Alphonse de Lamartine

1862

Cours familier de littérature [XIII]

2015
Alphonse de Lamartine, Cours familier de littérature : un entretien par mois, tome XIII, Paris : chez l’auteur, 1862, 412 p. Source : Gallica. Orthographe modernisée.
Ont participé à cette édition électronique : Charlotte Rosati (Stylage sémantique), Éric Thiébaud (Stylage sémantique) et Stella Louis (Numérisation et encodage TEI).

LXXIIIe entretien.
Critique de l’Histoire des Girondins (4e partie) §

I §

{p. 1}« Tant que les révolutions ne sont pas achevées, l’instinct du peuple pousse à la république ; car il sent que toute autre main que la sienne est trop faible pour imprimer l’impulsion {p. 2}qu’il faut aux choses. Le peuple ne se fie pas, et il a raison, à un pouvoir irresponsable, perpétuel et héréditaire, pour faire ce que commandent des époques de création. Il veut faire ses affaires lui-même. Sa dictature lui paraît indispensable pour sauver la nation. Or la dictature organisée du peuple, qu’est-ce autre chose que la république ? Il ne peut remettre ses pouvoirs qu’après que toutes les crises sont passées, et que l’œuvre révolutionnaire est incontestée, complète et consolidée. Alors il peut reprendre la monarchie et lui dire de nouveau : “Règne au nom des idées que je t’ai faites ! ”

« L’Assemblée constituante fut donc aveugle et faible de ne pas donner la république pour instrument naturel à la Révolution. Mirabeau, Bailly, La Fayette, Sieyès, Barnave, Talleyrand, Lameth, agissaient en cela en philosophes, et non en grands politiques. L’événement l’a prouvé. Ils crurent la Révolution achevée aussitôt qu’elle fut écrite ; ils crurent la monarchie convertie aussitôt qu’elle eut juré la constitution. La Révolution n’était que commencée, et le serment de la royauté à la Révolution était aussi vain que le serment de la Révolution {p. 3}à la royauté. Ces deux éléments ne pouvaient s’assimiler qu’après un intervalle d’un siècle. Cet intervalle, c’était la république. Un peuple ne passe pas en un jour, ni même en cinquante ans, de l’action révolutionnaire au repos monarchique. C’est pour l’avoir oublié à l’heure où il fallait s’en souvenir, que la crise a été si terrible et qu’elle nous agite encore. Si la Révolution qui se poursuit toujours avait eu son gouvernement propre et naturel, la république, cette république eût été moins tumultueuse et moins inquiète que nos cinq tentatives de monarchie. La nature des temps où nous avons vécu proteste contre la forme traditionnelle du pouvoir. À une époque de mouvement, un gouvernement de mouvement, voilà la loi !

« L’Assemblée nationale, dit-on, n’en avait pas le droit : elle avait juré la monarchie et reconnu Louis XVI ; elle ne pouvait le détrôner sans crime ! L’objection est puérile, si elle vient d’esprits qui ne croient pas à la possession des peuples par les dynasties. L’Assemblée constituante, dès son début, avait proclamé le droit inaliénable des peuples et la légitimité des insurrections {p. 4}nécessaires. Le serment du Jeu de Paume ne consistait qu’à jurer désobéissance au roi et fidélité à la nation. L’Assemblée avait ensuite proclamé Louis XVI roi des Français. Si elle se reconnaissait le pouvoir de le proclamer roi, elle se reconnaissait par là même le droit de le proclamer simple citoyen. La déchéance pour cause d’utilité nationale et d’utilité du genre humain était évidemment dans ses principes. Que fait-elle cependant ? Elle laisse Louis XVI roi ou elle le refait roi, non par respect pour l’institution, mais par pitié pour sa personne et par attendrissement pour une auguste décadence. Voilà le vrai. Elle craignait le sacrilège, et elle se précipite dans l’anarchie. C’était clément, beau, généreux ; Louis XVI méritait bien du peuple. Qui peut flétrir une magnanime condescendance ? Avant le départ du roi pour Varennes, le droit absolu de la nation ne fut qu’une fiction abstraite, un summum jus de l’Assemblée. La royauté de Louis XVI resta le fait respectable et respecté. Encore une fois, c’était bien fait.

« Mais il vint un moment, et ce moment fut celui de la fuite du roi, sortant du royaume, {p. 5}protestant contre la volonté nationale, et allant chercher l’appui de l’armée et l’intervention étrangère, où l’Assemblée rentrait dans le droit rigoureux de disposer du pouvoir déserté. Trois partis s’offraient à elle : déclarer la déchéance et proclamer le gouvernement républicain ; proclamer la suspension temporaire de la royauté, et gouverner en son nom, pendant son éclipse morale ; enfin restaurer à l’instant la royauté.

« L’Assemblée choisit le pire. Elle craignit d’être dure, et elle fut cruelle ; car, en conservant au roi le rang suprême, elle le condamna au supplice de la colère et du dédain de son peuple. Elle le couronna de soupçons et d’outrages. Elle le cloua au trône, pour que le trône fût l’instrument de ses tortures et enfin de sa mort.

« Des deux autres partis à prendre, le premier était le plus logique et le plus absolu : proclamer la déchéance et la république.

« La république, si elle eût été alors légalement établie par l’Assemblée dans son droit et dans sa force, aurait été tout autre que la république qui fut perfidement et atrocement {p. 6}arrachée, neuf mois après, par l’insurrection du 10 août. Elle aurait eu, sans doute, les agitations inséparables de l’enfantement d’un ordre nouveau. Elle n’aurait pas échappé aux désordres inévitables dans un pays de premier mouvement, passionné par la grandeur même de ses dangers. Mais elle serait née d’une loi, au lieu d’être née d’une sédition ; d’un droit, au lieu d’une violence ; d’une délibération, au lieu d’une insurrection. Cela seul changeait les conditions sinistres de son existence et de son avenir. Elle devait être remuante, elle pouvait rester pure.

« Voyez combien le seul fait de sa proclamation légale et réfléchie changeait tout. Le 10 août n’avait pas lieu ; les perfidies et la tyrannie de la commune de Paris, le massacre des gardes, l’assaut du palais, la fuite du roi à l’Assemblée, les outrages dont il y fut abreuvé, enfin son emprisonnement au Temple, étaient écartés. La république n’aurait pas tué un roi, une reine, un enfant innocent, une princesse vertueuse. Elle n’aurait pas eu les massacres de septembre, ces Saint-Barthélemy du peuple qui tachent à jamais les langes de la liberté. Elle {p. 7}ne se serait pas baptisée dans le sang de trois cent mille victimes. Elle n’aurait pas mis dans la main du tribunal révolutionnaire la hache du peuple, avec laquelle il immola toute une génération pour faire place à une idée. Elle n’aurait pas eu le 31 mai. Les Girondins, arrivés purs au pouvoir, auraient eu bien plus de force pour combattre la démagogie. La république, instituée de sang-froid, aurait bien autrement intimidé l’Europe qu’une émeute légitimée par le meurtre et les assassinats. La guerre pouvait être évitée, ou, si la guerre était inévitable, elle eût été plus unanime et plus triomphante. Nos généraux n’auraient pas été massacrés par leurs soldats aux cris de trahison. L’esprit des peuples aurait combattu avec nous, et l’horreur de nos journées d’août, de septembre et de janvier, n’aurait pas repoussé de nos drapeaux les peuples attirés par nos doctrines. Voilà comment un seul changement, à l’origine de la république, changeait le sort de la Révolution. »

II §

{p. 8}Les Girondins règnent sous le nom de Louis XVI, et règnent en le trahissant. On a critiqué le portrait de madame Roland. Leur Égérie est flattée, cela est vrai ; j’ai glissé sur le mélange d’intrigue et d’emphase qui composait le génie à la fois féminin et romain de cette femme. J’ai plus cédé en cela à la popularité qu’à la vérité. J’ai voulu donner une Cornélie à la république. Je ne sais au fond ce qu’était Cornélie, cette mère des Gracques qui élevait des conspirateurs contre le sénat de Rome et qui les formait à la sédition, vertu des ambitieux populaires.

Quant à madame Roland, qui enflait un mari vulgaire du souffle de sa colère de femme contre une cour odieuse parce qu’elle ne s’ouvrait pas à sa vanité de parvenue, il n’y a de vraiment beau en elle que sa mort. Son rôle n’a que la parade de la véritable grandeur {p. 9}d’âme. Elle dicte à son mari de noires trahisons contre le roi qui l’a admis dans son ministère ; elle anime les Girondins, ses familiers, d’une haine implacable contre la reine, déjà si humiliée et si menacée ; elle n’a ni respect ni pitié pour cette victime, elle la désigne du doigt à la multitude ameutée. Elle n’est plus ni femme, ni mère, ni Française. Elle se pose en Némésis à la porte des tours du Temple, après que la reine y gémit sur son époux, sur ses enfants, sur elle-même, entre le trône et l’échafaud. Ce stoïcisme ostentatoire de l’implacabilité tue, à mes yeux, la femme dans ce tribun des femmes. Je devais, pour être vrai, la blâmer ; par complaisance pour la popularité, je l’ai exaltée. Mon enthousiasme n’était pas complètement sincère. Charlotte Corday, malgré son dévouement criminel dans l’acte héroïque, dans l’inspiration, valait mille fois mieux que madame Roland. Le cœur manque à ce buste de femme politique, comme il manque à presque toutes les femmes qui affectent une passion métaphysique et populaire faute d’une passion individuelle et tendre qui nourrisse leur âme au lieu de nourrir leur vanité.

{p. 10}Ce sentiment vrai en moi contre ces tribuns féminins de la république ou de la royauté perçait déjà malgré moi dans l’apothéose affectée que je faisais de madame Roland.

« L’orgueil de ce monde aristocratique qui la voyait sans la compter pesait sur son âme. Une société où elle n’avait pas son rang lui semblait mal faite. C’était moins de l’envie que de la justice révoltée en elle. Les êtres supérieurs ont leur place marquée par Dieu, et tout ce qui les en écarte leur semble une usurpation. Ils trouvent la société souvent inverse de la nature ; ils se vengent en la méprisant. De là la haine du génie contre la puissance. Le génie rêve un ordre de choses où les rangs seraient assignés par la nature et la vertu. Ils le sont presque toujours par la naissance, cette faveur aveugle de la destinée. Il y a peu de grandes âmes qui ne sentent en naissant la persécution de la fortune, et qui ne commencent par une révolte intérieure contre la société. Elles ne s’apaisent qu’en se décourageant. D’autres se résignent, par une compréhension plus haute, à la place que Dieu leur assigne. Servir humblement le monde est encore plus {p. 11}beau que le dominer. Mais c’est là le comble de la vertu. La religion y conduit en un jour, la philosophie n’y conduit que par une longue vie, par le malheur et par la mort. Il y a des jours où la plus haute place du monde, c’est un échafaud. »

III §

Rien de plus injuste que les accusations d’inhumanité de plume envers le roi, la reine, la famille royale, dans le récit du 10 août. Les royalistes se sont abstenus de me lire, afin d’avoir le droit de répéter sur parole ces calomnies démenties par chacune de mes pitiés de cœur dans ce récit. Lisez de bonne foi aujourd’hui :

« L’Assemblée suspendit sa séance à une heure du matin. La famille royale était restée jusque-là dans la loge du Logographe. Dieu seul peut mesurer la durée des quatorze heures de cette séance dans l’âme du roi, de la reine, {p. 12}de Madame Élisabeth et de leurs enfants. La soudaineté de la chute, l’incertitude prolongée, les vicissitudes de crainte et d’espérance, la bataille qui se livrait aux portes et dont ils étaient le prix sans même voir les combattants, les coups de canon, la fusillade retentissant dans leur cœur, s’éloignant, se rapprochant, s’éloignant de nouveau comme l’espérance qui joue avec le moment, la pensée des dangers de leurs amis abandonnés au château, le sombre avenir que chaque minute creusait devant eux sans en apercevoir le fond, l’impossibilité d’agir et de se remuer au moment où toutes les pensées poussent l’homme à l’agitation, la gêne de s’entretenir même entre eux, l’attitude impassible que le soin de leur dignité leur commandait, la crainte, la joie, le désespoir, l’attendrissement, et, pour dernier supplice, le regard de leurs ennemis fixé constamment sur leurs visages pour y surprendre un crime dans une émotion ou s’y repaître de leur angoisse, tout fit de ces heures éternelles la véritable agonie de la royauté. La chute fut longue, profonde, terrible, du trône à l’échafaud. Nulle part elle ne fut plus sentie que là. C’est le premier {p. 13}coup qui brise, les autres ne font que tuer.

« Si l’on ajoute à ces tortures de l’âme les tortures du corps de cette malheureuse famille, jetée, après une nuit d’insomnie, dans cette espèce de cachot ; l’air brûlant exhalé par une foule de trois ou quatre mille personnes, s’engouffrant dans la loge, et intercepté dans le couloir par la foule extérieure qui l’engorgeait ; la soif, l’étouffement, la sueur ruisselante, la tendresse réciproque des membres de cette famille multipliant dans chacun d’eux les souffrances de tous, on comprendra que cette journée eût dû assouvir à elle seule une vengeance accumulée par quatorze siècles.

« Le prince, accoudé sur le devant de la loge comme un homme qui assiste à un grand spectacle, semblait déjà familiarisé avec sa situation. Il faisait des observations judicieuses et désintéressées sur les circonstances, sur les motions, sur les votes, qui prouvaient un complet détachement de lui-même. Il parlait de lui comme d’un roi qui aurait vécu mille ans auparavant ; il jugeait les actes du peuple envers lui comme il aurait jugé les actes de Cromwell et du long parlement envers Charles Ier. La puissance de {p. 14}résignation qu’il possédait lui donnait cette puissance d’impartialité, sous le fer même du parti qui le sacrifiait. Il adressait souvent la parole à demi-voix aux députés les plus rapprochés de lui et qu’il connaissait, entre autres à Calon, inspecteur de la salle, à Coustard et à Vergniaud. Il entendit sans changer de couleur, de regard, d’attitude, les invectives lancées contre lui et le décret de sa déchéance. La chute de sa couronne ne donna pas un mouvement à sa tête. On vit même une joie secrète luire sur ses traits à travers la gravité et la tristesse du moment. Il respira fortement, comme si un grand fardeau eût été soulevé de son âme. L’empire pour lui était un devoir plus qu’un orgueil. En le détrônant on le soulageait.

IV §

« Madame Élisabeth, insensible à la catastrophe politique, ne cherchait qu’à répandre un peu de sérénité dans cette ombre. La triste {p. 15}condoléance de son sourire, la profondeur d’affection qui brillait dans ses yeux à travers ses larmes, ouvraient au roi et à la reine un coin de ciel intérieur où les regards se reposaient confidentiellement de tant de trouble. Une seule âme qui aime, un seul accent qui plaint, compensent la haine et l’injure de tout un peuple : elle était la pitié visible et présente à côté du supplice.

« La reine avait été soutenue au commencement par l’espérance de la défaite de l’insurrection. Émue comme un héros au bruit du canon, intrépide contre les vociférations des pétitionnaires et des tribunes, son regard les bravait, sa lèvre dédaigneuse les couvrait de mépris ; elle se tournait sans cesse, avec des regards d’intelligence, vers les officiers de sa garde, qui remplissaient le fond de la loge et le couloir, pour leur demander des nouvelles du château, des Suisses, des forces qui leur restaient, de la situation des personnes chères qu’elle avait laissées aux Tuileries et surtout de la princesse de Lamballe, son amie. Elle avait appris en frémissant d’indignation, mais sans pâlir, le massacre de Suleau dans la cour des {p. 16}Feuillants, les cris de rage des assassins, les fusillades des bataillons aux portes de l’Assemblée, les assauts tumultueux du peuple pour forcer l’entrée du couloir et venir l’immoler elle-même. Tant que le combat avait duré, elle en avait eu l’agitation et l’élan. Aux derniers coups de canon, aux cris de victoire du peuple, à la vue de ses écrins, de ses bijoux, de ses portefeuilles, de ses secrets étalés et profanés sous ses yeux comme les dépouilles de sa personne et de son cœur, elle était tombée dans un abattement immobile, mais toujours fier. Elle dévorait sa défaite, elle ne l’acceptait pas comme le roi. Son rang faisait partie d’elle-même ; en déchoir, c’était mourir. Le décret de suspension, prononcé par Vergniaud, avait été un coup de hache sur sa tête. Elle ferma un moment les yeux et parut se recueillir dans son humiliation ; puis l’orgueil de son infortune brilla sur son front comme un autre diadème. Elle recueillit toute sa force pour s’élever, par le mépris des coups, au-dessus de ses ennemis ; elle ne les sentit plus que dans les autres. »

Nous demandons à tout lecteur de bonne foi {p. 17}si la pitié manque à l’infortune et si le respect manque à la catastrophe dans un tel tableau ? Est-ce démoraliser le peuple que lui peindre ainsi ses victimes, et que lui arracher des larmes sur les victoires mêmes que ses tribuns remportent en son nom ?

V §

Quant aux massacres de septembre, mystère qui n’a pas encore été sondé après soixante ans de recherches, la langue humaine a-t-elle une exécration et un anathème qui puissent égaler l’horreur que ce forfait de cannibales m’inspire, comme à tous les hommes civilisés ? Qu’on lise ce récit compulsé tête par tête, dans cette mêlée de cadavres et dans cette mare de sang, pour faire au peuple horreur de lui-même quand il prend ses fureurs pour loi ? Peut-être ai-je été injuste même envers Danton en lui attribuant la première pensée de ce coup d’État de l’assassinat en masse ? Je crois plutôt maintenant {p. 18}que le vrai crime de Danton, dans ces journées de la hache, a été une espèce de connivence forcée avec les scélérats obscurs et forcenés de la commune de Paris, et que, ne pouvant pas arrêter le crime résolu par ces municipes bourreaux, Danton a lâchement préféré être leur complice le doigt sur la bouche, gémissant en silence, mais laissant accomplir les horreurs qu’il détestait en les excusant. Cette partie de l’Histoire des Girondins est la plus ténébreuse ; les conjectures y suppléent aux documents vrais, tant les survivants, parmi les assassins, ont eu intérêt à déchirer les pages de ce mois néfaste. Une seule chose est certaine, c’est que ni Robespierre, encore pur de sang, ni surtout les Girondins, n’y trempèrent pas. Ce fut même l’horreur de ces journées de septembre qui sépara les Girondins de Danton. Danton ne leur demandait que de se taire, de laisser ces cadavres dans l’ombre et ces égorgeurs dans l’impunité. Les Girondins n’y consentirent jamais ; leur politique, en cela inflexiblement honnête, se refusa à conclure le pacte de la réticence avec Danton, au prix du sang de septembre amnistié par eux. On ne conçoit pas comment M. de  {p. 19}Cassagnac attribue aux Girondins les massacres de septembre ; c’est comme si on attribuait la journée du 9 thermidor et la mort de Robespierre à Robespierre ! Les Girondins sont morts pour avoir voulu obstinément et honnêtement mourir plutôt que de sanctionner par leur silence les crimes de septembre. Que n’ont-ils été aussi inflexibles dans le jugement à mort du roi ! Ils auraient laissé la plus grande force d’un parti républicain à la postérité, une mémoire pure, non-seulement de toute participation mais de toute indulgence aux crimes populaires.

VI §

Avant d’avoir participé moi-même, non aux conspirations, mais aux événements d’une révolution, il m’était impossible de croire que des événements aussi capitaux que les massacres de septembre pussent rester dans une complète obscurité devant l’histoire, soit qu’ils {p. 20}fussent des effets sans cause, des crimes d’emportement non prémédités, et dont personne n’a la responsabilité que l’élément populaire, soulevé par un hasard ; soit que les conspirateurs de ces émotions artificielles du peuple eussent si bien caché leur nom et leur main qu’on ne pût jamais les prendre en flagrant délit de préméditation. J’étais dans l’erreur, je l’avoue de bonne foi. Les deux événements les plus saillants de l’année révolutionnaire de 1848 sont le mouvement même du 24 février, qui inonde tout à coup les rues d’hommes armés qui élèvent des barricades au cœur de Paris, qui lasse l’armée pendant deux jours de lutte, qui établit un camp insignifiant mais inexpugnable dans le centre d’une capitale, qui bivouaque toute une nuit sur les toits, qui paraît dissous, et qui, le matin du troisième jour, sort de ce camp, attaque et disperse les troupes royales, marche sur le palais, en chasse la royauté, entoure l’Assemblée, et ne se dissipe que devant quelques citoyens tout à fait étrangers à la sédition, qui proclament du droit d’un interrègne le règne provisoire de la nation.

Eh bien, quoique mêlé plus que personne {p. 21}aux mouvements, aux choses, aux hommes de cette journée ; quoique les ayant interrogés dans la chaleur et dans la confidence de l’événement, il m’a été impossible de découvrir la moindre lueur de vérité, même de probabilité, sur les causes, les plans, les actes de cette prise d’armes des 22, 23, 24 février contre la royauté de juillet. Je suis sorti de cette enquête historique sans trouver ni conjuration, ni plan, ni meneurs de cet événement inexpliqué. Si l’on me demandait un nom seulement qui ait eu l’initiative de telle ou telle circonstance de cette lutte, je déclare en conscience qu’il me serait impossible de le prononcer. Il y a des événements qui sortent du ciel, comme des bouches de volcan, sans avoir été allumés par aucune main, ou qui sortent du ciel comme des météores, sans que personne puisse dire d’où ils viennent, ce qu’ils vont frapper et où ils vont s’éteindre.

J’ai demandé vingt fois aux républicains les plus notoires : « Le savez-vous ? » Tous m’ont répondu : « Non, nous n’en savons, à cet égard, pas plus que vous. Nous sommes descendus dans la rue, parce que nous y avons vu {p. 22}nos amis, mais nous ignorons par qui le feu a été allumé. » Il y a plus de hasard qu’on ne croit dans les révolutions ; elles ont plus de mystères que de secrets.

VII §

Le second événement, et malheureusement le plus saillant de la révolution de 1848, ce sont les journées de juin. Qui les a préméditées ? Qui les a conçues ? Qui les a faites ? Quel but ? Quels moyens ? Quelle cause ? Quels hommes enfin ? Impossible à savoir, téméraire à dire, absurde à supposer.

Je savais bien, aussi bien, un peu mieux que tout le monde, parce que j’avais plus lu et mieux compris l’histoire des révolutions, qu’il y aurait, de toute nécessité, une journée de sédition dans Paris quelques semaines après que nous y aurions réinstallé la souveraineté de la nation dans la représentation nationale, symbole de droit, d’ordre et de souveraineté ; que les {p. 23}factions anarchiques latentes ou publiques, contenues par nous jusque-là d’une main souple et ferme à la fois, s’efforceraient de disputer la place à cette souveraineté régulière de la représentation de la France, rentrée à Paris pour tout ressaisir et tout dominer par sa présence. C’était inévitable, c’était fatal ; c’était le refoulement pour ainsi dire matériel d’un élément désordonné par un élément régulier.

C’est dans la prévision de cette journée de sédition normale que j’avais cherché un général républicain pour le mettre à la tête d’une armée de la capitale, et que je faisais approcher, jour par jour, les différents corps de cette armée de Paris, afin que son général, venu d’Algérie, la trouvât nombreuse et prête, sous sa main, au jour prévu. J’avais choisi dans ce général, qui m’était inconnu, le seul chef républicain de l’armée, afin que les républicains ne pussent pas l’inculper de royalisme, et ne se divisassent pas devant le danger commun le jour de la sédition prochaine.

Le général était arrivé. Il avait reçu toutes mes confidences et toutes nos instructions. Le gouvernement provisoire lui avait remis, à ma {p. 24}requête, le ministère de la guerre et le commandement général de toutes les troupes militaires ou civiles : quatre-vingt mille hommes de toutes armes dans Paris ou dans le rayon de Paris ; seize mille hommes de gardes mobiles, jeunesse intrépide de la capitale, formée par moi-même dans la nuit du 24 février, et brûlant de se signaler par un service héroïque à l’ordre ; la garde républicaine à pied et à cheval, vigoureuse élite de l’ancienne gendarmerie de Paris ; enfin trois cent mille hommes à peu près de garde nationale, dont la majorité était disposée à défendre au moins ses foyers et ceux des citoyens : en tout environ quatre cent mille baïonnettes, dont cent vingt mille au moins de troupes de ligne.

Nous attendions donc sous les armes, dix jours d’avance, la sédition probable, mais déjouée par de si formidables précautions. Les partis politiques, dans l’Assemblée et dans le gouvernement lui-même, quelquefois en lutte sur des questions de principe, étaient unanimes pour la répression de tout attentat populaire à la république et à la représentation nationale. Ceux-là même, parmi les membres du gouvernement {p. 25}les plus démocrates, que l’ignorance publique a accusés de connivence perfide avec l’insurrection étaient, au fond, les plus impatients et les plus actifs dans la préparation des mesures militaires destinées à écraser cette sédition. L’histoire, quand elle aura déchiré ses derniers voiles, en donnera des preuves irrécusables. J’atteste sur ma conscience le plus loyal concours de ces hommes injustement inculpés dans les journées de juin. Ce déchirement de la république à son berceau n’était certes ni dans leur intérêt ni dans leur opinion. Ils pouvaient vouloir une république dictatoriale, que je ne voulais pas, moi ; mais ils ne pouvaient vouloir un accès de guerre populaire qui servirait de prétexte au renversement de la république légale, représentative et conservatrice de l’ordre social en France et de la paix en Europe. Aussi s’y opposèrent-ils autant que moi.

VIII §

{p. 26}On sait ce qui arriva. Des barricades s’élevèrent inopinément dans quelques faubourgs, des coups de feu éclatèrent dans la nuit. Le gouvernement, attentif aux moindres symptômes, fut tout entier debout avant le jour ; il donna le commandement général de toutes les forces que nous avons énumérées au général ministre de la guerre, pour qu’un déploiement imposant et soudain de ces forces décourageât alors tout ce petit groupe de factieux sans chefs. Il ne s’en fia pas même à ces forces : il sonna le tocsin du salut public, et il appela au secours de la capitale tous les volontaires de l’ordre répondant à son appel dans les départements.

Il y eut lenteur dans les déploiements des forces défensives militaires. À peine une vingtaine de mille hommes de l’armée de ligne, au lieu de quatre-vingt mille hommes, se montrèrent-ils {p. 27}dans Paris le premier jour. Cette pénurie de soldats de l’armée laissa trop de terrain et trop de temps à la sédition. L’escarmouche qui n’aurait pas duré trois heures devint une bataille qui dura trois jours. La république, seule de tous les gouvernements attaqués à main armée dans son centre, triompha héroïquement, mais d’un triomphe qui n’aurait dû coûter que peu de sang, et qui coûta bien des vies précieuses à la France.

On crut, en France et en Europe, qu’elle s’était entredéchirée elle-même, et que cette fermentation de la lie d’une capitale était une grande guerre intestine. Cette fausse apparence jeta l’opinion dans la dictature et dans la voie des proscriptions en masse, proscriptions disproportionnées à la cause. Le peuple s’aigrit, les provinces s’alarmèrent, les partisans des dynasties en expectative se groupèrent contre la république, l’ennemi commun ; la république s’exagéra sur sa montagne comme sur un mont Aventin, menaçant le civisme au lieu de le rassurer ; les élections furent extrêmes comme les partis ; la France oublia la liberté superflue des temps calmes pour ne penser qu’à son salut {p. 28}qu’elle crut compromis. Les journées de juin, gagnées par la république, tuèrent indirectement mais inévitablement la république. On cria à la complicité du gouvernement et à sa mollesse le jour de la lutte ; et la vérité, c’est que le gouvernement était armé jusqu’à l’excès de forces ; qu’il était debout avant l’heure de la sédition ; que la lenteur dans le maniement des troupes préparées surabondamment pour la crise l’étonna et le consterna plus que personne ; qu’il se constitua énergiquement lui-même en permanence et en conseil de guerre, pour couvrir de son corps la représentation nationale ; qu’il prit lui-même les armes du soldat dans les moments où la victoire semblait hésiter ; que ses principaux membres montèrent à cheval pour conduire les rares colonnes de gardes mobiles à l’assaut des positions de l’ennemi ; et qu’il prodigua son sang à la place des troupes, pendant qu’on l’accusait de cacher ses troupes pour encourager la sédition.

IX §

{p. 29}On accusa le général de perfidie envers le gouvernement, qu’il voulait, disait-on, remplacer en se rendant nécessaire, pendant que ce général, coupable seulement d’imprévoyance et de lenteur dans le rassemblement des troupes qu’on lui avait prodiguées, voyait avec désespoir tomber ses braves lieutenants, et se prolonger l’inexplicable conflit de toute une nation contre une émotion de faubourg, mal réprimée le matin, formidable le soir.

On accusa les ateliers nationaux, qu’on croyait être une armée de réserve dans la main du gouvernement, et qui n’était qu’une armée de la faim, neutralisée momentanément par une solde de secours pour prévenir le meurtre ou le pillage des propriétaires de Paris, jusqu’à la réorganisation du travail, asphyxié par une révolution soudaine. Les ateliers nationaux, loyalement influencés par le gouvernement, {p. 30}offrirent au contraire leur secours, le 24 juin, pour combattre la sédition naissante, et se séparèrent presque à l’unanimité des séditieux.

On accusa les socialistes de différents systèmes, avec lesquels, certes, je n’ai pas pactisé, et auxquels je ne marchanderais pas l’accusation et même le soupçon, s’ils étaient mérités. Je dois à la vérité que les socialistes, chefs et disciples, furent des citoyens loyaux, pacifiques, intermédiaires, messagers de paix et de réconciliation sur tous les points, pendant toute la mêlée, et que, s’ils ont démérité du bon sens avant, pendant et après la république, ils n’ont pas démérité un seul jour de la patrie et de l’humanité. La justice n’est pas un hommage, mais elle est un devoir. Les socialistes furent innocents de ces fatales journées.

D’où sortirent-elles donc ? Je l’ignore ; et je crois que personne mieux que moi n’était placé pour ne rien ignorer, s’il y avait eu quelque chose de mystérieux à savoir. Elles sortirent, comme les horribles journées de septembre, d’une émotion atroce et soudaine, qui porte une populace au crime avant de l’avoir portée à la préméditation. Les masses ont leurs fièvres {p. 31}contagieuses, causées par des miasmes inconnus, et ces fièvres ont leur délire qu’on ne calme qu’en enchaînant les furieux. Il en fut ainsi peut-être des journées de septembre ; et peut-être que, si on avait interrogé Danton lui-même, il aurait répondu comme moi sur les journées de juin : « Je l’ignore. » Seulement, Danton, par une criminelle faiblesse qui ne veut pas abandonner sa popularité, même dans le sang, commit le crime rétrospectif de tolérer ces égorgements et le crime irrémissible d’en proposer l’imitation aux départements ! Et moi, je combattis à main armée les assassins de la patrie aux journées de juin, et je ne leur ai jamais pardonné leur crime mystérieux contre la république et contre la France.

Lisez et jugez si j’ai flatté ce crime. Voici la page de l’arrêt dans les Girondins :

X §

{p. 32}« Danton voulut trois choses : la première, secouer le peuple et le compromettre tellement dans la cause de la Révolution, qu’il ne pût plus reculer et qu’il se précipitât aux frontières, tout souillé du sang des royalistes, sans autre espérance que la victoire ou la mort ; la seconde, porter la terreur dans l’âme des royalistes, des aristocrates et du clergé ; enfin, la troisième, intimider les Girondins, qui commençaient à murmurer de la tyrannie de la commune, et montrer à ces âmes faibles que, s’ils ne se faisaient pas les instruments du peuple, ils en pourraient bien être les victimes.

« Danton fut surtout poussé au meurtre par une cause plus personnelle et moins théorique : son caractère. Il avait la réputation de l’énergie, il en eut l’orgueil. Il voulut la déployer dans une mesure qui étonnât ses amis et ses ennemis. Il prit le crime pour du génie. Il méprisa {p. 33}ceux qui s’arrêtaient devant quelque chose, même devant l’assassinat en masse. Il s’admira dans son dédain de remords. Il consentit à être le phénomène de l’emportement révolutionnaire. Il y eut de la vanité dans son forfait. Il crut que son acte, en se justifiant par l’intention et par le lointain, perdrait de son caractère ; que son nom grandirait quand il serait en perspective, et qu’il serait le colosse de la Révolution. Il se trompait. Plus les crimes politiques s’éloignent des passions qui les font commettre, plus ils baissent et pâlissent devant la postérité. L’histoire est la conscience du genre humain. Le cri de cette conscience sera la condamnation de Danton. On a dit qu’il sauva la patrie et la Révolution par ces meurtres, et que nos victoires sont leur excuse. On se trompe comme il s’est trompé. Un peuple qu’on aurait besoin d’enivrer de sang pour le pousser à défendre sa patrie serait un peuple de scélérats et non un peuple de héros. L’héroïsme est le contraire de l’assassinat. »

Voilà cependant le livre qu’on a appelé une flatterie à l’immoralité démocratique ! Que dites-vous de plus et qu’ai-je dit de moins que {p. 34}vous, hommes de bien de tous les partis ? En morale, il n’y a pas de partis, il n’y a qu’une conscience.

La mienne me reproche d’avoir peut-être trop porté sur un seul homme le crime anonyme des massacres de septembre. J’ai été en cela plus dramatique que juste, je le dis à la postérité.

XI §

Dans le vingt-septième livre, je trouve un portrait de Louis-Philippe à la bataille de Jemmapes, que je ne tracerais pas autrement aujourd’hui. Je m’étonne d’avoir osé l’écrire si sincère à quelques pas des Tuileries, où ce prince régnait en 1846, et si impartial au milieu de deux oppositions qui le défiguraient à plaisir, afin d’avoir le droit de le haïr.

« Le duc de Chartres était le fils aîné du duc d’Orléans. Né dans le berceau même de la liberté, nourri de patriotisme par son père, il {p. 35}n’avait pas eu à faire son choix entre les opinions. Son éducation avait fait ce choix pour lui. Il avait respiré la Révolution, mais il ne l’avait pas respirée au Palais-Royal, foyer des désordres domestiques et des plans politiques de son père. Son adolescence s’était écoulée studieuse et pure dans les retraites de Belle-Chasse et de Passy, où madame de Genlis gouvernait l’éducation des princes de la famille d’Orléans. Jamais femme ne confondit si bien en elle l’intrigue et la vertu, et n’associa une situation plus suspecte à des préceptes plus austères. Odieuse à la mère, favorite du père, mentor des enfants, à la fois démocrate et amie du prince, ses élèves sortirent de ses leçons pétris de la double argile du prince et du citoyen. Elle façonna leur âme sur la sienne. Elle leur donna beaucoup de lumières, beaucoup de principes, beaucoup de calcul.

« Le duc de Chartres s’était fait accepter des anciens soldats comme prince, des nouveaux comme patriote, de tous comme camarade. Son intrépidité était raisonnée. Elle ne l’emportait pas, il la guidait. Elle lui laissait la lumière du coup d’œil et le sang-froid du commandement. {p. 36}Il allait au feu sans presser et sans ralentir le pas. Son ardeur n’était pas de l’élan, mais de la volonté. Elle était réfléchie comme un calcul et grave comme un devoir. Sa taille était élevée, sa stature solide, sa tenue sévère. L’élévation du front, le bleu de l’œil, l’ovale du visage, l’épaisseur majestueuse mais un peu lourde du menton, rappelaient en lui le Bourbon et faisaient souvenir du trône. Le cou souvent incliné, l’attitude modeste du corps, la bouche un peu pendante aux deux extrémités, le coup d’œil adroit, le sourire caressant, le geste gracieux, la parole facile, rappelaient le fils d’un complaisant de la multitude et faisaient souvenir du peuple. Sa familiarité, martiale avec l’officier, soldatesque avec les soldats, patriotique avec les citoyens, lui faisait pardonner son rang. Mais, sous l’extérieur d’un soldat du peuple, on apercevait au fond de son regard une arrière-pensée de prince du sang. Il se livrait à tous les accidents d’une révolution avec cet abandon complet mais habile d’un esprit consommé. On eût dit qu’il savait d’avance que les événements brisent ceux qui leur résistent, mais que les révolutions, comme {p. 37}les vagues, rapportent souvent les hommes où elles les ont pris. Bien faire ce que la circonstance indiquait, en se fiant du reste à l’avenir et à son rang, était toute sa politique. Machiavel ne l’eût pas mieux conseillé que sa nature. Son étoile ne l’éclairait jamais qu’à quelques pas devant lui. Il ne lui demandait ni plus de lumière, ni plus d’éclat. Son ambition se bornait à savoir attendre. Sa providence était le temps ; né pour disparaître dans les grandes convulsions de son pays, pour survivre aux crises, pour déjouer les partis déjà fatigués, pour satisfaire et pour amortir les révolutions. À travers sa bravoure, son enthousiasme exalté pour la patrie, on craignait d’entrevoir en perspective un trône relevé sur les débris et par les mains d’une république. Ce pressentiment, qui précède les hautes destinées et les grands noms, semblait révéler de loin à l’armée que de tous les hommes qui s’agitaient alors dans la Révolution celui-là pouvait être un jour le plus utile ou le plus fatal à la liberté.

« Dumouriez, qui avait entrevu le jeune duc de Chartres à l’armée de Luckner, l’observa attentivement dans cette occasion, fut frappé {p. 38}de son sang-froid et de sa lucidité dans l’action, pressentit une force dans cette jeunesse, et résolut de se l’attacher. »

XII §

La lutte des Girondins avec Marat s’ouvre par un portrait que j’ai copié sur l’image de Marat mort dans sa baignoire, peint par le peintre David, qui osa se déclarer l’ami de ce forcené.

« L’extérieur de Marat révélait son âme. Petit, maigre, osseux, son corps paraissait incendié par un foyer intérieur. Des taches de bile et de sang marquaient sa peau. Ses yeux, quoique proéminents et pleins d’insolence, paraissaient souffrir de l’éblouissement du grand jour. Sa bouche, largement fendue, comme pour lancer l’injure, avait le pli habituel du dédain. Il connaissait la mauvaise opinion qu’on avait de lui et semblait la braver. Il portait la tête haute et un peu penchée {p. 39}à gauche, comme dans le défi. L’ensemble de sa figure, vue de loin et éclairée d’en haut, avait de l’éclat et de la force, mais du désordre. Tous les traits divergeaient comme la pensée. C’était le contraire de la figure de Robespierre, convergente et concentrée comme un système : l’une, méditation constante ; l’autre, explosion continue. À l’inverse de Robespierre, qui affectait la propreté et l’élégance, Marat affectait la trivialité et la saleté du costume. Des souliers sans boucles, des semelles de clous, un pantalon d’étoffe grossière et taché de boue, la veste courte des artisans, la chemise ouverte sur la poitrine, laissant à nu les muscles du cou ; les mains épaisses, le poing fermé, les cheveux gras sans cesse labourés par ses doigts : il voulait que sa personne fût l’enseigne vivante de son système social. »

Les Girondins essayent de reporter sur Marat toute la responsabilité des journées de septembre. Quelques-uns d’entre eux se refusent à pallier ce crime sur le nom de Danton pour se ménager une force « Non, s’écrie l’intrépide Guadet en se retirant de la conférence ; tout, excepté l’impunité, aux égorgeurs et à leurs [p. 40]complices ! Une république pure ou la mort ! C’est le combat que nous devons livrer. »

(C’est celui que nous avons livré et gagné nous-même un demi-siècle plus tard, et que les amis de la liberté honnête, la seule liberté, livreront toujours dans des occasions semblables, s’ils veulent réconcilier la vertu et la liberté dans le gouvernement des masses.)

XIII §

La question de la mort du roi ne peut laisser aucun doute sur ma réprobation du régicide. Et de quel régicide ? Du régicide d’un roi innocent, populaire, mourant de ses bonnes intentions pour son royaume. Je n’ai pas cherché là une honteuse popularité dans l’absolution du crime de la France. Je dis la France, parce qu’une nation de trente millions d’hommes qui laisse accomplir sous ses yeux, immobile, un pareil acte, en est complice. Nous en portons tous notre part ; et je ne doute pas que les {p. 41}malheurs de notre terre depuis ce jour fatal du 21 janvier, meurtre d’un juste, ne soient une expiation de cette pusillanime complicité.

Danton lui-même pensait comme moi, quand il répondait à un club qui lui reprochait de ne pas insister sur le procès du roi : « Je suis un révolutionnaire, je ne suis pas une bête féroce. Je n’aime pas le sang des rois vaincus. Adressez-vous à Marat. »

Je n’ai pas excusé un moment les Girondins d’avoir faibli, non par peur, mais par politique, devant les Jacobins, en consentant à leur livrer à la fin cette victime royale et pure qu’ils leur avaient disputée si éloquemment au commencement. J’ai versé dans le récit de la captivité de la famille royale tout ce que j’avais de pitié dans le cœur et de larmes dans les yeux sur ce groupe émissaire de la famille couronnée, mis hors la loi de l’humanité par une révolution faite au nom de l’humanité. Le pathétique de ce récit dans les Girondins n’est que la justice de l’histoire, qui en appelle au cœur des férocités de l’esprit. J’ai ajouté même, non sciemment, mais précipitamment, à ce tableau des angoisses du roi, de la reine, de madame Élisabeth, {p. 42}des enfants, en attribuant au fidèle serviteur Cléry des opinions révolutionnaires qui devaient contrister ses maîtres. Je dois réparation à Cléry, et je l’offre à sa mémoire dans la note ci-jointe1.

XIV §

J’ai commis une erreur légère dans le récit de l’entrevue de Louis XVI au Temple, au moment {p. 43}du procès. Le vénérable fils de M. de Sèze a remué ses souvenirs de quatre-vingts ans pour me prouver l’inexactitude de détail de mon récit en ce qui touche son père. Il ne veut pas d’une gloire dérobée, même pour ajouter à celle de son père. Ce n’est pas à M. de Sèze que Louis XVI, n’ayant plus rien à offrir en signe de reconnaissance, offrit sa cravate comme une dernière relique de son cœur ; c’est à un brave commissaire de la commune de Paris, nommé Vincent. Vincent n’avait brigué ce rôle de surveillant du Temple que pour y porter, sous l’apparence de la sévérité, toute la compassion et tous les bons offices de son dévouement à la famille royale. C’est à lui que le roi donna sa cravate. Il récompensa M. de Sèze en le faisant asseoir à sa table, à ce dernier banquet, à cette cène de la royauté mourante, et en lui conférant ainsi ce privilège de haute noblesse, noblesse de l’âme, si supérieure à celle du rang. Sur le refus de Target, qui affligea à jamais l’éloquence, M. de Sèze avait brigué le danger de mourir en défendant non la couronne, mais l’innocence. M. de Malesherbes mourut pour crime de dévouement, M. de  {p. 44}Sèze en reçut la récompense dans l’éternel honneur de son nom. Il y avait du reste une chevalerie héréditaire dans le sang de cette famille des de Sèze, d’origine espagnole, qui retrouva à la tribune, dans la plus illustre des causes, une illustration égale à l’illustration des armes. Je n’ai pu serrer sans un respectueux attendrissement cette main de vieillard qui avait serré celle de son père, qui avait serré celle du plus juste et du plus malheureux des rois.

Qu’on daigne relire en effet le jugement hardi d’idées, mais implacable de justice, par lequel je termine le récit du jugement de Louis XVI, même en me plaçant au point de vue de la nation répudiant la royauté.

XV §

« Un des exécuteurs, prenant la tête du supplicié par les cheveux, la montra au peuple et aspergea de sang les bords de l’échafaud. {p. 45}Des fédérés et des républicains fanatiques montèrent sur les planches, trempèrent les pointes de leurs sabres et les lances de leurs piques dans le sang, et les brandirent vers le ciel en poussant le cri de : “Vive la République ! ” L’horreur de cet acte étouffa le même cri sur les lèvres du peuple. L’acclamation ressembla plutôt à un immense sanglot. Les salves de l’artillerie allèrent apprendre aux faubourgs les plus lointains que la royauté était suppliciée avec le roi. La foule s’écoula en silence. On emporta les restes de Louis XVI dans un tombereau couvert au cimetière de la Madeleine, et on jeta de la chaux dans la fosse, pour que les ossements consumés de la victime de la Révolution ne devinssent pas un jour les reliques du royalisme. Les rues se vidèrent. Des bandes de fédérés armés parcoururent les quartiers de Paris en annonçant la mort du tyran et en chantant le sanguinaire refrain de la Marseillaise. Aucun enthousiasme ne leur répondit, la ville resta muette. Le peuple ne confondait pas un supplice avec une victoire. La consternation était rentrée avec la liberté dans la demeure des citoyens. {p. 46}Le corps du roi n’était pas encore refroidi sur l’échafaud que le peuple doutait de l’acte qu’il venait d’accomplir, et se demandait, avec une anxiété voisine du remords, si le sang qu’il venait de répandre était une tache sur la gloire de la France ou le sceau de la liberté. La conscience des républicains eux-mêmes se troubla devant cet échafaud. La mort du roi laissait un problème à débattre à la nation.

« Cinquante-trois ans se sont écoulés depuis ce jour ; ce problème agite encore la conscience du genre humain et partage l’histoire elle-même en deux partis : crime ou stoïcisme, selon le point de vue où l’on se place pour le considérer, cet acte est un parricide aux yeux des uns ; il est aux yeux des autres un acte politique qui écrivit avec le sang d’un roi les droits du peuple, qui devait rendre la royauté et la France à jamais irréconciliables, et qui, ne laissant à la France compromise d’autre alternative que de subir la vengeance des despotes ou de les vaincre, condamnait la nation à la victoire par l’énormité de l’outrage et par l’impossibilité du pardon.

{p. 47}« Quant à nous, qui devons justice et pitié à la victime, mais qui devons aussi justice aux juges, nous nous demandons, en finissant ce mélancolique récit, ce qu’il faut accuser, ce qu’il faut absoudre du roi, de ses juges, de la nation ou de la destinée. Et si l’on peut rester impartial quand on est attendri, nous posons en ces termes dans notre âme la redoutable question qui fait hésiter l’histoire, douter la justice, trembler l’humanité :

XVI §

« La nation avait-elle le droit de juger en tribunal légal et régulier Louis XVI ? Non : car pour être juge il faut être impartial et désintéressé, et la nation n’était ni l’un ni l’autre. Dans ce combat terrible, mais inévitable, que se livraient, sous le nom de révolution, la royauté et la liberté pour l’asservissement ou l’émancipation des citoyens, Louis XVI personnifiait le trône, la nation personnifiait la {p. 48}liberté. Ce n’était pas leur faute, c’était leur nature. Les tentatives de transaction étaient vaines. Les natures se combattaient en dépit des volontés. Entre ces deux adversaires, le roi et le peuple, dont par instinct l’un devait vouloir retenir, l’autre arracher les droits de la nation, il n’y avait d’autre tribunal que le combat, d’autre juge que la victoire. Nous ne prétendons pas dire par ces paroles qu’il n’y eût pas au-dessus des deux partis une moralité de la cause et des actes qui juge la victoire elle-même. Cette justice ne périt jamais dans l’éclipse des lois et dans la ruine des empires ; seulement elle n’a pas de tribunal où elle puisse citer légalement ses accusés ; elle est la justice qui n’a ni juges institués ni lois écrites, mais qui prononce ses arrêts dans la conscience, et dont le code est l’équité.

« Louis XVI ne pouvait être jugé en politique ni en équité que par un procès d’État.

« La nation avait-elle le droit de le juger ainsi ? La nation avait certes la faculté de modifier la forme extérieure de sa souveraineté, de niveler son aristocratie, de salarier son Église, d’abaisser ou même de supprimer son trône {p. 49}pour régner elle-même par ses propres magistratures. Or, du moment que la nation avait le droit de combattre et de s’affranchir, elle avait le droit de surveiller et de consolider les résultats de sa victoire. Si donc Louis XVI, roi trop récemment dépossédé de la toute-puissance, roi à qui toute restitution du pouvoir au peuple devait paraître déchéance, roi mal satisfait de la part de règne qui lui restait, aspirant à reconquérir l’autre part, tiraillé d’un côté par une assemblée usurpatrice, tiraillé de l’autre par une reine inquiète, par une noblesse humiliée, par un clergé qui faisait intervenir le ciel dans sa cause, par une émigration implacable, par ses frères courant en son nom par toute l’Europe pour chercher des ennemis à la Révolution ; si Louis XVI, roi, paraissait à la nation une conspiration vivante contre sa liberté, si la nation le soupçonnait de trop regretter dans son âme le pouvoir suprême, de faire trébucher volontairement la nouvelle constitution pour profiter de ses chutes, de conduire la liberté dans des pièges, de se réjouir de l’anarchie, de désarmer la patrie, de lui souhaiter secrètement des revers, de correspondre {p. 50}avec ses ennemis, la nation avait le droit de le citer jusque sur son trône, de l’en faire descendre, de l’appeler à sa barre et de le déposer au nom de sa propre dictature et de son propre salut. Si la nation n’avait pas eu ce droit, le droit de trahir impunément les peuples eût donc été dans la constitution nouvelle une des prérogatives des rois ! »

XVII §

« Nous venons de voir qu’aucune loi ne pouvait être appliquée au roi, et que, ses juges étant ses ennemis, son jugement ne pouvait être légal, mais une grande mesure d’État dont l’équité seule devait débattre les motifs et dicter l’arrêt. Que disait l’équité, et quelle peine pouvait-elle prononcer, si le vainqueur a le droit d’appliquer une peine au vaincu ?

« Louis XVI, dégradé de la royauté, désarmé et prisonnier, coupable peut-être dans la lettre, était-il coupable dans l’esprit, si l’on considère {p. 51}la contrainte morale et physique de sa déplorable situation ? Était-ce un tyran ? Non. Un oppresseur du peuple ? Non. Un fauteur de l’aristocratie ? Non. Un ennemi de la liberté ? Non. Tout son règne protestait, depuis son avènement au trône, de la tendance philosophique de son esprit et des instincts populaires de son cœur à prémunir la royauté contre les tentations du despotisme, à faire monter les lois sur le trône, à demander des conseils à la nation, à faire régner par lui et en lui les droits et les intérêts du peuple. Prince révolutionnaire, il avait appelé lui-même la Révolution à son secours. Il avait voulu lui donner beaucoup ; elle avait voulu arracher davantage : de là la lutte.

« Cependant tout n’était pas politiquement irréprochable du côté du roi dans cette lutte. L’incohérence et le repentir des mesures trahissaient la faiblesse et avaient souvent servi de prétexte aux violences et aux attentats du peuple. Ainsi Louis XVI avait convoqué les états généraux ; et voulant trop tard circonscrire le droit de délibération, l’insurrection morale du serment du Jeu de Paume lui avait forcé la {p. 52}main. Il avait voulu intimider l’Assemblée constituante par un rassemblement de troupes à Versailles, et le peuple de Paris avait pris la Bastille et embauché les gardes-françaises. Il avait pensé à éloigner le siège de l’Assemblée nationale de la capitale, et la populace de Paris avait marché sur Versailles, forcé son palais, massacré ses gardes, emprisonné sa famille aux Tuileries. Il avait tenté de s’enfuir au milieu de son armée et peut-être d’une armée étrangère, et la nation l’avait ramené enchaîné au trône et lui avait imposé la constitution de 91. Il avait parlementé avec l’émigration et les rois, ses vengeurs, et la populace de Paris avait fait le 20 juin. Pour obéir à sa conscience, il avait refusé sa sanction à des lois commandées par la volonté du peuple, et les Girondins unis aux Jacobins avaient fait le 10 août. Selon l’esprit dans lequel on envisageait les vicissitudes de son règne, depuis le commencement de la Révolution, il y avait de quoi l’accuser ou de quoi le plaindre. Il n’était ni tout à fait innocent, ni tout à fait coupable ; il était surtout malheureux ! Si le peuple pouvait lui reprocher des faiblesses et des dissimulations, il pouvait, {p. 53}lui roi, reprocher de cruelles violences au peuple. L’action et la réaction, le coup et le contrecoup s’étaient succédé de part et d’autre avec une telle rapidité, comme dans une mêlée, qu’il était difficile de dire qui avait frappé le premier. Les fautes étaient réciproques, les ombrages mutuels. Qui donc avait le droit de condamner l’autre et de lui dire avec justice et impartialité : “Tu mourras ? ” Aucun des deux. Le roi ne pouvait pas plus, en cas de victoire, juger le peuple, que le peuple ne pouvait légalement juger le roi. Il n’y avait point là de justiciable ; il y avait un vaincu, voilà tout. Le procès légal était une hypocrisie de justice, la hache seule était logique. Robespierre l’avait dit. Mais la hache après le combat et frappant un homme désarmé, au nom de ses ennemis, qu’est-elle dans toutes les langues ? Un meurtre de sang-froid, sans excuse du moment qu’il est sans nécessité, en un mot une immolation.

XVIII §

{p. 54}« Déposer Louis XVI, le bannir du sol national ou l’y retenir dans l’impuissance de conspirer et de nuire, voilà ce que commandaient aux conventionnels le salut de la république, la sûreté de la Révolution. L’immolation d’un homme captif et désarmé n’était qu’une concession à la colère ou une concession à la peur. Vengeance ici, lâcheté là, cruauté partout. Immoler un vaincu cinq mois après la victoire, ce vaincu fût-il coupable, ce vaincu fût-il dangereux, était un acte sans pitié. La pitié n’est pas un vain mot parmi les hommes. Elle est un instinct qui avertit la force d’amollir sa main à la proportion de la faiblesse et de l’adversité des victimes. Elle est une justice généreuse du cœur humain, plus clairvoyante au fond et plus infaillible que la justice inflexible de l’esprit. Aussi tous les peuples en ont-ils fait une vertu. Si l’absence de {p. 55}toute pitié est un crime dans le despotisme, pourquoi donc serait-ce une vertu dans les républiques ? Le vice et la vertu changent-ils de nom en changeant de parti ? Les peuples sont-ils dispensés d’être magnanimes ? Il n’y a que leurs ennemis qui oseraient le prétendre, car ils voudraient les déshonorer. Leur force même leur commande plus de générosité qu’à leurs tyrans !

XIX §

« Enfin le meurtre du roi, comme mesure de salut public, était-il nécessaire ? Nous demanderions d’abord si ce meurtre était juste, car rien d’injuste en soi ne peut être nécessaire à la cause des nations. Ce qui fait le droit, la beauté et la sainteté de la cause des peuples, c’est la parfaite moralité de leurs actes. S’ils abdiquent la justice, ils n’ont plus de drapeaux. Ils ne sont que des affranchis du despotisme imitant tous les vices de leurs maîtres. {p. 56}La vie ou la mort de Louis XVI, détrôné ou prisonnier, ne pesait pas le poids d’une baïonnette de plus ou de moins dans la balance des destinées de la république. Son sang était une déclaration de guerre plus certaine que sa déposition. Sa mort était, certes, un prétexte d’hostilités plus spécieux que sa captivité, dans les conseils diplomatiques des cours ennemies de la Révolution. Prince épuisé et dépopularisé par quatre ans de lutte inégale avec la nation, livré vingt fois à la merci du peuple, sans crédit sur les soldats ; caractère dont on avait si souvent sondé la témérité et l’indécision, descendu d’humiliation en humiliation et degré par degré du haut de son trône dans la prison, Louis XVI était l’unique prince de sa race à qui il ne fût pas possible de songer à régner. Dehors, il était décrédité par ses concessions ; dedans, il eût été l’otage patient et inoffensif de la république, l’ornement de son triomphe, la preuve vivante de sa magnanimité. Sa mort, au contraire, aliénait de la cause française cette partie immense des populations qui ne juge les événements humains que par le cœur. La nature humaine est pathétique ; {p. 57}la république l’oublia, elle donna à la royauté le prestige du martyre, à la liberté le stigmate de la vengeance. Elle prépara ainsi une réaction contre la cause républicaine, et mit du côté de la royauté la sensibilité, l’intérêt, les larmes d’une partie des peuples. Qui peut nier que l’attendrissement sur le sort de Louis XVI et de sa famille n’ait été pour beaucoup dans le retour vers la royauté quelques années après. Les causes perdues ont des retours dont il ne faut souvent chercher les motifs que dans le sang des victimes odieusement immolées par la cause opposée. Le sentiment public, une fois ému d’une iniquité, ne se repose que quand il s’est, pour ainsi dire absous par quelque réparation éclatante et inattendue. Il y eut du sang de Louis XVI dans tous les traités que les puissances de l’Europe passèrent entre elles pour incriminer et étouffer la république ; il y eut du sang de Louis XVI dans l’huile qui sacra Napoléon si peu de temps après les serments à la liberté ; il y eut du sang de Louis XVI dans l’enthousiasme monarchique qui raviva en France le retour des Bourbons à la restauration ; il y en eut même en {p. 58}1830 dans la répulsion au nom de la république, qui jeta la nation indécise entre les bras d’une autre dynastie. Ce sont les républicains qui doivent le plus déplorer ce sang, car c’est sur leur cause qu’il est retombé sans cesse, et c’est ce sang qui leur a coûté la république !

XX §

« Quant aux juges, Dieu lit seul dans la conscience des individus. L’histoire ne lit que dans la conscience des partis. L’intention seule fait le crime ou l’explication de pareils actes. Les uns votèrent par une puissante conviction de la nécessité de supprimer le signe vivant de la royauté en abolissant la royauté elle-même ; les autres par un défi aux rois de l’Europe, qui ne les croiraient pas, selon eux, assez républicains tant qu’ils n’auraient pas supplicié un roi ; ceux-ci, pour donner aux peuples asservis un signal et un exemple qui leur communiquassent {p. 59}l’audace de secouer la superstition des rois ; ceux-là par une ferme persuasion des trahisons de Louis XVI, que la presse et la tribune des clubs leur dépeignaient, depuis le commencement de la Révolution, comme un conspirateur ; quelques-uns par impatience des dangers de la patrie, quelques autres, comme les Girondins, à regret et par rivalité d’ambition, à qui donnerait le gage le plus irrécusable à la république ; d’autres par cet entraînement qui emporte les faibles âmes dans le courant des assemblées publiques ; d’autres par cette lâcheté qui surprend tout à coup le cœur et qui fait abandonner la vie d’autrui comme on abandonne sa propre vie ; un grand nombre enfin votèrent la mort avec réflexion, par un fanatisme qui ne se faisait illusion ni sur l’insuffisance des crimes, ni sur l’irrégularité des formes, ni sur la cruauté de la peine, ni même sur le compte qu’en demanderait la postérité à leur mémoire, mais qui crurent la liberté assez sainte pour justifier par sa fondation ce qui manquait à la justice de leur vote, et assez implacable pour lui immoler leur propre pitié !

XXI §

{p. 60}« Tous se trompèrent. Cependant l’histoire, même en accusant, ne peut méconnaître, au milieu de toutes les conséquences politiques, contraires à l’équité, cruelles pour le sentiment et fatales à la liberté du supplice de Louis XVI, qu’il n’y eût une sinistre puissance dans cet échafaud. Ce fut la puissance des partis désespérés et des résolutions sans retour. Ce supplice vouait la France à la vengeance des trônes, et donnait ainsi cruellement à la république la force convulsive des nations : la force du désespoir. L’Europe l’entendit ; la France répondit. Les transactions, les indécisions, les négociations cessèrent ; et la Mort, tenant la hache régicide d’une main et le drapeau tricolore de l’autre, fut prise seule pour négociateur et pour juge entre la monarchie et la république, entre l’esclavage et la liberté, entre le passé et l’avenir des nations. »

XXII §

{p. 61}Tout est juste, selon moi, dans ce jugement de l’histoire sur le droit, sur le fait, sur l’exécution de ce crime de la république. L’esprit et le cœur, la logique et la nature y ont chacune leur rétribution. Une seule phrase m’y blesse : c’est la dernière, concession menteuse à cette école historique de la Révolution qui attribue un bon effet à une détestable cause, et qui prétend que la Terreur a sauvé la patrie. Je n’aurais pas dû admettre, même dans une seule ligue, cette circonstance atténuante dans les moralistes immoraux de la Révolution, qui l’ont érigée en préjugé pour glorifier les bourreaux aux dépens des victimes. Cela est faux, de la fausseté du crime qui ne sauve jamais rien et qui perd toujours tout, même celui qui le commet, même la nation au profit de laquelle on le commet. Louis XVI, épargné et respecté {p. 62}dans son inviolabilité de vaincu, se serait élevé entre les nations étrangères et la France au dehors, entre les victimes et les bourreaux au dedans, comme un témoignage de la première des vertus humaines, l’humanité. L’Europe aurait été désarmée du plus odieux grief qu’elle eût à reprocher à la république ; nul à l’intérieur n’aurait osé élever l’échafaud des vaincus de la Révolution, sur ce sol où la nation aurait abattu l’échafaud de Louis XVI. La tête du roi respectée aurait été l’amnistie vivante de la royauté. La tête du roi jetée, comme on l’a tant dit, en défi à l’Europe, ne fut qu’un gage de guerre à mort entre les peuples et les partis. Cette tête auguste entraîna en tombant jusqu’à celles de la reine, de la sœur du roi, des femmes, des enfants, des vieillards. La Révolution fit horreur à elle-même, la liberté mourut sur son propre échafaud.

Voilà ce qu’il fallait dire, au lieu de laisser par cette phrase équivoque une pusillanime excuse de patriotisme aux hommes du 21 janvier. Périsse cette phrase ! L’historien qui fournit une excuse au crime et un faux-fuyant à la cruauté prépare à son insu des indulgences futures {p. 63}aux imitateurs de ces crimes. Là où la conscience crie, l’homme n’a pas le droit d’être muet. C’est une faute que je ne me pardonne pas à moi-même. Honte sur moi pour cette complaisance ! Je voulus amnistier les apologistes de la Révolution, et je me suis condamné moi-même. C’est la vengeance intime de Dieu ; il l’exerce dans la conscience. La conscience doit la crier tout haut : sa seule justification, c’est sa douleur.

 

Lamartine.

LXXIVe entretien.
Critique de l’Histoire des Girondins (5e partie) §

I §

{p. 65}Continuons encore pendant quelques pages cette critique sincère de l’Histoire des Girondins. On verra que je ne suis ni infatué de son succès ni complaisant envers moi-même. J’ai recherché la vérité partout.

{p. 66}Parmi les documents vivants les plus précieux à consulter sur les hommes célèbres, parmi les terroristes et parmi les victimes, était un vieillard de beaucoup d’esprit et de beaucoup de vertu, qui, dans sa plus verte jeunesse, avait été lié avec Danton d’une amitié confiante et intime, amitié d’entraînement d’un adolescent pour un grand acteur dans un grand drame, mais sans aucune complicité dans aucun crime. Cet excellent homme s’appelait Georges Duval ; il avait autrefois joué un rôle d’aimable comparse dans les folies de jeunesse de Danton, de Camille Desmoulins et de leurs affidés ; à leur mort il avait continué son rôle de témoin désintéressé dans les grandes scènes de la Convention ou de l’échafaud, sans exciter aucun ombrage : sa légèreté et sa gaieté le préservaient des soupçons des terroristes, comme le myrte couvrait le poignard d’Harmodius et d’Aristogiton. C’est avec la pointe de ce poignard qu’il devait graver en leur présence les cultes, les crimes, les vertus de l’époque qui ne lui cachait rien ; il prenait des notes en silence sur les événements, il venait de compulser ces notes et d’en publier le contenu {p. 67}dans huit ou dix volumes sur les terroristes et sur les thermidoriens, ces complices et ces vengeurs à la fois de Robespierre. Depuis il s’était loué aux théâtres secondaires, pour vivre en s’amusant du rire du public. Puis sa vieillesse, pleine de sève et d’imagination, l’avait mûri d’années sans l’énerver d’esprit. Il s’était retiré, avec sa pieuse fille, dans un petit et obscur appartement de la rue des morts à Paris, la rue Mazarine ; il y vivait de misère et de souvenirs dans cette résignation courageuse et gaie que la religion donne à ceux qui, comme lui, n’ont rien qui les rattache à la terre, excepté l’ordre de Dieu, qui ne les relève pas encore de leur consigne d’honnêtes gens. J’avais acheté et j’avais lu avec un vif intérêt ses ouvrages sur l’intimité de la révolution. J’appris par hasard que l’auteur existait encore, aussi vivant à quatre-vingt-quatre ans qu’il avait pu l’être à trente ans. La misère laborieuse conserve les hommes de ce tempérament maigre et actif ; on ne le sent lourd qu’en l’étreignant. Ces hommes sont forcés d’être toujours debout pour gagner leur vie ; tant qu’on est debout on est ferme : tel était {p. 68}Georges Duval. J’allai le voir dans sa cellule comme un disciple en histoire va consulter, sur la ressemblance, l’oracle du temps qui a vu à la fois les portraits et les personnages. Je trouvai le plus aimable petit vieillard que la tradition oubliée dans un coin de Paris eût pu préserver pour être au besoin consulté par les hommes d’un autre âge. Il me reçut en homme ravi que ses anecdotes connues pussent être élevées par un écrivain alors en vogue tel que moi à la dignité de la grande histoire. Je me liai avec lui d’une intimité amicale et respectueuse. Tous les dimanches il acceptait à dîner entre petits couverts chez moi. Il était d’une sobriété exemplaire, moitié par hygiène, moitié par nécessité. Toute sa fortune, comme celle du moineau de Paris sous le rebord de son toit, consistait dans une modique pension d’homme de lettres ; miette tombée de la table des heureux favoris du ministère de l’intérieur. Cela lui suffisait, il était resté gai comme l’insouciance, pourvu que la conscience fût en repos, et qu’il contemplât comme le philosophe Vico les grandes et les petites oscillations de ce pendule alternatif des révolutions des empires, {p. 69}mouvement toujours, progrès quelquefois, vicissitude éternelle qui va du bien au mieux, du mieux au mal, du mal au pire, de la vie à la mort, de la vieillesse des sociétés à la mort des peuples, et qui se confie à Dieu du sort des nations ; il était content.

Un été que je revins à Paris pour une session des chambres, j’allais le voir. Il était mort sans bruit ; le concierge nouveau ne connaissait pas même son nom, il ne savait pas de qui je voulais parler. « Ce petit vieillard si bon et si gai, me dit-il, oui, on s’entretient encore de lui dans le quartier ; on l’a porté au cimetière du Mont-Parnasse ; ses livres de prières ont été son seul héritage. » Ainsi passe la mémoire d’un siècle, un à un et sans bruit ; puis l’histoire vient, qui nous raconte emphatiquement ses fables, et le monde croit que la terre était peuplée de géants, quand ces prétendus géants, bons ou mauvais, n’étaient que des hommes comme nous : major e longinquo ! Combien je regrette ce chroniqueur sincère des hommes de 1793, ce pauvre Georges Duval, qui devait voir en homme d’esprit ce que les autres n’ont vu qu’avec stupeur !

{p. 70}Voici le portrait du fameux, du féroce démagogue Marat. Je le dois à Georges Duval, qui, bien jeune alors, lui portait les épreuves de l’Ami du peuple à corriger, et qui l’étudiait à son insu dans l’abandon de sa vie intime.

II §

Le portrait de Marat à cette époque est le portrait de la Némésis populaire.

« Sa vie était un dialogue furieux et continu avec la foule. Il semblait regarder toutes ses impressions comme des inspirations, et les recueillait à la hâte comme des hallucinations de la sibylle ou les pensées sacrées des prophètes. La femme avec laquelle il vivait le considérait comme un bienfaiteur méconnu du monde, dont elle recevait la première les confidences. Marat, brutal et injurieux pour tout le monde, adoucissait son accent et attendrissait son regard pour cette femme. Elle se nommait Albertine. Il n’y a pas d’homme si malheureux ou {p. 71}si odieux sur la terre à qui le sort n’ait ainsi attaché une femme dans son œuvre, dans son supplice, dans son crime ou dans sa vertu.

« Marat avait, comme Robespierre et comme Rousseau, une foi surnaturelle dans ses principes. Il se respectait lui-même dans ses chimères comme un instrument de Dieu. Il avait écrit un livre en faveur du dogme de l’immortalité de l’âme. Sa bibliothèque se composait d’une cinquantaine de volumes philosophiques, épars sur une planche de sapin clouée contre le mur nu de sa chambre. On y remarquait Montesquieu et Raynal, souvent feuilletés. L’Évangile était toujours ouvert sur sa table. “La Révolution”, disait-il à ceux qui s’en étonnaient, “est tout entière dans l’Évangile. Nulle part la cause du peuple n’a été plus énergiquement plaidée, nulle part plus de malédictions n’ont été infligées aux riches et aux puissants de ce monde. Jésus-Christ, répétait-il souvent en s’inclinant avec respect à ce nom, Jésus-Christ est notre maître à tous ! ”

« Quelques rares amis visitaient Marat dans sa morne solitude : c’étaient Armonville, le {p. 72}septembriseur d’Amiens ; Pons de Verdun, poète adulateur de toutes les puissances ; Vincent, Legendre, quelquefois Danton ; car Danton, qui avait longtemps protégé Marat, commençait à le craindre. Robespierre le méprisait comme un caprice honteux du peuple. Il en était jaloux, mais il ne s’abaissait pas à mendier si bas sa popularité. Quand Marat et lui se coudoyaient à la Convention, ils échangeaient des regards pleins d’injure et de mépris mutuels : “Lâche hypocrite ! ” murmurait Marat. — “Vil scélérat ! ” balbutiait Robespierre. Mais tous deux unissaient leur haine contre les Girondins.

III §

« Le costume débraillé de Marat, à cette époque, contrastait également avec le costume décent de Robespierre. Une veste de couleur sombre rapiécée, les manches retroussées comme celles d’un ouvrier qui quitte son ouvrage ; {p. 73}une culotte de velours tachée d’encre, des bas de laine bleue, des souliers attachés sur le cou-de-pied par des ficelles ; une chemise sale et ouverte sur la poitrine, des cheveux collés aux tempes et noués par derrière avec une lanière de cuir, un chapeau rond à larges bords retombant sur les épaules : tel était l’accoutrement de Marat à la Convention. Sa tête, d’une grosseur disproportionnée à l’extrême petitesse de sa taille, son cou penché sur l’épaule gauche, l’agitation continuelle de ses muscles, le sourire sardonique de ses lèvres, l’insolence provoquante de son regard, l’audace de ses apostrophes, le signalaient à l’œil. L’humilité de son extérieur n’était que l’affiche de ses opinions. Le sentiment de son importance grandissait en lui avec le pressentiment de sa puissance. Il menaçait tout le monde, même ses anciens amis. Il raillait Danton sur son luxe et sur ses goûts voluptueux. “Danton”, disait-il à Legendre, “va-t-il toujours disant que je suis un brouillon qui gâte tout ? J’ai demandé autrefois pour lui la dictature, je l’en croyais capable. Il s’est amolli dans les délices. Les dépouilles de la Belgique et l’orgueil {p. 74}de ses missions l’ont enivré. Il est trop grand seigneur aujourd’hui pour s’abaisser jusqu’à moi. Camille Desmoulins, Chabot, Fabre d’Églantine et ses flatteurs me dédaignent. Le peuple et moi nous les surveillons.” »

IV §

La création du tribunal révolutionnaire, à la voix de Danton, était faite pour intimider les faibles et pour donner à tous l’héroïsme de la peur.

Je trouve ici dans les Girondins une approbation entachée de quelques erreurs de logique, consignées en axiomes dans la Déclaration des droits de l’homme à l’usage de la Convention. Je dois à un examen plus attentif des questions sociales, à l’âge, à l’expérience, des sentiments plus justes sur la société politique, qu’elle soit républicaine ou monarchique. Je me dois à moi-même de ne pas laisser à la {p. 75}jeunesse qui nous suit la faible autorité de mon nom sur ces axiomes, dont l’adoption trompe et ruine le peuple. Voici ces axiomes de Jean-Jacques Rousseau, préconisés par Robespierre et adoptés sur parole par la Convention. Robespierre ici cependant est, en théorie, bien moins utopiste que Jean-Jacques Rousseau.

V §

« Article 1er. Le but de toute association politique est le maintien des droits naturels et imprescriptibles de l’homme et le développement de toutes ses facultés.

« Art. 2. Les principaux droits de l’homme sont de pourvoir à la conservation de son existence et de sa liberté.

« Art. 3. Ces droits appartiennent également à tous les hommes, quelle que soit la différence de leurs forces physiques et morales. L’égalité des droits est établie par la nature. La société, loin d’y porter atteinte, {p. 76}ne fait que la garantir contre l’abus de la force, qui la rend illusoire.

« Art. 4. La liberté est le pouvoir qui appartient à chaque homme d’exercer à son gré toutes ses facultés ; elle a la justice pour règle, les droits d’autrui pour bornes, la nature pour principe, et la loi pour sauvegarde.

« Art. 5. La loi ne peut défendre que ce qui est nuisible à la société ; elle ne peut ordonner que ce qui lui est utile.

« Art. 7. La propriété est le droit qu’a chaque citoyen de jouir de la portion de bien qui lui est garantie par la loi.

« Art. 8. Le droit de propriété est borné, comme tous les autres, par l’obligation de respecter la propriété d’autrui.

« Art. 11. La société est obligée de pourvoir à la subsistance de tous ses membres, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d’exister à ceux qui sont hors d’état de travailler.

« Art. 12. Les secours nécessaires à l’indigence sont une dette du riche envers le pauvre ; il appartient à la loi de déterminer la {p. 77}manière dont cette dette doit être acquittée.

« Art. 13. Les citoyens dont le revenu n’excède pas ce qui est nécessaire à leur subsistance sont dispensés de contribuer aux dépenses publiques ; les autres doivent les supporter progressivement selon l’étendue de leur fortune.

« Art. 14. La société doit favoriser de tout son pouvoir le progrès de la raison publique, et mettre l’instruction à la portée de tous les citoyens.

« Art. 16. Le peuple est souverain ; le gouvernement est son ouvrage et sa propriété ; les fonctionnaires publics sont ses commis. Le peuple peut, quand il lui plaît, changer son gouvernement et révoquer ses mandataires.

« Art. 18. La loi est égale pour tous.

« Art. 19. Tous les citoyens sont admissibles à toutes les fonctions, sans aucune autre distinction que celle des vertus et des talents.

« Art. 20. Tous les citoyens ont un droit égal de concourir à la nomination des mandataires {p. 78}du peuple et à la formation de la loi.

« Art. 21. Pour que ces droits ne soient pas illusoires et l’égalité chimérique, la société doit salarier les fonctionnaires publics, et pourvoir à ce que tous les citoyens qui vivent de leur travail puissent assister aux assemblées publiques où la loi les appelle, sans compromettre leur existence et celle de leurs familles.

« Art. 25. La résistance à l’oppression est la conséquence des autres droits de l’homme et du citoyen : il y a oppression contre le corps social quand un seul de ses membres est opprimé.

« Art. 34. Les hommes de tous les pays sont frères, et les différents peuples doivent s’entraider selon leur pouvoir, comme les citoyens d’un même État.

« Art. 35. Celui qui opprime une seule nation est ennemi de toutes.

« Art. 37. Les rois, les aristocrates, les tyrans, quels qu’ils soient, sont des esclaves révoltés contre le souverain de la terre, qui est le genre humain, et contre le législateur de l’univers, qui est la nature. »

VI §

{p. 79}« Cette déclaration était plutôt un recueil de maximes qu’un code de gouvernement ; elle révélait cependant la pensée du mouvement qui s’accomplissait. Ce qui rend la Révolution si grande au milieu même de ses orages, de ses anarchies et de ses crimes, c’est qu’elle était une doctrine. Ses dogmes étaient si sains que, si l’on avait effacé de ce code l’impression de la main sanglante qui les avait signés, on aurait pu les croire rédigés par le génie de Socrate ou même par la charité de Fénelon. C’est par cette raison que les théories pures de la Révolution, dépopularisées par les douleurs et les crimes dont leur enfantement a travaillé la France, revivent et revivront de plus en plus dans les aspirations des hommes. Elles ont été souillées, mais elles sont divines. Effacez le sang, il reste la vérité. »

VII §

{p. 80}La jeunesse qui lira ces axiomes, dont la plus grande partie est véritablement évangélique, doit en effacer avec précaution trois choses destructives de toutes vraies notions sociales :

1º Les droits naturels et imprescriptibles, qui ne sont en réalité ni naturels ni imprescriptibles, attendu que les droits sociaux ne peuvent exister avant la société qui les confère et qui les garantit.

2º Le droit de liberté naturelle, que l’homme doit se mesurer et se conférer à lui-même, droit destructif de toute autorité sociale qui peut seule mesurer, définir et protéger la liberté de chacun en proportion compatible avec la liberté et la sûreté de tous.

3º L’égalité est établie par la nature : absurdité contredite à chaque fait par la nature, qui n’a fait que des inégalités de force, tandis {p. 81}que la société seule établit ces égalités de droit qui sont la moralité de ses lois spiritualistes.

4º La résistance à l’oppression par l’individu mécontent de son sort ou de son gouvernement : résistance arbitraire, individuelle, anarchique, qui n’est que le plagiat de l’axiome : L’insurrection est le plus saint des devoirs ; c’est-à-dire l’anarchie sanctifiée.

5º Il y a oppression quand un seul des membres de l’association est opprimé. Qui sera juge de l’oppression d’un seul, et quelle société subsisterait un seul jour, s’il suffisait qu’un seul se sentît ou se crût arbitrairement opprimé ?

6º Les rois, les aristocrates, les tyrans, quels qu’ils soient, sont des esclaves révoltés contre le souverain de la terre, qui est le genre humain.

L’insurrection de toutes les nations contre toutes les formes d’autorité établies dans d’autres nations serait donc le droit commun du globe, selon la Convention ; et, dans ce cas, la guerre internationale, universelle, incessante, serait donc le fait social universel sur le globe ! {p. 82}L’humanité ne serait qu’un massacre en permanence pour racheter le genre humain.

Un corps politique, la Convention, qui statuait un tel droit public, n’était donc qu’une assemblée d’utopistes métaphysiciens, qui donnait pour base à la politique des sophismes au lieu de réalités pratiques.

VIII §

Je me reproche d’avoir ici beaucoup trop loué les tendances philosophiques de la Convention. Je n’avais pas assez sondé alors moi-même le creux vide de ces axiomes ; plein de Platon et de Fénelon à cette époque, je n’avais pas assez lu Aristote et Montesquieu, ces maîtres du vrai en politique.

Quant au devoir de la société d’assister obligatoirement tous ses membres, la taxe des pauvres et l’impôt sur le revenu, pour égaliser le tribut aux forces contribuables, je suis toujours dans l’opinion qu’aucune société bien {p. 83}ordonnée ne peut subsister sans âme, que l’âme sociale doit se manifester par des actes moraux, et que la moralité de la société est dans l’assistance mutuelle de ceux qui la composent. Le riche, étant plus fort, doit plus que le pauvre, qui est plus faible. Seulement la Convention, dans cet esprit, exagérait jusqu’à l’absurde sa charité sociale, car elle établissait dans ces axiomes l’impôt progressif au lieu de l’impôt proportionnel aux facultés de l’imposé. Or l’impôt proportionnel est l’équité entre le riche et le pauvre ; l’impôt progressif, au contraire, est la destruction de la richesse et du travail. Tout le monde pauvre, voilà son résultat logique. C’est de l’économie politique de Tarquin fauchant les plantes qui dominent les autres plantes. La plante humaine, avertie de cette coupe réglée, ne poussera plus pour chercher le soleil ; c’est là le résultat de l’impôt progressif. La mort pour prime au travail et à l’économie, voilà la théorie de la Convention. Il est loisible à un rhéteur de débiter de pareilles doctrines, il n’est pas permis à une nation d’être sophiste. Le sophisme en chiffre ne la tue pas moins que le sophisme en morale.

{p. 84}Bien que j’aie, dans le livre trente-neuvième des Girondins, trop caressé peut-être quelques tendances erronées de la Convention, on verra cependant que ces sophismes d’égalité impossible des biens et des fonctions me révoltaient déjà, comme des démentis donnés par l’utopie à la nature. Lisez.

IX §

« Ce partage égal des lumières, des facultés et des dons de la nature est évidemment la tendance légitime du cœur humain. Les révélateurs, les poètes et les sages ont roulé éternellement cette pensée dans leur âme, et l’ont perpétuellement montrée dans leur ciel, dans leurs rêves ou dans leurs lois, comme la perspective de l’humanité. C’est donc un instinct de la justice dans l’homme, par conséquent un plan divin que Dieu fait entrevoir à ses créatures. Tout ce qui contrarie ce plan, c’est-à-dire tout ce qui tend à constituer des inégalités de lumières, de rang, de condition, de fortune {p. 85}parmi les hommes, est impie. Tout ce qui tend à niveler graduellement ces inégalités, qui sont souvent des injustices, et à répartir le plus équitablement l’héritage commun entre tous les hommes, est divin. Toute politique peut être jugée à ce signe, comme tout arbre est jugé à ses fruits. L’idéal n’est que la vérité à distance.

« Mais plus un idéal est sublime, plus il est difficile à réaliser en institutions sur la terre. La difficulté jusqu’ici a été de concilier avec l’égalité des biens les inégalités de vertus, de facultés et de travail, qui différencient les hommes entre eux. Entre l’homme actif et l’homme inerte, l’égalité de biens devient une injustice ; car l’un crée et l’autre dépense. Pour que cette communauté des biens soit juste, il faut supposer à tous les hommes la même conscience, la même application au travail, la même vertu. Cette supposition est une chimère. Or quel ordre social pourrait reposer solidement sur un pareil mensonge ? De deux choses l’une : ou bien il faudrait que la société, partout présente et partout infaillible, pût contraindre chaque individu au même travail et {p. 86}à la même vertu. Mais alors que devient la liberté ? La société n’est plus qu’un universel esclavage.

« Ou bien il faudrait que la société distribuât de ses propres mains, tous les jours, à chacun selon ses œuvres, la part exactement proportionnée à l’œuvre et au service de chacun dans l’association générale. Mais alors quel sera le juge ?

« La sagesse humaine imparfaite a trouvé plus facile, plus sage et plus juste de dire à l’homme : “Sois toi-même ton propre juge ; rétribue-toi toi-même par ta richesse ou par ta misère.” La société a institué la propriété, proclamé la liberté du travail et légalisé la concurrence.

« Mais la propriété instituée ne nourrit pas celui qui ne possède rien. Mais la liberté du travail ne donne pas les mêmes éléments de travail à celui qui n’a que ses bras et à celui qui possède des milliers d’arpents sur la surface du sol. Mais la concurrence n’est que le code de l’égoïsme et la guerre à mort entre celui qui travaille et celui qui fait travailler, entre celui qui achète et celui qui vend, entre {p. 87}celui qui nage dans le superflu et celui qui a faim ! Iniquité de toutes parts ! Incorrigibles inégalités de la nature et de la loi ! La sagesse du législateur paraît être de les pallier une à une, siècle par siècle, loi par loi. Celui qui veut tout corriger d’un coup brise tout. Le possible est la condition de la misérable sagesse humaine. Sans prétendre résoudre par une seule solution des iniquités complexes, corriger sans cesse, améliorer toujours, c’est la justice d’êtres imparfaits comme nous. Dans les desseins de Dieu, le temps paraît être un élément de la vérité elle-même ; demander la vérité définitive à un seul jour, c’est demander à la nature des choses plus qu’elle ne peut donner. L’impatience crée des illusions et des ruines au lieu de vérités. Les déceptions sont des vérités cueillies avant le temps. »

X §

Les Girondins succombent à l’effort de ramener en arrière une Révolution emportée aux {p. 88}derniers excès. Danton les suit dans la tombe. On n’a vu encore qu’une révolution, arrêtée dans sa fougue et refoulée en arrière par sa propre prudence, rentrer dans l’ordre et dans le juste sous la parole de ses chefs : c’est la révolution de 1848, plus calomniée pour sa modération par ceux qu’elle a sauvés que la Convention pour ses crimes. Pourquoi cette révolution est-elle restée pure d’excès ? C’est que les hommes qui en prirent la direction d’une main ferme et téméraire n’avaient donné à la démagogie aucun de ces gages et de ces complicités qui lient les hommes d’État aux excès de la multitude ; c’est surtout parce que la leçon terrible de 1793 a frappé l’esprit du peuple, et que la presse et la tribune libres avaient depuis trente années formé ce peuple par un certain apprentissage de la liberté. Le peuple de 1793 sortait ignorant et furieux de la servitude ; le peuple de 1848 sortait instruit et modéré de la liberté. Il fut ému, mais admirable ; il sentit ses propres périls, il eut peur de lui-même, et il aida ses chefs à le refréner. L’histoire, quand le temps d’être juste sera venu pour elle, rendra à la France l’hommage unique qui {p. 89}lui est dû pour ces cinq mois pendant lesquels elle se gouverna sans gouvernement légal, par sa propre sagesse et par la seule autorité de la raison publique.

Les Girondins avaient trempé dans le sang de Louis XVI, Danton dans les turbulences de la démagogie. Ils avaient été complices des terroristes, tout en les détestant. Ils n’avaient plus rien à disputer que leurs têtes. Ils avaient livré celles d’autres victimes. À quel titre pouvaient-ils invoquer l’inviolabilité de leurs jours ? Ils périssent tristement, mais justement. Leur mort fut le talion de leurs jours. Il fallait périr innocent. On m’a accusé d’avoir fait des héros : qu’on lise donc avant d’accuser ! Est-ce une apothéose, que ces pages :

XI §

« Telle fut la catastrophe méritée du parti girondin ; il mourut comme il était né, d’une sédition légalisée par la victoire. La journée {p. 90}du 2 juin, qu’on appelle encore le 31 mai, parce que la lutte dura trois jours, fut le 10 août de la Gironde. Ce parti tomba de faiblesse et d’indécision, comme le roi qu’il avait renversé. La république qu’il avait fondée s’écroula sur lui après huit mois seulement d’existence. On honora ce groupe de républicains pour ses intentions, on l’admira pour ses talents, on le plaignit pour ses malheurs, on le regretta à cause de ses successeurs, et parce que ses chefs en tombant ouvrirent une longue marche à l’échafaud. On se demande, après la disparition de ce parti, quelle était son idée et s’il en avait une. L’histoire se demande à son tour si le triomphe de la Gironde au 31 mai aurait sauvé la république ; s’il y avait dans ces hommes de paroles, dans leurs conceptions, dans leur union, dans leurs caractères et dans leur génie politique, les éléments d’un gouvernement à la fois dictatorial et populaire, capable de comprimer les convulsions de la France au dedans, de faire triompher la nation au dehors, et de procurer l’avènement d’une république régulière en la préservant des rois et des démagogues. L’histoire n’hésite pas à répondre : {p. 91}Non, les Girondins n’avaient en eux aucune de ces conditions. La pensée, l’unité, la politique, la résolution, tout leur manquait. Ils avaient fait la Révolution sans la vouloir ; ils la gouvernaient sans la comprendre. La Révolution devait se révolter contre eux et leur échapper.

« Il faut deux choses à des hommes d’État pour diriger les grands mouvements d’opinion auxquels ils participent : l’intelligence complète de ces mouvements, et la passion dont ces mouvements sont l’expression dans un peuple. Les Girondins n’avaient complètement ni l’une ni l’autre. À l’Assemblée législative, ils avaient pactisé longtemps avec la monarchie, mal acceptée par eux, et n’avaient pas compris qu’un peuple ne se transforme et ne se régénère presque jamais sous la main et sous le nom du pouvoir auquel il échappe. La république, timidement tramée par quelques-uns d’entre eux, avait été plutôt accueillie comme une nécessité fatale qu’embrassée comme un système par les autres. Dès le lendemain de sa proclamation, ils avaient redouté le fruit de leur enfantement, comme une mère qui serait {p. 92}accouchée d’un monstre. Au lieu de travailler à fortifier la république naissante, ils n’avaient montré de sollicitude que pour l’affaiblir. La constitution qu’ils lui proposaient ressemblait à un regret plutôt qu’à une espérance. Ils lui contestaient un à un tous ses organes de vie et de force. L’aristocratie se révélait, sous une autre forme, dans toutes leurs institutions bourgeoises. Le principe populaire s’y sentait d’avance étouffé. Ils se défiaient du peuple ; le peuple à son tour se défiait d’eux. La tête craignait le bras, le bras craignait la tête. Le corps social ne pouvait que s’agiter ou languir.

XII §

« Aussi les Girondins, depuis leur avènement, avaient-ils marché de défis en concessions et de résistances en défaites. Le 10 août leur avait arraché le trône, dont ils rêvaient encore la conservation dans le décret même où Vergniaud {p. 93}proclamait la déchéance du roi. Danton leur avait surpris les proscriptions de septembre. Ils n’avaient su ni les prévenir par un déploiement de forces, ni couvrir les victimes de leurs corps, ni punir ce crime sur les assassins. Robespierre leur avait arraché la tête de Louis XVI, cédée lâchement en échange de leurs propres têtes. Marat leur avait arraché son impunité et son triomphe après son accusation au 10 mars. Les Jacobins leur avaient arraché le ministère dans la personne de Roland. Enfin Pache, Hébert, Chaumette et la commune leur arrachaient maintenant leur abdication et ne leur laissaient que la vie. Faibles au dedans, ils avaient été malheureux au dehors. Dumouriez, leur homme de guerre, avait trahi la république, et jeté sur eux, par cette trahison, le soupçon de complicité. Les armées, sans chefs, sans discipline, sans recrutement, reculaient de défaite en défaite. Les places fortes du Nord tombaient ou ne se défendaient qu’avec leurs murailles. Le royalisme conquérait l’Ouest ; le fédéralisme disloquait le Midi ; l’anarchie paralysait le centre ; les factions tyrannisaient la capitale. La Convention, riche {p. 94}d’orateurs, mais sans chefs politiques, flottait entre leurs mains en admirant leurs discours, mais en se jouant de leurs actes. Ils détestaient les Jacobins, et ils les laissaient régner. Ils abhorraient le tribunal révolutionnaire, et ils le laissaient frapper au hasard, en attendant qu’il les frappât eux-mêmes. Ils redoutaient le déchirement de la république, et leurs correspondances désespérées ne cessaient de pousser leurs départements au suicide par le fédéralisme.

« Encore quelques mois d’un pareil gouvernement, et la France, à demi conquise par l’étranger, reconquise par la contre-révolution, dévorée par l’anarchie, déchirée de ses propres mains, aurait cessé d’exister et comme république et comme nation. Tout périssait entre les mains de ces hommes de paroles. Il fallait ou se résigner à périr avec eux, ou fortifier le gouvernement. La violence s’en empara. Elle prit, comme elle l’avait fait au 10 août, cette dictature que personne n’osait prendre encore dans la Convention. L’insurrection de la commune, fomentée et dirigée par des passions perverses, fut présentée aux yeux des patriotes {p. 95}comme l’insurrection du salut public. Le peuple, voyant clairement qu’il allait périr, porta illégalement sa propre main au gouvernail, et l’arracha aux mains impuissantes qui le laissaient dévier. Le peuple crut user en cela de son droit suprême, du droit d’exister. On l’accusa de s’être arrogé l’initiative sur les départements et d’avoir substitué la volonté de Paris à la volonté de la France. “Que pouvaient, disent les patriotes du 31 mai, les départements à la distance où ils étaient des événements ? Avant qu’on les eût consultés, avant qu’ils eussent répondu, avant que leur force d’opinion et leur force armée fussent arrivées à Paris, les coalisés pouvaient être à ses portes, les Vendéens aux portes d’Orléans, la république étouffée dans son berceau.” Dans les périls extrêmes, la proximité est un droit. C’est à la partie du peuple la plus rapprochée du danger public d’y pourvoir la première. En pareil cas, la mesure du pouvoir est la portée du bras. Une ville exerce alors la dictature de sa situation, sauf à la faire ratifier ensuite. Paris l’avait exercée maintes fois avant et depuis 1789. La France ne lui reprochait ni {p. 96}le 14 juillet, ni le Jeu de Paume, ni même le 10 août, où Paris avait conquis pour elle, sans la consulter et sans l’attendre, la Révolution et la république.

XIII §

« D’ailleurs, quelles que soient les théories d’égalité abstraite entre les villes d’un empire, ces théories cèdent malheureusement la place au fait dans des circonstances d’exception ; et ce fait a son droit, car il a sa justice quand il a sa nécessité. Sans doute les villes où siègent les gouvernements ne sont que des membres du corps national ; mais ce membre, c’est la tête ! La capitale d’une nation exerce sur les membres une puissance d’initiative, d’entraînement et de résolution, en rapport avec les sens plus énergiques dont la tête est le siège dans la nation comme dans l’individu. La polémique rigoureuse peut contester avec raison ce droit, l’histoire ne peut le nier. Dans les {p. 97}temps réguliers, le gouvernement est partout en proportion égale. Dans les temps extrêmes, le gouvernement est, non de droit, mais de fait, partout où on le saisit. L’initiative est la maîtresse des choses quand elle est dans le sens des choses. Le 31 mai était illégal ; qui le justifie ? Mais le 10 août était-il légal ? C’était le titre des Girondins cependant. Quel parti pouvait légitimement alors invoquer la loi ? Aucun. Tous l’avaient violée. La loi n’était, dans cette usurpation réciproque et continue, ni dans la Montagne, ni dans la Gironde, ni dans la commune, ni à Paris, ni à Bordeaux. La loi n’était plus, ou plutôt la loi, c’était la Révolution elle-même ! Un peuple égaré par son patriotisme crut la promulguer au milieu du tumulte et de la sédition de ces trois journées. C’était le désordre, mais à ses yeux c’était la loi pourtant ; car cette violence lui paraissait la mesure qui pouvait seule sauver la patrie et la Révolution. Le 10 août, lui disait-on, pouvait seul sauver la liberté, le 31 mai sauver la nation. »

XIV §

{p. 98}Toutes les circonstances les plus minutieuses de la vie de Charlotte Corday, cette Judith chaste de la patrie, sont de la plus consciencieuse exactitude. Je n’ai négligé ni soins ni peines pour les obtenir. Je dois presque tout à un homme de cœur et de talent, son voisin, M. de la Sicotière, qui a fait, d’après nature et d’après les traditions encore vivantes, le portrait de son immortelle compatriote. Je dois beaucoup aussi au spirituel Georges Duval, témoin des événements et peintre des figures.

Mon jugement définitif sur cette héroïque et cependant sinistre figure peut-il être taxé de complicité avec le poignard ? Le voici ; lisez :

« Telles furent la vie et la mort de Charlotte Corday. En présence du meurtre, l’histoire n’ose glorifier ; en présence de l’héroïsme, l’histoire n’ose flétrir. L’appréciation d’un tel {p. 99}acte place l’âme dans cette redoutable alternative de méconnaître la vertu ou de louer l’assassinat. Comme ce peintre qui, désespérant de rendre l’expression complexe d’un sentiment mixte, jeta un voile sur la figure de son modèle et laissa un problème au spectateur, il faut jeter ce mystère à débattre éternellement dans l’abîme de la conscience humaine. Il y a des choses que l’homme ne doit pas juger, et qui montent, sans intermédiaire et sans appel, au tribunal direct de Dieu. Il y a des actes humains tellement mêlés de faiblesse et de force, d’intention pure et de moyens coupables, d’erreur et de vérité, de meurtre et de martyre, qu’on ne peut les qualifier d’un seul mot, et qu’on ne sait s’il faut les appeler crime ou vertu. Le dévouement coupable de Charlotte Corday est du nombre de ces actes que l’admiration et l’horreur laisseraient éternellement dans le doute, si la morale ne les réprouvait pas. Quant à nous, si nous avions à trouver pour cette sublime libératrice de son pays et pour cette généreuse meurtrière de la tyrannie un nom qui renfermât à la fois l’enthousiasme de notre émotion {p. 100}pour elle et la sévérité de notre jugement sur son acte, nous créerions un mot qui réunît les deux extrêmes de l’admiration et de l’horreur dans la langue des hommes, et nous l’appellerions l’ange de l’assassinat. »

XV §

Si on m’a accusé, avec une sorte de justice, d’avoir jugé historiquement la reine avec une sévérité regrettable mais consciencieuse au commencement de son règne, qu’on lise comment je la réhabilite sur son échafaud. Là elle n’est plus reine ; elle est veuve, elle est mère, elle est martyre, elle est sainte par le supplice si héroïquement et si pieusement accepté. Peut-être encore aurais-je dû insister davantage sur cette sanctification par l’échafaud ? Je regrette de ne l’avoir pas fait assez. Je me souvins trop de ses influences féminines sur son mari, au moment où il ne fallait se souvenir que de ses larmes et de son sang. Cependant qu’on lise {p. 101}et qu’on juge, en me tenant compte de mes regrets :

XVI §

« La reine, après avoir écrit et prié, dormit d’un sommeil calme quelques heures. À son réveil, la fille de madame Bault l’habilla et la coiffa avec plus de décence et plus de respect pour son extérieur que les autres jours. Marie-Antoinette dépouilla la robe noire qu’elle avait portée depuis la mort de son mari, elle revêtit une robe blanche en signe d’innocence pour la terre et de joie pour le ciel. Un fichu blanc recouvrait ses épaules, un bonnet blanc ses cheveux. Seulement un ruban noir qui pressait ce bonnet sur les tempes rappelait au monde son deuil, à elle-même son veuvage, au peuple son immolation.

« Les fenêtres et les parapets, les toits et les arbres étaient surchargés de spectateurs. Une nuée de femmes, ameutées contre l’Autrichienne, {p. 102}se pressait autour des grilles et jusque dans les cours. Un brouillard d’automne blafard et froid flottait sur la Seine, et laissait çà et là glisser quelques rayons de soleil sur les toits du Louvre et sur la tour du palais. À onze heures les gendarmes et les exécuteurs entrèrent dans la salle des condamnés. La reine embrassa la fille du concierge, se coupa elle-même les cheveux, se laissa lier les mains sans murmure, et sortit d’un pas ferme de la Conciergerie. Aucune faiblesse féminine, aucune défaillance de cœur, aucun frisson du corps, aucune pâleur des traits. La nature obéissait à la volonté et lui prêtait toute sa vie pour mourir en reine.

« En débouchant de l’escalier sur la cour, elle aperçut la charrette des condamnés, vers laquelle les gendarmes dirigeaient sa marche. Elle s’arrêta comme pour rebrousser chemin, et fit un geste d’étonnement et d’horreur. Elle avait cru que le peuple donnerait au moins de la décence à sa haine, et qu’elle serait conduite à l’échafaud, comme le roi, dans une voiture fermée. Ce mouvement comprimé, elle baissa la tête en signe d’acceptation et monta sur la {p. 103}charrette. L’abbé Lothringer s’y plaça derrière elle, malgré son refus.

« Le cortège sortit de la Conciergerie au milieu des cris de : “Vive la république ! Place à l’Autrichienne ! Place à la veuve Capet ! À bas la tyrannie ! ” Le comédien Grammont, aide de camp de Ronsin, donnait l’exemple et le signal de ces cris au peuple, en brandissant son sabre nu, et en fendant la foule du poitrail de son cheval. Les mains liées de la reine la privaient d’appui contre les cahots des pavés. Elle cherchait péniblement à reprendre l’équilibre et à garder la dignité de son attitude. “Ce ne sont pas là tes coussins de Trianon ! ” lui criaient d’infâmes créatures. Les voix, les yeux, les rires, les gestes du peuple, la submergèrent d’humiliation. Ses joues passaient continuellement du pourpre à la pâleur, et révélaient les bouillonnements et le reflux de son sang. Malgré le soin qu’elle avait pris de sa toilette, le délabrement de sa robe, le linge grossier, l’étoffe commune, les plis froissés, déshonoraient son rang. Les boucles de ses cheveux s’échappaient de son bonnet et fouettaient ses tempes au souffle du {p. 104}vent. Ses yeux, rouges et gonflés, quoique secs, révélaient les longues inondations d’une douleur épuisée de larmes. Elle se mordait par moments la lèvre inférieure avec les dents, comme quelqu’un qui comprime le cri d’une souffrance aiguë.

XVII §

« Quand elle eut traversé le pont au Change et les quartiers tumultueux de Paris, le silence et la contenance sérieuse de la foule indiquèrent une autre région du peuple. Si ce n’était pas la pitié, c’était au moins la consternation. Son visage reprit le calme et l’uniformité d’expression que les outrages de la multitude avaient troublés au premier moment. Elle parcourut ainsi lentement toute la longueur de la rue Saint-Honoré. Le prêtre placé à côté d’elle sur la banquette s’efforçait d’appeler son attention par des paroles qu’elle semblait repousser de son oreille. Ses regards {p. 105}se promenaient, avec toute leur intelligence, sur les façades des maisons, sur les inscriptions républicaines, sur les costumes et sur la physionomie de cette capitale, si transformée pour elle depuis quinze mois de captivité. Elle regarde surtout les fenêtres des étages supérieurs, où flottaient des banderoles aux trois couleurs, enseignes de patriotisme.

« Le peuple croyait et des témoins ont écrit que son attention légère et puérile était attachée à cette décoration extérieure de républicanisme. Sa pensée était ailleurs. Ses yeux cherchaient un signe de salut parmi ces signes de sa perte. Elle approchait de la maison qui lui avait été désignée dans son cachot. Elle interrogeait du regard la fenêtre d’où devait descendre sur sa tête l’absolution d’un prêtre déguisé. Un geste inexplicable à la multitude le lui fit reconnaître. Elle ferma les yeux, baissa le front, se recueillit sous la main invisible qui la bénissait, et, ne pouvant pas se servir de ses mains liées, elle fit le signe de la croix sur sa poitrine par trois mouvements de sa tête. Les spectateurs crurent qu’elle priait seule, et respectèrent son recueillement. Une joie intérieure {p. 106}et une consolation secrète brillèrent depuis ce moment sur son visage.

XVIII §

« En débouchant sur la place de la Révolution, les chefs du cortège firent approcher la charrette le plus près possible du pont tournant et la firent arrêter un moment devant l’entrée du jardin des Tuileries. Marie-Antoinette tourna la tête du côté de son ancien palais, et regarda quelques instants ce théâtre odieux et cher de sa grandeur et de sa chute. Quelques larmes tombèrent sur ses genoux. Tout son passé lui apparaissait à l’heure de la mort. En quelques tours de roue, elle fut au pied de la guillotine. Le prêtre et l’exécuteur l’aidèrent à descendre en la soutenant par les coudes. Elle monta avec majesté les degrés de l’estrade. En arrivant sur l’échafaud, elle marcha par inadvertance sur le pied de l’exécuteur. “Pardonnez-moi”, dit-elle au bourreau du {p. 107}son de voix dont elle eût parlé à un de ses courtisans. Elle s’agenouilla un instant et fit une prière à demi-voix, puis, se relevant : “Adieu encore une fois, mes enfants, dit-elle en regardant les tours du Temple, je vais rejoindre votre père.” Elle n’essaya pas, comme Louis XVI, de se justifier devant le peuple ni de l’attendrir sur sa mémoire. Ses traits ne portaient pas, comme ceux de son mari, l’empreinte de la béatitude anticipée du juste et du martyr, mais celle du dédain des hommes et de la juste impatience de sortir de la vie. Elle ne s’élançait pas au ciel, elle fuyait du pied la terre, et elle lui laissait en partant son indignation et le remords.

« Le bourreau, plus tremblant qu’elle, fut saisi d’un frisson qui fit hésiter sa main en détachant la hache. La tête de la reine tomba. Le valet du supplice la prit par les cheveux et fit le tour de l’échafaud en l’élevant dans sa main droite et en la montrant au peuple. Un long cri de : “Vive la république ! ” salua ce visage décoloré et déjà endormi.

« La Révolution se crut vengée, elle n’était que flétrie. Ce sang de femme retombait sur {p. 108}sa gloire sans cimenter sa liberté. Paris eut cependant moins d’émotion de ce meurtre que du meurtre du roi. L’opinion affecta l’indifférence sur une des plus odieuses exécutions qui consternèrent la république. Ce supplice d’une reine et d’une étrangère au milieu du peuple qui l’avait adoptée n’eut pas même la compensation des fins tragiques : le remords et l’attendrissement d’une nation.

XIX §

« Ainsi mourut cette reine, trop confiante peut-être dans la prospérité, mais sublime dans l’infortune, intrépide sur l’échafaud ; idole de cour mutilée par le peuple, longtemps l’amour, puis l’imprudent conseil de la royauté, puis l’adversaire de la Révolution. Cette Révolution, elle ne put ni la prévoir, ni la comprendre, ni l’accepter ; elle ne sut que l’irriter. Le peuple lui voua injustement toute la haine dont il poursuivait l’ancien {p. 109}régime. Il appela de son nom tous les scandales et toutes les trahisons des cours. Toute-puissante par sa beauté et par son esprit sur son mari, elle l’enveloppa de son impopularité et l’entraîna par son amour à sa perte. Sa politique vacillante, suivant les impressions du moment, tour à tour timide comme la défaite, téméraire comme le succès, ne sut ni reculer ni avancer à propos. Favorite charmante et dangereuse d’une monarchie vieillie, plutôt que reine d’une monarchie nouvelle, elle n’eut ni le prestige de l’ancienne royauté : le respect ; ni le prestige du nouveau règne : la popularité. Elle ne sut que charmer, égarer et mourir. Le peu de solidité de son esprit l’excuse, l’enivrement de sa beauté et de sa jeunesse l’innocente, la grandeur de son courage l’ennoblit. On ne peut la juger, sur un échafaud, ou plutôt la plaindre, c’est la juger. Elle est du nombre de ces mémoires qui désarment la postérité, qu’on évoque avec pitié, et qu’on ne juge, comme on doit juger les femmes, qu’avec des larmes. L’histoire, à quelque opinion qu’elle appartienne, en versera d’éternelles sur cet échafaud. Seule contre tous, {p. 110}innocente par son sexe, sacrée par son titre de mère, une reine inoffensive désormais est immolée sur une terre étrangère par un peuple qui ne sait pardonner ni à la jeunesse, ni à la beauté, ni au vertige de l’adoration ! Appelée par ce peuple pour occuper un trône, ce peuple ne lui donne pas même un tombeau ; car nous lisons sur le registre des inhumations banales de la Madeleine : Pour la bière de la veuve Capet, sept francs.

« Voilà le total d’une vie de reine et de ces richesses consacrées pendant tout un règne à la splendeur, aux plaisirs et aux générosités d’une femme qui avait possédé Versailles, Saint-Cloud et Trianon. Quand la Providence veut parler aux hommes avec la rude éloquence des vicissitudes royales, elle dit en un signe plus que Sénèque ou Bossuet dans d’éloquents discours, et elle écrit un vil chiffre sur le registre d’un fossoyeur. »

Que peut-on accuser dans ce jugement ? Ni la justice, ni la pitié, ni même le pathétique. Et voilà cependant ce dont les royalistes me font un crime ! De ce crime je n’efface rien, c’est l’histoire attendrie par le cœur du juge.

XX §

{p. 111}Je dois beaucoup de ce récit à cet abbé Lambert, ami des Girondins, et introduit librement par eux dans la prison de la Conciergerie. M. de Cassagnac m’a attribué à tort l’invention de ces circonstances funèbres. On a vu au commencement de ce commentaire combien le critique a été trompé, et combien sont réelles et attestées mes enquêtes personnelles auprès du curé de Bessancourt. C’est lui qui suivit ces victimes du tribunal au cachot, du cachot à la mort. Cet abbé Lothringer, que la reine refusa obstinément d’entendre parce qu’il était à ses yeux schismatique, ne fut, selon l’abbé Lambert et selon d’autres documents de l’époque, qu’un intrigant sacré et intéressé, cherchant des prétextes de célébrité dans son obsession autour des victimes, et exploitant, sous la Restauration, les rapports mensongers qu’il prétendait avoir eus avec la {p. 112}reine. Le curé de Bessancourt n’en parlait qu’avec dédain. Ce vieillard pieux n’aurait pas menti pour déshonorer la mémoire d’un confrère dont il avait partagé la faute contre l’Église, mais dont les dispositions posthumes et intéressées ne lui inspiraient ni foi ni estime. Les écrivains royalistes du temps de la Restauration ont tort de s’attacher au témoignage de ce prêtre aventurier, mouche du coche des prisons et du char de la guillotine, bourdonnant ses services aux oreilles des rois rentrés aux Tuileries.

XXI §

La mort du duc d’Orléans ne le justifie pas, mais l’explique.

L’abbé Lambert, dont j’ai parlé en répondant à M. de Cassagnac, homme délicat et sensible, souffrait intérieurement de la maladresse de son confrère, de la grossièreté des soldats, de l’humiliation du condamné. Il aborda le {p. 113}prince avec une contenance respectueuse et attendrie. « Égalité », lui dit-il, « je viens ici t’offrir les sacrements, ou du moins les consolations d’un ministre du ciel. Veux-tu les recevoir d’un homme qui te rend justice et qui te porte une sincère commisération ? — Qui es-tu, toi ? lui répondit en adoucissant sa physionomie le duc d’Orléans. — Je suis, reprit le prêtre, le vicaire général de l’évêque de Paris. Si tu ne désires pas mon ministère comme prêtre, puis-je te rendre comme homme quelques services auprès de ta femme et de ta famille ? — Non, répliqua le duc d’Orléans, je te remercie ; mais je ne veux d’autre œil que le mien dans ma conscience, et je n’ai besoin que de moi seul pour mourir en bon citoyen. » Il se fit servir à déjeuner, mangea et but avec appétit, mais non jusqu’à l’ivresse. Un membre du tribunal étant venu lui demander s’il avait des révélations à faire dans l’intérêt de la république : « Si j’avais su quelque chose contre la sûreté de la patrie, répondit-il, je n’aurais pas attendu jusqu’à cette heure pour le dire. Au surplus, je n’emporte aucun ressentiment {p. 114}contre le tribunal, pas même contre la Convention et les patriotes : ce ne sont pas eux qui veulent ma mort ; elle vient de plus haut… » Et il se tut.

XXII §

« À trois heures on vint le prendre pour l’échafaud. Les détenus de la Conciergerie, presque tous ennemis du rôle et du nom du duc d’Orléans dans la Révolution, se pressaient en foule dans les préaux, dans les corridors, dans les guichets, pour le voir passer. Il était escorté de six gendarmes le sabre nu. À sa démarche, à son attitude, au port de son front, à l’énergie de son pas sur les dalles, on l’eût pris pour un soldat marchant au feu plutôt que pour un condamné qu’on mène au supplice. L’abbé Lothringer monta avec lui et trois autres condamnés sur la charrette. Des escadrons de gendarmerie à cheval formaient le cortège. Le char roulait lentement. Tous {p. 115}les regards cherchaient le prince, les uns comme une vengeance, les autres comme une expiation. Il n’eut jamais autant que ce jour suprême la noblesse et la dignité de son rang. Il était redevenu prince par le sentiment de mourir en citoyen. Il portait fièrement la tête ; il promenait, avec toute sa liberté d’esprit, des regards indifférents sur la multitude. Il détournait l’oreille des exhortations du prêtre, qui ne cessait de l’obséder. Un embarras de rue ou un raffinement de cruauté fit arrêter un moment la charrette sur la place du Palais-Royal, devant la cour de sa demeure. “Pourquoi donc s’arrête-t-on là ? demanda-t-il. — C’est pour te faire contempler ton palais, lui répondit l’ecclésiastique. Tu le vois, la route s’abrège, le but approche, songe à ta conscience et confesse-toi.” Le prince, sans répondre, regarda longtemps les fenêtres de cette demeure où il avait fomenté tous les germes de la Révolution, savouré tous les désordres de sa jeunesse et cultivé tous les attachements de la famille. L’inscription de Propriété nationale, gravée sur la porte du Palais-Royal à la place de ses armoiries, lui {p. 116}fit comprendre que la république avait partagé ses dépouilles avant sa mort, et que ce toit et ces jardins n’abriteraient plus même ses enfants. Cette image de l’indigence et de la proscription de sa race le frappa plus que la hache du bourreau. Sa tête se pencha sur sa poitrine comme si elle eût été déjà détachée du tronc, et il regarda d’un autre côté.

« Il continua ainsi, abattu et muet, jusqu’à l’entrée de la place de la Révolution par la rue Royale. L’aspect de la foule qui couvrait la place et le roulement des tambours à son approche lui firent relever la tête, de peur qu’on ne prît sa tristesse pour de la faiblesse. Le prêtre continuait à le presser plus vivement d’accepter les secours de son ministère. “Incline-toi devant Dieu et accuse tes fautes. — Eh ! le puis-je au milieu de cette foule et de ce bruit ? Est-ce là le lieu du repentir ou du courage ? répondit le prince. — Eh bien, répliqua le prêtre, confesse-moi celle de tes fautes qui pèse le plus sur ta vie : Dieu te tiendra compte de l’intention et de l’impossibilité, et je te pardonnerai en son nom.” »

XXIII §

{p. 117}« Soit obsession et lassitude, soit inspiration tardive de l’échafaud, dont chaque tour de roue le rapprochait, le prince s’inclina devant le ministre de Dieu, et murmura quelques mots qui se perdirent dans le bruit de la foule et dans le mystère du sacrement. Il reçut, dans l’attitude du respect et du recueillement, le pardon du ciel, à quelques pas de l’échafaud d’où Louis XVI avait envoyé le sien à ses ennemis. Le prince était vêtu avec élégance et avec cette imitation du costume étranger qu’il avait affectée dès sa jeunesse. Descendu de la charrette et monté sur le plancher de la guillotine, les valets du bourreau voulurent tirer ses bottes étroites et collées à ses jambes. “Non, non, leur dit-il avec sang-froid, vous les tirerez plus aisément après ; dépêchons-nous, dépêchons-nous ! ” » Il regarda sans pâlir le tranchant du fer. Il mourut avec une sécurité {p. 118}qui ressemblait à une révélation de l’avenir. Était-ce le stoïcisme du caractère ? ou la conviction du républicain ? ou l’arrière-pensée du père ambitieux pour ses fils, qui prévoit qu’une nation inconstante lui rendra un trône pour quelques gouttes de sang ? Tout est resté inexplicable de ce prince. Sa mémoire elle-même est un problème qui fait craindre à l’historien de manquer de justice ou de réprobation en la jugeant. L’époque où nous écrivons nous-même n’est pas propice à ce jugement. Son fils règne sur la France. L’indulgence pour la mémoire du père pourrait ressembler à une flatterie du succès, la sévérité à un ressentiment d’une théorie. Ainsi la crainte de paraître servile ou la crainte de paraître hostile risquent également de rendre injuste l’écrivain qui penserait uniquement à ce jour. Mais la justice que l’on doit à la mort et la vérité qu’on doit à l’histoire passent avant ces retours que l’écrivain peut faire sur son propre temps. Il doit braver, pour rester équitable, le soupçon d’inimitié comme le soupçon d’adulation. La mémoire des morts n’est pas une monnaie de trafic entre les mains des vivants.

{p. 119}« Comme républicain, ce prince a été, selon nous, calomnié. Tous les partis se sont, pour ainsi dire, accordé mutuellement son nom pour en faire l’objet d’une injure et d’une exécration communes : les royalistes, parce qu’il fut un des plus grands moteurs de la Révolution ; les républicains, parce que sa mort fut une des plus odieuses ingratitudes de la république ; le peuple, parce qu’il était prince ; les aristocrates, parce qu’il s’était fait peuple ; les factieux, parce qu’il refusa de prêter son nom à leurs conspirations alternatives contre la patrie ; tous, parce qu’il voulut imiter cette gloire suspecte qu’on appelle l’héroïsme de Brutus. Aux yeux des hommes impartiaux, s’il vota la mort du roi par conviction et par républicanisme, cette conviction répugnait au sentiment et ressemblait à un attentat contre la nature. Mais la haine avait assez de vérités cruelles à verser sur son nom pour s’épargner les calomnies et les rumeurs. À mesure que la Révolution se dépouille de ses obscurités et que chaque parti lègue en mourant ses confidences à l’histoire, la mémoire du duc d’Orléans se dépouille des trames, des complicités, {p. 120}des trahisons, des crimes et de l’importance qu’on lui a prêtés. La Révolution ne lui doit ni tant de reconnaissance ni tant de haine. Il fut un instrument tour à tour employé et brisé par elle. Il n’en fut ni l’auteur, ni le maître, ni le Judas, ni le Cromwell.

XXIV §

« La Révolution n’était pas une conjuration, elle était une doctrine ; elle ne se vendit pas à un homme, elle se dévoua à une idée. La voir tout entière dans le duc d’Orléans, c’est trop grandir l’homme ou c’est trop rabaisser l’événement. À l’exception des premières agitations populaires de Paris, on n’aperçoit clairement ni son nom, ni sa main, ni son or dans aucune des journées décisives. Il rêva peut-être un moment une couronne votée d’acclamation par la faveur publique. Il jouit peut-être avec une satisfaction coupable de l’abaissement et des terreurs d’une reine et d’une cour qui l’avaient {p. 121}humilié. Il ne tarda pas à comprendre que la Révolution ne couronnerait personne, et qu’elle entraînerait avec le trône tous ses prétendants et tous les survivants de la royauté. Il se repentit alors ; les infortunes de Louis XVI l’attendrirent. Il voulut de bonne foi se réconcilier avec le roi et soutenir la constitution. Le roi l’accueillait, mais les insultes des courtisans et les antipathies de la cour le repoussèrent. Il prit les opinions extrêmes pour un asile. Il s’y jeta par désespoir. Il n’y trouva que les ombrages et les injures des chefs populaires, qui ne lui pardonnaient pas son nom. Danton l’abandonna ; Robespierre affecta de le craindre ; Marat le dénonça ; Camille Desmoulins le montra du doigt aux terroristes. Les Girondins l’accusèrent, les Montagnards le livrèrent à l’échafaud.

« Il subit toutes ces phases de sa fortune avec le stoïcisme d’un prince qui ne demande à sa patrie que le titre de citoyen, et à la république que l’honneur de mourir pour elle. Il mourut sans adresser un reproche à cette cause, et comme si l’ingratitude des républiques {p. 122}était la couronne civique de leurs fondateurs. Il s’était dès lors désintéressé de son rang et donné tout entier au peuple ou comme serviteur, ou comme victime. Malheureusement pour sa mémoire, il se donna aussi comme juge dans un procès où la nature le récusait. Le peuple, en le frappant, l’en punit moins sévèrement que la postérité.

« Si quelqu’un suivit en aveugle, mais avec invariabilité et constance, la marche de la Révolution, jusqu’au terme et sans demander où elle conduisait, ce fut le duc d’Orléans. Il fut l’Œdipe de la famille des Bourbons. Homme faible, parent coupable, irréprochable patriote, suicide de sa renommée, il réalisa en lui ce mot de Danton : “Périsse notre mémoire, et que la république soit sauvée ! ” Lâche s’il fit ce sacrifice à sa popularité, cruel s’il le fit à son opinion, odieux s’il le fit à son ambition, il a emporté le secret de sa conduite politique devant Dieu. Dans le doute de ses motifs, l’histoire elle-même peut douter.

« Il y a dans les mouvements d’une révolution une grandeur qui se communique aux caractères, et qui grandit quelquefois les âmes {p. 123}les plus vulgaires à la proportion des événements auxquels elles participent. Les hommes légers au commencement de l’action deviennent peu à peu sérieux, dévoués, tragiques comme la pensée qui les enveloppe et les élève dans son tourbillon. Le duc d’Orléans fut peut-être un de ces hommes. Sa vie, désordonnée au commencement, tragique à la fin, commença comme un scandale, se poursuivit comme une trame, et finit comme un acte de résignation. Ainsi que Brutus, son modèle et son erreur, il restera éternellement problématique aux yeux de la postérité. Mais elle en tirera cette grande leçon : c’est que, quand l’opinion et la nature se combattent dans le cœur d’un citoyen, c’est la nature qu’il faut écouter ; car l’opinion se trompe souvent, et la nature est infaillible. D’ailleurs les fautes que l’on commet contre l’opinion, le cœur humain les pardonne et quelquefois les admire ; mais les fautes que l’on commet contre la nature, Dieu les réprouve, et les hommes ne les pardonnent jamais. »

XXV §

{p. 124}Ce qu’il y a de remarquable dans ce jugement sur le duc d’Orléans, c’est que son fils, alors roi, Louis-Philippe, ne protesta pas contre mon arrêt historique. Quelques jours après l’apparition des Girondins, ce prince, que je ne voyais pas, mais avec qui j’avais quelques rapports indirects, me fit dire par M. Vatout, son confident et son bibliothécaire, qu’il avait lu les Girondins, et qu’il me remerciait de la justice rendue à son père. Louis-Philippe prouva dans une autre occasion plus solennelle qu’il n’acceptait rien des opinions et des actes de son père ; qu’il croyait à des vertus domestiques et même publiques en lui, particulièrement à la chaleur de ses sentiments paternels et à son dévouement stoïque à la république, mais qu’il n’acceptait ni la responsabilité de ses faiblesses devant la terreur, ni l’hérédité de son vote lâche et dénaturé contre son roi et son parent.

{p. 125}Le ciel m’est témoin que dans mon jugement d’historien sur le duc d’Orléans (Égalité), jugement que quelques âmes inflexibles ont trouvé trop doux, je ne fus influencé en rien par le désir de complaire au roi Louis-Philippe, qui régnait alors sur la France, et dont j’aurais pu ou briguer la faveur ou redouter la vengeance. Non, ces bassesses n’approchent même pas de mes pensées ; mais je fus et je suis resté influencé en effet et incliné vers l’indulgence par cet esprit de famille qu’on respire dans son enfance, et par ces traditions domestiques qui forment le premier pli de la mémoire dans les enfants attentifs aux récits de leur mère. Ma mère, élevée dans le palais même de Saint-Cloud et dans la familiarité des enfants du prince, du même âge qu’elle, avait des occasions quotidiennes de voir le duc d’Orléans (avant que la Révolution l’eût encore entraîné et souillé dans ses excès), et de le voir entre la princesse sa femme et ses enfants, dans ces intimités caressantes qui donnent la grâce de la nature aux heureux pères d’une nombreuse famille, dans les palais comme dans les chaumières. Elle avait conservé, indépendamment {p. 126}de la reconnaissance, un vif sentiment de l’amabilité, de l’élégance et de la bonté familière de ce malheureux prince ; et, tout en déplorant, comme royaliste, les entraînements et les complicités presque parricides de Philippe-Égalité, elle ne pouvait s’empêcher de nous le peindre sous les traits d’un jeune père de famille accompli dans son intérieur, et d’attribuer à sa faiblesse, plus qu’à sa nature, les égarements et les crimes qui flétrirent plus tard son nom. Ces impressions, recueillies par un enfant de la bouche d’une mère, revivaient à mon insu dans l’homme fait et dans l’historien ; elles mirent quelque pitié et peut-être quelque justice sous ma plume. L’indulgence, en parlant des hommes faibles, est aussi une justice. Voilà ce que Louis-Philippe reconnut en moi dans le portrait de son père et dans mon jugement sur lui, voilà le sentiment dont il me fit remercier par son confident.

Sa fin fut tour à tour hideuse et stoïque. Voilà comment me la dépeignait un des rares témoins de ses derniers moments :

XXVI §

{p. 127}« Deux prêtres, l’abbé Lambert et l’abbé Lothringer, les mêmes qui avaient entretenu les Girondins pendant la dernière nuit, attendaient au coin du feu, dans le grand cachot, en causant avec les porte-clefs et les gendarmes, l’heure où les accusés redescendraient du tribunal. Ils virent entrer le duc d’Orléans, non plus avec cette impassibilité extérieure que tout homme de courage commande à sa contenance devant le regard de ses ennemis, mais dans le désordre d’un homme indigné de l’injustice des hommes, et qui s’épanche, à l’abri des cachots, devant lui-même et devant Dieu. Sa démarche était rapide, ses gestes saccadés et brefs, son visage enflammé par la colère. D’involontaires exclamations sortaient inachevées de ses lèvres ; il levait les yeux au ciel et se promenait à grands pas autour du cachot. “Les scélérats ! ” s’écriait-il en s’arrêtant quelquefois {p. 128}comme devant une pensée soudaine et comme devant une apparition, “les scélérats ! je leur ai tout donné, rang, fortune, ambition, honneur, renommée de ma maison dans l’avenir, répugnance même de la nature et de la conscience à condamner leurs ennemis !… et voilà la récompense qu’ils me gardaient !… Ah ! si j’avais agi, comme ils le disent, par ambition, que je serais malheureux maintenant ! mais c’était par une ambition plus haute qu’un trône, par l’ambition de la liberté de mon pays et de la félicité de mes semblables ! Eh bien, vive la république !… ce cri sortira de mon cachot comme il est sorti de mon palais.” Puis il s’attendrissait sur ses enfants emprisonnés ou proscrits. Il les appelait comme s’il eût été seul. Il parlait tout haut et frappait du pied les dalles, des mains les murs de son cachot. »

Lamartine.

LXXVe entretien.
Critique de l’Histoire des Girondins (6e partie) §

I §

{p. 129}Le personnage vraiment historique, mais froid et déclamatoire, de madame Roland, m’apparaît sous un aspect plus juste à l’heure de sa mort. Je ne lui pardonne plus la lâche poursuite de la reine jusqu’à l’échafaud ; le {p. 130}dernier trait de ce jugement venge d’un mot Marie-Antoinette et dénude le cœur de l’héroïne des Girondins.

« Le supplice des Girondins jeta un linceul sur la vie aux yeux de madame Roland. Vergniaud, Brissot, n’étaient plus. Qui savait le sort de Buzot, de Barbaroux, de Louvet ? Peut-être avaient-ils déjà quitté la terre.

« On la transporta à la Conciergerie. Elle y languit peu. Elle y grandit en se rapprochant de la mort. Son âme, son langage, ses traits, y prirent la solennité des grands destins. Pendant le peu de jours qu’elle y passa, elle répandit par sa présence parmi les nombreux prisonniers de cette maison un enthousiasme et un défi de la mort qui divinisèrent les âmes les plus abattues. L’ombre voisine de l’échafaud semblait relever sa beauté. Les longues douleurs de sa captivité, le sentiment désespéré mais calme de sa situation, les larmes contenues mais murmurantes au fond des paroles, donnaient à sa voix un accent où l’on entendait ce bouillonnement des sentiments qui monte d’un cœur profond.

« Elle s’entretenait, à la grille, avec les {p. 131}hommes principaux de son parti, qui peuplaient la Conciergerie. Debout sur un banc de pierre qui l’élevait un peu au-dessus du sol de la cour, les doigts entrelacés aux barreaux de fer qui formaient la claire-voie entre le cloître et le préau, elle avait trouvé sa tribune dans sa prison, et son auditoire dans ses compagnons de mort. Elle parlait avec l’abondance et l’éclat de Vergniaud, mais avec cette amertume de colère et cette âpreté de mépris que la passion d’une femme ajoute toujours à l’éloquence du raisonnement. Sa mémoire vengeresse plongeait dans l’histoire de l’antiquité pour y trouver des images, des analogies et des noms capables d’égaler ceux des tyrans du jour. Pendant que ses ennemis préparaient son acte d’accusation à quelques pieds au-dessus de sa tête, sa voix, comme celle de la postérité, grondait dans ces souterrains de la Conciergerie. Elle se vengeait avant sa mort et léguait sa haine. Elle arrachait non des larmes, elle n’en voulait pas pour elle-même, mais des cris d’admiration aux prisonniers. On l’écoutait des heures entières. On se séparait aux cris de : “Vive la république ! ” On {p. 132}ne calomniait pas la liberté, on l’adorait jusque dans les cachots creusés en son nom.

II §

« Mais cette femme, si magnanime et si supérieure à son sort en public, fléchissait, comme toute nature humaine, dans la solitude et dans le silence du cachot. Son âme héroïque semblait se taire alors et laisser son cœur de femme s’affaisser et se briser en tombant de l’enthousiasme sur la réalité. Plus elle s’était élevée haut, plus dure était la chute. Elle passait quelquefois de longues matinées, accoudée sur la fenêtre, le front contre le grillage de fer, à regarder un coin du ciel libre, et à pleurer comme un ruisseau sur les pots de fleurs dont le concierge avait garni l’entablement. À quoi pensait-elle ? Des mots entrecoupés de ses dernières pages le révèlent : à son enfant, à son mari, vieillard accoutumé à cet appui et incapable de faire un pas de plus {p. 133}dans la vie sans elle ; à sa jeunesse vainement altérée d’amour, consumée dans le feu des ambitions politiques ; à ces amis dont l’image la poursuivait et lui faisait seule regretter la vie s’ils vivaient encore, aspirer à la mort s’ils l’avaient devancée dans l’éternité. Elle l’ignorait : c’était son supplice.

« Elle ne sentait pas les autres misères de sa captivité. Son cachot, humide, infect, ténébreux, était voisin de celui qu’avait occupé la reine : rapprochement trop semblable à un remords. Toutes deux étaient arrivées en quelques mois, par des routes différentes, au même souterrain, pour marcher de là au même échafaud : l’une, tombée du trône sous l’effort de l’autre ; l’autre, montée aux premiers honneurs de la république, et précipitée, à son tour, à côté de sa propre victime. Ces vengeances du sort ressemblent à des hasards. Ce sont des justices souvent. »

III §

{p. 134}Quant à Danton, pour qui j’ai été trop sévère peut-être, car plus j’étudie, moins je vois en lui l’organisateur des massacres de septembre, lisez sa fin, et voyez si je flatte la démagogie dans ce singe malicieux, féroce et lâche de la multitude, Camille Desmoulins.

« À quatre heures, les valets du bourreau vinrent lier les mains des condamnés et couper leurs cheveux. Ils s’y prêtèrent sans résistance et en assaisonnant de sarcasmes la toilette funèbre. “C’est bien bon pour ces imbéciles qui vont nous regarder dans la rue, dit Danton. Nous paraîtrons autrement devant la postérité.” Il ne montra d’autre culte que celui de sa renommée, et ne parut désirer de survivre que dans sa mémoire. Son immortalité, c’était le bruit de son nom.

« Camille Desmoulins ne pouvait croire que {p. 135}Robespierre laissât exécuter un homme comme lui. Il espéra jusqu’au dernier moment dans un retour de l’amitié. Il n’avait parlé de lui qu’avec ménagement et respect depuis son emprisonnement. Il ne lui avait adressé que des plaintes, aucune de ces injures sur lesquelles l’orgueil ne revient pas. Quand les exécuteurs voulurent saisir Camille pour le lier comme les autres, il lutta en désespéré contre ces préparatifs qui ne lui laissaient plus de doute sur la mort. Ses imprécations et ses fureurs firent ressembler un moment le cachot à une boucherie. Il fallut l’abattre pour l’enchaîner et pour lui couper les cheveux. Dompté et lié, il supplia Danton de lui mettre dans la main une boucle de la chevelure de Lucile, qu’il portait sous ses habits, afin de presser quelque chose d’elle en mourant. Danton lui rendit ce pieux office, et se laissa lier sans résistance.

« Une seule charrette contenait les quatorze condamnés. Le peuple se montrait Danton ; il se respectait lui-même dans sa victime. Quelque chose faisait ressembler ce supplice à un suicide du peuple. Un petit nombre d’hommes {p. 136}en haillons et de femmes salariées suivaient les roues en couvrant les condamnés d’imprécations et de huées. Camille Desmoulins ne cessait de vociférer et de parler à cette multitude. “Généreux peuple, malheureux peuple, criait-il, on te trompe, on te perd, on immole tes meilleurs amis ! Reconnaissez-moi, sauvez-moi ! Je suis Camille Desmoulins ! C’est moi qui vous ai appelés aux armes le 14 juillet ! c’est moi qui vous ai donné cette cocarde nationale ! ” En parlant ainsi et en s’efforçant de gesticuler des épaules et de rompre ses liens, il avait tellement déchiré son habit et sa chemise que son buste grêle et osseux apparaissait presque nu au-dessus de la charrette. Depuis le convoi de madame du Barry, on n’avait pas entendu de tels cris ni contemplé de telles convulsions dans l’agonie. La foule y répondait par des insultes. Danton, assis à côté de Camille Desmoulins, faisait rasseoir son jeune compagnon, et lui reprochait ce vain étalage de supplications et de désespoir. “Reste donc tranquille, lui disait-il sévèrement, et laisse là cette vile canaille ! ” Quant à lui, il écrasait la multitude, non de {p. 137}paroles, mais d’indifférence et de mépris. En passant sous les fenêtres de la maison qu’habitait Robespierre, la foule redoubla ses invectives, comme pour faire hommage à son idole du supplice de son rival. Les volets de la maison de Duplay se fermaient à l’heure où les charrettes passaient habituellement dans la rue. Ces cris firent pâlir Robespierre. Il s’éloigna des appartements d’où l’on pouvait les entendre. Confus de tant d’implacabilité, humilié de tant de sang, qui rejaillissait si souvent et si justement sur lui, il sentit le regret ou la honte.

« “Ce pauvre Camille, dit-il, que n’ai-je pu le sauver ! Mais il a voulu se perdre ! Quant à Danton, ajouta-t-il, je sais bien qu’il me fraye la route ; mais il faut qu’innocents ou coupables nous donnions tous nos têtes à la république. La Révolution reconnaîtra les siens de l’autre côté de l’échafaud.” Il feignit de gémir sur ce qu’il appelait les cruelles exigences de la patrie.

IV §

{p. 138}« Hérault de Séchelles descendit le premier de la charrette. Avec l’élan et le sang-froid d’une amitié qui pousse le cœur vers le cœur, il approcha son visage de celui de Danton pour l’embrasser. Le bourreau les sépara. “Barbare ! dit Danton à l’exécuteur, tu n’empêcheras pas du moins nos têtes de se baiser tout à l’heure dans le panier.”

« Camille Desmoulins monta ensuite. Il avait repris son calme au dernier moment. Il roulait entre ses doigts les cheveux de sa femme, comme si sa main eût voulu se dégager pour porter cette relique à ses lèvres. Il s’approcha de l’instrument de mort, regarda froidement le couteau ruisselant du sang de son ami ; puis, se tournant vers le peuple et levant les yeux au ciel : “Voilà donc, s’écria-t-il, la fin du premier apôtre de la liberté ! Les {p. 139}monstres qui m’assassinent ne me survivront pas longtemps. Fais remettre ces cheveux à ma belle-mère”, dit-il ensuite à l’exécuteur. Ce furent ses derniers mots. Sa tête roula.

« Danton monta après tous les autres. Jamais il n’était monté plus superbe et plus imposant à la tribune. Il se carrait sur l’échafaud et semblait y prendre la mesure de son piédestal. Il regardait à droite et à gauche le peuple d’un regard de pitié. Il semblait lui dire par son attitude : “Regarde-moi bien, tu n’en verras pas qui me ressemblent.” La nature cependant fondit un instant cet orgueil. Un cri d’homme arraché par le souvenir de sa jeune femme échappa au mourant. “Ô ma bien-aimée, s’écria-t-il les yeux humides, je ne te verrai donc plus ! ” Puis, comme se reprochant ce retour vers l’existence : “Allons, Danton, se dit-il à haute voix, point de faiblesse ! ” Et se tournant vers le bourreau : “Tu montreras ma tête au peuple, lui dit-il avec autorité, elle en vaut bien la peine.” Sa tête tomba. L’exécuteur, obéissant à sa dernière pensée, la ramassa dans le panier et {p. 140}la promena autour de l’échafaud. La foule battit des mains. Ainsi finissent ses favoris.

V §

« Ainsi mourut en scène devant le peuple cet homme pour qui l’échafaud était encore un théâtre, et qui avait voulu mourir applaudi à la fin du drame tragique de sa vie, comme il l’avait été au commencement et au milieu. Il ne lui manqua rien d’un grand homme, excepté la vertu. Il en eut la nature, le génie, l’extérieur, la destinée, la mort ; il n’en eut pas la conscience. Il joua le grand homme, il ne le fut pas. Il n’y a pas de grandeur dans un rôle ; il n’y a de grandeur que dans la foi. Danton eut le sentiment, souvent la passion de la liberté, il n’en eut pas la foi, car il ne professait intérieurement d’autre culte que celui de la renommée.

« La Révolution était un instinct chez lui, non une religion. Il la servit comme le vent {p. 141}sert la tempête, en soulevant l’écume et en jouant avec les flots. Il ne comprit d’elle que son mouvement, non sa direction. Il en eut l’ivresse plus que l’amour. Il représente les masses et non les supériorités de l’époque. Il montra en lui l’agitation, la force, la férocité, la générosité tour à tour de ces masses. Homme de tempérament plus que de pensée, élément plus qu’intelligence, il fut homme d’État, cependant, plus qu’aucun de ceux qui essayèrent de manier les choses et les hommes dans ce temps d’utopies ; plus que Mirabeau lui-même, si l’on entend par homme d’État un homme qui comprend le mécanisme du gouvernement. Indépendamment de son idéal, il avait l’instinct politique. Il avait puisé dans Machiavel ces maximes qui enseignent tout ce qu’on peut faire supporter de pouvoir ou de tyrannie aux États. Il connaissait les faiblesses et les vices des peuples, il ne connaissait pas leurs vertus. Il ne soupçonnait pas ce qui fait la sainteté des gouvernements ; car il ne voyait pas Dieu dans les hommes, mais le hasard. C’était un de ces admirateurs de la fortune antique, qui n’adoraient en elle que la divinité {p. 142}du succès. Il sentait sa valeur comme homme d’État avec d’autant plus de complaisance que la démocratie était plus au-dessous de lui. Il s’admirait comme un géant au milieu de ces nains du peuple. Il étalait sa supériorité comme un parvenu du génie. Il s’étonnait de lui-même. Il écrasait les autres. Il se proclamait la seule tête de la république. Après avoir caressé la popularité, il la bravait comme une bête féroce qu’il défiait de le dévorer. Il avait le vice audacieux comme le front. Il avait poussé le défi politique jusqu’au crime aux journées de septembre. Il avait défié le remords ; mais il avait été vaincu. Il en était obsédé. Ce sang le suivait à la trace. Une secrète horreur se mêlait à l’admiration qu’il inspirait. Il ressentait lui-même cette horreur, et il aurait voulu se séparer de son passé. Nature inculte, il avait eu des accès d’humanité comme il en avait eu de fureur. Il avait les vices bas, mais les passions généreuses ; en un mot, il avait un cœur. Ce cœur, vers la fin, revenait au bien par la sensibilité, par la pitié et par l’amour. Il méritait à la fois d’être maudit et d’être plaint. C’était le colosse de la {p. 143}Révolution, la tête d’or, la poitrine de chair, le torse d’airain, les pieds de boue. Lui abattu, la cime de la Convention parut moins haute. Il en était le nuage, l’éclair et la foudre. En le perdant la Montagne perdait son sommet. »

Ôtez de là la conception des journées de septembre qui appartient au hasard ou à la commune, vous aurez le vrai Danton, un Mirabeau du peuple !

VI §

S’il y a excès ici, c’est excès de sévérité sous ma plume. J’accuse Danton sans preuves, par ce besoin honnête de trouver un criminel pour personnifier en lui l’horreur du crime. Ma conscience aujourd’hui m’oblige à avouer que je crains d’avoir chargé sa mémoire d’une horreur qu’il ne mérite peut-être pas.

Quant à Camille Desmoulins, je ne rétracte rien de mon mépris. Il ne fut que le Séjan de la foule ; il ne montra de pitié que pour lui-même, {p. 144}et il ne plaida pour les victimes que quand la multitude rassasiée de supplices commença à se retourner contre les bourreaux. Sarcastique et hideuse figure qu’on retrouve toujours dans toutes les révolutions, flaireurs du vent, baladins de la foule qui montent indifféremment sur les tréteaux ou sur l’échafaud pour y provoquer le rire atroce des égorgeurs, ou pour y mourir eux-mêmes sans conviction, sans dignité et sans courage.

VII §

Le meurtre de Madame Élisabeth, jeune sœur du roi, n’a dans aucune langue, excepté dans la langue des anthropophages, de mot pour le caractériser. On m’a accusé de glacer la pitié dans les âmes sur les attentats de la démagogie. Je n’accepte rien de cette calomnie du livre le plus plein de sang, mais le plus plein de larmes que je connaisse.

Qu’on en juge par le récit de cette mort :

{p. 145}« L’ordre de juger Madame Élisabeth fut un défi de cruauté entre les hommes dominants à qui serait le plus implacable contre le sang de Bourbon.

« Le 9 mai, au moment où les princesses, à demi déshabillées, priaient au pied de leur lit avant le sommeil, elles entendirent frapper à la porte de leurs chambres des coups si violents et si répétés, que la porte trembla sur ses gonds. Madame Élisabeth se hâta de se vêtir et d’ouvrir. “Descends à l’instant, citoyenne ! lui dirent les porte-clefs. — Et ma nièce ? leur répondit la princesse. — On s’en occupera plus tard.” La princesse, entrevoyant son sort, se précipita vers sa nièce, et l’enveloppa dans ses bras comme pour la disputer à cette séparation. Madame Royale pleurait et tremblait. “Tranquillise-toi, mon enfant, lui dit sa tante, je vais remonter sans doute dans un instant. — Non, citoyenne, reprirent rudement les geôliers, tu ne remonteras pas ; prends ton bonnet et descends.” Comme elle retardait par ses protestations et par ses embrassements l’exécution de leur ordre, ces hommes l’accablèrent d’invectives et d’apostrophes {p. 146}injurieuses. Elle fit en peu de mots ses derniers adieux et ses pieuses recommandations à sa nièce. Elle invoqua, pour donner plus d’autorité à ses paroles, la mémoire du roi et de la reine. Elle inonda de larmes le visage de la jeune fille, et sortit en se retournant pour la bénir une dernière fois. Descendue aux guichets, elle y trouva les commissaires. Ils la fouillèrent de nouveau. On la fit monter dans une voiture, qui la conduisit à la Conciergerie.

VIII §

« Il était minuit. On eût dit que le jour n’avait pas assez d’heures pour l’impatience du tribunal. Le vice-président attendait Madame Élisabeth, et l’interrogea sans témoins. On lui laissa prendre ensuite quelques heures de sommeil sur la même couche où Marie-Antoinette avait endormi son agonie. Le lendemain, on la conduisit au tribunal, accompagnée de {p. 147}vingt-quatre accusés de tout âge et de tout sexe, choisis pour inspirer au peuple le souvenir et le ressentiment de la cour. De ce nombre étaient mesdames de Sénozan, de Montmorency, de Canisy, de Montmorin, le fils de madame de Montmorin, âgé de dix-huit ans, M. de Loménie, ancien ministre de la guerre, et un vieux courtisan de Versailles, le comte de Sourdeval. “De quoi se plaindrait-elle ? dit l’accusateur public en voyant ce cortège de femmes des noms les plus illustres groupé autour de la sœur de Louis XVI. En se voyant au pied de la guillotine entourée de cette fidèle noblesse, elle pourra se croire encore à Versailles.” »

« Les accusations furent dérisoires, les réponses dédaigneuses. “Vous appelez mon frère un tyran, dit la sœur de Louis XVI à l’accusateur et aux juges ; s’il eût été ce que vous dites, vous ne seriez pas où vous êtes ni moi devant vous ! ” Elle entendit son arrêt sans étonnement et sans douleur. Elle demanda pour toute grâce un prêtre fidèle à sa foi pour sceller sa mort du pardon divin. Cette consolation lui fut refusée. Elle y suppléa {p. 148}par la prière et par le sacrifice de sa vie. Longtemps avant l’heure du supplice, elle entra dans le cachot commun pour encourager ses compagnes. Elle présida avec une sollicitude touchante à la toilette funèbre des femmes qui allaient mourir avec elle. Sa dernière pensée fut un scrupule de pudeur. Elle donna la moitié de son fichu à une jeune condamnée, et le noua de ses propres mains pour que la chasteté ne fût pas profanée même dans la mort.

IX §

« On coupa ensuite ses longs cheveux blonds, qui tombèrent à ses pieds comme la couronne de sa jeunesse. Les femmes de sa suite funèbre et les exécuteurs eux-mêmes se les partagèrent. On lui lia les mains. On la fit monter après toutes sur le dernier banc de la charrette qui fermait le cortège. On voulut que son supplice fût multiplié par les vingt-deux coups qui tomberaient sur ces têtes d’aristocrates. {p. 149}Le peuple rassemblé pour insulter resta muet sur son passage. La beauté de la princesse transfigurée par la paix intérieure, son innocence de tout ce qui avait dépopularisé la cour, sa jeunesse sacrifiée à l’amitié qu’elle portait à son frère, son dévouement volontaire au cachot et à l’échafaud de sa famille, en faisaient la plus pure victime de la royauté. Il était glorieux à la famille royale d’offrir cette victime sans tache, impie au peuple de la demander. Un remords secret mordait tous les cœurs. Le bourreau allait donner en elle des reliques au trône et une sainte à la royauté. Ses compagnes la vénéraient déjà avant le ciel. Fières de mourir avec l’innocence, elles s’approchèrent toutes humblement de la princesse avant de monter, une à une, sur l’échafaud, et lui demandèrent la consolation de l’embrasser. Les exécuteurs n’osèrent refuser à des femmes ce qu’ils avaient refusé à Hérault de Séchelles et à Danton. La princesse embrassa toutes les condamnées à mesure qu’elles montaient à l’échelle. Après ce baise-main funèbre, elle livra sa tête au couteau. Chaste au milieu des séductions de la beauté et de la jeunesse, {p. 150}pieuse et pure dans une cour légère, humble dans les grandeurs, patiente dans les cachots, fière devant le supplice, Madame Élisabeth laissa par sa vie et par sa mort un modèle d’innocence sur les marches du trône, un exemple à l’amitié, une admiration au monde, un opprobre éternel à la république. »

Amnistier de tels crimes sous prétexte des nécessités révolutionnaires, ce serait déshonorer à jamais toutes les révolutions, car aucune révolution ne vaut le sang d’un juste ; et quand le juste est une femme, sans autre crime que son nom, sa beauté, son innocence, sa jeunesse, dont on a immolé toute la famille, l’histoire qui atténuerait l’horreur contre ce forfait serait pire que les bourreaux qui le commirent.

Non, je n’ai pas eu de telles faiblesses envers le comité de salut public qui contresigna de telles concessions de têtes à la cruauté du peuple ! Que cette lâcheté retombe à jamais sur sa mémoire ! Le peuple n’en veut accepter ni l’hommage ni l’expiation. La justice divine n’a pas d’amnistie contre les lâches !

X §

{p. 151}Peut-on accuser légitimement d’affaiblir l’horreur contre les cruautés populaires un livre qui a ainsi des gouttes de larmes à chaque goutte de sang innocent répandu par la perversité des tribuns ou par le vertige des démagogues ? Ai-je laissé une seule tache de sang sur la statue de la liberté ? Et n’est-ce pas en grande partie à l’effet moral de ce livre dans le peuple de Paris que nous devons d’avoir trouvé, deux ans après, le peuple de Paris si bien préparé à recevoir les conseils de la modération et de la justice et à le détourner si facilement des voies de sang où la Convention l’avait précipité pour le perdre ? Je n’en doute pas, car ce livre, multiplié déjà à cent milliers d’exemplaires, était partout dans les mains du peuple pensant. Purifier une doctrine populaire, c’est bien mieux que la combattre ; car ce qui manque au peuple, ce n’est jamais la {p. 152}force, c’est la vertu. Faire de la liberté une vertu, voilà la vraie révolution. L’Histoire des Girondins fut le miroir du peuple, en lui montrant sa propre image dans sa laideur et dans sa beauté ; c’était le forcer à choisir entre l’horreur qu’il inspire sous les démagogues, et l’estime de lui-même qui le dignifie sous les hommes d’État de l’honnêteté et de la magnanimité. Il n’a jamais besoin de tribuns que dans sa servitude. Dans sa victoire il ne lui faut que des modérateurs courageux. Sur la pente des abîmes la vraie force est de s’arrêter. Il eut cette force à la seconde république. À quoi la dut-il ? Au tableau vrai de sa première république. Croyez-moi, calomniateurs de cette histoire, laissez-lui ce livre au lieu de le redouter : c’est l’école des peuples. Il est plein d’imperfections, sans doute, parce que c’est un homme d’un talent borné qui l’a écrit ; mais il est plein de leçons, parce que c’est Dieu qui les donne. Vous avez assez d’histoires de la Révolution écrites par des apologistes de la terreur, laissez-lui-en une écrite par un apologiste de l’humanité !

XI §

{p. 153}Nous touchons au dénouement de ce drame, le plus grand qui se soit joué sur la terre entre les idées justes et les idées fausses, la vertu mêlée de préjugés, le crime mêlé de vertus, la liberté entachée d’oppression, l’émancipation accomplie par la tyrannie, les martyrs déshonorés par les bourreaux, la raison déshonorée par les supplices. Robespierre, qui a personnifié en lui cette mêlée d’abord sublime, puis hideuse, des pensées et des passions, des philosophies et des fureurs, des principes et des sophismes, des moralités privées et des atrocités publiques, va périr sous la main non de ses ennemis, mais de ses complices. On m’a reproché avec justice, je l’ai dit, d’avoir trop flatté cette figure de sphinx de la Révolution. Il fallait dire trop étudié. Cette étude même paraissait une faveur, car on a l’air d’aimer ce qu’on regarde trop avec une curiosité complaisante. {p. 154}Ce n’était que de l’étude, on a cru y voir de l’admiration. Les dernières lignes de ce portrait cependant me semblent bien définir ce monstre de sophisme. Les autres à côté de lui n’étaient que des démagogues ; ils n’avaient ni pensées justes ni pensées fausses, ils n’avaient que des fureurs brutales. Ses crimes à lui avaient au moins une certaine intellectualité qui les rendait non pas moins odieux, mais plus intelligibles ; ils avaient pour but une idée implacable, une idée fausse, ce qu’on appelle une utopie, mais enfin une idée impersonnelle, l’idée de tous les fanatiques devenus bourreaux à toutes les époques de l’histoire des rénovations accomplies ou tentées sur la terre.

Cette distinction entre lui et ses émules de proscriptions ne le justifie pas, mais elle le caractérise ; elle ne le rend que plus odieux, parce qu’elle le rend plus responsable. C’était la pensée égalitaire devenue homme, l’incarnation d’une impossibilité à laquelle tend l’idéal, mais à laquelle la nature résiste, et qui n’est pas par conséquent le plan divin des sociétés. Il prit le niveau pour symbole, mais {p. 155}le seul niveau possible était la guillotine. À mesure qu’il abattait une tête, une autre s’élevait, il fallait la niveler encore ; la sienne enfin dominait seule, il fallut la livrer.

Qu’on lise ces lignes qui sont mon arrêt sur lui tant reproché dans les Girondins. On verra si je ne rendais pas justice à ses crimes, tout en ne désavouant rien de ses stoïcismes privés. On doit justice aux Nérons du peuple. L’histoire, qui doit l’exécration, ne doit pas la calomnie.

Voici ce que j’en disais dans les Girondins :

XII §

« Il y avait trop de sang versé entre le bonheur et lui. Une dictature terrible ou un échafaud solennel étaient les seules images sur lesquelles il pût désormais s’arrêter. Il cherchait à y échapper, pendant les premiers jours de thermidor, par de longues excursions aux environs de Paris. Accompagné de quelque {p. 156}confident ou seul, il errait des journées entières sous les arbres de Meudon, de Saint-Cloud ou de Viroflay. On eût dit qu’en s’éloignant de Paris, où roulaient les charretées de victimes, il voulait mettre de l’espace entre le remords et lui. Il portait ordinairement un livre sous son habit. C’était habituellement un philosophe, tel que Rousseau, Raynal, Bernardin de Saint-Pierre, ou des poètes de sentiment, tels que Gessner et Young : contraste étrange entre la douceur des images, la sérénité de la nature et l’âpreté de l’âme. Il avait les rêveries et les contemplations d’un philosophe au milieu des scènes de mort et des proscriptions d’un Marius.

« On raconte que le 7 thermidor, la veille du jour où Robespierre attendait l’arrivée de Saint-Just, et où il avait résolu de jouer sa vie contre la restauration de la république, il alla une dernière fois passer la journée entière à l’Ermitage de Jean-Jacques Rousseau, au bord de la forêt de Montmorency. Venait-il chercher des inspirations politiques sous les arbres à l’ombre desquels son maître avait écrit le Contrat social ? Venait-il faire hommage au {p. 157}philosophe d’une vie qu’il allait donner à la cause de la démocratie ? Nul ne le sait. Il passa, dit-on, des heures entières le front dans ses deux mains, accoudé contre la cloison rustique qui enclot le petit jardin. Son visage avait la contemplation du supplice et la lividité de la mort. Ce fut l’agonie du remords, de l’ambition et du découragement. Robespierre eut le temps de rassembler dans un seul et dernier regard son passé, son présent, son lendemain, le sort de la république, l’avenir du peuple et le sien. S’il mourut d’angoisses, de repentir et d’anxiété, ce fut dans cette muette méditation.

XIII §

« Une intention droite au commencement ; un dévouement volontaire au peuple représentant à ses yeux la portion opprimée de l’humanité ; un attrait passionné pour une révolution qui devait rendre la liberté aux opprimés, {p. 158}l’égalité aux humiliés, la fraternité à la famille humaine ; des travaux infatigables consacrés à se rendre digne d’être un des premiers ouvriers de cette régénération ; des humiliations cruelles patiemment subies dans son nom, dans son talent, dans ses idées, dans sa renommée, pour sortir de l’obscurité où le confinaient les noms, les talents, les supériorités des Mirabeau, des Barnave, des La Fayette ; sa popularité conquise pièce à pièce et toujours déchirée par la calomnie ; sa retraite volontaire dans les rangs les plus obscurs du peuple ; sa vie usée dans toutes les privations ; son indigence, qui ne lui laissait partager avec sa famille, plus indigente encore, que le morceau de pain que la nation donnait à ses représentants ; son désintéressement appelé hypocrisie par ceux qui étaient incapables de le comprendre ; son triomphe enfin : un trône écroulé ; le peuple affranchi ; son nom associé à la victoire et aux enthousiasmes de la multitude ; mais l’anarchie déchirant à l’instant le règne du peuple ; d’indignes rivaux, tels que les Hébert et les Marat, lui disputant la direction de la Révolution et la poussant à sa ruine ; {p. 159}une lutte criminelle de vengeances et de cruautés s’établissant entre ces rivaux et lui pour se disputer l’empire de l’opinion ; des sacrifices coupables, faits, pendant trois ans, à cette popularité qui avait voulu être nourrie de sang ; la tête du roi demandée et obtenue ; celle de la reine ; celle de la princesse Élisabeth ; celles de milliers de vaincus immolés après le combat ; les Girondins sacrifiés malgré l’estime qu’il portait à leurs principaux orateurs ; Danton lui-même, son plus fier émule, Camille Desmoulins, son jeune disciple, jetés au peuple sur un soupçon, pour qu’il n’y eût plus d’autre nom que le sien dans la bouche des patriotes ; la toute-puissance enfin obtenue dans l’opinion, mais à la condition de la maintenir sans cesse par de nouveaux crimes ; le peuple ne voulant plus dans son législateur suprême qu’un accusateur ; des aspirations à la clémence refoulées par la prétendue nécessité d’immoler encore ; une tête demandée ou livrée au besoin de chaque jour ; la victoire espérée pour le lendemain, mais rien d’arrêté dans l’esprit pour consolider et utiliser cette victoire ; des idées confuses, contradictoires ; {p. 160}l’horreur de la tyrannie, et la nécessité de la dictature ; des plans imaginaires pleins de l’âme de la Révolution, mais sans organisation pour les contenir, sans appui, sans force pour les faire durer ; des mots pour institutions ; la vertu sur les lèvres et l’arrêt de mort dans la main ; un peuple fiévreux ; une Convention servile ; des comités corrompus ; la république reposant sur une seule tête ; une vie odieuse ; une mort sans fruit ; une mémoire souillée, un nom néfaste ; le cri du sang qu’on n’apaise plus, s’élevant dans la postérité contre lui : toutes ces pensées assaillirent sans doute l’âme de Robespierre pendant cet examen de son ambition. Il ne lui restait qu’une ressource : c’était de s’offrir en exemple à la république, de dénoncer au monde les hommes qui corrompaient la liberté, de mourir en les combattant, et de léguer au peuple, sinon un gouvernement, au moins une doctrine et un martyr. Il eut évidemment ce dernier rêve : mais c’était un rêve. L’intention était haute, le courage grand, mais la victime n’était pas assez pure même pour se sacrifier ! C’est l’éternel malheur des hommes qui ont taché leur nom du sang {p. 161}de leurs semblables de ne pouvoir plus se laver même dans leur propre sang. »……………….………………………………………

XIV §

Et ailleurs :

« Il caresse le peuple par ses parties ignobles. Il exagère le soupçon. Il suscite l’envie. Il agace la colère. Il envenime la vengeance. Il ouvre les veines du corps social pour guérir le mal ; mais il en laisse couler la vie, pure ou impure, avec indifférence, sans se jeter entre les victimes et les bourreaux. Il livre à ce qu’il croit le besoin de sa situation les têtes du roi, de la reine, de leur innocente sœur. Il cède à {p. 162}la prétendue nécessité la tête de Vergniaud ; la tête de Danton, à la peur ; des milliers de victimes, à la domination. Il permet que son nom serve pendant dix-huit mois d’enseigne à l’échafaud et de justification à la mort. Il espère racheter plus tard ce qui ne se rachète jamais : le crime présent par les institutions futures. Il s’enivre d’une perspective de félicité publique pendant que la France palpite sur l’échafaud. Il veut extirper avec le fer toutes les racines malfaisantes du sol social. Il se croit les droits de la Providence parce qu’il a un sentiment et un plan dans son imagination. Il prétend se mettre à la place de Dieu. Il veut être le génie exterminateur et créateur de la Révolution. Il oublie que si chaque homme se divinisait ainsi lui-même, il ne resterait à la fin qu’un seul homme sur le globe, et que ce dernier des hommes serait l’assassin de tous les autres ! Il tache de sang les plus pures doctrines. Il inspire à l’avenir l’effroi du règne du peuple, la répugnance à l’institution de la république, le doute sur la liberté. Il tombe enfin dans sa première lutte contre la terreur, parce qu’il n’a pas conquis, en lui résistant dès le {p. 163}commencement, le droit et la force de la dompter. Ses principes sont stériles et condamnés comme ses proscriptions, et il meurt en s’écriant avec le découragement de Brutus : “La république périt avec moi ! ” Il était en effet, en ce moment, l’âme de la république. Elle s’évanouit dans son dernier soupir. Si Robespierre s’était conservé pur et sans concession aux égarements des démagogues jusqu’à cette crise de lassitude et de remords, la république aurait survécu, rajeuni et triomphé en lui. Elle cherchait un régulateur, il ne lui présentait qu’un complice. Il lui présentait un Cromwell.

« Le suprême malheur de Robespierre en périssant ne fut pas tant de périr et d’entraîner la république avec lui, que de ne pas léguer à la démocratie, dans la mémoire d’un homme qui avait voulu la personnifier avec le plus de foi, une de ces figures pures, éclatantes, immortelles, qui vengent une cause de l’abandon du sort, et qui protestent contre la ruine par l’admiration sans répugnance et sans réserve qu’elles inspirent à la postérité. Il fallait à la république un Caton d’Utique dans le martyrologe {p. 164}de ses fondateurs : Robespierre ne lui laissait qu’un Marius moins l’épée. La démocratie avait besoin d’une gloire qui rayonnât à jamais d’un nom d’homme sur son berceau : Robespierre ne lui rappelait qu’une grande constance et un grand remords. Ce fut la punition de l’homme, la punition du peuple, celle du temps et celle aussi de l’avenir. Une cause n’est souvent qu’un nom d’homme. La cause de la démocratie ne devait pas être condamnée à voiler ou à justifier le sien. Le type de la démocratie doit être magnanime, généreux, clément et incontestable comme la vérité. »

C’est là mon dernier mot dans les Girondins sur Robespierre. Je le dirais plus sévèrement peut-être aujourd’hui, parce que j’ai vu son ombre dans la rue en 1848 ; mais je ne le dirais pas plus juste.

XV §

{p. 165}Mon jugement final sur la Révolution à la dernière page des Girondins, bien que vrai dans son ensemble, ne mérite ni de moi ni des autres une telle indulgence ou une telle justification. Le voici :

« Avec Robespierre et Saint-Just finit la grande période de la république. La seconde race des révolutionnaires commence. La république tombe de la tragédie dans l’intrigue, du fanatisme dans la cupidité. Au moment où tout se rapetisse, arrêtons-nous pour contempler ce qui fut si grand.

« La révolution n’avait duré que cinq ans. Ces cinq années sont cinq siècles pour la France. Jamais peut-être sur cette terre, à aucune époque, sauf l’ère de l’incarnation de l’idée chrétienne, un pays ne produisit, en un si court espace de temps, une pareille éruption d’idées, d’hommes, de natures, de caractères, {p. 166}de talents, de crimes, de vertus. Ni le siècle de Périclès à Athènes, ni le siècle de César et d’Octave à Rome, ni le siècle de Charlemagne dans les Gaules et dans la Germanie, ni le siècle de Léon X en Italie, ni le siècle de Louis XIV en France, ni le siècle de Cromwell en Angleterre ! On dirait que la terre, en travail pour enfanter l’ordre progressif des sociétés, fait un effort de fécondité comparable à l’œuvre énergique de régénération que la Providence veut accomplir. Sans parler des précurseurs, de Voltaire, de Jean-Jacques Rousseau, les hommes naissent comme des personnifications instantanées des choses qui doivent se penser, se dire ou se faire. Mirabeau, la foudre ; Condorcet, le calcul ; Vergniaud, l’élan ; Danton, l’audace ; Marat, la fureur ; madame Roland, l’enthousiasme ; Charlotte Corday, la vengeance ; Robespierre, l’utopie ; Saint-Just, le fanatisme de la Révolution. Et derrière eux les hommes secondaires de chacun de ces groupes forment un faisceau que la Révolution détache après l’avoir réuni, et dont elle brise une à une toutes les tiges comme des outils ébréchés. La lumière brille {p. 167}à tous les points de l’horizon à la fois. Les ténèbres se replient. Les préjugés reculent. Les tyrannies tremblent. Les peuples se lèvent. Les trônes croulent. L’Europe intimidée essaye de frapper, et, frappée elle-même, recule pour regarder de loin ce terrible spectacle.

« Ce combat est mille fois plus glorieux que les combats des armées qui lui succèdent. 1789 a conquis au monde des vérités, au lieu de conquérir à une nation de précaires accroissements de provinces. Il a élargi le domaine de l’homme, au lieu d’élargir les limites d’un territoire. On est fier d’être d’une race d’hommes à qui la Providence a permis de concevoir de telles pensées, et d’être enfant d’un siècle qui a imprimé l’impulsion à de tels mouvements de l’esprit humain. On glorifie la France dans son intelligence, dans son rôle, dans son âme, dans son sang ! Les têtes tombent une à une, les unes justement, les autres injustement, mais elles tombent toutes à l’œuvre. On accuse ou l’on absout. On pleure ou on maudit. Les individus sont innocents ou coupables, touchants ou odieux, victimes ou bourreaux. {p. 168}L’action est grande, et l’idée plane au-dessus de ses instruments comme une cause juste sur les horreurs du champ de bataille. Après cinq ans, la Révolution n’est plus qu’un vaste cimetière. Sur la tombe de chacune de ses victimes, est écrit un mot qui la caractérise. Sur l’une, philosophie. Sur l’autre, éloquence. Sur celle-ci, génie. Sur celle-là, courage. Ici, crime. Là, vertu. Mais sur toutes il est écrit : Mort pour l’avenir et Ouvrier de l’humanité.

XVI §

« Une nation doit pleurer ses morts, sans doute, et ne pas se consoler d’une seule tête injustement et odieusement sacrifiée ; mais elle ne doit pas regretter son sang quand il a coulé pour faire éclore des vérités éternelles. Dieu a mis ce prix à la germination et à l’éclosion de ses desseins sur l’homme. Les idées végètent de sang humain. Les révélations descendent {p. 169}des échafauds. Pardonnons-nous donc, fils des combattants, des bourreaux ou des victimes ! Réconcilions-nous sur leurs tombeaux pour reprendre leur œuvre interrompue ! Le crime a tout perdu en se mêlant dans les rangs de la république. Combattre, ce n’est pas immoler. Ôtons le crime de la cause du peuple comme une arme qui lui a percé la main et qui a changé la liberté en despotisme ; ne cherchons pas à justifier l’échafaud par la patrie, et les proscriptions par la liberté ; n’endurcissons pas l’âme du siècle par le sophisme de l’énergie révolutionnaire, laissons son cœur à l’humanité ; c’est le plus sûr et le plus infaillible de ses principes, et résignons-nous à la condition des choses humaines. L’histoire de la Révolution est glorieuse et triste comme le lendemain d’une victoire, et comme la veille d’un autre combat. Mais, si cette histoire est pleine de deuil, elle est pleine surtout de foi. Elle ressemble au drame antique, où, pendant que le narrateur fait le récit, le chœur du peuple chante la gloire, pleure les victimes et élève un hymne de consolation et d’espérance à Dieu ! »

{p. 170}Et maintenant voilà ce que je pense de moi-même et de ce jugement.

XVII §

Ce jugement est une ode plus qu’un arrêt. Il semble planer avec une glorieuse amnistie sur toute la scène, et justifier ainsi dans une commune auréole tous les actes et tous les acteurs. Ni les victimes ni les bourreaux n’ont ainsi leur part de justice, de pitié ou de réprobation, qui est le devoir et la vérité de l’histoire. Peut-on jeter dans la même gémonie ou dans le même mausolée arrosé de larmes la tête de Louis XVI et celle de Robespierre ? la tête de Bailly et celle de Marat ? la tête de Vergniaud ou de Condorcet et celle de Camille Desmoulins ? Et peut-on se désintéresser ainsi du culte pour les pures victimes et de l’horreur pour les exécrables bourreaux par une épitaphe de gloire sans choix et sans respect, qui ne fait justice ni aux uns ni aux {p. 171}autres, en chantant l’hosanna à la Révolution et à la nation ? Non, non, une telle épitaphe pêle-mêle est un linceul jeté sur la fosse commune où l’on profane les cadavres en les confondant ! Il ne doit point y avoir de jugement d’ensemble sur un champ de bataille couvert de morts, combattants, victimes ou assassins, dont chacun a sa cause, son drapeau, sa foi, sa vertu, son excuse, son crime à part et différents. Sur ce champ de bataille il y a eu des vertus et des mensonges, des héroïsmes et des bassesses, des égorgés et des égorgeurs, des abattoirs d’hommes et des champs de bataille patriotiques, des héros et des scélérats. Illustrez, plaignez, vengez, vénérez ce qui fut digne à jamais de la pitié, de l’admiration, de l’immortalité dans l’avenir ; réprouvez, flétrissez, stigmatisez ce qui ne fut digne que du mépris ou de l’exécration de la mémoire. La justice qui n’est pas individuelle n’est pas justice. Ces condamnations ou ces absolutions en masse ne sont que de splendides dénis de gloire aux victimes et des dénis de justice aux coupables. Un historien n’a pas le droit de jeter ainsi son manteau sur les nudités hideuses de son siècle {p. 172}et de dire : « Tout est bien », quand le bien et le mal sont là sous ses yeux, demandant chacun qu’on lui fasse sur la terre la part que Dieu lui-même lui doit dans sa rétribution divine. Vous faites croire ainsi au peuple qui vous lit que la légitimité de la cause et que la grandeur du drame auxquels il participe justifient et glorifient tous les acteurs de ce drame humain, qui laissent leur tête et leur nom dans la lutte sur ce champ de honte ou de renommée qu’on appelle les révolutions. C’est un enseignement propre à fausser le jugement de ce peuple et non à le moraliser ; c’est un mensonge à la postérité, qui a droit à aimer ou à abhorrer selon les œuvres ; c’est une offense à Dieu, dont vous faites mentir la justice dans votre bouche ; c’est un crime contre la conscience, dont vous étouffez la voix par un chant de triomphe, au lieu de lui livrer les justes à récompenser, les criminels à punir.

XVIII §

{p. 173}J’ai été indigné contre moi-même en relisant ce matin cette dernière page lyrique des Girondins, et je conjure les lecteurs de la déchirer eux-mêmes comme je la déchire devant la postérité et devant Dieu.

Cette page, écrite dans un de ces moments d’enthousiasme plus poétique qu’historique où l’on s’élève si haut dans l’espace qu’on cesse de voir les sinistres détails d’un événement pour n’en considérer que l’ensemble (et l’homme à faible vue n’a pas le droit de s’élever ainsi jusqu’à ce point où l’on ne distingue plus que les résultats dans un désintéressement soi-disant sublime, mais en réalité coupable, du crime ou de la vertu), cette page, dis-je, est une des deux grandes fautes involontaires que j’aie à me reprocher dans ma carrière d’écrivain. J’en ai commis une autre et que j’aurai le courage d’avouer aussi, {p. 174}dans ma carrière d’orateur politique, peu de temps avant le jour où la monarchie de 1830, ébranlée par d’autres coups que les miens, s’écroula, comme un rempart d’une ville sapée par ses propres défenseurs, sur leur tête et sur la mienne, et où il nous fallut supporter seul le poids de ce formidable écroulement. Cette faute, je le dis hardiment, ce ne fut pas la république. La république fut le salut de ce peuple qui eut la vertu de l’acclamer à ma voix, et la vertu plus grande de la modérer. Elle eût été sa gloire s’il avait su la conserver avec la même magnanimité qu’il avait su la contenir. Non, ce n’est pas là cette faute que ma conscience me reproche, ce fut plutôt le dévouement par lequel je la rachetai.

XIX §

Cette faute politique, je ne me la suis jamais pardonnée, pour mériter que le Juge suprême (qui n’est pas l’homme) me la pardonne. Les {p. 175}blessures de la conscience ne se cicatrisent que par le repentir. J’en aurai mérité le châtiment ici-bas, je n’aurai pas protesté contre la peine, et j’ai toujours considéré les angoisses et les humiliations qui assiègent depuis dix ans le soir de mon existence comme une juste expiation d’une de ces témérités d’esprit par lesquelles l’homme le mieux intentionné ne doit jamais, selon l’expression des moralistes religieux, tenter la Providence quand il s’agit du sort et du sang d’un peuple.

Mais, en ce qui concerne l’Histoire des Girondins, je ne me reproche en conscience que les cinq ou six pages que j’ai signalées ici moi-même à la vindicte des belles âmes, et je désire que ce commentaire expiatoire reste attaché au texte et fasse corps à cette édition du livre, pour prémunir les lecteurs, et surtout la jeunesse et le peuple, contre le danger de quelques sophismes qui pourraient fausser une idée dans leur esprit, ou atténuer dans leur cœur la sainte horreur de la vérité même, contre l’immoralité des moyens.

Les révolutions ne sont pas, comme on l’a {p. 176}dit, l’interrègne de la conscience, elles en sont l’épreuve, et elles ne succombent que pour avoir mêlé dans leur œuvre le crime et la vertu.

Et maintenant n’en parlons plus, et revenons à la pure et innocente littérature.

Lamartine.

LXXVIe entretien.
La passion désintéressée du beau dans la littérature et dans l’art.
Phidias, par Louis de Ronchaud2 (1re partie) §

I §

{p. 177}Causons à l’ombre de ce dernier bouquet de chênes de la colline de Saint-Point, puisqu’un véritable soleil d’Athènes luit aujourd’hui {p. 178}sur cette vallée de Gaules, fait grincer la cigale d’Attique dans les joncs desséchés des bords de la Valouze, comme je les ai entendues autrefois dans les lits poudreux du Céphyse, et puisque la lumière ardente du midi répercutée et rejaillissante de ces roches grises, en faisant nager et onduler dans l’éther les cimes dentelées de ces montagnes, me fait songer, autant que ce livre ouvert sur mes genoux, à cette lumière dorée de la Grèce. Il n’y manque que les lignes architecturales du temple blanc de Minerve, sur lesquelles semblent se mouvoir, aux différentes heures du jour, les groupes éternellement vivants, quoique mutilés, de Phidias sur le fronton du Parthénon.

II §

Un si beau jour, dans un si beau lieu, est admirablement choisi pour parler du beau dans la littérature et dans l’art. Mais avant de l’analyser en lui-même cet art, disons un {p. 179}mot de cette passion sereine et impersonnelle du beau qui possède certaines âmes d’élite venant en ce monde, qui les séquestre, pour ainsi dire, des vulgarités de notre vie à nous, active mais triviale, et qui les nourrit sans aliments visibles (excepté peut-être quelque amour sans récompense, voilé et innomé dans le rêve du cœur).

III §

Il y a, dit Hérodote, dans les oasis et sur les rocs calcinés de la Haute Égypte un oiseau qui ne mange aucun fruit d’arbre, aucun grain d’herbe, qui ne traverse jamais le désert pour aller se désaltérer aux flots du Nil, mais qui boit la rosée et qui se nourrit exclusivement des splendeurs et des rayons vitaux du soleil.

Admirable symbole de ces âmes sobres d’ici-bas, qui ne vivent que du beau et pour le beau. Nous ne les comprenons pas, nous {p. 180}autres vulgaire, mais nous ne pouvons pas les nier.

IV §

Il m’a été donné d’en connaître deux ou trois dans ma vie : madame Malibran, la séraphique inspirée de ce siècle, en était une ; Louis de Ronchaud, l’auteur de ce livre de Phidias que j’ai sous la main, en est un autre. Laissez-moi vous en parler à mon aise pendant cette matinée d’été, à l’ombre, où l’on n’a rien de mieux à faire qu’à causer en ouvrant nonchalamment son âme à toutes les brises qui traversent capricieusement le ciel, et qui font frissonner et miroiter les feuilles au-dessus de nos têtes.

V §

Je suis sûr que vous avez rencontré souvent, soit à Paris sur vos boulevards ou dans vos {p. 181}théâtres, soit parmi la foule dans vos expositions de tableaux et de sculptures, soit en Italie aux pieds du Colisée ou de Saint-Pierre de Rome, soit à Londres dans les salles du musée Britannique, soit en Grèce sur les marches du temple de Thésée, ou sur les sentiers pierreux de l’Acropole, un jeune homme dont vous n’avez jamais su le nom, mais dont la physionomie, semblable à une pensée ambulante, vous a frappé à votre insu d’une sorte d’empreinte indélébile, et vous le reconnaîtriez entre mille si vous veniez à le rencontrer une seconde fois.

Quoique encore dans l’âge où rien ne décline dans l’homme, sa tête intelligente a déjà perdu quelques-uns de ces fins cheveux blonds qui, comme des feuilles inutiles, se dispersent avant l’été pour mieux laisser mûrir dans le front découvert ce fruit précoce, la pensée, dans les hommes qui le portent.

Ce front est plane et limpide comme le marbre qu’il aime tant à décrire ; l’harmonie de ses facultés n’y souffre ni plis, ni creux, ni saillies, signes de prédominance ou de vide dans les dispositions de l’intelligence. Son œil {p. 182}bleu, très doux, mais très éclairé d’arrières-lueurs, regarde timidement la foule et hardiment le ciel ; ses joues sont fraîches, de la fraîcheur du lait des montagnes où il est né et où il habite ; le frisson des Alpes court sur sa peau et la rend tour à tour, au souffle de l’inspiration, pâle ou vermeille. Sa bouche, habituellement fermée, retient des foules d’idées sur ses lèvres ; sa démarche est tantôt précipitée comme une ardeur qui se hâte, tantôt hésitante et saccadée comme un homme qui hésite entre plusieurs sentiers. Son costume est négligé, mais gracieux de coupe ; on voit qu’il a le sentiment du beau dans la draperie du buste, que peu lui importe l’étoffe, mais que le pli a de l’art involontaire dans sa tenue.

Personne ne l’arrête pour lui tendre une main banale dans la foule, il parle à peu de passants ; mais quand il en rencontre par hasard un qu’il goûte ou qu’il aime, il revient sur ses pas, et il l’accompagne en sens contraire de sa route, comme quelqu’un à qui il est égal d’aller ici, ou là, et de perdre des pas ou du temps, pourvu qu’il ne perde rien de son cœur, de {p. 183}son esprit et de son goût pour ceux qui lui plaisent.

VI §

Ce sont là ses seules affaires, à lui ; une bonne rencontre, c’est une bonne fortune. Et de quoi parle-t-il avec cette vive et douce animation qui colore les joues et qui enflamme le regard ?

Du dernier livre de poésie, ou de philosophie, ou d’histoire qui vient de paraître ; du dernier tableau qui vient de déceler un pinceau puissant, une touche neuve à l’exposition ; du dernier marbre qui palpite encore du coup de ciseau, ou qui sent encore la caresse de la main de son sculpteur, dans la galerie ou dans le jardin statuaire des Champs-Élysées.

VII §

{p. 184}Les passants s’arrêtent pour saisir au vol quelques phrases tronquées de ce dialogue entre ce jeune homme communicatif de l’enthousiasme qu’il rapporte à la maison avec son livret sous le bras. Ils se disent à eux-mêmes : Voilà quelqu’un qui n’a pas les mêmes objets que nous en vue dans ses sorties à travers nos rues et nos places publiques ; voilà un étranger à nos intérêts d’ici-bas, voilà le feu sacré qui passe et qui nous coudoie sans nous voir. D’où vient-il ? où va-t-il ? de quoi brûle-t-il ? Et ils le regardent longtemps filer dans la foule comme les bergers de nos montagnes en ramenant leurs moutons bien comptés au village, les soirs d’un mois d’été, regardent tout ébahis glisser une étoile filante qui vient du ciel s’éteindre dans un étang, sans savoir ce qu’elle a à faire dans la vallée et quel message elle apporte ou elle remporte parmi eux.

{p. 185}Or, ce feu sacré cherche son élément : le beau.

VIII §

Nous le savons, nous qui connaissons depuis son adolescence ce passant dans la vie ; nous désirons vous le faire connaître aussi. Écoutez : quand on en a le temps comme aujourd’hui, il ne faut jamais passer à côté d’un phénomène sans l’étudier. L’amateur du beau est un de ces phénomènes que La Bruyère aurait placé dans sa galerie des caractères et des curiosités morales s’il l’avait rencontré sur sa route. Mais on ne le rencontre guère à la cour que fréquentait le Théophraste français ; on y est occupé d’intérêts plus terrestres et plus personnels. Il faut les chercher dans la solitude ; c’est là que naissent ces grandes passions, entre ciel et terre, telles que celles que nous avons à vous signaler dans cette âme appelée je ne sais comment dans {p. 186}la langue des purs esprits, appelée ici-bas Louis de Ronchaud.

IX §

Le Jura est sa patrie. Le Jura est un groupe de montagnes qui s’élève jusqu’à la région des neiges presque éternelles entre les lacs de Genève et de Neuchâtel en Suisse, le Rhin, les Vosges et les plaines de la Bresse et du Mâconnais engraissées du limon de la Saône.

Entre les racines de ces hautes montagnes circulent des vallées et des plateaux qui furent la Franche-Comté, pays militaire de nature parce qu’il est pays frontière, pays républicain de caractère parce qu’il est à lui tout seul un peuple indépendant, le canton libre d’une Suisse française ; les Huns le peuplèrent au temps où les migrations orientales, puis germaniques franchirent le Danube et le Rhin, cherchant de l’espace à l’occident pour leurs troupeaux, et de la liberté dans des sites forts.

X §

{p. 187}Les savants ont beau disserter, il suffit à un voyageur comme moi d’avoir vu, dans les steppes du Danube, le noble pasteur équestre hongrois, au front élevé, à l’œil rêveur, à la taille lapidaire, au maintien ferme et immobile comme la statue de bronze, enveloppé de sa pelisse noire de poil de mouton, appuyé sur sa houlette de coudrier armée au bout d’un fer de lance, soldat, chevalier, pasteur à la fois. Il suffit de l’avoir vu à pied dans les steppes, la bride de son cheval passée autour du bras, promener pendant des journées entières le regard de ses larges yeux bleus sur l’horizon des monts Crapacks tacheté de pins noirs et de neiges roses, pour reconnaître à la charpente haute et solide du corps, à la dimension du front, au vague pensif du regard, à l’ovale effilé de la tête, à la gravité des lèvres, à l’attitude à la fois virile et un peu inclinée par {p. 188}la féodalité des membres, la consanguinité évidente des Huns et des Francs-Comtois :

Deux races nobles, deux filiations du Caucase, deux peuples à héros dans les ancêtres, deux civilisations disciplinées où la fierté et l’obéissance s’accordent sur un visage pastoral, guerrier et poétique.

XI §

Longtemps réunis à l’Allemagne sous la maison d’Autriche, gouvernés par les vice-rois espagnols de Charles-Quint et de Philippe II, le régime et le caractère espagnols y sont restés fortement empreints dans des mœurs et dans des familles castillanes ; la gravité catholique et la loyauté chevaleresque sont des traits du visage comme du caractère franc-comtois. On peut se fier à la main tendue et ouverte du gentilhomme comme du paysan. Voltaire a dit d’eux :

« Et dans cette Comté, franche aujourd’hui {p. 189}de nom, on peut ajouter plus franche encore de cœur.

« Excepté la Bretagne, il n’y a pas de race française qui ait plus de vertus civiles et militaires innées que ce Jura. »

XII §

Le Paysan du Danube était un ancêtre des Francs-Comtois ; l’esprit, sous une apparence de naïveté rurale, y est aussi poétique que la montagne, et il y a de l’Ossian dans ces cimes et dans ces nuées. Les poètes populaires, qui sont en général les tailleurs d’habits ou les ménétriers de village, y remplissent leurs veillées de légendes orientales ou d’idylles siciliennes ; la religion, l’amour et la guerre, les trois passions nobles des châteaux et de la chaumière, en sont les sujets. La chevalerie vient du Thibet et les montagnes sont sa patrie. Ce qu’on appelle l’originalité, c’est-à-dire ce sens du terroir qui donne une sève étrangère {p. 190}aux esprits d’une race peu mêlée aux autres races, est le cachet des écrivains, des publicistes, des poètes francs-comtois, beaucoup de bon sens mêlé à beaucoup de rêves. Voilà ce qui les distingue, même de nos jours.

XIII §

Hugo, qu’il faut toujours nommer le premier dans ces nomenclatures des belles imaginations, nous dit qu’il est par la moitié de son sang Franc-Comtois ; Rouget de Lisle, qui eut le rare bonheur d’être un jour le chant héroïque de la patrie menacée, le tocsin des cœurs, le sursum corda des baïonnettes, était Franc-Comtois ; Charles Nodier, le plus aimable des hommes, le plus fantaisiste des poètes, le plus Romain et le plus Français à la fois des ennemis de la terreur démagogique et de la tyrannie soldatesque, était Franc-Comtois ; Fourier, Considérant, Proudhon, tous ces esprits spéculatifs qui écrivent leur poésie en chiffres {p. 191}et qui jettent leur imagination par-dessus l’ordre social, aimant mieux inventer l’impossible que de ne rien inventer du tout, sont Francs-Comtois.

XIV §

Et moi aussi j’ai puisé la moitié de mon sang à cette source des montagnes, j’ai la moitié de mes aïeux dans ces forêts, dans ces torrents, dans ces donjons de la vallée de Saint-Claude, et jusque dans cette ville aujourd’hui si riche, si industrielle et si pastorale de Morez. Le premier chalet et la première usine de cette colonie y portent encore le nom de ma famille qui les a fondés ; les habitants d’aujourd’hui gardent dans leurs souvenirs la reconnaissance qu’ils m’ont plusieurs fois témoignée pour les pères de leur cité qui furent mes pères.

Aussi, du haut des collines de la Saône, que j’habite encore pour quelques jours (hélas ! comptés), je ne jette jamais mes regards sur la {p. 192}chaîne lointaine du Jura, nivelé à l’horizon comme une falaise de l’éther au-dessous de la pyramide de granit rose du mont Blanc, sans me reporter en esprit dans la vallée de Saint-Claude, dans la forêt du Fresnoy vendue pour un morceau de pain par mon père, et qui fait aujourd’hui l’opulence de cinq ou six familles à millions de capital ; dans les décombres des châteaux de Pradt, de Villars, des Amorandes, et dans les nombreuses fermes de ces montagnes, où le lait des vaches coule comme des rigoles d’écume dans les fromageries des Sapins, sans me dire avec amertume : Pourquoi ma famille est-elle descendue dans la plaine ? Pourquoi a-t-elle quitté ces solitudes du Jura pour cette fourmillante Bourgogne, et le sapin de Hongrie pour la vigne de la Saône ? Pourquoi ai-je quitté moi-même les coteaux vineux de mon pays, comme la poussière quitte le sillon, pour aller chercher du bruit, de la vanité, de la popularité plus venteuse que le vent sur la mer ondoyante des opinions humaines, à Paris, à Londres, à Stamboul, à Rome, à Athènes, et pour errer, à la fin de mes jours, exilé par ma faute {p. 193}de la porte fermée de mon propre foyer natal ?

Heureux ceux qui meurent dans le lit de leurs pères ! dit quelque part Chateaubriand, mort lui-même dans un lit d’emprunt, loin des grèves de sa Bretagne et des tourelles de Combourg.

XV §

Cet amour amer des lieux abandonnés et des noms toujours chers de ces lieux, autrefois habités par la famille, m’a ramené une fois (il y a longtemps) seul, à pied, un sac de voyage sur le dos, sur ces plateaux et dans ces vallées de la Franche-Comté, pour y voir de mes yeux ces châteaux démantelés, ces usines retentissantes du bruit des marteaux, ces torrents blanchissant de leur écume la roue des moulins qui font tourner les cylindres sous lesquels s’aplatissent les barres de fer ; ces forêts de pins qui gravissent de rocher en rocher les montagnes escarpées de Saint-Claude {p. 194}comme des armées végétales de géants montant à l’assaut des nuages ; ces fromageries, noircies par la fumée des chaudières, bâties en planches dans les clairières de ces forêts, autour desquelles les vaches aux clochettes sonores se groupent le soir pour livrer aux femmes leurs pis gonflés, comme des outres vivantes, de ce lait qui va se convertir en gruyère doré et percé de trous comme un rayon de miel avec ses alvéoles.

XVI §

Les anciens fermiers de la famille, toujours attachés au nom, propriété morale que rien ne peut acheter et vendre, étaient avertis de ma visite, et m’attendaient pour me donner l’hospitalité des chalets. M. Christin, fils de l’ancien et spirituel correspondant de Voltaire, ami aussi de mon grand-père et de mes oncles, m’avait écrit pour se réclamer de ces souvenirs de famille et pour me prodiguer de bons offices.

{p. 195}Hommes d’élite, très respectés dans la contrée, ces Christins avaient été très liés du temps de Voltaire, leur voisin de Ferney, avec mon grand-père paternel et surtout avec l’aîné de mes oncles, grand propriétaire à Saint-Claude. Cet oncle, M. de Lamartine de Monceau, était, par son esprit, par son érudition attique et par ses opinions libérales, quoique royaliste, très digne de correspondre avec ces correspondants de Voltaire ; c’est à lui que je dois, non ma poésie, mais ma prose. L’âpre bon sens aiguisé d’esprit et rendu tranchant comme l’acier par l’expression originale, était le caractère de style de cet oncle, ami des Christins de Ferney. Tout Mâcon, tout Saint-Claude, tout Besançon s’en souviennent encore. On cite les mots pleins de sens de cet oncle devenus proverbes dans ces provinces.

Le premier Napoléon, quand il s’arrêta quelques jours à Mâcon avec sa cour en 1805, en allant se faire couronner à Milan roi d’Italie, le fit appeler comme il avait fait appeler M. Necker à Lausanne en allant à Marengo.

{p. 196}Napoléon remarqua beaucoup, mais goûta peu la liberté acérée de son interlocuteur. La liberté du discours est une blessure à la tyrannie des esprits absolus ; ils veulent régner sur la logique comme sur les faits. Cet entretien, qui fut publié, courut toute la France. Ce gentilhomme du Danube déplut aux bords de la Saône ; Napoléon lui offrit le sénat : « Je désire rester simple citoyen, et ne rien engager volontairement de ce que Votre Majesté laisse de liberté à ses sujets, celle de cultiver mes terres en payant mes impôts. — Vous êtes frondeur, dit en riant amèrement Napoléon. — Non, sire, je suis impartial, et je craindrais de cesser de l’être en approchant trop souvent de Votre Majesté. »

Cette délicate tournure d’éluder la servitude en éludant la faveur, n’échappa pas à Napoléon ; il sourit, mais il garda rancune à la ville qui lui montrait de telles fiertés d’esprit dans un de ses principaux habitants.

XVII §

{p. 197}Pardon de cette réminiscence de famille, hors-d’œuvre de notre entretien sur Phidias ; Plutarque en a beaucoup de ce genre et on les lui pardonne ; car si l’esprit du lecteur aime à marcher quand il se promène, il aime aussi à s’asseoir et à divaguer pour reprendre haleine.

Revenons à Louis de Ronchaud, ce Plutarque franc-comtois de Phidias, et disons comment je connus le nom de ce voisin de terre et de cœur que je devais beaucoup goûter et beaucoup aimer plus tard parmi ces illustres esprits de Franche-Comté, voisins de mon père et de mes oncles dans cette Arcadie de la France : et in Arcadia ego !

XVIII §

{p. 198}Quand on chemine à pied de Mâcon à Saint-Claude, on trouve d’abord la Bresse, bocagère et plane comme la grasse Attique, ruisselante d’huile, entre le Pirée et Athènes.

L’olivier de la Bresse, c’est le pâle saule qui ne verse que l’ombre légère aux vaches blanches des prairies, et qui, tondu tous les trois ans par la serpette de l’émondeur, penche son tronc chauve sur les mares ou sur les étangs.

On croit lire une églogue de Virgile : « O utinam ! et plût aux Dieux que je n’eusse été qu’un pauvre émondeur de saules sur les rives du lac ou du Mincio, dans cette laiteuse Lombardie, Bresse de l’Italie ! »

À l’extrémité de cette plaine virgilienne de la Bresse, on rencontre tout à coup, au lieu de l’eau stagnante et fiévreuse des prairies de la Dombe, une rivière bleue comme le firmament de la Suisse italienne, joueuse comme des {p. 199}enfants sur des cailloux, écumante comme l’eau de savon battue par le battoir de la lessiveuse, gazouillante comme une volée de tourterelles bleues et blanches abattues sur un champ de lin en fleurs, jetant ses petits flocons d’écume çà et là sur son cours comme ces oiseaux éparpillant leurs plumes en se peignant du bec sur les touffes du lin ; on s’arrête tout étonné sur la grève des cailloux arrondis par le roulis éternel de cette rivière de montagne, débouchant, tout étonnée elle-même, dans la plaine. On demande son nom au premier batelier qui passe et qui rattache son petit bateau de pêche à un tronc de saule pour verser son filet frétillant de truites sur le sable. — C’est la rivière d’Ain, vous dit-il avec un air de fierté locale, la rivière qui descend de Saint-Claude et qui donne son nom à toutes ces plaines.

Si, comme moi, vous avez chevauché dans les déserts et dans les vallées des deux Arabies, vous reconnaîtrez tout de suite que les hommes descendus de Tartarie en Arabie, d’Arabie en Scythie, de Scythie en Hongrie, de Hongrie en Franche-Comté et en Bresse ont passé par {p. 200}là, ont colonisé ses contrées et ont imposé au plus beau fleuve du pays ce nom arabe et générique d’Ain (l’eau par excellence) dont en perdant l’accent Aïn, nos pères, moins euphoniques que les Arabes, ont fait Ain, nom rendu guttural et trivial comme le balbutiement à bouche ouverte d’un enfant hébété. C’est le progrès selon la doctrine des progressistes indéfinis, ces adorateurs obstinés du temps qui les dément dans les langues comme dans les choses ; ces adorateurs du présent qui les dévore eux-mêmes et qui anéantit tout autant de choses humaines qu’il en crée.

XIX §

Non, le temps n’est pas Dieu, il n’est que son ouvrier, souvent maladroit, qui pervertit autant de civilisations et de langues qu’il en façonne. Quand on sait toutes les œuvres du temps et qu’on en voit les débris sur toute la terre, on l’appelle de son vrai nom, le grand Créateur, mais aussi le grand destructeur du {p. 201}monde, ou plutôt le grand changeur, le grand rénovateur de tout ; mais le grand progressiste, c’est un contresens à son nom, car il démolit sans cesse tout ce que sans cesse il construit, à commencer par l’homme lui-même qu’il sème et qu’il fauche sans en oublier un seul sur la terre, pour lui apprendre qui est le grand ensevelisseur de la création et le fossoyeur des mondes !

Mais pardon encore de cette digression déplacée à propos de la rivière d’Ain, à laquelle les Arabes avaient donné un nom sonore comme l’écho des rochers d’où il tombe en cascades de saphir, et que les Gaulois ont rendu muet comme leur langue de corne et de caoutchouc.

XX §

Après s’être rafraîchie et enivrée comme l’Arabe lui-même au vent de cette rivière, femelle du Rhône, elle se précipite vers lui dans les plaines du Dauphiné.

{p. 202}On s’engorge comme elle dans les premiers défilés de roches grises qui tracent son cours, à droite, vers les montagnes du Bugey, à gauche, vers les collines du Revers-Mont et de la basse Franche-Comté. Cette route est serpentante comme la couleuvre d’eau bleue qui se glisse à vos pieds à travers les prairies étroites et les petits caps de rocher qui servent de lit à la rivière. L’écume et la fraîcheur de sa course, le cliquetis des cailloux qu’elle remue en courant, vous inspirent le frisson voluptueux d’un bain frais.

Des groupes de jolies pêcheuses, trempant leurs jambes nues dans l’eau transparente, et se jetant, avec de joyeux rires, les gouttelettes de l’eau de leurs filets au visage, forment à chaque tournant sous vos yeux de vrais paysages du Poussin.

On se croirait dans les gorges de la Sabine d’Horace, sur les rives du præceps Anio ; tout a un caractère de grâce et de gaîté terrestres qui rappellent l’Arcadie : ses bergers, ses pêcheurs, ses nymphes, ses radeaux chargés d’herbes odorantes qui traversent le fleuve au chant des faneuses pour porter d’une rive à {p. 203}l’autre les foins du pré penchant à la meule ou à l’étable des troupeaux.

C’est ainsi que de scène en scène pastorale on arrive à la hauteur de la vallée de Nantua, sans y entrer et en la laissant à sa droite.

XXI §

Le lac de Nantua, comme celui de Némi, remplit tous les creux de cette vallée, encaissée dans de sombres falaises de sapins. L’éclat du soleil d’été qui s’y répercute dans sa nappe éblouit la vallée entière d’une fumée de lumière, d’une sorte de brouillard de rayons qui double tout à coup le jour de la surface de la vallée, comme une glace double la clarté dans une chambre obscure ; on ne voit pas encore le lac qu’on voit déjà sa lueur monter dans le ciel comme un incendie des eaux ; on regrette de ne pas pénétrer dans cette gorge éblouissante, qui mène le voyageur par une avenue d’eau et de forêts à Genève ; mais la route de {p. 204}Franche-Comté continue à suivre la rivière d’Ain, et on la côtoie de village en village sur des collines qui s’élèvent insensiblement et par une vallée qui se rétrécit toujours.

À mesure qu’elle se rétrécit et qu’elle s’élève, on découvre au fond une perspective tout à fait alpestre, qu’on était loin de prévoir en s’y engageant pour remonter le cours de la rivière. C’est une accumulation de hautes cimes noires qui semblent se défier les unes les autres à qui s’élèvera le plus haut et le plus abruptement dans l’éther, et qui ferment d’une barrière infranchissable à l’œil l’horizon jusque-là ouvert devant vous.

Ces montagnes, comme entassées confusément par la main du Créateur, sont en général arrondies en forme de dômes, les unes noires des forêts de pins qui les tapissent de leurs ombres, les autres vertes des pâturages qui les veloutent ; celles-ci nues et grisâtres parce que leur pente plus rapide en a laissé glisser l’humus, que le soleil du soir en s’y répercutant à nu les fait blanches à l’œil comme des falaises lointaines au bord de la mer ; quelques-unes, derrière les autres, sont tachées au {p. 205}nord de quelques flaques de neige, restes de l’hiver dernier qui attendent un autre hiver ; phares de montagnes que les bergers regardent s’allumer ou s’éteindre selon que le soleil levant les frappe, ou que le soleil couchant leur retire ses derniers rayons en descendant du ciel.

XXII §

On est saisi tout à coup d’une certaine terreur inattendue en se voyant si près de ces cimes du haut Jura ; elles semblent former devant vous un rempart confus de hauteurs inaccessibles, à travers lesquelles il faut s’engager, sans apercevoir par quelle brèche ou par quelle poterne on pourra les aborder et les franchir. La sainte horreur de poète qui habite les bords de l’Océan sur le rivage, habite aussi les pieds des montagnes sans issues ; c’est l’impression du Jura vertigineux au moment où il vous apparaît, s’élevant toujours plus à mesure que vous vous élevez vous-même sur ses premiers {p. 206}plans, pour vous en présenter d’autres plus infranchissables en apparence.

Vous les franchissez, cependant, par des routes qui se déroulent aussi à mesure, tantôt en les contournant par le flanc assez arrondi de la montagne, tantôt sur des plateaux élevés, aussi rocheux, mais aussi planes que les grèves d’une mer desséchée ; tantôt descendant dans les gorges tracées par les torrents entre les racines, et en suivant aux bords de ces eaux courantes les sombres avenues gouttières de ces dômes en été.

XXIII §

Des usines de fer fument, brillent, tournent, frappent, retentissent, bouillonnent, bourdonnent, écument à tous les tournants de ces rivières où l’industrie de l’habitant a voulu utiliser une cascade ou une chute plus escarpée de l’eau sur la roue grinçante qui fait mouvoir l’axe métallique des leviers.

Les scieries reçoivent, par des ornières gigantesques, {p. 207}les cadavres encore verts des sapins ; ils glissent avec des bonds de tangage jusque sur le bord des cataractes où la dent de l’acier va les démembrer ; d’autres, lancés tout entiers sur l’eau courante, vont flotter jusqu’à la rivière d’Ain, et jusqu’au Rhône, pour servir de mâts aux navires et pour plier sans rompre sous les voilures, de même qu’ils ont plié et se sont redressés sur la montagne, sous leurs feuilles et sous le vent, comme pour s’exercer à porter le poids des tempêtes.

XXIV §

On remonte de ces entonnoirs des gorges du Jura sur d’autres plateaux d’où l’on redescend de nouveau pour admirer des scènes semblables et pour remonter encore à d’autres plateaux, jusqu’au nœud principal et culminant de ces montagnes aux trois grandes et profondes vallées, divergeant et serpentant, comme des rayons de roue divergent du moyeu, en courant vers la plaine.

{p. 208}Le vallon de Saint-Claude surtout, dont la ville se confond au fond d’une gorge avec les falaises grises de ses rochers, a une profondeur, des tourments, des anfractuosités, des abîmes, des vertiges qui fascinent les yeux du haut de ces divers plateaux qui la dominent de si haut et de si loin ; je n’ai vu de pareils effets de perspective dans les profondeurs que dans le Liban, quand au pied des cèdres on plonge de l’œil sur la petite ville industrielle de Zharklé, pleine de couvents et de fabriques d’armes, sur les deux marches d’un ravin, dans une anse, entre deux parois perpendiculaires de rochers crénelés de sapins.

XXV §

Saint-Claude, ville aussi toute sacerdotale et toute laborieuse des petites industries du fer et du buis ciselé, est la Zharklé du Jura ; ses cloches retentissent et ses cheminées fument ; ses silences dorment et ses cours d’eau, et ses scieries, et ses enclumes, et ses tours où {p. 209}l’on façonne le buis, bruissent comme une ville fantastique qui apparaît hors de la portée des sens, au fond d’un des cercles du Dante, à travers le brouillard des eaux pulvérisées par leur chute et des rayons du soir répercutés par les parois de ces montagnes.

Une pente rapide vous y conduit en longs circuits et en lacets situés sur les corniches de ces pentes ; de temps en temps un village suspendu apparaît avec ses vergers en déclivité. Sur la route, au-dessus de la chaussée, les filets d’eau, gouttières des neiges, suintent à travers les gros blocs de roche, remparts cyclopéens de ces métairies.

XXVI §

C’est sur le flanc d’un de ces hauts plateaux, au milieu des noyers, des houx, des noisetiers, des vignes sauvages qui serpentent entre les haies d’épines noires et de buis parfumé, que se trouve le petit village alpestre de Saint-Lupicin, nom sauvage comme le site.

{p. 210}Sa vieille église, remarquée des voyageurs par son caractère oriental et par ses découpures de pierre, porte l’hiver son linceul de neige, comme une morte attendant le fossoyeur sur la grille du cimetière ; des maisons de paysans isolées ou groupées, une auberge peinte s’ouvrent sur la principale rue ; sa porte est obstruée par une file de ces chariots comtois, attelés d’un seul cheval au collier garni de sonnettes, caravane de montagnes tout à fait semblable aux interminables caravanes de chameaux de Mésopotamie qu’on rencontre dans les défilés de Damas ; de petits champs pierreux ou quelques grasses chènevières, de noir humus tombé des rochers et retenu par des murs de pierres sèches autour de l’étable, voilà Saint-Lupicin.

Une seule maison, haute et isolée du reste du hameau par une cour, un jardin potager, une longue charmille taillée en muraille domine le village. Cette maison, moitié seigneuriale, moitié bourgeoise, ressemble au donjon d’un vieux manoir féodal dont le temps a emporté les deux ailes, et qui est resté debout comme un vestige et comme un asile de {p. 211}l’antique famille dont elle abrite encore les débris.

Elle est haute, carrée, percée d’un perron sur une terrasse au premier étage, de cinq fenêtres et d’un large balcon au second ; un toit construit en pyramide aiguë la surmonte, afin de laisser glisser les neiges trop pesantes en hiver.

Ce toit ne brille pas, comme en Savoie ou en Suisse, d’ardoises luisantes, livrée d’opulence sur les maisons du riche ; il est recouvert de petites plaques minces de sapin qui simulent mal les feuilles d’ardoise, et qui sont clouées par leur extrémité supérieure aux chevrons de la charpente ; la pluie et la neige les salissent, la mousse jaunie les tapisse, le vent les emporte, et quand l’incendie les approche, elles s’envolent en brandons de flammes et en étincelles crépitantes portant au loin dans les villages la terreur et la pluie de feu tombant du ciel sur les autres toits.

XXVII §

{p. 212}Les diverses terrasses sur lesquelles le donjon grisâtre est élevé ou auxquelles il est adossé, ou dont il est flanqué d’un côté, donnent des places diverses aux chambres : de plain-pied d’un côté, avec les jardins, on est de l’autre au premier étage ; cette disposition de terrain sur les pentes de montagnes donne du mouvement, du pittoresque, des escaliers, des paliers, des rampes extérieures et intérieures aux maisons ; elles semblent, comme un manteau pétrifié, suivre en rampant dans leur inflexion au sol les ondulations de la roche ou du gazon qui les porte. Ces accidents de construction font les charmes des paysagistes ; le donjon de Saint-Lupicin avec ses terrasses, ses jardins encaissés dans des décombres, ses cours de fermes pleines du vagissement des vaches, du chant des coqs, du roucoulement des pigeons qui blanchissent les rebords du toit des puits rustiques où la corde arrondie {p. 213}repose sur les auges dans des troncs d’arbres creusés pour abreuver les étables, arrête l’œil du passant.

Si on entre dans la cour, on voit d’un côté une allée de marronniers, luxe rare de végétation dans ces contrées déjà froides ; de l’autre, à l’extrémité de carrés du jardin, un pavillon de repos du style architectural de Louis XV, rappelant prétentieusement Versailles dans cette sauvagerie des lieux et des mœurs.

Des fenêtres de ce pavillon, on plonge à gauche sur la profonde gorge descendant vers la ville de Saint-Claude, de l’autre sur le château de Prat, dont mon père a porté quelque temps le nom et qui était un des domaines de mon grand-père dans cette contrée. Plus bas, on voit reluire et on entend gronder au fond d’un ravin inaccessible le torrent du Lignon qui court en circuitant autour des collines abruptes rejoindre la Bienne, rivière de Saint-Claude dans la vallée de Malingès.

XXVIII §

{p. 214}C’est là le village et le manoir de Saint-Lupicin. De gros noyers disséminés dans les champs en pente les signalent au voyageur.

Il y a loin de là à Athènes, avec le Parthénon pour diadème, le ciel transparent de l’Attique pour dais, l’olivier pour ceinture, la mer étincelante pour horizon, et c’est là pourtant que l’adorateur d’Athènes, l’idolâtre de Phidias, le Winckelmann français, le lapidaire du beau dans la nature, dans la poésie, dans l’architecture, dans la statue, dans la pierre, dans la femme, dans toutes les réalités et dans tous les rêves, habite seul, jeune et grave comme un solitaire du mont Athos, dans son couvent tapissé de lambris de planches de sapin, ces lambris étant sculptés par les artistes autrefois si justement renommés de Saint-Claude pour leurs bustes de Voltaire, taillés au couteau dans la racine de buis.

{p. 215}Des chambres dont le plancher est couvert de livres et de gravures, la vaste cheminée où pétillent les copeaux de sapin, reste de la hache des bûcherons, une vieille nourrice devenue servante et reine des cuisines, des laboureurs et des bergers gardiens de ces belles vaches du Jura, quelques fermiers des hautes métairies qui lui payent leurs redevances sur la fin de l’automne, en fromages et en rayons de miel de leurs ruches, voilà tout le luxe, tout le mouvement, toute l’opulence du gentilhomme du Jura.

XXIX §

Celui-là n’est pas né à Saint-Lupicin, ce n’était qu’un fief de sa famille ; la principale habitation de ses pères était dans la plaine vineuse du Jura, riche et grasse, et dans les environs de Lons-le-Saunier, capitale de ces montagnes.

C’est là qu’est né Louis de Ronchaud. Son {p. 216}père, gentilhomme franc-comtois, attaché aux Bourbons par leurs droits traditionnels, et surtout par leurs malheurs, fut élu par le peuple à la chambre des députés en 1816, pour représenter le pays. La loyauté de sentiment jointe à la modération et au patriotisme de race donna à sa candidature une unanimité de convenances aristocratiques et de confiance populaire qui fut justifiée par ses votes ; il fut royaliste sans cesser d’être national. Sa mort précoce affligea du même deuil les royalistes et les libéraux. Il laissait une veuve encore jeune et trois enfants, deux fils et une fille ; ils furent bientôt après orphelins ; Louis de Ronchaud, qui était l’aîné, n’usa de ses droits que pour prodiguer à son frère et à sa sœur les sacrifices que son père aurait faits à ses enfants.

Son frère eut en partage la terre et l’habitation principale de la maison ; sa sœur, aujourd’hui veuve, fut mariée à un gentilhomme de Montauban. Elle a apporté, dans ce Midi presque espagnol, cette limpidité sereine du caractère du Nord, beauté des étoiles dans nos nuits d’hiver ; ses yeux couleur d’eau du lac d’Antre sur le plus haut sommet de Saint-Lupicin, {p. 217}et ses cheveux blonds, soyeux et touffus comme une poignée de lin du Jura, rappellent aux climats méridionaux qu’elle habite l’image d’une Velléda des Gaules, les pieds nus dans les neiges, la tête dans l’auréole de l’inspiration grecque ou romaine.

XXX §

Son frère, Louis de Ronchaud, lui ressemble beaucoup par cette physionomie étrange de l’enthousiasme qui se possède dans le calme, et de la réflexion qui s’enflamme dans le mouvement.

La mort de cette mère, le mariage de cette charmante sœur, l’éducation de son frère achevée, le partage des biens de la maison, dans lequel il ne se réservera que Saint-Lupicin, livrèrent ce jeune sage prématuré à la solitude et à lui-même.

Il était né poète ; sa vie fut sa poésie ; il laissa tomber seulement, comme ses noyers de {p. 218}Saint-Lupicin livrent l’huile de leurs noix sous le vent d’automne, quelques pages succulentes de poésies intimes, recueillies par des amis et qui lui firent une de ces réputations de demi-jour plus douce, plus inviolable et plus durable que les gloires d’engouement parce que ce sont les gloires du cœur.

C’est ainsi que je connus son nom, son talent et sa personne, et qu’à première vue je devins, à son insu, son ami. Il vint ensuite me visiter à Saint-Point comme compatriote des rochers communs à nos deux familles du Jura. Nous pensâmes tout haut ou tout bas ensemble, car il y revint tous les ans à la chute des feuilles, jusqu’aux jours où les événements de 1848 me ravirent printemps, été et automne, et me précipitèrent dans le tourbillon où il n’y a plus de halte ni de repos dans la vie. On est comme le rocher précipité des montagnes, on ne marche plus, on roule.

XXXI §

{p. 219}Quoique fort jeune en 1848, le poète de Saint-Lupicin, bien qu’issu comme moi de souche royaliste, fut convoqué par le peuple de son pays à venir au secours de la France sous la forme, alors la seule possible, d’une république de droit commun, sans privilège, sans dictature, et par conséquent sans proscriptions et sans échafauds.

Il ne s’en fallut que de quelques voix pour qu’il fût le représentant de la jeunesse de la Franche-Comté, comme son père l’avait été de l’âge mûr.

La république était l’idéal du beau platonique en matière de gouvernement, elle était de plus, alors, l’apothéose de la liberté sans tache, l’épreuve à faire de la raison d’un grand peuple voulant se gouverner par lui-même, puisque tous ses gouvernements tombaient d’eux-mêmes sous leur propre poids.

{p. 220}Le poète, ce chercheur du beau dans l’histoire comme dans la nature et dans l’art, devenait donc républicain par naissance comme par nécessité.

L’ermite de Saint-Lupicin s’enflamma pour elle d’une passion grecque, romaine, française, puisée dans Thucydide, dans Tacite, dans les Girondins. Il aurait été éloquent, il était sage de caractère, il serait mort en souriant pour son idéal, sûr de le retrouver réalisé au-delà de l’échafaud de madame Roland, de Vergniaud, d’André Chénier. Il y a de ces trois natures dans la sienne : une femme, un poète, un orateur à la langue d’or, au cœur de citoyen.

Le sort de ces trois victimes de la liberté n’aurait pas contristé son dévouement. Hélas ! il y a des sorts plus tristes qui font bien envier ces nobles trépas. J’en connais de tels : la vie aussi est un pilori, si elle n’est pas un échafaud. Lequel vaut mieux, d’une agonie d’esprit de vingt ans ou d’un coup de hache d’une seconde ? Je le sais bien, moi, je ne dois pas le dire, de peur de tenter le désespoir des hommes qui savent plus aisément mourir {p. 221}que souffrir ; ce ne sont pas les plus magnanimes.

XXXII §

Écarté de l’arène politique avant d’avoir combattu, Louis de Ronchaud s’ensevelit dans la solitude de son cœur et de ses pensées ; il ne se laissa connaître que par quelques rares amis, à qui la grâce de son caractère n’en cachait pas la force, comme une femme d’Orient qui voile sa taille et son visage pour la foule, d’un blanc linceul, et qui ne le dépouille qu’en rentrant dans la maison, derrière les jalousies et les grilles de sa chasteté.

Il jeta un voile sur sa vie : il se consacra exclusivement au beau métaphysique, à cette divinité de la beauté morale, artistique et virginale, qui n’apparaît que dans la spéculation de ses adorateurs, et dont la réalité toujours incomplète, agitée, décevante, ne dérange jamais ni un trait de visage, ni un pli de la robe sur la statue idéale de l’idéale beauté.

{p. 222}Il se plongea dans les mâles études de l’antiquité grecque et de l’Allemagne, toujours antique ; études sur la philosophie, sur la poésie, sur l’architecture, sur la musique, sur la sculpture, sur la peinture, ces cinq formes extérieures par lesquelles le beau, caché dans les langues, dans les sons, dans les lignes, dans les nombres, dans le marbre, dans les couleurs, se révèle avec plus ou moins d’évidence et de splendeur dans tous les temps et dans tous les lieux où Dieu suscite le génie pour dévoiler la beauté. Il faut que Pygmalion adore le premier la Divinité qu’il veut faire adorer aux hommes.

Pygmalion, en effet, dont on a fait le symbole de l’amour profane, n’est que le symbole du génie ; il n’adore pas seulement le beau, il le crée.

Louis de Ronchaud est un Pygmalion sauvage qui n’adore pas son propre ouvrage, mais l’ouvrage du génie humain dans toute l’antiquité artiste à Athènes, et dans toute la renaissance chrétienne à Rome. Il nous dévoilera bientôt Michel-Ange, Raphaël, comme il vient de nous dévoiler Praxitèle et Phidias.

XXXIII §

{p. 223}C’est pour cette fouille savante et silencieuse, œuvre de sa vie mystérieusement active, quoique d’une activité sans bruit, comme celle des monastères contemplatifs du mont Athos ou du mont Jura, qu’il s’enferme pendant la moitié des années dans le donjon aux fenêtres fermées de Saint-Lupicin, qu’il voyage modestement le sac sur le dos en Attique, en Thessalie, en Arcadie, en Italie, en Angleterre, qu’il a recueilli et emporté les os de marbre de Phidias, et qu’il vient passer ses mois de loisir et d’hiver à Paris, caché non loin de moi et de ceux qu’il aime, dans une mansarde à grand horizon de l’avenue de Saint-Cloud, près l’arc de l’Étoile, mansarde élégante quoique modeste, véritable cellule d’un chartreux de l’art, toute tapissée de plâtres et de dessins, toute jonchée, sur les tapis, de livres de poésies et de sciences, toute poudreuse de poussière {p. 224}antique des fragments de marbre qu’il a recueillis.

XXXIV §

C’est dans un musée domestique tout semblable à cette chambre à coucher, où le lit sans rideau trouve à peine assez de place pour ses quatre pieds de bois blanc, que j’ai visité, jadis, l’enthousiaste et heureux vieillard de Smyrne, M. Fauvel, le restaurateur de l’Athènes antique, retiré avec ses larcins pieux dans son jardin de Smyrne, et dans sa maisonnette de la ville d’Homère. M. de Choiseul et M. de Chateaubriand, mon ami M. de Marcellus, l’avaient visité avant moi. Pendant que M. Fauvel ramassait ses pierres à Athènes, il me parlait souvent d’eux ; mais il levait les épaules au nom de M. de Chateaubriand visitant le Parthénon avec un chaudronnier de Smyrne qui lui servait de guide à quinze sous par jour. « Ne m’en parlez pas, me disait-il, {p. 225}celui-là n’est qu’un faux prêtre de notre culte pour le marbre ; il fouille du bout de sa canne à pomme d’or, qu’il appelle son bâton blanc, les cendres du foyer des terres dans l’Acropole ; mais il n’y cherche que des mots, des images, de la gloire, et non des collections sacrées comme ces vestiges. Pèlerin de la gloire, il ne veut faire adorer que son nom. Qu’on l’adore à Paris, mais non à Smyrne. »

Et les jolies filles grecques, nièces de M. Fauvel, qui embellissaient de deux visages animés ce musée de beautés mortes, riaient aux éclats de cette puérile humeur du vieillard.

XXXV §

C’est ainsi que le poète Béranger, le plus dépoétisant des hommes, parce qu’il faut être dénigrant pour complaire à la foule, me parlait, il y a peu d’années, de ses deux amis Chateaubriand et Lamennais, amis de situation plus que de cœur ; il me rappelait de son {p. 226}vivant M. Fauvel, à qui il ressemblait beaucoup de figure ; bon, spirituel et narquois, il aimait à trouver des petitesses dans les grandes choses, et des ridicules dans les respects.

Les jeunes hommes sérieux tels que Louis de Ronchaud n’ont point de ces irrévérences ; pour eux, ce qui est beau est dieu ; ils ne profanent ni une pierre ni un homme, de peur d’y profaner une divinité cachée dans l’art ou dans l’artiste. Un ridicule qui s’adresse si haut leur fait peur comme une impiété.

XXXVI §

Telle était la vie de ce solitaire, se nourrissant à l’ombre du toit de Saint-Lupicin de sa propre substance admirative, et trouvant d’ineffables délices d’esprit dans cette contemplation savante de tout ce que l’homme a fait de grand ou de beau sur ce globe, afin de se donner à lui-même et de pouvoir donner un jour aux autres un sursum corda scientifique, {p. 227}capable d’élever l’âme de son siècle et de la soutenir, au-dessus du plain-pied de la vie vulgaire, à la hauteur des plus sublimes manifestations du beau dans la morale, dans la politique et dans l’art.

Telle est la vie recueillie et cénobitique de ces heureux et rares esprits, jouissant de tout, cultivant tout, divinisant tout, qu’on appelle de ce doux nom : les dilettanti en Italie, les amateurs en France. C’est un même nom : ceux qui aiment ; ceux qui aiment sans intérêt ce qui mérite le plus d’être aimé ici-bas, le bien, le beau, la vertu, le génie, le rayon divin transperçant à travers toutes choses humaines, âme ou marbre ! Ces hommes sont le chœur chantant de l’humanité ; ils regardent d’en haut ou d’en bas le drame que le siècle ou les siècles jouent sur la terre, et ils s’y associent par le regard et par la voix seulement, tantôt pleurant sur la chute de l’homme, tantôt le relevant de ses déchéances, tantôt le célébrant dans ses triomphes, prêtres de l’enthousiasme portant jusqu’au ciel, sur leurs strophes lyriques, l’apothéose du génie humain.

XXXVII §

{p. 228}Il n’y a rien de plus grand que l’admiration ; elle est plus grande même que le génie, car elle est le génie désintéressé de soi-même, l’amour pour l’amour, le quiétisme de Fénelon, la charité parfaite transportée du christianisme dans l’art, le beau pour le beau.

Aussi ces hommes quand ils ont seulement, comme M. Fauvel, un creux habitable dans une ruine d’Athènes, une chambre basse sous un oranger et un figuier dans un jardin de Smyrne, ou, comme M. de Ronchaud, un vieux donjon de leurs pères sur un plateau pierreux au bord d’un torrent, en face de l’horizon præceps et dentelé du sauvage Jura, sont-ils au fond les plus heureux des hommes : leur caractère se ressent du calme des tombeaux qu’ils visitent, de la sérénité du désert qu’ils parcourent, de la splendeur limpide des cieux ; car l’antiquité grecque, romaine, asiatique, a {p. 229}laissé dans les pyramides, dans les Thèbes, dans les Panthéons, dans les Palmyres, dans les Balbeck, dans les Colisées, les vestiges de ses grandeurs, les cadavres de ses monuments mutilés.

Le poète et l’antiquaire contractent sur leur physionomie cette impression d’éternité qui méprise la terre fugitive, parce qu’elle vit dans tous les âges. Que leur fait le présent ? ce présent n’a qu’un jour ; ils habitent, dans la permanence de leurs pensées, avec les immortels de l’histoire et de l’art ; ils sont contemporains de tous les passés et de tous les avenirs ; ils sont les abstractions supérieures de notre infime personnalité ; ce qu’ils habitent le moins, c’est notre terre : leur conversation, comme dit l’Apôtre, est avec les esprits invisibles ; purs esprits eux-mêmes, ils sont imperméables à nos misères de fortune ou de vanité. Voilà les dilettanti ou les amateurs ; race dont je suis un peu moi-même, que j’ai beaucoup recherchée et souvent enviée, dans ma vie active. Leur nourrice, en les recevant des bras de leur mère, leur a dit : Laisse travailler les autres, toi jouis, souris et repose-toi ! et {p. 230}le sourire est resté avec le lait de leur nourrice sur leurs lèvres.

XXXVIII §

Mais est-il possible, cependant, qu’un jeune poète à l’âme ardente et expansive, tel que celui dont nous parlons, ait passé toute sa jeunesse dans un manoir du Jura sans autre passion que ses dessins, ses manuscrits, ses poussières de marbres antiques, ses voyages d’antiquaire, le compas à la main, avec ses contemplations de tableaux ou de statues ? Non, cela n’est pas possible, parce que cela n’est pas naturel ; le beau n’est pas seulement dans les choses mortes, il est aussi dans les choses vivantes, dans les femmes surtout, ce résumé palpitant de toutes les idéalités froides qui se révèlent et qui sourit comme la poésie sourit au poète. Le feu du volcan universel est un cœur de femme. Quelle main peut se poser sur la neige même du Jura, sans la sentir attiédie par le feu qui couve sous l’enveloppe glacée de {p. 231}ces collines ? C’est évidemment cette chaleur d’âme, d’autant plus ardente qu’elle est plus contenue, qui a inspiré à ce contemplateur recueilli dans sa chambre haute, sur sa montagne, ces poésies étranges, nocturnes, à demi-voix, mais à plein vol, qu’il s’est chantées à lui-même, il y a quelques années.

Ses amis les ont imprimées, malgré lui, à un petit nombre d’exemplaires, comme un secret d’initiés poétiques ; ils les ont emportées çà et là, à mesure que les feuilles tombaient de la presse, pour les disputer aux profanes. Nous les avons lues une fois nous-même, d’emprunt, sans pouvoir jamais, depuis, retrouver cette délicieuse cassette, pour en extraire un des bijoux ciselés patiemment sur les hauts lieux du Jura natal, et pour les faire admirer à ceux qui goûtent encore les beaux vers, ces médailles d’une monnaie d’or qui n’a plus cours dans le monde actuel, mais qui a toujours son prix dans le monde du beau.

Ce volume perdu ou égaré se retrouvera un jour, je n’en doute pas ; il se retrouvera grossi de poésies plus mûres et plus humaines ; il dira combien le donjon sans fumée de Saint-Lupicin {p. 232}et combien son toit blanchi de neiges ont caché de flammes et d’ardeurs sous la cendre de cette jeunesse évaporée en mélodieux soupirs qui ne montaient qu’au ciel, où montent tous les rêves et tous les encens. Je pourrais en citer quelques-uns de mémoire, encore aujourd’hui, de ces vers orphéïques du Jura, mais je craindrais de les dénaturer d’accent en les répétant. Les secrets doivent rester sur les lèvres de ceux qui ont entendu ces confidences d’une belle âme. Ce qui est dit pour une oreille n’est pas dit pour toute la foule.

XXXIX §

De plus, cela je puis le dire, car on ne me l’a jamais dit, mais je crois l’avoir deviné, comme tout le monde devine ce qui est dans l’air, il y a un mystère sur la vie de ce poète, mystère qui, s’il était jamais révélé, donnerait peut-être la clef de l’âme fermée et de la vie à demi-jour de ce stilite du Jura.

On murmure à voix basse que la beauté, le {p. 233}talent, la célébrité d’une femme d’exception, qui cache son nom comme il convient aux femmes de porter un voile dans la foule, ou aux Clorindes de revêtir une armure d’homme en combattant ; on murmure, disons-nous, que l’attrait d’esprit, le nom voilé, les éclats de célébrité de cette personne, ont fasciné d’un éblouissement désintéressé les yeux et l’âme de ce Platon de la solitude ; que, semblable à ces chevaliers dont la race et le sang coulent dans ses veines, il a senti le besoin de porter dans le cloître ou dans les combats une dame de ses pensées, et qu’il lui a voué ce qu’on appelle un culte, un servage, une foi chevaleresque, épurée de tout, hors de la joie de se dévouer ! Est-ce vrai ? est-ce faux ? est-ce une histoire ? est-ce une légende ? Je n’en sais rien ; mais, histoire ou légende, il n’y aurait rien, dans un tel servage, qui ne fût de nature à dignifier la personne qui sut l’inspirer et le poète qui sut le subir comme une suzeraineté féodale du prestige sur l’imagination. Ce servage volontaire et avoué d’une âme enthousiaste à la femme suzeraine ne fut-il pas, dans le moyen âge de l’Italie, de {p. 234}l’Espagne et de la France, un des caractères de la chevalerie des sentiments ? chevalerie affichée parce qu’elle portait au grand jour les couleurs de la reine innomée du champ clos ?

Que furent donc Béatrice pour le Dante ? Éléonore d’Este pour le Tasse ? Vittoria Colonna pour Michel-Ange ? la Fornarina elle-même pour Raphaël, si ce n’est les dames de leurs pensées ? les unes pures comme l’idéal, les autres descendant comme des étoiles trop près de terre, qui filent en s’éteignant dans nos horizons ?

XL §

Est-ce que Cervantès ne fut pas le satiriste de ces chevaliers de l’enthousiasme, de l’amour platonique et de la dévotion dans un livre, épopée du ridicule, qui amusa la malignité de son siècle aux dépens de ces excès de vertu et d’engouement des héros, des poètes contemplatifs, luxe risible du cœur humain sans doute, mais luxe qui prouvait sa richesse ? Où est {p. 235}aujourd’hui cette abondance de séve, excepté dans quelques natures d’exceptions, dans les solitudes entre le ciel et la terre du Jura ?

XLI §

C’était là, sans doute, la lampe voilée de l’imagination, qui éclairait, dans ses longues nuits, la petite fenêtre du donjon de Saint-Lupicin, pendant que notre jeune poète écrivait ses poésies cachées, et qu’il étudiait le beau dans l’art devant les débris des statues de son Phidias. C’est la lueur de cette lampe nocturne, aperçue des villageois et des bergers de la montagne, qui faisait dire à ces pauvres gens, dans leurs veillées, ce que disent les paysans d’Allemagne allant à l’église pendant la nuit de Noël, en passant sous la tour de Faust : « Que fait donc notre jeune maître à cette heure dans sa chambre haute, seul ainsi toute la nuit avec les esprits, pendant que la cloche sonne et que le peuple chante en chœur à l’église : le Christ est ressuscité ? »

XLII §

{p. 236}Et en effet, le jeune maître faisait en silence deux choses mystérieuses et presque sataniques pour le pauvre ignorant de nos campagnes et de nos villes ; il ressuscitait la chevalerie par la poésie dans ses chants, et il ressuscitait le grand art dans ses veilles en écrivant son Phidias ; Phidias, l’art incarné, le créateur des marbres, le dieu de la sculpture et de l’architecture, le révélateur du beau dans la pierre, le créateur enfin du Parthénon, cette cathédrale d’une religion qui allait mourir dans un temple qui ne mourra pas !

C’est là l’œuvre que nous donne M. Louis de Ronchaud ; ouvrez et lisez : jamais la science ne se révéla en plus beau style. Il semble que des rayons du pur soleil d’Attique pénètrent de toute part ce style, comme il pénètre, au lever du jour, les marbres translucides du Parthénon pour les faire descendre dans l’œil {p. 237}fasciné du voyageur ignorant comme moi, et pour les faire exclamer d’enthousiasme : Voilà le vrai, voilà le beau, voilà la divinité des lignes, voilà l’habitation des dieux sur la terre !

XLIII §

D’un coup de plume M. de Ronchaud a effacé pour moi vingt années de vicissitudes et de ténèbres ; il m’a reporté à une belle aurore d’une journée de voyage, couché sur le pont de mon navire, et poussé par la main des Néréides, du cap Sunium au Pirée, où, par un vent de terre tiède et frais qui faisait frissonner ma voile, je regardais le blanc mausolée du Parthénon monter et se découper sur le firmament bleu de l’Attique, semblable plutôt à un autel s’élevant vers le ciel pour y faire monter l’encens du matin.

Puis, il me rappelait mon ascension du lendemain du débarquement à l’acropole, et ma longue station sous les propylées, au milieu {p. 238}d’un groupe prisonnier de soldats turcs qui faisaient leur feu de myrte au pied d’une colonne, foyer auquel deux jambes de déesses séparées des bustes servaient de chenets.

Les décombres d’Athènes, où il ne restait pas pierre sur pierre, blanchissaient et poudroyaient au bas dans la plaine comme une carrière abandonnée ; nous étions dans la maison des divinités d’Athènes. Le génie de Phidias, qui l’avait bâtie et meublée du céleste mobilier de l’Olympe, nous protégeait seul et devait seul ressusciter cette Athènes toute cadavéreuse à nos pieds ; car, il ne faut pas s’y tromper, c’est Phidias qui a ressuscité la Grèce ; ce sont ses ouvrages que l’Europe a voulu délivrer des Turcs ; la Grèce, pour elle, ne fut qu’un musée captif. L’Europe s’arma pour une croisade de statues. Navarin délivra des pierres et des ombres. Hélas ! voilà tout ! Les hommes vont-ils renaître pour l’habiter ? — Attendez !

XLIV §

{p. 239}C’est sur ces souvenirs d’un double voyage à Athènes et sur l’impression toujours présente du Parthénon, entrevu dans le ciel du pont d’un vaisseau et contemplé ensuite à loisir du pied de ses colonnades, que j’écrivais, il n’y a pas longtemps, un Entretien sur la sculpture, quand je reçus, un matin du mois d’août 1861, le volume de M. de Ronchaud, intitulé Phidias. Nous allons l’apprécier tout à l’heure, mais l’apprécier avec respect et déférence, comme un homme qui n’a que des impressions apprécie l’homme qui a des connaissances ; M. de Ronchaud a des lumières, je n’ai que des lueurs.

XLV §

Voici donc ce que moi, ignorant, j’écrivais de hasard sur cette littérature en pierre {p. 240}qui parle à nos yeux du haut du Parthénon.

L’aspect de ces lignes harmonieuses dans le ciel d’Athènes, dont les profils et les contours forment ce qu’on appelle le beau dans l’architecture, — l’architecture, m’écriai-je, n’est qu’une géométrie animée : cette géométrie chante comme un poème ; ces lignes sont leur poésie ; la symétrie est l’équilibre des lignes. Ces lignes sont la métaphysique des édifices humains, nombres, géométrie, symétrie, décorations, tout cela construit en plus ou moins grande proportion, selon le génie de l’artiste, ce beau qui est l’idéal des yeux comme la musique est l’idéal de l’oreille, comme l’éloquence est l’idéal de la logique, comme la poésie est l’idéal de l’imagination et du sentiment.

Tout cela est donc encore de la littérature, et, en commentant le Parthénon de Périclès et Phidias, je suis encore dans mon sujet.

(La suite au prochain Entretien.)

Lamartine.

LXXVIIe entretien.
Phidias, par Louis de Ronchaud (2e partie) §

I §

{p. 241}Qu’ai-je dit, en effet, en commençant ce cours littéraire d’une nouvelle espèce ?

J’ai dit que tous les arts étaient littéraires, parce que l’objet de tous les arts était d’exprimer des pensées ou de communiquer des sensations.

{p. 242}J’ai prouvé ce caractère littéraire de la musique dans mes Entretiens sur Mozart, et ce caractère littéraire de la peinture dans mes Entretiens sur Léopold Robert. Nous allons aujourd’hui vous entretenir de la sculpture, littérature éternelle, qui, au lieu d’écrire des sons pour la voix humaine, ou au lieu d’écrire des couleurs sur une toile pour l’œil, ou au lieu d’écrire des lettres sur un papier fragile pour la pensée, écrit en lettres de bronze ou de marbre des formes pour le toucher.

La sculpture, en effet, est la littérature palpable, la littérature du toucher.

Cette littérature palpable n’en produit pas moins des impressions, des sensations et des pensées ; elle est la plus naturelle, la plus simple et la plus réelle des reproductions de la nature par la main de l’homme, et par cela même il est vraisemblable qu’elle a été le premier des arts inventés par l’espèce humaine. Regarder une figure qui charme, prendre dans sa main une poignée d’argile humide, pétrir cette argile sous ses doigts et chercher à lui donner les formes de la figure que l’on admire, quoi de plus naturel d’instinct ? quoi de {p. 243}plus simple de procédé ? C’est un jeu d’enfant ; et, si un philosophe recueilli a inventé l’écriture, si un oiseau inspiré a inventé la musique, si un opticien coloriste a inventé la peinture, nous pensons que la sculpture a été inventée par un enfant.

II §

Plus tard, l’enfant ou l’homme, voulant donner plus de solidité et d’immortalité à l’image façonnée en argile par ses doigts, a pris un bloc de marbre ou a coulé un torrent de bronze liquide pour perpétuer sa pensée palpable, et l’ébauche est devenue un art divin, le plus monumental de tous les arts après l’architecture. Les Phidias, les Michel-Ange, les Canova, sont nés : ces grands littérateurs, ces grands historiens, ces grands philosophes, ces grands poètes du marbre ou du bronze, ont écrit la religion, la fable, l’histoire, la {p. 244}gloire des peuples, en statues qui bravent le temps.

III §

Ces trois noms : Phidias, Michel-Ange, Canova, n’expriment pas, à Dieu ne plaise, tout l’art dont ils sont les artistes souverains à trois époques de l’humanité ; mais ils résument, en trois éclatantes individualités, la sculpture dans l’antiquité, la sculpture dans la renaissance, la sculpture moderne dans notre temps.

IV §

J’ai eu le bonheur de les connaître presque intimement par leurs œuvres, à Athènes, à {p. 245}Rome, à Florence : Phidias au Parthénon, Michel-Ange au tombeau des Médicis à San-Lorenzo, Canova à Saint-Pierre de Rome et dans son atelier. J’y passais des journées entières à le voir travailler et à respirer la poussière de son génie à chaque coup de ciseau. À ces trois titres, j’ose donc parler ici de ces trois grands hommes ; à un autre titre encore, j’aime à parler de statues.

La sculpture est à mes yeux le premier des arts de la main : pourquoi ? parce que c’est le plus vrai. Il y a trop d’illusion dans la peinture, trop d’optique, trop de chimie, trop de mathématique, trop de prestige. Il faut un laboratoire de chimiste pour préparer une palette ; un morceau de marbre, un ciseau et un génie, voilà tout l’attirail d’un statuaire. D’ailleurs, deux sens sont convaincus et satisfaits à la fois par l’œuvre de l’artiste : l’œil voit, la main touche ; l’un de ces sens rend témoignage à l’autre, l’admiration enveloppe la statue par toutes ses faces ; la beauté, l’éclat et le poli de la matière d’où la statue semble naître immortelle, ravissent également le regard et le tact ; son éternité même imprime un respect {p. 246}de plus aux sens qui en jouissent. On se dit : Cet Antinoüs de chair mourra, mais cet adolescent de marbre vivra autant que l’élément dont il est formé. Une statue, c’est la pétrification de la beauté fugitive. Où est la femme qui a servi de modèle à la Vénus de Milo ? Mais cette femme de marbre, la voilà tout entière.

Nous ne doutons pas que cette passion naturelle de l’homme d’immortaliser ce qui est beau, mais ce qui passe, n’ait été le principal mobile de l’art de la sculpture. C’est une aspiration sublime et réalisée de l’homme à l’éternité ; c’est la religion de la beauté : « Tu brilles, tu passes, mais je te divinise ! »

V §

Soit par cet instinct amoureux de la beauté des formes, soit par cet autre instinct d’éterniser ce qui est beau, soit par un goût plus physique et plus grossier pour le marbre, soit {p. 247}encore par cette espèce d’attrait irréfléchi et mécanique qui porte l’homme rêveur à s’asseoir auprès des ouvriers qui bâtissent un mur ou qui taillent la pierre, à rester en silence des heures entières à les regarder, et à écouter avec un ravissement indolent les coups du marteau cadencé sur la pierre musicale, l’atelier d’un sculpteur qui s’appelle Phidias, Michel-Ange, Canova, Pradier, David, Jouffroy, Préault, Salomon, n’importe ; l’atelier, dis-je, d’un sculpteur a toujours été pour moi un lieu de repos, d’attrait, de pensée ; Socrate, le plus spiritualiste des hommes, avait le même goût : il aimait à causer des choses invisibles, assis sur un bloc encore fruste de marbre pentélique, dans l’atelier de Phidias ; la poussière du marbre l’enivrait d’immortalité, la sonorité du bloc accompagnait mélodieusement ses entretiens. Ne rougissons pas d’un instinct que nous avons en commun avec Socrate.

VI §

{p. 248}Ce fut cet instinct qui me conduisit, au commencement de ma vie, dans l’atelier de Canova, à Rome ; il me parut le plus idéal, le plus gracieux, le plus virgilien, le plus épris de la beauté des formes de tous les modernes.

J’avais vu à Rome, dans l’église de Saint-Pierre, le tombeau du pape ; les deux lions au repos, symbole de la force, et le Génie de la Mort, le plus bel adolescent qui soit sorti du marbre ; j’avais vu ce groupe, d’une tristesse sereine et lumineuse comme la mélancolie de l’espérance, éclairé par la coupole de Saint-Pierre de rayons de soleil du matin qui semblaient faire palpiter les chairs et frissonner la peau du marbre de la douce tiédeur de l’aurore.

J’avais pensé à cette autre statue du beau Memnon que la chaleur de l’aurore égyptienne {p. 249}faisait chanter dans son manteau de pierre. J’étais revenu vingt fois, attiré par je ne sais quoi (c’était l’indéfinissable, ce qui attire le plus dans l’homme, dans la femme ou dans leur image). J’étais revenu le matin, à midi, le soir, étudier les différents effets des heures du jour sur cette statue du Génie de la Mort. Je ne pouvais croire qu’un homme vivant eût fait cela ; je me figurais que ce Génie, ce lion, ce groupe, étaient tombés de la voûte de Saint-Pierre de Rome, tout sculptés là-haut par quelque ciseau angélique du temps de Michel-Ange ou de Raphaël. J’étais ivre de marbre ; j’avais dix-huit ans, âge où les impressions sont des vertiges ; je n’osais pas me faire présenter à Canova ; j’adorais en silence et de loin son génie. Ce ne fut que dix ans plus tard que j’approchai enfin de ce grand artiste.

VII §

{p. 250}Alors la célèbre duchesse de Devonshire, dont la beauté, les aventures, le rang, l’immense fortune, avaient fait la Mécène universelle des artistes de l’Europe, vivait à Rome. Mon nom commençait à transpirer dans le monde ; elle avait désiré me connaître ; elle m’avait honoré de la plus gracieuse et de la plus intime familiarité.

Son palais de la place Colonna, à Rome, était le centre de la diplomatie, de la littérature et des arts. Le cardinal premier ministre, Consalvi, y venait tous les soirs prendre le vent de l’Europe ; il s’y délassait, dans des entretiens aussi libres que fins, des soucis du gouvernement pontifical entièrement remis à ses soins. Pie VII ne se réservait que le sanctuaire ; le pape temporel, c’était son ami Consalvi ; il m’aimait, et je le rends bien à sa mémoire.

{p. 251}Un gouvernement de persuasion ne pouvait pas avoir un plus séduisant ministre ; au lieu de foudres, il ne l’armait que de sourires.

VIII §

Le cardinal Consalvi me présenta, dans ce salon, à Canova. Ces deux hommes se ressemblaient étonnamment de figure et de caractère ; tous les deux portaient sur une taille haute et mince une tête noble, pâle, gracieuse, pensive, loyale et fine, beaucoup plus grecque de contours et de traits que romaine ou vénitienne ; ils étaient du même âge à l’œil, de cet âge heureux pour les hommes d’État et pour les artistes, où le soleil de la vie n’éclaire plus que le sommet (le front) comme à cette heure de la soirée où le soleil du jour n’éclaire plus que les cimes. La lueur est plus concentrée alors qu’à midi ou que dans la {p. 252}jeunesse, mais elle est plus sereine ; elle n’éblouit plus l’œil, elle l’attire.

Canova voulut bien, à la prière du cardinal, me donner l’entrée de son atelier.

IX §

Le lendemain, je me hâtai de prendre possession de mon droit de faveur, et de m’installer, comme un hôte respectueux, dans cette société de marbre.

Le statuaire, en costume de manœuvre, une chlamyde de toile écrue sur ses habits, son maillet de bois dans une main, son ciseau dans l’autre, passait de l’un à l’autre de ses blocs ébauchés, donnant ici et là la forme et la vie, comme si son maillet eût été la torche avec laquelle Vesper allume l’une après l’autre les étoiles.

Ce n’était plus l’homme des soirées de la duchesse de Devonshire, l’homme reposé, tranquille, {p. 253}laissant aller sa conversation à tous les courants du salon, ou son silence à toutes les rêveries de la distraction : c’était le génie à l’ouvrage ; le pied alerte, le jarret tendu, le bras levé pour atteindre à la tête de son marbre ; il ne causait plus, il créait.

Je me gardais bien de l’interrompre ; je me contentais de voir éclore ainsi le premier ces pensées pétrifiées qui allaient ravir d’admiration le monde moderne. C’est là que je connus de près celui que j’avais si vivement apprécié de loin dans ses marbres.

Hélas ! il travaillait déjà à son tombeau !

X §

On sait que Canova était de Possagno, village de Venise dans la terre ferme ; on y extrait et on y sculpte la pierre monumentale qui servait aux riches constructions de Palladio. Son père vivait de cette industrie locale. Canova, {p. 254}né dans cette carrière, avait eu pour premier jouet de son enfance, à l’âge de cinq ans, le maillet et le ciseau : le métier avait commencé pour lui avant l’art.

Ses premiers jeux cependant avaient été de petits chefs-d’œuvre dans l’atelier de son père. Ce père, mort jeune, l’avait confié à un sculpteur de ses amis, à Venise ; le jeune homme y avait appris les rudiments d’une sculpture grossière et purement industrielle ; il était né peu à peu de lui-même, comme naît le véritable génie, qui ne sort pas de l’école, mais de la nature.

XI §

Quelques riches amateurs de Venise, frappés de ses dispositions, l’avaient encouragé, soutenu, adopté : il avait répondu à leurs espérances par des ébauches devenues classiques en naissant. Un faible secours d’argent de ses {p. 255}protecteurs lui avait facilité l’accès et le séjour de Rome ; son nom y avait surgi peu à peu de ses œuvres.

Bientôt les mausolées de l’amiral vénitien Emo, et les mausolées plus mémorables de deux papes, avaient élevé ce nom au-dessus des noms rivaux de son siècle. Celui du pape Clément XIV plaça Canova dans un style bien différent, mais presque au niveau de Michel-Ange. Nous disons style, et aucun mot n’exprime plus justement l’analogie de la plume avec le ciseau. Michel-Ange avait été le Bossuet, Canova était devenu le Fénelon de ces oraisons funèbres en marbre.

J’ai passé autant d’heures de contemplation délicieuses au pied du mausolée de Clément XIV, à Saint-Pierre, entre le Génie de la Mort et les lions de la force au repos, que j’en ai passé au pied du mausolée de Julien de Médicis, par Michel-Ange, à San-Lorenzo de Florence.

XII §

{p. 256}C’est pendant ces belles matinées de printemps, dans l’atelier de Canova à Rome, que le suprême artiste, arrivé alors au sommet de son génie, de sa renommée et de sa fortune, me permettait de remonter avec lui sur les traces de sa vie par les dessins ou par les moulures de ses œuvres. C’est là que je respirais la sainte componction de la douleur de l’âme chrétienne dans la statue de la Madeleine, statue pour ainsi dire d’une âme et non d’une femme, où le corps s’évanouit pour laisser apparaître l’âme, contresens sublime de la sculpture, qui n’exprime ordinairement que des formes et de la beauté. Mais Canova avait fait ce miracle, d’exprimer la beauté morale du repentir dépouillée des formes, et c’était encore de la beauté.

C’est là que je vis la beauté païenne, la fleur {p. 257}de la création refleurir tout entière dans son Hébé, dans son Pâris, dans ses Danseuses, dans sa Psyché.

C’est là que le groupe colossal d’Hercule et de Lichas, groupe qui semble arraché au plafond du Jugement dernier de Michel-Ange, est métamorphosé en marbre. Quiconque a vu ce bloc gigantesque, qu’on admire aujourd’hui dans la galerie du prince Torlonia à Rome, sent que la force et la grâce sont sœurs dans l’âme des puissants génies.

C’est là enfin que j’étais saisi à la fois d’admiration et de tristesse en voyant ce sculpteur dessiner les métopes du temple chrétien de Possagno, son pays natal, temple qui devait être bientôt son propre mausolée.

XIII §

Il était déjà malade de la langueur et de l’épuisement de vie dont il allait bientôt mourir. {p. 258}Comme tous les grands hommes, il avait donné sa vie à ses œuvres, il ne lui en restait plus pour le temps ; il travaillait déjà pour l’éternité.

Sa pompe funèbre fut comparable aux obsèques de Raphaël ; c’était en effet le Raphaël du marbre. On lui reproche d’avoir trop songé à charmer les yeux ; mais reprocher le charme à un artiste, n’est-ce pas reprocher à la femme la beauté ? Tu fus trop beau, voilà tout ton crime ! Dors en paix, ô Canova, sous ce reproche d’excès de beauté ! On fit le même reproche à Raphaël, on le fit à Mozart, on le fait à Racine, on le fait à Rossini. Heureux les hommes qui ne sont accusés que de l’ivresse inspirée par le charme, cette sorcellerie du génie !

Tel était Canova.

Cela puisse-t-il nous arriver !

XIV §

{p. 259}C’est là que mon goût naturel pour la sculpture se développa dans l’intimité de Canova. Ce goût acheva de se passionner plus encore, quelques années après, devant les œuvres plus grandioses de Michel-Ange à Florence. Je n’avais encore vu de cet Eschyle du marbre que son Moïse, de Rome, et son Jugement dernier, de la chapelle Sixtine.

Sa statue de Moïse, c’est la statue de la Bible tout entière ; c’est un livre terrible fait homme ; c’est le judaïsme incarné ; Isaïe n’est pas plus prophète que Michel-Ange. La sagesse et la terreur divines descendent de toutes les hauteurs de ce front, de tous les poils de cette barbe, de tous les plis de ce vêtement sur l’âme du spectateur. On ne peut regarder cette statue qu’à genoux.

Mais ce n’était là que la moitié du génie de {p. 260}Michel-Ange, la grandeur ; l’autre moitié de ce génie, la beauté, est à Florence.

Recueillez-vous, comme je l’ai fait souvent tout un jour, dans la chapelle funéraire des Médicis, de San-Lorenzo ; contemplez d’abord l’admirable et sobre architecture de cette chapelle, cadre austère de quatre tombeaux portés et incrustés dans les murs, puis levez les yeux vers ces morts vivants !

XV §

Dante, excepté dans la figure de Françoise de Rimini, n’a pas de telles physionomies, de telles attitudes, de telles pensivités, de telles mélancolies, de telles tragédies dans ses visages. Oui, Michel-Ange, dans ses bronzes et dans ses marbres, est encore plus poète que Dante dans ses vers ; et combien cependant n’est-il pas plus surhumain de manier le bronze ou le marbre que la plume ! Combien {p. 261}la matière ne résiste-t-elle pas plus à l’ouvrier que la langue !

La Bible avait fait dans Michel-Ange la statue de Moïse ; le christianisme biblique du moyen âge avait fait dans Michel-Ange les dessins du Jugement dernier ; la liberté civique avait fait dans Michel-Ange les tombeaux des Médicis.

Mais hâtons-nous de remonter à Phidias, et assez causé.

XVI §

Citons d’abord ici une magnifique exposition des origines logiques de l’architecture et de la sculpture chez les grands peuples artistes de l’univers, par M. de Ronchaud ; on y aura tout de suite un exemple de ce style substantiel sans être lourd, savant sans être pédagogique, brillant sans être verni, qui forme le caractère du jeune écrivain.

XVII §

{p. 262}Voilà un beau livre en effet : un livre où la science et le poète, le technique et l’idéal, la plume et le ciseau, se tiennent, se complètent, s’interprètent l’un l’autre dans cette langue du beau qui est l’idiome connu de tous les arts de l’esprit ; langue sacrée que le génie parle en naissant, et que la vraie critique, à force d’étude, comprend et fait comprendre au vulgaire.

L’Académie des inscriptions admet et honore dans son sein le savant qui a restitué un texte dans un vieux livre ou qui a déchiffré, sur des monuments inconnus, des caractères problématiques ; que fera-t-elle de l’homme qui a signalé au monde les caractères du beau suprême dans les débris de Phidias, cet Homère du marbre, et recomposé sur les {p. 263}murs du Parthénon tous ces Olympes de pierre, la plus merveilleuse légende du paganisme ? Le saint est l’idéal du christianisme, parce que la sainteté est le beau dans l’âme ! Le beau dans les formes était l’idéal du paganisme, parce que le paganisme s’arrêtait aux surfaces et ne voyait rien au-dessus de la beauté.

Voilà pourquoi Phidias ne sera jamais égalé ; aussi tous les arts de la main sont païens, et la sculpture a son idéal de pierre sur les frontons du Parthénon. Phidias en est le révélateur, et notre poète Ronchaud en est le traducteur en langue vulgaire, mais en langue idéale : il fallait un poète pour traduire ainsi Phidias ! L’amour du beau pouvait seul révéler à un tel commentateur désintéressé la plus noble des passions, la passion d’admirer, qui fait tout comprendre !

XVIII §

{p. 264}Et maintenant, jeune amateur, qui nous as donné ce beau livre de tant d’âme, de recherches, de voyages, d’érudition et de muet enthousiasme, retourne dans la solitude de Saint-Lupicin où t’attendent de nombreuses inspirations ! Tu as choisi la meilleure part de toutes les parts de la vie, si ce n’est pas la plus belle ! la part du dilettante, la part d’admirer et de jouir de ce que tu admires ! la part du beau pour le beau !

XIX §

Renonce, comme je l’ai fait moi-même, à tous les rôles actifs de l’existence ! Décourage-toi d’espérer en vain de voir le beau sur la {p. 265}terre ailleurs que dans tes rêves ! il n’y est pas ; le vulgaire triomphe, et triomphe toujours de l’idéal : l’idéal est divin !

Tu n’aurais qu’à heurter tes pieds une seconde fois contre les pierres de notre route ! Des illusions détruites, des efforts trompés, des enthousiasmes éteints faute d’aliments assez purs pour allumer dans les âmes une jeunesse perdue, des envies ignobles te suivant à la trace trop droite et trop haute de tes pensées ! Des invectives, des huées, des éclats de rire, te montrant au doigt sur le chemin de ton supplice, te reprochant de vivre trop longtemps pour la paix des méchants que ton œil importune ! Des dettes glorieuses qui t’empêcheront de dormir, quand tu achèterais à tout prix une heure fébrile de repos sur la couche qu’on te ravira demain ! Les débris du toit paternel de Saint-Lupicin vendus à l’encan, que tu n’oseras plus regarder inaperçu que de loin, pendant que la fumée de l’étranger, se levant au souffle d’hiver, te rappellera ce cher foyer où ta jeune mère réchauffait dans ses mains tes mains d’enfant glacées par la neige ! Une tombe, on ne sait sur quel chemin {p. 266}du monde, loin de la tombe de ton père ! Enfin la lassitude de tes bonnes pensées finissant par atteindre jour à jour, par atrophier ton cœur, et par t’assimiler ce mot de Brutus : Vertu, tu n’es qu’un nom ! Je me repens d’avoir trop aimé ma patrie !

XX §

Voilà ce que je te promets ! Détourne la tête et va passer cette belle automne seul, selon ta coutume, sous les ardoises de Saint-Lupicin !

Là, la vieille servante, honorée comme du temps d’Homère du nom de nourrice, t’attend avec la patience de la maternité inquiète, en soufflant dès l’aurore sur le foyer qu’elle a bâti dans la cheminée de cuisine.

XXI §

{p. 267}« Que fait donc mon jeune maître ? se dit-elle. Ne reviendra-t-il pas aujourd’hui ? C’est à pareil jour qu’il revint l’année dernière de ses voyages sans but à travers le monde, dont il ne rapporte jamais, dans sa valise, que des pierres cassées, des dessins à la plume ou des écritures à lignes inégales qui font chanter ou pleurer ceux qui les lisent.

« À quoi songe-t-il donc ? Est-ce que la vie est si longue qu’il faille en dépenser tant sur les grandes routes ?

« Est-ce qu’il ne sentira pas enfin qu’une épouse du pays serait fière et heureuse de commander à Saint-Lupicin, comme une certaine Pénélope commandait et distribuait les laines à ses servantes, dans ce livre qu’il m’a lu tant de fois pour me faire honneur ?

« Est-ce qu’un automne de plus ou de moins, c’est peu de chose dans la vie ?

{p. 268}« Est-ce que la neige ne commence pas à blanchir les têtes des sapins de Saint-Cergues, d’où l’on voit à ses pieds le lac Léman ?

« Est-ce que le rayon déjà pâli du matin ne se glisse pas de tronc d’arbre en tronc d’arbre, comme un visiteur timide entrouvrant le matin la porte de la cour ?

« Est-ce que le maïs effeuillé ne livre pas ses feuilles jaunies au vent qui en tapisse sur les routes tous les sentiers de la montagne ?

« Est-ce que les hirondelles du pignon ne sont pas déjà depuis longtemps rassemblées sur le bord du bois pour prendre le lendemain, avant le jour, leur vol vers leur foyer d’hiver ?

« Et lui donc, pauvre oiseau changeur de climat, ne rentrera-t-il pas bientôt dans son foyer d’hiver ? »

XXII §

Elle finissait de parler quand la porte s’ouvrit et que tu l’embrassas comme un fils, en {p. 269}lui faisant compliment sur la propreté et sur l’ordre de ta maison rustique.

Il te fallut entendre combien les vaches avaient vêlé, et combien de fromages dorés étaient sortis des chaudières de la haute montagne où ils attendaient l’acheteur ambulant ; combien de meules de foin ou de seigle avaient embarrassé la cour et les granges ; combien de pigeons avaient doublé de nids dans le colombier ; combien de poires saines et savoureuses des vieux arbres étaient tombées au vent du midi et s’étalaient sur les rayons du fruitier pour l’hiver.

Tu écoutais tout cela pendant que la longue cuiller de buis tournait dans les mains de l’heureuse femme de ménage pour te verser le maïs bouilli dans l’assiette creuse sur laquelle un lait écumant surnageait, comme une flaque d’huile, sur l’écorce de la marmite.

XXIII §

{p. 270}Après le déjeuner tu passes le reste du jour à visiter tes châtaigniers battus du vent chaud, dont les fruits tombent d’eux-mêmes à tes pieds, l’écorce fendue, comme pour te montrer la belle couleur appétissante de leur seconde enveloppe à faire cuire sous la cendre après ton souper : Castaneæque molles mea quas Amaryllis amabat ; tes étables, tes champs déjà ensemencés pour l’hiver prochain, tes vignes où les vendangeurs ont laissé çà et là quelques grappes transparentes que tu égrènes en passant, et auxquelles tu trouves le goût des belles grappes de Samos !

Tu rentres, et le matin suivant te trouve, avant la pleine aurore, au coin de ton feu flamboyant de sapin, devant ta table chargée de livres et de crayons, les yeux levés et rêveurs promenés sur l’horizon des montagnes, {p. 271}et cherchant lentement dans ta mémoire les images dont tu avais besoin pour peindre, dans ton poème, la félicité de l’homme.

XXIV §

Rentrant après les orages de l’année dans la coquille de ton foyer, ô heureux mortel ! que l’hiver te soit doux ! que le beau, cette rosée du ciel qui tombe en plein sur cette terre, coule à pleine séve de tes recherches classiques dans tes souvenirs, et de tes souvenirs dans tes vers, et de tes vers ou de ta prose dans l’âme charmée de tes lecteurs ! et passe ainsi tes jours dans les extases d’une passion pétrifiée et toute divine, et ne te mêle ni à la politique, ni à l’ambition, ni à rien de ce qui passe ; enrichis ton âme et la nôtre des seuls biens qui ne passent pas, la contemplation de ce qui est éternellement beau dans les lieux, dans les formes, dans la pensée, dans la poésie, sans en tirer ni salaire, ni orgueil, ni {p. 272}gloire vaine, mais en en tirant le bonheur de vivre et d’entrevoir ainsi avec certitude le but de la vie et de la mort, le grand et le beau.

Et qu’on inscrive bien tard sur ta pierre, dans la chapelle de Saint-Lupicin, une épitaphe sans nom, dans une langue étrangère :

Ci-gît le dilettante.

XXV §

Écoutons ce qu’il écrit :

« Il y a pour les arts des époques pour ainsi dire organiques. Ce sont, entre toutes, celles où une civilisation nouvelle sort de la barbarie. À ces époques, l’esprit humain, s’éveillant d’un long sommeil, comme Adam dans l’Éden, contemple avec un naïf étonnement les merveilles au milieu desquelles il habitait sans les voir, et, à l’aspect de tant de beautés nouvelles, sent en lui des émotions et des facultés inconnues.

« Ce sont les âges d’or de l’histoire. J’ignore {p. 273}si la sculpture reverra jamais le siècle de Périclès, ou la peinture celui de Léon X.

« Ce que je sais, c’est que le concours le plus extraordinaire de circonstances favorables, et, en quelque sorte, la plus admirable conjonction d’étoiles propices, était nécessaire pour créer, sous sa constellation passagère, la fécondité merveilleuse et la prodigieuse beauté de ces grands siècles de l’art. La culture la plus intelligente ne saurait jamais remplacer ce mouvement naturel et spontané d’une société qui tend à faire de l’art la principale affaire de tout un peuple et la suprême expression de sa vie nationale. De telles circonstances ne se sont rencontrées que deux fois dans l’histoire : la première fois, elles ont porté à la gloire les noms de Phidias, de Polyclète, de Praxitèle ; la seconde fois, elles ont élevé au-dessus de toutes les renommées contemporaines les noms de Léonard de Vinci, de Titien, de Raphaël et de Michel-Ange.

XXVI §

{p. 274}« Pourquoi la sculpture a dû être l’art dominant dans la Grèce antique, on peut aisément s’en rendre compte.

« Chez un peuple appelé par sa double vocation à cultiver la philosophie et les beaux-arts, d’un esprit indépendant et amoureux du beau, la forme humaine devait être et fut en effet l’objet d’un culte. Cette forme admirable, chef-d’œuvre de convenance et d’harmonie, apparaissait à ce peuple comme la figure de l’esprit, dont elle rendait pour ainsi dire les lois visibles.

« Telle est l’origine à la fois philosophique et poétique de l’anthropomorphisme grec ; c’est la divinité de l’esprit humain que la Grèce adore dans la beauté du corps humain.

« Or la sculpture est, parmi les beaux-arts, {p. 275}celui qui a pour but spécial de reproduire la figure de l’homme dans sa perfection idéale, abstraction faite des difformités accidentelles et des émotions passagères qui peuvent en altérer la majestueuse harmonie.

XXVII §

« Chez les peuples religieux, et en général dans les pays où le développement individuel est entravé par l’état social, l’architecture est l’art dominant. De même que la sculpture est l’art individuel et philosophique, l’architecture est un art social et religieux. Là où le peuple languit sous un despotisme sacerdotal ou monarchique, le génie national suffit souvent et parfois excelle à produire ces monuments d’une grandeur solide, qui témoignent hautement de la puissance publique, comme chez les Égyptiens, les Phéniciens, les Assyriens, les Perses. Ces édifices {p. 276}gigantesques, dont la grandeur imposante étonne l’esprit et le refoule sur lui-même, plein d’une crainte mystérieuse, ressemblent aux nations endormies sous l’oppression des religions d’État et du despotisme oriental. Rien ne s’y détache de l’ensemble en saillie indépendante ; la sculpture, comprimée et rigide, n’est là que l’accessoire, parfois colossal, de l’architecture.

« Cependant cet ensemble n’est pas un tout harmonique. La disproportion est le caractère de cette architecture, auquel la sculpture répond par la monstruosité ; mais l’incohérence, la bizarrerie des parties, disparaissent dans la puissance et la grandeur de la masse, de même que chez les peuples de l’Orient le génie individuel est absorbé par le génie social.

XXVIII §

« En Égypte, où la tradition a exercé l’empire le plus tyrannique, l’architecture fleurit {p. 277}comme art religieux et national ; elle élève ces montagnes de pierre qui portent dans leurs flancs de royales sépultures, et qui jettent leur tristesse sur la monotonie de l’horizon ; elle construit d’énormes enceintes et multiplie les colonnes en des séries de portiques interminables où la pensée se perd avec le regard. L’idée du beau, produit d’une conception tout intellectuelle, n’a rien de commun avec ces rêves bâtis d’une imagination sombre et superstitieuse. Mais l’instinct de la grandeur, joint au respect de la règle, le culte de la puissance visible et invisible, s’y font sentir comme dans toutes les institutions de ce peuple.

XXIX §

« À l’ombre de cette architecture gigantesque, solennellement monotone, la sculpture croît, mais n’éclot pas. Enchaînée par le respect à la tradition religieuse, vouée à la tristesse par {p. 278}les mœurs et les usages de la vie égyptienne, elle demeure frappée d’immobilité comme l’esprit humain lui-même, pontife consacré du culte de la mort. Condamnée à reproduire sans fin des types invariables, où la figure humaine se dégrade en d’étranges associations avec des formes animalesques, elle est l’expression de ce peuple mystérieux, soumis et grave, qui voit dans la vie des animaux une image de la vie divine et un modèle à suivre, afin de participer lui-même, par l’asservissement à une règle imposée, à l’immutabilité sacrée des lois de l’univers.

XXX §

« À Tyr et dans ses colonies, où s’épanouit une civilisation brillante, résultant de l’industrie et du commerce, l’empire de la religion est assez fort pour retenir l’art sous sa domination. Les temples sont vastes et ornés, mais {p. 279}les images des dieux ne sont le plus souvent que l’assemblage incohérent de formes disparates. Les combinaisons les plus étranges de la forme humaine avec des figures d’animaux ou de monstres imaginaires semblent avoir été recherchées par les Phéniciens pour exprimer l’idée confuse d’une divinité qui n’était que la personnification obscure des forces naturelles. Quelquefois, pour lui conserver un caractère encore plus mystérieux, ils représentaient cette divinité sans aucune forme et voilée d’une façon singulière.

« Ces représentations, dont, à défaut d’autres monuments, nous retrouvons l’image sur des monnaies et des pierres gravées, contrastent avec les formes élégantes que ces mêmes hommes avaient su donner à leurs vases et avec le raffinement de leur goût en fait de luxe. Rien ne montre mieux, ce me semble, quelle distance sépare une civilisation toute matérielle de la civilisation véritable, et comme quoi le progrès de l’art se lie essentiellement à un développement religieux ou philosophique.

XXXI §

{p. 280}« L’art assyrien est celui qui approche le plus de la vie et de la beauté de l’art grec. Ce qui frappe dans les édifices de Babylone et de Ninive, après le caractère imposant qu’ils ont en commun avec les monuments de l’Égypte, ce sont les représentations animées de la vie réelle qui s’y déployaient sur les murailles.

« Les bas-reliefs assyriens sont supérieurs, au point de vue de la plastique, aux bas-reliefs égyptiens, dans lesquels il ne faut voir, avec O. Müller, qu’une sorte d’écriture destinée à raconter des faits et à exprimer des idées, sans aucune pensée esthétique. Les scènes variées de guerre et de chasse qu’ils représentent dénoncent une vie nationale active et brillante, où le roi joue le rôle d’une divinité terrestre, assise sur son char, commandant le respect et l’obéissance. Les figures symboliques des dieux {p. 281}revêtent une majesté calme qui semble avoir été inspirée aux artistes par le spectacle de la nature. L’art assyrien est libre dans son inexpérience ; il n’a rien de la roideur des formes imposées par une tradition religieuse : de là le charme qui perce à travers sa rudesse. Mais, s’il a trouvé la vie dans l’indépendance, il est resté loin encore de l’idéal. Il était réservé à l’anthropomorphisme grec de rencontrer la beauté souveraine dans l’union étroite de la nature humaine avec l’idée divine.

XXXII §

« Les monuments de la Perse donneraient lieu à des remarques analogues. Une magnificence barbare, un luxe intempérant de décoration, caractérise l’architecture persane, tandis que la sculpture offre un mélange singulier de roideur et de finesse, de dureté et d’élégance, emblème frappant d’un peuple qui vieillit sans progresser ; la main se raffine, {p. 282}les procédés de travail se perfectionnent, l’esprit reste endormi dans ses langes. Il ne se réveillera complètement qu’en Grèce, chez les enfants d’une race privilégiée entre les races ariennes. Les temples-cavernes de l’Inde antique, ornés de sculptures bizarres, représentent l’état le moins avancé de l’architecture et de la plastique.

XXXIII §

« Au moyen âge, sous l’influence d’idées bien différentes, la sculpture se montre également dépendante de l’architecture ; et, tandis que celle-ci produit des chefs-d’œuvre d’un genre nouveau, l’autre s’arrête à un degré de développement très inférieur.

« Ici l’on n’a plus affaire aux religions de la nature qui écrasaient l’esprit sous leur morne tyrannie, comme les géants de la mythologie étaient écrasés sous les montagnes accumulées {p. 283}par la divine colère. Aussi l’élan est hardi et sublime.

« Les flèches des cathédrales déchirent les nuages et s’avancent dans l’air au-devant du soleil. Mais tout monte vers le ciel, et, dans les régions terrestres, il n’y a ni dilatation ni épanouissement ; ce n’est qu’une échappée dans l’altitude. Il n’y a là pour la sculpture qu’un humble rôle de décoration. Le Dieu infini et invisible, qui remplit le sanctuaire de sa présence, n’a pas besoin d’apparaître sous des traits mortels. Quant aux anges et aux saints, leur corps n’est que le signe extérieur d’une vie toute spirituelle. Autant que les idées chrétiennes de pénitence et d’ascétisme, les formes élancées de l’architecture du moyen âge commandaient aux figures qu’on y associait l’allongement et la maigreur. La sculpture, enchaînée au pilier gothique, ne prit un peu de vie pour rompre ses liens qu’après avoir été visitée par un rayon venu de l’antiquité dans la nuit des cloîtres et des cathédrales.

XXXIV §

{p. 284}« Il en est tout autrement dans la Grèce antique. Aux temples massifs, disproportionnés, aux sanctuaires mystérieux de l’Égypte et de l’Asie ancienne où se cachent des idoles bizarres et qu’environnent des colosses monstrueux ; aux églises où le Dieu pur esprit plane invisible sous les voûtes élevées, la Grèce oppose les demeures élégantes et joyeuses, tout éclatantes de beauté et de lumière, de ses dieux à figure humaine, comme elle oppose son génie philosophique et moral au génie symbolique et religieux de l’antique Orient et aux mystiques élans de la pensée chrétienne.

XXXV §

{p. 285}« On peut dire de la sculpture grecque qu’elle domine et régit l’architecture, comme elle est ailleurs dominée et régie par elle. Ici l’architecture reçoit la loi du beau, comme la sculpture.

« C’est sans doute la raison pour laquelle Vitruve établit entre les proportions du corps humain et les lois de l’architecture une analogie, fausse peut-être au point de vue scientifique, réelle au point de vue esthétique. Cette idée même de proportion qui éclate comme la lumière dans toutes les œuvres de l’art grec, et qui donne à l’architecture un caractère de perfection inconnu auparavant, semble suggérée à l’esprit par la contemplation du corps humain, ce chef-d’œuvre vivant de convenance et d’harmonie.

« C’est à la forme humaine que semble empruntée cette symétrie, qui n’est pas la symétrie {p. 286}froide de notre architecture classique moderne ; c’est à la forme humaine sans doute, bien plutôt qu’à la nature inanimée, que les architectes grecs ont dû la pensée de ces courbes dont j’aurai plus tard à parler, et qui corrigeaient par je ne sais quoi d’organique la sécheresse de la géométrie. Dans leur enthousiasme pour la beauté de l’homme, après lui avoir autant que possible ravi l’ondulation de ses lignes si harmonieusement balancées, ils ont été jusqu’à revêtir de couleurs leurs édifices, afin de mieux imiter la nature par une apparence de vie.

« En Grèce, les statues ne sont pas faites pour l’ornement des temples, mais bien les temples pour le logement des statues. »

XXXVI §

Reprenons la parole :

Rien n’est improvisé dans la nature et dans l’art. Tout sort d’un antécédent ; l’histoire de {p. 287}l’architecture et de la sculpture grecque avant Phidias conduit insensiblement le lecteur de l’ébauche au chef-d’œuvre.

Phidias apparaît enfin sous Périclès, comme Raphaël et Michel-Ange sous Léon X.

Jusqu’à eux on a monté ; après eux il n’y a plus qu’à descendre. Il y a des sommets que l’on ne franchit pas. Le nec plus ultra est écrit sur tout ce qui est humain, c’est-à-dire borné.

M. de Ronchaud ne le dit pas, parce qu’il est de cette école, séduite et séduisante, qui flatte le genre humain en lui persuadant qu’il sera dieu à force de progrès sur cette terre ; il ne dit pas qu’après avoir monté il faut redescendre, mais on voit clairement qu’il le sent.

XXXVII §

On n’a qu’à lire sa description scientifique du Parthénon, ce Sinaï de l’art, qui occupe un de ses volumes. Veut-on mesurer la distance {p. 288}du sommet de l’art à l’abjection du métier dans la statuaire française de nos jours, qu’on aille contempler la figure de Thésée par Phidias, celle de Moïse par Michel-Ange, celle du Génie de la Mort par Canova ; puis qu’on aille regarder, si on le peut, la statue du maréchal Ney sur l’avenue de l’Observatoire, ou la statue du Napoléon au tricorne sur la colonne de la place Vendôme : comparez et rougissez !

XXXVIII §

Cette description savante du Parthénon me rappelle une des fortes impressions de ma vie, dont je retrouve, ici, sous ma main, une note inédite sur mon carnet de voyageur. Qu’on me pardonne de la relever telle qu’elle est, de cette page déchirée, pour justifier par l’impression naïve d’un ignorant tel que moi l’impression érudite et critique d’un adorateur {p. 289}tel que M. de Ronchaud, qui sait la langue de l’idéal.

Voici cette note :

« Le nombre des statues était si considérable en Grèce qu’on aurait pu dire des Grecs, à l’époque où ils avaient perdu avec la liberté les vertus de leurs ancêtres, qu’il y avait chez eux plus de dieux que d’hommes.

« Au temps de Pline le Naturaliste, après les spoliations exercées par les proconsuls et les empereurs, parmi lesquels il y eut des amateurs passionnés des œuvres de l’art, il n’y avait pas encore moins de trois mille statues à Athènes, et l’on en comptait un pareil nombre à Olympie et à Delphes. Athènes, la plus religieuse des villes grecques, au rapport de Pausanias, la ville où le génie ionien s’épanouit dans toute sa beauté, l’œil de la Grèce, selon la poétique expression de Milton, Athènes fut surtout la ville des statues.

XXXIX §

{p. 290}« Dans ces cités républicaines, et spécialement dans la plus démocratique, l’art exerçait une sorte de magistrature ; les images en bronze et en marbre des hommes illustres, en même temps qu’elles servaient de luxe sévère à la place publique, portaient dans tous les cœurs l’enthousiasme et l’émulation. L’Athénien qui se rendait de sa maison à l’assemblée du peuple rencontrait partout sur son passage les figures des divinités protectrices de la cité, celles des magistrats et des héros révérés pour leur courage et pour leurs vertus civiques et patriotiques ; il s’avançait au milieu de la majesté de ces souvenirs comme sous les portiques d’un temple ; et la Vénération, comme une muse de la religion et de la patrie, se levait à son approche du pied des statues, et l’accompagnait à travers la ville jusqu’au {p. 291}lieu consacré par la solennité des délibérations populaires.

« Il y avait de ces simulacres aux abords des temples, dans les portiques, dans les agoras ; les rues et les chemins étaient bordés de ces statues de forme quadrangulaire nommées Hermès, du nom de la divinité qu’elles représentaient et dont Pausanias attribue l’invention aux Athéniens.

« L’art mêlait ses beautés à celles de la nature. Platon nous montre, au commencement du Phédon, une fontaine voisine de l’Ilissus, qu’un agnus-castus ombrage de ses rameaux odorants, et autour de laquelle sont des statues du fleuve Achéloüs et de ses nymphes ; c’est là que Socrate s’assied avec son jeune disciple et qu’ils s’entretiennent philosophiquement de l’amour et de la beauté, au chant harmonieux des cigales. On voit, par l’énumération que fait Pausanias d’une partie des statues qui décoraient de son temps l’Altis à Olympie, combien le nombre en a dû être considérable. Mais c’est surtout dans les temples que les chefs-d’œuvre de la sculpture étaient prodigués. »

XL §

{p. 292}Mais voici ma citation personnelle :

Les événements, déplorés par moi, de la révolution dynastique de 1830, m’avaient éloigné pour quelques années de l’Europe. Le spectacle de tant de désertions politiques à l’ennemi par tant de serviteurs des Bourbons déchus me soulevait le cœur ; je ne voulus pas les imiter : je voyageai en Asie pour voir de plus loin ou pour détourner mes yeux de tant de bassesses.

Il y a des années où il faut s’absenter de sa patrie : heureux qui peut la fuir et l’oublier sans manquer à aucun devoir public ou privé ! Je le pouvais alors, je jouissais de ma liberté, je n’avais pas voulu l’engager à aucun prix à la monarchie nouvelle : son avènement ressemblait trop à un coup de fortune.

XLI §

{p. 293}Un jour d’été, par un vent frais qui faisait moutonner, comme des troupeaux sortant en bondissant du lavoir, les petites vagues courtes et blanches d’écume du golfe d’Athènes, je doublais, dans mon navire à voiles, le cap Sunium, consacré par le nom de Platon.

Une légère brume, fumée de la mer quand elle bouillonne, voilait les côtes ; mais de temps en temps cette brume se déchirait sous un coup de vent ; nous voguions avec la rapidité des mouettes. Tout à coup, à travers une de ces déchirures de la brume, j’aperçus comme au-dessus d’un vaste piédestal de nuées, entre ciel et terre, un édifice carré de marbre blanc sur lequel le soleil de l’Attique se répercutait éblouissant, mais mat comme le soleil d’une autre terre ; il laissait lire sans éblouissement les lignes nettes, pures, rectangles de l’édifice ; {p. 294}on aurait compté les colonnes et recomposé les figures et les groupes des frontons.

XLII §

Jamais rien de si éclatant n’avait encore brillé à mes yeux. (Je n’avais pas encore vu alors les gigantesques temples de Balbek ou de Palmyre.)

— Qu’est-ce que ce cap de marbre sur lequel viennent écumer et bleuir là-bas les rayons du soleil et l’azur du ciel ? demandai-je au capitaine Blanc, navigateur très érudit et très lettré de ces parages. — C’est l’Acropolis d’Athènes, me répondit-il ; c’est le Parthénon conçu par Périclès, construit par Ictinus, et sculpté par Phidias.

On conçoit mon émotion : pendant tout le reste de la navigation jusqu’au Pirée, le port d’Athènes, alors dépeuplé et solitaire, ce ne fut qu’un regard sur le Parthénon. Un coup de {p. 295}vent nous jeta avant la nuit dans le port ; des chevaux de Thessalie nous emportèrent vers la ville. Le lendemain, je m’éveillai dans un groupe de ruines amoncelées qui étaient Athènes à cette époque ; quelques heures après, je gravissais la voie Sacrée qui serpente autour de la montagne de l’Acropolis, dont le Parthénon forme le diadème et porte son défi à l’avenir !

Non, rien de tout cela. Sur votre tête vous voyez s’élever irrégulièrement de vieilles murailles noirâtres, marquées de taches blanches. Ces taches sont du marbre, débris des monuments qui couronnaient déjà l’Acropolis avant sa restauration par Périclès et Phidias.

Ces murailles, flanquées de distance en distance d’autres murs qui les soutiennent, sont couronnées d’une tour carrée byzantine et de créneaux vénitiens. Elles entourent un large mamelon qui renfermait presque tous les monuments sacrés de la ville de Thésée. À l’extrémité de ce mamelon, du côté de la mer Égée, se présente le Parthénon, ou le temple de Minerve, vierge sortie du cerveau de Jupiter.

Ce temple, dont les colonnes sont jaunâtres, {p. 296}est marqué çà et là de taches d’une blancheur éclatante : ce sont les stigmates du canon des Turcs ou du marteau des iconoclastes ; sa forme est un carré long ; il semble de loin trop bas et trop petit pour sa situation monumentale. Il ne dit pas de lui-même : C’est moi ; je suis le Parthénon, je ne puis être autre chose. Il faut le demander à son guide, et, quand il vous a répondu, on doute encore.

XLIII §

Plus loin, au pied de l’Acropolis, vous passez sous une porte obscure et basse, sous laquelle quelques Turcs en guenilles sont couchés à côté de leurs riches et belles armes ; vous êtes dans Athènes.

Le premier monument digne du regard est le temple de Jupiter Olympien, dont les magnifiques colonnes s’élèvent seules sur une place déserte et nue, à droite de ce qui {p. 297}fut Athènes, digne portique de la ville des ruines !

À quelques pas de là, nous entrâmes dans la ville, c’est-à-dire dans un inextricable labyrinthe de sentiers étroits et semés de pans de murs écroulés, de tuiles brisées, de pierres et de marbres jetés pêle-mêle, tantôt descendant dans la cour d’une maison écroulée, tantôt gravissant sur l’escalier ou même sur le toit d’une autre : dans ces masures petites, blanches, vulgaires, ruines de ruines, quelques repaires sales et infects, où des familles de paysans grecs sont entassées et enfouies.

Çà et là, quelques femmes aux yeux noirs et à la bouche gracieuse des Athéniennes, sortaient, au bruit des pas de nos chevaux, sur le seuil de leur porte, nous souriaient avec bienveillance et étonnement, et nous donnaient le gracieux salut de l’Attique : « Bienvenus, seigneurs étrangers, à Athènes ! »

XLIV §

{p. 298}Nous arrivâmes, après un quart d’heure de marche parmi les mêmes scènes de dévastation et les mêmes monceaux de murs et de toits écroulés, à la modeste demeure de M. Gaspari, agent du consulat de Grèce à Athènes. Je lui avais envoyé le matin la lettre qui me recommandait à son obligeance. Je n’en avais pas besoin : l’obligeance est le caractère de presque tous nos agents à l’étranger.

M. Gaspari nous reçut comme des amis inconnus ; et, pendant qu’il envoyait son fils chercher une maison pour nous dans quelque masure encore debout d’Athènes, une de ses filles, Athénienne, belle et gracieuse image de cette beauté héréditaire de son pays, nous servait, avec empressement et modestie, du jus {p. 299}d’orange glacé dans des vases de terre poreuse, aux formes antiques.

Après nous être un moment rafraîchis dans cet humble asile d’une simple et cordiale hospitalité, si douce à rencontrer sous un ciel brûlant, à huit cents lieues de son pays, à la fin d’une journée de tempête, de soleil et de poussière, M. Gaspari nous conduisit au bas de la ville, à travers les mêmes ruines, jusqu’à une maison blanche et propre, élevée tout récemment, et où un Italien avait monté une auberge.

Quelques chambres blanchies à la chaux et proprement meublées, une cour rafraîchie par une source et par un peu d’ombre, au pied de l’escalier une belle lionne en marbre blanc, des fruits et des légumes abondants, du miel de l’Hymette calomnié par M. de Chateaubriand, des domestiques grecs entendant l’italien, empressés et intelligents, tout cela doubla de prix pour nous, au milieu de la désolation et de la nudité absolue d’Athènes.

On ne trouverait pas mieux sur une route d’Italie, d’Angleterre ou de Suisse. Puisse cette auberge se soutenir et prospérer pour la consolation {p. 300}et le bien-être des voyageurs à venir ! Mais, hélas ! depuis quarante-huit jours, aucun étranger n’en avait franchi le seuil ni troublé le silence.

XLV §

Le soir, M. Gropius vint obligeamment se mettre à notre disposition pour nous montrer et nous commenter Athènes.

Nous eûmes dans M. Gropius un second Fauvel, qui s’est fait Athénien depuis trente-deux ans, et qui bâtit, comme son maître, la maison de ses vieux jours parmi ces débris d’une ville où il a passé sa jeunesse, et qu’il aide autant qu’il le peut à sortir une centième fois de sa poussière poétique.

Consul d’Autriche en Grèce, homme d’érudition et homme d’esprit, M. Gropius joint, à l’érudition la plus consciencieuse et la plus approfondie de l’antiquité, ce caractère de {p. 301}naïve bonhomie et de grâce inoffensive qui est le type des vrais et dignes enfants de l’Allemagne savante.

Injustement accusé par lord Byron dans ses notes mordantes sur Athènes, M. Gropius ne rendait point offense pour offense à la mémoire du grand poète ; il s’affligeait seulement que son nom eût été traîné par lui d’éditions en éditions, et livré à la rancune des fanatiques ignorants de l’antiquité ; mais il n’a pas voulu se justifier, et, quand on est sur les lieux, témoin des efforts constants que fait cet homme distingué pour restituer un mot à une inscription, un fragment égaré à une statue, ou une forme et une date à un monument, on est sûr d’avance que M. Gropius n’a jamais profané ce qu’il adore, ni fait un vil commerce de la plus noble et de la plus désintéressée des études, l’étude des antiquités.

Avec un tel homme, les jours valent des années pour un voyageur ignorant comme moi.

Je lui demandai de me faire grâce de toutes les antiquités douteuses, de toutes les célébrités de convention, de toutes les beautés systématiques. {p. 302}J’abhorre le mensonge et l’effort en tout, mais surtout en admiration. Je ne veux voir que ce que Dieu ou l’homme ont fait de beau ; la beauté présente, réelle, palpable, parlante à l’œil et à l’âme, et non la beauté de lieu et d’époque, la beauté historique ou critique, celle-là aux savants.

XLVI §

À nous, poètes, la beauté évidente et sensible : nous ne sommes pas des êtres d’abstraction, mais des hommes de nature et d’instinct. Ainsi j’ai parcouru maintes fois Rome ; ainsi j’ai visité les mers et les montagnes ; ainsi j’ai lu les sages, les historiens, les poètes ; ainsi j’ai visité Athènes.

XLVII §

{p. 303}C’était une belle et pure soirée : le soleil dévorant descendait noyé dans une brume violette sur la barre noire et étroite qui forme l’isthme de Corinthe, et frappait de ses derniers faisceaux lumineux les créneaux de l’Acropolis, qui s’arrondissent, comme une couronne de tours, sur la vallée large et ondulée où dort silencieuse l’ombre d’Athènes. Nous sortîmes par des sentiers sans noms et sans traces, franchissant à tout moment des brèches de murs de jardins renversés, ou des maisons sans toits, ou des ruines amoncelées sur la poussière blanche de la terre d’Attique.

XLVIII §

{p. 304}À mesure que nous descendions vers le fond de la vallée profonde et déserte qu’ombragent le temple de Thésée, le Pnyx, l’Aréopage et la colline des Nymphes, nous découvrions une plus vaste étendue de la ville moderne qui se déployait sur notre gauche, semblable en tout à ce que nous avions vu ailleurs.

Assemblage confus, vaste, morne, désordonné, de huttes écroulées, de pans de murs encore debout, de toits enfoncés, de jardins et de cours ravagés, de monceaux de pierres entassées, barrant les chemins et roulant sous les pieds ; tout cela couleur de ruines récentes, de ce gris terne, flasque, décoloré, qui n’a pas même pour l’œil la sainteté du temps écoulé, ni la grâce des ruines célèbres.

Nulle végétation, excepté trois ou quatre palmiers, semblables à des minarets turcs, restés {p. 305}debout sur la ville détruite ; çà et là quelques maisons aux formes vulgaires et modernes, récemment relevées par quelques Européens ou quelques Grecs de Constantinople, maisons de nos villages de France ou d’Angleterre, toits élevés sans grâce, fenêtres nombreuses et étroites ; absence de terrasses, de lignes architecturales, de décorations : auberges pour la vie, bâties en attendant une destruction nouvelle ; mais rien de ces palais qu’un peuple civilisé élève avec confiance pour les générations à naître.

XLIX §

Au milieu de tout ce chaos, mais rares, quelques pans de stade, quelques colonnes noirâtres de l’arche d’Adrien ou de l’Agora, le dôme de la tour des Vents ou de la lanterne de Diogène, appelant l’œil et ne l’arrêtant pas.

Devant nous grandissait et se détachait du {p. 306}tertre gris où il est placé, le temple de Thésée, isolé, découvert de toutes parts, debout tout entier sur son piédestal de rochers ; ce temple, après le Parthénon, le plus beau selon la science que la Grèce ait élevé à ses dieux ou à ses héros.

L §

En approchant, convaincu par la lecture de la beauté du monument, j’étais étonné de me sentir froid et stérile ; mon cœur cherchait à s’émouvoir, mes yeux cherchaient à admirer. Rien !

Je ne sentais que ce qu’on éprouve à la vue d’une œuvre sans défaut, un plaisir négatif ; mais une impression réelle et forte, une volupté neuve, puissante, involontaire, point !

Ce temple est trop petit ; c’est un sublime jouet de l’art ! Ce n’est pas un monument pour les dieux, pour les hommes, pour les siècles. Je n’eus qu’un instant d’extase : c’est celui où, {p. 307}assis à l’angle occidental du temple, sur ses dernières marches, mes regards embrassèrent à la fois, avec la magnifique harmonie de ses formes et l’élégance majestueuse de ses colonnes, l’espace vide et plus sombre de son portique, sur sa frise intérieure les admirables bas-reliefs des combats des Centaures et des Lapithes ; et au-dessus, par l’ouverture du centre, le ciel bleu et resplendissant, répandant son jour mystique et serein sur les corniches et sur les formes saillantes des figures des bas-reliefs : elles semblaient alors vivre et se mouvoir. Les grands artistes en tout genre ont seuls ce don de la vie, hélas ! à leurs dépens !

LI §

Au Parthénon il ne reste plus que deux figures, Mars et Vénus, à demi écrasées par deux énormes fragments de corniche qui ont glissé sur leurs têtes ; mais ces deux figures valent pour moi à elles seules plus que tout ce {p. 308}que j’ai vu en sculpture de ma vie : elles vivent comme jamais toile ou marbre n’a vécu. On souffre du poids qui les écrase ; on voudrait soulager leurs membres qui semblent plier en se roidissant sous cette masse ; on sent que le ciseau de Phidias tremblait, brûlait dans sa main, quand ces sublimes figures naissaient sous ses doigts.

On sent (ce n’est point une illusion, c’est la vérité, vérité douloureuse !) que l’artiste infusait de sa propre individualité, de son propre sang, dans les formes, dans les veines des êtres qu’il créait, et que c’est encore une partie de sa vie qu’on voit palpiter dans ces formes vivantes, dans ces membres prêts à se mouvoir, sur ces lèvres prêtes à parler.

LII §

Mais le temple de Thésée ne vit pas comme monument : c’est de la beauté sans doute, mais la beauté froide et morte dont l’artiste seul {p. 309}doit aller secouer le linceul et essuyer la poussière. Pour moi, je l’admire, et je m’en vais sans aucun désir de le revoir. Les belles pierres de la colonnade du Vatican, les ombres majestueuses et colossales de Saint-Pierre de Rome, ne m’ont jamais laissé sortir sans un regret, sans une espérance d’y revenir !

LIII §

Plus haut, en gravissant une noire colline couverte de chardons et de cailloux rougeâtres, vous arrivez au Pnyx, lieu des assemblées orageuses du peuple d’Athènes et des ovations inconstantes de ses orateurs ou de ses favoris.

D’énormes blocs de pierre noire, dont quelques-unes ont jusqu’à douze ou treize pieds cubes, reposent les uns sur les autres, et portaient la terrasse où le peuple se réunissait.

Plus haut encore, à une distance d’environ {p. 310}cinquante pas, on voit un énorme bloc carré, dans lequel on a taillé des degrés qui servaient sans doute à l’orateur pour monter sur cette tribune, qui dominait ainsi le peuple, la ville et la mer.

Ceci n’a aucun caractère de l’élégance du peuple de Périclès ; cela sent le Romain ; les souvenirs seuls y sont beaux. Démosthène parlait là, et soulevait ou calmait cette mer populaire plus orageuse que la mer Égée, qu’il pouvait entendre aussi mugir derrière lui.

LIV §

Je m’assis là, seul et pensif, et j’y restai jusqu’à la nuit presque close, ranimant sans efforts toute cette histoire, la plus belle, la plus pressée, la plus bouillonnante de toutes les histoires d’hommes qui aient remué le glaive ou la parole. Quels temps pour le génie ! et que de génie, de grandeur, de sagesse, de lumière, {p. 311}de vertu même (car non loin de là mourut Socrate) pour ce temps !

Ce moment-ci y ressemble en Europe, et surtout en France, cette Athènes vulgaire des temps modernes. Mais c’est l’élite seule de la France et de l’Europe qui est Athènes ; la masse est barbare encore ! Supposez Démosthène parlant sa langue brûlante, sonore, colorée, à une réunion populaire de nos cités actuelles : qui la comprendrait ?

LV §

L’inégalité de l’éducation et de la lumière est le grand obstacle à notre civilisation complète moderne. Le peuple est maître, mais il n’est pas encore capable de l’être ; voilà pourquoi il détruit partout, et n’élève rien de beau, de durable, de majestueux nulle part ! Tous les Athéniens comprenaient Démosthène, savaient leur langue, jugeaient leur législation et leurs {p. 312}arts. C’était un peuple d’hommes d’élite ; il avait les passions du peuple, il n’avait pas son ignorance ; il faisait des crimes, mais pas de sottises.

Ce n’est plus ainsi ; voilà pourquoi la démocratie, nécessaire en droit, semble impossible encore en fait dans les grandes populations modernes. Le temps seul peut rendre les peuples capables de se gouverner eux-mêmes. Leur éducation se fait par leurs révolutions.

LVI §

Le sort de l’orateur, comme Démosthène ou Mirabeau, les deux plus dignes de ce nom, est plus séduisant que le sort du philosophe ou du poète ; l’orateur participe à la fois de la gloire de l’écrivain et de la puissance des masses sur lesquelles et par lesquelles il agit : c’est le philosophe roi, s’il est philosophe ; mais son arme terrible, le peuple, se brise entre {p. 313}ses mains, le blesse et le tue lui-même ; et puis ce qu’il fait, ce qu’il dit, ce qu’il remue dans l’humanité, passions, principes, intérêts passagers, tout cela n’est pas durable, n’est pas éternel de sa nature.

Le poète, au contraire, et j’entends par poète tout homme qui crée des idées, en bronze, en pierre, en prose, en paroles ou en rythmes ; le poète remue ce qui est impérissable dans la nature et dans le cœur humain. Les temps passent, les langues s’usent ; mais il vit toujours tout entier, toujours aussi lui, aussi grand, aussi neuf, aussi puissant sur l’âme de ses lecteurs ; son sort est moins humain, mais plus divin ! il est au-dessus de l’orateur.

Le beau serait de réunir les deux destinées : nul homme ne l’a fait ; mais il n’y a cependant aucune incompatibilité entre l’action et la pensée dans une intelligence complète. L’action est fille de la pensée, mais les hommes, jaloux de toute prééminence, n’accordent jamais deux puissances à une même tête ; la nature est plus libérale ! Ils proscrivent du domaine de l’action celui qui excelle dans le domaine de l’intelligence et de la parole ; ils ne veulent pas {p. 314}que Platon fasse des lois réelles, ni que Socrate gouverne une bourgade.

LVII §

J’envoyai demander au bey turc Youssouf-Bey, commandant de l’Attique, la permission de monter à la citadelle avec mes amis, et de visiter le Parthénon. Il m’envoya un janissaire pour m’accompagner.

Nous partîmes à cinq heures du matin, accompagnés de M. Gropius.

Tout se tait devant l’impression incomparable du Parthénon, ce temple des temples bâti par Ictinus, ordonné par Périclès, décoré par Phidias ; type unique et exclusif du beau, dans les arts de l’architecture et de la sculpture ; espèce de révélation divine de la beauté idéale reçue un jour par le peuple artiste par excellence, et transmise par lui à la postérité en blocs de marbre impérissables et en sculptures qui vivront à jamais.

{p. 315}Ce monument, tel qu’il était avec l’ensemble de sa situation, de son piédestal naturel, de ses gradins décorés de statues sans rivales, de ses formes grandioses, de son exécution achevée dans tous ses détails, de sa matière, de sa couleur, lumière pétrifiée ; ce monument écrase, depuis des siècles, l’admiration sans l’assouvir. Quand on en voit ce que j’en ai vu seulement, avec ses majestueux lambeaux mutilés par les bombes vénitiennes, par l’explosion de la poudrière sous Morosini, par le marteau de Théodore, par les canons des Turcs et des Grecs, ses colonnes en blocs immenses touchant ses pavés, ses chapiteaux écroulés, ses triglyphes et ses statues emportées par les agents de lord Elgin, sur les vaisseaux anglais, ce qu’il en reste est suffisant pour que je sente que c’est le plus parfait poème écrit en pierre sur la face de la terre ; mais encore, je le sens aussi, c’est trop petit !

LVIII §

{p. 316}Je passe des heures délicieuses couché à l’ombre des Propylées, les yeux attachés sur le fronton croulant du Parthénon ; je sens l’antiquité tout entière dans ce qu’elle a produit de plus divin ; le reste ne vaut pas la parole qui le décrit ! L’aspect du Parthénon fait apparaître, plus que l’histoire, la grandeur colossale d’un peuple. Périclès ne doit pas mourir !

Quelle civilisation surhumaine que celle qui a trouvé un grand homme pour ordonner, un architecte pour concevoir, un sculpteur pour décorer, des statuaires pour exécuter, des ouvriers pour tailler, un peuple pour solder, et des yeux pour comprendre et admirer un pareil édifice !

Où retrouvera-t-on et une époque et un peuple pareils ?

Rien ne l’annonce.

LIX §

{p. 317}À mesure que l’homme vieillit, il perd la sève, la verve, le désintéressement nécessaire pour les arts. Les Propylées, le temple d’Érechthée ou celui des Cariatides, sont à côté du Parthénon ; chefs-d’œuvre eux-mêmes, mais noyés dans ce chef-d’œuvre : l’âme, frappée d’un coup trop fort à l’aspect du premier de ces édifices, n’a plus de force pour admirer les autres. Il faut voir et s’en aller, en pleurant moins sur la dévastation de cette œuvre surhumaine de l’homme, que sur l’impossibilité de l’homme d’en égaler jamais la sublimité et l’harmonie.

Ce sont de ces révélations que le ciel ne donne pas deux fois à la terre : c’est comme le poème de Job ou le Cantique des Cantiques ; comme le poème d’Homère ou la musique de Mozart ! Cela se fait, se voit, s’entend ; puis {p. 318}cela ne se fait plus, ne se voit plus, ne s’entend plus, jusqu’à la consommation des âges. Heureux les hommes par lesquels passent ces souffles divins ! ils meurent, mais ils ont prouvé à l’homme ce que peut être l’homme ; et Dieu les rappelle à lui pour le célébrer ailleurs dans une langue plus puissante encore !

J’erre tout le jour, muet, dans ces ruines, et je rentre l’œil ébloui de formes et de couleurs, le cœur plein de mémoire et d’admiration !

Le gothique est beau ; mais l’ordre et la lumière y manquent ; ordre et lumière, ces deux principes de toute création éternelle. Adieu pour jamais au gothique !

LX §

De tous les livres à faire, le plus difficile, à mon avis, c’est une traduction. Or, voyager, c’est traduire ; c’est traduire à l’œil, à la pensée, à l’âme du lecteur, les lieux, les couleurs, les impressions, les sentiments que la nature ou {p. 319}les monuments humains donnent au voyageur. Il faut à la fois savoir regarder, sentir et exprimer : et exprimer comment ? non pas avec des lignes et des couleurs, comme le peintre, chose facile et simple ; non pas avec des sons, comme le musicien ; mais avec des mots, avec des idées qui ne renferment ni sons, ni lignes, ni couleurs.

Ce sont les réflexions que je faisais, assis sur les marches du Parthénon, ayant Athènes et le bois d’oliviers du Pirée et la mer bleue d’Égée devant les yeux, et sur ma tête l’ombre majestueuse de la frise du temple des temples. Je voulais emporter pour moi un souvenir vivant, un souvenir écrit de ce moment de ma vie ! Je sentais que ce chaos de marbre si sublime, si pittoresque dans mon œil, s’évanouirait de ma mémoire, et je voulais pouvoir le retrouver dans la vulgarité de ma vie future. Écrivons donc : ce ne sera pas le Parthénon, mais ce sera du moins une ombre de cette grande ombre qui plane aujourd’hui sur moi.

LXI §

{p. 320}Du milieu des ruines qui furent Athènes, et que les canons des Grecs et des Turcs ont pulvérisées et semées dans toute la vallée et sur les deux collines où s’étendait la ville de Minerve, une montagne s’élève à pic de tous les côtés.

D’énormes murailles l’enceignent ; et, bâties à leur base de fragments de marbre blanc, plus haut avec les débris de frises et de colonnes antiques, elles se terminent dans quelques endroits par des créneaux vénitiens.

Cette montagne ressemble à un magnifique piédestal, taillé par les dieux mêmes pour y asseoir leurs autels.

Son sommet, aplani pour recevoir les aires de ces temples, n’a guère que cinq cents pieds de longueur sur deux ou trois cents pieds de large. Il domine toutes les collines qui formaient le sol d’Athènes antique et les vallées {p. 321}du Pentélique, et le cours de l’Ilissus, et la plaine du Pirée, et la chaîne des vallons et des cimes qui s’arrondit et s’étend jusqu’à Corinthe, et la mer enfin semée des îles de Salamine et d’Égine, où brillent au sommet les frontons du temple de Jupiter Panhellénien.

LXII §

Cet horizon est admirable encore aujourd’hui que toutes ces collines sont nues, et réfléchissent, comme un bronze poli, les rayons réverbérés du soleil de l’Attique. Mais quel horizon Platon devait avoir de là sous les yeux, quand Athènes, vivante et vêtue de ses mille temples inférieurs, bruissait à ses pieds comme une ruche trop pleine ; quand la grande muraille du Pirée traçait jusqu’à la mer une avenue de pierre et de marbre pleine de mouvement, et où la population d’Athènes passait et repassait sans cesse comme des flots ; quand le Pirée lui-même et le port de Phalère, et la {p. 322}mer d’Athènes, et le golfe de Corinthe, étaient couverts de forêts de mâts ou de voiles étincelantes ; quand les flancs de toutes les montagnes, depuis les montagnes qui cachent Marathon jusqu’à l’Acropolis de Corinthe, amphithéâtre de quarante lieues de demi-cercle, étaient découpés de forêts, de pâturages, d’oliviers et de vignes, et que les villages et les villes décoraient de toutes parts cette splendide ceinture de montagnes !

Je vois d’ici les mille chemins qui descendaient de ces montagnes, tracés sur les flancs de l’Hymette, dans toutes les sinuosités des gorges et des vallées, qui viennent toutes, comme des lits de torrents, déboucher sur Athènes.

J’entends les rumeurs qui s’en élèvent, les coups de marteau des tireurs de pierre dans les carrières de marbre du mont Pentélique, le roulement des blocs qui tombent le long des pentes de ses précipices, et toutes ces rumeurs qui remplissent de vie et de bruit les abords d’une grande capitale.

Du côté de la ville, je vois monter par la voie Sacrée, taillée dans le flanc même de {p. 323}l’Acropolis, la population religieuse d’Athènes, qui vient implorer Minerve et faire fumer l’encens de toutes ces divinités domestiques à la place même où je suis assis maintenant, et où je respire la poussière seule de ces temples.

LXIII §

Rebâtissons le Parthénon : cela est facile, il n’a perdu que sa frise et ses compartiments intérieurs. Les murs extérieurs ciselés par Phidias, les colonnes ou les débris des colonnes y sont encore. Le Parthénon était entièrement construit de marbre blanc, dit marbre pentélique, du nom de la montagne voisine d’où on le tirait.

Il consistait en un carré long, entouré d’un péristyle de quarante-six colonnes d’ordre dorique. Chaque colonne a six pieds de diamètre à sa base, et trente-quatre pieds d’élévation. Les colonnes reposent sur le pavé même du temple, et n’ont point de base. À chaque {p. 324}extrémité du temple existe ou existait un portique de six colonnes. La dimension totale de l’édifice était de deux cent vingt-huit pieds de long sur cent deux pieds de large ; sa hauteur était de soixante-six pieds.

Il ne présentait à l’œil que la majestueuse simplicité de ses lignes architecturales. C’était une seule pensée de pierre, une et intelligible d’un regard, comme la pensée antique. Il fallait s’approcher pour contempler la richesse des matériaux et l’inimitable perfection des ornements et des détails. Périclès avait voulu en faire autant un assemblage de tous les chefs-d’œuvre du génie et de la main de l’homme, qu’un hommage aux dieux ; ou plutôt c’était le génie grec tout entier, s’offrant sous cet emblème, comme un hommage lui-même à la Divinité. Les noms de tous ceux qui ont taillé une pierre ou modelé une statue du Parthénon sont devenus immortels.

LXIV §

{p. 325}Oublions le passé, et regardons maintenant autour de nous, alors que les siècles, la guerre, les religions barbares, les peuples stupides, le foulent aux pieds depuis plus de deux mille ans.

Il ne manque que quelques colonnes à la forêt de blanches colonnes : elles sont tombées, en blocs entiers et éclatants, sur les pavés ou sur les temples voisins : quelques-unes, comme les grands chênes de la forêt de Fontainebleau, sont restées penchées sur les autres colonnes ; d’autres ont glissé du haut du parapet qui cerne l’Acropolis, et gisent, en blocs énormes concassés, les unes sur les autres, comme dans une carrière les rognures des blocs que l’architecte a rejetées.

Leurs flancs sont dorés de cette croûte de soleil que les siècles étendent sur le marbre ; {p. 326}leurs brisures sont blanches comme l’ivoire travaillé d’hier. Elles forment, de ce côté du temple, un chaos ruisselant de marbre de toutes formes, de toutes couleurs, jeté, empilé, dans le désordre le plus bizarre et le plus majestueux : de loin, on croirait voir l’écume de vagues énormes qui viennent se briser et blanchir sur un cap battu des mers. L’œil ne peut s’en arracher ; on les regarde, on les suit, on les admire, on les plaint avec ce sentiment qu’on éprouverait pour des êtres qui auraient eu ou qui auraient encore le sentiment de la vie. C’est le plus sublime effet de ruines que les hommes ont jamais pu produire, parce que c’est la ruine de ce qu’ils firent jamais de plus beau !

LXV §

Si on entre sous le péristyle et sous les portiques, on peut se croire encore au moment où {p. 327}l’on achevait l’édifice : les murs intérieurs sont tellement conservés, la face des marbres si luisante et si polie, les colonnes si droites, les parties conservées de l’édifice si admirablement intactes, que tout semble sortir des mains de l’ouvrier ; seulement, le ciel étincelant de lumière est le seul toit du Parthénon, et, à travers les déchirures des pans de murailles, l’œil plonge sur l’immense et lumineux horizon de l’Attique.

Tout le sol à l’entour est jonché de fragments de sculpture ou de morceaux d’architecture qui semblent attendre la main qui doit les élever à leur place dans le monument qui les attend.

Les pieds heurtent sans cesse contre les chefs-d’œuvre du ciseau grec : on les ramasse, on les rejette, pour en ramasser un plus curieux ; on se lasse enfin de cet inutile travail ; tout n’est que chef-d’œuvre pulvérisé.

Les pas s’impriment dans une poussière de marbre ; on finit par la regarder avec indifférence, et l’on reste insensible et muet, abîmé dans la contemplation de l’ensemble, et dans les mille pensées qui sortent de chacun de ces {p. 328}débris. Ces pensées sont de la nature même de la scène où on les respire : elles sont graves comme ces ruines des temps écoulés, comme ces témoins majestueux du néant de l’humanité ; mais elles sont sereines comme le ciel qui est sur nos têtes, inondées d’une lumière harmonieuse et pure, élevées comme ce piédestal de l’Acropolis, qui semble planer au-dessus de la terre ; résignées et religieuses comme ce monument élevé à une pensée divine, que Dieu a laissé crouler devant lui pour faire place à de plus divines pensées !

LXVI §

Je ne sens point de tristesse ici ; l’âme est légère, quoique méditative ; ma pensée embrasse l’ordre des volontés divines, des destinées humaines ; elle admire qu’il ait été donné à l’homme de s’élever si haut dans les arts et dans une civilisation matérielle ; elle conçoit que Dieu ait brisé ensuite ce moule {p. 329}admirable d’une pensée incomplète ; que l’unité de Dieu, reconnue enfin par Socrate dans ces mêmes lieux, ait retiré le souffle de vie de toutes ces religions qu’avait enfantées l’imagination des premiers temps ; que ces temples se soient écroulés sur leurs dieux : la pensée du Dieu unique jetée dans l’esprit humain vaut mieux que ces demeuras de marbre où l’on n’adorait que son ombre. Cette pensée n’a pas besoin de temples bâtis de main d’homme : la nature entière est le temple où elle adore.

LXVII §

À mesure que les religions se spiritualisent, les temples s’en vont : le christianisme lui-même, qui a construit le gothique pour l’animer de son souffle, laisse ses admirables basiliques tomber peu à peu en ruine ; les milliers de statues de ses saints descendent par degrés de leurs socles aériens autour {p. 330}de ses cathédrales ; il se transforme aussi, et ses temples deviennent plus nus et plus éclairés à mesure qu’il se dépouille des superstitions de ses âges de crépuscule et qu’il résume davantage la grande lumière qu’il propagea sur la terre, la pensée du Dieu unique prouvé par la raison et adoré par la vertu.

Lisez le Phidias de M. de Ronchaud, et vous comprendrez la grandeur du monument dans la grandeur du poète.

LXVIII §

Tel est ce livre de Phidias, cet Homère de la pierre, qui a reconstruit l’Olympe en marbre comme le premier Homère l’avait reconstruit en vers plus immortels que ses divinités.

M. de Ronchaud, à son tour, vient de nous traduire en belle prose française cet architecte et ce sculpteur du Parthénon. Dans chaque coup de ciseau il a ressuscité le génie de la {p. 331}beauté grecque ; il nous a rendus contemporains de Périclès, de Praxitèle et de Phidias.

LXIX §

Vous qui ne pouvez pas aller admirer ce génie sur place, lisez et relisez ces pages, et que le jeune auteur de ce livre retourne en paix dans sa solitude paternelle de Saint-Lupicin, après avoir allumé en nous le feu de l’enthousiasme pour ce beau lapidaire, puis qu’il nous prépare en silence à ces leçons sur le beau du dessin et de la couleur étudiés dans ces grands poètes du pinceau, Michel-Ange, le Titien et Raphaël.

Lamartine.

LXXVIIIe entretien.
Revue littéraire de l’année 1861 en France.
M. de Marcellus (1re partie) §

I §

{p. 333}La mort juge la vie ; le glas de la cloche funèbre qui appelle les parents et les amis aux funérailles d’un homme d’étude, est le tocsin du cœur pour sa mémoire.

{p. 334}On résume en un clin d’œil sa vie et ses œuvres ; on se demande : Qu’avons-nous perdu ?

C’est ainsi que nous fûmes frappé non-seulement au cœur, nous-même, ami, collègue et voisin de campagne, presque contemporain d’années de M. de Marcellus, il y a quelques mois, en recevant le billet de faire-part qui nous convoquait inopinément à ses obsèques, mais frappé à l’esprit ; c’est ainsi qu’en nous interrogeant quelque temps après avec plus de sang-froid sur ce que la France venait de perdre en lui, nous nous répondions :

« La France vient de perdre non un orateur, non un poète, non un écrivain de profession, non un savant de métier, mais plus qu’un orateur, plus qu’un poète, plus qu’un écrivain, plus qu’un érudit ; elle vient de perdre un homme de goût !

« Le dernier des classiques est mort ! »

II §

{p. 335}Or qu’est-ce qu’un homme de goût ? qu’est-ce qu’un classique ? Qu’est-ce que les Anglais appellent un grand scholar, un lettré par excellence ?

C’est un homme qui, sans rien prétendre, aspire à tout ; c’est un volontaire de la littérature ; c’est un homme qui, doué d’un doux loisir et convaincu que les jouissances de l’esprit sont les premières des jouissances, consacre ce loisir aux études désintéressées qui remplissent les heures vides de certains jours, et qui les font couler comme un fleuve fertilisant sur les bords de la vie.

C’est un homme qui a plus de bonheur à admirer les autres qu’à être admiré lui-même ; qui demande pardon de son mérite à ceux qui en ont souvent moins que de prétention, et qui, ne briguant aucun renom pour lui, forme ce milieu anonyme, atmosphère vivante {p. 336}de ceux qui parlent ou écrivent, la galerie qui applaudit, la critique, le parterre des lettres, sans lequel il n’y aurait point de lettres dans un pays, le nom collectif, un des noms de ce public d’élite enfin qui n’affecte aucune gloire, mais qui la donne à une nation, dont la première gloire est d’aimer ceux qui d’une part de leurs noms lui font un surnom national et immortel.

III §

Voilà ce qu’on appelle un homme de goût ! Ajoutons que ces esprits exquis sont en général des esprits classiques, adorateurs des traditions, imitateurs des modèles transmis par les âges, traducteurs des chefs-d’œuvre que l’antiquité nous a légués ; répugnant aux innovations de style toujours un peu désordonnées ou hasardeuses et faisant dresser l’oreille au goût, conservateurs un peu timides des formes du style ; ayant le culte respectueux du beau antique, {p. 337}sans en avoir le fanatisme ; classiques, en un mot, de caractère, d’éducation, d’habitude, derrière lesquels on peut marcher un peu lentement, mais avec lesquels on ne risque pas de s’égarer ; des guides des lettres, en un mot.

Le premier des hommes de goût, le dernier des classiques ! voilà ce que la France littéraire venait de perdre avec M. de Marcellus.

IV §

Je ne voulus pas prendre la plume et analyser la perte que la littérature classique venait de faire en lui, dans le premier moment de ma douleur : je craignais que le cœur en moi ne faussât le jugement ou n’exagérât l’éloge ; je voulais rester vrai pour être juste. J’attendis que les quelques jours de liberté que tout homme trop affairé se donne en automne me renfermassent dans le solitaire manoir de Saint-Point, déshabité maintenant en attendant qu’on m’en dépouille, et me rapprochassent {p. 338}de ce château d’Audour, ouvert il y a moins d’un an à l’hospitalité littéraire, et maintenant fermé par le deuil d’une veuve muette de douleur, qui n’accepte que les consolations de l’amitié.

La solitude complète est la consolatrice des pertes trop senties, parce qu’elle n’essaye pas de consoler l’inconsolable, et qu’elle ne tente pas de s’interposer entre ce qu’on a perdu et ce qu’on voit toujours.

V §

Le château d’Audour, dans une des hautes vallées qui séparent le Mâconnais du Charolais, était la résidence d’automne, le Tusculum studieux de M. de Marcellus, depuis que la Restauration, qu’il avait tant aimée, avait été renversée et proscrite par ceux auxquels elle avait rendu la patrie, depuis que la République avait remplacé cette anarchie royale et que le neveu de César régnait en France.

{p. 339}Cet Audour est un immense édifice semblable à un caravansérail d’Orient, s’élevant seul au sommet d’une colline de sable ; les grilles en sont toujours ouvertes du côté du nord, comme si le passant avait droit d’asile dans ses vastes corridors, où le colporteur ambulant dépose sa balle à l’ombre sans que personne l’interroge sur son droit d’emprunter cette ombre pour se reposer.

Du côté du midi, des enfilades de salles et d’appartements ouvrent par un perron sur une vallée étroite, reste d’une terrasse, où des pentes gazonnées, des bouquets de cèdres et de sapins et un lac conduisent l’œil jusqu’au-delà de la vallée, et le font remonter sur une large colline où la route blanche et vide serpente entre une forêt de chênes. Quelques rares toits gris, couverts de chaume, y fument le soir et le matin et indiquent la place des chaumières qu’on ne découvre au loin qu’à leur fumée dans le ciel. C’est un château de Marie Stuart dans un paysage écossais.

VI §

{p. 340}C’est une chose remarquable en général, que ces hommes d’étude, de goût, de littérature exquise et savante, habitent, comme Walter Scott, des demeures féodales, comme la Brède de Montesquieu, comme Montbard et sa tour de Buffon, comme le manoir de Montaigne en Gascogne, comme M. de Marcellus à Audour.

Il semble que ces solitaires résidences inspirent à leurs possesseurs quelque chose du repos, des loisirs studieux, des goûts conservateurs, des contemplations philosophiques qui caractérisent ces hommes de paix.

On n’y entend que le bruit des feuilles qui tombent ; rien n’y distrait l’oreille, les yeux, l’esprit ; cela force à penser.

Quelque grande salle au fond de l’édifice, au rez-de-chaussée, renferme hermétiquement une vaste bibliothèque poudreuse, pleine dans les rayons d’en haut de volumes de toutes langues, {p. 341}presque pétrifiés dans leurs stalles, sous leur reliure à fermoir, et, sur les tablettes inférieures, des brochures nouvelles et en désordre attestent la continuité du maître à se tenir en rapport avec ce que l’espèce humaine produit de nouveau et son attention à ce qui se passe sur la terre.

Quand un étranger arrive le soir, c’est là qu’on va chercher le maître, et qu’on le trouve, à la lueur d’une lampe qui s’use, attablé, la plume à la main, devant un texte grec ou latin, anglais ou italien, qu’il quitte avec joie pour accueillir un ami, sûr de retrouver son texte et sa pensée à la même place le lendemain !

VII §

C’est ainsi qu’en arrivant inopinément à Audour, dans quelque soirée d’automne, j’étais sûr de trouver M. de Marcellus dans sa bibliothèque.

{p. 342}— Eh bien, qu’y a-t-il de nouveau ? me disait-il en me tendant la main.

— Il y a de nouveau, lui disais-je selon les temps, que nos amis les Bourbons de la branche aînée, chassés du trône par l’inconstance du peuple et par l’infidélité de leur maison, vont errer à travers l’Europe deux fois victimes.

— C’est notre condamnation à l’exil intérieur que notre fidélité nous impose, me répondit-il résolument, quoique tristement. Nous ne pouvons pas, lors même que nous le voudrions, apostasier nos maîtres et servir leurs ennemis.

J’ai envoyé ma démission au nouveau gouvernement de toutes mes fonctions diplomatiques, délices et orgueil de ma jeunesse, et même la démission des droits à la pairie que le refus de serment de mon père m’ouvrait, et que le serment exigé interdit à ma conscience.

Je suis mort d’aujourd’hui au monde, et voici mon tombeau, me dit-il en me montrant sa bibliothèque grecque ; j’y viens vivre avec Homère et Tacite, amis immortels des imaginations sensibles et des âmes fermes, qui nous {p. 343}consolent de survivre aux écroulements du temps !

VIII §

Et moi aussi, lui disais-je, j’ai porté mon refus de service au roi nouveau, favori, complice peut-être de la fortune.

Je résigne des fonctions honorifiques ou lucratives que je tiendrais de la faveur du prince, mais je ne résigne pas mon patriotisme ; et si le peuple, revenu de son égarement, me désigne pour le servir dans ses comices, j’obéirai à son appel. En attendant, je vais voyager quelques années dans cet Orient que vous déchiffrez aujourd’hui.

IX §

Ainsi dit, ainsi fait : il s’abîma dans ses études, je montai dans mon navire.

{p. 344}Quinze ans se passèrent ; le peuple, dégoûté d’intrigues, avait renversé son idole. J’avais porté le poids d’un interrègne, j’avais contribué à remettre la France debout, et la France sous le nom de République ; la République s’était hâtée d’être ingrate ; elle avait remis l’épée à un soldat. J’étais revenu, soulagé et non surpris, me reposer quelques jours du fardeau d’une année et réparer mes forces dans ma solitude ; j’allai voir mon voisin, le solitaire d’Audour.

— Eh bien ! quoi de nouveau ? me dit-il.

— Rien de nouveau, lui criai-je en descendant de mon cheval ; de quelque nom qu’on l’appelle, monarchie ou république, le peuple est toujours peuple, c’est-à-dire ignorant et mobile. À peine règne-t-il qu’il est déjà las de son règne ; il n’aura pas de repos qu’il n’ait créé un nouveau règne.

L’opposition libérale a déjà démasqué le bonapartisme, cette superstition du sabre. Je vois poindre une dynastie populaire retrempée depuis trente ans dans les légendes de la guerre. Un Bonaparte, nommé président de la République, couve un empereur. Espérons {p. 345}qu’il aura plus de génie civil que son oncle n’avait eu de génie militaire. S’il en est ainsi, ce sera une halte dans les vicissitudes de l’Europe ; je vais voyager de nouveau en Orient. La République fait peur d’elle-même à la France ; la Montagne s’amuse à jouer à la Terreur, la Terreur est une machine usée qui irrite tout le monde et qui n’intimide personne. Une république qui joue à la peur entre un peuple effrayé et un chef ambitieux a bientôt perdu la liberté. Détournons les yeux, nous n’avons pas pu leur inspirer la prudence.

Laissons aller le monde à son courant de hasard ! Adieu, nous nous reverrons dans deux ans. Et je partis.

X §

Quand je revins, la République était l’Empire. M. de Marcellus continuait de reporter ses regards en arrière, et moi à payer à mes braves amis le prix d’une vie politique qui m’avait {p. 346}ruiné en sauvant un jour mon pays. Je ne me doutais guère que je ferais un jour l’épitaphe de ce cher voisin. Voici sa vie en deux mots.

XI §

Il était né dans le midi de la France, près de Bordeaux, patrie de l’éloquence des Girondins, de la philosophie sceptique et spéculative de Montaigne, de la science politique de Montesquieu, cet Aristote moderne de la France.

Il passa sa première jeunesse au château de Marcellus, dirigé dans ses études par son père, aussi classique que lui. Son mariage, sa carrière, l’avaient éloigné de ce lieu ; mais son cœur y était resté, et il y retournait toujours avec bonheur. Le nom de Marcellus venait d’un camp romain établi sur ce coteau. La terre avait été achetée d’Henri IV lui-même, et sa famille y ajouta alors ce nom. Ce Marcellus {p. 347}romain, au lieu de mourir comme Caton ou Brutus, ou de plier de mauvaise grâce comme Cicéron, avait pris l’exil comme un intermédiaire entre la persécution et l’abjection ; il s’était retiré volontairement dans l’île de Mytilène ; il y vivait d’études compatibles avec la tyrannie et avec la liberté ; il avait conservé ses amis à Rome, et entre autres Cicéron qui lui écrivait sans cesse d’y rentrer afin d’avoir un complice de sa faiblesse. Mais Marcellus persistait à penser que la meilleure place sous un tyran aimable et doux était la plus éloignée ; il vécut à distance et mourut en paix, véritable homme d’honneur de la République.

Ce que la République était pour le général romain, la Restauration le fut pour M. de Marcellus : un engagement auquel il ne voulut jamais manquer, véritable homme d’honneur de la Restauration.

XII §

{p. 348}Sa famille avait adopté avec passion cette cause ; elle l’honora par sa fidélité.

Fidèle jusqu’à la persécution, disait son père, poète et orateur du second ordre qui célébrait l’autel en assez bons vers et qui défendait le trône en assez bonne prose contre les libéraux de 1815 dans les académies et dans les Chambres. Les épigrammes du côté gauche pleuvaient sur ses vers et sur ses discours.

Mais il s’honorait de ses blessures comme un intrépide soldat de cette double cause, et il faisait de ces traits de la haine de parti ce que les Romains faisaient des flèches des Parthes, des trophées dans le temple de la Gloire, disant à Dieu et au roi : Voilà les armes que j’ai bravées pour vous !

Comme M. de Bonald et M. de Chateaubriand, {p. 349}il se sacrifiait à leur cause ; il faut des soldats aux chefs. Ils le récompensèrent de son dévouement sincère dans sa personne en le nommant pair de France, et dans ses enfants en nommant M. de Marcellus secrétaire d’ambassade à Constantinople.

XIII §

L’esprit classique et politique du jeune homme était merveilleusement adapté à la diplomatie ; mais cet esprit, s’il n’avait pas la chaleur, en avait d’autant plus la clarté. Il avait été supérieur et prématuré dans les études. Les langues hébraïque, latine, grecque surtout, lui étaient aussi familières que l’idiome de famille.

D’un extérieur noble et élégant, il avait une physionomie fine, mais point audacieuse.

Parlant peu, mais répondant juste, il était alors très enclin à cette ironie douce de ceux {p. 350}qui ont bu de bonne heure les eaux de la Garonne ; il en conserva quelque chose toute sa vie, même quand les déceptions et les révolutions eurent altéré le fond de son âme. L’ambition honnête de bien servir était sa seule préoccupation.

XIV §

Le gouvernement des Bourbons avait M. de Marcellus le père à récompenser ; il fut heureux, à peu près à l’époque où il me recruta moi-même pour sa diplomatie future, d’enrichir ses cadres d’un nom, d’une jeunesse et d’un talent qui promettaient un ministre à sa cause.

M. de Marcellus fut attaché à l’ambassade de Constantinople sous M. le duc de Rivière. Le duc de Rivière avait été un des serviteurs du long exil des Bourbons, mais serviteur actif, dévoué, ayant joué sa vie pour sa cause ; l’ayant perdue dans l’affaire de Georges Cadoudal, {p. 351}et ayant obtenu la vie du premier consul, à condition de ne plus conspirer.

Le duc de Rivière était, comme M. de Polignac, un de ces monuments de fidélité chevaleresque, que Louis XVIII et le comte d’Artois étaient heureux de montrer à la jeunesse royaliste de 1825 dans les grandes places, comme des preuves vivantes de la mémoire des princes restaurés.

M. de Marcellus plut du premier coup à cet ambassadeur, obtint toute sa confiance et toute son affection.

M. de Rivière autorisa son jeune secrétaire à passer par l’île de Milo pour y négocier l’acquisition de ce beau morceau de marbre appelé depuis la Vénus de Milo. À son retour, M. de Rivière la garda à son compte et l’offrit au roi Louis XVIII à la fin de son ambassade.

On se récria sur sa perfection ; elle règne sur nos musées provisoirement, reine des marbres, jusqu’à ce qu’un nouveau Marcellus la détrône par un autre hasard de découverte et de popularité ; car est-il probable que la statue de Scopas, ou d’un autre, ait été reléguée dans l’antiquité {p. 352}païenne sur la petite île de l’archipel au lieu de décorer Athènes, Corinthe, Olympie, Éphèse ? La poussière de ces capitales du culte et de l’art ne nous a pas tout dit.

XV §

Quoi qu’il en soit, c’est de là que date la célébrité naissante de M. de Marcellus. L’Académie des inscriptions lui devait un signe d’attention : il est mort sans l’avoir reçu d’elle ; depuis, il mérita place dans une Académie plus littéraire, et il mourut sans y avoir été admis. Il les méritait l’une et l’autre, la première par son bonheur, la seconde par son mérite. On le reconnaît aujourd’hui, trop tard, mais son ombre en sourit là-haut. Rions-en comme lui, il y a retrouvé la société de ces morts illustres avec lesquels il a tant désiré converser dans leur langue : les Homère, les Phidias, les artistes et les poètes grecs ses amis ; les Théocrite, {p. 353}les Pline, les Cicéron, les amateurs de l’esprit humain qui forment l’immortelle académie de tous les âges, et qui l’ont reconnu à la pureté de l’accent pour un des leurs !

XVI §

Il passa dans l’étude de ces langues mortes et vivantes de l’Orient trois années à Constantinople ; c’est là qu’il acheva véritablement son éducation classique, pendant les loisirs que la diplomatie, muette en Orient, laisse à ceux qui servent attentivement, mais presque en silence, leur pays.

Nous allons retrouver ces trois fécondes années dans ses souvenirs, dans ses traductions et dans ses œuvres.

XVII §

{p. 354}Le sort que lui réservaient les premiers maîtres en littérature et en politique le fit rappeler de Constantinople à Londres, vers 1822, pour servir de second à M. de Chateaubriand, en Angleterre.

M. de Chateaubriand, qui promenait son ennui à Londres pour délivrer les ministres de l’embarras de sa présence inquiète à Paris, le reçut comme un fils dans son ambassade ; heureux de reparler avec ce jeune et spirituel disciple de cet Orient qu’il avait visité quelques années plus tôt. M. de Marcellus lui plut comme il avait plu à M. de Rivière.

C’était le moment où l’intérêt diplomatique du monde était reporté tout entier en Espagne, à Naples, à Turin, et où le congrès de Vérone devait bientôt appeler sur la scène des négociations toutes les cours de la Sainte-Alliance. En ce temps-là, les rois, encore {p. 355}tout fiers de leurs succès, reconnaissaient une cause générale des rois supérieure à toutes les causes secondaires des jalousies nationales, des rivalités d’ambition, ou d’influence des cours ; une véritable ligue politique des gouvernements légitimes subordonnait toutes ces rivalités locales à son intérêt et à une doctrine d’ensemble des monarchies. L’Autriche venait d’intervenir à Turin et à Naples contre les carbonari.

Charles-Albert, prince royal de Piémont, tour à tour complice ou proscripteur des révolutionnaires piémontais, venait de faire défection à la cause italienne à Novare et de se réfugier en Toscane, et ensuite à Paris, pour obtenir l’honneur de combattre en Espagne les carbonari qu’il venait de déserter à Turin ; son pardon était au prix de cette palinodie ; il le mérita bien pendant vingt ans d’un gouvernement asservi aux jésuites. En 1848, il se repentit de son repentir, et alla mourir vaincu, on ne sait dans quel parti, en Portugal ; la révolution en fit un héros de circonstance. Son fils, le roi actuel de Piémont, hérita de son ambition et de sa valeur comme soldat ; il fut le premier de ces {p. 356}princes qui préparèrent des armées et des alliances à la révolution radicale d’Italie, pour y renverser des papautés, des nationalités et des trônes, et qui posèrent ainsi la question indécise : Lesquels seront les dupes, après l’œuvre confuse, des rois ou des peuples ? Si ce sont les rois, les trônes auront disparu ; si ce sont les peuples, les peuples seront asservis.

L’œuvre qui se continue aujourd’hui en Italie est encore en partie l’œuvre des carbonari d’Espagne en 1820.

Nous sommes à la même date, avec le roi de Piémont de plus et la France.

La fédération des puissances italiques, avec des institutions représentatives, était le mot vrai de la situation dans la Péninsule ; il n’a pas été prononcé à temps. L’Italie en souffre, et sa marche en sera retardée par de cruelles réactions.

XVIII §

{p. 357}Or il s’agissait de savoir à Londres, en 1823, si l’Angleterre, qui avait été, quatre ans avant, le moteur et le payeur de la réaction européenne de l’Europe contre la France bonapartiste et oppressive de l’Europe, voudrait continuer à fomenter et à solder la guerre des rois contre l’insurrection des peuples et contre les sociétés secrètes de l’Italie et de l’Espagne.

M. de Chateaubriand, très royaliste et très anticarbonariste à cette époque, avait été envoyé en ambassade à Londres pour rallier M. Canning, le Chateaubriand anglais, à la cause des rois coalisés contre l’Espagne.

M. Canning, qui avait écrit dans sa jeunesse l’Antijacobin, élève de Pitt, ami de Burke, avait changé en avançant en âge, comme M. de Chateaubriand devait bientôt changer lui-même. La jalousie britannique se faisait libérale {p. 358}en Espagne, quand la France, par la nature de son gouvernement, se faisait conservatrice et antirévolutionnaire au-delà des Pyrénées.

M. Canning, pour ne pas perdre toute influence en Europe, en Russie, en Prusse, en Autriche, n’osait pas rompre ouvertement avec ces puissances alliées de l’Angleterre, mais il voulait ajourner, embarrasser, compliquer, et enfin faire avorter le congrès, pour empêcher la France de prendre la responsabilité de venger la monarchie de famille en Espagne.

XIX §

Le génie et la passion sont quelquefois politiques.

M. de Chateaubriand avait de la passion et du génie : passion de jeune émigré pour les Bourbons, dieux de sa jeunesse ; génie des hautes affaires, qui donne aux hommes comme lui les grandes inspirations pour les républiques {p. 359}ou pour les monarchies. Il sentait que les Bourbons devaient quelque chose de grand au monde pour se faire pardonner l’abaissement de la France, qui n’était pas leur ouvrage, et dont l’injustice publique les rendait responsables.

Il leur inspirait la guerre en Espagne, guerre qui était dans leur nature, guerre de restauration, de constitution même ; guerre d’intervention contre la démagogie espagnole et contre l’insurrection militaire, mais guerre désintéressée de toute conquête.

Cette guerre, qui flattait l’ambition de gloire de l’armée, était surtout politique, en ce qu’elle engageait l’armée mécontente à servir sous un Bourbon pour un Bourbon, et à tirer un premier coup de feu pour leur cause. Ce coup de fusil vaudrait mille serments.

Le premier ministre, M. de Villèle, qui gouvernait alors sagement, mais sans audace, répugnait à cette guerre et se plaisait à temporiser ; M. de Chateaubriand avait pour M. de Villèle le dédain secret des hautes imaginations pour les timides conseils ; il brûlait de la passion d’amener un congrès, bien convaincu que l’éclat de son nom forcerait M. de Villèle à l’y envoyer, {p. 360}et qu’une fois envoyé à Vérone, en apparence sans parti pris, il serait maître des résolutions de l’Europe. Pour cela, il fallait vaincre la répugnance de l’Angleterre en séduisant ou en domptant M. Canning. C’est à quoi il travaillait à Londres, quand M. de Marcellus l’y rejoignit.

XX §

Les pensées de l’ambassadeur et du secrétaire se confondaient dans le même royalisme décidé. Ils voulaient l’un et l’autre la gloire pour les Bourbons, et par conséquent la guerre d’Espagne. Périr pour périr, ils préféraient périr par une honteuse défection de l’armée, plutôt que de périr à petit feu par une lâche condescendance aux jalousies de l’Angleterre. Ils n’avaient aucun secret l’un pour l’autre.

M. de Marcellus et M. Canning étaient liés par les goûts littéraires communs que le premier {p. 361}ministre anglais avait conservés de son premier métier de journaliste. Ils traitaient ensemble dans la langue classique grecque et latine les affaires secondaires qui sont, sous un ambassadeur négligent, des détails de la compétence des secrétaires dans les grandes ambassades. Ces fréquentes occasions de se voir et de s’entendre avaient noué entre M. Canning et M. de Marcellus une amitié aussi familière que la politique en permet entre hommes de deux nations rivales.

M. Canning avait une fille unique, douée d’autant de beauté que d’agréments d’esprit. Le bruit courut à Londres que le ministre voyait sans ombrage un gendre futur dans le jeune Français assidu dans ses salons. Mais, diplomate avant tout, il ne voulait plaire qu’autant que cette liaison avec la famille de M. Canning ne coûterait rien à ses devoirs politiques de Français et de partisan de l’intervention européenne en Espagne.

Sa fidélité à M. de Chateaubriand, son honneur et son ambition, lui faisaient facilement dominer le goût éphémère qu’on lui supposait pour la fille du ministre anglais. Entre {p. 362}le cabinet de M. Canning et son salon, il y avait pour lui l’Espagne ; la liaison n’alla jamais plus loin que l’intérêt des affaires. M. de Chateaubriand, loin de prendre ombrage de cette intimité entre son premier secrétaire et le ministre qu’il caressait alors pour l’amener au congrès, redoubla de confiance, et fit de M. de Marcellus son confident et son envoyé à Paris.

M. de Marcellus partit, vit M. de Villèle, et lui persuada de satisfaire l’ambition du grand poète en l’associant à M. de Montmorency et à M. de la Ferronays, pour complaire à l’orgueil diplomatique de M. de Chateaubriand et pour décorer l’ambassade.

XXI §

M. de Marcellus, en son absence, resta chargé d’affaires à Londres, correspondant secret de M. de Chateaubriand. Il a donné dans un volume, {p. 363}chef-d’œuvre de diplomatie confidentielle, toutes ses dépêches à M. de Chateaubriand pendant le congrès, et toutes les réponses de M. de Chateaubriand, de Vérone et de Paris. Jamais esprit plus délié dans une situation plus délicate : — entre M. Canning, qu’il fallait ménager ; M. de Chateaubriand, qu’il fallait flatter et informer ; le roi, qu’il fallait intéresser ; M. de Villèle, qu’il fallait éviter de blesser, — n’eut une tâche plus complexe, et ne dut montrer sous plus de faces la loyauté d’un homme d’honneur, la dextérité d’un homme de plume, la fermeté d’un homme de résolution, l’agrément d’un homme de lettres dans le sérieux d’un diplomate ; et cet homme avait vingt-cinq ans !

Ce portefeuille, ouvert sans indiscrétion après la mort de tous les hommes principaux qui s’y dévoilent, et après la chute de la Restauration qu’on y voit agir, atteste une supériorité de vues et une richesse d’intelligence et de caractère diplomatique dans cette grande négociation du règne de Louis XVIII, qui fait contraste avec les négociations de la royauté de 1830 !

{p. 364}Et cependant ce n’était que la moitié de la France, car la France n’est jamais tout entière que dans la guerre ; dans sa diplomatie et dans ses parlements, elle ne montre jamais que la moitié de ses capacités, tant elle est divisée en deux fractions par les partis qui la déchirent. Les Talleyrand, les Foy, les orateurs, étaient opposés par esprit de parti à la guerre d’Espagne ; M. de Montmorency, M. de Chateaubriand, seuls la voulaient, avec les amis des Bourbons.

Elle eut lieu, elle accomplit ce qu’elle avait à accomplir. L’Angleterre et M. Canning restèrent immobiles, murmurants, déconcertés, confondus. Ils se vengèrent de leur déception en Espagne, en fomentant et en reconnaissant en Amérique l’indépendance des Amériques espagnoles, dont trente ans de guerres civiles n’ont pas encore éteint les conséquences.

M. Canning en mourut. M. de Chateaubriand imita peu de temps après les oppositions qu’il avait rudement invectivées dans le ministre le plus brillant, mais le plus illogique, de la Grande-Bretagne. Sa conduite à {p. 365}l’égard, des deux rois, Louis XVIII et Charles X, ne fut plus qu’une série de petites vengeances masquées sous une fidélité d’apparat. La nature avait fait en lui un poète de décadence dans une prose qui était le récitatif de la poésie, un orateur d’académie ; elle en avait fait, au contraire, un homme d’État de premier rang et de première influence, nié par les partis et perverti par ses propres rancunes.

XXII §

Voilà comment les partis nous jugent et nous classent pendant que nous vivons ! La mort seule est juste, et dit hardiment à nos mémoires le bien et le mal ; elle nous fait notre épitaphe sur une pierre de granit, que ni les flatteurs ni les dénigreurs n’effaceront plus.

On ne peut reprocher à M. de Marcellus qu’un excès de faveur pour son maître en diplomatie, {p. 366}mais cette faveur même tient à la reconnaissance et à la bienveillance de son esprit. À cela près, nous ne connaissons pas un recueil de dépêches mieux senti, mieux écrit, présentant au lecteur sérieux, dans un meilleur style, plus de lumière et plus d’agrément.

XXIII §

Autant qu’il nous en souvient, car nous écrivons ceci sans document daté sous les yeux, et seulement de mémoire, dans la solitude d’une campagne isolée, M. de Marcellus quitta Londres, peu de temps après que M. de Polignac y fut arrivé, comblé des marques de satisfaction du roi. Il fallait lui donner une compensation dans un poste diplomatique en chef ; il méritait qu’on lui en trouvât un : on créa ce poste auprès d’un prince de la maison de Bourbon d’Espagne, fils de la reine d’Étrurie, qui régnait alors à Lucques et qui devait, après Marie-Louise, régner à Parme.

{p. 367}M. de Marcellus venait alors d’épouser, à Paris, une femme d’une naissance éminente, d’un esprit héréditaire, d’une beauté remarquée dans son siècle, mademoiselle de Forbin, fille du comte de Forbin, directeur des musées, homme dont les agréments de figure, les succès de salon ou de cour sous deux règnes, l’esprit épigrammatique, et les talents en peinture et dans les lettres, faisaient un ornement de l’époque impériale, dépaysé dans le royalisme de la Restauration.

Madame de Duras eut la première idée de cette alliance. Madame de Marcellus, extrêmement jeune encore, suivit son mari, plus grave et plus mûr, dans les cours d’Italie. Je l’avais entrevue enfant pendant mes courts séjours à Mâcon, dans des fêtes chez ma mère, comme un éblouissement précoce d’aurore qui promet une splendeur de beauté plus tard ; quand la beauté tient ses promesses, elle devient monumentale, et ce fragile monument de la nature devient immortel et classique par le souvenir.

XXIV §

{p. 368}Résidant depuis quatre années dans la Toscane, dont le ministère français détachait Lucques pour en faire une légation de famille en faveur de M. de Marcellus, je fus obligé d’aller, à la suite de M. de La Maisonfort, mon chef, prendre congé du duc de Lucques et d’introduire auprès de sa cour le nouvel envoyé. Dans ce démembrement de notre propre légation, j’avais perdu de vue la charmante ambassadrice.

XXV §

Trois ans après, la révolution de 1830 avait renversé tout ce bonheur, toute cette cour, toute cette ambition ; de ce couple, rien n’avait survécu {p. 369}que les grâces sévères de la femme, un pli de tristesse sur les lèvres, une arrière-pensée dans les yeux. Une vie recueillie et solitaire, dans un vieux château de Bourgogne, au milieu d’un site froid et âpre, avait remplacé cette belle vie d’Italie par une existence plus sévère, pleine de vertus pieuses et charitables, et répandu on ne sait quel deuil anticipé sur ce seuil couvert maintenant d’un deuil éternel !

Voilà la vie !

M. de Marcellus n’hésita pas un moment entre sa passion naturelle, l’ambition, et son honneur de famille : il se retira, triste mais résolu, dans la campagne et dans les lettres ; il passa les quinze plus belles années de sa vie dans ces loisirs occupés qui lui tenaient lieu de tout, cariatide de sa bibliothèque à Audour et à Paris. Il reprit la vie d’étudiant helléniste dans la société de quelques amis : à défaut de la gloire diplomatique, qu’il regrettait, il aspira silencieusement à la dignité des lettres, qui ne lui suffisait pas, mais qui l’intéressait.

Sans jamais conspirer, ni même agiter son pays, il allait souvent porter l’hommage de {p. 370}sa fidélité à la cour des rois tombés. Il ne versa jamais sur le seuil de leur exil l’amertume ou le dénigrement, qui ouvre le sanctuaire de l’infortune, comme cette fidélité d’ostentation qui montre du doigt aux ennemis du dehors les faiblesses ou les ridicules de l’intérieur des rois.

Les Mémoires de M. de Chateaubriand sont pleins de railleries inconvenantes ; M. de Marcellus s’en préserva. Il aurait voulu sans doute conseiller dignement son prince, il ne s’offensa jamais de se voir préférer les conseils d’autrui.

La République de 1848 lui donna la joie de voir la France libre de se choisir un gouvernement ; il ne se fit pas les illusions des partis pressés de nouvelles chutes ; il ne participa ni aux illusions, ni aux fusions, ni aux conspirations ; il comprit que la fin du siècle était au tâtonnement, aux essais, aux déviations du peuple en tout sens. Il se dévoua tout entier à l’étude, région sereine, d’où l’on voit tout sans s’étonner de rien.

XXVI §

{p. 371}De cette vie d’étude il sortit successivement pour une demi-publicité d’élite une longue série de livres, les uns, souvenirs personnels de ses voyages, fleurs de sa jeunesse, recueillies de vingt à vingt-cinq ans en Orient, desséchées entre les pages de ses notes rapides, dont il recueillit à loisir l’essence et l’odeur pour en recomposer les meilleurs parfums de sa vie ; les autres, des morceaux d’histoire diplomatique et politique, très neufs, très originaux, très instructifs, qui révèlent au temps présent les pensées calomniées du gouvernement des Bourbons ; les autres enfin, entièrement d’érudition littéraire, traductions, dissertations, commentaires sur les textes du grec ancien et du grec moderne dont il a prodigieusement enrichi la littérature de ces derniers temps. De ces livres, quelques-uns sont exclusivement réservés aux {p. 372}érudits hellénistes ; d’autres contiennent, à côté des textes grecs, des commentaires anecdotiques qui mêlent avec grâce et naïveté l’homme au mot, et qui révèlent les mœurs des peuples par une leçon sur leur idiome.

Jamais l’intérêt et la grâce n’avaient été plus indissolublement pétris dans des pages scientifiques ; même quand on ne lit pas le texte, on lit le commentaire, et on emporte des images ravissantes de tous les pays qu’on a parcourus avec un tel guide.

Dans ses dernières années, M. de Marcellus, persévérant dans son exhumation des trésors de la Grèce moyenne, traduisait encore le poème de décadence de Nonnos, poète égyptien du ive siècle, qui fit une dernière épopée en grec, débauche d’érudition dont M. de Marcellus s’excuse avec raison, et dont rien ne peut l’excuser que son loisir.

Ce beau et pénible travail ne pouvait servir que quelques curieux de l’Académie des inscriptions. Puisqu’il se consacrait au servile et aride labeur de la traduction, la vraie Grèce, la Grèce originale et classique, n’avait-elle rien à lui offrir de plus précieux que Nonnos ? Lui, {p. 373}si digne de traduire Homère, lui qui en avait sucé la moelle dans l’Épire et dans la moindre île de l’Archipel, ne pouvait-il pas lutter avec ces pédants qui nous traduisent des textes morts au lieu de nous traduire des mœurs et des lieux dont ils ne peuvent découvrir le sens à travers la littéralité des vers ? Est-ce qu’un poème populaire comme celui d’Homère n’est pas une perpétuelle allusion ? Est-ce que l’allusion n’est pas la clef du poète épique et populaire ?

XXVII §

Jamais je ne me consolerai que M. de Marcellus ou M. de Chateaubriand ne nous ait pas traduit Homère et la Bible ; c’était un travail digne d’eux, et ils étaient dignes de ce travail !

Homère, par M. de Marcellus, la Bible, par Chateaubriand, eussent été deux livres précieux pour la littérature française ; elle manque {p. 374}d’antiquités, ils lui auraient donné ce qui lui manque. Chateaubriand ne le daigna pas, Marcellus ne le tenta pas, mais par modestie ! L’un et l’autre furent emportés longtemps, par le courant politique, loin des études qui immortalisent, vers les grandeurs qui trompent ; quand la politique les rejeta comme des naufragés sur les rivages, Chateaubriand était trop vieux, Marcellus trop timide. L’un écrivit ses Mémoires d’outre-tombe, qui ne sont que l’écho trop âpre des passions de sa vie, un Saint-Simon personnel, chargeant la postérité de ses petites vengeances ; l’autre se contenta d’amuser les loisirs de sa vie retirée par des éruditions curieuses, par des souvenirs historiques, et par des traductions d’œuvres secondaires qui méritèrent bien de ses contemporains, mais qui ne donnèrent pas à son nom toute la célébrité que ses travaux méritent.

XXVIII §

{p. 375}Parmi ces livres, qu’on pourrait appeler Opuscules, Mélanges, quelques-uns cependant, quoique écrits d’un ton familier et léger, sont des fragments très diserts, très graves et très distingués d’histoire contemporaine, des documents très intéressants d’histoire du siècle.

La politique de la Restauration, entre autres, est une justice sévèrement rendue à la haute pensée de Louis XVIII, le vrai roi de la liberté moderne, compatible avec la démocratie, vraie pensée du temps.

Nous l’étudierons tout à l’heure.

XXIX §

{p. 376}À peine retiré dans son honorable repos et dans son volontaire exil d’Audour, il ne consuma pas son loisir à se plaindre du sort qui se joue des hommes : il se replia sur lui-même, et il écrivit, tout chaud encore de ses impressions de jeunesse, ses Souvenirs d’Orient. C’est une odyssée en prose tout à la fois élégante, badine, pittoresque, érudite, charmante, de six mois, à travers la mer homérique. On suit ce jeune homme d’île en île, d’écueil en écueil, de continent en continent, de surprise en surprise, Homère à la main, de Byzance en Égypte, d’Égypte en Syrie, de Syrie en Palestine, de Palestine à Jérusalem, de Jérusalem à la mer Morte, de Jéricho à Chypre, de Chypre à Scio et aux montagnes de l’Albanie.

La lecture de ces deux civilisations, la Bible, {p. 377}l’Évangile, l’Odyssée dans les mains, est un cours d’histoire, de poésie, de jeunesse en action, qui retrempe l’âme dans l’âpre senteur de l’Archipel.

Il me semblait, en parcourant ces deux volumes, que je naviguais moi-même, comme dans ma jeunesse, sur ces flots classiques, et qu’au réveil des nuits pendant lesquelles le flot mouvant fait franchir les distances, le brouillard du matin, dissipé au souffle du vent d’été, tirait le rideau du ciel sur l’une ou l’autre de ces îles, et les faisait repasser sous mes yeux avec leur nom, leur histoire, leur poésie, leurs costumes, leur population : pittoresques étoiles de la mer bleue, resplendissantes au matin sur le fond clair de ce ciel d’eau.

À chaque île son impression, sa citation, son anecdote, son souvenir touchant ou local, son enchantement, sa mémoire ! Éternelle jeunesse de la poésie de l’histoire, de la nature, de l’amour, se répercutant dans la jeunesse du navigateur ! Le caractère de ce livre, c’est la jeunesse, c’est l’ivresse, c’est la fête du cœur et de l’esprit. M. de Marcellus a vingt ans, et il vogue à travers les illusions de {p. 378}la vie dans cet archipel des plus beaux songes de l’homme ! À chaque île, il faudrait citer une scène et un vers ! Lisez tout, et vous retrouverez vous-même vos vingt ans.

Il y a là cependant un souvenir qui rappelle les miens plus que tous les autres : c’est celui d’une femme célèbre, énigme mystérieuse du roman ou de l’histoire, lady Esther Stanhope, que M. de Marcellus visita auprès de Saïde, dans la fleur de sa beauté et dans le prestige de ses aventures, et que je visitai moi-même, vingt ans après, dans la maturité de ses années et dans la constance de son exil du vieux monde !

XXX §

Écoutez M. de Marcellus :

« J’étais à Saïde (l’ancienne Sidon) le 15 juin 1820, un mois après mon départ de Constantinople. Une faible brise de l’ouest amena {p. 379}l’Estafette à l’abri de l’écueil qui forme à lui seul la rade de la ville, depuis que le célèbre prince des Druses, Fakhr-el-din (Facardin), en a fait combler le port pour éloigner les flottes turques.

« À notre arrivée devant chaque ville, avant de saluer le pavillon ottoman, le capitaine envoyait un officier à terre pour y régler cette cérémonie. Ici, l’enseigne de vaisseau détaché pour la négociation revint nous assurer de tout le désir qu’on avait de nous rendre notre politesse maritime ; mais en même temps, le château se trouvant totalement privé de poudre, le gouverneur turc priait le capitaine français de lui en faire passer autant de charges qu’il désirait de coups de canon. Cette réponse égaya l’équipage ; et il fut stipulé qu’on se dispenserait de part et d’autre de l’étiquette. Mais, je ne sais pourquoi, j’ai plus envie de croire à l’avarice du gouverneur qu’au dénuement de la citadelle.

« Le mouillage de Saïde étant peu sûr, je vis la goélette mettre à la voile pour Saint-Jean d’Acre, où nous nous donnâmes rendez-vous, et je restai seul sur la côte de Syrie.

XXXI §

{p. 380}« Quelques Français, nés sous cet heureux climat, m’accueillirent avec tout ce qu’ils pouvaient se rappeler de notre langue, qui fut celle de leurs pères, mais qu’eux-mêmes ne parlent plus aujourd’hui : quelques mots usuels leur sont venus par tradition. Le consul lui-même, familiarisé avec de nouvelles mœurs, avait peine à se souvenir en ma faveur des habitudes françaises. Mon oreille, accoutumée aux sons rapides et doux de la langue grecque, aux articulations lentes et sonores de l’idiome turc, se trouvait entièrement étrangère au ton de l’arabe vulgaire, et semblait frappée par instant de quelques phrases harmonieuses au milieu des cris d’un jargon guttural.

« Cet isolement complet redoubla le désir que j’avais depuis longtemps de me rapprocher du seul Européen habitant ces contrées. Je savais que lady Esther Stanhope s’était établie en Syrie, {p. 381}et qu’elle était alors dans sa maison d’Abra, voisine de Saïde.

« Cette illustre Anglaise avait résolu, après la mort de son oncle le célèbre Pitt, de voyager longtemps loin de son pays : peut-être même, dès lors, se promit-elle de ne plus revenir en Angleterre.

« Elle visita d’abord la France et l’Italie, puis l’Allemagne, la Russie et Constantinople. Elle passa trois mois dans la ville de Brousse en Bithynie, au pied du mont Olympe, et fut tentée de s’y fixer pour toujours. Mais Brousse a une population de soixante mille âmes ; c’est la province la plus voisine et la plus dépendante du sérail ; il fallait autour de lady Stanhope de la solitude et de la liberté.

« Elle passa en Égypte ; elle fut la première femme qui osât pénétrer sous les voûtes de la grande pyramide ; puis elle fit naufrage sur l’île de Chypre. Après avoir vu Jérusalem, Damas et Palmyre, elle choisit le Liban pour sa résidence. Elle y fit construire une maison ; elle apprit l’arabe.

« Le costume des femmes syriennes lui parut incommode, et propre seulement à la vie sédentaire {p. 382}et intérieure ; l’habit européen l’exposait trop à la curiosité et à l’attention des Druses ; elle adopta donc les vêtements des hommes du pays.

« On lui fait passer de Londres ses revenus : sa fortune est en Syrie au moins égale à celle d’un scheik puissant. Elle fait du bien autour d’elle ; elle s’est acquis une véritable considération pour ses bienfaits, comme par la noblesse de ses manières et son goût pour la solitude, grande vertu aux yeux des hommes du désert.

XXXII §

« Tous ces détails que j’avais recueillis sur lady Esther Stanhope excitaient de plus en plus mon intérêt ; mais j’étais fort embarrassé pour obtenir d’être admis dans sa retraite. J’avais appris que plusieurs voyageurs, qui s’étaient hardiment et sans préambule présentés chez elle, en étaient partis sans l’avoir vue. J’essayai {p. 383}d’intéresser à mon tour sa curiosité ; et je sollicitai la permission de la voir par un billet très laconique, où je n’ajoutais ni mon nom, ni aucune des politesses de convention en Europe ; le billet même semblait tenir quelque chose de la rudesse du désert ; il ne contenait que ces mots :

« “Un jeune Français, passant à Saïde, prie lady Esther Stanhope de lui permettre de la voir.”

« Lady Stanhope m’a avoué depuis que j’avais en effet attiré son attention ; elle ne pouvait croire, disait-elle, qu’une demande sans compliments ni emphase fût d’un voyageur uniquement indiscret ou curieux. Elle y répondit en m’envoyant un guide chargé de remettre au consul la lettre suivante :

 

« “Monsieur le Consul,

« “J’ai reçu le billet d’un jeune Français, et je vous adresse ma réponse pour lui, puisqu’il ne dit ni son nom ni sa demeure. Je {p. 384}vous serais bien obligée de lui faire savoir que, si la visite qu’il désire me faire est dictée par un motif de curiosité ou de simple politesse, je le prie de m’en dispenser, attendu que je suis tout à fait reléguée, et que je ne vois personne. Si, au contraire, il a quelque chose à me dire, il peut très bien vous remettre une lettre pour moi. Et dans le cas où il serait pressé de partir, et dans ce cas seulement, il pourra venir avec le porteur de ces lignes, qui est un homme à mon service.

« “Esther-Lucy Stanhope.”

 

« Je me déclarai très pressé de partir, et je choisis la dernière alternative que m’offrait lady Stanhope ; je me mis aussitôt en route avec l’Arabe qu’elle m’avait envoyé.

« Le village d’Abra, où elle réside, est à une lieue de Saïde. J’avançai peu à peu vers la montagne, au milieu des beaux jardins et des ruisseaux qui entourent la ville ; puis, traversant des collines arides formées d’une couche de roche blanchâtre, je me trouvai au pied {p. 385}des premières chaînes du Liban. Après quelques minutes d’une ascension pénible, j’arrivai près de la maison de Cid Milady (seigneur Milady). C’est le nom que donnent les Arabes à la femme extraordinaire que j’allais voir.

XXXIII §

« Sur le devant d’une grande maison bâtie en terre, comme la plupart de celles du pays, était un petit perron que défendait des rayons du soleil un toit de chaume supporté par quelques piliers. C’est là que je vis de loin un Bédouin assis sur une peau d’ours ; et, sans m’étonner de reconnaître sous ce costume lady Stanhope, j’allai directement à elle.

« En me voyant, elle mit la main sur son cœur, à la manière dont les Arabes saluent, et, sans se lever, elle me fit place à ses côtés. Je remarquai, avant tout, ses vêtements d’homme asiatiques, dont l’adoption, l’avouerai-je, ne me parut pas ridicule ; bientôt {p. 386}même mes yeux et mon esprit s’y habituèrent au point d’oublier le sexe de mon hôte, et ce n’était pas l’habit seul qui prêtait à l’illusion.

« Lady Stanhope portait un manteau de drap jaune foncé ; une tunique rayée, de couleur violette et blanche, descendait jusqu’à ses pieds ; de longues manches ouvertes laissaient apercevoir la blancheur de ses bras ; des babouches en cuir jaune s’élevaient jusqu’à la moitié de ses jambes ; un cachemire blanc couvrait entièrement sa tête, et un mouchoir peint de mille couleurs, ainsi qu’on les fabrique à Smyrne, entourait son visage : les deux bouts de ce mouchoir tombaient sur ses épaules. Elle m’en expliqua l’usage : l’un servait à assujettir son turban, et l’autre à cacher sa figure, quand elle ne voulait pas être reconnue. Ce costume est à peu de chose près celui que portent les hommes arabes ; mais, par sa richesse, il n’aurait pu appartenir qu’au chef d’une tribu.

« J’admirais sous ces habits une femme d’une haute stature ; ses yeux grands et vifs s’arrêtaient autour d’elle avec douceur et bonté. Sa {p. 387}figure allongée et pâle aurait peint le sentiment, si elle n’avait voulu lui faire exprimer l’énergie et le courage. Je la trouvai belle, et je lui aurais donné quarante ans.

XXXIV §

« Lady Stanhope me demanda mon nom : je vis que les journaux qu’on lui envoyait de temps en temps, malgré ses ordres, ajouta-t-elle, le lui avaient déjà prononcé ; j’ajoutai que des fonctions m’attachaient à la résidence de Constantinople, d’où je venais ; et elle me parla de quelques hommes d’État anglais que j’avais dû y voir.

« Le secrétaire-interprète de l’ambassade, me dit-elle, M. Terrik Hamilton, grand orientaliste, n’a pu néanmoins retracer que faiblement, dans sa traduction du poème d’Antar, le caractère poétique et guerrier des Arabes. Un seul homme était digne de commander aux Arabes comme au monde. Les rois de {p. 388}l’Europe l’ont exilé… Ils en seront punis, ils le méritent.

« Depuis que cet homme n’est plus sur le trône, tout est changé ; le trouble reparaît partout ; l’Espagne n’a plus de roi ; l’Angleterre et l’Allemagne sont déchirées de factions ; un horrible assassinat vient de recommencer la révolution en France, je vous plains tous et je vous fuis.

« Mes sentiments, Monsieur, ne doivent pas être les vôtres, je le sais ; mais vous apprécierez ma franchise, et je ne dois point payer votre visite par une dissimulation qui n’est pas dans mon cœur. Mais entrons, nous causerons plus à notre aise.

« Je me fis répéter cette invitation, car j’étais plongé dans une rêverie profonde. Le soleil se couchait dans la mer de Chypre, mes regards planaient sur la verte plage de Saïde ; la chaîne du Liban chargé de lourds nuages noirs se prolongeait vers le nord ; ma pensée errait dans cette immensité, et les accents prophétiques que je venais d’entendre, échappés à une femme revêtue du caractère et presque du costume des anciennes sibylles, ces paroles {p. 389}solennelles disaient à mes impressions quelque chose de sauvage et d’imposant.

XXXV §

« Je suivis mon étrange guide dans l’intérieur du harem, c’est ainsi que lady Stanhope, s’identifiant avec le sexe dont elle empruntait les habits, appelait son appartement intime. Sa maison se composait d’une multitude de chambres disposées autour d’une cour carrée, comme dans un couvent. Cette cour est un jardin garni de fleurs odoriférantes. Toutes les ouvertures de la maison donnent sur ce jardin intérieur. Ainsi, trois des façades de l’édifice ne sont que des murs sans ouvertures ; et la quatrième, par où j’entrais, offre du côté de la mer une seule porte et un péristyle, si l’on peut nommer ainsi quelques tiges de cèdre supportant un toit de chaume.

« J’entrai sur les pas de mon hôte (je ne peux pas dire mon hôtesse) dans un salon garni de {p. 390}sophas. Quelques arcs et deux carquois remplis de flèches étaient suspendus aux murs ; sur un côté du divan paraissait un grand tableau représentant un cheval libre franchissant un torrent, et, derrière le cadre, je reconnus un portrait de Bonaparte presque entièrement dérobé à la vue. Lady Stanhope se coucha dans l’angle gauche du divan : c’est, en Turquie, la place du maître de la maison ; je me couchai à l’autre angle, vis-à-vis d’elle. J’avais refusé de souper, elle me fit apporter des abricots blancs, dont l’espèce est inconnue en Europe, des figues bananes, puis des sorbets. Je n’oublierai de longtemps ce repas offert par une Anglaise à un Français sur un pic du Liban.

« “N’êtes-vous pas surpris de mon costume ? me dit lady Stanhope, en pressant sur ses lèvres l’ambre d’une longue pipe.

« — Non, Madame, répondis-je ; je voulais voir lady Stanhope, et, sous quelques vêtements qu’elle paraisse à mes yeux, j’espère que mon hommage aura pénétré jusqu’à son cœur.

« — Oui, Monsieur, reprit-elle, j’ai du plaisir {p. 391}à vous voir, et il faut que cela soit pour que je le dise ; car depuis longtemps mes compatriotes m’ont dégoûtée des voyageurs ; ils se croient en droit de tourmenter mon existence, et aucun Anglais ne viendrait en Syrie sans prétendre examiner ma vie et mes discours. Je suis pour toujours brouillée avec eux ; je n’en reçois plus : et que viendraient-ils faire en Orient ? Loin d’égaler les hommes qui l’habitent, ils ne sont pas même faits pour les observer.

« Le dernier fut ce jeune Banks, que vous avez vu à Constantinople. Je l’ai fait conduire dans le désert, vers la ville qu’il dit avoir découverte ; il me doit bien des facilités apportées à son voyage, et il s’en est montré peu reconnaissant ; mais je sais oublier les ingrats. J’ai bien oublié un voyageur plus célèbre, qui porte le même nom, et qui fut l’ami de mon oncle. Je n’aime pas les traîtres ; M. Pitt avait eu à se plaindre gravement de sir Joseph Banks, et le prince-régent voulut un jour m’engager à le suivre chez le compagnon de Cook qu’il allait voir. — Jamais, répondis-je, Esther Stanhope ne verra sir Joseph Banks ; un homme {p. 392}qui trahit son ami est capable de trahir son roi.

« Bien d’autres Anglais, passagers en Syrie, m’ont obsédée de leurs persécutions. Pour les éloigner de moi, j’ai dû y répondre par des brusqueries ; mais elles ont produit l’effet que j’en attendais, et je ne les ai point vus.

« Ils s’en vengent par des publications de leurs voyages, où chacun d’eux me fait figurer à sa guise, et toujours pour m’accabler de ridicule. Cette arme est aiguë en Europe ; ici elle s’émousse, et d’ailleurs j’y suis peu sensible depuis longtemps.

« — Quoi ! ces jugements si défavorables, ces portraits si peu ressemblants que la presse multiplie, n’ont-ils rien qui puisse vous choquer, Milady ?

« — Oh ! point du tout, reprit-elle en riant ; que me font-ils de la part de ceux qui ne m’ont jamais connue ? Si mon nom peut procurer à leurs ouvrages des lecteurs, et des acheteurs à leurs libraires, je m’en réjouirai très sincèrement, car je veux faire le bien, de quelque manière que ce soit.

« — Je le sais, repris-je, et je dois vous témoigner {p. 393}toute ma reconnaissance de vos bontés pour mes compatriotes. J’avais su que plusieurs Français malheureux avaient trouvé chez lady Stanhope le plus généreux et le plus favorable accueil.

« — Ah ! les Français, me dit-elle avec feu, ont des droits tout particuliers à mes sentiments. Vous avez beau faire, fort heureusement pour vous, vous ne ressemblerez jamais à vos voisins.

« J’estime votre ambassadeur (M. le marquis de Rivière) ; c’est un fanatique dans son dévouement pour ses maîtres, mais il l’est de bonne foi. Le monde serait plus heureux s’il n’y en avait eu que de semblables. Au reste, son exemple est peu contagieux. Ces vieux modèles de l’honneur ne sont plus de notre siècle ; aujourd’hui la fidélité n’est plus que de la niaiserie, et la faveur va au plus ingrat. Votre Europe si corrompue fait mal à voir. Imitez les Arabes ; au moins chez eux la parole d’un homme ne change et ne trompe jamais…

« Et ce pauvre, colonel Boutin, que n’ai-je pas fait pour prévenir ses malheurs ? Je les ai au moins bien vengés. Il revenait chez moi, {p. 394}quand un caprice de curiosité le conduisit chez les Ansariés, où il a péri on ne sait trop comment. J’appris sa mort par hasard ; aussitôt, appuyée des ordres du pacha de Damas, qui me traitait comme sa fille, j’expédiai partout des émissaires, mais je ne pus recueillir que des renseignements incertains, et je ne savais où diriger mes poursuites. Alors j’écrivis au chef dont l’influence domine dans la montagne en lui envoyant une superbe paire de pistolets :

« Abba Mehhemed, je t’arme chevalier. J’ai à me plaindre des Ansariés qui ont massacré un de mes frères ; j’espère que ces pistolets ne manqueront jamais personne, qu’ils protégeront tes jours, et qu’ils vengeront la cause de ton amie. »

« Il partit, et il brûla cinquante-deux villages. La route est sûre aujourd’hui ; vos officiers n’ont plus rien à craindre des Ansariés.

« — Que n’avez-vous pu, dis-je alors, porter vos secours à un autre voyageur, dont l’entreprise devait être plus utile encore, le malheureux Ali-Bey ! Lady Stanhope s’émut à ce nom.

{p. 395}« — Vous renouvelez, reprit-elle, toute ma douleur : pauvre Ali ! combien je l’ai regretté ! Mais soyez franc, ajouta-t-elle après un moment de silence : avez-vous ordre de me parler d’Ali-Bey ?

« — J’ai l’honneur de vous répéter, Milady, que ma visite auprès de vous est entièrement désintéressée, et ce n’est point un article de mes instructions. Mes questions relatives à Ali-Bey, que j’ai connu, viennent d’un homme qui s’intéressait vivement au succès de sa dernière expédition.

« — Eh bien ! Monsieur, reprit lady Stanhope, je crois que Dieu vous envoie pour me délivrer d’une véritable peine, et je me confie entièrement à vous.

« J’ai une lettre qu’Ali-Bey m’écrivit peu d’heures avant de mourir. J’ai aussi un paquet de la rhubarbe empoisonnée à laquelle il croit devoir sa mort. Il a voulu que ces deux objets fussent envoyés au ministre de la marine en France. Jusqu’ici, je n’ai osé les confier à personne ; promettez-moi que vous les lui remettrez vous-même, quelle que soit l’époque de votre retour à Paris, et les dernières volontés {p. 396}du pauvre voyageur seront ainsi accomplies.”

« Je le promis. Lady Stanhope alla chercher un petit paquet enveloppé de papier qu’elle me donna ; elle me dicta deux lignes, que par ses ordres j’écrivis sur la lettre même. Ces lignes indiquaient qu’Ali-Bey avait été enterré au château de Balka, à quatre ou cinq minutes de Messinib, dans le désert.

XXXVI §

« “Incertaine de sa mort, j’envoyai, continua-t-elle, un courrier monté sur un dromadaire, pour suivre ses traces et avoir de ses nouvelles. Celui-ci fit en treize jours le voyage de la Mecque, et il ne rapportait que des notions vagues, quand il fut attaqué et pris dans le désert. Il n’a pas reparu depuis deux ans ; j’ai soin de sa famille.

« Je fus instruite plus tard, par quelques Arabes, de la fin tragique d’Ali-Bey. Ma première pensée fut de croire à quelque vengeance {p. 397}des musulmans. Dans son précédent voyage, publié à Paris, il avait dévoilé les mystères de la Mecque, et décrit en détail les mosquées et le tombeau de Mahomet, qu’il avait été admis à vénérer sous ses habits orientaux. On avait pu chercher à punir une telle indiscrétion ; mais je sus bientôt qu’il n’en était rien, et lui-même attribue sa mort à d’autres causes.

« Je fis de grands efforts pour me mettre en possession des manuscrits et des instruments astronomiques d’Ali-Bey ; on m’avait dit que le chef des Maugrebins en était le détenteur. Je priai le pacha de Damas de les retirer et de les placer dans son khasné (trésor) particulier ; il le fit, et ils furent scellés des cachets du molleh et des cadis de la ville. J’entrevis l’espérance de les avoir en ma possession ; je fis entendre au pacha qu’Ali-Bey s’occupait uniquement d’astronomie ; qu’il allait à la Mecque par ordre de son roi, pour y mesurer le soleil, qu’il savait bien y être plus grand qu’ailleurs (c’est une croyance de l’islamisme) ; que ce qu’il laissait après lui formait l’héritage de son fils Osman-Bey, qui habitait le royaume de Fez ; et qu’enfin, pour profiter des écrits de {p. 398}ce savant, il fallait traduire ses observations en arabe : j’offris de me charger de ce travail ; mes motifs allaient être goûtés, je m’en flattais du moins, quand le pacha fut destitué. Je l’ai regretté sincèrement, car il avait pour moi une amitié particulière.

« — Ce fils d’Ali-Bey, interrompis-je, existait-il en effet ? ou votre récit n’était-il qu’une fable adroite ?

« — Pas du tout, reprit lady Stanhope ; dans son voyage à Fez, Ali-Bey, qui, grâce à son costume et à sa profonde connaissance des idiomes de l’Orient, pénétrait dans les sérails comme dans les mosquées, eut des relations avec une sœur du roi de Fez, et la laissa grosse d’un enfant qu’on nomme aujourd’hui Osman-Bey. L’existence de ce jeune fils peut servir de base aux réclamations qui auraient pour objet d’obtenir les manuscrits et les instruments, seul héritage de son père.”

« Lady Stanhope apprit avec plaisir que le voyage d’Ali-Bey avait un autre but que des découvertes astronomiques, et qu’il avait la mission de se rendre à Tombuctoo.

« “L’expédition des Anglais au pôle nord, {p. 399}disait ce savant dans une de ses dernières lettres que j’ai lue, et mon voyage au centre de l’Afrique, doivent résoudre les deux plus grands problèmes géographiques qui nous restent sur le globe, avec la différence que, si je réussis, ma mission produira infiniment plus de résultats utiles à l’humanité que le voyage au pôle.”

« Lady Stanhope déplora doublement la mort prématurée de cet intrépide voyageur, et finit par me dire qu’on la devait, comme il l’assure lui-même, au poison et à la jalousie des Européens.

« “Les Arabes, ajouta-t-elle, auraient aimé un homme de son caractère. Tout le monde n’est pas né pour voyager chez eux. Cet illustre Polonais, par exemple, si grand amateur de chevaux, qui s’est montré en Syrie il y a deux ans, n’a nullement les qualités propres à l’Arabie ; il est vrai qu’il y a à peine pénétré. J’ai appris avec étonnement que ses voyages avaient dérangé sa fortune ; je ne lui ai jamais vu qu’un équipage très mince, et il s’est beaucoup plus occupé des femmes d’Alep que des hommes du désert.

{p. 400}« Je ne sais comment j’ai pu plaire aux Bédouins et me faire parmi eux des amis : quelques traits de fermeté et d’énergie y ont peut-être contribué. J’ai été, pendant deux jours, avec une faible escorte de cinquante Arabes, poursuivie par trois cent cinquante cavaliers. Dans les ruines de Palmyre, un chef de deux cents chameaux a levé le poignard sur moi ; mes regards et ma contenance l’ont vaincu ; il est tombé à mes pieds. J’ai passé huit jours dans la grotte d’un santon retiré dans les rochers du Liban ; je couchais près de lui sur des feuilles sèches ; il m’expliquait le Coran et m’initiait aux secrets de sa vieille expérience.

« La première fois que j’entrai à Damas, on m’avait préparé, au quartier des chrétiens, une maison séparée. Je fis dire au pacha que j’étais fatiguée de voir des chrétiens et des juifs ; que j’étais venue faire connaissance avec les Turcs et les Arabes, et que je voulais une autre habitation. J’en choisis une au milieu des musulmans, en face de la grande mosquée, et j’y séjournai pendant quelques mois.

XXXVII §

{p. 401}« Non, les Arabes ne sont point tels qu’on les représente en Europe. C’est surtout chez eux que réside cet honneur, dont vous avez inventé autrefois le mot en France, et qui n’existe point dans la langue anglaise. Ils sont braves, généreux, indépendants. Il y a dans le désert des hommes tellement instruits par leur observation assidue de la nature, par leur vive intelligence et leur habitude de réfléchir, qu’on ne peut lutter de science avec eux : d’autres, à une grande ignorance, allient un bon sens et une sagacité qui étonnent. Je les aime, et je continuerai de vivre avec eux. Je ne suis pas anglicane, je ne suis pas musulmane non plus, quoique je cite parfois le Coran. Je ne sais pas comment se nomme mon culte ; mais j’adore un Dieu maître du monde qui me récompensera si je fais le bien, et me punira si je fais le mal. Comment choisir dans {p. 402}ce mélange de mille sectes ? Le désert, en cela semblable à l’Europe, en présente une incroyable variété. J’ai habité trois mois à quelques pas des grottes mystérieuses où les Druses, peuple franc-maçon, se livrent à la fois à leurs cérémonies religieuses et à de nocturnes débauches. J’ai longtemps hésité, je l’avoue. Au milieu de toutes ces idolâtries, je n’osais me créer une divinité ; mais aujourd’hui ma croyance est fixée, et, à force de bienfaits versés sur mes semblables, je veux mériter les bienfaits de ce Dieu, seul et tout-puissant, dont mon âme tout entière reconnaît l’existence.

« — Vous ne reviendrez donc jamais en Europe, Milady ?

« — Je l’ai quittée depuis huit ans, et pour toujours. Que voulez-vous que j’y regrette ? Des nations avilies et des rois imbéciles ? C’est le mien que j’accuserais d’abord, s’il n’était établi qu’un roi d’Angleterre ne doit jamais régner, et que, Stuart ou Orange, fou ou sensé, ses affaires doivent aller sans lui.

« La femme de ce pauvre roi est venue en Syrie passer comme une Anglaise obscure, tandis que lady Stanhope y jouait le rôle que {p. 403}la princesse de Galles n’eût jamais dû quitter. Pauvre princesse Charlotte ! elle aurait été une grande reine : elle était sans préjugés.

« Le duc d’York a autant de probité que de faiblesse ; mon frère est son aide de camp. Je l’aime, ce frère3 ! Mais il est un autre Stanhope qui a osé en plein parlement calomnier la nation française, la grande nation ! Ne sait-il pas que jamais l’Angleterre n’atteindra à la glorieuse hauteur de sa rivale ?

« Avant peu, vous verrez tous ces trônes bouleversés dans leurs fondements. Alexandre joue plus longtemps, et mieux qu’un autre, son rôle de Tartufe ; mais il cédera lui-même au torrent…

« Pardon, Monsieur, je froisse peut-être vos opinions que je devine. Au reste, presque tous mes amis à Londres, quand j’en avais, pensaient comme vous, et je leur livrais de rudes assauts politiques ; mais je les estimais. Je ne méprise que les transfuges, quels qu’ils soient ; {p. 404}et, en cela, j’étais tout à fait Arabe bien avant d’habiter ces solitudes. Ici, on ne croit pas à ces sentiments qui changent avec la fortune, à ces dévouements éphémères, qui, morts avec le vaincu, renaissent pour le vainqueur, et sautent de l’un à l’autre avec une agilité toujours plus souple. Au désert, la vie jusqu’à la tombe reste fidèle à la haine ou à l’amitié du berceau. Est-ce l’effet de l’honneur mieux compris, ou d’une civilisation trop arriérée ? Je le laisse à votre choix.”

XXXVIII §

« Cette conversation, qui dura depuis sept heures jusqu’à deux heures après minuit, fut interrompue à diverses reprises par des pauses et des rafraîchissements. Nous restâmes entièrement seuls pendant tout ce temps, et je n’ai tracé ici que le résumé de nos entretiens.

« Lady Stanhope m’avait quitté un instant dans le cours de la nuit ; je la vis revenir bientôt, {p. 405}et je m’aperçus qu’elle boitait ; je lui en demandai la cause.

« “Je visitais mes juments arabes, suivant mon habitude de tous les soirs, me répondit-elle, et je viens de recevoir un coup de pied qui m’a atteinte légèrement.” En effet, en passant la main sur son genou, elle la retira sanglante. Je la priai d’appeler ses femmes, elle se mit à rire.

« — Des femmes de chambre ! me dit-elle ; je n’en ai plus ; elles n’ont pu supporter la vie du désert : je les ai renvoyées en Europe. Quelques Arabes me servent ici ; je parle leur langue, et leurs soins me suffisent.”

« J’avais manifesté l’intention de retourner à Saïde dans la nuit même ; lady Stanhope ne voulut pas le permettre, et elle m’engagea à passer quelques jours auprès d’elle : je dus m’y refuser à mon tour ; mes moments étaient comptés, et je m’excusai sur mon pèlerinage.

« “Vous allez à Jérusalem, me dit-elle ; vous n’y verrez que des prêtres haineux et des dissensions interminables. Puisque vous voulez me quitter sitôt, je vais prendre congé de vous. {p. 406}On va vous conduire dans la chambre qui vous est destinée. Un Arabe sur le Liban ne vous recevra pas comme une Anglaise à Londres ; mais acceptez de bon cœur ce que je vous offre de même. — Adieu, Monsieur, ajouta-t-elle en mettant la main sur son cœur, que le bonheur vous accompagne ! Je vous ai vu avec plaisir, et c’est ce que je dis bien rarement des autres voyageurs.”

« Je répondis à ses vœux par des expressions sincères. Elle me quitta.

« En arrivant dans la chambre qui m’était préparée, on m’apporta de sa part une écritoire : elle me faisait prier de lui laisser mon adresse. Agité de souvenirs, je ne pus fermer l’œil du reste de la nuit ; au point du jour, j’appelai mon guide. Deux chevaux arabes étaient à ma porte, je les acceptai jusqu’au bas de la montagne. Je les renvoyai de là, et je repris lentement le chemin qui conduit à Saïde. »

XXXIX §

{p. 407}Je reprends :

 

Et maintenant que j’ai vécu, et que j’ai connu le néant et l’ironie de la vie dans le monde des réalités politiques, j’ai pris de lady Esther Stanhope une tout autre idée que celle que j’en ai eue à Djoum dans la nuit que je passai avec elle dans son ermitage du Liban.

Ce n’était nullement une femme folle ; sa seule folie, c’était la grandeur de son âme !

Tout ce qui était petit et mesquin la dégoûtait.

Elle avait vu sous son oncle, le grand Pitt, deux géants lutter sur les mers et sur la terre : la liberté dans l’âme de Pitt, le despotisme dans les armées de Bonaparte ! Pitt était mort comme Moïse avant d’avoir rendu la liberté au monde ; Bonaparte était vaincu et {p. 408}prisonnier à Sainte-Hélène. Bon ou mauvais, il n’y avait plus rien de grand à contempler dans ce monde. Ce monde l’ennuyait ; elle détourna les yeux en regardant son oncle et Bonaparte. Elle quitta l’Angleterre et l’Europe, et les oublia dédaigneusement.

XL §

Elle fit bien ; elle aima mieux aller habiter parmi les grandes ombres, les grandes ruines, les grands songes des déserts, que de languir dans la médiocrité de nos destinées d’alors.

Elle dit adieu à l’Europe, et s’ensevelit toute vivante en Asie ! De temps en temps un voyageur, alors très rare, venant par curiosité frapper à sa porte, elle refusait d’ouvrir ; elle ouvrit pour Marcellus et pour moi, parce que Marcellus était un enfant, et parce qu’elle avait entendu mon nom de poète dans le monde. Un enfant et un poète, terrain à songes !

{p. 409}Elle voulut nous voir.

Elle me prophétisa ce qui m’est arrivé par hasard, un rôle grave dans une courte pièce, à grand mouvement. — Vous reviendrez après en Orient mourir où je vis, me dit-elle.

Et j’y mourrai au moins de désir.

Quand on s’est lancé hardiment, avec une sainte pensée dans le cœur, au milieu d’un peuple en révolution, pour l’apaiser et le diriger vers des destinées plus hautes et plus surhumaines ;

Quand on lui a dit : « Lève-toi et règne, mais montre-toi digne de régner par ta modération, par ta tolérance, par ton respect des libertés d’autrui ; tu n’auras d’autre maître que la raison, tu respecteras tout le monde, et toi-même » ;

Quand ce peuple a été soulevé entre ciel et terre pendant quelques mois, et que toutes les nations étonnées se sont agenouillées pour le contempler dans sa liberté et dans sa sagesse ; ce peuple de France a été vraiment roi de lui-même, et digne de l’être.

Mais il est bien vite redescendu ou retombé de son enthousiasme, et, le danger passé, il est redevenu {p. 410}peuple, c’est-à-dire, élément. Il a abdiqué sa gloire par lassitude, la couronne lui a paru trop pesante, il l’a laissée tomber de son front ; une main fort habile et armée l’a ramassée ; le peuple s’est refait soldat sous cette main, nous recommençons le passé !

XLI §

Quand on a participé à cette illusion des grandes âmes, et qu’on l’a vue s’éteindre, on a trop vécu ; on prend en dégoût l’Europe où ces scènes se sont passées, on désire oublier ou renouveler sa vie dans un autre continent ! On cherche un désert en Asie pour passer en vivant entre les pensées de Dieu et l’oubli des hommes.

C’est ce que je ne comprenais pas encore en 1830, quand je fus reçu par lady Stanhope, et que je la crus une sublime insensée. C’est ce que je comprends aujourd’hui. Le devoir de sauver à tout prix honnête mes amis et mes {p. 411}créanciers en France m’a ramené et me retient dans ma patrie par un lien que Dieu seul connaît.

Mais l’âme de lady Stanhope a passé dans la mienne, et mourir dans un désert d’Asie, au sein d’une contemplation de Dieu, de la nature, et loin des hommes d’Europe, est le dernier de mes vœux !

 

Lamartine.

(La suite au prochain Entretien.)

FIN DU TOME TREIZIÈME.