**** *book_ *id_body-1 *date_1898 I. Bifrons C'est le printemps. Maître Phantasm, accoudé à la fenêtre ouverte, contemple le verger dont les pommiers fleuris et l'herbe jeune ondulent en grandes vagues roses et vertes jusqu'à l'horizon et font une rumeur fraîche dans le vent. Le soleil vêt de magnificence le ciel bleu pâle. Son or léger s'éparpille sur la campagne et fait éclater les bourgeons gorgés de sève. Les feuillages murmurent tout bas ; les abeilles bourdonnent autour du rosier qui encadre la fenêtre. Un coq chante sous les pommiers ; un autre dans le sentier blanc d'aubépines où chuchote un ru ; un autre, très loin, vers l'orient. Le démon Grymalkin, accroupi dans l'angle le plus obscur de la chambre, parmi des avalanches écroulées de livres poussiéreux et de manuscrits fripés, respire, en reniflant bruyamment, l'odeur d'un bouquet de violettes frais cueilli. Et Maître Phantasm laisse tomber des phrases qui s'envolent dans l'air tiède. Ainsi, jamais lasse, la nature travaille. La symphonie de Tout continue…. Hier, ce fut le sombre andante des ciels neigeux, des bises et des plaines boueuses. Aujourd'hui, l'allegro éclate : voici le soleil adolescent, le tumulte ardent des fleurs, les taureaux qui beuglent, énamourés. Les branches des arbres se mêlent et s'enlacent ; les prés sont éblouissants ; toute la terre tressaille, impatiente de noces éperdues. Demain, ce sera l'été, cette marche triomphale. Après, l'adagio gris et or de l'automne. Puis encore l'hiver où les sèves se recueilleront, où les vieux thèmes sommeilleront sous un manteau de gel pour renaître bientôt en de nouvelles variations… Et le finale ? Ah ! voilà, — il n'y a pas de finale. L'Être universel vit sa vie, élabore sa conscience, emporte les mondes à travers son infini mouvant, sans autre but que de se prouver à lui-même qu'il existe. Ses atomes l'imitent. Ils agissent, contents d'agir, persuadés que Tout a lieu à seule fin de leur justifier leur importance… Et chacun d'eux, bien convaincu de sa liberté, n'en joue pas moins docilement, fatalement, son petit rôle dans cette parade harmonieuse et discordante, très douce et très farouche, qu'il sied d'intituler : la Réalité, farce illusoire de l'univers. Les fleurs sentent bon ! Oui, les fleurs sentent bon, et cela leur suffit. La ligne droite est le plus vraisemblable chemin d'un point à un autre, — selon l'idéal, et cela lui suffit. La ligne courbe dément la ligne droite, — selon l'apparence, et cela lui suffit. On entend hanter des oiseaux et claquer des mâchoires avides : les uns et les autres se conforment à leur fonction. L'Être est un char aux roues d'astres qui va par des routes ignorées, irradiant autour de lui l'éther insondable : son auréole et sa respiration. Il porte une charge multiforme où les poux font équilibre aux dieux. Et nul globe ne réclame, et rien ne troublerait cet ordre tranquille si l'un des plus infimes parmi les microcosmes, l'homme, curieux de choses qui ne le regardent pas, ne s'ingéniait à mettre des bâtons dans les roues et à faire la leçon au macrocosme, sous prétexte que celui-ci ne lui a pas révélé leur commune raison d'Être. Λόγος τοῦ Εἶναι. Mais les bâtons cassent toujours. Il en résulte des philosophies bancales, des religions vermoulues et des sciences en loques, — tout un fumier de rêves que l'homme recueille pieusement pour y semer des idées. Ces idées germent, grandissent, s'épanouissent comme des arbres où l'illusion fait son nid et pond ses œufs. — L'homme grimpe aux arbres, casse les œufs, croyant y trouver l'Absolu. Il trouve le vide. Avec les coquilles, il bâtit de nouveaux systèmes philosophiques, religieux ou scientifiques qu'il tourne, retourne, polit, attife de cent fanfreluches en manière d'axiomes, de dogmes ou de formules. Durant cette besogne, le froid des espaces le pénètre, les fantômes de tous ses morts lui chuchotent à l'oreille des choses… désagréables ; il grelotte, il a peur, mais tout de même, à force d'entêtement, il modèle un petit monstre qu'il juge identique à lui seul et par conséquent — très magnifique. Un joli cadeau à faire à un Adam. C'est ainsi que l'homme crée à son image d'atome subversif qui ne s'est pas encore aperçu que la partie ne peut contenir le tout. C'est bien triste ! Triste ? Ce n'est peut-être pas triste du tout. Si l'homme ne se donnait pas une explication quelconque de l'univers, il courrait le risque de laisser sa pensée se rouiller. Dès lors, il ne se distinguerait plus des autres animaux. Ce ne serait peut-être pas un mal, mais… Quelle tautologie ! — Vous manquez de logique, mon cher Maître. Vous dites que Tout, sauf l'homme, exécute honnêtement sa petite partie dans l'orchestre unanime des forces. Vous prétendez ensuite que l'homme seul dissone parce qu'il voudrait absorber l'univers en lui, le posséder par sa pensée, en connaître tous les ressorts, l'enclore d'un mur de systèmes, en faire enfin un département de son Moi. Puis, pour finir, vous déclarez que cette même pensée, responsable, à votre sens, de ses erreurs, il lui faut l'aiguiser, sous peine d'animalité, au lieu de la laisser mourir de sa belle mort, après tant de systèmes en ruine… Tout cela est contradictoire. En effet, vous ignorez si les animaux, — qui pensent eux aussi, quoique vous en disiez, — ne se bâtissent pas d'explications de l'univers. Étant un homme, vous ne pouvez tirer quelques conclusions approximatives, touchant la psychologie de l'Être, que de l'observation de vos semblables, en raisonnant par analogie avec ce qui se passe en vous. Cette méthode n'est pas infaillible, — nulle ne l'est, — puisqu'il existe autant de vérités relatives que d'individus. Toutefois elle vous permet d'acquérir un semblant de lumière sur un certain nombre de phénomènes d'ailleurs équivoques. C'est quelque chose ! — Mais cette méthode est insuffisante dès qu'il s'agit de l'appliquer à une autre espèce que la vôtre. Car si vous connaissez votre opinion sur les animaux, vous ne connaissez pas celle des animaux sur vous, partant, vous ne pouvez raisonner qu'au petit bonheur de l'expérience personnelle parmi les points d'interrogation que la vie vous objecte à chaque pas. Quant à moi, en ma qualité de démon, je raisonne tout autrement que vous. Et comment ? Si tu es allé quelquefois à la foire, tu as sans doute remarqué un industriel qui, perché sur un escabeau, tenait à la main un grand bâton d'où pendait une ficelle. Au bout de la ficelle, un morceau de pain d'épices. Autour de l'industriel, une cohue d'enfants. Tel un pêcheur à la ligne, il faisait frétiller son appât au-dessus de leurs têtes. Il était stipulé que les enfants garderaient les mains croisées derrière le dos et tâcheraient seulement d'attraper le pain d'épices avec leurs dents. Tous peinaient, se bousculaient, suaient ; les plus forts culbutaient les plus faibles et leur montaient sur le dos. Pour saisir le morceau, ils se donnaient un mal infini que ne motivait pourtant guère cette friandise poussiéreuse. Mais aussi, il avait été promis au vainqueur qu'il aurait, en récompense de son adresse, un autre morceau de pain d'épices, pris dans la boutique du marchand, indemne de poussière, truffé d'angélique et de cédrat, beaucoup plus gros que celui qu'il s'efforçait de saisir. À la fin, après beaucoup de contorsions et de sauts, le plus adroit happait le morceau. Alors le tentateur secouait le bâton, par violentes saccades en hurlant à tue-tête : « Veux-tu dire papa ! Veux-tu dire papa ! » L'enfant criait : « Papa ! » Pour ce faire, il lâchait le morceau. Et l'objet de ses convoitises s'en allait danser devant d'autres bouches… Rêve évanoui ! Suppose un chien à la place de l'enfant. Une fois le pain d'épices dans sa gueule, il n'aurait rien crié du tout, — pour cause. Et il se serait régalé. Eh bien, le morceau de pain d'épices au bout d'une ficelle, c'est l'illusion qui vous fait tous agir. La vie vous l'offre afin que vous vous démeniez à son profit, mus surtout par l'espoir de posséder un univers, — le gros morceau dans la boutique, — une fois que vous vous serez rendus maîtres de l'appât. Quand l'homme a saisi une illusion, qu'il l'a admise a priori, il crie : « Papa ! » c'est-à-dire il invente un système pour l'expliquer. L'illusion s'envole. Et l'homme s'arrache les cheveux. L'animal, lui, avale le morceau, sans digression, se l'assimile, s'en fait une certitude. Remarque qu'il est très heureux, qu'il ne songe pas à réclamer un univers, qu'il recommencera tant qu'on voudra. Tandis que l'homme, avant de se décider à cabrioler de nouveau, se lamente, expose son système à ses voisins, montre le poing aux étoiles, bref dépense sa volonté dans des sens variés. Il est d'ailleurs nécessaire qu'il agisse de la sorte au lieu d'imiter l'animal. Ce faisant, loin de troubler l'ordre établi, il y concourt, son rôle étant de transmuer en inquiétudes intellectuelles et morales les appétits de la brute innocente et par conséquent de créer un mouvement vers des sphères plus hautes. C'est ainsi qu'il affirme un des aspects de l'univers, car chacun de ses systèmes contient une parcelle de la vérité totale — et à jamais mystérieuse. Il me semble que ton apologue pèche en deux points. D'abord, tu ne me dis pas pourquoi la vie nous incite à lâcher l'illusion alors que nous l'avons saisie. Puis dans quel but tant de cabrioles ? Parce que si vous vous contentiez de la première illusion qui vous est offerte, sans chercher à l'expliquer, elle vous semblerait bientôt tellement dépourvue d'intérêt que vous ne voudriez plus jamais courir au pourchas d'une autre. Ce serait donc en vain que vous auriez la faculté d'associer un plus grand nombre d'idées que les animaux ; — car si ceux-ci pensent, ils pensent moins que vous. Or les actifs, les volontaires, ceux qui pensent le plus parmi les hommes, tentent sans cesse d'acquérir de nouvelles illusions, d'augmenter leur idéal alors que les faibles, les mous, et les lamentateurs se rebutent après un premier échec et végètent, dépourvus d'illusions, inférieurs en cela aux animaux. Au contraire, les plus forts, c'est-à-dire les meilleurs de votre race, profitent de l'expérience acquise, se fortifient par leurs échecs mêmes et deviennent par conséquent plus aptes à remplir la fonction qui leur est assignée : développer en eux l'amour conscient de la vie, la volonté de vivre. Cela est déjà suffisamment magnifique et donne une des raisons de cette agitation dont tu t'ébahis. D'accord. Mais pourquoi cette volonté de vivre ? Pourquoi ? — Afin que les volontaires fournissent à la vie des types où votre espèce s'affirme en beauté, afin que l'homme parti de l'animalité pure se perfectionne, se complète par le désir de l'idéal jamais atteint et prépare ainsi un être supérieur, celui qui vous dominera en vertu d'illusions encore plus hautes que les vôtres… Tout cela est peut-être vrai, — du moins c'est plausible. Mais pourquoi les efforts des volontaires se contrarient-ils ? Les volontaires ne se contrarient pas. Leurs efforts ne se traversent nullement : ils se contrebalancent. Une même illusion de beauté les motive. Seulement cette illusion, les volontaires la découvrent selon des points de vue différents. S'ils la voyaient tous sous le même angle, ils n'agiraient plus et le mouvement s'abolirait, — ce qui est absurde. Au total toutes les voies suivies par la conscience humaine vers la conscience universelle tendent au même but : la transformation de l'espèce en mieux. Chaque effort individuel aide à ce labeur sublime, pourvu qu'il se détermine vers un idéal plus haut que l'idéal déjà réalisé. En apparence ces efforts divergent, en absolu, ils convergent. Variant tous par les moyens, ils se ressemblent tous par la tendance. Quand ils s'associent, il y a l'amour ; quand ils se dissocient, il y a la lutte. — L'un et l'autre s'équivalent. C'est par là que se prouve cette vérité expérimentale : l'identité des contraires. Mais encore un coup, pourquoi tout ce labeur ? Ne vaudrait-il pas mieux rester la matière inerte ? La matière inerte n'existe pas. L'univers a toujours travaillé et travaillera toujours. Rêver son repos, ce serait t'abandonner à un songe de lâcheté qui te ferait retomber aux séries inférieures. Le mouvement est éternel, il est partout. Tout marche ! Et la vie le veut pour que toutes ses forces — de la sensation à l'idée, de l'atome à l'astre — prennent part à son évolution vers… Vers quoi ? Parle donc !… Vers autre chose… Les mots n'existent pas chez vous qui t'expliqueraient le sens de cette transfiguration future de la vie. Vraiment je ne te reconnais plus. Tu n'es plus l'esprit familier qui m'amusait de ses inventions malicieuses. Aujourd'hui tu as grandi ; une flamme mystérieuse luit dans tes yeux ; ta voix est profonde comme le murmure des feuillages dodoniens… Tu me domines !… Naguère, tu t'ignorais toi-même. Par mes sourires et mes plaisanteries je t'instruisais peu à peu. Aujourd'hui tu veux : tu es toi-même. — Je ne te domine pas ; je t'exprime une part de ta propre conscience, jusqu'à ce moment inconnue de toi. Toi, moi et un autre nous ne faisons qu'un… N'auras-tu pas peur si je t'entraîne jusqu'au fond de ce gouffre étoilé : l'abstraction ? Le vent de l'infini soufflera dans mes cheveux. Je frissonnerai peut-être, mais je n'aurai pas peur, — puisque tu es là… Une part de ma conscience, dis-tu ! — Et quelle ? Je suis celui qui voudrait tout résorber en lui. Je suis la face d'ombre de la vie. Je nie. Pour toi, je suis la force de la terre, l'un des deux témoins qui rendront compte de toi le jour où les volontaires seront élevés au-dessus des fainéants. Et l'autre témoin, quel est-il ? Il est celui qui voudrait tout irradier hors de lui. Il est la face de lumière de la vie. Il laissa dépouiller de ses fruits, l'ayant prévu, l'arbre de la science. Il affirme. Pour toi, il est le rêve de la terre. Lui aussi rendra compte de toi le jour où les volontaires seront élevés au-dessus des fainéants. Rendre compte de moi !… Devant qui ? Devant l'être futur qui te jugera selon tes œuvres. Maintenant j'ai peur… La vie m'apparaît formidable. La nature est plus vaste ; les arbres résonnent comme de grandes lyres dans la plaine. Les fleurs éclatent, pareilles à des astres flamboyants. Leurs parfums, leurs nuances, les mouvements de la verdure se mêlent au roucoulis des ramiers et aux soupirs de l'eau sonore pour entonner l'hymne des formes. Et le soleil semble une hostie de gloire offerte à l'univers. C'est la campagne où rit le printemps. Brisant le moule des apparences, les essences se révèlent… Mais il ne faut pas craindre : la vie est belle et vaut d'être vécue. Celui de l'ombre et celui de la lumière sont en moi. L'un attire, l'autre repousse et tous deux règlent l'harmonie de ma conscience avec les mondes. Mais ne vont-ils pas se combattre et nous rejeter dans la nuit du chaos ? Aux jours de la nébuleuse originelle, nous étions en guerre. Depuis, nous nous sommes réconciliés. C'est pourquoi tu entends chanter les planètes et les étoiles. Agir, je veux agir ! Ses yeux sont pleins de ciel. Ses gestes tracent le pentacle de la volonté. Il sera grand — s'il ne se brise. Allons parmi les hommes qui veulent vivre. Allons aussi vers ceux qui crachent sur la vie. Nous demanderons aux uns le secret de leur joie, aux autres la raison de leur désespérance. Nous saurons l'illusion qui les mène et nous leur apprendrons le mystère de l'amour et de la mort. L'un bâtit sa maison et la bâtit si solide que, dans plusieurs siècles, les fils de ses fils respecteront sa mémoire identifiée aux murs parés d'une mousse vénérable. L'autre récite un poème où il mit la fleur de son sang, de ses désirs et de ses rêves : son âme ; et les strophes en sont si puissantes qu'elles déterminent le rythme que suivront des hommes futurs. Cet autre broie ses couleurs, prend ses pinceaux et imite sur la toile un des aspects de la nature changeante. Et cet aspect restera fixé dans l'éther où vibre sa race tant que sa race existera. Cet autre qui tient un livre ouvert sur ses genoux regarde sans la voir l'ombre des feuillages aller et venir sur le sol ; il écoute les dialogues de l'onde et du feu intérieur. Il promulgue les oracles de la terre. Cet autre encore conduit sa charrue, stimule ses chevaux, ouvre le sein de la glèbe fumante et sème le pain qui nourrira ses frères. Celui-là enfin les maudit tous, se prosterne devant des simulacres, tente de chasser la vie de son âme pour y installer un fantôme à la place et mortifie sa chair. Mais son rêve est funèbre comme l'orbite des yeux d'une tête de mort et la vie invaincue le torture… Je les veux tous interroger. Je veux m'augmenter de la sagesse des uns et m'instruire par la folie des autres… Puis, maître du secret qui les fait vouloir, je les dominerai… Prends ce bouquet de violettes : il t'enseignera la modestie. — Et maintenant allons : vivons d'abord, — nous verrons ensuite. **** *book_ *id_body-2 *date_1898 II. L'Ermite Au cœur même de la forêt murmurante, près d'une source qui bouillonne parmi les gramens, les bruyères et les prêles, à l'entrée d'une grotte que forme un entassement de roches granitiques, l'Ermite à la barbe blanche songe, le livre de l'Apocalypse ouvert sur ses genoux. À quelques pas de lui, Grymalkin, adossé au tronc d'un hêtre, regarde dormir Maître Phantasm étendu sur la mousse. Le ciel, entr'aperçu aux trous des frondaisons, luit d'un bleu dur. Le soleil de midi trempe d'or blanc la forêt, baigne d'un large rayon la clairière où bâille la grotte et s'étale sur le sol constellé d'ombres fauves, de sorte que Maître Phantasm semble reposer en un lit de lumière. Pas un oiseau ne chante. Le vent souffle à peine. Le silence harmonieux de la forêt s'épanouit dans l'air chaud comme une grande fleur bercée par le friselis étouffé des feuilles, les frais chuchotements de la source et la rumeur confuse des vies instinctives qui pullulent dans l'herbe moite. Soudain Maître Phantasm élève la voix. Il parle en rêvant, phrases par saccadées : L'hippogriffe ouvre ses ailes… Plus haut, toujours plus haut, nous montons vers les astres formidables qui flamboient dans l'éther glacé… Des comètes vibrent en nous frôlant… Des gouttes de feu claquent sur mon front… Mais nous tombons ! Nous tombons ! L'hippogriffe s'abîme dans les ténèbres ou son sillage émeut des remous d'étoiles… Tout est noir ! « Et la fumée de leur tourment montera aux siècles des siècles. Et ceux qui auront adoré la bête et son image et qui auront pris la marque de son nom, n'auront aucun repos ni le jour ni la nuit. » Tous deux rêvent. — Mais qui dira lequel dort et lequel veille ?… Cependant je veux ramener un instant l'Ermite sur la terre. Il s'approche de l'Ermite et lui touche le bras. Le vent rit tout doucement dans les feuilles. Un nuage cache le soleil. Et la forêt s'éteint. Mon père, pardonnez-moi de troubler votre méditation. Ce jeune homme couché là est fort agité. Vos prières, peut-être, pourraient le calmer ? Qu'a-t-il donc ? Peuh !… Je le crois possédé d'un certain démon. Quant à savoir si cela lui est contraire ou s'il s'en trouve vivifié, ce n'est pas à moi d'en décider. Mon fils, je suis un pauvre pécheur. Mes prières sont peu efficaces, sans doute, mais je les dois à tous. Dites-moi quelles sont les souffrances de votre compagnon et, quoique indigne, j'intercéderai pour lui auprès de l'Éternel. Tantôt, emporté par un désir impétueux, il se précipite dans ces espaces mornes de l'Abstraction où ne règne nulle clarté vivante. Tantôt, pareil à un Sardanapale, il réjouit ses sens. Puis gonflé de science, rassasié de voluptés, il entre en lutte avec Nakash, le gardien du seuil. Le dragon !… Et quel est ce démon qui l'entraîna ? Le prince des Sept : celui que vous autres vous appelez l'orgueil. C'est une âme impérieuse, que sa propre volonté tend comme un arc vers la domination. Il croit en lui-même au point qu'à certains jours, il s'imagine régler, d'un geste, la gravitation des sphères. Sa soif de certitude, dardée comme une flèche de flamme, vise l'absolu. Quand elle retombe brisée, il entre en rage, frappe les naseaux de Nakash et, pour se consoler, s'invente un dieu à son image… comme tu le fais toi-même. Ne trouveras-tu pas dans ce vieil almanach que tu feuillettes quelque panacée qui le guérirait ? Ne blasphème pas, mon fils ! Quels orages de rêves surhumains assaillent cette âme ! Ou bien elle vacille ballottée entre la froide raison et la foi la plus aveugle à Tout. Ou bien elle s'attendrit, en extase devant l'herbe qui pousse et qu'elle voudrait brouter, toute pensée abolie. Quand il est las de bâtir des châteaux de nuées, il se réfugie entre les bras des femmes. Puis il leur mord le sein et les repousse. Et le voici qui s'épuise de nouveau à tenter l'escalade de son Éden impossible. Toujours inquiet, toujours ondoyant, son esprit présente autant d'aspects que l'univers… (À part.) Il faut amadouer le vieillard. (Haut.) Mais toi, bon ermite, tu saurais peut-être calmer ce malheureux ? Si tu prenais ses péchés à ton compte ? Ne me tente pas. Te tenter ?… Hé non ; il y a longtemps que j'ai renoncé à cette sorte de divertissement. Je veux seulement dire qu'il y aurait là une substitution conforme à l'esprit de charité dont je te crois imbu. Toi, le fort, — car tu es très fort, n'est-ce pas ? — tu délivrerais ce faible du fardeau qui l'accable. Il serait intéressant de troquer tes mérites contre ses défaillances. Et puis ce serait glorieux. Tu pourrais alors vérifier si ton armure de renoncement et d'humilité est assez solide pour te garder des tentations qui le circonviennent. Ne goûterais-tu pas une grande joie en constatant que les effets de la grâce te rendent invincible à ses passions ? Ainsi tu acquerrais une connaissance parfaite du bien et du mal, — tu deviendrais semblable à Dieu !… Si tu essayais ? Qu'en dis-tu, bon père ? Il est écrit : « Mangez de ce fruit et vous serez semblables à Dieu. » Tu ne me tenteras pas… Réveille plutôt ce jeune homme. Je le convierai à prier avec moi, car il est impossible, s'il est tel que tu me dis, que toute vraie lumière soit morte en lui. — Le Seigneur aime à courber les orgueilleux. Plus celui-ci est fier de soi, plus il peut devenir humble. Laisse-moi essayer de le sauver. Réveille-le. Je juge maintenant que c'est tout à fait inutile. Quoique endormi, sois sûr qu'il entend l'essentiel de notre conversation. D'ailleurs tu te trompes sur son compte. Par simple gageure, il se ferait ascète, — et il te dépasserait dans les voies de la perfection. Il croit en lui-même, — comme toi, plus que toi. Je crois en Dieu. Eh oui ! C'est bien ce que je disais : tu crois en un certain toi-même. Je ne te comprends pas. Si fait, tu me comprends ! Tu me comprends si bien que tu m'écoutes. Mais qui es-tu ? Un très ancien ami. L'autre part de ton âme. Celle qui vient te troubler tout à coup lorsque tu t'imagines avoir entièrement dépouillé le vieil homme. Oui, je te reconnais maintenant. C'est toi qui me forces, par moments, à regarder les choses. C'est toi qui, lorsque, perdu en Dieu, je vogue plus haut que les étoiles, plus haut que toute réalité, emplis brusquement mes yeux du spectacle des lianes enlacées aux chênes tressaillants. D'autres fois, tu m'obliges à épier les bêtes de la forêt quand elles s'accouplent. Mais ce n'est rien encore… Quels souvenirs de chevelures parfumées tu mets dans la brise languissante des soirs de printemps ! Comme, grâce à toi, cette source a parfois des rires de femme lascive !… Tu voudrais me détourner vers l'obscène nature. Mais tu échoueras. Contre toi, j'ai la prière. Ne sens-tu point parfois ton Dieu t'échapper, malgré toutes tes prières et tes macérations ? N'y a-t-il pas des heures où tes élans vers l'amour pur avortent, où le ciel muet et noir se ferme devant toi, où ton âme est pareille à un désert sans oasis, à un jardin que n'arroseront plus jamais les eaux vives de la Grâce ? Hélas, oui ! Je connais cette nuit obscure. J'en souffre bien souvent ; pourtant je l'accepte, je la veux comme une punition des péchés que tu me fais commettre. Mais lorsque la Grâce t'illumine de nouveau, les joies qu'elle t'apporte ne sont-elles pas d'autant plus suaves que tes souffrances, pendant cette nuit obscure, ont été plus violentes ? Dans sa mansuétude infinie, Dieu m'accorde en effet de grandes joies en récompense de l'humilité avec laquelle je me soumets à ses desseins… Trop grandes même, car je ne mérite pas tant de munificence. Donc, d'une part, lorsque tu as subi l'assaut des désirs charnels et que tu les as vaincus, tu connais un bonheur inouï. D'autre part, quand tu as supporté avec résignation les éclipses de la Grâce, ses retours te sont tellement délicieux que tu ne crois pas avoir rien fait de suffisant pour les mériter… Mais n'as-tu pas besoin d'une tension constante de ta volonté pour ne pas t'égarer parmi ces mouvements incessants de ton âme et pour discerner des incitations divines celles que tu juges diaboliques ? J'ai besoin de toute ma volonté ; et c'est un combat perpétuel entre ma chair et mon âme. Mais où serait le mérite s'il n'y avait lutte ? Nulle part, nulle part, bon Ermite ! — Tu as raison, il n'y aurait aucun mérite à exercer ta volonté si cette lutte n'avait pour résultat de te faire avancer dans la voie choisie par toi… Cependant, dans ce cas, tu ne dois pas maudire la nature ; elle t'est bonne puisqu'elle te fournit les moyens de mortifier ta chair et de progresser selon l'esprit. Tu dois même l'aimer. Je la hais ! — Toutes ces formes grouillantes qui m'entourent, toutes ces sollicitations charnelles qui m'obsèdent me retardent. Elles reculent le moment où, détaché de tout, ayant pour jamais imposé silence à mon corps immonde, je deviendrai aveugle et sourd aux tentations, où je vivrai ravi au sein même de Dieu. Qu'il vienne ce jour, que, délivré de mes sens, je ne sois plus qu'une lampe d'adoration dont la flamme montera se confondre avec la Lumière incréée. Et qu'elle vienne ensuite la bonne mort qui me fera naître à la vie éternelle ! Tu es bien selon toi-même ! Tu chéris la mort et tu aspires, en l'attendant, à l'existence végétative de l'idiot que rien n'émeut hormis l'hallucination qui le mène. Glorieux idéal, — mais, excuse-moi, maintenant que nous raisonnons, ne le trouves-tu pas un peu imbécile ? Je veux être imbécile selon le monde. Et je ne veux pas raisonner. C'est une ambition comme une autre… Cependant permets-moi de te demander si, agissant de la sorte, tu es bien sûr de remplir ta fonction humaine. Tu manques de solidarité. Il y a beaucoup d'égoïsme dans ton renoncement, car enfin tu te désintéresses de tes frères moins parfaits que toi. Loin d'eux, je prie pour eux. Et que puis-je faire de plus ? En priant, je compense leurs blasphèmes et leurs iniquités ; j'apaise le courroux de Dieu. Je t'objecterai que si tant d'hommes ignorent ou méconnaissent ton Dieu, c'est bien parce qu'il l'a voulu, puisque, selon toi, rien n'arrive qu'il n'ait prévu. Dès lors comment seraient-ils responsables — eux qui n'ont pas demandé à vivre — de leurs actes à l'encontre d'une Providence qui les leur imposa en les créant ? Non seulement ils souffrent sans l'avoir mérité, mais encore tu souffres, toi aussi, pour compenser les révoltes que tant de misères injustes leur inspirent. — Voilà un Dieu singulièrement barbare ! Penses-tu que ton infernale logique m'ébranlera ? J'adore Dieu justement parce qu'il m'est incompréhensible. Si je le comprenais, il ne serait plus Dieu. J'obéis à ses décrets insondables sans les discuter, sachant que la raison est fragile et que seule la foi au mystère ne trompe pas. À la bonne heure ! Voilà de mes braves qui n'osent approfondir leur croyance et qui emploient leur volonté à ne plus vouloir ! Que m'importent tes railleries ? Je prie, et la prière, l'effusion dans l'infini me sauve du babil arrogant de la raison humaine. Ce monde dont tu m'apportes la pestilence, j'admire la bonté de Dieu qui en tolère les abominations. Certes, j'ai pitié de la folie des hommes, mais je suis heureux d'avoir compris l'inanité de leurs agitations. Et j'espère que mon renoncement me vaudra une place à la droite du Seigneur. C'est cela ! Pourvu que tu sois sauvé, les autres peuvent périr, n'est-ce pas ? Je n'ai rien dit de tel ! Si fait, puisque tes pratiques, tu l'avoues, ont pour but de t'assurer, avant tout, une place en paradis. Mon Dieu ! Mon Dieu ! quels tourments cette voix me fait éprouver… Elle est un fer rouge qui me brûle le cœur. Ne se taira-t-elle pas ? Mais non, non ! ne te tais pas. Fais-moi sentir encore davantage ma faiblesse et mon imperfection… Je vous rends grâces, ô mon Dieu, pour cette épreuve. Regarde, écoute cette forêt. Est-ce en vain que les arbres étalent la magnificence de leurs frondaisons ? Est-ce en vain que cette source soupire ? Est-ce en vain que les chèvrefeuilles embaument ? Entends-tu bramer les biches amoureuses ? Le vent qui palpite comme un cœur ne te semble-t-il pas rythmer le poème de la terre ? Mais non, tu n'entends rien, tu ne vois rien. Ah ! pauvre homme, tu es bien à plaindre. Je suis à envier : je souffre et j'aime ma souffrance. (Les branches des arbres s'agitent et bruissent harmonieusement. Le soleil reparaît plus oblique et crible la clairière de longues flèches d'or vibrant. Les fleurs se balancent semant des parfums. Et des roucoulements de tourterelles descendent, avec une neige de plumes, de la cime des bouleaux et des trembles. Maître Phantasm se lève en sursaut.) Qui parle d'aimer la souffrance ? — Pendant mon sommeil, j'ai ouï une voix aigre maudire la nature. Elle me troublait si étrangement que je me suis réveillé. Cet ermite te vaut le désagrément dont tu te plains. J'avoue qu'une aussi molle sieste d'après-midi méritait un meilleur réveil. Il est délicieux de dormir sous les arbres, le front caressé par les fleurs sauvages et par la brise tiède qui sent bon les framboises. Mais il est ennuyeux d'être tiré de ses rêves par un vieillard discordant. Gageons que celui-ci va t'affirmer qu'il eût été plus méritoire de ne pas dormir, — justement parce que tu avais sommeil. Tais-toi. Écarte-toi. Laisse-moi lui parler. Songes-tu à réfuter sa doctrine ? Non. Je veux seulement, pour la gloire de toute cette nature, rétablir l'harmonie qu'il a rompue. (Maître Phantasm s'approche de l'Ermite en prière. Grymalkin riant et hochant la tête s'éloigne le long du ruisseau. — Il étend la main, cueille des poignées de soleil et les éparpille sur l'eau. Les flots se teignent de feu, de pourpre et d'argent. De grandes moires violettes luisent et se froissent. Des aigrettes bleues et vertes pétillent à la crête des vagules parmi l'écume orangée. On dirait qu'un grand arc-en-ciel tremble, épanoui sur le sol.) Pourquoi te torturer comme tu le fais ? Pourquoi commettre ce crime d'émonder tes sens ? Pourquoi ne respectes-tu pas ton être ? Ne comprends-tu pas combien tu es lâche en rejetant la vie ? — Tendu vers l'extase dans le vide, épris d'un rêve hors nature, tu foules aux pieds les fortes roses de l'orgueil pour t'éperdre au délire vaniteux d'une perfection où l'idée seule aurait part. Ton triste corps a beau se débattre, tes organes nourris d'un sang appauvri ont beau te demander grâce, tu prends les soubresauts de la fièvre qui te mine pour des élans d'amour vers l'inconnaissable. La nature outragée se venge en déformant tout ce que tu touches et tout ce que tu regardes. Et tu subis ce tourment que l'univers splendide t'apparaît hideux. Tu aimes la souffrance, dis-tu ? La souffrance n'est belle que vaincue. La souffrance, c'est un troupeau de lions affamés qui nous assiège. Quiconque ne s'efforce de la réduire, quiconque ne la hait ne s'élèvera jamais au-dessus de lui-même. Il rampera, barbouillé de la fange de ses larmes, parmi les scrupules et les lamentations. Et, cependant, les forts, les créateurs de la grande race future, levant, contre ceux de l'ennui, contre ceux de la grâce, contre ceux de la mort, un étendard de soleil, leur broieront la nuque sous leurs talons et les jetteront dans l'auge des pourceaux. Tu ne veux pas vivre, tu craches sur la beauté des formes… Eh bien ! la terre que tu méprises a honte de toi. Vienne le jour de la transformation, tu ne seras ni le chêne sonore offrant aux caresses des brises la lyre de ses feuilles, ni la vigne luxuriante dont les grappes éclatent gonflées de sève et de lumière. Tu ne seras pas même le limon fécondant que charrient les fleuves. Tu seras ce caillou des routes que le voyageur chasse d'un pied dédaigneux. (Le soleil descendu à l'horizon éclabousse la clairière de son sang d'or. La forêt frémit lentement tout entière. Grymalkin, revenu, entre dans la grotte et en ressort aussitôt tenant une tête de mort qu'il jette dans le ruisseau. — La tête s'engloutit parmi de grands cercles de feu vert et rose. — L'Ermite se dresse ; il élève ses mains au-dessus de sa tête et sanglote.) Que je sois la poussière où marqueront les pas du Seigneur, et que ceux de l'orgueil soient vaincus. Ah ! cher vieillard, tu ignores donc que les forces s'équilibrent. Ta malédiction rencontre celle de Maître Phantasm, — et s'annihile… Vainqueur ? Vaincus ? Fadaises que tout cela. Il me donne froid !… S'il avait raison pourtant ?… Tu sais très bien qu'il ne peut pas avoir raison. Mais l'effluve de sa folie irradié autour de lui te gagne peut-être, car tu n'es pas encore suffisamment sûr de toi même… Allons plus loin. Oui, allons plus loin, — vers le soleil… à la vie. Vive la mort ! **** *book_ *id_body-3 *date_1898 III. Le Poète La nuit étoilée règne sur la campagne lasse où bruissent doucement les moissons mûres. Les vergers palpitent un peu aux souffles d'une brise tout embaumée de jasmins. Les villages reposent. Bras-dessus, bras-dessous, Maître Phantasm et le poète René vont et viennent, à pas lents, dans l'avenue de chênes séculaires. Ils parlent à mi-voix ; leurs gestes sont calmes et des reflets d'astres tremblent dans leurs yeux, tandis que la brume transparente qui monte de la plaine endormie les enveloppe d'une atmosphère de silence et de sérénité. L'ombre est tiède comme une haleine d'enfant. Les branches des arbres s'inclinent vers leurs faces en une cadence fraternelle. Et, pour les ravir, le cantique de l'été chante aux sources. Assis sur un banc, au bord de l'avenue, Grymalkin goûte la nuit et les dires des deux poètes. Et il se garde bien de prononcer un seul mot. Avant de les fuir définitivement, je leur dis à tous ces sonneurs de rythmes rebattus et à tous ceux-là qui appellent à grands cris la nature sans s'apercevoir qu'elle leur creva les yeux parce qu'ils la découvrirent trop tard pour leur jeunesse étiolée, je leur dis : « Quand cesserez-vous d'aller en troupe, moutons hargneux qui vous mordez les uns les autres ? Quand apprendrez-vous à croire en vous-mêmes selon notre terre, au lieu d'appeler à votre aide les Bons-Dieux qui flottent dans l'Inconnu ? Pendant combien de temps encore vous jalouserez-vous, vous déchirerez-vous, vous dénoncerez-vous pour la plus grande joie de votre Maître, — oui, votre Maître ! — le Médiocrate prépotent que vous feignez de mépriser et de qui, pourtant, vous mendiez avec angoisse un regard approbateur ?… Quand serez-vous sincères vis-à-vis de vous-mêmes ? Ah ! vous croyez qu'il suffit de s'écrier : « Le soleil est beau », ou, « les roses sentent bon », sans avoir jamais regardé le soleil ni respiré le parfum des roses ! Vous croyez qu'après avoir écrit, durant une demi-journée, dans un cabinet bien clos, aux rideaux tirés, sur la splendeur des feuillages d'automne, il n'y a plus qu'à poser sa plume et à changer de personnalité comme on change de chaussettes, — tout à l'heure « poètes inspirés » et maintenant « gens du monde » ! Vous vous gardez bien de conformer vos actes à vos pensées. Vous aimez à courtiser les marchands de notoriété qui vous guettent du seuil des boutiques où ils vendent à votre Patron des mensonges et des ordures. Ou bien, vous les gardiens des vieux rites, après avoir décrété le respect et la discipline, vous vous enfermez dans la Tour d'ivoire pour y récurer le clinquant de vos reliques. Et vous crachez sur la tête des passants, en grande haine de la vie énorme qui murmure et bouillonne autour de votre habitacle. Pour vous, les roucouleurs de romances pleurardes qui réclamez le grand air, le lait de ferme et le soir sous les arbres, vous courez vous épanouir aux rayons morts des lampes électriques, parmi l'odeur des ruisseaux de la ville et les relents qu'exhalent les jupons des putains nocturnes. — Foin de vous !… » M'étant ainsi soulagé, je me suis éloigné, poursuivi d'injures… Je hais grandement tous ces personnages. Bah ! il ne faut pas les haïr. — À quoi bon ? Moi, je les fréquentai jadis ; je vécus même parmi eux. Ce sont de pauvres hères plutôt souffrants qui ne savent pas s'adapter à la vie. Ils rêvent une chose et en veulent une autre. Leur nostalgie de la beauté se tourne en faiblesse, en prostitution aux inférieurs qui tentent de les attirer dans le cercle de l'enfer bourbeux où ils barbotent. Ils ont vaguement conscience de leur lâcheté, et c'est là ce qui les rend hargneux. Et puis, pour la plupart, déviés de leur véritable fonction, cérébraux par force, ils s'entêtent d'autant plus à versifier qu'ils sont moins doués pour cette tâche superbe… C'est un résultat de cette mascarade que le Médiocrate appelle : « Le progrès par la diffusion des lumières. » Quelques-uns de ces produits sont de bons élèves, ils refont honnêtement ce qu'on fit avant eux ou ils imitent, non sans un certain charme de virtuosité, les créateurs. Seuls, quatre ou cinq, réfractaires-nés, plus forts que l'ambiance hostile, goûtant les joies de la lutte contre la bêtise envieuse, ne ressemblent qu'à eux-mêmes. Ils ont à peu près tout le monde contre eux : leurs ennemis, hyènes qui les mordent, les outragent et les calomnient, et leurs amis, bons ours qui ne trouvent jamais assez de pavés à leur jeter à la figure. Ah ! il leur faut vivre en une étrange ménagerie ! Et ils n'entrent guère dans la gloire qu'après être entrés dans la mort… Mais aussi ceux-là ne sont pas à plaindre ; ceux-là n'ont pas cédé aux incitations de la Médiocratie ; et l'illusion que la vie leur offre à conquérir, plus lointaine que toute autre, leur assure le rêve le plus splendide que l'univers, résumé en eux, ait jamais rêvé de lui-même. Toutefois je ne sais s'ils ne feraient pas mieux de se tenir à l'écart. Ils dépensent beaucoup de volonté à résister aux attaques des inférieurs et cette volonté serait mieux employée, peut-être, à leur œuvre. Moins obsédés, ils produiraient davantage. La sagesse est là, je crois : éviter les occasions de trouble afin de vouer tout son effort à l'étude de la vie et à l'affirmation de sa beauté… C'est pourquoi tu as, sans doute, bien agi en fuyant la ville. La littérature n'est pas un pays bien attrayant à habiter. J'imagine que tu y souffris d'une aventure pareille à la mienne. Lorsqu'il m'arriva de me risquer parmi la gent-de-lettres, tout ce que je disais était pris immédiatement à contresens. Si j'avançais, par exemple, que « l'herbe est verte », aussitôt un chœur ironique ou furibond s'écriait : « Entendez-vous ? il prétend que l'herbe est bleue. » Je me suis souvent ébahi à cause d'un tel étrange phénomène. C'est bien cela ! Ajoute aussi l'acharnement que mettent « nos chers confrères » à rechercher en nous des mobiles compliqués pour s'expliquer nos dires les plus simples, les plus essentiellement simples. Comme ils ne découvrent pas ces mobiles, — et pour cause, — ils s'inventent une conception de notre personnalité tout à fait baroque Et, de là, cent sottes légendes. Leur aberration provient de ce fait qu'ils sont, comme tu l'as bien remarqué, devenus aveugles à la vie. Non seulement les leçons des rhéteurs qui nient la réalité du monde sensible leur déformèrent l'intellect, mais encore il se sont tellement desséchés sur les livres, qu'ils ne peuvent plus percevoir les choses et les êtres qu'à travers une épaisse couche d'abstraction qui complique et surcharge les apports de leurs sens. Il en résulte que, ne vibrant jamais à l'unisson d'autrui, mal sûrs d'entendre congrûment même ceux qui partagent leur folie, ils vantent la volupté du mystère. Mais leur mystère, ce n'est pas le point d'interrogation formidable, le sphinx que la vie nous oppose à tous les tournants de notre route vers la beauté, pour que nous combattions et que nous soyons vainqueurs, c'est l'empire des brouillards créé en eux seuls par une volonté atrophiée. Cette volonté, loin de s'irradier au dehors, se tasse sur elle-même, pourrit et dégage, à force de mornes analyses, les ferments qui les rendent hostiles à la simple expansion de notre être. Puis la crainte qu'ils ont d'eux-mêmes, accrue par leur dédain de l'action, fait qu'ils détestent quiconque se prouve confiant en soi. En somme, l'art n'est plus pour eux qu'une sorte d'amusette destinée à leur faire oublier l'existence. Et c'est là que gît justement l'erreur mortelle qui les voue au néant. Ils repoussent cette notion vitale : l'art n'est pas un absolu se suffisant à soi-même hormis toutes contingences. Il est un des modes d'expression de notre espèce au même titre que la science par exemple. Comme elle, il dépend de toutes les forces, — extérieures à nous, — qui nous déterminent vers un idéal de bien-être et de beauté, idéal tenté par cent voies, toujours changeant, jamais atteint. Ils ne comprennent pas cela. Ou s'ils le comprennent, ils se lamentent, demandant : « Pourquoi se donner tant de peine ? » Au lieu de vouloir ce qu'ils ne peuvent empêcher : le mouvement selon le rythme de la vie, au lieu d'admettre que manger un beau fruit, aimer une belle femme, écrire un beau vers sont des fonctions équivalentes et que, par conséquent, cultiver l'arbre de ce fruit, parer cette femme, accueillir les sensations droites d'où naîtra ce vers sont des actes également glorieux, ils préfèrent jouer à l'idole dédaigneuse et stérile que l'humanité importune. Eh ! tant pis pour eux. Notre force, c'est de produire toujours en vue d'exprimer toutes les joies et toutes les souffrances de l'espèce sans en méconnaître aucune, tous ses besoins, tous ses désirs sans en rejeter aucun. Cela suffit pour nous assurer une bonne conscience et nous rendre encore plus forts. Quant à ces faibles et à ces déviés, j'espère bien que tu ne vas pas t'apitoyer sur eux ? Non. Ce serait, en effet, de la charité mal placée, car je méprise les faibles. J'ai voulu seulement te faire saisir qu'à une époque où l'individu capable de beauté se heurte à la coalition des filous, des imbéciles et des avortons, — ce qui est toute la Démocratie, — la logique de la vie veut que seuls résistent et se développent, par la lutte même, ceux qui combattent l'ambiance misérable et la disloquent plutôt que de prendre des airs de victimes sacrifiées pour l'Art pur comme le font les énervés, les éclopés et les aveugles dont nous parlions tout à l'heure — à savoir un trop grand nombre des poètes actuels. Laissons-les ! Ils sont les dupes de leur mélancolie trouble. Oublions-les pour savourer un peu cette belle nuit dont je suis amoureux… Entends-tu les arbres rêver tout bas dans l'ombre ?… Pareil à un ange fatigué, le vent se repose dans l'or éteint des moissons. Parmi l'herbe onduleuse, des fleurs luisent comme les astres là-haut. La grande nuit nous adule et nous revêt de sombre splendeur. Qu'il fait bon vivre, ami ! La nuit pleine d'étoiles ! Il ne sera jamais un poète celui que ces simples mots prononcés ne font point tressaillir jusqu'au plus profond de son être… La nuit pleine d'étoiles !… Il me semble chuchoter une prière à l'oreille du Grand Pan. Mon cœur se gonfle ; des vagues harmonieuses se soulèvent en moi — j'entends vibrer les mondes. Et le rythme universel me pénètre de son souffle impérieux. Tu pleures, ami ? Ce sont des larmes de joie. — Ainsi, souvent, la beauté de la vie éclate en moi et veut être proférée. Et je chante, et mes vers jaillissent comme des jets d'eau radieux dans un parc en fête. C'est alors que je bénis mon destin. Qu'importe la bêtise humaine ? Qu'importent les croassements des serviles autour de mon rêve ? Qu'importent les heures d'inquiétude où je me cherche sans me trouver ? — Le don sacré de poésie m'auréole. Toute la sainte nature me raconte sa magnificence. Je chante, et les feuillages me répondent. Je chante, et les fontaines répètent mes strophes. Je chante, et les oiseaux font silence pour venir m'écouter. Moi aussi, moi aussi, je connais cette ivresse. Parfois, nonchalant, je m'accoude à la fenêtre. Mes regards errent, incurieux, sur la campagne. Il me semble que je la connais trop et qu'il me faudrait partir au pourchas d'autres horizons. J'hésite… je m'ennuie… Je suis presque sur le point de reprendre mon bâton de voyage et de redevenir l'aventurier des routes que je fus jadis. Mais soudain le soleil apparaît au bout de la prairie et couvre de gloire les fins peupliers qui palpitent au vent frais du matin. Alors, je frissonne à l'unisson et je m'imprègne de lumière. Le paysage coutumier me vaut une extase encore non ressentie et de nouveaux poèmes bouillonnent en moi, semblables à des fleuves d'Arcadie en fleur. N'est-elle pas douce notre existence ? Travailler, amener ses vers à la perfection, fixer sur le papier l'émotion qu'ils nous apportèrent afin que quelques-uns goûtent une joie pareille à la nôtre. Puis bêcher notre jardin, semer, dans le terreau propice, les graines d'espérance, garder des parasites les plantes nouvelle-nées, aider à leur développement et enfin, — enfin ! — provoquer par nos soins et notre tendresse le mystère splendide de la floraison. Ah ! le parfum des résédas après une tiède ondée de juin ! Et la cueillette des cerises qui scintillent, toutes rouges, parmi le feuillage sombre ? Et les sansonnets pillards qui guettent les paniers pleins de fruits ? Tu sais comme ils sont beaux les grands bœufs qui, attelés par couples, dignes sous l'aiguillon, passent dans la plaine, en traînant des charrettes criardes. Et puis s'étendre dans les gramens frémissants ; écouter le murmure de la prairie ; sommeiller, des heures, au bercement de la brise qui s'enfle, décroît, s'emparesse sous les arbres du verger. Marchons ! Allons plus loin… Égarons-nous dans l'ombre… Si tu veux, nous gravirons la colline des acacias. Tu verras comme elle est belle avec ses pentes de velours moussu. On croirait marcher sur une toison d'or. Et puis les acacias embaument : les grappes de leurs fleurs jaunes et blanches nous frôleront la tête, nous abandonneront des pétales… Et ce sera comme si nous avions des étoiles dans les cheveux. Je la connais ! Je la connais, la colline !… Écoute : nous nous assoirons au sommet, et, là, nous nous tiendrons bien tranquilles, sans rien dire, serrés l'un contre l'autre pour ne pas avoir froid. Nous entendrons la rosée crépiter parmi les feuilles. Les troncs des acacias craqueront doucement dans le silence… Et nous resterons ainsi jusqu'au petit jour. Nous verrons les astres pâlir. La terre revêtira son peignoir de brume pour prendre un bain de soleil levant. — Puis l'aube viendra : et ce sera la fête des roses de lumière dans le ciel, dans la campagne et dans notre cœur ! (Ils s'éloignent. L'écho de leurs pas s'éteint lentement dans l'ombre. Les chênes inclinés l'un vers l'autre se chuchotent des paroles d'allégresse et les sources chantent éperdument. Grymalkin se dresse, et, tout souriant, étend la main vers eux.) Admirables fous, fleurs errantes nées pour la joie humaine, allez, et que la route soit douce à vos pas. Afin que vos frères apprennent le culte de la beauté, afin qu'ils communient avec la nature, épandez autour de vous l'illusion magnifique qui vous possède. Et toi, Nuit maternelle, verse dans leur âme la splendeur de tes étoiles. **** *book_ *id_body-4 *date_1898 IV. Aventure de Grymalkin Étendu sur un canapé, Maître Phantasm fume en considérant le va-et-vient d'un rameau de rosier qui, taquiné par le vent, se détache du mur, à l'extérieur, et frappe, à petits coups, contre les carreaux de la fenêtre comme s'il voulait entrer dans la chambre. — La pluie tombe : ses fines aiguilles parallèles raient l'air gris. On entend chanter les gouttières. Et des roses s'effeuillent, une à une, sur la route boueuse. La chambre, où se diffusent, en nappes vaporeuses, les bouffées bleuâtres qu'essuffle Maître Phantasm, s'imprègne de nonchaloir et de quiétude. Tous reflets éteints, les meubles dorment. Grymalkin, la tête basse, les mains dans les poches, arpente, à pas sourds, le tapis. Quelle manie te tient donc ? — N'es-tu pas fatigué de t'agiter de la sorte ? — Assieds-toi plutôt près de moi et admire, à mon exemple, le rythme balancé de cette branche en fleurs qui semble implorer un asile. Ce temps pluvieux émeut en moi des souvenirs. Ils se lèvent à chaque pas que je fais. Ma pensée détendue, incapable, en ce moment, de s'assimiler des émotions nouvelles, remonte dans le passé, recherche sur les routes autrefois suivies l'emplacement des bâtisses où d'autres que toi l'épousèrent. À certains carrefours, je trouve des ruines et des fantômes. Mais il y a aussi, çà et la, de petits temples où une souriante statue d'Isis, se dresse toutes parée de couronnes votives… J'ai eu tant d'aventures ! Ah ! mon cher Diable, tu devrais bien m'en raconter quelques-unes. Et que deviendra, cependant, le rythme de la branche de rosier ? Oh ! je le possède : il est maintenant inscrit dans ma cervelle, — j'en ferai un vers… Tu peux parler, d'autant que je n'ai jamais eu l'idée, jusqu'à présent, de te demander quelle fut ton existence avant notre rencontre. Avant notre rencontre est un euphémisme. Tu pourrais dire plus justement : « Avant que je t'aie obligé à me servir. » En effet, comme tu ne l'ignores pas, une loi de nature me porte à ne résider qu'auprès de celui qui a su me déterminer, par son grand désir de se connaître soi-même, à participer au développement de sa personnalité. Moi, force errante de la terre, moi, le fils du souffle, du fluide et du feu, tant que je suis libre, je ne m'adresse qu'aux sensations de l'homme ; je l'incite à la lutte pour son bien-être immédiat, — j'agis avec lui comme à l'égard des autres animaux. Mais ceux de ton espèce que ce labeur, déjà méritoire, ne satisfait pas complètement, ceux qui aspirent à mettre leur existence intérieure en harmonie avec le mouvement des mondes, ceux qui découvrent enfin que toutes choses ont lieu de la même façon et pour les mêmes raisons sur le plan matériel, sur le plan moral et sur le plan intellectuel, ceux-là me forcent à devenir une part de leur être. Ayant conçu, grâce à moi, l'évolution organique, ils conçoivent l'évolution des sentiments et des idées. Je suis d'ailleurs content de ma servitude. Elle me permet d'amener de nouvelles recrues au groupe des Forts qui, vainqueurs de la Bête, dominateurs dès apparences, préparent l'espèce future où s'épanouira une conscience plus haute de la vie et, par conséquent, de la beauté. Quand tu m'as interpellé, je pensais aux individus que j'habitai avant toi. As-tu réussi avec tous ? Non pas : ceux chez qui j'échouai sont ces fantômes parmi des ruines dont je te parlais tout à l'heure. — Ils s'élevèrent bien jusqu'à la notion idéale de l'unité de vie. Mais ce n'est là qu'une première étape, — atteinte par l'amour, — de la volonté tendue vers sa réalisation totale. Une fois cet avantage acquis, il faut un nouvel effort de la volonté pour aboutir au maximum de conscience que comporte votre espèce. Le résultat est obtenu lorsque la volonté a établi en soi, par la lutte, l'équilibre des contraires dont se constituent ses rapports avec l'unité, — équilibre grâce auquel, déjà munie d'un idéal, la volonté arrive à se réaliser pratiquement par l'action. Dès lors, elle se prouve complète. Or beaucoup perdent pied quand il s'agit d'établir cet équilibre. Les plus forts seuls triomphent. Parmi les autres, quelques-uns demeurent aussi incapables de s'élever désormais que de retourner se perdre dans la foule à qui ses sensations suffisent pour être heureuse, à condition qu'elles se masquent de la duperie sentimentale. Ces déchets errent, en proie à leur conscience vacillante, dans les limbes de l'indécision… Tu te rappelles : Dante les rencontra lorsqu'il descendit aux enfers. — D'autres, il est vrai, dépassent le but. Tout à l'amour ou tout à la lutte, ils deviennent des sectaires. Mais ceux-là sont plus estimables parce que leur imparfaite volonté détermine un mouvement violent dont le grand nombre bénéficie par répercussion. Eh oui ! je comprends… Ton rôle n'est pas de modifier les individus à qui tu t'adonnes. Tu leur procures seulement le moyen de se développer dans le sens de leur propre nature, d'arriver, par le seul jeu de leur volonté, à la conscience intégrale de l'univers, — selon notre espèce. Parmi le conflit des forces^ tu exerces la sélection. Sachant que les volontés s'équivalent, tu stimules les volontaires. Tu rejettes ceux qui ne vont pas jusqu'au bout de leur volonté et tu favorises ceux qui l'exercent sans défaillance… Tu es bien, en effet, la force de la terre. — C'est beau ! C'est beau ! — Et le triomphe de cette beauté c'est qu'enfin toi, poète, toi le miroir des rythmes divergents, tu la comprennes. Car le poète est celui qui exprime l'univers selon son âme et qui l'exprime d'autant mieux qu'il en devine l'harmonie, — par un simple rameau de rosier qui se balance… Ô créateur inconscient où se résume parfois la conscience de Tout, je t'aime ! Donc, amuse-moi. Raconte-moi quelques-uns de ceux que tu habitas jadis afin que je puisse me comparer à eux. Voyez-vous l'orgueil ! — Tu voudrais bien que je te fasse un récit qui te permettrait de te glorifier au regard de tes prédécesseurs… Ne t'attends à rien de pareil. Je te conterai seulement une de mes expériences… Mais il sied, d'abord, que tu tiennes pour… évidente cette proposition : Tous les systèmes possibles trouvent dans l'observation de la nature de quoi justifier leurs axiomes. Je suis bien obligé d'admettre ta proposition, puisque l'expérience te donne raison, — puisque la vie est multiforme. Fiat ! — Après réflexion, je choisis, parmi mes sujets antérieurs à toi, quatre exemples. — Je te raconterai tout de suite le premier… il est mort. Quant aux trois autres, nous leur rendrons visite ensemble. Ils te manifesteront eux-mêmes la façon dont ils m'ont compris. Attends : je vais mettre un coussin sous ma tête et un autre sur mes pieds… Et, tout en admirant la pluie qui pétille en aigrettes d'argent parmi les mares qu'elle sema sur la route, tout en plaignant les roses qui s'effeuillent dans la boue, je t'écouterai. Un jour, Lucifer m'avait chargé de porter sa flamme à quelques sorciers littéraires qui, sur un boulevard de Paris, transmué pour la circonstance en val de Thessalie, s'efforçaient de ressusciter les aubes helléniques… Ô toi, Eschyle, et ton Prométhée percé d'un clou de diamant, au sommet du Caucase ? Ô toi, Sophocle, parmi les pâles oliviers de Colone où Œdipe se réfugia ? Ô toi, Euripide, et ton farouche Hippolyte ? Qu'en dites-vous ? Mais il ne s'agit pas de cela. — Et nous en avons vu bien d'autres. Donc je volais à travers l'atmosphère astrale, lorsque l'appel en détresse d'un jeune homme, tassé sur ses rognons, dans une mansarde triste, me força d'interrompre ma course. Naïvement, tout imprégné de philosophies, ne possédant plus aucune espèce de certitude, il réclamait le secours d'En-Haut. — Arrivant d'En-Bas, je m'offris à lui ; et il m'accepta avec allégresse. Mais c'est moi qui fus la dupe. Lui ayant entendu émettre quelques phrases intelligentes, je croyais qu'il me serait facile de le déterminer vers l'unité de conscience. Quelle erreur ! — Les inventions, — c'est-à-dire les trouvailles, — des philosophes l'avaient troublé à ce point qu'il n'était plus capable de s'établir une raison de vie. Il s'était d'abord promené dans les jardins de Kant. Mais l'antinomie entre la raison pure et la raison suffisante lui avait si bien matagrabolisé la cervelle qu'il prit en haine Kant lui-même… En vain, je lui racontai l'anecdote bien connue : Kant avait devant sa fenêtre un sapin dont le rythme, chaque fois qu'il levait les yeux, lui fournissait des arguments pour son système. Il arriva qu'on abattit le sapin… Et Kant fut longtemps avant de retrouver le fil de ses rédactions. Cependant mon jeune homme continuait à geindre. Pour le ravigourer, je lui conseillai Hegel. — Il se jeta dans Hegel, comme on se jette dans un puits : il ne trouva pas la vérité au fond. En effet, Les catégories, la construction des idées par thèse, antithèse et synthèse n'arrivaient pas à lui procurer une conviction. Il s'achoppait aux syllogismes. Or, rien de plus menteur qu'un syllogisme. J'avais beau essayer de faire comprendre à cet infortuné jeune homme que toutes les imaginations d'Hegel étaient relatives, trop impatient, rebuté par la complexité des phénomènes, éperdu à cause de l'intuition intellectuelle que Hegel prétendait lui fourrer dans l'esprit, il se raccrocha éperdument à une seule proposition. Dès lors, on le vit se promener dans la campagne à la recherche de graines sylvestres. Parce que Hegel a dit : « Il faut un syllogisme pour que l'arbre pousse », il disséquait les glands des chênes et les marrons des marronniers. Ne trouvant pas le syllogisme, il entrait en fureur et il jetait des cailloux dans les branches des arbres. Les arbres, plus sages que lui, ne ripostaient pas… Et même, selon le vent amical qui caressait leurs feuilles, ils tentaient de l'apaiser par d'harmonieux chuchotements. — Mais il n'entendait à rien… Moi, qui l'aimais à cause de cette grande souffrance vers la certitude, je lui proposai Darwin… C'est alors que sa folie se donna carrière ! Il éclatait de rire aux expériences du savant qui suspendait une patte de canard dans un aquarium d'eau de mer plein de fucus et d'animalcules et qui passait des heures à regarder cette patte, — ou qui chatouillait les pucerons du rosier avec un cheveu, — ou qui observait, pendant soixante-dix jours, la façon dont les abeilles construisent leurs rayons. En vain, je tâchais de lui faire comprendre combien était admirable la patience de Darwin à l'affût d'une loi naturelle, en vain j'essayais de l'intéresser à ce sublime espionnage de la vie : la science, lui grognait, déclarant abominable la réalité et réclamant l'absolu. Je l'ai laissé… Il erre aux limbes indécis. Et voilà l'un de mes fantômes. Mais dis donc : moi qui te donne tant de mal, je serai peut-être aussi un fantôme ? Non ! — Tu as compris que la beauté de la vie se double d'ironie contre les faibles. Tu sais, toi, que quiconque n'est pas lui-même, que quiconque ne cherche pas sa propre vérité par sa seule expérience, malgré l'éducation, les idoles et les écoles, devient le jouet de ses sensations. Il faut donc d'abord vaincre l'éducation qui est une résultante d'atavisme chez vos progéniteurs, vaincre ensuite le milieu qui est la réalisation des satisfaits du moment. Une fois ces chaînes brisées, il faut concevoir l'idéal par l'accord de la lutte et de l'amour. Mais que suis-je alors ? Un phare à feu tournant qui reflète tour à tour la mer décevante des apparences et la nuit étoilée des essences. Tu es un poète : et l'expérience prouve que, malgré leurs contradictions, les poètes servent l'espèce en lui infusant la beauté. Et le résultat de tout cela, — dans l'infini ? Encore ?… Tu es trop curieux. **** *book_ *id_body-5 *date_1898 V. Le Révolutionnaire Où sommes-nous ? Dans l'arrière-boutique des syndicats dirigeants. C'est ici que, contre bulletins de vote, certains puisent de quoi distribuer aux bons citoyens des mélanges douteux, des idées châtrées, des outres pleines d'un vent fétide, des ustensiles vermoulus et des comptes d'apothicaire. Que d'objets hétéroclites ! Que de vessies gonflées et soigneusement rangées sur des rayons !… Mais voici des inscriptions au-dessous de toutes ces choses. Lis-les. Sainte démocratie. — Progrès. — Intégrité. — Développement pacifique et régulier des institutions. — Jeux constitutionnels. — Immortels principes. — Sollicitude éclairée. — Névrose, famine, alcoolisme, dépopulation, misère physiologique : mixture gênante et mal définie. — Bœufs gras. — Stock de discours lénitifs pour chef d'État. — Bouillons de culture patriotiques. — Essence de baïonnettes contre les humeurs peccantes du prolétariat. — Esprit de révolte. — Huile pour guillotines. — Recettes pour la culture intensive des fonctionnaires. — Brosses pour cirer les bottes de notre cher tsar. — Bons ottomans. — Nœuds coulants et menottes pour Hellènes. — Conversions maçonniques à l'usage du Pape. — Anathèmes ultramontains à l'usage des francs-maçons. — Première justice à l'égard des riches. — Seconde justice à l'égard des pauvres. — Chèques, lois, morale et commandites. — Protocoles, dévouements, applaudissements et mascarons pour cérémonies officielles. — Parades électorales. — Convictions à vendre et à revendre. — Assiettes au beurre. — Poêles sans queue. — Queues sans poêles. — Notables chefs de partis. — Manteaux troués de la Dictature. — Astringents, budgétaires contre le déficit… Il y en a trop : j'y renonce. Bah ! tu n'as pas tout lu. Regarde plus loin. Je veux bien, d'autant que j'ignore pourquoi tu m'as amené ici. (Il lit :) Ignifuges contre les questions brûlantes. — Appareils à faire l'opinion. — Gloire aux vaincus ! — Encouragements aux arts domestiques. — Palmes, palmipèdes, triple extrait de légion d'honneur pour gens raisonnables, éminences académiques, tréteaux israélites pour littérature byzantine. — Banquets, génuflexions, grimaces variées. — Subventions à l'industrie nationale et à ses preux chevaliers. — Titres de rente à échanger contre des titres de noblesse. — Réciproquement. — Plumes noires et plumes blanches pour généraux. — Concessions de monopoles élastiques pour financiers. — Concessions à perpétuité pour meurt-de-faim. — Sénateurs pudiques. — Peaux de Malgaches tannées. — Pantoufles commémoratives pour le Chef de l'État… Maintenant, voici une barrique tricolore que blasonne une tête de juif sur champ d'écus. Elle porte cette inscription en exergue : Liberté, Égalité, Fraternité… Mais attends un peu : au-dessous de cette devise, quelqu'un a écrit une phrase qui luit comme le phosphore dans l'ombre. La voici : Vin à la fuchsine et aux sels de plomb : Finis Galliæ. Qui donc a bien pu tracer ces mots ? Grymalkin siffle. La porte vitrée qui donne sur la boutique des syndicats importants s'ouvre. Entre Jacques le révolutionnaire. Grymalkin lui désigne Maître Phantasm et va s'asseoir dans un coin. C'est moi. C'est vous ? — Alors vous saurez peut-être m'expliquer le sens de cet étrange capharnaüm et me dire pourquoi il exhale une odeur aussi nauséabonde. Ici se préparent les ingrédients au moyen desquels nos maîtres se créent des sujets obéissants. Sans doute le local sent mauvais, mais c'est de tout le fumier qu'il contient que naît cette fleur singulière : le règne de l'Argent par la sottise humaine. Admirable sujet de tableau pour un peintre inspiré, n'est-ce pas ? Je comprends… Toutefois je ne devine pas encore pourquoi Grymalkin me conduisit en ce lieu. Je n'ai, me semble-t-il, rien à y apprendre. Je t'ai dit, l'autre jour, que nous rendrions visite aux individus chez qui j'ai réussi. Celui-ci en est un. Interroge-le. Ah ! vous êtes… Je crois être un homme qui se rend compte de lui-même. J'ai retrouvé en moi les rythmes faussés selon lesquels notre race court à sa destruction. Je les ai redressés, non sans souffrir beaucoup, puis, j'ai regardé autour de moi : le monde m'est apparu plein de ténèbres. J'étais comme un voyageur égaré sur une route fangeuse parmi des édifices croulants et des spectres hagards. J'appelai, — nul ne répondit. Comme je portais dans mes yeux la lumière maudite de la science, la plupart de ceux que je croisais s'écartaient de moi avec effroi. D'autres s'approchaient, me lançaient des regards haineux et faisaient le geste de me lapider. Je les écartais facilement ; je n'avais qu'à prononcer ces mots : « Je sais », ils s'enfuyaient éperdus. Alors, devinant, d'après mes anciennes souffrances, quel destin farouche les maintenait ignares et malheureux dans l'ombre et les poussait à me détester et à me craindre, je me réjouis d'avoir fait le désert autour de moi ; plein d'orgueil, je me glorifiai de ma solitude. Tu avais raison… « L'homme le plus libre est celui qui est le plus seul », a dit un Fort. Il n'est pas bon que l'homme soit seul. Quiconque se croit assez robuste pour vivre sans attaches avec autrui, quiconque s'imagine trouver en soi-même exclusivement la force nécessaire à son triomphe sur les fatalités naturelles se leurre, car la lutte et l'amour en dehors de soi sont exigés par la vie afin que l'individu se développe en beauté à son propre bénéfice et au bénéfice de l'espèce. L'homme tout seul est stérile parce qu'il oublie cette loi primordiale, parce qu'il néglige, de propos délibéré, l'emploi d'une part de son énergie. Mais s'irradier au dehors, s'occuper d'autrui, l'appeler, n'est-ce pas s'exposer, comme tu le constatais tout à l'heure, à la méconnaissance et à l'outrage ? C'est la lutte. — Chaque fois qu'on te méconnaît, chaque fois qu'on t'outrage, si tu n'es pas un faible, tu t'instruis par les blessures reçues ; et l'expérience acquise de la sorte te vaut une énergie nouvelle pour l'affirmation de la vérité que tu portes en toi, Si tu détestais ceux que ta science de la vie offusqua, si, sous prétexte qu'ils ne t'ont pas compris de prime abord, tu te contentais de leur rendre coup pour coup, tu resterais inférieur — à leur niveau. Le grand nombre n'aime pas à être troublé dans ses habitudes, celles-ci lui fussent-elles néfastes ; il regimbe contre tout effort vers le changement. Or, pour déterminer à l'évolution ceux qui, parmi la masse, sont susceptibles de se modifier et par suite de modifier le milieu, l'amour t'est nécessaire, — l'amour c'est-à-dire, la conscience des rapports désirables entre individus de la même espèce. Par cette conscience, tu apprendras que toute beauté affirmée à la face de tes semblables, tant faible soit le premier résultat obtenu, devient féconde, varie chez autrui et revient à toi chargée de qualités nouvelles. Ainsi, ayant servi l'espèce, tu t'augmentes et tu montes plus haut. Explique-moi maintenant pourquoi tu agis contre les détenteurs du pouvoir, pourquoi aussi je t'ai rencontré dans cette boutique où, d'après ton inscription sur la tonne, il n'y a que fraude, mensonge et catastrophes imminentes. Ma nature me pousse à combattre les dirigeants parce qu'ils sont laids, parce qu'ils sont l'expression de la médiocrité régnante et parce qu'ils n'usent que du mensonge le plus répugnant pour se maintenir. Notre race se noie dans l'égout, grâce à ces Maîtres à la fois si stupides qu'ils ne songent plus qu'aux intérêts de leur bas-ventre, et si rusés qu'ils ont su se réserver quelques bribes du cadavre dont les gratifièrent ceux de l'or. Ceux-ci, pourvu qu'ils gardent la plus grosse part, souffrent volontiers que les partis politiques, chacals et valets avides, détournent les viscères les plus purulents de cette charogne : la France. Pour moi, je me suis mis dans la tête de vérifier s'il n'y avait pas moyen d'écarter les bêtes fauves et de ressusciter le cadavre. Tu tiens donc à ta patrie ? Ce mot ne signifie plus grand-chose. Aimer exclusivement sa patrie, c'est éprouver les sentiments d'une carotte ou d'un navet à l'égard du coin de terre où ils ont prospéré. Mais je crois qu'il serait funeste au monde entier que notre race disparut anéantie par les autres, sans avoir réagi contre le système qui épuise sottement ses sèves. Bien que déchue aujourd'hui, elle a fourni jadis des éléments à la formation de l'idéal humain, — elle fut une force… Il ne faudrait pas que cette force sombrât dans l'ordure. J'aime toute la terre, et justement parce que je l'aime, il m'ennuie de voir périr, par inertie, ceux de ses enfants qui contribuèrent à penser sa beauté. Or si notre race en est venue à ce point d'indifférence imbécile et d'avachissement que rien ne semble plus l'émouvoir, qu'elle subit, comme un bétail passif, toutes leurs vilenies que les Voleurs des Banques et leurs Domestiques de Gouvernance lui infligent, c'est parce qu'elle a trop cru à la vertu du grand nombre. La plupart des hommes ne sont ni très bons, ni très méchants, ni très bêtes, ni très intelligents : ils sont médiocres en tout. Ils ont pour préoccupation à peu près unique de manger, de boire, de ne pas travailler et de forniquer le plus possible sans écouter les gêneurs qui essaient de leur rappeler qu'ils ont aussi un cerveau à cultiver. Ceux de la foule qui leur promettent la pâture et qui leur persuadent qu'étant le grand nombre ils sont infaillibles, trouvent seuls à se faire entendre en leur prêchant l'égalité, c'est-à-dire l'abaissement général sous un niveau commun. Cette doctrine est fort goûtée, car, étant égaux quant aux besoins matériels, les hommes s'imaginent facilement qu'ils sont égaux en intelligence. Dès lors la démocratie triomphe. Même crevant de faim, même dupé et s'en rendant presque compte, le grand nombre s'attache à la fiction de sa toute-puissance ; il hisse au pouvoir, pour le représenter, des médiocres à son image et il crée ainsi le milieu de bassesse où les malins s'engraissent parmi la sottise et le dépérissement de tous. Tel est le résultat obtenu en cent ans grâce au suffrage universel : une sélection à rebours qui livre la conduite de la race aux Moins-Pensants. Que fais-tu pour combattre cette dégénérescence ? Après expérience, je me suis aperçu qu'il était oiseux de tenter la rénovation du grand nombre tel qu'il est actuellement. Parmi les hommes de notre génération et des générations précédentes, on ne trouve guère que des Mous résignés à leur déchéance ou des Régressifs qui usent les restes de leur énergie à regretter les évolutions périmées. C'est en vain qu'on les stimule ; ils n'ont plus qu'un objectif : végéter sur leur propre substance ou quémander les grâces du Dieu qu'ils se sont créé : l'État. Comme l'empire romain jadis, notre groupement social se meurt à la fois de pléthore et d'anémie sous un lacis de fonctionnaires inféodés à quelques gros mangeurs qui absorbent la vie de la race. Toute initiative est abolie ; toute volonté d'action s'éteint, et bientôt rien ne resterait de nous que des sacs digestifs s'il n'y avait pas à compter sur l'infime minorité des révoltés que l'excès même du mal suscita. Ces fous, — au jugement de la masse, — et moi, nous nous efforçons d'éveiller chez les jeunes gens, les seuls qui soient encore capables d'un élan vers la beauté, une conscience nouvelle de la vie. Tout en sapant les murs de l'étable méphitique où les hommes croupissent, nous épandons, çà et là, la semence de révolte. Beaucoup de grains sont perdus, mais quelques-uns germent, lèvent et produisent la floraison qu'il faut pour qu'un rythme nouveau emporte l'espèce vers de splendides destins. Afin de les préparer ces destins, nous favorisons l'aptitude à varier, nous incitons les individus à se différencier les uns des autres, de telle sorte que, comptant chacun sur soi-même, conscients de l'intérêt collectif, ils remplissent, selon un maximum d'énergie, la fonction que leur assigne leur propre nature. Par ainsi nous élaborons le milieu sain où les causes de destruction et d'amollissement seront amoindries, où les déchets sociaux deviendront rares, où l'espèce pourra fournit à la sélection le plus grand nombre possible d'individus capables d'évoluer en vigueur vers un idéal encore plus haut. Quelle tentative merveilleuse ! — Mais aussi quel labeur ! Ne t'en effrayes-tu point parfois ? Rien ne m'effraye. — Confiant en moi-même, je marche les yeux fixés sur le but à atteindre. Je sais que mes frères de lutte et moi nous mourrons sans réaliser notre rêve, que, de mon vivant, j'aurai à subir tous les déboires : la haine des inactifs, l'envie des faibles „et les attaques des médiocres. Que m'importe ? La vie n'est belle que pour celui qui agit, soutenu par son idéal. Se soumettre, sans regrets et sans lamentations, au jeu formidable des forces qui déterminent l'univers, vouloir ce qu'elles nous imposent, détruire, sans remords, les cultes que nos pères nous ont légués, refréner la pitié à l'égard des avortons, regarder en avant et jamais en arrière, telles sont les règles qui nous valent de la joie et qui nous font une âme inaccessible au découragement et aux lâches conseils de la prudence. Et ces règles nous sont efficaces parce que nous les avons choisies nous-mêmes. Puis j'éprouve, sais-tu bien, une intense volupté à saper les fondations de l'ignoble bâtisse qui nous détient. Je ris quand les officiels et les dirigeants se retournent au bruit de ma pioche. Ils prêtent l'oreille, ils s'écrient : « Ce n'est rien… C'est une poutre qui craque. » Mais ils ne sont tout de même pas très rassurés et ils font tout pour étouffer ce bruit importun. Vainement d'ailleurs… Parfois, quand je suis las de mon travail souterrain, je fais un trou au mur de la cave où je me suis enseveli ; je me redresse ; je regarde du côté de l'aurore. Le soleil naissant m'enveloppe de ses rayons, une odeur d'éternelle santé me vient de la terre et je découvre au loin, parmi les rumeurs du vent robuste qui passa sur les cimes, l'avenir pareil à un grand jardin de roses rouges… Mais je t'en ai dit assez. Il faut que je me remette à ma besogne. Que fais-tu donc en ce moment ? Je suis le char triomphal qui porte les élus du grand nombre. Chaque fois qu'il s'arrête à quelque carrefour et que nos Maîtres haranguent leur troupeau, je siffle et je crie : « Mensonges ! Mensonges ! Mensonges ! » Mais l'on doit te maltraiter ! Je suis armé. — Gare à qui me touche : avant d'être frappé, je frapperais moi-même… Adieu. Il sort. — Des vapeurs troubles errent dans la boutique. Le profil de Juif, sur la tonne tricolore, grimace affreusement. Les écus d'or du blason se changent en rondelles de cuivre. Maître Phantasm et Grymalkin se regardent. C'est un homme ! Oui : c'est un homme libre. **** *book_ *id_body-6 *date_1898 VI. Parmi les Foudres Un ravin entre deux parois de roches convulsées. Des blocs granitiques, contre lesquels écume un ruisseau rageur, l'encombrent. Çà et là se dressent des sapins rigides. Nul souffle : l'atmosphère torride, où volètent péniblement des chauves-souris, pèse. Des nuages noirs encombrent le ciel nocturne. Au fond du ravin, vers l'orient, une route tortueuse, éclairée d'une lueur rougeâtre, escalade une montagne dont le sommet se perd dans l'ombre. — Grymalkin, portant une baguette de coudrier, et Maître Phantasm, enveloppé d'un manteau, surgissent entre deux blocs. Maître Phantasm s'assied sur une pierre moussue et s'éponge le front. J'étouffe ! Laisse-moi me reposer un instant. Soit… Mais ne nous attardons pas trop, car il faut que nous ayons gravi la montagne avant que l'orage éclate. Comme il fait lugubre ici ! Parle-moi !… Je crois que j'ai un peu peur. Tu as voulu pénétrer dans la région où les essences se font la guerre. Ne t'étonne donc pas si, dès le seuil, ton humanité souffre, si tous tes instincts animaux tentent de te ramener en arrière. Ici, tu dois oublier ta vie antérieure, faire le vide en toi, renier même tes désirs et tes affections. La volonté de voir doit seule tendre les forces de ton être… D'ailleurs tu n'as rien à craindre pourvu que tu restes à côté de moi. Le promets-tu ? C'est juré. Bien !… Maintenant, voici qui nous garantira. Étendant sa baguette, il trace autour d'eux un cercle qui luit comme un rais de lune dans l'ombre. Le tonnerre gronde sourdement au loin. Le son rauque d'un cor se fait entendre sur la route. On nous appelle ; viens. — Enveloppe-toi soigneusement dans ton manteau et n'en laisse pas flotter les pans. Ils gagnent la route et commencent à gravir la montagne en silence. Des flammes bleues voltigent autour du cercle lumineux qui les protège. Elles s'allongent, se rapetissent, se tordent. Une grêle musique d'harmonica rythme leur va-et-vient. Qu'est-ce que ces feux ? Pas grand-chose ; des mânes errants qui cherchent à se réincarner. Ils te convoitent mais, rassure-toi, ils ne peuvent t'atteindre. Comme cette musique est agréable à écouter ! Oui, oui : l'orchestre des salamandres se surpasse cette nuit. On veut nous faire honneur. — Marchons. Ils montent plus haut. Les flammes bleues restent en arrière et ricanent douloureusement. Ils entrent dans un petit bois de bouleaux où de jeunes femmes nues dansent en rond, au son d'un orgue qui joue le Dies iræ sur un mouvement de valse. Ho ! Hé ! Ho ! Voici le Prince des Fluides. Un pèlerin méfiant l'accompagne. Dansons ! — Les yeux du pèlerin sont clairs comme l'eau des sources. Je voudrais boire ses yeux. — Dansons ! Laisse-moi les embrasser : leurs lèvres sont si rouges ! Et ton serment ?… Reste près de moi : elles te dévoreraient… Es-tu donc tellement faible qu'il suffise d'une chair féminine rencontrée pour que tu retournes à l'instinct ?… Regarde un peu quel amant leur agrée. Un singe, érigeant un phallus énorme, dégringole d'un bouleau et saute au milieu de la ronde des femmes. Toutes se jettent sur lui, miaulent comme des chattes en folie et se frottent amoureusement contre son corps velu. L'orgue joue le Tantum ergo sur un mouvement de polka. Pouah ! c'est ignoble… Celles-ci, leur sexe impérieux les mène. Les phases de la lune règlent leurs passions. Quand la lune est nouvelle, elles choisissent un amant. Quand la lune est pleine, elles l'épuisent. Quand la lune décroît, elles le chassent. Leurs lèvres sont rouges du sang des cœurs broyés. Et c'est mon cousin Belphégor qui les possède. D'infimes diablesses, après tout !… Marchons. Ils montent encore. Le bois de bouleaux s'efface dans la brume rougeâtre qui s'étend, à présent, jusqu'à mi-hauteur de la montagne. — L'orage gronde plus proche. Qu'est-ce que ceci ? Je vois un plateau dénudé sur lequel maints jeunes hommes marchent de long en large sans se regarder les uns les autres. Ils portent des tuniques de flamme qui se collent à leurs membres et semblent les faire souffrir cruellement. Des couronnes d'orties leur ceignent le front. Écoute-les parler. Les jeunes hommes viennent au bord du plateau. Ils lèvent les bras et brandissent des sceptres d'épine sèche. Moi, je suis le maître des Verbes. — Prosternez-vous. Moi, je suis Jésus-Christ. — Prosternez-vous. Moi, je suis l'Univers. — Prosternez-vous. Grymalkin agite sa baguette. Les jeunes hommes se regardent, se précipitent les uns sur les autres et se déchirent en hurlant : « Voleur ! Plagiaire ! Menteur ! » Grymalkin fouette l'air. Ils aboient comme des chiens perdus et se dispersent dans le brouillard. Ce sont les fils chéris de Lucifer. Leur orgueil réjouit la géhenne. — Avançons. Ils montent encore. Des gloutons, grognant comme des porcs, plongeant leur tête dans des vases d'or débordants de victuailles, passent contre eux. Des avares aux yeux furtifs enfouissent fébrilement, en leur jetant des regards obliques, des monnaies et des pierres précieuses dans les fossés du chemin. Des hommes maigres, au teint jaune, marmottent des malédictions et tentent de les faire tomber dans des trous qu'ils creusent sans cesse. Des frénétiques, l'écume à la bouche, agitent des couteaux, vocifèrent des injures et se précipitent pour les frapper. Le cercle les arrête ; ils grincent des dents. Des vieillards pansus ronflent dans la poussière. Ils sanglotent en dormant. Et ce n'est qu'à force de coups de pied que Maître Phantasm parvient à les écarter. Grymalkin ne cesse d'agiter sa baguette ; peu à peu, tous ces fantômes se dissipent. Les gourmands trouvent du fiel au fond de leur auge. Et ils l'avalent et ils vomissent. — Les paresseux font des rêves terribles. Ceux de la colère se poignardent eux-mêmes. Les envieux, une vipère leur ronge le foie. Les trésors des avares se changent en cailloux… Bréchet, Poufiat, Marciot, Janicot et Judas les tiennent en leur puissance et les fouaillent. — En avant ! Montant toujours, ils arrivent enfin au sommet de la montagne. C'est une prairie étoilée de violettes, de coquelicots et de marguerites. Au centre s'élève une croix. Les pentes dévalent à pic tout autour de la prairie, de sorte qu'elle semble flotter sur un lac de ténèbres. Des nappes de clarté silencieuses illuminent les nuées qui couvrent le ciel. Un halo septicolore nimbe la croix au pied de laquelle l'Ermite est en prière. C'est toi, vieillard ? Écarte-toi : cette nuit, il faut nous céder la place. Laisse-moi, malheureux !… Tu sais bien que je vous défends. Si je partais, vous seriez anéantis. Tu crois cela, mon vieux ? Tiens : regarde… Il lève sa baguette vers le zénith. Aussitôt la foudre éclate. Un éclair en zigzag le frappe au front et un coup de tonnerre roule, tellement violent que la montagne tremble tout entière jusqu'à sa base. Maître Phantasm tombe à la renverse. L'Ermite se prosterne. Grymalkin chancelle, éternue et se redresse en riant plus fort. L'Autre s'est fâché… Toutefois, il n'y a pas de mal… Hé ! Maître Phantasm, debout ! Je t'assure que tu n'es pas foudroyé. Je n'ai pas de mal… non… Mais toi, tu empoisonnes le soufre. Bah ! ce n'est rien. Cueille quelques violettes ; respire-les ; et il n'y paraîtra plus. Viens, mon fils !… Prions ! Il faut te sauver : voici la croix. Laisse-moi donc tranquille !… Je veux voir. Bravo ! tu as vaincu la peur. — Aussi, tu verras… Quant à toi, l'Ermite, il n'est pas mauvais, après tout, que tu restes là… Mais d'abord, faisons place nette. Il arrache la croix et la jette dans l'abîme. Elle tourne sur elle-même, trace un arc-en-ciel qui strie l'ombre et disparaît parmi des croassements de corbeaux effarés et des hululements de chouettes. — L'orage éclate dans toute sa violence. Les éclairs et les coups de tonnerre se succèdent sans interruption. Le vent souffle en tempête. Il tombe une pluie mêlée de grêlons et de flammes. Légions des anges, protégez-nous ! Heu ! Heu ! Le vent me jette des poignées de grêle à la figure. Vraiment ? Vraiment ? Vous êtes mal à l'aise, tous les deux ?… Eh bien, j'éloignerai la tourmente… Fluides ! Fluides ! Voici votre roi. — Descendez plus bas bouleverser la terre. Que les moissons espoir du paysan, s'enflamment, que les trombes et les cyclones tournoient, que les maisons s'écroulent, que les hommes se cachent dans les caves et que les femmes en gésine avortent. De sa baguette, il décrit, dans l'air en feu, des signes vers les quatre horizons. Les nuées s'abaissent, les frôlent et glissent le long des flancs de la montagne. Sous eux, l'orage éclate avec une nouvelle fureur. Des arbres s'embrasent, pareils à des torches livides. Des bruits d'écroulements et des cris lamentables montent jusqu'à eux. — Mais, au-dessus de leur tête, apparaît le ciel étoilé. La Nuit pleine d'étoiles !… Notre Père qui êtes aux cieux… Tais-toi donc !… Ce n'est pas le moment… Là ! — maintenant que nous sommes tranquilles, je m'en vais vous faire voir, à tous les deux, quelque chose d'intéressant. Il s'approche du piédestal de la croix, étend la main au-dessus et prononce, tout bas, les versets du symbole de T — PH — N. Une grande flamme pâle s'élève qui s'élargit, envahit tout l'es pace et les enveloppe d'une atmosphère lumineuse, transparente comme de la gaze. Le ciel verdit, pareil à une émeraude fluide, et les étoiles semblent des gouttes de sang scintillantes. Grymalkin dresse sa baguette. Un feu follet danse à la pointe. Voyez-vous maintenant ? Des fantômes accourent de tous côtés… Ceux qui subirent l'iniquité, ceux qui moururent lentement de faim à la porte des Riches, ceux qui se révoltèrent contre leurs maîtres, ceux qui demandèrent compte de leurs souffrances, ceux qui vengèrent les Pauvres et qui portent dans leurs mains leur tête toute dégouttante d'un sang noir… Milliers et millions, depuis que l'humanité joue sa farce sinistre… Parmi cette foule inquiète, je distingue cinq hommes épuisés qui tombent à chaque pas qu'ils font. Leurs corps sont couverts de plaies saignantes, leurs jambes fléchissent, leurs yeux égarés vacillent. Ils râlent comme s'ils n'en pouvaient plus à force de souffrance… Ils s'arrêtent devant nous. Interroge-les. Qui êtes-vous, pauvres êtres ? Barcelone !… Barcelone !… La torture !… À boire, à manger !… Calmez-vous… Voici des fleurs de lotus dont le suc vous rendra des forces. Il étend la main. Il en neige des fleurs roses qui s'envolent vers eux et se posent sur leurs lèvres. Parle-leur encore. Apprenez-moi donc quel fut votre tourment, pauvres âmes ? Barcelone !… La procession défilait dans les rues. Le prêtre, sous son dais, portait le grand fétiche d'or et il l'agitait au-dessus de la foule à genoux en psalmodiant des incantations. Tous les nobles et les riches et les chefs des soldats le suivaient, et ils s'inclinaient chaque fois que le prêtre s'arrêtait pour bénir les croyants. Tout à coup, une bombe éclata qui tua au hasard, parmi le peuple et parmi les riches. Mais nous n'étions pas là, nous. — Et nous ne savions même pas qui avait jeté la bombe. Le lendemain, parce que nous défendions l'Idée de justice, les sbires vinrent nous arrêter. On nous enferma dans un cachot fangeux où on nous laissa quatre jours sans nourriture. Au bout de ce temps, on nous conduisit devant un chef de soldats qui nous ordonna, avec beaucoup d'injures, de nous reconnaître coupables. La privation d'aliments, les fers qui nous blessaient les bras et les jambes, la soif nous avaient donné la fièvre. Montrant une carafe d'eau sur son bureau, l'inquisiteur nous dit : « Ceux qui avoueront qu'ils ont jeté la bombe auront à boire. » Nous avions bien soif !… Mais comme nous n'avions rien fait, nous avons protesté de notre innocence. Alors on nous conduisit dans la chambre de tortures. Les bourreaux nous arrachèrent les ongles des pieds et des mains. Ils nous promenèrent des fers rouges sur le corps. Ils nous écrasèrent les testicules entre des pinces et ils nous fustigèrent avec des fouets munis de boules de plomb. Quand nous fûmes tout en sang, ils nous commandèrent encore d'avouer. Mais comme nous n'avions rien fait, nous avons protesté de notre innocence. Cependant nous avions très faim et très soif. Nous avons demandé qu'on nous donnât de quoi restaurer nos misérables corps brûlés et sanglants. Ils nous distribuèrent alors du poisson salé et ils refusèrent de nous donner à boire. — La soif nous dévorait la gorge. Et, dans le cachot, où l'on nous avait ramenés, nous buvions l'huile de la lampe et notre urine, et aussi le sang qui coulait de nos blessures. — Nous aurions défailli de désespoir si l'Idée qui nous soutenait ne nous avait donné la force de résister à tant de douleurs. — Et puis nous n'avions rien fait. Voyant notre constance, les bourreaux vinrent avec des barres de fer et ils nous ordonnèrent de marcher sans arrêt d'un mur à l'autre de notre cachot. Pendant huit jours et huit nuits, cela dura. Chaque fois que l'un de nous s'arrêtait, les bourreaux le frappaient de leurs barres. Notre sang éclaboussait les briques des murs, nos pieds sans ongles ne pouvaient plus nous porter. Et toujours ils nous disaient d'avouer, et toujours nous leurs répondions que nous étions innocents. — Mais nous souffrions tellement que nous les avons priés de nous achever. Alors ils se sont mis à rire et ils sont allés chercher des prêtres avec qui ils nous ont laissés seuls. — Ces prêtres ont pleuré en nous voyant dans cet état épouvantable. Ils nous ont donné du pain et de l'eau, et ils nous ont parlé de leur fétiche et de l'enfer, et ils nous ont dit qu'il fallait avouer notre crime. Nous leur avons répondu que nous étions innocents… Et qu'aurions-nous pu répondre d'autre ? Alors ils se sont retirés en prononçant des paroles de réprobation. Enfin, ne pouvant rien obtenir, ayant usé de la faim, de la soif, du fer, du feu et de la religion pour nous arracher un mensonge, les bourreaux nous ont amenés devant les juges. Au tribunal, nous avons raconté tout ce qu'on nous avait fait souffrir. Nous avons montré nos plaies, nos brûlures, nos mains et nos pieds sans ongles et nos testicules écrasés. C'était tellement horrible que les gendarmes qui nous gardaient se mirent à pleurer, nous enlevèrent les menottes et sortirent en criant : « Mort aux bourreaux ! » Un des juges, plutôt que de nous juger, se brûla la cervelle. Mais les autres juges nous commandèrent encore d'avouer. Et, comme nous leur répétions que nous étions innocents, ils nous condamnèrent à mort… Après la condamnation, on nous enferma dans une chapelle où les prêtres vinrent de nouveau nous trouver. On avait permis à nos femmes et à nos enfants de nous dire adieu. Ils nous exhortèrent à bien mourir, fermes dans notre conviction, et ils pleuraient. Cependant les prêtres les écartaient avec des reproches et des insultes et ils voulaient nous obliger à renier notre conscience et à faire amende honorable au Grand Fétiche. Comme nous refusions de les écouter, ils nous dirent qu'on jetterait nos cadavres à la voirie et que nos familles seraient chassées de la ville et tenues pour immondes. Mais nos femmes et nos enfants nous criaient : « Cela ne fait rien ! Ne cédez pas à ceux qui veulent vous voler votre conscience. » Voyant qu'ils n'obtiendraient rien de nous, les prêtres nous abandonnèrent. Alors nous avons pu nous embrasser et nous consoler les uns les autres, nous disant que l'Idée deviendrait plus forte par notre supplice… Le lendemain, on nous a fusillés et nous sommes morts en criant : « L'Idée triomphera ! » Justice !… Justice !… Justice !… Ils se précipitent dans l'ombre vers le bas de la montagne et ils disparaissent parmi les éclairs et les nuées flamboyantes. Qu'en penses-tu, vieillard ? Le Seigneur a dit : « Tu ne tueras point ! » Quoi ! morts ?… Tous morts ? Et la foudre n'est pas tombée ? Regarde. Alors les nuées en bas s'écartent. Maître Phantasm et l'Ermite découvrent un pays autour de la montagne. Ils voient d'abord un terre-plein contre les parapets d'une forteresse. Là, cinq hommes tombent sous les balles d'un peloton de soldats, tandis que des femmes pleurent et que des prêtres maudissent. C'est le matin d'un jour. — Puis ils voient une cité bruyante bâtie d'or et d'ordures. Et, au centre de cette ville, ils aperçoivent un édifice où, bénies par un homme se disant envoyé de Di eu, des femmes luxueuses vantent la Charité. Tout à coup l'édifice s'embrase et s'écroule. Et les femmes et leurs sourires et leurs joyaux sont réduits en cendres. — C'est le soir du même jour. — Il passe dans l'air comme un ouragan de sanglots. Les nuées se referment. — À l'orient du ciel, l'aube apparaît, blême et pareille à un visage de veuve. Alerte ! Voici le jour : déjà les coqs chantent de toutes parts dans la campagne. La rosée emperle les fleurs et les étoiles pâlissent… Toi, l'Ermite, va prier… va prier pour les tiens : ils ont encore bien des comptes à rendre. Et nous, retournons nous instruire selon la vie formidable et splendide. **** *book_ *id_body-7 *date_1898 VII. Tranquille Assis sous un berceau de chèvrefeuilles et de capucines, Tranquille contemple le coucher du soleil à travers les feuillages du verger qui borde son jardin. Quelques livres sont posés sur le banc à côté de lui. Son chien sommeille à ses pieds. Et la lumière d'or rouge qui vient de l'Occident l'enveloppe de gloire. Maître Phantasm entre. C'est toi, Maître Phantasm !… Sieds-toi, sieds-toi là… Je suis content de te voir, car il y a longtemps que tu ne m'as donné de tes nouvelles. Moi aussi, j'ai plaisir à te serrer la main et à respirer l'atmosphère de sérénité que tu t'es créée. Et Grymalkin, où est-il ? Vous n'avez pas eu de querelle ensemble, j'imagine ? Non, non : le bon Diable est toujours mon ami. Attentif et dévoué, il continue à me guider sur la route qui mène vers Isis. Il supporte patiemment mes sautes d'humeur et mes découragements et il ne cesse de sucrer pour moi le lait amer de la science. Mais un devoir impérieux l'appelait ailleurs, et, cependant qu'il allait secourir un des nôtres en détresse, il m'a engagé à venir te voir, étant sûr que je ne perdrais pas mon temps auprès de toi. Oui, il a charge d'âmes. Je m'étonne même qu'il puisse suffire à toutes les tâches qu'il s'est données. Moi, je ne m'en étonne plus : la force de la terre est en lui ; elle le pénètre et l'inspire. Il ignore la fatigue. Aussi, parmi les archanges qui secondent le Prince de la Nature, il est, peut-être, le plus actif. Tu as raison : l'humanité lui doit beaucoup. Si elle augmente constamment sa conscience d'elle-même à l'encontre des esclaves de l'Autre, c'est surtout grâce aux enseignements de Grymalkin. Un silence. — Le soleil a disparu ; de grandes barres de nuées mauves, vertes et roses magnifient le crépuscule. Le vent du soir naissant commence d'agiter les feuillages. Comme tu es bien ici ! — Je t'envie presque… En effet, je suis heureux. Les splendeurs de la vie universelle illuminent mon âme. La solitude me vaut une puissance de méditation qui me fait pénétrer bien des arcanes et qui féconde mes rêves pour de belles réalisations. La solitude, vois-tu, c'est la Grande Maîtresse des idées… Mais toi aussi, tu connaîtras ce bonheur quand tu auras parcouru tous les cycles de l'illusion. Quoique j'aime l'action, bien qu'il me plaise de lutter contre les fantômes qui obsèdent nos frères, il y a des moments où je voudrais, comme toi, vivre à l'écart parmi d'harmonieux paysages… Et cela, dès maintenant ! Mais moi, mes cheveux grisonnent déjà : le jour de la transformation approche où je rentrerai au Tout… Et puis, jadis, j'ai travaillé, souffert, agi chez les hommes, ainsi que tu le fais, — toi qui es jeune. Et même aujourd'hui, tu n'ignores pas que je chante encore parfois des vers pour réjouir le cœur de ceux qui aiment la beauté. Oui, tes vers !… Comment arrives-tu à les rendre si radieux et si pénétrants ? Parle-moi de ton art : cela me fera du bien après les terribles spectacles auxquels je dus assister récemment. Vois-tu ces arbres qui frémissent tout doucement aux caresses de la brise ? Leurs branchages s'élèvent et s'abaissent en cadence, leurs feuilles palpitent selon des rythmes identiques et il s'épanouit, de leurs cimes, dans la clarté du soir, une calme symphonie qui célèbre l'apparition des premières étoiles. Souvent, jusqu'à la nuit tombée, je les écoute, les arbres. Connaissant leur caractère, je distingue leurs voix diverses. Il y a le chuchotis frêle des peupliers, pareil au bruit d'une eau courante sur des cailloux, le murmure grave des vieux ormes, la gamme onduleuse des cytises et la rumeur un peu sourde des pommiers. Toutes ces harmonies entrent en moi, m'imprègnent et, le lendemain, après le sommeil qui ordonne les sensations, renaissent dans une strophe. Maintenant, regarde ces capucines. Les unes sont couleur de feu, les autres, d'or pâle avec cinq taches de sang, d'autres, enfin, de moire aventurine. Remarques-tu comme parmi le vert tendre de leurs feuilles, elles dessinent d'élégantes arabesques ? Je les admire longuement, puis je ferme les yeux. Alors leurs nuances se fondent en moi et descendent disposer tout au fond de mon âme un frais tapis où viennent se marier les correspondances qu'elles éveillèrent… Et voilà une nouvelle strophe prête à fleurir. C'est ainsi que, de tout le paysage qui m'entoure, je tire les éléments de la joie chantée par mes poèmes. Les saisons, l'une après l'autre, prennent part à cet hymne infini : l'odeur des lilas m'apporte des vers en mai ; la lune paisible dans le ciel clair des nuits d'été m'en procure également, et les pampres empourprés des fins d'octobre, et aussi la neige qui tombe lentement sur la plaine assoupie aux jours d'hiver. Mais, je te le répète, ce ne sont là que les éléments de l'œuvre : le splendide apport de l'Inconscient. Je me garde bien de les assembler pêle-mêle. Je fais un choix entre tant d'émotions et je n'élis, selon leurs affinités, que les plus significatives. — Ici la volonté intervient : il s'agit d'unir les images concordantes, qui se levèrent en moi à l'appel de la nature, du lien d'une pensée unique. Je fixe alors sur le papier l'ébauche de mon poème selon le rythme qui me paraît convenir à la sensation, au sentiment ou à l'idée que je veux évoquer chez autrui. Ensuite, je me repose un peu. Puis, je reprends cette ébauche, je corrige, j'élague, je retouche cent fois. J'arrête d'abord dans leurs lignes définitives la première strophe et la dernière. De la sorte, je pose les bornes entre lesquelles se développeront logiquement les strophes intermédiaires. Autant que possible, je tâche que le premier vers contienne implicitement le sujet et que le dernier le résume sur un mode essentiel. Les autres accumulent les images qui soulignent les différents aspects du poème. Quand ce travail de composition est achevé, je le laisse dormir pendant quelques jours ou même pendant quelques semaines. Puis, au bout de ce temps, je le reprends à nouveau, j'enlève les dernières scories… et l'œuvre, — fruit de ma patience — apparaît, grâce au sortilège de l'art, spontanée, pareille à une Anadyomène souriante, jaillie des flots pour le ravissement des êtres presque divins qui savent encore aimer la poésie. C'est bien là le Grand-Œuvre ! Amalgamer, transmuer toutes nos émotions selon la formule sacrée qui en fera le fluide solaire du rêve et l'essence de vie. — Ô bel alchimiste de la nature, ton art nous rend plus beaux et meilleurs !…. Mais dis-moi, quelles sont tes distractions quand tu es las de ton labeur ? À vrai dire, je travaille toujours. Si je laisse parfois reposer en moi la puissance lyrique, c'est pour m'instruire par l'étude des maîtres. Un livre à la main, je fais de longues courses dans la campagne. Tour à tour, je lis quelques lignes, puis, tout en les méditant, je regarde le paysage. Goûtant le charme de l'imprévu, je vais à peu près au hasard. Le soir venu, si je me sens fatigué ou si je me trouve trop loin de chez moi, je soupe et je couche à la première auberge rencontrée… Tiens ! je me souviens d'une promenade. — Un jour de l'été dernier, muni de l'Iliade, je gagnai une forêt de chênes et de sapins où je voulais étudier le cantique auguste des ramures sauvages. Pendant des heures, j'errai sous ces frondaisons séculaires ; j'y retrouvai, diffuse, l'âme de ma race. Tout tressaillant d'une émotion religieuse, je recueillis les conseils paternels des arbres. Lorsque le vent s'élevait et faisait vibrer la vaste lyre des feuilles, je frémissais comme à l'énoncé d'un oracle. Puis j'écoutais passer en moi le vers grondant et magnifique de notre Lucrèce : Circum se foliis ac frondibus involventes. À la nuit, je trouvai une clairière où se tassait un hameau de bûcherons. Ils m'accueillirent volontiers ; je pris part au repas de ces Simples, je causai quelque peu avec eux, puis je gagnai le lit aux draps rudes, parfumés d'une odeur de résine, qu'ils m'avaient cédé. Le lendemain, dès l'aurore, selon mon désir, on vint m'éveiller. Je bus un bol de lait, j'ouvris mes volets et je me remis au lit. Des jasmins et des haricots d'Espagne encadraient la croisée ouverte et balançaient contre l'azur du ciel leurs petites étoiles et leurs grappes rouges. Un rayon de soleil levant, où dansaient des atomes, se glissa dans la chambre, trempa d'or ma couverture aux ramages fabuleux. Tout autour de la maison, la forêt faisait une grande rumeur. J'ouvris l'Iliade et je me mis à relire le chant où Priam supplie Achille de lui rendre le corps de son fils. J'arrivai au discours du vieillard : « Souviens-toi de ton père, Achille, égal aux dieux. Il est du même âge que moi, sur le triste seuil de la vieillesse. Peut-être des peuples voisins l'assiègent et l'accablent, et il n'y a personne pour écarter de lui la guerre et la mort. Mais du moins, lorsqu'il entend dire que tu vis, il se réjouit dans son cœur, et, déplus, il espère tous les jours qu'il reverra son cher fils revenu de Troie… Quant à moi, je suis le plus malheureux des hommes ; car j'avais engendré des fils très braves, dans la vaste Troade, et pas un d'eux, bien sûr, ne me reste plus. J'en avais cinquante quand vinrent les fils des Achéens : dix-neuf m'étaient nés du même sein ; des esclaves m'avaient donné les autres dans mes palais. La plupart ont péri sous les coups du furieux Arès. Mais celui qui seul me restait, qui défendait la ville et nous-mêmes, voilà que tu viens de le tuer, comme il combattait pour son pays : Hector !… « C'est à cause de lui que je me suis approché des vaisseaux achéens, pour le racheter de toi. Et j'apporte une énorme rançon… Eh ! bien, respecte les dieux, Achille : aie pitié de moi, au souvenir de ton père. Je suis plus à plaindre que lui, car j'ai eu le courage de faire ce que n'a jamais fait aucun autre mortel : j'ai touché de ma bouche la main du meurtrier de mes enfants. « Il dit. Et Achille, songeant à son père, sent naître le besoin de pleurer. Il prend le vieillard par la main et il l'écarte doucement de lui. Tous deux se livrent à leurs souvenirs : Priam regrette le glorieux Hector et pleure abondamment, prosterné aux pieds d'Achille. Achille, à son tour, pleure sur son père, parfois aussi sur Patrocle. Et leurs gémissements remplissent les demeures. » Ayant lu, je levai les yeux. Je vis le ciel infini à travers les fleurs douces de la croisée ; j'entendis la grande forêt sangloter vers le soleil. — Et, moi aussi, je fondis en larmes… Hé ! Maître Phantasm, ce sont là des joies. Certes oui ! — Je les partage rien qu'à t'écouter. Assez parlé de moi. — À ton tour, raconte-moi un peu tes aventures. Non… plus tard… Je voudrais t'interroger encore… Mais quelles sont ces flammes qui montent là-bas dans l'ombre ? Tous deux regardent vers l'Orient. La nuit est venue à pas silencieux. Les arbres reposent. Les sureaux en fleurs et les foins coupés répandent dans l'air frais une odeur de miel et d'aromates. La lune se lève, à demi pleine, et trempe d'argent les lointains bleus. Un bûcher flambe au loin dans la plaine : on voit tourner autour une ronde de paysans et de paysannes qui chantent accompagnés par des violons aigrelets. C'est le feu de la Saint-Jean. — Ceux de la terre célèbrent le beau rite que nos pères les Celtes nous ont légué. Ils chantent et ils dansent à la gloire du soleil, seigneur des prairies et des moissons mûrissantes. Les gens du Crucifix ont tenté de détourner cette fête à leur profit. Mais en vain : c'est bien toujours le soleil qu'on adore ici. Ah ! cette musique là-bas me transporte… Et la nuit sent bon ; et la lune est tellement souriante ! La musique et la lune… oui ! — Te rappelles-tu cette scène du Marchand de Venise où le divin Shakespeare les évoqua ? Redis-la-moi, je te prie. Écoute, c'est Lorenzo qui parle : « Comme le clair de lune dort doucement sur ce banc ! Venons nous y asseoir et que les sons de la musique glissent jusqu'à nos oreilles. Le calme, le silence et la nuit conviennent aux accents de la suave harmonie. — Assieds-toi, Jessica. Vois comme le parquet du ciel est partout incrusté de disques d'or lumineux. De tous ces globes que tu contemples, il n'est pas jusqu'au plus petit qui, dans son mouvement, ne chante comme un ange, en perpétuel accord avec les chérubins aux jeunes yeux. Une harmonie pareille existe dans les âmes immortelles ; mais tant que cette argile périssable la couvre de son vêtement grossier, nous ne pouvons l'entendre. (Entrent les musiciens.) — Lorenzo : Allons ! éveillez Diane par un hymne. Que vos accords les plus suaves atteignent l'oreille de votre maîtresse : attirez-la chez elle par la musique. — Jessica : Je ne suis jamais gaie quand j'entends une musique douce. — Lorenzo : La raison en est que vos esprits sont absorbés. Remarquez seulement un troupeau sauvage et vagabond, une horde de jeunes poulains indomptés. Ils essayent des bonds effrénés, ils hennissent emportés par l'ardeur de leur sang. Mais que, par hasard, ils entendent le son d'une trompette ou que toute autre musique frappe leur oreille, vous les verrez soudain s'arrêter tous, leurs farouches regards changés en une peureuse extase, sous le doux charme de la musique. Aussi, les poètes ont feint qu'Orphée attirait les arbres, les pierres et les flots, parce qu'il n'est point d'être si brut, si dur, si furieux dont la musique ne change, pour un moment, la nature. L'homme qui n'a pas de musique en lui et qui n'est pas ému par le concert des sons harmonieux est propre aux trahisons, aux stratagèmes, aux rapines. Les mouvements de son âme sont mornes comme la nuit et ses affections sombres comme l'Érèbe. Défiez-vous d'un tel homme !… Écoutons la musique. » Il se tait. — Tous deux restent en extase. La nuit odorante et radieuse les enveloppe de songe. La musique et le bûcher s'éteignent peu à peu dans l'ombre. Alors ils se réveillent. Comme je t'aime, cher Tranquille ! Près de toi l'on apprend la beauté. Moi aussi je t'aime bien, car tu me rajeunis par ton enthousiasme vers tout ce qui est harmonieux. Précieuse vertu, cher ami, force qu'il me plaît de trouver toujours vivante en toi malgré les rires et les grognements envieux des impuissants et des égoïstes imbéciles que tu flagelles… Mais allons souper : ma femme doit nous attendre. **** *book_ *id_body-8 *date_1898 VIII. Intermède du Jeune Homme à la grosse tête C'est l'après-midi. Tous volets clos, Maître Phantasm, dans sa maison, sommeille étendu sur un divan, Au dehors, le soleil caniculaire embrase la route, les jardins et les vergers. Nul bruit, sauf celui que font au loin des moissonneurs aiguisant leurs faux et le grésillement des grillons dans l'herbe ardente. Tout à coup, la porte s'ouvre avec fracas. Grymalkin entre, poussant devant lui un maigre garçon au teint blême, aux membres pareils à des pattes de sauterelle. Ce personnage s'avance en voûtant ses épaules pointues, en balançant, au bout d'un col interminable, sa tête aussi grosse qu'une citrouille et en s'efforçant de maintenir dans l'orbite de son œil glauque un monocle réfractaire. Il salue d'un petit geste protecteur de la main et cherche du regard un siège où poser son ossature asymétrique. Réveillé en sursaut, Maître Phantasm le contemple et s'ébahit. Es-tu fou, Grymalkin ? Ou bien est-ce pour me procurer un cauchemar que tu m'amènes ce lémure ? Fi donc ! Accueille mieux tes hôtes… Cette Tête puissante, apprends-le, contient la synthèse des esthétiques et des littératures… Du moins elle l'affirme. Ah ! — Très bien… Tête, prenez un siège. Le Jeune Homme à la Grosse Tête s'assied en face du divan, pousse quelques hum ! hum ! préventifs, arrondit le bras gauche, lève l'index et ouvre une bouche en forme de doloire. Grymalkin, accroupi sur le plancher, se tient plus sérieux qu'un pape qui a violé son confesseur. Si cela ne vous faisait rien, je vous serais obligé de me dire votre nom ? Je m'appelle Norbert de Gloussat. Je me suis donné la mission d'établir un suprême code de lois auquel obéiront, s'ils sont Intellectuels, tous ceux qui pratiquent l'art des vers. J'ai, de plus, écrit un « traité de l'E muet considéré dans ses rapports avec les diphtongues et les autres voyelles ». Enfin je découvre aux profanes les splendeurs de Malbardé, le plus grand poète de l'époque, et je flétris ses adversaires pygméimorphes. Cela vous explique la grosseur de ma Tête, car, comme vous pouvez vous en assurer, je ne suis plus qu'un cerveau. Très bien ! Très bien ! — Je suis confus que vous ayez daigné vous déranger pour moi… Quoique indigne, oserai-je vous demander ce qui me vaut l'inappréciable honneur de votre visite ? La caste des Intellectuels, la Caste terrible dont le nom seul fait se soulever d'effroi, lorsqu'on le prononce, les plumes de ces chauves-souris : les gens du Réel… Pardon de vous interrompre. Vous dites : les plumes des ?… Des chauves-souris, Môssicur. J'entends. — Continuez, je vous prie. La caste des Intellectuels, dis-je, m'a délégué vers vous, afin que je vous invite à rentrer en vous-même. En effet, à diverses reprises, vous vous êtes permis, selon l'irrespect le plus déplorable, de bafouer les Maîtres que nous vénérons et les Dogmes que nous promulguons. Puis vous avez l'audace de penser avec indépendance, en dehors des règles de l'École, et de répandre votre pensée. Enfin vos vers témoignent d'une personnalité fâcheuse, outrancière et, si j'ose m'exprimer ainsi, insuffisamment symbolique. Je viens donc vous engager à vous amender. C'est l'instant… C'est le moment ! — Mais que m'adviendra-t-il si je ne fais pas amende honorable ? Par ma voix, la Caste fulminera contre vous l'excommunication majeure. Elle vous expulsera des temples du Symbole. Plus jamais elle ne daignera prononcer votre nom. Plus jamais elle ne l'inscrira sur les parchemins sacrés où elle consigne le résultat de ses Hautes Méditations. Vous serez le paria de l'Art pour l'Art. Et quiconque osera prendre votre défense subira le même châtiment. Lard pour lard, dites-vous ? S'agit-il d'un commerce de porcs ? Arrivez-vous de Chicago dans l'intention de réformer la poésie française ? Ô malheureux, rien ne pourra donc te tirer de ton aveuglement ? Laisse là tes jeux de mots détestables. — Écoute-moi !… L'art est un sacerdoce… Oui, ça sert d'os à moelle à quelques-uns. Ne comprends-tu pas qu'en trépignant, comme tu le fais, sur les choses les plus saintes, tu te prives de tout recours à notre indulgence ? — Tu acquiers, il est vrai, par là, et par tes abominables écrits, les suffrages des vils lecteurs, mais le mépris de la Caste t'écrasera. Et tu passeras à la postérité avec cette marque au front : « Il conspua ceux qui adorent l'Auguste Syllepse. » Et ce n'est pas tout : Mendès, lui-même, t'accablera de son dédain… Mendès ? Qu'est-ce que ce Mendès ? Une ville de l'ancienne Égypte où l'on adorait un crocodile. Notre illustre de Régnier… Qui ça de Régnier ? L'auteur du Manuel des Connaissances utiles. Taisez-vous insensés, profanateurs ! Rentrez dans la voie du devoir lyrique. Oubliez cette nature dont vous vantez à tort les bienfaits et qui vous souffle l'esprit de révolte… Je dis à tort, — oui, à tort ! Car vous vous imaginez en avoir pénétré les arcanes tandis que vos effusions à son égard sont non seulement con-ven-ti-onnelles, — comme le déclara si justement un de nos oracles, — mais encore anti-con-sti-tu-ti-onnelles, c'est-à-dire, c'est-à-dire attentatoires aux rites du Grand Art, c'est-à-dire… heu !… Bref, je vous ordonne de garder désormais le silence. Il tousse, crache de la pituite, éponge les gouttelettes de sueur qui constellent son vaste front, puis se croise les bras sur la poitrine en toisant Maître Phantasm. Mais il m'ennuie à la fin avec ses imprécations et ses injonctions ! Laisse-le donc jaboter. Il faut bien te rendre compte de l'effet que tu produisis sur les chevaliers du Symbole. Soit ! — (À Norbert de Gloussât.) Monsieur, je suis touché de l'intérêt que vous semblez me porter. Je voudrais, de tout mon cœur, vous satisfaire et ne plus me permettre aucune raillerie touchant les beaux principes et les incomparables écrivains que vous me vantez. Malheureusement un diable me possède qui me pousse à rire des sacro-saints mystères de l'art contemporain. C'est plus fort que moi… Toutefois, je n'ai pas de parti pris : et si vous vouliez bien appuyer d'un texte édifiant votre réprimande, peut-être viendrais-je à me repentir, — pourvu que ce texte puisse me renseigner définitivement sur les sublimités méconnues par moi. Un texte ? — J'ai là le plus récent poème de notre éponyme : le prodigieux grand prêtre Alfane Malbardé… (Sévère) Ce nom ne vous rappelle rien ? Attendez… Ah ! si : cela me rappelle un tortionnaire qui fit subir d'horribles tourments au génie de la langue. Vous l'entendez, puissances célestes !… Il ose parler du génie de la langue, — ce poncif suranné dont nous avons fait justice ! Allons : lisez votre papier. Un préambule est nécessaire. — En effet, il ne s'agit pas, dans ce poème, d'une suite d'idées pareilles à celles que de fâcheuses habitudes d'esprit nous obligèrent d'admirer chez les grands écrivains de notre race. Ici, la littérature s'assimile à la musique. Suivant l'expression du génial auteur que je vous impose en ce moment, « les blancs assument l'importance ». Ce sont les blancs, c'est-à-dire l'intervalle entre chaque mot et chaque membre de phrase, qui déterminent le sens. Dès lors toute ponctuation devient superflue ; la phrase principale pose le thème et, pour cette raison, elle est écrite en très gros caractères ; les propositions incidentes viennent s'y rattacher et, bien entendu, elles sont écrites en caractères plus petits d'après leur valeur. Je vais tâcher de vous faire saisir la chose par la déclamation. Marchez ! UN COUP DE DÉS JAMAIS !… Ne criez pas si fort, vous allez casser les vitres. Je pose le thème. Posez ! UN COUP DE DÉS JAMAIS(il baisse un peu la voix)quand bien même lancé dans des circonstances éternelles(un silence)du fond d'un naufrage soit(il baisse encore la voix)que l'abîme blanchi étale furieux sous une inclinaison plane désespérément d'aile la sienne par avance retombée d'un mal à dresser le vol et couvrant les jaillissements coupant au ras les bonds très à l'intérieur résume l'ombre enfouie dans la transparence par cette voile alternative jusqu'adapter à l'envergure sa béante profondeur en tant que la coque d'un bâtiment penché de l'un ou l'autre bord le maître hors d'anciens calculs où la manœuvre avec l'âge oubliée surgi inférant jadis il empoignait la barre de cette conflagration à ses pieds de l'horizon unanime que se prépare s'agite et mêle au poing qui l'étreindrait comme on menace un destin et les vents le nombre unique qui ne peut pas en être un autre esprit pour le lancer dans la tempête en reployer l'âpre division et passer fier hésite tout chenu cadavre par le bras écarté du secret qu'il détient plutôt que de jouer en maniaque… Assez ! Assez ! Quarante roues de moulin me tournent dans la tête. Vous m'avez arrêté sur la note sensible, misérable ! Taisez-vous, laissez-moi continuer. Il me semble être au bord d'une mare pleine de grenouilles coassantes. Comment ? Vous ne comprenez pas ? Absolument pas ! C'est parce que vous vous attachez au sens analytique au lieu de rechercher le sens psychologique… La grossièreté de votre intelligence vous empêche de vous élever jusqu'à la hauteur de ce divin poème. — Mais, coûte que coûte, vous l'entendrez tout entier. Je préfère en rester là. Vous voyez bien : vous ne voulez pas vous donner la peine de comprendre. Voilà qui suffit. Pour te tirer de ces… divagations, je m'en vais te faire faire connaissance avec la réalité. Il se change en abeille et, après avoir voltigé en zig-zag à travers la chambre, il vient se poser sur le nez du Jeune Homme à la Grosse Tête et il le pique. Aïe ! Aïe !… D'où vient ce coup d'épingle ? C'est Mélissa, une abeille de mes amies ; toute folle de s'être grisée de pollen dans un champ de trèfle incarnat, elle veut faire connaissance avec ton appendice nasal. — Elle te corrige de son dard… Mais sais-tu seulement ce que c'est qu'une abeille ? C'est… c'est… Parfaitement : c'est une bestiole qui a les pattes en forme de cuiller. L'abeille le pique derechef. Il fait quelques sauts, fouette l'air de ses bras ridicules et crie du haut de sa Grosse Tête, cependant que Maître Phantasm rit à gorge déployée. Quel guet-apens ! quelle trahison… Je suis chez le diable ! Au secours ! Maître Phantasm fait un signe : Mélissa s'envole. Puis il ouvre les volets au large. Splendide, le soleil étale une vague d'or vivant jusqu'au fond de la chambre. On entend chanter les moissonneurs. Les grillons les accompagnent en cadence. Et les roses du rosier qui encadre la fenêtre s'inclinent l'une vers l'autre et versent des parfums légers et se moquent du nez enflé de l'esthète. Regarde donc un peu dehors. — Mais as-tu jamais regardé la campagne ? Je ne sais pas : cela m'ennuie ; je voudrais expliquer, impliquer, analyser, gribouiller, bafouiller ?.. Non… ce n'est pas cela que je veux dire… je ne sais plus ce que je dis. — Je voudrais m'en aller. Tu aurais mieux fait de ne pas te risquer ici, pauvre bougre. Je ne te tourmenterai pas davantage. Va retrouver les tiens. Retourne chez les factices et apprends-leur que ni les menaces, ni les outrages, ni les mensonges, ni cette rage humiliée qu'ils appellent leur mépris n'empêcheront celui qui marche avec la vie de les rejeter aux ténèbres. — Disparais : le temps des fantômes est passé. Il ouvre la porte. Le Jeune Homme à la Grosse Tête s'enfuit sur la route poudroyante. Grymalkin reprend sa forme. Pourquoi m'avoir amené ce grotesque ? Eh ! il faut bien s'amuser quelquefois. Il t'a donné un spécimen du grand Art de l'époque. Mais qui est-il en somme ? Un citoyen de Cosmopolis. Et qu'est-ce que Cosmopolis ? J'ai bien peur que ce ne soit la tour de Babel. **** *book_ *id_body-9 *date_1898 IX. Démiourge L'entrée de l'Éden : une porte en bois vermoulu dont toute couleur a disparu sous la pluie et la poussière, dont les gonds et la serrure sont rongés de rouille. Des haies d'épines qu'on oublia de tailler depuis des siècles y aboutissent de chaque côté. Vers les lointains, elles se perdent parmi des nuages immobiles, ternes, et qui semblent se rechigner parce que nul vent ne veut prendre la peine de modifier leurs formes. Par-dessus, on aperçoit une profusion d'arbres archi-millénaires dont les branches s'emmêlent les unes dans les autres. La porte regarde vers l'Orient. À droite, il y a une guérite branlante, au toit de travers surmonté d'une girouette qui figure les armes de Démiourge : un triangle entouré de rayons avec la devise : Trois sont un, le tout en zinc découpé. L'archange Michel se tient debout dans la guérite. Il porte des sandales rapiécées aux cordons effiloqués, une tunique couleur d'amadou assez crasseuse et une auréole en osier plaquée sur l'oreille gauche. L'épée flamboyante, au fourreau, lui bat les mollets, soutenue par un baudrier de cuir qui porte également les armes de Démiourge et, en outre, cette inscription : Ordre céleste. Michel s'appuie nonchalamment à la paroi de la guérite et bâille à se décrocher le condyle. C'est l'heure où le soleil se lève. Quel ennui !… Oh ! mais quel ennui !… Voilà au moins trois cents ans qu'on a oublié de me relever de faction… Et ce stupide soleil qui se montre une fois de plus semblable à lui-même… Il sort de la guérite et fait quelques pas sur la route qui, de la porte, descend vers la terre. Rien : pas une distraction. Personne ne tente plus de pénétrer dans l'Éden. C'est avec raison d'ailleurs, car je crois bien que depuis longtemps il ne pousse plus aucun fruit sur l'Arbre de la Science. (Il s'assied en tailleur contre la haie ; un bruit de déchirement se fait entendre.) Bon : encore un accroc à mes ailes ; mes plumes tombent toutes. Si cela continue, je n'aurai bientôt plus que des moignons ; j'aurai l'air d'une poule qui mue. Le Seigneur devrait bien me gratifier d'une paire neuve. Mais il devient avare au possible et il se fâche dès que nous lui réclamons seulement notre solde… C'est ridicule à la longue ; cela finira mal. (Il rêve quelques instants.) Comme Satan a bien fait de se révolter ! On dit qu'il s'amuse beaucoup là-bas… Ah ! si c'était à recommencer !… Il se remet sur ses pieds, marche cinq ou six pas et regarde de nouveau sur la route. Incroyable : quelqu'un monte la côte ! Quel événement !… Ils sont deux : un homme et… Tiens, l'autre, il me semble que je l'ai déjà vu… Il faut pourtant que je fasse observer la consigne… Il tire, non sans efforts, l'épée flamboyante, se met au port d'arme et toise Grymalkin et Maître Phantasm arrêtés en observation à quelques mètres de lui. Tu vois : le glaive ne luit plus guère que comme la flamme d'une lanterne aux vitres brouillées. Avançons. Halte-là !… Qui vive ? Comment, doux volatile, tu ne me reconnais pas ? C'est toi, fils de Nahash ? Si fait, je te reconnais maintenant. Que veux-tu ? Tu sais bien que tu n'as pas le droit d'entrer en Éden sans sauf-conduit. Hé ! qui dit le contraire ? Tu peux être assuré qu'autrement je ne mettrais pas les pieds chez vous, — non que vous me fassiez peur : je vous ai infligé assez de raclées pour ne pas craindre vos malices, seulement l'intérieur de votre ménagerie est tellement monotone à fréquenter — je ne crains pas ton démenti sur ce point — que je ne m'y risque jamais qu'appelé… (Il lui tend un papier.) Tiens : lis ; lis tout haut. « Nous, Démiourge, souverain Seigneur du Temps et de l'Espace… » Il s'en fait un peu accroire, le vieux Créateur ! « Ordonnons à nos Chérubins, Trônes, Dominations, Archanges et simples Anges d'avoir à laisser circuler librement, en notre jardin d'Éden, le démon Grymalkin mandé auprès de nous et porteur de la présente. » Et en suscription : « À Grymalkin, salamandre en mission sur terre. » Tu es en règle si, toutefois, ce passeport n'est point faux. Fi donc ! Pour qui me prends-tu ? Il m'est arrivé quelquefois de jouer, au grand ébahissement des hommes, le rôle de ton patron et je puis t'affirmer qu'ils n'y ont vu que — du feu. Mais contrefaire son écriture, cela est au-dessous de moi… Et puis, si tu n'as pas confiance dans ma parole, tu peux consulter ton collègue Georges : c'est lui qui m'apporta ce papier. — Il m'apprit même que Démiourge s'ennuyait fort, qu'ayant trop lu les philosophes contemporains, il n'était plus très sûr de son existence, et qu'il me convoquait pour que je le renseigne un peu à ce sujet… Est-ce vrai ? Le Seigneur se fait de plus en plus vieux et cela le rend morose : tes plaisanteries parviendront, sans doute, à l'égayer, — et nous autres, s'il se déride, nous y gagnerons une haute paie supplémentaire. Eh bien, laisse-moi entrer. Passe… Mais quant à ton compagnon, il t'attendra là. Bah ! laisse-le entrer aussi… Je te donnerai un pourboire ; une fiole du meilleur cru de l'enfer. Cela te convient-il ? Mais tu sais bien que s'il entre, il sera mis en pièces par quelque ange qui pensera faire du zèle : d'abord c'est un homme, et on ne les aime guère chez nous. Ensuite, il porte ta marque, cela suffit pour qu'on lui cherche noise. La difficulté n'est pas insurmontable. Je m'en vais le métamorphoser en… en oiseau de paradis, parbleu : c'est tout indiqué. Il se perchera sur mon épaule, — et voilà ! (À Maître Phantasm) Y consens-tu ? Évidemment. Grymalkin dessine une certaine figure sur la tête de Maître Phantasm. Aussitôt, celui-ci se change en oiseau de paradis et vole se percher sur l'épaule du diable. Ouvre-nous la porte maintenant. C'est fait… Seulement, au lieu de ton vin embrasé, j'aimerais mieux autre chose. Et quoi donc ? Prétends-tu m'exploiter ? Non pas : je voudrais que tu demandes au Seigneur de m'emmener. Si tu savais à quel point je suis las de mon emploi… J'ai tant envie de courir les mondes avec vous autres les diables ! On dit que vous vous divertissez beaucoup plus que nous. C'est entendu : je parlerai pour toi… Mais je te ferai observer que tu t'y prends bien tard. Pourquoi n'as-tu pas choisi notre parti jadis, au moment de la bataille ? Il y avait alors quelque mérite, tandis qu'aujourd'hui, tu n'es pas propre à grand-chose : tu manques d'expérience. Mon bon diable, fais cela pour moi… Jadis, je ne savais pas : Démiourge m'avait abusé en me promettant cette épée ; elle brillait si joliment — dans ce temps-là !… Tiens, je te la donnerai. Pas du tout ! À quoi me servirait-elle ? Je possède une fourche un peu mieux trempée, — tu as quelques motifs de le savoir. Va ! va ! je parlerai en ta faveur — gratis. Je compte sur toi. Il reprend sa faction. Grymalkin, portant l'oiseau-Phantasm, entre en Éden. Une flamme bleue danse au-dessus de son front. Il suit un sentier négligé que bordent cent essences d'arbres différentes et des ronces hargneuses. Par moments, il croise quelque ange jardinier ou bûcheron qui s'écarte de lui avec frayeur et se jette, en se signant, dans le fourré. Il est ennuyeux que ta métamorphose te rende muet. Je t'aurais fait converser avec ces marauds ahuris et tu te serais rendu compte de leur pauvreté d'esprit. Démiourge, pour éviter chez eux toute velléité de révolte et de peur qu'ils ne s'envolent nous rejoindre, leur a farci l'intellect d'une foule d'histoires saugrenues touchant les démons, de sorte qu'ils nous voient sous des formes horribles… Je gage qu'à présent je leur apparais un dragon crachant des flammes. Un ange, en s'enfuyant, fait un faux pas et s'étale. Grymalkin se baisse pour l'aider à se relever. Grâce ! grâce, cher Monstre ! Ne me dévore pas ! Te manger ? Pouah ! je me nourris mieux que cela. Sauve-toi, imbécile. L'ange se sauve en bêlant d'effroi. — Grymalkin arrive à un carrefour où plusieurs routes s'entrecroisent. Au centre, il y a un poteau portant des plaques indicatrices. Hem ! Ou est le bon chemin ? Il y a si longtemps que je ne suis pas venu dans ce pays que je ne me rappelle plus bien… (Il consulte le poteau.) Voyons… Route vers saint Pierre. Ce n'est pas celui-là. Je n'ai rien à voir avec le vieux Pille-Deniers. Route vers saint Paul. Foin de lui : c'est un incontinent bavard. Route vers la sainte Vierge. Une parvenue ! L'ancienneté de ma noblesse ne me permet pas de frayer avec elle. Route vers la Trinité. Voilà mon affaire. Il s'engage sur une route mieux entretenue que les autres, sablée passablement, bordée de palmiers fins et qui se dirige vers une clairière qu'emplit, au loin, une vague clarté d'or pâle. Nous approchons : je découvre déjà le système d'éclairage qu'on nomme ici la Lumière incréée. Ce fut une assez jolie trouvaille des ancêtres de Démiourge. Il débouche dans la clairière. L'Arbre de la science du bien et du mal s'élève au milieu. Il ne porte plus aucun fruit. Mais des fleurs, pareilles à des œils de paon, illuminent son feuillage rougeâtre d'où ruissellent, sur le sol radieux, les gouttes d'une sève odorante. Une molle brise fait chatoyer, en les caressant, les fleurs et frôle la frondaison qui murmure gravement. Tout est calme. Au pied de l'Arbre, la tête appuyée sur un oreiller de roses, Démiourge, absolument semblable au Dieu-le-Père des tableaux de Primitifs, dort sans un mouvement. Dans un creux du tronc, le Saint-Esprit, vieux tourtereau chauve, dort aussi, le bec sous l'aile. Autour, divers angelots joufflus, les mains inertes sur des instruments de musique d'une forme surannée, restent immobiles dans des poses accablées. Par ma barbe, on n'a pas la mine de s'amuser follement ici… C'est dommage, car l'endroit est exquis… Mais comme ils dorment ! — Attendez un peu : Pstt ! Pstt ! Jéhovah ! Elohim ! Adonaï !… Hé ! Hohé, là-bas !… Les angelots se lèvent en tumulte et poussent des cris d'épouvante. Démiourge ouvre les yeux et se met sur son séant. Qui donc se permet… C'est toi Grymalkin ? — Tu ne manques pas d'audace ! Seigneur, excusez-moi, je me suis rendu en hâte à votre appel et j'ai cru bien faire en vous réveillant tout de suite. C'est une chose étrange que toi et tes frères, chaque fois que vous entrez dans mon domaine, vous trouviez le moyen de donner des leçons d'irrespect à mon peuple. Nous faisons notre métier… Et puis, entre si vieilles connaissances, on n'a pas besoin de se gêner, n'est-ce pas ? Vous allez trop loin. C'est tout ce que vous avez à me dire ? Alors bonsoir ! Il tourne les talons. Attends donc un peu, diable ! Tu es vif comme la flamme, — ce qui n'a, du reste, rien d'étonnant. Viens ici ; assieds-toi. Grymalkin s'approche de l'Arbre et pose l'oiseau de paradis sur la maîtresse branche. Écoute bien la conversation : elle t'intéressera. Que marmottes-tu là ? Et quel est cet oiseau ? Supposez que c'est un phénix et que je lui recommande de laisser votre pigeon tranquille. (Il s'assied.) — À présent qu'avez-vous à me dire ? Comment se porte ton grand-père Satan ? Pas mal ; je vous remercie. Comme vous, il se casse un peu, — toutefois il est encore solide et propre à vous donner de la tablature. Tu es en bon termes avec lui ? Certainement… Je lui joue, de temps en temps, quelque tour, mais je lui rends aussi de tels services qu'il ne me garde pas rancune. Il m'a même confié le maniement de cette foudre que nous avons su vous ravir et dont nous avons fait cadeau à l'homme sous le nom d'électricité. C'est bien fait à lui, car tu es un excellent garçon… Hum !… Il cherche à m'amadouer… Que se passe-t-il donc ici ? Ne te chargerais-tu pas d'un message pour Satan ? Pourquoi pas ? Je m'en vais t'expliquer : je suis très mécontent des hommes. Ah !… Il me semble que la chose n'est pas nouvelle : depuis la mésaventure d'Adam et d'Ève, vous n'avez cessé de leur prouver ce mécontentement. Vous leur avez bien envoyé votre fils afin de tenter une réconciliation, mais il n'a jamais pu s'entendre avec eux. Et voilà justement de quoi je me plains. Dès que mon fils leur eut apporté une doctrine qui, de l'aveu même de ses adversaires, présente quelques aspects de beauté, ils n'ont rien eu de plus pressé que de la dénaturer de cent façons. — Sagement, je l'avais fondée sur un certain nombre de mystères auxquels je leur avais recommandé de ne pas toucher sous peine de désordre et de logomachie. De ces mystères découlaient tous mes principes. Une fois admis, on pouvait bâtir sur eux une société admirable. Les hommes n'ont pas su admettre ces conditions primordiales. Il y a eu des sectes, des hérésies, des schismes, des conciles, des papes, des antipapes. Ils ont argumenté, disputé, jusqu'à la frénésie, sur mon essence. Ce fut un déluge de verbiage et d'écrits à rendre fol. Le tourbillon de leurs querelles montait jusqu'ici, troublait mon repos, — pourtant bien gagné, — chagrinait mon fils, effarouchait le Saint-Esprit dont tous se prétendaient, d'ailleurs, inspirés… Ce qui m'a la plus offusqué, c'est leur rage de s'immiscer dans mes secrets de famille : la question de savoir si mon fils m'était consubstantiel ou non a soulevé des orages. Ils se sont excommuniés, injuriés, calomniés, pendus, massacrés, brûlés pour élucider ce problème qui, tu en conviendras, ne les regardait nullement. Puis quand ils se sont trouvés tellement embrouillés dans mes mystères que personne — pas même moi — n'y comprenait plus rien, ils m'ont tous pris à témoin de leur bon sens, et chaque parti a chanté victoire en affirmant que j'étais avec lui. — D'autres, il est vrai, las de ne point parvenir à me concevoir, m'ont renié carrément. J'appelle cela de l'indiscrétion et de l'ingratitude. Aussi c'est de votre faute. Pourquoi leur imposer des mystères, ou plutôt pourquoi les leur présenter comme tels ? — Il fallait prendre exemple sur nous : nous leur avons persuadé que le mystère n'existait pas, que, par la science, ils arriveraient à s'expliquer le comment et le pourquoi de leur existence. Nous les avons encouragés à s'instruire, nous avons attisé leur espoir d'arriver à connaître la raison totale de l'univers. Grâce à ce stratagème, s'ils s'agitent toujours dans la nuit, l'illusion que nous leur avons fournie suffit à les faire marcher, sans découragement, vers le but fixé par nous et que, bien entendu, ils ignorent. Qu'un de leurs systèmes scientifiques s'écroule, ils en bâtissent tout de suite un autre, — et ils vont… Ils vont même très bien. Oui, tandis que le bruit des disputes humaines détournait mon attention, vous en profitiez pour vous insinuer ici sous prétexte de me tenir au courant de la marche du monde, et vous me voliez, peu à peu, les fruits de l'Arbre… Aujourd'hui, il n'en reste plus. Il baisse la tête. Le vent glacé de l'infini fait cliqueter sinistrement les branches de l'Arbre. La lumière dorée s'éteint. Et tout devient sombre. La création est manquée. Vous commencez seulement à vous en apercevoir ? Oui, elle est manquée… Mes frères les Éons auront le droit de me railler le jour où chacun de nous apportera son œuvre devant l'Indicible et où nous serons classés selon notre mérite. Je crains, en effet, que vous n'obteniez pas la première place. Il y aurait peut-être une ressource… Hum ! Je te vois venir, bonhomme ! (Haut.) Et laquelle ? Je pourrais peut-être m'entendre avec Satan… Hein ? Qu'en penses-tu ? C'est une alliance que vous nous proposez ? Mieux que cela — une fusion. Pas possible ! Si fait !… Écoute un peu : nous referions le chaos. Puis, comme Satan est devenu assez puissant pour que je l'accepte comme égal, moi la force qui affirme et lui la force qui nie, nous édifierions, en confondant notre savoir, un nouvel univers. Et quel serait l'avantage de Satan d'après cette combinaison ? Mais… le jour de notre jugement, il se présenterait sur le même pied que moi. Et nous régnerions ensemble sur le domaine plus haut qui nous sera donné à façonner si nous remportons le prix. Peuh ! Votre proposition serait intéressante si nous avions encore besoin de tenir compte de vous. Mais les projets de Satan sont autres ; il prétend être non pas votre égal, mais votre supérieur. Obéissant à cette norme de vie à laquelle vous avez obéi vous-même et qui veut que les fils détruisent l'édifice construit par leurs pères, il prétend obtenir le rang que vous auriez eu si votre œuvre avait été réussie. Il prétend encore qu'à la suite du jugement, vous soyez sous ses ordres, comme il fut si longtemps sous les vôtres. Il pense, enfin, que, vu son mérite, l'Indicible lui confiera, à lui seul, les éléments nécessaires à la formation d'un autre monde qui, — je puis vous l'affirmer, — sera remarquable. Et puis refaire le chaos ! Quelle aberration ! Avez-vous oublié que si tout évolue, rien ne recommence ? Es-tu certain que l'objectif de Satan soit, en effet, de me supplanter ? As-tu pleins pouvoirs pour parler en son nom ? Non ; je vous donne mon sentiment personnel, rien déplus. Mais je suis bien informé… Au surplus, puisque vous le désirez, je puis proposer à Satan une entrevue de votre part. Eh bien, c'est entendu. Fais le nécessaire et fais vite, car le temps me presse : tout croule autour de moi — et je me sens si vieux ! Si vous n'avez rien de plus à me dire, je prendrai congé de vous. Mais, auparavant, je saluerais volontiers votre fils. Il n'est pas là. (Haussant les épaules.) Il doit être chez sa mère : il la fréquente beaucoup depuis quelque temps. Cette… personne intrigue. Les honneurs lui ont fait perdre la tête, et je ne puis la réduire. Par surcroît, depuis que certains hommes ont imaginé de lui rendre un culte et de la préposer aux miracles, elle rêve de me détrôner. Oui, nous avons permis cette plaisanterie. Je te le répète : tout va de mal en pis dans mon royaume. Vous autres l'avez infecté de l'esprit de révolte comme vous en avez infecté la terre… Ah ! que maudit soit le jour où d'un singe innocent je tirai un Adam doué de raison… Quelqu'un l'a dit et je suis de son avis : « L'homme qui pense est un animal dépravé. » La phrase est de Rousseau : un cuistre malfaisant. Moi je dis : s'il n'y avait pas eu d'Adam, jamais nous n'aurions pu vous vaincre, car sans sa raison curieuse de l'inconnu, jamais l'homme n'eût été séduit par nous. Et vous seriez encore le Tout-Puissant. Ce n'est que trop vrai… À présent laisse-moi dormir. Au revoir mon cher Maître. Je vous ferai tenir une réponse le plus tôt possible. Il reprend l'oiseau et s'éloigne en sifflant. Sous ses pas, les gazons d'Éden jaunissent. Le long des allées, les arbres se défeuillent et les anges sanglotent. Tout de même, si les hommes pouvaient se douter du rôle de volant entre deux raquettes qu'ils jouent, ils feraient une mine singulière… Mais on le leur révélerait qu'ils n'en voudraient rien croire… Et le Bon Dieu qui cite du Jean-Jacques !… Étonnant ! Il arrive à la porte. Michel, anxieux, le guette. Eh bien ? A-t-il consenti ? Ma foi, j'ai tout à fait oublié de lui parler de toi… Et puis, vois-tu, mon cher, il vaut mieux que tu restes auprès du vieux Seigneur. Tu n'es pas assez délié pour nous. Canaille ! Je te percerai… Arrière ! Il lui jette une poignée de flammes à la figure. L'épée vole en éclats. Michel se roule par terre et hurle. Voilà ce que c'est !… Va faire raccommoder ta colichemarde ; bonsoir. Il descend un peu plus bas sur la route, pose l'oiseau à terre et décrit un signe au-dessus. Maître Phantasm reprend sa forme et demeure immobile, comme étourdi. Holà !… Que penses-tu de cette aventure ? De quel ton tu as parlé à Démiourge ! Nous sommes les plus forts. Il me semble sortir d'un rêve ! Baste ! Est-ce que Tout n'est pas un rêve ? **** *book_ *id_body-10 *date_1898 X. Grymalkin nocturne Une plaine immense s'étend de toutes parts, jusqu'à l'horizon, où elle se confond avec le ciel. La nuit, sans lune, fourmillante d'étoiles, brasille au-dessus. La voie lactée règne, pareille à un fleuve dont les millions de vagules scintillent et palpitent selon le rythme de la vie universelle. L'ombre est si calme, le silence tellement profond qu'on peut ouïr quelques ormes épars çà et là respirer avec douceur et les touffes d'herbe chuchoter entre elles. Grymalkin et Maître Phantasm se tiennent debout au centre de la plaine, près d'un soc de charrue qui luit sourdement. Ne bougeons pas. Laissons la nuit nous pénétrer jusqu'au cœur et les astres se refléter dans nos yeux. Parlons tout bas : il ne sied point d'élever la voix sous les étoiles. Quelle paix divine emplit mon cœur ! Inquiétudes, rancunes, soif de savoir, tumulte des passions : les rumeurs de l'existence quotidienne se sont éteintes. Je sens en moi comme un autel où vont s'allumer les flammes de la contemplation et de l'extase. Filial et tout humble devant l'infini radieux, je voudrais tomber à genoux. Le mystère de la nuit se dresse : on dirait quelque arbre géant dont les branches ténébreuses couvrent l'étendue et dont les feuilles de lumière frémissent aux souffles qui viennent des profondeurs. La voie lactée semble un pan du voile d'Isis. J'entends bruire ses étoiles. Elles glissent, elles gravitent les unes autour des autres, irradiant des feux violets, rouges et bleus… Ah ! monter vers elles, découvrir les mondes qu'elles échauffent et qu'elles éclairent, — boire à même la source des soleils !… Mais qu'arrive-t-il : je ne vois plus la terre ?… Ton désir a brisé tes chaînes. Plus haut que toute atmosphère terrestre, nous voguons dans l'éther insondable. Voici seulement que je me sens libre !… Quelle triste lueur cendrée enveloppe, au-dessous de nous, notre petite planète. Comme elle est loin ! Comme elle n'est rien ! Ne la méprise pas. Elle n'est, il est vrai, qu'un atome infime de l'Être, mais les forces qui la meuvent et qui en maintiennent unis les divers éléments s'y déploient avec autant de majesté que sur les soleils les plus énormes. — Tout est dans Tout : chaque parcelle de l'univers le répète exactement, et la même loi qui agrège les corpuscules des nébuleuses, matrices des mondes, préside à la formation de l'homme dans le sein de sa mère. Oh ! dis-moi les origines ! Apprends-moi comment Tout a commencé. Commencer ? Finir ?… Mots ineptes auxquels se raccroche l'esprit humain plutôt que de reconnaître son impuissance à concevoir l'éternité !… Par quel sophisme parviendrais-tu à t'imposer la notion d'un commencement ou d'une fin de l'univers ? Rappelle-toi mes enseignements : selon un rythme éternel, deux forces déterminent l'Être. L'une attire, l'autre repousse, et c'est de leur opposition que résulte l'évolution totale. Qu'un système planétaire vole en éclats avec son soleil ou qu'une nébuleuse se déchire pour épandre des semences d'astres, pas un atome n'est perdu. Un monde détruit, un autre se forme de ses débris, et cet incident n'a pas plus d'importance dans l'infini de l'Être que les cercles créés dans l'eau d'un bassin par la chute d'un caillou. Tour à tour projetés du centre commun, puis ramenés à ce centre par le jeu des forces, les mondes se transforment sans cesse, mais ils ne commencent ni ne finissent jamais, n'étant, par essence, que des modes de ce mystère où se confondent le temps et l'espace : le mouvement. Quoi ! même pour toi, le mouvement est un mystère ? Même pour moi. — Crois-tu donc que le secret de l'Être total puisse être révélé à l'une de ses parties ? Quoique doué d'une intelligence plus pénétrante que la tienne, je n'en suis pas moins soumis à la loi universelle qui, par cela seul qu'elle est, exige cette ignorance. Mais nous différons en ce point que, moi, je l'accepte sans la discuter, tandis que toi, trop souvent, tu t'épuises à vouloir la connaître. — Dans ces moments-là, tu ressembles à la fourmi mordant la semelle de la botte qui l'écrase. C'est pourtant une chose terrible : ignorer le pourquoi de la vie ! Ce n'est terrible que si l'on s'entête à résoudre ce problème insoluble. Tous ceux qui en tentèrent l'explication, savants, philosophes ou prophètes, ont échoué… La sagesse consiste à s'efforcer de concevoir une part— la plus grande possible — du comment : et cela suffit à remplir une existence. Or nous autres, les démons, nous savons comment l'univers se comporte en toutes ses manifestations. Si nous vous sommes supérieurs à vous, les hommes, c'est simplement parce que nous possédons des sens plus nombreux et plus parfaits que les vôtres. Quels sens par exemple ? Nous voyons les âmes, c'est-à-dire que nous percevons les vibrations de la matière subtile qui constitue la pensée. Cette matière diffuse dans l'infini, nous pouvons même au besoin en régler les effluves, la condenser plus ou moins dans ces matras imparfaits : vos cerveaux, et obtenir ainsi des hommes de génie, des fous et des médiocres — si toutefois ces classifications ont un sens quelconque au regard de l'Être. Mais, en résumé, que sommes-nous pour vous ? Hé ! des sujets d'expériences. Mais encore ? Nous procédons à une sélection. Notre but est d'attirer à nous le plus grand nombre possible d'intelligences. Rejetant quiconque s'humilie, se soumet ou n'emploie pas ses énergies au développement de sa volonté, nous choisissons, nous favorisons les forts, ceux chez qui l'acte suit le concept, ceux pour qui la satisfaction de leurs désirs est la seule loi, ceux enfin en qui l'orgueil est une vertu parce qu'il les sauvegarde de l'incertitude et de l'obéissance aux préceptes qui mènent le grand nombre. Mais ce n'est là qu'un premier triage. Si nous nous servons de ceux qui possèdent ces qualités, mais qui ne les emploient qu'à la satisfaction exclusive de leurs instincts animaux, c'est seulement pour perpétuer, dans l'humanité, le goût de la lutte entre ces volontaires inférieurs et nos élus définitifs : ceux qui usent de leurs facultés pour le développement de leur pensée, en un mot, pour tendre à un idéal de plus en plus élevé. J'ai dit la lutte : c'est, en effet, par la guerre, et rien que par la guerre, que les forces attractive et répulsive peuvent atteindre leur maximum d'intensité chez les hommes qui nous fournissent les recrues dont nous avons besoin. Pourquoi besoin ? C'est à Démiourge qu'il aurait fallu poser cette question et non à moi. Je comprends à présent que, maintes fois, lorsque je me suis adressé à autrui, c'était toi qui t'exprimais par ma bouche, — notamment chez l'Ermite. Tu ne te trompes point. Tu admettras que je trouve un peu mortifiant de t'être soumis à ce point que tu régisses mes actes les plus significatifs. Est-ce que tu te trouves mortifié de dormir quand tu as sommeil et de manger quand tu as faim ? Non, n'est-ce pas ? Eh bien, il en est de même de mon pouvoir sur toi. Ton intelligence avait besoin de briser le mur opaque des apparences pour monter d'un degré au-dessus du commun des hommes. Je fus et je suis le moyen qu'il te fallait employer… Regrettes-tu le pas que tu as fait ? Veux-tu retourner en arrière, redevenir l'esclave de tes sens ? Vivre dans l'illusoire ? Être une unité passive parmi le grand nombre ? — La chose est facile : d'un signe, je puis te faire oublier tout ce que je t'ai appris… Ce me sera pénible, car je t'aime, mais je n'hésiterai pas. Oh ! non je ne veux plus retourner chez les aveugles. Plus haut, je veux monter toujours plus haut sous tes auspices. À la bonne heure ! — Au surplus, ne te crois pas mon esclave au point d'avoir perdu toute initiative. Poète, tu as l'instinct de la beauté, c'est-à-dire de l'accord entre ton âme et l'infini : lorsque tu chantes, tu es, pour un temps, mon égal, et alors je te sers avec allégresse à cause de la volupté que tu me procures. Mais au jour de la transformation, quand ma forme actuelle retournera aux éléments, serai-je aussi un démon ? Pleuvra-t-il ou fera-t-il beau dans six mois ? Pourquoi me railler ? Je ne plaisante pas. — Ton avenir dépend de toi seul. Selon la volonté que tu auras déployée, l'énergie qui est en toi persistera en tant que personnalité ou se dispersera en mille rudiments qui prendront part à la formation d'intelligences futures. Pour employer une image : tu seras un soleil ou bien un atome en évolution dans une nébuleuse. Mais nous nous sommes assez occupés de la personne comme cela. Ton égoïsme de poète te fais toujours ramener toutes choses à toi-même, et cela détourne trop souvent ton attention du drame magnifique joué par l'univers. Regarde autour de toi, — regarde ! Comme c'est beau ! Le ciel est tout encombré d'astres innombrables ; leurs rayons s'entrecroisent, s'épanouissent en prismes éblouissants et ne laissent pas un point de l'espace dans l'obscurité. Et puis des comètes nous frôlent, passent, s'enfuient, semblables à de grands oiseaux silencieux dont les ailes phosphorescentes créent, en s'agitant, des remous de flammes dans l'éther… Mais quel est ce formidable soleil rouge dont nous nous approchons ? C'est Sirius. — Abordons-y Ils prennent pied sur Sirius. — Des rivières de feu multicolores serpentent à trave rs une campagne aux fleurs incandescentes. Des arbres de rubis, de topaze et d'améthyste portent, en guise de fruits, des escarboucles qui fulgurent. Des volcans crachent de l'or en fusion. Et, partout, vont et viennent des êtres dont la face rayo nne comme un brasier d'étoiles. Ils chantent, — et leur chant, l'on dirait le bruit d'un incendie mêlé à des murmures de harpes éoliennes. Ils saluent joyeusement Grymalkin. Ici, je suis chez moi. Voici mes frères les salamandres. Rends-leur le salut : ils sont très sensibles aux marques de politesse. Maître Phantasm salue. Il regarde tout autour de lui d'un air émerveillé. Les arbres surtout retiennent son attention. Ne touche à rien : tu te brûlerais cruellement. Maître Phantasm ne l'a pas entendu : il a cueilli une escarboucle. Mais le fruit s'attache à sa main, fond et pétille en jetant des étincelles. Aïe ! Aïe ! Au secours ! À moi, Grymalkin ! Étourdi ! Enfant curieux, même ici tu veux cueillir le fruit défendu ?… Allons, je te guérirai. Il le saisit, se précipite hors de Sirius et plonge vers la Terre, tandis que Maître Phantasm geint comme une femme. Tais-toi donc ! Nous allons nous arrêter quelque part ou je trouverai un baume pour te guérir. Ils abordent à la Lune. Là, tout est blanc, mat, immobile, mort et glacé. Seuls, quelques sylphes muets, aux ailes ternes, voltigent. Grymalkin ramasse un peu de rosée sur le sol et en frotte la main de Maître Phantasm. Eh bien ? Es-tu soulagé ? Je ne sens plus rien. Je savais bien ! — Maintenant, nous allons retourner sur la Terre. Voici justement un aérolithe qui passe et qui nous servira de véhicule. Ils se juchent sur l'aérolithe qui se précipite en tournoyant et en sifflant vers la Terre, et qui vient tomber juste au milieu de la plaine d'où ils étaient partis. Le choc est si rude que Maître Phantasm tombe à la renverse. Il se relève et se tâte, mais il ne s'est fait aucun mal. Le jour commence à paraître. Es-tu content de ce petit voyage ? Comme c'était beau ! **** *book_ *id_body-11 *date_1898 XI. Protée À Paris. Un entresol bas et obscur, dont les fenêtres closes, garnies de rideaux chamarrés donnent sur une avenue. On entend, assourdis, le roulement des voitures, les cris rauques des cornes de tramway et toutes les rumeurs confuses de la ville énorme. L'appartement est luxueux, garni de divans, de tapis et de diverses babioles plus ou moins artistiques, éparses sur des consoles et des étagères. Il y flotte une odeur composite de foin-coupé et de cigare. Maître Phantasm et Grymalkin, assis côte à côte, font face à Protée, jeune homme blond, aux yeux aigus comme une pointe d'épée, vêtu à la dernière mode et qui se tient, les mains dans les poches, adossé à la cheminée où brûle gaiement un feu de bois. Pour Maître Phantasm, il semble de mauvaise humeur. C'est une véritable trahison !… Je t'avais prié, Grymalkin, de ne pas m'amener à la ville. Tu sais, pourtant, comme je m'y sens mal à l'aise, combien son atmosphère puante m'étouffe et quelle répulsion me causent les regards fiévreux des Agités qui en parcourent les rues. — Et voilà que tu as profité de mon sommeil pour m'apporter ici !… D'abord, qui est celui-ci ? Selon l'apparence, un niais préoccupé de bottines vernies, de vestons bien coupés et de cosmétiques odorants. — En réalité, un de ceux que je distinguai jadis et qui sut profiter de mes enseignements. Demande-lui un peu s'il n'est pas en bons termes avec tes amis Jacques et Tranquille ? Ils me sont fraternels : ils m'aiment et je les aime. S'il en est ainsi, je dois croire que Grymalkin a bien fait de me conduire chez vous… Mais, comme je ne sais pas encore quel bénéfice je retirerai de notre entrevue, je vous serais obligé de m'expliquer pourquoi vous suivez un genre de vie différent des principes que vous professez, à coup sûr, si vous êtes, en effet, lié d'amitié avec Jacques et Tranquille. Allons, quitte ce ton rêche qui n'est pas du tout de mise envers Protée. Je te répète qu'il est des nôtres : tu le reconnaîtras toi-même tout à l'heure. Je l'espère. Toutefois, il est naturel qu'il se tienne sur ses gardes. Ce qu'il voit, en ce moment, contrarie par trop violemment l'ordre habituel de ses pensées pour ne pas le troubler. (À Maître Phantasm.) C'est une profession de foi que vous me demandez ? Le mot est bien gros. Cependant… Cependant vous voudriez connaître les mobiles qui me déterminèrent à choisir cette existence. — Eh bien, je vous les dirai volontiers. Il s'assied à côté de Maître Phantasm et il lui prend la main. Pardonnez-moi mon incartade de tout à l'heure… Je ne savais pas… Je sens, à présent, que j'avais parlé trop vite, et je vous écoute. Je n'ai pas besoin de vous exposer en détail la façon dont Grymalkin s'y est pris pour m'apprendre la science de la vie. Ce bon démon en a usé avec moi comme il en usa avec vous. Balayant l'amas superficiel de préjugés que je devais à mon éducation, il s'est attaché à découvrir les éléments premiers de mon âme la plus essentielle. Tout ce qui était selon ma propre nature, il l'a développé, fortifié. Il a exercé mon jugement et ma volonté ; et lorsqu'il m'a trouvé apte à jouer, dans la comédie sociale, le rôle pour lequel j'étais marqué, il m'a laissé continuer mon évolution tout seul, sachant que je ne dévierais pas, désormais, de la voie qu'il était en moi de suivre… Je lui ai donné beaucoup de mal, — sans doute autant que vous. Non, moins que lui, car il est le fils de l'onde et du vent, et toi, tu étais Protée pour tout le monde, sauf pour moi. Quoi qu'il en soit, je soutiens que ta tâche ne fut pas toujours commode à remplir… Je reprends. Aujourd'hui, maître de moi, je contribue à préparer le renversement de la société actuelle. Quels sont vos moyens d'action ? Étant ce qu'on appelle, en jargon de Paris, un « homme du monde », je fréquente la noblesse, les banquiers et leurs baronnes et aussi les putains illustres. Je fais courir des rosses maigres à Longchamps ; j'ai part aux filouteries des bookmakers, je sais comment on tire un cheval ; la Société d'Encouragement à l'Élevage n'a pas de secrets pour moi. — D'autre part, un fauteuil d'orchestre m'est réservé aux premières représentations ; les directeurs de théâtre s'inquiètent lorsqu'ils ne me voient pas dans la salle. Les journalistes me citent dans leurs échos. Et Jean Lorrain admire mes cravates. En somme, je passerais pour un de ces pantins qui mènent « la grande vie », c'est-à-dire pour un sot, tel que Paris les aime, si je ne me permettais, parfois, de laisser entrevoir que — je pense. Cette tare me vaut une réputation dont j'use pour nuire à ce bataillon sacré de la mode dont je fais partie. En effet, — lors d'un bal chez Judas Kerioth, d'une réception chez la marquise ou d'un grand dîner au ministère des Filouteries et Bavardages, — tandis que s'épanouit l'alliance des titres de noblesse et des titres de rente, il m'arrive d'émettre quelques phrases touchant les prérogatives des Ventres à sacs d'or, des caillettes chlorotiques et des buses à particule que sont mes interlocuteurs. Par exemple, si l'on parle de l'incendie qui réduisit en cendres quelques Pharisiens et un plus grand nombre de Pharisiennes au bazar de la Charité, et si l'on s'émeut sur le triste destin de ces Notoriétés, je m'écrie : « C'est vraiment dommage que cet incendie ait eu lieu par hasard, plutôt que d'être allumé par des Prolétaires — ingrats. » Cette proposition répand un léger froid sur l'assistance. Mais, comme ces pauvres cervelles sont incapables de ressentir profondément n'importe quelle émotion, on se met bientôt à rire, et l'on me traite d'original. — Je m'incline. En outre, on me rencontre, de temps en temps, en colloque avec des gens de peu. Puis il traîne sur mes meubles des brochures anarchistes. Comme je suis riche et que j'ai le louis facile, mes camarades de « haute noce » — des princes roumains, des négociants de Chicago, des La Trémoille et des boursiers israélites, c'est-à-dire le Tout-Paris, — déclarent, avec indulgence, que je suis « un drôle de type ». Mais, entre eux, ils me méprisent et trouvent ce « sport inédit », l'anarchisme, d'un goût déplorable. Pour eux, je me « donne un genre » et j'essaie, ridiculement, de me distinguer. Les chroniqueurs vertueux qui vendent de la morale « aux classes dirigeantes » font, dans leurs articles, de fréquentes allusions à mes penchants dépravés. Ils insinuent, à mots peu couverts, que ma « pose » anarchiste s'allie à des habitudes sodomites et à l'usage quotidien de la morphine. Je me garde de les démentir. Vous pensez bien, Maître Phantasm, que ce n'est pas le seul plaisir d'entendre dire des sottises qui me maintient dans ce milieu absurde. Non ! — Mais voici : je l'espionne de très près. Les gens dont Paris se glorifie, si experts qu'ils soient à dissimuler leur âme vraie sous le vernis des convenances, ont pourtant, parfois, des moments de détente où ils me découvrent, inopinément, les points faibles de la forteresse de fraude, de mensonge et d'iniquité qu'ils bâtirent en eux. — Par là, on peut les atteindre. Je livre ces précieux renseignements à… qui de droit. Lorsque l'édifice vermoulu où grouille la société actuelle s'écroulera, ceux qui élaborent, en beauté, l'homme futur, sauront ainsi comment arracher leurs armes aux puissances avachies sous lesquelles notre race agonise. Personne, hormis Grymalkin et nos pairs, ne se doute du labeur que j'assume. Pour « le grand monde », je suis un toqué ; pour les philosophes, je suis un snob ; pour les révolutionnaires, je suis un farceur. — Mais la foi dans l'idéal que je sers me soutient ; grâce à elle, j'exerce ma volonté. Or, comme vous le savez, la volonté n'atteint en nous son maximum de développement que par la lutte désintéressée pour le triomphe d'une idée. C'est pourquoi les ennemis que me valent ma perspicacité sans cesse en éveil aussi bien que les jugements contradictoires portés sur moi par nos contemporains sont largement compensés par les progrès du rythme de destruction dont je suis un des promoteurs. Je vous admire et je vous aime… Mais pourquoi ce surnom de Protée ? Oh ! c'est Grymalkin qui s'est amusé à m'en affubler. Il est tellement souple. Il sait si bien faire la bête à propos ; il présente, en une journée, aux Médiocrates ahuris, tant d'aspects différents… Ce sobriquet, sous lequel il est connu parmi nous, lui convient. Comme je voudrais lui ressembler !… Sa bravoure me fait envie. Mais, cher imbécile, il ne faut pas que tu me ressembles. Chacun dans notre sphère, nous travaillons pour la beauté. Si tu m'imitais tu ferais double emploi avec un de tes frères de lutte, — et ce serait de l'énergie perdue. Duodecim sunt : unus Δαίμων per eos surrexit. C'est vrai ! — Toutefois, si je connais la joie de combattre à la lumière, sache bien que ce privilège ne va pas sans de terribles retours. C'est la guerre. — Tu es en proie aux Bourgeois. Et, empruntant une définition à Flaubert, j'appelle bourgeois « celui qui pense bassement ». Or tu seras calomnié, persiflé, insulté, méconnu, lapidé d'excréments par les Ventres et par les marchands de rythmes qui se vengeront, en te huant, des blessures que tu leur fis. Tu diras ce que tout le monde pense sans oser le dire ; et, pour cela, tes frères les poètes te renieront. Tu vivras pauvre et sans gloire… Renonces-tu ? Non : je combattrai ! Le sentiment de la Bourgeoisie à l'égard de quiconque s'efforce à la conquête du Beau est complexe. Il y entre de l'envie, du mépris et de la crainte. De l'envie, parce qu'elle sent bien que ces irréguliers sont plus forts qu'elle. Du mépris, parce que leur indifférence au lucre lui apparaît l'indice d'une faiblesse d'esprit. De la crainte, parce qu'elle devine que le jour où ils se lèveront, solidaires, elle tombera en ruines devant eux. Tu sais tout cela ; mais… il y a peut-être lieu de te décourager ? Je ne me découragerai pas. Tu mourras sans avoir vu triompher ton rêve… Qu'importe : il règne en moi. Rien ne pourra t'abattre ? Rien. Protée l'embrasse. Une auréole septicolore se dessine autour de leurs têtes. Cuirassés de givre, les jours vont marcher vers le Sagittaire. Prends ton arc et tes flèches. Qui frapperons-nous ? Ceux qui mentent, ceux qui se prosternent et ceux qui se vendent. Qui aimerons-nous ? Les sincères : ceux qui ont tué l'ange servile pour être des hommes. Un sang plus ardent coule dans mes veines. L'univers tout entier se révèle à moi selon le rythme harmonieux et farouche des forces qui le déterminent. — J'ai conçu l'amour et la lutte ; j'ai vaincu les apparences car je veux la beauté de vivre. Enfin !… Il est sauvé. **** *book_ *id_body-12 *date_1898 XII. La Tristesse de Maître Phantasm La Forêt à l'automne. — Sous le ciel bleu pâle, où règne un tiède soleil d'après-midi, où passent, en croassant, des vols de corbeaux, les chênes, les hêtres, les ormes et les trembles, vêtus d'or et de pourpre, songent aux mois de froidure qui s'approchent ; leurs branches hautes s'entrelacent en des étreintes fraternelles. Parfois le vent de bise souffle un peu, refroidit l'atmosphère, et l'on entend les feuilles tomber avec un petit bruit très doux. Autour des troncs alignés comme les colonnes d'un temple, il flotte une brume légère, trempée de rayons, qui, d'arceaux en arceaux, va se perdre au loin parmi un peuple de sapins bleuâtres dont le murmure d'orgue célèbre la défaillante beauté de la Forêt. Des blocs de grès rougeâtre, que veloutent des mousses, gisent çà et là sur un tapis de feuilles mortes. — L'herbe se décolore et les fougères sont rousses. Maître Phantasm et Grymalkin marchent à pas lents sous les arbres. Pourquoi ces yeux tristes et ce front plissé ? Tes pas hésitent. Et je sens parfois se crisper la main que tu poses sur mon bras. En vain, le dernier soleil de la saison tente de m'imprégner de sa tendresse, en vain la Forêt chante avant de s'ensevelir sous son linceul de givre : je ne puis me résigner à l'hiver. Toute mon âme tremble, — et j'ai presque envie de pleurer en écoutant l'adieu que soupirent les frondaisons lasses. Vois ce vieux chêne isolé, là, devant nous : il est beau comme un roi des anciens âges… Comme un roi qui va mourir… Pour renaître au printemps prochain… Mais je ne te reconnais plus. Aujourd'hui, tu devrais, après tant de leçons que je te prodiguai, après avoir perçu, dans sa majesté, le sens de la vie, suivre ta voie sans défaillance et sans regrets. Cependant, voici que tu recules, que ton esprit vacille aux souffles de l'automne et que tu n'oses plus fixer tes regards, par-delà les apparences, sur la lumière tranquille de l'éternelle vérité. Non, ce n'est pas l'agonie des feuillages qui t'attriste, ce n'est pas le songe mélancolique de la Forêt, c'est la paresse de poursuivre la tâche entreprise, c'est la peur de cette volonté agissante que je développai en toi et à laquelle tu obéiras désormais. Oh ! Démon, bon Démon, voix de ma conscience, tu m'éclaires ce que je n'ose pas me formuler moi-même… Mais ne me sois pas rude… En ce moment, j'ai besoin de sentir ton affection m'envelopper comme une caresse. Non pas : tu as besoin d'être stimulé. Si je cédais à ton désir, si je m'affligeais avec toi ou si je dorlotais les pensées veules qui t'obsèdent, je ne ferais qu'accroître ton mal. Toutefois, je comprends ta lassitude : trop d'émotions violentes, trop de scènes inaccoutumées firent impression sur ton esprit depuis près d'un an pour ne pas te laisser anxieux. — Je devine aussi que je t'ai paru quelquefois en contra diction avec l'ensemble de mon enseignement. Tu dis vrai… Ainsi, je ne puis m'expliquer le motif de certaines phrases que tu prononças lors de notre visite à Démiourge. Quelles phrases ? Tu lui soutins qu'il avait eu tort de vouloir mener les homme par le mystère, que vous autres, vous réussissiez auprès d'eux en les leurrant avec la science. En effet, j'ai dit cela. Eh bien, tu m'as mis un doute dans l'esprit. Si le labeur de l'humanité pour la connaissance, au moins relative, de l'univers n'est qu'une illusion, à quoi bon l'effort et la volonté agissante ?… D'ailleurs, tu as semblé confirmer le néant de l'action en t'écriant dès que nous fûmes seuls : « Tout est un rêve. » Grymalkin sourit en silence. Il fait signe à Maître Phantasm de s'asseoir sur un rocher, s'éloigne un peu de lui et reste quelques instants pensif, les regards perdus vers les profondeurs de la Forêt. — Le soleil décline. Les arbres frémissent au vent qui redouble. Les feuilles sèches tourbillonnent et bruissent sourdement. Grymalkin se rapproche. Je ne t'ai pas dit : « Tout est un rêve. » Je t'ai dit : « Est-ce que Tout n'est pas un rêve ? » — En te posant cette question, je voulais savoir si la fantasmagorie à laquelle tu venais d'assister t'avait saisi au point de te détourner du spectacle admirable que comporte le Réel… Tu ne me répondis rien. C'est pourquoi, jugeant que tu risquais de retomber dans le Rêve stérile d'ou je t'avais tiré, quelque temps après, je me servis de la nuit pleine d'étoiles pour te retremper dans les flots de la vie universelle. C'est aussi pourquoi je te stimulai par l'exemple de Protée. Tu t'es ressaisi ; écoute à présent : c'est Démiourge qui est un rêve. L'humanité se l'inventa aux jours où, à cause des souffrances nécessaires qu'elle eut à subir pour son développement, — souffrances nées de son désir du mieux, de ses efforts vers le mieux, — elle s'effrayait devant l'énigme du monde. Ayant perçu cet équilibre instable des forces attractive et répulsive qui en détermine l'évolution, ne pouvant s'expliquer le pourquoi de cette opposition dont elle était le jouet, affolée d'Absolu, elle se créa toute une légende pour se justifier ses écarts et ses erreurs. Elle alla même jusqu'à s'imaginer que la souffrance était belle et qu'elle était créée pour souffrir. Et, après bien des divagations, bien des systèmes édifiés et détruits, oubliant les belles formes par quoi elle avait traduit son amour de la vie aux époques de joie et de santé, renversant Jupiter, Apollon, Cérès et Vénus ouranienne, elle instaura le hideux symbole d'un Dieu maladif, saignant sur un gibet pour exprimer la révolte absurde des éclopés, des mal-venus, des lépreux, des pauvres d'esprit et de ceux qui haïssent leur chair contre les lois implacables et magnifiques dont l'ensemble régit l'univers. Mais voici qu'une aurore se lève. De plus en plus, la foi aux rêveries nébuleuses qui assiégèrent l'âge ingrat de l'espèce se dissipe. La science, apanage glorieux, dignité de l'homme parvenu à l'âge de raison, lui apprend à s'aimer lui-même, et, tout en obéissant aux fatalités qu'il ne peut éluder, à se concevoir comme la plus haute expression de la volonté de vivre sur la terre. Bien des progrès sont encore à poursuivre. Le présent, ballotté entre les croyances héritées de vos pères et les notions de bien-être et de beauté que lui fournit la science, le présent dominé par les médiocres, le présent en travail d'un avenir radieux semble parfois se retourner avec regret vers les évolutions périmées. Beaucoup perdent pied, invoquent le mystère endormeur de Jésus et renient leur raison. Ce sont des rythmes dévoyés, des déchets bons à rejeter. Mais qu'importent ces faibles : ils peuvent maudire la science : la science ne recule pas ; les forts se fortifient sans cesse et, déjà, ils peuvent pressentir l'époque où chacun mangeant à sa faim, libéré du servage que firent peser sur lui les trois fauteurs d'envie, d'ignorance et de crime : le roi, le prêtre et le soldat, s'aimera en autrui comme il s'aime en soi. C'est alors que se réalisera, selon la beauté, la formule d'Être : se conserver, se développer, se reproduire, se transformer. Combattre pour cet idéal, — générateur lui-même d'un idéal encore plus élevé, — dégrossir les blocs qui serviront de base aux monuments où l'humanité, consciente de sa force, s'abritera, progressera, s'adorera, renverser les obstacles qui entravent cette marche ascendante, telle est la tâche qu'il te faut poursuivre. D'ailleurs, malgré les déviations qu'entraîne ta sensibilité toujours tressaillante, tu fais ton devoir dans ce sens. Moi ? Je n'ose le croire… Toi-même. Je t'ai dit naguère que nous visiterions quatre Sains parmi ceux dont j'entrepris de développer la volonté. Eh bien, tu as vu Jacques, Tranquille, Protée, — le plus vaillant de tous. — Tu es le quatrième. Un silence. Le soleil se couche. Des ombres violettes envahissent peu à peu la Forêt. Le vent s'abat. Tandis que leur feuillage continue de s'éparpiller en obliques vols d'oiseaux d'or, les arbres se recueillent. — Le soleil disparaît. Une barre rouge occupe pendant quelques minutes l'horizon occidental. Puis tout s'éteint. La nuit monte rapidement. Et les premières étoiles apparaissent dans le ciel qui se fonce. Oh ! oui, je me sens transformé… La nature me fit une douce violence pour pénétrer en moi. Elle me possède, et c'est avec des yeux rénovés que j'en contemple les aspects. Enfin, la confiance en moi-même que je te dois, c'est le thyrse où s'enrouleront toutes les puissances de mon être. Mais comprends, ami, qu'à cette heure solennelle où les destins ouvrent devant moi des portes de lumière, je redoute la responsabilité que j'assume. Saurai-je toujours choisir les mots qu'il faut pour persuader ? Ne me tromperai-je jamais ? Conformerai-je mes actes à mes pensées ? Tu hésiteras souvent ; souvent, des erreurs fausseront l'exposé de ta doctrine ; souvent ta conduite sera en désaccord avec tes convictions, car tu es le poète, c'est-à-dire celui que les apparences tentent, sans repos, d'absorber en elles. Pourtant tu triompheras, car tu es aussi l'homme libre, celui qui a compris les lois essentielles de la vie et qui s'y soumet, en les raisonnant. — Ces lois seront la source où ta conscience se retrempera aux instants de fatigue et de doute. Et cette eau vive ne tarira point tant que tu croiras en elle. C'est vrai ! C'est vrai !… Et, cependant, tout en étant persuadé que j'agirai selon ta prédiction, je ne puis, ce soir, parvenir à me rassurer… Ces arbres anxieux, ces ombres dévoratrices, la mort des feuilles et le cruel sourire des étoiles m'épouvantent… Oh ! la tâche est lourde. Et je sens des menaces tout autour de moi. Il se presse, en sanglotant, contre la poitrine du Démon. La Forêt tressaille longuement et se plaint. Grymalkin élève les mains vers le ciel. Accourez, Esprits de la nuit. Chantez pour apaiser son tourment. Versez l'énergie à l'homme nouveau qui tremble devant les Forces. La nuit s'emplit d'astres. De molles clartés d'argent ruissellent des hauteurs sur la cime des arbres. Et des voix éoliennes s'épandent dans le silence. L'ombre douce berce le sommeil de la nature et rafraîchit amicalement ton front fiévreux. Les étoiles sont belles comme de petites reines. Les étoiles veulent être tes sœurs. Si les arbres se lamentent, c'est parce qu'ils souffrent de ta souffrance. Les feuilles mortes feront la couche chaude et douillette qui protégera les germes, espoir de l'an prochain, contre les morsures de la gelée. Tout, autour de toi, t'aime et te bénit. Ces voix !… Écoute-les. Va donc en paix ; suis ta route difficile et glorieuse, lutteur aux mains de clarté. Combats les fantômes qui assiègent tes frères insurgés contre les lois immuables de l'Être. Écarte les ronces des pas de ceux qui trébuchent. Et, pour les forts, chante un chant de vigueur et de joie. Ah ! je renais… Salut, vieux arbres, mes pères : je sens votre sève robuste bouillonner dans mon cœur. Salut, étoiles, soleils de l'ombre : vos rayons m'auréolent et vos mouvements rythmeront la cadence de mes vers. Salut, bonne terre, nourrice féconde qui m'appris la splendeur de vivre aux parfums de tes fleurs, aux murmures de tes moissons. Salut, grand ciel par qui j'ai conçu l'infini… Ô musique divine, harmonie des mondes, hymne du Grand Pan, vivifie-moi. — Je sens, j'aime, je pense à l'unisson de la Réalité ; les spectres du passé s'enfuient au geste de mon bras ; et l'aube du bel avenir règne sur mon âme. Pour qu'elle triomphe, je vaincrai. Amen ! Assis l'un contre l'autre, ils se taisent. Les Esprits de la nuit volent autour d'eux, soufflent des odeurs de muguets et de lilas, leur font entendre les chuchotements des jeunes pousses qui s'épanouiront en avril. L'ombre est pleine de lumière. Les étoiles éblouissent. Et la Forêt s'endort, profonde, auguste, mystérieuse — comme la vie. **** *book_ *id_body-13 *date_1898 XIII. Le Banquet Une salle aux larges fenêtres garnies de rideaux de soie pourpre retenus par des embrasses d'or. Des tapisseries ou la couleur rouge domine couvrent les murs. Des cyclopes dans leur forge, des nymphes au soleil, des salamandres voguant parmi des laves en éruption, des arbres pareils à des flammes, portant des fruits qui scintillent comme des étoiles, y sont représentés. Du plafond, peint d'une fresque éclatante qui figure le triomphe de Pluton, descendent trois lustres allumés dont les bougies répandent une odeur suave. Au centre de la salle, se dresse une table ronde chargée de cristaux, de plateaux incrustés d'émeraudes et de rubis et d'un service d'argenterie richement ciselé. Il y a douze couverts, et devant chacun, un vase en vermeil garni de scabieuses doubles, de soucis et de chrysanthèmes. Comme surtout, un petit sphynx de marbre noir aux yeux d'opale changeante. Autour de la table, douze fauteuils de damas vert gaufré d'argent et où sont brodées des fleurs de capucine. Dans l'énorme cheminée brûlent des troncs de chênes. Grymalkin, vêtu d'une houppelande de velours noir à crevés de satin ponceau, se tient debout devant le feu. Sous sa houppelande, il porte un justaucorps et un haut-de-chausses de peluche orange. Aux pieds, des pantoufles de même nuance avec des agrafes en diamant. Ses cheveux gris descendent en boucles sur ses épaules et une barbe neigeuse floconne à ses joues et à son menton. Il offre ainsi l'aspect d'un docteur Faust. J'aime à prendre parfois la forme d'un vieillard. Cette tête chenue, ces rides où siège l'expérience, ces membres desséchés me font goûter davantage la vigueur de mon esprit. Il me plaît d'émettre, avec la voix frêle et toussotante d'un centenaire, des maximes glacées, tandis que l'âme du feu flambe et pétille en moi, selon l'éternelle jeunesse départie aux Démons… Ces hommes qui vont venir me salueront, marqueront du respect pour ma décrépitude, et, cependant, je lirai dans leurs yeux la satisfaction qu'ils éprouveront à se sentir forts, alertes, dispos en présence de la ruine humaine que je parais être… Ce spectacle, je veux le donner à Maître Phantasm avant de me séparer de lui à jamais. La bêtise, la suffisance sûre de soi, l'avarice insolente qui se pare du nom de saine économie, la coquinerie brillante se vautreront ici, tout à l'heure, comme un troupeau de porcs dans une hêtraie. Il pourra observer aussi le souffreteux dont les sens fatigués ne s'émeuvent qu'aux imaginations d'ordure et de sang et celui qui, haïssant son corps, s'est confiné dans la Thébaïde d'un rêve de Dieu. En contraste il aura les sains : Tranquille, Protée et le bon Jacques ennemis des simulacres. — Comme il va prêter l'oreille ! Comme son intelligence ardente vibrera au choc des idées disparates qui, pareilles à des oiseaux de nuit attirés par la clarté d'un phare, la heurteront ! Comme elle s'ouvrira aux pensées harmonieuses de ses trois frères d'armes !… Il me faut cette dernière expérience. Les yeux de Maître Phantasm se sont ouverts à la Réalité, il affronta les deux faces de la Vie, il connaît la sagesse : j'ai donc confiance en lui. Mais ses initiations successives, je les lui résume, aujourd'hui, en une initiation suprême d'où il doit sortir définitivement trempé pour la lutte au nom de l'idéal qu'il conçut. Vous, Forces immuables dont le rythme détermine l'univers, planez, auxiliatrices, au-dessus de son front. Quand le moment de parler sera venu pour lui, mettez dans ses regards la splendeurs des soleils ; que ses gestes décrivent des courbes d'astres et que sa voix pénètre, comme une épée flamboyante, l'âme obscure des fils de l'argile qui l'entendront. La porte s'ouvre. Entrent Tranquille et Maître Phantasm. Tout d'abord, ils ne reconnaissent pas Grymalkin et demeurent interdits sur le seuil. Eh bien ! amis, cette barbe et ce costume suranné me déguisent-ils au point de me rendre étranger à mes compagnons habituels ?… Entrez, entrez, soyez les bienvenus. Il les embrasse et les amène auprès du feu. À coup sûr, je ne te reconnais qu'à la voix. Quoique tu nous aies appris à ne nous étonner de rien, je ne saisis pas la raison de cette métamorphose. Est-ce là mon guide de naguère ? Où sont ses traits, sa taille, ses yeux acérés ? Je vois un dos voûté, une face parcheminée, des prunelles ternes que couvre la buée de l'âge… Tu me sembles avoir cinq cents ans. Cinq cents ans ? — Ce serait la toute petite enfance. Quand j'avais cinq cents ans je tétais encore ma nourrice : une jolie salamandre dont les seins se fleurissaient de deux framboises plus rouges que braise… Mais trêve de plaisanteries. Sauf pour vous, ainsi que pour Jacques et Protée qui sont prévenus, je suis un vieillard maniaque, immensément riche et désireux de faire valoir ses capitaux. En outre, je m'intéresse à l'art, pourvu qu'il soit raffiné, au-dessus de la compréhension du vulgaire. Je n'aime pas beaucoup mon siècle ; cependant, avant de mourir, je veux goûter quelques sensations rares, d'ordre tout intellectuel, et j'ai l'intention de confier le maniement de ma fortune à un homme habile : banquier, industriel où directeur d'un grand journal. C'est pourquoi j'ai invité, ce soir, à souper le baron Ghetto, roi de l'Or, promoteur de loteries universelles où s'engloutirent les épargnes de trois générations ; M. Homais, sénateur, grand-croix de la Légion d'honneur, négociant en produits pharmaceutiques ; Franck Gaillard, directeur de la feuille quotidienne qui compte le plus d'abonnés. J'ai convié aussi des artistes : J.-K. Huysmans, le biographe de Barbe-Bleue, le glossateur de la Messe noire, l'Apologiste de la Mystique. — Je compte bien qu'il m'expliquera ce que c'est que le Diable. — Puis Alfane Malbardé, le poète dont, paraît-il, « l'art hermétique et hautain ne livre qu'aux seuls initiés quelques-uns de ses secrets ». Avec lui, son cornac Norbert de Gloussat. Puis notre vieille connaissance l'Ermite, qui s'est mis en tête de me faire faire une bonne fin… Toi, Maître Phantasm, tu passeras pour mon neveu… Mais voici nos amis. Bienvenus soient-ils ! Entrent Jacques et Protée. Tous se serrent la main amicalement. Jacques, Protée, vous savez mes projets ; je n'ai donc pas besoin de vous indiquer votre rôle dans la comédie qui va se jouer ici. — Je recommande seulement à Tranquille de ne pas se montrer trop rustique. Bah ! quand je m'ennuierai, je regarderai les fleurs, et cela suffira pour me rasséréner. Nos convives ne peuvent plus tarder. J'ai envoyé des voitures les chercher : je pense que dans quelques minutes, ils vont arriver. Il prend Maître Phantasm sous le bras et l'emmène dans l'embrasure d'une fenêtre. Protée, Jacques et Tranquille restent devant le feu. C'est la dernière fois que nous nous voyons. Ma tâche auprès de toi est accomplie, et je tiens à te dire qu'elle me fut douce. Oui, malgré tes révoltes, tes inconséquences et tes contradictions, de tous ceux que j'instruisis, nul ne me donna, autant que toi, le spectacle d'une intelligence avide de beauté. — (Il lui prend les mains.) Ô poète, tu me fus l'Océan capricieux qui gonfle ses flots à l'appel de la lune. Tu me fus la forêt dont les frondaisons frémissent aux caresses de la brise… Fils de l'onde et du vent, je te remercie pour les joies que tu me donnas. Mais c'est moi qui dois te remercier ! — Quelle sollicitude et quelle tendresse tu me témoignas… Et, maintenant, tu vas me quitter ; je serai tout seul. Mon cœur se serre à cette idée, et peu s'en faut que je ne pleure. Garde t'en bien ! Aujourd'hui, je te veux gai. Je n'entends pas qu'une pensée triste réussisse à te distraire de l'observation des fantoches sinistres ou simplement grotesques qui vont parader devant toi… D'ailleurs, je vais t'apprendre la raison pourquoi… Il lui parle tout bas. En venant ici, j'ai rencontré un homme en guenilles, gisant au bord de la route. La neige qui tombe depuis ce matin l'avait déjà plus qu'à moitié recouvert. Ses membres étaient rigides, et c'est à peine si un faible souffle sortait en vapeur de sa bouche violette. Je me suis baissé ; je l'ai frictionné ; je lui ai demandé comment il se trouvait là… « Il y a trois jours que je n'ai pas mangé, a-t-il balbutié, j'ai faim, j'ai si faim, — pas de travail. » Et, sans pouvoir en dire plus long, il est mort entre mes bras… Un de plus qui va errer dans les Limbes en criant justice. Qui sait combien meurent, — comme lui à cette heure même ? Et les pauvres se taisent, et ils courbent l'échine, et rien ne semble pouvoir les tirer de leur apathie… Leurs maîtres ont trop bien réussi à les abrutir car, grâce à l'engourdissement mortel où s'endort notre race, ils n'obtiennent même pas de leurs esclaves l'effort nécessaire au fonctionnement des rouages sociaux… Le cœur de la France ne bat plus qu'à coups ralentis. — Et l'on ne voit pas encore poindre l'aube attendue. Ne nous décourageons pas. C'est au moment où les choses paraissent désespérées qu'ont lieu, souvent, des réveils imprévus. — Notre société est tellement vermoulue qu'elle peut s'écrouler au moindre choc. Pour moi, j'ai confiance. Grymalkin et Maître Phantasm se rapprochent. Alerte ! Voici nos gens : je les entends sur le palier. Préparez-vous à les recevoir comme il sied. Tous se tournent vers la porte à côté de laquelle se tient Grymalkin courbé, rabougri, secoué d'un catarrhe, appuyé sur l'épaule de Maître Phantasm. Entrent : le baron Ghetto, blême, barbu, ventripotent, le regard assuré, un paq uet de breloques sur le gilet ; Franck Gaillard, petit, louche, au nez pointu, aux gestes câlins, à la démarche sautillante ; M. Homais, chauve et solennel, haut en couleur, une rosette considérable à la boutonnière ; Alfane Malbardé qui garde les yeux fer més en toute occurrence et qui se laisse guider par Norbert de Gloussat dont la tête orgueilleuse est plus grosse qu'une citrouille ; J.-K. Huysmans, visage asymétrique, parcouru de frissons nerveux, l'allure d'un chat qui piétine dans la cendre chaude où il a fait ses ordures. — L'Ermite se glisse modestement, le dernier, dans la salle. Un — un rude froid, Messieurs. Un bien rude hiver, comme il n'y en avait pas dans ma jeunesse… J'ose espérer que vous n'en avez pas trop souffert en venant ici… J'avais recommandé de mettre des bouillottes dans les voitures… Ha ! oui, des bouillottes… Maintenant, je m'excuse de vous avoir dérangé. S'il m'était possible de marcher, je vous eusse convoqué à la ville ; mais, excusez-moi, mes jambes refusent de me porter hors de ce château. — Ah ! Ho ! je me fais vieux. Comment donc, Monsieur : vous êtes encore plein de vigueur. Vous vous portez très bien, cher Ami. D'ailleurs, nous sommes enchantés de visiter ce splendide palais où les arts et l'hospitalité se donnent la main pour nous recevoir. Merci… Heu ! Heu !… Merci, mes bons Messieurs ; vous me comblez… Bonsoir M. Huysmans ; très heureux de renouer connaissance avec vous, car nous nous sommes vus — autrefois. Mais… je ne crois pas. Si fait ! Si fait ! C'était… dans une église ; vous étiez alors bien tourmenté… Oh ! je me rappelle parfaitement : j'ai gardé une très bonne mémoire. Ce macrobite est en enfance. (Haut.) Soit, Monsieur, nous nous sommes vus. Viens ici, mon bon père : ton aspect me réjouit et me réchauffe. Je suis heureux d'avoir une bonne influence sur vous. Oui ! Oui ! n'en doute pas… Et, qui sait ? peut-être que quand je serai encore plus vieux, je me ferai ermite, moi aussi. Dieu vous entende ! Messieurs, voici mes jeunes amis et mon neveu, — mon héritier. Permettez-moi de vous les présenter. Présentations. Salutations. Colloque insignifiant. Norbert de Gloussat, choqué de ce qu'on l'oublie, mène Alfane Malbardé au centre de la salle et pousse quelques « hum ! hum ! » impérieux. Grymalkin les aperçoit. Pardonnez-moi ! Pardonnez-moi ! Vous êtes sans doute M. de Gloussat, et Monsieur est le grand poète dont je désirais si fort faire la connaissance ? C'est lui, le Maître, et moi son fidèle disciple. J'apprécie, comme il convient, l'honneur de votre présence. — Cher M. Malbardé, mettez-vous à l'aise. Maître, un profane a parlé. Répondrez-vous ? L'ultérieur démon immémorial ayant de contrées nulles induit le vieillard vers cette conjonction suprême avec la probabilité celui son ombre puérile caressée et polie et rendue et lavée assouplie par les ondes et soustraite aux durs os perdus entre les ais né d'un ébat la mer tentant par l'aïeul ou lui contre la mer une chance oiseuse… Le Maître a dit ! Vous avez bien raison, Monsieur. Vous devez être fatigué, Monsieur. Asseyez-vous, Monsieur. Sur l'invitation de Grymalkin, tous prennent place autour de la table dans l'ordre suivant : à droite et à gauche du Démon, le baron Ghetto et M. Homais ; à gauche de celui-ci : Jacques, J.-K. Huysmans, Tranquille, Norbert de Gloussat, Alfane Malbardé, l'Ermite, Maître Phantasm, Franck Gaillard et Protée, à droite du Baron. Des laquais, vêtus de livrées couleur feu, servent, desservent, versent à boire. Il y a d'abord un moment de silence gêné, puis des conversations particulières s'engagent mais sans cordialité : les convives s'observent avec défiance. Tout de suite, le Baron accapare Grymalkin et lui parle à mi-voix. Les mots « pour cent » reviennent sans cesse dans son discours. M. Homais, mécontent d'être négligé, dévore en silence. Je vous ai vu sur le boulevard, vous. On n'y voit que moi. Et je suis la ressource de vos échotiers quand l'actualité fait défaut. Il me semblait bien… (Baissant la voix). Dites donc, vous devez le taper vigoureusement ce vieillard — ou je ne m'y connais pas ? Parbleu : je suis à la côte ; tous les usuriers de Paris brûlés ; mon père qui s'obstine à ne pas mourir ; un conseil judiciaire farouche… — Je me suis faufilé ici : j'y ai la haute main sur les écuries. Ha ! Ha ! Ha ! vous, malin… Et dites-moi, le neveu ? Un bon jeune homme, hein ? Je le forme. Phuitt !… Allez doucement ; laissez-en un peu pour les autres. Il y en aura pour tout le monde. Cette bisque est délicieuse, n'est-ce pas, Monsieur ? J'aimerais mieux un de ces pétulants pot-au-feu qu'éperonne une pointe de céleri. Une pointe de céleri qui éperonne… Je ne comprends pas. J.-K. Huysmans le toise et hausse les épaules sans répondre. Tranquille se tourne vers son autre voisin. M. Huysmans me semble employer des images bien singulières. C'est un des maîtres de l'écriture artiste. Ah !… Pourtant, ce pot-au-feu pétulant, c'est bien — étrange. Taisez-vous : vous n'y entendez rien. Que pensez-vous, Monsieur, de nos romanciers psychologues ? Ils se bornent à jeter dans les juleps de Feuillet les sels secs de Stendhal ; ce sont des pastilles mi-sel, mi-sucre ; de la littérature de Vichy. Bravo, Monsieur : touchez là. Vous êtes de la partie… J'entends que les produits pharmaceutiques n'ont pas de secrets pour vous. J.-K. Huysmans le foudroie du regard. M. Homais reste un moment ébahi, puis, pour se remettre, entreprend l'Ermite. Ah bah ! le moine mange de tout ? Est-ce que sa règle ne lui ordonne pas l'abstinence ? Mais voilà comme ils sont tous, ces fils de Loyola. Ils prêchent le jeûne et le renoncement, et dès qu'ils le peuvent, ils se gobergent. L'Ermite mange ce qu'on lui donne. — Quand il est seul, il se nourrit de pain et d'eau. Mais dans le monde, il évite d'attirer l'attention par quelque singularité que ce soit. — Voilà sa règle. M. Homais, de plus en plus mécontent, se tait. L'Ermite remercie Maître Phantasm du regard, puis il se penche vers lui. Je vous ai reconnu… Et, maintenant, je reconnais l'Autre aussi… Vous avez pris ma défense : seriez-vous disposé à vous amender ? J'ai tant prié pour votre salut. N'y comptez pas. Je vous estime à cause de votre sincérité, mais je hais votre aberration. L'Ermite soupire et baisse la tête. Est-ce que M. Malbardé aurait le malheur d'être aveugle. Non ! — Mais pour mieux se renfermer en lui-même, afin que nulle impression, venue de l'ambiance fangeuse, ne trouble son Moi, nourri de sa propre substance, il a fait vœu de ne plus regarder l'univers que sa pensée abolit. Cela manque de bon sens et… Malbardé a raison. Que nous parlez-vous de bon sens ? Les personnes de bon sens rabâchent l'éternelle antienne de l'ennuyeuse vie.Au reste, il n'y a d'intéressant à connaître que les saints, les scélérats et les fous. Admirable doctrine ! Ô mon Maître, daignez les instruire. Apprenez-leur les raisons de votre cécité volontaire. Moi, faible interprète de votre génie, je ne puis l'exposer en toute son envergure. Fiançailles dont le voile d'illusion rejailli leur hantise ainsi que le fantôme d'un geste chancellera s'affalera folie… Le Maître a dit. Voilà qui est sans réplique. Cependant le malaise s'accroît. Manifestement il y a hostilité entre les convives. Malgré les efforts de Protée pour maintenir un semblant d'accord, il s'échange des regards méprisants ou railleurs. Grymalkin s'aperçoit de cette disposition d'esprit, et, s'arrachant à l'éloquence financière du Baron, tente de rendre la conversation plus générale. Ha ! Messieurs, vous allez me taxer d'impolitesse. Les propos de M. le Baron présentaient tant — d'intérêt que, pour les mieux ouïr, je vous ai négligés… Excusez le vieillard : il a un peu oublié les bonnes manières. Vous êtes tout excusé, car nul de nous n'ignore le pouvoir absorbant de M. Ghetto. Qu'entendez-vous par là ? Rien que de flatteur : je rends justice à vos capacités. M. le Baron me proposait une affaire. Il s'agirait d'acquérir, lors de la prochaine récolte, les blés du monde entier. Ensuite, on manœuvrerait de façon à faire monter le cours et l'on revendrait aux détaillants avec un fort bénéfice. Le prix du pain en serait, sans doute, augmenté… mais c'est là un détail insignifiant, n'est-ce pas, Baron ? C'est à peine si la livre vaudrait deux sous de plus. Qui est-ce qui regarde à deux sous ? Je me suis laissé dire qu'il existait des gens pour qui deux sous sont une somme. Allons donc ! Mais si. — Tenez : je connais une famille composée de huit personnes. Le père gagne trois francs par jour ; la mère, un franc. Les six enfants, en bas âge, ont bon appétit, et ne gagnent rien. Cette famille achète quotidiennement douze livres de pain… et ce n'est guère. Douze livres à quatre sous, prix courant, cela donne déjà deux francs quarante centimes. Il leur reste donc un franc soixante pour se loger, s'habiller, se procurer quelques légumes, car la viande est, pour eux, un objet de luxe. En jeûnant environ trente-six heures par semaine, cette famille se tire à peu près d'affaire. Mais si au lieu de payer les douze livres de pain deux francs quarante elle est obligée de les payer trois francs soixante, il lui restera juste huit sous pour subvenir à ses autres besoins. Cela ne vous semble-t-il pas un peu maigre ? Vous devez comprendre que de pareilles considérations n'ont rien à voir avec le mouvement des capitaux. Où en serait le spéculateur s'il devait se préoccuper de détails aussi infimes ? Et puis vous exagérez, mon cher Monsieur. Vous m'avez l'air de donner dans les rêvasseries socialistes… Croyez-moi : les ouvriers ne sont pas si malheureux que cela ; et ils se contenteraient très bien de leurs ressources modestes si des agitateurs, — qu'on devrait fusiller sommairement, — ne leur fourraient dans la tête des idées subversives de l'ordre établi. Il est évident qu'ils ont tort de ne pas mourir de faim sans protester. Mourir de faim ?… Fi donc. On ne meurt pas de faim au xixe siècle. Et puis le régime républicain assure à tous le vivre, le couvert et une équitable répartition des charges sociales. Il n'y a que les réactionnaires et les anarchistes pour méconnaître ses bienfaits. Et aussi les quatre-vingt-dix-mille individus négligeables qui périssent d'inanition chaque année. Mais c'est le déchet fatal de toute civilisation ! Que deviendrions-nous, que deviendraient les classes supérieures si tout le monde avait part à la fortune publique ? Elles seraient réduites à une dure nécessité : celle de travailler. Mais, Monsieur, je travaille moi. Croyez-vous que mes opérations n'exigent pas des veilles et des calculs ? Le requin se donne aussi beaucoup de mouvements pour découvrir sa proie. Monsieur ! Laissez-moi parler… Le système social est établi de façon à sauvegarder le fruit de vos rapines. Jusqu'à présent, la plupart des hommes se prosternent devant votre or : vous digérez en paix… Seulement, prenez garde, cela ne durera pas éternellement. Vous me menacez ? Je vois une corde de chanvre bien graissée, munie d'un nœud coulant, se balancer au-dessus de votre tête. Machinalement, le baron regarde en l'air avec inquiétude. Franck Gaillard se récrie et préconise la dictature militaire. M. Homais, très rouge, réclame l'application des justes lois. Grymalkin, voyant les choses se gâter, intervient. Là ! Là ! Messieurs : ne vous irritez pas. Mon ami Jacques a l'esprit vif ; il aime le paradoxe. En ce moment, il se fait un jeu de nous inquiéter, — et il a tort. Mais vous savez bien que nous sommes solides et que tous les sophismes du monde ne prévaudront point contre la pièce de vingt francs qui symbolise, avec tant de bonheur, l'état de notre âme. Pour moi, je l'aime… Que dis-je ? Je la vénère, puisqu'elle me valut l'inestimable avantage de votre considération. La pièce de vingt francs, comment donc !… Son règne durera dans les siècles des siècles ; les riches la multiplieront à l'infini ; les pauvres se dessécheront à la convoiter sans espoir… Et — c'est ce qu'il faut, c'est ce qu'il faut. Noblement parlé ! Ah ! Monsieur, vous me mettez du baume dans le cœur. Sans doute, sans doute… Cependant l'homme ne se nourrit pas seulement d'or. Nous avons ici des artistes dont les préoccupations sont autres. Et nous-mêmes, quand nous n'avons rien de mieux à faire, nous ne demandons qu'à les encourager, n'est-il pas vrai ? Moi, j'adore les artistes. Dans ma jeunesse, j'avais des dispositions pour la poésie. Je gagerais que vous avez jadis écrit une tragédie. Comment le savez-vous P Cela se devine. M. Huysmans, vous aimez, je crois, la peinture. Que pensez-vous de ce plafond ? À parler franchement, il est d'un goût infect ; on le dirait peint par cet habitué des omnibus de l'art : M. Puvis de Chavannes. Quel personnage prudhommesque : je l'abomine ! C'est un vieux rigaudon qui s'essaye dans les requiem. — Puis vos tapisseries sont d'un goût ignoble. Je vois s'y étaler toute l'infamie de la chair. C'est d'une bonne santé répugnante. Si vous m'aviez consulté, je vous aurais indiqué des œuvres autrement décisives. Lesquelles, par exemple ? Des choses solitaires que ne pollue l'admiration d'aucun public… Connaissez-vous Jan Luyken ? Hélas non ! Une de ses planches est recommandable entre toutes. Sous les langues de flamme qui tombent d'un firmament fou, se tordent des moribonds sans forme humaine, des têtes mangées par des bouches de plaies, des bras en manchons, des membres éléphantins et spongieux, des jambes mamelonnées d'ampoules, boursouflées de cloches… Voilà qui est admirable. Et non les académies ennuyeuses que je vois tout autour de cette salle. Un silence. Les convives paraissent mal à l'aise. Seul, Norbert de Gloussat approuve vivement de la tête. Ô femmes au bord de la mer, corps harmonieux dont la grâce flexible semble celle d'une grande fleur ! Et vous, parmi les joncs d'une rivière souriante, enfants robustes sur qui ruisselle la gloire paisible de l'été. Et vous aussi, rythmes helléniques, prunelles cœruléennes de Minerve, beau sein d'Aphrodite, chœur des Muses qui rêves parmi les lauriers-roses de l'Hélicon, — je vous aime ! Vous êtes poète, Monsieur ? Certes, Monsieur, et des meilleurs. Vous-même, m'a-t-on dit, vous vous mêlez de versifier ? Oh ! je n'ai pas de prétentions. Je tâche d'exprimer des sentiments simples, — tels que je les ressens. Mes méditations devant la nature m'en ayant fait concevoir toutes les splendeurs, je m'efforce de les traduire dans mes vers, car je crois que l'art doit fournir à tous les hommes des exemples de beauté afin de les rendre meilleurs. Mais c'est du didactisme !… Un didactisme étroit ! Je ne sais… Je sais qu'il est en moi d'aimer nos semblables, de les considérer comme des frères à qui je dois des joies et à qui j'essaie, en toute clarté, d'en donner d'équivalentes. La clarté est un agrément superflu : le Maître l'a dit. La lucide seigneuriale aigrette de vertige au front invisible scintille puis ombrage une stature mignonne ténébreuse debout en sa torsion de sirène le temps de souffleter par d'impatientes squames ultimes bifurquées un mystère faux roc évaporé en brume qui imposa une borne à l'infini. Rien de plus sûr. Je ne comprends pas. Moi non plus, — mais je déclare cela très fort. Il me paraît logique d'admirer dans les phrases de M. Malbardé ce qu'on n'y découvre pas. Essayer de comprendre ce sublime de l'art, c'est le fait d'un imbécile. Une suggestion vague, et d'autant plus intense, suffit. Ce matin, je suis sorti à l'aube. Il avait gelé blanc, et les branches des arbres, couvertes de givre, brillaient comme des girandoles de cristal, parmi le brouillard léger qui s'élevait de la terre. Il faisait si calme ! Pas un souffle de vent : de lentes fumées montaient des toits aux tuiles moussues et planaient longtemps dans l'air immobile. Les villages s'éveillaient. Des femmes, les yeux gros de sommeil, allaient traire les vaches à l'étable, et leurs seaux de fer blanc tintaient. On entendait les chevaux hennir, les poules jacasser, les bûches d'orme geindre sous la scie et les sabots des laboureurs claquer contre le sol dur. Quelques étoiles clignotaient encore au plus haut du ciel pâle. Et l'orient, où le soleil allait naître, semblait une grande rose-thé près de s'épanouir. Fade bucolique ! Est-ce là l'un des sujets que vous mettez en vers ? Certainement. Je le regrette pour vous : vous n'arriverez jamais au grand art. Ne l'accablez pas : il fait ce qu'il peut. — Mais vous, Monsieur de Gloussat, puisque nous voici au dessert, ne consentirez-vous pas à nous réciter un de vos poèmes ? Bien que vous ne soyez pas initiés, j'y consens. Il se lève. M. Homais, le Baron et Franck Gaillard prennent un air excédé. Malbardé joint les mains. Les autres écoutent curieusement. Éclair, nuée… Née de toutes les aspirantes ardeurs du jour, Éclair, nuée, Qui, vers les cimes, du fond de nos larmes monte. Avec les nuages du soir, Céleste, redescendue, Elle volte d'étage en étage, sur le monde Et jusque vers l'attente guetteuse où il se tient, Les bras dressés, tendus, Incantatoire, Le Magicien… Hum !… Saisissez-vous la majesté de ce début ? Je ne perçois pas très bien le rythme. Êtes-vous sur que cela soient des vers P Je savais que vous ne goûteriez pas ce chef-d'œuvre. Cependant, écoutez encore : peut-être, à la longue, votre faible intelligence se pourra-t-elle émouvoir. Je continue : Les pentes de la montagne s'irisent de la course, — Éclair, nuée, — Qui enguirlande de pas fleuris le monde. Et il marque et il suit de paroles d'amour Les figures des pas aériens Nées de toutes les aspirantes ardeurs du jour, — Vagabondes. — « Blancs éclairs, et roses de chairs, Petite vapeur d'or, soulevée Sur le plateau d'herbe, ô douce ! Danse, danse, danse et danse ! Spasmes et sourires, jouvence, Ailée… « Jetés-battus, pointes… lumières ! De sous la nuée, jaillies, Et d'un jeu des doigts, ralliées Aux paillettes des dents, des yeux en feu, des pierreries… Éclair. « Voltes de brume et de brise, Voltes d'esprit, et de cœur et de boucles légères, Tours et retours, fuites ! oublis… Sautes de gorge déprise, Songes de rubans dénoués, Gazes et vertiges, fumées, Nuée… Nuée ! Nuée ! Nuée ! Bravo ! Bravo ! Danse ! Danse ! Voltes de cœur ! Superbe ! Sautes de gorge ! Adorable ! Éclair ! nuée… Je me pâme d'admiration. Ah ! çà, vous ne parlez pas sérieusement ? Vous êtes trop curieux. Permettez-moi de vous féliciter, Monsieur… Je le vois bien, maintenant que vous nous avez révélé le fin du fin : Tranquille errait. Et c'est vous qui détenez les secrets de l'art. Je m'avoue vaincu. Oh ! en travaillant beaucoup, vous arriverez à faire quelque chose de passable. Moi, je proteste. M. de Gloussat, je regrette de le lui dire, cache l'incomparable disette de ses idées sous un ahurissement voulu du style. Tiens !… Est-ce que cet autre reviendrait à la raison ? Il a des éclaircies, mais c'est rare. Nous allons le mettre sur un sujet où il divague extraordinairement. Je vous pardonne : nos méthodes diffèrent Cependant M. Homais s'est assoupi ; Franck Gaillard en profite pour avancer son fauteuil auprès de Grymalkin et pour lui proposer une commandite. Le Baron, un crayon aux doigts, fait des chiffres sur la nappe. Laissez-moi, Monsieur, vous recommander l'Ermite. Vous qui êtes un grand mystique, vous prendrez sans doute plaisir à sa conversation. Vous infligez-vous des macérations, mon père ? Je jeûne et je prie ; je tâche d'imposer silence à mes désirs charnels, mais, jusqu'à présent, le Seigneur ne m'a pas fait sentir qu'il voulait que je lacère mon corps. Il faut retourner votre âme, la vider comme un seau d'ordures, taper sur le fond pour en faire couler la lie… Mais j'oubliais : vous êtes Français, et s'il est une chose certaine, c'est la répugnance que montre le tempérament français pour les plus magnifiques élans des mystiques étrangers. Heureusement pour le tempérament français. Cependant, mon père, il serait glorieux de réagir contre la tiédeur de nos moines. Traitez, enfin, l'abomination et l'immondice de votre corps comme elles le méritent. Imitez les grands saints… Voulez-vous que je vous cite des exemples ? Marie-Marguerite des Anges, Flamande, religieuse du Carmel, se ceint la poitrine de chaînes hérissées de pointes, se nourrit de rogatons recrachés sur les assiettes, boit, pour se désaltérer, l'eau de vaisselle. Suso traîne pendant dix-huit ans, sur ses épaules nues, une énorme croix plantée de clous dont les pointes lui forent les chairs. Sainte Rose de Lima porte un cilice de crin de cheval garni d'épingles et couche sur des tessons de verre. La mère Passidée de Sienne se fustige, à tour de bras, avec des branches de genièvre et de houx ; puis elle inonde ses blessures de vinaigre, et les saupoudre de sel ; elle dort l'hiver dans la neige, l'été, sur des touffes d'ortie, sur des noyaux, sur des balais ; elle se fait pendre, la tête en bas, au tuyau d'une cheminée, dans laquelle on allume de la paille humide. Sainte Angèle de Foligno boit l'eau dans laquelle elle à lavé les croûtes d'un lépreux ; des nausées la prennent ; elle se châtie en avalant une écaille que cette eau n'a pu entraîner et qui lui est restée dans le gosier à sec. Voilà, voilà les actes que le Seigneur aime et récompense. Flagelle-toi donc, mon père. Meurtris-toi, déchire-toi, mets-toi en morceaux. Plante des clous dans tes fesses, lape tes excréments, suce des abcès, lèche les plaies des scrofuleux, et tu deviendras un grand saint ! L'Ermite, ahuri, ne sait que répondre. Il se cache la face dans ses deux mains. Les assistants marquent du dégoût. Si vous trouvez que ces folies sont admirables, vous possédez une âme — bien singulière. Hé ! Hé ! ce qu'il dit est conforme à la doctrine chrétienne. Son Dieu veut qu'on déteste la chair, qu'on réprime ses sens. Il lui faut des expiations, des châtiments, des tortures. C'est seulement par de telles pratiques que l'homme peut se racheter du péché d'exister… Adorons le Dieu de douceur, de justice et de bonté… Hé ! Hé ! — (À l'Ermite.) N'est-ce pas, mon père ? Hélas, tu triomphes !… Je ne veux rien répondre. Je me retire. Il sort. Maître Phantasm se lève et vient causer à l'oreille de Grymalkin. Tous ces discours extravagants m'écœurent. Je suis comme un homme perdu dans un souterrain sans air et où règnent des miasmes suffoquants. Laisse-moi exalter la vie à l'encontre des songe-creux que nous venons d'entendre. Parle selon ta conscience : ce sera très bien. Maître Phantasm retourne à sa place. Il se tient debout devant son fauteuil. Avertis par l'expression de ses yeux, Protée, Jacques et Tranquille se lèvent également. Grymalkin se redresse : une flamme bleue danse au-dessus de son front. Les autres, les Obscurs, sur qui pèse une somnolence soudaine, regardent, surpris et clignotants. C'est un toast, Messieurs, — un simple toast. Maître Phantasm élève sa coupe pleine d'un vin doré qui rayonne comme un fragment d'astre. Une musique invisible et très douce accompagne ses phrases en cadence. Et les yeux du sphynx deviennent phosphorescents. Je bois au Désir, fils de l'Amour et de la Lutte, au Désir qui meut les sphères, au Désir qui guide l'homme vers la Beauté, au Désir qui mêle les âmes du feu, du fluide, de l'effluve, du souffle et du flot et qui les irradie à travers l'Astral pour la formation de l'Autre-Adam dans l'Autre-Matière. Je bois à l'Illusion, compagne du Désir, reine des mondes, inspiratrice du poète, du savant et du réformateur, créatrice des Daïmôns souverains. Je bois à Notre-Terre, part intégrante de l'infini, à la planète maternelle qui élut l'espèce pour chanter et décrire sa splendeur. Je bois aux métaux et aux pierres, aux plantes et aux arbres, aux animaux et à l'homme, à tout ce qui respire, aime et raisonne autour de nous et en nous. Je bois à la Nature-Panthée, à la sainte Volonté-de-vivre, à l'intelligence des Forts en communion avec les soleils et l'éther. Je bois aux destinées mystérieuses de l'Être. Il vide sa coupe. Cependant des vapeurs irisées montent du plancher, ennuagent les convives et remplissent la salle d'une buée diaphane où flottent des reflets d'arc-en-ciel. Les fenêtres s'ouvrent toutes à la fois. Un vent impétueux entre qui souffle les bougies. Les Obscurs demeurent immobiles et semblent plongés dans une léthargie profonde. Grymalkin se transfigure. Ses vêtements, sa vieillesse ont disparu. — Gigantesque, splendide comme l'aurore, il apparaît vêtu d'une tunique d'or flamboyant. Sa face rayonne d'une lumière personnelle. Et deux grandes ailes de flamme frémissent à ses épaules. Il sourit aux Sains qui le contemplent en extase. Adieu, mes bien-aimés. Ma mission auprès de vous est finie. Je retourne chez les salamandres. Mais, même au sein du feu originel, je ne vous oublierai pas ; ma pensée vous suivra dans l'existence et mon souffle ne cessera d'aviver l'étincelle que je mis en vous. Luttez infatigablement pour votre Idéal ; que, grâce à vous, l'humanité se conçoive meilleure et plus belle ; abolissez, dans la mesure de vos forces, l'avidité, l'égoïsme et les instincts carnassiers de vos frères errants dans les ténèbres de l'apparence. Versez-leur la Science. Et préparez le règne de l'Idée sur la terre… Adieu. Il déploie ses ailes, s'élance dans le ciel et se fond, peu à peu, parmi les rayons du soleil levant. Les murs de la salle reculent. Le château s'évapore et s'efface dans la brume du matin. Les convives du banquet se trouvent au centre d'un carrefour à quelque distance de la ville qui se tasse, confuse et fumeuse, contre l'horizon. Une nappe de neige éblouissante couvre le sol. Le vent chante, comme une grande harpe éolienne, dans les arbres. Les Sains rêvent, les yeux perdus vers le soleil. Les Obscurs sortent de leur torpeur, grelottent, grognent et se mettent sur leurs pieds. Leur visage est plus terne que la cendre ; leurs yeux éteints vacillent : ils ont tous l'air égaré. Chlorate de potasse, votes à l'enchère, dévouement à la république, bismuth, tripotages, austérité, chèques, masses intelligentes, sulfate de magnésie, la patrie, mes convictions, mon cœur, calomel, professions de foi, mes chers concitoyens, émétique, commerce de gros et de détail, eau de Pulna, politique d'affaires, rhubarbe, c'est nous qui sommes les Aristocrates… Brouh !… qu'il fait froid ! Il se sauve vers la ville. Sacerdoce de la Presse, chantage, consciences à vendre, bonnes petites combinaisons, éclairons et instruisons, vivent les folles courtisanes, mentons, filoutons, mon honneur, deux balles sans résultat, tenons haut la bannière du journalisme, fouillons dans l'ordure… Ho ! Ho ! Ho ! je suis glacé ! Il se sauve vers la ville. Choit la plume rhythmique suspens du sinistre s'ensevelir aux écumes originelles naguère d'où sursauta leur délire… Cra ! Crâ ! Crà ! le gel, le gel ! Il se sauve vers la ville. Voltes, de pattes déprises, tours et retours, fuites, oublis, voltes d'ailes fines et de brises, tiges et antennes, vertiges, gazes et pollens, fumées, nuées… Hi ! Hi ! Hi ! ma moelle se fige ! Il se sauve vers la ville. Purulence, Christ en croix, renvois, blanche ampleur du moyen âge, flatuosités, rots, borborygmes ; ô Mystique, ô derrière de Florence, ô se rouler avec les cochons comme l'humble moine Siméon ; eau bénite, scapulaires, reliques, crampes d'estomac… Heu ! Heu ! Heu ! je ne sens plus mes pieds, et j'ai des engelures plein les mains ! Il se sauve vers la ville. Capital sacré, Panama, mines d'or, accaparons les cuivres, accaparons les blés, accaparons tout ; mon phallus, mon sphincter, coupons, obligations, primes, parts de fondateurs, trente mille milliards de deniers, écrasons les pauvres, mes boyaux, ma panse, je suis le roi des argentiers, vive le bas-ventre… Ouh ! Ouh ! Ouh ! mon sang s'arrête dans mes veines ! Il se sauve vers la ville. — Les Sains restent seuls. Pleins de vigueur et d'allégresse, ils se regardent en souriant. Au travail ! Il faut créer un nouveau monde. La main dans la main, ils s'éloignent. **** *book_ *id_body-14 *date_1898 Note Prévoyant certaines objections qui pourraient se produire quant aux textes cités, l'auteur avertit le lecteur que les phrases mises au compte de Malbardé par de Gloussat dans la VIIIe Idylle ont été tirées de la revue Cosmopolis, nº de mai 1897. De même, toutes les phrases prononcées par Alfane Malbardé dans la XIIIe Idylle sont extraites du même numéro. Presque toutes les phrases proférées par J.-K. Huysmans ont été prises dans ces trois volumes : Certains, En route et Là-bas. On n'y a ajouté que les raccords nécessaires à la clarté du dialogue. Enfin le poème récité par de Gloussat est tiré d'un volume qui s'intitule : Torrents vers le marécage ou quelque chose dans ce genre.