de natif, de non fait, de « hasard ». Mais tout cela, dont elle est lourde, et elle-même, ne sont pas une fin, car il lui faut, pour ruche à miel (c’est sa faiblesse ou bien son charme) la patience d’un lecteur ami.

Chapitre VIII. La ponctuation §

L’écrivain le plus ennemi des clichés, dans sa recherche la plus inquiète du nouveau, ne s’occupe guère de sa ponctuation, et la prend toute faite à l’usage. Mallarmé porta longuement sur la sienne sa réflexion, imposa une théorie de la ponctuation à sa théorie des vers et de la prose, créa cette partie aussi de sa langue.

Vers et prose lui paraissaient ici se comporter très différemment, et c’est au nom de la même logique extrême qu’il supprima finalement dans les vers la ponctuation par lui multipliée dans la prose.

Le vers sans ponctuation de Mallarmé (il ne fit d’ailleurs cet essai que dans de rares sonnets) conclut simplement une théorie du Petit Traité banvillesque. En poésie, selon Banville, la phrase n’existe pas, mais seulement le vers en tant que terminé par la rime. De là la liberté absolue de l’enjambement, l’absurdité de la règle classique qui le condamnait et qui imposait au vers la forme, dont il n’avait que faire, d’une proposition logique. La ponctuation, pense de même et plus loin Mallarmé, appartient à l’ordre logique, non à l’ordre poétique. Elle disparue, rayonnera plus intacte la seule et pure ponctuation propre aux vers : les blancs de la page. Les vers se passent de ponctuation « par le privilège d’offrir, sans cet artifice de typographie, le repos vocal qui mesure l’élan274 ». Peut-être, encore, goût de visuel qui donne au repos des yeux la place et la fonction qu’occupent dans la typographie ordinaire les repos indiqués pour la voix.

Dans la prose, la ponctuation, qui porte tout le mouvement logique, tient une place capitale. Le tort de ceux qui la prennent toute faite est de croire qu’elle sépare seulement des membres grammaticaux, alors qu’en réalité elle distingue des moments de la pensée. Mallarmé, pour sa prose, veut créer une ponctuation qui ne soit pas, du dehors et de la grammaire, appliquée au discours, mais qui s’exhale du dedans, conscience et sueur visible de l’effort par lequel la pensée développe sa plénitude de vie. Chaque phrase à sa ponctuation qui lui est propre, inattendue pour notre routine, imposée par sa logique.

Etudiez la ponctuation dans ces quelques lignes de préface qui ouvrent Divagations.

« À part des poèmes ou anecdotes, au début, que le sort, exagéré, fait à ces riens, m’obligeait (envers le public) de n’omettre, les Divagations apparentes traitent un sujet, de pensée, unique — si je les revois en étranger, comme un cloître quoique brisé, exhalerait au promeneur, sa doctrine. »

Les différences de cette ponctuation avec la ponctuation commune se ramènent à deux principes : d’abord qu’il n’y a pas lieu à ponctuation là où les idées sont nées associées, quelle que soit la divergence grammaticale des termes qui les expriment ; ensuite que la ponctuation sert, comme la distribution de la lumière dans un tableau, à mettre en valeur les mots.

« L’emploi des arrêts, dit un psychologue, devient… pour nous un moyen d’accuser les différences entre les idées, alors même que, malgré ces différences, les idées, par suite de raisons spéciales, par exemple de la connaissance particulière du sujet que nous pouvons avoir, se seraient associées très rapidement dans notre esprit… La liaison objective des mots prononcés par celui qui parle ne représente pas toujours exactement les conditions de l’association subjective qui s’est produite dans son esprit entre les idées correspondantes ; ainsi je dirai ou écrirai d’un trait : « L’homme est un vertébré » bien qu’il m’ait fallu assez longtemps travailler pour acquérir la connaissance, c’est-à-dire l’association d’idées qu’exprime cette phrase, et qu’actuellement même cette association d’idées ne se passe pas chez moi très aisément275. »

C’est contre cet usage commun de la ponctuation que réagit Mallarmé. Il veut lui faire représenter ces « conditions de l’association subjective ». « Un cloître quoique brisé, exhalerait au promeneur, sa doctrine » semble bizarrement ponctué. Il l’est très justement. Une virgule après cloître détacherait d’abord l’image, inutile et contradictoire, d’un cloître intact ; sa mutilation, donnée avec lui, ne peut ici s’en séparer. Il en est de même de exhalerait et de son complément indirect. Quant à la virgule qui isole le complément direct, elle pose l’intermédiaire nécessaire de réflexion qui chez le promeneur refait, par-delà sa ruine, la doctrine du cloître. C’est avec une autre construction, une autre ponctuation, que Mallarmé eût écrit par exemple : « Un cloître brisé exhalerait sa rêverie, au promeneur. »

Le second principe, cette ligne en donne une claire conscience : « Le sort, exagéré, fait à ces riens ». Cela ne signifie pas : le sort exagéré fait à ces riens. La ponctuation garde à exagéré la fraîcheur vive de la conversation, la réticence ironique derrière le sourire courtois, alors qu’avec la ponctuation ordinaire il est soudé au nom par une habitude de cliché : le coup de plume imperceptible d’une virgule a introduit l’air, la lumière, la vie. De même « il installe ainsi un milieu, pur, de fiction276 ». (Qui s’imposerait d’ailleurs à tout le monde par la nécessité d’éviter l’amphibologie.)

Voici une phrase que j’ai déjà prise comme texte d’une autre remarque : « M’abstraire ni quitter, exclus, la fenêtre, regard, moi, là, de l’ancienne bâtisse sur l’endroit qu’elle sait ; pour faire au groupe des avances, sans effet277. » Le point et virgule, sans raison dans la grammaire, n’en a-t-il pas une dans l’imagination visuelle et motrice de l’écrivain ? Il semble que la pause plus longue qu’il met avant le pour exprime la descente d’escalier et l’intervalle qui s’écoule, la disparition momentanée entre le moment de la fenêtre quittée et celui où le poète s’en irait trouver le groupe de terrassiers.

« Je vis… que j’étais devant la boutique d’un luthier vendeur de vieux instruments pendus au mur, et, à terre, des palmes jaunes et les ailes enfouies en l’ombre, d’oiseaux anciens278. » La ponctuation usuelle voudrait « à terre, des palmes jaunes, et les ailes, enfouies en l’ombre, d’oiseaux anciens ». C’est la ponctuation logique, qui rattache le génitif au nominatif dont il dépend. Celle de Mallarmé suit non l’ordre des choses, mais l’ordre des sensations. « Les palmes jaunes et les ailes enfouies en l’ombre » sont mêlées comme un tout des yeux, que la ponctuation romprait à contre-sens. L’explication « d’oiseaux anciens » est un nouveau moment de la pensée, une réflexion qui interprète, et elle implique, pour la séparer de l’impression, la virgule.

De même : « Appréhension quant à cette heure, qui prend la transparence de la journée, avant les ombres puis l’écoulé lucide vers quelque profondeur279. » L’absence de ponctuation, qui surprend, après ombres, s’explique. Puis signifie : dès les ombres venues. Il s’oppose à avant, non à ombres ; l’écoulement de la transparence et la venue des ombres sont simultanées, donc pas de ponctuation, tandis que la virgule qui précédait avant disait au contraire succession.

« Ce qu’il voulait, ce survenu, en effet, je pense que sérieusement c’était : régner280. » Les deux points détachent, comme deux appariteurs, le vocable de commandement.

De sorte qu’en somme les particularités de sa ponctuation se relient aussi à son goût des rejets rythmiques et syntaxiques. Il lui demande, dans sa prose, le même office qu’au blanc après le vers, en cas de rejet : mettre en valeur, par une disjonction occasionnelle, également deux mots que mêlerait trop, les estompant, leur pur rapport grammatical.

Dans le médaillon d’Arthur Rimbaud : « L’anecdote, à bon marché, ne manque pas, le fil rompu d’une existence, en laissa choir dans les journaux : à quoi bon faire, centième, miroiter ces détails jusqu’à les enfiler en sauvages verroteries et composer le collier du roi nègre, que ce fut la plaisanterie, tard, de représenter, dans quelque peuplade inconnue, le poète281. » La virgule, inaccoutumée, après existence, doit accompagner, en sourdine, l’idée même, émise, de rupture, sorte de coup de ciseau sur le fil. A la ligne suivante, au contraire, une continuité qui convient à l’image de mise en rang sur un fil. Et, au dernier mot, selon l’habitude de Mallarmé, isolé et en valeur, médaillon qui pend du collier, le substantif capital.

Non seulement, chez Mallarmé, la place de la ponctuation est originale, mais sa matière aussi. Les blancs, qui forment la ponctuation naturelle du vers, paraissent comme la ponctuation occasionnelle de la prose. Les pages d’Un coup de Dés mènent vers un étrange absolu logique cette recherche de Mallarmé. Du tiret, qui figure un espace moindre que le blanc, l’emploi pst très souple. Le point d’exclamation ne se place pas à la fin de la phrase, mais il porte sur un mot, dans la phrase même, un mot qui, par lui, signale l’arrêt ou l’appui. « Malice un peu ample, et drôle ! dont nous sommes plusieurs nous souvenant282. » « Ainsi lancé de soi le principe qui n’est — que le Vers ! attire non moins que dégage pour son épanouissement… les mille éléments de beauté283. »

J’ai appelé Mallarmé un prose-libriste. La ponctuation est une part, libre elle-même, de cette prose libre. Elle transmet le reflet que le mot, pierrerie, échange avec les pierreries voisines. Elle accentue ce caractère de la prose mallarméenne qui la fait répugner à la lecture à haute voix : elle n’exerce pas, pour la voix, une fonction oratoire de distribution et de repos, mais elle note le rythme intérieur de la pensée, comme une musique de marche.

La réflexion de Mallarmé — et le problème de la ponctuation est ici bien dépassé — porte en définitive sur ce point : Doit-on écrire comme on parle ? Cette question a toujours été résolue dans le sens affirmatif. Il faut écrire, nous dit-on unanimement, sinon comme on parle, du moins comme on devrait parler. Et aujourd’hui on semble pousser assez loin la logique de cette attitude. On demande à l’orthographe d’être phonétique. Le vers libre s’est constitué contre ce qui, dans la poésie régulière, n’existe pas pour l’oreille. Les poètes lyriques veulent non plus seulement être lus, mais surtout être récités, requièrent des « salons ». L’écriture paraît ramenée, avec plus de précision, à sa condition docile de signe.

Doit-on écrire comme on parle ? s’est demandé Mallarmé. Et il est peut-être le seul qui entièrement, consciemment et sur toute la ligne, ait répondu : Non. Il y mit d’autant plus d’héroïsme qu’il était un des plus merveilleux parleurs de son temps, et que parler de la plume (il montra qu’il s’y entendait) l’eût affranchi de gagner du pain par un métier douloureux. Et dans ce Non ! tient tout le paradoxe mallarméen, tout ce qui éveilla autour de lui tant de dérision et de stupeur.

Ce Non ! qu’il n’a pas expressément formulé, ressort des théories que j’ai pu exposer de lui. Il ressort de sa poésie et de sa prose telles qu’on doit les comprendre. Il ressort aussi — et mieux encore — de ce que sont cette poésie et cette prose pour la foule qui se détourne d’elles, n’y reconnaissant point le calqué de la parole.

Pour Mallarmé la fin de récriture, sous la forme la plus haute, sa forme d’art, est non pas de rappeler des paroles, mais de susciter directement la méditation et le rêve. Et cela tient à la nature même, pour qui l’approfondit, du Livre. On ne lit pas en commun, comme on parle, on lit pour soi. Médiocre substitut de la parole, le Livre garde, hors d’elle, sa vertu propre.

La ponctuation, ensemble de signes visuels, a pour rôle de remplacer dans le Livre tout ce qui dans la parole est réservé à des moyens oratoires. Toute éloquence écrite, même toute prose, conserve, invisible et présent, le langage des gestes dont peu à peu elle émana, et qui, à la tribune et dans la vie, Continue à l’envelopper et à la soutenir. La prose de Mallarmé, comme une conversation anglaise, élimine cette survivance du geste, n’invoque que des éléments de pensée. Ne pas écrire comme on parle, d’une parole faite par l’usage et pour lui, d’Une parole qui dispense de pensée et pourrait se remplacer par un échange de monnaie, — mais écrire comme on pense, comme on rêve, pour que l’on puisse penser et rêver plus et mieux. (Et nous vous expliquons ainsi que, sans qu’il y ait contradiction, la prose de Mallarmé soit aussi l’hyperbole d’une prose parlée). La doctrine mallarméenne du Théâtre et du Ballet Imaginera précisément un passage immédiat de l’écrit à la pensée et au rêve, sans l’intermédiaire, sans la douane âpre de la parole.

De sorte que la ponctuation, présence de ce qui, dans la pensée, ne cristallise pas, la ponctuation se conçoit presque, pour qui écrit, comme antérieure aux mots. « Tant, que je préfère selon mon goût, sur page blanche, un dessin espacé de virgules ou de points et leurs combinaisons secondaires, imitant, nue, la mélodie — au texte, suggéré avantageusement si, même sublime, il n’était pas ponctué284 ». C’est de même que Mallarmé songeait à haute voix, dans le salon d’Alphonse Daudet, que l’opération d’écrire n’est autre que mettre du noir sur du blanc. Et qu’est-ce que le blanc sinon la mine, intacte et vierge, neige aux sommets, de toute ponctuation sous sa forme idéale, la ponctuation poétique ?

Ces deux fois, ne l’oublions pas, Mallarmé parle avec un sourire et plus qu’un peu d’ironie. Ironie vis-à-vis de lui-même, peut-être, et qui donne à son idée vraie plus de légèreté et de champ… Rappelons-nous la prépondérance, chez lui, des images motrices. La ponctuation figure un mouvement et les mots des arrêts. La pensée, par dessous les mots, ces mots « transparent glacier des vols qui n’ont pas fui », mène au courant à la fois silencieux et musical, dont ils naissent, et qui les porte, et qu’ils cachent. Le « dessin espacé de virgules et de points… mélodie nue » symbolise ce courant. De sorte que, de ce point de vue, la ponctuation, non celle de l’usage, mais celle, mallarméenne, de pensée, nous paraîtra plus vraie peut-être d’un degré que les mots qu’elle anime et fluidifie. On comprend alors qu’avec l’œuvre dernière et la plus obscure de Mallarmé, Un coup de Dés jamais, la question des intervalles et des blancs, le rythme visuel du Livre, ait, à ses yeux, grandi si haut. Ce problème de la ponctuation qui paraît d’abord, dans l’intelligence de Mallarmé, un peu excentrique, un peu puéril, en réalité s’incorpore à son intense méditation sur les visages du silence et les racines religieuses de l’écrit.

Chapitre IX. La musique §

On définit parfois l’originalité de Mallarmé comme une tentative pour faire de la poésie une musique. Ce n’est pas exact. La présence de la musique le hanta, le tourmenta longuement ; mais ses rapports avec elles demeurent complexes.

La Bucolique, des Divagations, nous apporte un aveu personnel. Deux influences se sont succédé sur lui, graduellement : la Nature, la Musique. Jusqu’alors ignorée, la Musique, « un soir d’âge » lui a, dans son « haut fourneau transmutatoire », rendu la nature ; la solitude des forêts, le bûcher des soirs, tout ce qui « éloigne les vapeurs de la désuétude, l’existence, la rue ». En elle, il reconnaît « sans doute, l’arrière mais renaissante flamme où se sacrifièrent les bosquets et les cieux ; là, en public, éventée par le manque du rêve qu’elle consume, pour en épandre les ténèbres comme plafond de temple285 ».

Cet aveu se confirme de ce que nous savons de lui. Il n’alla à la musique que dans ses dix ou douze dernières années. Au fond il n’était ni plus ni moins musicien que la plupart des poètes. Bien qu’il ne soit pas de poésie sans une conscience toute musicale de la langue, un divorce ou simplement des relations correctes entre la musique des mots et la musique des sons, cela est un fait.

Mallarmé se félicite d’avoir, de la nature à la musique « selon une chronologie étage la concordance ». Et en effet, de l’une à l’autre, dans la mesure où il satisfit l’amour de tête qui le porta vers la musique, se dévoilèrent à lui une mobilité plus fluide, une plus pure délivrance de l’image plastique, et cela parce que la nature lui suggérait, plus qu’un éclat parnassien et de rutilants tableaux, une émotion et une musique : « Les instruments détachent, selon un sortilège aisé à surprendre, la cime, pour ainsi voir, de naturels paysages, les évapore et les renoue, flottants, dans un état supérieur »286. Tel est bien sinon le secret, du moins la visée de sa poésie, dans une image qu’il aime : de la forêt romantique retenir les cimes extrêmes, leur faire signifier, évoquer la forêt entière, la forêt inclinée comme à son cœur harmonieux vers la Syrinx du Faune

Ne murmure point d’eau que ne verse ma flûte.

« Voici, dit-il de la musique, qu’à exprimer la forêt, fondue en le vert horizon crépusculaire, suffit tel accord dénué d’une réminiscence de chasse ; ou le pré, avec sa pastorale fluidité d’une après-midi écoulée, se mire et fuit dans des rappels de ruisseau. Une ligne, quelques vibrations sommaires et tout s’indique. Contrairement à l’art lyrique comme il fut, élocutoire, en raison du besoin, strict, de signification »287. N’est-ce pas cette vertu musicale qui, sous ces mêmes mots presque, fait, dans l’Après-Midi

Évanouir du songe ordinaire de dos
Où de flanc pur suivis avec mes regards clos
Une sonore, vaine et monotone ligne.

L’art lyrique « comme il fut », mais non comme, plus heureux rival de la musique, il pourrait être. Ce besoin matériel de signification, ne saurait-on l’enlever au mot ? se demande Mallarmé avec cette persévérance de doux rêveur que mettait Metchnikoff à imaginer l’homme débarrassé de son intestin. L’art lyrique ne saurait-il cesser d’être élocutoire, sur les dos et les flancs de la plastique ne laissant plus vibrer que la pure et musicale ligne ?

Moitié de sa poésie, dont pourtant demeurent solides les racines parnassiennes, moitié de son rêve qui flotte sur les confins où son art ne va pas, il évoqua près du vers une musique ironiquement présente, à la fois son achèvement et sa négation, prévoyant que se dissoudra « en quelque chose d’identique au clavier primitif de la parole, la versification »288.

Dans le vers libre lui paraît poindre cet avenir audacieux de la musique. Mais bien ailleurs encore que dans la versification il croit le reconnaître, « ce chant qui aujourd’hui influence tout travail, de l’Impressionnisme à la fresque, et le soulèvement de vie dans le grain du marbre »289. Le concert lui paraît le dernier et plénier culte humain. Là, à vrai dire, poète, il vient en étranger ; mais étranger de distinction qui passe en honneur les citoyens, les mélomanes, lui l’ambassadeur des Lettres.

Ambassadeur naïf et curieux, comme le Persan à Paris. « J’y suis allé par badauderie, aimant à flairer l’occasion d’avance »290. Ce qui l’étonné au concert, ce n’est pas de s’y voir, c’est d’y voir les autres. Comment se fait-il que cette multitude « franchissant les intervalles littéraires… ait besoin de se trouver face à face avec l’Indicible ou le Pur, la Poésie sans les mots ? »291. Il entend par musique ce qu’il croit que serait pour lui la musique s’il était musicien : une poésie sans les mots. Mais que signifie ce terme ? Mallarmé ne montra-t-il pas précisément que l’effort et la qualité dernière des mots consiste, par leur raréfaction même, à nous suggérer, seuls, l’idée de cette « poésie sans les mots » ?

Il voit là, à tort, sans doute, un signe particulier à notre temps. La musique est accessible à beaucoup plus d’hommes que la poésie, elle est l’art, par excellence, commun. Un musicien très subtil, fermé à la poésie (ils le sont aussi souvent que les poètes à la musique) pourrait très bien, lui aussi, se représenter avec candeur le lecteur des Contemplations, de Sagesse ou de l’Après-Midi d’un Faune (face à face avec l’Indicible et le Pur » et voir dans sa lecture muette « la musique sans les sons ». Mais chacun se croyant compétent en vers comme en journal ou en affiche, il y a peu de chances pour qu’un musicien reconnaisse dans la poésie cette frontière éthérée, ces cimes neigeuses et suspendues de son art, que fournit à la probité de Mallarmé, pour les yeux de la poésie, la musique.

Précisément parce qu’il n’était pas un musicien, Mallarmé a pu se poser ces curieux problèmes, en nourrir sa réflexion. La musique, dans la dernière moitié de sa vie poétique, lui versa de mains subtiles et douces ce que d’abord, par des mains ironiques et sèches, le sentiment de l’impuissance lui avait suggéré : l’idée, au-delà de la poésie, d’une « surpoésie » vers laquelle il est beau de s’efforcer, d’indiquer déjà, par une main tendue, une recherche, une volonté. La musique, qu’il sentait médiocrement comme musique, fut pour lui une catégorie de cet idéal, et il la sentit beaucoup comme frontière de la poésie. Et précisément aussi parce que sa poésie est, au regard de la poésie ordinaire, une frontière, elle peut, au même titre qu’à lui le concert, nous apporter un peu de ce sentiment musical.

Au concert, non seulement il éprouvait l’attrait de la musique, mais il affinait son inquiétude devant le péril musical. Il fait remarquer que la crise actuelle de la poésie est quelque chose d’unique « ignorée dans aucune époque, chez aucune nation où parmi les plus zélés remaniements de tous genres, jamais on ne toucha à la prosodie »292. Cette crise il l’interprétait comme quelque passage de la poésie à la musique. Il se tenait au concert un peu comme les Romains de Verlaine

En regardant passer les grands Barbares blancs.

Mais aussi il entrevoyait quelque rajeunissement pour la Rome poétique qui saurait les utiliser. A propos de Lohengrin il salue « le lavage à grande eau musicale du Temple qu’effectue… l’orchestre avec ses déluges de gloire ou de tristesse versés, dont la danseuse restaurée mais encore invisible à de préparatoires cérémonies, semble la mouvante écume suprême »293. Matière splendide qui se forme aux pieds du Poète, et dans laquelle il faudra bien que plus tard il entre en maître pour la ployer à l’usage de ce qui la dépasse, et pour mettre, au-delà de l’écume blanche, l’étoile. Mais, devant ces grandes eaux du lavage, sensation, aussi, que son vieil instrument romantique et parnassien, dont il avait usé avec tant de subtilité créatrice, était comme la pointe fine au clocher dentelé d’une ville d’Ys, ville de passé que noie peu à peu, de l’orchestre, la grande mer musicale.

Ainsi oscille-t-il entre une mélancolie de poète devant l’envahissement de la musique, un espoir de poète vers le détour qui la dépassera ou le champ qu’elle fertilisera. Et ce concours de la musique il le conçoit, je crois, de trois manières.

D’abord comme, possible, un assouplissement croissant du vers aux délicatesses de l’oreille, une victoire du vers libre, aux éléments musicaux prépondérants, sur le vers traditionnel pris dans la glace encore de ses conditions visuelles. Il insiste là-dessus fort peu : quelques indications éparses dans Crise de Vers et dans La Musique et les Lettres. Et d’ailleurs le vers libre peut se réclamer alternativement de deux extrêmes : la musique et la prose.

En second lieu, la poésie, sans imiter la musique, et au contraire en se retirant d’elle, pourrait, ainsi qu’elle et par d’autres moyens, à la fois s’attacher à certaines précisions techniques et dégager un rêve plus volatil ; essence, la même, ici cristallisée, là épandue.

« Considérez, notre investigation aboutit : un échange peut, ou plutôt il doit survenir, en retour du triomphai appoint, le verbe, que coûte que coûte ou plaintivement à un moment même bref accepte l’instrumentation, afin de ne demeurer les forces de la vie aveugles à leur splendeur, latente ou sans issue. Je réclame la restitution, au silence impartial, pour que l’esprit essaie à se rapatrier, de tout — chocs, glissements, les trajectoires illimitées et sûres, tel état opulent aussitôt évasif, une inaptitude délicieuse à finir, ce raccourci, ce trait — l’appareil : moins le tumulte des sonorités, transfusibles, encore, en du songe… Conclusion… que la Musique et les Lettres sont la face alternative ici élargie vers l’obscur ; scintillante là, avec certitude, d’un phénomène, le seul, je l’appelai l’idée294 ».

De même que la parole sous les espèces du chant est présente à la musique pour lui donner une portée humaine et la canaliser vers l’esprit, de même, que la musique, puissance de suggestion, soit, comme le pollen ou le parfum d’une fleur, incluse aux feuillets du Livre. « Un solitaire tacite concert se donne, par la lecture, à l’esprit qui regagne, sur une sonorisé moindre, la signification : aucun moyen mental exaltant la symphonie, ne manquera, raréfié et c’est tout — du fait de la pensée. La Poésie, proche l’idée, est Musique, par excellence — ne consent pas d’infériorité295 ». « À quelle hauteur qu’exultent des cordes et des cuivres, un vers, du fait de l’approche immédiate de l’âme, y atteint296 ».

L’écrit et la musique ont au moins ceci de commun, qu’ils puisent aux mêmes sources leur noblesse et leur pureté, « tous deux intimant une préalable disjonction, celle de la parole, certainement par ennui de fournir au bavardage297 ». Ils éliminent également tout ce qui de la parole vulgaire dont pourrait tenir lieu l’échange d’une monnaie, et le remplacent, l’un par le signe visuel, « envol tacite d’abstraction », l’autre par l’amplitude sonore, « argumentation de lumière ». Ils s’accordent en ce qu’ils ont le même contraire. Cela, n’est-ce pas ? est bien fragile et précaire. Quand, à Tilsitt, Alexandre disait : « Je hais les Anglais autant que vous », Napoléon s’avançait beaucoup — la suite le montra — en répondant : « Alors la paix est faite ! »

Mais, pour réaliser une pure poésie, il faut, avec la même délicatesse et la même sûreté qui donnent à la musique son instrument matériel, définir, instituer et régler l’instrument, matériel aussi, de cette poésie, qui est le Livre. A ce « solitaire tacite concert », à cette essence de musique, servira de cordes, de bois, de cuivres, le Livre lui-même, à condition que le construise une architecture subtile, une technique précise de luthier. De là les rêveries très logiques de Mallarmé sur la constitution du Livre, les analogies qu’il cherche des pages de musique aux feuilles d’imprimerie, tout ce qui aboutira à la structure d’Un Coup de Dés jamais. Toujours c’est par des analogies musicales qu’il a justifié ces conceptions de typographie.

Une troisième figure de cette convergence de la musique et de la poésie lui apparut dans ses méditations sur le théâtre, et il fut obsédé par

Le dieu Richard Wagner irradiant un sacre
Mal tu par l’encre même en sanglot sibyllin

Schopenhauer le premier avait vu dans la musique l’art par excellence, total, puisqu’il restitue, de la matière à l’homme, la volonté entière, et que le monde, tout aussi bien que comme une objectivation représentative de la volonté, peut être considéré comme une incarnation de la musique : « Elle exprime ce qu’il yade métaphysique dans le monde physique, la chose en soi de chaque phénomène298 ». C’est ce sentiment de la musique comme totalité, qui, joint à des réflexions sur l’esthétique théâtrale, conduisit Wagner à l’œuvre qu’il réalisa. Ce que Mallarmé imaginait du poème, il le trouva alors rayonnant dans la musique wagnérienne et il se pencha sur elle pour reconnaître les secrets qu’elle avait dû dérober à la poésie : « Amenez les théories de Mallarmé à une conclusion pratique, dit M. Symons, multipliez, à mesure, ses moyens — et vous avez Wagner. C’est sa faiblesse de n’être pas un Wagner299 ».

Cette idée du Livre et cette idée du Théâtre, l’esprit de la musique les présente alternativement à l’intelligence de Mallarmé. Voilà, de son monde poétique, les deux grandes terres inconnues, circonscrites d’un trait ondoyant, aperçues et bercées, seulement, de la mer, dans un flottement où alternent la lumière et des brumes : toutes deux vont maintenant nous étager sur sa poésie, parmi son rêve, leur cime de neige, sans un pas d’homme.

Chapitre X. Le livre §

Pisistrate ayant fait, selon une légende, rédiger sur papyrus les poèmes d’Homère, qu’avant lui les Athéniens entendaient seulement des rapsodes, est loué par Elien d’avoir le premier « montré » l’Iliade et l’Odyssée. Du jour où elle était ainsi montrée, non plus seulement écoutée, la poésie prenait place sur la pente qui devait la conduire aux grammairiens d’Alexandrie. Cela, plus tard, l’imprimerie le refit en grand, et maintenant, par la toute-puissance du Livre, la littérature nous est « montrée », nous la voyons, et une beauté fille du temps s’enclôt dans une figure de l’espace.

Non sans résistance, sans la conscience d’un de ces conflits insolubles, nécessité de toute vie, atmosphère de toute force agissante. J’ai dû indiquer déjà le rôle des éléments visuels dans le vers français, tout ce legs de réalité écrite qui scandalise, grammairiens ou poètes, les phonétistes. Là-dessus Mallarmé réfléchit avec persévérance. Il fit, sur le concept, sur la réalité du Livre, porter une méditation métaphysique qui ne paraît étrange et tout imbue d’éléments mystiques que parce que les hommes du Livre usent du Livre comme de l’espace donné, ne se posent pas à son sujet les questions d’origine : « genre d’investigation… éludé, en fait, comme dangereux, par ceux-là qui, sommés d’une faculté, se ruèrent à son injonction ; craignant de la diminuer au clair de la réponse300 ».

Mallarmé appelle la poésie, sous double aspect de Musique et de Lettres « le contexte évolutif de l’Idée301 ». Obligé de déployer cette Idée dans le temps il sied que le vers ne le fasse qu’à contre-cœur et en réservant, comme sous-entendu, la protestation de l’essence. L’Idée intemporelle s’exprime mal en l’art des sons successifs. « Le vers par flèches jeté moins avec succession que presque simultanément pour l’idée, réduit la durée à une division spirituelle propre au sujet302 ». La page, le livre, réalisent, comme le vers, un ordre idéal de coexistence, de simultanéité.

Nous retrouvons ici le courant d’idées, bien souvent rencontré, qui place Mallarmé à l’opposé du génie oratoire. La concision, la hantise du simultané, ont chez lui, pour limites, une juxtaposition à la chinoise : « Orage, lustral303. » Voilà une phrase ; elle signifie que cet orage confus du mouvement littéraire auquel il se trouva mêlé laisse une atmosphère plus nette et plus pure. Ne concevrait-on pas ces deux mots comme deux caractères chinois ? Sa poésie qui tend, vers la fin, à des mots évocatoires juxtaposés sans grammaire, n’était-elle point contenue déjà dans ce souhait d’un jeune poème :

Imiter le Chinois au cœur limpide et fin ?

De même qu’en chinois récriture à une valeur propre, n’est pas seulement un signe du langage, de même l’esthétique d’Un Coup de Dés prend la page, l’appareil du Livre comme un élément de signification et de beauté.

Il est des analogies moins lointaines. Mallarmé appartenait, tels Boileau et Voltaire, à une vieille famille parisienne d’hommes de lois et de papier. Comme on pourrait rapprocher du Livre des Métiers, où Etienne Boileau fixait le statut des corporations parisiennes, L’Art poétique de son descendant Nicolas, flèche de bonté charpente qui surmonte tout le travail et le goût de l’Ile-de-France, ne conviendrait-il pas de transporter, pour Stéphane Mallarmé qui fut l’homme du Livre, dans quelque monde d’essence platonicienne, ce titre de syndic de la librairie que portait, sur la fin de l’Ancien Régime, soir arrière-grand-père ?

N’oublions pas la cause que nous retrouvons souvent à son sujet, la cause déficiente. Ce rêve du Livre idéal ne lui vint-il pas un peu de sa difficulté même à faire un Livre ? Dans les Poètes Maudits, en 1884, Verlaine, écrivait de lui : « Il travaille à un livre dont la profondeur étonnera non moins que la splendeur éblouira tous sauf les seuls aveugles ». Mais, de manière bien mallarméenne, il écrivit surtout autour de l’absence de ce livre. Et devant cela que jamais il ne put écrire, un Livre, devant ceux qui l’avaient réalisé ; il garda une déférence touchante. Lui qui place d’un geste le théâtre actuel au-dessous du mépris, n’a jamais, je crois, dit de mal d’un livre quel qu’il fût. Peut-être pensait-il, comme M. de Sacy, qu’il faut déjà être très fort pour écrire un mauvais livre. Peut-être tous les livres existants s’égalisaient-ils dans son rêve d’un livre idéal. Peut-être aussi rêver de ce Livre idéal lui causa-t-il des jouissances plus subtiles qu’essayer de l’écrire ; Platon, disant dans le Phèdre sa méfiance du livre, se plaint qu’une fois écrit-on en soit le prisonnier : pareil à l’étang de glace qui retient captif le cygne de Mallarmé.

Et puis il était un causeur, tout le contraire d’un orateur. Chez l’orateur la pensée se disperse dans le torrent des mots. L’homme de Toulouse pense en parlant. Mallarmé parlait en pensant, pensait, selon le doublet, en pesant. Son geste semblait ériger l’invisible fléau d’une balance de précision, et tout autour la fumée de la cigarette y suspendre, pour l’impondérable, des plateaux bleus. Et le livre pour lui valait en ce qu’il était la parole sous la forme du silence : ne s’imposant, mais se proposant, laissant au lecteur à penser, à ajouter, lui donnant, pour sa part, le blanc. Le Livre réalisait pour Descartes une conversation avec les grands hommes de tous les temps, où ils ne nous présentent que la part épurée d’eux-mêmes. Mallarmé vit dans le Livre non un substitut de la parole, mais un absolu, une part infiniment épurée : la parole n’en est que l’essai, le balbutiement, elle va vers lui à son achèvement, à sa fleur.

Dans le premier numéro de la Dernière Mode il écrivait : « La Décoration ! tout est dans ce mot, et je conseillerais à une dame, hésitant à qui confier le dessin d’un bijou désira, de le demander, ce dessin, à l’architecte qui lui construit un hôtel, plutôt qu’à la faiseuse illustre qui lui apporte sa robe de gala. » Dans ce goût de totalité esthétique, dans cette courbe qui de la racine au faîte veut ceindre de son unité les arts divergents, on reconnaît la logique qui dispose autour d’une Idée tout le détail et le hasard du Livre.

Avant que l’imprimerie eût mis entre l’auteur et le Livre un travail mécanique, Froissart offrait au roi Richard II le recueil de ses Poésies « enluminé, écrit et historié, et couvert de velours vermeil a dix clous attachés d’argent doré, et une rose d’or au milieu à deux grands trumeaux dorés ». Mallarmé verrait volontiers le livre poétique abandonner la forme imprimée qui le confond avec la production vulgaire, revenir à celle-là du manuscrit précieux, exceptionnel, unique, écrit pour les amis qui comptent. La librairie entretient chez le poète ce malentendu que l’œuvre poétique peut se payer, et qu’il est décevant qu’elle ne se paie pas, ou qu’elle ne paie pas. Mais, lors même qu’elle paierait, « la métallurgie l’emporte à cet égard. Mis sur le pied de l’ingénieur, je deviens, aussitôt, secondaire : si préférable était une situation à part. A quoi bon trafiquer de ce qui, peut-être, ne se doit vendre, surtout quand cela ne se vend pas304 ? ».

Ainsi poind quelque intérêt, pour la cause de la beauté, à retirer le Livre du courant de négoce et d’affaires qui l’enlaidit. Dans la Dernière Mode, Mallarmé a rêvé du Livre comme d’un bibelot plus exquis, parmi d’autres, dans un salon de goût, ou, mieux, comme d’un cœur qui bat entre ces choses frivoles et précieuses, les relie selon une harmonie et les scelle spirituellement d’un sens. Pareil aux Poésies de Froissart, il voudrait offrir le Livre de ses rêves à quelque souveraine d’aujourd’hui, la sienne. Ce goût de l’intérieur et de l’intimité, où nous avons reconnu une des sources de sa poésie, à rien mieux qu’au Livre il ne trouve à s’appuyer. Aimez, dans son Villiers, cette page :

« Grottes de notre intimité ! par exemple l’ameublement aujourd’hui, se résume, c’est même — et que fait d’autre, sinon plus subtilement, avec rien, que soi, un écrivain comme celui-ci (Villiers) — une quotidienne occupation de rechercher, où qu’ils expirent en le charme et leur désuétude, pour aussitôt mettre, dessus, la main, des bibelots abolis, sans usage quelquefois mais devant qui l’ingéniosité de la femme découvre une appropriation à son décor, et l’on se meuble de chimères, pourvu qu’elles soient tangibles : les morceaux d’étoffes d’Orient placent au mur un vitrage incendié pareil à de la passion, ou l’amortissent en crépuscules doux, et tels que, sans infirmer en rien son goût pour ces symboles, la dame d’aucun salon ne saurait aisément et même tout bas et seule, peut-être par l’esprit les traduire. Sa robe stricte de soie, probablement avec un acier très dur la cuirasse contre le maléfice si elle ne ressent pas jusqu’à l’âme, à de certaines crises d’extinction ou d’avivement du trop riche mobilier, comme un petit orage où s’agite la colère des bibelots, bouderie d’étagères, renfrognement aux encoignures ; et la revendication, bizarre, que s’exhale, y flotte à leur luxe analogue, l’atmosphère mentale. Voyez l’usage d’un livre, si par lui se propage le rêve : il met l’intérieure qualité de quiconque habite ces milieux, autrement banals… en rapport avec ce délicieux entourage, qui sinon ment.

« Sur la table, autel dressant l’offrande du séjour, cela convient que le volume, je ne dis pas anime incessamment les lèvres, figurées bien dans leur jolie inoccupation par un loisir de bouquets de roses issu de quelque beau vase à côté ; mais — soit là — simplement — avec Un air de compagnon feuilleté — on ne sain quand — et au besoin — pour que vraisemblablement le tapis où ce coffret spirituel aux cent pages, entr’ouvert, avec intention fut posé, en fasse comme tomber authentiquement ses plis brodés d’arabesques significatives et de monstres305. »

Pour répondre à tous ces motifs de beauté qui l’appellent du dehors, il faut que le Livre soit l’œuvre d’une architecture subtile et préméditée.

« L’œuvre pure implique la disparition élocutoire du poète qui cède l’initiative aux mots. » Mais par-là n’est nullement impliqué le désordre lyrique. Au contraire : le poème, le livre, réclament pour eux la personnalité, et « une ordonnance de livre de vers poind innée ou partout, élimine le hasard ; encore la faut-il, pour omettre l’auteur306 ». Mallarmé rêve pour le livre de vers, dans une sorte d’espace orienté et vivant, une disposition compliquée : limite de théorie, vers laquelle se jouent ses pressentiments : « Des motifs de même jeu s’équilibreront, balancés, à distance, ni le sublime incohérent de la mise en page romantique, ni cette unité artificielle, jadis, mesurée en bloc au livre. Tout devient suspens, disposition fragmentaire avec alternance et vis-à-vis, concourant au rythme total, lequel serait le poème tu, aux blancs ; seulement traduit, en une manière, par chaque pendentif307. » Le blanc du Livre, forme visuelle du silence, symbolise l’absolu, vers lequel les poèmes sont autant de mouvement d’approche. Il est, si l’on peut se risquer à interpréter Mallarmé quand il avance moins une pensée qu’une réticence, comme l’illimité de la mer bleue, par quoi vivent, aux yeux, les caps, les rochers, les indentations de la rive ; et, ainsi que l’azur s’insinue ou s’étale dans la texture du paysage, le blanc incorpore son mystère à toutes les parties du poème, dont la composition n’est sur lui ou qu’un jeu de terres qui se profilent, ou que voiles effleurantes, soulevées et qui retombent.

Pour pénétrer un peu mieux ses rêveries, souvenons-nous de son imagination motrice, et reportons-nous à sa théorie du ballet. Son esthétique du Livre, celle qu’il essaiera dans Un Coup de Dés, je ne sais si elle ne lui est pas venue en partie de ses méditations sur la Danse. « Pourquoi — un jet de grandeur, de pensée ou d’émoi, considérable, phrase poursuivie, en gros caractère, une ligne par page à emplacement gradué, ne maintiendrait-il le lecteur en haleine, la durée du livre, avec appel à sa puissance d’enthousiasme : autour, menus, des groupes, secondairement d’après leur importance, explicatifs ou dérivés — un semi de fioritures308. » Qu’est-ce, ce motif en gros caractère, sinon la danseuse principale, et tout autour « ces groupes secondairement » les danseuses qui animent le thème ? La page blanche faisant la scène, les lignes ménagent un ballet réglé. Et cela, avant de le réaliser très tard, l’indiquant dans sa Divagation quant au Livre, il le présente par jeu, par allusion hésitante, souriante, qui glisse, passe, s’évanouit, comme une ballerine même, en des métaphores de ballet : « Attribuons à des songes, avant la lecture, dans un parterre, l’attention que sollicite quelque papillon blanc, celui-ci à la fois partout, nulle part, il s’évanouit (il s’agit d’un journal envolé) ; pas sans qu’un rien d’aigu et d’ingénu, où je réduisis le sujet, tout à l’heure ait passé et repassé, avec insistance, devant l’étonnement. »

De ce journal, danseuse enfuie ainsi dans les fleurs, il existe une Idée, en précisant laquelle Mallarmé se propose « de noter comment ce lambeau diffère du livre, lui suprême ». Le journal c’est « la feuille à même, comme elleareçu empreinte, montrant au premier degré, brut, la coulée d’un texte ». Il reçoit un dégorgement immédiat, spontané, de vie, jusqu’aux cris inarticulés des annonces. Le Livre, s’il luttait ici contre le journal, pour le même emploi, se renierait, abdiquerait le devoir qui lui incombe par son format même à « cette extraordinaire comme un vol recueilli mais prêt à s’élargir, intervention du pliage ou le rythme, initiale cause qu’une feuille fermée contienne un secret309 ».

Le tassement du livre, le reploiement qui en ferme les pages, appelle aux doigts du lecteur le geste de déceler un mystère et d’écarter volontairement un voile.

La fabrication d’un Livre, dès son origine, est une. Elle ne commence pas avec le travail du typographe, mais avec la première phrase écrite par l’auteur. Or la pensée de l’auteur, pour réaliser exactement un livre, devrait s’astreindre, par-delà la graphie qui n’est qu’un brouillon, à une typographie, qui, puisque le livre ne demeure pas manuscrit, est l’essentiel ; cet aspect définitif de l’œuvre, il ne devrait pas l’abandonner au hasard de la manutention routinière. Un vers d’un sonnet a, dès l’origine, « immémorialement » sa place « dans le sonnet qui s’inscrit pour l’esprit ou sur l’espace pur ». Mais un volume à sa réalité idéale comme un sonnet : il faut que l’écrivain puisse « sciemment, imaginer tel motif en vue d’un endroitspécial310 » selon telle disposition de page, telles ampleurs environnantes de blanc.

Alors pourrait-on renoncer à ce va-et-vient monotone, d’une ligne à la suivante, par lequel nous continuons machinalement nous-mêmes le travail de l’ouvrier, et figurer au lecteur la souplesse spontanée et vivante du rêve par « une notation fragmentée » que raccordera son initiative : système que tente Un Coup de Dés. On proposerait à ce lecteur « un solitaire tacite concert » plus étroit, mais plus significatif que le vrai concert. « Aucun moyen mental exaltant la symphonie ne manquera, raréfié et c’est tout, du fait de la pensée. » Symphonie, donc, de pensée, aux motifs qui s’entre-croisent et se distinguent par leur place, symphonie qui tiendrait compte, chez le lecteur, de tout son sens visuel, comme la symphonie musicale tient compte de toute la délicatesse de son ouïe. Ainsi « le livre, expansion totale de la lettre, doit tirer d’elle, directement, une mobilité et gracieux, par correspondances, instituer un jeu, on ne sait, qui confirme la fiction311 ». (Évoquons toujours, en sourdine, le motif du ballet.)

Quant à ces plis, toujours les mêmes et qu’il faut, pour lire le livre, sacrifier sous un couteau barbare, ils figurent grossièrement ce que serait le pliage vrai, tel qu’il est incorporé à l’essence pure du Livre. Ce pliage vrai scellerait ensemble les pages qui en tel moment ou pour tel lecteur, ne doivent encore ou ne doivent plus s’ouvrir. Un livre ainsi pourrait, selon le visage que l’on en veut dévoiler être parcouru d’une vue d’ensemble, ou bien être pénétré successivement dans tous ses recoins, dans toutes les chapelles qui s’ouvrent aux murs de ses pages titulaires. Et des moyens matériels, ingénieux et logiques, interviendraient : « Un jet de grandeur, de pensée ou d’émoi » entre ses motifs adjacents, — tout ce que réalise Un Coup de Dés.

Cela est présenté avec ce sourire doux et léger du maître, qui flottait comme une huile, comme une réminiscence platonicienne, sur l’attention et la fumée du salon où il parlait. Par-delà la main-d’œuvre du livre, sa songerie remonte dans l’âme de quelque enlumineur d’autrefois : sous les doigts patients s’était déposée une vie, ruche pleine de miel, avec son labeur et les fleurs fraîches des jours successifs, déposée dans quelque Livre d’Heures où tout, vermillon, bleu et blanc, miniatures frêles, notes de musique, exhalait la vérité, la beauté du verbe qu’elle formulait.

Régression, plus loin, vers le caractère chinois, l’hiéroglyphe, les mots du « grimoire », tout ce qui, dans l’écriture, atteste une vie propre, exclusive de la parole, se suffisant à elle-même. Ainsi le Livre, au sens oriental, comme celui que mange Saint-Jean, le Livre, Bible ou Coran, ossifié en absolu, est un vaste et unique hiéroglyphe. Il semble que Mallarmé, bien qu’il ait proclamé « une piété aux vingt-quatre lettres », ait on ne sait quelle tendance à s’évader de l’alphabet phénicien et phonétique, celui des marchands et des voyageurs, frère et image de cette monnaie qu’il suffirait, pour parler aux hommes, de leur mettre dans la main.

Pour ce mystique de l’écriture, le livre forme le symbole équivalent de tout. Ou plutôt ce n’est pas le livre qui figure le symbole de tout, c’est le reste qui de plus ou moins loin symbolise le livre. Aux jeunes littérateurs qui furent, un moment, fascinés par l’éclat de quelques bombes, il répétait ; La vraie bombe c’est le Livre. Sa représentation du livre vivant est à tendance étrangement hallucinatoire. Une poésie trop matérielle, procédant autrement par allusion et suggestion, construisant un palais de pierre visible, ferait que les « pages se refermeraient mal312 ». Revendiquant pour les écrivains d’aujourd’hui les droits d’auteur sur les classiques, il écrit : « La trouvaille est curieuse de cet or miroitant ainsi que la richesse comprimée à leur tranche par le sommeil des livres313 ». Villiers tirait un manuscrit de sa poche, et « ce papier ténu comme un lys » reflète pour Mallarmé le fanon d’hermine brochant sur tout le blason familial du poète314. Il paraît donner un commentaire d’Alexandrin mystique à l’Esprit Pur d’Alfred de Vigny. Pareillement — songe-t-il, après une lecture de Là-Bas — la vraie magie c’est la Poésie, la vraie magie littéralement, et le livre de vers est un « grimoire ». L’enchanteur de lettres, lui, évoque par allusion, non directement, un « objet jusqu’à ce que, certes, scintille, quelque illusion égale au regard. Le vers, trait incantatoire ! et, on ne déniera au cercle que perpétuellement ferme, ouvre la rime une similitude avec les ronds, parmi l’herbe, de la fée ou du magicien315 ».

Il y a pour lui une mystique du livre comme il y avait, pour d’ingénieux maniaques, au moyen âge, une mystique de l’architecture, des pierres, du verre, du bois, qui forment l’église. D’une fécondité que le scrupule n’eût pas contractée, je l’imagine très bien écrivant : Le Livre, exactement comme Huysmans a écrit La Cathédrale. Platon se demanda s’il existait des Idées des objets fabriqués. Pour Mallarmé il existe surtout des Idées de cela ; les Idées des meubles parmi lesquels il vit — et le Livre en est un — et aussi des instruments du Livre. « L’encrier, cristal comme une conscience, avec sa goutte, au fond, de ténèbres relative à ce que quelque chose soit316 ». Écrire c’est dévider cette ténèbre, c’est étoiler de mystère humain l’absolu immaculé du blanc.

Idée du livre qui devient le rêve du livre futur. Par rapport à ce livre futur le livre passé ou actuel n’est qu’un essai et vaut surtout comme signe à interpréter : le livre qui rendra tous les autres inutiles et en vue de qui tout, dans le monde, peu à peu s’ordonne. Ce mysticisme rappelle le rêve hégélien, chez le Renan des Dialogues, du Dieu qui se fait. Ce livre c’est « l’hymne harmonie et joie, comme pur ensemble groupé dans quelque circonstance fulgurante des relations entre tout317 ». Et pour imaginer (nous n’avons de Mallarmé que des phrases sibyllines) comment ces relations entre tout peuvent figurer une forme d’art, il faudrait se reporter peut-être à la théorie de la musique de Schopenhauer ; mais déjà la Cathédrale n’avait-elle pas pour le moyen âge ce caractère de Somme ? ne groupait-elle pas, sous l’inspiration des docteurs, une figure des « relations entre tout » ? Et si, pour Mallarmé, tout existe pour aboutir à un livre, pour les Grecs tout n’existait-il pas pour aboutir à un beau corps, un corps durable de matière parfaite ?

Mais cette pensée, que tout existe pour aboutir à un livre, apporte peut-être la formule de quelque décadence, ou, si l’on juge ce mot imprécis, si l’on craint quelque confusion avec certaine étiquette ridicule, figure cette artério-sclérose de l’esprit, qui achemine vers une fin la vie souple et saine d’un esprit séculaire.

« Quelque chose comme les Lettres existe-t-il ; autre (une convention fut, aux époques classiques, cela) que raffinement, vers leur expression burinée, des notions, en tout domaine. L’observance qu’un architecte, un légiste, un médecin pour parfaire la construction ou la découverte les élève au discours ; bref, que tout ce qui émane de l’esprit se réintègre. Généralement, n’importe les matières318. »

On remonte par ce filon au mot célèbre de Buffon : « Tous les rapports dont le style est composé sont autant de vérités aussi utiles et peut-être plus précieuses pour l’esprit humain que celles qui peuvent faire le fond du sujet. » (Mais n’est-ce point dans cet ordre de pensée ou de croyance qu’à toute époque on s’efforça d’arrêter en formule quelque chose qui fût définitif ? Un architecte ? je songe à Vitruve. Un légiste ? à Domat. Un médecin ? à Galien. Et si Mallarmé ajoutait : un poète, je penserais à Boileau.

Le Livre idéal est pour lui le niveau de base de tout. Dans le pullulement du journal, il entrevoit la matière désordonnée d’où quelque distillation pourra tirer l’absolu du Livre,

Calices balançant la future fiole,

« L’intensité de la chauffe » en témoigne. Chauffe aussi du livre futur, l’essai poétique actuel, et ces symphonies qui lui paraissent, des gradins du concert, éclore pour s’incorporer au livre et présager la reprise, sur la musique, par le poète, de son bien « Je me figure par un indéracinable sans doute préjugé d’écrivain, que rien ne demeurera sans être proféré. » Rien, pas même le plus subtil et l’inexprimable de la musique « car, ce n’est pas de sonorités élémentaires par les cuivres, les cordes, les bois, indéniablement mais de l’intellectuelle parole à son apogée que doit avec plénitude et évidence, résulter, en tant que l’ensemble des rapports existant dans tout, la Musique319 ».

Et, comme la musique, tout écrit n’est que morceaux épars, balbutiements indéfinis et confusément superposés d’un Livre, le seul. « Plus ou moins, tous les livres contiennent la fusion de quelques redites comptées : même il n’en serait qu’un — au monde, sa loi — bible comme la simulent des nations. La différence, d’un ouvrage à un autre, offrant autant de leçons proposées dans un immense concours pour le texte véridique, entre les âges dits civilisés — ou lettrés320. »

Tout existe pour aboutir à un livre. « Les constellations s’initient à briller : comme je voudrais que parmi l’obscurité qui court sur l’aveugle troupeau, aussi des points de clarté, telle pensée tout à l’heure, se fixassent, malgré ces yeux scellés ne distinguant pas — pour le fait, pour l’exactitude, pour qu’il soit dit321. » Tarde dans son Fragment d’histoire future, a fait ce rêve d’une humanité saisie par le froid sous un soleil qui s’éteint, et, munie des moyens qu’une science croissant lui a fournis, contrainte, ainsi que les Lunaires de Wells, de s’enfoncer dans sa planète, d’y chercher, vers le cœur sans cesse approché du feu, la chaleur défaillante. Peu à peu elle succombe dans cette lutte, seule une élite survit, jusqu’à ce qu’au dernier jour, au centre même de la terre, près de la dernière flamme qui soit à son foyer, un homme seul subsiste, héritier du labeur et de l’intelligence terrestres. Ce survivant retient dans son cerveau la somme de la culture humaine, et à cette dernière heure il se connaît Dieu. Si, comme le capitaine de la Bouteille à la Mer, comme le Cavor de Wells, une lucidité de héros, un défi suprême à la destinée, l’amène à écrire un livre, le livre achevé de vérité, de beauté et de rêve qu’aucun œil ne lira et que la terre demain emportera dans les espaces morts, la vie aura-t-elle achevé sa fleur, et son harmonie finira-t-elle sur un accord parfait ? — Oui, répondrait peut-être Mallarmé : tout est consommé, tout a abouti à la réalité que cherchait l’effort humain, non à un roseau pensant, mais à un fruit pensé de diamant, le livre. — Un livre qui ne sera pas lu ! — Qu’importe ! Le livre n’apparaît pas pour l’homme, mais l’homme, comme le reste, existe pour le livre, « Impersonnifié, le volume, autant qu’on s’en sépare comme auteur, ne réclame approche de lecteur. Tel… entre les accessoires humains, il a lieu tout seul : fait, étant322. » Le mallarmisme fut de chercher l’hyperbole de tout : n’est-ce point, si nous voulons le comprendre, notre droit de le lancer sur sa propre hyperbole ?

Et pourtant il semble que le rêve de Mallarmé soit resté balancé, hésitant entre l’image du livre, fin en soi, et celle du livre moyen. Il a pensé le livre existant en lui-même, fixe, définitif, figure idéale d’éternité, —  et pensé aussi le livre source indéfinie de suggestion, « la dispersion volatile soit l’esprit qui n’a que faire de rien outre la musicalité de tout ». Il a comme oscillé, ici, entre une image visuelle et une image motrice. Certes le livre, au contraire du théâtre, c’est la réclusion vers la vie intérieure, les « tomes épaississant la muraille323 » Mais, dans le théâtre idéal, le poème, texte suprême, dégage, comme un développement indéfini de voiles vivants qui flottent et tournent, la musique et le ballet, suggestions du livre, sensibles aux sens d’une foule. Ainsi le livre religieux est dans sa lettre la parole de Dieu qui se suffit, mais cette lettre aussi s’anime et rayonne dans les cérémonies du culte, la messe : Scène, majoration devant tous du spectacle de soi. » Livre et théâtre figurent les deux seaux alternatifs dont l’un, dans le rêve de Mallarmé, descend lorsque l’autre remonte.

Chapitre XI. Le théâtre §

Sa hantise de la musique et du ballet faisait à Mallarmé voir en l’un et en l’autre des figures de la synthèse poétique : suggestion avec la musique, arabesques mouvantes d’images avec le ballet. Mais la seule synthèse ici complète, comme l’indique, interprète de l’esthétique allemande, dans ses livres, Wagner, et comme il s’efforce de la réaliser dans son drame, c’est le théâtre. Ainsi Mallarmé était conduit aussi à une curiosité, même à une doctrine du théâtre.

Au théâtre seulement se célèbre l’office entier, humain, de la poésie. Du lyrisme écrit, fragmenté, du Livre, au lyrisme de la scène idéale, existe la même différence que de la prière particulière à la messe solennelle. Le poète ne peut donc rester indifférent au théâtre : le voilà « très singulièrement sommé au fond d’un exil, incontinent d’aller voir ce qui se passe chez lui, dans son palais324 ».

Ce qui s’y passait lui parut naturellement négligeable. Il fit à la Revue indépendante une chronique dramatique « pour l’entretien d’un malaise et, connaissant, en raison de certaines lois non satisfaites, que ce n’est plus ou pas encore l’heure extraordinaire325 ». Il chercha, au théâtre fréquenté rarement, à enrichir et à éclaircir (dans la mesure où la clarté lui paraît préférable) ses idées sur un théâtre absolu, à rêver le Chien, constellation céleste, au-dessus du chien animal aboyant.

Davantage il se plaisait, comme les Goncourt, aux cirques, aux feux d’artifice populaires, — objets de méditations indéfinies, sources d’analogies, paysages de foule spontanée où le poète est délicieusement seul : « un feu d’artifice, à la hauteur et à l’exemple de la pensée, épanouit la réjouissance idéale326 ». Au théâtre, ce qui l’intéresse le plus, c’est peut-être ce feu d’artifice cristallisé, le lustre : il le prend sans cesse, sous des formes précieuses, comme l’image du spectateur idéal. Baudelaire pensait de même, seulement il voyait en le lustre l’acteur : « Ce que j’ai toujours trouvé de plus beau dans un théâtre, dans mon enfance et encore maintenant, c’est le lustre — un bel objet lumineux, cristallin, compliqué, circulaire et symétrique… Le lustre m’a toujours paru l’acteur principal, vu par le gros bout ou le petit bout de la lorgnette327. »

L’esthétique dramatique de Mallarmé ne part pas du théâtre comme d’un ordre premier et qui se suffise, mais du Livre. Sa doctrine du théâtre est l’efflorescence, la rêverie et comme la fumée indéfinie de sa vision du Livre.

« Solennités tout intimes, écrivait-il dans le premier numéro de la Dernière Mode, l’une de placer le couteau d’ivoire dans l’ombre que font deux pages jointes d’un volume ; l’autre luxueuse, fière et si spécialement parisienne : une première dans n’importe quel endroit. » Mais il ne concevait la seconde qu’à l’image de l’autre. La virtualité indéfinie qu’il voulait pour l’œuvre poétique, elle serait, dans le théâtre idéal, figurée, objectivée par l’épanouissement de la musique et du mouvement, de la musique et du ballet. Par-là, par ce dégagement d’harmonie et de mouvement, le théâtre extériorise la puissance de suggestion de l’œuvre lue, le manifeste au spectateur, hors de lui, mieux qu’en lui. Le spectateur alors vit dans l’âme harmonieuse, dans la transparence du lecteur idéal qui lui ressemble comme un frère héroïsé, il y confond et y enrichit la sienne.

Si tout n’existe que pour aboutir à un livre, le livre lui-même n’existe, d’un point de vue, que pour aboutir à un théâtre. « Un livre, dans notre main, s’il énonce quelque idée auguste, supplée à tous les théâtres, non par l’oubli qu’il en cause, mais les rappelant impérieusement au contraire328. » Et le rêve de Mallarmé le conduit vers un théâtre en soi, où un livret règle une fois pour toutes, comme aujourd’hui les cérémonies de la messe, quelque musique et quelque ballet définitifs. Il ne devrait y avoir, disait Gautier, qu’un Vaudeville, on ferait des changements de temps en temps. « Remplacez, écrit Mallarmé, Vaudeville par mystère, soit une tétralogie multiple elle-même se déployant parallèlement à un cycle d’ans recommencé et tenez que le texte en soit incorruptible comme la loi : voilà presque329. »

Son idéalisme platonicien donne, dans la pratique, ’des fruits curieusement analogues à ceux qu’il porte chez Platon lui-même, à ce finalisme mystique des Lois où l’art est calqué sur la métaphysique des idées.

Ce texte suprême, Mallarmé, se fiant au mystère de quelque génie surhumain, le laissa indéfini, ne supposa même pas que lui-même pût tenter, un jour, de le fournir. Rappelons cependant, qu’il a rêvé pour l’Après-Midi d’un Faune quelque développement extérieur, l’a même réalisé d’abord sous cette forme, et que dans les Pages de 1891 il annonce une « édition nouvelle définitive pour la lecture et la scène, avec notes, indications, etc… (sous presse) ».

Le Forgeron de Banville, beau poème dramatique qui « ne remplace tout que faute de tout », lui paraît, dans l’état actuel, l’œuvre la plus propre à donner, réalisée sur quelque scène vaste, au peuple le pressentiment du théâtre. « Rien de ce que l’on sait ne présente autant le caractère de texte pour des réjouissances ou fastes officiels… comme l’ouverture d’un Jubilé notamment de celui au sens figuratif qui, pour conclure un cycle de l’Histoire, me semble exiger le ministère du Poète330. » II s’agit de l’Exposition de 1889. Si notre âge est pour le poète un temps de grève, Mallarmé ne sépare pas la poésie des grandes fêtes humaines, elle qui précisément doit être la fête humaine par excellence.

Cette fête humaine, dans son essence, ne sera, pense-t-il, ni le théâtre actuel, incapable de subtilité, — « ni la musique du reste trop fuyante pour ne pas décevoir la foule331 », mais l’Ode sous une forme dramatique.

Bien qu’il ne l’ait guère exprimé, Mallarmé eut conscience de l’opposition entre la poésie du Livre, écrite pour les yeux, inclinée par-là vers les images visuelles, plastiques, — et la poésie telle que ses origines sociales et sa naissance individuelle la feraient : domaine de l’ouïe, musique verbale. Le théâtre lui paraissait le lieu de leur synthèse, par la fusion du ballet et de la musique sous l’Ode souveraine. La musique délie l’espace visuel de sa servitude et de son immobilité plastique, le transforme par le moyen du ballet en un univers de succession et de durée. Par le ballet s’animent les strophes ou les vers de l’Ode, et sur le bord de la musique, comme sur une rive d’eau fraîche, les danseuses glissent peu à peu, vêtement qui tombe, puis couronne qui se pose, jusqu’à laisser apparaître, ses pieds purs dans le ruissellement d’orchestre, nue, l’Idée.

Nous évoquerons mieux encore ce théâtre idéal en nous référant à une contre-épreuve. Du Livre, générateur, par l’Ode, de la beauté dramatique, il existe une caricature moderne, le roman transposé à la scène. Couper, un roman en drame, c’est justement dégager du Livre, pour le matérialiser avec plus de brutalité, ce qu’il contient de vulgaire et de pénible ; une aventure, une intrigue, la succession d’événements et le jeu de hasards. « Le parfait écrit récuse jusqu’à la moindre aventure (superposition des pages, comme un coffret, défendant contre le brutal espace une délicatesse reployée infinie et intime de l’être en soi-même)332 ». Comme le parfait écrit, le Théâtre idéal, efflorescence du pur lyrisme, de l’Ode, exclut, lui aussi, toute aventure matérielle, et le « brutal espace » se trouve, par le décor vivant du ballet, traduit seulement en humanité et en esprit.

De sorte que le théâtre idéal est comme une lecture en commun. Non lecture à haute voix (sinon par accident et pour quelque précision jugée nécessaire), mais lecture toujours intime, ici seulement extériorisée : la scène pareille au livre, et le ballet sur elle comme les images que ce livre exhalait naguère au solitaire lecteur. Le roman mis en scène et le ballet s’opposent alors absolument. Assister au premier, c’est contrarier la lecture du livre qu’il exploite, fixer la souplesse de son rêve sur la figure nette et vulgaire d’interprètes, le réaliser dans l’« espace brutal », abdiquer cette dignité qui fait du lecteur un auteur. « Si notre extérieure agitation choque, en l’écrin de feuillets imprimés, à plus forte raison sur les planches, matérialité dressée dans une obstruction gratuite333. » Le ballet idéal est au contraire une lecture des yeux. La scène où il se meut ouvre devant nous, comme des pages, son tournoiement de ballerines. Non comme les vraies pages, passives encore à nos doigts, inertes, et qui mettent sous notre regard, au moment où notre main les tourne et où notre pensée y flotte, la table raide de l’espace fixe. Mais pages qu’entières sous nos yeux notre rêve imbibe, transfigure, pages et livre devenus corps vivant. « La ballerine illettrée se livrant aux jeux de sa profession… par un commerce dont paraît son sourire verser le secret, sans tarder… te livre à travers le voile dernier qui toujours reste, la nudité de tes concepts, et silencieusement écrira ta vision à la façon d’un signe, qu’elle est334. »

Du théâtre à la lecture, la différence est dans la présence de la foule. Il faut, pense Mallarmé, donner à ce fait toutes ses conséquences. Le théâtre comporte la foule, non comme présence passive, mais comme élément de spectacle. Ce qu’il y a de pire dans le théâtre actuel, c’est que « pour leur communiquer l’assurance que rien n’existe qu’eux, demeurent sur la scène seulement des gens pareils aux spectateurs335 ». Ce théâtre va de la salle à la scène. Le vrai théâtre va de la scène à la salle, englobe la salle dans une scène supérieure, tandis que la parodie du théâtre place sur la scène une délégation de la salle, comme ce couple qui, à Londres, selon Mallarmé, vivait sa vie de tous les jours, causait, faisait son thé, lisait son journal, sur des planches, devant des badauds.

Lorsque Mallarmé écrivait, M. Dörpfeld n’avait pas encore découvert que telle était d’ailleurs la conception grecque, et qu’à la grande époque du théâtre athénien, les acteurs, jouant dans l’orchestre, ne se séparaient pas du chœur, pas plus que le chœur ne se séparait de la foule qu’il représentait.

Non seulement la foule, mais la salle entière, corps et âme, ferait sa partie. Mallarmé multiplie sous forme symbolique les attributions spirituelles du lustre. Dans Un Spectacle interrompu, l’ours qui pose sa patte sur l’épaule du clown, la brute interrogeant l’homme, c’est « un des drames de l’histoire astrale, élisant, pour s’y produire, ce modeste théâtre ! La foule s’effaçait, toute, en l’emblème de sa situation spirituelle magnifiant la scène ; dispensateur moderne de l’extase, seul, avec l’impartialité d’une chose élémentaire, le gaz, dans les hauteurs de la salle, continuait son bruit lumineux d’attente336 ». Le soleil, dont l’Iphigénie d’Euripide invoque en mourant la lumière, était incorporé, décor vrai, au théâtre de Dionysos, en même temps qu’au ciel de l’Attique ; pourquoi non, ici, l’énergie solaire, enfermée jadis dans les bois carbonisés, dégagée à petit bruit sur le spectacle qu’elle éclaire ?

Mais mieux qu’à la scène grecque, peu connue de Mallarmé, cette conception du théâtre se réfère aux deux types qu’il prend pour termes de comparaison : le drame wagnérien, la messe catholique.

Pour Wagner, qui mêlait à des doctrines sociales ses théories sur l’art, le vrai théâtre c’est le théâtre communiste, celui qui implique la communauté de l’auteur, de l’acteur et du spectateur, la communauté aussi de tous les arts sur la scène, — une œuvre de convergence.

Et il s’inspirait, lui aussi, de ce même idéalisme platonicien qui circule chez Mallarmé. Pour lui, l’œuvre d’art de l’avenir ressuscitera l’unité de drame grec, recréera, dans la synthèse de la poésie, de la musique et de l’action, la mélodie originelle, l’Urmelodie, par laquelle l’homme naturel parlait en signes toujours triples de langage, de chant, de mimique. Elle réalisera consciemment une idée, d’après un modèle ou une indication fournis par un passé d’inconscience, assurera, par cette Idée réalisée, un avenir d’art définitif, immuable.

Sur l’Église, conçue comme le lieu du spectacle aujourd’hui parfait, Mallarmé a écrit une page admirable, une page qui prend sous nos yeux (relisez-la, je l’ai citée plus haut337) le relief, la dignité, la profondeur de la porte Est de Ghiberti au baptistère de Florence. Devant l’édifice où se reçoit le baptême de la foi nouvelle, le maître toscan a fondu sur ses vantaux de Paradis les images de la foi ancienne, l’histoire figurée d’Israël. Et devant la scène où le rêve du poète imagine pour l’homme un bain de lumière transfiguratrice, quelques phrases, pleines comme du bronze, délicates et ciselées comme des draperies florentines, disposent, en un Ancien Testament, sa forme annonciatrice d’aujourd’hui, l’Église.

Mallarmé désire simplement évoquer le rêve du spectacle futur par une analogie, celle de la Messe, nullement le tracer dans quelque détail. « J’ai voulu, d’ici, quand ce n’est prêt, accouder le Songe à l’autel contre le tombeau retrouvé — pieux ses pieds à la cendre. Le nuage autour exprès : que préciser… Plus, serait entonner le rituel et trahir, avec rutilance, le lever de soleil d’une chape d’officiant, en place que le desservant enguirlande d’encens, pour la masquer, une nudité de lieu338. »

Mais notons qu’il s’agit de la messe catholique, disposée autour d’une présence réelle » et non de quelque assemblée protestante. La messe est un sacrifice propitiatoire annuel, à la rigueur, le prêtre suffit. Il n’y a pas plus de différence naturelle entre la lecture du livre et le théâtre idéal qu’entre la messe individuelle dite par un prêtre dans une solitude, et la grand’messe, des cathédrales.

Le théâtre idéal ne représente pas une fiction : il implique, comme la messe, une « présence réelle ». « L’amateur que l’on est, maintenant, de quelque chose qui, au fond, soit ne saurait plus assister, comme passant, à la tragédie, comprît-elle un retour, allégorique, vers lui ; et, tout de près, exige un fait — du moins la crédulité à ce fait au nom de résultats. Présence réelle : ou que le dieu soit là, diffus, total, mimé de loin par l’acteur effacé, par nous su tremblants, en raison de toute gloire, latente si telle indue, qu’il assuma, puis rend, frappée à l’authenticité des mots et lumière triomphale de Patrie, ou d’Honneur, de Paix339. » Cette figure du théâtre idéal il faut la confronter à celle de la poésie telle que la veut Mallarmé, lorsqu’il lui assigne, au lieu du rôle descriptif, un rôle, par l’allusion et la suggestion, créateur.

N’imaginons point cependant, selon des platitudes actuelles, une contrefaçon laïque de la messe. « N’allez mal, conformément à une erreur chez des prédicants, élaver en je ne sais quelle dilution couleur électricité et peuple, l’archaïque outremer de ciels340. » Le rapport des deux états, messe et théâtre, n’existe qu’idéalement, dans l’intelligence qui les conçoit, et non historiquement, par une transformation dans le temps.

Aujourd’hui, les disponibilités de foi, d’exaltation en commun, les vibrations unanimes, les foules humaines déployées en coups d’aile, tout cela appartient à l’ordre religieux, et dans les cérémonies religieuses se lève sa fleur de beauté vivante. Si un jour ces disponibilités devenaient libres, peut-être quelque rêve analogue à celui de Mallarmé prendrait-il corps. Pourtant on doit garder une réserve en ménageant l’hypothèse contraire : que tout cela soit lié précisément à l’existence du fait religieux, s’en projette comme l’ombre, en surgisse comme la plante qui, nourrie dans une terre appropriée, hors d’elle périrait. Il est possible que les pertes de la religion ne se traduisent en gains que pour l’individualisme. Et mieux que la grand’messe catholique ruisselant, les jubés abattus, par les cathédrales, la poésie de Mallarmé ne nous fait-elle pas présager quelque messe byzantine.

Elle dit le mot : Anastase,
Né pour d’éternels parchemins

— où le prêtre, un seul moment aperçu, reste par l’iconostase séparé de la foule ?

La contradiction est réelle entre la poésie ésotérique de Mallarmé et ce souci de la foule, dont il veut, dans le drame, la présence. Pourtant ne l’exagérons pas. A la messe, les mots d’un latin incompris suffisent pour que l’âme, sur eux, comme Quasimodo sur son bourdon, s’envole. Et du poème à la foule, il y a des gradins, une sorte de médiateur plastique, qui est la musique.

« Le miracle de la musique est cette pénétration, en réciprocité, du mythe et de la salle, par quoi se comble jusqu’à étinceler des arabesques et d’ors en traçant l’arrêt à la boîte sonore, l’espace vacant, face à la scène341. »

Aussi le concert dominical, incomplet puisque la musique y demeure seule, est-il au moins le « lavage à grande eau du temple » avant la solennité où descendra le dieu. Du bâton qui gouverne l’orchestre, non seulement la musique, mais la foule, s’épanouit, se déplace, ondoie avec docilité

Comme ces longs serpents que les jongleurs sacrés
Au bout de leur bâton agitent en cadence

Musique et foule, dans la rêverie du poète, se fondent en une même matière, une pâte mystique que brasse le meneur de sons.

Le vieux mélodrame populaire, le drame accompagné d’une musique, lui paraît satisfaire ingénieusement à une loi profonde du vrai théâtre342. Le théâtre ne doit pas me faire pleurer, j’ai assez de mes douleurs d’homme ; mais il doit — et je ne sais pas si j’interprète ici fidèlement la pensée un peu fuyante de Mallarmé — me donner comme l’Idée des larmes. Il satisfait à cette fin en tenant en suspens — ainsi que le lustre de la scène — « une larme qui ne peut jamais toute se former ni choir ». Car au plus noir, au plus insoluble, au plus tragique du drame, subsiste et s’enchaîne la musique, dont la présence, incessamment, retenant cette larme dans les hauteurs, insinue à l’assistance que le drame, malgré tout, va se résoudre en clarté.

Ainsi, de l’ancien mélodrame, l’accompagnement instrumental est défini le « dispensateur du mystère ». Et dans ces lignes ne saurait-on voir pressenti le drame de Maeterlinck ? Ce mystère sous la figure de la musique, dans lequel baigne le mélodrame, Maeterlinck l’a détaché de la musique pour l’incorporer au drame et pour composer à ses mots leur atmosphère. Et les musiciens qui se sont attachés à son œuvre n’ont fait qu’y reprendre le bien de la musique. Mallarmé ne s’y est pas trompé. « Il semble, écrit-il à propos de Pelléas et Mélisande, que soit jouée une variation supérieure de l’admirable, vieux Mélodrame343. » Tout y devient musique, à tel point que la musique la plus fine, le violon, « nuirait, par inutilité ».

La musique, dans la synthèse du théâtre idéal, à pour puissance propre la suggestion. Le théâtre ordinaire nous commande de supposer, dès l’abord, l’existence de l’action et des personnages. « Comme si cette foi exigée du spectateur ne devait pas être précisément la résultante par lui tirée du concours de tous les arts suscitant le miracle, autrement inerte et mol, de la scène344 ». Tel est le rôle de la musique, qui est comme le sang de l’action, l’afflux visible et ininterrompu de la vie. « Un auditoire éprouvera cette impression que, si l’orchestre cessait de déverser son influence, le mime resterait, aussitôt, statue345. »

On reconnaît là les idées de Wagner. Pourtant Mallarmé estimait la réforme wagnérienne en défaut sur deux points.

D’abord, œuvre d’un musicien de génie, elle sacrifiait nécessairement la poésie à la musique.

Puis elle marquait une réaction, légitime, contre l’opéra, dont l’esthétique d’exposition universelle réunit pour le plaisir des sens tout ce qui est susceptible de l’aire de l’argent. Or le ballet, où s’étale une sorte de prostitution, en était pour Wagner la partie la plus souillée et il l’a rejeté en grande partie. A tort selon Mallarmé. « Wagner, dit-il dans une lettre à M. Vittorio Pica, à proscrit cette écriture merveilleuse et immédiatement significative de la danse, s’en tenant plus ou moins à quelque juxtaposition de Beethoven et de Shakespeare346. »

C’est précisément sur le ballet qu’aurait dû porter beaucoup l’effort réformateur du génie. Le ballet d’aujourd’hui, comme tant d’autres apparences de l’art, exhale « l’irrémissible lassitude muette de ce qui n’est pas illuminé des feux d’abord de l’esprit347 ». Là encore la salle fait ramper à la scène, pour en alourdir les formes, ses instincts bas. Les danseuses, au lieu de réaliser le simple et seul décor, mais vivant, apparaissent comme de petites femmes qui attirent aux yeux des spectateurs ou la noire jumelle comme une cécité ». De sorte que « la vision neuve de l’Idée, n’est vêtue que pour être niée » sauf à se recomposer, en tant que son absence même, chez le Poète.

La danseuse, telle que nul théâtre aujourd’hui ne la présente, n’est pas une femme, mais l’emblème vivant d’un objet. Ciel nocturne, neige qui tombe, le ballet les traduit en humanité par des danseuses qui sont des étoiles, des flocons, le premier sujet devenant « uns synthèse mobile, en son incessante ubiquité, des attitudes de chaque groupe, comme elles ne la font que détailler, en tant que fractions, à l’infini348 ».

Le principe du ballet, le voici : « La danseuse n’est pis une femme qui danse349. » Non femme, mais bien métaphore résumant en humanité quelque objet. Tandis que la métaphore poétique va de l’homme à la nature, la danse porte la métaphore de la nature à la forme humaine. La danseuse ne danse pas, « jamais qu’emblème et point quelqu’un », mais elle suggère ce que la parole ne dirait que longuement et avec peine, « poème dégagé de tout appareil de scribe ».

Ce qui forme le corps du théâtre, c’est la danse, du fait de ses évolutions, tandis qu’« un papier suffit pour évoquer toute pièce ». La danse devient donc la scène vivante, l’espace animé, humanisé, tout ce que, dans l’interrègne actuel, usurpent le cartonnage et le pitoyable décor.

Mallarmé se plaît à voir qu’autour de la Loïe Fuller, disparaît « la traditionnelle plantation de décors permanents ou stables en opposition avec la mobilité chorégraphique350 ».

Le décor alors s’évanouit de l’espace, devient la « fuite de l’espace, désormais mobile, vivant ». Il « gît, latent dans l’orchestre, trésor des imaginations ». La danseuse, en le souple éventement de ses étoffes ; couleurs et lumière, paraît le prendre à même ces sonorités de l’orchestre, le composer et le mouvoir autour d’elle « cieux, mer, soirs, parfum, écume ». Et c’est ainsi que la danse devient « la forme théâtrale de poésie par excellence » (de même que la poésie de Mallarmé est la forme livresque de la danse par excellence). Ainsi que le reploiement du livre, en l’épaisseur de coffret, figure une défense contre le « brutal espace déployé » du journal, la danseuse soustrait le théâtre à l’immobilité et à la convention de l’espace pour le plonger dans le flot d’une idéale durée.

Un tel ballet figure une vision plus précise que la nôtre, une imagination plus évocatrice. Voir un bel objet c’est le connaître extérieur à nous, mais ne pouvons-nous supposer, comme dans certains de nos rêves, comme dans l’intensité de l’amour, une adaptation supérieure qui tendrait à une fusion ? Or « est-ce que ne paraît point la danseuse à demi l’élément en cause, à demi humanité apte à s’y confondre dans la flottaison de rêverie351 ? » Un esthéticien allemand dirait qu’elle est la synthèse de l’objet et du sujet, l’objet s’assimilant l’harmonie et l’unité du sujet, le sujet s’extériorisant selon la forme de l’objet et il partirait longuement sur une théorie de l’Einfühlung. « La représentation figurative des accessoires terrestres par la Danse, contient une expérience relative à leur degré esthétique, un sacre s’y effectue en tant que la preuve de nos trésors. » Représentation au moyen d’une suite vécue et dite par l’orchestre, dans une durée ; moment qui passe et qui, une fois piqué par la danseuse se mue en un autre, — ce théâtre étant un ordre de chose momentané. « Une œuvre dramatique montre la succession des extériorités de l’acte sans qu’aucun moment garde de réalité et qu’il se passe, en fin de compte, rien352. »

Cette synthèse de la poésie, de la musique et de la danse figure très bien, et logiquement, la fin idéale de la poésie mallarméenne.

Le théâtre actuel est une convention lourde, de même que la poésie dont a voulu se délivrer Mallarmé. Je l’ai rappelé ailleurs : la poésie parnassienne, de même que la poésie classique, et au contraire du grand lyrisme romantique (j’exagère à dessein les contrastes, comme les reliefs d’une carte) nous impose, du dehors, des notions bien dites et exactement représentées, des visions plastiques et des analyses sentimentales, alors que le rôle vrai de la poésie est de nous suggérer une émotion qui se développe en nous de façon vivante, sympathiquement à celle du poète. De même le théâtre classique — et celui des modernes n’a fait que le suivre — à lieu sur une scène hors de nous, séparée du spectateur par l’obstacle de la rampe. « Vous avez à subir un sortilège, pour l’accomplissement de quoi ce n’est trop d’aucun moyen d’enchantement impliqué par la magie musicale, afin de violenter votre raison aux prises avec un simulacre, et d’emblée on proclame : « supposez que cela a eu lieu véritablement et que vous y êtes353 ! ».

Au théâtre il ne doit exister, à des degrés et de manières différentes, que des acteurs. L’homme ne vient pas au théâtre pour consentir librement et par fiction à une illusion, il y doit venir pour entrer et vivre, tout entier, un temps, dans une vérité nouvelle. Ainsi un poème de Mallarmé est construit pour solliciter l’activité créatrice du lecteur et se développer par elle.

La musique sous l’ampleur et l’autorité de ses ondes mêle dans un brassage la scène et la foule. Mais qu’elle ne soit pas, comme dans l’opéra classique, alourdie de fioritures et de plaques, qu’elle n’interpose pas des conventions nouvelles et comme une rampe splendide ou un rideau de sons. Que, selon la révélation wagnérienne, l’afflux intérieur du sang et non le fard donne au visage sa fleur.

Autour du héros qui chez Wagner forme le centre du drame, s’agite le somptueux, l’infini décor des sons qui tantôt le prend dans « une ambiance de musique plus riche de rêverie que tout air d’ici-bas », tantôt précipite vers lui, pour l’enlever et le fondre, une vague démesurée de passion qui va « le soustraire à sa notion, perdue devant cet afflux surhumain, pour la lui faire ressaisir quand il domptera tout par le chant, jailli dans un déchirement de la pensée inspiratrice354 ». Au monde musical où se manifeste le héros, participe l’assistance, dans « une stupeur mêlée d’intimité ». Et le public germanique, comme autrefois le public hellénique, vit sur la scène de Bayreuth avec des héros de sa race. Une patrie idéale, hors du temps, ici lui est recomposée.

« Quelque singulier bonheur, neuf et barbare, l’asseoit devant le voile mouvant la subtilité de l’orchestration, à une magnificence qui décore sa genèse355. »

L’article sur Richard Wagner s’intitule Rêverie d’un poète français. Rêvant dans l’absolu, pensant « avec la certitude de n’être impliqué dans aucune entreprise pareille », il peut laisser libre l’Hyperbole, et caresser, par-delà Wagner, la vision d’un art plus universel. Avec la tentative du maître allemand, tentative de musicien, non de poète, « tout se retrempe au ruisseau primitif, pas jusqu’à la source ».

L’esprit français, dans son radicalisme, prétendrait, rêvant ainsi, remonter à une source, écarter ce legs interposé de la Légende, dont plus rien, dans la France moderne, n’est resté. Au-dessus de toute légende spécifiée, le Théâtre idéal évoquerait ici un mythe suprême, figuré par le Poème, l’Ode. « Type sans dénomination préalable, pour qu’émane la surprise. » Pas un sujet déterminé, mais une infinie suggestion, un centre d’où les rêves s’orientent et prennent corps. Ni acteur réel, ni scène précisée. « Est-ce qu’un fait spirituel, l’épanouissement de symboles ou leur préparation, nécessite en droit, pour s’y développer, autre que le fictif foyer de vision dardé par le regard d’une foule ? » Le Poème se propage à la foule par la mimique ou danse, et la musique. Ainsi la danse et la musique ne sont que des lueurs et un rayonnement émanés de la gemme, de l’art suprême, qui est la Poésie, non asservie, mais maîtresse. Jeu du Poème non pas même dit (je crois, car Mallarmé ne précise pas), mais que chaque spectateur sait par cœur, et que, sous l’incantation des gestes et de l’harmonie, il revit et recrée, cependant que l’incarne sur une scène — rappelons-nous le Phénomène Futur et la Déclaration Foraine — quelque figure muette de beauté pure.

Et cette Rêverie d’un Poète français toujours on ne la comprend que par l’analogie de la Messe, à laquelle il faut bien que je la ramène encore. Chaque fois, dans le drame sacré, se joue la scène suprême du monde, l’Incarnation de Dieu. Un ensemble d’attitudes et de musique, où collaborent les plus humbles, émane de l’autel, et leur cœur est un geste silencieux du prêtre : moment le plus intense du drame, que celui où, tous les yeux de chair étant baissés, nul ne le voit que par les yeux de l’âme — où seule, de toute la musique et de l’orgue, et du chant, tus, la sonnette aux mains d’un enfant rappelle que la durée terrestre continue de couler. La grand’messe dans une cathédrale du passé est pour le croyant le drame qui annule tous autres spectacles. Et, bien que l’église du Moyen Age ait transsudé sur ses parvis les tréteaux des Mystères, n’est-ce pas au nom du drame réel et sublime que Bossuet, dans les Maximes sur la Comédie, foudroie le drame parodié356 ? Ainsi Platon attaque la théâtrocratie athénienne, précisément parce qu’il veut, au théâtre faux d’illusion, substituer le théâtre vrai de la Cité, où paraîtront des hommes.

Cette rêverie brève et d’apparence sibylline, écrite à propos de Wagner se rattache à une vue juste de l’évolution du théâtre. Elle serait plus exacte si. A son point de vue d’esthétique métaphysique, on substituait un point de vue historique. Théâtre réel et théâtre fictif, le second éclos du premier, le premier rétabli contre le second, ont toujours alterné. Dans l’Église même, une messe de grand mariage à la Madeleine appelle, comme l’ancien Quid pro Baccho ? un Quid pro Christo ?

Mallarmé croyait-il à l’existence possible de ce Théâtre idéal ? Pour un idéaliste la question est fort secondaire. Lui-même l’appelle le Monstre — qui ne peut être357. Il est la réalité qui devrait être, c’est-à-dire qui doit être, et cela suffit.

Et peut-être ce théâtre idéal n’est-il qu’un reflet, allongé par des soirs de méditation calme sur des eaux de foule décorative, — le reflet du seul théâtre qu’il conçut vraiment, celui de lui-même ? « Mon théâtre, de plain-pied et le fouler, acteur même : pourquoi pas, sous l’inspiration du décor, me représenter par fragments, à titre d’expérience, dans la vue et dans le congé de tous358 ? »

Un théâtre de personnages créés, réels, qui n’appartiennent plus au poète, mais auxquels le poète appartient comme les sucs d’une terre aux arbres qu’elle nourrit, voilà une impossibilité de Mallarmé, un désaveu, qu’il n’admet pas, de son orgueil poétique. De ce même fond d’orgueil le théâtre romantique avait revendiqué contre la tragédie les droits du lyrisme : Mallarmé en réalise, théoriquement et d’un geste seul, l’hyperbole.

Aussi, du théâtre où manquent musique et ballet, est-il une loi tue qu’il avoue et caresse, celle du théâtre à un personnage. Non monologue lyrique, mais théâtre véritable, où ne serait mis en lumière qu’un individu, les autres figures tenant un rôle de comparses et de symboles. Il juge qu’Hamlet est une œuvre de cet ordre. Dans Hamlet il a vu une représentation du poète qui ne saurait réaliser son rêve, ordre de l’Ombre mystérieuse, il a aimé une représentation de lui-même. Et c’est pourquoi, sans doute, il reproche à la Comédie-Française d’avoir joué les autres personnages de même que s’ils existaient, au lieu qu’ils eussent dû, en s’effaçant, apparaître en, fonction du seul Hamlet, et simplement meubles ou parties du décor. « Hamlet, unique, compte ; et de l’approcher, chacun s’efface, succombe, disparaît. La pièce, un point culminant du théâtre, est, dans l’œuvre de Shakespeare, transitoire entre la vieille action multiple et le Monologue, ou drame avec Soi, futur. Le héros, — tous comparses : il se promène, pas plus, lisant au livre de lui-même, haut et vivant signe ; nie du regard les autres. Il ne se contentera pas d’exprimer la solitude, parmi les gens, de qui pense : il tue indifféremment, ou, du moins, on meurt. La noire présence du douteur cause ce poison, que tous les personnages trépassent : sans même que lui prenne toujours la peine de les percer, dans la tapisserie359. » Polonius « figure comme découpée dans l’usure d’une tapisserie pareille à celle où il lui faut rentrer pour mourir… Ophélie, vierge enfance objectivée du lamentable héritier royal360 ». Mille et unième fantaisie, et bien fine, sur l’énigmatique héros.

La tragédie classique même, pense-t-il, ne tendait-elle pas vers cet idéal « de produire en un milieu nul ou à peu près les grandes poses humaines, et comme notre plastique morale ? Statuaire égale à l’interne opération par exemple de Descartes, et si le tréteau significatif d’alors avec l’unité de personnage, n’en profite, joignant les planches et la philosophie, il faut accuser le goût notoirement érudit d’une époque retenue d’inventer malgré sa nature prête, dissertatrice et neutre, à vivifier le type abstrait361 ». De sorte que les trois unités ne seraient que trois marches vers un piédestal vide, vers une quatrième unité demeurée tout idéale, celle de personnage.

Je ne connais pourtant qu’une œuvre qui soit, vraiment et consciemment, faite selon cette formule appliquée par Mallarmé à Hamlet et à nos classiques. C’est — et il n’y songeait sans doute pas — On ne badine pas avec l’Amour, qui comporte d’ailleurs non un personnage, mais deux. Musset, de propos délibéré, autour de Perdican et de Camille, ne place que des comparses et des grotesques. Le Chœur est conçu très exactement comme la scène animée, la délégation même de la nature au retour de Perdican, le simple feuillage grandi qui caresse son front. Ce chef-d’œuvre réalise, je crois, tout ce qui, de l’ingénieuse utopie de Mallarmé, peut se concilier avec l’esprit du théâtre.

Ces jeux subtils, charmants, profonds, sur l’avenir, sur l’esprit, sur l’Idée du théâtre, émanent, en gazes de brume, chez Mallarmé, des sources mêmes, obscures et glacées, de sa poésie. Gazes, brume, tout cela que déploie comme l’atmosphère visible, mouvante et captivée de son corps, la danseuse. Née de la lecture, sa conception du théâtre revient au livre comme retombe aux rivières la vapeur de leurs brouillards. Son imagination motrice, évocatrice du ballet, flotte dans le rayon pur d’un beau vers comme les poussières de l’air dans une barre de soleil, et, autour de ce qui n’existe pas, comme l’encens qui enguirlande « pour la masquer une nudité de lieu ».

Livre III. Quatre types de sa poésie §

Chapitre premier. Hérodiade §

Si Mallarmé renonça à tout art facile, spontané, de plain-pied, il n’en distinguait pas moins, dans la gloire qu’il imaginait, des degrés, et, dans le public autour d’elle formé, des zones. Pour s’assurer un petit coin de l’anthologie commune, il comptait, je crois, sur Hérodiade. Il ne la considéra que comme fragment, et lui rêva toujours une suite. L’édition complète est, à la première page de Divagations, annoncée « sous presse ». Les notes des Poésies nous apprennent qu’elle « comporte outre le cantique de Saint Jean et sa conclusion en un dernier monologue, des Prélude et Finale qui seront ultérieurement publiés, et s’arrange en poème ». Et, cette année 1926, en même temps que cette seconde édition de mon livre, en paraît une version ancienne.

Hérodiade est probablement le seul poème de Mallarmé qui ait passé dans la circulation poétique et qui ait exercé une influence362. Elle forme un des liens les plus authentiques entre le Parnasse et le symbolisme.

Elle fut écrite, paraît-il, postérieurement à L’Après-Midi d’un Faune. Mais il semble que cet ordre du temps, pour Mallarmé, ne soit pas entre les deux poèmes un ordre rationnel, puisque, dans l’édition des Poésies, Hérodiade vient en premier.

Elle marque en effet comme la limite et la conclusion du Parnasse. Chef-d’œuvre un peu froid et vain de virtuosité technique. Comme Racine dans la première scène de Phèdre, comme Victor Hugo dans les Sept Merveilles du Monde ou les Trônes d’Orient, Mallarmé y file avec une joie orgueilleuse et dans une pure liberté de poète, le beau vers pour lui-même. On y reconnaît tout du Parnasse avec ses antécédents précis, ceux de Gautier, de Baudelaire, de Banville, la préoccupation de réaliser un « chef-d’œuvre » de métier au sens des vieilles corporations. Ainsi Verlaine, dans les Poèmes Saturniens, écrit la si curieuse Mort de Philippe II. C’est, en une école poétique, le morceau de concours. Et certes tous les Parnassiens qui avaient en eux quelque sens de poésie ont dépassé cette formule de pure technique. Mallarmé n’est pas resté, lui non plus, enchanté en elle. Mais il en a gardé l’idée de ce que j’appellerai l’absolu de métier, l’œuvre définitive enfermée dans le Livre. Cette œuvre il la concevra de deux manières alternatives, peut-être opposées : celle, close, de froide, de métallique, d’inutile perfection, puis celle, radiante, qui émane en puissance de suggestion. Comme deux signes dans un carrefour, Hérodiade marque la première, l’Après-Midi la seconde.

Son Hérodiade est la Muse même de la poésie qui l’évoque. Poésie de mots ainsi que l’héroïne est une idole de joyaux, poésie que dans le dédain de la vie et l’exaltation du verbe métallisé un bain d’or éternel.

Je veux que mes cheveux qui ne sont pas des fleurs
A répandre l’oubli des humaines douleurs,
Mais de l’or, à jamais vierge des aromates,
Dans leurs éclairs cruels et dans leurs pâleurs mates,
Observent la froideur stérile du métal,
Vous ayant reflétés, joyaux du mur natal,
Armes, vases, depuis ma solitaire enfance.

Ce degré d’or unit un désert parnassien à une lande symboliste. A propos de Mallarmé, on a parlé souvent de byzantinisme, et ce mot exprime vaille que vaille la part de conscience artificielle, de détail et de manie qui put se communiquer de l’une à l’autre des deux écoles qu’il paraît réunir. Mais Hérodiade vraiment prend un aspect de mosaïque byzantine, nous rappelle la Théodora de Ravenne. L’éclat des couleurs est incorporé au froid des pierres. Les mots, selon l’image qu’aime Mallarmé, sont juxtaposés, comme des gemmes qui s’éclairent de leurs feux. Pour fond d’or cette grande, omniprésente, chevelure dont le froid trésor toujours hallucina Mallarmé.

Et que cette Muse de glace et de perfection stérile ait fourni à l’art le plus haut du xixe siècle un de ses lieux communs, cela est caractéristique. La Salammbô de Flaubert l’érigé dans une atmosphère lunaire, raide et sèche. Et cette même beauté fut la hantise constante de Baudelaire, le pic de diamant de son art contracté. Toute l’armature d’Hérodiade se trouve dans ces vers qui peut-être inspirèrent directement le poème de Mallarmé :

Ses yeux polis sont faits de minéraux charmants
Et dans cette nature étrange et symbolique
Où l’ange inviolé se mêle au sphinx antique,

Où tout n’est qu’or, acier, lumière et diamants,
Resplendit à jamais comme un astre inutile ;
La froide majesté de la femme stérile.

Faut-il évoquer l’Hadaly de Villiers ?

Comme une œuvre byzantine, Hérodiade raidit dans une incapacité et une gaucherie naïves tout mouvement de corps vivant. La forme dialoguée du poème ne sert qu’à interrompre ces plaques d’or ciselé et de gemmes, que sont les paroles d’Hérodiade, par les questions et les réflexions, en vers détestables, de la Nourrice363. Ce poète qui médita de façon si subtile et si originale sur le théâtre était incapable du moindre coup de crayon dramatique, comme le mosaïste byzantin est incapable d’anatomie.

D’Hérodiade en partie sont nées ces princesses légendaires qui formèrent un des lieux communs du symbolisme. D’Hérodiade aussi procède un peu cet attrait que sur le symbolisme exerça le mythe de Narcisse. La poésie qui s’isole dans la pureté de son chant, la conscience qui annule toute existence autre qu’elle sur son miroir de lucidité, se sont connues au contact de cette orfèvrerie. Et sur les mêmes limites du Parnasse et du symbolisme, ou plutôt entre les influences plus anciennes et plus vastes de Flaubert et de Wagner, il faut placer l’Axël de Villiers, attitude pareille de l’esprit qui dit non à la Vie, parce que son rêve l’a épuisée toute.

Mais le poème inachevé appelle par ses derniers vers la suite que nous n’avons pas. Cette pureté orgueilleuse d’Hérodiade, cette vision de glace, de métaux et de pierres précieuses, Mallarmé les présente comme un décor, ou comme, devant quelque forme glorieuse, mystérieuse encore de la vie, un rideau qu’un moment auguste va écarter.

Vous mentez, ô fleur nue
De mes lèvres !
J’attends une chose inconnue,
Ou peut-être, ignorant le mystère et vos cris,
Jetez-vous les sanglots suprêmes et meurtris
D’une enfance sentant parmi les rêveries
Se séparer enfin les froides pierreries.

S’il hésita si longtemps à écrire la suite annoncée, tentée, ne serait-ce pas qu’après cette porte d’or, après cet excès unique de splendeur verbale (qui défaille un peu dans ces derniers vers) rien ne pouvait satisfaire son exigence d’une plus haute beauté : cette effigie du néant, quelle image de la vie eût su l’effacer ?

Probablement Hérodiade achevée comportait les deux motifs opposés, qui se balancent chez Mallarmé : celui de la perfection — réalisé dans l’ancien fragment parnassien — celui de la fuite, esquissé dans les derniers fragments inconnus. Un fidèle ami du poète, qui eut connaissance de plusieurs papiers laissés, me dit que « le cantique de Saint-Jean, en sept strophes, est le chant de la tête coupée, volant du coup vers la lumière divine. Une trentaine d’alexandrins précèdent, qui proclament le plat dans lequel paraîtra le chef du Décollé, et une trentaine suit, bien moins achevés ». D’où il paraît résulter que Mallarmé avait en effet conçu le motif de son œuvre sur ce rythme à deux temps364. Le plat précieux est-il matérialisé dans quelque orfèvrerie parnassienne ? Non, sans doute. A l’époque où Mallarmé se préoccupait de cette œuvre, plus que jamais il concevait la poésie non comme une description somptueuse, mais comme un moyen de créer l’objet dans un cercle de mots allusifs, et par un mouvement de suggestion.

De l’Hérodiade publiée à l’Hérodiade inédite, « l’intervalle, me dit-on365 est sensible. Beaucoup plus abstraits sont les derniers fragments. Le Cantique même est singulier dans l’œuvre de Mallarmé, ne fût-ce que par le rythme qui nulle part ailleurs ne se retrouve ».

Hérodiade était ainsi, dans la pensée de Mallarmé, comme le microcosme d’une œuvre cyclique, comme, l’Idée harmonieuse non seulement de sa poésie, mais de la poésie. Et cela n’est pas particulier à ce poème en fragments. Dans les trois œuvres capitales et typiques qui vont suivre ici, L’Après-Midi, La Prose, Un Coup de Dés, le sujet du poème est encore le poème lui-même, la matière du poème est le fait poétique. Hormis quelques sonnets d’amour qui furent écrits pour une personne ou à une occasion déterminée, hormis d’autres sonnets qui appliquent, par essai et par curiosité, « études en vue de mieux comme on essaie les becs de sa plume avant de se mettre à l’œuvre », sa méthode allusive à tels meubles de sa maison, Mallarmé n’a guère conçu l’écrit que comme la conscience angoissée, ironique, lucide ou orgueilleuse de l’écriture. Et l’on peut bien, si l’on veut, faire dériver du Parnasse et de la doctrine de l’art pour l’art cette conséquence paradoxale. Hérodiade nous y aide. Mais on conçoit qu’une telle poésie, en même temps qu’elle s’exalte vers un purisme désespéré, soit balancée entre une image de stérilité dans l’achèvement, une image de vain désir dans la fuite. Je ne conclus pas, car je passe à trois autres chants discontinus du même poème. Que seulement, plus tard, le logicien excentrique d’Un Coup de Dés nous rappelle, comme principe auquel le rattache une route très droite, le poète d’Hérodiade.

Chapitre II. L’après-midi d’un faune §

Dans l’œuvre de Mallarmé, l’Après-Midi d’Un Faune est le morceau des connaisseurs. Ce poème forme le point central, parfait, à la fois simple et raffiné, où viennent converger toutes les directions flexibles, toutes les époques de son talent. On y touche toujours cette fraîcheur, cette pulpe de verbe poétique, qui font de ses pièces du premier Parnasse une corbeille de fruits matineux ; on y goûte déjà ces voiles d’obscurité si vite diaphanes, ces significations qui s’enroulent, se succèdent par tournants multipliés, ces gestes d’allusions, ces espaces de silence autour de symboles, tout ce qui donnera aux derniers vers leur mystère et leur fuite. La forme de cette églogue est la plus ductile qu’ait assouplie Mallarmé, et ses vers ont la légèreté, la pureté, la longueur indéfinie d’un rayon d’étoile.

Le motif en est certainement sensuel ; mais Mallarmé, au fur et à mesure de la composition poétique, laisse spontanément, sans intention artificielle et sens concordance forcée, se déposer, dans les lignes du sujet érotique, des symboles que, moitié de nous-mêmes et moitié des allusions indiquées, nous menons jusqu’à un ciel métaphysique et calme.

Le sujet de l’Après-Midi hantait Mallarmé depuis longtemps. Une première version du poème, tout à fait différente de notre texte, et qui doit lui être antérieure de plusieurs années, a été retrouvée dans une collection d’autographes qui appartenait à Ernest Chausson. Elle est peu mallarméenne, rappelle par ses vers faciles, son abondance de lys et d’étoiles, Banville et Mendès. (J’en parle sur la foi d’autrui, ne l’ayant pas lue). Si les héritiers de Mallarmé, entre les mains de qui elle est passée, se décident à la publier (ou simplement à la communiquer), la comparaison des deux textes sera curieuse. Le motif de l’Après-Midi a été très probablement fourni à Mallarmé par un tableau de Boucher à la National Gallery.

Voici le faune, un peu le satyre velu de la nature élémentaire, un peu l’adolescent de Praxitèle qui, de l’ancienne figure mythologique, ne garde que les petites cornes dans les cheveux, et l’énigme de cette même oreille dont vous étonnait d’abord l’aspect de Mallarmé. S’éveille-t-il de quelque rêve ou prolonge-t-il quelque vision ? Debout, ici, la flûte aux doigts, il n’est plus rien qu’émoi d’amour. Il s’est levé dans l’extase des deux figures qui dédoublent la passion : simplement, comme dans le feuilleton des quotidiens, la blonde et la brune, — la plus chaste aux yeux « bleus et froids comme une source en pleurs », et l’autre, tout soupirs ; « brise chaude » de volupté. Mais toutes deux que sont-elles ? Un souhait des sens ; une création poétique dd désir. L’une source et l’autre brise ? D’eau, en ce midi, il n’en est que sonore, et versée par la flûte du faune ; et toute brise, non plus, n’est rien que

Le visible et serein souffle artificiel
De l’inspiration qui regagné le ciel.

Qu’elle chante donc, la flûte, celle-là qui, dans l’églogue sicilienne, déjà consolait l’amoureux Polyphème ! Et Voici que d’elle monte la mélodie de souvenir et de rêve. N’était-il point, ici, jadis ; avant que le faune coupât le roseau pour ses lèvres, une apparition, dans quelque source, de nudité blanche, prélude, qui sitôt s’est enfuie ? Rien, autour, que l’heure fauve de midi, rien qui rappelle la belle vision. Mais il suffit, pour tout recréer, que s’érige le lys musical de la Syrinx.

Alors m’éveillerais-je à la ferveur première,
Droit et seul, sous un flot de lumière,
Lys ! et l’un de vous tous par l’ingénuité.

Ce n’est point le baiser qui a mis dans le sein du faune le germe frémissant du lys d’amour qu’il devient : ce sein

atteste une morsure
Mystérieuse, due à quelque auguste dent,

celle de la poésie, qui est l’essence de l’amour. Elle a pour confident

Le jonc vaste et jumeau dont sous l’azur on joue ;
Qui, détournant à soi le trouble de la joue,
Rêve, dans un solo long, que nous amusions
La beauté d’alentour par des confusions
Fausses entre elle-même et notre chant crédule ;
Et de faire, aussi haut que l’amour se module,
Evanouir du songe ordinaire de dos
Ou de flanc pur suivis avec mes regards clos
Une sonore, vaine et monotone ligne.

Si cette analogie se retrouve dans la version primitive, la date incertaine n’en saurait alors être placée avant le séjour du poète à Londres.

Ligne de musique qui résume la chair ainsi que la ligne des horizons résume les paysages, — ligne exhalée du lys ou du jonc, et qui, s’étalant droite, la répète comme dans la dimension inverse. Sous le ciel, tout, par la syrinx, se transmue en une vibration simple, en une clarté nue.

La Syrinx tient, aux mains privilégiées, « l’instrument des fuites ». Fuites vers la beauté intérieure qui fait mieux que consoler, qui couronne et qui achève… Mais pendant que s’apaise le flot de lumière antique qui la suscita, comme l’ardeur de midi décroît, le faune maintenant plus impatient de vivre repose la flûte, et la renvoie, pour une autre heure, pour qu’encore elle y refleurisse vierge, aux lacs où il la cueillit. C’est de lui seul maintenant, c’est de son cœur et de sa chair passionnés qu’il évoquera les fantômes d’amour.

Ainsi, quand des raisins j’ai sucé la clarté,
Pour bannir un regret par ma feinte écarté,
Rieur, j’élève au ciel d’été la grappe vide,
Et, soufflant dans ses peaux lumineuses, avide
D’ivresse, jusqu’au soir je regarde au travers.
Ô nymphes, regonflons des SOUVENIRS divers.

Alors reprend ce motif qui tout à l’heure ne préludait que comme un « vol de cygnes, non ! de naïades » en fuite vague sur de l’eau. Il reprend exalté, voluptueux, et maintenant le Souvenir tord dans une flamme de désir

chaque encolure
Immortelle, qui noie en l’onde sa brûlure.

Il suscite l’image du faune impatient qui s’élance, qui retrouve hors de l’eau les deux nymphes entrejointes.

(meurtries
De la langueur goûtée à ce mal d’être deux)

et qui, les emportant sans les désenlacer, tient dans le fardeau nu le poids de la nature et de la beauté fondues, intactes, les vierges qui se débattent en un seul corps, la lèvre en feu buvant d’un trait « la frayeur secrète de la chair »

Des pieds de l’inhumaine au cœur de la timide.

Touffe naturelle de la joie parfaite, qu’il n’a su garder. Il revoit sa faute : n’en avoir retenu qu’une, la voluptueuse, arrêtant à peine

Par un doigt simple, afin que sa candeur de plume
Se teignît à l’émoi de sa sœur qui s’allume,
La petite, naïve et ne rougissant pas.

Et la proie ainsi divisée, alors, désenlacée de ses bras, ingrate, s’est évanouie. Le faune, regonflant ses souvenirs, n’y a trouvé que les lambeaux d’une passion brisée.

Tant pis ! ce que le passé dessèche, l’espérance le dore. Et le faune, oublieux de la flûte qui peut-être n’était que l’écho d’une ombre, oublieux du souvenir qui peut-être était cette ombre dans la lumière, s’en va vers la vie, vers la vérité brutale de l’étreinte. Qu’il laisse les raisins pâles et leurs peaux vidées !

Tu sais, ma passion, que pourpre et déjà mûre,
Chaque grenade éclate et d’abeilles murmure,
Et notre sang, épris de qui le va saisir,
Coule pour tout l’essaim éternel du désir.

Voici le soir : le bois est d’or et tout en fête. Et comme un cœur brûlant soulève d’amour un beau corps, l’Etna, visité de Vénus, surgit sur la campagne de Sicile. « Je tiens la reine ! » s’écrie le faune. Mais non. Tout défaille. Ombre, illusion encore. Et l’âme du faune, lassée de rêves, va se défaire dans le silence et dans le sommeil. Non plus la Syrinx qui l’attend aux lacs, mais il approche de ses lèvres le vin vrai, l’ivresse de la terre. Et, sur le sable endormi, achevant cette après-midi de mensonge et de beauté, il va recommencer à voir des ombres, à se décevoir de leur poursuite.

Couple, adieu ; je vais voir l’ombre que tu devins.

Ainsi le dernier vers vient reprendre le motif du premier

Ces nymphes je les veux perpétuer,

et, comme en des volutes indéfinies, reprend le même cycle de songes.

L’analyse que j’ai essayée rappelle fâcheusement, j’en suis sûr, à plusieurs, les programmes distribués au Concert-Lamoureux. Et en effet, l’églogue de Mallarmé ne devient claire que si l’on voit en elle, au contraire de tout génie oratoire et de tout développement logique, la transposition de la symphonie au poème. Sans pensée d’imitation matérielle : Mallarmé, lorsqu’il écrivit l’ignorait à peu près. Aussi, plus tard, est-ce avec une justesse parfaite qu’il parlait de reprendre, au concert, son bien ; il reconnaissait dans la musique l’exemple authentique et épanoui de la forme d’art qu’il avait, de son propre fonds, poursuivie dans la poésie.

L’Après-Midi fut sinon écrit, du moins conçu pour être dit sur une scène ; monologue par Coquelin aîné. Il n’est pas invraisemblable que Mallarmé, avec cette confiance ingénue dans l’intelligence de ses auditeurs qui lui faisait prononcer à Oxford sa conférence sur La Musique et les Lettres, ait cru de bonne foi que Coquelin goûterait son poème et qu’un auditoire le pénétrerait. Plus tard, longtemps après la publication, il en projeta une édition « pour la scène », sans doute avec des indications de ballet.

Dans L’Après-Midi reviennent curieusement plusieurs des motifs familiers à Mallarmé. M. Remy de Gourmont, dans une notice sur la Dernière Mode366, rapproche du poème ces lignes « à propos d’un livre de vers intitulé Le Harem ».

« Par une loi supérieure à celle qui, chez les peuples barbares, enferme véritablement la femme entre des murs de cèdre ou de porcelaine, le poète (dont l’autorité en matière de vision n’est pas moindre que celle d’un prince absolu) dispose avec la pensée seule de toutes les dames terrestres. Jaune ou blanche ou cuivrée, leur grâce est soudain requise par lui quand il se met à l’œuvre ; elle vient former les flottantes figures animant les livres… Secret, ô mes aimables lectrices, maintenant divulgué, de ces heures vides et sans cause, et de ces quasi-absences de vous-mêmes, auxquelles vous succombez quelquefois : un poète quelque part songe à vous ou à votre genre de beauté. »

La prose est postérieure au poème. Mais un peu avant, dans une page de jeunesse sur Théodore de Banville (quelque influence de Banville est d’ailleurs visible dans l’Après-Midi) il écrivait : « J’aime ! j’aime naître, j’aime les lumineux sanglots des femmes aux longs cheveux, et je voudrais tout confondre dans un poétique baiser367. »

Et tel est bien le motif dominant de l’Après-Midi, celui qui rend nécessaires son atmosphère musicale, son ardeur de synthèse, ses visions fondues. La Vie entière, tout l’amour, toute la beauté, toute la poésie, se mêlent dans une brume souple que sillonnent, comme ses veines, des réseaux d’impalpable musique. Le « crime » du faune, c’est d’avoir douté, analysé ? séparé la touffe des deux corps confondus. Déchéance de l’unité, comme la chute platonicienne, comme la division des corps doubles dans le mythe aristophanesque du Banquet. Reste, après l’état perdu d’innocence heureuse, le rêve qui en recompose les ombres, la flûte qui en répand le souvenir. Et sous la souplesse de ces symboles et de cette poésie, ne se dissimule-t-il pas une ardeur sensuelle, certain érotisme dont nous apercevons l’oreille ? Le fond de l’églogue n’est qu’une tendresse violente d’adolescent, tendresse qu’exploite en poésie seule l’homme déçu et triste. N’oublions pas ce qui chez Mallarmé demeura du xviiie siècle, et que d’ailleurs, à l’époque où il composa l’Après-Midi, celle aussi des Fêtes Galantes, la peinture de ce siècle était à la mode. Le tableau libertin des deux nymphes enlacées et surprises met au milieu du poème les mêmes centres de valeurs claires, de rose, de chair nue, de volupté, qui occupent le tableau de Boucher sur lequel il est copié, et, dans l’ombre soyeuse de ces vers, meurtrissures, langueurs, « vagues trépas », ne reconnaissons-nous point les paupières trop bleuies des fillettes de Greuze ? Amour, poésie aussi. La vie toute pure unirait amour et poésie dans le même être, et l’on peut imaginer que les deux nymphes injustement désunies par le faune les figurent toutes deux. Et tout l’échec poétique de Mallarmé se conterait fidèlement sur le même thème que l’échec amoureux de l’Après-Midi. S’il avait eu le goût des épigraphes, il aurait pu, à son églogue, donner celle-ci, shakespearienne : Nous sommes l’étoffe dont nos rêves sont faits. Les images de poésie nouvelle que lui évoquaient son obstinée réflexion et son inépuisable ingéniosité, un destin ironique lui refusa de les réaliser, et, philosophe et doux, il s’y résigna. Ce roseau de l’Après-Midi, la Syrinx neuve et vierge qu’il avait cueillie, il en fit le tuyau d’où monte la seule et silencieuse songerie. S’il est un Ange qui, aux confins de notre espace, recueille les poèmes écrits sur fumée de tabac, les œuvres de Mallarmé doivent figurer une de ses richesses exquises. Ne voyez-vous pas, dans l’Après-Midi, cette fumée bleue trembler au bout de toutes les lignes, et Mallarmé n’eût-il pas été indulgent à l’exégète qui lui eût révélé, dans la maligne Syrinx, simplement sa pipe familière ?

Dès les premiers vers est indiquée d’une touche musicale, comme en un raccourci d’ouverture, motif de délicatesse et de ténuité, cette sonore, vaine et monotone ligne qui, sur des confins de songe, n’est plus quelque chose et n’est pas encore rien.

Mon doute, amas de nuit ancienne, s’achève
En maint rameau subtil, qui demeuré les vrais
Bois mêmes…

Cette image, reprise ailleurs, de l’extrémité des bois, cime qui déserte la forêt à laquelle ils tiennent pour la lumière où ils flottent, lui figure une conscience triste et déchue qui ne peut, pour s’épanouir, mouvante, se détacher de ce qui l’enlace. Le sentiment de l’Après-Midi, tout douceur et tout ailes se relie par son fond, pourtant, à celui des Fenêtres et du Cygne.

Tout son col secouera cette blanche agonie,
Par l’espace infligée à l’oiseau qui le nie,
Mais non l’horreur du sol où son plumage est pris.

Ces trois vers, sous d’autres images, condensent toute la substance de l’Après-Midi : ici vapeur d’eau qui flotte sur un paysage, dans le poème glaçon de cristal dur dans le sonnet.

Dans l’églogue fuyante comme dans le frêle sonnet, Mallarmé porte son goût d’art sobre, intense. Le souci est le même de réunir le moins de matière au plus de suggestion musicale. Il s’émerveille quelque part que, dans la forêt de Fontainebleau, bien que, de Paris « sur les remparts tonne, peu loin, le canon de l’actualité », le bruit puisse cesser à une si faible distance pour le poète qui « coupe en imagination une flûte où nouer sa joie selon divers motifs, celui, surtout, de se percevoir, simple, infiniment, sur la terre368 ».

Lys ! et l’un de vous tous par l’ingénuité.

Une flûte où nouer sa joie, sa déchéance, sa tristesse ; un entrelacement de motifs au long d’une tige dont fuse la flexible gracilité… Une telle forme poétique n’est pas sans analogue antérieurement. Certes elle s’oppose au grand symbole oratoire, à l’ample crescendo du Satyre. L’Après-Midi ne s’était jamais occupé de musique et […]I Mais la Maison du Berger n’en livre-t-elle pas l’une des origines ? Comme se nouent dans l’Après-Midi les divers thèmes intérieurs, celui de la passion, celui de la pensée, celui de la poésie, tous trois chus d’une lumière dans l’ombre, tous trois clos dans une caverne platonicienne où les fantômes consolateurs deviennent la seule réalité, la Maison du Berger ramène à une vibration poétique commune et continue, de sorte que chacun des trois serve de symbole et de preuve aux autres, les thèmes de la maison roulante opposée au chemin de fer, de la poésie opposée à l’action politique, de la femme opposée à la nature : tous trois convergeant vers la vie secrète, silencieuse et fervente, réunion de ce qui existe de plus délicat, afin que sur lui seul, selon le discours d’Agathon, puissent poser les pieds nus de l’Amour. Seulement, chez Vigny, fidèle à l’ordre oratoire du romantisme, ces trois motifs sont présentés successivement, avec des transgressions et des commencements brusques qui révèlent le malaise dii symbole dans cette forme logique. L’Après-Midi écarte le médiateur plastique, l’ossature oratoire. Pas d’autre support matériel du symbole que çà et là, la Syrinx qui se fond encore dans un résidu plus immatériel, dans un rayon, dans une ligne, dans un son… Une même phrase musicale développe sous la diversité des motifs la simplicité de l’Idée. Le poème de Mallarmé est à la limite de celui de Vigny, — hyperbole…

Rien peut-être n’est allé si loin que l’Après-Midi d’un Faune dans cette voie de la poésie pure. L’émanation de musique et de ballet que le poète projeta d’en dégager, notre lecture, du papier seul, suffit à l’exhaler. Les visions et les ombres qui fuient de la flûte, de la plainte et de l’extase du faune réalisent autour de l’œuvre ces nuées renouvelées d’air limpide et d’or vivant : sur ce théâtre de pensée, la forme et le sujet, le poème et la Poésie, s’unissent, eux aussi, pour notre joie de les percevoir, simples, infiniment, sur la terre, d’oublier que rien d’autre soit.

Chapitre III. La Prose (pour des Esseintes) §

La Prose passe pour la quintessence de l’inintelligible. Quiconque veut ridiculiser Mallarmé en cite une ou deux stances. La parodie ne lui a pas manqué. Et de fervents mallarmistes ne voient en elle qu’une musique verbale sans signification précise. Il me semble que, mise à sa place dans l’œuvre de Mallarmé, rapprochée de ses figures habituelles, comprise en harmonie avec son sentiment de la poésie, elle devient fort claire. L’obscurité première tient à la discontinuité des images, qu’il suffit de relier par une courbe d’émotion et de pensée. J’essaierai de satisfaire le lecteur exigeant ou sceptique par un mot à mot rigoureux. Ce travail d’exégète se trouve d’ailleurs autorisé par l’invocation byzantine sous laquelle est mis le poème.

PROSE
(pour des Esseintes.)

Hyperbole ! de ma mémoire
Triomphalement ne sais-tu
Te lever aujourd’hui grimoire
Dans un livre de fer vêtu :

Car j’installe, par la science,
L’hymne des cœurs spirituels
En l’œuvre de ma patience,
Atlas, herbiers et rituels.

Nous promenions notre visage
(Nous fûmes deux, je le maintiens)
Sur maint charme de paysage,
Ô sœur, y comparant les tiens.

L’ère d’autorité se trouble
Lorsque, sans nul motif, on dit
De ce midi que notre double
Inconscience approfondit

Que, sol des cent iris, son site,
Ils savent s’il a bien été,
Ne porte pas de nom que cite
L’or de la trompette d’été.

Oui, dans une île que l’air charge
De vue et non de visions,
Toute fleur s’étalait plus large
Sans que nous en devisions.

Telles, immenses, que chacune
Ordinairement se para
D’un lucide contour, lacune,
Qui des jardins les sépara.

Gloire du long désir, Idées !
Tout en moi s’exaltait de voir
La famille des iridées
Surgir à ce nouveau devoir.

Mais celle sœur sensée et tendre
Ne porta son regard plus loin
Que sourire, et comme à l’entendre
J’occupe mon antique soin.

Oh ! sache l’Esprit de litige,
A cette heure où nous taisons,
Que de lis multiples la tige
Grandissait trop pour nos raisons.

Et non comme pleure la rive
Quand son jeu monotone ment
A vouloir que l’ampleur arrive
Parmi mon jeune étonnement

D’ouïr tout le ciel et la carte
Sans fin attestés sur mes pas,
Par ce flot même qui s’écarte,
Que ce pays n’exista pas.

L’enfant abdique son extase
Et docte déjà, par chemins,
Elle dit le mot : Anastase !
Né pour d’éternels parchemins.

Avant qu’un sépulcre ne rie
Sous aucun climat, son aïeul,
De porter ce nom : Pulchérie !
Caché par le trop grand glaïeul369.

Sous un titre parfaitement vague, le vrai sujet n’est pas indiqué. Comme dans le poème qui servirait de texte au drame idéal, Mallarmé a voulu un « type sans dénomination préalable pour qu’émane la surprise : son geste résume vers soi nos rêves de sites ou de paradis, qu’engouffre l’antique scène avec une prétention vide à les contenir ou à les peindre370 ». Rêves de sites ou de paradis non pour eux-mêmes, mais comme symbole d’un état humain, ici l’état poétique. La Prose est, dédié à des Esseintes, l’Art Poétique mallarméen. J’en prendrai les stances une à une.

Stance I. — Hyperbole ! Le mot, dans son strict sens étymologique, est là pour indiquer, dès l’abord, l’ambition vaine de l’œuvre suprême. La poésie pure est hyperbolique, comme le doute premier de Descartes est dit par lui hyperbolique : idéal jeté au-delà de toute possibilité pratique. L’art poétique que Mallarmé va indiquer est analogue à cette esthétique théâtrale, dont le sujet est « le Monstre — Qui ne peut être ».

De ma mémoire. Poésie artificielle, que cet art des derniers jours. Elle est faite de souvenirs, d’humanité ancienne et raffinée, de tout ce qui se précisera tout à l’heure dans l’évocation du décor byzantin.

Triomphalement. L’adverbe bien situé est, quoiqu’on dise Molière d’un bel effet.

Un navire y passait majestueusement.

Étalé ici dans le frêle octosyllabe comme sur un pupitre ajouré, il se développe avec l’ampleur et l’autorité même du vaste livre.

Te lever aujourd’hui grimoire. Le vœu de toute son existence : te réaliser dans un livre, dans le Livre. Pour désigner le livre, grimoire, chez Mallarmé, revient plusieurs fois. Peut-être, avec cet arrière fond d’ironie qui lui a suggéré le titre de Divagations, admet-il bienveillamment le terme même dont un lecteur déçu qualifie son œuvre.

Dans un livre de fer vêtu : le livre idéal s’imposant définitif, comme la machine des derniers jours, œuvre de l’art et œuvre de vie.

Stance II. — La deuxième stance épanouit et éclaircit la première (Car…) Cette poésie nouvelle, c’est une œuvre de science, de volonté, de technique. Elle implique « le labeur de linguistique par lequel saigne de s’interrompre » une noble faculté poétique, mais qui est la condition de cette faculté.

L’hymne des cœurs spirituels. Cœurs byzantins, ou crus tels, qui résolvent toute flamme et toute vie en culture, en intelligence, en sensation voluptueuse et raffinée. Sujet du livre dernier, pour une humanité consciente. Tout cela d’ailleurs porte sa date de 1885 : les mots décadence, décadentisme avaient alors un sens ; A Rebours, illisible aujourd’hui, pouvait séduire. Mais c’est précisément le caractère de l’artificiel que de dater très vite.

En l’œuvre de ma patience. Un travail savant et complexe rapproche les mots pour qu’ils s’éclairent selon les affinités de leurs reflets.

Atlas, herbiers et rituels. Symboles mêmes de cette culture patiente ; symboles aussi du livre idéal, qui n’est qu’un ordre de schèmes, à développer par la rêverie éveillée du lecteur^

Telle est l’œuvre poétique absolue, irréalisée, l’Hyperbole sinon conçue, du moins nommée par l’espoir du poète. Mais à l’ardeur du vœu va succéder le repliement sur soi, à l’hyperbole de l’absolu une variante sur la conclusion de Candide : cultiver son jardin, un jardin étrange encore de fleurs rares.

Stance III. — (Nous fûmes deux, je le maintiens). Pour qui, déchu du rêve, exilé d’aujourd’hui, le Poète écrit-il ? Pour tous ? Non. Pour quelques hommes ? Pas même. Pour lui seul alors ? N’exagérons pas ; écrire c’est exister pour autrui. Un lecteur suffit au poète, et, mieux qu’un lecteur, une lectrice : c’est assez qu’il soit intelligible pour l’aimée. « Toutes les femmes, dit Mallarmé dans le numéro 1 de la Dernière Mode, aiment les vers autant que les parfums et les bijoux ou encore les personnages d’un récit à l’égal d’elles-mêmes. Leur plaire donc véritablement ou mériter cela : je ne sais pas d’ambition, changée en triomphe si l’on réussit, qui aille mieux à un ouvrage en prose où en vers. On va répétant, non sans vérité, qu’il n’y a plus de lecteurs : je crois bien, ce sont des lectrices. Seule une dame, dans son isolement de la Politique et des soins moroses, à le loisir nécessaire pour que s’en dégage, sa toilette achevée, un besoin de se parer aussi l’âme. Que tel volume demeure huit jours entr’ouvert, comme un flacon, sur les soieries, ornées de chimères, de coussins, et que cet autre passe, de ce lieu d’épreuve, sur les laques d’un cabinet stable, non loin des écrins fermés pour la prochaine fête… » Je le maintiens, j’ai eu un lecteur, — lectrice. Et pourquoi n’en aurais-je pas deux ? Pourquoi le second ne serait-il pas vous ? Écrire fut l’œuvre de ma patience, que lire soit l’œuvre de la vôtre, que le poème aussi vienne de vous !

Sur maint charme de paysage,
Ô sœur, y comparant les tiens.

Tout cela s’adresse à une femme. Comme souvent chez Mallarmé, l’obscurité provient des allusions personnelles. Mais ici s’introduit dans la Prose le thème d’Hérodiade et de l’Après-Midi, la simultanéité de ce qui dans la Maison du Berger est succession : la même musique et les mêmes mots mêlent la femme et le poème, le rêve d’amour figure le rêve d’art et le rêve d’art symbolise le rêve d’amour.

On peut lire cette stance à la lumière de la Déclaration Foraine. La femme de la Prose est peut-être la même que celle de la Déclaration. « Toute femme, et j’en sais une qui voit clair ici, m’exempte de l’effort à proférer un vocable. » L’allusion relie le poème à la vie du poète, en ses précises circonstances. « Madame seule tu sais Qui », appelle-t-il plus loin la dame. Et c’est aussi sur les « charmes de paysage » de la Prose qu’il faut répandre « le secret de ce qu’avait su faire avec ce lieu sans rêve l’initiative d’une contemporaine de nos soirs371 ».

Et aussi et surtout, sont mélangés d’indiscernable manière, sous les traits de cette présence vague, une existence réelle et une Idée de la poésie, ou quelque Idée, simplement, de méditation solitaire et de songe. Ainsi dans Crayonné au Théâtre372, il se rappelle allant à tort « au spectacle avec son Ame, with Psyché, my soul »

Quand Maurice Scève écrivait ses sonnets à Délie, l’anagramme indiquait assez clairement en elle l’Idée. Toute maîtresse ce poète est une Délie… Et c’est probablement du moyen âge et de Dante, de la Béatrice et de la Lucie du Paradis, que vient cet instinct de créer, comme Eve avec une côte de l’homme, une figure idéale avec une réalité, une figure vivante avec un rêve.

Stance IV. — Aussi, après cette dédicace, dans la vie peut-être, à « Madame seule tu sais Qui », ce qui suit est la Défense, sinon l’illustration, de la poésie mallarméenne.

Arnauld trouvait que la théorie de Malebranche sur l’étendue intelligible était fort peu intelligible. Mallarmé, dans les deux stances IV et V revendique l’intelligibilité du métaphysicien contre l’intelligibilité du logicien.

L’ère d’autorité, c’est à la fois la critique dogmatique et la poésie qu’elle préfère, celle de plein jour, de clarté crue, vide de réticence et d’allusion. Elle balbutie lorsqu’elle nie cette clarté supérieure, ce midi idéal de notre poésie : clarté non donnée, mais réalisée peu à peu, par notre patience ingénieuse, agile, souriante ; clarté du midi que tous deux, lecteur et poète, nous approfondissons de notre être, de nos puissances inconscientes, pour qu’il vibre en des lointains indéfiniment résonnants.

Stance V. — Des lueurs discontinues substituées à l’ampleur oratoire, des clartés locales émanées, sous la forme du mot suggestif, de chaque objet, substituées à la lumière impersonnelle d’atelier qu’est le développement logique, tel est l’art qu’a rêvé, tenté parfois de réaliser, Mallarmé.

De là l’image Sol de cent iris, qui indique ces lumières, ces mots. Sous leur éclat juxtaposé, le lien didactique, la clarté intellectuelle, disparaissent, demeurent sous-entendus. Peut-être si l’iris est ici choisi c’est que l’image se tient sur les confins de la fleur, de la pierre précieuse et de la prunelle vivante, — mais bien plus vraisemblablement il a surgi ici comme mot approprié, parce que beau.

Ils savent s’il a bien été. Il consiste, ce site au sol vaporisé, tout entier dans les iris, qui le savent, « disparition élocutoire du poète, qui cède l’initiative aux mots, par le heurt de leur inégalité mobilisés ; ils s’allument de reflets réciproques comme une virtuelle traînée de feux sur des pierreries, remplacent la respiration perceptible en l’ancien souffle lyrique ou la direction personnelle enthousiaste de la phrase373 ». De ces lueurs juxtaposées émane la vraie poésie : L’or de la trompette d’Été, quoiqu’on dise, la cite et la consacre.

Stance VI. — Cette affirmation, la stance suivante, par le Oui, la reprend, la confirme. Voici la terre de la poésie nouvelle, l’île de mystérieuse beauté. Les mots sont des sujets, non des objets, suggestion, non création, vue et non visions. Flottante et comme délacée, faite de matière subtile et radiante,

Toute fleur s’étalait plus large.

Les mots exhalaient leur haleine vivante, déposée, autour d’eux, sur des âmes heureuses, en une rosée de silence,

Sans que nous en devisions.

Tout le chapitre sur les Puissances de suggestion est le commentaire de ces vers.

Stance VII. — Dans cette stance et les deux suivantes, jaillies toutes trois d’un même mouvement, s’épanouit le moment lyrique et libéré du poème. Selon leur motif même, se lève par elles une grande fleur, sœur de « l’absente d’aucuns bouquets » et de celle que, dans un sonnet de Mallarmé, ne porte point

Le pur vase d’aucun breuvage.

Ces fleurs qui figurent les mots, nous les reconnaissons : ce sont celles mêmes du Toast Funèbre

Le splendide génie éternel n’a pas d’ombre.
Moi, de votre désir soucieux, je veux voir
A qui s’évanouit, hier, dans le devoir,
Idéal que nous font les jardins de cet astre,
Survivre pour l’honneur du tranquille désastre
Une agitation solennelle par l’air
De paroles, pourpre ivre et grand calice clair,
Que, pluie et diamant, le regard diaphane
Resté là sur ces fleurs dont nulle ne se fane,
Isolé parmi l’heure et le rayon du jour !

Depuis le midi de la quatrième stance jusqu’au lucide contour de la septième, la Prose conduit selon la même courbe que le Toast la même suite d’images. Dans une lumière pure, dans un génie sans ombre, le jardin des mots éternels,

De grandes fleurs avec la balsamique Mort,
Pour le poêle las que la vie étiole.

On devine l’ébauche de ce poème des Fleurs, à la Shelley, que dut rêver Mallarmé. En cet état de grâce poétique, chaque mot, paré

D’un lucide contour, lacune,

s’isole du jardin musical, et sur lui paraît nu de volupté sensuelle. Que la Prose pour des Esseintes se relie par-là, dans la pluie et le diamant, au poème écrit pour faire un tombeau à Gautier, c’est un signe très exact de filiation littéraire entre le métier parnassien et la ferveur des symbolistes à l’égard des mots.

Stance VIII. — La stance

Gloire du long désir, Idées,

est, comme un pétale extrême de fleur, le sommet du poème. Le sens se dégage très clairement, reproduisant les mots mêmes du Toast Funèbre.

le devoir,
Idéal que nous font les jardins de cet astre.

L’Idée platonicienne, forme dernière de ce réalisme verbal, de ce mysticisme des mots, apparaît à l’arrière-plan. Les rimes équivoques, prolongées sur trois, et quatre syllabes, font porter, de façon presque funambulesque, l’accent lyrique sur les mots purs, superposent, intensifient, dans le même contour et le même son, les Idées et les fleurs qui les figurent.

Tel est le rêve de poésie nue, où, la main dans une main amie, s’exalte Mallarmé. Mais arrivée à ce sommet, la pensée va se replier, descendre, glisser vers quelque ironie souriante.

Stance IX. — Le sourire de l’aimée touche, comme d’un doigt une épaule, et reploie, cette éclosion. Nous fûmes deux, elle a compris, elle a vu, elle est entrée dans mon jardin solitaire, mais son regard ne s’est porté plus loin que sourire, — et voici que se précise le motif d’ironie tendre annoncé et enroulé déjà par les rimes trop opulentes, dents belles entre des lèvres pour le sourire ouvertes… Ce que j’ai cité plus haut d’une chronique de la Dernière Mode continue ainsi : « Parfois un sourire, accompagnant l’offre d’un volume par un ami, remplace tous commentaires de sa part (de la dame), tacite : et les grandes amitiés inoubliables de la vie naissent ordinairement de ce fait ». De Madame seule tu sais Qui, premier sourire sans doute, époque en l’existence du poète

Comme à l’entendre
J’occupe mon antique soin.

Sourire « sensé et tendre », qui m’a averti de quelque vanité dans mon rêve. Selon une variante, indiquée d’après un manuscrit par M. Edmond Gosse, Mallarmé avait d’abord écrit

Je mets mon exotique soin.

Le vers, moins agréable à l’oreille, tenait mieux aux stances précédentes, ramenant ce soin de la contrée fabuleuse d’iris où il se plaisait. Mallarmé a substitué à l’épithète d’espace une épithète de durée, de valeur égale, reliée au motif d’archaïsme byzantin.

Stance X. — Mais de ce silence triompherait, interprète de « l’ère d’autorité », l’Esprit de litige, prenant en pitié l’effort vain, l’échec. Qu’il le sache, tout ce qui nous dépassait nous l’avons vu grandir et fuir, plus haut que nous, dans l’Idéal qui ne peut être. L’émotion de beauté que nous traversâmes, comment la saisir, la garder, avec ce besoin, inné aux mots, de signification, de raisons ? Poésie, lys dardé trop haut d’une tige d’étoiles,

Droit et pur, sous un flot antique de lumière.

Stances XI-XII. — Ainsi s’exalte-t-elle, fusant en hauteur, et non selon une platitude,

Comme pleure la rive,

à un niveau commun, dans le déroulement d’un flot oratoire et bas. Rive de banalité, prévue et monotone, cElle a laquelle Mallarmé refusa d’ajouter par sa plume. Elle ment, à vouloir remplacer par l’ampleur, par l’espace, par le développement selon autrui, la curiosité inquiète et patiente vers le nouveau ou l’éternel, l’étonnement, jeune, sincère et natif du vrai poète.

Étonnement pareIl a celui qu’inspirent les ombres au platonicien, libéré de la caverne. Étonnement d’ouïr la voix vulgaire, celle de tous, celle répétée au ras des pieds par la rive trompeuse, d’ouïr le ciel, la lumière usuelle, la clarté de chaque jour, puis la carte authentique où les hommes peu à peu ont repéré les seuls pays qui furent de leurs yeux vus, d’ouïr tout cela, attesté

Par le flot même qui s’écarte

du poète comme d’un étranger, tout cela lui témoigner que ce rêve de verbe et de beauté nouvelle est chimère et

Que ce pays n’exista pas

N’exista pas ? Soit. Par le sourire des rimes équivoques, peut-être déjà le poète le prévoyait.

A ne tendre royal que mon absent tombeau.
Ô rire si là-bas une pourpre s’apprête

Qu’est-ce donc que l’existence, sinon la fumée d’un songe sur un horizon, la preuve qu’un esprit s’est donnée qu’il existe ? L’Image du flot qui s’écarte, pense le poète, retrouvant colle de l’Après-Midi d’un Faune,

prouve, hélas ! que bien seul je m’offrais
Pour triomphe la faute idéale de roses,

et, pour triomphe pareil, le sol, idéal aussi, de cent iris.

Stances XIII-XIV. — Ce rêve, ce qui l’a doré, c’était l’instant d’amour, la promenade ironique et sentimentale. Ici le motif byzantin remet son fond d’or et nous éclaire le sens initial du poème. Il est sorti de ces lignes d’A Rebours qui attirèrent l’attention sur Mallarmé « se complaisant, loin du monde, aux surprises de l’intellect, aux visions de sa cervelle raffinant sur des pensées déjà spécieuses, les greffant de finesses byzantines, Tes perpétuant en des déductions légèrement indiquées que reliait à peine un imperceptible fil374 ». Mallarmé, écrivant une Prose pour des Esseintes, y a développé cette esthétique même (que le duc formule en une assez mauvaise langue). Les deux noms, d’abord surprenants, d’Anastase et de Pulchérie, sont, sur le poème, la touche qui répond à « finesses byzantines ».

Et probablement, avant de figurer dans le poème, ils étaient nés dans une de ces fantaisies tendres qui font que les amants s’appellent par des noms entendus d’eux seuls. Tous deux gardent aussi quelque saveur étymologique. Et Pulchérie ne vous rappelle-t-elle pas la « modeste érudite et dévote » de Franciscæ meæ laudes ?

L’aimée, dont l’extase devant la vision d’art et le livre a glissé, par le sourire, jusqu’à, simplement, de l’amour, en une tête abandonnée, on un nom prononcé, seule maintenant demeure, et sa parole ou son baiser ferme le poème.

Quoi ! de tout cet éclat pas même le lambeau
S’attarde, il est minuit, à l’ombre qui nous fête
Excepté qu’un trésor présomptueux de tête
Verse son caressé nonchaloir sans flambeau

Sur un sépulcre, un seul nom, le sien, pendant que demeureront blancs les parchemins éternels pour qui le nom du poète était né. Ce nom seul, Pulchérie, fera bruire et rire un peu le tombeau de la poésie qui n’a pas fleuri, des rêves qui sont demeurés,

Le transparent glacier des vols qui n’ont pas fui.

Et la Prose, le poème des stances frêles qui s’allonge sur la page nue, n’est-il pas ce trop grand glaïeul resté vivant, seul, du songe des cent iris, et dont l’aspect même d’Art poétique cache le nom de l’aimée sur lequel il est éclos ?

Comme l’Après-Midi d’un Faune, la Prose paraît apte à ce qu’en fonction d’elle s’exprime quelque spectacle idéal fait de décor, de ballet et de musique. Le poème en demeurerait le cœur, comme le fil de ses images reste au centre du commentaire scolastique que j’ai essayé de développer : au lieu de mes moines ou de mes raisons, comme j’imagine des ballerines 1 Ballet et musique figureraient — livre, île, jardin, fleurs, sourire, mer, amour — une logique intérieure, une durée de vie, la chair dont j’ai projeté, en pages sèches, l’ombre.

La danse, dit Mallarmé, « est seule capable par son écriture sommaire de traduire le fugace et le soudain jusqu’à l’Idée ». Ce bien de la Danse, il a conçu que la poésie pouvait, comme le bien de la musique, tenter de le reprendre. D’une « écriture sommaire », d’impressions vives, instantanées, qui conduisent l’esprit à un ordre d’intuitions et lui suggèrent l’Idée, la Prose pour des Esseintes donne, en tant que poème, l’exemple, et, en tant qu’Art poétique, le précepte. Écriture sommaire, mais parfaite dans la délicatesse cristalline des stances et l’orfèvrerie frêle des rimes ; visions si fugaces et si soudaines que leur procession logique ne paraît d’abord qu’une succession capricieuse ; Idée pure peu à peu suscitée, et, selon l’imagination habituelle au poète, achevée, immortalisée par un tombeau.

Chapitre IV. Un coup de dés jamais n’abolira le hasard §

A qui n’a pas cette œuvre sous la main, je n’en puis donner que des citations très infidèles : Mallarmé a voulu, pour ce poème, une esthétique visuelle, typographique, bâtie par la différence des caractères, l’ampleur des blancs, la dimension des lignes, toute l’architecture de la page. On ne saurait reproduire ici cette partition de mots.

A la typographie, part essentielle du poème, Mallarmé avait mis des soins méticuleux. Il avait fait des recherches dans les imprimeries pour les caractères appropriés, les avait trouvés enfin chez Didot. Quand il mourut, il venait de corriger les épreuves d’une belle édition in-folio qui ne parut pas375 et que remplace tant bien que mal l’édition actuelle.

Et puis, Un Coup de Dés est bien l’œuvre mallarméenne, obscure par excellence. Nordau, s’il l’avait connue lorsqu’il écrivit Dégénérescence, y aurait vu un type parfait de graphomanie et une écriture typique d’aliéné. Des critiques qui parlent de ses poèmes avec la plus grande admiration estiment que, lorsque Mallarmé l’écrivit, son esprit se dérangeait. Lui-même, l’ayant achevée, la lut à un de ses intimes, et lui dit en souriant : « Est-ce que cela ne vous paraît pas tout à fait insensé ? N’est-ce pas un acte de démence ? »

Réellement, cela d’abord déconcerte. Que Mallarmé, en allant encore loin dans cette direction, ait pu trouver, non la folie, mais l’œuvre folle, comme la boussole à certains points du voyage polaire, c’est possible. Cependant, l’idée de folie la croit-on claire ? Comte était-il fou lorsqu’il écrivit la Synthèse subjective ? J’imagine que tout penseur, tout artiste, a, dans sa dernière œuvre, une sorte de droit à la folie, c’est-à-dire à l’absolu de sa logique, comme il est, pour l’abbesse de Jouarre, dans le dernier jour d’une vie de sacrifice, un droit à la volupté : en ce cas, il est vrai, droit à se contredire, au lieu que, dans le premier, droit à se confirmer.

Un coup de Dés à sa place très nette entre l’œuvre écrite de Mallarmé et l’œuvre idéale qu’il rêvait. Il n’y vit pas d’ailleurs une tentative excentrique, mais le premier de plusieurs poèmes analogues dont l’ensemble eût formé un cycle.

Dans les dernières lignes de Divagations, aux notes, Mallarmé faisait prévoir cette œuvre, et, à cette place, elle nous paraît bien une conclusion de son esthétique, particulièrement des Divagations quant au Livre. L’architecture typographique, qu’il pense nécessitée par le Livre, comporte un emploi prémédité du blanc « ingénuité du papier » qui remplace les « transitions quelconques » (Je rappelle que Lamartine, dans Jocelyn et la Chute d’un Ange, emploie, avec un but analogue, des lignes et même des pages de points. Comme dans Un coup de Dés, elles sont incorporées au sens même de l’œuvre, Jocelyn étant fait de papiers épars au grenier,

Ce qu’ont laissé les rats y peut bien être encore,

et, dans la Chute, cet artifice portant surtout sur les Fragments du Livre primitif. Mallarmé se rappelle l’habitude des journaux, attribuant aux titres, sous-titres, manchettes, un caractère et des dispositions typographiques en rapport très exact avec l’attention graduée dont le lecteur dispose. Mais ce titre de typographie saillante, il le conçoit comme une phrase unique, motif essentiel, dont les mots sont espacés dans l’œuvre, laissant, entre leurs intervalles, place à des motifs moins importants qui en comportent d’autres encore plus secondaires « Mobiliser, autour d’une idée, les lueurs diverses de l’esprit, à distance voulue, par phrases376 ». « La fiction affleurera et se dissipera, vite, d’après la mobilité de l’écrit, autour des arrêts fragmentaires d’une phrase capitale dès le titre introduite et continuée377 ».

L’esthétique typographique de la page s’applique naturellement à la prose, non au vers, à qui ses moyens anciens, intacts, absolus, suffisent. Mais plutôt une telle forme permet « à ce qui fut longtemps le poème en prose, et notre recherche, d’aboutir, en tant, si l’on joint mieux les mots, que poème critique ». Comprenons bien : œuvre de pensée, exposition didactique si l’on veut, mais par intuitions discontinues. Impossibilité de sa nature, le mauvais génie que, des lettres, Mallarmé continue à exorciser, c’est le génie oratoire : « Chaque phrase, à se détacher en paragraphe gagne d’isoler un type rare avec plus de liberté qu’en le charroi par un courant de volubilité ». En d’autres termes remplacer le discours, la continuité oratoire, l’esthétique auditive, par un espacement sur des blancs, une construction visuelle, du silence et de la réflexion incorporés à une page vivante. Ce matérialisme étrange est, je l’ai dit déjà, la rançon nécessaire, ironique un peu, d’un idéalisme extrême.

Pourtant, cet essai et ceux qu’il projetait, Mallarmé les donnait comme faisant, d’une certaine manière, un essai de vers libre : « Sans doute y a-t-il moyen là, pour un poète qui par habitude ne pratique pas le vers libre, de montrer, en l’aspect de morceaux compréhensifs et brefs, par la suite, avec expérience, tels rythmes immédiats de pensée ordonnant une prosodie ». Vers libre, soit, mais dans un sens très spécial. Ces « rythmes immédiats de pensée ordonnant une prosodie » sont, chez Mallarmé, un « traitement de l’écrit », et non, comme dans le vers libre moderne, des rythmes de sentiment et un traitement de la parole intérieure. L’idée du vers libre, chez lui, se fait jour dans un sens visuel. « Le papier intervient chaque fois qu’une image, d’elle-même, cesse ou rentre, acceptant la succession d’autres ». La signification des mots s’adapte à une certaine place dans la page. C’est en des places variables, près ou loin du fil conducteur latent, en raison de la vraisemblance, que s’impose le texte. L’avantage semble d’accélérer tantôt et de ralentir le mouvement, le scandant, l’intimant même selon une vision simultanée de la Page : celle-ci prise pour unité, comme l’est antre part le Vers on ligne parfaite ». Voilà l’expression typique de cette esthétique visuelle, à la chinoise, qui est au bout de la poésie française, au bout du Parnasse surtout, avec son développement livresque, et à laquelle, ce qui est piquant et compliqué, Mallarmé, admirable musicien du vers, est amené en partie par des réflexions sur la musique.

« Le genre, que c’en devienne un comme la symphonie, peu à peu, à côté du chant personnel, laisse intact l’antique vers, auquel je garde un culte et attribue l’empire de la passion et des rêveries ; tandis que ce serait le cas de traiter de préférence (ainsi qu’il suit) tel sujet d’imagination pure ou complexe ou intellect : que ne reste aucune raison d’exclure de la poésie, — unique source ». L’esthétique, ainsi conçue, de la page, n’est aussi que la conclusion logique de l’idée que Mallarmé se faisait de la prose. Si Un Coup de Dés est annoncé dans la note finale de Divagations, c’est qu’en effet, parti du Phénomène Futur avec sa phrase encore charnue, arrondie, oratoire, ce recueil de prose aboutissait, par une courbe originale et persévérante, à Un Coup de Dés : juxtaposition des mots, accent mis non sur leur nombre rythmique, mais sur leur place visuelle, ponctuation, blancs, passage d’une musique à une architecture ; et si, à cette architecture, Mallarmé cherche, sur les gradins des concerts, des analogies dans la musique, c’est que rien mieux que les rapports entre l’art de la durée et l’art de l’espace ne prouve le contact des extrêmes.

Je crois bien cependant que Mallarmé se méprend lorsqu’il pense construire Un Coup de Dés sur un sujet pur d’intellect. L’œuvre s’élève de la pire angoisse, de ce qui brûla davantage à ce cœur tourmenté de conscience, et cette ardeur dans son foyer fait l’ampleur intellectuelle de son jet, — hyperbole.

UN COUP DE DÉS JAMAIS N’ABOLIRA LE HASARD. De la notion de hasard, Mallarmé eut — mieux qu’une idée — une sensation singulière. Il serait même curieux de comparer cette sensation, ou mieux cette notion une toute discursive philosophie, celle de Cournot. « Hors nous-même, disait Mallarmé dans quelque conversation, l’univers est le domaine sans borne du Hasard. Toute action humaine certifie le hasard qu’elle voudrait nier ; par le seul fait qu’elle se réalise, elle emprunte au hasard ses moyens. Mais le hasard en peut faire jaillir un monde378 ». L’écriture, pour lui, c’est « le hasard vaincu mot par mot379 ».

Cette hantise du hasard est née en lui, comme le choc en retour d’un effort intense. Sans cesse — et ce ressort de son ambition est aussi l’un des secrets de son impuissance — il veut réaliser son œuvre comme un absolu : tendance d’ailleurs liée au caractère du vers (un vers est une ligne absolue) et qui paraît ainsi comme l’hyperbole du métier poétique. Et il éprouve que cela même qu’il veut absolu lui est suggéré par le hasard, par les circonstances (par une autre chaîne d’œuvres peut-être, quoiqu’il se raidisse contre le cliché). Pareillement l’idée d’absolu est, pour un philosophe critique, contradictoire, puisque penser c’est établir une relation, et que l’on ne pense l’absolu que comme un objet relatif au sujet qui le pense. Croire que l’on a réalisé, arrêté, un absolu, revient à nier la vie qui engendre comprend et transcende tout. Idée ironique et désespérante pour l’homme qui vit dans le songe de livre définitif et dernier « de fer vêtu », dans l’enchantement du vers éternel, Hérodiade d’or et de pierreries. C’est elle qui se formule dans le motif : « Toute pensée émet un coup de dés. Un coup de dés jamais n’abolira le hasard. A moins que… »

Hyperbole ! de ma mémoire…

Un Coup de Dés se relie à tous les éléments de poésie que j’ai groupés plus haut sous ce titre : la Recherche de l’absolu. Tout poème, toute œuvre, est un accident, un fruit du hasard, dû à une circonstance, et par conséquent une atteinte à la nécessité, à la logique pure, atteinte « née d’une impatience de gens auxquels coûte que coûte et soudain il faut proclamer quelque chose fût-ce la rêverie… qui s’ignore et se lance nue de peur, en travers du public380 ». On reconnaît peut-être un état psychologique assez habituel aux artistes : l’attente, le besoin d’un état de grâce, dans lequel réaliser l’œuvre parfaite, rêvée, imagination d’absolu, que déçoit tout moment vivant, et dont l’inspiration la plus exaltée, précisément parce qu’elle implique la durée, ne forme qu’un substitut misérable. Mallarmé à attendu d’écrire comme les personnages de M. André Gide attendent de vivre : propter vivendi causas perdere vitam, — propter scribendi causas perdere scriptum. Et il est intéressant de comparer ce doute initial qui stérilise Mallarmé, cette croyance à l’impossibilité d’un état de grâce parfait, avec la foi vigoureuse et vivante des grands romantiques en l’inspiration. Un Coup de Dés s’opposera de façon frappante à l’Enthousiasme et à Mazeppa.

Telle est, je crois, la disposition intérieure dont Un Coup de Dés atteste et suggère la conscience. Comme Hérodiade, comme l’Après-Midi, comme la Prose, comme la plupart des sonnets, le poème est construit sur le thème de l’échec, et se termine sur l’indication lointaine de quelque mystérieux espoir. Deux images simples, qui forment une trame poétique à l’Idée : celle de la mer et des flots, puis celle d’étoiles, la première du coup de dés lancés, la seconde du coup de dés retombés. La typographie discontinue, les phrases jetées sur les blancs, s’accordent très intentionnellement à ces images de flots épars, puis de constellations pareilles sur le noir aux points du dé sur le blanc. Une logique subtile et bizarre ramène presque Mallarmé à ces formes visuelles du poème que l’on tentait autrefois par jeu et dont Rabelais use bouffonnement dans sa Bouteille. Et il est curieux de voir ce calembour typographique de la Bouteille rabelaisienne retrouver un peu de sa figure dans Un Coup de Dés, dont le sujet est en somme celui de la Bouteille à la Mer d’Alfred de Vigny. Le procédé a été sérieusement exploité depuis par Apollinaire et l’école de l’Élan.

Formes visuelles qui se lient d’ailleurs à Un certain rythme. Que Mallarmé ait un peu le droit de parler ici de vers libres, tels souvenirs de Francis Vielé-Griffin me le feraient croire.

… Toutes ces voiles qu’ont voit rose pâle
Le long du golfe,
Regarde :
Elles entrent,
Une à une,
Dans l’ombre projetée du promontoire,
Sous ce soleil oblique
De fin d’été…
Le soir
Sort du rivage et gagné les îlots
Avec le vent de terre agile sur les flots.
(Myrtis d’Anthédon.)

A la musique de cette poésie parfaite, quelque satisfaction des yeux ne se mêle-t-elle pas, à voir que par ces vers menus, les voiles, sur la page, glissent, comme sur la mer, au soir…

Quant au motif d’Un Coup de Dés, on pourrait penser que l’inspiration première n’en vint pas à Mallarmé d’une page de Nietzsche. Il ne lisait pas l’allemand et de son vivant la traduction Henri Albert n’existait pas. Mais certainement il connut A travers l’œuvre de Frédéric Nietzsche, extraits de tous les ouvrages par P. Lauterbach et A. Wagnon, petite anthologie en français qui parut en 1893, à la page 49 de laquelle je lis cet extrait de Zarathoustra :

« Si jamais je fus effleuré d’un souffle du souffle créateur et de cette divine nécessité qui force encore les Hasards à danser des rondes d’étoiles :

Si jamais j’ai ri du rire de l’éclair créateur, que suit le long tonnerre de l’acte, grondant, mais soumis :

Si jamais, jouant avec des dieux, j’ai jeté mes dés sur la table divine de la Terre, que la terre tremblante s’en ouvrit et vomit des torrents de feu : —

— Car c’est une table divine que la Terre, et qui tremble de nouvelles paroles créatrices et des coups de dés des dieux : —

Oh ! Comment ne serais-je pas avide d’Éternité et du suprême anneau nuptial, — de l’anneau du Retour éternel ? »

Il semble d’abord que le motif du poème : Un coup de Dés jamais n’abolira le hasard ! ait été jeté comme une réflexion amère en marge de ces lignes. Poème critique, dit le poète… Néanmoins la publication postérieure d’Igitur nous montre que cette piste n’est pas la bonne, puisque dès 1869, Mallarmé était familier avec ces idées et ces images.

La Page formant, dans cette œuvre de Mallarmé, l’unité comme ailleurs le Vers, j’analyserai les neuf pages successives. Il serait bien nécessaire au lecteur d’avoir sous les yeux le texte publié dans Cosmopolis. J’en reproduirai au moins, avec la disposition de ses mots, la Page I.

UN COUP DE DÉS

JAMAIS

Quand bien même lancé dans des circonstances éternelles

Du fond d’un naufrage

Page I. — Introduction du motif : la tentative humaine pour créer l’œuvre absolue. Coup de dés, jeu du moment, en le hasard. Ce coup de dés comporte le Poète entier ; ce qu’il a joué, d’un pari à la Pascal, c’est sa vie. Il a joué pour la raison suprême de vivre, l’œuvre, non joué par « divertissement », mais lancé les dés dans des circonstances éternelles, Du fond d’un naufrage : sachant peut-être que cela était vain, peut-être, l’ayant su depuis, mais attestant encore, par la vanité de l’effort et l’échec nécessaire, quelque sublimité du but.

Page II. — Ce naufrage : la mer déchaînée. L’abîme furieux, blanchi d’écume, s’étale et sursaute sous une voile, aile inclinée, « par avance retombée d’un mal à dresser le vol ». L’ombre même de la voile paraît le cœur de l’abîme, qui se confond, semble-t-il avec la coque du bâtiment assailli. L’homme, son œuvre, n’existent que dans l’acte même de leur naufrage.

Page III. — Sur le navire un homme, un vieillard, le Maître, pareil au capitaine de la Bouteille à la mer. Il médite d’anciens calculs, évoque pour le salut la vigueur d’autrefois. Dans cette « conflagration… de l’horizon unanime », moment aigu, unique, de paroxysme et de passion, oscillation de dés qu’entrechoque une main surnaturelle, il pressent la naissance de quelque coup décisif, irrévocable, « le nombre unique qui ne peut pas en être un autre », le nombre qui, lancé dans la tempête puis reployé selon l’Idée, aura de cette confusion et de cette fureur jailli comme un signe éternel. Mais l’homme est vieux, hésite « cadavre écarté par le bras du secret qu’il détient ». Il n’a pas la force de « jouer en maniaque la partie ». Comme le Cygne il ne sait « chanter la région où vivre » ; Lui qui ne peut devenir, en dépit de ce qu’à pressenti sa solitude, le maître des flots, le voilà leur proie. Un d’eux le touche, il se fond à la mer, naufrage… D’une victoire sur le hasard il n’eut que la vision ou plutôt le rêve, et comme son fruit le hasard retire à soi ce rêve évanoui.

Page IV. — Le retire, non sans qu’un témoignage en reste. La main crispée qui disparaît, bouteille flottante à la mer parmi les écumes, lègue à quelque présence dans l’espace le fier souci « cet ultérieur démon immémorial ayant de contrées nulles induit le vieillard à cette conjonction suprême avec la probabilité ». Et voici que, semence envolée de la graine, espoir invincible après les milliers d’échecs, du cadavre naufragé surgit — un autre ou lui-même — une ombre jeune, vierge, « assouplie par les ondes », née de la lutte même du vieillard et de la mer, de l’homme et du hasard, — mais si faible, si frêle encore, indistincte du flot et de l’écume.

Page V. — Les images, dans ces pages et surtout dans celles qui suivent, émanent selon une procession non logique, mais musicale, de sorte que chacune ne finit pas et se fond insensiblement dans la suivante : de là mon analyse si grossière… — Un changement de caractère dans la typographie fait passer le poème à un ordre plus léger, plus subtil, plus aigu. L’ombre, exhalée du naufrage, enfantine encore et comme brumeuse, s’enroule au silence, non comme une protestation et une rupture, mais le doublant « simple insinuation d’ironie », chose impondérable qui voltige « autour du gouffre sans le joncher ni fuir et en berce le vierge indice ». Peu à peu l’image se précise : l’indice vaporeux est une plume, qui se fixe simplement à une toque de velours noir, de même que tout à l’heure la voile du navire oscillait sur la coque obscure de la mer : les deux imagés se répondent et l’une ramène l’autre. Des figures qui le déployaient dans l’espace (voile), le drame du poème maintenant se ramasse (plume) sur une tête pensante, — laquelle ?

Page VI. — Je dois ici ouvrir une parenthèse et relier, de ce point, Un coup de Dés à des pages, antérieures de dix ans, qui m’en paraissent curieusement proches.

L’image autour de laquelle se meut la pensée de Mallarmé est celle je ne dirais pas d’Hamlet, mais qu’il évoque, dans sa campagne dramatique de la Revue Indépendante, à propos d’Hamlet381. Peut-être à son insu, s’enchaînent les mêmes associations. Le thème de la Page IV, l’« ombre puérile, caressée et polie et rendue et lavée, assouplie par les ondes et soustraite aux durs os perdus entre les ais », la voici dans cette phrase de l’article que j’ai cité. « L’adolescent évanoui de nous aux commencements de la vie et qui hantera les esprits hauts ou pensifs par le deuil qu’il se plaît à porter, je le reconnais, qui se débat sous le mal d’apparaître… Hamlet extériorise sur des planches ce personnage unique d’une tragédie intime et occulte382 ». Comme le vieillard que renouvelle l’Ombre était « cadavre écarté par le bras du secret qu’il détient », Hamlet pour Mallarmé se définit « le seigneur latent qui ne peut devenir, juvénile ombre de tous ». Et le sujet d’Hamlet, c’est, selon Mallarmé, le sujet même tenté dans Un Coup de Dés, « l’antagonisme de rêve chez l’homme avec les fatalités à son existence départies par le malheur383 ».

Surtout, de même qu’au théâtre le personnage principal lui parut le lustre, il vit, dirait-on, la figure essentielle, l’Idée d’Hamlet, non dans le héros lui-même, mais simplement dans la plumé de sa toque. Deux vers de Banville chantaient dans sa mémoire, sur

Le vent qui fait voler ta plume noire
Et te caresse, Hamlet, ô jeune Hamlet.

Et il aperçut dans le jeu de Mounet-Sully « la nostalgie de la prime sagesse inoubliée malgré les aberrations que cause l’orage battant la plume délicieuse de sa toque384 ». Transposition, d’ailleurs, à l’homme, de son image familière sur l’extrémité des bois. Et nous comprendrons mieux encore cette figure, point nouvelle en somme, en évoquant le panache gascon d’Henri IV et de M. Rostand, ou encore les positions symboliques de la chéchia et de son gland sur le bateau qui mène Tartarin à Alger.

Ainsi dans la page VI se poursuit le crescendo qui peu à peu précise et formule l’ombre d’abord vague évaporée du naufrage : l’ombre se fixe comme un principe d’aile au front d’un énigmatique héros « prince amer, de l’écueil », du passé à l’avenir « expiatoire et pubère ». Lui aussi, comme l’aïeul, mais de sa simple pensée. ; « par sa petite raison virile », dans quelque rire de grâce et de défi affrontera le problème dont la page pose le premier mot : SI.

La plume, aigrette de vertige au bord du gouffre, laisse maintenant, sous elle, apercevoir « une stature mignonne, ténébreuse et debout en sa torsion de sirène ». L’image prise en une parenthèse se prolonge en replis de ce corps de sirène : un sursaut éparpille en brume le faux roc imposé en une borne à l’infini.

(L’ère d’autorité se trouble)

et fait libre à la pensée comme un tableau noir l’espace et le ciel nus.

Page VII. — La page VII correspond sans doute à la page II. A nouveau la lutte contre l’énigme ; mais au lieu de la mer, dans ce domaine maintenant de l’esprit, le tableau noir où la succession épaisse des lignes, le halètement discontinu dans le discours et dans la typographie, semble évoquer la grêle de coups de craie aux mains du chercheur de nombre. « Si c’était le nombre, ce serait le hasard » : conclusion qui formule le nécessaire échec. Le nombre si idéalisé, si absolu qu’on le fasse, figuré même sur le tableau, sur le ciel, comme une juxtaposition d’étoiles, plastique sous la puissance de l’esprit qui le déploie ou le ramène à l’unité, en « quelque profusion répandue en rareté », formulât-il dans sa réalité de diamant une essence, « évidence de la somme pour peu qu’une », de quelque façon qu’on l’érige, toujours autant indifféremment, étant nombre, il est hasard.

Bien qu’il n’y ait pas là de tentative proprement métaphysique, ces termes pourtant ne dépayseraient ni un philosophe ni un mathématicien. Plus l’arithmétique va loin, plus elle prend les caractères d’une recherche empirique, saisissant » en les nombres, des rapports qu’il est impossible de ramener à des lois, à des nécessités fondées en raison, de sorte que dans la mesure où le terme de hasard présente un sens, les propriétés des nombres sont bien, pour nous, des propriétés de hasard. De ces rapports entre les nombres, le ciel étoile fournit une image très naturelle : les positions réciproques des étoiles demeurent aussi constantes que les relations des nombres ; leur science, englobée aussi dans les mathématiques, est, autant que celle des nombres, certaine et durable, et pourtant la raison de la disposition générale qui comprend ces positions particulières nous échappe. Nous supposons, nous nommons des constellations pour mettre un peu de géométrie dans ce nombre, de nécessité dans ce hasard, mais derrière ce voile imaginaire tout apparaît encore nombre et hasard. C’est là un fil d’idées que certes ne suit pas jusqu’au bout, ni dans le sens dialectique où je l’énonce, la pensée de Mallarmé, mais qu’elle croise ou avoisine. Le nombre ici n’est pas envisagé pour lui-même, mais comme métaphore, en fonction de l’idée qui hante Mallarmé, celle de l’Œuvre. L’œuvre, par cela seul qu’elle est écrite, qu’elle est, effet d’un péché originel, témoigne d’une circonstance, d’une contingence, d’un hasard. La plume de tout à l’heure, legs du grand effort humain qui existe pour aboutir à elle, la plume est celle-là qui écrit, — la seule. Un Coup de Dés élève au tableau suprême le problème de l’effort, de la tentative littéraire. De l’échec conscient, compris, nécessaire, « choit la plume »

Page VIII. — Elle choit, elle retombe, vaine. Le grand naufrage, le vaisseau et le vieillard qui dans la Page II coulèrent à pic, c’était l’ensemble de la tentative humaine ; la tentative littéraire s’affaisse de même, mais dans un flottement de conscience qui un temps encore la maintient et l’affirme sur le gouffre qui l’attend, — 

choit
rythmique
suspens du sinistre
s’ensevelir
aux écumes originelles
naguère d’où sursauta leur délire jusqu’à une cime
flétrie
en la neutralité identique du gouffre.

Rien maintenant ne reste que l’abîme demeuré pareil. La « mémorable crise » s’est évanouie sans fruit. « Rien n’aura eu lieu que le lieu », — le lieu inférieur, hasard où tout retombe, « clapotis quelconque comme pour disperser l’acte vide ».

Page IX. — « Excepté peut-être une Constellation… ». Quelque réserve et quelque espoir, à l’infini, « aussi loin qu’un endroit fusionne avec au-delà  ». Les étoiles sont, sur nos fronts, les points d’un coup de dés et de hasard. Si rien n’abolira le hasard qui est la trame de toute existence, n’est-il pas vers « le Septentrion aussi Nord » autour de quelque étoile polaire, place pour un coup de dés dernier, pour une constellation décisive et pour une œuvre absolue ? La fin du poème a le poids et le mystère de cette graine dure et dense tombant dans l’espace.

UNE CONSTELLATION

froide d’oubli et de désuétude
partant
qu’elle n’énumère
sur quelque surface vacante et supérieure
le heurt successif
sidéralement
d’un compte total en formation
veillant
doutant
voulant
brillant et méditant
avant de s’arrêter
à quelque point dernier qui le sacre
Toute pensée émet un Coup de dés.

La dernière ligne, authentique, comme une signature. Ces neuf pages aussi forment un coup de dés hardi que le poète a joué, avec quelque angoisse, sur une table d’art toute neuve. Est-ce le point dernier qui sacre tout son effort artistique ? Je n’oserais le dire, mais c’est l’extrême limite de ce que dans sa forme d’art il y avait de logique et (lui-même à la page III introduit le mot) de maniaque.

Logique d’un art visuel « Le livre expansion totale de la lettre, doit d’elle tirer, directement, une mobilité et spacieux, par correspondances, instituer un jeu, on ne sait, qui confirme la fiction385 ». Le jeu de lignes discontinues, dans Un Coup de Dés, confirme précisément par son aspect même, les fictions, les images : flots en tempête, plume qui se fixe et tombe, ciel noir semé d’étoiles. De ces artifices vit la poésie chinoise, combinant avec l’élément auditif des mots prononcés l’élément visuel des idéogrammes. Le sinologue Abel Rémusat affirme que, dans le récit chinois d’un déluge, les caractères, par leur forme, rendent sensible aux yeux cette pluie qui tombe.

Logique d’une esthétique de ballet, de mouvement, d’arabesque, qui fait de l’une à l’autre sortir, de l’une dans l’autre insensiblement rentrer, les images, — les blancs plus ou moins étendus représentant l’espace plus ou moins peuplé de la scène, le motif majeur en caractères forts figurant la danseuse principale, chaque page résumant pour la fête intérieure un tableau d’un ballet. La plume d’Un Coup de Dés est typique de cette danse figurée que rêva Mallarmé.

Logique d’un art formel, qui ne conçut guère dans l’œuvre poétique qu’une manière de poser la question poétique, qui ne s’attacha pas au contenu d’une œuvre, mais à l’idée vide de l’Œuvre, et qui, au sens où Descartes parlait de doute hyperbolique, n’eut de certitude qu’hyperbolique, celle dont témoigne, dans Un Coup de Dés, la dernière page.

Logique d’une pensée idéaliste : selon une route habituelle, étrangement frayée dans le cerveau humain, elle aboutit à cette même hallucination du nombre qui hanta Platon et Comte, leurs dernières années, avec des Idées-Nombres et la Synthèse subjective. Ce platonisme précis, et très inconscient, que j’ai signalé en diverses rencontres chez Mallarmé, le voici à nouveau dans son extrême prolongement. Il est même assez curieux que l’arithmos asymbletos, dont le sens est discuté par les interprètes du platonisme, trouve une traduction, littérale je crois, dans la page III d’Un Coup de Dés « le nombre unique qui ne peut pas en être un autre », et dont l’esprit « reploie l’âpre division », comme il replie, chez le Platon des Idées-Nombres, le multiple en les unités transcendantes de la dyade ou de la triade.

Logique, enfin, de solitude, de mysticisme orgueilleux et doux, Mallarmé, ayant écrit son poème, pensa à la folie, quand il le vit, aérolithe étrange sans communs mesure avec les habitudes. Il resta étonné et saisi devant les points noirs de ce coup de dés lancé contre le hasard qui ne l’abolit pas, qui laisse son angoisse au poète. On ne peut rien préjuger des pages analogues qui devaient à la suite de celles-là former à la pensée de Mallarmé un testament sibyllin. Mais je doute fort que le développement de sa méditation l’eût amené à écrire un poème sur ce thème : Plusieurs coups de dés abolissent le hasard. Cela est pourtant certain et clair. Qu’on se rappelle la loi des grands nombres sur laquelle est fondée la statistique, et qui s’aperçoit aujourd’hui, plus loin encore que le fait social, à la racine des lois chimiques et physiques, de la loi de Mariotte par exemple. Si je lance un dé, je ne puis dire à l’avancé le chiffre que j’amènerai, et je ne puis que m’en remettre au « hasard ». Mais si je lance soixante mille fois un dé, je sais que chacun des six chiffres sera amené à quelques unités près dix mille fois. La notion de pluralité est incommensurable avec celle d’unité, et si la statistique, la mathématique sociale, peut exister, c’est que précisément, dans l’ordre du nombre, existe déjà préfiguré le fait social. Si un coup de dés ne peut se soustraire au hasard, plusieurs coups de dés établissent l’empire de la nécessité. Et de ce côté, peut-être, l’esprit trouve-t-il un domaine de repos, de certitude, et, avec l’amour et la vie, le secret de l’œuvre féconde. La robuste vitalité romantique, la santé littéraire et morde d’un Lamartine et d’un Hugo, les avait conduits à reconnaître le sujet capital de la poésie dans cette épopée humaine dont Lamartine écrivit deux fragments et que Hugo mena presque à son terme. Le lyrisme individuel, s’étant amplifié en un courant de vie social, y trouva le principe d’un « genre commun ». Cet épanouissement retombe et se dessèche avec l’art pour l’art et les bibliothécaires du Parnasse, jusqu’à ce que, jour l’extrême logique de Mallarmé, rien « n’ait lieu » hormis le Poète. Au Poète le fait social ne représente que répétition, convention et « cliché ». « La Société, terme le plus creux386 », écrit-il. Un Coup de Dés ne maintient pas même le : Nous fûmes deux, de la Prose, Il réduit le monde à la simplicité du Poète devant l’énigme d’une page blanche. De rares signes s’y écrivent, points d’un coup de hasard, et qui ne valent que comme allusion ironique à l’impossible page éternelle, à la constellation fixée hors du temps par des clous d’or. Je songe à ce pays où Apollonius de Tyane alla, qui peu à peu sur les flots se réduisait à une langue de sable, jusqu’à ce qu’il ne restât plus que la place exacte où mettre, d’un pied nu, le dernier pas humain.

Conclusion §

Chapitre premier. L’influence de Mallarmé §

L’idée d’influence n’est pas une idée claire. Tout au plus nous sert-elle d’hypothèse commode pour grouper sous un même point de vue des similitudes entre contemporains : cintre de bois provisoire qui aide à former une voûte. Mallarmé poussa à l’extrême des caractères communs à un groupe, d’ailleurs flottant, une certaine poésie intérieure, obscure et allusive, dont il marquait les attaches au Parnasse et à Baudelaire. Ses entretiens parurent donner pendant dix ans à ce groupe son atmosphère de pensée. Il n’en faut pas plus pour nous permettre de relier nos idées sur une génération littéraire par la courbe supposée d’une influence mallarméenne. Il est possible que sans Mallarmé l’œuvre de cette génération ait été la même, nous n’en savons rien, mais sans Mallarmé nous aurions beaucoup plus de peine à la comprendre, à construire sur elle un ordre logique, à créer à son propos un de ces êtres de raison, une de ces vignettes, dont il ne faut pas, en s’en servant, surfaire le crédit, et qui, non convertibles en l’or de pensées claires, sont pourtant à cours forcé.

Il est, remarque Mallarmé, pour un écrivain deux façons d’agir ; « ou, par une volonté, à l’insu, qui dure une vie, jusqu’à l’éclat multiple — penser cela387 » ou le journal et le bruit. « Au gré, selon la disposition, plénitude, hâte ». C’est là son apologue de Prodicus. Son rayonnement vint d’avoir choisi avec un admirable courage la voie ardue, d’avoir été cette « volonté qui dure une vie ». Il avait, je l’ai dit, l’étoffe d’un très fin journaliste ; il n’en voulut rien déployer, n’y voulut rien tailler. Pour garder intacte la volonté de plénitude qui en durant une vie abrégea cette vie, il accepta d’exercer un métier qui soutira stérilement son temps. « Pas un seul jour, disait-il à M. Coolus, je n’ai remonté la rue de Rome pour me rendre au collège Rollin sans avoir la tentation aiguë, en traversant le boulevard des Batignolles, de me jeter par-dessus le pont du chemin de fer et d’en finir avec la vie388 ». Il porta dans la carrière littéraire l’abnégation d’un capitaine Renaud. Et cela fut assez rare, assez unique dans son époque pour que le même mot vînt spontanément à la pensée et aux lèvres de ceux qui l’entouraient, le mot qui fut le principe d’une influence morale plus que littéraire : un héros.

Mais comme sa délicatesse d’honnête homme le préservait de tout ce qui dans un tel mot prête à une attitude guindée ! Il méprise ce qui sous l’apparence de la plénitude est hâte, ce qui sous la figure de la pensée est bavardage : toutes les puérilités d’école, les « manifestes ». Il se défendit d’avoir des « disciples ». « L’enseignement contraint qui le donne, qui l’accepte, sauf une œuvre : acte toujours intime389 ». Qu’on lise dans Grands faits divers tout le chapitre Solitude. Il lui fallut beaucoup de souplesse pour se préserver d’une maîtrise. Dans la cour que lui faisaient ses mardis, il savait se retremper inépuisablement à sa solitude intérieure, il éloignait d’une caresse les petites misères de la vie littéraire, C’est le sien, sans doute, le cas où « par sa distraction poussée loin, écarte le jeu qu’il la compose, l’imprévoyant se soit laissé péremptoirement reconnaître de l’appellation de Maître puis sortirait de rêves, en l’estimant murmurée avec sérieux devant lui et, élargissez le rire à crever cette farce, peut-être, une fois, ici — que ce touche un homme ponctuel et scrupuleux, obligé par convenances intérieures, plutôt que s’en dédire, de répondre avec renonciation, en effet, des quelques aperçus généraux, propres à des disciples390 ».

L’influence qu’il eût voulu propager tenait en peu de mots, ceux de la vieille consigne parnassienne : être bon ouvrier, faire son métier dans une probité intégrale. Exemple personnel, non matière doctrinale : jamais Mallarmé n’indiqua ou n’inspira le moindre secret de métier.

Cette influence s’exerça, on le sait, beaucoup plus par sa conversation que par son œuvre. Mallarmé passa pour un des plus fins causeurs de son temps. Et peut-être regretta-t-il parfois ce don qui, fait à lui, paraissait ironique : lui, qui vivait dans le culte du livre, et qui, dit M. Mauclair, « n’eût jamais voulu noter une causerie » parce que « le langage parlé, à ses yeux, n’avait aucun rapport avec le langage écrit » se vit aimé et admiré pour ce qu’il disait plus que pour ce qu’il écrivait. Que fut cette conversation ? il faut rapprocher les témoignages croyables.

« Il parlait, dit M. Camille Mauclair, altièrement et comme dans une église, avec une solennité atténuée que complétait la gravité spéciale de son geste du doigt levé… Le trait dominant de cette causerie était une faculté d’apercevoir les analogies, développée à un degré qui rendait fantastique le sujet le plus simple… Il associait des sensations que nous n’eussions jamais cru pouvoir rapprocher. Il ne concevait rien de la réalité comme accessoire ni privé de sens. Tout lui était allégorie, image, symbole, dans ses écrits comme dans la conversation familière ou même la plaisanterie391. »

 

« La causerie, dit M. Albert Mockel, naissait vite. Sans pose, avec des silences, elle allait d’elle-même aux régions élevées que visite la méditation… Nous passions là des heures inoubliables, les meilleures sans doute que nous connaîtrons jamais ; nous y assistions, parmi toutes les grâces et toutes les séductions de la parole, à ce culte désintéressé des idées, qui est la joie religieuse de l’esprit. Et celui qui nous accueillait ainsi était le type absolu du poète392. »

« On entrait chez Mallarmé, dit M. André Gide. C’était le soir ; on trouvait là d’abord un grand silence ; à la porte tous les bruits de la rue mouraient ; Mallarmé commençait à parler d’une voix douce, musicale, inoubliable… Chose étrange ; il pensait avant de parler.

« Et pour la première fois, près de lui, on sentait, on touchait la réalité de la pensée ; ce que nous cherchions, ce que nous voulions, ce que nous adorions dans la vie existait : un homme ici avait tout sacrifié à cela393. »

Ce qui frappe un Anglais, M : Arthur Symons, c’est que chez Mallarmé, au contraire de ce qui se passait dans le grenier Goncourt, « on ne parlait jamais argent, rapport matériel d’un livre, et quand la conversation partait sur une matière pratique, Mallarmé semblait gêné et roulait sa cigarette en silence jusqu’à ce que le moment de trouble fût passé394 ».

Recueillons aussi quelques renseignements dans ces lignes malveillantes de M. Adolphe Retté : « On s’entassait sur des chaises, des fauteuils et un canapé, dans un petit salon que remplissait bientôt un nuage de fumée de tabac. Perdu dans ce brouillard symbolique, Mallarmé se tenait debout, adossé à son grand poêle en faïence. La conversation était lente, solennelle, tout en aphorismes et en jugements brefs. Parfois de grands silences d’un quart d’heure…

« Quant aux discours de Mallarmé, ils avaient toujours trait à quelque subtilité d’ordre métaphysique ou littéraire. Aucune vue d’ensemble : mais un amour du détail poussé jusqu’à la minutie.

« Je ne lui ai jamais entendu émettre que des sophismes exigus, des paradoxes fumeux et des aperçus tellement subtils qu’ils en devenaient imperceptibles395. »

Ces témoignages, en somme, concordent. La causerie de Mallarmé frappait, comme sa poésie, par ce qu’elle avait d’anti-oratoire. Mallarmé ne développait pas, il indiquait. Il ne disait pas, il suggérait. Il ne parlait pas, comme on parle, pour parler ; il parlait, comme on pense, pour penser. Il figurait à l’auditeur un spectacle de pensée en exercice, comme la femme du Phénomène Futur atteste une preuve de beauté reparue. Il n’attaquait pas un sujet de front, mais l’enveloppait d’analogies. On était frappé non par la matière de l’idée qu’il énonçait, mais par la manière dont il l’énonçait. Le contenu de sa pensée ne vous apportait peut-être pas d’idées neuve, mais la forme de sa pensée vous communiquait une intelligence neuve, mettait, autour des routes habituelles de l’esprit, des horizons, des lointains, une vapeur inattendus.

De là aussi les limites et l’inconsistance de cette causerie qui agissait sur la sensibilité sans meubler la mémoire ; « Les conversations merveilleuses de Stéphane Mallarmé, dit M. Mauclair, n’ont pas été notées par ses amis, et nous devons tenir cette perte pour capitale396. » Mais ailleurs il écrit que toutes les fois que l’on était tenté de noter tout cela « ces fusées s’évanouissaient sans qu’on eût pu rien en retenir. Le thème seul restait dans la mémoire397 ». Et M. Retté constate : « Si Mallarmé avait été réellement un de ces esprits exceptionnels qui marquent à leur empreinte toute une génération, on nous eût révélé en quoi consistaient ses leçons. Or rien de pareil ne nous a été fourni. D’où l’on peut conclure que la conversation de Mallarmé produisait sur ses admirateurs l’impression d’une ivresse voluptueuse dont ils gardaient le souvenir confus sans pouvoir en préciser les détails398. »

C’est que, d’une conversation, le papier détache et retient des notions discontinues ou Un mouvement oratoire ; il ne conserve pas une manière d’être, une attitude, un rayonnement.

Mallarmé eût voulu, en vieux Parnassien, inspirer la probité du métier littéraire. Mais aussi, et surtout, il en inspira l’orgueil. Le Soleil des Morts et sa ritournelle de l’« élite » est bien caractéristique. Mallarmé vit, avec un peu d’illusion, se former autour de l’art très haut une troupe de choix, qui lui suggérait quelque image analogue à ce que fut autrefois une aristocratie, une Cour. « Millier le même ou à peu près, en auditoires, mobile à l’annonce, quelque part, de beau : le chef-d’œuvre convoque. Loin de prétendre, dans l’assemblée, à une place, comme de fondation ou corporative, pour le producteur : il paraîtra, se montrant en l’anonymat et le dos convenables, je compare, à un chef d’orchestre — sans interception, devant le jaillissement de génie possible — ou, il rentre, selon son gré, à l’hémicycle assister, dans les rang399. »

De cette « Cour » idéale l’image parut cependant plus précise lorsque les poètes, mis en mouvement par un journaliste, proclamèrent Mallarmé leur « Prince ». La chronique s’esclaffa. A sa mort, le fond des articles nécrologiques porta moins sur son art — et pour cause — que sur le titre dont il n’avait qu’à moitié souri. Emmanuel Arène écrivait : « C’était un prince des poètes, nommé par ses pairs, à l’élection, comme la reine des blanchisseuses400 ! » Ce sénateur oubliait-il que le prince des parlementaires, nommé parfois dans des conditions plus risibles, ne reçoit pas différemment l’investiture septennale ? Aucun poète n’a pourtant dit, comme M. Clemenceau : Je vote pour le plus bête. »

Je prends un peu au sérieux et j’estime assez noble que des poètes aient désigné pour « princes », successivement, deux hommes dont la raison d’exister fut la pureté et la nouveauté de leur parole, deux hommes qui affrontèrent pour cette seule chose nécessaire l’un le mépris et l’autre le ridicule, Paul Verlaine et Stéphane Mallarmé. L’avenir ratifiera très probablement ce choix en groupant autour de ces deux noms vingt ans de découverte, de lutte, d’histoire poétiques, Quand la bataille fut calmée et que sur la route d’or ce traînèrent des convois pacifiques et vieillis, M. Léon Dierx fut l’honorable lieutenant-colonel dans le salon de qui figure, entre deux combats, un héroïque drapeau. Et il appartenait à Paul Fort de rajeunir ce beau titre sous la verdure de l’Ile de France, sous des lilas, ceux de la Closerie, aussi noblement métaphoriques que le laurier des poètes.

De la volonté avec laquelle il avait dit non à tout ce qui est foule, bruit et papier public, Mallarmé porta son attention et son zèle, dirigea autour de lui l’attention et le zèle, sur une littérature de cénacle et d’initiés. Il inspira une notion particulière, très haute, de l’honneur littéraire : ne rien sacrifier pour attirer un lecteur. Il lui plut que le symbolisme gardât une figure hermétique. L’obscurité d’autrui était précieuse parce qu’elle lui paraissait légitimer la sienne. Détourné du grand troupeau, il eut, comme un Fénelon, le goût du petit troupeau. Et plus encore qu’il ne croyait, autour de lui, grouper un cénacle étroit, on se croyait, autour de lui, membre favorisé d’un cénacle étroit. Son influence, dans ce sens, dépassa peut-être le caractère qu’il lui eût voulu. Il s’est dit « bizarre personne condamnée à porter probablement le deuil de l’inexplicable Pénultième ». J’imagine que chez des mallarmistes la mort de la Pénultième établit un secret analogue à celui qu’entretenait dans la famille de M. Bergeret l’existence de Putois.

Mallarmé est en partie responsable de cette scission vraiment curieuse, depuis une trentaine d’années, entre deux littératures françaises qui, malgré leurs points de contact, demeurent aussi distinctes que si l’une était d’oïl et l’autre d’oc : une littérature officielle et une littérature fermée, — toutes deux comportant une proportion à peu près analogue de mauvais, de médiocre et de bon. Aujourd’hui un certain courant mène la seconde vers la première. Mais l’influence de Mallarmé, ou, si l’on veut, le prestige de sa personne et le respect de sa parole, coïncide, de 1885 à 1896, avec des débuts littéraires jeunes, originaux, dédaigneux du lecteur, tous de ferveur spontanée vers un modèle intérieur. Il se trouva que Mallarmé disparut au moment où cette forme d’art, à laquelle, pour la commodité du discours, il n’est pas interdit de laisser flotter (la décolle qui voudra) l’étiquette de symbolisme, donnait des signes de malaise, d’épuisement, de vide. De sorte que l’influence de Mallarmé, dans la mesure peut-être assez faible où elle s’exerça sur les œuvres, accompagna une période de formation, d’essais, de cartons. N’y a-t-il pas concordance, à travers une certaine ampleur, entre les courbes qui vont de Tel qu’en Songe aux Médailles d’Argile, des Cygnes à Phocas le Jardinier, de Couronne de Clarté à l’Ennemie des Rêves, du Voyage d’Urien aux Nourritures Terrestres, de la Princesse Maleine à Monna Vanna, de Tête d’Or à l’Otage ?

Tout cela s’exprima très grossièrement par un lieu commun, qui fournit une sorte d’article-type écrit une centaine de fois : l’art de Mallarmé (on ne le comprenait pas), son enseignement (il n’en eut jamais) étaient le contraire de la Vie (cette majuscule est une date comme les habits rouges ou les entraves), et pour aller à cette Vie, il fallait franchir en Mallarmé une marche dépassée. Par la Vie, les uns entendaient les bombes anarchistes, d’autres l’achat de quelques livres de sociologie, plusieurs de la nouvelle ou du roman vendables, certains une sous-préfecture, et un reste la forêt de Fontainebleau.

La vérité est que l’on touchait, grâce à Mallarmé, et sans bien s’en rendre compte, à l’un des problèmes aigus, à l’une des antinomies vitales qui sont pour un écrivain sa raison d’exister.

« Pour Mallarmé, dit André Gide, la littérature était le but, oui, la fin même de la vie ; on la sentait ici, authentique et réelle. Pour y sacrifier tout, comme il fit, il faut bien y croire, uniquement. Je ne pense pas qu’il y ait dans notre histoire littéraire exemple de plus intransigeante conviction.

« Ne pouvant écouter nul autre, on ne sut point voir en lui le représentant dernier et le plus parfait du Parnasse, son sommet, son accomplissement et sa consommation ; on y vit un initiateur401. »

En tant que Mallarmé fut l’halluciné de l’art pour lui-même et pour lui seul il figure en effet l’accomplissement du Parnasse. Mais une telle influence ne peut agir que comme leçon de dignité littéraire. Quelle terre vierge montre-t-elle, du doigt, à découvrir et à exploiter ? L’idée d’influence ne paraît un peu claire qu’à de rares moments. D’influences authentiques, je vois bien celles de Rousseau, de Chateaubriand ou de Sainte-Beuve : parce que leur œuvre est comme ces cols des Alpes d’où s’étalait aux yeux des soldats la terre opulente des conquêtes ; parce que l’un désigne de la main une face vierge et vivante de la nature, l’autre les mines de beauté que le passé humain recèle sous les lignes des paysages, et le troisième, chanoine Evrard, la bibliothèque de vins vieux, « phénomène futur », qui accumulent en cave trois siècles de vieille vigne française, d’avant la replantation romantique. Quels espaces eût montrés Mallarmé ? Vers, quelles mines à découvrir eût dirigé son influence ? Une seule, la page blanche… Ecris… L’écriture se suffit, incommensurable avec tout. Mais, l’activité littéraire ne peut demeurer dans ce formalisme de l’écrit, de même que l’activité morale, et la spéculation sur la morale, ont débordé immédiatement le formalisme kantien.

Et puisque Kant a donné le type saisissant de tout formalisme, son exemple nous apportera plus de clarté. La loi morale commande par son caractère formel, non par son contenu ; mais comme on ne conçoit pas plus une loi sans contenu qu’une promenade dans un espace à deux dimensions, force lui est d’admettre un minimum de matière, qui, par un tour de force ou de subtilité, se confond avec la forme, puisqu’elle est le caractère même d’universalité qui définit cette forme. De là la règle sur la maxime de l’action érigée en loi universelle. De même, dit Mallarmé, « il est un art, l’unique ou pur qu’énoncer signifie produire… L’instant qu’en éclatera, le miracle, ajouter que ce fût cela et pas autre chose même l’infirmera : tant il n’admet de lumineuse évidence sinon d’exister402 », Aussi, chez lui, le sujet de l’écrit est ordinairement, par un jeu d’allusions plus ou moins complexes, l’écrit lui-même. Il faudrait, à ce propos, le rapprocher de Boileau. Autour de lui, le sujet de l’écrit, fut, à défaut de l’écrit, l’écrivain, le poète. Le symbolisme né en partie de la répulsion inspirée par le naturalisme aux esprits délicats, se plut à déployer, non sous la forme native et lyrique du chant, mais sous la figure littéraire ou livresque du paysage emblématique ou du symbole, les songes les plus ténus de la vie intérieure. Et le narcissime de l’écrivain se mira dans le narcissime de l’écrit,

Comme le lustre est le personnage principal du théâtre, la fleur de narcisse, sœur du Nénuphar blanc, apposait une présence idéale aux mardis de Mallarmé. Le Traité du Narcisse, d’André Gide, le poème de Paul Valéry, puis une exploitation devenue banale, fourniraient la matière d’un curieux chapitre d’histoire littéraire. Et l’une des sources est dans Hérodiade. Sertie en joyaux parnassiens ou romantiques, avec quelques réminiscences de Salammbô et d’Hérodias, l’idée plastique du poème nécessitait une princesse d’Orient ; mais conçue en musique et en fluidité, parente de l’Après-Midi d’un Faune, elle eût appelé harmonieusement quelque utilisation du mythe grec. Seulement Hérodiade figura pour Mallarmé, au moment où il l’écrivit, Une image de solitude littéraire — il la pressentait venir — plutôt que de solitude métaphysique. Et le dernier vers, peut-être aussi la suite manuscrite, amorcent, en une sorte de velléité idéologique, cette courbe même qui fit, aux symbolistes, outrepasser un narcissime nécessairement transitoire.

Dans ce mythe de Narcisse, on a vu — André Gide par exemple — une figure de l’idéalisme, et par-là son emploi se relie bien à Villiers et à Mallarmé. Le symbolisme, si l’on veut, procède de l’idéalisme, comme le Parnasse d’un réalisme sensible. Ce petit livre — le Traité du Narcisse — me paraît fort significatif de l’atmosphère mallarméenne. Je goûte ces jolies variations :

« Tout s’efforce vers sa forme perdue ; elle apparaît, mais salie, gauchie, et qui ne se satisfait pas, puisque toujours elle recommence ; pressée, heurtée par les formes d’auprès qui s’efforcent aussi chacune de paraître, — car être ne suffit plus, il faut que l’on se prouve — et l’orgueil infatué chacune…

« Narcisse se dit que le baiser est impossible, — il ne faut pas désirer une image ; un geste pour la posséder la déchire. Il est seul — que faire ? contempler403. »

Le développement de M. André Gide, s’il est en harmonie avec celui de contemporains, et si, mieux qu’aucun, il dessine dans une campagne normande une belle courbe de lumière et d’eau, sympathise aussi avec celui de Mallarmé, beaucoup plus qu’il n’en procède. Tandis que l’existence de Mallarmé pose un problème littéraire, celle de Gide pose un problème moral. Tandis que la méditation du problème littéraire élève, par sa forme seule, Mallarmé à une dignité, à une hauteur morale de héros, la réflexion sur le problème moral semble chez Gide former docilement sa nature d’artiste. Le point de départ devient point d’arrivée, et inversement. « Il y a au Louvre, dit M. Remy de Gourmont, une Andromède, ivoire de Cellini. C’est une femme effarée, toute sa chair troublée par l’effroi d’être liée : où fuir ? et c’est la poésie de Stéphane Mallarmé. » Fuite hors du réel, tandis que celle de Gide serait, selon lui-même, hors de la contrainte morale et de l’abstraction vers le réel. Mais, dit-il dans une lettre, « Mallarmé sans doute m’enseigna à reporter l’idée de contrainte, si indispensable à ma nature, toute dans l’œuvre d’art et dans une sorte d’obligation artistique ». La question sociale est une question morale : c’est le titre d’un livre allemand. La question morale est une question sociale, répondent les socialistes. Retenons de même que la question d’art est une question morale, la question morale une question d’art, et qu’au-dessus d’un certain degré d’intensité et de pureté ni l’une ni l’autre ne vivent séparément.

S’il est arbitraire ou délicat d’apercevoir çà et là, sous prétexte de similitude, une influence mallarméenne, peut-être approchera-t-on mieux de quelque vérité en s’arrêtant à ceux qui furent manifestement et de leur aveu, en plus constant rapport avec Mallarmé. Et un favorable hasard veut que les deux écrivains mis le mieux dans ce cas fassent l’un avec l’autre une antithèse fort nette : je songe à M. Camille Mauclair et à M. Paul Valéry.

« Ce que j’admire en vous, avait dit Mallarmé à M. Mauclair, c’est qu’avec toute votre jeunesse vous sachiez découvrir en huit jours ce que j’ai mis vingt ans à chercher. » Dans cette rapidité, cette fugacité de conception, Mallarmé pouvait encore reconnaître son influence. La pensée par analogie, qui fut habituellement celle du poète, une fois déclanchée court indéfiniment et de la façon la plus aventureuse. Ce jeu illimité des analogies superficielles, Mallarmé ne le déployait que dans la conversation, et un bout seulement de l’aile littéraire qui aurait pu s’en dégager apparaît dans la Dernière Mode. Son œuvre même n’en garde que le foyer substantiel et profond. Par un contraste paradoxal, il y a dans l’atmosphère de Mallarmé une étrange tentation de développement et de facilité. Peut-être Mallarmé en avait-il conscience et s’était-il mis en garde en se raidissant contre tout cliché, tout discours, toute transposition dans l’écrit des facilités de la parole. Dans un très intéressant essai sur l’Identité et la fusion des arts (que recueille l’Art en silence), M. Mauclair évoque, comme un livre capital à écrire, un Dictionnaire des Analogies, et il assigne comme tâche à la critique la recherche des analogies entre l’œuvre d’un art et celle d’autres arts. La vérité est que tout est analogue à tout, et qu’un esprit subtil entre deux objets découvre l’analogie qu’il voudra, comme un poète exercé réunit toujours deux rimes quelconques en un distique.

Mallarmé, dit M. Remy de Gourmont, « a influencé profondément la nouvelle littérature ; il a contribué à lui donner le goût du mystère, du vague, du délicieux imprécis404 ». Et cela est juste. Mais chez un autre que Mallarmé rien plus que ce goût n’engendre la tendance à une facilité excessive, à la satisfaction de n’importe quoi, au dédain de la perfection. Lorsqu’après Bonheur son instrument poétique devint fatigué et faux, Verlaine appliqua à un art bâclé la doctrine de son Art Poétique sur la chanson grise où l’imprécis au précis se joint ». Certes je ne dis pas cela pour M. Mauclair dont j’admire la carrière de lettres digne et probe, mais seulement, sur cette pente inclinée de sa nature, plus encore que sur la discipline dont il put la corriger, il me paraît naturel de susciter quelque image mallarméenne.

A l’opposé presque exact il faudrait situer un très rare esprit, qui entra plus près que tout autre dans l’intimité, dans la pensée vivante de Mallarmé, M. Paul Valéry. Il a suivi Mallarmé dans son mouvement de concentration, d’abstraction, dans son respect pour la pensée silencieuse, pour la parole essentielle, pesée et méditée en tout son métal pur. Schopenhauer note à plusieurs reprises que strictement un philosophe n’a plus, depuis 1783, le droit de poser ses problèmes comme si la Critique de la Raison Pure n’avait pas été produite. M. Paul Valéry parut comprendre qu’un littérateur n’a plus le droit d’écrire comme si Mallarmé n’avait pas existé, comme si Mallarmé n’avait pas joué sa vie sur les raisons du fait littéraire, comme si du passage de Mallarmé dans l’art du livre, cet art ne gardait pas sinon le cachet, du moins l’inquiétude d’une perfection que jusqu’alors on ne soupçonnait pas. « Une impossibilité définitive de confusion entre la lettre et le réel s’impose ; et une absence de mélange des usages multiples du discours », dit-il. Des pages éparses de prose, d’une densité saisissante, nous font entrevoir la direction dans laquelle médite M. Paul Valéry. Mais ce qu’il en a jusqu’ici publié à trait, surtout, au problème mallarméen, forme, et non matériel, de la Littérature.

Une œuvre de M. Valéry nous conduit sur cette route et semble parfois fournir une conclusion provisoire à la pensée de Mallarmé. C’est la Soirée avec M. Teste.

« Chaque grand homme est taché d’une erreur. Chaque esprit qu’on trouve puissant, commence par la faute qui a fait connaître. En échange du pourboire public, il donne le temps qu’il faut pour le rendre perceptible, l’énergie, dissipée à se transmettre et à préparer la satisfaction étrangère. Il va jusqu’à comparer les jeux informes de la gloire, à la satisfaction de se sentir unique, — grande volupté particulière.

« J’ai rêvé alors que les têtes les plus fortes, les inventeurs les plus sagaces, les connaisseurs le plus exactement de la pensée, devaient être des inconnus, des avares, des hommes qui meurent sans avouer. Leur existence m’était révélée par celle même des individus éclatants, un peu moins solides.

« L’induction était si facile que j’en voyais la formation à chaque instant. Il suffisait d’imaginer les grands hommes ordinaires, purs de leur première erreur, ou de s’appuyer sur cette erreur même pour concevoir un degré de conscience plus élevé, un sentiment de la liberté d’esprit moins grossier… Je m’amusais à éteindre l’histoire connue sous les annales de l’anonymat. C’étaient, invisibles dans leur vie limpide, des solitaires qui savaient avant tout le monde405. »

Revendication hyperbolique de la pensée contre le fait social, de l’individu, de l’unique, contre le « plusieurs ». Un poète mallarméiste, M. André Fontainas, a donné à un livre ce titre : l’Ornement de la Solitude.

Mais, comme il arrive souvent, cette extrême limite du mallarmisme, ce narcissisme immodéré, est aussi la négation de Mallarmé, — car toute logique indéfinie, à partir d’un certain point, se prolonge par une contradiction. Mallarmé a vécu dans le culte, hyperbolique aussi, du livre. Croire que la pure valeur du fait humain a été atteinte en dehors du livre, par la méditation solitaire, n’est-ce pas revenir un peu à cette illusion lamartinienne, selon laquelle il existe chez le poète vrai un océan de poésie intérieure, jamais dite, dont la poésie écrite est à la fois l’expression fragmentaire et le substitut dérisoire ? L’individu isolé n’est qu’une abstraction sociale ; la poésie intérieure, la valeur individuelle qu’évoquent les lignes citées, ne seraient-elles pas une abstraction littéraire et une émanation du livre ? Elles font antérieur ce qui est postérieur. Elles supposent un absolu, alors que cet absolu ne peut être pensé qu’après le relatif et comme sa relation négative.

J’essaierai, en terminant cet ouvrage, d’esquisser un Mallarmé idéal et robuste, ayant réalisé par l’écrit les virtualités de son génie. Mais aussi et au contraire il a suggéré l’image d’un Mallarmé plus silencieux, de l’homme supérieur qui, par pureté de conscience et par, lucidité de génie, n’existerait que pour lui-même. Ici je sens que manque un peu à mes mains le fil logique. L’être qui se suffit, dit Aristote, ne saurait être qu’une brute ou un dieu. Et encore, répondrait-on, n’est-ce pas en vertu d’une relation qu’extérieurement à cet être je le qualifie brute ou dieu, brute par rapport à tout ce qui le sépare de Dieu, dieu par rapport à tout ce qui l’éloigné de la brute ? De sorte que, se suffisant vraiment, il ne serait ni brute ni dieu, il serait brute ou dieu indifféremment, il serait et ne serait pas, — et qu’enfin poser un être qui se suffit c’est poser la contradiction, poser l’individu c’est poser l’impensable.

Toutes ces influences si opposées étaient impliquées pourtant dans l’attitude de Mallarmé. Son effort parut aller vers une synthèse de la parole et du silence par le moyen de l’allusion. Tour de force comme ces pâtes frites des Chinois, qui enferment un morceau de glace. De là dans ce que nous imaginons — oh ! gratuitement peut-être — de son influence, un jeu multiple, changeant, de lumière et d’ombre. D’abord, au premier plan et indiscutablement, un exemple moral, la probité paradoxale de l’écrivain, le métier héroïsé, et un exemple littéraire, l’horreur du cliché. Et puis, derrière et indéfiniment, une action à distance qui ne se résoud pas en images claires : « Le nom du poète, dit-il à propos de Tennyson, mystérieusement se refait avec le texte entier, qui, de l’union des mots entre eux, arrive à n’en former qu’un, celui-là, significatif, résumé de toute l’âme, la communiquant au passant ; il vole des pages grandes ouvertes du livre désormais vain : car, enfin, il faut bien que le génie ait lieu en dépit de tout et que le connaisse chacun, malgré les empêchements, et sans avoir lu, au besoin406 ». Et de là il esquisse les images que projette dans la mémoire générale le nom de Tennyson. Ainsi, de Mallarmé, un rayonnement émana, qui dépassa de beaucoup son œuvre. Il en est qui lui rendent un culte et qui ne cherchent même pas à comprendre la lettre de ses écrits. Le droit à ce culte, il ne faut pas le leur dénier. Pétrarque, qui ne savait pas le grec, pleurait d’extase devant un manuscrit d’Homère. Et cela était très beau. Le nom ne désigne plus que le poète en soi, une essence de poésie, une catégorie de l’idéal, ce qui fut, au-dessus d’une œuvre nécessairement localisée et de « hasard » le rêve même de Mallarmé.

Chapitre II. La place de Mallarmé §

J’ai tenté dans mon livre de mettre Mallarmé à sa place littéraire. Aussi ce chapitre doit-il être fait déjà dans l’esprit du lecteur, et je n’ai plus, au péril de quelques redites, qu’à relier par une ligne générale des points déjà déterminés.

Il était naturel que ce poète compliqué vînt tard, dans la plus vieille littérature de l’Europe, sur un sol poétique labouré de révolutions et saturé de conscience. Bien des chemins de notre passé vont incertainement vers le point qu’il occupe.

Incertainement, oui. Quand la clameur d’en bas fait interdire à l’Eden les représentations de Lohengrin, Mallarmé déplore que ce soit « en fuyant la patrie que dorénavant il faudra satisfaire de beau notre âme407 ». Si, avec les théoriciens du néo-classicisme, on ne reconnaît comme authentiquement française qu’une poésie d’harmonieuse logique, une santé qui s’ajoute à de la belle prose comme à la jeunesse sa fleur, Mallarmé plus qu’aucun s’éloigne de cette route royale. Le rattacher au classicisme pur autrement que par des qualités toutes morales comme la probité du métier, ce serait étendre le mot classicisme jusqu’à lui faire signifier, comme le Goddam de Figaro, tout ce qu’on veut. L’idée de renaissance classique, que Mallarmé fut excusable de ne pas reconnaître sous le déguisement de l’école romane, l’eût trouvé pour adversaire convaincu. La seule attaque nette, indignée, qu’il se permit contre un poète, eut pour victime, lors de la reprise de je ne sais quoi par l’Odéon, Ponsard. Flair très juste, car Ponsard n’est pas mort, et reste plus que jamais une date et un symbole. Le triomphe en 1843 de Lucrèce contre les Burgraves est un type à répétition d’événement littéraire. Comme le spectre d’Hamlet, toujours, lorsqu’une forme de poésie française commencera à se fausser ou à s’épuiser, reparaîtra, ombre et fantôme, la figure de l’art classique, du vieux roi dépossédé. Cette même année 1843, Sainte-Beuve, qui aime, lui aussi, le classicisme contre quelqu’un, en baptise l’idéal dans ses vers sur la Fontaine de Boileau, — de l’eau, en effet, dans les veines du spectre… L’article de Mallarmé sur Ponsard à son importance : c’est une de ses impossibilités radicales que l’idée d’un retour à l’art classique.

Au contraire — et je l’ai indiqué à plusieurs reprises — Mallarmé prolonge un courant contre lequel l’art classique a formé ses barrages, celui de la préciosité. Création chez nous du génie féminin qui raffine sur les mots comme sur les meubles, les étoffes, les bijoux, la préciosité avait reparu chez des écrivains à nerfs féminisés, les Goncourt : leur écriture artiste naît, dans un monde de bibelots, d’un cerveau plus inapte qu’aucun cerveau de femme à la pensée abstraite. La peinture et l’art décoratif du xviiie siècle nous donnent, semble-t-il, une idée assez juste de ce qu’aurait été l’art littéraire français si la veine précieuse s’y était épanouie librement, si la discipline classique l’avait contenue plus de gré, moins de force. Les études des Goncourt sur le xviiie siècle renouèrent une chaîne. Voyez descendre maintenant les Fêtes Galantes, les Moralités Légendaires, se développer tout le mouvement symboliste, son décor d’art, de peinture, même de vêtement, si vite défraîchi, et vous saisirez, malgré les coupures, depuis l’Hôtel de Rambouillet, une certaine continuité. Rappelez-vous d’ailleurs-que le romantisme à relié sa tradition — il n’en eut conscience qu’assez tard — à l’époque Louis XIII, que Gautier était fondé à lui trouver des précurseurs dans les Grotesques, et que toute la comédie romantique, jusqu’à Cyrano, s’y rattache évidemment : bien des choses que Boileau croyait avoir enterrées sont reparues sur le chariot symbolique de Florise. Et si je ne puis y placer tout Mallarmé, au moins, pour l’expliquer, en dois-je mettre autour de lui les fonds mouvants, comme le décor animé de ballet qui annonce et parfois commente son ode sibylline.

Ainsi, dans sa fuite vers le précieux et le rare, il est pris tout de même par un rythme souple d’art français. Il en est l’extrémité, la pointe. On sait l’image qui le hanta : pointe extrême des arbres dans l’azur… Si j’évoque la pointe défendue par la burlesque audace de Bergerac, qu’on ne voie pas là un jeu de mots, mais la même association qui fonctionna chez les créateurs de la langue. La pointe est un rapprochement piquant — même observation — entre deux objets qui ne paraissent pas liés naturellement. C’est une rime de la pensée. Les analogies inattendues qui font son tour d’esprit à Mallarmé sont bien proches de la pointe.

Il s’est enorgueilli — combien justement ! — d’avoir « pratiqué le purisme ». Il y a mis une obstination et une subtilité de précieuse. Ninon appelait les précieuses les jansénistes de l’amour. La préciosité est aussi le jansénisme de la langue. Elle la recherche à des sources premières, neuves, intactes. Mallarmé traite, par son exemple et par son œuvre la littérature facile comme les jansénistes traitaient la religion facile : deux mots qu’il est monstrueux d’accoupler. Il transposerait à la poésie le livre et les idées d’Arnauld sur la Fréquente Communion. Le mélange incessant, autour de lui, de la parole vulgaire et de la lettre écrite, la littérature parlée du journal, du roman, du théâtre, lui paraissaient un scandale analogue au mélange, que légitimaient les jésuites, de la dévotion et de la vie mondaine. Mallarmé, sous son urbanité souriante, pense à part lui qu’il n’y a pas encore de littérature, comme Saint-Cyran déclare à M. Vincent scandalisé qu’il n’y a plus d’Eglise. Il se met face à face avec le fait nu du langage, comme le janséniste se met face à face avec le fait nu de la religion. Non sans doute ici rapprochements arbitraires, analogies de hasard, mais pareil souci français de netteté, de pureté, de source, pareille volonté tendue, sur un ordre de conscience, hors des voies fréquentées et faciles, défiance cartésienne du troupeau humain, confiance cartésienne en une force de raison.

Sans contradiction, se fondent en lui ce courant de préciosité, ce courant de purisme littéraire et moral ; — sans plus de contradiction que dans cette première période du xviiie siècle, château d’eau de l’énergie, de l’intelligence et du goût français.

Relier Mallarmé à de tels précèdent ne sera peut-être toléré que si les explications, les restrictions viennent vite. Cet art de gravité et de tension qui fut le sien a été appelé, est encore communément appelé un art de décadence. Dans quelle mesure est-ce vrai ?

Je ne referai pas le pénétrant article de Remy de Gourmont sur Stéphane Mallarmé et l’idée de décadence. Je crois pourtant qu’il faut tenir compte de cette idée, de la persistance avec laquelle Elle a rôdé, bien avant les symbolistes, autour du romantisme. Aux Grotesques de Gautier le classique Nisard oppose cette satire rétrospective que sont les Poètes latins de la décadence. Mais c’est la poésie de Baudelaire qui a fait naître dans la critique ce mot, cette idée, ce lieu commun.

Or il est frappant que tout cet écrin d’épithètes, tout cet ordre de pensées vite banales que provoqua le livre de Baudelaire, se retrouvent, bien plus justifiés semble-t-il, autour de Mallarmé. Baudelaire, contre le romantisme, me retient par son caractère classique, pondéré, l’ancienneté de sa forme poétique, la patience à faire des vers français un peu comme des vers latins, — et Franciscæ meæ laudes, dans les Fleurs du Mal, est bien placé pour nous suggérer une mise au point. C’est peut-être le poète du xixe siècle avec lequel un homme du xviie siècle, né chrétien et français, se trouverait le plus vite de plain-pied.

Ce qui trompa les contemporains, ce qui leur fit méconnaître son style, c’est la précision alors inaccoutumée de son modernisme, c’est son goût de l’artificiel dans l’amour. Et pourtant Sainte-Beuve… Mais précisément Sainte-Beuve même écrit : « Baudelaire a trouvé moyen de se bâtir, à l’extrémité d’une langue de terre réputée inhabitable, un kiosque bizarre, mais coquet et mystérieux, où l’on récite des sonnets exquis… Ce singulier kiosque, fait en marqueterie, d’une originalité concertée et composite, qui attire les regards à la pointe extrême du Kamtchatka romantique, j’appelle cela la Folie-Baudelaire ».

A supposer cette Folie-Baudelaire, son site a été bientôt envahi par les routes, les villas, les hôtels Touring-Club. Mais l’idée d’une poésie lointaine, fiévreuse d’originalité, placée à une pointe extrême, la plus effilée, des terres, Mallarmé l’a faite sienne. Ses premiers poèmes baudelairiens établissent sa descendance moins peut-être à l’égard du Baudelaire réel qu’à l’égard du Baudelaire idéal forgé ou prévu par la critique.

C’est à propos de Baudelaire que Gautier, dans sa préface de 1868 aux Fleurs du Mal, essayait de définir le style dit de décadence. « Style ingénieux, compliqué, savant, plein de nuances et de recherches, reculant toujours les bornes de la langue, empruntant à tous les vocabulaires techniques, prenant des couleurs à toutes les palettes, des notes à tous les claviers, s’efforçant de rendre la pensée dans ce qu’elle a de plus ineffable et la forme dans ses contours les plus vagues et les plus fuyants, écoutant pour les traduire les confidences subtiles de la névrose, les aveux de la passion vieillissante qui se déprave et les hallucinations bizarres de l’idée fixe tournant à la folie. » Il y a là bien des confusions ; mais ce passage qui ne paraissait pas signifier grand’chose en 1868 s’est éclairé depuis avec Verlaine, Rimbaud, Laforgue, et il semble dessiner une place, alors vide, pour Mallarmé.

Dix ans plus tôt, Barbey d’Aurevilly avait écrit, toujours à propos des Fleurs du Mal, des lignes aussi significatives. « Pour M. Charles Baudelaire, appeler un art sa savante manière d’écrire en vers ne dirait point assez. C’est presque un artifice… Son talent… compliqué avec une patience de Chinois, est lui-même une fleur du Mal venue dans les serres chaudes d’une Décadence. » Et dans tout son article, Barbey prévoit Mallarmé beaucoup plus qu’il n’explique Baudelaire.

C’est que l’art de Mallarmé prolonge la logique du romantisme. Le labeur énorme qui avait porté sur la langue, « l’intensité de la chauffe » littéraire, devaient provoquer, en raison de leur effort de quantité, et aussi en réaction contre lui, un effort de qualité, quelque tentative absolue par-delà la littérature même.

Et la transition nous est ménagée par des degrés de pierre solide et bien taillée, le Parnasse.

J’ai expliqué à plusieurs occasions comment Mallarmé procède du Parnasse et le contredit. Les Parnassiens sont des Polonais de notre poésie, éclectiques et probes. Ils marquent la fin du grand souffle’oratoire. La poésie, dans la doctrine, qu’ils firent leur, de l’art pour l’art, se cristallise décidément en une réalité livresque. La réflexion, par eux, était naturellement amenée sur la matérialité, du livre. Comme Callimaque d’Alexandrie, ils finirent volontiers dans les fonctions de bibliothécaires ; les Poèmes Barbares et les Trophées sont les extraits d’une bibliothèque, un vin de paille comme celui d’Auvergne. Et Mallarmé, qu’on employa à des besognes où il ne rendait nul service, eût fait à souhait, en quelque bibliothèque somptueuse, un Maître des Livres. A la limite du Parnasse il était logique que l’on trouvât une cristallisation de poésie pure. Sur sa culture livresque il était naturel que se levât l’Idée mallarméenne du livre.

L’effort de Mallarmé nous apparaît ainsi au bout de trois de nos grandes routes littéraires, préciosité, romantisme, Parnasse, au bout de ces routes non comme un point stable d’arrivée, mais comme une frontière, un mirage. Bien qu’il ait été vraiment unique, différent, plus qu’un autre, de tout autre, sa place nous devient plus intelligible quand nous le rapprochons d’un contemporain souvent nommé avec lui, le à magnifique’ aîné qui leva l’archet », Verlaine. Tous deux communient dans la même sortie du Parnasse, le même besoin d’une poésie fluide, purifiée, essentielle, — besoin qu’en 1820 satisfirent plus glorieusement les Méditations.

Il figure dans notre langue la tentative extrême pour libérer la poésie de matière, de développement, et la littérature de clichés. Dans les cinq cents pages de son œuvre complète, tient un labeur immense : il voulut que chaque mot, repris avec un sens neuf, parût créé pour la place expresse qu’il occupait, parût né non d’une langue où des milliers d’emplois l’avaient usé, mais d’une langue en état perpétuel de vigilance et de tension. Il prétendit, à une époque de raffinement et de conscience où la gageure en devenait d’autant paradoxale, et lui-même par des moyens de raffinement et de conscience exaspérés, rendre au poète son nom et son sens de créateur. Il voulut tenacement, subtilement, fuir, fuir en une flèche où la matière s’allège à ne plus être, presque qu’une direction, un sens vers la hauteur. « La Poésie, ou ce que les siècles commandent tel, tient au sol, avec foi, à la poudre que tout demeure ; ainsi que de hautes fondations, dont l’ombre sérieuse augmente le soubassement, le confond et l’attache. Ce cri de pierre s’unifie vers le ciel en les piliers interrompus, des arceaux ayant un jet d’audace dans la prière ; mais enfin, quelque immobilité. J’attends que, chauve-souris éblouissante et comme l’éventement de la gravité, soudain, du site par une pointe autochtone d’aile, le fol, adamantin, colère, tourbillonnant génie heurte la ruine ; s’en délivre, dans la voltige qu’il est, seul408. »

Par des images pas très différentes, il agite, dans l’Hommage à Wagner, la même passion du vieux mobilier dépassé, de l’amas d’hiéroglyphes rejeté. Et sa méditation dans la forêt de Fontainebleau fuit vers ces ramures lointaines qui ne mettent plus qu’un point à même la lumière, un point où la forêt s’annule, mais qu’elle supporte et auquel tout entière elle tend.

Cet allégement de matière implique, pour la poésie ainsi libérée, un formalisme pur. Je l’ai expliqué sur les textes, mais il faut bien le rappeler ici, et je citerai ce passage lumineux pris à une lettre de M. Paul Valéry : « De même que le moderne géomètre n’en est plus à regarder comme son objet la construction et les relations de quelque figure, si « remarquable » qu’elle s’offre, mais s’élève à la détermination de tout espace, et redescendu des antiques expériences, recommence l’édifice très ancien en ne conservant plus que les axiomes strictement suffisants pour la conduite de son art ; tels, après Mallarmé, nous pouvons pressentir que le chef-d’œuvre de la littérature, c’est la littérature même, — et je l’entends : l’extension — empirique premièrement, désormais systématique et pure, — de certaines propriétés du Langage.

« Une impossibilité définitive de confusion entre la lettre et le réel s’impose ; et une absence de mélange des usages multiples du discours. Comme admirablement les Grecs ont fait la logique, par le discernement profond de ce qui est définition, — ce qui est postulat, — ce qui est théorème, — et ceci porisme, et cela problème… trouvant dans cette division la plus grande puissance d’analyse et de prolongement formels ; nous concevons, dans un autre monde de figures verbales, — où leurs recherches théoriques ne furent pas si heureuses — un art de porter au plus loin les jeux de la parole.

« L’ensemble des bruits contient l’ensemble des sons ; mais il a fallu séparer les uns des autres pour que la musique paraisse. Le son est inséparable d’un timbre : mais il a fallu un certain rangement moderne pour que les timbres bien divisés aient pu douer l’étendue de la musique d’une dimension de plus.

« Des fractionnements analogues appliqués au langage délivrent ses très différentes fonctions. Les mêmes dictionnaires, règles élémentaires, etc… s’y conservent, comme les mêmes jambes ou dansent ou marchent ou courent. Mais l’instrument de travail interne, — le moyen de communication — l’agent d’assimilation — le conservateur de relations, etc. — chacun de ces modes suivra ses seules lois.

« Isolé ce qui est proprement poétique, l’artiste voit, comme s’il s’était placé à leur centre, le groupe de toutes les conditions à se donner ou se refuser à priori, en vue de tel effet : rimer, nombrer, ne pas toucher tel mot ; ou enfin dire, à tout prix, quelque chose.

« De ce point, Mallarmé divinement menace toute poésie antérieure. Il semble faire les autres ses valeurs approchées, ses erreurs, ses expériences. Il montre la limite de la tendance poétique parce qu’il ne montre qu’elle. Il oppose à l’arrière-fond quasi mystique, à l’indéfini et aux vaticinations, le système complet des mots. En lui se posent les anciennes antinomies : les mots contre l’idée ; l’idée contre les mots ; le son et le sens ; le thème et les effets ; l’équilibre toujours instantané de conditions indépendantes entre elles. Il s’est mis en quelque sorte au-delà de tous ces tourments, les a achevés, transfigurés. Et considérant aussi la menace de la toute puissante musique, il s’est mesuré avec elle toute sa vie ».

J’ai voulu citer ces pages concentrées, parce qu’elles nous donnent de l’effort mallarméen, au moment où elles le continuent, l’extrait logique. Séparer les usages de la parole comme Aristote et ses successeurs séparèrent les usages du raisonnement, les déployer ou les retenir non selon les moyens du hasard et de la convention, mais selon les moyens impliqués dans l’essence du langage et du livre, précision et allusion, musique et silence, ponctuation et blancs, ligne, page, volume, tout cela forme précisément l’antithèse systématisée de la spontanéité et aussi de la discipline oratoires.

Or toute logique implique une psychologie, comme toute place suppose un espace. J’ai tenté de faire une psychologie de cette attitude et de ces conclusions logiques, voulu spécifier cet espace par rapport auquel Mallarmé occupa une place, et dénombré les coups de dés qui préparèrent en lui ce songe d’une existence, que peut-être le Hasard de la littérature pouvait être aboli.

Mais par-delà le Mallarmé réel dont j’ai tenté l’analyse, on pense invinciblement au Mallarmé idéal dont il ne serait que le signe, le Précurseur. Et certes beaucoup des pages qui précèdent, et celles aussi de M. Paul Valéry, doivent s’entendre de ce Mallarmé hyperbolique. Le fait que sa poésie fut effort, mouvement, empêche qu’il nous soit permis, sauf dans quelque espace contradictoire à la Zenon, de séparer ces deux formes de poète. Au contraire, par exemple, de l’œuvre de Victor Hugo, en qui nous apparaissent des puissances surabondamment réalisées, un génie déployé, jusqu’à sa dernière parcelle, dans son exubérance de lumière visible, Mallarmé ne semble-t-il pas, « très blanc ébat au ras du sol », l’emplacement d’une miraculeuse cité, en ruines ? Qu’on m’entende bien : au moment où nous lisons la Prose, l’Après-Midi, tel sonnet, il ne nous importe pas que d’autres poèmes soient ou non dans le livre, dans d’autres livres, sous le nom du même auteur. Il suffit à Mallarmé d’avoir vécu pour trois cents vers admirables qui ne ressemblent à rien dans la poésie, pour une vue profonde et neuve du mot, du vers, de la syntaxe, du fait littéraire. Mais ce serait méconnaître l’angoisse et la portée de son effort que de le considérer comme une fin »

Pensons sur lui ce qu’il dit de Rimbaud : « Il ne faut jamais négliger, en idée, aucune des possibilités qui volent autour d’une figure, elles appartiennent à l’original, même contre la vraisemblance, y plaçant un fond légendaire momentané, avant que cela se dissipe tout à fait409 ». Et toute réalité, surtout un homme, n’est-elle pas prétexte à rêver le possible qu’elle manqua ?

Lui-même a pris soin de figurer autour de lui, dans ses « Divagations » sur le théâtre et sur le livre, ce nuage de possibilité. Un Mallarmé idéal serait chez nous cette synthèse de poésie et d’intelligence dont fut deux fois seulement approché le modèle, avec Platon et avec Goethe. Une œuvre de lui à la fois réaliserait une essence, ferait connaître un vers, un poème, un livre, comme une disposition éternelle, qui ne pouvait être autrement, et notre émotion ne laisserait aucune place à la conscience ou au soupçon d’un hasard. Je ne puis le faire entrevoir qu’en marquant les lignes par où l’approche comme furtivement le Mallarmé réel.

Alors m’éveillerais-je à la ferveur première,
Droit et seul, sous un flot antique de lumière,
Lys ! et l’un de vous tous par l’ingénuité.

Ces vers expriment-ils autre chose que l’Idée même du vers ? En même temps qu’ils tiennent aux paroles du faune, ne rendent-ils pas, par leur musique et par leur sens, le Vers nu, en soi, non pas des vers, — le Vers. Comme « la danseuse n’est pas une femme… mais une métaphore résumant un des aspects élémentaires de notre forme, glaive, coupe, fleur, etc… » le dernier vers ne figure pas le lys, ne figure pas le faune, mais une métaphore qui résume dans son jaillissement droit la notion élémentaire du vers. De même et plus épurée encore, retour et contraire, dans la vie nue, de la géométrie nue, la flûte fait

Evanouir du songe ordinaire de dos
Ou de flanc pur suivis avec mes regards clos
Une sonore, vaine et monotone ligne,

— le Vers… Cette généralité de la forme, qui nous impose d’abord, non point comme dans les beaux vers de la poésie ordinaire (songez aux plus éblouissantes gerbes verbales du Satyre) l’image suscitée par le vers, la chose dite ou peinte, mais bien le vers lui-même, la chose qui dit ou qui peint, le Cogito poétique, Mallarmé dans les poèmes de sa dernière période toujours l’essaye ou l’approche, en fait la raison de son écrit ; seulement, grandes orgues du vers définitif, elle n’apparaît dans sa plénitude qu’à des intervalles rares.

Le transparent glacier des vols qui n’ont pas fui.
(Le Vierge, le vivace.)
Qu’un éclate de chair humain et parfumant !
(Mes bouquins refermés.)
Le pur vase d’aucun breuvage
(Surgi de la croupe et du bond.)

Le Génie qu’à propos de Mallarmé « il m’amuse d’élire » n’évoquerait que des Idées. Toute description matérielle, toute réalité exprimée pour elle-même, tout l’Ut pictura poesis disparaîtrait. Ce Génie aurait dérobé à la musique le secret que Mallarmé dut lui laisser, celui de recréer la vérité profonde sans médiateur, de la recréer non comme image mais comme vérité nue, d’être non une imitation de la nature, mais une nature et, selon la pensée de Schopenhauer, l’en soi du monde immédiatement senti. Si la Messe parut à Mallarmé la forme suprême, aujourd’hui, de la vie idéalisée, c’est qu’elle ne produit pas un simulacre, mais implique sur l’autel la Présence réelle de Dieu. Le Génie qu’il présage ferait descendre, par la consécration poétique, dans le langage, une présence non plus symbolique et calviniste, mais réelle et catholique. La méditation de la musique, la réflexion sur la messe, l’intelligence des essais que lui-même tenta, aideront à imaginer une telle poésie, à prévoir pour l’effort de Mallarmé une place en fonction d’un rêve.

En fonction d’un rêve, car on a bien compris que je ne crois pas à cette conquête du hasard, à ce coup de dés suprême. Je ne vois pas qu’un génie incomparablement plus fort que celui de Mallarmé puisse réussir une telle création, inhumaine. Mallarmé l’a essayé de deux façons, amorçant au ras du sol par deux extrémités l’édifice chimérique. Il l’a tenté dans ces sonnets « études en vue de mieux comme on essaie les becs de sa plume avant de se mettre à l’œuvre » où il « fait » par un jeu d’allusions une coupe de cristal, une chambre blanche, un salon crépusculaire. Il l’a tenté en réalisant, par tels vers que j’ai cités, l’Idée du vers, par Un Coup de Dés l’Idée de la page. Mais nous ne sortons pas, dans le premier cas, d’une évocation toute matérielle, minuscule, comme ce ciron que la Bruyère demande à l’esprit fort de lui créer, dans le second cas d’une Idée toute littéraire, où la matière et la forme, comme dans l’argument ontologique, comme dans la loi morale Kantienne, comme dans une identité mathématique, sont, de force, consubstantiels, et figurent, au lieu d’un couple fécond, le dédoublement illusoire de Narcisse devant son image stérile. Entre ces deux extrémités l’être d’une poésie, d’une surpoésie, qui chanterait ou plutôt qui referait présent le sujet ample, éternel, l’homme et la nature, ne peut — et Mallarmé ne l’a-t-il pas compris ? — s’évoquer autrement que comme une absence, une impossibilité, — oui, un rêve.

De sorte que chez ce Mallarmé idéal, chez ce Platon ou ce Goethe de demain, l’espace de rêve et l’ampleur d’inaccessible croîtraient encore en fonction de ce qu’au-delà de la frêle œuvre, entre nos mains, dans ce livre tenu, il saurait réaliser. Je songe à un Léonard de Vinci, à un homme dont le génie se tient et s’écoule sur les limites de son art, et que la perfection paraît décevoir en terminant sa tentative. Il a, pour raison d’exister, deux extrêmes alternatifs, celui d’un art conduit à son point de maturité, celui d’un art aigu qui fuit plus loin que tout point donné, — celui du définitif et celui de l’indéfini. Et si, de ce Mallarmé imaginaire, je reviens au poète dont je vais cesser de parler, il me semble que lui aussi a mis son idée dernière de poésie là où Léonard a posé son idée suprême de peinture. De commencer par le sonnet de Salut et de se terminer par le sonnet Mes bouquins refermés, le mince tome des Poésies prend une harmonie et comme l’unité d’un cristal. Le premier sonnet, presque sans mots, et d’une ligne, comme une fine statuette, figure l’Effort. Le dernier sonnet met à la fin du livre, légère, héroïque conquête sur le hasard, plume d’Un coup de Dés, met, schème de cet effort devenu patent, un signe double : la double figure de l’art mallarméen, perfection d’abord de fruit absolu, mûr comme une tirade racinienne ou un morceau doré de marbre grec.

Qu’un éclate de chair humain et parfumant

— mouvement, ensuite, de la fuite vers ce qui ne peut être possédé :

Le pied sur quelque guivre où noire amour tisonne,
Je pense plus longtemps peut-être éperdument
A l’autre, au sein brûlé d’une antique amazone.

N’est-ce point là ce Saint-Jean même où Léonard, sur la fin de sa vie, exprima l’Idée pure cette vie ? Dans le miraculeux clair-obscur, dans la fleur de nouvelle lumière où se fondent, comme la beauté mêlée de l’éphèbe et de la vierge, une clarté prise au secret des yeux, une obscurité dérobée à la tendresse des paupières, voici que s’est modelé, par cette épaule nue du jeune Précurseur, le fruit parfait de la chair : et sur la souple courbe, sur l’élastique pulpe, le regard même, glissant, on le dirait arrondir la paume d’une main idéalisée. Mais à cette plénitude de grâce s’oppose, voix alternée du même chœur, le geste du doigt levé, et ce geste vers l’absence équilibre l’épaule comme l’ombre la lumière, comme l’appel, éperdument, du sein brûlé, équilibre de rêve l’éclat du sein substantiel.

Achevé d’imprimer
le 10 janvier 1930
par Emmanuel Grevin
A Lagny-sur-Marne