Antoine Houdar de la Motte

1730

Discours sur la tragédie

2013
Ont participé à cette édition électronique : Frédéric Glorieux (encodage TEI) et Vincent Jolivet (encodage TEI).

Discours préliminaire §

On ne sçauroit si peu réussir qu’on n’excite beaucoup d’envie ; et l’accüeil que le public a fait à mes différents ouvrages, m’a valu des adversaires plus animez et plus opiniâtres que la foiblesse de mes talens ne m’eût permis de le prévoir. Non contens de me reprocher des fautes d’écrivain, ils ont encore voulu sonder mon coeur ; et ils ont cherché à me convaincre d’une présomption que je trouverois plus ridicule qu’ils ne s’efforcent de la rendre odieuse.

Comme j’ai travaillé dans plusieurs genres, et que j’ai fait des réflexions sur ces genres, à mesure que je m’y suis essayé, ils en ont conclu de concert que je prétendois, sur toutes les matieres d’esprit, me donner en même tems pour législateur et pour modele, imputation grossiere et plus digne de risée que de créance.

Voici aujourd’hui des réflexions sur la tragédie ; je me promets encore d’en donner sur la comédie, sur l’opera etc., tout cela, sans doute, ne paroît pas un bon moyen de leur imposer silence. Il faut donc répondre une bonne fois à une accusation si grave, et en abandonnant au public le jugement des ouvrages, l’instruire naïvement des vrais motifs qui me les ont fait faire. Il ne lui importe pas de le sçavoir ; mais il m’importe beaucoup de ne lui paroître pas digne de son mépris par un orgueil extravagant.

Les circonstances m’ont déterminé successivement à plusieurs genres ; et quelquefois par lassitude d’une même carriere, je m’en suis ouvert de nouvelles, où je ne me proposois d’autre prix que mon propre amusement. Mais dans tout ce que j’ai tenté, qu’on ne croïe pas que mon ambition, encore moins mon espérance, ait jamais été de surpasser, ni même d’égaler les grands maîtres ; il m’a toûjours paru assez honorable de pouvoir marcher après eux dans l’ordre des écrivains, qui pour n’être pas excellents, ne sont pas pourtant sans mérite : car en vérité c’est une exagération trop poëtique que le sentiment de M. Despreaux en matiere de poësie et d’éloquence.

Et sur ce mont sacré qui ne monte au sommet, tombe au plus bas degré.

M. Despreaux auroit-il voulu dire de lui-même qu’il étoit au sommet ; et ne le voulant pas dire, en auroit-il laissé conclure qu’il étoit donc au plus bas degré ?

Il faut que les hommes aiment bien les excès, puisque celui-ci est presque passé en proverbe.

Il en est de la poësie et de l’éloquence, comme de la peinture et de tous les autres objets de l’esprit et de l’art humain : les génies supérieurs, qui même ne sont pas entr’eux du même ordre, les portent à un degré de perfection où les autres ne peuvent atteindre : mais des génies moins étendus et moins heureux, ne laissent pas d’avoir encore leurs ressources et leurs graces particulieres : ils demeurent, je ne dirai pas médiocres, puisqu’on attache à ce mot une raison de rebut, je dis qu’ils demeurent bons, malgré l’excellence des premiers ; et s’ils n’ont pas de part à l’admiration, du moins ne sont-ils pas exclus de l’estime.

Voici, ce me semble, une preuve de ma pensée. Le plus grand génie, dans quelque genre que ce soit, n’est pas toûjours égal à lui-même : or dira-t-on qu’il rampe, quand il n’est pas dans son plus grand essor ; et si l’on avoüe qu’il est encore bon dans les endroits où il étonne moins, pourquoi ne le dira-t-on pas des auteurs, qui n’ateignent, pour ainsi-dire, qu’à ces secondes beautez ? Falloit-il siffler Eschine, parce qu’il y avoit un Demosthene ? Et ne lira-t-on ni Ovide ni Lucain, parce qu’il y a un Virgile ? Je ne me tiendrai donc pas avili de n’être ni Quinaut, ni La Fontaine, ni Corneille, ni Racine, pourvû qu’on puisse reconnoître du moins que je suis de leur école : en ne pensant pas plus avantageusement de moi, je ne fais sans doute que me rendre justice : mais j’en avertis les plus grands génies, il leur siéroit bien encore de n’être pas si sûrs de leur supériorité ; il n’y a pas de comparaison entre ces deux méprises, de se croire meilleur ou moins bon que l’on n’est : la premiere excite l’indignation du public : mais il fait toujours de la seconde un nouveau mérite à l’auteur. à l’égard des réflexions que j’ai faites sur les genres où je me suis exercé, il s’en faut bien encore que j’aïe prétendu par-là m’ériger en législateur. Sans aspirer à des titres si fastueux, il est naturel de bien considérer la carriere où l’on veut courir, pour y mesurer plus surement ses forces. Il faut étudier l’objet qu’on se propose, chercher dans les choses et dans le rapport qu’elles ont avec la nature de nôtre esprit leurs convenances particulieres, en un mot, se faire un art et des principes qui puissent éclairer nôtre travail.

La plûpart de ceux qui ont excellé dans quelque genre, y ont été entrainez par abondance de talent et de goût ; ils en ont atteint la perfection par instinct, je veux dire par un jugement confus et presque de simple sentiment, plûtôt que par des réflexions précises et aprofondies.

Il est vrai qu’en cela ils nous ont donné mieux que des regles, puisqu’ils nous ont procuré le plaisir qui doit être le but des regles : mais il est vrai aussi qu’ils ne nous ont pas assez éclairez sur la cause de notre plaisir, qui une fois bien connüe, nous aideroit à inventer à notre tour de semblables beautez, non pas en les comparant servilement aux leurs, mais en les puisant dans la même source, bien certains qu’une même cause doit produire les mêmes effets.

Ces écrivains, tout excellents qu’ils sont, n’auroient pû nous éclairer sur leurs propres beautez, ils sentoient et ne raisonnoient gueres : mais d’où vient le silence de ceux qui l’auroient pû ? Diroit-on qu’ils n’ont voulu refléchir que pour eux ; qu’ils ont craint peut-être qu’en nous donnant des leçons trop utiles et trop fécondes, ils ne trouvassent trop-tôt des rivaux dans leurs disciples, et qu’ils ont voulu, pour ainsi dire, que leur art fût un secret entr’eux et les muses. Les hommes quelquefois sont si follement avides de gloire qu’il ne leur suffiroit pas d’être inventeurs, ils voudroient encore être uniques : mais non, sans leur attribuer un motif si odieux, j’aime mieux croire que l’exécution a emporté tout leur loisir, et qu’il ne leur en est pas resté pour les réflexions.

Quoiqu’il en soit, je n’ai pas voulu me livrer en aveugle à la poësie. J’ai refléchi sur tout selon ma portée ; j’ai voulu même écrire et ranger ce que je pensois, dès que j’ai cru penser quelque chose de raisonnable : car si l’on y prend garde, on n’a jamais bien achevé de penser, si l’on n’est parvenu à s’expliquer bien nettement. On est confus pour soi, tant qu’on l’est pour les autres.

C’est donc pour m’instruire moi-même que j’ai écrit ; et sans me flatter d’avoir toujours bien rencontré, c’est assez qu’il y ait quelquefois de la vérité et de l’ordre dans mes idées, pour avoir dû les soumettre au public, afin d’apprendre de lui-même en quoi j’aurois tort ou raison.

Me voilà naïvement tel que je suis ; et si l’on me fait la justice de m’en croire, je ne crains plus qu’on impute à un orgueil insensé ni mes différents genres de poësie, ni mes essais de raisonnement : car je le sens bien, ce n’est qu’essai ; et je ne doute pas que si des esprits supérieurs vouloient creuser les matieres que j’ai traitées, on n’y découvrît toute une autre profondeur.

Si l’on s’en étoit tenu à m’accuser de vanité, je crois franchement qu’on auroit eu raison : car je distingue la vanité de l’orgueil. J’entens par orgueil, une haute opinion de son propre mérite et de sa supériorité sur les autres. J’entens par vanité, l’envie d’occuper les hommes de soi et de ses talens, et la préférence de cette opinion étrangere à la réalité même du mérite. L’orgueilleux insulte aux autres hommes, puisqu’il se met au-dessus d’eux : le vain au contraire les flatte en quelque sorte, puisqu’il les regarde comme ses juges, et qu’il n’ambitionne que leurs suffrages.

Je dis donc qu’on auroit eu raison de m’accuser de vanité ; et je soutiens que tout homme qui donne au public des ouvrages de bel esprit, en est convaincu par le fait même : car quel motif pourroit avoir un auteur, quand il imprime des ouvrages purement ingénieux, si ce n’est de faire avoüer à ses lecteurs qu’il a de l’esprit et des talens. Si son but n’eût été que de s’amuser, il ne produiroit pas l’ouvrage au grand jour ; et il n’iroit pas subir l’examen de mille gens qui ne pensoient point à lui. Dès qu’il le fait, on peut dire qu’il prend qualité lui-même, qu’il se donne pour homme de talent, et qu’il demande au public qu’il ait à le reconnoître pour tel.

Il n’en est pas de même de ceux qui engagez dans quelque profession nécessaire à la societé, travaillent pour s’acquitter de leur ministere. Quelque esprit, quelque talent qu’ils déployent, on ne sçauroit les convaincre de vanité, puisqu’ils peuvent en cela ne songer qu’à remplir leur devoir et non pas à devenir célébres : mais ceux, qui, si j’ose m’exprimer ainsi, sont comme hors d’oeuvre dans la république, et qui n’ont d’autre affaire que de présenter au loisir des autres des ouvrages d’imagination, ceux-là n’ont assurement d’autre but que les applaudissemens et les louanges, et c’est ce but, dès qu’il n’est pas subordonné au devoir, que j’appelle la vanité.

Ce n’est donc pas un reproche à faire à un poëte que la vanité ; cela s’en va sans dire ; et il faut bien nous la pardonner, si l’on veut tirer de nous quelque chose. Au fond elle n’est pas si mauvaise, humainement parlant ; elle soûtient bien des veilles, elle enfante bien des travaux, et en attendant que nous devenions plus solides dans nos motifs, il n’y faut pas regarder de si près, de peur d’y perdre ce qu’elle nous vaut tous les jours ou d’utile ou d’agréable.

Je ne nie pas que les poëtes ne joignent d’ordinaire beaucoup d’orgueil à leur vanité. Ils ont une estime demesurée de leur art ; et posant d’abord en principe, que le chef-d’oeuvre de l’esprit leur appartient, ils ne sont plus en peine que de sçavoir à quel genre de poësie il faut le fixer. Les uns soutiennent que c’est au poëme épique ; les autres à la tragédie ; d’autres à la comédie, etc. ; et au milieu des raisons spécieuses dont ils appuyent leur sentiment, chacun a encore sa raison secrete et démonstrative, c’est qu’il a travaillé dans le genre dont il prend les interêts ; et se flatant d’y avoir pleinement réüssi, il veut prouver indirectement qu’il a fait le chef-d’oeuvre dont il est question.

En vérité ces prétentions font pitié.

Tous ces ouvrages demandent sans doute beaucoup de talent : mais quand on songe à quel prix on les cultive et on les perfectionne ; quand on considere qu’il faut tourner tout son esprit de ce côté-là, qu’il faut se résoudre à ignorer la plûpart des autres choses quand on veut exceller dans une seule, le moyen de s’enorgueillir des progrès qu’on y peut faire ! Nous sentons toûjours nôtre impuissance de tant de côtez, que si nous étions raisonnables, nous serions encore modestes au milieu des plus grands succès.

On voit à présent dans quel esprit je donne mes réflexions sur la tragédie ; et je n’ai qu’à rendre compte de la maniere dont je m’y prends.

J’ai choisi mes piéces pour l’occasion de mes pensées. Il étoit naturel que je songeasse à défendre contre de fausses critiques ce que je puis avoir fait d’heureux : mais j’avoüe aussi mes fautes, même celles qu’on n’a pas reprises, dès que je les reconnois, ou seulement que je les soupçonne. Je n’affecte en cela ni modestie, ni fierté ; je ne me propose que d’être vrai. Qui avoüe une faute la répare ; et qui ne l’avoüe pas, la renouvelle autant de fois qu’il la soûtient.

D’ailleurs, comme je m’étens sur toutes les parties de l’art, et que dans ces différentes parties, je cherche d’où n’aissent les beautez et les défauts, j’appuye toûjours mes conjectures par des exemples ; et je ne les prens presque jamais que de Corneille et de Racine, aussi-bien pour avertir de ce qu’il faut éviter, que de ce qui doit servir de modele. à l’égard de mes justifications personelles, j’ai crû que loin de produire un mauvais effet, elles ôteroient de l’ouvrage la secheresse d’une dissertation purement dogmatique. Toutes choses égales, il y a plus de plaisir à entendre un auteur parler en son nom, et avec quelque interêt, qu’à suivre un arrangement méthodique de principes et de conséquences : il semble qu’on soit en compagnie, et que l’on converse, quand un auteur nous parle de lui-même, qu’il nous rend compte de ses mouvemens et de ses idées, comme pour nous en faire juges : on dispute en quelque sorte avec lui, au lieu qu’on n’a qu’un livre devant les yeux, quand sous prétexte de modestie, l’écrivain nous expose ses raisonnemens, sans y prendre part. Il peut bien communiquer autant de lumieres : mais il excitera moins de sentiment. Ne seroit-ce pas en partie pour cela que Charon fait beaucoup moins de plaisir que Montagne, quoiqu’ils ayent traité tous les deux les mêmes matieres, et à peu près du même stile ?

Et n’est-ce pas aussi pourquoi bien des gens se plaisent plus à lire des mémoires personels qu’une histoire indirecte ?

Si j’ai choisi presque tous mes exemples dans Corneille et dans Racine, deux raisons m’ont déterminé à cette conduite.

L’une, que quand on ne remarque que les fautes des auteurs subalternes, on ne fait pas assez sentir combien il est aisé d’y tomber, au lieu qu’on est tout autrement en garde quand on voit que les plus grands génies n’en sont pas exempts ; ajoutez qu’on n’est point surpris des défauts des premiers, puisqu’on doit naturellement s’y attendre, au lieu que ceux des seconds nous causent une surprise doublement intéressante, et par la seule curiosité, et parce qu’elle dédommage notre amour propre trop humilié de leur perfection.

La seconde raison : c’est qu’il falloit puiser mes exemples dans des ouvrages très-présens au public, et qui me dispensassent d’un détail ennuyeux, pour mettre le lecteur au fait. Je ne serois jamais parvenu à me faire entendre, si par égard pour les grands maîtres, je n’avois fait mes applications qu’à des auteurs ignorez.

Il auroit fallu quelquefois détailler toute une tragédie, pour faire sentir le défaut d’un seul endroit ; encore le peu d’interêt qu’on y auroit pris m’auroit-il tenu lieu d’obscurité : mais le public voit tous les jours les piéces de Corneille et de Racine. Un seul nom peint un caractere ; un fait en rapelle plusieurs autres ; et je me ferai mieux entendre à demi mot, en parlant d’eux, que je ne ferois par de longues expositions sur des auteurs moins connus ou déja tombez dans l’oubli.

Oserai-je dire encore un mot sur le respect dû aux grands génies ? Il y a là comme dans les meilleures choses un excès à craindre : il ne faut pas pousser l’admiration pour eux, jusqu’à n’oser porter les yeux sur leurs défauts : car ils ne sont pas grands d’une perfection absolüe, mais seulement d’une perfection relative, qui consiste dans le grand nombre des beautez, et dans la rareté des défauts, par rapport à d’autres écrivains. La surprise de leurs beautez fréquentes nous porte d’abord à les croire infaillibles : mais si nous allions jusques-là, ils deviendroient aussi propres à nous corrompre le goût qu’à le former, puisque nous les imiterions avec autant de confiance où ils se trompent, que dans les endroits où ils sont le plus heureux. Il faut donc, en les admirant même, conserver toûjours la liberté de son jugement, et songer que tout lecteur est leur juge naturel : car enfin, pourquoi sont-ils grands, et quel est leur titre, si ce n’est le plaisir qu’ils nous font ? Or si c’est nôtre plaisir qui décide des beaux endroits, pourquoi n’écouterons-nous pas nos répugnances sur les autres ? J’avoüe qu’alors il faut se défier de soi-même, et ne pas prononcer légerement : mais dès que l’on découvre la raison de ce qui blesse, il faut oser la dire avec modestie ; et ne pas croire que ce soit manquer de respect au plus grand homme, que de remarquer qu’il a failli.

Je n’ai pas cité les auteurs vivans, non pas qu’il n’y eût eu de grandes beautez à relever, et que je n’eusse été ravi de leur en faire honneur : mais il y auroit eu aussi des défauts à reprendre ; et peut-être la plûpart m’auroient trouvé trop mesuré dans les louanges, et trop exageré dans les critiques. Tel même ne m’auroit pas pardonné d’avoir été moins loüé qu’un autre. La sensibilité poëtique est bien délicate. Il est difficile de parler des vivans à leur gré, au lieu que les morts sont dévoüez à notre instruction, sans aucun inconvénient à leur égard, plus de crainte des censures, plus de délicatesse sur les préférences ; et c’est un grand soulagement pour un critique de n’avoir que la vérité, et non plus les personnes à ménager.

Quoique ce ne soit ici que des discours séparez, faits chacun à l’occasion d’une seule tragédie, je n’ai pas laissé de ménager aux matieres à peu près le même arrangement que je leur aurois donné dans un traité plus régulier.

Dans le premier, je m’arrête au choix de l’action, à l’amour qu’on trouve trop dominant dans nos tragédies, aux bornes de l’invention, aux grandes regles des unitez qu’il me semble qu’on a jugées jusqu’ici trop fondamentales, et enfin à ce qui constitue le vrai mérite de la versification.

Dans le second, après avoir parlé de la simplicité et de la multiplicité des incidens, je descends aux différentes parties de la tragédie ; à l’exposition, aux situations, aux caracteres, et à tout ce qui y touche de plus près.

Dans le troisiéme, j’entre encore dans des détails particuliers. J’y parle de l’artifice de la conduite, des confidens, des monologues ; et j’y examine les conditions d’un bon dialogue par rapport au poëme dramatique.

Dans le quatriéme enfin, après quelques remarques sur l’Oedipe, j’établis que la versification n’est pas nécessaire à la tragédie ; et qu’il y auroit à gagner pour le public d’en dispenser ceux qui avec une belle imagination, n’auroient ni l’habitude, ni le talent des vers, à quoi j’ajoûte un nouveau discours sur les vers mêmes, et sur le degré de poësie qui convient à la tragédie.

Je conclus tout cela par une ode en prose, où avec toute l’audace poëtique dont je suis capable ; et sans dissimuler les avantages des vers, je prétens montrer que tous les genres sont du ressort de la libre éloquence, et qu’elle suffit par elle-même aux fictions les plus hardies, et à toutes les imitations qu’on n’ose tenter qu’en vers.

Ainsi, sans m’assujetir scrupuleusement à la marche didactique, j’ai tâché d’en retenir l’avantage essentiel, qui est de passer du général au particulier, et d’ajoûter aux idées la force et la grace de l’enchaînement.

Je demande ici aux lecteurs une grace que la plûpart ne m’accorderont pas, tant elle leur coûte, c’est de ne me condamner décisivement sur rien qu’ils n’ayent tout lû. Si je leur laisse quelque difficulté en un endroit, j’espere la lever en un autre.

Un auteur ne peut pas dire tout à la fois ; et cependant on le juge souvent d’abord, comme s’il avoit tout dit, après quoi on a peine à revenir de ses préventions, quelque éclaircissement qui survienne.

Au reste, mes réflexions, en les suposant même judicieuses, ne seroient encore qu’un foible secours pour ceux qui voudroient se donner à la tragédie. Il est pour eux une école plus sure où je les renvoïe, c’est le théatre même ; c’est-là qu’il faut étudier ce qui plaît et ce qui doit plaire ; et comme l’art, pour parler poëtiquement, est le fils de l’expérience, chacun aussi ne parvient à se rendre l’art propre en quelque façon, qu’à proportion de son expérience particuliere.

Les représentations des tragédies, ont pour former de bons disciples trois grands avantages sur les traitez.

Le premier : elles mettent sous les yeux ce que les autres ne présentent qu’à l’esprit ; et elles convainquent par sentiment de ce qu’ils ne font que persuader par raison.

Le second, les réflexions que nous faisons nous-mêmes sont tout autrement profondes et durables que celles qu’on nous fait faire : comme elles sont notre ouvrage, elles nous sont aussi plus cheres ; et de cela même elles nous demeurent plus présentes.

Le troisiéme, les exemples sont multipliez au théatre, au lieu qu’ils sont nécessairement rares dans les traitez : dans les cas à peu près égaux, on remarque des différences fines qu’une dissertation confond sous des vûës générales ; et enfin des réflexions mille fois renouvelées sans contention d’esprit, et même avec agrément, il se forme en nous des principes habituels, qui s’apliquent d’eux-mêmes à nos idées, et qui nous les font rejetter ou adopter avec autant de promptitude que de confiance. à génie égal, n’attendez pas les mêmes succès d’un homme, qui sans sortir de son cabinet, ne se seroit formé que sur la lecture des tragédies, et des traitez faits sur cette matiere ; que d’un autre, qui assidu au théatre, y auroit étudié et senti par lui-même toutes les impressions que l’art y peut produire.

Il y a des poëtes dramatiques engagez dans des societez qui ne leur permettent pas l’étude du théatre : ils n’ont, pour s’éclairer, que des arts poëtiques, et la lecture des piéces célébres : ils peuvent bien avec ce secours faire des ouvrages, où l’on connoîtra de l’invention, de la force et tous les talens nécessaires : mais fussent-ils pour le fonds du génie des Corneilles et des racines, comme je le crois de quelques-uns, les connoisseurs sentiront toûjours à certains défauts, et même à des régularitez superstitieuses qu’il leur manque l’expérience de la représentation.

C’est-là qu’ils auroient apris qu’il y a encore des sources d’ennui dans un arrangement raisonnable ; qu’on peut avoir de quoi se justifier, sans avoir assez de quoi plaire ; et qu’en un mot il y a pour l’effet total d’un ouvrage, mille petites attentions à faire, qui toutes prises ensemble, ne sont pas moins importantes que les grandes regles.

Veut-on un moment se faire une juste idée de la force des regles et de celle de l’usage ? Il ne faut que penser à cette politesse délicate qui regne entre les gens d’un certain ordre. Jettez dans le monde un homme qui n’y seroit préparé que par de belles leçons de sçavoir vivre, n’y seroit-il pas tout-à-fait étranger, en comparaison de celui, qui sans autre étude l’aura fréquenté long-tems ? L’habitude ne lui fera-t-elle pas discerner d’un coup d’oeil mille convenances, que le premier n’apercevra qu’àprès avoir essuié plus d’une fois le ridicule de s’y méprendre ? Il en est ainsi de tout ; et on ne prend jamais bien ses mesures que sur le terrain même.

Je crois donc que l’étude du théatre, par la représentation même des piéces, est le moïen le plus propre pour mettre un auteur en état de bien faire : mais quand un ouvrage est fait, il s’agit d’un aussi bon moïen de le perfectionner ; c’est à mon sens de l’essaïer sur beaucoup d’auditeurs, avant que de l’exposer au public, et de consulter de bonne foi l’impression qu’il fait sur eux, pour en aprendre à peu près au juste en quoi, et à quel point on a réussi.

Car j’oserai n’être pas du sentiment d’Horace, qui veut qu’on laisse reposer son ouvrage pendant un nombre d’années, pour y revenir ensuite avec une nouvelle attention. Peu d’écrivains, sans doute, ont éprouvé cette méthode ; l’amour de la gloire qui fait écrire est trop impatient pour se résoudre à de si longs délais : mais je doute encore que ceux qui l’auroient suivie s’en fussent bien trouvés, sur tout pour les ouvrages de génie.

En perdant trop long-tems notre ouvrage de vûë, nous perdrions aussi le goût et le feu qui nous le faisoit entreprendre ; et ce seroit à recommencer pour faire renaître en nous l’interêt que nous y prenions en le travaillant : le mal est que cette vivacité, cette chaleur ne sont pas à notre ordre : nous pouvons bien appeller de froides réflexions, mais non pas ce sentiment nécessaire pour échaufer notre imagination, sans laquelle le jugement n’a rien à faire en matiere de bel esprit.

Il faut, pour bien corriger un ouvrage, profiter du tems où l’esprit est encore en mouvement sur tout ce qu’on y peint et ce qu’on y traite, et où, pour ainsi dire, il tient encore le fil de toutes ses démarches. Ce tems-là passé, on n’est plus le même homme à cet égard ; et je crains fort qu’on ne sentît deux mains dans un ouvrage retouché ainsi après de longues années ; j’entens néanmoins, par retouché, des changemens considérables ; car j’avoüe que de petites corrections ne seroient pas sensibles. Le logicien, et le grammairien ne se refroidissent pas comme le poëte.

Il y a donc peu de tems à perdre.

Quand l’auteur d’une tragédie s’est contenté lui-même, qu’il ne trouve plus en s’examinant, ni de reproches à se faire, ni de conseils à se donner, qu’il aille essayer sa piéce sur des oreilles choisies ; qu’il la lise sans emphase et sans froideur, en homme qui la sent, mais qui ne s’efforce pas de la faire valoir ; par l’emphase, il ôteroit à ses auditeurs le courage de l’avertir de ses méprises ; par la froideur, il leur en ôteroit le moyen, en laissant languir leur attention et leur interêt ; qu’il lise donc d’un ton sensible, mais moderé, et qui ne marque pas l’yvresse de l’amour propre ; qu’il demande à ses auditeurs des avis sinceres ; qu’il se prête aux premieres critiques de si bonne grace qu’il les enhardisse à de nouvelles ; qu’il rabate beaucoup des loüanges ; et qu’il ne s’en fie là-dessus qu’au ton et à l’air, et non pas aux paroles ; qu’il ne compte pour beau que ce qui frape presque tous les esprits ; qu’il regarde comme des défauts certains ce que reprend le plus grand nombre ; qu’ensuite, tandis qu’il est en haleine, il revoye son ouvrage selon ces nouveaux éclaircissemens, avec cette seule attention qu’il ne doit suivre les avis particuliers qu’autant qu’il les sent ; et qu’il doit déferer aux avis généraux contre son sentiment même. J’oserai le dire sur la foi de ma propre expérience, ce concours de lumieres étrangeres lui peut valoir plus en dix jours que dix années de ses propres réflexions.

Discours 1 §

Premier discours sur la tragédie, à l’occasion des machabées.

Ces discours, comme je l’ai dit, n’ont pas pour but mon apologie ; c’est seulement une occasion que je saisis, pour faire sur la tragédie des réflexions qui m’instruisent moi-même, et qui en même-tems puissent être de quelque utilité pour les auteurs dramatiques, et de quelque agrément pour les lecteurs. J’irai même sans scrupule jusqu’à la digression, pour peu que quelque avantage m’y détermine.

J’ai passé mes plus belles années sans oser entreprendre une tragédie. J’étois effrayé avec raison du grand nombre de talens qu’exige un pareil ouvrage ; de l’invention pour se faire une fable, pour arranger et combiner une action de maniere qu’interessante dès le commencement, elle marche toûjours par les obstacles mêmes, et qu’elle ajoûte de scene en scene à l’émotion qui ne peut gueres se soutenir qu’en croissant ; de la fécondité et de la force, pour varier les caracteres et ne les pas démentir ; de la sensibilité et du choix, pour entrer dans les passions et les peindre ; plus que tout, cette souplesse d’esprit qui vous fait être en quelque façon cinq ou six personnes à la fois, prêtes à penser et à agir différemment selon les situations et les interêts. Il faut se répondre, du moins à quelque degré de tous ces talens pour tenter une tragédie ; et malgré la confiance si naturelle aux poëtes, je n’osois m’en croire assez pour entrer dans la carriere.

En vain avois-je fait une espece d’apprentissage dans mes operas, je ne me fiois pas à ces avances : ils ne me paroissoient que des tragédies tronquées, où d’ordinaire la galanterie étouffe le grand, et qui, à l’égard du stile, doivent être, pour l’avantage de la musique, bien plus près du madrigal que du pathétique soutenu de la tragédie.

D’ailleurs, je m’en suis tenu le plus souvent à des ouvrages d’une courte étenduë, qui ne demandent pour l’invention qu’un premier effort de génie, dont l’imagination embrasse aisément les parties différentes, où l’on s’anime par l’espérance de voir bien-tôt la fin du travail, et qui par le plaisir de les avoir achevés, sans qu’il en ait coûté beaucoup, redonnent à la faveur de quelque repos, et du courage et de la force pour songer à d’autres. C’est ainsi que se multiplient jusqu’à remplir des volumes, de petites piéces, qui, pour le grand nombre, ont demandé du tems, mais dont chacune n’a coûté que de foibles efforts.

Quelquefois j’étois frapé au théâtre des tableaux des grands maîtres : ils échaufoient mon émulation ; et je formois déja quelque projet de marcher sur leurs traces : la chaleur qu’ils me communiquoient me donnoit quelques momens d’entousiasme, et je me sentois grand de mon admiration pour eux : si j’apercevois quelque faute ou quelque foiblesse ; car où n’y en a-t-il point ; je ne désesperois pas de les éviter : et j’en oubliois presque, que ce ne seroit rien, si je n’atteignois d’ailleurs à leurs beautés : enfin je les étudiois attentivement, et je me faisois des principes de leurs exemples : tout cela soutenoit mon courage, tant que j’avois le plaisir de les entendre : mais à peine revenu de cette yvresse, je sentois de nouveau toute mon insuffisance : j’avois beau réver à quelque plan, rien ne s’arrangeoit à mon gré : ou je retombois dans des desseins rebatus, ou les circonstances me manquoient pour remplir mon action : par tout de la ressemblance ou du vuide ; et enfin découragé, humilié de mes vains efforts, il en falloit revenir à mes petits ouvrages ; bien résolu d’attendre pour chausser le cothurne qu’une action théatrale me frapât par sa singularité et par sa grandeur, et que j’y pusse trouver tous mes avantages pour un heureux arrangement.

Enfin je sentis un jour dans le sacrifice de la mere des Machabées, les conditions que je cherchois : la nouveauté de l’action au théatre ; car qu’y a-t-il qui ressemble à la situation d’une mere si tendre, et cependant aussi vive pour exhorter son fils à la mort, qu’elle auroit pû l’être naturellement pour le sauver ? La grandeur de l’action ; car qu’y a-t-il de plus grand, que de vaincre les plus forts instincts de la nature, et de sacrifier un bien qu’on voudroit, s’il étoit possible, racheter de sa propre vie ? à cela se joignit pour me déterminer, le bonheur d’imaginer des circonstances propres à étendre l’action, en la rendant en même-tems plus grande et plus pathetique.

Un auteur attentif à prendre ses avantages ne sçauroit être trop soigneux de la nouveauté, ni trop en garde pour ne s’y pas méprendre. L’histoire est pleine de traits frapans, qui invitent d’abord à les mettre sur la scene : mais quand on y regarde de près, la plûpart se ressemblent les uns aux autres, du moins par ce qu’il y a de dominant ; et quand on choisit ainsi un sujet sur une premiere aparence, on court risque de retomber dans des desseins ordinaires, et de n’avoir qu’à repeter sous de nouveaux noms des périls, des passions et des interêts déja maniés.

De là par réminiscence, ou même par bon esprit, on va redire des choses que les mêmes circonstances ont fait dire à d’autres : au lieu qu’en s’assurant mieux de la nouveauté de sa matiere, on s’ouvriroit par-là une source féconde de nouvelles pensées et de nouveaux sentimens.

Il faut souvent moins d’esprit pour soutenir par des choses neuves un fonds original qui les indique de lui-même, qu’il n’en faudroit pour déguiser seulement une matiere usée.

Pour la grandeur d’une action, voici les idées que je m’en suis faites. Je pense qu’elle doit se mesurer à l’importance des sacrifices et à la force des motifs qui engagent à les faire. On croiroit d’abord que le courage seroit d’autant plus digne d’admiration, qu’il se resoud à un plus grand mal pour un plus petit avantage : mais il n’en est pas ainsi. Nous voulons de l’ordre et de la raison par tout, quand nous sommes hors d’intérêt ; et le courage ne nous paroîtroit qu’aveuglement et folie, s’il n’étoit apuyé sur des raisons proportionnées à ce qu’il souffre ou à ce qu’il ose.

Ainsi les héros qui s’immolent pour leur patrie, sont surs de nôtre admiration, parce que, au jugement de la raison, le bonheur de tout un peuple est préferable à celui d’un seul homme, et que rien n’est plus grand que de pouvoir porter ce jugement contre soi-même, et agir en conséquence ; ainsi le courage des ambitieux nous impose, parce que, au jugement de l’orgueil humain, l’éclat du commandement n’est pas trop acheté par les plus grands périls. Nous allons même jusqu’à trouver de la grandeur dans ce que la vengeance fait entreprendre, parce que d’un côté le préjugé attachant l’honneur à ne pas souffrir d’outrages, et de l’autre, la raison faisant préferer l’honneur à la vie, nous jugeons qu’il est d’une ame forte d’écouter au péril de ses jours un juste ressentiment. Les vengeances sans danger et sans justice aparente, ne nous laissent voir que la bassesse et la perfidie.

Si quelquefois les amans obtiennent nos suffrages par ce qu’ils tentent d’héroïque pour une maîtresse ; c’est quand ils regardent et que nous regardons avec eux leurs entreprises comme des devoirs.

Ils se sentent liés par la foi des sermens ; ils se reprocheroient en osant moins, une espece de parjure ; et ils nous paroissent alors autant animés par la vertu, que par la passion même ; ils deviennent des héros par leur objet : si au contraire ils ne sont entraînés que par l’yvresse de la passion, ils ne nous paroissent alors que des furieux, plus dignes de nos larmes que de notre estime ; et loin qu’ils nous élevent le courage, ils ne nous attendrissent que parce que nous sommes foibles comme eux.

Selon ces idées, où trouveroit-on plus de grandeur que dans l’action de la mere des Machabées ? Elle surmonte les sentimens les plus naturels ; elle immole plus que sa propre vie, en exhortant son fils à mépriser la sienne ; elle se met au-dessus des pensées des hommes, ce que les plus grands héros ne sauroient faire indépendamment de la religion : mais aussi quels motifs la soutiennent ! Elle agit en présence du seul témoin qui sonde les coeurs, et sur les promesses d’un maître aussi fidele que puissant ; elle est déchirée par la mort de ses enfans ; mais elle les enfante à l’éternité par son courage. Point de sacrifice plus douloureux, mais point aussi de plus raisonnable, ni par conséquent de si propre à enlever toute notre admiration.

Cette action cependant, toute grande qu’elle est, ne suffiroit pas à l’étenduë d’une tragédie ; elle ressemble à la plûpart des faits qui frapent dans l’histoire : on est tellement séduit par l’émotion qu’ils causent, qu’on y croit voir d’abord des tragédies presque toutes faites ; on ne prend pas garde qu’ils ne donnent souvent que la matiere d’une belle scene ; c’en est assez à un peintre pour un tableau, au lieu que le poëte a besoin d’imaginer des circonstances qui multiplient, pour ainsi dire, une action trop simple, qui mettent le même caractere et la même vertu à diverses épreuves, et toujours dans l’esprit du fait principal, de maniere qu’il entretienne continument par la variété même, la passion qu’il s’est proposé d’exciter dans les coeurs.

C’est dans cette vûë que j’ai imaginé l’amour d’Antigone et de Misaël. Ce nouveau danger du fils est une occasion à la mere de faire éclater son zele, tantôt dans ses inquiétudes, tantôt dans ses espérances et dans sa joïe, et de renouveler son sacrifice autant de fois qu’elle apréhende que son fils ne succombe.

Mais quoi, pourroit-on dire ici, les poëtes n’ont-ils de ressource que l’amour, pour étendre une action théatrale ? Nous n’avons presque point de tragédie qui marche par d’autres ressorts ; et les étrangers ne nous épargnent pas là-dessus le reproche d’uniformité. J’avoüe que nous mettons quelquefois de l’amour dans les sujets qui y résistent le plus ; et il y a aparence que nous ne nous corrigerons pas aisément de ce défaut. La raison s’en offre d’elle-même.

Un poëte veut réüssir ; et pour réüssir, il faut plaire. Les femmes forment une grande partie de ses spectateurs ; et c’est cette partie même qui attire l’autre. Qu’on ne voïe point de femmes à un spectacle, on n’y verra bientôt plus d’hommes : elles seroient les maîtresses, si elles pouvoient s’entendre, de faire durer la Phoedre de Pradon, et de faire tomber celle de Racine, comme si leur présence devenoit le plus grand interêt d’une piéce : or pour les émouvoir, quelle passion plus puissante que l’amour ? Leur coeur n’est bien exercé que de ce côté-là ; et leur vie désocupée ajoûte encore à leur penchant.

Quelle part veut-on qu’elles prennent dans les fureurs d’une conspiration, ou dans les raisonnemens politiques d’un ambitieux ? Voulez-vous exciter leur pitié ? Peignez les malheurs d’une amante, voilà ceux qu’elles craignent ; voulez-vous flater leur orgueil ? établissez-les souveraines des plus grands hommes ; rendez-les le mobile et le centre de tout ; qu’à la honte de l’héroïsme, Titus dise de Berenice qu’il ne doit ses vertus qu’à l’envie de lui plaire ; que Cesar dise de Cleopatre, qu’il n’a conquis l’univers que pour la mériter ; voilà leur ambition et leur triomphe ; hors de là vous ne leur exposeriez que des sentimens étrangers, et indifférens pour elles.

Ainsi comme les poëtes ne sont pas philosophes au point de préferer la perfection au succès, ils songeront toujours à s’apuyer de cette sorte d’interêt qui doit toucher la plus belle partie de leurs spectateurs, et sans laquelle ils savent bien qu’ils n’en auroient gueres d’autres.

Ajoutez que l’amour qui, à parler en général, est presque la seule passion qui puisse intéresser les femmes, ne laisse pas d’être encore d’un grand effet sur les hommes.

Combien qui n’ont jamais senti de grands mouvemens d’ambition ni de vengeance ! à peine quelques-uns se sont-ils sauvés de l’amour. Les jeunes aiment peut-être actuellement, avec quel plaisir se reconnoissent-ils dans les sentimens que l’acteur étale ? Les vieillards ont aimé, quel goût pour eux que d’être rapelés à leurs plus belles années par la peinture de ce qui les occupoit davantage ? Ce seul souvenir est pour eux une seconde jeunesse ; enfin tout avertit les poëtes de se tourner du côté de l’amour qui, dès qu’il est bien peint, leur est un garant presque assuré de tous les suffrages.

D’ailleurs independammant du goût d’un sexe ou d’une nation particuliere, l’amour peut entrer dans la plûpart des évenemens, sans en blesser la vraisemblance : c’est une passion trop naturelle et trop générale, pour être absolument étrangere en quelque endroit. Notre défaut n’est donc pas tant de mettre toujours l’amour sur la scene, que de n’y pas ménager la varieté qu’il faudroit. Nous peignons bien en général des hommes qui aiment, mais non pas tels et tels hommes ; et à cet égard nous ne voïons sous divers noms dans un grand nombre de piéces, et quelquefois dans une seule, que le même personage en des situations différentes. Une adresse dont naîtroit la diversité seroit de combiner l’amour avec d’autres passions et d’autres interêts, avec différents caracteres nationaux ou particuliers, de maniere que selon les cas il en resultât dans les personages des mouvemens et des déterminations singulieres qui ne fussent pas l’effet seul de l’amour, mais de plusieurs autres causes réunies avec lui ; de maniere enfin qu’on ne vît pas des amans en général, mais tels et tels hommes amoureux.

Il me semble qu’en cette partie, Corneille est bien supérieur à Racine. Celui-ci plus attentif au succès a toujours pris la route la plus sûre pour réüssir, sans s’embarasser que ce fût la même ; au lieu que l’autre plus fidele au caractere de ses sujets, s’est laissé conduire au vrai et aux convenances, aux risques d’en plaire moins.

On ne peut donc me reprocher l’amour de Misaël et d’Antigone consideré en lui-même : on pourroit me dire seulement que je n’avois pas droit de l’ajouter à un fait de l’histoire sainte.

Il est vrai que le droit des poëtes a ses limites, en matiere d’invention ; et quoiqu’il soit évident que si l’on veut avoir des tragédies, il faut nous permettre d’inventer beaucoup, puisque l’histoire ne nous fournit pas des poëmes tout arrangés ; il faut avoüer aussi que le bon sens prescrit là-dessus certaines regles qu’on ne sauroit violer sans se rendre digne de censure.

Ces regles consistent à mesurer le plus ou le moins d’invention, au plus et au moins de la celebrité des faits. On pourroit même pour l’avantage de la piéce changer absolument des actions et des caracteres obscurs ; la raison en est que le spectateur n’aportant à la représentation aucune idée déterminée, ni pour l’action, ni pour les personages, il est prêt de prendre pour vrai ce qu’il plaira au poëte de lui exposer. Qu’on nous donne un tableau pour le portrait d’un homme que nous ne connoissons pas, nous suposons la ressemblance, et nous ne prononçons plus que sur ses traits : mais il n’en est pas ainsi des actions et des caracteres célébres. La plûpart des spectateurs connoissent les originaux, et ils veulent les retrouver ; il ne seroit pas même permis au poëte de les embellir aux dépens de ce qui les distingue ; et la perfection de son art est de peindre en beau, sans en ressembler moins.

Mais dans les sujets mêmes les plus connus, il est encore permis d’inventer beaucoup, pourvû qu’on laisse dans leur entier les faits et les caracteres principaux, et que le reste n’en soit que des préparations et des accompagnemens vraisemblables.

Ne dissimulons rien. Les faits des livres saints demandent infiniment plus de respect ; et à la rigueur, j’avourai de bonne foi que nous n’y devrions pas toucher. Il y a sans doute quelque chose d’irreligieux à mêler ainsi nos imaginations avec ces monumens sacrés ; et le vraisemblable, qui en toute autre matiere s’allie si raisonnablement avec le vrai, ne suffit pas ici pour nous excuser de témérité.

Les faits de l’écriture, non-seulement sont certains, ils sont encore choisis pour nôtre instruction ; ce qu’elle nous en taît, ne nous étoit pas nécessaire ; et ce n’est point à nos vaines fictions de supléer à un silence si respectable. Je me serois bien gardé de prendre le premier une pareille licence ; mais j’en avois devant moi de grands exemples ; et quand on est bien tenté de quelque chose, on se contente d’exemples, au défaut de bonnes raisons.

J’ai usé du moins d’une grande circonspection dans les changemens que j’ai faits. On croit communément que le jeune Machabée n’étoit pas encore dans un âge susceptible d’amour : mais on se trompe, puisque le texte dit expressement qu’il étoit dans l’asolescence. J’ai cru par cette nouvelle tentation où je l’expose, conserver l’esprit de l’écriture, qui le fait resister aux promesses les plus séduisantes ; et j’ai pris garde sur tout que dans le cours de l’action, ni lui, ni sa mere n’hésitassent jamais un moment sur le sacrifice que leur foi demande ; c’est ce courage qui m’a été le plus sacré. Je n’ai point perdu de vuë le degré de fermeté où les livres saints nous le peignent. J’ai fait enfin tous mes efforts pour représenter continument dans la mere et dans le fils, la force et le triomphe de la religion ; et de là, si je ne me trompe, naît dans la piéce cette unité d’interêt qui est à mon avis la condition la plus essentielle d’une tragédie.

Je hazarderai ici un paradoxe ; c’est qu’entre les premieres regles du théatre on a presque oublié la plus importante.

On ne traite d’ordinaire que des trois unités, de lieu, de tems et d’action ; et j’y en ajouterois une quatriéme, sans laquelle les trois autres sont inutiles, et qui toute seule pourroit encore produire un grand effet, c’est l’unité d’interêt qui est la vraïe source de l’émotion continue ; au lieu que les trois autres conditions exactement remplies, ne sauveroient pas un ouvrage de la langueur.

Loin que l’unité de lieu soit essentielle, elle prend ordinairement beaucoup sur la vraisemblance. Il n’est pas naturel que toutes les parties d’une action se passent dans un même apartement ou dans une même place. Ce n’est qu’à la faveur de hazards multipliés et rendus vraisemblables, à force de préparations, qu’on rassemble dans le même lieu différents personages, pour y faire ou y dire à point nommé, selon le besoin de l’intrigue, des choses qui devroient être faites ou dites ailleurs. Si l’on y prend garde, on verra que les plus grands poëtes, malgré toutes les ressources de l’art, violent bien des convenances, pour satisfaire à cette regle prétenduë.

En vain allegue-t-on, pour en établir la nécessité, que les spectateurs qui ne changent point de place, ne sauroient suposer que les acteurs en changent : mais quoi, ces spectateurs, pour savoir qu’ils sont au théatre, s’en transportent-ils moins aisément dans Athenes ou dans Rome, où agissent les héros qu’on leur représente ? Croit-on que leur imagination resistât beaucoup davantage au changement de lieu d’acte en acte ?

L’expérience répond parfaitement à la question.

On change souvent de scene dans les opera ; et c’est même une regle de cette sorte d’ouvrage. L’action en paroît-elle moins vraie, et l’imagination s’avise-t-elle d’en être blessée ? Au contraire, l’illusion loin d’y perdre n’en devient que plus forte ; et cela prouve bien que nous prenons les plis qu’il nous plaît, et que nous nous faisons des principes de fantaisie, puisque nous condamnons à un théatre ce que nous aprouvons à un autre dans le même genre.

Je dispenserois donc en bien des rencontres les auteurs dramatiques de cette unité forcée, qui coûte souvent au spectateur des parties de l’action qu’il voudroit voir, et ausquelles on ne peut supléer que par des recits toujours moins frapans que l’action même.

L’unité de tems n’est pas plus raisonnable, sur tout si on la pousse à la rigueur comme l’unité de lieu : car en ce cas il ne faudroit prendre pour l’action que le tems de la représentation même ; et cela par les mêmes principes, sur lesquels on prétend établir l’unité de lieu ; et en effet si l’on ne veut pas que le spectateur, qui ne change pas de place, puisse suposer que les acteurs en changent, pourquoi veut-on qu’il supose plus aisément que les personages ayent passé hors de sa présence cinq ou six heures ou une nuit entiere, quand il ne s’est écoulé pour lui que quelques momens ? Mais comme il n’y a pas d’aparence que des intrigues compliquées comme nous les voulons, pour exciter notre attention et notre curiosité, se nouent et se dénouent en une ou deux heures, on a donné à l’unité de tems plus d’étenduë qu’à celle de lieu ; et pour la commodité des poëtes, on leur a accordé jusqu’à vingt-quatre heures : mais il y a encore bien des sujets qu’on ne sçauroit reduire à ce terme, sans leur faire violence.

Eh quel reproche feroit-on au goût d’une nation, qui aimeroit mieux une étenduë de tems vraisemblable et proportionnée à la nature des sujets, que cette précipitation d’évenemens qui n’a aucun air de vérité ? Qu’un acteur ait reçu un affront dans le premier acte, et qu’il vînt dire en commençant l’autre, que deux ou trois jours se sont passez depuis son injure, mais qu’il les a bien employez à préparer sa vengeance ; qu’une bataille se donnât entre deux actes, et qu’on n’en pût savoir le succès que le lendemain ; je sais qu’on courreroit de grands risques à prendre de pareilles libertés, mais je sais aussi que ce ne seroient pas défauts bien réels.

Quelques réflexions ou quelque habitude plieroient facilement l’esprit à ces supositions ; et l’on ouvriroit peut-être par-là une carriere plus vaste aux sentimens, en délivrant le poete du joug des préparations qui occupent d’ordinaire une grande partie des piéces.

Mais qu’est-il besoin de rien conjecturer là-dessus ? Nous sommes déja faits à ces supositions. Cette unité de tems si recommandée dans les tragédies, n’est-elle pas encore violée dans les opéra, sans qu’on s’en plaigne ? L’action d’Alceste et celle d’Armide s’étendent sans doute bien au-delà des vingt-quatre heures, et cependant cette licence n’émousse pas le moins du monde l’interêt qu’on prend aux personages. Le coeur n’est point esclave des regles que l’esprit a imaginées sans son aveu, et il ne lui coûte rien de se faire toutes les illusions nécessaires à son plaisir.

Dirai-je plus ? Je ne serois pas étonné qu’un peuple sensé, mais moins ami des regles, s’accommodât de voir l’histoire de Coriolan distribuée en plusieurs actes.

Dans le premier : ce senateur accusé par les tribuns, défendu par les consuls et par les citoyens qu’il a sauvés, et enfin condamné par le peuple à un exil perpétuel.

Dans le second : le desespoir de sa famille, et la douleur sombre et effrayante avec laquelle il s’en sépare.

Dans le troisiéme : l’audace magnanime qu’il a de se présenter au général des volsques qu’il a vaincu tant de fois, et de lui abandonner sa vie, s’il ne veut se prêter à sa vengeance. Le respect que ce général lui-même a pour un si grand homme, avec qui il se fait honneur de partager le commandement des armées.

Dans le quatriéme : ce héros aux portes de Rome qu’il assiége, et qu’il a réduite à la derniere extremité ; les députations des consuls et des prêtres ; et enfin les prieres et les larmes d’une mere qui obtient grace pour Rome, d’un fils qui sent bien, en la lui accordant, que les volsques vont le punir de sa clémence comme d’une trahison.

Cette histoire qu’un lecteur ne sauroit interrompre dès qu’il l’a commencée, se feroit suivre de même à la représentation ; et le spectacle mettroit sous les yeux d’une maniere frapante, ce que la tirannie des regles nous réduit à mettre en recit comme des parties essentielles de l’action.

Qu’on ne s’imagine pas aux réflexions que je fais sur ces regles, que je les juge absolument inutiles. Je conviens qu’elles forment un art ; et leur premiere utilité, c’est que la contrainte qu’elles imposent, détourne de la carriere des esprits médiocres qui ne craindroient pas d’y entrer, si elle étoit plus libre. C’est proprement la pierre de touche du talent nécessaire. Un auteur essaye là son génie et ses ressources ; et s’il n’a pas la force de vaincre les obstacles de l’arrangement, il y a aparence qu’il manqueroit aussi d’invention pour le fond des choses. En second lieu, ces regles observées font par elles-mêmes une grande partie de notre plaisir. Les ouvrages nous plaisent comme raisonnables : mais ils nous plaisent du moins autant comme difficiles ; et de là sont nés les vers qui n’ajoûtent de mérite aux pensées que la difficulté de les exprimer avec justesse, malgré la gêne des regles.

L’unité sévere de tems et de lieu, n’ajoûte que ce même mérite aux évenemens qu’on a l’art d’y reduire. La vraisemblance conservée, malgré des limites si étroites, ne produit pas une autre sorte de plaisir, que celui que fait la raison, à qui la versification n’a rien fait perdre. Je ne prétens donc pas anéantir ces regles ; je veux dire seulement qu’il ne faudroit pas s’y attacher avec assez de superstition, pour ne les pas sacrifier dans le besoin à des beautés plus essentielles.

L’unité d’action est sans doute plus fondamentale, et on pourroit penser d’abord qu’elle n’est pas différente de l’unité d’interêt. Je crois cependant que ce n’est pas la même chose.

Si plusieurs personages sont diversement interessez dans le même évenement, et s’ils sont tous dignes que j’entre dans leurs passions, il y a alors unité d’action et non pas unité d’interêt ; parce que souvent en ce cas je perds de vûë les uns, pour suivre les autres, et que je souhaite et que je crains, pour ainsi dire, de trop de côtés.

Une femme disoit un jour d’une tragédie, qu’elle lui paroissoit belle, et qu’elle n’y trouvoit qu’une chose à reprendre ; c’est qu’il y avoit trop de héros. Cette expression singuliere renfermoit une pensée fort raisonnable ; elle entendoit par ce mot de héros des personages qui attiroient son admiration et sa pitié ; et ne sachant pour qui prendre parti, l’émotion qu’elle recevoit de chacun d’eux n’étoit ni assez distincte, ni assez suivie, pour l’attacher autant qu’elle l’eût voulu.

Mais en quoi consiste l’art de cette unité dont je parle ? C’est, si je ne me trompe, à savoir dès le commencement d’une piéce, indiquer à l’esprit et au coeur, l’objet principal dont on veut occuper l’un et émouvoir l’autre.

Comme, par exemple, dans ma tragédie, la tentation où j’expose Misaël est la force de la religion qui doit en triompher.

Ensuite à n’employer de personages que ceux qui augmentent ce danger ou qui le partagent avec le héros ; à occuper toujours le spectateur de ce seul interêt, de maniere qu’il soit présent dans chaque scene, et qu’on ne s’y permette aucun discours, qui sous prétexte d’ornement, puisse distraire l’esprit de cet objet ; et enfin à marcher ainsi jusqu’au dénoument où il faut ménager le plus haut point du péril, et le plus grand effort de la vertu qui le surmonte. Tout cela soutenu d’une variété de circonstances, qui en servant à l’unité, ne la laissent pas dégenerer en repétition et en ennui. Je ne doute point que ce ne soit là le plus grand art d’une tragédie ; et qu’à beautés d’ailleurs égales, celles où ces conditions seroient le mieux observées, ne l’emportassent de beaucoup sur les autres.

Quelquefois un auteur croiroit se dédommager de quelques momens d’interruption sur l’interêt principal, en y rentrant bien-tôt avec plus de vivacité : mais qu’il ne s’y fie pas. Cette chaleur prétendue d’un interêt renaissant, n’auroit pas tout l’effet qu’il en espere, parce que le coeur une fois refroidi, c’est à recommencer pour le remettre au point d’émotion où il étoit. Il ne faut pas ainsi le laisser et le reprendre, si l’on y veut faire des atteintes profondes ; au lieu qu’en continuant de le fraper toujours par le même endroit, on le porte d’impression en impression, à toute la sensibilité dont il est capable. à l’égard de ma tragédie en particulier, je ne dissimulerai pas ce que m’ont reproché les critiques ; c’est le caractere d’Antiochus. J’avoüe franchement qu’il est odieux et petit tout ensemble. Il ne s’agit que de savoir s’il n’est pas nécessairement l’un et l’autre.

Le martyre des Machabées, dont il ne m’étoit pas permis d’adoucir les circonstances, est une cruauté inouïe de la part d’Antiochus. Ainsi le voilà odieux par l’essence même du sujet. Tout ce que j’ai pû faire afin que sa cruauté excitât moins d’horreur, c’est de la donner pour un effet de l’orgüeil, et non pas pour un goût à répandre le sang humain. Je me suis apuyé pour cela des larmes qu’il répandit sur la mort d’Onias ; et c’est quelque chose d’avoir pû lui conserver un fond d’humanité, malgré toutes ses barbaries. Si l’on me dit que c’étoit à moi de relever d’ailleurs son caractere par quelque grande qualité, je répons encore que l’action ne le comportoit pas ; il n’avoit à exercer dans sa persécution ni habileté, ni courage ; et ce n’est pourtant que par ces endroits qu’on peut redonner quelque lustre à un méchant homme. Ces ressources m’étant interdites, que me restoit-il pour le rendre moins méprisable ? Je ne nie pas qu’un autre n’en eût pû trouver les moyens, je suis bien loin de penser que les bornes de mon génie soient celles des expédiens, et je le dis ici avec la plus grande sincerité ; en cherchant avec soin des choses heureuses, je suis bien plus surpris d’en trouver quelquefois, que de ce qu’il m’en échape souvent.

de la versification. j’essayerai à présent de donner quelques idées de la versification. Comme c’est une partie commune et essentielle par l’usage à toutes les tragédies, il est important d’établir là-dessus quelques principes qui puissent regler le jugement qu’on en porte.

Il me semble d’abord qu’il faut la regarder sous deux vûës, ou comme l’assujetissement aux conditions qui constituent les vers, ou comme les discours et les pensées mêmes réduites à ces conditions. Faute de distinguer ces deux choses, on ne s’entend pas quelquefois ; et quand on me dit que la versification d’une piéce est mauvaise, je ne sais si l’on prétend reprocher à l’auteur des fautes contre les regles des vers, ou des défauts de pensées et de stile. à l’égard de la versification considerée comme l’art de captiver son sens sous une certaine contrainte, les regles en sont courtes et les infractions bien sensibles. Le nombre réglé des sillabes, le repos des hemistiches, la régularité des rimes, ajoûtez l’exemption des enjambemens et de la rencontre des mots difficiles à prononcer ; voilà en quoi consiste toute l’essence de la versification ; art le plus aisé de tous, ce semble, par le petit nombre des loix ; mais cependant le plus tiranique par la violence qu’il fait souvent à la raison. Dès que ces regles sont observées avec la même exactitude, la versification, dans le sens dont il s’agit, est également bonne ; et ainsi toutes les pieces d’un même auteur sont à peu-près égales de ce côté-là. Il n’y a pas même beaucoup de différences à cet égard entre des poëtes fort differents d’ailleurs. Ces vers de Pharnace dans Mitridate, de mes prétentions je pourois vous instruire ; et je sais les raisons que j’aurois à vous dire, si vous-même laissant les vains déguisemens, vous m’aviez découvert vos secrets sentimens : ou ceux de Xiphares dans la premiere scene : ainsi ce roi, qui seul a durant quarante ans lassé tout ce que Rome eut de chefs importans ; et qui dans l’orient balançant la fortune, vengeoit de tous les rois la querelle commune ; ces vers, dis-je, sont égaux entant que versification, malgré la simplicité des uns et l’élégance frapante des autres.

On a destiné au poëme dramatique les vers alexandrins comme plus voisins de la prose ; et on l’a fait dans le même esprit que les grecs et les latins avoient choisi le vers ïamble pour le theatre.

Peut-être s’est-on mépris en cela ; car il semble que les vers libres sont encore plus près de la prose par le plus grand éloignement où les rimes y sont l’une de l’autre et par la plus grande variété des mesures qui ne frapent pas toujours l’oreille d’une seule simetrie fort étroite, et toujours exactement répétée.

Quoiqu’il en soit, les vers alexandrins sont en possession de la tragedie :

Corneille n’a tenté en vers libres que l’agesilas ; mais la piece est si malheureuse par tant d’endroits, qu’on ne peut pas savoir si la versification a contribué à sa chûte. Peut-être qu’une piece excellente d’ailleurs, auroit mis les vers libres à la mode, et que le spectateur eût attribué à ce nouvel usage une partie de son plaisir : car quand une chose nous plaît beaucoup, nous ne nous embarassons pas d’en discerner précisément la véritable cause ; et nous confondons volontiers avec elle ce qui n’en est que l’accompagnement.

Enfin l’habitude est prise, et la nouveauté seroit dangereuse.

Tenons-nous-en donc aux grandes regles. Rimons sans superstition et sans négligence ; faisons sentir le repos du vers ; évitons les articulations difficiles, et n’enjambons point : nous voilà irrépréhensibles entant que versificateurs ; et les autres reproches ne pouront plus tomber que sur le discours même.

Il se présente un peu plus de réflexions à faire sur la versification entant que discours ; et je vais tâcher de les mettre dans le plus grand ordre qu’il me sera possible.

Premierement : elle doit être pure ; j’entens que la langue y doit être exactement observée pour l’emploi des termes, pour l’alliance des expressions, pour la construction des phrases. La contrainte a souvent coûté là-dessus des fautes aux plus habiles ; et l’égard pour la difficulté leur en a fait pardonner quelques-unes.

Celles qui sont échapées le plus souvent aux bons écrivains ont bien-tôt passé en privileges pour leurs ucceseurs, d’abord sous le nom de licence, et ensuite comme élegance même. La pureté consiste aujourd’hui à n’user que de ces irrégularités passées en usage ; et à n’en gueres hasarder de nouvelles, ou à le faire si adroitement qu’on ne l’aperçoive presque pas. En ce cas on enrichit la langue des vers ; et deux ou trois auteurs, pour leur commodité, n’auront pas plûtôt adopté ces audaces, que d’exemple en exemple, elles acquiereront non seulement de l’autorité, mais encore de la noblesse et de l’agrément. On applaudit aujourd’hui à telle hardiesse qui dans sa nouveauté pouvoit à peine obtenir grace.

Secondement : elle doit être claire ; et pour cela il faut éviter les transpositions violentes : parce que l’esprit, désorienté par le nouvel arrangement des mots, a peine à les rétablir dans leur ordre naturel : les équivoques ; parce que offrant tout à la fois deux sens à l’esprit, il perd du tems à chercher le véritable : les entassemens d’idées ; parce qu’il y a du travail à les rassembler et à en discerner les raports : la profusion des figures et la supression des mots qu’on laisse sous-entendre ; parce que l’esprit n’aprétie pas bien ensemble un grand nombre de métaphores et qu’il ne suplée pas toujours ce qu’on suprime. Voici quatre vers de la Berenice de Corneille très-obscurs par quelques-uns de ces défauts.

Domitie, déterminée par l’ambition, doit épouser Titus dans quatre jours, malgré l’amour qu’elle sent encore pour Domitien frere de l’empereur. Domitien vient s’en plaindre, et lui dit : faut-il mourir, madame ? Et si proche du terme votre illustre inconstance est-elle encore si ferme, que ce reste de feu que j’avois crû si fort puisse dans quatre jours se promettre ma mort ?

Corneille avoit ses raisons pour l’emploi et l’arrangement de tous ces mots.

Ils lui rendoient nettement les idées qu’il avoit dans l’esprit. votre illustre inconstance faisoit entendre que Domitie ne changeoit que pour la grandeur. est-elle encor si ferme ? il lui demande si la résolution que son inconstance lui fait prendre est bien arrêtée. et ce reste de feu que j’avois crû si fort ? il exprime figurément dans ce vers l’affoiblement de l’amour de Domitie, et combien Domitien en avoit mieux esperé. puisse dans quatre jours se promettre ma mort ? il laisse sous-entendre le mariage qui se doit faire dans quatre jours et qui devoit causer la mort de Domitien. Mais ces vers, tout clairs qu’ils étoient pour Corneille par la présence de ses idées, deviennent énigmatiques pour l’auditeur, qui dans le cours d’une seule phrase n’a pas le tems de distinguer tant et de si différents raports.

Troisiémement : elle doit être noble ; et cette noblesse dépend en même-tems de la pensée et de l’expression.

Quoiqu’à parler exactement, les pensées écrites ne soient pas différentes des expressions, puisque les unes étant les signes des autres, les expressions ne peuvent renfermer que les choses qu’elles signifient ; il est pourtant vrai que la pensée peut être noble, sans que l’expression le soit : et voici pourquoi.

Il y a dans une même langue deux ordres différents de tours et d’expressions qui caractérisent les grands et le peuple.

Les uns exprimeront au fond la même chose que les autres, sans employer précisement les mêmes termes ; ainsi outre l’idée principale qu’un tour ou qu’un mot présente, il reveille encore l’idée accessoire de l’éducation et du rang de celui qui parle. La noblesse du stile consiste donc dans la tragedie où l’on fait parler des princes et des rois, à n’user que de cette élégance qui leur est familiere, et même à l’employer plus continument qu’ils ne le font dans la nature, parce qu’on les représente au théatre dans leur plus grande décence.

Il y a pourtant bien des occasions où la langue n’est qu’une entre les grands et le peuple ; et alors ce n’est pas pécher contre la noblesse que d’employer les termes ordinaires. Ce vers de Racine, madame, j’ai reçû des lettres de l’armée, est noble, quoique simple, parce que ce qu’il exprime ne peut être rendu que de la même façon, qui que ce soit qui le dise.

Celui-ci du même, pour bien faire, il faudroit que vous la prévinssiez, n’est pas assez noble, parce qu’on n’y sent pas autant la nécessité de ce tour familier, pour bien faire, il faudroit, qui n’est pas d’une élégance uniforme avec ce qui le précede et ce qui le suit. Ces vers de Corneille dans Cinna, prens un siége, Cinna ; prens ; et sur toute chose observe exactement la loi que je t’impose, ne dérogent point, tout familiers qu’ils sont, à la majesté de la tragedie, parce que le sujet exige nécessairement l’expression. Ceux-ci au contraire, vous m’avez bien promis des conseils d’une femme ; vous me tenez parole ; et c’en sont-là, madame, ont un air de négligence et de bassesse, parce qu’Auguste n’y soutient pas autant qu’il l’auroit pû tout le sérieux et toute la décence de son état.

Quatriémement : elle doit être convenable ; j’entens qu’elle doit être d’un ton qui réponde à la matiere, aux caracteres des personages et aux situations ; et de-là naissent plusieurs différences qu’on apelle des différences de stile, et que je croirois mieux apeller de sentiment et d’idées ; le sublime, l’héroïque, le pathetique et le simple.

Par exemple, quelle est la matiere génerale des Machabées ? La religion persecutée par Antiochus, et soûtenuë par le zéle intrépide de la mere des Machabées et de ses enfans : or les hautes idées que les israélites avoient de Dieu, les figures de leurs prophetes qui leur étoient devenuës familieres, le grand nombre de miracles où contre le cours ordinaire de la nature les élémens avoient subi la loy du createur, le courage et la confiance de ces génereux martyrs devant qui tout est vil et méprisable auprès des intérêts de Dieu et de la grandeur de ses promesses ; tout cela répand de soi-même un sublime dans le discours qui le plus souvent ne coûte pas plus qu’une autre convenance, puisque les matériaux en sont préparée. Cependant l’imagination étonnée en admire d’autant plus l’auteur, comme s’il avoit crée les choses et que la matiere ne les eût pas présentées.

De-là les éloges outrés, j’ose le dire, que le public donna à la versification de mes Machabées, qui ne m’a pourtant pas plus coûté que celle de mes autres pieces ; et de-là l’éclat des plus beaux endroits d’Athalie, où l’on croit que Racine s’est surpassé lui-même ; il n’a là pourtant comme dans ses autres pieces que le mérite de la convenance, et je crois même qu’il y a mis moins du sien que dans d’autres morceaux de ses tragedies où la matiere l’a moins soutenu.

Quelle est la matiere de Romulus ?

L’établissement d’un empire que le fondateur, apuyé sur des oracles et sur le sentiment effrené de sa propre valeur, croit devoir s’étendre sur tout l’univers : or la convenance du stile avec ces idées, produit nécessairement l’héroïque, et il est vrai que cette extravagance d’ambition et de confiance en ses propres forces subjugue toujours l’imagination des hommes.

De-là tout l’héroïque de Corneille, surtout quand il fait parler les romains, qui n’est encore que le mérite de la convenance.

Quelle est la matiere d’Inés ? Un mariage secret et contre les loix de l’état, qui empêche un prince d’obéir à un pere qu’il aime et dont il est aimé ; et qui l’engageant dans une revolte, pour sauver son épouse, entraîne la perte de l’un et de l’autre, malgré le pardon qu’on leur accorde. La convenance est ici le pathetique, puisque l’amour conjugal et l’amour paternel sont l’ame de toute la piece : ce n’est ni le sublime de la religion ni l’héroïque de l’ambition. La matiere n’est que touchante, et demande qu’on s’y propose toujours d’aller au coeur : ce n’est ni par l’orgueil des sentimens, ni par le faste des images, qu’on réussit à l’attendrir.

Quelle est la matiere d’Oedipe ? Le dévelopement du sort d’un homme et de ses avantures, ce qui entraîne des détails et des faits circonstanciés : or ces faits veulent être exposés sans recherche et sans ornemens, et dans ces endroits le simple est la véritable convenance : mais ce simple ne coûte pas moins et ne fait pas moins de plaisir, quand le sujet le demande, que des morceaux beaucoup plus ornés. C’est par cette raison qu’il y a beaucoup de simplicité dans Athalie même. La scene du second acte entre Athalie et Joas, qui est peut-être la plus belle de la piece, a cependant l’air le plus prosaïque et le plus familier. Ce ne sont que des questions précises de la part d’Athalie, et des réponses naïves de la part de Joas : mais l’intérêt que tout ce détail produit est sans comparaison au-dessus de la versification la plus superbe.

Au reste ce que je dis de la matiere dominante des pieces n’empêche pas qu’il ne se trouve dans une seule des occasions de ces differents genres, et que par consequent chaque endroit n’y demande sa convenance particuliere.

Je concluds de tout cela qu’on ne loüe, qu’on ne critique juste la versification d’une piece, que par le mérite ou le défaut de convenance. C’est une faute d’être fastueux où on ne devroit être que pathétique, d’être orné où il faudroit être simple, et simple, où il faudroit être orné. Je puis bien m’être mépris dans tous ces cas : mais je sais, indépendament de mes fautes, qu’il faut toujours se proportioner à sa matiere, et avoir le courage de ne briller qu’autant et comme elle le comporte.

La convenance générale et qui renferme toutes celles dont je viens de parler, c’est d’être naturel ; je veux dire de ne faire tenir aux personages que des discours tels que la nature les inspireroit à des hommes qui seroient dans l’état et agités des passions qu’on représente.

Les poëtes parmi nous ont été long-tems très-éloignés de ce principe : ils vouloient être poëtes partout : amoureux de singularités et plus flatés d’une bisarrerie difficile que d’une justesse aisée, ils ne songeoient pas à peindre, mais à donner des preuves de subtilité d’esprit, aussi-bien dans une tragedie que dans un sonnet ou un chant-royal : en un mot on sembloit croire alors que ce n’eût pas été la peine de faire des vers, pour ne parler que comme les autres. De-là les jeux de mots qui regnerent long-tems, et les jeux d’esprit dont on s’est corrigé encore plus tard.

C’est dommage que de grands génies soient nés sous un si mauvais goût ; ils en ont subi la tiranie, et ne pensons pas qu’en leur place nous nous en fussions mieux défendus. Les hommes ne se forment pas tout seuls, ils naissent disciples de tout ce qui les environne : ce qu’ils entendent admirer dans leur enfance, devient l’objet de leur émulation ; ils se plient non seulement à l’imiter, mais encore à le trouver beau ; et ils tournent de ce côté-là toute leur complaisance et tous leurs efforts. De plus comme les poëtes n’en veulent qu’à l’estime des hommes, il ne leur importe pas d’étudier ce qui doit plaire, il leur suffit de savoir ce qui plaît ; et quand ils auroient une raison supérieure, capable de corriger le goût de leur siecle, peut-être n’oseroient-ils l’entreprendre, de peur de n’être pas assez-tôt goûtés.

Corneille, Rotrou et Durier ont fait dans le cours de peu d’années, l’un, le Cid, l’autre, Vinceslas, et l’autre, Scevole ; toutes tragedies qui ont perfectionné le théatre à beaucoup d’égards : mais tous trois ont succombé aux vices de leur tems, pour ce qui regarde le discours : j’ose même avancer qu’il leur a fallu, je ne dis pas plus de raison, mais plus d’imagination et plus de souplesse pour briller, en suivant le mauvais goût établi, qu’il ne leur en auroit fallu pour l’éviter.

Qu’on examine leurs scenes les plus pointilleuses, on verra qu’ils ont eu d’abord dans l’esprit le fonds d’un sens raisonable ; mais qu’ils l’ont dédaigné sous sa forme naturelle comme trop ordinaire, et qu’ils se sont efforcés de le révêtir de figures bisares et d’allusions éloignées : de sorte qu’ils ont pris deux peines pour une ; l’une, de penser sensément, et l’autre de masquer ce qu’ils pensoient de judicieux sous le jeu frivole des figures.

Je ne veux qu’une scene de Venceslas pour exemple de ces défauts de stile que réprouve la nature et dont Racine a corrigé le théatre, après avoir lui-même payé tribut au mauvais goût dans ses freres ennemis.

Ladislas aime éperdument Cassandre.

Il avoit suivi d’abord la violence de sa passion jusqu’à attenter à la pudeur de sa maîtresse : mais revenu de son égarement, et ramené au respect par la vertu de Cassandre, il veut l’épouser, et il vient la presser d’y consentir. Cassandre n’écoute que le ressentiment de l’outrage, et elle rejette les instances du prince avec beaucoup de dureté. Ce prince impute cette dureté à la préférence qu’elle fait de son rival ; et comme elle ne le désavouë pas, il s’abandonne à la fureur, et il s’emporte contr’elle au mépris le plus injurieux. Dans la premiere partie de la scene, il dit à Cassandre, pour excuser son attentat : mais un amour enfant peut manquer de conduite.

Voilà un jeu de mots ridicule, et qui ne peut pas tomber dans l’esprit d’un amant véritablement touché. Il abuse de ce qu’on peint l’amour comme un enfant : mais si l’on pouvoit en abuser, ce seroit plûtôt pour excuser sa timidité que sa violence.

Dans la seconde partie de la scene, il dit pour exprimer à Cassandre la honte qu’il a de l’avoir aimée : de l’indigne brasier qui consumoit mon coeur il ne me reste plus que la seule rougeur.

Il se joüe encore des mots : il prend le brasier pour l’amour et la rougeur pour la honte, comme s’il y avoit le moindre raport de la rougeur d’un brasier avec un sentiment.

La différence que je trouve entre les jeux de mots et les jeux d’esprit, c’est que dans les uns on abuse de la ressemblance des termes, pour unir ensemble des idées qui n’ont point de raport, ce qui ne peut jamais être qu’un vuide de sens et de raison ; au lieu que le vice des jeux d’esprit n’est pas de manquer de sens ; mais seulement de blesser le naturel, et de s’étudier à ranger ses pensées dans une simétrie brillante et difficile qui ne marque ni vraïe passion ni raisonnement sérieux. Par exemple dans la scene que j’ai choisie, Ladislas débute ainsi, en parlant à Cassandre : sçachons si mon himen ou mon cercueil est prêt… etc.

Ces antithèses continues et qui sous de nouvelles figures redisent toujours la même chose, sentent bien plus un poëte qui réve un sonnet, qu’un amant qui exprime sa douleur. Au lieu de la naïveté du coeur, on n’y sent que le travail d’un esprit qui fait parade de sa souplesse.

Souvent les plus beaux endroits de Corneille ne sont pas exempts de ces défauts dont son siécle lui faisoit un mérite : mais je ne crois pas qu’on trouve aisément de quoi le reprocher à Racine.

Ce n’est pas que ces enthitèses, ces oppositions d’idées soient vitieuses par elles-mêmes ; au contraire rien n’est souvent plus naturel, et nos sentimens aussi-bien que nos pensées, emportent d’ordinaire avec eux ces especes de comparaisons. L’idée d’un bien qu’on desire réveille celle d’un malheur qu’on craint ; l’idée d’une vertu se présente à l’esprit avec celle du vice opposé. Les anthitèses ne sont donc blâmables, et ne deviennent des jeux d’esprit, que par la recherche et la continuité ; en un mot quand l’art et l’effort se font trop sentir. Par exemple, voici trois vers de la même scene qui me paroissent tout-à-fait beaux, et particulierement par l’anthitèse du dernier.

Théodore représente à Cassandre qu’il est beau de regner : regner ne peut déplaire aux ames génereuses.

Cassandre répond : le trône bien souvent porte des malheureuses, qui sous le joug brillant de leur autorité, ont beaucoup de sujets et peu de liberté.

Le sens est admirable, et la nature offre elle-même l’antithèse, toute parfaite qu’elle est. Cassandre voit un véritable esclavage, malgré l’apparence du pouvoir ; et ce sont deux vûës unies qui forment son sentiment et sa pensée. Au reste, malgré tous les défauts que j’ai remarqués dans cette scene, elle demeure toujours très-belle par le fond des passions qui y regnent. L’amour effréné de Ladislas, le dedain généreux de Cassandre, et la fureur du prince, où se faisant illusion à lui-même, il croit ne plus voir qu’avec le dernier mépris ce qu’il adore plus que jamais ; tout cela saisit l’ame et ne laisse plus d’attention qu’aux grands mouvemens des acteurs. On voit mieux, pour ainsi dire, ce qu’ils sentent qu’on n’entend ce qu’ils disent ; et comme le naturel est dans le fond des choses, et que ces choses sont fort intéressantes, ils couvrent les bisarreries de l’expression, parce qu’où le coeur est une fois ému, l’esprit n’est plus maître d’examiner.

Cela fait voir combien il importe de se faire une matiere pathétique et de la bien arranger. Cette perfection prévaut presqu’à tout au théatre. Manquez au contraire de ce pathétique, vous ne ferez plus de fautes impunément ; et vos beautés mêmes seront en pure perte.

Mais voici quelque chose d’assez étrange ; c’est que parmi nous le pathétique qui suffit souvent à couvrir de grands défauts, n’empêche pas quelquefois qu’on ne soit blessé des plus petits ; j’entens par ces plus petits, des tours et des expressions aisées à tourner en ridicule, et qui donnent le moindre lieu à certaines allusions ; les lecteurs m’entendent. Il y a toûjours parmi les spectateurs une jeunesse indiscrete, très-disposée par sa corruption même à saisir ces endroits malheureux ; et alors la situation la plus touchante n’est pas à l’abri d’un rire scandaleux qui, s’il n’entraîne pas les gens sensés, arrête du moins leur plaisir, déconcerte l’acteur, détruit pour quelque tems l’illusion de spectacle, et anéantit par conséquent l’impression qu’elle devroit faire. à la premiere représentation des Machabées, quand Antiochus dit ces deux vers, en faisant arrêter Antigone et Misaël : gardes, conduisez-les dans cet appartement ; et qu’ils y soient tous deux gardés séparément.

Ce mot, séparément, réveilla une idée folle dans quelques têtes ; et le rire qu’elle excita, pensa nuire à la piéce. C’est aux auteurs à y prendre garde. Qu’il y eût dans une piéce cinq ou six endroits susceptibles d’une plaisanterie, ou de quelqu’autre ridicule, je parirois hardiment pour sa chûte ; car, j’en demande pardon à la nation, elle est trop aisée à tirer du sérieux : il est vrai qu’elle saisit le ridicule avec une extrême finesse, mais en général, elle n’a ni l’équité ni la force de ne l’aprétier pas plus qu’il ne vaut.

Quelqu’un pourroit dire que je ne me suis pas assez étendu d’abord sur la versification considérée comme mesure et comme son. J’ai à lui répondre qu’en ne négligeant rien de ce qui la regarde comme discours, j’ai dit en même-tems tout le nécessaire à l’autre égard : car où trouvera-t’on des vers qui ne manquant d’aucune des conditions que je demande au discours, soient d’ailleurs désagréables à l’oreille ? à peine allegueroit-on quelques occasions rares, où la rencontre des sons ne seroit pas heureuse. à cela près, les vers auront toujours l’agrément qu’on en doit attendre ; et toute cette harmonie dont on fait tant d’honneur aux beaux vers, ne sera jamais que l’assemblage de toutes les convenances du discours, jointes exactement aux regles de la versification.

Discours 2 §

Discours à l’occasion de la tragedie de Romulus.

Comme on m’a fait l’honneur de censurer Romulus, je dirai d’abord un mot de ces critiques qu’attire d’ordinaire aux tragedies le succès qu’elles ont au théatre.

L’usage des critiques est ancien ; et depuis le Cid dont le cardinal de Richelieu engagea l’academie françoise à relever les défauts, il a rarement discontinué.

L’abbé Daubignac ne les épargnoit pas au grand Corneille. Il y en a eu sur presque toutes les tragedies de Racine ; et qui, tant bonnes que mauvaises, sont toutes tombées dans l’oubli. Les ouvrages critiqués durent, et leur réputation s’affermit et croît tous les jours, parce qu’un mérite dominant en couvre les défauts qui ne s’apperçoivent gueres que quand on les cherche ; et on ne les cherchoit alors que par envie. Les critiques au contraire disparoissent bien vîte et sans retour, ou faute d’assez de solidité et d’agrément, ou parce que la partialité seule les décredite. Après l’exemple de ces grands poëtes, un auteur doit douter de son succès, tant qu’on le laisse en repos ; et ce qu’il peut souhaiter de mieux, c’est que ses ouvrages fassent assez de bruit pour réveiller les critiques, et qu’ils soient assez bons pour leur survivre.

Les critiques ne partent d’ordinaire que de deux sortes d’auteurs : les unes sont l’aprentissage de jeunes gens qui n’ont encore qu’assez d’esprit, pour présumer d’en avoir beaucoup ; à qui quelques idées superficielles d’un art tiennent lieu de tous ses principes ; et qui, plus pressés de décider que de s’instruire, saisissent avidement l’occasion d’un ouvrage célébre, pour se mettre eux-mêmes sur les rangs et déployer les premices de leur génie. C’est pour eux une ambition bien vive que la gloire d’être imprimés avec quelqu’espérance d’être lûs ; et le titre d’auteur, surtout d’auteur critique, leur paroît d’une grande distinction parmi les hommes. Qu’attendre de ces jeunes imprudens que des choses triviales qui ne sont nouvelles que pour eux, et qu’ils sont tout étonnés de savoir, que des discours du monde, ramassés sans choix, sans examen et sans liaison, et dont ils se croyent auteurs, dès qu’ils les ont revêtus de quelque amplification ! L’air seul de stile et de phrases leur tient lieu de raisonnement et de preuves ; et il faut bien le pardonner à l’yvresse d’un âge sujet à la présomption, à proportion de sa vivacité et de son ignorance.

Les autres partent d’écrivains plus instruits et plus ingénieux, mais qui malheureusement n’ont pas pour objet la raison ni la vérité. Leur but est de briller, aux dépens d’un ouvrage qui vient d’avoir quelqu’éclat ; et de se donner tout à la fois un air de supériorité sur l’auteur qu’ils censurent, et sur le public qui s’en est laissé séduire. Bien déterminés d’abord à trouver des défauts, n’y en eût-il point, ce qui à la vérité n’arrive gueres, non seulement ils vont relever des fautes réelles, mais ils en vont grossir les moindres apparences ; et n’espérez pas qu’ils fassent grace à ce qu’ils sentiroient eux-mêmes de plus raisonnable, s’ils sont assez heureux pour pouvoir, à force de déguisemens, l’offrir sous un aspect ridicule. Pour cela les infidélités et les sophismes ne leur coûtent rien ; ils n’exposeront pour le fait entier que quelques circonstances qui, séparées de celles qu’ils dissimulent, changent absolument l’espece. En ne présentant qu’en partie le caractere d’un personnage, ils vont condamner des sentimens et des démarches qu’une autre partie du caractere justifie et rend même nécessaires.

Si quelques phrases familieres se trouvent répanduës dans l’ouvrage, et peut-être à propos, car le familier trouve encore sa place au milieu du grand, ils les rassembleront, à dessein qu’elles fassent ensemble une impression de négligence ; et conclûront hardiment que tout l’ouvrage est prosaïque ; ou s’ils l’aiment mieux, de quelques expressions audacieuses, raprochées de même, ils insinuëront que toute la piece est forcée et bisarre.

Il faut pourtant avoüer à leur décharge qu’ils ne sont pas seuls coupables de leur malignité : quelques-uns de ceux qui n’en sont pas séduits ne la leur reprochent que d’un ton qui semble plutôt les féliciter de génie, que les reprendre d’injustice et de mauvaise foi. On en use avec eux comme avec des enfans malins qu’on ne gronde de leur malignité qu’en les caressant, parce qu’on y trouve de la vivacité et de l’esprit : les pauvres enfans donnent dans le piege, et s’étudient à de nouvelles malices, pensant n’en devenir que plus jolis.

Il est vrai d’ailleurs que le public, je n’entens pas par-là les gens les plus raisonnables, fait un assez bon accueil aux critiques, et même par préférence aux plus malins. On diroit que dès qu’il a applaudi avec éclat à quelque ouvrage dramatique, il appréhende que l’auteur n’en devienne trop vain ; la crainte n’est peut-être pas mal fondée : et il est bien aise qu’à quelque prix que ce soit, on prenne soin de rabatre un peu de l’orgueil qu’il auroit lui-même fait naître.

La raison voudroit cependant que les critiques ne fussent permises qu’à des gens éclairés et équitables. Dans une république bien reglée on ne choisit des censeurs que de ce caractere. La république des lettres demanderoit une pareille police ; et il est vrai qu’alors les critiques seroient d’une grande utilité. Des gens éclairés n’établiroient sur un art que des principes certains et bien dévelopés ; ils n’en feroient que des applications justes aux défauts d’un ouvrage, en faisant sentir precisément en quoi ils consistent, et en fournissant les moyens de les éviter ; équitables d’ailleurs, ils ne reprendroient pas un écrivain de maniere à l’aigrir et à l’indigner, mais avec des raisonnemens solides, accompagnés d’égards qui les rendroient plus persuasifs, et qui, en encourageant l’auteur, l’aideroient à se corriger ; car il faudroit être bien mal-adroit, pour ne pas trouver dans un ouvrage applaudi du public, quelques occasions d’une loüange légitime.

Quel dommage n’est-ce pas que les sages, seuls capables, seuls dignes de critiquer les autres, soient ceux qui s’en mêlent le moins ! Un sage se contente de juger sainement des ouvrages des autres, d’en dire simplement son avis quand on le lui demande, et en se gardant bien de se donner pour regle ; et loin qu’il soit curieux d’occuper le public de ses réflexions, la témérité de se donner pour auteur lui paroît une démarche de vanité et d’orgueil, capable de décréditer toute seule ce qu’il auroit de meilleur à dire. Que nous sommes loin nous autres poëtes d’une modestie si sensée ! Gardons-nous bien aussi de nous compter parmi les sages.

Je dois cependant rendre ici justice à un de mes censeurs. J’ai vû dans le spectateur françois, imprimé depuis quelques années en Hollande, une critique de tous mes ouvrages, dont l’auteur me paroît aussi équitable qu’éclairé, et de qui la modestie n’est pas douteuse, puisqu’approuvé du public, il s’obstine encore à lui cacher son nom. Cet écrivain m’examine dans les differens genres où j’ai travaillé ; et déclarant d’abord qu’il ne me connoît pas personnellement, et qu’il n’a par conséquent aucune prévention ni pour ni contre moi ; établissant ensuite par des idées nettes la perfection propre à chaque genre, il me condamne avec liberté dans les endroits où il croit que je m’en éloigne ; content de marquer sérieusement la faute, sans essayer jamais de tourner l’auteur en ridicule, et sans induire le lecteur à penser que ces fautes éparses dans les ouvrages, en forment le caractere dominant : mais il ne s’en tient pas à relever ce qu’il juge repréhensible ; il pese, du moins avec autant d’attention, ce qu’il trouve d’heureux et d’estimable. On sent même qu’il a beaucoup plus de plaisir à loüer qu’à reprendre : ses applaudissemens ont plus d’énergie que ses critiques ; et ce penchant généreux lui fait tellement exagérer ce qu’il y a de bon, que je trouve bien plus à rabatre de ses loüanges que de ses censures. Il me fait cependant un reproche des plus graves ; il m’accuse dans quelques prologues de mes fables d’une vanité bien marquée, dont, dit-il, j’avois été fort éloigné jusques-là. à l’amour qu’il fait paroître dans tout son livre pour la vertu, il lui sied d’avoir été blessé d’un vice si odieux : car j’en conviens de bonne foi, j’ai souscrit d’abord à son reproche : j’ai senti dans ces prologues, quand je les ai relus, un air de vanité qui ne me laisse pas douter qu’il n’y en ait effectivement ; j’en soupçonne encore dans bien d’autres endroits où j’en ai moins l’air ; et je crains qu’il n’y en ait jusques dans l’aveu que j’en fais, tant j’ai de plaisir à le faire.

Je n’ai pas voulu perdre cette occasion de remercier sincerement mon critique, et de lui apprendre que depuis ses réflexions sur mes ouvrages, il a un nouvel ami dont il ne se doutoit peut-être pas.

Je ne dissimulerai pas non plus qu’il y a eu une critique de Romulus digne d’attention par les principes, l’arrangement, le bon stile et l’esprit que l’auteur y a répandu : mais il sçait bien lui-même que sa critique ne mérite point de remerciment : il ne s’y est proposé que de relever des défauts ; son objet unique a été de décrier tout l’ouvrage ; et un pareil dessein corrompt le jugement le plus ferme, non seulement sur les beautés qu’on se cache, mais même sur le degré des défauts qu’on remarque.

M. B. a éprouvé cet inconvénient, et qui pis est, celui de manquer à la sincérité, quand elle ne s’accorde pas avec la résolution où l’on est de reprendre. Je ne lui représenterai qu’une seule de ces altérations ; et c’est le moins qu’un galant homme puisse pardonner à un auteur qu’il a critiqué. Il m’accuse d’avoir fait Proculus poltron ; il prétend le prouver par plusieurs des vers que je lui mets à la bouche ; et entr’autres il se sert de celui-ci pour dire que Proculus l’avoue lui-même, en s’excusant de n’avoir pas tué Romulus, et en tâchant de se raffermir : je reparerai bien ce moment de surprise.

Mais pourquoi M. B. supprime-t’il les deux vers qui précedent immédiatement celui qu’il cite ?

Excuse, Murena, ce respect souverain, qu’imprime la valeur dans l’ame d’un romain.

Proculus n’exprime-t’il pas bien par-là que plus on est brave, car romain le veut dire, plus on est frappé d’admiration pour la valeur des autres, et que c’est par respect pour celle de Romulus qu’il a suspendu sa vengeance ? Est-il un sentiment plus opposé à la poltronerie ! M. B. auroit pû me dire, s’il l’eût voulu, que ce sentiment est trop subtil, mais du moins n’auroit-ce plus été le reproche de poltronerie ; et c’est de celui-là qu’il ne vouloit rien perdre. Un honnête homme n’est-il pas bien surpris d’avoir été amené jusqu’à cet air de mauvaise foi par l’intérêt mal entendu de soûtenir une fausse critique ? Et n’est-ce pas même à la honte qu’il en a qu’il peut mesurer le fond de sa probité ? Je crois que M. B. est bien honteux. à propos de ce Proculus accusé de poltronerie, malgré ce qu’il dit lui-même, j’ajouterai une réflexion dont je ne trouverois peut-être pas une occasion si naturelle ; c’est qu’il ne faut jamais imputer aux personnages d’une piéce ni plus ni moins qu’ils ne disent. Ils n’ont point de secret pour le spectateur ; et ils ne sont autre chose que l’assemblage des discours qu’on leur fait tenir. On peut bien dire qu’un personnage se contredit ou se dément, mais jamais qu’il se déguise, à moins qu’il ne l’avoüe lui-même dans la piéce, ou que l’auteur n’ait l’art de le faire entendre par le moyen des autres personnages. On a raison dans le monde de ne pas croire les gens sur leur parole, parce qu’alors il y a une personne et des discours ; ce n’est pas de même au théatre, ce sont les discours qui constituent la personne, et il n’y a rien à distinguer.

Convainquez l’auteur, s’il y a lieu, de n’avoir pas connu la nature et d’avoir allié des sentimens qui ne s’accordent pas ensemble ; mais prenez toujours le personnage pour ce qu’on le donne, quelque chimérique qu’il puisse être. On étudie les hommes dans la societé, pour pénétrer dans leur coeur au-delà de ce qu’ils en découvrent : les hommes qu’on voit au théatre sont tous dévoilés, et ne sont précisément que ce qu’ils paroissent.

J’entre à présent en matiere sur ma tragédie en particulier ; et qu’on ne s’étonne ni de mes préliminaires, ni de mes digressions, puisque j’ai bien moins en vûe de me justifier personnellement, ce qui n’en vaudroit pas la peine, que de proposer sur les differentes parties de l’art, des idées générales que le lecteur puisse rejetter, adopter, ou rectifier, selon que j’y serai plus ou moins heureux.

Les critiques m’ont reproché la multiplicité d’événemens, et je regarde ce reproche sous deux aspects. Ou l’on a voulu seulement me convaincre d’avoir violé la loi des vingt-quatre heures ; ou bien indépendamment de cette regle, on prétend que la multiplicité d’incidens est par elle-même un défaut ; tâchons de nous juger nous-mêmes à ces deux égards, en n’écoutant que la nature et la raison.

Quel entassement d’avantures, s’écrie-t’on d’abord ! Tatius entre dans Rome avec ses troupes ; Romulus défend long-tems le pont ; les soldats se rassemblent et viennent à son secours ; le combat s’échauffe, Tatius est fait prisonnier et conduit dans le palais de Romulus ; Proculus lui facilite le retour dans son camp, nouvelle bataille ; les sabines, portant leurs enfans sur leur sein, se jettent entre les deux armées ; Tatius propose un duel, on en jure les conditions, Hersilie accorde les deux rois ; enfin Romulus offre un sacrifice dans le bois de Mars, où son propre courage et celui de Tatius le sauvent des assassins, et ils reviennent tous deux punir le grand prêtre, et calmer une révolte.

Cette énumération faite, le critique triomphe, et croit avoir laissé l’auteur sans réplique : mais il n’en demeure pas moins vrai qu’il ne me faut presque pour tout cela que le tems même de la représentation, et qu’à peine ai-je besoin de supposer une demie heure entre quelques actes. Le premier combat se donne dans Rome, entre le premier et le second acte ; et il ne faut pas abuser de ce que je dis que Romulus lui seul défendit longtems le pont contre les sabins ; le tems se mesure là, à l’effort qu’il avoit à soûtenir ; et quelques minutes en ce cas, deviennent un tems considérable. D’ailleurs qui pouvoit empêcher ses soldats de le joindre aussi-tôt ? étoient-ils loin de lui ?

N’étoient-ils pas gens à se tenir toûjours sur leurs gardes ? Enfin, quoique les armées se mêlent, ce n’est qu’un commencement de combat, puisque Tatius tombant entre les mains de Romulus, le combat demeure suspendu par l’ordre du vainqueur ; une demie-heure y suffisoit de reste.

Mais si on fait attention que les troupes demeurent dans leur poste, on jugera que la retraite de Tatius dans son camp, que la présence des femmes romaines au milieu des deux armées, le défi des deux rois, que tout cela, dis-je, ne demande que le tems que j’y employe.

L’action du quatriéme au cinquiéme acte n’est que la proclamation de Tatius dans le senat, et le sacrifice de Romulus dans le bois de Mars ; cela ne demande pas absolument plus d’une heure, et le reste se passe dans le tems même de la représentation. On ne trouve les événemens pressés que parce qu’on ne fait pas assez d’attention au voisinage des lieux et à l’interruption des actions qu’on imagine, sans y penser, d’une plus grande étenduë ; ajoutez que les préparations que j’ai ménagées aux événemens, sont bien moins frappantes pour les spectateurs, que les événemens mêmes qui, suivant le cours ordinaire des choses, laissent l’idée d’un tems plus long que celui où je me suis étudié à les réduire.

Il est vrai encore que d’une scene à l’autre, il se passe des choses qui demandent qu’on suppose la scene plus longue ; mais c’est un privilege dont les plus grands poëtes usent par tout sans scrupule, et qu’il est bien raisonnable de leur accorder, si l’on veut qu’ils intéressent : aussi là-dessus le spectateur est-il de bonne composition ; il ne s’avise pas de compter les momens, pourvû qu’on le touche ; et il sacrifie, sans y penser, un peu d’exactitude à son plaisir. Sa curiosité une fois excitée ne veut pas être suspenduë, et sa propre impatience lui rend en quelque sorte la précipitation vraisemblable. En un mot ce calcul sévere n’est que le prétexte malin de la critique, et, pour ainsi dire, la superstition de l’art.

On a été sans comparaison mieux fondé à blamer la maniere dont Romulus se sauve des assassins dans l’instant de son sacrifice ; les circonstances que je raconte sont difficiles à imaginer, et elles ont le défaut du romanesque. Ce n’est pas que je pousse le merveilleux jusqu’à l’impossible, et l’histoire romaine nous fournit un fait encore plus incroyable que celui de ma tragedie.

Siccius Dentatus, simple plebeïen et surnommé l’Achile des romains, s’étoit attiré par cent prodiges de valeur une grande autorité sur le peuple, et par cela même, la jalousie des decemvirs. Ils résolurent de le perdre ; et sous prétexte d’honneur, ils l’envoyerent à une expédition à la tête de cent hommes qu’ils avoient chargés de l’assassiner. Siccius, au raport de Denis D’Halicarnasse, se défendit seul contre tant d’assassins ; il en tua quinze, il en blessa trente ; et le reste n’osant plus l’attaquer de près, ne put que l’accabler de loin à coup de traits et de pierres. Ne semble-t’il pas que j’aie copié ce fait, en l’attribuant à Romulus, avec la précaution de l’adoucir, pour lui prêter plus de vraisemblance ? Et ne pourois-je pas dire que j’ai pû sans excès supposer au fondateur de Rome autant de force et de courage qu’en fit paroître dans la suite un simple citoyen. Je ne veux pourtant pas abuser de mes avantages. Je consens encore, malgré cet exemple, qu’on traite de chimérique l’exploit de Romulus ; et je conviens qu’au théatre, le vrai même n’est bon qu’à titre de vraisemblable.

Il ne s’agit maintenant que d’examiner en général la simplicité et la multiplicité des incidens ; de peser les avantages et les inconvéniens de l’un et de l’autre, aussi-bien que le remede qu’il y faut apporter ; de marquer la différence du plaisir qu’elles peuvent faire au spectateur, et enfin les ressources qu’elles prouvent dans le poëte.

L’avantage de la simplicité, c’est de n’avoir besoin que de la plus légere attention du spectateur. On suit un objet avec d’autant plus de plaisir, qu’on l’embrasse avec moins de peine, et le coeur entre plus aisément dans la passion, quand l’esprit n’est pas occupé à démêler les circonstances qui la fondent.

L’inconvénient de la simplicité, c’est de ne pas assez exercer l’imagination, toûjours avide de nouveaux objets, et de dégénérer bien-tôt en une languissante uniformité. Le remede à cet inconvénient, c’est d’allier la variété à la simplicité, de maniere qu’on multiplie en quelque façon le même objet, en le présentant sous diverses faces.

Au contraire l’avantage de la multiplicité est de promener l’esprit d’objets en objets, de faire renaître sa curiosité en la satisfaisant, et d’ajoûter toujours aux émotions du coeur la nouvelle force que leur donne la surprise. L’inconvénient est le danger de la confusion qui changeroit en étude, ce qui ne doit être qu’un divertissement, et de ne faire sur le coeur que des impressions légeres, à force d’en vouloir faire de différentes ; le remede est de disposer les événemens dans un ordre qui les fasse naître les uns des autres, et surtout de les subordonner tellement à un même intérêt, qu’ils puissent rentrer par-là dans une espece de simplicité.

Enfin dans l’un et dans l’autre cas l’on ne sauroit plaire qu’en satisfaisant à la fois à differens besoins de l’esprit, soit en multipliant par la variété des aspects des événemens trop simples, soit en unissant sous une même vûë des objets différens.

Ces conditions une fois observées, si on me demande de laquelle de ces méthodes doit résulter un plus grand plaisir pour les spectateurs, j’avoüe que je panche beaucoup pour la multiplicité d’incidens, par la raison que dans un événement trop simple, la variété ne peut être que fine, et que l’uniformité du fond est bien plus frappante que la diversité des circonstances : que dans la multiplicité (bien entendu qu’elle se rapporte toûjours à un seul intérêt) l’esprit et le coeur sont émus à tout moment par des tableaux sensiblement variés, et qu’ainsi et la curiosité et la passion y sont à la fois et plus sûrement satisfaites.

Berenice, malgré l’abondance la plus délicate de sentimens, n’a jamais pû faire qu’une impression d’élegie ; elle a besoin d’être un peu oubliée pour être revuë ; et le Cid, malgré sa multiplicité d’incidens, attache encore, tout répété qu’il est depuis près d’un siécle.

Mais aussi, si l’on me demande ce qui prouve le plus de ressource dans un auteur, j’avoüe de même que je panche beaucoup pour la simplicité. Il faut avoir bien de la force pour soûtenir un sujet trop simple par la richesse et la beauté des détails.

Berenice est un chef-d’oeuvre à cet égard, et il est étonnant que M. Racine ait pû faire naître tant de fleurs dans un champ si étroit. Il faudroit être bien hardi pour suivre son exemple, et je ne lui aurois pas conseillé à lui-même de tenter plus d’une fois une entreprise si difficile. Il vaut mieux prendre ses avantages d’abord, et employer les plus grands efforts d’invention à se préparer une matiere abondante, que de s’en fier à des ressources incertaines, en s’embarquant dans une matiere stérile.

Quand par l’arrangement de sa fable, on s’est donné plusieurs objets à peindre, il ne faut qu’une fleur d’esprit pour chacun : mais quand on veut donner aux choses plus d’étenduë qu’elles n’en portent naturellement, il est bien dangereux qu’on n’ait recours à la subtilité ou à l’amplification ; que même avec les plus heureux efforts on ne sauve pas toûjours l’ennui. Est-il raisonnable de se donner plus de difficultés à vaincre, qu’il n’y a de succès à espérer ?

Je remarque seulement qu’à proportion de la multiplicité d’incidens, il faut aussi plus d’adresse pour les fonder d’abord ; de maniere que quoiqu’on ne les fasse pas prévoir, ils ne paroissent pourtant, quand ils arrivent, qu’une suite naturelle de l’état où l’on suppose d’abord l’action et les personnages. Ce début de la tragedie demande quelques réflexions.

L’exposition consiste à jetter d’abord les fondemens de la piece, en exposant les faits de l’avant-scene qui doivent produire ceux qui vont arriver ; en établissant les intérêts et les caracteres des personnages qui doivent y avoir part, et surtout à déterminer l’esprit et le coeur du côté de l’intérêt principal dont on veut les occuper : mais comme la tragedie est une action, il faut que le poëte se cache dès le commencement, de maniere qu’on ne s’apperçoive pas qu’il prend ses avantages, et que c’est lui qui s’arrange, plutôt que les acteurs n’agissent.

Beaucoup d’expositions de nos tragedies ressemblent beaucoup moins à une partie de l’action qu’à ces prologues des anciens, où un comédien venoit mettre le spectateur au fait de l’action qu’on alloit lui représenter, en lui racontant franchement les avantures passées qui y donnoient lieu ; de sorte que le poëte s’affranchissoit par-là de l’art pénible de mêler, si je puis parler ainsi, les échafaudages avec l’édifice, et de les tourner en ornemens.

Corneille lui-même ne s’est pas fort élevé au-dessus de cet usage dans l’exposition de rodogune, où, par un acteur désintéressé, il fait faire à un autre qui ne l’est pas moins, toute l’histoire nécessaire à l’intelligence de la tragedie, et qui pis est, une histoire si longue qu’il a fallu la couper en deux scenes : on l’interrompt pour laisser parler les deux princes qui arrivent, et on la reprend dès qu’ils sont sortis. Voilà sans doute le plus grand exemple d’une exposition froide. Ne sortons pas du même auteur, pour trouver aussi le plus parfait modele d’une exposition adroite, qui est elle-même une grande action. C’est celle de la mort de Pompée, où Ptolomée tient conseil sur la conduite qu’il doit tenir après le succès de Pharsale.

C’est ainsi que les plus grands hommes fournissent une instruction complete, aussi-bien par l’exemple des fautes, que par celui de la perfection.

Il y a bien des nuances entre les deux expositions que je viens de citer : mais il faut avoüer que celles de la plûpart de nos tragedies tiennent beaucoup de la premiere, et qu’on songe rarement à imiter la seconde. Le poëte se tire ordinairement d’affaire, en faisant faire à un acteur par un autre, tous les récits dont il a besoin, tantôt avec la précaution d’instruire un personnage qui n’est pas au fait, tantôt en lui rappellant ce qu’il peut avoir oublié, quelquefois même en lui disant qu’il s’en souvient, comme si c’étoit une raison de le lui redire.

De là deux défauts : celui de la ressemblance et celui de la langueur ; et le spectateur est tellement habitué à cet usage, qu’il n’est qu’auditeur dans le commencement : il ne compte pas qu’il soit encore tems d’être ému, les regles veulent qu’il attende ; et il abandonne le premier acte, et quelquefois davantage aux besoins du poëte, dans l’espérance qu’il lui ménage par-là de grandes émotions.

Je reviens à dire que toute la tragedie doit être action, et s’il se peut, la premiere scene aussi-bien que les autres. Je m’en suis fait un principe ; et selon ma portée j’y ai toûjours été assez fidele. Par exemple, on me permettra de le remarquer ; la premiere scene de Romulus est une action. C’est le secret d’Hersilie surpris et comme arraché par sa confidente.

Les faits dont il falloit instruire le spectateur n’y sont racontés de la part d’Hersilie, que comme autant de preuves qu’elle n’aime pas Romulus ; et de la part de la confidente, que comme des moyens de convaincre la princesse de la passion qu’elle déguise. Quand je n’aurois pas eu en vûë de donner par-là les éclaircissemens nécessaires à la suite, j’aurois toûjours fait dire les mêmes choses par la convenance de l’action particuliere de la scene. C’est par cette méthode que le spectateur est d’abord dans l’illusion ; il n’appercoit pas le poëte sous les personnages, parce que l’art des préparatifs disparoît, et qu’il se tourne en mouvemens et en passion.

Si les auteurs y veulent penser, comme j’ai fait, ils manqueront encore moins de ressource. Le malheur est qu’on s’en tient à la marche ordinaire, et que content de faire le mieux qu’il est possible dans la méthode reçûë, on ne s’avise pas de raisonner sur la méthode même. C’est un bonheur pour moi d’y avoir réflechi, car je ne le compte pas pour un mérite : c’est toûjours quelque chose d’étranger à nous qui fait naître nos réflexions ; et rien ne nous en appartient que d’essayer de les mettre à profit.

Puisque l’exposition ne sert qu’à préparer et à former les situations, l’ordre veut que nous parlions à présent de cette partie de la tragedie. C’est de-là que dépend le plus grand effet d’une piece ; et il y faut d’autant plus d’adresse et plus de choix.

Une situation n’est autre chose que l’état des personnages d’une scene à l’égard les uns des autres. En ce premier sens toutes les scenes d’une piece sont, malgré qu’on en ait, autant de situations : mais on n’employe ordinairement ce terme que dans un sens plus restraint, et pour exprimer des situations singuliérement intéressantes. Elles ne peuvent être singuliéres que par deux moyens ; par celui de la nouveauté, ou par celui de l’importance des intérêts. Souvent les auteurs, ou faute d’invention, ou d’assez de délicatesse pour la gloire, se contentent de situations déja connuës ; et à quelques différences près, dont celle des noms est quelquefois la plus considérable, ils s’approprient ce que d’autres ont inventé ; semblables à ces peintres sans imagination, qui ne font que copier d’après les grands originaux, les plus beaux airs de tête et les attitudes les mieux choisies. Ils ne laissent pas avec cette ressource d’usurper de legers succès, parce que les choses touchantes font d’abord leur effet : mais à peine les ressemblances sont-elles apperçuës, qu’en cessant d’estimer l’auteur on se refroidit sur l’ouvrage même : car nous sommes ainsi faits ; les idées accessoires, quoiqu’étrangeres à la chose, en augmentent ou en affoiblissent le sentiment.

La nouveauté supposée, qui seroit toûjours d’un grand mérite, quand les passions ne seroient pas si vives, il faut encore faire attention à l’importance des intérêts. Une situation bien imaginée dans ce genre est d’un si grand effet, qu’avant que les personnages se parlent, il s’éleve parmi les spectateurs un murmure d’applaudissemens et une curiosité avide de ce que les acteurs vont se dire. Je remarquerai, en passant, qu’on ne sçauroit ménager dans une piece plusieurs de ces situations, qu’à la faveur d’un nombre d’incidens qui changent tout à coup la face des choses, et qui mettent ainsi les personnages dans des situations nouvelles et surprenantes.

Ce plaisir mérite bien qu’on passe quelque chose à l’auteur sur les préparations qui lui sont nécessaires.

Je ne saurois choisir un exemple plus favorable de tout ce que j’avance ici que celui d’Antiochus dans le cinquiéme acte de rodogune. Sur le point de boire dans la coupe nuptiale, il est réduit par ce que lui vient dire Timagene à croire la coupe empoisonnée ou par sa mere ou par sa maîtresse qui sont présentes : le respect et la nature l’empêchent d’arrêter ses soupçons sur sa mere : la tendresse et l’opinion qu’il a conçuë de Rodogune ne lui permettent pas non plus de l’imaginer criminelle, et il aime mieux s’exposer à la mort que de faire cette injure à l’une ou à l’autre : mais pendant toute la scene, quelle est l’attention du spectateur aux divers mouvemens du fils, de la mere et de la princesse ! N’est-on pas déchiré avec Antiochus, troublé et allarmé avec Rodogune, surpris avec Cleopatre, mais inquiet pour les autres du succès de ses artifices et de sa rage ? On ne devine point leurs discours ; et, dès qu’ils parlent, on sent qu’ils ne peuvent dire que ce qu’ils se disent ; et ce qu’il y a de plus rare, c’est que la surprise se soutient et se renouvelle même à chaque partie de la scene.

Voilà sans doute la situation la plus merveilleuse du théatre : mais que faut-il passer à l’auteur, et que lui en a-t’il coûté pour l’amener ? Il a fallu que Cleopatre proposât à ses deux fils d’assassiner Rodogune dont elle doit du moins les soupçonner amoureux, ce qui ne s’accorde pas trop bien avec la prudence qu’on lui donne d’ailleurs. Il a fallu qu’à son tour Rodogune, malgré son caractere, proposât aux deux princes d’assassiner Cleopatre, ce que Corneille n’a pû justifier en partie que par une subtilité de raisonnement dont lui seul étoit capable : mais ce n’est pas assez ; il a fallu que Timagene se rencontrât à propos dans le bois où Seleucus expire, et que ce prince n’eût de vie précisément que pour dire les vers énigmatiques qui font tomber un soupçon égal sur Cleopatre et sur Rodogune ; et que la voix lui manquât, quand il alloit prononcer le mot de l’énigme : une main qui nous fut bien chere vange ainsi le refus d’un coup trop inhumain : regnez ; et surtout, mon cher frere, gardez-vous de la même main.

C’est… voilà des préparatifs bien forcés : mais la situation est si belle, qu’on les a oubliés volontiers à ce prix ; et Corneille même s’en savoit si bon gré, que, malgré de si grands défauts, il a toujours crû Rodogune la plus belle de ses tragedies.

Au reste une situation singuliére est quelquefois un piege pour l’auteur : car plus elle fait naître par elle-même de curiosité et d’intérêt, et plus il court risque de ne la pas soûtenir assez, par la maniere de la traiter. C’est comme le titre d’une piece qui promet beaucoup, il est dangereux qu’elle ne réponde pas à l’attente du public, qui se fait quelquefois des idées vagues de grandeur ou de pathétique ausquelles le sujet ne permet pas d’atteindre ; et il ne s’agit pas d’examiner s’il a eu raison de se tant promettre, il faut lui tenir ce qu’il s’est promis ; et, justement ou non, c’est à l’auteur qu’il s’en prendra de s’être mécompté.

Entre les situations, celles qui peuvent réussir à moins de nouveauté, et même de mérite, de la part de l’auteur, ce sont les reconnoissances ; je n’entens pas les reconnoissances de simple vûë qui n’ont qu’un moment, et qui retombent aussi-tôt dans le cours des scenes ordinaires ; celles-là sont dangereuses, parce que la premiere surprise ne se soutenant pas, on passe trop vîte d’un grand mouvement à un moindre qui, dès-là, est languissant : j’entens les reconnoissances d’éclaircissement, où deux personnes cheres qui ne se sont point encore vûës, ou qui séparées depuis longtems, se croyent mortes, ou du moins fort éloignées l’une de l’autre, s’émeuvent peu à peu par les questions qu’elles se font, et les détails qu’elles se racontent ; et viennent enfin, sur une circonstance décisive à se reconnoître tout à coup. ah ma mere ! Ah mon fils ! ah mon frere ! Ah ma soeur ! ces exclamations seules sont presque sures de nos larmes ; et sans s’embarasser si la reconnoissance ressemble à d’autres, ni même si elle est filée avec assez de justesse, on se laisse entraîner à l’émotion des personnages ; car plus ils sont émus, moins ils laissent de liberté pour réflechir s’ils ont raison de l’être.

Que les philosophes ne nous chicanent point sur les pressentimens, sur les instincts que nous employons en ces rencontres ; qu’ils ne trouvent pas à redire, par exemple, qu’un pere, à la présence d’un fils inconnu, sente une émotion secrete qui devance l’éclaircissement : ils nous démontreront sans doute que ces instincts ne sont pas de la nature, et que c’est le préjugé seul qui les a imaginés : mais laissons-les démontrer ce qu’il leur plaira ; allons à nôtre but, et profitons des préjugés du public pour son propre plaisir. Ce qu’il croit naturel a sur lui les droits de la nature, et fera les mêmes impressions. Il faut avoüer que ces instincts ont quelque chose de flateur pour les hommes, et c’est par ce côté-là qu’ils y tiennent. Nous sommes bien-aises de penser que nos proches sont liés à nous par des noeuds aussi étroits ; c’est un appui de plus pour notre foiblesse : mais, soit cette raison, soit quelqu’autre, il nous suffit de pouvoir compter par-là sur l’attendrissement des spectateurs, pour n’en pas négliger l’avantage.

Je n’ai qu’un avis à donner sur les reconnoissances : c’est qu’il ne faut pas, quand on a porté l’émotion de la scene au plus haut dégré, et que la reconnoissance est consommée, la laisser dégénérer en longs discours sur l’état présent des choses, à moins qu’ils ne pussent être aussi pathétiques, ce qui ne sauroit gueres arriver.

Il y a trois reconnoissances dans Penelope, qui toutes ont le défaut que je conseille d’éviter. Quand Eumée a reconnu son maître, ils raisonnent ensemble sur les mesures qu’ils ont à prendre. Quand Ulisse a reconnu son fils, ils en font de même ; et quand Penelope a reconnu Ulisse, ce ne sont plus entr’eux que plaintes languissantes en comparaison d’un si beau moment. Il falloit, ce me semble, couper ces trois scenes, après l’instant des reconnoissances, et faire survenir quelqu’acteur qui établit une scene nouvelle où le reste pût trouver sa place.

On me dira peut-être que ce seroit la même chose, puisque ainsi le moins intéressant suivroit d’aussi près le plus intéressant : mais qu’on y prenne garde, il y a une grande différence. Quand le spectateur se promet d’une scene un certain genre de plaisir, il le veut pur et sans mélange ; au lieu que, s’il survient quelqu’un, il sent bien qu’il doit s’agir d’autre chose. Son imagination n’est plus montée au même objet ; et sans qu’il y réfléchisse, il a l’équité de n’exiger pas un plaisir aussi vif que celui de la situation précédente : en un mot, il ne faut pas que les larmes qu’une scene fait couler se séchent dans la scene même : mais on n’est pas obligé d’en exciter encore dans la scene suivante.

J’ajoûte encore que les situations tirent leur force et leur beauté singuliére du caractere des personnages qui y ont part ; et cette raison suffit pour engager les auteurs à ne rien négliger pour l’invention des caracteres, puisqu’ils doivent influer sur tout le reste.

Les caracteres ne sont que l’assemblage des qualités, des passions et des humeurs qu’on réunit dans un même personnage.

Sans parler davantage de la nouveauté que j’exige partout, du moins à quelque dégré, sans quoi ce ne seroit pas la peine d’écrire, les caracteres doivent être naturels, intéressans et soutenus.

Ils doivent être naturels : ce principe donne l’exclusion aux sentimens trop bizares dont les spectateurs ne sentiroient pas la semence en eux-mêmes, et dont ils n’auroient aucune expérience d’ailleurs.

On veut reconnoître l’homme partout.

Le moyen de s’attacher à des portraits chimériques qui ne ressembleroient à rien de ce qu’on connoît ! Ce n’est pas que dans la nature la variété des sentimens ne soit prodigieuse, et que les plus extraordinaires ne puissent tomber absolument dans quelque tête ; mais ces singularités trop grandes sont des exceptions précieuses à la vérité pour l’histoire, mais que la tragedie ne peut jamais admettre, parce que ne s’attirant pas de créance, elles ne sauroient faire le plaisir propre du théatre qui est celui de l’imitation.

C’est surtout ce défaut qui caractérise la tragedie de Pertharite dont le mauvais succès fit renoncer Corneille au théatre, jusqu’à ce que les bienfaits et les sollicitations du surintendant des finances eussent ranimé son génie. Il attribuë la chûte de sa piece à l’amour conjugal, qui dès-lors, dit-il, n’étoit plus de mode en France : mais je crois qu’il s’en dissimule exprès la véritable cause, et qu’il l’eût trouvée, s’il l’eût voulu, dans la bizarrerie des caracteres et des sentimens.

Rodelinde qui se croit veuve de Pertharite, est aimée de Grimoald qui vient d’envahir le trône de son époux : elle résiste constamment aux offres que lui fait l’usurpateur d’assurer le trône à son fils, si elle veut se résoudre à l’épouser : mais enfin, qui le pourroit croire ! Elle y consent aux conditions qu’il immole lui-même ce fils, au lieu de le couronner, et que par ce meurtre il se rende l’horreur de ses nouveaux sujets dont il étoit devenu l’amour. C’est cette gloire de Grimoald qu’elle ne sauroit souffrir, et elle brûle de s’en vanger, en la lui faisant perdre : elle consent donc à ce prix d’épouser le prétendu tiran, et elle jure même de lui tenir sa parole, contente de se déshonorer, pourvû qu’elle le déshonore. Y eut-il jamais un sentiment si bizarre ? Peut-être n’appartient-il qu’à un grand génie de s’égarer à ce point ; un génie médiocre est trop timide pour aller jusques-là.

Mathan dans Athalie est un scélérat ambitieux qui, pour se vanger de n’avoir pû obtenir la dignité de grand prêtre, déserte le culte du dieu qu’il croit encore, pour une idole dont il connoît la vanité. Il n’a gagné la faveur d’Athalie que par les flateries les plus basses et les plus noires impostures. L’honneur, la vérité, le sang des malheureux, rien ne lui a été sacré auprès de son ambition ; et tremblant encore au souvenir du dieu qu’il blasphême, il voudroit, en renversant son temple, et à force d’attentats, se délivrer, s’il étoit possible, de ses remords.

Ce caractere, tout odieux, tout excessif qu’il est, ne laisse pas d’être naturel ; et il n’y a que trop d’ambitieux qui lui ressemblent : mais ce qui n’est plus dans la nature, c’est qu’il se peigne lui-même à son confident sous d’aussi noires couleurs. On ne croira jamais qu’un homme si superbe s’avilisse à ce point, et sans nécessité, aux yeux d’un autre homme ; et quand l’histoire fourniroit quelque exemple d’une pareille conduite, il ne suffiroit pas, pour la justifier au théatre, où l’on veut voir des hommes, et non pas des monstres.

Un autre défaut contre le naturel des caracteres, ce seroit d’allier des sentimens qui se contredisent ; par exemple, de la sensibilité et de la dureté. On a souvent joüé le personnage d’Horace de maniere à lui attirer ce reproche. Ce romain aime tendrement Curiace, le frere de sa femme, et qui est près d’épouser sa soeur : mais dès qu’il apprend qu’Albe a nommé cet ami, pour combattre pour elle, tandis que Rome le choisit lui-même, pour défendre ses intérêts, il se dépoüille tout-à-coup de tout sentiment, et va jusqu’à s’enorgueillir de sa férocité :

Albe vous a nommé ; je ne vous connois plus.

Si l’on prend ce vers dans la précision rigoureuse des termes, comme plusieurs acteurs l’ont pris, Curiace a raison de s’écrier : je rends graces au ciel de n’être pas romain, pour conserver encor quelque chose d’humain.

Car l’humanité ne comporte pas ce passage rapide d’une amitié véritable à une pleine indifférence ; et l’ame la plus forte ne se commande pas avec tant d’autorité. M. le baron a remis le personnage dans le naturel, en prononçant avec un reste d’attendrissement :

Albe vous a nommé ; je ne vous connois plus.

De sorte que cela signifie seulement, je ne veux plus vous connoître ; je combattrai comme si je ne vous connoissois pas. Cette finesse est sans doute d’un excellent acteur ; et notre Roscius m’a dit que Corneille autrefois en avoit été surpris, et l’en avoit félicité ; je doute pourtant encore qu’elle soit dans l’esprit du poëte, car alors Horace ne seroit plus si différent de Curiace ; et il se pourroit bien faire que Corneille auroit eu en vûë un contraste plus sensible, aux dépens d’un peu de naturel : ce qui me le feroit croire, c’est l’étonnement qu’il donne à Curiace de cette fermeté inconnuë aux hommes ; par-là il avertit de l’exception, et il y accoûtume en quelque sorte le spectateur, qui, content de voir dans un des héros jusqu’où peut aller la vertu qu’il connoît, est réduit à admirer dans l’autre, sur le pied de prodige, un effort de vertu qu’il ne connoît pas.

Quant à ce qui me regarde, le reproche que les critiques m’ont fait avec le plus de confiance, c’est la contradiction du caractere de Romulus ; je ne crois pas cependant qu’on me pût faire un reproche moins raisonnable. Ils prétendent que Romulus, violent comme je l’établis, ne pouvoit pas perdre une année entiere à tâcher de gagner Hersilie, tandis que ses soldats s’étoient rendus heureux par la force : mais il y a de la grossiéreté, ce me semble, à confondre ainsi ce prince avec ses soldats. Ce n’étoient que des brigans et des esclaves fugitifs qu’il avoit rassemblés pour se faire un peuple : il lui falloit à lui de grandes qualités, pour les assujettir à des loix, et les discipliner comme il l’avoit fait : en un mot ce pouvoit être un héros, et c’étoient des brigans : on n’en sauroit exiger la même conduite.

Quand les romains, sur le refus que leurs voisins leur firent de s’allier avec eux, entreprirent d’enlever les sabines, ce ne fut que par la nécessité de se donner des successeurs ; et nulle autre passion ne s’en mêlant, l’enlevement même fut le mariage : de gré ou de force les sabines devinrent romaines. Ce ne sont pas les mêmes circonstances pour Romulus.

Il se trouve parmi les sabines la fille d’un roi que j’ai droit de supposer la plus belle princesse du monde, et la plus propre à s’attirer du respect. Est-il contre la nature et contre l’âge de Romulus qu’il conçoive de l’amour pour elle ? Et dans ce cas comment se conduira-t’il ?

Fera-t’il à la princesse la violence la plus brutale, pour assouvir sa passion ? Ou fera-t’il ses efforts, pour s’en faire aimer ?

Il n’y a pas de milieu. Concevra-t’on, à moins de vouloir faire un monstre de Romulus, qu’il pût hésiter entre ces deux partis ? Il la fait demander à son pere, en la retenant toûjours captive, qui est le seul acte de violence qui fût suportable. On ne pourroit donc lui reprocher que les larmes : mais n’est-ce pas l’effet le plus naturel d’un désir violent retenu par des égards nécessaires ? Remarquez d’ailleurs que ces larmes sont avant la piéce ; que cette année d’attente, dont on veut lui faire une foiblesse, a été remplie par des guerres où il n’a songé qu’à mériter Hersilie à force d’exploits et de triomphes ; qu’enfin je le fais débuter par la violence, puisqu’il menace la princesse de l’épouser malgré elle, et que jusqu’au bout il demeure inflexible dans ce dessein. La méprise des censeurs est de diviser le caractere, et de ne faire attention qu’à la violence de Romulus, sans songer à l’amour qui doit la tempérer : mais le caractere même consiste précisément dans cet assemblage : il faut que l’un marche toûjours avec l’autre, et que les effets s’en concilient continuement. La violence demandoit que, malgré toutes sortes de droits, Romulus retînt Hersilie captive, et qu’il ne s’exposât jamais à la perdre par quelque égard que ce fût : mais l’amour demandoit aussi qu’il s’excusât toujours de sa violence, et qu’il ne négligeât rien pour se la faire pardonner : ce sont ces deux convenances que j’ai toûjours eu en vûe ; et je me flate de les avoir observées avec assez de succès.

Seconde condition des caracteres : ils doivent être intéressans, et ils ne peuvent l’être que de trois manieres, ou par la vertu parfaite et sans mélange, ou par des qualités imposantes ausquelles le préjugé attache une idée de grandeur et de vertu, ou par un assemblage de vertus et de foiblesses reconnuës pour telles.

Les caracteres absolument vertueux sont rares, parce qu’ils ne sont pas susceptibles de variété : car la vertu est une, et sa marche est uniforme : elle prendra toûjours les mêmes partis dans les mêmes circonstances : elle commande également à toutes les passions ; et qui voudroit la peindre dans tous ses héros à son plus haut dégré, changeroit bien de noms et d’événemens, mais il ne changeroit pas de personnages.

L’homme le plus vertueux que j’aye vû dans nos tragedies, en exceptant les hommes animés du zele de la religion, c’est Regulus. Il prend toûjours, sans balancer, le parti le plus héroïque, quoiqu’il lui en puisse coûter ; et à cette fermeté vertueuse il ajoûte une modestie presque ignorée au théatre. La plûpart de nos héros s’exagerent leur propre importance, ils sont toûjours leurs premiers panégiristes, et il semble qu’ils ne fassent rien de grand que pour le dire. Regulus est un autre homme. Pradon lui a donné le caractere de la vertu, la simplicité ; et tout médiocre qu’est cet auteur, tout méprisé même qu’il est par bien des endroits, son héros a réussi comme une espece de nouveauté. Il est vrai que ces caracteres si parfaits ne sont pas souvent les plus agréables ; ils nous représentent des ames d’un ordre supérieur qui nous ressemblent trop peu pour nous émouvoir ; et comme ils triomphent trop promptement de leurs passions, ils ne nous laissent pas assez de tems pour les sentir.

J’ai dit qu’on intéressoit encore par des qualités qui, quoique déraisonnables, font sur les esprits une impression de grandeur et de vertu ; et tels sont, dans ma tragédie, les caracteres de Tatius et de Romulus. Romulus pousse la valeur jusqu’à la témérité, et la confiance en ses propres forces jusqu’au fanatisme (qu’on me permette ce terme pour exprimer l’excès de la confiance). Les critiques ont affecté de prendre ce fanatisme pour fanfaronade : mais ils se trompent beaucoup. Le fanfaron dit plus qu’il n’a fait, ou qu’il n’entreprendroit de faire, au lieu que le fanatique croit pouvoir encore plus qu’il ne dit : l’un proprement songe à se faire valoir, l’autre se fait valoir sans y penser ; ainsi Cesar entre les mains des corsaires qui pouvoient disposer de sa vie, ose encore se croire maître de la leur ; ainsi Alexandre abandonne avec mépris ses soldats lassés de la guerre, et croit avec les estropiés qui lui restent pouvoir achever ses conquêtes : s’ils le pensoient, rien n’étoit plus déraisonnable ; et c’est pourtant parce qu’ils le pensoient, qu’ils intimidoient ou regagnoient les esprits.

S’ils avoient tenu de pareils discours par prudence, ils ne les auroient pas tenus de cet air et de ce ton qui subjugue l’imagination des hommes ; et c’étoit l’yvresse de la confiance qui mettoit dans toute leur personne cette chaleur nécessaire au succès.

Voilà ce que je me suis proposé dans le caractere de Romulus. Je n’ai pas prétendu le faire raisonnable, je n’ai prétendu que le rendre imposant par cette sorte de présomption dont je me moquerai volontiers en philosophe, mais que je crois d’une grande ressource comme poëte : ajoûtez que cette présomption n’est pas sans prétexte : les espérances de Romulus sont appuyés sur des oracles : il se croit lui-même fils de Mars ; et le feu de la jeunesse, aussi-bien que le sentiment de sa propre valeur, augmente encore sa crédulité.

Je fus témoin moi-même à la premiere représentation du grand intérêt qu’on prit à ce personnage. J’avois voulu entendre ma piece sans paroître, et j’étois placé de maniere que je ne pus discerner jusqu’à la fin du cinquiéme acte si les murmures de l’assemblée étoient favorables ou contraires : mais quand Tatius vient dire à sa fille que Romulus vit encore, il partit tout-à-coup un battement de mains général qui m’assura sans équivoque de la joïe du spectateur ; et ce ne fut pas tout. Quand quelques instans après Romulus parut lui-même, il partit un nouveau battement de mains qui marquoit la crainte qu’on avoit eu que Tatius ne se fût trompé, et le plaisir de ne pouvoir plus douter de la vie de Romulus.

Je ne doutai plus moi-même du succès de la piece ; et j’en conclus alors, comme je le crois toûjours, que ce héros n’eût point été si intéressant, si je l’avois fait plus sage.

Tatius même que quelques personnesèë trouvent plus grand que Romulus, n’a non plus, si l’on n’y prend garde, qu’une grandeur de préjugé. Que devoit-il faire dans les circonstances où il se trouve ? Il est vaincu par le prince qui tient sa fille captive ; mais en même-tems il est traité par le vainqueur avec tout le respect possible : ce vainqueur même le supplie à genoux de vouloir bien lui accorder la princesse, et de former désormais une ferme alliance entre les deux peuples. La raison ne demandoit-elle pas qu’il cédât à la nécessité, et qu’il ne désespérât pas un homme maître de sa vie et de l’honneur même de sa fille ? Oüi sans doute cela eût été plus raisonnable : mais son inflexibilité a l’air plus grand : on admire qu’il ne plie pas, sans songer qu’il devroit plier. Avoüons-le à notre honte, la vertu mesurée ne nous passionne gueres. Nous voulons des excès, et les excès sont des vices.

Enfin on rend encore un caractere intéressant par le mélange des vertus et des foiblesses reconnuës pour telles : je crois même que c’est la voïe la plus sure. On admire moins, mais on est plus touché.

Les malheurs de nos proches ont plus de droit à notre compassion que ceux des étrangers. Eh ne peut-on pas dire que ceux en qui nous voyons nos foiblesses, nous sont plus proches que les autres ?

Je dis plus : notre amour propre est flaté, sans qu’il y pense, de reconnoître nos défauts unis à de grandes qualités : ils acquierent par-là un éclat qui nous en console ; et loin de nous humilier de nos foiblesses qu’on imite, nous nous associons avec complaisance aux vertus qu’on y mêle et que nous n’avons pas.

Nouvel avantage de ces caracteres mêlés : c’est le trouble continuel où ils nous entretiennent. Ce n’est qu’un long combat de passions et de vertus, où tantôt vaincus, tantôt vainqueurs, ils nous communiquent autant de divers mouvemens ; et c’est cette agitation, ce sont ces secousses de l’ame qui font précisément le plaisir de la tragédie : ainsi Pirrhus dans Andromaque nous attache-t’il par la violence de ses passions : ses menaces, ses prieres, son dépit, les illusions qu’il se fait, tout nous attendrit, tout nous émeut ; et ce qu’il y a de plus singulier, c’est que toutes ses foiblesses prennent un air de grandeur par la fermeté qu’il témoigne, en bravant toute la Grece, prête à s’armer contre lui : ses injustices disparoissent à la vûe de son courage. à l’égard des caracteres soûtenus, je ne ferai qu’une seule réflexion. On sait bien en général qu’ils ne doivent pas se démentir ; qu’un homme vaillant ne sauroit faire une action de poltronerie, ni un homme sage, une démarche imprudente : mais on ne sait pas de même qu’il faut que toutes les actions d’un personnage répondent au total du caractere ; et qu’il ne suffit pas, pour en justifier une action particuliere, qu’elle soit conforme à une de ses qualités, si le reste du caractere s’y oppose. On veut excuser tous les jours certaines folies des amans de théatre par la nature de l’amour : on auroit raison, à ne regarder que cette passion en elle-même ; mais comme elle est unie dans les personnages à d’autres qualités et à d’autres humeurs habituelles, elle y doit produire des effets différents.

L’amour ne raisonnera pas dans le scélérat comme dans le vertueux : il ne fera pas prendre le même parti au vaillant, qu’au timide ; et ainsi du reste.

Berenice, par exemple, cherche la cause de l’embaras de Titus aux reproches qu’elle vient de lui faire. Titus lui a protesté qu’il l’aime plus que jamais, et que l’absence ni le tems ne lui sauroient ravir son coeur ; ce qui est bien éloigné de la moindre jalousie ; cependant il ajoûte, en s’interrompant, que Rome… l’empire… et il sort pour ne point achever ce qui n’est déja que trop intelligible. Malgré tout cela Berenice ne s’arrête pas à la seule raison qui la doit frapper : que Titus craint de blesser les romains, en épousant une reine. Elle va s’imaginer follement que Titus est jaloux d’Antiochus qu’elle a vû le matin, et qui lui a déclaré son amour : mais toute amoureuse qu’elle est, une pareille idée peut-elle jamais tomber dans la tête d’une personne sage comme on nous la donne ?

Antiochus est le plus cher ami de Titus, lié depuis plusieurs années avec elle par cette amitié même, l’unique confident de leur passion, et par conséquent les voyant tous les jours l’un et l’autre. Dans ces circonstances quelle bizarrerie de penser que Titus puisse en être jaloux ? Et qu’on ne dise pas que c’est la déclaration d’amour qui l’inquiete ; elle est bien sure que Titus n’en sait rien, ni par Antiochus ni par elle : mais l’amour, dit-on, n’est-il pas capable de toutes ces extravagances ?

Oüi dans des têtes déja renversées, mais non pas dans celles qu’on nous donne pour raisonnables. Racine n’a pas pris ce mouvement du caractere du personnage, il ne se l’est permis que dans la nécessité d’allonger un sujet trop court.

Ce n’est point par oubli que je n’ai pas encore parlé des caracteres odieux. J’ai crû les devoir traiter à part, pour éviter la confusion.

Il y en a de deux sortes : les uns totalement odieux, et les autres qui ne le sont qu’en partie. On ne doit employer les premiers que rarement, et ne leur laisser que peu de place dans la piece ; car tout nécessaires qu’ils sont, pour augmenter le péril des personnages intéressans, et par là l’émotion des spectateurs, ils causent toûjours un sentiment désagréable d’indignation et d’horreur que l’art doit épargner le plus qu’il est possible.

Narcisse dans Britannicus est sans doute une excellente peinture d’un flateur et d’un traître : mais les vices imités à ce point, choquent plus que l’imitation ne fait de plaisir. On ne voit point ce Narcisse, on ne l’entend point sans peine ; et peut-être eut-il beaucoup de part au malheureux succès qu’eut d’abord Britannicus. Il finit le second acte par quatre vers qui font toûjours naître dans l’assemblée un murmure d’horreur ; et le comédien même qui joüe ce rôle, les retranche quelquefois pour s’épargner une honte où il s’imagine avoir part ; tant il est vrai que l’imitation ne suffit pas pour plaire ; et qu’il importe autant de bien choisir les objets que de les bien peindre.

Au contraire les caracteres qui ne sont odieux qu’en partie peuvent quelquefois dominer avec succès dans une piece. Par exemple, Cleopatre dans la tragedie de Rodogune, et Medée dans celle qui porte son nom.

Cleopatre accoutumée au trône, ne sauroit se résoudre à en descendre ; elle trouve de la bassesse à devenir la sujette de son fils, et elle consent à tout perdre plutôt qu’à se désaisir de l’autorité. Le préjugé prendra toûjours cette ambition intrépide pour le témoignage d’une ame forte ; et c’est ce motif, prétendu grand, qui sauve du mépris, si ce n’est de la haine, tous les crimes de Cleopatre.

Pour Medée, elle est infiniment malheureuse. L’ingrat pour qui elle a tout abandonné la trahit et la répudie : ses malheurs, et les torts qu’on a avec elle, servent en quelque sorte d’excuse à ses crimes qui, quoi qu’elle entreprenne pour sa vengeance, inspirent moins d’indignation que d’épouvante.

Si on concluoit de tout ce que je viens de dire que les tragedies ne peuvent donc pas être d’un grand fruit pour les moeurs, la sincérité m’obligeroit d’en demeurer d’accord. Nous ne nous proposons pas d’ordinaire d’éclairer l’esprit sur le vice et la vertu, en les peignant de leurs vraïes couleurs ; nous ne songeons qu’à émouvoir les passions par le mélange de l’un et de l’autre. Nous mettons souvent les préjugés à la place des vertus.

Dans les personnages intéressans nous faisons presque aimer les foiblesses par l’éclat des vertus que nous y joignons.

Dans les personnages odieux, nous affoiblissons l’horreur du crime par de grands motifs qui les relevent ou de grands malheurs qui les excusent. Tout cela ne va que bien indirectement à l’instruction ; et c’est ce qui a fait dire à une dame illustre, dans les avis qu’elle donne à sa fille, qu’on reçoit au théatre de grandes leçons de vertu, et qu’on en remporte l’impression du vice.

Ce n’est pas que du moins dans nos dénoûemens nous n’ayons de grands égards à la morale. Nous prenons garde que ceux de nos personnages qui périssent l’ayent mérité par quelqu’endroit, et que le remords soit la punition de quelques foiblesses quand ce n’est pas un acte héroïque de vertu, capable d’enlever l’admiration, et qui fait désirer de leur ressembler au prix même qu’il leur en coûte.

Quand nous faisons triompher le crime, nous laissons les coupables dans un état de trouble et de remords qui leur tient lieu de supplice, et qui les fait trouver plus malheureux que ceux mêmes qu’ils oppriment. Nous ne réussirions pas si dans ce dernier état de nos personnages, nous blessions une justice naturelle, et toûjours présente à tous les esprits. Je pourrois employer pour notre apologie, le soin que nous avons de nous y conformer : mais, à parler de bonne foi, ce n’est pas assez. Cet hommage passager que nous rendons à la raison, ne détruit pas l’effet des passions que nous avons flatées dans tout le cours de la tragédie. Nous instruisons un moment, mais nous avons long-tems séduit. Le remede est trop foible et vient trop tard.

Je désirerois au reste qu’avec toutes ces attentions on tendît encore à donner à la tragedie une beauté qui semble être de son essence, et que pourtant elle n’a gueres parmi nous ; je veux dire ces actions frappantes qui demandent de l’appareil et du spectacle. La plûpart de nos pieces ne sont que des dialogues et des récits ; et ce qu’il y a de surprenant, c’est que l’action même qui a frappé l’auteur et qui l’a déterminé à choisir son sujet, se passe presque toûjours derriere le théatre. Les anglois ont un goût tout opposé. On dit qu’ils le portent à l’excès, cela pourroit bien être : car il y a sans doute des actions qui ne seroient pas bonnes à mettre sous les yeux, soit par la difficulté de l’exécution pour les rendre vrayes, soit par l’horreur des objets représentés. Par le premier défaut les actions les plus sérieuses deviennent puériles et comiques, par le second elles sont odieuses et ne feroient qu’accoutumer les coeurs à la cruauté. Mais, en supposant une fois ces défauts évités, combien d’actions importantes que le spectateur voudroit voir, et qu’on lui dérobe sous prétexte de regle, pour ne les remplacer que par des récits insipides, en comparaison des actions mêmes : car il faut le dire en passant, ces récits sont sujets à bien des inconvéniens. Tantôt pour suppléer à la présence des objets, ils sont trop enflés et trop poëtiques ; et il semble alors que le poëte se soit réservé ce morceau de parade, et qu’il prenne la place de celui qui raconte : tantôt ils sont trop circonstanciés et trop exacts par rapport à la passion de celui qui écoute, et qui ne s’intéresse qu’à ce qui le regarde. Quelquefois, pour se réduire à l’important, on ne leur donne pas l’étenduë que demanderoit la curiosité du spectateur.

Mettez les actions à la place des récits, la seule présence des personnages va faire plus d’impression que le récit le plus soigné n’en pourroit faire. Horace l’a dit, et c’est une maxime devenuë triviale, que les esprits sont plus vivement frappés par les yeux que par les oreilles.

On diroit sur notre usage, que nous avons une maxime contraire, puisque nous reculons des yeux les actions les plus frappantes, pour ne leur en laisser que les préparatifs ; et que nous nous en fions, pour ainsi dire, aux oreilles, quand il s’agit de porter les grands coups.

J’ai employé dans Romulus un de ces spectacles qui, selon moi, sieroient si bien à la tragedie. Il ne m’en coûte pas même l’unité de lieu, puisque par une suite de son caractere impérieux, Romulus appelle le grand prêtre, et fait placer l’autel dans son palais. Tatius et Romulus, en présence des sabins et des romains, jurent sur cet autel les conditions de leur combat dont ils font un acte de religion ; et quand après avoir rendu le grand prêtre dépositaire de leurs sermens, ils sont prêts à partir pour vuider leur querelle, Hersilie vient les arrêter ; et par l’aveu de son amour, qu’elle ose faire à la face des peuples, elle désarme son pere et son amant. Pouvois-je me promettre d’un récit, quel qu’il eût été, l’effet que produit cette action.

Pouvois-je y remplacer les sentimens et les circonstances qu’elle renferme, et suppléer par l’énergie des vers à cet appareil imposant et pathétique qui frappe les yeux ?

Qu’il me soit permis par occasion, et en parlant toûjours de ces actions de spectacle, de me justifier d’une faute qu’on m’a reprochée. Hersilie accorde les deux rois ; et Tatius consent qu’elle épouse Romulus à cet autel même où ils viennent de consacrer leur duel : mais le grand prêtre s’y oppose, en menaçant des derniers malheurs Rome et Romulus, s’il s’obstine à un himen que les dieux reprouvent. Romulus se mocque de ces vains présages : mais Hersilie s’en épouvante par une tendresse délicate pour son amant ; et elle renonce à un himen qui exposeroit sa vie. C’est par cette résolution qu’elle continuë l’action qui étoit prête à finir : on prétend au contraire qu’elle est finie, et que la résistance de Murena en commence une autre : mais en vérité cela est-il raisonnable ?

Proculus n’a-t’il pas annoncé dès le premier acte que Murena, conjuré comme lui contre Romulus, devoit s’opposer fortement à cet himen ? Comment peut-on croire une action finie, quand l’obstacle annoncé est présent ? Et n’auroit-ce pas été une véritable faute de rendre Murena le ministre paisible de ce mariage, malgré la résistance que j’avois averti d’en attendre ?

Je ne connois gueres que deux de ces grands tableaux dans nos tragedies ; l’un dans le dernier acte de Rodogune, et l’autre dans les deux derniers actes d’Athalie. Dans Rodogune n’est-ce pas quelque chose de bien imposant que cette cérémonie nuptiale faite à la vûë des peuples que Cleopatre prend à témoin ? Cette coupe suspecte qui fait naître tant de divers mouvemens dans les personnages, et qui, passant d’une main à l’autre, cause de si grandes révolutions, est seule un spectacle considérable, et la présence des peuples le rend encore plus intéressant.

Dans Athalie, tout l’apareil du couronnement de Joas, le bandeau royal, le glaive de David, le livre de la loi, le grand prêtre aux pieds du jeune prince, la surprise et la joïe des lévites en le reconnoissant, les sermens réciproques des sujets et du roi, enfin Joas sur son trône présenté tout à coup à Athalie qui reconnoît la nourice, et trouve encore la place du couteau ; tous ces objets frappent bien autrement que les plus beaux vers ; et c’est alors qu’on peut dire que le spectateur assiste à des événemens et non pas simplement à des discours, comme dans la plûpart des pieces.

Je ne recommanderois là-dessus qu’une attention ; c’est de ne placer ces grands tableaux que dans les derniers actes.

Quand on a vû le théatre si animé, on ne revient qu’avec peine au simple dialogue ; et la scene paroîtroit d’autant plus déserte, qu’on l’auroit vûë plus peuplée auparavant.

Le premier acte de dom Sanche d’Aragon est presque un défaut, à force d’être beau dans ce genre ; et il faudroit que dans la suite la vivacité des passions fût bien grande pour tenir lieu de l’objet dont on a été frappé d’abord : mais au contraire, en reculant ces grandes actions à la fin des pieces, la simplicité du reste y ajoûteroit de l’éclat ; et, ce qui est une oeconomie nécessaire, on laisseroit le spectateur sur son plus grand plaisir.

L’opera, malgré ses défauts, a cette avantage sur la tragedie, qu’il offre aux yeux bien des actions qu’elle n’ose que raconter.

Calliroé est au théatre françois la même chose qu’est Coresus à l’opera.

Coresus offensé par Calliroé qu’il aime, fait entrer dans sa vengeance le dieu dont il est le sacrificateur. Tout le peuple est puni du crime de l’infidelle ; et enfin, selon l’oracle, Coresus, pour apaiser le dieu qu’il a armé lui-même, est obligé de sacrifier sa maîtresse aux autels, s’il ne s’offre personne pour mourir à sa place. à la vûë de l’ingrate, sa vengeance s’éteint, son amour renaît ; il satisfait à l’oracle, et s’immole pour la sauver.

Cette action représentée dans sa force, a fait le succès de l’opera ; elle eût pû de même réparer dans la tragedie les défauts qu’elle a d’ailleurs : mais comme le poëte n’en a pû faire que le récit, et qu’un récit tient toûjours peu de place, son dernier acte n’en devient gueres plus vif que les autres, et il ne répare rien. Quoiqu’il en soit, je crois toûjours que cette seule différence de l’action même et du simple récit peut décider du succès ou de la chûte d’une piece. J’ai grand regret, je l’avoüe, à ces tableaux pathétiques que nous coûte, de la part des poëtes, un égard superstitieux pour l’unité de lieu. Quelle pitoyable méprise de faire valoir contre l’intérêt du plaisir, des regles qui n’ont été inventées que pour le plaisir même !

Je ne saurois finir sans me faire justice sur ce que je reconnois de défectueux dans la tragédie. Proculus y établit toutes les préparations nécessaires aux incidens : mais quoi qu’à regarder de près, tout soit dit, je n’étens pas assez les circonstances pour en laisser une idée nette et toûjours présente aux spectateurs. D’ailleurs il y en a trop : cet assemblage leur ôte un air naturel ; et en un mot on sent moins la justesse des mesures de Proculus, que le besoin que j’en avois moi-même.

Discours 3 §

Discours à l’occasion de la tragedie d’Inés. à l’occasion de Romulus, j’ai parlé des critiques ; à l’occasion d’Inés, je dirai aussi quelque chose des parodies.

Quelque lecteur trop grave trouvera peut-être que c’est déroger à la dignité de ma matiere, que de m’arrêter à un genre qui n’est qu’une espece de boufonnerie : mais comme ce genre est pourtant un exercice de l’esprit, et qu’il demande encore de l’adresse et du talent, il ne mérite pas un dédain si marqué.

D’ailleurs le public ne laisse pas de s’en amuser ; et tout ce qui est du goût du public acquiert dès-là assez d’importance pour autoriser un auteur à en parler, si ce n’est par égard pour la chose même, du moins par considération pour ceux qui l’approuvent.

Dès qu’une tragedie réussit, quelque auteur comique songe à la travestir ; et la gloire qu’il se propose, est de ravaler jusqu’au bas et au boufon, une action qui vient de paroître grande et pathétique.

L’art de ces travestissemens est bien simple. Il consiste à conserver l’action et la conduite de la piece, en changeant seulement la condition des personnages.

Herode sera un prevôt ; Mariane, une fille de sergent ; Varus, un officier de dragons ; Alphonse devient un bailly de village ; et Inés se transforme en Agnez, servante du bailly. Cette précaution prise, on s’approprie les vers de la piece, en les entremêlant de tems en tems de mots burlesques et de circonstances risibles, qui ne le deviennent que davantage par le contraste du sérieux et du touchant ausquels on les marie. Ainsi de l’ouvrage même qu’on veut tourner en ridicule, on s’en fait un dont on se croit fiérement l’inventeur, à peu près comme si un homme qui auroit dérobé la robe d’un magistrat, croyoit l’avoir bien acquise en y cousant quelques pieces d’un habit d’arlequin ; et qu’il appuyât son droit sur le rire qu’exciteroit la mascarade.

Je ne prétens pas qu’il ne puisse y avoir de l’invention et du sel dans le choix des circonstances qu’on substituë à celles de l’ouvrage parodié. J’avouë, par exemple, que dans Agnés De Chaillot, j’en ai senti moi-même de vraiment plaisantes. On peut mettre beaucoup d’esprit dans un ouvrage, sans que le genre en devienne meilleur. Après ce témoignage sincere, je puis bien, en me mettant hors d’intérêt, remarquer les inconvéniens de ces sortes d’ouvrages.

Je suppose d’abord qu’il n’y ait qu’un simple travestissement, et que l’auteur n’ait prétendu y mêler aucun trait de critique ; je dis qu’alors même, plus ce badinage sera heureux, plus il portera de coup à la tragedie. Eh qui, sans être philosophe, ne connoît pas la force de la liaison des idées ! Vous avez admiré, vous avez pleuré au tragique ; vous avez ri ensuite au burlesque ; n’esperez pas, en revoyant le tragique, en être émû comme vous l’avez été. Les idées ridicules renaîtront à l’occasion des sérieuses. Les images se confondront ; et dans ce conflit d’idées, peut-être demeurerez-vous incertain entre le rire et les pleurs. Les enfans d’Inés vous rappelleront ce peuple d’enfans trouvés, rassemblés dans la parodie ; et vôtre imagination partagée entre ces deux objets, émoussera, malgré vous, la vivacité du sentiment qu’un des deux devoit produire.

Je demanderois volontiers au public de quel prix est pour lui le plaisir de la tragedie ; si l’émotion que lui cause la représentation des avantures touchantes lui est assez agréable pour mériter d’être ménagée ; et s’il se croiroit bien dédommagé par la gaïté passagere que pourroit lui donner un travestissement burlesque ? S’il en étoit ainsi, je n’aurois rien à dire ; il auroit raison de courir aux parodies ; et ce seroit à nous de faire des pieces sérieuses, seulement pour être une occasion de le divertir encore mieux : mais si cela n’est pas, pourquoi entend-t’il si mal ses intérêts ? Pour quoi va-t’il chercher un obstacle au plaisir que nous travaillons à lui faire ? Ne seroit-il pas plus raisonnable de dédaigner des plaisanteries qui ne sauroient jamais valoir l’attendrissement et l’émotion qu’elles lui font perdre. à l’égard des traits critiques dont on s’efforce d’orner ces parodies, il faut convenir que s’ils tomboient sur de vrais défauts, comme il arrive quelquefois, il faudroit les loüer et en profiter, plûtôt que de s’en plaindre : mais comme les auteurs songent beaucoup plus à faire rire qu’à bien juger, tout leur est également bon pour leur dessein, autant la plus legere apparence d’un défaut, que le défaut le plus réel. Ils s’applaudiront même d’avoir donné l’air de faute à quelque chose de raisonnable, d’autant plus qu’il leur a fallu plus d’adresse pour le présenter sous ce faux jour ; et le spectateur, qui de son côté se prête volontiers à la séduction, croit la critique exacte, dès qu’elle est plaisante : or je dis que ces jeux d’esprit entretiennent le mauvais goût, produisent la précipitation des jugemens, et accoutument à prendre de bons mots pour des raisons.

Combien de gens, dupes à la fois de la malignité de l’auteur et de la leur propre, reviennent de ces spectacles presque convaincus que tout ce qu’ils ont vû tourner en ridicule l’est en effet. Ils vont rabatre beaucoup, sur la foi du parodiste, de l’estime qu’ils croyent que l’ouvrage critiqué leur avoit surprise. Quelque raison qu’on leur allegue après cela, pour justifier les endroits qu’il condamne, n’esperez pas de les ramener. Ils répondront aux meilleurs raisonnemens par les traits de la parodie même. Les rieurs ne seront pas pour l’apologiste : d’ailleurs, telle est nôtre pente, on passe plus aisément de la loüange au blâme, qu’on ne revient du blâme à la loüange.

Par exemple : ces sortes de juges croyent encore que des quatre grands qui entrent dans le conseil d’Alphonse, il y en a deux qui ne sont que pour l’ornement de la scene. La parodie l’a dit ; le trait a fait rire : et dès-là pour certaines gens, la chose est prouvée. Cependant, si l’on y vouloit bien prendre garde, on verroit que ces quatre grands ont tous une vraïe part à l’action, les uns par leur silence même, comme les autres par leurs discours.

Quand Alphonse a écouté Henrique qui, malgré les obligations qu’il a à dom Pedre, prend contre lui le parti de la justice et de la tranquilité de l’état, ce monarque dont la vertu favorite est un respect inviolable pour les loix, et l’amour le plus attentif au bonheur de ses peuples, se sent piqué d’une émulation héroïque, si naturelle à la vûë d’un exemple qui est déja dans nôtre caractere ; et il est comme déterminé par les raisons du genereux vieillard : mais, pourtant il regarde alors les deux autres juges, en leur donnant tout le loisir de parler ; et voyant qu’ils ne s’expliquent que par leurs larmes, ce qui est assez sensiblement condamner dom Pedre, il s’écrie : j’entens trop vos conseils : ce silence, ces pleurs m’annoncent mon devoir, en plaignant mes malheurs.

Après quoi, il attend encore qu’ils désavoüent, s’ils le veulent, le sens qu’il donne à leur tristesse, et ne prononce enfin qu’à l’extrémité : je condamne mon fils.

Je ne sais si je me trompe ; mais il me semble que ce silence et ces larmes sont un avis aussi pathétique que celui d’Henriqe même ; et qu’on ne peut pas dire que ces deux juges n’ont pas de part à un conseil dont leur trouble détermine l’événement. On ne connoît gueres le théatre, si l’on ignore qu’en bien des occasions le silence y peut être une véritable action, et que l’ame en est quelquefois plus fortement remuée que par le discours. Ainsi cette conduite que la parodie fait regarder comme une négligence grossiere, est pourtant le fruit de plusieurs réflexions.

La premiere est que d’un côté l’importance du conseil demandant au moins quatre juges ; et de l’autre n’y ayant pas assez d’acteurs accoutumés à plaire dans le tragique, il auroit été dangereux de les faire parler tous quatre.

La seconde que trois avis de mort auroient été très-ennuyeux, et qu’il falloit trouver le moyen d’en exprimer deux d’une maniere nouvelle. Il y a, j’ose le dire, quelque adresse à tirer ainsi avantage des obstacles mêmes ; mais, le critique est dispensé de tous ces égards. Dès qu’il fait rire il a raison, et je rirois le premier du trait de la parodie.

Mais, l’inconvénient le plus sérieux de ces ouvrages, c’est de tourner la vertu en paradoxe, et d’essayer souvent de la rendre ridicule. S’il y a dans une tragedie quelques traits d’une vertu héroïque, et capables d’élever l’ame aux grands sentimens, ce sont ces traits mêmes que la parodie va employer en reproche de subtilité et de chimere.

Dans ma piece, par exemple, Inés refuse de fuïr avec dom Pedre qui entre dans le palais les armes à la main, et qui a laissé son pere aux prises avec les révoltés. Le critique taxera cette conduite d’imprudence et de sentiment romanesque.

Qu’on examine cependant : on connoîtra par réflexion ce qu’on avoit déja senti au théatre, qu’Inés accorde héroïquement dans cette occasion son devoir et sa prudence. Son devoir vouloit qu’elle empêchât dom Pedre de consommer son crime ; et sa prudence ne vouloit pas qu’elle l’exposât à une mort certaine. Le parti vertueux qu’elle prend satisfait à tout. Elle presse dom Pedre d’aller défendre son pere, et de désavoüer son audace avec éclat, et au péril de sa vie ; mais pour cela même elle veille à ses intérêts, puisqu’elle lui ménage, à ce prix, le pardon assuré de son pere. Eh comment Alphonse tendre, comme elle le connoît, pourroit-il punir son fils d’un crime si promptement et si généreusement réparé ?

Non seulement la fuite auroit été un parti lâche, il auroit encore été imprudent, puisque dom Pedre, malgré ses précautions, pouvoit retomber dans les mains d’Alphonse, convaincu de toute l’horreur du crime et digne de toute la sévérité des loix. Ainsi, tandis que le poëte tragique fait effort pour élever les ames par de grands exemples, au-dessus des sentimens vulgaires, le parodiste s’étudie à les faire retomber dans leur pusillanimité naturelle.

Avourai-je ce que je crains encore de cette mode des parodies ? C’est qu’il n’y en ait moins de poëtes tragiques. Le même amour de la gloire qui les anime à travailler, peut les détourner d’un travail qui les expose à la risée publique : car on auroit beau dire qu’on ne les attaque pas personnellement, un auteur ne distingue gueres son ouvrage de lui-même ; et peut-être seroit-il moins sensible aux ridicules qui ne regarderoient que sa personne, qu’à ceux qu’on jetteroit sur ses productions. N’est-ce pas assez d’avoir à craindre un mauvais succès, malgré les peines qu’on se donne, sans attendre encore, dans le cas de la plus grande réussite, des brocards de théatre qui divertiront le public à nos dépens ? Je me pique d’être un peu stoïcien là-dessus ; mais je ne condamnerois pas dans les autres plus de sensibilité que je n’en ai ; et je ne serois pas surpris que des esprits un peu fiers négligeassent un talent dévoüé par la mode au premier plaisant qui voudroit en rire. Que les parodistes ne s’allarment pas de mes réflexions ; le public n’entend pas assez bien ses intérêts pour en profiter : en matiere de plaisir il vit, pour ainsi dire, au jour le jour ; et il n’y connoît gueres l’oeconomie.

Outre la parodie d’Inés, il y a eu un grand nombre de critiques, quelques-unes même ingénieuses ; car il faut rendre justice à tout le monde, mais qui n’ont pas empêché l’ouvrage de faire le même effet qu’auparavant ; il s’est soûtenu dans les reprises comme dans sa nouveauté ; et l’on se doute bien que je n’ai pas négligé d’en conclure qu’il y avoit donc une véritable beauté. Un auteur n’est-il pas bien excusable de s’en flater après un succès tel que celui d’Inés : peut-être, après celui du Cid, n’y en a-t’il point eu de si grand au théatre. Je sais bien que la perfection des acteurs lui a donné tout l’éclat qu’elle pouvoit recevoir : mais, qu’on me pardonne de le dire, l’impression a été la même dans toutes les provinces ; et puisque la diversité des acteurs, ou médiocres ou mauvais ne lui a point attiré de succès differens, il faut bien qu’elle ait en elle-même quelques causes de plaisir indépendantes d’une représentation parfaite.

J’admire les critiques de perdre tant de raisons à prouver qu’un ouvrage qui plaît universellement, n’auroit pas dû plaire. Il me semble voir des mécaniciens qui, à la vûë d’une machine qui exécuteroit actuellement ce qu’on en auroit promis, prétendroient démontrer qu’elle ne sauroit aller : ils allégueroient la force des obstacles qui s’y opposent, au lieu de pénétrer par quelle force et par quelle industrie l’inventeur de la machine les a surmontés. Quelle folie d’opposer les principes à l’expérience ! Si les critiques outrées des ouvrages qui réussissent, ne paroissent pas aussi ridicules, ce n’est pas leur faute.

Je crois au contraire qu’il seroit plus raisonnable et plus utile de bien démêler pourquoi une tragedie plaît, que de chercher subtilement les défauts qui devoient l’empêcher de plaire ; car plus même ces défauts seroient réels, plus il faudroit qu’il y eût eu d’ailleurs de grandes beautés pour les couvrir ; et ce sont ces beautés qu’il importeroit de bien connoître.

Peut-être ne sont-elles dans l’auteur que l’effet d’un heureux hazard : mais aprés l’expérience on devroit les fixer, pour ainsi dire, par le raisonnement, et faire voir en quoi consiste leur force. Ce seroit autant de ressorts de plaisir dont on enrichiroit l’art, et qui dans la suite serviroient de principes à d’autres.

Par exemple ; l’expérience d’Inés tient lieu de preuve, ce me semble, contre un préjugé fort établi dans le monde.

On croit communément que l’amour conjugal n’est pas propre au théatre ; et on se fonde sans doute sur ce que la possession refroidit les desirs, et que les sentimens du devoir ne sauroient être aussi vifs que ceux qui sont irrités par la défense. Si l’on en concluoit seulement que l’amour conjugal, porté à un certain dégré, est fort rare dans le monde, il faudroit bien en demeurer d’accord : mais de conclure qu’il n’y en a pas de tel, et qu’on ne sauroit intéresser, en le représentant, c’est-là tout à la fois la preuve d’un coeur corrompu et d’un esprit peu éclairé. Si l’expérience du théatre a confirmé souvent ce préjugé, ce n’est pas à la nature, c’est aux poëtes qu’il faut s’en prendre : ou ils n’ont pas mis des époux dans des situations assez fortes pour déployer assez de passion, ou ils n’ont pas mis dans leurs discours ces mêmes délicatesses, ni cette même chaleur qu’ils prodiguent dans les discours des amans : en un mot ils ont moins fait sentir la passion que le devoir ; et il est vrai que ce n’est pas assez. Ils pouvoient bien par-là attirer l’approbation, exciter l’admiration même, mais non pas cette pitié qui fait entrer, pour ainsi dire, toute l’ame du spectateur dans l’intérêt du personnage.

Joignez l’excès de la passion aux regles étroites du devoir ; que deux personnes se soient par sentiment, l’une à l’autre, ce que la vertu exige qu’elles se soient ; que leurs discours, que leurs actions soient tout ensemble passionnées et raisonnables, vous allez toucher beaucoup plus que par des mouvemens déreglés ou moins autorisés. La raison en est évidente. Nous portons au théatre une raison et un coeur.

Il faut satisfaire l’un et l’autre. Si les acteurs agissent par vertu, voilà nôtre raison contente ; s’ils agissent par passion, voilà nôtre sensibilité exercée : mais si la passion et la vertu sont d’accord, voilà tous nos besoins remplis ; et nos émotions et nos larmes sont d’autant plus douces, qu’elles nous donnent meilleure opinion de nous-mêmes.

J’alléguerai aussi quelques expériences en faveur de ma pensée. Je connois deux tragedies où l’amour conjugal répand la beauté la plus vive et la plus touchante ;

Manlius et Absalon.

Dans la tragedie de Manlius qui, pour le dire en passant, n’eut qu’un succès médiocre, quoique de l’aveu de tous les connoisseurs, ce soit un chef-d’oeuvre qui ne le cede à aucun autre, ce qui mériteroit bien une digression pour avertir les auteurs de ne pas toûjours mesurer leur mérite à leur succès ; et de croire qu’il y a des beautés supérieures qui ne sont pas d’un goût si général que de moindres qui, par cela même, sont à la portée d’un plus grand nombre. Je ne m’interromps pas davantage ; et je reprends ce que je voulois dire.

Dans la tragedie de Manlius, l’amour de Valerie pour son époux peut pénétrer le coeur le moins sensible : la tendresse héroïque de ses sentimens, le respect touchant qu’elle mêle à son amour, ses ménagemens pour sonder le coeur de son époux, pour y rappeler la vertu, et pour assurer son honneur et sa vie, forment un caractere si passionné et si raisonnable tout à la fois, que malgré la terreur dominante de la piece, on sent encore une espece de joïe, à la vûë d’une héroïne en qui la passion et le devoir ne sont qu’une même chose.

Dans Absalon qui doit encore avoir place entre les meilleures tragedies, Tharés a la même passion et le même héroïsme : elle est autant allarmée pour la vertu de son époux que pour sa vie ; et pour l’empêcher de consommer un crime, sans le déceler, elle ose se mettre en ôtage elle et sa fille entre les mains de David, après lui avoir fait faire un serment solemnel que s’il se trouve un traître, fût-ce son propre fils, il ne fera grace ni à sa femme ni à ses enfans. Elle fait plus. Quand la reine ose l’accuser d’avoir armé Absalon contre son pere, elle ne lui répond qu’en remettant au roi une lettre, par laquelle il apprend et ce qu’on trame contre lui, et ce qu’on tente pour la tirer elle-même de ses mains : mais sa magnanimité n’est ni féroce ni hautaine ; elle y mêle tant de tendresse, tant de raison et tant d’égards, qu’elle n’en devient que plus chere et plus respectable pour son époux, au moment même qu’elle le fait trembler ; et que le spectateur sent à la fois le plaisir de la pitié et celui de l’admiration.

Il me semble que pour faire tout son effet, l’amour des époux doit être réciproque. Si l’un des deux n’étoit pas aimé autant qu’il aime, il en seroit en quelque sorte avili, et l’autre paroîtroit injuste. Il faut qu’ils soient tous deux dignes de ce qu’ils font l’un pour l’autre ; et le témoignage mutuel qu’ils se rendent, devient pour le spectateur le gage assuré de ce qu’ils ont d’intéressant et d’estimable.

Voilà sans doute une des causes du succès de ma tragedie. Inés et dom Pedre sont unis par le devoir le plus inviolable et les sentimens les plus vifs. Tous deux par leur vertu sont dignes d’être aimés, autant qu’ils le sont, et le paroissent encore plus par la maniere dont ils pensent l’un de l’autre. Ils sont tous deux, dès le commencement, dans un péril extrême.

Chacun n’est allarmé que du danger de l’autre, sans faire aucune attention à soi-même ; et ils ne songent, jusqu’à la fin de la piece, qu’à se sauver reciproquement aux dépens de leur vie. Pouvoient-ils avec tant de passion ne pas intéresser ?

Mais comme le devoir autorise tout ce qu’ils font et tout ce qu’ils sentent, la raison approuve aussi les larmes qu’ils font répandre ; et par-là, j’ose le dire, les rend en quelque sorte délicieuses.

Ajoutez aux périls d’Inés et de dom Pedre, l’intérêt de leurs enfans, ce gage commun de leur amour, plus encore leur présence même qu’Inés employe si efficacement pour émouvoir Alphonse.

Comment résister à des objets si tendres, et à qui la nature a donné des droits sur tous les coeurs ! Car il n’en est pas comme des autres passions qui se partagent, pour ainsi dire, entre les hommes. Celles-ci sont générales. Si elles ne naissent pas avec nous, du moins l’éducation les y grave si profondément, que la moindre occasion les réveille. L’insensibilité auroit à cet égard, quelque chose de monstrueux : or quand on émeut tout le monde à la fois, l’émotion de chacun croît encore, à la vûë de celle des autres ; et l’on ressent bien plus vivement ce que l’on voit que tout le monde sent avec nous.

Une autre cause du plaisir propre à la tragedie, c’est que l’action soit portée dès le commencement à un haut point d’intérêt ; et que cet intérêt croisse sans interruption jusqu’à la fin ; car ce ne seroit pas assez de la moitié du précepte. Les poëtes sont suffisamment avertis que l’action doit croître ; mais ils ne songent pas assez qu’elle doit émouvoir d’abord ; et que faute d’attendrir de bonne heure, ils courroient risque de ne pas toucher même en finissant.

La pitié a ses degrés, surtout au théatre. D’attendrissement en attendrissement, vous la pouvez conduire jusqu’aux larmes : mais si vous tardez trop à exciter les premieres émotions, vous n’aurez peut-être pas le tems d’arriver aux grands effets. Il n’y a que trop de tragedies où des actes entiers se perdent en préparations. L’action s’échaufe vers le milieu ; et enfin la catastrophe, quoique touchante, manque son coup, ou ne porte que foiblement, parce que le coeur n’a pas recû assez d’atteinte pour s’unir aux personnages avec toute la sensibilité dont il est capable.

On me dira peut-être que ce que je demande est excessif ; et qu’il n’est presque pas possible, si on commence par intéresser vivement, de suffire ensuite à l’accroissement nécessaire. Je conviens de la difficulté ; et que même beaucoup d’actions ne comportent pas une gradation de si longue haleine : mais il faut convenir aussi que, soit la faute des sujets, soit de la part des poëtes, faute d’invention ou d’effort, on ne fait souvent que des demi-tragedies : car je ne compte pour le plaisir tragique que la terreur ou la pitié ; et tout acte qui n’en excite pas, n’est qu’un allongement de l’action qui en doit produire.

Si j’avois un avis à donner, ce seroit qu’en dressant son plan, un auteur s’assurât d’abord d’un premier acte le plus pathétique qu’il se pourroit ; il s’imposeroit par-là la nécessité de plus grands efforts pour le soutenir ; et peut-être qu’avec quelque opiniatreté, il inventeroit dans son action des circonstances qui encheriroient encore sur son début : mais s’il croit avoir assez de l’action principale ; s’il y sent assez de force pour assurer l’effet des derniers actes, il se négligera sur les moyens de les amener ; et il s’efforcera seulement de réparer un vuide d’intérêt par la pompe des vers qui, si parfaits qu’ils puissent être, ne remplaceront jamais la passion.

Tel est l’art d’Andromaque. Dès le premier acte, la Grece, par Oreste, demande à Pirrhus le sang d’Astianax ; et Andromaque est déja réduite au choix de laisser périr son fils, ou d’épouser le fils du meurtrier de son époux. Les larmes coulent dès cette scene ; et qu’on ne craigne pas d’en faire répandre trop tôt : c’est moins un obstacle qu’une facilité à en exciter de nouvelles. On n’a qu’à continuer de frapper le coeur par l’endroit qu’on a déja trouvé sensible, il va le devenir encore davantage. N’est-on pas d’autant plus aisé à abatre, qu’on est déja ébranlé ?

Cette attention qu’il faut donner à la gradation d’intérêt dans les cinq actes, il faut la porter ensuite à chaque acte en particulier ; le regarder presque comme une piece à part, et en arranger les scenes de façon que l’important et le pathétique se fortifient toûjours. Autre chose est un arrangement raisonnable, et autre chose un arrangement théatral. Dans le premier il suffit que les choses s’amenent naturellement, et que la vraisemblance ne soit pas blessée : dans le second il faut ménager aux choses une suite qui favorise la passion ; et compter pour rien que l’esprit soit content, si le coeur n’a de quoi s’attacher toûjours davantage.

J’avoüe qu’il faudra souvent, pour parvenir à cette beauté, arranger un acte de vingt manieres différentes, toutes bonnes si l’on veut du côté de la raison, mais peut-être toutes imparfaites par le défaut de l’ordre que demanderoit le sentiment.

Ce n’est pas tout ; chaque scene veut encore la même perfection. Il faut la considérer au moment qu’on la travaille, comme un ouvrage entier qui doit avoir son commencement, ses progrès et sa fin, il faut qu’elle marche comme la piece et qu’elle ait, pour ainsi dire, son exposition, son noeud et son dénoûment.

J’entens par son exposition l’état où se trouvent les personnages, et sur lequel ils déliberent ; j’entens par son noeud, les intérêts ou les sentimens qu’un des personnages oppose aux desirs des autres ; et enfin par son dénoûment, l’état de fortune ou de passion où la scene doit les laisser. Après quoi l’auteur ne doit plus perdre de tems en discours qui, tout beaux qu’ils seroient, auroient du moins la froideur de l’inutilité.

J’ai examiné Bajazet dans cet esprit ; et j’y ai trouvé dans les quatre premiers actes des modeles parfaits de tout ce que je propose. L’intérêt croît sensiblement d’acte en acte. Chaque acte en particulier devient toûjours plus vif, à mesure qu’il avance ; et chaque scene a encore la même gradation. Je n’en dirai pas autant du cinquiéme acte ; il me paroît le plus foible, parce qu’il n’est en partie qu’une répétition de ce qui le précede ; et il me paroît en lui-même le moins heureusement arrangé, parce que les dernieres scenes sont les moins nécessaires et les plus lentes. On s’apperçoit moins de ces foiblesses dans M. Racine, que dans tout autre. Ses beautés croissent ; et ses défauts diminuent par l’élégance singuliere de ses discours. Corneille n’avoit pas encore ces scrupules : il s’est contenté souvent de l’arrangement raisonnable ; et content des beautés sublimes que lui fournissoit son génie, il n’a pas craint de les interrompre quelquefois par des langueurs.

Une des premieres regles que je me suis faites en travaillant, et qui m’a fait refuser bien des desseins que je n’ai pû y assujetir, c’est de diviser l’action principale en cinq parties bien distinctes, qui fassent autant de tableaux differens qui ne se confondent pas les uns dans les autres, et qui mettent ainsi une espece d’unité dans chaque acte. Cette méthode produit nécessairement deux effets : elle facilite l’attention du spectateur, parce que les choses plus liées entr’elles, se lient aussi plus aisément dans son esprit ; et elle augmente d’ailleurs son émotion, parce qu’il est frappé plus continument par le même endroit.

Voilà, si je ne me flate, un des mérites d’Inés ; la simplicité et la netteté de l’objet de chaque acte.

Le premier n’est que la résolution du mariage de Constance, qui met Inés et dom Pedre dans un péril éminent.

Le second n’est que l’opposition du prince à ce mariage, et la découverte de son amour pour Inés, ce qui oblige le roi de s’en assurer, en la remettant entre les mains de la reine.

Le troisiéme est la révolte de dom Pedre, ce qui le fait arrêter lui-même.

Le quatriéme est le conseil où Alphonse condamne son fils.

Le cinquiéme enfin la démarche d’Inés pour sauver son époux, heureuse en ce qu’elle obtient le pardon d’Alphonse, et malheureuse en ce que la reine qui l’a prévû, s’en est déja vengée par le poison.

Je serai toûjours tenté de traiter un sujet, si je puis le diviser aussi heureusement ; et en faire en quelque sorte cinq actions qui n’en soient qu’une.

Je regarde encore comme une circonstance heureuse de l’arrangement de ma piece, d’avoir pû m’y passer de confidens.

Tous les personnages y sont essentiels ; et par leurs démarches aussi-bien que par leurs intérêts, ils entrent tous intimement dans l’action.

Je crois, sans m’en prévaloir, que c’est une nouveauté au théatre : car dans Athalie même, il y a une scene de pure confidence, où Ismaël n’a d’autre part que d’écouter le caractere, la conduite et les desseins de Mathan : mais je pense aussi qu’indépendamment de nouveauté, c’est un avantage désirable dans une tragedie ; et que toutes choses égales, une action en est toûjours plus vive, quand on n’y employe que ceux qui la forment et qui y sont vraiment intéressés.

Les confidens dans une tragedie sont des personnages surabondans, simples témoins des sentimens et des desseins des acteurs principaux. Tout leur emploi est de s’effrayer ou de s’attendrir sur ce qu’on leur confie et sur ce qui arrive ; et à quelques discours près qu’ils sement dans la piece, plûtôt pour laisser reprendre haleine aux héros, que pour aucune autre utilité ; ils n’ont pas plus de part à l’action que les spectateurs.

Il suit de là qu’un grand nombre de confidens dans une piece en suspend d’autant la marche et les progrès ; et qu’il y jette par-là beaucoup de langueur et d’ennui. Si, comme dans plusieurs tragedies, il y a quatre personnages agissans et autant de confidens et de confidentes, il y aura la moitié des scenes en pure perte pour l’action qui n’y sera remplacée que par des plaintes plus élegiaques que dramatiques ; mais il ne faut rien confondre.

Il y a des personnages qui sont, pour ainsi dire, demi-confidens et demi-acteurs.

Tel est Phoenix dans Andromaque : telle est Oenone dans Phoedre.

Phoenix, par l’autorité de gouverneur, humilie Pirrhus même, en lui faisant sentir les illusions de son amour ; et par le ton imposant qu’il prend avec lui, il contribuë beaucoup à l’effet de la scene entiere.

Oenone, par une tendresse aveugle de nourice, dissuade Phoedre de se dérober au crime par la mort ; et quand le crime est fait, elle prend sur elle d’en accuser Hypolite, ce qui par l’importance de l’action, la fait devenir un personnage du premier ordre.

Je ne parle que des purs confidens qui sont toûjours des personnages froids, quoi qu’en bien des occasions il soit difficile au poëte de s’en passer. Quand, par exemple, il faut instruire le spectateur des divers mouvemens et des desseins d’un personnage ; et que par la constitution de la piece, ce personnage ne peut ouvrir son coeur aux autres acteurs principaux, le confident alors remédie à l’inconvénient ; et il sert de prétexte pour instruire le spectateur de ce qu’il faut qu’il sache. Mais n’y a-t’il pas moyen d’accorder tout, en construisant la piece de maniere que ces confidens agissent un peu, et en leur ménageant quelque passion personnelle qui influë sur les partis que prennent les acteurs dominans ?

Hors de là, les scenes de confidence ne sont presque que des monologues déguisés ; mais qui ne méritent pas toûjours le reproche de lenteur, parce que le poëte y peut déployer dans le personnage des sentimens, ou vifs, ou délicats, aussi intéressans que le cours de l’action même.

Il faut encore convenir que par les raisons que j’ai dites, elles sont quelquefois nécessaires ; et j’ajoûte toûjours préférables aux monologues qui sont absolument contre nature.

Si quelque chose peut prouver que nous nous accoutumons à tout, et que tout jaloux que nous paroissons de l’imitation de la nature, le moindre plaisir nous fait passer là-dessus bien des irrégularités, c’est qu’on ne soit pas blessé des monologues dans les tragedies, surtout quand ils sont un peu longs. Où trouveroit-on dans la nature des hommes raisonnables qui pensassent ainsi tout haut ! Qui prononçassent distinctement et avec ordre tout ce qui se passe dans leur coeur ! Si quelqu’un étoit surpris à tenir tout seul des discours si passionnés et si continus, ne seroit-il pas légitimement suspect de folie ? Et cependant tous nos héros de théatre sont atteints de cette espece d’égarement. Ils raisonnent, ils racontent même, ils arrangent des projets, se forment des difficultés qu’ils levent dans le moment, balancent differens partis par des raisons contraires, et se déterminent enfin au gré de leurs passions ou de leurs intérêts, tout cela comme s’ils ne pouvoient se sentir et se conseiller eux-mêmes, sans articuler tout ce qu’ils pensent. Où prendre encore un coup les originaux de semblables discoureurs ?

On va me dire sans doute qu’ils sont supposés ne pas parler : mais il faudroit alors que par une supposition plus violente, nous nous imaginassions lire dans leur coeur, et suivre exactement leurs pensées. De quelque façon que nous l’entendions, voilà des idées bien bizares.

N’en sommes-nous pas réduits à avoüer que la force de l’habitude nous fait dévorer les absurdités les plus étranges ?

Hazarderai-je là-dessus une pensée qui ne me paroît pas sans fondement ? Ce qui fait qu’on n’est pas blessé d’un monologue au théatre, c’est que quoique le personnage qui parle soit supposé seul, il y a cependant une assemblée qui nous frappe. Nous voyons des auditeurs ; et dès-là, le parleur ne nous paroît pas ridicule ; ce n’est pas à eux qu’il s’adresse, mais c’est pour eux qu’il s’explique. Cette considération fait disparoître l’autre ; et parce que nous sommes bien-aises d’être instruits, nous en oublions que l’acteur devroit se taire.

Aujourd’hui les monologues conservent la même mesure de vers que le reste de la tragedie ; et ce stile alors est supposé le langage commun : mais Corneille en a pris quelquefois occasion de faire des odes régulieres, comme dans Polieuxte et dans le Cid, où le personnage devient tout-à-coup un poëte de profession, non seulement par la contrainte particuliere qu’il s’impose, mais encore en s’abandonnant aux idées les plus poëtiques, et même en affectant des refrains de balade, où il falloit toûjours retomber ingénieusement. Tout cela a eu ses admirateurs. Bien des gens sont encore charmés des stances de Polieucte : tant il est vrai que nous ne sommes pas si délicats sur les convenances, et que la coutume donne souvent autant de force aux fausses beautés, que la nature en peut donner aux véritables.

Qu’y a-t’il à conclure de tout ceci ?

C’est que les poëtes ne doivent se permettre de monologues que le moins qu’il est possible ; c’est, quand ils ne peuvent s’en dispenser, d’y éviter au moins la longueur ; car ils pourroient quelquefois être si courts qu’ils ne blesseroient pas la nature. Il nous arrive dans la passion de laisser échaper quelques paroles que nous n’adressons qu’à nous-mêmes : c’est encore de n’y point admettre les raisonnemens, ni à plus forte raison les récits. Quelques mouvemens entrecoupés, quelques résolutions brusques en sont une matiere plus naturelle et plus raisonnable : bien entendu, malgré tout cela, que des beautés exquises de pensées et de sentimens prévaudroient pour l’effet à ces précautions ; et c’est ce que je sous-entens presque toûjours dans les regles que j’imagine pour la perfection de la tragedie.

Je passe à présent à une considération plus essentielle, et qui ne sauroit être trop présente aux auteurs dramatiques. Elle regarde la conduite de tout l’ouvrage, et le meilleur arrangement de la matiere qu’on s’est choisie.

Je ne m’arrête pas à des regles assez connuës. Les auteurs savent bien, quoi qu’ils ne l’observent pas toûjours, qu’il faut distribuer l’action de maniere que les scenes d’un acte, liées les unes avec les autres, ne laissent point le théatre vuide ; que chaque personnage doit avoir sa raison d’entrer, et sa raison de sortir ; que les actes, en finissant, doivent laisser le spectateur dans l’attente de quelque événement ; et qu’il faut marcher ainsi jusqu’au dénoûment complet, qui décide clairement de tous les personnages ; et qu’enfin la piece doit finir, dès que la curiosité du spectateur est satisfaite.

Mais, outre cet art trivial qui ne fait que marquer de distance en distance les chemins par où on doit passer, il y en a un autre plus délicat qui regle en quelque façon tous les pas qu’on doit faire, et qui n’abandonne rien aux caprices du génie même.

Il consiste à ranger tellement ce qu’on a à dire, que du commencement à la fin, les choses se servent de préparation les unes aux autres ; et que cependant elles ne paroissent jamais dites pour rien préparer. C’est une attention de tous les instans à mettre si bien toutes les circonstances à leur place, qu’elles soient nécessaires où on les met ; et que d’ailleurs elles s’éclaircissent et s’embelissent toutes réciproquement ; à ajuster tout pour les effets qu’on a en vûë, sans laisser appercevoir de dessein, de maniere enfin que le spectateur voïe toûjours une action, et ne sente jamais un ouvrage : car dès que l’auteur prend ses avantages aux dépens de la moindre vraisemblance, il les peut perdre par cela même. L’illusion cesse.

On ne voit plus que le poëte au lieu des personnages ; et on lui tient d’autant moins de compte de ses beautés, qu’il ne les amene qu’en sortant du naturel et des convenances.

Donnons encore plus de jour à ma pensée. Le poëte travaille dans un certain ordre ; et le spectateur sent dans un autre. Le poëte se propose d’abord quelques beautés principales sur lesquelles il fonde son succès. C’est de là qu’il part ; et il imagine ensuite ce qui doit être dit ou fait pour parvenir à son but. Le spectateur au contraire part de ce qu’il voit et de ce qu’il entend d’abord ; et il passe de là aux progrès et au dénoûment de l’action, comme à des suites naturelles du premier état où on lui a exposé les choses. Il faut donc que ce que le poëte a inventé arbitrairement, pour amener ces beautés, devienne pour les spectateurs les fondemens nécessaires d’où elles naissent. En un mot, tout est art du côté de celui qui arrange une action théatrale ; mais rien ne le doit paroître à celui qui la voit.

Par exemple, je me reproche d’avoir, contre ce principe, outré les discours d’Alphonse dans la troisiéme scene de ma tragedie. Il déclare à la reine qu’il va conclure dès le jour même le mariage de dom Pedre et de Constance. La reine lui avoüe qu’elle craint que son fils ne s’oppose à ce dessein ; à quoi il répond qu’il ne le sauroit croire ; mais qu’en cas de résistance, il sauroit bien se faire obéir.

Il devoit s’en tenir là : la raison n’en demandoit pas davantage : mais il va plus loin. Il s’échauffe lui-même de commande ; et comme s’il ne doutoit plus de la rebellion de son fils, il pese déja l’énormité du crime, proteste que malgré l’amour qu’il a pour dom Pedre, l’éclat de sa gloire, ni les droits du sang ne le sauveroient pas de la sévérité des loix ; il appuïe sententieusement sur la fidélité qu’un roi doit à sa parole, jusqu’à dire qu’il n’y a pas à balancer entre les intérêts d’un fils et un devoir aussi sacré. Tout cet emportement passe de beaucoup ce que demandoient la situation et le caractere, et je ne m’en suis permis l’excès que pour faire sentir de bonne-heure l’extrême péril de dom Pedre ; et pour préparer de loin la sévérité du jugement qu’Alphonse doit prononcer contre lui : mais tout ce besoin prétendu ne me justifieroit pas. C’est toûjours une faute dans la scene dont il s’agit ; et d’autant plus grande, qu’elle n’étoit pas nécessaire, puisqu’Alphonse, en ne disant que ce qu’il auroit dû dire, eût préparé suffisamment le parti qu’il prend dans la suite. Il y a encore un autre endroit dans Inés, où je me range un peu du parti de mes critiques.

Des deux juges qui parlent dans le conseil d’Alphonse, l’un est le rival de dom Pedre, et l’autre lui a obligation de la vie. Le premier que la rivalité sembleroit intéresser à la mort du prince, prend sa défense avec chaleur, et ne conçoit pas même qu’on puisse hésiter à lui faire grace. L’autre qui lui doit la vie, prend cependant contre lui les intérêts de la justice et de l’état ; et il aime mieux s’exposer aux reproches d’ingratitude, que de trahir la sincérité qu’il doit à son roi. La générosité est grande de part et d’autre ; et elle doit naturellement exciter l’admiration des spectateurs. Aussi l’excite-t’elle dans ceux que la singularité des circonstances ne rappelle pas à l’auteur, et qui s’abandonnent naïvement à l’impression de la chose même : mais ceux qui, commençant par appercevoir l’affectation du contraste, sentent que c’est moi qui m’arrange à plaisir pour étaler tout cet héroïsme ; ceux-là en sont beaucoup moins touchés, peut s’en faut même qu’ils ne m’en fassent un reproche ; et je n’en suis pas surpris. Les beautés de théatre perdent toûjours de leur effet, à mesure que l’art en est trop sensible.

Nos grands maîtres ne laissent pas quelquefois dans le besoin de blesser les convenances, pour placer le moins mal-à-propos qu’ils peuvent, des choses qu’ils jugent nécessaires pour en préparer d’autres.

Je ne sais si le lecteur sera de mon avis sur l’exemple que j’en vais citer.

Dans la scene la plus importante d’Iphigenie, où Agamemnon impatient de ne pas voir arriver sa fille à l’autel où il l’attendoit, vient la chercher lui-même, et la trouve avec Clitemnestre ; la princesse tâche d’attendrir son pere, en lui promettant cependant toute l’obéissance et tout le courage qu’il peut attendre d’elle. Agamemnon touché, mais sans changer de dessein, exhorte sa fille à supporter généreusement son malheur ; et à faire rougir, par sa fermeté, les dieux qui la condamnent. C’est alors que Clitemnestre se livre à toute sa fureur.

Reproches, transports, imprécations, désespoir, tout est employé pour fléchir Agamemnon : mais elle interrompt tout ce pathétique par un récit dont Racine avoit besoin pour la suite ; mais que la situation ni la rage de Clitemnestre ne comportoient pas : elle dit d’Heléne.

Avant qu’un noeud fatal l’unît à vôtre frere, … etc.

Cette narration prépare le dénoûment où Eriphile est reconnuë par Calchas pour l’Iphigenie que les dieux demandent.

Sans cette utilité, je ne crois pas qu’il fût tombé dans l’esprit du poëte de placer là tout ce détail : car outre qu’il est peu propre à rompre un dessein aussi arrêté que celui d’Agamemnon, il s’accorde si mal avec le transport de Clitemnestre, que l’actrice même qui la représente est obligée de changer de ton, ce qui met, contre toute sorte de vraisemblance, un intervale de sens froid entre deux longs accès de désespoir. Il ne seroit pas raisonnable d’exiger que les disciples fussent exemts de ces défauts que les grands maîtres n’ont pû éviter toujours ; et je ne les cite aussi que pour en mieux établir nos droits à l’indulgence du public.

Le dialogue est proprement l’art de conduire l’action par les discours des personnages, tellement que chacun d’eux dise précisément ce qu’il doit dire, où il le doit dire, et comme il le doit dire ; que celui qui parle le premier dans une scene, l’entame par les choses que la passion et l’intérêt doivent offrir le plus naturellement à son esprit ; et que les autres acteurs lui répondent ou l’interrompent à propos, selon leur convenance particuliere.

Ainsi le dialogue sera d’autant plus parfait, qu’en observant scrupuleusement cet ordre naturel, on n’y dira rien que d’utile, et qui ne soit, pour ainsi dire, un pas vers le dénoûment. Le personnage qui parle le premier dans une scene, peut tomber dans plusieurs défauts ; ou en ne disant pas d’abord ce qui doit l’occuper le plus, ou faute d’employer les tours que sa passion demanderoit, ou même en s’étendant trop, et en ne s’arrêtant pas aux endroits, où il doit attendre et désirer qu’on lui réponde.

Les autres peuvent aussi blesser la nature de plusieurs manieres.

Premierement, en ne répondant pas juste, à moins qu’il n’y eût une raison prise de la situation et du caractere, pour éluder le discours qu’on lui adresse, ce qui seroit alors une justesse véritable, et même plus délicate que la justesse prise dans un sens plus étroit.

Secondement, en ne répondant pas tout ce qu’ils devroient répondre.

Troisiémement, en n’interrompant pas où ils devroient interrompre.

Quatriémement, en interrompant où ils ne devroient pas le faire.

Avec un peu d’attention on ne remarqueroit que trop de ces défauts dans les tragedies.

Les exemples que je vais alleguer ne sont qu’un essai pour mieux faire entendre ma pensée. Dans la premiere scene de Mithridate, Xipharés dit de son pere.

Ce roi… meurt ; et laisse après lui, pour venger son trépas, deux fils infortunés qui ne s’accordent pas.

Arbate répond.

Vous, seigneur ? Quoi l’ardeur de regner en sa place rend déja Xipharés ennemi de Pharnace ! vous, seigneur ! ne se lie point directement au discours de Xipharés. Ce n’est là, si l’on veut, qu’un défaut de justesse grammaticale ; mais toûjours en est-ce un ; et d’ailleurs il me semble qu’Arbate ne devroit pas faire tomber sur Xipharés le reproche d’être déja ennemi de son frere, par l’impatience de regner à la place de Mithridate. Comme c’est le prince vertueux, il est moins raisonnable de le soupçonner que Pharnace.

Cette seconde remarque ne regarde pas tout-à-fait le dialogue ; et je ne me la permets aussi que par occasion.

J’ai dit qu’un second défaut du dialogue est de ne pas répondre à un discours tout ce qu’on y doit répondre. Dans le troisiéme acte d’Iphigenie, Clitemnestre est impatiente du mariage d’Achile avec sa fille ; Agamemnon veut l’éloigner de l’autel, et l’exhorte à n’y point paroître ; elle lui représente que c’est à elle de présenter Iphigenie à son époux. Il prétend au contraire qu’il n’est pas de sa dignité de paroître au milieu de soldats et de matelots, et dans le tumulte d’un camp qui ne respire que les combats ; elle s’en tient à combattre ses raisons, et à le conjurer de ne la pas éloigner de l’autel dans une occasion où elle est si intéressée. Le dialogue ne me paroît pas juste, en ce que Clitemnestre ne répond pas ce qu’elle doit répondre. Il n’est pas naturel qu’elle se contente de combattre de si mauvaises raisons, elle doit croire qu’Agamemnon extravague, ou soupçonner du mystere dans sa conduite, d’autant plus qu’elle a déja vû de la mésintelligence entre Achile et lui ; elle ne dit pourtant ni l’un ni l’autre. Ainsi le dialogue n’est juste que superficiellement, et en ce qu’il roule sur la même matiere : mais il est faux au fonds et dans l’ordre des sentimens, parce que les discours d’un des personnages ne font pas sur l’autre l’impression qu’ils y doivent faire. Le spectateur se met à la place de Clitemnestre ; il sent qu’il n’auroit pas répondu comme elle ; et dès-là, il accuse l’auteur, ou de n’avoir pas connu la nature, ou de l’avoir éludée exprès, dans la vûë de ménager quelque beauté, qui peut bien faire excuser une faute, mais qui n’empêche pas que ce n’en soit une.

Un troisiéme défaut est de ne pas interrompre le personnage ou la passion voudroit qu’on l’interrompît. Dans le troisiéme acte de Bajazet, Athalide croit, sur le rapport d’Acomat, que Bajazet va épouser Roxane, et qu’il a même été jusqu’à l’assurer de son amour. Elle lui dit, dès qu’il se présente, qu’elle ne murmure pas de son bonheur ; et qu’elle mourra contente, puisqu’à ce prix elle lui assure et la vie et l’empire ; elle ajoûte ensuite.

Il est vrai ; si le ciel eût écouté mes voeux, … etc. étoit-il naturel que Bajazet attendît si tard à répondre ? Et n’y avoit-il pas là de quoi interrompre Athalide plus d’une fois ?

Vous n’en auriez pas moins épousé ma rivale !

Comment à ce premier reproche ne se hâte-t-il pas de la tirer d’erreur !

Vous pouviez l’assurer de la foi conjugale.

Si la surprise l’avoit empêché de s’écrier au premier vers ; du moins à celui-ci qui apuye sur la même idée, devoit-il exprimer son étonnement.

Mais vous n’auriez pas joint à ce titre d’époux tous ces gages d’amour qu’elle a reçus de vous.

Raison encore plus pressante de l’interrompre. Lui avoir donné des gages d’amour à Roxane ! Pouvoit-il soutenir un moment, non pas un simple soupçon, mais une pleine persuasion de son infidélité ? Et jamais impatience de se justifier eût-elle été mieux à sa place ? Cependant Bajazet demeure sans réponse. Il laisse Athalide achever, pour ainsi dire, de se désespérer ; et enfin ce n’est que quand elle n’a plus rien à dire qu’il se récrie.

Que parlez-vous, madame, et d’époux, et d’amant ?

Cette patience que la nature désavoüe, est sans doute un grand défaut du dialogue.

Heureux encore si ceux qui se le permettent en dédommageoient par des beautés pareilles à celles de Racine : car il faut avoüer, par exemple ici, que les plaintes d’Athalide sont d’une extrême délicatesse ; et qu’on y auroit peut-être perdu, si Bajazet avoit interrompu à propos.

Ce défaut est encore plus sensible dans le cinquiéme acte du Cid ; et ce qui est remarquable, c’est qu’au défaut de ne pas interrompre, quand la passion l’exige, se joigne encore dans la même scene celui d’interrompre mal-à-propos.

Dom Sanche apporte son épée aux pieds de Chimene ; elle l’interrompt d’abord ; et supposant qu’il a tué Rodrigue, elle fait éclater contre lui sa colere et sa haine, et va même jusqu’aux plus vives imprécations. Dom Sanche souffre patiemment ses injures et son désespoir ; au lieu, comme l’a remarqué l’académie, de lui apprendre en un mot qu’il étoit vaincu, il se contente d’entamer de tems en tems quelques discours que Chimene interrompt autant de fois, comme si elle craignoit d’être éclaircie. Cependant la confusion de dom Sanche et la grande opinion qu’elle a de Rodrigue, doivent lui laisser encore assez d’incertitude, pour souhaiter d’être mieux instruite : mais Corneille a crû devoir prolonger l’erreur de Chimene, pour pouvoir prolonger aussi sa passion ; et c’est en vûë de ce pathétique, qu’il a arrangé le silence et les discours de ses personnages. On étoit trop heureux alors d’avoir de grandes beautés à ce prix : elles avoient tout le charme de la nouveauté : mais depuis que Corneille lui-même les a multipliées en si grand nombre, on n’en est plus assez surpris, pour n’être pas blessé des défauts qui les amenent.

C’est encore, ce me semble, une maniere indirecte de manquer au dialogue, que de faire sortir des personnages qui devroient attendre qu’on leur répondît, ou de faire rester ceux qui devroient répondre.

Dans le second acte d’Iphigenie, Achile laisse aller la princesse, quand la passion exigeroit absolument qu’il la suivît ou qu’il la retînt. Voici l’endroit :

Achile.

Vous en aulide ? Vous ? Hé qu’y venez vous faire ?

D’où vient qu’Agamemnon m’assuroit le contraire ?

Iphigenie.

Seigneur, rassurez-vous. Vos voeux seront contens.

Iphigenie encor n’y sera pas long-tems.

Conçoit-on que sur un pareil discours, Achile, qui vient exprès, pour épouser Iphigenie, la laisse aller, et qu’il s’amuse à interroger Eriphile, qui doit être la moins instruite ? On ne dira pas qu’Iphigenie lui échape, puisque rien ne l’empêche de la suivre, ou de l’arrêter ; et à moins que de tomber évanoüi, il ne peut jamais l’abandonner dans le trouble où elle le jette : mais l’intérêt de la piece demandoit que l’éclaircissement se différât ; et les plus grands poëtes sont quelquefois réduits à opter entre des fautes et des sacrifices qu’il leur en coûteroit, pour les éviter.

Une des plus grandes perfections du dialogue, c’est la vivacité ; et comme dans la tragédie tout doit être action, la vivacité y est d’autant plus nécessaire.

Excepté les délibérations et les conseils où les discours doivent être graves et continus, le reste demande de la chaleur et des interruptions fréquentes. Il n’est pas naturel qu’au milieu d’intérêts violents qui agitent tous les personnages, ils se donnent le loisir, pour ainsi dire, de se haranguer réciproquement. Ce doit être entre eux un combat de sentimens qui se choquent, qui se repoussent, ou qui triomphent les uns des autres. Attendre que quelqu’un ait tout dit, pour lui répondre ensuite avec ordre, n’est pas le caractere de la passion ; et il faut l’imiter au théatre, jusques dans sa maniere de converser. Corneille, à parler en général, suit en cela la nature de plus près que Racine. Ce dernier fait souvent dire de suite à un de ses personnages tout ce qu’il a à dire : on lui répond de même ; et une longue scene se consomme quelquefois en deux ou trois repliques. Il est vrai que chaque discours fait une magnifique suite de vers qui s’embellissent encore par la continuité. L’ordre, le raisonnement, l’élegance en est admirable. Ces beautés font tout leur effet dans la lecture où l’on ne voit pas les acteurs ; et de-là vient qu’on lira toûjours Racine préférablement à tout autre : mais au théatre, les scenes en deviennent moins vives, et pour qui y fait attention, moins naturelles ; parce que les acteurs étant présens, on les y sent souvent embarassés de leur silence.

Dans le quatriéme acte d’Iphigenie, cette princesse dit tout de suite à son pere ce qu’elle croit de plus propre à le fléchir.

Agamemnon lui répond de même tout ce qui peut le justifier et la résoudre à subir sa destinée. Clitemnestre, après avoir laissé finir Agamemnon, étale aussi tout son désespoir, sans que personne l’interrompe ; i 299 et ces trois discours consomment la scene entiere. Toute vive qu’elle est par les sentimens, cette maniere reposée de les arranger, leur ôte beaucoup de leur chaleur ; et je ne doute pas qu’ils ne fissent beaucoup plus d’effet, si le poëte les eût distribués dans un dialogue plus interrompu. Je ne puis trop le répéter, le spectateur veut toûjours de l’action. Les personnages n’agissent dans la plûpart des scenes, que par leurs sentimens ; et leur rôle paroît fini ou suspendu, dès qu’il demeure trop long-tems, sans laisser voir ce qu’il pense. On est impatient des effets que les discours des acteurs font les uns sur les autres. Ce sont, pour ainsi dire, les événemens d’une scene presqu’aussi intéressans, que les révolutions les plus marquées de la piece ; et le poëte ne sauroit trop les multiplier.

Mais il n’est pas toûjours nécessaire qu’un acteur prenne la parole pour avoir part au dialogue ; il y peut entrer par un geste, par un regard, par le seul air de son visage, pourvû que ses mouvemens soient apperçus par l’acteur qui parle, et qu’ils lui deviennent une occasion de nouvelles pensées et de nouveaux sentimens. Alors la continuité du discours n’empêche pas qu’il n’y ait une sorte de dialogue, parce que l’action muette d’un des personnages a exprimé quelque chose d’important, et qu’elle a produit son effet sur celui qui parle : vous pleurez ! Vous changez de visage ! perfide, je le voi, tu compte les momens que tu perds avec moi.

Tout cela répond à des mouvemens apperçus, qui, quelquefois plus expressifs que la parole, font sentir du moins le dialogue de la passion dans les endroits mêmes, où on n’entend qu’un personnage.

Il ne me reste qu’une réflexion à faire sur cette matiere. Les auteurs s’efforcent quelquefois d’embellir une tragédie de maximes générales et raisonnées avec étenduë : mais ce n’est là d’ordinaire qu’un ornement ambitieux, qui ne sert qu’à rendre le dialogue moins naturel et moins vrai. Les personnages tragiques sont presque toûjours agités de passions violentes : eh, comment s’étudieroient-ils alors à arranger des réflexions générales, au lieu de sentir vivement ce qui les touche en particulier ? Ils ne nous paroîtroient plus que des raisonneurs dont il faudroit juger le discernement, au lieu de personnages qu’il faut admirer ou plaindre : ils ne doivent exprimer que des sentimens ou des pensées personnelles que le poëte doit laisser généraliser aux spectateurs.

Je connois peu l’amour : mais j’ose te répondre qu’il n’est pas condamné, puisqu’on veut le confondre.

Acomat ne dit là que ce qu’il pense dans l’occasion présente ; et l’auditeur y découvre en même-tems le caractere général de l’amour.

Le defaut de Thomas Corneille est de tourner ainsi en maximes les sentimens particuliers de ses acteurs, ou plûtôt c’étoit le défaut de son tems. Le grand Corneille lui en avoit donné l’exemple ; et il s’étoit permis quelquefois jusqu’à des comparaisons.

Cleopatre dans Rodogune.

Vains phantômes d’état, évanoüissez-vous… etc.

Antiochus, dans la même piece, en parlant de son frere qui croit ne plus s’intéresser à Rodogune.

La pesanteur du coup souvent nous étourdit, … etc.

On regardoit alors ces ornemens comme des morceaux distingués, où brilloit plus qu’ailleurs le génie du poëte, quoiqu’aux dépens du naturel et des convenances.

Ce n’est pourtant pas que les maximes générales soient absolument interdites à la tragédie ; mais toûjours doivent-elles être rapides, si ce n’est dans des occasions tranquilles, où les raisonnemens et les réflexions peuvent avoir lieu.

Les fautes dont on fait le plus de honte aux auteurs, ce sont les contradictions.

On prétend les convaincre par là de n’avoir pas embrassé tout leur ouvrage ; de n’avoir eu des idées nettes et bien arrêtées, ni de leur dessein, ni des caracteres qu’ils peignent ; en un mot, d’être plus entraînés par l’imagination, que guidés par le jugement. On a tort cependant, quand ces fautes ne sont pas fréquentes, de les imputer avec mépris à défaut d’intelligence ; et pourvû que les auteurs en conviennent, dès qu’on les leur fait appercevoir, ils méritent bien qu’on ne les regarde que comme un effet d’inattention, toûjours pardonnable dans un ouvrage de longue haleine : mais les censeurs eux-mêmes sont sujets dans leurs reproches à une légereté plus imprudente encore ; ils prennent souvent pour contradiction, ce qui ne l’est pas : comme il s’en faut bien que l’ouvrage leur soit aussi présent qu’à l’auteur, ils n’en saisissent pas si surement les differens raports ; et dans l’impatience de censurer, il leur suffit des premieres apparences. Ignorent-ils que s’il faut être si circonspect, pour ne pas faillir, il faut l’être encore davantage, pour ne pas reprendre mal à propos, puisque c’est faillir doublement que d’ajoûter l’injustice à l’erreur ?

Les critiques m’ont reproché une contradiction dans ma tragedie.

Au premier acte, dom Pedre recommande à Inés de cacher avec soin l’amour qu’ils ont l’un pour l’autre ; et au second, il est le premier à dire : ne désavoüez point, Inés, que je vous aime.

La critique a saisi avidement cette apparence de contradiction ; et faute d’intelligence, ou de bonne foi, elle m’en fait le reproche le plus amer. Loin cependant que ce soit une contradiction, c’est peut-être en cet endroit que j’observe avec le plus d’exactitude, l’unité de sentiment et de caractere.

Pourquoi, au premier acte, dom Pedre recommande-t’il à Inés de ne rien laisser appercevoir de sa tendresse ? C’est qu’il craint le péril qu’elle courroit, si on parvenoit à la connoître.

Pourquoi au second, prend-t’il un parti contraire ? C’est cette même crainte, je ne dis pas qui le justifie, mais qui l’exige absolument. Inés est découverte ; et le seul appui qui lui reste, c’est de déclarer l’intérêt qu’il y prend.

S’il dissimuloit alors, on s’autoriseroit de sa fausse indifférence, pour perdre Inés sans obstacle ; au lieu qu’en avoüant son amour, il donne à son épouse un protecteur qu’on n’osera pousser à bout. Il faudra désormais, pour la perdre, se résoudre à toutes les extrémités où peut se porter un amant au désespoir. La reine doit s’en effrayer pour elle-même ; et Alphonse doit s’en allarmer pour son fils. Le prince sent rapidement toute l’étenduë du secours qu’il donne par-là à son amante ; et c’est précisément la mesure de sa crainte au premier acte, qui doit être celle de sa hardiesse au second, parce que c’est par la même tendresse qu’il tremble de l’exposer, et qu’ensuite il ose tout pour la défendre.

La critique a encore attaqué mon dénoûment, comme une espece de contradiction. Le censeur prétendoit que le caractere d’Alphonse s’y dément ; et que depuis qu’il a condamné son fils ; il n’est rien survenu qui doive engager à lui pardonner. Cette critique est encore une méprise grossiere.

I 305 quand Alphonse condamne son fils, il ne voit en lui qu’un rebelle qui refuse obstinément une princesse, à laquelle il est engagé par les traités ; et un fils dénaturé, qui, pour les intérêts d’une maîtresse, n’a pas craint de prendre les armes contre son pere. Les choses sont bien changées, quand il lui pardonne. Alphonse a découvert que dom Pedre ne s’est armé que pour une épouse. Il a reconnu dans Inés la vertu la plus héroïque ; et il voit de plus, des enfans, ses petits-fils, et les héritiers nécessaires de l’empire.

Laisseroit-il alors périr le prince, malgré tant de raisons de l’absoudre ? Le caractere d’Alphonse est composé d’un amour sévere pour la justice, et d’une extrême tendresse pour son fils.

La justice a dû l’emporter, quand ce fils étoit sans excuse : mais la tendresse au contraire, doit l’emporter à son tour, quand ce fils ne devient plus qu’un malheureux, que le devoir même a entraîné dans le crime. D’ailleurs la tranquillité de l’état sur qui les enfans de dom Pedre doivent régner, permet-elle à Alphonse de flétrir la mémoire de leur pere, et de se rendre odieux lui-même à ses successeurs ?

Toutes ces raisons doivent tellement frapper, à la vûe des enfans, que j’aurois crû faire injure à mes spectateurs, si j’avois perdu du tems à les détailler.

Qu’on imagine un moment qu’Alphonse demeure inflexible aux circonstances qui le désarment : il auroit excité l’indignation dans tous les esprits ; au lieu que jusques-là, il s’en est attiré la pitié ; ce qui prouve que ce n’auroit plus été le même homme ; que soutenir le caractere, au gré du critique, auroit été réellement le démentir, et mettre une aveugle fureur à la place d’un zèle raisonnable de la justice.

Ne pourroit-on pas ranger encore, dans le genre des contradictions, certaines circonstances d’une piece, en conséquence desquelles l’action devroit prendre un autre cours que celui qu’on lui donne ; et en effet ces circonstances contredisent le dessein principal, puisqu’il ne peut subsister avec elles ; et si cette opposition étoit toûjours présente au spectateur, au lieu qu’elle lui échappe d’ordinaire, il en perdroit nécessairement le plaisir de l’illusion ; et il ne se prêteroit plus à des choses, qui ne pouvant être vraies à la fois, ne feroient ni les unes ni les autres, l’impression de la vérité.

Au cinquiéme acte de Phoedre, Hyppolite exilé par son pere, veut engager Aricie à fuir avec lui ; et sur ce que sa vertu s’en allarme, il lui dit : fuyez vos ennemis ; et suivez un époux.

Il la conjure de venir recevoir sa foi dans un temple voisin de Tresennes, et qui lui doit être un garant assuré de la sincérité de son coeur.

Aux portes de Tresenne, et parmi ces tombeaux… etc.

Si ce qu’Hyppolite dit de ce temple est véritable, si jamais un mortel n’y a juré impunément, si le mensonge y reçoit un châtiment soudain, comment Hyppolite ne dit-il pas à son pere, prévenu contre lui, qu’il reste encore un moyen infaillible d’éclaircir la vérité. Venez dans ce temple, devoit-il dire à Thesée ; venez m’entendre sur ces autels redoutables, désavoüer avec serment le crime dont on m’accuse. Un instant va décider de mon innocence ou de ma perfidie ; et ma mort va vous venger d’un traître, ou les dieux vont vous rendre un fils digne de vous.

Thesée lui-même, à qui ce temple n’étoit pas inconnu, puisque c’étoit le tombeau de ses ayeux, ne devoit-il pas s’aviser de cet expédient pour décider entre sa femme et son fils ? Racine n’a pas senti la contradiction ; il n’a imaginé, sans doute, qu’après coup, le privilége du temple comme un ornement de la piece, et pour le besoin présent d’Hyppolite ; et il n’a pas apperçu les conséquences qu’on en pouvoit tirer contre Hyppolite et contre Thesée même. Cette réflexion a échappé à la plûpart des spectateurs ; et je ne la dois moi-même qu’à M. le marquis de Lacé, qui n’est pas un spectateur ordinaire : mais pourquoi, me dira-t’on, si peu de gens y ont-ils pensé ?

C’est que l’action est passée, quand Hyppolite parle du privilége du temple ; et l’on ne songe pas alors à revenir sur ses pas ; au lieu que si cette circonstance eût précédé l’action, Racine auroit senti lui-même l’obstacle qu’elle y mettoit ; et en la retranchant, ne nous auroit pas laissé de reflexion à faire.

C’est un grand art aux auteurs de lever eux-mêmes les difficultés, à mesure qu’elles peuvent naître ; et de ne pas remettre à une préface, qui ne remédie à rien, des justifications qui peuvent entrer avantageusement dans le cours de la piece.

Aux endroits où l’on sent que le spectateur pourra être blessé des sentimens où de la conduite d’un personnage, il faut que ce personnage se fasse à lui-même l’objection qui se présente, et qu’il y réponde, ne fût-ce qu’en s’étonnant le premier de ce qu’il fait et de ce qu’il pense.

Il n’en faut pas souvent davantage pour anéantir les objections. Le spectateur s’applaudit alors de ne s’être pas fait une vaine difficulté, puisque le poëte y fait attention lui-même ; et dès-là il est disposé à se payer aisément des moindres correctifs.

Dans Athalie, cette reine rapportant la cause de son trouble, dit : un songe ! Me devrois-je inquieter d’un songe !

Entretient dans mon coeur un chagrin qui le ronge !

Un songe donne d’abord l’idée d’un esprit foible ; et s’il n’y avoit point de correctif, ce seroit une tache dans le caractere d’Athalie : mais cette réflexion, me devrois-je inquiéter d’un songe ! releve aussi-tôt le caractere. L’étonnement de la reine sur sa foiblesse, prouve assez que ce n’est pas une foiblesse habituelle, et qu’il faut que le songe ait été bien frappant pour ébranler un coeur si ferme.

Dans la tragédie de Mithridate, ce roi veut s’éclaircir des sentimens de Monime et de Xipharès ; et il se propose de surprendre le secret de la princesse par une feinte indigne d’un héros. Le premier mouvement du spectateur est d’accuser Mithridate de bassesse, et de condamner le poëte qui l’avilit : mais dès que Mithridate s’est fait le reproche à lui-même, et qu’il s’est répondu : s’il n’est digne de moi, le piege est digne d’eux ; le spectateur est satisfait ; et il semble qu’en avoüant son tort, le héros ait repris toute sa dignité.

Dans Polieucte, Felix avoue, sur le péril de son gendre, des sentimens de la derniere bassesse : mais comme il a déclaré lui-même en s’en étonnant, qu’il avoit des sentimens bas et qui le faisoient rougir, cet aveu lui rend une sorte de noblesse ; et l’on ne voit plus que le caractere général de l’ambition, au lieu de l’indignité personnelle de Felix. Ainsi sur l’exemple de ces grands maîtres, craignant que dans ma tragédie on ne reprochât à Alphonse une dureté excessive, quand il condamne son fils, je lui fais dire aussi-tôt après : severe Manlius, inflexible Brutus, n’ai-je pas égalé vos féroces vertus ?

Je prononce un arrêt que mon coeur désavoüe.

Eh bien que l’univers avec horreur te loüe, monarque infortuné !

D’un côté, les exemples que je cite, prouvent que la sévérité d’Alphonse est dans la nature ; de l’autre il se fait plaindre, en se condamnant lui-même ; et ce qui sans cela eût pû ne paroître que l’effet d’une humeur farouche, devient un effort de vertu, d’autant plus grand, que le héros en frémit et se le reproche lui-même.

Il me reste une réflexion à faire sur le soin que doit avoir un auteur de ne rien mêler dans le caractere d’un personage qui puisse repousser ou affoiblir l’intérêt qu’il a dessein d’y faire prendre. Cette faute n’est pas sans exemple ; et l’on y tombe de trois manieres.

Premierement : en rapelant des actions passées qui flétrissent le personage.

Secondement : en lui faisant faire ou penser dans le cours même de la piece, quelque chose qui l’avilit.

Troisiémement : en faisant prévoir qu’il doit démentir dans la suite ce qu’il a actuellement d’estimable.

La tragédie de Vinceslas me fournit un exemple du premier défaut.

Ladislas, qui est le héros de la piece, est deshonoré dès la premiere scene, puisque son pere, lui faisant honte de sa conduite passée, ne craint pas de lui dire qu’elle l’a rendu si odieux et si méprisable aux citoïens, qu’on va le soupçonner de tous les assassinats qui se commettent.

Comment espérer après cela, que Ladislas puisse être un personnage bien intéressant ?

Et s’il l’est, combien le seroit-il davantage, si on n’avoit pas commencé par l’avilir.

Dans Cinna, la peinture qu’on fait au premier acte de la cruauté et des proscriptions d’Auguste, permet-elle de s’allarmer beaucoup de son péril, et prépare-t’elle bien à l’admiration de ses vertus ?

Mais Cinna lui-même est un exemple du second défaut, puisque dans le cours de la piece, il se rend coupable de la plus noire perfidie. Auguste déférant aux conseils de Maxime, alloit abandonner l’empire, si le perfide Cinna ne se jettoit à ses genoux, et si, sous l’apparence de l’amitié la plus vive, il ne le conjuroit de le garder, pour pouvoir être en état de le poignarder le lendemain. Une pareille trahison fait frémir le spectateur ; et il y a loin de là, à pouvoir reprendre quelque intérêt au personnage.

Dans la mort de Pompée, Acoré dit d’un ton à n’en pas laisser douter le spectateur, qu’il a reconnu dans Cesar toute la joie que lui donnoit la mort de son rival ; et que les regrets et la colere qu’il en a témoignés, n’étoient que des voiles, pour couvrir ses vrais sentimens.

Corneille, de peur de manquer la nature, n’a pas poussé assez loin la vertu ; et pour mieux montrer l’homme, il a retranché du héros, et par conséquent de l’admiration qu’il devoit inspirer pour Cesar.

Dans les Horaces, Horace tue sa soeur au quatriéme acte, ce qui fait une nouvelle action, où il ne s’agit plus que de juger un coupable ; et la piece n’est pas si vicieuse par la duplicité d’action, que par cette idée d’un héros qui se termine en parricide.

Je trouve dans Athalie un exemple du troisieme défaut. Joas est le personnage sur qui roule tout l’intérêt. Sa reconnoissance, sa docilité pour le grand-prêtre, son amour, son zèle pour la religion, vertus qui deviennent encore plus touchantes par son enfance ; tout attire à lui la pitié du spectateur. On nous prédit cependant au quatriéme acte, que cet or pur doit se changer en un plomb vil. Ce ne seroit encore rien ; la rapidité et l’obscurité de la prophétie en sauvent l’application : mais au cinquiéme acte, Athalie, dans les imprécations que lui suggere sa vengeance, prédit avec quelque détail tous les crimes de ce roi sacrilége ; et comme on sait en effet qu’il devint tel qu’Athalie le souhaite, on ne voit plus qu’un scélérat dans l’enfant qu’on avoit plaint. à quoi tient-il alors qu’on n’ait regret à ses larmes ?

Je sais qu’il y a beaucoup d’art à enrichir ainsi une piece de tous les événemens qui regardent les principaux personnages, soit en rappellant le passé, soit en présageant l’avenir : mais c’est encore un plus grand art de n’en choisir que ce qui peut contribuer au but qu’on se propose.

Par exemple, autant que la prédiction d’Athalie me paroît déplacée et contraire au dessein de la piece, autant dans Britannicus la prédiction d’Agrippine sur Neron me paroît-elle adroite et nécessaire. Le crime de Neron n’est point puni ; mais ce qu’Agrippine lui présage, lui tient lieu de châtiment ; et cet avenir affreux qui attend le coupable, console le spectateur de son impunité présente.

J’ai été tenté de finir ma tragédie par une fureur de dom Pedre, qui fit pressentir ce qu’il devoit devenir dans la suite. Il mérita le surnom de cruel ; et la perte d’Inés lui avoit rendu tous les hommes odieux : mais j’aurois laissé par là une impression désagréable, et j’aurois changé mal-à-propos en terreur la pitié, qui est un sentiment beaucoup plus doux. J’ai fait cette réflexion, non pas pour avertir que je n’ai pas fait une faute ; mais pour avoüer que j’ai pensé la faire, et que je n’en ai été garanti que par un peu d’attention aux effets du théatre.

Discours 4 §

Discours à l’occasion de la tragedie

D’Oedipe.

J’exposerai ici simplement quelques réflexions sur le sujet d’Oedipe qui ont enfanté, pour ainsi dire, cette nouvelle tragedie.

Je voulois d’abord qu’Oedipe fût coupable ; et le sujet, tel que Sophocle nous l’a laissé, m’a toûjours paru vicieux par cette fatalité tiranique qui entraine un homme dans des malheurs qu’il ne s’est point attirez par sa faute. Une pareille idée ne pourroit que jetter les hommes dans le désespoir ; et loin qu’il fût raisonnable de leur insinuer cette erreur, il auroit fallu leur cacher à jamais une si triste vérité, si nous étions assez malheureux, pour que c’en fût une.

Il étoit donc necessaire, pour instruire, qu’Oedipe tombât dans quelque faute : mais comme il falloit, pour plaire, qu’il fût interessant, il falloit aussi que sa faute, quoique considerable, fût cependant compatible avec de grandes vertus. Cette réflexion m’a déterminé à ne lui donner d’autre crime qu’un excès d’ambition, déreglement que le préjugé accorde si bien avec l’idée de grand homme, qu’il va même quelquefois jusqu’à le confondre avec l’héroisme.

Ces premieres vûës m’ont amené d’autres circonstances. Au lieu de suposer, comme Sophocle, qu’Oedipe ait été élevé, au milieu d’une cour, comme l’héritier de la courone, ce qui ne donne pas lieu à l’ambition qui seroit déja satisfaite ; j’ai fait élever Oedipe dans l’état de berger, afin que son ambition en fût à la fois plus héroïque et moins pardonnable ; et je lui fais défendre par un oracle exprès de sortir de son païs, s’il ne veut renoncer à la tranquilité et à l’innocence. Il méprise assez les dangers ; et il présume assez de sa vertu, pour suivre son dessein, au mépris de l’oracle ; et par cette demarche, le voilà, ce me semble, aussi coupable, et aussi intéressant que je voulois.

Mais ce n’étoit point encore assez. Que m’eût servi de justifier les dieux à l’égard d’Oedipe, si Jocaste qui essuïe les mêmes adversitez, les eût condamnez par son innocence ? J’aurois contredit, par un des personages, la vérité que j’aurois établie par l’autre.

Il falloit donc que Jocaste commît aussi quelque faute qui ne fût pas odieuse, et qui la laissât digne de la pitié des spectateurs. J’ai choisi, pour elle, un excès d’amour qui lui fait oublier les avis des dieux, foiblesse qui n’exclud pas de grandes vertus, et avec laquelle une femme peut s’attirer d’ailleurs le respect et l’admiration.

Il me semble que cet arrangement corrige la dureté du sujet ; et qu’il éloigne l’impression désesperante que laisseroit l’idée d’une divinité qui se plairoit à accabler de malheurs, et de l’horreur même du crime, les ames les plus innocentes.

Eh quelle étoit l’idée des anciens d’imaginer dans les actions humaines des crimes indépendans de la volonté ! Oedipe, aux yeux de la raison, n’étoit pas coupable de la mort de son pere, puisqu’il l’avoit tué sans le connoître, dans une legitime défense : il n’étoit pas coupable d’inceste, puisqu’il n’avoit pas cru épouser sa mere : ainsi, après l’éclaircissement il n’avoit qu’à pleurer l’un et se separer de l’autre, mais sans remords, et sans désespoir, puisqu’il n’avoit rien à se reprocher. L’idée de crime involontaire est une pure contradiction, puisque l’idée de crime renferme une intention ; et que l’idée d’involontaire l’exclud absolument. On peut dire que par-là, le sujet d’Oedipe est tout ensemble, et affreux, et frivole.

Pour moi, quoique j’aie songé d’un côté à rendre Oedipe un des plus vertueux hommes du monde ; à le faire bon roi, bon mari, bon pere, bon fils même ; et d’autant meilleur qu’il l’est par l’impression du devoir, et non par celle de l’instinct, puisque celui qu’il croit son pere, ne l’est pas ; j’ai eu attention de l’autre, à lui donner un premier crime qui le rend coupable de ceux ausquels il a l’audace de s’exposer, de sorte qu’il est assez criminel, pour mériter d’être puni, et trop peu, pour ne pas mériter qu’on le plaigne.

En second lieu, j’ai voulu conserver, en traitant ce sujet, l’unité d’intérêt qu’il me paroît que les plus grands poëtes n’y ont pas assez ménagée, non sans doute faute de génie, mais pour n’avoir pas tourné leur attention, et leur effort de ce côté-là. Le genie va toûjours loin du côté qu’il se tourne ; l’important est que la réflexion lui ouvre la véritable carriere.

Comme l’unité d’intérêt dans Oedipe, consiste dans le dévelopement des circonstances qui servent à l’éclaircissement de son sort ; et que ce dévelopement ne suffiroit pas par lui-même, à remplir cinq actes, on y a ajoûté des épisodes de politique ou d’amour qui suspendent d’autant l’impression principale, et qui donnent, pour ainsi dire, deux pieces en une : mais ces épisodes, sur tout un épisode d’amour, a l’air si forcé dans le sujet d’Oedipe, on y sent tellement le contre-tems de cette passion avec l’horreur qui doit saisir continüement les personnages, qu’il est étonnant que les auteurs se soient permis un si malheureux contraste.

Dans l’effort que je faisois, pour remédier à ce défaut, les deux fils d’Oedipe se sont présentés à mon imagination. J’ai crû qu’Eteocle et Polinice étoient les seuls personnages qu’on pût lier intimément à l’intérêt d’Oedipe ; et qu’en faisant rouler quelque tems le péril sur les enfans, je ne ferois qu’étendre le malheur du pere, et le rendre encore plus accablant. C’est de cette attention que m’est venuë l’idée de faire demander par les dieux un des fils de Jocaste, pour expier l’impunité du meurtre de Laïus. Comme Oedipe ignore que Jocaste ait eu quelqu’autre enfant qu’Eteocle et Polinice, il ne sauroit douter que l’ordre ne les regarde ; et le voilà déchiré par l’affreuse necessité de laisser périr son peuple, ou de sacrifier ses fils. Il me semble que l’unité d’intérêt est non seulement soutenuë, mais qu’elle est encore fortifiée par le péril de ces princes qui, entrant naturellement dans le dévelopement du sort d’Oedipe, devient une grande partie de la punition dont les dieux l’accablent.

En me donnant cette nouvelle matiere, je me suis procuré l’avantage de pouvoir entrer d’abord dans le fort de l’action, sans crainte de l’épuiser trop tôt ; et je n’interromps point la passion propre de mon sujet, je veux dire la terreur, par des passions moins vives et déplacées, qu’on ne s’est pardonnées sans doute, que par la necessité de satisfaire à l’étenduë reglée d’une tragedie.

J’étois encore frapé d’un défaut considerable dans l’action d’Oedipe, telle que les poëtes l’ont arrangée ; c’est que les personnages, au moment qu’on les introduit sur la scene, ignorent les choses dont ils devroient être instruits dès long-tems, ou qu’ils n’ont pas pris les mesures, qu’exigoient les événemens qu’ils racontent. Il est vrai que les auteurs, pour rassembler les éclaircissemens, et les démarches dans le cours de l’action présente, avoient besoin de l’ignorance et de l’imprudence des personnages : mais une action qui ne marche qu’à ce prix, et où l’on sent toûjours que le poëte a pris ses avantages, aux dépens de la vraisemblance, perd infiniment de sa force : l’illusion n’a plus de lieu ; et l’on est trop averti de ne rien croire d’un fait qui ne subsiste qu’à la faveur de suppositions presque impossibles.

Pour rétablir les personnages dans une conduite raisonnable, il falloit disposer les faits de l’avant-scene de maniere qu’ils ne dussent se déveloper que dans le cours de l’action ; et que Jocaste et Oedipe n’eussent pas dû plutôt s’en faire confidence, ou qu’ils eussent pû les ignorer eux-mêmes.

J’ai tâché d’arranger mes circonstances dans cette vûë ; et j’ai crû surtout qu’à l’égard de la mort de Laïus, Jocaste et tout le peuple devoient avoir été tellement trompés, qu’ils n’eussent point eu de mesures à prendre, pour venger sa mort.

De là m’est venu l’expedient du mensonge d’Iphicrate. Il abandonne son maître dans le péril ; il revient sans blessure annoncer sa mort ; et le lâche est réduit, pour ne se pas perdre d’honneur, à feindre que son maître a peri dans une forêt sous les efforts d’un lion monstrueux : sa douleur et les vêtemens ensanglantés qu’il rapporte à Jocaste donnent du poids à son mensonge. Il n’y avoit dans ce cas aucune recherche à faire ; et Oedipe lui-même que Jocaste en avoit instruit, n’avoit rien à tenter, pour venger son prédecesseur.

Je pense que dans cette disposition on ne peut plus reprocher aux personnages, ni d’avoir rien ignoré de ce qu’ils devoient savoir, ni d’avoir rien ômis de ce qu’ils devoient faire ; et je rétablis ainsi l’action dans toute sa force, en lui rendant toute sa vraisemblance.

Toutes ces idées que je ne dois qu’à mon attention, pour remédier aux défauts qui m’avoient frapé, m’ont donné, en quelque façon, un nouveau sujet ; et je n’ai pû résister à la tentation de le traiter.

J’ai crû qu’avec un fonds raisonnable, il me faudroit moins de genie, pour le soutenir, qu’il n’en a fallu aux autres, pour couvrir, par la beauté des détails, un fonds vicieux par lui-même : car je révelerai ici ingénûment un des meilleurs secrets de l’art ; c’est de se défier assez de son esprit, pour ne pas s’embarquer legerement, pour ne pas compter de vaincre le vice du fonds par l’abondance et la richesse des ornemens ; et de se croire toûjours assez foible, pour avoir besoin d’une matiere heureuse et bien disposée, capable encore de plaire par elle-même, quand on ne la rempliroit que mediocrement.

De grands esprits n’y regardent pas quelquefois de si près. Fiers de leurs ressources, ils dédaignent les précautions ; mais je leur conseillerois encore de se servir de mon secret. Le génie est toûjours mieux emploié à embellir, qu’à réparer.

Je me garderai bien de faire valoir ici en détail tous les soins que j’ai donnés à la continuité et à l’accroissement de l’action ; j’aime mieux me faire justice sur un endroit où je n’ai pû me contenter moi-même.

La premiere scene du troisiéme acte, où Polemon, le prétendu pere d’Oedipe, est arrêté par les princes, m’a paru languissante au théatre, et plus même que je ne l’avois prévû : car il est bon de le dire en passant ; il y a cette difference entre la lecture et la représentation d’une piéce, que les beautés et les défauts des discours se sentent mieux dans la lecture, au lieu que la représentation découvre plus surement la force ou la foiblesse de l’action. Quelquefois un homme d’un bon sens ordinaire sent tout-à-coup au théatre ce qui est échapé dans le cabinet à la réflexion des connoisseurs.

En cherchant la raison de la langueur de la scene, j’ai été surpris de l’apercevoir dans les précautions mêmes que j’avois prises pour la prévenir.

Polemon devoit d’abord donner sur son état des éclaircissemens qui servoient de préparation à de nouveaux événemens.

Il n’auroit pû faire ce détail, en parlant à la reine, trop impatiente du secret qui la regarde, pour s’occuper des affaires particulieres d’un berger.

J’ai donc choisi, pour témoins de ce détail, Eteocle et Polinice ; et je m’imaginois par-là donner plus de dignité à la scene : mais c’est cette dignité même qui en fait le vice. Qu’on me permette là-dessus une réflexion dont je me souviendrois, si je travaillois encore.

Quand on a à dire des choses qui ne doivent produire ni accroissement ni changement de passion dans les personnages, il vaut mieux qu’elles ne soient dites qu’à de simples confidens, parce qu’alors le spectateur ne s’attend qu’à être instruit lui-même ; et non pas à voir actuellement l’effet de ce qu’on lui aprend : mais au contraire si vous introduisez des personnages importans, le spectateur se promet qu’il en va naître de nouvelles passions et de nouveaux desseins ; et la scene lui paroît vuide, si les acteurs se retirent au même état qu’ils sont entrés.

C’est cette attente trompée qui cause la langueur de la scene. On demeure d’autant plus froid qu’on s’est promis en vain plus d’émotion. J’avoüe volontiers ma méprise ; et je compte pour quelque dédommagement d’en avoir découvert la raison.

J’ai encore à prévenir le reproche d’orguëil que semble mériter l’audace de traiter un sujet après le grand Corneille. Je ne désavoüe pas que l’entreprise n’ait l’air de présomption : mais il faut avoüer aussi que ce peut n’en être que l’air ; et j’ose assurer que de ma part, cela ne va pas plus loin.

L’opinion établie de la superiorité de Corneille sur tous les auteurs dramatiques, n’est pas le fruit de chacune de ses piéces en particulier ; c’est le tribut légitime du mérite surprenant répandu dans tous ses ouvrages ; et c’est au génie consideré en son entier, et non pas séparément, à aucune de ses productions, qu’est dû le prix de la poësie dramatique.

Quand on pense de combien Corneille s’est élevé au-dessus de ses prédecesseurs, quelle nouvelle richesse l’art a acquise entre ses mains, quelle est sa fecondité pour les desseins et pour les caracteres, quelle est la force de raison, l’abondance et le choix des sentimens, le sublime de l’expression qu’il étale en tant d’endroits, il y auroit de l’extravagance à présumer de l’égaler ; on ne pardonneroit pas même à un génie supérieur au sien, s’il en naissoit, de sentir trop tôt son avantage ; il devroit attendre modestement qu’à force de preuves, le public en convînt, et douter encore après cela de son succès.

Voilà précisément comme je pense de Corneille. Je me fais honneur d’avoüer toute mon insuffisance auprès d’un génie si rare ; et si l’on m’en croit, on sera bien loin d’imaginer que j’aye voulu lutter à cet égard contre un si grand maître : mais il n’en est pas de même de ses piéces en particulier. Peut-être n’y en a-t-il point d’absolument parfaite ; et voici, ce me semble, deux raisons qui doivent y avoir laissé des défauts, même considerables.

La premiere : c’est que quand un écrivain trouve un art presque encore dans le cahos, comme Corneille y a trouvé parmi nous la tragedie, il n’en peut perfectionner que successivement les différentes parties. Tantôt il songe à étendre l’art d’un côté, tantôt à l’enrichir d’un autre ; quelquefois il a en vuë les passions, d’autres fois les caracteres, quelquefois la justesse et la regularité de l’intrigue ; il lutte à tout moment contre le torrent du mauvais goût ; il travaille peu à peu à purger le stile de ses bassesses, de ses enflures, de ce faux éclat qui ne naît que du jeu des paroles ; et à la place de ces agrémens de mode, il lui donne insensiblement une beauté de tous les pays et de tous les siécles. Plus il est parti de loin, plus le chemin qu’il a fait lui persuade aisément qu’il a atteint au terme. Il s’arrête, si ce n’est de lassitude, du moins par la satisfaction de ses progrès, qui, comparés à l’état où il a pris les choses, lui doivent paroître la perfection même.

La seconde raison vient du grand nombre des ouvrages. Un génie qui enfante tant de différens desseins, est entrainé par sa propre abondance ; il ne sauroit faire une attention scrupuleuse à tous les détails ; il lui suffit de mettre chaque tableau en état de produire un grand effet ; et pour augmenter cet effet de quelques degrés, il ne veut pas perdre un tems mieux employé à de nouveaux ouvrages qui, dans leur totalité, sont d’un plus grand prix que ne le seroient quelques beautés de plus dans un seul.

On voit à present qu’un auteur raisonnable peut bien, sans s’enorgueillir, traîter un sujet après Corneille. Sur quoi apuyeroit-il sa présomption ? D’un côté il tire de lui-même les principes et les exemples qui doivent le guider ; et c’est par son propre secours qu’il pourroit réüssir à le vaincre dans un sujet particulier.

De l’autre, moins dominé par une imagination feconde, il peut mettre au peu qu’il entreprend, un soin laborieux que Corneille a dû dédaigner, pour pouvoir multiplier ses travaux, content que l’art se trouvât tout entier, quoiqu’épars, dans ses differentes productions : éloge qui n’est peut-être dû qu’à lui seul.

J’avoüe cependant qu’en concourant ainsi avec les grands maîtres, un auteur peut se flater secretement de devenir leur digne rival ; c’est un étourdissement que je lui pardonnerois dans le cours du travail ; cette émulation l’échauffe, et peut même étendre son génie : mais après l’ouvrage fait, il n’a qu’à se servir de mes réflexions, pour se guerir d’une vanité qui ne lui est plus utile, et pour se remettre humblement à sa place.

Comme avec l’oedipe en vers, j’expose encore au public la même tragedie que j’avois faite en prose, avant que de la versifier ; on me permettra de dire ici les raisons pourquoi je ne l’ai pas hazardée au théatre de la premiere façon ; et d’exposer en même-tems le sentiment où je suis qu’il seroit raisonnable de faire des tragedies en prose.

Deux raisons m’ont empêché d’en risquer la représentation.

La premiere : l’habitude des auditeurs qui n’entendent des tragedies qu’en vers.

La seconde : l’habitude des acteurs mêmes qui n’en representent pas d’autres.

On s’est imaginé, car de quoi la force de l’habitude ne fait-elle pas des principes, que la pompe, la mesure des vers et l’éclat de la rime étoient essentiels à la dignité de la tragedie ; que les grands intérêts et les grandes passions perdroient sans ce soutien, une grande partie de leur importance, comme si l’admiration, la terreur et le pathétique ne pouvoient être l’effet du langage ordinaire.

Je n’ai osé heurter un préjugé si établi ; d’un côté, c’est prudence ; j’ai pris le plus sûr, pour réussir ; mais de l’autre, c’est lâcheté ; mon exemple, pour peu qu’il eût été heureux, en eût encouragé de plus habiles. On ne tentera gueres de nouveautés utiles, s’il ne se trouve pas des auteurs assez généreux, pour risquer de déplaire au public, en essayant de l’enrichir.

L’habitude des acteurs eût encore augmenté le danger ; ils seroient presque décontenancés dans le tragique, s’ils n’y parloient pas en vers. Leur voix, leur maintien, leur geste, tout s’y est mesuré.

Ce prétendu langage des dieux qu’on est accoutumé de respecter, leur éleve l’imagination ; et réduits au langage ordinaire, ils ne se paroîtroient plus à eux-mêmes si importans, illusion qui leur est nécessaire, pour en imposer mieux aux autres.

D’ailleurs la mesure et les phrases, ordinairement plus coupées dans les vers, aident beaucoup leur intelligence ; ils en discernent plus aisément le sens ; ils en prennent mieux les tons, et ils les soutiennent davantage ; au lieu qu’il leur faudroit plus de finesse que n’en ont quelques-uns, pour saisir dans les phrases étenduës de la prose les inflexions délicates que demanderoient les raisonnemens et les passions.

Cependant, si contre ces préjugés et ces obstacles que fait naître l’habitude des uns et des autres, on pouvoit établir l’usage des tragedies en prose, j’ose croire qu’on y trouveroit de vrais avantages.

Premierement : l’avantage de la vraisemblance qui est absolument violée par la versification : car pourquoi, en faisant agir des hommes, ne les pas faire parler comme des hommes ? N’est-il pas, j’ose le dire, contre nature, qu’un héros, qu’une princesse asservissent tous leurs discours à un certain nombre de sillabes ; qu’ils y ménagent scrupuleusement des repos reglés ; et qu’ils affectent, jusques dans le détail de leurs intérêts, ou dans leurs passions les plus impetueuses, le retour exact des mêmes sons qui ne peut être que le fruit d’une recherche aussi puerile que pénible ? Que cette mascarade du discours est étrange ! Et n’est-ce pas le triomphe de l’habitude que le plaisir qu’on est parvenu à s’en faire.

Par le langage ordinaire, les personnages et les sentimens n’en paroîtroient-ils pas plus réels ; et par cela même, l’action n’en deviendroit-elle pas plus vraye ?

Autrefois tous les ouvrages de théatre étoient faits en vers. La comedie, malgré sa familiarité essentielle, subissoit là-dessus le même joug que la tragedie. Dans la suite on s’est licentié souvent à écrire la comedie en prose ; et selon la portée des auteurs, elle en a acquis souvent plus de vivacité et de justesse.

On dira peut-être qu’il y a plus loin du stile majestueux de la tragedie à la prose, qu’il n’y avoit du stile aisé de la comedie : mais on se tromperoit, et les proportions sont les mêmes. Il est vrai que les personnages tragiques doivent, par la convenance de leur état, parler avec plus de noblesse et d’élegance que les comiques ; mais ils n’en doivent pas parler moins naturellement ; et leur dïgnité ne les rend pas poëtes. Aussi un auteur judicieux ne se permet pas les audaces épiques, en faisant parler ses acteurs. Rompez la mesure des vers de Racine ; faites disparoître ses rimes ; vous ne retrouverez plus dans les discours qu’une élegance naturelle et proportionnée aux rangs, aux intérêts, aux passions. Vous n’y perdrez en un mot que cet agencement étudié qui vous distrait de l’acteur, pour admirer le poëte, et qui ne paroîtroit qu’un abus de la parole à tout homme de bon sens qui n’auroit jamais entendu de vers.

Il est encore évident qu’avec la liberté de choisir et d’arranger les paroles, on en auroit plus de facilité à perfectionner les choses. Jamais on ne seroit forcé d’adopter un mot impropre avec connoissance de cause par l’impossibilité d’ajuster à son gré le mot necessaire. On pourroit toûjours donner à un raisonnement sa gradation et sa force, au lieu que le caprice des rimes contraint souvent d’y mêler quelques foiblesses, ou quelque inutilité.

Jamais, pour conserver un trait excellent, on ne seroit réduit à s’en permettre un médiocre. L’ordre, la précision, les convenances ne seroient plus à la merci de regles tyranniques que ne maîtrisent pas toûjours les plus grands génies ; et enfin les auteurs n’auroient plus à se passer, ni les lecteurs à pardonner de véritables fautes, sous le nom adouci de licences.

D’ailleurs, et voici peut-être l’avantage le plus considerable, la correction seroit infiniment aisée. L’écrivain le plus sur est sujet à de grandes méprises dans la chaleur de la composition ; et quand il vient à s’éclairer par ses propres réflexions, ou par la critique des autres, ce qu’il voudroit ôter est tellement uni à ce qu’il y a de plus heureux, qu’il renonce bientôt à des changemens impossibles : il aura plûtôt fait de mettre à justifier sa faute, l’esprit qu’il devroit employer à la corriger. En prose il n’eût fallu que rayer un mot, et en substituer un autre : mais en vers la substitution de ce mot va coûter un tour heureux, un vers sublime, et peut-être, de proche en proche, une longue suite de discours.

M. Despreaux m’a dit lui-même qu’il avoit été vingt ans à corriger une fausse rime. Je rabats ce qu’il faut de l’hyperbole ; mais il en reste toûjours assez pour être frapé du ridicule des hommes, d’avoir inventé un art exprès, pour se mettre souvent hors d’état d’exprimer exactement ce qu’ils voudroient dire ; ou ce qui est encore pis, pour avoir à sacrifier ce qui seroit dit le plus heureusement, à des conditions que la raison n’a point prescrites.

Au reste celui qui feroit une tragedie en prose auroit à se garder d’un piege. Il pourroit abuser de la facilité du stile, en se contentant trop tôt de ses premieres idées, et en ne faisant pas assez d’effort pour chercher le mieux, dès qu’il se seroit offert du raisonnable. Je lui recommanderois donc de mettre au choix des choses le tems et le soin qu’exigeroit la versification. Ce sera toûjours un assez grand encouragement pour lui que la sureté de trouver dans sa langue de quoi exprimer heureusement ce qu’il imaginera de sublime et de pathétique.

Voici enfin un dernier fruit de l’usage que je voudrois établir ; c’est de multiplier le nombre des auteurs dramatiques, en les dispensant d’un talent que bien des gens d’esprit n’ont pas. N’y a-t’il pas des écrivains qui ont assez d’invention pour imaginer de grands desseins, assez de génie pour les bien arranger, assez de raison et d’esprit pour les bien exécuter, mais qui ne se sont jamais exercés à la versification, ou qui par bon sens s’en sont rebutés de bonne heure par la perte de tems qu’elle coûte ? Quel dommage que tout ce mérite soit perdu pour le théatre !

Si M. de Fenelon ne s’étoit mis au-dessus du préjugé qui veut que les poëmes soient en vers, nous n’aurions pas le Télemaque, si brillant cependant des beautés mêmes qu’on appelle poëtiques, qu’on ne s’avise pas d’y souhaiter la parure des vers. Pensons de même de la tragedie ; et peut-être aurons-nous bien-tôt des ouvrages d’une aussi grande perfection dans leur genre.

Suite réflexions sur la tragédie §

à Monsieur de Voltaire.

Je suis ravi, monsieur, de vous voir si allarmé de ce que j’ai pû dire contre les vers. Je songe d’abord à ce que nous promet cette chaleur à les défendre. Vous nous donnerez sans doute encore beaucoup d’ouvrages dans ce genre ; et j’ose le dire, j’y gagnerai moi-même autant que personne : car quoique je n’estime pas la versification plus qu’elle ne vaut, quand j’y réflechis ; je l’aime, dès que je lis de beaux vers, autant que si la raison ne m’avoit pas éclairé sur son vrai mérite. Votre délicatesse sur cette matiere vous a fait illusion. Vous avez crû la poësie enveloppée dans les reproches que je fais aux vers. On est soupçonneux à l’égard de ce qu’on aime.

Votre titre déclare que vous combattez mes sentimens sur la poësie ; mais prenez-y garde, je n’ai pas dit un mot contre elle : j’ai fait seulement quelques réflexions sur les vers. Ce sont deux choses bien distinguées, quoiqu’elles soient assez souvent unies : j’ai vû même bien des gens s’étonner que je perdisse du tems à en prouver la distinction, parce qu’ils ne comprenoient pas que personne pût la nier : mais vous voyez bien que je n’avois pas tant de tort, puisque vous-même, tout versé que vous êtes dans la matiere, vous paroissez les confondre l’une avec l’autre.

Ne craignez rien, monsieur ; quand on interdiroit les vers aux génies poëtiques, ils trouveroient bien encore l’occasion et les moyens d’être poëtes en prose.

Venons à la maniere dont vous combattez mes sentimens. Votre précipitation à me répondre, et votre facilité à dire avec grace ce qui se présente à votre esprit, ont fait que vous ne vous êtes pas mis en peine de m’entendre, et que vous avez crû pouvoir vous passer d’exactitude. Il en arrive que vous réfutez tout ce que je n’ai pas dit, et que vous ne répondez presque pas un mot à ce que j’ai dit ; méprise qui vous divertiroit vous-même, si vous la pouviez voir d’un oeil indifférent. Suivons l’ordre de votre préface ; et s’il est vrai, comme je n’en doute point, que vous ne cherchiez que la vérité, tâchons de la découvrir ensemble.

Après avoir parlé de votre Oedipe du ton du monde le plus modeste, en y reconnoissant des défauts, et sans en relever les beautés, vous ajoûtez que vous êtes bien loin de faire une poëtique à l’occasion de votre tragédie, et de là, ce qui n’est plus si modeste, vous parlez avec dedain de ces raisonnemens délicats, tant rebattus depuis quelques années, et inutiles au progrès de l’art. Il semble, et j’aime à croire que c’est contre votre intention, que vous vouliez jetter sur mon ouvrage ce double reproche de répétition et d’inutilité.

Pour la répétition, je crois n’en être pas coupable. J’ai tâché de dire des choses neuves, non pas absolument ignorées ; mais peu traitées, et confuses du moins dans la plûpart des esprits. C’est une nouveauté assez grande que de démêler des principes dont bien des gens se sont douté quelquefois, mais qu’ils n’ont fait qu’entrevoir ; et ce ne seroient plus des vérités, si le fond en étoit absolument étranger à de bons esprits. à l’égard de l’inutilité : j’ai dit moi-même que mes réflexions, en les supposant judicieuses, ne seroient que d’un foible secours à ceux qui voudroient se donner au théatre ; et je les renvoïe à une école plus sûre, au théatre même, pour y étudier ce qui plaît et ce qui doit plaire.

Mais vous, monsieur, au lieu de rendre justice à ma franchise, vous abusez de ma pensée ; et elle devient fausse entre vos mains.

Les réflexions sur les arts, et sur tout, des arts aussi compliqués et aussi étendus que celui de la tragédie, ne sont pas d’aussi peu d’usage que vous le pensez ; et les vrais principes n’en sont pas si simples que vous le dites. Les Pradons et les Boïers les ont connus, dites-vous, aussi-bien que les Racines et les Corneilles : oüi, monsieur, les Pradons et les Boïers ont connu les grandes regles, les unités, la liaison des scenes, l’exposition, le noeud, le dénoüement, et jusqu’à un certain point, la nécessité de soutenir les caracteres, et d’imiter les passions : mais ils n’ont pas connu dans tout cela le meilleur choix ; en un mot, les sources immédiates du plaisir. Ce qu’ils observoient ne le produisoit pas nécessairement. Les réflexions importantes sont celles dont l’exécution entraîneroit par elle-même l’émotion et l’intérêt ; et ce sont celles-là qui abregeroient souvent bien du chemin à des génies qui s’égareroient long-tems, s’ils ne les faisoient, ou si on ne les leur faisoit faire.

Corneille lui-même, ce restaurateur du théatre, n’a-t’il pas long-tems chancelé sur les principes ? Et depuis qu’il eût pris son essor dans le Cid, n’apprit-il rien de la critique de l’academie ? Cinna et Polieucte ne prouvent-ils pas bien l’utilité des réflexions ? Racine n’apprit-il rien depuis Alexandre jusqu’à Andromaque. Il apperçut sans doute, ou quelqu’un lui fit appercevoir, que dans Alexandre ses personnages étoient trop raisonneurs ; et que la beauté des vers sans la vivacité des passions n’intéresse que foiblement le spectateur. Il prit une nouvelle route dans Andromaque : il mit ses acteurs dans des situations plus vives ; et par la chaleur des passions il atteignit le vrai but de la tragédie, il arracha des larmes. Quand un auteur de quelque ressource a fait une piece malheureuse au théatre, il étudie les raisons de sa chute ; et il reconnoît, malgré qu’il en ait, qu’il avoit ignoré quelque chose : car s’il avoit vû qu’il devoit déplaire, il n’auroit sûrement pas hazardé un ouvrage qu’il ne donne que pour sa gloire. Le fruit qu’il tire de son examen sert bien-tôt à le relever de sa chute ; et si ce qu’il s’est dit à lui-même étoit écrit, ne pourroit-il pas être pour ses confreres de la même utilité qu’il l’est pour lui-même ?

Pauline et Severe, dites-vous, sont les véritables maîtres du théatre. Ce discours est d’un homme sensible et qui est frapé vivement des beautés : mais, souffrez que je le dise, on est la dupe de son plaisir, quand on en conclud qu’on est suffisamment instruit. On est échauffé, il est vrai ; on désire de produire de pareilles beautés, et quand on a vos talens, monsieur, on s’en sent capable. Il reste pourtant à étudier l’art de les amener, ce qui suppose bien des réflexions que l’excès même de la sensibilité empêche souvent de faire : il faut du sens froid pour refléchir.

Ne seroit on pas bien obligé à celui qui nous applaniroit les voyes, et qui mettroit, pour ainsi dire, nos talens à leur aise, en leur donnant leurs sûretés. Enfin, monsieur, quand les réflexions seroient inutiles aux poëtes, ce que vous sentez bien qui n’est pas, le seroient-elles aux spectateurs ? Sont-ils indignes de notre attention ? Leur est-il indifférent de connoître un art dont ils s’amusent ? Et de savoir justifier leur degoût, ou leur plaisir ?

Chacun est jaloux de sa raison, monsieur : on aime à la perfectionner ; et telle est la dignité de l’homme, on n’acquiert point de lumieres sans plaisir, quand même on y perdroit des illusions agréables.

Je ne cherche donc, monsieur, en vous répondant, qu’à m’éclairer moi-même, ou à vous donner lieu de m’éclairer.

Heureux les combats où le vaincu, s’il est raisonnable, remporte le même avantage que le vainqueur, je veux dire la vérité !

Ce que le vainqueur a de plus n’est souvent qu’un sot orgüeil qui, loin d’ajoûter à son gain, en rabat beaucoup.

Vous dites que je prétens abolir les anciennes regles des unités ; et vous voulez les défendre. Je vous prie d’observer d’abord que, si je les attaque, c’est du moins sans intérêt, ce qui fait un préjugé favorable pour mon sentiment. Quand on établit des principes pour justifier sa conduite, ils sont suspects, puisqu’on en a besoin : mais quand on en établit contre sa conduite même, il y a lieu de croire qu’on ne consulte que la raison. Je n’ai fait que quatre tragédies ; et j’ose me vanter puisqu’il le faut, d’y avoir été du moins aussi fidéle aux unités que nos plus grands maîtres. On ne sauroit me reprocher de m’être affranchi d’aucune des contraintes établies. Ce n’est donc pas pour moi que je prétens élargir la carriere, c’est pour nos successeurs, c’est pour vous-même, monsieur, si vous en avez le courage, quand des beautés supérieures à ces regles arbitraires demanderont que vous les violiez.

Je veux, dites-vous, proscrire ces unités ; car qui en attaque une les attaque toutes.

Voilà deux méprises tout à la fois : l’une de m’imputer ce que je n’ai pas dit ; et l’autre, de faire vous-même une proposition fausse.

Pour ce qui me regarde, j’ai trouvé l’unité d’action, fondamentale ; et les deux autres, utiles ; j’en ai même dit les raisons ; et je n’en ai condamné que la superstition, qui coûte quelquefois ce qui vaudroit mieux que ces regles.

Pour ce qui vous regarde, réflechissez-y un moment ; et vous préviendrez sans doute mes raisons. Ces trois unités que vous croyez si étroitement unies, sont au contraire très indépendantes l’une de l’autre.

Il y a unité de tems et de lieu dans les Horaces ; et cependant il y a deux actions.

Il y a unité d’action dans le Judith de Boïer, car les noms ne font rien ici à notre affaire ; et cependant il y a deux lieux, Berthulie et le camp d’Holoferne ; et ne croyez pas récuser l’exemple, en disant que la piece est mauvaise d’ailleurs.

Quelqu’autre défaut qu’elle puisse avoir, elle n’en prouvera pas moins que l’unité d’action n’est pas détruite par la multiplicité des lieux.

Je ne vous cite pas la toison d’or de Corneille ; vous me diriez peut-être que c’est une piece en machines. La réponse ne seroit pas valable, puisque la différence des lieux n’y est pas l’effet de la machine, mais souvent dans la dispute on n’a pas la force de céder à la raison, dès qu’on peut saisir un prétexte pour s’y dérober.

Je vous dirai plus, monsieur ; l’unité d’intérêt est encore indépendante des trois autres unités, puisque dans le Cid il n’y a unité ni de tems, ni de lieu, ni d’action, et que cependant l’unité d’intérêt y subsiste toûjours, puisqu’il n’y tombe jamais que sur Rodrigue et sur Chimene, ce qui prouve très bien en passant que l’unité d’intérêt est très distinguée de l’unité d’action.

Comment avez-vous pu penser un moment que l’unité d’action entrainât celle de lieu ? Consultez la nature et le théatre même : tout vous contredit également. Dans la nature, il n’est jamais arrivé qu’une action aussi étenduë que celle de nos tragédies, se soit passée dans le même lieu. Il eût fallu trop de hazards singuliers qui ne se trouvent jamais ensemble.

Il n’appartient qu’à l’art de rassembler toutes les circonstances nécessaires à son dessein par un grand nombre de suppositions qu’il lui plaît d’appeller vraisemblables, ne pouvant les appeller vrayes. Au théatre même, l’action la plus une, a plusieurs parties qui se passent dans des lieux différens : il est vrai qu’on en rassemble les récits dans le même lieu : mais ces récits ne sont pas l’action ; et n’est-il pas vrai qu’elle consiste beaucoup plus dans ce qu’on fait que dans ce qu’on raconte ?

Prouvons tout de suite et par la même raison, que l’unité de tems n’emporte pas celle de lieu : car puisque dans nos tragédies les différentes parties de l’action se passent dans différens lieux, sans violer l’unité de tems ; ne pourroit-on pas me les faire voir où elles se passent sans la violer davantage ? Quand on me vient dire que Pirrhus est allé au temple avec Andromaque, et qu’on me raconte ce qui s’y est passé, me faudroit-il plus de tems pour voir l’action, que pour en entendre le récit ? Non sans doute : mais on s’est imposé la loi de ne point changer de scene ; et l’on me dérobe par-là de grands spectacles qui feroient sans doute tout une autre impression que le récit le plus élégant.

Vous appuyez votre sentiment d’une comparaison bien riante, mais qui n’en est pas plus solide. C’est le propre du riant et des graces de dérober aisément la fausseté. Quand l’imagination est contente, on ne s’avise gueres d’interroger sa raison. Vous dites qu’on seroit choqué de voir deux événemens dans un tableau.

Oüi sans doute : car un tableau ne doit représenter qu’un instant ; et deux événemens, deux lieux sont évidemment contradictoires à ce dessein. Il n’en est pas de même d’une tragédie : elle représente une action successive et qui en renferme plusieurs autres. Il y auroit vingt tableaux à faire des différens momens et des différentes situations d’une tragédie : donc il ne s’ensuit pas que la multiplicité d’événemens et de lieux qui choqueroit dans un tableau, choquât de même dans une tragédie ; et vous voyez bien qu’on ne sauroit être trop en garde contre le séduisant des comparaisons.

Il est à propos à présent que je parle un peu plus au long de l’unité d’intérêt.

C’est une espece de nouveauté dans mon ouvrage, et l’endroit qui y mérite le plus d’éclaircissement : puisque vous vous y êtes mépris, beaucoup d’autres ne sauroient manquer de s’y méprendre. J’ai distingué l’unité d’intérêt de celle d’action. Vous croyez que c’est la même chose ; mais je me flatte que vous en serez bientôt désabusé ; et je ne veux que l’Oedipe de Corneille et le votre pour la preuve complete de mon sentiment.

Quelle est l’action de l’Oedipe de Corneille ? C’est la recherche du meurtrier de Laïus. L’impunité du crime a irrité les dieux contre Thebes ; et c’est la punition du meurtrier qui doit désarmer leur vengeance : c’est donc la recherche, la découverte et le châtiment du coupable qui forment évidemment l’action de la tragédie. L’action est une. Vous allez voir cependant que dans le cours de cette action unique il y a deux intérêts qui se succedent. Le premier tombe sur Thésée accusé de la mort de Laïus. C’est lui que je vois d’abord en péril ; et quand il en sort, le danger retombe sur Oedipe ; et Thésée n’est plus dans le reste de la tragédie qu’un personnage insipide. L’action est la même dans votre Oedipe. C’est la découverte du meurtrier de Laïus : mais comme si vous aviez voulu imiter Corneille dans la duplicité d’intérêt, vous le faites tomber d’abord sur Philoctete qui m’occupe long-tems lui seul ; et quand son péril est passé, vous le faites partir de Thebes avec beaucoup de raison, ce me semble ; car la piece est finie pour lui : elle commence alors pour Oedipe ; et de là jusqu’au dénouëment, c’est à lui seul que je m’intéresse. Je vous avoüe que cela me paroît sans replique. Je ne comprens pas ce que ce peut être qu’unité d’intérêt et unité d’action, si les idées que je viens d’en donner ne sont pas les vrayes ; et n’allez pas dire que ce ne soit là qu’une question de mots ; c’est à la lettre une question d’idées. Autrement ce seroit jetter le langage dans une étrange confusion ; et dès qu’il y a des idées distinctes et constantes attachées aux termes, disputer des termes, c’est disputer des idées mêmes. J’ai profité de la faute de Corneille et de la vôtre. L’action est la même dans ma tragédie : mais l’intérêt y est un, puisque le péril des enfans d’Oedipe n’est pas distingué du sien. Ce n’est pas la premiere fois qu’on est éclairé par la méprise des plus habiles.

Tout ce que j’ai dit jusqu’ici, monsieur, doit vous mettre au fait de ce qui m’a fait soupçonner que Coriolan, tel que je l’arrange et affranchi des unités, pourroit plaire à un peuple sensé, mais moins ami des regles. Vous vous recriez d’abord qu’un peuple sensé ne sauroit ne pas être ami des regles. Oüi, monsieur, si les regles vouloient dire la raison : mais comme elles ne signifient là que des institutions arbitraires, on peut fort bien avoir le sens commun, sans les exiger.

Ma pensée ne va donc en cet endroit qu’à prouver que l’unité seule d’un grand intérêt pourroit plaire par elle-même, au lieu que les trois unités, sechement observées, pourroient encore glacer les spectateurs. Voilà tout ce que j’ai prétendu insinuer ; et non pas, comme vous voulez le faire croire, qu’on pût s’accommoder parmi nous d’un arrangement si téméraire. Je sais trop combien nous tenons à nos habitudes, et que qui entreprendroit de nous en faire changer, n’auroit pas moins besoin d’adresse que de courage. Prenez-y garde. Ce n’est qu’en me supposant des desseins secrets, que vous vous faites des occasions de critique ; et si vous m’aviez voulu faire la justice de ne donner les choses que pour ce que je les donne, et dans la précision que la vérité me prescrit, peut-être n’auriez-vous pas entrepris de me combattre.

Permettez-moi, monsieur, puisque j’y suis, d’ajouter ici sur l’unité d’intérêt quelques idées qui me paroissent utiles : elles serviront de supplément à ce que j’en ai déja dit dans mon ouvrage.

Ce n’est point assez que l’intérêt soit un, il faut qu’il soit grand, continu, et qu’il croisse jusqu’à la fin. Il faut qu’il soit grand, parceque ce ne peut être qu’à proportion de son importance qu’il émeut : l’on s’en détacheroit bien-tôt s’il étoit médiocre. L’intérêt, par exemple, est trop petit dans Bérenice. Titus l’épousera-t’il ? Ne l’épousera-t’il pas ?

L’événement est des plus familiers ; et c’est sur ce défaut que rouloit la plaisanterie de ce tems-là.

Marion pleure, Marion crie ;

Marion veut qu’on la marie.

Il faut que l’intérêt soit continu, parce qu’autrement le spectateur languiroit dans les intervalles, et qu’il ne reprendroit que foiblement une émotion interrompuë. Il faut qu’il croisse jusqu’à la fin, parce que le coeur ne sauroit demeurer long-tems dans le même état ; et qu’il se refroidit s’il ne s’échauffe.

Voici donc, à mon sens, ce qui peut contribuer le plus à la continuité d’intérêt : c’est la présence fréquente des personnages pour qui le spectateur a pris parti. On est bien plus touché quand on les voit que quand on parle d’eux, par la raison que les malheurs des absens ne font qu’une impression bien languissante, en comparaison de celle qu’on éprouveroit à les voir souffrir. Ainsi les scenes qui se passent entre les persécuteurs nous causent un sentiment d’indignation qui par lui-même est désagréable, au lieu que la vûe de ceux qu’on opprime nous cause celui de la pitié qui est le vrai plaisir du théatre.

De là naît une observation. Si l’intérêt ne tombe que sur un personnage, il est difficile qu’il soit continu dans le sens où je prens ici ce terme : car ce personnage ne peut pas occuper toûjours le théatre ; et il y aura nécessairement bien des scenes foibles, en comparaison de celles où il paroîtra. Dans l’Ariane de Thomas Corneille, on ne s’intéresse qu’à cette princesse. Tous les autres personnages sont rebutans ou froids ; et la piece n’est belle et touchante que parce qu’on y voit presque toûjours cette amante malheureuse nous exposer elle-même ses sentimens, tantôt sa confiance, tantôt ses allarmes, et enfin son désespoir. Ainsi le plus sûr est de faire tomber l’intérêt sur deux personnes qui craignent réciproquement l’une pour l’autre, parce qu’alors je puis presque toûjours présenter aux spectateurs l’une des deux ; et qu’ainsi la pitié, loin de souffrir le moindre affoiblissement, va croître à mesure que le danger deviendra plus pressant. Comme vous n’attaquez, monsieur, dans mes réflexions sur la tragédie que ce que j’ai dit des unités, j’ai crû devoir m’étendre un peu sur cette matiere ; et tacher d’obtenir votre approbation pour tout l’ouvrage, en justifiant ce qui vous en avoit paru défectueux.

Mais vous me faites un nouveau reproche ; et c’est ici que votre feu redouble ; je dirois presque votre colere, tant vous paroissez scandalisé de mon audace : mais la passion vous a un peu déguisé les choses. Vous dites que je veux proscrire la poësie du théatre, et que je veux donner des tragédies en prose : est-ce donc proscrire la poësie du théatre, de n’en admettre que ce que Racine s’en est permis, et d’en retrancher seulement les expressions épiques qui feroient dégénerer les personnages en poëtes de profession ?

Est-ce vouloir donner des tragédies en prose que de conjecturer seulement qu’elles pourroient plaire, et de n’en oser donner une toute faite ? Je ne demande qu’une simple tolérance pour ceux qui avec de grands talens pour la tragédie, n’auroient pas celui de la versification. Je ne veux rien ôter au public ; je voudrois au contraire essayer de l’enrichir. Ne croyez pas, par exemple, que je vous permisse la tragédie en prose, si j’en étois le maître : nous y perdrions sûrement un plaisir ; mais j’ose croire que, malgré ce plaisir de moins, quelques génies heureux pourroient nous toucher en prose ; et que la plus grande vérité de l’imitation jointe à toute l’élégance que le genre comporte, nous consoleroit de l’absence des vers. Qui prendra ma pensée dans toute sa modération trouvera peut-être que vous en manquez dans vos reproches. Enfin, monsieur, qu’arriveroit il de l’épreuve que je désirerois ? Les tragédies en prose plairoient ou ne plairoient pas. Si elles ne plaisoient pas, quoiqu’aux vers près, elles rassemblassent à un haut degré toutes les beautés du genre, qu’aurions-nous perdu ? Nous n’en saurions que mieux à quoi nous en tenir ; et les vers demeureroient tranquilles dans leur possession. Si elles plaisoient au contraire ; n’aurions-nous pas multiplié nos plaisirs ? Car je suis sûr que vous n’appréhendez pas que la prose fît tomber les vers : vous comptez trop sur le pouvoir de la mesure et de la rime pour craindre qu’elles pussent avoir du dessous.

Franchement je ne le crains pas non plus, quoique le cas ne me paroisse pas absolument impossible. Trouvez bon, monsieur ; que je vous conte un petit fait qui me tiendra lieu de raisonnement.

Je ne sais quel voyageur nous parle d’une nation qui faisoit de la musique un de ses plus grands plaisirs. Les vers y étoient nés du chant, comme par tout ailleurs. On mesura des paroles aux airs ; et l’on ne faisoit point de vers qui ne se chantassent. Depuis on inventa des spectacles où l’on représentoit les actions et les avantures des héros ; en un mot, on fit des tragédies, mais on n’en fit qu’en musique ; et le peuple, charmé du double plaisir que produisoit l’alliance de l’harmonie et de l’imitation des actions humaines, conclut sans hésiter sur la foi de son plaisir, que c’étoit-là la forme essentielle de la tragédie. Cependant un novateur s’avisa de penser autrement : il s’imagina que des tragédies en vers, simplement recitées, pourroient plaire ; et il osa avancer en public cet étrange paradoxe. Une grande partie de la nation se souleva contre lui : on l’accusa de méconnoître les véritables idées des choses. Quoi donc, lui disoit-on de toutes parts, comptez-vous pour rien le charme de l’harmonie si puissant sur les hommes ?

Ne sentez-vous pas combien les diverses inflexions de la musique relevent les choses indifférentes, et ce qu’elles ajoutent de force aux sentimens et à la passion ?

Voudriez-vous réduire nos tragédies à la nudité des vers ? Le novateur convenoit modestement qu’il y auroit de la perte du côté de l’oreille ; mais peut-être, représentoit-il, y regagneroit-on du côté de l’imitation ; et puisque les hommes ne parlent point en musique, les actions et les sentimens n’en paroîtroient que plus vrais par les seules inflexions du langage ordinaire. Non, lui répondit-on, cela même y devroit nuire : les héros des tragédies nous ressembleroient trop. La majesté et le pathétique qui résultent des sons mariés aux paroles, dégénereroient en une familiarité insipide dans le simple récit. Nous croirions voir des héros de nos jours ; et autant de rabattu sur l’admiration. On lui permit cependant, dans l’espérance de s’en mocquer, d’éprouver son nouveau systême. Il fit une tragédie ; et comme elle étoit touchante, elle fit, malgré le préjugé, une partie de son impression naturelle. On fut touché ; on pleura ; bien des gens ne laisserent pas de la condamner tout en pleurant. D’autres moins difficiles sçurent gré de leurs larmes à l’auteur, et se contenterent de dire que, malgré la supériorité du spectacle ordinaire, on pourroit encore se divertir à celui-ci. On fit bien-tôt d’autres tragédies dans ce genre. Peu à peu la nouvelle habitude balança l’ancienne ; et ce nouvel usage, traité d’abord de chimérique, se vit dans la suite plus de partisans que le premier. Le novateur, enhardi par son succès, ne s’en tint pas là. Il osa faire de nouvelles réflexions. Vous n’avez pas encore assez fait, dit-il au peuple. Pourquoi des vers dans vos tragédies ? Pourquoi ce reste de musique dans la représentation des choses ordinaires ? Puisque vous faites agir des hommes, faites les parler comme des hommes. Vous vous êtes rapprochés de la nature ; encore un pas, et vous l’atteindrez. Faites parler vos acteurs en prose ; et vous aurez une imitation parfaite, et dans sa plus grande naïveté. On eut d’abord quelque peine à s’y habituer : mais enfin on sentit la force et le charme de la vérité ; et ces peuples s’étonnent aujourd’hui que leurs ancêtres ne comprissent pas qu’on pût s’accommoder d’une imitation si vraye.

Il ne reste plus, monsieur, que ce que j’ai pû dire contre les vers ; et d’abord vous vous étonnez comme d’un prodige qu’un homme qui en a tant fait cherche lui-même à les dégrader. Sur cela je vous avoüerai que si je n’avois remarqué en effet que les vrais inconvéniens de la versification, je m’applaudirois d’être là-dessus plus raisonnable que ceux qui ne les sentent pas. Je sais qu’un peu d’yvresse sur l’art où l’on s’exerce, a souvent son avantage : il redouble nôtre courage et nos forces pour en surmonter les difficultés ; et l’on n’y feroit pas des progrès si grands et si rapides, si on le croyoit moins digne de l’estime des hommes. Ainsi, monsieur, cachez-vous long-tems les défauts des vers : j’aime à vous voir encore dans l’yvresse : le génie n’en prendra qu’un plus grand essor : mais enfin cela ne prescrit pas contre la raison : elle a droit de revenir sur tout ; et c’est toûjours une disposition d’esprit bien estimable que d’être prêt à s’y rendre contre ses propres intérêts. Un sculpteur peut croire son art au-dessus de la peinture : cette préférence qu’il lui donne, l’anime à s’y distinguer : mais l’accuseroit-on de mauvais sens, s’il reconnoissoit que la peinture a l’avantage d’une imitation plus parfaite ? Je dirai plus : il faut se défier, si j’ose parler ainsi, de cet orgüeil de profession : il peut nous jetter dans le mépris de bien des choses qui valent souvent mieux que celles que nous faisons ; et c’est ce qui arrive dans le bourgeois gentilhomme au maître à danser et au maître de musique. Tout ne va mal dans le monde selon eux, que parce qu’on n’y sait pas assez la musique et la danse. Enfin, monsieur, quoique j’aime les vers autant que personne, je suis pourtant bien-aise de les connoître pour ce qu’ils sont. Il faut conserver un peu de discernement jusques dans la passion. Le misantrope, tout amoureux qu’il est de Celimene, est pourtant frappé de tous ses défauts, tandis que les marquis ne s’en doutent pas.

Il s’en faut bien que je sois là-dessus aussi témeraire qu’on le pense. Je vous prie d’abord de remarquer que je n’ai parlé que de la versification françoise.

Il ne m’appartient pas d’apprecier les agrémens ni les difficultés des autres : or en convenant que le goût des vers est naturel à tous les peuples ; ce que je crois vrai, puisque les vers sont nés du chant et que l’on a chanté par tout ; il faut convenir aussi que les différens peuples ne se sont pas rencontrés dans les regles qu’ils s’y sont prescrites ; quelques-uns même se sont passé des vers, et n’ont fait consister la poësie que dans la magnificence et l’audace des figures. Selon le témoignage de M. Arnaud telle est la poësie des hébreux que nous reconnoissons pour la plus sublime de toutes. Voici ses paroles. " ce n’étoit peut-être que dans le langage extrêmement figuré que consistoit la poësie hébraïque, … etc. "

Monsieur Arnaud est bien éloigné de soupçonner la moindre rime. Quoiqu’il en soit, les peuples se sont imposé différentes mesures. Quelques-uns ont employé la rime ; d’autres ne l’ont pas imaginée, où l’ont dédaignée. Le caprice y a eu bonne part ; et l’habitude a fait le reste : ce qui prouve qu’aucune de ces institutions ne produit par elle-même un plaisir nécessaire et commun à tous les hommes : or quelques nations doivent avoir été moins heureuses les unes que les autres dans le choix de leurs vers. Eh pourquoi ne pourroit-ce pas être les françois qui s’y seroient le plus trompés ? Voici ce que M. l’archevêque de Cambrai qui n’est pas le seul de son avis a dit de nôtre versification. Je cite son témoignage, parce qu’il doit être d’un grand poids. Il étoit grand poëte lui-même dans le plus beau sens de ce terme : il étoit infiniment sensible à l’harmonie des vers grecs et latins qu’il citoit fréquemment d’abondance de goût : il avoit une connoissance délicate de nôtre langue ; et d’ailleurs il avoit lû et relû nos grands versificateurs, les Corneilles, les Despreaux et les Racines : en un mot, il n’avoit aucun des défauts qui pourroient faire recuser un témoin sur le dégoût des vers. Lisez pourtant ce qu’il a dit des nôtres.

" les vers de nos odes où les rimes sont entrelacées, … etc. " je ne suis pas à beaucoup près si difficile que M. de Cambrai ; et il s’en faut bien que les beaux vers me paroissent aussi rares qu’à lui. Ce que je sais cependant, c’est que la rime et la mesure entraînent bien des impropriétés de termes, et de mauvais arrangemens d’idées. Qui examineroit rigoureusement nos plus grands poëtes, les convaincroit à chaque page de n’être exacts ni pour la langue ni pour le sens. Que l’on y trouveroit de choses aussi mal arrangées que ces quatre vers de Monsieur Despreaux !

Quoi ! Dira-t’on d’abord, un ver, une fourmi, un insecte rampant qui ne vit qu’à demi, un taureau qui rumine, une chevre qui broute ont l’esprit mieux tourné que n’a l’homme ? Oüi sans doute.

En laissant à part la petite faute de langue dont on ne peut se prendre qu’à la mesure, ont l’esprit mieux tourné que n’a l’homme, quoique la regle demandât que ne l’a l’homme ; la force naturelle de la question consiste à passer du moins absurde au plus absurde. Il falloit dire.

Quoi ! Dira-t’on, un taureau qui rumine, une chevre qui broute, une fourmi, un ver, un insecte rampant qui ne vit qu’à demi : mais la rime, oüi sans doute, a tout dérangé ; et elle a détruit la gradation essentielle de l’objection. Combien dans nos plus grands poëtes trouveroit-on de choses aussi-mal en ordre ? Or il y a bien des gens pour qui les vers sont trop chers à ce prix. Qu’on les plaigne tant qu’on voudra de n’être pas assez sensibles à l’harmonie pour pardonner ces petits défauts ; ils plaignent les autres à leur tour d’être assez peu sensibles à la perfection du sens pour s’en passer à si bon marché. Ces pitiés reciproques ne concluent rien. C’est à la raison à décider.

Pour vous, monsieur, vous vantez le charme de la versification en général : mais vous ne touchez à rien de ce que j’ai dit ; et vous pourriez avoir raison dans tout ce que vous alléguez, sans en avoir moins de tort avec moi.

J’ai traité la matiere dans trois morceaux séparés, et dans des vûës toutes différentes. Pour ne rien confondre, vous aviez à combattre dans chaque morceau ce que j’y établis : mais il vous a paru plus commode de vous jetter dans le vague, et de laisser soupçonner seulement que vous me répondiez, en vous gardant bien de le faire.

Dans le premier morceau je veux faire voir les illusions qui naissent des vers, ce qui, bien loin d’en nier le plaisir, l’établit formellement : car pourquoi des choses conservées en leur entier, et jusques dans leurs tours et dans leurs expressions, deviendroient-elles en prose si foibles et si languissantes, en comparaison de ce qu’elles nous paroissent en vers ? Si ce n’étoit du plaisir que nous font les vers par eux-mêmes. Au lieu de prendre ma pensée, je prétens, à ce que vous dites, qu’une scene de tragédie, réduite en prose, ne perd rien de sa force et de sa grace ; pour cela j’y réduits une scene de Mithridate ; et personne, ajoutez-vous, ne la peut lire. Y avez-vous bien songé, monsieur ? Quoi ! Nos plus grands poëtes dépoüillés de la rime et de la mesure, et réduits exactement à leurs pensées, ne pourroient plus se lire ! Qui les a jamais dégradés à ce point ? Et qui leur fait cet outrage ? Vous, monsieur, qui voulez les défendre.

Que personne ne puisse lire la scene en question, le sentiment est bien exagéré : mais n’importe : plus il l’est, plus vous prouvez pour moi, contre votre intention : car ne s’ensuit-il pas de là que nous estimons beaucoup moins le sens que la versification ? Et c’est positivement ce que je veux dire : or par une saillie de philosophe qu’il faut, s’il vous plaît, me passer, je fais quelque honte à des hommes raisonnables, d’estimer plus un bruit mesuré, que des idées qui les éclairent, ou des sentimens qui les touchent ; et je dis que le soin de mesurer ce bruit qu’on appelle si mal-à-propos enthousiasme, n’est en soi qu’un travail aussi pénible que frivole. Je n’en veux d’autre témoin que vous, monsieur. Combien de fois dans vos sécheresses et dans l’impuissance d’exprimer vos pensées, avez-vous traité de folie la rime et la mesure qui vous arrêtoient ? Combien de fois avez-vous éprouvé comme Despreaux que la rime quinteuse disoit noir, quand vous vouliez dire blanc ? Prenez-y garde en passant, la prose dit blanc dès qu’elle le veut ; et voilà son avantage. Despreaux a maudit élégamment l’insensé qui inventa la rime et la mesure, et qui s’avisa d’y enchaîner la raison. Tout son enthousiasme dans cette satyre se réduisoit à rêver long-tems sans succès ; à effacer des pages entieres, à n’écrire quatre mots que pour en effacer trois ; en un mot, à ne pouvoir se contenter et à s’en plaindre. Vous me direz qu’il a surmonté la difficulté. Il est vrai, monsieur, mais pour des pensées si communes, qu’à peine les auroit-il jugées dignes d’être dites, si elles lui avoient moins coûté. Ce suisse si philosophe, qui a écrit sur les françois et les anglois, a remarqué ce vuide et ce frivole dans plusieurs ouvrages de notre grand versificateur qui, à son avis, n’a pensé que bien superficiellement : mais, il faut l’avoüer, c’est par cela même qu’avec une grande élégance de détail, il en est plus agréable au grand nombre.

J’ose vous le demander à vous-même : d’où viennent les corrections multipliées que vous faites tous les jours à vos poëmes ? Si ce n’est, comme je l’ai dit, que pour un homme difficile les vers ne sont jamais achevés.

J’ai remarqué une seconde illusion : c’est qu’on s’imagine souvent sentir dans les vers de la poësie qui n’y est pas ; et la scene de Mithridate, réduite en prose, prouve parfaitement ma pensée, puisqu’on est surpris de n’y pas trouver une expression qui ne convienne au stile libre. Cette illusion est d’autant plus dangereuse, que les auteurs tragiques, s’imaginant qu’il faut toûjours de la poësie dans les vers, s’abandonnent mal-à-propos à l’excès des figures, et qu’ils sont enflés et recherchés où ils ne devroient être que d’une simplicité élégante. On fait vanité de porter l’epique dans la tragédie : en croyant la parer, on la déguise. Les personnages paroissent souvent composer de beaux vers, plutôt qu’exposer des sentimens. Au lieu de ne se permettre que des discours naturels, on les surcharge d’expressions poëtiques qui ne sont pas du caractere de la passion, et dont le misantrope diroit bien : affectation pure ; et ce n’est pas ainsi que parle la nature.

J’en conviens pourtant : n’a pas ces défauts qui veut. Je sais estimer le degré d’imagination qui en est la source : mais je sais aussi qu’il faut maîtriser cette imagination dominante, et l’assujettir toûjours à la raison et aux convenances. Des beautés déplacées deviennent de véritables fautes. Voilà tout ce que j’établis dans ce premier morceau ; et vous le laissez dans son entier, puisque vous n’en avez rien combattu.

Le second est une ode, où, sans versification, j’essaye poëtiquement tous les genres. J’y reconnois les vrais avantages des vers, l’admiration qui naît de la difficulté surmontée, le plaisir de l’oreille par les nombres quoiqu’arbitraires, les efforts que la contrainte même des vers fait faire à l’esprit, et qui quelquefois lui font trouver mieux qu’il ne cherchoit, l’empire que l’habitude leur a donné sur nous, et les secours qu’ils prêtent à la mémoire ; et je concluds seulement, malgré tous ces avantages, qu’il reste à la prose celui d’être plus maîtresse du discours. Vous n’aviez, pour me combattre, à m’objecter que deux choses, ou l’oubli de quelque avantage des vers, ou la fausseté de celui que j’attribuë à la prose. Vous n’avez fait ni l’un ni l’autre ; et la raison ne vous l’a pas permis. En effet depuis le petit soulevement que j’ai causé au parnasse, je n’entens contre moi que mes propres raisons ; et le plaisant est qu’on pense m’ouvrir les yeux, et qu’en me répétant, on veüille m’apprendre à moi-même ce que j’ai dit. Ainsi ce second morceau demeure encore sans réponse.

Le troisiéme est ma réponse à M. de La Faye.

Je répons précisément à chacune de ses raisons. Il falloit, pour me combattre, me prouver l’insuffisance de quelqu’une de mes réponses ; et c’est encore ce que vous n’avez pas fait. Monsieur De La Faye, pour la préférence de la versification, ne m’allegue que des raisons très-foibles, parce qu’il n’y en a pas d’autres ; et il avoit le droit de s’en contenter, puisqu’il me parle en vers où le spécieux suffit de reste : mais c’est en usurper le privilege que de n’en avoir pas dit de meilleures en prose.

Que combattez-vous donc, monsieur ?

Vous me direz sans doute que c’est le résultat de tout ce que j’ai avancé : mais vous allez voir que vous n’y touchez pas plus qu’au détail. Voici ce que j’ai résumé moi-même.

Il y a bien des gens qui aiment les vers, malgré tous leurs inconvéniens ; et malgré toutes mes réflexions, je suis moi-même de ce nombre. Ayons donc des vers, puisqu’il nous en faut ; encourageons les versificateurs ; attachons même la gloire à la peine qu’ils se donnent, puisqu’autrement personne ne la prendroit : mais comme il y a aussi des gens raisonnables à qui la contrainte et la monotonie des vers déplaisent ; et qu’il y a d’ailleurs des écrivains qui, n’étant pas versificateurs, ont pourtant de quoi réüssir en prose dans tous les genres, comme M. de Fenelon l’a fait dans le poëme épique, laissons la liberté des stiles, afin de contenter tous les goûts.

Loin de détruire ce résultat, vous le confirmez vous-même, sans le vouloir. Il y a une infinité de gens de bon sens, dites-vous, qui n’aiment point la poësie faute de la connoître. Eh bien, monsieur, ces gens de bon sens sont-ils indignes de toutes les imitations que les versificateurs s’arrogent à eux seuls ? Et puisqu’il y a des écrivains qui, aux vers près, peuvent leur en procurer le plaisir, ne voilà-t’il pas des auteurs et des lecteurs faits les uns pour les autres ? Pourquoi leur interdire l’usage de leurs talens et de leur goût ? De bonne foi cela seroit-il raisonnable ? Que combattez-vous donc encore une fois ? Une idée qui n’est pas la mienne ; et c’est la méprise qui regne dans toute vôtre préface. Vous croyez que je veux anéantir les unités, que je veux bannir la poësie du théatre ; et enfin que je veux proscrire les vers. Je n’ai rien dit de tout cela ; et ce n’est pourtant que cela que vous combattez.

Vous pourriez m’interroger à votre tour et me demander d’où vient que vos soupçons sont précisément l’idée que bien des gens ont retenuë de mes réflexions sur les vers ? Je vous répondrai naïvement, monsieur : en voici, ce me semble, la raison. C’est que d’un côté accusant les vers de nous séduire souvent sur le fond des choses, remarquant de l’autre beaucoup d’inconvéniens qu’entraînent la rime et la mesure, jettant quelquefois du ridicule sur l’enthousiasme prétendu des versificateurs, les chargeant encore un peu de la puérilité et du badinage des bouts-rimés qui ne se sentent que trop dans les meilleurs ouvrages ; et enfin détruisant la vaine préférence qu’ils se donnent sur les autres écrivains, j’ai donné lieu de soupçonner que je méprisois assez les vers, pour en condamner tout-à-fait l’usage : mais non, monsieur, je le répete, ce n’est point là ma conséquence ; et vous auriez dû le voir : car un critique n’en est pas quitte pour soupçonner ; il y doit regarder de plus près.

Puisque les vers nous plaisent, malgré ce qu’il en coûte souvent à la justesse et aux convenances, je n’ai garde de les proscrire ; et sans examiner davantage d’où peut naître le plaisir qu’ils nous font, si c’est de l’admiration de la difficulté surmontée, ou du pouvoir de l’habitude, presqu’aussi puissante sur les hommes que la nature, ou même d’une mesure symétrique qui, comme je l’ai dit, satisfait en nous un goût naturel, pourvû qu’elle ne dégénére pas en une uniformité continuë, et contraire à un autre goût aussi naturel qui est celui de la variété ; sans, dis-je, entrer dans ces discussions, désormais inutiles et ennuyeuses, il me suffit que les vers plaisent pour ne pas souhaiter qu’on s’en prive. Je vous invite moi-même à nous en donner le plus qu’il sera possible. Vous avez de quoi en éviter les inconvéniens mieux que beaucoup d’autres ; et j’ose vous l’assurer, sur la foi de mon goût pour les vers et de mon estime pour vous, je serai toûjours un de vos plus sensibles et de vos plus zélés approbateurs.