Alphonse de Lamartine

1863

Cours familier de littérature [XVI]

2015
Alphonse de Lamartine, Cours familier de littérature : un entretien par mois, tome XVI, Paris : chez l’auteur, 1863, 492 p. Source : Gallica.
Ont participé à cette édition électronique : Margaux Feugère (Stylage sémantique), Éric Thiébaud (Stylage sémantique) et Stella Louis (Numérisation et encodage TEI).

XCIe entretien.
Vie du Tasse (1re partie) §

I §

{p. 5}De tous les hommes qui ont illustré leur nom dans les œuvres de l’esprit, le Tasse est peut-être celui dont la vie et l’œuvre se confondent le mieux dans une conformité plus complète. Son œuvre est un poème, sa vie une poésie : en lui naissance, patrie, nature, génie, vie, amour, infortune et mort, tout est d’un {p. 6}poète. On ne sait, quand on le lit, si c’est l’homme qui est le poème ou si c’est le poème qui est l’homme. Nous allons écrire son histoire le plus poétiquement aussi que nous le pourrons ; d’une main qui dans un autre âge écrivit des vers ; mais nous n’ajouterons aucune circonstance ou aucune couleur imaginaire à la merveilleuse vérité de ce récit. Les études de vingt ans d’un de ces hommes studieux que l’enthousiasme attache aux grandes renommées avec une sorte de piété littéraire comme la curiosité attache certains érudits à la pierre sépulcrale des vieilles tombes pour déchiffrer des épitaphes, M. Black, et nos propres recherches en Italie pendant de longues années de loisir, nous ont révélé sur la vie aventureuse et mystérieuse du Tasse tout ce qui avait été jusqu’ici énigme, conjecture ou préjugé historique. Ce récit en sera peut-être moins romanesque, mais quel roman eut jamais l’intérêt de la vérité ? M. Black, guidé par la vie du Tasse, écrite en 1600 par le marquis Manso, qui avait connu et aimé le poète, et par l’histoire plus récente de l’abbé Serassi, a suivi trace à trace, dans toutes les archives et dans toutes les bibliothèques d’Italie, pendant dix ans, les moindres lueurs de vérité qui pouvaient {p. 7}recomposer le vrai jour sur la vie de son héros ; moi-même, une sorte de piété semblable à une parenté des âmes m’attira de bonne heure vers ce nom comme un pèlerin vers un sépulcre. C’est d’un sépulcre en effet que naquit en nous ce premier culte de mon imagination et de mon cœur pour le chantre de à Jérusalem délivrée.

II §

Un soir d’automne de l’année 1812 je visitais pour la première fois Rome, ville presque déserte alors par l’enlèvement du pape et par la dispersion des pontifes de l’Église romaine, que Napoléon avait emprisonnés à Savone. On ne rencontrait dans les rues que des soldats français du général Miollis, gouverneur de Rome, et des bandes de pauvres moines affamés portant la pioche ou roulant la brouette pour gagner quelques baïoques (monnaie romaine) en déblayant les monuments de l’antiquité de leur propre ville, à la solde des barbares étrangers. C’était la dispersion de Babylone {p. 8}par la main de ce même guerrier que le pape avait si docilement couronné pour appuyer son autel sur le trône. J’ai revu bien souvent depuis la Ville éternelle, mais jamais sa physionomie désolée ne me parut convenir davantage qu’alors à la mélancolie de son nom. Rome est le sépulcre du passé ; les sépulcres doivent être dans les solitudes, le bruit et les pompes du monde sur un tombeau sont des contresens qui choquent l’âme. L’Italie est en deuil des religions et des empires, le bruit et la joie attristent dans cette maison de douleur.

III §

Je passais mes journées solitaires à errer souvent sans guide dans les rues et parmi les monuments de Rome ; plus j’étais jeune, plus ces images de vétusté se reflétaient en poignantes impressions sur mon esprit. La jeunesse, en qui la vie semble inépuisable, parce qu’elle est neuve, se complaît à ces images de mort ; elles ne sont pour elle que la mélancolique poésie de la destruction et du renouvellement {p. 9}des choses humaines. Ces vestiges de la fortune et des siècles semés sous ses pas ne lui paraissent que des empreintes gigantesques et mystérieuses d’un fleuve qui a roulé ces débris dans le vaste lit du temps ; elle ne croit pas que ce fleuve revienne jamais sur son cours pour l’entraîner elle-même avec les hommes et les choses du temps présent.

IV §

Ce jour-là, le caprice ou le hasard m’avaient conduit dans les quartiers les plus suburbains et les plus indigents de Rome. Après avoir suivi une longue rue presque déserte sur laquelle s’ouvraient seulement les hautes fenêtres grillées de fer d’un hôpital des pauvres, je passai sous des voûtes de haillons séchant au soleil, que des blanchisseuses suspendent à des cordes tendues d’un côté de la rue à l’autre, et qui flottent au vent comme des voiles déchirées pendent aux vergues après la tempête. On n’entendait sortir des fenêtres démantelées de ces maisons que les voix criardes des Transtévérines {p. 10}qui s’appelaient d’un grenier à l’autre, les pleurs d’enfants qui demandaient le lait de leurs mères, et le bruit sourd et cadencé des berceaux de bois que ces pauvres mères remuaient du pied pour les endormir ; on n’apercevait çà et là sur le seuil des maisons ou sur les balcons que quelques figures pâles et amaigries de femmes élevant leurs bras grêles au-dessus de leurs têtes pour atteindre le linge que le soleil avait séché ; de temps en temps une jeune fille demi-nue, à la taille élancée, au profil antique, au geste de statue, à la chevelure noire et aussi lustrée que l’aile du corbeau, apparaissait sur un de ces balcons sous des nuages flottants de haillons parmi les pots de basilic et de laurier-rose, comme ces giroflées qui pendent aux murailles en ruine, trop haut pour être respirées ou cueillies par le passant. Ces belles apparitions de la nature, parmi ces laideurs et ces vulgarités de la misère romaine, attestaient encore, dans cette noble et forte race, la puissance éternelle de la sève qui produisit jadis tant de gloire et en qui germe toujours la beauté.

V §

{p. 11}À l’extrémité de cette rue immonde, une rampe rapide, gravissant le flanc d’une des sept collines, montait vers un petit monastère inconnu, qui s’élevait dans une lueur du soleil au-dessus de la fumée et du brouillard du faubourg, comme un promontoire éclairé des rayons du jour qui s’éteint, pendant que la mer à ses pieds est déjà dans l’ombre de la brume. On apercevait au-dessus du mur d’enceinte de ce couvent les cimes vertes de quelques orangers qui contrastaient avec la teinte sale et grisâtre des pierres, et qui faisaient imaginer entre les murs du cloître un petit pan de terre végétale, une oasis de prière, une ombre, une fraîcheur, peut-être une fontaine, peut-être un jardin, peut-être le cimetière du couvent. La petite cloche du campanile, comme une voix timide qui craignait d’éveiller l’étranger maître à Rome, tintait l’Angelus du soir aux solitaires et aux pauvres femmes du quartier : cette cloche avait dans son timbre argentin quelque {p. 12}chose du gazouillement de l’alouette qui s’élève d’un champ moissonné devant les pas du glaneur. La joie et la tristesse se fondaient dans son accent ; le site élevé, la touffe de verdure, le son de la clochette, la lueur sereine du soleil sur ce groupe de murailles, attirèrent machinalement mes pas vers le couvent. Je gravis lentement la rampe pavée de cailloux luisants du Tibre, entre lesquels la mousse et les herbes parasites poussaient sans être foulées. À droite, de hautes murailles grises, percées de meurtrières, dominaient la rampe ; à gauche, un parapet en pierre soutenait le chemin et laissait voir par-dessus ses dalles l’océan immobile et brumeux des rues, des débris, des clochers, des ruines de Rome, qui s’étendait sans bornes sous le regard et qui se confondait avec l’horizon des montagnes de la Sabine.

VI §

Au sommet de la rampe, une petite place pavée s’ouvrait à droite comme une cour extérieure et banale du petit édifice ; quelques {p. 13}bancs de pierre polie, adossés aux murs du couvent, semblaient posés là par l’architecte pour laisser respirer les pieux solitaires sur le seuil, avant de sonner à la porte, ou pour laisser contempler à loisir aux visiteurs le magnifique horizon du cours du Tibre, du tombeau colossal d’Adrien, du Colisée, des aqueducs et des pins noirâtres du monte Pincio, qui se disputaient de là le regard.

Cette petite place ou plutôt cette cour était enceinte d’un côté par le portail modeste, mais cependant architectural, de la chapelle des moines ; de l’autre, par la porte basse et sans décoration du couvent ; à côté de cette porte pendait une chaînette de fer pour sonner le portier ; en face de la rampe et entre les deux portes de l’église et du monastère, un petit portique ouvert, élevé d’une ou deux marches, et dont les arceaux étaient divisés par des colonnettes de pierre noire, offrait son ombre aux pèlerins ; quelques médaillons de marbre incrustés dans le mur et quelques fresques délavées par les pluies d’hiver étaient le seul ornement de ce portique ; un vieil oranger au tronc noir, ridé, tortu comme celui des chênes verts qui croissent aux rafales d’un cap penché sur la mer, élançait son lourd feuillage au-dessus du {p. 14}mur du parapet et semblait regarder éternellement les côtes de la mer de Naples, sa patrie. Je m’assis un moment sur le banc de pierre à son ombre. J’ignorais tout de ce site jusqu’au nom, mais il semblait m’attacher à ce banc comme si l’âme du site, genius loci, avait parlé à voix basse à mon âme. Je me disais qu’il faisait bon là, comme l’apôtre ; j’aimais cette avenue de solitude et de misère par laquelle j’y étais monté, cet escarpement qui le séparait de la foule, cet horizon qui portait la pensée au-delà des siècles, ce silence, ces portes fermées, ce mystère, cet arbre isolé, ce seuil d’église, ce monastère vide, ces dalles polies sous le portique par les pas, par les genoux et peut-être par les larmes des voyageurs tels que moi, cherchant sur les hauts lieux l’entretien avec leurs pensées et les inspirations de la solitude. Je me disais qu’après une vie agitée et peut-être avant les orages et les mécomptes de cette vie, il serait doux d’avoir son tombeau sous ces orangers, d’y dormir ou d’y rêver, car l’homme est si essentiellement un être pensant qu’il ne peut croire au sommeil sans rêve, même de la tombe ; j’y écoutais mourir le sourd murmure de la grande ville qui s’assoupissait à mes pieds, semblable au bruit d’une mer qui diminue à mesure qu’on {p. 15}s’élève sur le promontoire ; j’y regardais les derniers rayons du soleil, dorant comme des phares les pans de murailles jaunies du Colisée. Cependant je ne sais quelle curiosité amoureuse du site et de sa paix me poussait à connaître aussi les cloîtres intérieurs et le jardin que ces murs dérobaient à mes regards ; je m’y figurais des mystères de recueillement et de charmes secrets.

Sans savoir si l’édifice était vide ou encore habité par quelques vieillards laissés par charité dans la maison pour y sonner, par souvenir, l’heure des anciens offices, je tirai moi-même, timidement, la petite chaînette de fer qui pendait contre le mur de la porte : la cloche intérieure tinta avec mille échos dans les corridors. Il se passa un long intervalle de temps entre le tintement de la sonnette et la moindre rumeur dans le couvent : j’allais me retirer croyant n’avoir éveillé que ses échos, quand le bruit lointain d’un pas de vieillard, lent et alourdi par des sandales à semelles de bois, retentit du fond du monastère. Un frère, vêtu de bure brune, une corde pour ceinture, un capuchon de laine relevé sur le visage, quelques rares cheveux blancs ramenés en couronne sur ses tempes, ouvrit la porte et me {p. 16}demanda en italien si je désirais visiter le tombeau du Tasse. « Le tombeau du Tasse ? » m’écriai-je : « est-ce que je serais ici à Saint-Onufrio ? » car j’avais lu les belles pages de Chateaubriand sur le couvent et l’oranger de Saint-Onufrio. « Oui », me dit négligemment le frère, et il m’ouvrit sans autre entretien la porte extérieure de la chapelle, et, me montrant du geste une tablette de marbre incrustée dans le pavé de l’église, j’y tombai à genoux, et j’y lus l’inscription célèbre par sa simplicité, que le marquis Manso, l’ami du poète, obtint la permission de faire graver sur la pierre nue qui couvrait le cercueil de son ami.

D. O. M.
torquati tassi
ossa
hic jacent.
hoc ne nescius
esses hospes,
fratres hujus ecclesiæ posuerunt.

C’est-à-dire :

Ici gisent
les os
de Torquato Tasso.
Visiteur,
les frères de ce couvent ont posé cette pierre pour que
tu saches qui tu foules !

{p. 17}Cette humble pierre sur une si glorieuse mémoire me parut l’achèvement de la destinée poétique de ce grand homme. Je ne regrettais pas pour lui un plus somptueux monument : en fait de tombe, la plus ignorée est la plus désirable ; les survivants chers savent la trouver, les indifférents la profanent, les ennemis l’outragent. Plus de bruit au moins autour de ce lit du dernier sommeil !

Je restai si longtemps agenouillé sur cette pierre et absorbé dans mon culte de jeune homme, pour le chantre de l’ingrate Léonora, que le frère fut contraint à me rappeler l’heure, et qu’au moment où je sortis de l’église pour cueillir une feuille de l’oranger de Saint-Onufrio, la dernière lueur du soleil s’était éteinte sur les cimes les plus élevées des monts de la Sabine ; en rentrant lentement à mon logement par les rues ténébreuses de Rome, je songeai que le plus touchant poème du Tasse serait le poème de sa propre vie, s’il se rencontrait un poète égal à lui pour l’écrire.

VII §

{p. 18}Un autre hasard de voyageur m’ayant arrêté un jour à Ferrare, j’allai visiter l’hôpital dans lequel le Tasse avait été enfermé. Son cachot, ou plutôt sa loge, est un petit réduit de quelques pieds carrés, dans lequel on descend une ou deux marches aujourd’hui, mais qui devait être alors de niveau avec la cour de l’hospice. Une fenêtre ouvre à côté de la porte sur la même cour d’hospice et éclaire la loge. Le lit du malade ou du prisonnier était au fond, en face de la porte. La muraille grattée par les visiteurs curieux de reliques avait perdu son ciment, et laissait voir les briques rouges de la muraille à laquelle était adossée la couche du poète. Cette demeure, quoique mélancolique, n’avait rien de sinistre ou de lugubre. On conçoit que le pauvre captif, emprisonné soit pour cause d’indiscrétion dans ses amours, soit pour cause d’égarement momentané et partiel de sa raison, servi et soigné par les frères ou par les sœurs de cet hospice, pourvu de livres et de papier, {p. 19}attablé devant cette fenêtre où les rayons de soleil passent à travers les pampres entrelacés aux barreaux et visité par sa belle imagination dans ses heures de calme, ait trouvé quelque consolation dans ce séjour où ses amis et même les étrangers venaient s’entretenir librement avec lui.

Quoiqu’il en soit, je détachai pieusement avec mon couteau quelques fragments de la brique la plus rapprochée du chevet du lit du Tasse, et qui devait avoir entendu de plus près les soupirs et les gémissements du prisonnier ; je les emportai comme un morceau de la croix de ce calvaire poétique, et je les fis enchâsser depuis dans un anneau d’or que je porte toujours à mon doigt. À quelques pas de là, je visitai aussi la petite maisonnette carrée et le petit jardin de chartreux de l’Arioste, l’Homère du badinage, l’Horace et le Voltaire de l’Italie, mais plus ailé qu’Horace et plus gracieux que Voltaire. Celui-là n’avait porté son imagination que dans ses poèmes ; sa vie avait eu la médiocrité et la régularité du bon sens. Sous le poète on sentait le philosophe à caractère sobre ; l’Arioste se retrouvait dans sa maison.

Parva sed apta mihi, etc.

{p. 20}Rentré le soir à l’hôtellerie, à Ferrare, et encore tout ému de mes impressions dans le cachot du Tasse, j’écrivis les strophes suivantes qui n’ont jamais, je crois, été imprimées.

Le cachot du Tasse.

Homme ou Dieu, tout génie est promis au martyre :
Du supplice plus tard on baise l’instrument ;
L’homme adore la croix où sa victime expire
Et du cachot du Tasse enchâsse le ciment.
Prison du Tasse ici, de Galilée à Rome,
Échafaud de Sidney, bûchers, croix ou tombeaux,
Ah ! vous donnez le droit de bien mépriser l’homme
Qui veut que Dieu l’éclaire et qui hait ses flambeaux !
Grand parmi les petits, libre chez les serviles,
Si le génie expire, il l’a bien mérité ;
Il voit dresser partout aux portes de nos villes
Ces gibets de la gloire et de la vérité.
Loin de nous amollir, que ce sort nous retrempe !
Sachons le prix du don, mais ouvrons notre main.
Nos pleurs et notre sang sont l’huile de la lampe
Que Dieu nous fait porter devant le genre humain !

{p. 21}Quelques années avant, admis par l’obligeante familiarité du grand-duc de Toscane dans la bibliothèque réservée du palais Pitti à Florence, j’avais souvent feuilleté à loisir avec ce prince lettré les manuscrits inédits de la main du Tasse conservés dans ce trésor des lettres. Beaucoup de pages de ces poésies intimes expliquent les mystères de son âme et de sa vie.

Toutes ces circonstances accidentelles, jointes au culte que j’avais conçu dès mon enfance pour le poète de la Jérusalem, me portèrent à étudier pas à pas les traces de sa vie ; ces dispositions furent fortifiées à Naples dans l’hiver de 1821 par la lecture accidentelle aussi du volume in-quarto de Black, ce commentateur infatigable de mon poète. Elles furent confirmées enfin en 1844 par de fréquents pèlerinages à Sorrente, délicieuse patrie, non du poète seulement, mais de la poésie. C’est ainsi que je fus amené à raconter la vie du Tasse : on voit que nul n’y était mieux préparé, sinon par l’érudition, au moins par l’enthousiasme et par l’adoration de son modèle : mais commençons.

VIII §

{p. 22}Il est rare (nous l’avons déjà remarqué ailleurs) qu’un grand homme, surtout dans les lettres, où la fortune n’est pour rien dans la gloire, il est rare qu’un grand homme sorte tout à coup de lui-même comme un hasard sans précédent et sans préparation d’une famille illettrée. Le génie semble s’accumuler et s’amonceler lentement, successivement et presque héréditairement pendant plusieurs générations dans une même race par des prédispositions et des manifestations de talents plus ou moins parfaits, jusqu’au degré où il éclot enfin dans sa perfection dans un dernier enfant de cette génération prédestinée au génie ; en sorte qu’un homme illustre n’est en réalité qu’une famille accumulée et résumée en lui, le dernier fruit de cette sève qui a coulé de loin dans ses veines. Ce phénomène du génie hérité, accumulé, croissant et enfin fructifiant dans un grand homme frappe l’esprit en étudiant, dans l’histoire ou dans la biographie, les origines {p. 23}morales des hommes supérieurs. Une famille n’arrive pas à la gloire du premier coup ; il y a croissance dans la famille comme dans l’individu ; la nature procède par développement successif et non par explosions soudaines ; un génie qui se croit né de lui-même est né du temps ; ce phénomène se remarque également dans le Tasse.

IX §

La famille dei Tassi, qui devait produire un jour le plus grand poète épique, héroïque et chevaleresque de l’Italie, était originaire du pays qui enfanta aussi Virgile. Les Tassi, race noble et militaire, déjà connus au douzième siècle, avaient leur château dans les environs de Bergame, non loin de Mantoue, terre féconde, qui ne paraît pas, au premier aspect, favorable à l’imagination, mais qui voit d’en bas les Alpes d’un côté, les Apennins de l’autre, et à qui ces deux hauts horizons noyés dans un ciel limpide inspirent on ne sait quelle grandeur et quelle élévation sereines, qu’on retrouve {p. 24}dans Virgile, dans le Tasse, dans Pétrarque, tous poètes de la basse Italie.

Les ancêtres du poète étaient seigneurs de Cornello, château fort situé sur une montagne du versant des Alpes non loin de Bergame. Après la fin des guerres civiles ils étaient descendus à Bergame, où leur famille subsiste encore aujourd’hui. Le père du poète s’appelait Bernardo Tasso, il était né en 1493 ; orphelin de bonne heure, et sans fortune, il fut élevé par un de ses oncles, évêque de Ricannoti. Ses progrès dans les lettres et surtout dans la poésie furent rapides ; les vers écrits par lui avant l’âge de dix-huit ans peuvent rivaliser avec ceux de son fils. L’évêque de Ricannoti, ayant péri par la main d’un assassin en 1520, laissa Bernardo sans appui ; il entra comme tous les gentilshommes sans autre fortune que son talent et son épée au service de Guido Rangoni, général des armées du pape. Il fut envoyé par Rangoni et par le Pontife à Paris pour solliciter du roi François Ier l’envoi d’une armée en Italie au secours du pape emprisonné par les Impériaux. Il réussit dans son ambassade. Après la malheureuse expédition de François Ier, Bernardo entra au service de la duchesse de Ferrare ; il était épris alors {p. 25}d’une beauté célèbre dans ces cours, Ginevra Malatesta, célébrée aussi par l’Arioste et par tous les poètes du temps comme l’Hélène sans tache de l’Italie. Bernardo osait aspirer à la main de Ginevra. Le choix qu’elle fit d’un autre époux l’attrista sans décourager son admiration pour elle ; il lui demande dans ses odes désintéressées de lui permettre seulement de l’adorer de loin jusqu’à la mort et de lui promettre dans une autre vie le retour platonique de la passion qu’il lui a vouée sur la terre. Ces poésies sont un cadre digne du nom et de la merveilleuse beauté de Ginevra ; on voit que les amours malheureux pour les princesses étaient un exemple de père en fils dans la maison des Tassi.

X §

Attristé de l’ingratitude de Ginevra, Bernardo Tasso quitta la cour de Ferrare ; il alla à Venise imprimer les vers qu’il avait composés sur ses amours, en les dédiant à celle qui les avait inspirés.

{p. 26}Le bruit que firent ces poésies en Italie parvint jusqu’à Ferrante Sanseverino, prince de Salerne ; ce prince lettré appela Bernardo à sa cour. Le poète redevenu guerrier accompagna le prince de Salerne dans ses expéditions militaires en Italie et en Afrique. Au retour d’une ambassade en Espagne il épousa à Naples Porcia de Rossi, jeune héritière d’une illustre maison de Pistoia en Toscane, mais dont la famille habitait alors Naples. Ce mariage fit la félicité de Bernardo Tasso. Les charmes, l’amour et les vertus de Porcia lui firent oublier Ginevra ; cette félicité fut à peine altérée par le refroidissement du prince de Salerne qui le congédia de son service et l’exila de sa cour avec une pension de deux cents ducats, on ne sait pour quel motif. Bernardo Tasso se retira à Sorrente dans une délicieuse retraite, entre Salerne et Naples, sur le promontoire avancé dont les deux golfes de Salerne et de Naples, en se creusant sur ses flancs, font la terrasse fleurie de deux mers.

XI §

{p. 27}Dans ce jardin de délices, sous le ciel le plus tiède de l’univers, au sein du loisir et de l’amour, à l’âge où le cœur s’apaise et où l’esprit se possède, époux d’une des femmes les plus belles et les plus lettrées de l’Italie, écrivant, pour le plaisir plus que pour la gloire, le poème chevaleresque d’Amadis, déjà père d’une fille au berceau, dont les traits rappelaient la beauté de sa mère, possesseur d’une fortune plus que suffisante à ce séjour champêtre, Bernardo jouissait de tout ce qui fait le rêve des hommes modérés dans leurs désirs. Une haie de lauriers, un bois d’orangers, enserraient, du côté des montagnes de Castellamare, sa maison ouverte au soleil du midi et à la brise embaumée des golfes. Nous avons nous-même respiré souvent ces brises au pied de ces mêmes lauriers noueux, dont les feuilles tombèrent sur le berceau du Tasse.

C’est là que naquit, en effet, Torquato Tasso ; {p. 28}peut-on s’étonner qu’un enfant d’un tel père et d’une telle mère, né et élevé dans un tel séjour, au sein d’une telle félicité et d’une telle poésie, soit devenu le poète le plus tendre et le plus mélodieux de son siècle ? Et in Arcadia ego ! Y eut-il jamais une plus poétique Arcadie ? Quelques semaines avant la naissance de cet enfant ardemment désiré par sa mère, Bernardo Tasso écrivait de Sorrente à sa sœur Afra, religieuse cloîtrée dans un couvent à Bergame :

« Ma petite fille est très belle et me donne l’espérance qu’elle aura une vie aussi heureuse et aussi honorable que nous pouvons le désirer ; mon premier fils nous a été enlevé par la mort, il est maintenant devant Dieu notre Créateur, où il prie pour notre salut. Ma Porcia est enceinte de sept mois ; que ce soit d’une fille ou d’un fils, l’enfant me sera également et souverainement cher ; puisse seulement Dieu, qui me le donne, le faire naître avec la crainte du Seigneur ! Priez avec vos saintes sœurs les nonnes, pour que le ciel me conserve la mère, qui est ici-bas mes seules délices. »

Les prières du père, de la mère et de la tante furent exaucées ; l’enfant, qui fut Torquato {p. 29}Tasso, naquit à Sorrente, le 12 mars 1544. Son enfance, comme celle des hommes prodigieux, fut, dans la tradition des paysans et des matelots de Sorrente, pleine de prodiges. Nous ne les rapporterons pas ; c’est l’atmosphère fabuleuse des grands hommes, l’imagination frappée voit plus beau que nature ce que la nature ordinaire ne peut expliquer. Le premier jour de la naissance de Torquato fut le dernier jour de la félicité de son père. Il apportait avec lui le malheur avec la gloire en naissant, triste et commune compensation des vœux satisfaits.

Bernardo fut contraint de quitter sa femme à peine accouchée, pour suivre le prince de Salerne à la guerre en Piémont et en Espagne. Le vice-roi de Naples fut parrain de l’enfant ; à son retour de l’armée, le père emmena sa femme et ses enfants à Salerne où il acheva le poème d’Amadis. Conduit de là en Allemagne par le prince de Salerne, qui allait négocier avec l’empereur, il fut condamné comme rebelle au roi d’Espagne, par le vice-roi de Naples, et dépouillé, par confiscation, de sa maison à Salerne et de tous les trésors qu’elle contenait ; sa femme Porcia, réfugiée à Naples, dans une situation presque indigente, y {p. 30}continua l’éducation de ses enfants. Logée dans une petite maison peu éloignée du collège des jésuites, elle conduisait elle-même, avant le lever du jour, le jeune Torquato, âgé de treize ans, une lanterne à la main, à la porte du collège ; les progrès de l’enfant répondaient à la tendre sollicitude de la mère. Pendant ces années d’exil, le père, envoyé à Paris par le prince de Salerne, pour solliciter une seconde expédition française contre Naples, vivait retiré à Saint-Germain, retouchant son poème d’Amadis et adressant des vers italiens à Marguerite de Valois. Désespérant de l’expédition française contre Naples, il se réfugia à Rome, où il reçut l’hospitalité dans le palais du cardinal Hippolyte d’Este. Il y avait donné rendez-vous à sa femme Porcia et à ses enfants ; mais Porcia, persécutée à cause de son mari par le vice-roi de Naples, et par ses propres frères qui refusaient de lui payer sa dot, fut contrainte d’entrer dans un monastère et de prendre le voile au couvent de San-Festo.

Son fils, arraché de ses bras, obtint seul l’autorisation d’aller rejoindre son père à Rome ; il raconte lui-même, dans la strophe suivante, le déchirement de deux cœurs que la fortune séparait pour toujours :

{p. 31}« La cruelle fortune m’arracha, presque encore enfant, du sein de ma mère ; ah ! je me souviendrai toujours, en soupirant, de quels baisers humides de ses larmes, et de quelles ardentes prières emportées, hélas ! par les vents, elle attendrit nos adieux ! Je ne devais plus jamais me revoir visage à visage avec celle qui me pressait dans ses bras, avec des nœuds si étroitement serrés et si inextricables. Ah ! malheureux, je suivis comme Ascagne ou Camille, d’un pas chancelant, mon père errant sur la terre. »

L’infortuné père, en recevant son fils Torquato à Rome et en achevant son éducation, ne put jamais obtenir que les portes du couvent s’ouvrissent, à Naples, pour sa chère Porcia ; elle mourut soudainement à Naples, soit de ses angoisses, soit du poison préparé par ses proches, qui craignaient qu’elle ne revendiquât un jour ses biens retenus par eux.

Nous possédons une lettre de Bernardo Tasso qui semble confirmer ces soupçons.

« La fortune », dit-il dans cette lettre, « non contente de toutes mes adversités passées, vient, pour me rendre complètement malheureux, de m’enlever cette jeune et charmante femme, mon épouse, et de détruire par cette {p. 32}mort toute espérance de félicité pour moi, le seul soutien de mes pauvres enfants et la seule perspective de consolation qui me restât pour mes vieux jours ; je la pleure nuit et jour et je m’accuse de sa mort, parce que je n’aurais jamais dû, par une vaine ambition de grandeur, ou par un attachement trop grand à mon prince, l’avoir abandonnée ainsi que mes petits enfants et le gouvernement domestique de ma maison, entre les mains non de ses frères, mais plutôt de ses plus cruels ennemis !… Mais Dieu l’a permis ainsi pour punir en elle mes propres iniquités, et pour empoisonner par sa mort le reste des jours, peut-être, hélas ! trop longs, qui me restent à vivre !… Je déplore par-dessus tout la promptitude de cette mort, qui n’a été précédée que d’une maladie de trente-six heures, suite, comme je le conjecture, ou du poison ou d’un brisement de cœur. Je gémis sur le sort de ma fille, qui malheureusement pour elle reste vivante, jeune, sans direction, entre les mains de ses ennemis, sans autre ami que son misérable père, pauvre, âgé, loin d’elle et disgracié de la fortune. Je prie Dieu de m’accorder la patience, car, si mon désespoir et mes malheurs ne trouvent {p. 33}pas bientôt quelque remède, je ne sais ce qui adviendra de moi.

« Je fais les derniers efforts, ajoute-t-il, pour arracher ma pauvre fille des mains de ses ennemis, pour qu’il ne lui arrive pas ce qui est arrivé à sa malheureuse mère, laquelle (je le tiens pour avéré) a été empoisonnée par ses frères pour se libérer de sa dot. »

« Je sais », dit-il dans une lettre à sa sœur Afra, la nonne de Bergame, « que plus j’adorai cette jeune femme, moins je devrais m’affliger de sa perte, puisque la mort est la fin de toutes les adversités dans l’océan desquelles elle était incessamment plongée à cause de moi. Quelle perspective humaine nous restait-il à lui offrir pour nous faire désirer la continuation de sa vie ? Hélas ! aucune… Avec une haute intelligence, avec autant de prudence que de vertus et de charmes, elle était restée par suite de mon bannissement dans une sorte de veuvage sans parents ou avec des parents pires que des étrangers ; sans amis pour l’aider de leurs conseils dans l’adversité, en sorte qu’elle vivait dans un continuel état de crainte ou d’anxiété ; elle était jeune, elle était belle ; elle était si jalouse de son honneur que depuis mon exil elle avait {p. 34}souvent désiré d’être vieille et disgraciée de figure ! Elle aimait tant notre fils Torquato et moi que, forcée de vivre loin de nous, sans espoir d’être jamais tranquille et heureux ensemble, son cœur était torturé de mille angoisses comme celui de Tityus, dévoré par les vautours ; elle désirait vivre avec moi, fût-ce même en enfer », ajoute-t-il. « Résignons-nous donc à ce qui finit ses peines ! »

On voit par ces lettres que la mère du Tasse était une de ces femmes rares qui forment de leur sang les hommes supérieurs, poètes, philosophes, héros. Les grandes mères font les grands fils : il n’y a presque pas d’exception à cette vérité dans l’histoire.

XII §

C’est dans cette tristesse de cœur et dans cette gêne de son père à Rome que Torquato, séparé de sa mère par la mort, et de sa sœur Cornélia par l’absence, contracta cette mélancolie, charme de ses vers, malheur de son {p. 35}existence. Ceux dont l’enfance fut triste ne renaissent jamais complètement à la joie, dit Sénèque, dans des vers qui semblent d’hier :

Pectora longis habitata malis
Non sollicitas ponunt curas ;
Proprium hoc miseros sequitur vitium,
Nunquam rebus credere lætis,
Redeat felix fortuna licet.

« Les cœurs comprimés par de longues et précoces infortunes ne déposent jamais complètement les soucis qui ont pesé sur leur jeunesse ; c’est le propre des malheureux de ne jamais croire aux choses heureuses, même quand la fortune souriante revient à eux. »

On voit dans une lettre du jeune Torquato écrite de Rome, à cette époque, à la belle et puissante protectrice de tous les génies et de toutes les adversités, la célèbre Vittoria Colonna, combien ce jeune homme sentait prématurément les malheurs de son père et de sa sœur. C’est pour cette sœur demeurée en captivité à Naples que Torquato implorait Vittoria Colonna.

« Assister un pauvre gentilhomme qui, sans aucun tort de sa part et pour demeurer, au {p. 36}contraire, fidèle à l’honneur, est tombé dans le malheur et dans l’indigence, est le privilège d’un esprit noble et magnanime tel que le vôtre ; et sans cette assistance, Madame, mon pauvre vieux père mourra bientôt de désespoir, et vous perdrez en lui un de vos admirateurs les plus affectionnés et les plus dévoués. Le porteur de cette lettre vous dira que Scipion Rossi, mon oncle, veut marier ma sœur avec un pauvre gentilhomme qui ne lui promet qu’une vie misérable. C’est une grande infortune, Madame, de perdre ses richesses, mais la pire est de se dégrader du rang où la nature nous fit naître. Mon pauvre vieux père n’a plus que nous deux, et, depuis que le sort lui a enlevé sa fortune et une femme qu’il aimait plus que son âme, il ne peut penser sans désespoir à être privé par la cupidité de ses oncles d’une fille chérie, dans le sein de laquelle il espérait reposer le peu de jours qui lui restent à vivre. Nous n’avons plus d’amis à Naples, nos parents y sont nos ennemis ; et, à cause de ces circonstances, chacun craint de nous tendre la main… Mon angoisse est telle, excellente dame, que le désordre de mon esprit se communique à mes paroles ; c’est à Votre Excellence {p. 37}à se représenter l’excès des peines qu’il m’est impossible d’exprimer ! »

Pendant ces touchantes et vaines démarches de son fils pour délivrer sa sœur de la tyrannie de ses oncles et pour soulager son père, ce pauvre père exhalait sa douleur de la perte de Porcia dans une ode égale aux plus amoureuses complaintes de Pétrarque. La poésie, l’indigence, la mort, les larmes, la religion, l’adolescence, la vieillesse, également dépourvues de secours dans le grenier d’un cardinal à Rome, étaient le père et la mère, comme dit Job, du poète futur de l’Italie.

L’approche de l’armée des Impériaux qui venaient assiéger Rome, et la crainte de tomber dans les mains des Espagnols, ses ennemis, chassèrent Bernardo de ce dernier asile ; il envoya son fils à Bergame aux soins d’un prêtre de ses parents, pour achever son éducation. Quant à lui, seul, à pied, ne portant pour tout bagage que deux chemises et son poème manuscrit d’Amadis, il se mit en route pour Ravenne et pour Venise, où il espérait faire imprimer son poème. Heureusement pour lui, le duc d’Urbin, qui estimait son caractère et son talent, apprit par hasard son passage à travers ses États ; il l’arrêta à Pesaro et lui donna l’hospitalité {p. 38}dans une maison de campagne située sur les collines qui entourent la ville, où les prairies, les bois, les eaux et la vue de la mer Adriatique, formaient un horizon inspirateur pour le poète fatigué des vicissitudes du sort. Il s’y livra en paix, et dans la société lettrée de la cour du duc d’Urbin, à la révision de son poème.

Pendant ce doux loisir du père, le jeune Torquato continuait ses études à Bergame, dans la maison d’une grande dame de la famille des Tassi, qui traitait l’enfant comme son fils. Elle se refusait par tendresse à le rendre à son père, qui l’appelait près de lui à Pesaro. Plus tard, Torquato y rejoignit son père. Le duc d’Urbin, charmé de la figure, du caractère et du talent précoce de Torquato, en fit le compagnon d’étude et l’ami de son propre fils Francisco. Un maître illustre, Corrado, présidait à l’éducation du prince et du gentilhomme. Une amitié qui survécut au malheur et à la mort du Tasse, et dont on trouve des traces touchantes dans les lettres du duc d’Urbin, ne tarda pas à éclore entre les deux adolescents. Le départ de Bernardo Tasso pour Venise, où il rappela bientôt son fils auprès de lui, interrompit malheureusement, après deux ans de {p. 39}repos, cette douce intimité. Il employait son fils à copier, à corriger et même quelquefois à achever son poème. Cette occupation et la société des poètes de Venise décidèrent de plus en plus la vocation du jeune Torquato vers la poésie. Il apprit avec horreur, à cette époque, que sa sœur Cornélia, mariée à un jeune gentilhomme de Sorrente nommé Sersale, avait été enlevée par les Turcs dans une des fréquentes descentes qu’ils faisaient sur les côtes d’Italie. Les angoisses du père et du fils se calmèrent bientôt en apprenant que les Turcs avaient respecté la rare beauté de Cornélia, et l’avaient rendue à son mari pour une modique rançon.

XIII §

La publication du poème d’Amadis n’améliora pas le sort des deux proscrits. À l’exception du duc d’Urbin, qui continua à combler l’auteur de sa faveur et de ses bienfaits, Bernardo Tasso ne reçut des autres princes de France et d’Italie, auxquels il adressa son œuvre, que des {p. 40}louanges et des remercîments. Il se retira à Mantoue, et envoya Torquato étudier la jurisprudence à Padoue. Cette étude, si aride et si opposée aux études poétiques dont il avait pris l’habitude et l’exemple chez son père, rebuta le jeune homme. Il conçut, à Padoue, la première idée d’un poème chevaleresque qui pût rivaliser avec l’Amadis de son père, et il écrivit en quelques mois le poème du paladin Rinaldo. Il le dédia, à la fin du douzième chant, au cardinal Louis d’Este, son protecteur à Rome, et à son père Bernardo Tasso, dans des strophes attendries par la piété filiale.

« Mais, avant de paraître devant celui pour lequel tu n’es qu’un indigne hommage », dit-il à son poème, « présente-toi d’abord à celui qui fut choisi par le ciel pour me donner, de son propre sang, la vie ; c’est par lui que je chante, que je respire, que j’existe, et, s’il y a quelque chose de bon en moi, c’est de lui seul que j’ai tout reçu ! »

Le père s’affligea d’abord, puis s’enorgueillit bientôt après de cette œuvre imparfaite et prématurée, mais merveilleuse, dit-il, dans ses lettres, d’un enfant de dix-sept ans ! Il consentit à l’impression du poème, et autorisa son fils à renoncer à l’étude de la jurisprudence, {p. 41}pour se livrer tout entier à l’étude des lettres et à la philosophie. La renommée naissante dont la publication du poème de Rinaldo entoura le nom de Torquato le fit convier par l’université de Bologne à venir honorer ses leçons de sa présence. C’est à Bologne qu’il chercha, avec l’instinct du génie, le sujet d’une épopée moderne égale aux grandes épopées nationales d’Homère et de Virgile, et qu’il trouva ce sujet dans les croisades. Cette épopée avait sur l’Iliade et l’Énéide l’avantage d’être universelle dans le monde alors chrétien. La religion commune est une patrie commune ; il y eut dans le choix du sujet autant de génie que dans le poème lui-même ; les croisades, qui avaient été l’héroïque folie des siècles précédents, étaient restées la tradition héroïque des peuples chrétiens. Celui qui ferait de ces traditions une épopée chrétienne serait assisté dans son œuvre, non-seulement par l’imagination, mais par la foi des hommes ; il serait l’Homère d’un culte vivant au lieu d’être l’Homère de fables mortes.

Torquato, de plus, était sincèrement et tendrement religieux ; il se sentait poussé vers son poème non-seulement par la poésie, mais par la piété ; c’était le croisé du génie poétique, {p. 42}aspirant à égaler, par la gloire et par la sainteté de ses chants, les croisés de la lance qu’il allait célébrer. Les noms de toutes les familles nobles ou souveraines de l’Occident devraient revivre dans ce catalogue épique de leurs exploits, et attirer sur le poète la reconnaissance et la faveur des châteaux et des cours. Les croisades étaient le nobiliaire de l’Europe, le poète serait l’arbitre et le distributeur de l’immortalité parmi les descendants de ces familles ; enfin le poète n’était pas seulement poète dans Torquato, il était chevalier. Un sang héroïque coulait dans ses veines, il rougissait de polir des vers au lieu de tenir l’épée de ses pères ; célébrer des exploits guerriers lui semblait associer son nom aux héros qui les avaient accomplis sur les champs de bataille ; la religion, la chevalerie et la poésie, la gloire du ciel, celle de la terre, celle de la postérité, se réunissaient pour lui conseiller cette œuvre. Les poètes, en ce temps, étaient les héros de l’esprit au niveau des héros de l’épée ; le chevalier ne dérogeait pas en célébrant dans ces chants les hauts faits dont il avait la source dans son sang, l’idéal dans son âme. Tels furent les instincts qui portèrent le Tasse à choisir pour gloire l’épopée, et pour sujet les croisades.

{p. 43}La première esquisse de ce poème, et quelques centaines de vers des premiers chants conservés à Rome dans la bibliothèque du Vatican, donnent la date précise de la pensée du Tasse en 1564. De Bologne, il se rendit à Mantoue pour rejoindre son père ; mais, quand il arriva à la cour de Mantoue, son père en était déjà reparti pour retourner à Rome. Torquato, présenté à la cour de Ferrare par une de ses protectrices, Claudia Rangoni, fut enfin admis à titre de chevalier et de courtisan officiel parmi les familiers du cardinal d’Este, frère du prince régnant à Ferrare.

XIV §

Les princes de la maison souveraine d’Este, une des plus puissantes d’Italie, étaient les seconds Médicis de l’Italie en deçà des Apennins ; les armes, les lettres, les arts, les grandes charges à la cour des papes, les cardinalats, les papautés même, fréquents dans leur maison, leurs richesses enfin, faisaient de la cour de ces {p. 44}princes, à Ferrare, une autre Rome, une autre Florence. La cour de Léon X lui-même n’a pas été illustrée, parmi les siècles, par deux noms plus immortels que les noms de l’Arioste et du Tasse, ces deux clients de ces grands Mécènes du seizième siècle à Ferrare.

Le prince régnant à Ferrare, au moment où le Tasse entrait au service du cardinal d’Este son frère, était Alphonse II, fils et successeur d’Hercule II. Alphonse était, selon l’historien le mieux informé, Muratori, brave, juste, magnifique, religieux, passionné pour la gloire des lettres et des arts ; ces qualités, dit-il, étaient obscurcies dans ce noble caractère par un mélange d’orgueil, de caprice, de susceptibilité, de ressentiment implacable contre ceux dont il croyait avoir reçu quelques offenses. Le luxe de sa cour éclipsait même celui des Médicis ; l’écrivain français Montaigne, à l’occasion de sa visite à Ferrare, s’extasie, dans ses notes de voyages, sur la prodigieuse splendeur de cette cour, sur le nombre des courtisans, et sur la magnificence des fêtes et des costumes. La cour du cardinal Louis d’Este, le plus jeune des frères d’Alphonse II, se composait de plus de cinq cents chevaliers, courtisans, officiers ou serviteurs.

{p. 45}Ce jeune prince, que Torquato Tasso avait connu dans son adolescence à Rome, avait toutes les qualités de son frère, mais il y joignait de plus la constance dans ses amitiés, la modestie, la solidité et la grâce du caractère qui le faisaient adorer ; il reçut Torquato en ami plutôt qu’en maître, ne lui demandant pour tout service que d’illustrer sa cour et sa famille par l’éclat de renommée littéraire qui commençait à rayonner de son nom. Le Tasse admis, dès le premier jour, dans la familiarité intime du cardinal, fut témoin, peu de temps après son arrivée à Ferrare, de l’entrée solennelle de Barbara, fille de l’empereur d’Allemagne Ferdinand Ier, et sœur de l’empereur Maximilien II, qui venait épouser le duc de Ferrare, Alphonse II. Pendant les fêtes, tournois et spectacles donnés à l’occasion de ce mariage, et qui durèrent six jours et six nuits, le Tasse fut présenté à Lucrézia et à Léonora, les deux charmantes sœurs du duc et du cardinal. Ces princesses accueillirent le jeune favori de leur frère, dont elles connaissaient déjà les vers par le Rinaldo, comme un homme qui mériterait bientôt la faveur du monde, et qui promettait un rayon de plus à la gloire de leur maison. L’extrême jeunesse et la beauté pensive {p. 46}de Torquato ajoutèrent l’attrait et la tendresse à cet accueil. La nature, en effet, semblait s’être complu à personnifier la poésie dans le poète ; son portrait par le marquis Manso, son ami, qui l’avait décrit dans son adolescence, à Sorrente et à Rome, rappelle le gracieux portrait de Raphaël d’Urbin, le génie enfant, avec un trait de plus dans le regard, la fierté martiale du chevalier qui sent l’héroïsme dans son sang.

« Torquato », dit le marquis Manso, qui l’avait revu après ses malheurs et à un autre âge, « était un homme si accompli de forme, de stature et de visage, que, parmi les hommes de la plus haute taille, il pouvait être admiré comme un des plus imposants et des plus merveilleusement proportionnés ; son teint était frais, coloré, bien que dès sa jeunesse les études, les veilles, et plus tard les revers et les souffrances, eussent donné un peu de pâleur et de langueur à ses traits. La couleur de ses cheveux et de sa barbe tenait le milieu entre le noir et le blond, dans une telle proportion cependant, que le sombre l’emportait sur le clair, mais que ce mélange indécis des deux teintes donnait à sa chevelure quelque chose de doux, de chatoyant {p. 47}et de fin ; son front était élevé et proéminent, si ce n’est vers les tempes, où il paraissait déprimé par la réflexion ; la ligne de ce front, d’abord perpendiculaire au-dessus des yeux, déclinait ensuite vers la naissance de ses cheveux qui ne tardèrent pas à se reculer eux-mêmes vers le haut de la tête, et à le laisser de bonne heure presque chauve ; les orbites de l’œil étaient bien arqués, ombreux, profonds et séparés par un long intervalle l’un de l’autre ; ses yeux eux-mêmes étaient grands, bien ouverts, mais allongés et rétrécis dans les coins ; leur couleur était de ce bleu limpide qu’Homère attribue aux yeux de la déesse de la sagesse et des combats, Pallas ; leur regard était en général grave et fier, mais ils semblaient par moments retournés en dedans, comme pour y suivre les contemplations intérieures de son esprit souvent attaché aux choses célestes ; ses oreilles, bien articulées, étaient petites ; ses joues plus ovales qu’arrondies, maigres par nature et décolorées alors par la souffrance ; son nez était large et un peu incliné sur la bouche ; sa bouche large aussi et léonine ; ses lèvres étaient minces et pâles ; ses dents grandes, régulièrement enchâssées et éclatantes {p. 48}de blancheur ; sa voix claire et sonore tombait à la fin des phrases avec un accent plus grave encore et plus pénétrant ; bien que sa langue fût légère et souple, sa parole était plutôt lente que précipitée, et il avait l’habitude de répéter souvent les derniers mots ; il souriait rarement, et, quand il souriait par hasard, c’était d’un sourire gracieux, aimable, sans aucune malice et quelquefois avec une triste langueur ; sa barbe était clairsemée et, comme je l’ai déjà dépeinte, d’une couleur de châtaigne ; il portait noblement sa tête sur un cou flexible, élevé et bien conformé ; sa poitrine et ses épaules étaient larges, ses bras longs, libres dans leurs mouvements ; ses mains très allongées mais délicates et blanches, ses doigts souples, ses jambes et ses pieds allongés aussi, mais bien sculptés, avec plus de muscles toutefois que de chair ; en résumé, tout son corps admirablement adapté à sa figure ; tous ses membres étaient si adroits et si lestes que, dans les exercices de chevalerie, tels que la lance, l’épée, la joute, le maniement du cheval, personne ne le surpassait. Cependant, ajoute Manso, il ne parlait pas en public, devant les princes ou devant les {p. 49}académies avec autant de force, d’assurance et de grâce dans l’accent, qu’il y avait de perfection dans le style et dans les pensées, peut-être parce que son esprit, trop recueilli dans ses pensées, portait toutes ses forces au cerveau, et n’en laissait pas assez pour animer le reste de son corps ; néanmoins, dans toutes ses actions, quelque chose qu’il eût à dire ou à faire, il découvrait à l’observateur le moins attentif une grâce virile et une mâle beauté, principalement dans sa contenance, qui resplendissait d’une si naturelle majesté qu’elle imposait, même à ceux qui ne savaient pas son nom et son génie, l’admiration, l’étonnement et le respect. »

Manso dit que Torquato avait la vue courte et faible par la continuelle lecture à laquelle il se livrait sans repos, et même par celle de sa propre écriture prodigieusement fine et souvent illisible.

Le costume habituel du Tasse était, ajoute Manso, conforme à la gravité et à la simplicité de goût d’un homme qui se respecte lui-même jusque dans ses vêtements. Son vêtement ordinaire, dès sa jeunesse, était toujours noir, sans aucun des ornements et des broderies en usage de son temps ; il n’était, en général, suivi que {p. 50}d’un seul page ; mais, quoique sobre, son costume était éloigné de la négligence. Il aimait le linge blanc et fin, et il en faisait faire d’amples provisions ; mais il le portait sans lacet et sans broderie. Pour ses aliments, il n’aimait que les choses légères, douces, sucrées ; il avait une invincible répugnance à tout ce qui était fort ou amer ; il ne buvait que de l’eau légèrement coupée des vins liquoreux de Grèce et de Chypre ; tout était tempéré dans ses goûts comme dans son âme. Sa conversation, sans vivacité et sans saillies, coulait de ses lèvres avec naturel, lenteur et mélancolie ; il ne causait point pour éblouir, mais pour se répandre dans le sein de l’amitié, soit par retour de sa pensée sur les adversités de son berceau, soit par pressentiment de ses malheurs futurs. L’ombre de la mélancolie, planant sur ses traits, mêlait un intérêt tendre et une pitié vague à l’admiration que son nom et sa personne inspiraient partout où il paraissait.

Tel est le portrait minutieux qu’un contemporain et un ami trace du Tasse ; ce portrait est parfaitement conforme à celui que nous possédons nous-même, copié sur le portrait original, peint sur le Tasse vivant à Florence, et qui nous a été prêté par notre illustre ami, {p. 51}le marquis Gino Caponi, homme digne de vivre dans sa galerie en société avec ces grands hommes de sa patrie.

XV §

La mort du pape interrompit brusquement ces fêtes à Ferrare. Le cardinal Louis d’Este partit pour Rome afin d’assister au conclave ; Torquato resta à Ferrare. Pendant l’absence de son protecteur les deux princesses ses sœurs, Lucrézia et Léonora d’Este, filles de Renée de France, admirent le jeune poète dans leur familiarité. Lucrézia, l’aînée, avait trente et un ans ; la seconde, trente. Toutes deux d’une beauté célèbre, quoique différente, et d’un esprit cultivé, elles rassemblaient dans leur personne la grâce de la France et la passion de l’Italie. L’une et l’autre avaient reçu dans le palais lettré de Ferrare l’éducation presque virile des maîtres, des philosophes et des poètes les plus éminents de ce siècle. Léonora, à ces études sévères, avait {p. 52}joint l’étude de la poésie et excellait elle-même dans la langue des vers. D’une beauté plus idéale et plus délicate que sa sœur, elle évitait souvent, sous prétexte d’une santé plus frêle, les cérémonies et les fêtes de la cour. Renfermée et recueillie dans ses appartements et dans ses jardins hors de la ville, elle n’apparaissait qu’entourée du mystère de sa vertu et de son génie. Ses charmes, plus voilés, n’en avaient que plus de prestige : elle était la divinité cachée de tous les courtisans, de tous les princes, de tous les poètes de Ferrare ou de l’Italie. Son entretien avait la grâce, le demi-jour et la douce intimité de sa vie ; cette tristesse attendrissait les cœurs, mais la piété de son âme, toute consacrée aux pensées divines, décourageait l’amour. On n’osait aimer une beauté transfigurée en angélique apparition, au milieu d’une cour galante et souvent licencieuse d’Italie. L’impression que Léonora fit sur le Tasse, la première fois qu’il la vit dans une des dernières fêtes du mariage d’Alphonse et de Barbara, se devine plus qu’elle ne s’exprime dans quelques vers de sa pastorale de l’Aminta, qu’il écrivait pendant l’absence du cardinal d’Este.

« Ah ! que vis-je alors ! s’écrie le poète, déjà {p. 53}touché à son insu, qu’entendis-je !… Je vis des divinités célestes et charmantes, et, parmi ces nymphes et ces sirènes… je restai frappé de stupeur, et je me sentis tout à coup grandir moi-même à la hauteur de ce que j’admirais… Rempli d’une vie inconnue, inondé d’une divinité intérieure toute nouvelle… je chantais les exploits et les héros, dédaignant désormais les humbles idylles… »

XVI §

Cependant, soit que la distance et le respect eussent intimidé l’aveu de ces sentiments pour Léonora d’Este, soit qu’il eût voulu dérober sous un autre nom les hommages poétiques secrets qu’il adressait dans son cœur à Léonora, le Tasse affecta de célébrer quelque temps dans ses vers une autre beauté de la cour de Ferrare. C’était Lucrézia Bendidio, jeune fille d’illustre naissance, à laquelle presque tous les poètes du temps adressaient leurs soupirs et leurs sonnets. Mais Lucrézia favorisait {p. 54}les vœux d’un autre courtisan, poète aussi, nommé Pigna, et qui était secrétaire et favori du duc régnant, Alphonse II. Léonora elle-même prévint le Tasse du danger de cette rivalité poétique avec un homme si puissant sur l’esprit de son frère. Le poète se tut et chanta sous des noms de nymphe ou de bergère le seul et véritable objet de sa passion.

La nouvelle de la dernière maladie de son père l’arracha pour quelque temps aux séductions et aux dangers de la cour de Ferrare. Le duc de Mantoue avait pris soin de la vieillesse de Bernardo Tasso, il l’avait nommé gouverneur de la petite forteresse d’Ostie sur le Pô. C’est là que le père du Tasse expira après une courte maladie, à l’âge de soixante-seize ans, le 4 septembre 1569. Torquato était arrivé à temps à Ostie pour recevoir les adieux et les bénédictions de ce tendre père. Son héritage, dilapidé d’avance par des serviteurs avides et infidèles, ne suffit ni aux frais de sa maladie ni à ceux de ses funérailles. Torquato consacra à ces pieux devoirs quelques ducats empruntés sur gage aux juifs usuriers de Ferrare. L’infortuné Bernardo, consolé au moins par la présence de son fils, n’avait témoigné à sa dernière heure que la joie d’aller rejoindre, dans le {p. 55}sein de Dieu, cette Porcia qu’il avait tant aimée, et de laisser sur la terre, pour perpétuer son nom, un fils dont la tendresse et la gloire naissante le récompensaient de ses longues adversités.

XVII §

Après avoir remercié le duc de Mantoue de la protection qu’il avait donnée à son père, le Tasse se hâta de retourner à Ferrare pour assister au mariage de la sœur de Léonora, Lucrézia d’Este, avec le prince d’Urbin, Marie de la Rovère. L’isolement dans lequel le mariage de sa sœur laissa Léonora à la cour de Ferrare parut redoubler encore l’inclination qui la portait vers le Tasse. Cette faveur de la princesse pour le poète était trop pure pour qu’elle cherchât à la dérober aux regards des courtisans. Léonora, idole du peuple de Ferrare par sa beauté et par ses talents poétiques, avait en même temps une si juste réputation de vertu et de piété qu’on la regardait dans tout le {p. 56}duché comme l’intermédiaire visible de la Providence, et qu’on attribuait à ses prières la vertu surnaturelle de fléchir le ciel et d’écarter les fléaux. On trouve une trace de cette croyance populaire dans les vers d’un poète du temps, Philippe Binaschi :

« Quand les ondes soulevées du Pô firent trembler leurs rives et menacèrent d’engloutir Ferrare et ses campagnes, une seule prière de toi, chaste Léonora, détourna de ton peuple les justes et terribles colères du ciel ! »

XVIII §

Le Tasse s’encouragea de plus en plus à son poème par la faveur que lui témoignait la princesse. La gloire n’était plus seulement pour lui dans une vaine et froide renommée, mais dans l’applaudissement d’une femme adorée qui donnait un cœur à cette gloire. Il en écrivit six chants en quelques mois, avec la double inspiration de la poésie et de l’amour. Il s’était {p. 57}décidé enfin à l’écrire dans le rhythme chantant de l’Arioste, son prédécesseur et son modèle, c’est-à-dire en stances régulières de dix vers, sorte de récitatif admirablement approprié au récit, assez musical pour soutenir l’haleine, pas assez pour fatiguer l’oreille.

L’Arioste avait assoupli ce mètre à la poésie légère, le Tasse allait l’élever à la poésie héroïque. C’était une grande audace au Tasse d’affronter de si près dans Ferrare la comparaison avec l’Homère du badinage italien. Nous trouvons dans une lettre de Voltaire à Chamfort du 16 novembre 1774, une appréciation admirablement juste de cet Arioste que le Tasse allait surpasser dans le sujet, en l’imitant dans la forme. Nous sommes heureux de rencontrer dans l’esprit si juste et si infaillible de Voltaire notre propre opinion de l’immense supériorité de l’Arioste sur son copiste naïf mais négligé, la Fontaine.

« À propos, Monsieur », dit Voltaire, « vous me reprochez, mais avec votre politesse et vos grâces ordinaires, d’avoir dit que la Fontaine n’était pas assez peintre. Il me souvient en effet d’avoir dit autrefois qu’il n’était pas un peintre aussi fécond, aussi varié, aussi animé que l’Arioste, et c’était à propos {p. 58}de Joconde ; j’avoue mon hérésie au plus aimable prêtre de notre Église.

« Vous me faites sentir plus que jamais combien la Fontaine est charmant dans ses bonnes fables ; je dis dans les bonnes, car les mauvaises sont bien mauvaises ; mais que l’Arioste est supérieur à lui et à tout ce qui m’a jamais charmé, par la fécondité de son génie inventif, par la profusion de ses images, par la profonde connaissance du cœur humain, sans faire jamais le docteur ; par ces railleries si naturelles dont il assaisonne les choses les plus terribles ! J’y trouve toute la grande poésie d’Homère avec plus de variété, toute l’imagination des Mille et une Nuits, la sensibilité de Tibulle, les plaisanteries de Plaute, toujours le merveilleux et le simple. Les exordes de tous ses chants sont d’une morale si vraie et si enjouée ! N’êtes-vous pas étonné qu’il ait pu faire un poème de plus de quarante mille vers, dans lequel il n’y a pas un morceau ennuyeux, pas une ligne qui pèche contre la langue, pas un tour forcé, pas un mot impropre ? Et encore ce poème est tout en stances !

« Je vous avoue que cet Arioste est mon homme ou plutôt un dieu, comme disent {p. 59}messieurs de Florence, il divin’ Ariosto. Pardonnez-moi ma folie. La Fontaine est un charmant enfant, que j’aime de tout mon cœur ; mais laissez-moi en extase devant messer Ludovico, qui d’ailleurs a fait des épîtres comparables à celles d’Horace. Multæ sunt mansiones in domo patris mei, il y a plusieurs places dans la maison de mon père ; vous occupez une de ces places. Continuez, Monsieur, réhabilitez notre siècle ; je le quitte sans regret. Ayez surtout grand soin de votre santé. Je sais ce que c’est que d’avoir été quatre-vingt-un ans malade.

« Je suis toujours très fâché de mourir sans vous avoir vu. »

XIX §

Ce jugement du meilleur juge en imagination et en légèreté de main dans les rythmes atteste assez la prodigieuse difficulté que le Tasse abordait en s’exposant lui-même à la comparaison avec l’Arioste, son maître. Mais la {p. 60}jeunesse, l’amour et la passion de la gloire pour mériter l’amour, osent tout et triomphent de tout. Les six premiers chants de la Jérusalem délivrée ne furent qu’une aspiration mélodieuse et continue du cœur du poète au cœur et à l’enthousiasme de Léonora. Ces huit mois furent certainement l’extase la plus prolongée et la plus féconde qui ait jamais transporté l’imagination du poète et de l’amant au-dessus des tristes réalités de la vie.

Un second départ du cardinal d’Este pour la France, où il possédait d’immenses terres de l’Église appelées bénéfices, interrompit encore cette félicité. Le Tasse suivit son prince à la cour de Charles IX, il s’y lia d’une amitié littéraire avec le poète français Ronsard. Ronsard était une sorte de Pétrarque français, qui tentait de donner à la poésie naissante de son pays les ailes de l’imagination italienne et la sphère élevée du platonisme attique ; mais le génie gaulois, prosaïque et trivial, rabaissa bientôt cette poésie au niveau de terre. Un esprit sagace mais commun, Boileau, ravala Ronsard et méprisa le Tasse. La médiocrité sage, personnifiée dans Boileau, triompha comme toujours en France des nobles témérités du génie. Sur la foi d’un vers de Boileau, {p. 61}le seul poème épique moderne digne de ce nom passa pendant deux siècles, en France, pour une fausse dorure sur un vil métal. L’impuissance d’admirer qui vient de l’impuissance de comprendre a une puissance de dénigrement dont Ronsard et le Tasse ont été longtemps les victimes parmi nous.

Le Tasse continuait lentement son poème pendant le voyage du cardinal d’Este en France ; il en écrivit plusieurs chants dans l’abbaye de Châlis, qui appartenait au cardinal. Il se délassait de ce travail en écrivant aussi quelques notes sur la nature du pays et sur le caractère des habitants ; il compare, avec assez de justesse pour un étranger, la France à l’Italie ; il attribue, comme Montesquieu, la mobilité du génie français à l’inconstante variété du climat. Ce fut là qu’il encourut, on ne sait pas précisément pourquoi, la disgrâce du cardinal son maître. C’était l’année où se tramait le massacre de la Saint-Barthélemy ; tout était trouble, lutte et dissimulation, en France, entre les catholiques et les protestants. Le cardinal d’Este, par des raisons de famille, penchait vers la modération et la conciliation des partis dans le royaume. La princesse Marguerite, sœur de Charles IX, était la maîtresse du {p. 62}duc de Guise et elle espérait l’épouser un jour ; on la donna malgré elle à Henri IV, roi de Navarre, qu’elle n’aimait pas. Le ressentiment de cette princesse s’en accrut contre le parti protestant, qui était celui de son mari ; elle paraît avoir communiqué au Tasse sa colère contre ce parti. Le Tasse était également dévoué au duc de Guise, chef militaire et politique du parti catholique. Ces deux liaisons du Tasse avec Marguerite et le duc de Guise lui faisaient blâmer trop haut la longanimité du cardinal d’Este envers les hérétiques. Une lettre inédite du poète semble indiquer clairement que ce fut le motif de sa disgrâce : « Peut-être, dit-il dans cette lettre, ai-je dû le refroidissement du cardinal au trop grand zèle que j’ai montré pour le parti catholique en France, ou par ressentiment de ce que je manifestais pour la religion plus de sollicitude que cela ne convenait à la politique de certains ministres de la cour de Ferrare. » L’écrivain français Balzac assure que la négligence du cardinal envers son poète fut poussée jusqu’à lui retirer son traitement et à lui refuser tout moyen de renouveler ses vêtements, usés par un an de séjour en France. {p. 63}« Il partit de Paris », dit Balzac, « avec le même habit qu’il portait en y arrivant. »

C’était aux approches de la Saint-Barthélemy ; il se rendit à Rome avec son ami Manzuoli, un des secrétaires du cardinal, et fut accueilli par le pape Pie V, auquel il adressa une ode latine qui lui mérita sa faveur.

 

Lamartine.

(La suite au prochain entretien.)

XCIIe entretien.
Vie du Tasse (2e partie) §

I §

{p. 65}Mais une autre faveur plus tendre et plus durable que celle des rois, des papes et des cardinaux, veillait de loin sur lui malgré sa disgrâce ; c’était celle des deux charmantes princesses de Ferrare, Lucrézia, duchesse d’Urbin, et Léonora, toujours restée à la cour de son frère. Elles se concertèrent pour obtenir d’Alphonse II, leur frère, qu’il attachât à sa personne le jeune Torquato, gloire future de leur maison, et déjà souci secret de leur {p. 66}cœur. Alphonse céda à leurs sollicitations ; il prit Torquato à son service personnel, il lui accorda une pension de seize couronnes d’or par mois, et il le dispensa de toute fonction et de toute assiduité pour le laisser tout entier à la poésie, seul service digne de son génie.

Comblé de ces faveurs dont il devinait la source, ce qui les lui rendait plus chères, il accourut à Ferrare au mois de mai 1572. Alphonse et ses sœurs le reçurent en favori de la famille. On lui permit d’aller faire un court séjour à Rome pour consulter les érudits, les théologiens et les critiques du temps, sur les chants déjà achevés de son poème. Auguste ne traita pas Virgile avec plus de libéralité quand ce poète voulut aller en Grèce et en Troade pour polir ses œuvres. Le Tasse s’exprime ainsi lui-même dans sa correspondance sur Alphonse :

« Ce prince me releva avec la main de mon obscure fortune, au grand jour, et à l’estime de sa cour ; il me fit passer de l’indigence à la richesse, il donna lui-même une considération et un prix de plus à mes productions poétiques, en assistant fréquemment et attentivement à la lecture de mes vers, et en traitant leur auteur avec toutes sortes d’égards {p. 67}et de marques d’admiration ; il m’admit honorablement et familièrement à sa table et à ses entretiens ; il ne me refusa aucune des faveurs que je lui demandai. »

La félicité du Tasse à Ferrare, à cette époque, était de nature à inspirer l’envie. Jeune, beau, illustre déjà par les promesses de son génie, honoré de la faveur intime de son prince, admiré de cette sœur d’Alphonse que toute l’Italie regardait comme supérieure à la Béatrix de Dante, à la Laure de Pétrarque, cher même comme un ami à cette autre sœur Lucrézia, maintenant duchesse d’Urbin, qui partageait pour lui le penchant de Léonora, enivré des plus légitimes perspectives de gloire poétique et peut-être des plus douces illusions de grandeur par l’amour mystérieux de Léonora, achevant lentement dans le loisir des délicieux jardins de Bello Sguardo, ce Versailles des ducs de Ferrare, le poème qui devait élever son nom au-dessus du nom de ses protecteurs, rien ne manquait à sa félicité que ce qui manque à toutes les choses humaines : la durée.

La mort de la jeune duchesse de Ferrare, Barbara d’Autriche, et celle du cardinal Hippolyte d’Este, oncle d’Alphonse, répandirent {p. 68}le deuil sur cette cour. Le Tasse écrivit à Alphonse des consolations où la tendresse s’unit au respect ; le poète perdait lui-même, dans le cardinal Hippolyte d’Este, un de ses protecteurs les plus déclarés et les plus puissants à Rome. C’est ce cardinal qui venait de construire à Tivoli, non loin des cascades et des ruines de la villa de Mécène, ce merveilleux palais d’Este et ces jardins, type de ceux d’Armide, où les édifices, les terrasses, les grottes, les arbres, les fleurs et l’eau jaillissant ou courant dans des canaux harmonieux, remplissaient l’oreille de mélodies éternelles semblables aux concerts des harpes éoliennes. C’est là qu’il convoquait tous les poètes et tous les artistes de l’Italie à jouir des magnificences et à concourir à la gloire de la maison d’Este. Le Tasse, recommandé à son oncle par Léonora, avait déjà joui une fois de l’accueil de ce cardinal, dans son premier voyage à Rome.

II §

{p. 69}Alphonse se rendit à Rome pour recueillir l’héritage de son oncle ; il y passa l’hiver de 1572 à 1573. L’absence de ce prince laissa le Tasse à Ferrare dans une familiarité plus recueillie avec sa sœur Léonora. C’est sous l’empire des plus tendres rêveries de son âge qu’il interrompit alors ses chants épiques, et qu’il écrivit sa délicieuse pastorale de l’Aminta, drame amoureux et tragique dont l’amour est le sujet, dont des bergers et des bergères sont les personnages, et dont les vallées, les montagnes, les forêts, sont la scène. L’Aminta est à la Jérusalem délivrée ce que les Églogues de Virgile sont à l’Énéide : une diversion légère et gracieuse d’un poète souverain, qui change d’instrument sans changer de souffle, qui dépose un moment la trompette épique pour le chalumeau des bergers. Dans l’Aminta du Tasse, comme dans les Églogues de Virgile, le poète paraît d’autant plus parfait {p. 70}qu’il est moins tendu ; il semble se complaire à racheter la simplicité du sujet par l’inimitable perfection des images, des sons et des vers. Il se surpassa lui-même en jouant avec son génie ; on sent en lisant l’Aminta que tous ces vers inondés de lumière, de sérénité et de passion, furent écrits pour l’oreille, pour le cœur, et sous les regards d’intelligence d’une amante chaste, muette, mais adorée. Les larmes mêmes y sont douces, l’amour y rend tout mélodieux jusqu’aux sanglots. Un tel poète faisait respirer de tels parfums pour enivrer Léonora en s’enivrant lui-même, sous le nuage qui dérobait leur intelligence à tous les yeux.

III §

Alphonse, à son retour de Rome, fit représenter l’Aminta au printemps de 1573 dans ses jardins de Bello Sguardo ; le succès de cette tragédie pastorale fut immense et universel. L’Italie retentit du nom de l’auteur, son succès créa un genre de composition littéraire {p. 71}dans l’Europe lettrée. Le Pastor fido, de Guarini, fut peu de temps après la plus heureuse imitation de l’Aminta du Tasse ; mais le Tasse lui-même ne parut pas attacher à cette œuvre de sa jeunesse l’importance qui s’y attacha dans le goût du temps ; il aspirait avant tout à la gloire épique, ce sommet de l’art selon son siècle ; il ne voulut pas donner la mesure de son génie dans un monument inférieur à l’épopée. Il refusa de laisser imprimer l’Aminta : sa seule édition était dans la mémoire de Léonora, pour qui il avait écrit ce drame de naïf amour. Ce ne fut que pendant sa captivité dans l’hospice de Sainte-Anne qu’une copie de l’Aminta, dérobée par un des spectateurs de cette pastorale, tomba entre les mains des Aldes, célèbres imprimeurs de Venise, qui la répandirent par leurs presses dans toute l’Europe. Ce ne fut qu’alors aussi qu’on remarqua dans quelques vers de l’Aminta une sorte de pressentiment secret et prophétique de l’état mental du poète, qui semblait décrire les premiers symptômes de sa mélancolie.

« Ah ! tu ne sais pas ce que Tircis m’écrivait, quand, dans le délire de sa passion pour moi, il errait en forcené à travers les forêts, et qu’il excitait tout à la fois la dérision et la {p. 72}pitié des pasteurs et des nymphes ! Non pas que ce qu’il écrivait portât les signes de la démence, bien que ses actes fussent déjà souvent d’un insensé !… »

IV §

Le succès prodigieux de l’Aminta en Italie, la faveur du duc régnant, la bienveillance voilée, mais persévérante, de Léonora, éveillèrent la jalousie des poètes, des courtisans, et même des ministres à la cour de Ferrare, contre un jeune étranger que la naissance, la beauté, le génie, l’amour peut-être, pouvaient élever au-dessus de tous ses rivaux. Une ligue muette se forma de toutes ces vanités et de toutes ces ambitions contre lui. En voyant cette ombre de la haine et de l’envie sur ses pas, il devint ombrageux lui-même ; son imagination lui fit soupçonner l’inimitié dans tous les cœurs, une embûche à tous ses pas. C’est le premier symptôme de cette mélancolie qui n’est pas, qui ne fut jamais en lui la démence, mais qui n’est plus la raison.

{p. 73}On accuse la fortune d’être hostile aux grands génies littéraires, poétiques, artistiques : nous n’admettons pas qu’un grand don de l’esprit soit une hostilité ou une malédiction de la fortune ; nous conviendrons plutôt que les grandes imaginations, quand elles ne sont pas en équilibre parfait avec les autres facultés du bon sens et du raisonnement, portent leur malheur en elles-mêmes. Tout ce qui est excessif est défaut ; tout ce qui n’est pas harmonie est désordre dans notre organisation. Cette sensibilité exquise, qui est la première condition de toute supériorité dans les beaux-arts, est aussi le tourment de ceux qui la possèdent. Un philosophe anglais a remarqué avec une admirable justesse que « si la nature douait un être d’une faculté de sentir et de penser trop supérieure à la faculté de sentir et de penser du commun des hommes, cet être en apparence privilégié ne pourrait pas vivre dans le milieu humain, ou vivrait le plus infortuné de tous les êtres. Avec des sens plus délicats, plus impressionnables, plus raffinés ; avec des sensations plus vives et plus pénétrantes ; avec un goût plus délicat, que tous les objets dont il est entouré blesseraient ou ne pourraient satisfaire ; obligé de vivre toujours {p. 74}dans une sphère qui répugnerait à la perfection de ses organes, il vivrait de souffrance, ou périrait de désir ».

Or, si cette impossibilité de vivre est absolue pour un être qui serait complètement supérieur à la généralité des hommes, cette difficulté de vivre heureux est relative dans les êtres doués seulement d’une sensibilité supérieure de quelques degrés à celle de leurs semblables. Les hommes à puissante imagination, tels que le Tasse, sont au nombre de ces victimes de leur propre supériorité. Beaucoup imaginer, c’est beaucoup prétendre ; beaucoup penser, c’est beaucoup souffrir ; être grand, c’est être disproportionné dans un monde de médiocrités ou de petitesses ; être disproportionné, c’est être déplacé ; être déplacé, c’est créer autour de soi des inimitiés, c’est éprouver soi-même une inimitié involontaire et générale contre tous ceux qui ne vous cèdent pas la place aussi vaste que la demandent vos facultés supérieures. Telle est la loi des êtres qui sont jetés dans le monde avec une prodigalité de nature trop disproportionnée au moule humain ; ils sont malheureux, mais sont-ils malheureux parce qu’ils sont trop complets ? non, ils sont malheureux parce qu’ils ne {p. 75}le sont pas assez ; ils sont à plaindre, parce qu’une seule de leurs facultés est excessive, et que les autres facultés correspondantes sont inférieures. S’il y avait égalité, équilibre, harmonie entre toutes leurs facultés ; si la sensibilité était contrebalancée par la raison, l’imagination par la justesse, l’enthousiasme par le bon sens, la passion par le devoir, la douleur par la force, ces hommes puissants dans une seule aptitude deviendraient puissants dans toutes, et leur supériorité spéciale, qui fait leur malheur, se changerait en une supériorité universelle qui ferait la gloire de l’humanité.

Tels furent les véritables grands hommes dans l’antiquité et dans tous les temps, les Homère, les Aristote, les Socrate, les Cicéron, les Solon, les Virgile, les Raphaël, les Michel-Ange, les Shakespeare, les Racine, les Fénelon, les poètes, philosophes, législateurs, hommes d’État, orateurs, artistes, chez lesquels une imagination grandiose était en rapport exact avec une infaillible raison. Ces hommes subirent sans doute les vicissitudes ordinaires de la vie de leurs semblables : mais la fortune ne parut pas s’acharner sur eux de préférence aux autres hommes ; ils n’accusèrent point le sort d’une partialité exceptionnelle ; ils furent plus {p. 76}grands sans être plus misérables ; pourquoi ? parce qu’ils furent plus complets, parce que cette même supériorité pondérée d’intelligence, qui leur servit à créer leurs œuvres, leur servit aussi à affronter, à supporter ou à vaincre les difficultés de la vie. Ils furent carrés égaux sur leurs quatre faces, offrant la même étendue d’imagination, de raison, de force et de résistance à la vie. S’ils n’eussent été grands que d’un seul côté, ils auraient faibli comme le Tasse ou comme J.-J. Rousseau ; et le monde inintelligent aurait accusé leur mauvaise fortune : c’est leur imparfaite nature qu’il fallait accuser. Un préjugé puéril met les poètes en suspicion de démence ; ce préjugé est né assez naturellement, dans le monde, de l’opinion que l’imagination prédomine exclusivement dans les poètes, et que cette prédominance de l’imagination seule les prédispose à l’égarement d’esprit. Cela est vrai des mauvais poètes, qui n’ont pas cultivé leur raison à l’égal de leur imagination ; cela est souverainement faux des bons poètes, qui sont la raison transcendante et créatrice, vivifiée et colorée par l’imagination, l’harmonie suprême de l’intelligence, et qui sont par cela même les plus raisonnables des hommes.

{p. 77}Dans le Tasse, la sensibilité et l’imagination seules étaient supérieures ; la raison, qui ne manquait pas à sa poésie, manquait à sa vie ; l’intelligence était saine, le caractère était égaré ; sa mélancolie, faiblesse de sa trame, comme dans Rousseau, obscurcissait sa raison.

Ce fut le malheur de son organisation qui amena celui de sa destinée.

V §

La duchesse d’Urbin, sœur compatissante de Léonora, informée par elle des tristesses et des langueurs du Tasse, l’invita à venir passer quelques mois de l’été auprès d’elle, dans son palais de délices de Castel Durante, près de Pezaro. Ce site avait été, dès son enfance, propice au Tasse ; il y vit représenter l’Aminta avec les mêmes applaudissements qu’à Ferrare ; il y composa en l’honneur de Lucrézia, toujours belle dans sa maturité, ce fameux sonnet de la rose, devenu depuis le proverbe poétique et consolateur des beautés dont la fleur survit à leur printemps :

« Dans l’âpre primeur de tes années, dit le {p. 78}poète à Lucrézia, tu ressemblais à la rose purpurine qui n’ouvre encore son sein ni aux tièdes rayons ni à la fraîche aurore, mais qui, pudique et virginale, s’enveloppe de son vert feuillage ; ou plutôt (car une chose mortelle ne peut souffrir la comparaison avec toi) tu étais pareille à l’aube céleste qui, brillante et humide dans un ciel serein, emperle de ses pleurs les campagnes et embaume les collines de ses senteurs ; et maintenant les années moins vertes de ta vie ne t’ont rien enlevé de tes charmes ; et bien qu’indifférente et négligée dans ta parure, aucune beauté puissante, parée de ses plus riches atours, ne peut s’égaler à toi : ainsi plus resplendissante est la fleur à l’heure où elle déplie ses feuilles odorantes ; ainsi le soleil, à la moitié de son cours, étincelle de plus d’éclat et brûle de plus de flamme qu’à son premier matin. »

Le duc et la duchesse d’Urbin, sachant que les grâces faites au Tasse étaient les plus douces flatteries au cœur de Léonora, lui firent présent d’un anneau orné d’un magnifique rubis, qu’il vendit plus tard à Mantoue comme sa dernière ressource contre la faim, pendant ses misères. Le Tasse revint à Ferrare avec le {p. 79}prince et la princesse, pour assister au second départ du cardinal Louis d’Este pour la France. Le départ de ce frère chéri coûta des larmes à Léonora ; le Tasse s’efforça de la consoler dans ses vers, qui respirent une respectueuse compassion à ses peines.

VI §

Son poème enfin terminé, en 1575, le poète résolut, avant de le livrer à l’impression, d’aller encore une fois le soumettre à Rome à la révision et à la critique des premiers littérateurs de l’Italie. Soit mécontentement fondé du sort subalterne dans lequel Alphonse le laissait languir à la cour ; soit inquiétude d’esprit, suite de sa mélancolie croissante ; soit ingratitude envers Léonora dont l’amitié ne pouvait plus suffire à son orgueil, on voit, dans les lettres du Tasse de cette date, un dessein arrêté de quitter Ferrare après avoir payé sa dette à Alphonse en lui dédiant son épopée : « J’irai vivre à Rome, écrit-il, fût-ce dans l’indigence. » Il paraît, par sa correspondance inédite de cette date, que ce dessein d’abandonner la cour {p. 80}de Ferrare, dessein connu d’Alphonse par des lettres tombées dans ses mains, fit redouter à ce prince que le Tasse n’eût l’intention de passer au service des Médicis et de déshériter ainsi sa maison de la gloire d’avoir protégé les deux grands poètes épiques de l’Italie : l’Arioste et l’auteur de la Jérusalem délivrée. Du jour où Alphonse soupçonna cette défection de son poète favori, la conduite de ce prince envers le Tasse changea ; la défiance et la froideur succédèrent à la familiarité. La maison d’Este et la maison de Médicis, bien que liées par des mariages et des traités, se disputaient entre elles non pas tant le sol que les hommes illustres de l’Italie. La gloire d’avoir donné un nouveau Virgile à l’Ausonie intéressait plus l’orgueil et la passion d’immortalité d’Alphonse, que la possession d’une province de plus annexée à ses États. L’ambition de ce siècle était littéraire, philosophique, artistique ; la renaissance des lettres avait ennobli le cœur des princes et des peuples. Un peintre, un architecte, un sculpteur, un poète faisait pencher la balance entre Rome, Florence, Ferrare, Naples, Milan ; c’était le génie qui donnait la supériorité et la gloire. Le spiritualisme avait triomphé des {p. 81}armes ; les grands hommes de lettres effaçaient les héros. La crainte de perdre le Tasse, et avec le Tasse l’honneur d’avoir produit le plus accompli des poèmes, était devenue une passion jalouse dans le cœur du duc de Ferrare.

Cependant la douce intervention de Léonora et de sa sœur Lucrézia paraît avoir suspendu ou tempéré l’effet du mécontentement de leur frère. Le Tasse obtint l’autorisation de se rendre à Rome, à Padoue, à Venise, pour épurer son poème de tout ce qui pouvait blesser les plus légers scrupules de la théologie, de la philosophie, de la langue ou du goût. Il partit et revint à Ferrare sans avoir réussi à faire imprimer son poème à Venise, parce qu’on n’y accordait pas de privilège de propriété aux auteurs.

Il y trouva le duc Alphonse de plus en plus refroidi envers lui par de nouvelles découvertes des négociations poursuivies secrètement par le Tasse avec les Médicis. La duchesse d’Urbin s’efforça de réconcilier le prince et le poète ; Léonora, plus tendre et plus active encore dans son intérêt, conjura le Tasse d’accepter d’elle-même les avantages que son frère s’obstinait à lui faire attendre.

« Hier », dit le Tasse, dans une lettre confidentielle {p. 82}à son ami Scalabrino, « Madame Léonore m’a dit dans la conversation, sans que rien eût amené un pareil sujet, que jusqu’alors ses revenus avaient été extrêmement bornés ; mais qu’à présent que sa fortune s’était améliorée par l’héritage de sa mère, elle serait heureuse d’ajouter à mon traitement, de son trésor, tout ce qui pourrait m’assister ; ceci, je ne l’ai pas recherché ni ne le rechercherai jamais, et je n’aurai jamais recours ni au duc ni à ses sœurs ; mais, s’ils m’accordent d’eux-mêmes une faveur, quelque petite soit-elle, bien loin de la refuser, je la recevrai avec reconnaissance. »

Les biographes et les commentateurs les plus versés dans les mystères de la cour de Ferrare en ce moment, ont cru que la froideur avec laquelle le Tasse accueillit la gracieuse prévenance de son amie Léonora tenait à une passion passagère qu’il affichait pour une autre Léonora qui éclipsait toutes les beautés de son temps. C’était Léonora, comtesse de Scandiano, alors en visite à la cour d’Alphonse. Le sonnet du Tasse adressé à la comtesse de Scandiano semble, par l’amoureuse recherche de ses images, justifier ce commérage de palais, recueilli par la postérité, qui recueille tout des grands {p. 83}hommes. La comtesse de Scandiano était célèbre surtout par la beauté de ses lèvres autrichiennes ; cette circonstance est nécessaire à l’intelligence de ces vers :

« Cette lèvre, colorée par les roses, s’avance légèrement humide et enflée comme par un artifice de l’amour lui-même, pour faire une insidieuse tentation au baiser.

« Amants, qu’aucun de vous ne soit assez hardi pour céder au désir, et pour s’approcher de plus en plus de ce serpent qui s’y cache pour blesser le cœur.

« Moi qui fus jadis rompu à ces amoureuses embûches, je les découvre et je vous les dénonce, ô jeunes amants !

« Ces roses de ces lèvres, comme les pommes de Tantale, s’avancent et se retirent ; l’Amour seul y reste avec son dard et ses torches pour vous blesser et vous consumer ! »

De tels vers, adressés à la plus jeune et à la plus enivrante des beautés de la cour d’Alphonse, devaient être amers à Léonora, si les sentiments de Léonora dépassèrent jamais l’enthousiasme et l’amitié d’une femme vertueuse pour un respectueux adorateur.

C’est quelques jours après avoir adressé ces vers à la comtesse de Scandiano, qu’il consentit, {p. 84}sur quelques scrupules des critiques romains qui examinaient son poème, à supprimer le bel épisode d’Olinde et de Sophronie, une des grâces les plus déplacées, mais les plus séduisantes, de son récit. L’opinion générale du temps est que le Tasse avait célébré la beauté et l’amour de Léonora d’Este sous les traits et sous le nom de Sophronie. Effacer ce portrait pour quelques mécontentements de courtisan, pour une inconstance de cœur ou pour un scrupule de critique, n’était pas seulement une offense au poème, c’était une offense gratuite au cœur de Léonora, innocente des sévérités de son frère.

L’indulgente Léonora, pardonnant à la fois à l’amant et au poète, supplia le Tasse de venir passer une partie de l’été, seul avec elle, dans une délicieuse villa au bord du Pô, nommée Casandoli. L’ingrat Torquato suivit la princesse à Casandoli, séjour de paix et d’intimité ; mais il s’en échappait souvent pour revenir à Ferrare adorer et célébrer, dans des vers passionnés, la comtesse de Scandiano. La faveur dont il paraissait jouir auprès de la comtesse, et celle que lui continuait, malgré son inconstance apparente, la douce Léonora, redoublèrent contre lui la jalousie et la haine de ses {p. 85}ennemis, surtout du célèbre poète Guarini, son rival en poésie pastorale, auteur du Pastor Fido, œuvre égale à l’Aminta du Tasse.

L’amitié même se changea en trahison et en piège contre lui. Ayant acquis la certitude qu’un de ses amis les plus intimes avait abusé de sa familiarité, dans sa maison, pour ouvrir avec de fausses clefs ses cassettes, et pour épier ses secrets d’amour et ses vers, il lui fit des reproches publics de sa félonie, en plein jour, sur la grande place du palais. Le traître donna un démenti et un soufflet au Tasse ; le poète provoqua l’insulteur à un duel loyal selon les usages de la chevalerie du temps ; mais, au lieu du combat, le lâche recourut à l’assassinat ; il fondit inopinément avec quelques estafiers sur le Tasse, qui se promenait en plein midi dans la ville. Le poète, atteint de quelques légères blessures, tira sa dague, para les coups, fondit à son tour sur ses assassins, en blessa quelques-uns et contraignit les autres à la fuite.

Le récit des circonstances de cet assassinat, qu’on trouve dans les lettres de la main du Tasse lui-même conservées à la bibliothèque Pitti, et que j’y ai lues, dément les circonstances romanesques ajoutées par ses premiers biographes à cette aventure. Ces lettres démentent {p. 86}surtout les prétendues persécutions et la fausse complicité de la cour de Ferrare dans ce crime.

« Après ce combat », dit-il, « je me suis renfermé deux jours dans ma chambre, d’où je ne suis sorti que pour faire deux visites, l’une à la duchesse d’Urbin, l’autre à Madame Léonora ; et comme on ne parlait plus de cette rencontre, j’imaginai qu’elle était complètement assoupie. Hier, cependant, je fus invité de la part de Son Altesse à l’accompagner à sa campagne, où Elle se rendait avec quelques familiers. Ce matin même, Crispo, conseiller intime et suprême du duc dans toutes les matières qui concernent la justice, me fit appeler et me répéta quelques bonnes et aimables paroles du duc, prononcées en public, la veille, et témoignant de toute son estime et de toute son affection pour moi ; paroles qui ont été confirmées par beaucoup d’autres. Il ajouta que je ne devais pas m’étonner si mon affaire avait marché lentement, attendu que ces lenteurs avaient été calculées pour s’emparer plus sûrement des coupables ; mais qu’à présent que le duc était informé qu’ils s’étaient enfuis hors de ses États, on allait procéder contre eux avec la {p. 87}dernière rigueur. J’ai la certitude que le duc a donné ses ordres en conséquence. »

VII §

Soit par la félonie de ses amis devenus ses assassins, soit par sa propre indiscrétion à lire ou à réciter ses vers en public, le Tasse apprit, peu de temps après, qu’on imprimait, à son insu, la Jérusalem délivrée dans plusieurs villes d’Italie à la fois. Ce coup parut abattre son courage ; il s’adressa au duc de Ferrare pour prévenir ce larcin de sa gloire et de sa fortune. La lettre qu’Alphonse écrivit en faveur du Tasse aux souverains d’Italie atteste un zèle aussi ardent que son amitié pour le poète. L’original de cette dépêche est sous nos yeux : Alphonse y proteste aussi énergiquement contre cette infidélité qu’il aurait pu le faire contre l’envahissement d’une de ses provinces ; on voit aussi par une lettre du cardinal de San Sisto, ministre du pape Grégoire XIII, au gouverneur de Pérouse, que les intentions d’Alphonse furent accomplies, et qu’on interdit sévèrement {p. 88}partout les éditions subreptices de la Jérusalem.

Le Tasse néanmoins, consterné d’une publicité qui lui dérobait les bénéfices de son œuvre, et qui la faisait circuler avant la dernière perfection qu’il y apportait encore, parut accuser injustement la cour de Ferrare de connivence ou d’indifférence dans cette affaire. Invité aux fêtes de Modène, au mois de janvier 1577, par la comtesse Tarquinia Molza, égale en beauté et en génie poétique à Vittoria Colonna, il se plaint, du sein des délices, de son malheur, et semble en accuser déjà ses bienfaiteurs. « J’espérais trouver la tranquillité d’esprit ici », écrit-il, « et j’y éprouve autant de misère qu’à Ferrare ; mais je suis résolu à prendre toute chose en patience et à sourire à l’adversité. Cependant je suis de plus en plus décidé à ne pas quitter le service du duc, car, outre que mes obligations envers lui sont telles que, quand je lui sacrifierais ma vie, ce ne serait pas encore assez pour payer ma dette, je crains bien de ne pas trouver à une autre cour plus de repos que dans ses États ; les maux que je subis sont de telle nature qu’ils m’atteindront partout ailleurs autant qu’à Ferrare. »

{p. 89}Ces lettres sont d’autant moins suspectes d’adulation pour le duc de Ferrare, qu’elles sont écrites hors des États de ce prince, et adressées à un de ses ennemis, Scipion Gonzague, parent et ami des Médicis. Quelques expressions attestent déjà, dans ces lettres, que le Tasse portait son mal en lui-même, et ne l’attribuait pas encore à la famille d’Este, qui le comblait d’égards, d’amitié, et peut-être d’amour.

VIII §

Cette résolution même, manifestée par le poète, de ne jamais abandonner la cour de Ferrare pour celle des Médicis, offensa et refroidit Scipion Gonzague, son ami.

« Je vois que vous êtes offensé », lui écrit le Tasse quelques jours après, sans doute en réponse à des reproches : « pardonnez-moi ; je ne sais quoi trouble mon esprit ! » Sa mélancolie, comme celle de Rousseau, se caractérisait de plus en plus par la mobilité de ses {p. 90}résolutions, et par les soupçons les plus injurieux contre ses meilleurs amis. La gloire de son nom, accrue par la cupidité des éditeurs de la Jérusalem, était cependant déjà tellement sans rivale dans toute l’Italie, qu’un propre neveu du grand Arioste lui écrivait à Modène pour lui décerner la couronne et la suprématie sur son oncle même.

Le Tasse, dans sa réponse pleine de sens, de modestie et d’admiration pour l’Arioste, son modèle et son maître, décline cette gloire. « Cette couronne, dit-il, elle est avec justice sur le front homérique de votre oncle, et il serait plus difficile de l’en arracher que d’arracher à Hercule sa massue ! »

Pendant l’hiver suivant, 1578, qu’il passa à Ferrare, toujours absorbé dans la correction de son poème, on voit se développer son humeur ombrageuse dans ses lettres à ses amis. Ainsi, dans plusieurs lettres au marquis de Monti, dans le duché d’Urbin, il se plaint de ne pouvoir garder un serviteur sûr autour de lui, et il conjure le marquis de Monti de lui envoyer un de ses vassaux pour domestique ; il ajoute que, pour prévenir toute pensée de trahison dans ce serviteur étranger, il fallait préalablement l’avertir, au nom du duc d’Urbin son souverain, {p. 91}qu’il serait puni de mort s’il trahit jamais le poète à qui on l’adresse. Ne sont-ce pas là toutes les ombres qui flottèrent plus tard sur l’imagination malade de J.-J. Rousseau, et qui lui firent jeter quatre de ses enfants à l’hospice des enfants abandonnés sans marque de reconnaissance, de peur que ses fils, sollicités au parricide par ses ennemis, ne devinssent un jour les assassins de leur père ? La même démence produit les mêmes symptômes dans ces grands hommes. Ils sont plus dénaturés dans Rousseau, ils sont aussi bizarres dans le Tasse.

Ces symptômes s’accrurent dans l’été suivant jusqu’au délire : il imagina que ses persécuteurs invisibles l’avaient dénoncé à l’inquisition pour quelques irrégularités poétiques de foi, ou pour quelques allusions aux fables mythologiques semées, à son insu, dans ses vers. Le duc de Ferrare et les princesses ses sœurs poussèrent la condescendance à ses craintes imaginaires jusqu’à lui faire écrire, par les inquisiteurs, qu’ils avaient fait examiner attentivement son poème par les théologiens, et qu’on l’absolvait à jamais de toute faute et de toute peine encourue devant l’Église.

{p. 92}Cette assurance ne le calma que pour un jour ; ses anxiétés persistèrent et troublèrent jusqu’à la fureur sa raison. Un soir, dans l’appartement de la duchesse d’Urbin, au palais, il tira son poignard du fourreau et le lança contre un des serviteurs de la duchesse, dans lequel il crut reconnaître un traître ou un ennemi. On s’empara de lui et on l’enferma dans un appartement de la cour du palais, non comme un coupable, mais comme un malade. On trouve la preuve de cet acte d’insanité dans la correspondance de Maffio Veniero, Vénitien résidant alors à Ferrare, et qui était chargé d’écrire à la cour des Médicis les nouvelles de la cour d’Este. Certes, si l’emprisonnement du Tasse eût été gratuit de la part d’Alphonse, le correspondant des Médicis n’aurait pas disculpé le duc de Ferrare de cette impiété envers le génie.

« Le Tasse a été renfermé hier, écrit Veniero, pour avoir, dans la chambre de la duchesse d’Urbin, lancé un poignard à un des serviteurs de la princesse ; mais il a été enfermé plutôt à cause de sa maladie, et dans l’intérêt de sa guérison, que pour le punir. Le poète persévère à se croire criminel du crime d’hérésie et à s’imaginer qu’on veut l’empoisonner. {p. 93}Je pense que ces désordres de son esprit viennent de quelques humeurs mélancoliques qui pèsent sur le cœur et sur le cerveau. L’événement d’ailleurs est bien déplorable, soit que l’on considère son génie ou sa bonté. »

Que peuvent répondre les accusateurs gratuits de la maison d’Este, dans cette circonstance, à une preuve aussi authentique de leur innocence, écrite sur place aux ennemis de cette maison par l’ambassadeur de ces ennemis ?

IX §

Le Tasse, revenu à son bon sens, écrivit à Alphonse pour le prier de lui rendre la liberté. L’écuyer d’Alphonse, Coccapani, ami et admirateur du poète, remit lui-même la supplique et la réponse. Alphonse chargea l’écuyer de tranquilliser le Tasse et de l’assurer que sa détention n’était que temporaire et curative. Peu de jours après, Alphonse vint en effet ouvrir {p. 94}lui-même la porte au poète, et, pour hâter sa convalescence, il l’envoya, libre et suivi d’amis et de médecins, dans son délicieux palais d’été de Bello Sguardo. Le Tasse reconnaît lui-même plus tard, dans deux passages de ses œuvres, écrits hors des États de Ferrare (huitième et dixième volume de ses lettres), que le duc de Ferrare, dans cette circonstance, lui montra l’affection « non d’un maître, mais d’un frère et d’un père ».

La paix, la solitude, l’amitié, ne suffirent pas à apaiser son imagination inquiète à Bello Sguardo. Il voulut, comme s’il se fût craint lui-même, s’enfermer pour le reste de sa vie dans le monastère des Franciscains de Ferrare. Le duc répondit à la supplique que le Tasse lui adressa de Bello Sguardo pour obtenir son congé et son agrément, qu’il ne s’opposait nullement à ce que le malade fût remis aux pères franciscains, si ces religieux consentaient à le recevoir et à répondre de sa santé par leurs soins ; il ajoute que, dans le cas contraire, le Tasse pouvait revenir habiter, libre, son appartement au palais de Ferrare, où il serait servi et soigné comme auparavant par deux serviteurs de la cour. Mais les lettres de l’écuyer, ami du Tasse, au grand-duc, à cette {p. 95}époque, disent que l’état de l’esprit du poète était plus affligeant que jamais, et qu’il « fatiguait ses confesseurs par des montagnes de folies, débitées comme des accusations contre lui-même ».

X §

Les religieux franciscains de Ferrare consentirent charitablement à recevoir le malade. Il passa quelques jours dans le couvent avec cette paix qui semble, au premier moment, tomber sur l’âme, des cloîtres. « Je suis tellement satisfait des pères, écrit-il lui-même au duc Alphonse, qu’aussitôt que ma santé sera rétablie, je suis invariablement décidé à demander à Votre Altesse la permission de me faire frate franciscain ».

Ce charme dura peu ; à peine enfermé dans le couvent, il se persuada que l’absolution qu’il avait reçue de ses hérésies imaginaires par l’inquisition, n’était pas valable ; et il adressa une supplique aux cardinaux et au pape, à Rome, pour obtenir d’eux la ratification {p. 96}de sa sécurité. Cette supplique attesterait seule sa démence ; elle est aux archives de Modène.

« Votre Seigneurie », dit-il en s’adressant à Scipion Gonzague, son intercesseur à Rome, « comprendra la situation dans laquelle je me trouve.… Suis-je tout à fait fou ou seulement malade d’esprit ?.… Je suis trop cruellement tourmenté.… Je ne vois qu’une manière de me rendre la paix de l’âme et de tranquilliser mes pensées.… Et je conjure Votre Seigneurie, par l’ancienne amitié qui exista entre nous, par la grande affection qu’elle me porte et par sa charité chrétienne, d’agir envers moi, dans cette affaire, avec la même franchise qu’Elle m’a toujours montrée ; présentez ma supplique au cardinal de Pise ou à tout autre cardinal attaché à l’inquisition, et ne vous laissez dissuader par personne de présenter ma supplique, sous prétexte que je ne suis pas en parfaite santé d’esprit.… Mais présentez ma supplique au cardinal de Pise.… Employez toute votre influence, toute votre autorité à Rome !… Travaillez de tous vos efforts à ce que Monseigneur le duc découvre la vérité, puisque, depuis le commencement de cette affaire, je {p. 97}puis lui révéler bien des choses et reconnaître mes fautes et me soumettre au traitement des médecins !… Telle est ma détresse, que je n’ai que vous au monde à qui je puisse me fier, et, si vous m’assurez que ma supplique aux cardinaux sera présentée, je vivrai enfin en paix ! » Le reste de la lettre est un désordre si inextricable de mots et de pensées, qu’elle devient complètement inintelligible ; elle se termine par une invocation à Scipion de veiller à la sûreté du Tasse, et de faire intervenir le cardinal de Médicis pour obtenir qu’on lui rende la liberté.

On reconnaît avec douleur, dans cette incohérence d’idées absurdes et d’expressions tronquées, tous les symptômes d’un égarement d’esprit trop réel.

« Je confesse mes fautes, écrit-il à la même date au duc de Ferrare, j’avoue que je suis atteint de mélancolie ; mais Votre Altesse est trompée, Elle croit qu’Elle m’a fait absoudre par l’inquisition, et il n’en est rien. Je suis poursuivi plus que jamais par elle ; ô grand prince ! obtenez-moi cette absolution, et je me soumettrai sans résistance à tous les remèdes ! Car je suis fou, mais pas cependant si fou qu’on le pense. »

{p. 98}Les chaleurs de l’été de 1577 accrurent tellement ses dispositions maladives, qu’il tomba dans cette terreur stupéfiante dont J.-J. Rousseau fut saisi dans l’asile que l’amitié de Hume lui avait procuré en Angleterre, quand il se sauva en France, comme s’il eût été poursuivi par ses assassins. Le Tasse, comme on l’a vu, n’avait d’autre prison à cette époque que ses propres appartements dans le palais de Ferrare, ou dans la villa de Bello Sguardo, sous la surveillance de deux serviteurs de la cour. La fuite était facile. Tout porte à croire qu’elle fut favorisée par la tendre pitié de Léonora et de sa sœur, la bonne duchesse d’Urbin, qui n’eurent qu’à faire fermer les yeux aux deux domestiques du palais. On peut supposer aussi qu’Alphonse lui-même ne s’opposa pas sérieusement à une évasion qui le délivrait de l’apparence, toujours odieuse, d’être le geôlier du génie. L’indifférence que ce prince montra bientôt après à l’éloignement ou au retour du poète confirme cette supposition ; rien jusqu’à cette époque ne révéla que de l’affection et de la pitié dans le cœur d’Alphonse pour le Tasse. Ce ne fut que plus tard que la sollicitude changea de caractère, et qu’une aigreur cruelle parut succéder dans ce prince à la pitié.

XI §

{p. 99}Quoi qu’il en soit de cette tolérance ou de cette connivence probable de la cour de Ferrare à la fuite du malade, le Tasse, sous l’empire des terreurs du fer, du poison, de la damnation, qui obsédaient son imagination, s’évada de ses appartements dans la nuit du 30 juillet 1579, et seul, à pied, sans argent, fuyant les chemins fréquentés, s’enfonça dans les gorges des Apennins. Tout porte à croire aussi qu’il ne fut point poursuivi dans sa fuite, car la beauté de ses traits, l’égarement de sa physionomie, l’élégance de son costume, ne pouvaient manquer de signaler son passage et de révéler ses traces aux poursuites du duc de Ferrare. Toute la prudence du poète se borna à éviter les grandes villes, telles que Bologne, Florence, Rome, qui se trouvaient sur sa route, à suivre les chemins les moins frayés et à ne demander l’hospitalité que dans les hameaux ou dans les chaumières. Cette fuite du Tasse, de cette cour qui avait élevé sa fortune jusqu’à {p. 100}l’amour d’une princesse, vers ce village de Sorrente, où il espérait retrouver l’obscurité et la paix de son berceau, égale en poésie et en pathétique les plus touchantes imaginations de son poème.

Il y a au fond du cœur des hommes nés sensibles une passion ou une maladie de plus que dans les autres hommes : c’est la passion ou la maladie des lieux qui les ont vus naître et dont le nom, le site, le ciel, les montagnes, les mers, les arbres, les images, évoqués tout à coup par un puissant souvenir, se lèvent devant leur imagination avec une telle réalité et une telle attraction du cœur, qu’il faut mourir ou les revoir. C’est une sorte de mirage moral qui suscite des horizons de verdure, de fontaines et de lacs de l’aridité du désert ; c’est le coup qui frappe au cœur le soldat du Tyrol ou de l’Helvétie, quand il entend, à mille lieues de son pays, une note du chant du pasteur des Alpes rassemblant ses troupeaux, et qui le fait languir et se consumer de désir, jusqu’à ce qu’il ait respiré de nouveau une haleine de sa première patrie ; c’est cette nostalgie, véritable démence du souvenir, surajoutée à une autre démence, qui dirigeait instinctivement et comme à son insu le Tasse {p. 101}vers le royaume de Naples. Comme tous les malheureux et comme tous les malades, il espérait changer de fortune et de santé en changeant de lieux ; il ne pouvait croire qu’il ne retrouverait pas le bonheur de ses premières années et le repos de cœur et d’esprit dans le site où il les avait laissés en quittant Sorrente ; il y revoyait son père, sa mère, sa sœur ; il savait que ce père, exilé par ses ennemis, reposait, dans une tombe d’emprunt, sur la rive fangeuse du Pô ; il savait que Porcia, sa mère, ensevelie dans ses larmes, dormait sous les froides dalles du couvent de San-Sisto ; mais il lui restait une sœur chérie, mariée à un pauvre gentilhomme de Sorrente, et qui habitait avec ses enfants la maison et le jardin où il avait lui-même reçu le jour. C’est vers Sorrente qu’il s’avançait comme à tâtons dans sa lente marche ; c’est là qu’il retrouvait d’avance, en imagination, sa liberté, sa raison, sa santé, ses tendresses de famille. Son imagination ne le trompait pas dans ce doux rêve ; il y aurait retrouvé tout cela s’il avait pu se retrouver lui-même.

Voilà ce que j’ai éprouvé moi-même quand j’ai été obligé de vendre la maison de mon père, à Milly, pour payer mes créanciers.

XII §

{p. 102}Cette sœur du Tasse, Cornélia, objet, comme on l’a vu, de tant de sollicitude de son père et de son frère, avait été mariée malgré eux, par ses oncles avides, à un gentilhomme de Sorrente, nommé Mazio Sersale, qui l’aimait, à condition qu’il ne réclamerait jamais la fortune de sa femme dans la dot de leur sœur Porcia, femme de Bernardo Tasso. Dix-huit années s’étaient écoulées depuis ce mariage ; la jeune et belle Cornélia était devenue une grave et tendre mère de famille ; elle avait perdu son mari ; elle continuait à vivre seule et dans une médiocrité presque indigente dans sa maison à Sorrente, sans autre fortune que les orangers et les figuiers du petit domaine de ses pères. Elle ne savait presque rien de son père et de son frère, si ce n’est que l’un était mort, et que l’autre était devenu un chevalier et un poète de renom à la cour de la maison d’Este, à Ferrare. Elle espérait que ce frère, si chéri {p. 103}d’elle dans son enfance, protégerait un jour de sa fortune et de son crédit ses petits enfants. Un bruit vague de disgrâce et de revers était cependant venu jusqu’à elle, par les Franciscains du couvent de Salerne et de Sorrente, qui correspondaient avec leurs frères de Ferrare ; et ces revers, loin d’attiédir ses tendresses pour ce frère absent, n’avaient fait qu’y ajouter la sollicitude et la pitié.

Cependant le Tasse, ayant laissé Rome et la mer sur sa droite, s’était enfoncé dans les vallées des Abruzzes. C’est une chaîne abrupte et boisée de montagnes habitées par des pasteurs ; elles s’avancent comme un long cap entre le golfe de Gaëte, le golfe de Naples et le golfe de Salerne, à peine séparé de Sorrente par un haut promontoire, en approchant de San-Germano, d’Itri, de Fondi, de Gaëte et de Naples. Le Tasse, soit qu’il craignît d’être reconnu par des émissaires du duc de Ferrare lancés à sa poursuite, soit plutôt que, par suite de sa maladie mentale, il voulût éprouver sa sœur elle-même avant de se découvrir à elle, changea ses habits de gentilhomme, usés et déchirés par la longue route, contre les habits d’un berger des Abruzzes. C’est dans ce costume, que sa barbe négligée et son teint hâlé {p. 104}par le soleil rendaient plus complet et plus vraisemblable, qu’il arriva enfin quelques jours après à la porte de sa sœur.

Ici, nous le laisserons, pour ainsi dire, parler lui-même par la bouche de son ami, le marquis Manso, à qui il raconta depuis la scène véritablement homérique ou biblique de sa reconnaissance par sa sœur.

« Étant entré dans le village et dans la maison de sa sœur, il la trouva seule, dit-il, avec ses servantes, car elle était maintenant veuve, et ses deux fils en bas âge n’étaient pas en ce moment à la maison. Ayant été introduit auprès d’elle, il s’annonça comme un messager chargé de lui apporter des lettres et des nouvelles de son frère. Ces lettres, que la sœur ouvrit avec empressement, disaient que Torquato courait des dangers extrêmes pour sa vie, à moins qu’il ne fût sauvé par l’assistance de sa sœur, à laquelle il demandait quelques lettres de recommandation dont il avait le plus pressant besoin. Il s’en référait pour les détails aux explications que le messager donnerait de vive voix à Cornélia.

« Consternée et terrifiée par cette lecture, Cornélia, après avoir fait rafraîchir le faux {p. 105}berger, couvert de sueur et de poussière, se hâta de lui demander les explications annoncées par la lettre de son frère. Le Tasse, exagérant dans ce récit les périls imaginaires auxquels il se croyait exposé, raconta une histoire si vraisemblable, en termes si pathétiques, que sa sœur s’évanouit de terreur et de tendresse en l’écoutant. Convaincu alors de l’amour de sa sœur pour lui, et se reprochant à lui-même une feinte qui avait causé tant d’angoisses à Cornélia, il commença à la rassurer avec de meilleures paroles, et il finit par se découvrir à elle pour ce qu’il était, mais peu à peu, néanmoins, et par degrés, de peur que la surprise et la joie, succédant sans préparation à tant de douleur, ne lui causassent un autre évanouissement qui, cette fois, pourrait être mortel.

« Lorsque la tendre Cornélia fut instruite et tranquillisée, et qu’elle eut pleinement entendu de la bouche de son frère les causes de sa fuite et de son déguisement, elle résolut de le retenir secrètement dans sa maison, sans révéler le mystère qu’à ses deux enfants et à ses plus discrets familiers. On convint de dire aux autres que l’étranger était un {p. 106}cousin venu de Bergame à Naples pour quelques affaires, et qui avait voulu profiter du voisinage pour visiter pendant quelques semaines ses parents de Sorrente. »

L’aspect des lieux où il avait respiré la première fleur de la vie, la tendresse de cette sœur dont le cœur concentrait pour lui toute la famille éteinte ou dispersée, celle de ses deux neveux à qui la mère avait inculqué l’affection et l’enthousiasme pour cet oncle si grand et si malheureux ; cette hospitalité si sûre et si chaude, reçue dans ces beaux lieux et pour ainsi dire dans l’âme même de cette sœur, avaient produit, comme par enchantement, sur le Tasse tout l’effet qu’il avait rêvé. Il avait dépouillé le vieil homme à chacun de ses pas sur la route des Abruzzes. Il retrouvait en lui l’homme de ses fraîches années. Le lieu, les montagnes, le climat, l’horizon, la mer, achevaient le prodige ; l’imagination se guérissait par les belles et douces images de ce délicieux séjour.

« Le Tasse étant maintenant rendu à une complète sécurité », dit son confident le plus intime de cette période de sa vie, le marquis Manso, « passa le reste de l’été dans la maison de sa sœur. On peut se figurer son bonheur {p. 107}en se retrouvant ainsi sous le toit paternel, et jouissant d’un bien-être qu’il n’avait jamais goûté que dans ses souvenirs et à une époque où son jeune âge l’empêchait de l’apprécier comme aujourd’hui. La beauté et la variété de ce site enchanté complétaient sa joie. La contrée était délicieuse en toutes saisons et favorable aux méditations de l’esprit, mais particulièrement riche en fraîcheur et en douceur d’atmosphère, pendant ces étés où des chaleurs excessives rendent les autres sites inhabitables. Ce bien-être à Sorrente pendant les chaleurs vient du mouvement des vagues qui lèchent les falaises, de l’ombre des arbres, de l’haleine continuelle des brises du large, de la fraîcheur et de la limpidité des ruisseaux qui tombent des montagnes de Salerne, qui murmurent entre les collines et qui serpentent dans les vallées. Ajoutez-y la fertilité de ce vaste plateau, la sérénité de l’air, le calme habituel des flots endormis dans la baie, les oiseaux, les poissons, les fruits exquis qui semblent rivaliser de saveur, d’abondance et de variété pour la table de l’homme ; et, certainement, quand on considère la réunion de tant de beautés et de tant d’avantages dans un tel site, l’œil {p. 108}et l’esprit sont forcés de convenir que Sorrente est un vaste et miraculeux jardin, tracé par la nature avec une admirable prodigalité de soins, et perfectionné par l’art avec une diligente assiduité de travail. Dans les promenades incessantes du Tasse, parmi les enchantements de ce séjour natal, Antonio et Alessandro Sersale, ses deux neveux, étaient ses compagnons et ses guides. Ces deux adolescents donnaient, depuis leur enfance, les signes de cette bonté de caractère et de cette grâce de manières qui les ont rendus depuis chers à tous les proches et à tous leurs compatriotes. »

XIII §

« Cornélia, sa sœur, non contente d’entourer de ses soins et de sa tendresse le frère qui lui était rendu, voulut affermir encore sa convalescence par les soins des plus habiles médecins de Salerne et de Naples. Le {p. 109}Tasse suivit sous ses yeux le traitement que ces hommes de l’art appliquaient au soulagement de la mélancolie, traitement conforme à celui qu’il avait suivi à Ferrare, mais secondé ici par l’air natal, la sécurité, la sollicitude d’une sœur. »

La force revint avec la santé ; mais l’inquiétude d’esprit revint avec la force. À peine le Tasse fut-il rentré dans la pleine possession de son intelligence, qu’il commença à se fatiguer de ce repos, cherché si loin et à travers tant d’aventures. La privation de ses livres, laissés à Ferrare, de ses manuscrits, du bruit de sa renommée qui s’amortissait dans la solitude à Sorrente ; la monotonie de la maison rustique de sa sœur ; la société douce, mais stérile, de ses deux neveux, dont l’enfance ne s’élevait pas assez haut pour lui dans la sphère de la poésie et de la philosophie qu’il habitait à la cour de Ferrare ; peut-être même l’absence de ces agitations de l’esprit qui fatiguent la vie, mais qui l’occupent, ne tardèrent pas à lui faire désirer un autre séjour. Il est juste d’ajouter à cette inconstance du poète le sentiment délicat de la gêne que sa présence imposait à une sœur dont l’indigence suffisait à peine à la nourriture de ses deux fils et de ses {p. 110}deux filles. Ce sentiment perce dans une lettre du Tasse à un de ses amis :

« Tu verras de plus, dit-il, dans une lettre écrite par ma sœur, son extrême pauvreté, et la nécessité où je suis de venir à son aide, et comment, dans un si excessif dénuement, moi-même j’ai été obligé cependant de lui donner quelque assistance. »

Tous ces motifs, et peut-être aussi le remords d’avoir attristé le cœur de sa constante protectrice Léonora, dont la tendresse survivait à ses propres inconstances, retournèrent ses pensées vers Ferrare. Il écrivit, à l’insu de sa sœur, des lettres de repentir au duc, à la duchesse d’Urbin, à Léonora. Léonora seule lui répondit, avec l’accent découragé d’une tendresse qui n’espère plus de retour, mais qui n’abandonne pas même celui dont elle désespère.

Ce silence du duc de Ferrare et de la duchesse d’Urbin inquiéta de nouveau le Tasse sur la réception qui l’attendait à cette cour. Il voulut se prémunir contre le ressentiment d’Alphonse en intéressant à sa cause les deux ambassadeurs de ce prince résidant à Rome. Ces ambassadeurs, ainsi que le cardinal Albano, intercédèrent pour lui auprès du duc de Ferrare ; {p. 111}ils obtinrent, non sans peine, pour leur protégé l’autorisation de retourner à cette même cour d’où il s’était évadé si peu de mois auparavant. Ils assurèrent que, bien que sa guérison ne fût pas complète, on pouvait espérer que son repentir et sa raison le rendraient digne de recouvrer la faveur de ses protecteurs.

Alphonse répondit de sa propre main au cardinal Albano une lettre que nous possédons, et qui prouve assez que le séquestre mis sur les papiers et sur les poésies du Tasse à Ferrare, n’avait d’autre objet que d’en prévenir la destruction par les mains d’un insensé, dans un de ses accès de mélancolie.

« J’ai tardé à répondre, dit Alphonse au cardinal Albano, à la lettre que vous m’avez écrite concernant Torquato, parce que je désirais vous envoyer ses manuscrits en même temps que ma réponse. Une très grave indisposition de ma sœur, la duchesse d’Urbin, m’a empêché jusqu’ici de les recueillir tous, car un certain nombre de ces écrits sont entre les mains de la duchesse. Nous nous occupons maintenant de les rassembler, et ils seront bientôt en ordre ; je vous le fais savoir, et je désire que vous le fassiez savoir à la {p. 112}sœur du Tasse, parce que cette dame a écrit, à moi et à ma sœur, sur cet objet ; ils seront remis aussitôt que possible entre vos mains, ou aux mains du Tasse lui-même ; et, de plus, on aura pour lui les plus grands égards et les plus grandes sollicitudes, non-seulement en paroles, mais en faits… »

Le Tasse, malgré les conseils du cardinal Albano, qui s’efforçait de le retenir à Rome, était impatient de retourner à Ferrare ; le duc finit par y consentir.

« En ce qui touche Torquato », écrivit le duc, le 22 mai 1578, à son ambassadeur à Rome, « mon intention est que vous lui disiez qu’il est libre de faire ce qui lui conviendra, et que s’il veut revenir vers nous, nous serons nous-mêmes satisfaits de le recevoir. Il sera préalablement nécessaire cependant de constater qu’il a été réellement affligé de mélancolie, et que ces soupçons de malice et de prétendues persécutions qu’il a semés contre nous en Italie, n’ont pas d’autre origine que cette humeur mélancolique ; en preuve de ceci est cette accusation absurde qu’il nous a imputée d’avoir eu l’intention de le mettre à mort, quoique nous l’ayons toujours caressé et traité avec la plus extrême faveur ; il m’eût {p. 113}été bien facile d’exécuter ce sinistre projet, si j’avais eu jamais la démence de le concevoir.

« Pour ces motifs, s’il désire revenir, il faut qu’il prenne d’abord la résolution bien arrêtée de se tenir en repos, et de se laisser traiter de sa maladie par les médecins. Quant à ce qui regarde ses soupçons et les expressions dont il s’est servi par le passé, je ne l’en accuse pas ; seulement, une fois qu’il sera ici, s’il ne consent pas à se laisser traiter et soigner, nous donnerons des ordres pour qu’il soit expulsé définitivement de nos États, avec défense d’y jamais rentrer. Ce que je viens de dire suffit s’il se détermine à revenir ; s’il préfère rester à Rome ou ailleurs, nous donnerons ordre pour que les choses qui lui appartiennent et qui sont entre les mains de Coccapani (ami du Tasse, écuyer du prince) lui soient adressées, et il peut écrire sur cela à Coccapani. »

Y a-t-il une meilleure preuve qu’une telle lettre, que le duc Alphonse ne tendait point de piège au Tasse pour l’attirer dans ses États, et pour l’y plonger dans les cachots ? Y a-t-il une preuve plus évidente qu’Alphonse ne punissait pas dans le Tasse l’audace d’aimer sa {p. 114}sœur Léonora ? Comment ce prince, s’il avait eu l’arrière-pensée de torturer le Tasse dans ses cachots, aurait-il employé ses ambassadeurs à le détourner de revenir dans ses États ? Comment aurait-il mis des conditions si sensées et si bien stipulées d’avance à ce retour ? Comment enfin, si la présence du Tasse à sa cour et son amour pour sa sœur avaient été le scandale et l’offense du Tasse envers lui, aurait-il permis au poète de revenir auprès de cette même sœur, et de renouveler publiquement l’offense dont il avait à se plaindre ? Il faudrait supposer Alphonse plus insensé que sa victime ! Ces suppositions n’ont aucune base réellement historique. La vérité est moins poétique et plus nette ; mais elle est la vérité ; il faut la dire, dût-elle renverser les hypothèses entièrement chimériques bâties par les romanciers sur le scandale de la passion de Torquato pour Léonora. C’est peu connaître l’Italie et les mœurs de ses cours voluptueuses, que de supposer qu’un amour chevaleresque entre un gentilhomme de haute naissance, devenu le plus grand homme d’Italie, et une princesse libre de sa main et de son cœur, chérie de son frère, honorée de toute la cour, eût été un crime si monstrueux et si irrémissible aux yeux {p. 115}d’Alphonse. Si ce prince avait eu sur les sentiments de sa sœur une si inquiète susceptibilité, comment aurait-il rapproché depuis tant d’années le Tasse de Léonora ? Comment aurait-il encouragé la familiarité littéraire et domestique entre ses deux sœurs et le poète courtisan, ornement de sa cour ? Comment, au commencement de la mélancolie du Tasse, aurait-il remis lui-même le malade aux soins de Léonora, son amie, dans la solitude de la maison de plaisance qu’elle habitait pendant l’été ? Comment la douce et tendre Léonora, devenue riche par l’héritage de sa mère, et confidente nécessaire de la fuite du Tasse, aurait-elle laissé son amant s’évader, sans habits et sans argent, de Bello Sguardo ? Comment, enfin, instruite comme elle devait l’être des ressentiments de son frère, n’aurait-elle pas déconseillé à cet amant de revenir se livrer à la vengeance d’Alphonse ?

Nous verrons, dans la suite du récit, que cette supposition, incompatible avec le caractère, la vertu, la situation de Léonora, n’a pas plus de réalité dans le caractère et dans la conduite du Tasse lui-même. D’un côté, une tendre admiration mêlée de pitié pour le génie d’un grand poète, qui était en même temps le {p. 116}plus beau et le plus héroïque des jeunes courtisans de la maison d’Este ; une reconnaissance chevaleresque et poétique de l’autre côté pour une femme accomplie, que son rang et sa piété élevaient au-dessus des soupçons : voilà les seuls rapports que l’histoire sérieuse puisse constater entre Léonora et le Tasse. Nous sommes obligé d’ajouter que, si le Tasse eut des torts à se reprocher dans le cours de ses relations avec la belle et tendre Léonora, ce ne furent pas des torts de passion, mais des torts d’inconstance, et peut-être d’ingratitude. Mais on ne peut accuser de rien un infortuné comme le Tasse et comme J.-J. Rousseau, dont l’imagination égare le cœur. Plût à Dieu que le crime du Tasse eût été l’excès d’amour pour Léonora ! L’origine de cette démence en honorerait au moins les conséquences, et, au lieu de plaindre un malade dans un hospice, on adorerait en lui une victime dans son cachot !

XIV §

{p. 117}Le Tasse partit de Rome à cheval avec l’ambassadeur d’Alphonse, Gualengo, et fut accueilli à Ferrare comme un convalescent revenu à la santé, et non comme un coupable rentré en grâce. On ne lui parla même pas de sa fuite ; il redevint l’ornement et l’orgueil de cette cour lettrée. On voit néanmoins dans ses lettres que cette faveur purement littéraire dont il jouissait à la cour commençait à offenser son ambition, et qu’il aspirait à des honneurs plus conformes à sa naissance et à son goût pour les armes et pour les affaires.

« Alphonse, écrit-il, semble vouloir me condamner à une existence oisive et efféminée ; il me traite en fugitif du Parnasse, relégué dans les jardins d’Épicure. » Il confesse, un peu plus loin, qu’au lieu de suivre les conseils des médecins qu’on lui impose, il se livre à quelques excès de table et de vin. « Sans égard, dit-il, pour ma santé et pour ma vie, j’ai {p. 118}volontairement aggravé mon mal par les excès d’une intempérance sans borne, de telle façon que ma mort pourrait en être la conséquence (8e volume des Lettres). Je l’ai fait, ajoute-t-il, d’abord pour complaire au duc et gagner sa faveur ; ensuite pour dompter mon corps, et par conformité à ce que j’ai lu dans certains philosophes grecs, que l’ivresse était quelquefois salutaire. J’ai pensé enfin qu’il serait bon de montrer ainsi au duc que, si j’avais péché autrefois par trop d’ombrages et de défiance, je me livrais maintenant à lui avec un abandon sans réserve. »

Comment concilier cet aveu avec les aspirations éthérées et désintéressées d’une passion aussi exclusive et aussi immatérielle qu’un noble amour ?

XV §

Cette ambition trompée du Tasse ne tarda pas à donner à ses paroles, d’abord respectueuses, le ton du reproche, et bientôt de l’invective {p. 119}contre la cour d’Alphonse. Ses amis lui conseillèrent de s’éloigner pour éviter le juste ressentiment du prince. Il fit un voyage à Mantoue, où il avait des parents et des amis de son père. Le jeune fils du duc de Mantoue le combla d’enthousiasme et de déférence ; mais ce prince, encore enfant, ne pouvait puiser dans le trésor de son père. Le Tasse, dépourvu de ressources, fut obligé de vendre à des juifs de Mantoue le magnifique rubis qu’il avait reçu autrefois de la duchesse d’Urbin, sœur de Léonora. Cet argent lui servit à se rendre à Venise. L’égarement de sa raison y frappa tellement les indifférents, que l’ambassadeur de François de Médicis à Venise écrit, le 12 juillet 1578, à sa cour :

« Le Tasse est ici, agité d’esprit ; et, bien qu’on ne puisse pas dire que son esprit soit complètement sain, cependant les symptômes qu’il manifeste sont plutôt ceux de la mélancolie que de la démence. Il demande à entrer, et même avec un modique traitement, à votre service ; ses facultés poétiques ne sont nullement affectées ; il compose une ode admirable pour Votre Altesse. Je vous supplie de m’écrire un mot de consolation que je puisse montrer à cet infortuné génie. {p. 120}Peut-être qu’un peu d’argent apaiserait cette guerre de pensées diverses qui troublent sa tête. »

Le Tasse n’attendit pas la réponse, et partit pour les États du duc d’Urbin, mari de Lucrézia d’Este. Le jeune duc d’Urbin avait indignement congédié sa femme Lucrézia, qu’il trouvait trop âgée pour lui, malgré ses talents et ses charmes. Il était malséant au Tasse, favori de Lucrézia, d’aller implorer la protection du mari qui la répudiait si cruellement. Il s’oublia néanmoins jusqu’à supplier ce prince d’être son asile et son port, comme il l’avait dit du duc de Ferrare.

« Je suis, lui dit-il, votre créature ! J’en ferai profession le reste de ma vie, et je vous prie de me traiter comme tel ; je vous donne tout droit et toute souveraineté sans réserve sur ma liberté ; je baise votre main, et je vous jure que chacune des paroles que je viens d’écrire de ma main étaient auparavant écrites dans mon cœur ! »

XVI §

{p. 121}Bientôt, aussi mécontent de son nouveau protecteur que du duc de Ferrare, il partit à pied de la cour du duc d’Urbin pour se rendre à la cour de Turin, où son poème avait popularisé son nom.

Le récit qu’il fait de son voyage à travers le Piémont est digne de l’auteur de la pastorale héroïque de l’Aminta, et rappelle les voyages pédestres de J.-J. Rousseau à travers le Chablais, retracés avec tant de charme dans les Confessions.

« C’était la saison, dit le Tasse, où le vigneron est occupé à presser les grappes pour en faire ruisseler le vin, et où les arbres (enlacés de pampres dans ces plaines) sont déjà à moitié dépouillés de leurs fruits. Dans le costume d’un simple voyageur, je chevauchais entre Novare et Verceil, commençant à m’apercevoir que le jour baissait, et que des nuages chargés de pluie s’abattaient {p. 122}des montagnes sur la plaine. Je pressai de l’éperon mon cheval, quand, ô surprise ! j’entendis une meute de chiens qui se ruait avec de grands cris de mon côté. Je me retournai et je vis un bouquetin des Alpes poursuivi par deux lévriers pleins d’ardeur ; comme il était fatigué, ils l’atteignirent bientôt, il expira presque à mes pieds. Au même instant vint un jeune homme d’une vingtaine d’années, grand, beau, élégant, mince et musculeux, qui, grondant et frappant les chiens, leur arracha l’animal qu’ils avaient tué. Il le donna à un paysan qui le chargea sur son épaule et qui, sur un signe du jeune homme, s’éloigna d’un pas rapide. Alors celui-ci, se tournant vers moi, me dit : Noble étranger, où allez-vous, je vous prie ? Je vais à Verceil, lui répondis-je, mais je voudrais n’y pas arriver trop tard. Cela se pourrait peut-être, reprit-il, mais la rivière qui coule devant la ville et qui sépare les frontières du Piémont de celles de Milan, a tellement grossi qu’il serait dangereux de la passer. Je vous engage donc à accepter l’hospitalité pour cette nuit dans une petite maison que j’ai de ce côté-ci de la rivière ; vous y serez mieux que dans aucun autre voisinage. {p. 123}Tandis qu’il me parlait ainsi, je le regardais avec attention, et je crus découvrir en lui quelque chose d’extrêmement noble et gracieux ; je vis bien, quoiqu’il fût à pied, que j’avais affaire à une personne au-dessus du vulgaire. Donnant alors mon cheval à celui qui me l’avait loué et qui m’accompagnait, je dis au jeune homme que j’acceptais son offre, lors même que je pourrais continuer ma route. En conséquence je me plaçai derrière lui. J’irai devant, dit-il, non pas que je me croie supérieur à vous, mais c’est pour vous conduire. Plût à Dieu, repris-je, que la fortune, qui m’envoie aujourd’hui un si noble guide, me fût aussi favorable dans toutes les autres circonstances ! Je me tus et je suivis en silence ; il se retournait fréquemment et m’examinait de la tête aux pieds, comme pour deviner qui j’étais ; sentant qu’il était convenable de satisfaire jusqu’à un certain point sa curiosité, je lui dis : C’est la première fois que je vois ce pays, car quoique, dans un voyage en France, j’aie traversé autrefois le Piémont, c’était par une autre route ; mais je ne saurais regretter d’avoir pris celle-ci, car le pays est très beau et il est habité par des gens d’une parfaite {p. 124}courtoisie. Lui ayant ainsi fourni l’occasion de causer, il sembla ne pouvoir cacher plus longtemps son désir de savoir qui j’étais : Dites-moi, je vous prie, reprit-il, qui vous êtes, quelle est votre patrie, et quel est le hasard qui vous amène dans ces contrées. Je suis né, répliquai-je, d’une mère napolitaine, et à Naples, ville célèbre d’Italie ; mon père était de Bergame, en Lombardie ; je cache mon nom, et telle est son obscurité que, si je me nommais, cela ne vous apprendrait rien ; je fuis la persécution d’un prince et de la fortune, et je vais chercher un refuge en Savoie. Vous vous retirez, dit-il, dans les États d’un prince juste, magnanime et affable. Après avoir parlé ainsi, il n’insista pas davantage sur ce sujet : il voyait que je ne voulais pas me faire connaître. Après avoir marché environ cinq cents pas, nous arrivâmes au bord de la rivière la Sezia ; elle s’élançait avec la rapidité d’une flèche décochée par un Parthe ; elle avait tellement grossi qu’elle submergeait ses bords. Là, j’appris de quelques paysans que le batelier ne voulait pas quitter la rive opposée et qu’il avait refusé de passer des cavaliers français, bien {p. 125}qu’ils lui eussent offert une belle récompense. La nécessité, dis-je alors en me tournant du côté du jeune homme qui m’avait servi de guide, me contraint de ne pas refuser votre invitation ; je dois dire que je l’aurais également acceptée si j’avais eu à choisir. J’aurais mieux aimé, reprit-il, devoir cette faveur à votre volonté qu’à la fortune ; mais enfin, quoiqu’il en soit, j’aurai le plaisir de vous donner l’hospitalité. Telle était la courtoisie de ses paroles, que je devins de plus en plus convaincu qu’il était d’une noble extraction, et que son esprit était à la hauteur de sa naissance. Heureux d’avoir rencontré un pareil hôte, je lui dis que je serais charmé de profiter de son offre le plus tôt possible ; à ces mots, il me montra sa maison. Elle était peu éloignée du bord de la rivière : c’était un bâtiment neuf, à plusieurs étages ; sur le devant s’étendait une pelouse plantée d’arbres ; de chaque côté de la porte il y avait un escalier de vingt-cinq belles marches. À l’entrée était un salon assez grand et presque carré ; deux portes à droite et deux portes à gauche conduisaient à différents appartements ; la même disposition était répétée dans les autres étages. {p. 126}Vis-à-vis de la porte par laquelle nous étions entrés, il se trouvait une autre porte qui donnait sur un escalier par lequel on descendait dans une cour autour de laquelle régnaient les offices et les chambres des domestiques. On voyait au-delà un grand jardin planté d’arbres à fruits ; il était admirablement dessiné et entretenu avec beaucoup de soin. Les murs du salon étaient tapissés en cuir doré ; le reste de l’ameublement annonçait une grande recherche ; au milieu était une table couverte de vases de porcelaine blancs comme la neige, pleins des fruits les plus variés et les plus beaux. Cette habitation, dis-je, est extrêmement commode et élégante, et doit certainement être occupée par un grand seigneur qui n’a laissé rien à désirer dans cette retraite champêtre ; on y trouvait, au centre des bois, tous les raffinements du luxe des villes. Mais, ajoutai-je, vous en êtes peut-être le maître ? Non, répondit-il, elle appartient à mon père ; Dieu veuille lui accorder une longue vie ! Quoiqu’il ait passé la plus grande partie de sa vie à la campagne, cependant il n’est pas tout à fait étranger aux habitudes du monde et des {p. 127}cours ; il a un frère qui est depuis longtemps à la cour du pape ; il est l’ami du cardinal Vercelli, dont le rare mérite est en grande estime dans ce pays.

« Dans quelle partie de l’Italie ou de l’Europe, répondis-je, où ce bon cardinal est connu, n’est-il pas estimé ? Tandis que nous étions ainsi à converser vint un jeune homme, moins âgé que l’autre, mais non moins beau, qui nous dit que son père était rentré, et, en effet, il arriva aussitôt suivi d’un valet à pied et d’un autre à cheval. C’était un homme d’un âge très mûr, plus près de soixante ans que de cinquante ; il avait l’air tout à la fois bienveillant et vénérable ; la blancheur de ses cheveux et de sa barbe, qui semblait ajouter à son âge, augmentait la dignité de sa personne. M’avançant alors vers ce bon père de famille, je le saluai avec le respect dû à ses années et à son extérieur. Il se tourna du côté de son fils aîné et lui dit d’un air gracieux : D’où nous vient cet hôte ? je ne me rappelle pas de l’avoir vu, soit ici, soit ailleurs… Il vient de Novare, répondit le jeune homme, et il va à Turin. Au même instant, s’approchant de son père, il lui parla {p. 128}à voix basse. Celui-ci cessa aussitôt ses questions, et dit : Quel qu’il soit, il est le bienvenu dans une maison où l’on aime à honorer et à secourir les étrangers. Je le remerciai de sa courtoisie. Plaise à Dieu, ajoutai-je, que je puisse un jour reconnaître cette généreuse hospitalité ! Pendant ce temps un domestique ayant apporté de l’eau, nous nous lavâmes les mains, et nous nous mîmes à table. En ma qualité d’étranger on m’avait réservé la place d’honneur. À la fin du souper on servit des melons et d’autres fruits en abondance. »

Lamartine.

(La suite au prochain entretien.)

XCIIIe entretien.
Vie du Tasse (3e partie) §

I §

{p. 129}Le Tasse, après avoir énuméré les plats, raconte comment son hôte vénérable vint à parler de ces fruits et des autres mets, produits de sa basse-cour. Passant d’un sujet à un autre, il s’étendit sur l’économie domestique et particulièrement sur l’agriculture. Notre poète traita lui-même ces divers sujets avec une grande supériorité ; mais, lorsqu’il eut parlé en termes sublimes et un peu mystérieux de la création du monde et des mouvements {p. 130}du soleil, il nous raconte que son hôte se mit à l’examiner avec une plus grande attention, et dit, après un moment de silence, qu’il voyait bien qu’il avait donné l’hospitalité à un personnage plus illustre qu’il ne l’avait d’abord supposé, et que peut-être c’était celui dont on s’entretenait vaguement dans le pays, qui, étant tombé dans l’infortune par suite de quelque faiblesse, était aussi digne, par la nature de sa faute, du pardon des hommes, qu’il était digne de leur admiration par son génie.

II §

Cette aventure fit, malgré sa simplicité, une vive et douce impression sur le Tasse. Le moindre poids soulevé du cœur oppressé lui rend l’élasticité et la vie ; le Tasse se complut à célébrer depuis cette hospitalité du gentilhomme de Novare, dans son charmant dialogue du Père de famille. On ne peut guère douter que l’épisode d’Herminie chez le jardinier, {p. 131}dans la Jérusalem, ne soit une réminiscence de cette soirée chez l’hôte champêtre. On sent que le poète retouchait sans cesse son ouvrage, pour y ajouter de nouvelles descriptions ou de nouveaux détails.

Il arriva le surlendemain aux portes de Turin ; son costume flétri par la route, son dénuement d’argent et de lettres pour le gouverneur, lui firent refuser l’entrée par les gardes ; il fut contraint à traverser de nouveau le Pô et à aller, suivant son habitude, demander un asile pour la nuit au couvent des Capucins. Ce couvent, situé au sommet d’une des collines escarpées qui bordent le fleuve et dominent de très haut la ville, est un des sites les plus pittoresques qu’un poète pût imaginer pour son repos. Il rappelle les deux monastères de Monte-Oliveto à Naples et de Saint-Onufrio à Rome, qui donnèrent plus tard au poète, l’un l’asile de ses derniers beaux jours, l’autre l’éternel asile de son tombeau.

Le Tasse, à son réveil, alla entendre la messe dans la chapelle des capucins. Par une de ces providences qui manquent rarement aux hommes en apparence abandonnés du sort, et qui ressemblent à un sourire dans les larmes, un homme de lettres, Ingegneri, qui habitait {p. 132}pendant la belle saison la colline de Turin, entra dans la chapelle au bruit de la clochette qui appelait les paysans à la messe. Il reconnut le Tasse, qu’il avait vu et cultivé à Ferrare, dans l’étranger agenouillé au pied d’une colonne. Il l’attendit à la porte de l’église, l’accueillit comme la gloire errante et méconnue de l’Italie, répondit de lui aux gardiens de la ville et le conduisit chez le marquis Philippe d’Este.

Le marquis d’Este, oncle de Léonora, avait épousé une princesse de la maison de Savoie ; il s’était établi à Turin, où il commandait la cavalerie de l’armée. Il reçut chez lui le Tasse comme un serviteur de la maison d’Este. Le duc de Savoie, Charles-Emmanuel, honora le poète qui portait avec lui l’illustration et l’immortalité ; il le conjura de s’attacher à lui et lui offrit un traitement et des distinctions analogues à la situation qu’il occupait à la cour d’Alphonse.

« Sachez, illustrissime seigneur, écrit le Tasse au cardinal Albano, à Rome, que je suis à Turin, à la cour du marquis d’Este, auquel j’ai un désir infini de m’attacher à cause de ma dépendance de son illustre famille et de mon affection pour son beau-frère ; {p. 133}il désire aussi me prendre à son service ; mais telle est l’instabilité de mon caractère et de ma fortune, que rien, dans ces engagements, ne peut paraître stable, à moins qu’une autre main ne stipule pour moi plus que je ne peux garantir moi-même. Or il n’y a que Votre Seigneurie qui, par le poids de son autorité sur moi, puisse fixer les irrésolutions de mon esprit, dans le cas où il chancellerait par inconstance ou par folie.

« Par les os de mon père, qui vous servit avec tant de fidélité, établissez-moi invariablement ici ; moi, je vous promets, de mon côté, que, bien que mon infirmité puisse me rendre coupable de quelque mobilité de résolution, cependant, ni pour aucune fantaisie d’imagination, ni pour la mort même, je ne me laisserai entraîner à une action qui ne serait pas bonne et honorable ! Et soyez certain que je serai désormais aussi plein de reconnaissance que je me suis montré jusqu’ici plein d’ombrages et de soupçons ! »

Quand on considère que ces aveux de sa propre inconstance, de sa propre folie et de sa propre injustice, sont écrits par le Tasse à son {p. 134}protecteur le plus intime et le plus bienveillant à Rome ; qu’ils sont écrits de Turin, où le Tasse était à l’abri de toute influence et de toute crainte du duc de Ferrare ; qu’il y demande avec une telle passion la faveur de s’éloigner à jamais du séjour de ce prince, peut-on considérer sa démence comme une calomnie d’Alphonse, et sa passion persévérante pour Léonora comme le mobile et la cause de ses infortunes ?

III §

La réponse véritablement paternelle du cardinal Albano à cette lettre est un modèle de charité samaritaine ; elle ne confirme que trop les accusations que le Tasse portait contre lui-même ; la voici. Si la première mouille les yeux de pitié, la seconde les mouille d’admiration ; il est impossible de n’être pas aussi convaincu qu’attendri en lisant ces touchantes paroles :

{p. 135}« Illustre seigneur !

« Vous ne pourriez avoir trouvé une meilleure méthode pour obtenir votre pardon, recouvrer votre honneur, et pour me consoler moi et vos amis, que de confesser vos torts et de détruire vous-même, dans tous les esprits, une opinion aussi ridicule qu’odieuse (ses prétendues persécutions). Dieu fasse que vous reconnaissiez pleinement votre erreur, et que cela vous soit une leçon pour l’avenir ! Et cela sera ainsi, je l’espère, car je vous jure, sur mon honneur, qu’il n’y a personne au monde qui vous persécute ou qui songe seulement à vous nuire ou à vous menacer ; mais, au contraire, chacun vous aime et désire ardemment que vous viviez….

« Vos craintes, vos suspicions, sont, je vous assure, complètement imaginaires ; chassez-les donc, je vous en conjure, de votre esprit ! Si vous le faites, nous vous chérirons et nous vous honorerons tous ; si vous ne le faites pas, vous perdrez à la fois votre santé et votre honneur ; et, malgré votre sollicitude à fuir la mort, dont vous vous croyez poursuivi, en errant comme vous faites, tantôt ici, tantôt là, il n’est pas douteux que {p. 136}cette vie vagabonde ne soit précisément pour vous votre perte ; croyez-en quelqu’un qui vous aime avec tant de tendresse que moi. Tranquillisez-vous, et livrez-vous à vos travaux littéraires ; jouissez d’être auprès du marquis d’Este, qui est un si noble et si vertueux protecteur ; en outre, comme il faut enfin laisser sur les chemins cette humeur maladive qui vous travaille, et que cela ne peut avoir lieu sans quelques remèdes de médecins, résignez-vous à vous laisser gouverner pour votre santé par les médecins et à obéir aux conseils de vos protecteurs et de vos amis, au nombre desquels sachez bien que je suis et que je serai toujours celui qui vous chérira et qui vous soignera avec le plus de tendresse !

« Que Dieu vous ait sous sa sainte protection !… Rome, le 29 novembre 1578. »

Qu’opposer à des témoignages pareils, quand on considère que le cardinal Albano était un ami des Médicis peu favorable à la maison d’Este ? Qu’opposer aussi à cette protection empressée du marquis Philippe d’Este, prodiguée à un poète qui aurait été poursuivi par la haine de son neveu Alphonse, pour cause du déshonneur de Léonora, sa nièce ? Tout {p. 137}proteste, dans les faits et dans les paroles, contre toute persécution du Tasse à cette époque.

IV §

La maladie du Tasse avait des accès et des intermittences qui laissaient au malade l’exercice de son génie. Les conseils du cardinal Albano, les bontés du marquis d’Este, les admirations de la princesse Marie de Savoie et des dames de la cour pour le poète qui avait élevé dans son poème les femmes jusqu’à l’héroïsme, rassurèrent l’imagination du Tasse. Quelques-uns des vers écrits par lui à cette époque, pour une des cinq dames qui suivaient la princesse de Savoie, attestent que l’image de Léonora avait fait place à une autre image, qui n’éclairait pas seulement, mais qui consumait son cœur.

« Je loue les autres et je les admire », dit-il dans ces vers à la belle inconnue ; « mais toi, je te célèbre et je t’adore ! Je marche à ta seule clarté ; ta pensée féconde mon génie ; {p. 138}ta présence tempère et rafraîchit seule les brûlures de mon cœur ; toutes les fleurs et tous les fruits que j’ai pu cueillir dans les saisons de mon printemps et de mon été, ne sont que les parures destinées à orner ton autel dans les jours de fête qui me restent ! »

De tels amours retentissant dans de tels vers à Turin, à Ferrare, chantés dans le palais même de l’oncle de Léonora, n’auront-ils pas été le plus douloureux dédain ou le plus cruel outrage à cette infortunée princesse, si Léonora a été pour le Tasse plus qu’une bienfaitrice et une amie ? Mais cet amour même et l’enthousiasme de la cour, à Turin, ne purent prévaloir sur l’inconstance du poète. Il écrivit, au printemps de 1579, à son protecteur le cardinal Albano, pour lui retirer les paroles données et pour réclamer son intervention auprès du duc de Ferrare. Après cette seconde évasion, il réclamait l’autorisation d’un second retour ; le duc Alphonse accorda tout au cardinal, retour, traitement, somme d’argent pour le voyage, amnistie, faveur.

Le marquis d’Este s’efforça en vain de modérer cette impatience de quitter Turin ; il engagea amicalement le poète à attendre quelques semaines, après lesquelles il le conduirait {p. 139}lui-même à Ferrare et le réconcilierait avec son neveu Alphonse. Le Tasse n’écouta rien ; il arriva inopinément et inopportunément à Florence, la veille du jour où Alphonse allait épouser, en troisièmes noces, Marguerite de Gonzague, fille du duc de Mantoue. Dans la préoccupation de cette noce et de ces fêtes, au milieu du concours de princes et de princesses accourus de toute l’Italie pour y assister, le retour du Tasse fut inaperçu, le bruit de sa démence éloignait de lui les indifférents ; la duchesse d’Urbin, Léonora elle-même, affligées des outrages que les évasions et les accusations du Tasse avaient faites à la réputation de leur frère et à la gloire de leur maison, étaient refroidies, au moins en apparence, pour le poète. Le Tasse oublia qu’il avait à se faire pardonner des torts plus qu’à exiger des faveurs. Sa colère, contre l’oubli dans lequel on le laissait, s’emporta publiquement jusqu’aux plus violentes invectives contre la maison d’Este.

Alphonse, à qui ces outrages furent rapportés, fit emprisonner le Tasse, soit comme malade, soit comme criminel d’État, dans l’hôpital Sainte-Anne de Ferrare, maison qui servait à la fois d’hospice aux infirmes, de prison {p. 140}aux coupables, de refuge aux insensés. C’est de ce jour que le prince, jusque-là indulgent et même généreux, mérita et assuma sur son nom les malédictions de la postérité. Le Tasse était trop sacré pour être traité en fou, il était trop fou pour être traité en criminel, il était trop malheureux pour être jeté sans pitié à ces gémonies des vivants, parmi les balayures du monde. Un accès de délire, dont la nature seule était coupable, n’était pas un crime ; Alphonse, en le punissant comme d’un crime, devint plus criminel que sa victime.

Tous les écrivains du temps se sont efforcés de découvrir les motifs d’une cruauté si contraire aux sentiments qu’Alphonse avait manifestés jusque-là pour le Tasse : les uns ont aggravé cette cruauté en prétendant que la démence du Tasse était une calomnie et un prétexte ; les autres l’ont attribuée à la découverte des amours du Tasse et de Léonora ; le plus grand nombre, à la crainte que le Tasse libre n’allât porter à quelque autre cour d’Italie la gloire de son génie et la dédicace de son poème. Aucun de ces motifs n’explique la dure captivité du poète ; nous avons trop de preuves de la réalité de sa démence, nous avons trop d’indices de l’innocence de Léonora ; les {p. 141}deux évasions du Tasse des États de Ferrare, avant cette captivité, sont le démenti, de fait, le plus formel à ces suppositions.

Quelle gloire pouvait retirer la maison d’Este d’une dédicace d’un poème qui lui était déjà dédié, arrachée par sept ans de captivité aux yeux de l’Italie entière ? Cette gloire, arrachée par la torture, n’aurait-elle pas été au contraire la flétrissure éternelle d’Alphonse, devenu le bourreau de son poète ? Les papes, les cardinaux à Rome, les Médicis à Florence, les Gonzague à Mantoue, les Sforza à Milan, la maison de Savoie à Turin, la république de Venise, où le Tasse comptait déjà tant d’admirateurs et tant d’amis, n’allaient-ils pas protester unanimement contre l’ignominie de la maison d’Este ? Cette supposition impliquerait d’ailleurs le mystère le plus profond répandu par Alphonse sur l’état d’esprit et sur le supplice de sa victime. Or le Tasse avait promené partout sa démence ou sa mélancolie ; il avait été incarcéré en pleine publicité, au milieu des fêtes d’un mariage, en présence de tous les princes et de tous les ministres d’Italie rassemblés à Ferrare pour ces fêtes.

Les seuls motifs plausibles auxquels on puisse raisonnablement attribuer la cruauté et {p. 142}la brutalité de l’emprisonnement du Tasse sont donc une démence réitérée et presque incurable, et l’odieuse impatience que les nouveaux accès de cette démence avaient suscitée contre le Tasse dans l’esprit du duc de Ferrare. Le crime de ce prince fut de vouloir, ou punir un insensé qui n’avait pas conscience de son délire, ou guérir par la sévérité et par la violence un délire sacré qui ne pouvait être guéri que par la douceur, la compassion et la charité. Le prince, en agissant ainsi, fut plus insensé que le poète, et plus féroce que la nature : l’amitié se lassa en lui, et l’ami se changea en persécuteur. C’est par là qu’il encourut les justes malédictions de la postérité. Les grands hommes sont sacrés par la nature et par la Providence. Dieu, qui a donné le génie en garde aux princes ou aux nations, ne le donna pas comme un jouet que ces princes ou ces nations peuvent rejeter ou briser selon leur caprice, mais comme un dépôt dont ils doivent compte à la postérité. Malheur aux princes ou aux républiques qui méconnaissent, qui persécutent ou qui négligent ces élus de l’avenir : les infortunes des grands hommes sont l’éternelle accusation des nations ou des souverains.

V §

{p. 143}La réclusion du Tasse dans une chambre basse d’un hospice de fous, la solitude, la honte, l’abjection, l’appareil de la force, le tête-à-tête avec ses pensées quelquefois lucides, souvent égarées, le désespoir enfin, déchirant ses mains contre des murailles sourdes et insensibles, aggravèrent péniblement l’état mental du prisonnier, et l’irritèrent jusqu’à la frénésie. Une tradition unanime de Ferrare accuse le prieur de l’hôpital Sainte-Anne, nommé Mosti, d’avoir aggravé par sa dureté et par son mépris la triste situation du malade. Ce Mosti était un de ces vils envieux de la gloire vivante, qui ne pardonnent pas à un de leurs contemporains de rivaliser avec les grands hommes ensevelis et consacrés dans leur gloire acquise. Il était fanatique de l’Homère de Ferrare, le divin Arioste ; et le crime du Tasse, à ses yeux, était d’oser entrer en parallèle avec cette mémoire. Il jouissait d’humilier {p. 144}les partisans du Tasse en leur montrant leur idole dégradée et privée de sens dans une loge de fous. C’est à ce prieur de Sainte-Anne qu’on attribue généralement les indignes traitements qui déshonorèrent la cour de Ferrare. Mais ce prieur avait auprès de lui un neveu d’un âge tendre, nommé Julio Mosti, qui compensait autant qu’il était en lui par ses assiduités, ses entretiens, ses tendresses, la dureté de son oncle. Les jeunes gens et les femmes, ces deux charités visibles des malheureux, sont partout la Providence des persécutés : on trouve toujours un disciple ou une femme au pied de l’instrument du supplice, au seuil du cachot ou sur la pierre des sépulcres.

Le Tasse dut ses premières consolations à ce jeune homme, qui fit sans doute rougir son oncle de son inhumanité. Il reprit assez de calme pour écrire à Scipion Gonzague une élégie de sa propre misère.

« Hélas ! malheureux que je suis, dit-il dans cette lettre à Scipion Gonzague ; moi qui ai été assez prédestiné pour écrire, outre deux poèmes épiques du ton le plus héroïque, quatre tragédies, et tant d’ouvrages en prose pour le charme ou pour l’utilité du genre humain ; moi qui me flattais de terminer ma {p. 145}vie dans une nuée de gloire, j’ai perdu toute perspective d’honneur et de renommée ! Je me regarderais maintenant comme trop heureux si je pouvais seulement, sans crainte du poison, étancher à satiété la soif qui me consume, et, comme l’homme de la condition la plus vulgaire, passer mes jours en paix, mais libre, dans quelque pauvre chaumière de paysan ! Ce serait assez pour moi de n’y être pas avili, et, si je ne pouvais pas y vivre à la manière des hommes, de pouvoir du moins y boire à ma soif comme les brutes qui se désaltèrent aux ruisseaux et aux fontaines !… La crainte surtout d’une prison perpétuelle accroît ma mélancolie ! Les indignités que je subis l’augmentent encore ; la squalidité de ma barbe, mes cheveux hérissés, mon costume délabré, la saleté de mon linge, les immondices de mon cachot, me pénètrent de répugnance ; mais, par-dessus tout, je suis obsédé par la solitude, qui fut toujours ma plus cruelle ennemie, tellement qu’à l’époque où j’étais le mieux portant, après quelques heures de solitude, j’étais obligé de sortir pour aller chercher la compagnie des hommes. Je suis sûr que si un seul de ceux qui ont nourri {p. 146}pour moi le plus léger attachement me voyait dans cet état, il ne pourrait s’empêcher de fondre en larmes de compassion. »

Jules Mosti se cachait de son oncle pour transmettre ces lettres du Tasse et lui rapporter les réponses. Le Tasse s’était vivement attaché à ce jeune homme ; il lui communiquait les vers qu’il composait encore dans sa prison, et lui permettait d’en prendre des copies sous ses yeux. Une de ces poésies les plus pathétiques est l’ode qu’il adressa à Lucrézia et à Léonora, les deux sœurs de son persécuteur, les deux amies de ses belles années.

« À vous deux, disent ces vers, nées dans le même sein, nourries toutes petites ensemble du même lait !… À vous, les deux sœurs du grand et invincible Alphonse ! C’est à vous que je m’adresse ! À vous, en qui brillent dans une si parfaite harmonie l’honnêteté, le génie, l’honneur, la beauté, la gloire !… C’est à vous que je veux raconter ma disgrâce, et retracer, hélas ! à moitié, à travers mes sanglots, l’histoire de mes malheurs ! C’est en vous que je veux raviver quelque mémoire de moi et quelque mémoire de vous-mêmes !… votre accueil si gracieux, mes belles années écoulées près de vous, ce que {p. 147}je suis, ce que je fus, ce que j’implore, le lieu où je languis, ce qui m’y conduisit, ce qui m’y renferma, hélas ! ce qui m’inspira confiance et ce qui me perdit !

« Tout cela, je vous le rappelle en pleurant, ô vous ! deux illustres descendantes des rois et des héros ! Et si les paroles manquent à mon angoisse, les larmes abondent à défaut des vers ; je pleure malheureux et je repleure les lyres, les trompettes, les couronnes de laurier, les études, les plaisirs, les affaires, les banquets, les loges, les palais où je fus avec vous, tantôt noble serviteur, tantôt compagnon familier de vos fêtes !… Je pleure ma liberté, ma santé, hélas ! et les lois de l’humanité violées en moi !…

« Quoi donc me sépare aujourd’hui des autres fils d’Adam ? Et quelle Circé m’a relégué parmi les brutes ?… hélas ! dans un état pire encore !… Car, ou dans le tronc, ou dans le rameau, l’oiseau vient s’abriter et construire son nid, et la bête féroce choisit sa tanière ; la nature les guide et leur offre les eaux pures, douces, rafraîchissantes, le pré, la colline, la montagne ; respirant l’air salubre et vital, le ciel libre et la lumière qui les enveloppe, les réchauffe, les ravive…

{p. 148}« Ah ! j’ai mérité mes peines ! J’ai été coupable, je le confesse ! Mais coupable de la langue, non du cœur ! Et maintenant, je demande pitié ! Et si vous, vous ne compatissez pas, qui compatira ? qui implorera pour moi dans mes détresses, si vous, vous n’implorez pas ?

« Va donc où je t’adresse, ô ma plainte ! Le bonheur n’est pas avec moi ; et, là où tu vas, si tu ne vas pas avec confiance, il n’y a plus de confiance à avoir ici-bas. »

VI §

Cette ode, une des plus admirables que le Tasse ait jamais écrite, aussi touchante et plus poétique que l’ode écrite par Gilbert, insensé aussi dans l’hôpital de Paris, prouve que le poète conservait tout son génie en pleurant la perte de sa raison. C’est que le génie n’est que la vibration d’une des cordes de l’organisation intellectuelle de l’homme, et que la raison est l’harmonie de toutes ces cordes ensemble. Une {p. 149}des cordes de l’instrument peut être saine, intacte, sonore, et l’harmonie générale être détruite par la tension excessive ou par la rupture d’une des fibres. L’intelligence immatérielle, ou ce qu’on nomme l’âme, a été assujettie, par une loi incompréhensible de son Créateur, à ne voir juste au dehors d’elle-même et en elle-même que par le miroir des sens. Altérez ou brisez une partie de ce miroir, l’intelligence verra juste dans la partie invulnérée du miroir ; elle verra faux ou elle ne verra rien que ténèbres dans la partie lésée de la glace. C’est ce qui explique ces folies partielles où l’homme est génie d’un côté, démence de l’autre. Le Tasse, Gilbert, Rousseau, n’étaient que des fractions de génie. La nature n’avait brisé en eux qu’un coin du miroir qui leur réfléchissait l’univers : plaignons l’homme, et demandons à Dieu moins d’éclat et moins de ténèbres.

VII §

Une lettre pleine de l’éloquence du désespoir, {p. 150}adressée au même moment par le Tasse au cardinal Albert d’Autriche, frère de l’empereur Rodolphe, pour solliciter l’intervention de l’empereur auprès d’Alphonse, témoigne de la même vigueur d’esprit au milieu de la même infirmité de raison.

« Je suis ce Torquato Tasso, dit-il dans cette lettre, qui écrivis il y a peu de jours à l’empereur, votre frère. Si vous ne m’assistez pas, mon nom pourrait bien ne pas parvenir à la postérité ! Quoi ! faudrait-il que l’insensé qui, par une frénésie de gloire, brûla le temple d’Éphèse, soit parvenu à la postérité, malgré la convention que les Grecs avaient faite de ne jamais prononcer son nom, et que mon nom, à moi, tombe dans l’oubli ? »

Mais, pendant cette dure captivité, la protectrice du Tasse, Léonora, mourut de langueur dans le palais de Ferrare. Soit que cette mort lui ait été cachée jusqu’à sa sortie de prison ; soit qu’il ait craint, en exprimant sa douleur, d’irriter davantage le duc de Ferrare ; soit encore que le neveu du geôlier, son jeune confident, pressentant quelque danger à laisser ébruiter les expressions du désespoir de Torquato, en ait anéanti le témoignage, rien {p. 151}n’indique, dans les lettres ou dans les poésies du Tasse à cette époque, un contrecoup de cette mort sur son cœur. On n’a pas retrouvé au milieu de ce déluge de vers qui coulent de sa prison avec ses larmes et ses plaintes un seul qui ait été adressé à cette mémoire ou à ce tombeau. La belle et pieuse Léonora avait été au moins sa Providence à la cour de son frère pendant les plus brillantes années de sa jeunesse. Trompée peut-être par l’inconstance de son poète, elle avait tourné toutes ses pensées vers le ciel, sans cesser d’excuser et de protéger celui dont elle avait aimé au moins l’imagination et la gloire : la reconnaissance seule aurait exigé davantage.

Elle mourut en réputation de sainteté parmi le peuple de Ferrare ; les médailles que nous avons sous les yeux, et ses portraits, la représentent comme le profil de la mélancolie et de la douceur ; des yeux bleus, une chevelure noire, un front sans nuage, une bouche où l’intelligence fine donne de l’agrément à un sourire naturellement rêveur, un ovale arrondi des joues, un port de tête un peu incliné en avant, comme celui d’une figure qui écoute, ou comme le buste d’une princesse qui se penche pour accueillir avec pitié les malheureux, {p. 152}enfin la grâce française de sa mère mêlée à la gravité pensive d’une Italienne, font aimer cette femme, que son tendre intérêt pour le Tasse associe à jamais à son immortalité. Aimée, servie ou négligée par l’infortuné poète dont elle avait protégé les premiers chants, Léonora d’Este mérita du moins de rester, avec Laure et Béatrice, une de ces figures qui deviennent les saintes femmes du ciel ou du Calvaire de la poésie.

« Elle désirait vivement la mort, écrit son frère le cardinal d’Este au cardinal Albano. Vous pouvez être sûr de son éternelle félicité dans le séjour de la bonté et de la piété. » Elle n’avait que quarante-deux ans quand elle mourut.

VIII §

Cependant, soit par la connivence secrète du duc Alphonse, pressé de constater et de revendiquer pour son nom la gloire du patronage sur la Jérusalem délivrée, soit par l’avidité des {p. 153}libraires de Venise, de Vicence, de Lyon, les éditions subreptices et inexactes de ce poème paraissaient en foule à la ruine et au désespoir du prisonnier. Il se résolut enfin à en faire donner, sous ses propres yeux, une édition avouée et correcte. Son ami Ingegneri, qui se fit renfermer avec lui pour ce dessein, copia en six jours le poème tout entier. La publication du poème, stérile pour la fortune du poète, fut au moins propice à l’adoucissement de sa captivité.

L’enthousiasme pour son nom devint si passionné et si unanime, qu’Alphonse n’osa retenir plus longtemps dans une loge de fou celui que l’Italie et la France proclamaient à l’envi le Virgile de son siècle. Un appartement salubre et décent fut affecté, dans l’intérieur de l’hôpital Sainte-Anne, à la réclusion du poète. Il put y recevoir de rares visiteurs ; le voyageur français Montaigne, en contemplant cette triste ruine, s’apitoya sur la dégradation du génie.

La princesse de Mantoue et Scipion de Gonzague son ami vinrent le visiter dans sa prison ; la princesse Marphise d’Este, cousine d’Alphonse, et le prince de Guastallo lui apportèrent des hommages et des présents ; le cardinal {p. 154}Albano, son protecteur à Rome, lui écrivit pour lui conseiller de mériter sa délivrance complète en parlant du duc de Ferrare en termes plus respectueux qu’il n’avait fait jusque-là.

Mais les accès de sa mélancolie, seule véritable cause de sa réclusion prolongée, succédaient fréquemment à des améliorations momentanées de son état. Il en donne lui-même de tristes témoignages dans le récit des apparitions qui troublent ou consolent sa solitude, et dans ses prétendus entretiens avec un esprit céleste dont il est visité. Il écrit à ses médecins qu’il se croit ensorcelé ; il confère avec des capucins de sa maladie. On doit reconnaître que le duc de Ferrare, à cette époque, cherchait sincèrement à le guérir de ses imaginations, derniers assauts de son mal, en lui procurant les distractions propres à évaporer ses songes. On le menait visiter les églises et les monastères ; on le conduisait même par l’ordre du duc aux mascarades du carnaval ; on le laissait passer des jours et des semaines dans les maisons de ses amis. Il raconte lui-même les fêtes de Ferrare auxquelles il avait assisté dans la maison de Gianlucco, un de ses admirateurs ; ce dialogue, {p. 155}écrit dans sa prison, est intitulé les Mascarades.

Une crise décisive et favorable, attribuée par lui à un miracle de la Vierge, se produisit dans son état au printemps de 1586. Il rentra dans la plénitude, sinon de ses forces, au moins de son intelligence. Le duc de Mantoue, de la maison de Gonzague, qui n’avait pas cessé de s’intéresser à lui depuis le voyage qu’il avait fait autrefois à Mantoue avec son père, vint à Ferrare, et passa chaque jour plusieurs heures dans sa prison. Ce prince, charmé du rétablissement du poète, demanda le Tasse au duc de Ferrare. Le duc de Ferrare n’hésita pas à consentir à la liberté et au départ du poète pour la cour de Mantoue. Cette condescendance empressée d’Alphonse aux désirs du duc de Mantoue dément assez l’odieuse pensée qu’on attribue au duc de Ferrare, d’avoir voulu faire mourir le Tasse dans une éternelle captivité, de peur que ce grand homme ne portât son génie et sa gloire à une autre cour. Les Gonzagues, alliés aux Médicis, étaient précisément les princes dont il aurait eu le plus à redouter le patronage pour le Tasse. Le tort d’Alphonse était d’avoir traité pendant sept {p. 156}ans un délire de génie comme un crime vulgaire.

Le Tasse, après avoir résidé quelques semaines libre à Ferrare, dans la maison de l’ambassadeur des Médicis Serassi, pour s’occuper de recueillir sa fortune et ses manuscrits, partit le 15 juillet 1586 de Ferrare, sans avoir vu une dernière fois Alphonse. Le duc devait répugner à contempler sa victime, le poète à remercier son geôlier. Le duc de Mantoue emmena lui-même le Tasse avec lui ; il fut reçu à la cour de Mantoue comme une conquête que la maison de Gonzague faisait sur celle d’Este. La jeune princesse Léonora de Médicis le combla d’un enthousiasme qui ressemblait à un culte ; ses malheurs semblaient relever son génie. Le vieux duc de Mantoue, père du libérateur du Tasse, charmé de voir son fils lié d’affection avec le premier des poètes d’Italie, lui fit préparer des appartements somptueux dans son propre palais, le vêtit du costume et des armes d’un chevalier, et ordonna qu’il fût traité par ses serviteurs comme le plus illustre des hôtes.

Le Tasse s’enivra de cette liberté, de ce respect et de ce bien-être si différents des chaînes, des hontes, des peines d’esprit et de {p. 157}corps qu’il venait de supporter pendant six ans de captivité.

« Je suis à Mantoue, écrit-il à son ami Licinio, logé auprès de l’illustrissime prince, servi par ses domestiques de tout ce que je puis désirer, fêté par Leurs Altesses sous tous les rapports ; ici je jouis d’une bonne table, d’excellents fruits, d’un pain savoureux, d’un vin doux et sucré, tel que mon père l’aimait tant, d’admirable poisson, d’abondant gibier et surtout d’un air pur ; peut-être cependant, ajoute-t-il, que l’air de Bergame, ma patrie, est encore plus sain… Je veux rester à Mantoue, parce que mon appartement y est magnifique, et que le prince m’y comble de courtoisie ; j’y veux jouir d’abord de tout l’été et même de l’hiver prochain. Cependant », poursuit-il, « je suis encore poursuivi et obsédé, malgré les soins des médecins, par mes imaginations et mes fantômes. »

Il y acheva, à la requête de la princesse Léonora de Médicis, sa tragédie commencée, de Torrismond ; il y repolit les derniers chants de la Jérusalem.

Mais, après quelques mois de séjour dans cet Éden de poésie, il commença, selon son usage, {p. 158}à se lasser du repos, à soupçonner qu’il n’était pas libre, à quitter Mantoue, à se plaindre de ce que les égards dont on l’avait environné à son arrivée n’avaient plus le même caractère de vivacité et de chaleur, et à parler d’aller à Loretto pour y implorer un nouveau prodige de la Vierge. « Le sérénissime prince, dit-il, me laisse bien circuler dans toute la ville de Mantoue, suivi par un seul page ; mais je ne me sens pas sûr d’être libre ; d’ailleurs je suis aussi mélancolique ici qu’à Ferrare, j’ai besoin d’être guéri ailleurs. » Plus loin : « Je ne puis continuer, écrit-il, à vivre dans une ville où toute la noblesse ne me cède pas le premier rang ; c’est là mon humeur et mon principe ! » Cependant le souvenir de la perte de Léonora d’Este occupait si peu son cœur que, pendant le carnaval de 1587, à Mantoue, la beauté d’une des jeunes femmes de cette cour parut faire une impression puissante sur son esprit. « Peut-être vous en dis-je trop dans une lettre, écrit-il à Mori, un de ses confidents ; mais jamais je n’ai été plus humilié de n’être plus un heureux poète qu’en ce moment ; je passe un délicieux carnaval au milieu d’un cercle nombreux de belles et gracieuses {p. 159}femmes. En vérité, si ce n’était la crainte de paraître trop impressionnable ou trop inconstant en faisant un nouveau choix, j’aurais réfléchi sur laquelle de ces beautés je devais porter mes pensées. »

La grande-duchesse de Toscane, sans doute à l’instigation de la jeune princesse de Mantoue sa fille, envoya au poète un riche présent en argent, pour payer le voyage qu’il se proposait de faire à Florence. Mais, au lieu de partir pour Florence, il partit pour Bergame où le souvenir de ses aïeux l’attirait. Il ne tarda pas à se lasser de l’accueil que lui fit sa famille et sa ville natale. « Je ne jouis, écrit-il au cardinal Albano, que d’une ombre de liberté ; je n’aurai de repos qu’à Rome. » La mort du vieux duc de Mantoue et l’élévation au trône du jeune prince de Mantoue, son ami, le rappelèrent encore dans cette ville. Ce prince s’efforça, même par des refus d’argent, de le détourner de son voyage de Rome. Rien ne put le retenir : il s’achemina au mois d’octobre 1587 vers Rome, sans autre bagage qu’un porte-manteau contenant son linge, et une malle pleine de ses livres et de ses manuscrits. « J’irai en pèlerin, en marchant, à cheval, à pied, par mer ou {p. 160}par terre, mais j’irai, écrit-il à Alario ; je suis si malade que je passe pour fou aux yeux des autres et à mes propres yeux. »

Son voyage néanmoins fut un triomphe, partout où il se fit reconnaître à ses amis et à ses admirateurs. Il s’arrêta d’abord à Bologne, chez son ami Constantin ; la ville savante se pressa tout entière à la porte de son hôte ; de là il alla à Loretto ; arrivé sans argent à la porte de la ville, il écrivit à don Ferrante Gonzagua, qui se trouvait par dévotion à Loretto, de lui prêter dix écus pour continuer son voyage. Le gouverneur de Loretto, informé par don Ferrante de la présence du Tasse, sortit en grand cortège pour complimenter le poète et pour lui offrir tout ce qui pourrait faciliter et honorer sa visite au sanctuaire. Le Tasse accomplit pieusement le pèlerinage, et composa une ode à la Vierge, pleine d’invocation et de repentir. Soulagé par le vœu qu’il avait fait à son autel de ne plus consacrer ses chants qu’aux choses immortelles, il reprit à cheval la route de Rome, y arriva le 4 novembre, et descendit chez Scipion Gonzague, qui le reçut en père.

Ses lettres du commencement de novembre {p. 161}débordent de joie et de félicitations qu’il s’adresse à lui-même, pour avoir accompli son projet de venir chercher la santé, le repos, la gloire à Rome. Ses lettres, à la fin du même mois, portent déjà l’accent du désillusionnement et de la plainte. « Je suis à Rome, écrit-il, et, à mon inconcevable peine, j’y vois déjà le renversement de toutes mes espérances ; je suis au désespoir, surtout par la nécessité où je me vois de devenir encore un courtisan, métier dont j’abhorre le nom, sans parler de la chose ; mais, plutôt que de le recommencer, je m’enfuirai dans un désert, tant je suis las des cours et du monde ! »

IX §

Sixte-Quint régnait alors ; pape en tout l’opposé de Léon X, ce Périclès de la Rome moderne, Sixte-Quint dédaigna même d’accorder une audience au poète. Le Tasse se persuada que ce refus humiliant venait des {p. 162}intrigues secrètes du duc de Ferrare, et même du duc de Mantoue auprès du Pontife. « Ils ont résolu de me tuer ou de me pousser au suicide », écrit-il ce jour-là à Licinio. Son inconstance et ses plaintes incessantes avaient aliéné ou refroidi tous ses anciens protecteurs à Rome, même le cardinal Albano. Il écrivit à sa sœur une lettre que nous possédons aussi, du 14 novembre 1587, pour sonder le dernier cœur qui lui restait ouvert dans le monde, et pour lui annoncer son prochain départ pour Sorrente. Sa sœur lui devait de la reconnaissance, car il avait placé ses deux fils, ses neveux, l’un au service du duc de Mantoue, l’autre à la cour du duc de Parme. Dans cette lettre pathétique il fait à la pauvre Cornélia le tableau le plus désolant de sa situation.

« Malade de corps, égaré d’esprit, le cœur oppressé, la mémoire perdue, les amis devenus indifférents, la fortune obstinément adverse, au milieu de tant de causes de désespoir j’espère au moins que vous vivez encore pour me recevoir une seconde fois en habit de mendiant, car je ne puis me présenter dans aucun autre !

« Je vous conjure d’avoir plus d’égard à {p. 163}mon génie qu’à ma misère, car, si je le voulais bien, je pourrais facilement trouver cinq cents écus de traitement et même plus ; mais, malade comme je le suis, que puis-je envisager, si ce n’est de mourir dans un hôpital ? Ô madame ma chère sœur, mon état est incurable ; je vous supplie, par la mémoire et l’âme de notre père et de notre mère qui nous ont nourris, de permettre que je vienne auprès de vous, je ne dis pas pour goûter, mais au moins pour respirer cet air des lieux où je suis né ! pour me consoler moi-même, par la vue de notre mer et de nos jardins, pour m’envelopper de votre tendresse, pour boire de ce vin et de cette eau qui soulagèrent autrefois mes infirmités ! Dites-moi aussi s’il y a quelque espoir de recouvrer une partie de cet héritage de notre mère, au sujet duquel vous m’avez écrit ; car autrement je ne vois pas comment vivre, et avec cela tout mal sera supportable et léger, et je remercierai Dieu de sa miséricorde, s’il permet au moins que j’expire dans vos bras, au lieu d’expirer dans les bras indifférents des domestiques d’un hôpital d’incurables ! »

Hélas ! cette sœur, son unique refuge sur la {p. 164}terre, était destinée à mourir avant lui de ses propres peines. Une lettre d’un capucin du couvent de Sorrente, qui mentionne cette mort en passant, laisse croire que le Tasse ne revit jamais sa sœur.

X §

Il partit de Rome à la fin de mars 1588 ; l’accueil qu’il reçut dans sa patrie fut le premier et le dernier sourire de sa fortune. Naples, alors à demi espagnole, contrée de poésie, de chevalerie et d’amour, avait retrouvé tout son génie national dans son poète. Elle l’accueillit comme sa propre gloire et voulut le venger des critiques jalouses des Toscans et des Romains, exprimés avec mépris dans un jugement de l’Académie florentine de la Crusca, contre la Jérusalem. Les lettres y étaient cultivées avec passion par la jeune noblesse d’Espagne, de Sicile et de Naples, qui voyait dans le Tasse un autre Virgile et un autre Sannazar. Le comte de Paleno, fils {p. 165}du grand amiral du royaume, alla à sa rencontre, à cheval, avec un cortège d’honneur et voulut loger le poète dans le palais de son père. Le Tasse, ennuyé, comme on l’a vu, du métier de courtisan, préféra recevoir l’hospitalité tranquille des moines du couvent de Monte Oliveto.

Le couvent de Monte Oliveto, sorte d’Escurial de Naples, mais Escurial délicieux au lieu de l’Escurial funèbre de Madrid, rivalisait de site et d’horizon avec le monastère napolitain de San Martino, le plus poétique ermitage de l’univers. Quoique enfermé dans l’enceinte de la ville si peuplée et si bruyante de Naples, le couvent de Monte Oliveto, couronnant de ses cloîtres une colline d’où le regard plane par-dessus les toits et les quais sur la vaste mer, renfermait dans son enceinte, inaccessible aux rumeurs de la grande ville, des bois de lauriers, des jardins d’orangers, des fontaines aux murmures calmants et rafraîchissants. On n’y entendait que les chants sourds des religieux dans leur église, leurs pas sur les dalles des longs cloîtres, et le retentissement régulier des vagues du golfe sur la plage sonnante de la Maddalena, selon l’expression d’Alfieri. Le Tasse y apercevait de sa fenêtre, {p. 166}au soleil levant, la pointe du cap avancé de Sorrente, les sombres verdures et les murs blanchissants de la chère patrie de son enfance. L’air natal, l’évaporation de ses chimères à la lumière splendide de ce ciel, le sentiment de la sécurité dans ce port de sa vie, l’admiration de la jeunesse chevaleresque de Naples, les soins attentifs des religieux, fiers d’un hôte si illustre, dissipèrent en peu de jours, comme à son premier voyage, la mélancolie du poète. Il se lia d’une amitié, d’abord poétique, puis intime, avec le marquis Manso de Villa, jeune seigneur qui méritait le rôle de Mécène du seizième siècle, et qui, après avoir été l’ami du Tasse, devint plus tard l’ami de Milton, attachant ainsi, par la plus rare des fortunes, son souvenir par des liens de cœur aux deux plus immortelles épopées du monde chrétien.

« Je ne trouverai jamais d’éloquence, lui dit le Tasse dans ses billets, qui arrive à égaler votre tendre courtoisie pour moi, ni d’images qui puissent peindre votre modestie. »

Le Tasse, protégé par tant de hautes influences à Naples, intenta un procès pour réclamer la dot considérable de sa mère, retenue {p. 167}par les oncles de Porcia, et cinq mille écus des propriétés confisquées de son père Bernardo Tasso. Il espérait au moins obtenir du roi d’Espagne une indemnité égale à dix années de revenu de ces biens ; les légistes napolitains lui promettaient le gain de ces deux procès. Son grand nom sollicitait pour lui, il l’agrandissait encore par des vers et des chants nouveaux ajoutés à loisir à son poème ; il composait, à la requête des religieux de Monte Oliveto, un poème pieux sur l’origine de leur ordre, pour leur exprimer sa reconnaissance de leur magnifique et tendre hospitalité. Il quittait quelquefois ses appartements dans le couvent, soit pour aller s’attendrir, pleurer et chanter sur le seuil de la maison de sa sœur à Sorrente, soit pour aller habiter la maison de campagne du marquis de Villa, à Bizaccio.

Les lettres du marquis de Villa y décrivent familièrement la vie du Tasse à la campagne :

« Le seigneur Tasso, dit son hôte, est devenu un grand chasseur ; il brave toutes les intempéries de la saison et des lieux. Quand le temps est contraire, nous passons les journées et les longues heures du soir à écouter de la musique et des canzones ; car un de ses plus vifs plaisirs est d’entendre nos {p. 168}improvisateurs rustiques, dont il envie la facilité à versifier, la nature, à ce qu’il prétend, ayant été moins prodigue envers lui à cet égard. Quelquefois aussi nous dansons avec les jeunes filles de Bizaccio, un des divertissements qui lui fait le plus de plaisir ; mais plus souvent nous restons assis au coin du feu, et nous y revenons souvent sur l’esprit qu’il prétend lui être apparu à Ferrare ; et véritablement il m’en parle de telle sorte que je ne sais trop qu’en dire et qu’en penser. »

Pendant cette douce détente de l’âme et de l’adversité du poète, son poème, revu et perfectionné, se multipliait en Italie et en France avec la rapidité surnaturelle d’une œuvre qui correspondait précisément au siècle, aux mœurs, à la religion, aux contrées de l’Europe, dans lesquelles il devenait, en naissant, national. C’est ici le moment de juger l’œuvre pendant le repos et le glorieux salaire de l’ouvrier.

XI §

{p. 169}La Jérusalem délivrée est l’épopée de la chevalerie. Arioste et ses prédécesseurs en avaient fait l’épopée légère et badine ; le Tasse en faisait l’épopée héroïque.

La chevalerie était née en Europe du contact de la barbarie du Nord avec le christianisme du Midi. La férocité septentrionale et le christianisme oriental avaient produit, par leur union, cette fleur étrange de civilisation destinée à une brillante et courte floraison en Occident. Les exploits réels ou fabuleux des compagnons de Charlemagne, convertis par des ermites à une religion de douceur et d’ascétisme, avaient laissé dans les imaginations populaires des traditions tout à la fois héroïques et saintes, où la lance et la croix s’entrelaçaient dans un contresens pittoresque. L’invasion des Sarrasins en Espagne, en Calabre, en France, avait exercé la chevalerie à des guerres entre les musulmans et les chrétiens, {p. 170}champions de deux cultes opposés, qui avaient créé une espèce d’Olympe chrétien aussi peuplé de fables et de prodiges populaires que l’Olympe d’Homère. Les croisades, dernier grand choc religieux entre l’Occident et l’Orient, avaient rempli l’imagination des peuples de combats, de miracles, de héros, auxquels la distance ajoutait encore son prestige. Dans ces guerres intentées pour la cause de Dieu, tout paraissait grandiose, surhumain, surnaturel. La crédulité était prête à tout croire, la poésie n’avait qu’à paraître ; c’était évidemment le temps d’un poème épique, et ce poème épique ne pouvait pas avoir d’autre scène que l’Orient, d’autre sujet que les croisades. Un tel poème n’est pas l’œuvre d’un homme, il est l’œuvre d’un temps. Voltaire a dit : « Les Français n’ont pas la tête épique. » Il nous semble plus juste de dire : Les âges où nous vivons ne sont pas épiques. Quand la crédulité manque, le prophète ne prophétise plus ; or le poète est le prophète de l’imagination des hommes.

XII §

{p. 171}Mais le poème de la Jérusalem délivrée est-il bien un poème épique dans la sévère acception du mot ? et le Tasse, quelque poétique qu’il soit, peut-il être placé par la dernière postérité au rang d’Homère, de Virgile, des grands épiques de l’Inde ou de la Perse ? Nous ne le pensons pas.

Qu’est-ce que l’épopée ? C’est l’histoire imaginaire, l’histoire altérée par les fables, l’histoire encadrée dans la poésie, mais enfin l’histoire, c’est-à-dire le récit, conforme aux temps, aux mœurs, aux costumes, aux événements, d’une des grandes races qui ont apparu sur la scène du monde, ou d’un des grands faits qui ont imprimé leur trace profonde sur la terre. Le poète qui chante un de ces récits doit donc le chanter avec les accents et les images que la riche imagination lui prête ; mais il est tenu aussi à le chanter dans un mode sérieux, conforme à la réalité de la nature humaine à l’époque {p. 172}où il la met en scène, conforme surtout à la vérité des mœurs de ses héros ; en un mot, le poème épique, pour être national, humain, religieux, immortel, doit être vrai, au moins dans l’événement, dans la nation, dans le caractère et dans le costume de ses personnages. Sans cette vérité, le poème n’est plus épique, il est romanesque ; le poète ne chante plus, il joue avec son imagination et avec celle de ses auditeurs ; on l’admire encore, on ne le croit plus ; il fait partie des fables, il ne fait plus corps avec les traditions sérieuses, historiques, nationales, religieuses du genre humain. Il a chanté des aventures, il n’a pas chanté l’épopée.

C’est cette différence fondamentale entre Homère et le Tasse qui nous semble juger les deux poètes et les deux poèmes. Homère a fait le poème épique, le Tasse a fait le poème romanesque de son temps ; l’un a chanté une épopée, l’autre a chanté des aventures. Homère a écrit un poème épique, le Tasse a écrit un opéra en vingt chants : l’un est un poète, l’autre est un trouvère, mais le plus accompli des trouvères, le trouvère immortel de la chevalerie, de la religion et de l’amour.

XIII §

{p. 173}Qu’est-ce que le récit, en effet, dans la Jérusalem délivrée ? Un roman de paladin sur un ton plus sérieux, mais avec des inventions aussi capricieuses et aussi invraisemblables que celles de l’Arioste ou des contes arabes des Mille et une Nuits.

Qu’est-ce que les caractères ? Un composé d’héroïsme, de fanatisme, de jactance chevaleresque parfaitement uniforme dans les héros chrétiens et dans les héros musulmans ; une chevalerie banale et générale qui ne laisse différencier les personnages que par le costume, le casque ou le turban.

Qu’est-ce que les mœurs ? Une véritable mascarade épique, où les guerriers des deux races et des deux cultes se confondent dans une galanterie commune, où les femmes elles-mêmes, les femmes cloîtrées et invisibles de l’Orient, Clorinde, Armide, Herminie, travesties tantôt en bergères de pastorales, tantôt en {p. 174}amazones de théâtres, tantôt en sorcières de sabbat, soupirent des amours de bergerie, livrent des combats d’Hercule, opèrent des enchantements et des sortiléges, transforment des héros en bêtes, en poissons, en monstres bizarres, sortent tout à coup de leur tente ou de leur armure de fer, vêtues en nymphes d’opéra ou en princesses de cour, pour parler le langage affecté et langoureux d’héroïnes de roman ou de muses d’académie. Aucune vraisemblance, aucune vérité, aucune conformité à la poésie, à la nature des lieux, des temps et des choses. C’est un drame entièrement imaginaire et fantastique, qui pourrait aussi bien se jouer entre des ombres dans la lune, qu’entre des chrétiens et des musulmans dans la Palestine ; un rêve, en un mot, au lieu d’une réalité.

Mais un rêve chanté en vers immortels, mais un roman tissu et raconté avec une telle prodigalité d’imagination, de piété, d’héroïsme, de tendresse, que le lecteur, oubliant les temps, les lieux, les mœurs, en suit du cœur les touchantes aventures avec autant d’intérêt que si c’était une histoire ; mais des scènes qui rachètent par le pathétique des situations et des sentiments l’inconséquence et l’étrangeté de la {p. 175}conception ; mais un charme comparable à l’enchantement de son Armide, charme qui découle de chaque strophe, qui vous enivre de mélodie comme le pavot d’Orient de ses visions, et qui vous livre sans résistance aux ravissantes rêveries de cet opium poétique ; mais un style surtout coloré de telles images, et chantant avec de telles harmonies, qu’on s’éblouit de sa splendeur, et qu’on se laisse volontairement bercer de sa musique, comme au roulis d’une gondole vénitienne pendant une nuit d’illumination à travers les façades de palais de la ville des merveilles. C’est ce style, c’est cette poésie, c’est ce vers jeune, étincelant, musical, trempé de soleil d’Orient, de sang héroïque, de larmes, de mélancolie, qui a fait vivre et qui fera vivre éternellement ce poème.

Le Tasse, il est vrai, n’a donné la vie qu’à des fantômes, mais ces fantômes, qui n’ont point de corps, ont un cœur ; voilà pourquoi ils ne mourront pas. La Jérusalem délivrée sera à jamais le poème épique de la jeunesse, des femmes et de l’amour. Le Tasse restera à jamais aussi le poète des beaux jours de la vie où l’imagination sourit à ses premiers songes. Il ne sera ni le poète sévère de la raison, ni celui de la vérité, ni celui de la religion ; mais {p. 176}il sera le poète de l’enchantement. Conçu à dix-huit ans, terminé à vingt-cinq ans, ce poème conservera le caractère de l’adolescence de son auteur : le vague, la fleur, l’étonnement, la puberté de l’âme.

XIV §

M. de Chateaubriand l’a jugé avec plus de sévérité que nous, parce qu’il était peut-être plus critique et moins poète que le Tasse.

« Il n’y a, dit-il, dans les temps modernes que deux beaux sujets de poème épique, les Croisades et la Découverte du nouveau monde. Malfilâtre se proposait de chanter la dernière ; les Muses regrettent encore que ce jeune poète ait été surpris par la mort avant d’avoir exécuté son dessein. Toutefois ce sujet a, pour un Français, le défaut d’être étranger. Or c’est un autre principe de toute vérité, qu’il faut travailler sur un fond antique, ou, si l’on choisit une {p. 177}histoire moderne, qu’il faut chanter sa nation.

« Les croisades rappellent la Jérusalem délivrée : ce poème est un modèle parfait de composition. C’est là qu’on peut apprendre à mêler les sujets sans les confondre ; l’art avec lequel le Tasse vous transporte d’une bataille à une scène d’amour, d’une scène d’amour à un conseil, d’une procession à un palais magique, d’un palais magique à un camp, d’un assaut à la grotte d’un solitaire, du tumulte d’une cité assiégée à la cabane d’un pasteur ; cet art, disons-nous, est admirable. Le dessin des caractères n’est pas moins savant ; la férocité d’Argant est opposée à la générosité de Tancrède, la grandeur de Soliman à l’éclat de Renaud, la sagesse de Godefroi à la ruse d’Aladin ; il n’y a pas jusqu’à l’ermite Pierre, comme l’a remarqué Voltaire, qui ne fasse un beau contraste avec l’enchanteur Ismen. Quant aux femmes, la coquetterie est peinte dans Armide, la sensibilité dans Herminie, l’indifférence dans Clorinde. Le Tasse eût parcouru le cercle entier des caractères de femmes, s’il eût représenté la mère. Il faut peut-être chercher la raison de cette omission {p. 178}dans la nature de son talent, qui avait plus d’enchantement que de vérité, et plus d’éclat que de tendresse.

« Homère semble avoir été particulièrement doué de génie, Virgile de sentiment, le Tasse d’imagination. On ne balancerait pas sur la place que le poète italien doit occuper, s’il faisait quelquefois rêver sa Muse, en imitant les soupirs du cygne de Mantoue. Mais le Tasse est presque toujours faux quand il fait parler le cœur ; et, comme les traits de l’âme sont les véritables beautés, il demeure nécessairement au-dessous de Virgile.

« Au reste, si la Jérusalem a une fleur de poésie exquise, si l’on y respire l’âge tendre, l’amour et les déplaisirs du grand homme infortuné qui composa ce chef-d’œuvre dans sa jeunesse, on y sent aussi les défauts d’un âge qui n’était pas assez mûr pour la haute entreprise d’une épopée. L’octave du Tasse n’est presque jamais pleine ; et son vers, trop vite fait, ne peut être comparé au vers de Virgile, cent fois retrempé au feu des Muses. Il faut encore remarquer que les idées du Tasse ne sont pas d’une aussi belle famille que celles du poète latin. Les ouvrages des anciens se font reconnaître, {p. 179}nous dirons presque, à leur sang. C’est moins chez eux, ainsi que parmi nous, quelques pensées éclatantes, au milieu de beaucoup de choses communes, qu’une belle troupe de pensées qui se conviennent, et qui ont toutes comme un air de parenté : c’est le groupe des enfants de Niobé, nus, simples, pudiques, rougissants, se tenant par la main avec un doux sourire, et portant pour seul ornement dans leurs cheveux une couronne de fleurs.

« D’après la Jérusalem, on sera du moins obligé de convenir qu’on peut faire quelque chose d’excellent sur un sujet chrétien. Et que serait-ce donc, si le Tasse eût osé employer les grandes machines du christianisme ? Mais on voit qu’il a manqué de hardiesse. Cette timidité l’a forcé d’user des petits ressorts de la magie, tandis qu’il pouvait tirer un parti immense du tombeau de Jésus-Christ qu’il nomme à peine, et d’une terre consacrée par tant de prodiges. La même timidité l’a fait échouer dans son ciel. Son enfer a plusieurs traits de mauvais goût. Ajoutons qu’il ne s’est pas assez servi du mahométisme, dont les rites sont d’autant plus curieux qu’ils sont peu connus. {p. 180}Enfin il aurait pu jeter un regard sur l’ancienne Asie, sur cette Égypte si fameuse, sur cette grande Babylone, sur cette superbe Tyr, sur les temps de Salomon et d’Isaïe. On s’étonne que sa muse ait oublié la harpe de David, en parcourant Israël. N’entend-on plus sur le sommet du Liban la voix des prophètes ? Leurs ombres n’apparaissent-elles pas quelquefois sous les cèdres et parmi les pins ? Les anges ne chantent-ils plus sur Golgotha, et le torrent de Cédron a-t-il cessé de gémir ? On est fâché que le Tasse n’ait pas donné quelque souvenir aux patriarches : le berceau du monde, dans un petit coin de la Jérusalem, ferait un assez bel effet. »

Ce jugement est d’un chrétien plus que d’un poète. Un poète aurait oublié le sujet pour adorer les détails. Nous n’en citerons que deux, qui n’ont rien qui les dépasse en grâce et en mélancolie dans aucun poème épique : la fuite d’Herminie du champ de bataille, au sixième chant, et la mort de Clorinde au douzième.

Nous emprunterons, pour ces citations, la seule traduction peut-être qui ait égalé jamais et quelquefois surpassé en goût le modèle ; {p. 181}c’est celle du consul Lebrun, homme de lettres studieux et exquis, avant d’être homme d’État et collègue de Bonaparte à la première magistrature de la république.

« Cependant la belle Herminie est emportée par son cheval dans l’épaisseur d’une antique forêt : sans sentiment et presque sans vie, ses mains tremblantes laissent flotter ses guides : le coursier fuit et se précipite par mille sentiers, par mille détours ; enfin les chrétiens la perdent de vue et leur poursuite est inutile.

« Pleins de colère, la honte sur le front, épuisés de lassitude, ils reviennent à leur poste : tels, après une chasse longue et pénible, des chiens qui ont perdu dans les bois la trace de la bête qu’ils poursuivaient, reviennent haletants, l’œil morne et la tête baissée : cependant la princesse fuit toujours ; craintive, éperdue, elle n’ose regarder en arrière si on la suit encore.

« Elle fuit toute la nuit ; tout le jour elle erre sans conseil et sans guide : elle ne voit que ses larmes, elle n’entend que ses cris : enfin, au moment où le soleil détèle ses coursiers et se plonge dans l’Océan, elle arrive {p. 182}sur les bords du Jourdain, met pied à terre et se couche sur le sable.

« Elle ne se repaît que de ses maux, elle ne s’abreuve que de ses larmes : mais le sommeil, ce doux consolateur des humains, qui leur apporte le repos et l’oubli de leurs peines, vient assoupir ses sens et ses douleurs et la couvre de ses ailes bienfaisantes. Cependant l’amour, sous mille formes différentes, trouble encore la paix de son cœur.

« Le gazouillement des oiseaux qui saluent l’aurore, le fleuve qui murmure, le zéphyr qui se joue avec les ondes et soupire à travers les feuillages, la réveillent aux premiers rayons du jour : elle ouvre des yeux languissants et promène ses regards sur les asiles solitaires des bergers ; elle croit entendre une voix qui la rappelle à la douleur et aux larmes.

« Elle pleure ; mais tout à coup ses gémissements sont interrompus par des chants qui se mêlent aux accords des musettes champêtres ; elle se lève et se traîne à pas lents vers l’endroit d’où viennent ces sons ; elle voit un vieillard assis à l’ombre et travaillant une corbeille d’osier ; son troupeau paît {p. 183}auprès de lui, et son oreille est attentive aux chants de trois jeunes bergers qui l’entourent.

« À la vue soudaine d’armes inconnues, ils se troublent et s’effrayent ; mais Herminie les salue, les rassure, découvre ses beaux yeux et sa blonde chevelure : Heureux bergers, leur dit-elle, continuez vos jeux et vos ouvrages ; ces armes ne sont point destinées à troubler vos travaux ni vos chants.

« Ô vieillard, ajoute-t-elle, comment, au milieu du vaste incendie qui dévore ces contrées, êtes-vous en paix dans cet asile, sans craindre la guerre et ses fureurs ? Il lui répond : Ô mon fils, ma famille et mes troupeaux ont toujours été à l’abri des injures et des outrages, et le bruit des combats n’a point encore troublé notre retraite.

« Peut-être le ciel propice veille sur l’humble innocence et la protége ; peut-être que, semblable à la foudre qui épargne les vallons et ne frappe que la cime des montagnes, la fureur de ces étrangers n’écrase que la tête altière des rois. Notre pauvreté vile et méprisée ne tente point l’avidité du soldat.

{p. 184}« Pauvreté vile et méprisée, et cependant si chère à mon cœur ! Je ne désire ni les sceptres ni les trésors ; les soucis de l’ambition ou de l’avarice n’habitent point dans mon âme ; une onde pure me désaltère, et je ne crains point qu’une main perfide y mêle des poisons ; mes brebis, mon jardin, fournissent à ma table frugale des mets qui ne me coûtent que des soins.

« Comme nos besoins, nos désirs sont bornés ; mes enfants gardent mon troupeau, et je ne dois rien à des mains mercenaires. Les chevreaux qui bondissent dans la plaine, les poissons qui se jouent dans les ondes, les oiseaux qui étalent au soleil leur superbe plumage, voilà mes spectacles et mes plaisirs.

« Il fut un temps où, séduit par les illusions de la jeunesse, je connus d’autres désirs ; je dédaignai la houlette des bergers et je fuis loin des lieux qui m’avaient vu naître : je vécus à Memphis ; je fus admis dans le palais des rois ; quoique intendant des jardins, je vis, je connus la cour et ses injustices.

« Jouet longtemps d’une trompeuse espérance, je souffris les rebuts et les dégoûts ; {p. 185}enfin mes beaux jours s’écoulèrent, et avec eux mon espoir et mon ambition. Je pleurai les loisirs de cette vie simple et paisible ; je soupirai après le repos que j’avais perdu ; je dis enfin : Adieu, grandeur ! adieu, palais ! et, rendu à nos bois, j’y retrouvai la paix et le bonheur.

« Pendant qu’il parle, Herminie attentive recueille un discours dont la douceur l’enchante ; la sagesse du vieillard pénètre son cœur et calme l’orage de ses sens. Enfin, après de longues réflexions, elle se détermine à s’arrêter dans cette solitude, au moins jusqu’à ce que la fortune favorise son retour.

« Ô mortel trop heureux d’avoir connu la disgrâce, si le ciel ne t’envie point la douce destinée dont tu jouis, aie pitié de mes malheurs ! Reçois-moi dans ce fortuné séjour ; je veux y vivre avec toi ; peut-être sous ces ombrages mon cœur se soulagera du poids mortel qui l’accable.

« Si, comme le stupide vulgaire, tu étais avide de cet or, de ces pierreries qu’il adore, tu pourrais avec moi satisfaire tes désirs. À ces mots des larmes s’échappent de ses yeux ; elle raconte une partie de ses infortunes {p. 186}et le berger attendri mêle ses pleurs avec les siens.

« Ensuite il la console et l’accueille avec la tendresse d’un père ; il la conduit sous sa chaumière auprès d’une vieille épouse à qui le ciel fit un cœur comme le sien ; la fille des rois revêt de rustiques habits ; un voile grossier couvre ses cheveux ; mais son regard, son maintien, tout dit qu’elle n’est point une habitante des bois.

« Ces vils habits n’éclipsent point son éclat, sa fierté, sa noblesse ; la majesté brille encore sur son front au milieu des plus humbles emplois ; la houlette à la main, elle conduit les troupeaux et les ramène ; sa main exprime le suc de leurs mamelles et presse le laitage.

« Souvent, pendant que ses brebis, couchées à l’ombre, évitent l’ardeur du soleil, elle grave des chiffres amoureux sur l’écorce des lauriers et des hêtres ; elle y retrace l’histoire et les malheurs de sa flamme ; en parcourant les traits que sa main a formés, un torrent de larmes inonde ses joues.

« Elle dit en pleurant : Arbres confidents de mes peines, conservez l’histoire de mes douleurs ! Si jamais un fidèle amant vient reposer {p. 187}sous votre ombre, sa pitié s’éveillera à la vue de mes tristes aventures ; il dira sans doute : Ah ! l’amour et la fortune payèrent trop mal tant de constance et de fidélité !

« Peut-être, si le ciel daigne écouter les prières des mortels, peut-être l’insensible, un jour, viendra dans ces bois ; il tournera ses regards sur la tombe qui renfermera ma froide et triste dépouille, et il donnera enfin à mes malheurs quelques soupirs et quelques larmes, hélas ! trop tardives.

« Du moins, si je vécus infortunée, quelque félicité suivra mon ombre : mes cendres éteintes jouiront d’un bonheur que je n’ai pu goûter. Ainsi parlait cette amante égarée aux arbres insensibles et sourds. Deux ruisseaux de larmes coulaient de ses yeux. Cependant Tancrède, que le hasard conduit, va la chercher loin des lieux qui la cachent.

« Les traces qu’il a suivies ont dirigé sa course dans la forêt : mais des ombres épaisses y répandent l’horreur et les ténèbres : il ne peut plus reconnaître les vestiges ; il s’abandonne à ses incertitudes ; toujours son oreille attentive cherche à démêler, ou le bruit des armes, ou le bruit des chevaux.

« Si le vent murmure à travers les feuilles, si {p. 188}quelque oiseau, quelque bête sauvage agitent les rameaux, il croit entendre son amante : il la cherche, et soupire après l’avoir cherchée en vain. Il sort enfin de la forêt ; un bruit sourd se fait entendre ; la clarté de la lune le conduit par des routes inconnues vers les lieux d’où ces sons semblent partir.

« Il y arrive, et voit du sein d’un rocher jaillir une onde claire et limpide, qui se précipite et roule avec un doux murmure sur un lit bordé de gazon : en proie à sa douleur, il s’arrête, il jette un cri ; l’écho seul y répond ; enfin l’aurore se lève, etc., etc. »

Si l’on ajoute à cette situation et à ces images la mélodie évanouie des stances, trouvera-t-on dans Homère ou dans Virgile un plus délicieux contraste des champs de bataille et de la nature pastorale ?

Le baptême et la mort de Clorinde, tuée dans un combat de nuit par la main de Tancrède qui l’adore, et de qui elle reçoit la mort au lieu de l’amour, ne le cède en pathétique à aucune scène des grandes épopées, et ici ce pathétique est chrétien par l’immortelle vie que l’amant meurtrier apporte à son amante avec l’eau du baptême dans son casque. Lisons encore :

{p. 189}« À l’instant la colère se rallume et le combat se ranime : quel combat ! leurs forces sont éteintes, ils ne connaissent point l’adresse, il ne leur reste que la rage : ils se déchirent. Sanglants, couverts de blessures, ils ne tiennent plus à la vie que par leur fureur.

« Telle on voit la mer Égée, lorsque les vents qui soulevaient ses flots sont rentrés dans leurs grottes profondes : le calme ne règne point encore sur son sein, et ses ondes obéissent toujours au mouvement dont elles furent agitées. Tels les deux guerriers, quoique épuisés et sans vigueur, sentent encore l’impulsion de leur fureur première.

« Mais enfin l’heure fatale qui doit finir la vie de Clorinde est arrivée : Tancrède atteint son beau sein de la pointe de son épée. Le fer s’y enfonce et s’abreuve de son sang, l’habit qui couvre sa gorge délicate en est inondé : elle sent qu’elle va mourir ; ses genoux fléchissent et se dérobent sous elle.

« Tancrède poursuit sa victoire ; et, la menace à la bouche, il la pousse, il la presse ; elle tombe : mais dans le moment un rayon céleste l’éclaire ; la vérité descend dans son cœur, et d’une infidèle en fait une chrétienne. {p. 190}D’une voix mourante, elle prononce en tombant ces paroles dernières :

« Ami, tu as vaincu ; je te pardonne : toi-même, pardonne à mon malheur. Je ne te demande point de grâce pour un corps qui bientôt n’a plus rien à craindre de tes coups ; mais aie pitié de mon âme. Que tes prières, qu’une onde sacrée versée par tes mains, lui rendent le calme et l’innocence. Ces tristes et douloureux accents retentissent au cœur de Tancrède, le pénètrent, éteignent son courroux et de ses yeux arrachent des larmes involontaires.

« Non loin de là un ruisseau jaillit en murmurant du sein de la montagne : il y court, il y remplit son casque et revient tristement s’acquitter d’un saint et pieux ministère. Il sent trembler sa main, tandis qu’il détache le casque et qu’il découvre le visage du guerrier inconnu : il la voit, il la reconnaît ; il reste sans voix et sans mouvement : ô fatale vue ! funeste reconnaissance !

« Il allait mourir ; mais soudain il rappelle toutes ses forces autour de son cœur : étouffant la douleur qui le presse, il se hâte de rendre à son amante une vie immortelle pour celle qu’il lui a ôtée. Au son des paroles sacrées {p. 191}qu’il prononce, Clorinde se ranime ; elle sourit, une joie calme se peint sur son front et y éclaircit les ombres de la mort. Elle semblait dire : Le ciel s’ouvre et je m’en vais en paix.

« Sur ses joues la pâleur des violettes se mêle à la blancheur des lis : elle fixe ses yeux éteints vers le ciel, et, soulevant sa main froide et glacée, elle la présente comme un gage de paix à son amant. Dans cette attitude, elle expire et paraît s’endormir.

« À cet aspect, les forces que Tancrède avait recueillies le quittent et l’abandonnent : il se remet tout entier sous la main de la douleur qui serre son cœur et le glace. La mort est sur son front et dans tous ses sens. Immobile, sans couleur et sans voix, rien ne vit plus en lui que son désespoir.

« Les derniers liens qui arrêtaient son âme se brisaient l’un après l’autre : elle allait suivre l’âme de son amante, quand le hasard ou le besoin amena dans ces lieux une troupe de chrétiens.

« Le chef reconnaît le héros à ses armes : il accourt ; il reconnaît aussi Clorinde, et son cœur est percé de douleur. Sans la croire chrétienne, il ne veut pas laisser ce beau {p. 192}corps à la fureur des bêtes farouches : il les fait porter l’un et l’autre sur les bras de ses soldats, et marche à la tente de Tancrède.

« Dans ce mouvement lent et tranquille, le guerrier ne reprend point encore l’usage de ses sens ; mais de faibles soupirs prouvent qu’il conserve un reste de vie. Le corps de son amante, immobile et glacé, porte partout l’empreinte du trépas. Enfin on les dépose l’un et l’autre dans une tente séparée. »

De telles citations suffisent pour donner à ceux à qui la langue du Tasse est étrangère de quoi pressentir le génie de son poème. On conçoit la popularité d’une pareille poésie dans un siècle où le fanatisme des croisades n’était pas encore éteint, où les traditions de la chevalerie subsistaient encore, et où la passion poétique de la renaissance italienne faisait des poètes tels que Dante, Pétrarque, le Tasse, les véritables héros de l’esprit humain.

Le Tasse jouissait complètement de sa gloire ; l’envie ne l’avait pas poursuivi jusque-là ; sa mélancolie s’affaiblissait en lui avec l’âge et avec la vie. Il savourait au sein de l’amitié ces heures plus calmes du soir que la Providence semble réserver aux grands hommes malheureux {p. 193}comme une compensation de leurs traverses, et comme une aube de leur immortalité.

XV §

Son inquiétude cependant l’arracha encore une fois de ce doux loisir. Il dit adieu à ses hôtes du monastère de Monte Oliveto, où il avait passé des jours si heureux. Il partit pour Rome ; il y fut déçu par la froideur de la réception de ses anciens protecteurs, jaloux peut-être de ce qu’il en avait trouvé de plus affectueux à Naples ; il fut obligé de chercher un asile dans le couvent de Santa Maria Nuova. « J’ai retrouvé ici », écrit-il, « toutes mes peines, mais non mes amis ; je n’ai pas même de quoi acquitter les droits de douane pour mes livres et mes hardes ; j’ai grand besoin de six écus, et je vous conjure de me les prêter. Je n’ai trouvé à me loger dans aucune hôtellerie {p. 194}ou dans aucun palais ; mon neveu Antonio m’abandonne ; il est impossible de vivre ici sans un cheval, et je n’ai ni cheval ni ami pour me conduire dans son carrosse, ni robe de chambre, ni pelisse, ni vêtements d’été, ni chemises, ni rien !… Si le duc de Mantoue ne vient pas à mon secours, je vais mourir sur le grabat d’un hospice. »

Le duc de Mantoue pourvut à tout, et lui envoya cent ducats pour son voyage, s’il se décidait à revenir à Mantoue. Mais ces cent ducats lui furent retenus par l’agent du duc de Mantoue à Rome, de peur qu’il n’en fît sans doute un autre usage. Sa détresse continua d’être déplorable ; une fièvre lente le consumait. « Probablement », écrit-il au mois d’octobre 1589, « j’irai bientôt épuiser ailleurs ma mauvaise fortune, quand je serai devenu aussi importun à ces bons religieux de Santa Maria Nuova que je le suis devenu à ces cardinaux couverts de pourpre, de qui je ne puis même obtenir une audience. »

Il sortit en effet au mois de novembre de son asile, volontairement ou forcément, pour aller mendier un lit de malade dans l’hôpital des {p. 195}Bergamasques, ses compatriotes à Rome. Cet hôpital avait été fondé par ses ancêtres. La Providence lui donnait le lit que la charité de sa famille avait préparé pour d’autres malheureux ; le cardinal Gonzague, de retour à Rome, le retira dans son palais. « Mais cette hospitalité », écrit le Tasse, « bien loin d’être un soulagement, n’est qu’une aggravation pour moi, car le cardinal, cette fois, et sa maison, témoignent si peu de considération pour ma personne, et un tel mépris de ma mauvaise fortune obstinée, qu’il ne m’admet point à sa table, qu’il ne me fournit ni un lit, ni une chambre, ni un service décent à mon mérite et à ses anciennes grâces pour moi ! »

Il passa l’hiver de 1589 à 1590 dans cet isolement et dans cet abandon. Au printemps de 1590, le grand-duc de Toscane l’invita à venir honorer sa cour et Florence de sa présence. Le Tasse partit avec un envoyé des Médicis chargé de pourvoir aux nécessités et à la dignité de son voyage. Arrivé au mois d’avril à Florence, il alla, par souvenir des religieux de Monte Oliveto à Naples, loger aux portes de la ville, dans un monastère d’Olivetani, situé, {p. 196}comme celui de Naples, sur un monticule boisé de cyprès qui domine, du sein de l’ombre et du silence, les murs de la ville, et le cours pittoresque et opulent de l’Arno.

Le grand-duc et les gentilshommes de sa cour comblèrent le poète d’accueil, d’honneurs et de libéralités. La Toscane entière, jalouse de Ferrare, de Naples et de Rome, sembla s’étudier à faire oublier au Tasse les envieux dénigrements de l’Académie de la Crusca. On ne sait par quel revirement de fortune ou d’humeur on le retrouve deux mois après, dans ses lettres, fatigué de Florence, et demandant à son ami Constantin un asile dans le palais de Santa Trinità à Rome, pour y finir ses jours. « En vérité », dit-il, « la vie est un triste pèlerinage, et je suis maintenant au terme du mien ! Il faut peu de chose à ma vie. À peine pendant tout le cours de cet été ai-je acheté quatre melons pour ma nourriture ; une soupe de laitue et quelques courges me suffisent ; mais j’avoue que je me ruine en médicaments. » Le marquis de Villa, son ami de Naples, lui envoya quelques ducats {p. 197}pour renouveler ses habits et pour rentrer décemment à Rome.

Le Tasse y arriva pendant le conclave qui nomma Grégoire XIV pape. Ce pape, dont il espérait plus que de Sixte-Quint, trompa encore ses espérances ; il fut logé pauvrement mais amicalement chez son fidèle Constantin, qui était de retour à Rome ; il craignait même d’importuner cet ami.

« Maintenant », lui écrit-il, « me voilà décidément précipité du faîte de mes vaines illusions ; je suis décidé à fuir de ce monde, à m’enfuir de la foule dans la solitude, de l’agitation dans le repos. Envoyez-moi mes hardes à Maria del Popolo, monastère enfoui dans les arbres hors des murs de Rome. Dans mon opinion, je ne puis trouver un site plus solitaire et moins exposé aux outrages odieux ! (De votre chambre, pendant votre absence, le 7 février 1591.) »

Constantin, en rentrant, courut chercher le Tasse à Santa Maria del Popolo, lui fit honte de ses défiances, le ramena au logis, et quelques jours après l’accompagna lui-même à Mantoue.

XVI §

{p. 198}Le duc et la jeune duchesse Léonora de Médicis, sa femme, le comblèrent de consolations, de paix et d’honneurs. Il fit sous leurs auspices une édition de ses poésies lyriques en trois volumes. Mais bientôt, malgré les efforts presque filials de sa protectrice pour le retenir à Mantoue, il repartit pour Rome ; il ne fit que traverser cette ville ; il se rendit à Naples pour y suivre son éternel procès. Le pape Aldobrandini, qui, sous le nom de Clément VIII, régnait en ce moment à Rome, lui était plus propice que ses prédécesseurs. Le cardinal Cinthio, neveu d’Aldobrandini, avait la passion des lettres et le culte du Tasse ; il honora le grand poète, non-seulement pour illustrer le règne de son oncle, mais pour satisfaire son propre cœur, ému jusqu’à la tendresse de pitié pour le génie malheureux. Le cardinal Cinthio voulait {p. 199}à lui seul venger l’injustice du siècle et l’injustice de la nature envers le Tasse.

XVII §

Le poète profita de ces favorables dispositions du neveu du pape pour faire recommander sa cause à Naples, au gouvernement et aux légistes. Il alla lui-même à Naples assister aux plaidoiries ; ses avocats réclamaient pour lui, des princes d’Avellino, la moitié du palais Gambacorti, qui avait appartenu à sa mère Porcia, et qu’il avait habité lui-même pendant son enfance. Les avocats de la maison d’Avellino osèrent lui opposer sa démence, qui le rendait, disaient-ils, incapable d’intenter légalement un procès. On répondit pour lui ce que Sophocle, accusé par son fils de faiblesse d’esprit à quatre-vingts ans, avait répondu pour lui-même, « Or l’homme capable d’avoir produit les chefs-d’œuvre de génie de son siècle {p. 200}prouvait assez par ses vers l’intégrité de son intelligence. »

Toutefois le procès, embarrassé en formalités, subissait d’interminables délais. Le Tasse, lassé, s’achemina une dernière fois vers Rome ; la noblesse napolitaine lui fit cortège jusqu’à Capoue ; son passage dans cette ville lettrée parut aux habitants de Capoue un événement assez important pour être consigné comme un honneur dans les archives de la ville. Ses amis de Naples prirent congé de lui aux portes de Capoue.

Arrivé à Mola di Gaëta, délicieux promontoire où les ruines de la villa de Cicéron, recouvertes de bois d’orangers et de pampres, laissent voir les grottes et les bains de marbre du grand orateur, lavés éternellement par les vagues transparentes de la mer de Tyrrhène, le Tasse et les voyageurs réunis en caravane, qui se rendaient avec lui à Rome, n’osèrent avancer plus loin ; un chef de bandits nommé Marco Sciarra, descendu des Abruzzes, interceptait le passage.

« Hier », écrivit le Tasse à son ami Constantin, « le chef de brigands Sciarra a pillé et tué {p. 201}sur la route plusieurs voyageurs ; toute la contrée retentit des cris de terreur et des gémissements des femmes ; j’ai voulu seul aujourd’hui marcher en avant, et essayer de teindre de sang l’épée que vous m’avez donnée. » Il sortit en effet à la tête de quelques braves chevaliers de Mola di Gaëta, pour éclairer intrépidement la route ; son caractère héroïque et chevaleresque abordait avec audace les plus grands périls. Mais ici son courage lui fut inutile, son nom avait suffi : le brigand Sciarra, qui chantait déjà, dans ses rochers, les stances épiques de la Jérusalem, ainsi que les gondoliers de Venise les chantent encore sur les lagunes, ayant appris que le Tasse était au nombre des voyageurs arrêtés par la peur de sa bande à Mola di Gaëta, lui envoya un sauf-conduit avec les expressions du respect et de l’enthousiasme. Le Tasse refusant d’en profiter et de séparer son sort de celui de ses compagnons de route, Sciarra étendit dans un second message sa protection sur tous ceux qui seraient de la suite du poète ; il lui rendit, à son apparition sur la route entre Itri et Fondi, tous les honneurs qu’il refusait aux {p. 202}rois, donnant ainsi aux rois eux-mêmes l’exemple du culte pour le génie. Déjà une exception semblable avait été faite par les brigands de l’Apennin, entre Bologne et Florence, en faveur de l’Arioste ; peuple étrange, où les brigands mêmes ne sont pas étrangers au prestige des lettres, et où le crime lui-même se désarme devant les élus de la gloire comme devant les élus de Dieu.

XVIII §

Le cardinal Cinthio accueillit le Tasse avec les mêmes honneurs qui l’avaient accueilli partout sur sa route. Le poète reconnaissant résolut de dédier à ce jeune homme la Jérusalem conquise, poème épique sur le même sujet que la Jérusalem délivrée, que le Tasse avait composé par piété, pendant son séjour au monastère de Monte Oliveto à Naples. La Jérusalem conquise, épurée des épisodes trop {p. 203}profanes, mais aussi des grâces de la Jérusalem délivrée, était destinée, selon lui, à effacer ce premier poème de la mémoire des hommes, et à immortaliser son nom sur la terre en assurant son salut dans le ciel. Le Tasse se trompait ; on ne sent dans la Jérusalem conquise ni moins de force ni moins de style que dans la Jérusalem délivrée, mais on y sent moins de charme ; la fleur du génie est flétrie, le parfum s’est envolé avec elle ; c’est le parfum qui avait enivré le siècle, c’est encore le parfum que la postérité a voulu respirer. Malheur aux poètes qui refont leurs œuvres : la poésie est de premier mouvement, ce n’est pas le travail et la réflexion qui la donnent, c’est l’inspiration ; on ne respire pas à midi le souffle matinal de l’aurore ; la jeunesse dans le poète fait partie du charme ; le génie est comme la beauté, il a son instant.

XIX §

{p. 204}Le jeune cardinal, fier de cet hommage, appela de Venise à Rome ce même éditeur Ingegneri, qui avait copié en six jours la Jérusalem délivrée, dans le cachot du Tasse et sous ses yeux, pour copier, corriger et éditer la Jérusalem conquise. Elle parut en 1593, le jour où Cinthio fut promu à la pourpre par son oncle Clément VIII. Le Tasse ébaucha en 1594 un autre poème de la Création, en vers libres et non rimés. Les premiers chants seuls existent ; le charme musical des stances rimées y manque, et la sévérité métaphysique du sujet y contraste péniblement avec l’amoureuse imagination du poète.

Pendant qu’il écrivait ce poème, les nécessités de son procès et les instances de ses amis le rappelèrent encore à Naples. Il quitta, non sans regrets cette fois, ses appartements dans {p. 205}le Vatican, la table des cardinaux dont il était le convive, et surtout la tendre familiarité du neveu du pape. Il descendit à Naples au monastère de San Severino, où le marquis Manso et tous les seigneurs lettrés de Naples lui firent une cour assidue d’amis ; néanmoins son instinct voyageur lui fit tourner bientôt ses regards vers Ferrare. Il écrivit à Alphonse d’Este pour se réconcilier avec lui ; mais Alphonse, justement offensé de ce que le poète avait effacé dans sa Jérusalem nouvelle la stance dédicatoire : « O magnanimo Alphonso ! » par laquelle il lui avait dédié la première Jérusalem, ne daigna pas répondre à ses lettres ; Le Tasse insista en vain, en jurant à Alphonse qu’il ne se consolait pas de l’avoir offensé, et qu’il n’avait d’autre désir que de consacrer le reste de ses jours à son service. Le silence répondit seul à cette mobilité de sentiment.

Mais, pendant que le Tasse négociait ainsi en vain son raccommodement avec la maison d’Este, son ami le jeune cardinal Cinthio négociait pour lui auprès du pape son oncle le couronnement poétique au Capitole, la royauté {p. 206}du génie consacrée par la religion, par le sénat et par le peuple.

Le Tasse, si nous en croyons les lettres du marquis Manso de Villa, son confident à Naples, reçut avec plus de répugnance que d’ivresse l’annonce de son couronnement. Son âme, dit Manso, de plus en plus détachée du monde, et absorbée dans les pensées éternelles, voyait trop le néant de toutes choses pour croire à l’éternité d’une couronne de laurier, bien que ce laurier eût été consacré sur le front de Pétrarque. Il ne consentit à cette solennité que parce qu’il n’osa pas contrister Cinthio et le pape en la refusant ; mais il retarda sous de vains prétextes son retour à Rome. « J’irai, dit-il enfin au marquis Manso, qui lui reprochait son hésitation, j’irai, mais ce sera pour mourir, et non pour me parer de la couronne. »

XX §

{p. 207}Il partit enfin à la fin d’octobre ; il visita en chemin le monastère du mont Cassin, et s’y arrêta quelques jours pour méditer sur le tombeau de saint Benoît, un des patrons qu’il s’était choisis dans le ciel.

Son ami le cardinal Cinthio, les membres de la famille du pape, les prélats de la cour des deux neveux, et la foule de leurs courtisans s’étaient rendus à sa rencontre hors des portes de Rome. C’était le 10 novembre 1594. Le lendemain il fut conduit par le même cortège à l’audience du pape.

« La couronne que je vous destine, lui dit le pontife, recevra de vous autant de lustre qu’elle en confère aux autres poètes. » La mauvaise saison fit remettre le couronnement au printemps. Le poète passa l’hiver à se préparer à la mort plus qu’à ce vain triomphe ; {p. 208}on lit avec attendrissement une lettre de lui à Ingegneri, son éditeur de Venise, dans laquelle il lui recommande d’imprimer toutes ses œuvres, avec ou sans profit pécuniaire pour l’auteur. « S’il en résulte quelque argent, dit-il en finissant, il sera consacré à ma sépulture. »

XXI §

Une lettre du prélat Nores, qui était alors à la cour du pape Clément VIII, lettre datée du 15 mars 1595 et adressée à Vincenzo Pinelli, donne sur le Tasse, à cette époque de sa vie, d’intéressants et pittoresques détails :

« J’envoie à Votre Seigneurie deux sonnets du Tasse : dans l’un il célèbre l’anniversaire du couronnement du pape ; dans l’autre il loue et il sollicite, selon son habitude, son auguste bienveillance. Sa Sainteté les a gracieusement reçus et a libéralement récompensé {p. 209}leur auteur en lui accordant deux cents écus de pension en Italie ; c’est plus que ce que la Jérusalem délivrée lui a jamais produit. La joie du poète peut à peine se dépeindre ; le brevet de cette pension lui a été apporté par monsignor Paolini. Ce dernier étant resté à dîner avec le cardinal, le Tasse voulut absolument leur présenter la serviette, lorsqu’ils se lavèrent les mains, malgré notre insistance pour la lui ôter. Monseigneur dit alors avec juste raison, je crois, qu’il ne désirait pas d’autre distinction après sa mort que l’honneur qu’il avait reçu ce jour-là du Tasse. Cette marque de déférence est d’autant plus remarquable de la part de notre poète qu’il est de sa nature assez fier, peu propre aux obséquiosités du courtisan et à toute espèce d’adulation.

« Sa manière d’être me rappelle souvent un mot de signor Ansaldo Cebà, qui pouvait, disait-il, deviner le caractère et les penchants secrets de quelqu’un par la simple lecture de ses vers. Vous connaissez la gravité et la tenue du Tasse, combien il est digne dans {p. 210}sa parole, sa tournure, son maintien, dans chacun de ses gestes. Il a la conscience de ce qu’il vaut, et dans toute sa conduite il montre ce légitime orgueil qui est inséparable du génie. Dernièrement je lui demandai avec candeur quel était celui de nos poètes qui, selon lui, méritait la première place. À mon avis, répondit-il, la seconde est due à l’Arioste. Et la première ? repris-je… Il sourit et détourna la tête pour me donner à entendre, je crois, que la première lui appartenait. Dans sa seconde Jérusalem ou Jérusalem reconquise, comme il la nomme, il fait allusion à lui-même, et, quoique avec modestie, il se compare néanmoins et se préfère à l’Arioste. Il s’exprime ainsi :

« E’ d’angelico suon canora tromba
Faccia quella tacer, ch’oggi rimbomba.

« Un jour que le père Biondo, célèbre prédicateur, confesseur du cardinal, était avec nous dans l’antichambre, en attendant son tour d’être reçu, et que nous parlions du Dante, il le blâma d’avoir parlé de lui-même {p. 211}en termes trop présomptueux. Il ajouta qu’il avait vu un Dante avec des annotations par Muretus, et qu’à propos de ce vers :

« Sì ch’io fui sesto tra cotanto senno,
« Et je fus la sixième de ces grandes intelligences,

« Muretus avait écrit en marge : « Diable ! vraiment ? Là-dessus le Tasse se mit en colère, et s’écria que Muretus était un pédant, qu’il admirait l’audace d’un si mince compagnon. Il ajouta que le poète a quelque chose de divin ; que les Grecs le nommaient d’après un attribut de la divinité, voulant dire par là que rien dans l’univers ne mérite le nom de créateur, si ce n’est Dieu et le poète. Il est juste alors, continua-t-il, qu’il connaisse sa propre valeur, qu’il ne se ravale pas lui-même. Il cita un passage du Lysias de Platon, d’où, il résulte que ce philosophe, loin de blâmer un poète qui se loue lui-même, l’exhorte au contraire à ne pas s’estimer moins qu’il ne vaut. Je cherchai ensuite ce passage et le trouvai presqu’au commencement {p. 212}du dialogue. À la marge se trouvait cette note de la main de mon père : Alors Lodovico Ariosto doit être considéré comme un mauvais poète, car il dit au commencement :

« Celle dont l’amour m’a rendu presque insensé !

« Quelques jours après, le Tasse m’ayant fait le plaisir de me venir voir, comme cela lui arrive souvent, je lui montrai cette note dont il fut ravi, et ayant pris la plume il écrivit dessous : Divin ! Je tiens à aussi grand honneur d’avoir ce mot sur mon livre que monsignor Paolini peut le faire de s’être essuyé les mains avec une serviette présentée par le Tasse. J’ai réuni tous ces fragments parce que je me suis souvenu de la satisfaction que vous a causée une lettre que je vous ai écrite l’année dernière au sujet de ce grand poète. Rome, le 15 mars 1595. »

XXII §

{p. 213}Peu de jours avant celui qui était fixé pour son triomphe poétique, le Tasse reçut du pape une pension viagère de deux cents écus romains, et le duc d’Avellino, contre qui il plaidait à Naples, lui fit offrir, outre deux mille ducats de rente, une somme considérable en argent comptant, pour le désintéresser dans le procès. Mais, comme si la fortune n’avait voulu lui sourire, comme la gloire, que d’un sourire de dérision, quand il ne pourrait plus jouir ni de ses biens ni de sa renommée, le printemps, ces ides de mars des hommes d’imagination, redoubla ses langueurs de corps et ses agitations d’esprit.

Il supplia le cardinal Cinthio de lui permettre de quitter ses appartements trop bruyants et trop pompeux du Vatican, pour aller habiter l’humble monastère de Saint-Onufrio, {p. 214}sorte d’ermitage au sommet d’une colline élevée et silencieuse à Rome (le mont Janicule). Le cardinal lui prêta sa voiture, deux domestiques de sa maison pour le conduire dans cette retraite, et envoya un de ses gentilshommes annoncer au prieur du couvent et à ses religieux l’hôte illustre qu’ils allaient recevoir.

Au moment où la voiture du cardinal montait la rampe rapide de Saint-Onufrio, un orage de foudre, de grêle et de pluie éclatait sur la ville et fit craindre aux religieux que les mules épouvantées ne précipitassent la voiture sur la pente escarpée de la colline. Le prieur et les frères, debout sur le seuil, reçurent le poète, et pressentirent à sa maigreur, à sa faiblesse et à sa pâleur, qu’il ne sortirait de leur hospitalité que pour l’hospitalité du sépulcre. Ils l’accueillirent en homme dont la vie ou la mort devait également porter un éternel honneur à leur maison. Ils le logèrent dans une cellule d’où le regard s’étendait sur le solennel et poétique horizon de Rome ; ils lui prodiguèrent les respects, les pitiés, les soins qu’on doit à un hôte presque {p. 215}divin, qui emprunte votre toit pour retourner au ciel d’où il est descendu.

Le Tasse ne se fit aucune illusion sur son état ; il écrivit, le lendemain de son installation à Saint-Onufrio, une touchante lettre à son ami Constantin. Nous la traduisons comme la dernière parole échappée de son cœur.

« Que dira mon pauvre ami Antonio quand il apprendra la mort de son Tasse ? Et dans mon opinion la chose ne tardera pas ! Le terme de ma vie approche d’heure en heure ; aucun médicament ne calme le mal qui s’est joint à tous mes autres maux, en sorte que, comme un rapide torrent, je me sens entraîné sans pouvoir opposer ni résistance ni obstacle à son cours. Il ne me convient plus, dans un tel état, de parler de ma mauvaise fortune obstinée, ou de me plaindre de l’ingratitude du monde qui a remporté sa victoire en me conduisant indigent à ma tombe, tandis que j’avais toujours espéré que cette gloire (quelque chose que soit la gloire) que mon siècle va tirer de mes écrits ne m’aurait pas laissé mourir sans récompense.

{p. 216}« J’ai demandé à être transporté au monastère de Saint-Onufrio, non pas seulement parce que l’air, au jugement des médecins, y est le plus pur de Rome, mais aussi et surtout afin de pouvoir de ce lieu élevé, et grâce aux dévots religieux de ce couvent, y commencer de plus près mon entretien avec le ciel.

« Priez Dieu pour moi, et soyez assuré que, de même que je vous ai toujours chéri et honoré dans le présent, maintenant, dans cette vie plus réelle que je vais commencer, je ferai pour vous tout ce qui me sera inspiré par la plus tendre et la plus parfaite charité du cœur ; et dans ces sentiments je recommande vous et moi à la divine miséricorde.

« De Rome, au couvent de Saint-Onufrio. »

XXIII §

Le Tasse languit encore quelques jours, {p. 217}affaibli lentement par la fièvre qui le consumait ; les soins les plus affectueux entourèrent ses derniers moments. Les médecins du cardinal Cinthio et ceux du pape, qui le visitaient, lui annoncèrent enfin que leur art était sans ressource contre son mal, et qu’il fallait se préparer aux derniers adieux. Il reçut cet arrêt comme une délivrance, éleva les mains au ciel pour remercier Dieu, et ne s’entretint plus que des choses éternelles. La foi était si jeune et si vive en ce siècle à Rome, qu’aucun doute n’en altérait la sécurité, et qu’on passait de cette vie à l’autre, comme si du sein des ténèbres mortelles on eût vu luire les splendeurs visibles du ciel chrétien. Le Tasse se confessa avec larmes, et fut descendu sur les bras des frères de Saint-Onufrio dans la chapelle, pour y recevoir, sur les lèvres, le corps transfiguré de ce Christ dont il avait été le poète. On le rapporta anéanti de faiblesse et d’extase dans sa cellule ; son ami, le cardinal Cinthio, apprenant qu’il touchait aux derniers moments, sollicita de son oncle le pape la bénédiction et l’indulgence plénière qui remet tous les péchés aux mourants par la main du vicaire {p. 218}du Christ. « Le pape », dit un témoin oculaire, « soupira et plaignit amèrement la destinée d’un si grand homme, enlevé avant le temps à l’Italie et à sa gloire ; il accorda à son neveu tout ce qui lui était demandé pour sa consolation. »

Cinthio accourut à Saint-Onufrio apporter lui-même à son ami cette suprême faveur de son oncle. Le Tasse la reçut comme il aurait reçu de son Créateur lui-même son assurance de béatitude éternelle. « Voilà », s’écria-t-il en joignant les mains, « voilà le char triomphal sur lequel je désire être couronné, non pas du laurier du poète, mais de la gloire des saints dans le ciel ! »

À l’exemple de Virgile, mais dans un autre sentiment, il demanda au cardinal Cinthio de réunir, autant que cela lui serait possible, tous ses écrits et de les livrer aux flammes ; craignant, disait-il, que les ornements profanes et les voluptueux épisodes dont il avait embelli ses poèmes ne fussent indignes des célestes vérités qu’il avait voulu chanter. Cinthio leurra ses pieux scrupules d’une exécution impossible, puisque vingt éditions et des traductions {p. 219}sans nombre avaient déjà répandu ses chants dans la mémoire des hommes. Mais le Tasse, après ce sacrifice qu’il crut consommé, s’endormit avec confiance au murmure des psaumes du poète couronné que le cardinal son ami, le prieur et deux frères du couvent, récitaient à haute voix auprès de son lit. Son dernier soupir se confondit ainsi avec le murmure d’un hymne du poète : In manus tuas, Domine, commendo spiritum meum, balbutia-t-il en rouvrant les yeux à l’aurore du vingt-sixième jour d’avril ; et il expira.

Le cardinal Cinthio lui ferma les yeux de ses propres mains ; il ne voulut pas que ce grand homme quittât la terre autrement que dans le triomphe qui lui était dû ; il posa lui-même la couronne de laurier sur le front du mort, il revêtit le cadavre de la magnifique toge romaine qui lui était destinée, et il fit accomplir le couronnement posthume au Capitole, avec tout l’appareil préparé, depuis si longtemps, pour cette cérémonie. L’amitié de Cinthio fit ainsi pour le Tasse ce que l’amour avait fait pour Inès. La ville entière assista à ce triomphe de la poésie devenu ainsi le triomphe de {p. 220}la mort. Jamais le sort, en effet, n’avait préparé aux poètes futurs une plus saisissante et plus éternelle image de la déception des pensées humaines, que dans ce triomphe où le triomphateur n’assistait que mort à sa victoire, et où la fortune, qui avait tenu si longtemps la couronne suspendue sur le front d’un grand homme, ne livrait cette couronne qu’à un tombeau !

Les peintres et les statuaires qui suivaient le char funéraire dessinèrent et sculptèrent à l’envi ce visage maigre, pâle, osseux, creusé par le doigt de la mort aux tempes, les yeux éteints sous les lourdes paupières, les lèvres scellées par l’éternel silence, et le front chauve couronné d’un funèbre laurier. C’est le portrait le plus répandu du Tasse dans tous les musées d’Italie. On y retrouve, hélas ! jusque dans le calme de la mort, on ne sait quelle obliquité des traits du visage, qui rappelle la démence luttant avec le génie.

XXIV §

{p. 221}On rapporta, avec les mêmes honneurs, le cadavre du Capitole au monastère de Saint-Onufrio, où il fut enseveli aux flambeaux, sous une dalle de la chapelle, comme il l’avait demandé.

Le cardinal Cinthio, aussi fidèle à sa mémoire qu’à sa vie, lui fit préparer un sépulcre monumental. Son autre ami, le marquis Manso, de Naples, accouru à Rome pour pleurer sur le cercueil de son ami, revendiqua le droit de revêtir aussi sa cendre d’une pierre et d’une épitaphe. Cinthio ne voulut céder à personne l’honneur et la consolation de construire le sépulcre du Tasse. L’un et l’autre méritaient également cette préférence : ils avaient devancé leur siècle dans la tendresse pour un malheureux et dans le culte pour un grand homme. La postérité les associe à son tour dans son estime et dans sa reconnaissance.

XXV §

{p. 222}Ainsi vécut, ainsi mourut, ainsi triompha le Tasse, mais après sa mort. Cependant, quelle que soit la pitié que ses malheurs inspirent aux cœurs généreux, cette pitié ne doit pas se tourner en colère et en accusations injustes contre l’ingratitude de l’humanité envers les génies qui l’honorent. L’histoire ne déclame pas comme la rhétorique, elle raconte ; les malheurs du Tasse furent le tort de la nature, bien plus que le tort de la société.

Né d’une race à la fois chevaleresque et poétique, élevé par une mère d’élite et par un père déjà glorieux, recueilli dans la fleur de son adolescence par un prince qui lui ouvrit pour ainsi dire sa propre famille, protégé, aimé peut-être par la sœur charmante de ce prince, qui fut pour lui, sinon une amante, du moins une autre sœur, et qui lui pardonna tout, même ses négligences et ses distractions de sentiment que tant d’autres femmes ne pardonnent {p. 223}jamais, illustre avant l’âge de la gloire par des poèmes que la religion et la nation popularisaient à mesure qu’ils tombaient de sa plume ; disputé comme un joyau de gloire entre la maison d’Este, la maison de Médicis, la maison de Gonzague, la maison de la Rovère, ces grands patrons des lettres en Italie ; misérable et errant par sa propre insanité, mais non par la persécution de ses ennemis ; comblé d’enthousiasme et de soins par la jeune princesse Léonora de Médicis ; chéri à Turin, désiré à Florence, appelé à Rome ; retrouvant à Naples, toutes les fois qu’il voulait s’y réfugier, la patrie, l’amitié, la paix d’esprit, l’admiration d’une foule de disciples fiers d’être ses compatriotes ; enfin rappelé pour le triomphe à Rome par un neveu du souverain de la chrétienté, fanatique de son génie et providence de sa fortune ; mourant dans ses bras avec la couronne du poète en perspective et le triomphe pour tombeau : on ne voit rien dans une telle vie qui soit de nature à accuser l’ingratitude humaine, excepté quelques années de cruelle séquestration dans un hospice de fous, qui n’accusent pas, mais qui dégradent un peu {p. 224}son protecteur devenu son geôlier ; mais cette infortune n’est-elle pas souvent, dans l’économie d’une grande destinée, l’ombre qui fait mieux ressortir la note pathétique, qui attendrit le cœur de la postérité, et qui donne à la gloire quelque chose d’une compassion enthousiaste du monde ? Bonheur amer, mais bonheur de plus dans la mémoire des grands hommes persécutés ou méconnus !

Tel fut le Tasse, malheureux par lui-même plus que par les autres ; mais son infortune est pour beaucoup dans l’adoration que son nom inspira aux jeunes gens et aux femmes, qui aiment à trouver dans la vie de leur poète autant de poésie que dans ses vers !

Selon nous, s’il n’est pas le chantre le plus épique de la religion du Christ, il est au moins le plus mélodieux narrateur en vers parmi tous les chantres modernes de l’Occident.

Ce n’est pas le poète, c’est le conteur divin.

Lamartine.

XCIVe entretien.
Alfred de Vigny (1re partie) §

I §

{p. 225}J’ai toujours été l’ami et l’admirateur de cet homme de bien et de talent que la France vient de perdre, et, quand la maladie est venue lentement l’atteindre, je me suis toujours promis, si j’avais le malheur de lui survivre, de payer mon faible hommage à son modeste génie, à son caractère, à ses vertus. Fussé-je mort {p. 226}avant lui, comme c’était mon droit, à coup sûr il aurait fait de même envers ma mémoire ; il aurait taillé sa pierre et l’aurait incrustée dans un monument d’amitié pour me faire honorer et excuser par la postérité. Je dirai mieux, il l’aurait cimentée d’une de ses larmes, car il avait trop de grandeur pour être envieux, trop de justice pour être exigeant, trop de tendresse pour garder rancune, même à ce qu’il considérait comme une faiblesse humaine.

Cet homme était M. de Vigny.

II §

Il était, comme moi, de race militaire ; son père, gentilhomme comme le mien, habitait dans la Touraine, jardin de la France, un petit fief pastoral et agricole, où il s’était retiré après avoir été persécuté en 1792 et 1793, et forcé de briser son épée de capitaine d’infanterie pour ne pas fausser son serment de fidélité au roi martyrisé par le peuple.

Alfred de Vigny y naquit neuf ans après cette date : c’était le moment où la nature, décimée {p. 227}par la révolution, se vengeait des meurtres et des proscriptions qu’on lui avait fait subir, en produisant de doubles moissons d’épis. Une foule d’hommes éminents dans les lettres naissaient pour combler les vides que Roucher et André Chénier avaient faits en livrant leurs têtes à l’échafaud. C’est ainsi qu’après Marius, Sylla, Antoine et les proscriptions sanguinaires des triumvirs dans l’île du Reno, auprès de Modène, Rome livra jusqu’à Cicéron au poignard des délateurs, et qu’Horace, Virgile, Ovide, Tibulle et une foule d’autres hommes de génie se hâtèrent autour du trône d’Auguste, pour qu’il n’y eût point de vide dans la gloire romaine, point d’interrègne dans la famille de Romulus.

III §

Commençons par son portrait à vingt-cinq ans, car peu de ses contemporains l’ont connu, tant c’était un solitaire de la foule ; il passait seul dans les rues, sur les promenades, le long de nos quais ; on le remarquait à l’élégance de {p. 228}son costume, à la noblesse sans affectation de son attitude, à la sérénité de son beau visage, à la douceur affable de son regard ; on se disait : « C’est quelqu’un au-dessus du vulgaire, c’est un diplomate étranger, c’est un jeune homme sur le front duquel la Providence a écrit une grandeur future. » On s’arrêtait, mais on ne savait pas son nom.

IV §

Je vais vous faire son portrait exact, la moyenne de son apparence, tel qu’il était dans son brillant uniforme de mousquetaire en 1822, tel qu’il était en 1825, enfin tel qu’il était en 1863, quelques mois avant sa mort ; toujours jeune et agréable d’esprit, sans que le temps eût presque rien changé à sa taille et à son visage, excepté quelques légères nuances imperceptibles de transition, entre les cheveux qui menaçaient de blanchir et les ondes molles et blondes de sa chevelure qu’il laissait flotter sur le collet de son habit. Cheveux de sa mère sans doute, qu’il soignait en souvenir {p. 229}d’elle, ne voulant rien livrer aux ciseaux, de ce qui lui rappelait une image adorée de femme et de mère ! Cette coquetterie de costume, qu’on aurait pu prendre pour une affectation, n’était qu’un pieux sentiment filial, une relique vivante qui se renouvelait sur sa tête, et qui donnait à sa physionomie pensive et souriante quelque chose de la pudeur, de la grâce et de l’abandon de la femme. Cela lui donnait aussi un peu de la douce majesté de Platon ou de la candide et éternelle enfance de Bernardin de Saint-Pierre ; cheveux fins, luisants, ruisselants d’inspiration, autour desquels avaient flotté sous les bananiers les immortelles images de Paul et Virginie.

V §

Le front d’Alfred de Vigny, dégagé de ses cheveux rejetés en arrière, était moulé comme celui d’un philosophe essénien de la Judée pour une pensée sensible mais toujours sereine. Poli et légèrement teinté de blanc et de carmin, il était modelé pour réfléchir au dehors {p. 230}la pensée qui luisait au dedans ; une gracieuse dépression des tempes l’infléchissait en se rapprochant des yeux. On voyait qu’il y avait, non pas effort, mais attention continue dans les nerfs et dans les muscles qui formaient l’encadrement des regards ; bien que cette attention intérieure et tournée en dedans produisît involontairement une certaine tension des paupières qui rétrécissait le globe de l’œil, la couleur bleu de mer, de ce liquide qu’aucune ombre ne tachait, et la franchise amicale de son coup d’œil qui ne cherchait jamais à pénétrer dans le regard d’autrui, mais qui s’étalait jusqu’au fond de l’âme chez lui, inspirait à l’instant confiance absolue dans cet homme. C’était limpide comme un firmament. Qu’aurait-il eu à cacher ? Il n’avait jamais conçu la pensée de tromper personne ; feindre lui aurait paru une demi-duplicité. Il n’y avait, grâce à ce regard en complète sécurité, ni matin, ni soir, ni nuit, sur cette physionomie ; tout y était plein soleil de l’âme. Il laissait regarder et il regardait lui-même sans épier quoi que ce fût dans le regard de son interlocuteur ; ce qu’il n’éprouvait pas, il ne le soupçonnait pas. La lumière éblouit d’elle-même, on ne voit pas l’ombre.

VI §

{p. 231}Son nez fin et mince cependant descendait en ligne droite sur sa bouche ; ses lèvres, rarement fermées, avaient le pli habituel d’un sourire en songe ; son menton solide était carrément dessiné ; il portait bien l’ovale, ni trop fermé, ni trop ouvert, de sa figure. Son teint avait conservé jusque sous l’impression de sa maladie, douce quoique mortelle, la fraîcheur et la blancheur rose de celui d’une vierge. Il y avait plus en lui d’un immortel que d’un malade. Sa voix avait le timbre grave et égal d’un esprit qui parle de haut aux hommes ; je n’ai jamais entendu la plus légère altération dans cette voix : il eût été l’orateur d’un autre monde, parlant à celui-ci. Sa main était très belle ; ses dix doigts, réunis et collés ensemble, s’étendaient avec un mouvement régulier et calme vers son interlocuteur, comme dans la démonstration la plus pacifique : ce geste de vieillard portait la conviction, jamais la colère, dans l’âme de ceux qui l’écoutaient ; c’était le {p. 232}geste de la conviction. Il écoutait peu la réponse ; s’il n’avait pas convaincu, il se retirait modestement du groupe et il se taisait. Sa taille n’était ni petite ni haute, mais admirablement proportionnée ; telle à vingt ans, telle à cinquante : le temps n’y touchait pas ; ni gras, ni maigre, la matière n’avait rien à faire avec cette nature éthérée et immuable ; tempérament du bonheur inaltérable aux passions : il en avait cependant, mais il les contenait par le sang-froid de son caractère ; elles n’étaient pour lui que les tentations de la vie éprouvées en silence, parce qu’elles ne demandaient rien à la vanité, mais qu’elles étaient toutes discrètes comme l’amitié, mystérieuses comme l’amour.

Tel était l’homme presque parfait avec lequel j’ai eu le bonheur d’être lié, depuis le jour où il répandit son nom dans le monde, jusqu’à aujourd’hui où je le pleure ; notre liaison n’a jamais eu ni une ivresse ni une déception, même aux jours les plus orageux de mon existence, parce qu’il a compris mes faiblesses comme j’ai compris sa raison. Mes passions m’ont toujours laissé la justice, et à lui son indulgence. Entre cette raison d’un côté et cette indulgence de l’autre, quelle place {p. 233}pouvait-il y avoir que pour l’estime réciproque et la mutuelle amitié ?

VII §

Le père d’Alfred de Vigny avait émigré. Il ne rentra en France avec les Bourbons qu’en 1814 ; il était, comme son fils unique le fut plus tard, officier d’infanterie et chevalier de Saint-Louis. Il se logea à Paris, dans une modeste maison, rue du Faubourg-Saint-Honoré, en face du palais actuel de l’Élysée, où j’ai eu moi-même mon appartement en 1848. Homme d’un esprit littéraire, il s’y lia avec Émile Deschamps et avec son frère, également lettrés, qui logeaient dans le voisinage. Il mourut en 1821, dans ce même appartement qui avait servi d’asile à son retour des pays étrangers. Les rudes fatigues et la guerre de l’émigration, qui lui avaient infligé leurs traces et qui l’avaient courbé en deux avant l’âge, n’enlevaient rien, non plus que la modicité de ses ressources, à la bonté, à l’enjouement, à la grâce de son humeur. Il avait épousé, vers la fin de la révolution, {p. 234}une jeune personne d’une haute distinction, fille de l’amiral marquis de Baraudin, cousin de l’illustre Bougainville.

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Cette mère, aussi ferme d’esprit que tendre de cœur, se dévoua tout entière à son fils unique, après la mort de son mari. Ce n’était pas seulement son enfant, c’était son image. M. de Vigny ne la quitta jamais. C’est d’elle qu’il prit, avec ses beaux cheveux blonds, cette angélique douceur, cette fierté chevaleresque et ce dégoût du cynisme démocratique qui faisait de lui un aristocrate. « Nous avons élevé cet enfant pour le roi », écrivait madame la comtesse de Vigny, en 1814, au ministre de la guerre, en lui demandant la faveur d’admettre son fils dans les gendarmes de la Maison-Rouge, corps de noblesse qui, avec les gardes du corps et les mousquetaires, donnait le rang d’officier aux fils de l’aristocratie déshéritée et un appointement de sous-lieutenant dans l’armée. Ce fut la même année et le même mois où j’entrai, aux mêmes conditions et au même titre, dans les gardes du corps. Fils de la guerre et de la fidélité, Vigny aimait d’origine l’une et l’autre. Il se conduisit, le 20 mars 1815, comme aurait fait son père. Il accompagna, à {p. 235}cheval, le roi et les princes jusqu’à Béthune ; fut licencié avec nous, le 31 décembre de la même année, après le retour du roi, qui fit le sacrifice de ces corps privilégiés à sa réconciliation avec l’armée de Bonaparte ; il entra, comme sous-lieutenant d’abord, dans la légion de Seine-et-Oise, et un an après avec le même grade dans la garde royale, au 5e régiment d’infanterie : devenu capitaine après treize ans de service, sa faible constitution le fit mettre au traitement de réforme. Ses camarades et le ministre de la guerre le regrettèrent comme un officier de grande espérance, qui serait parvenu, avec le temps et la guerre, aux premiers emplois de l’armée.

VIII §

L’amour filial qu’il portait à sa mère, les premiers vers qu’il avait composés dans ses loisirs militaires et qui lui faisaient justement espérer une autre grandeur, le consolèrent de cette interruption de sa carrière naturelle. Les Turcs ont une expression historique par laquelle {p. 236}ils définissent vaguement, mais heureusement, certaines natures et certains hommes qui ne trouvent pas leur définition juste dans les catégories de la vie sociale, et qui donnent cependant une dénomination très honorable et très distincte aux individualités éminentes de leur civilisation. Cette dénomination est celle de tchilibi. J’ai souvent demandé aux Orientaux le sens vrai de ce mot : « Tchilibi, me répondaient-ils, ne signifie officiellement aucune dignité positive, aucun emploi précis dans l’empire ; mais il signifie plus : cette expression représente une dignité intellectuelle et morale, une distinction qui n’est point accordée par le sultan, mais par le concours libre, spontané, incontestable et inaliénable de l’opinion publique. On est tchilibi comme on est chez vous un honnête homme par excellence : un homme distingué, éminent, un homme à part. C’est la charge de ceux qui n’en ont pas d’autres que leur propre respectabilité, respectabilité célèbre, qui, lorsqu’elle se multiplie de père en fils dans une famille, finit par former un surnom de la race. »

Or c’était précisément, comme celui de gentilhomme par excellence, le seul titre ambitionné {p. 237}par M. de Vigny, le type de sa vie, le signe distinctif de son caractère, l’aristocratie de sa nature, le rôle innomé de sa vie. Il ne voulait rien que ce qu’il portait en lui-même : le parfait gentilhomme. C’était un rôle difficile à une époque où la noblesse inverse était odieuse, et où la démocratie mal comprise haïssait le gentilhomme et se vengeait de ses prétentions par une chanson de Béranger. Mais cela ne le troublait pas ; il avait en lui du sang d’émigré et le dédain inné pour les faveurs plébéiennes souvent aussi mal acquises que les faveurs de cour. Ce rôle s’associait très bien avec une certaine célébrité littéraire, modeste et à demi-jour, qui ne demandait rien à personne, mais qui se créait elle-même, et qui savait attendre sa sanction de la postérité.

M. de Vigny se fit donc tchilibi français, se renferma en lui-même avec sa mère et quelques amis, et laissa, de temps en temps, s’échapper quelques vers qui ne ressemblaient à rien de ce qui avait paru jusque-là. Il était particulièrement sensible à ce mérite. Il convenait que l’originalité de cette poésie fut en rapport avec l’originalité de l’écrivain.

Ce fut l’époque où je le connus. Le connaître {p. 238}et l’aimer, c’était une même chose. Je l’ai aimé jusqu’à son dernier jour.

IX §

Les premiers vers qu’il laissa transpirer furent, selon moi, les plus parfaits de ses vers. Les voici : que le lecteur les juge !

Moïse.
(poème.)

Le soleil prolongeait sur la cime des tentes
Ces obliques rayons, ces flammes éclatantes,
Ces larges traces d’or qu’il laisse dans les airs,
Lorsqu’en un lit de sable il se couche aux déserts.
La pourpre et l’or semblaient revêtir la campagne.
Du stérile Nébo gravissant la montagne,
Moïse, homme de Dieu, s’arrête, et, sans orgueil,
Sur le vaste horizon promène un long coup d’œil.
Il voit d’abord Phasga, que des figuiers entourent ;
Puis, au-delà des monts que ses regards parcourent,
S’étend tout Galaad, Éphraïm, Manassé,
Dont le pays fertile à sa droite est placé ;
Vers le midi, Juda, grand et stérile, étale
Ses sables où s’endort la mer occidentale ;
{p. 239}Plus loin, dans un vallon que le soir a pâli,
Couronné d’oliviers, se montre Nephtali ;
Dans des plaines de fleurs magnifiques et calmes
Jéricho s’aperçoit, c’est la ville des palmes ;
Et, prolongeant ses bois, des plaines de Phégor
Le lentisque touffu s’étend jusqu’à Ségor.
Il voit tout Canaan, et la terre promise,
Où sa tombe, il le sait, ne sera point admise.
Il voit, sur les Hébreux étend sa grande main,
Puis vers le haut du mont il reprend son chemin.
* * *
Or, des champs de Moab couvrant la vaste enceinte,
Pressés au large pied de la montagne sainte,
Les enfants d’Israël s’agitaient au vallon
Comme les blés épais qu’agite l’aquilon.
Dès l’heure où la rosée humecte l’or des sables
Et balance sa perle au sommet des érables,
Prophète centenaire, environné d’honneur,
Moïse était parti pour trouver le Seigneur.
On le suivait des yeux aux flammes de sa tête.
Et, lorsque du grand mont il atteignit le faîte,
Lorsque son front perça le nuage de Dieu
Qui couronnait d’éclairs la cime du haut lieu,
L’encens brûla partout sur les autels de pierre,
Et six cent mille Hébreux, courbés dans la poussière,
À l’ombre du parfum par le soleil doré,
Chantèrent d’une voix le cantique sacré ;
Et les fils de Lévi, s’élevant sur la foule,
Tels qu’un bois de cyprès sur le sable qui roule,
Du peuple avec la harpe accompagnant les voix,
Dirigeaient vers le ciel l’hymne du Roi des Rois.
* * *
{p. 240}Et, debout devant Dieu, Moïse ayant pris place,
Dans le nuage obscur lui parlait face à face.

Il disait au Seigneur : « Ne finirai-je pas ?
Où voulez-vous encor que je porte mes pas ?
Je vivrai donc toujours puissant et solitaire ?
Laissez-moi m’endormir du sommeil de la terre.
Que vous ai-je donc fait pour être votre élu ?
J’ai conduit votre peuple où vous avez voulu.
Voilà que son pied touche à la terre promise.
De vous à lui qu’un autre accepte l’entremise,
Au coursier d’Israël qu’il attache le frein ;
Je lui lègue mon livre et la verge d’airain.
* * *
« Pourquoi vous fallut-il tarir mes espérances,
Ne pas me laisser homme avec mes ignorances,
Puisque du mont Horeb jusques au mont Nébo
Je n’ai pas pu trouver le lieu de mon tombeau ?
Hélas ! vous m’avez fait sage parmi les sages !
Mon doigt du peuple errant a guidé les passages ;
J’ai fait pleuvoir le feu sur la tête des rois ;
L’avenir à genoux adorera mes lois ;
Des tombes des humains j’ouvre la plus antique,
La mort trouve à ma voix une voix prophétique,
Je suis très grand, mes pieds sont sur les nations,
Ma main fait et défait les générations. — 
Hélas ! je suis, Seigneur, puissant et solitaire,
Laissez-moi m’endormir du sommeil de la terre !
* * *
« Hélas ! je sais aussi tous les secrets des cieux,
Et vous m’avez prêté la force de vos yeux.
{p. 241}Je commande à la nuit de déchirer ses voiles ;
Ma bouche par leur nom a compté les étoiles,
Et, dès qu’au firmament mon geste l’appela,
Chacune s’est hâtée en disant : Me voilà.
J’impose mes deux mains sur le front des nuages
Pour tarir dans leurs flancs la source des orages ;
J’engloutis les cités sous les sables mouvants ;
Je renverse les monts sous les ailes des vents ;
Mon pied infatigable est plus fort que l’espace ;
Le fleuve aux grandes eaux se range quand je passe,
Et la voix de la mer se tait devant ma voix.
Lorsque mon peuple souffre, ou qu’il lui faut des lois,
J’élève mes regards, votre esprit me visite ;
La terre alors chancelle et le soleil hésite,
Vos anges sont jaloux et m’admirent entre eux,
Et cependant, Seigneur, je ne suis pas heureux ;
Vous m’avez fait vieillir puissant et solitaire,
Laissez-moi m’endormir du sommeil de la terre.
* * *
« Sitôt que votre souffle a rempli le berger,
Les hommes se sont dit : Il nous est étranger ;
Et leurs yeux se baissaient devant mes yeux de flamme,
Car ils venaient, hélas ! d’y voir plus que mon âme.
J’ai vu l’amour s’éteindre et l’amitié tarir,
Les vierges se voilaient et craignaient de mourir.
M’enveloppant alors de la colonne noire,
J’ai marché devant tous, triste et seul dans ma gloire,
Et j’ai dit dans mon cœur : Que vouloir à présent ?
Pour dormir sur un sein mon front est trop pesant,
Ma main laisse l’effroi sur la main qu’elle touche,
L’orage est dans ma voix, l’éclair est sur ma bouche ;
{p. 242}Aussi, loin de m’aimer, voilà qu’ils tremblent tous,
Et, quand j’ouvre les bras, on tombe à mes genoux.
Ô Seigneur ! j’ai vécu puissant et solitaire,
Laissez-moi m’endormir du sommeil de la terre. »
* * *
Or le peuple attendait, et, craignant son courroux,
Priait sans regarder le mont du Dieu jaloux ;
Car, s’il levait les yeux, les flancs noirs du nuage
Roulaient et redoublaient les foudres de l’orage,
Et le feu des éclairs, aveuglant les regards,
Enchaînait tous les fronts courbés de toutes parts.
Bientôt le haut des monts reparut sans Moïse. — 
Il fut pleuré. — Marchant vers la terre promise,
Josué s’avançait pensif et pâlissant,
Car il était déjà l’élu du Tout-Puissant.

Que dire après un pareil début ?

Qu’un grand poète vient de naître ;

Que ce poète ne ressemble à personne ;

Que les sentiments exprimés dans son poème sont aussi neufs que grandioses ;

Que la mélancolie du génie qui fait subir sa solitude à un grand homme n’a jamais trouvé ni un pareil type ni une expression si neuve et si excentrique ;

Que les vers sont dignes du stérile Nébo, et que l’éternel Jéhova les a inspirés comme il les {p. 243}a entendus retentir dans les échos sonores du désert.

Toutes les oreilles capables de les supporter en restèrent retentissantes. Quant à moi, je ne pus jamais les oublier. Byron n’avait rien de plus désespéré ; Hugo, rien de plus stoïque ; Moïse semblait avoir ressuscité pour se plaindre de sa grandeur. Vigny laissa se prolonger pendant toute sa vie ce retentissement de sa grande âme. Sa mère se réjouit d’avoir porté, dans l’exil de Babylone, l’enfant qui réveillait sa patrie par des accents si sacrés.

X §

Elle vivait alors une partie considérable de l’année dans son petit château du manoir-Giraud, du pays d’Anjou. Elle y avait élevé son fils ; il lui était cher et sacré comme son berceau. C’était une maison à tourelles gothiques, encadrée dans de beaux ombrages ; il la dessinait souvent avec goût et talent. Il aimait à montrer ses dessins domestiques à ses amis. Il composait ses dessins avec cette poésie du {p. 244}cœur, et de la main qui attachait un souvenir à chaque fenêtre et une intention à chaque branchage. C’est ainsi que de Maistre, l’auteur du Voyage autour de ma chambre, relégué et marié en Russie, peignait son petit manoir de Bissy dans la belle vallée de Chambéry, qu’il m’apportait à Paris en 1842, et qui décore aujourd’hui seul ma chambre. La petite terre de M. de Vigny consistait surtout en vignoble comme celle d’Horace dans la pittoresque Sabine ; il transformait son vin en eau-de-vie pour en augmenter un peu le produit. Ces soins domestiques lui laissaient le loisir non-seulement de méditer et de polir ses vers, mais encore de se livrer comme Frédéric II à son goût pour la musique, et en particulier pour la flûte, le plus doux et le plus pastoral des instruments, celui qui s’allie le mieux avec la solitude et la campagne ; il y retrouvait l’âme de Théocrite de Sicile, et il excellait dans cet instrument. C’était le seul bruit qu’on entendît sortir de sa demeure à travers les silencieux ombrages de l’Anjou. L’amour de l’étude, les tendres soins qu’il rendait à sa mère, qui était en même temps son univers, des promenades dans la campagne, des lectures, les semences et les récoltes de ses champs, remplissaient le {p. 245}reste ; de grandes espérances de célébrité littéraire occupaient ses rêves. Il se sentait trop de talent pour envier personne. Il se croyait une destinée à lui seul, qui lui donnait la sécurité de son avenir sans empiéter sur aucun de ses contemporains. Pour devenir grand il n’avait besoin de rapetisser personne. Il aimait tous ses rivaux ; l’éther, selon lui, était assez vaste pour contenir, sans les froisser, toutes les étoiles. Comme il n’y avait aucun orgueil offensif dans ce pressentiment de lui-même, il n’y avait aussi aucun dédain ; toute la littérature en France lui rendait en amitié son indulgence.

La poésie était son premier goût.

En ce temps-là il en écrivait beaucoup, mais lentement, comme on doit écrire pour la postérité. Le temps présent lui importait peu ; il visait longtemps et très haut.

Indépendamment de quelques poèmes très courts, mais très parfaits d’exécution, tels que le Cor, où l’on retrouve l’instinct musical de son âme, et qu’il écrivit pendant un voyage dans les Pyrénées avec sa mère, et que voici :

Le Cor.
(poème.)


I.

{p. 246}J’aime le son du cor, le soir, au fond des bois,
Soit qu’il chante les pleurs de la biche aux abois,
Ou l’adieu du chasseur que l’écho faible accueille,
Et que le vent du nord porte de feuille en feuille.
Que de fois, seul, dans l’ombre à minuit demeuré,
J’ai souri de l’entendre, et plus souvent pleuré !
Car je croyais ouïr de ces bruits prophétiques
Qui précédaient la mort des paladins antiques.
Ô montagnes d’azur ! ô pays adoré !
Rocs de la Frazona, cirque de Marboré,
Cascades qui tombez des neiges entraînées,
Sources, gaves, ruisseaux, torrents des Pyrénées ;
Monts gelés et fleuris, trône des deux saisons,
Dont le front est de glace et le pied de gazons !
C’est là qu’il faut s’asseoir, c’est là qu’il faut entendre
Les airs lointains d’un cor mélancolique et tendre.
Souvent un voyageur, lorsque l’air est sans bruit,
De cette voix d’airain fait retentir la nuit ;
À ses chants cadencés autour de lui se mêle
L’harmonieux grelot du jeune agneau qui bêle.
Une biche attentive, au lieu de se cacher,
Se suspend immobile au sommet du rocher,
Et la cascade unit, dans une chute immense,
Son éternelle plainte aux chants de la romance.
{p. 247}Âmes des chevaliers, revenez-vous encor ?
Est-ce vous qui parlez avec la voix du cor ?
Roncevaux ! Roncevaux ! dans ta sombre vallée
L’ombre du grand Roland n’est donc pas consolée ?

II.

« Tous les preux étaient morts, mais aucun n’avait fui.
Il reste seul debout, Olivier près de lui,
L’Afrique sur les monts l’entoure et tremble encore.
Roland, tu vas mourir, rends-toi ! criait le More ;
« Tous tes Pairs sont couchés dans les eaux des torrents. — 
Il rugit comme un tigre, et dit : « Si je me rends,
Africain, ce sera lorsque les Pyrénées
Sur l’onde avec leurs corps rouleront entraînées. »
« — Rends-toi donc ! répond-il, ou meurs, car les voilà.
Et du plus haut des monts un grand rocher roula.
Il bondit, il roula jusqu’au fond de l’abîme,
Et de ses pins, dans l’onde, il vint briser la cime.
« — Merci, cria Roland ; tu m’as fait un chemin. »
Et jusqu’au pied des monts le roulant d’une main,
Sur le roc affermi comme un géant s’élance,
Et, prête à fuir, l’armée à ce seul pas balance.

III.

« Tranquilles cependant, Charlemagne et ses preux
Descendaient la montagne et se parlaient entre eux.
À l’horizon déjà, par leurs eaux signalées,
De Luz et d’Argelès se montraient les vallées.
{p. 248}« L’armée applaudissait. Le luth du troubadour
S’accordait pour chanter les saules de l’Adour ;
Le vin français coulait dans la coupe étrangère ;
Le soldat, en riant, parlait à la bergère.
« Roland gardait les monts ; tous passaient sans effroi.
Assis nonchalamment sur un noir palefroi
Qui marchait revêtu de housses violettes,
Turpin disait, tenant les saintes amulettes :
« Sire, on voit dans le ciel des nuages de feu ;
Suspendez votre marche ; il ne faut tenter Dieu.
Par monsieur saint Denis, certes ce sont des âmes
Qui passent dans les airs sur ces vapeurs de flammes.
« Deux éclairs ont relui, puis deux autres encor. »
Ici l’on entendit le son lointain du cor.
L’empereur étonné, se jetant en arrière,
Suspend du destrier la marche aventurière.
« Entendez-vous ? dit-il. — Oui, ce sont des pasteurs
Rappelant les troupeaux épars sur les hauteurs,
Répondit l’archevêque, ou la voix étouffée
Du nain vert Obéron qui parle avec sa fée. »
« Et l’empereur poursuit ; mais son front soucieux
Est plus sombre et plus noir que l’orage des cieux.
Il craint la trahison, et tandis qu’il y songe
Le cor éclate et meurt, renaît et se prolonge.
« Malheur ! c’est mon neveu ! malheur ! car si Roland
Appelle à son secours, ce doit être en mourant.
Arrière, chevaliers, repassons la montagne !
Tremble encor sous nos pieds, sol trompeur de l’Espagne !
{p. 249}

IV.

« Sur le plus haut des monts s’arrêtent les chevaux ;
L’écume les blanchit ; sous leurs pieds, Roncevaux
Des feux mourants du jour à peine se colore.
À l’horizon lointain fuit l’étendard du More.
« — Turpin, n’as-tu rien vu dans le fond du torrent ?
— J’y vois deux chevaliers : l’un mort, l’autre expirant.
Tous deux sont écrasés par une roche noire ;
Le plus fort, dans sa main, élève un cor d’ivoire,
Son âme en s’exhalant nous appela deux fois. »
* * *
« Dieu ! que le son du cor est triste au fond des bois ! »

Il méditait un poème plus étendu sur le mode amer et mystérieux de lord Byron : Dolorida. C’est une beauté trahie qui empoisonne par jalousie son amant, qui jouit de ses tortures dont il ignore la cause, et qui au moment de son dernier soupir lui révèle son crime, par un vers qui éclate comme la lueur d’un poignard tiré du fourreau :

Le reste du poison qu’hier je t’ai versé !

Cette imitation eut un grand succès. Elle en aurait moins aujourd’hui. L’imagination française {p. 250}était alors byronienne. Un mystère d’honneur paraissait nécessaire à l’effet de toute œuvre poétique.

Mais une autre imitation plus étudiée tentait déjà l’âme douce et tendre de Vigny.

Thomas Moore, Irlandais d’un grand talent aussi, venait de publier les Amours des anges et Lalla Rookh, poèmes indiens. Il était alors à Paris, jouissant dans un applaudissement universel de la fleur et de la primeur de son talent. Je le voyais souvent chez Mme la duchesse de Broglie, fille de Mme de Staël, et femme dont la beauté, la vertu, l’enivrement mystique et la piété céleste, devaient ravir le poète irlandais et faire croire à la sœur des anges que Vigny voulait créer pour type idéal des amours sacrés. Cela répondait au temps où la piété de Chateaubriand et d’autres poètes confondait le ciel et la terre dans les mêmes adorations. Moi aussi, je rêvais alors un grand poème ébauché seulement depuis, la Chute d’un ange, qui devait former un épisode d’une œuvre en vingt-quatre chants, pendant que Vigny, moins ambitieux, mais plus heureux, donnait au public son Éloa sous le titre de mystère.

XI §

{p. 251}Éloa, dans le mystère de M. de Vigny, est née d’une larme de Jésus-Christ qu’il pleura du premier mouvement sur Lazare en apprenant sa mort et en venant le ressusciter pour ses sœurs. Cela ne ressemble guère à M. Renan, mais l’imagination sera toujours du côté du cœur. Cette origine d’Éloa, quoique un peu précieuse et affectée, était poétique et religieuse à la fois. Tout le monde, las de douter, s’efforçait de croire. Donner pour base à un beau poème la première larme de compassion divine versée par un ami divin sur la mort d’un ami humain, larme si douce au Dieu des mondes qu’il la recueille, la divinise et l’anime en la faisant la première sœur des anges, c’était être dans le cœur du nouveau siècle.

Éloa, accueillie dans la famille angélique par l’entremise des esprits supérieurs, apprend d’eux que les anges tombent et que Lucifer, le plus beau d’entre eux, habite loin d’eux l’enfer. La Pitié dont elle est née la trouble et {p. 252}l’envahit ; elle ne peut être heureuse si un être et le plus beau des êtres souffre ; elle s’agite, s’enfuit du firmament et pénètre dans les bas lieux où languit Lucifer, son invisible souci.

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« Souvent parmi les monts qui dominent la terre
S’ouvre un puits naturel, profond et solitaire ;
L’eau qui tombe du ciel s’y garde, obscur miroir
Où, dans le jour, on voit les étoiles du soir.
Là, quand la villageoise a, sous la corde agile,
De l’urne, au fond des eaux, plongé la frêle argile,
Elle y demeure oisive, et contemple longtemps
Ce magique tableau des astres éclatants,
Qui semble orner son front, dans l’onde souterraine,
D’un bandeau qu’envieraient les cheveux d’une reine.
Telle, au fond du Chaos qu’observaient ses beaux yeux,
La Vierge, en se penchant, croyait voir d’autres Cieux.
Ses regards, éblouis par des Soleils sans nombre,
N’apercevaient d’abord qu’un abîme et que l’ombre,
Mais elle y vit bientôt des feux errants et bleus
Tels que des froids marais les éclairs onduleux ;
Ils fuyaient, revenaient, puis s’échappaient encore ;
Chaque étoile semblait poursuivre un météore ;
Et l’Ange, en souriant au spectacle étranger,
Suivait des yeux leur vol circulaire et léger.
Bientôt il lui sembla qu’une pure harmonie
Sortait de chaque flamme à l’autre flamme unie :
Tel est le choc plaintif et le son vague et clair
Des cristaux suspendus au passage de l’air,
{p. 253}Pour que, dans son palais, la jeune Italienne
S’endorme en écoutant la harpe éolienne.
Ce bruit lointain devint un chant surnaturel,
Qui parut s’approcher de la fille du Ciel ;
Et ces feux réunis furent comme l’aurore
D’un jour inespéré qui semblait près d’éclore.
À sa lueur de rose un nuage embaumé
Montait en longs détours dans un air enflammé,
Puis lentement forma sa couche d’ambroisie,
Pareille à ces divans où dort la molle Asie.
Là, comme un Ange assis, jeune, triste et charmant,
Une forme céleste apparut vaguement.
* * *
« Quelquefois un enfant de la Clyde écumeuse,
En bondissant parcourt sa montagne brumeuse,
Et chasse un daim léger que son cor étonna,
Des glaciers de l’Arven aux brouillards du Crona,
Franchit les rocs mousseux, dans les gouffres s’élance,
Pour passer le torrent aux arbres se balance,
Tombe avec un pied sûr, et s’ouvre des chemins
Jusqu’à la neige encor vierge des pas humains.
Mais bientôt, s’égarant au milieu des nuages,
Il cherche les sentiers voilés par les orages ;
Là, sous un arc-en-ciel qui couronne les eaux,
S’il a vu, dans la nue et ses vagues réseaux,
Passer le plaid léger d’une Écossaise errante,
Et s’il entend sa voix dans les échos mourante,
Il s’arrête enchanté, car il croit que ses yeux
Viennent d’apercevoir la sœur de ses aïeux,
Qui va faire frémir, ombre encore amoureuse,
Sous ses doigts transparents la harpe vaporeuse ;
{p. 254}Il cherche alors comment Ossian la nomma,
Et, debout sur sa roche, appelle Évir-Coma.
* * *
« Non moins belle apparut, mais non moins incertaine,
De l’Ange ténébreux la forme encor lointaine,
Et des enchantements non moins délicieux
De la Vierge céleste occupèrent les yeux.
Comme un cygne endormi qui seul, loin de la rive,
Livre son aile blanche à l’onde fugitive,
Le jeune homme inconnu mollement s’appuyait
Sur ce lit de vapeurs qui sous ses bras fuyait.
Sa robe était de pourpre, et, flamboyante ou pâle,
Enchantait les regards des teintes de l’opale.
Ses cheveux étaient noirs, mais pressés d’un bandeau ;
C’était une couronne ou peut-être un fardeau :
L’or en était vivant comme ces feux mystiques
Qui, tournoyants, brûlaient sur les trépieds antiques.
Son aile était ployée, et sa faible couleur
De la brume des soirs imitait la pâleur.
Des diamants nombreux rayonnent avec grâce
Sur ses pieds délicats qu’un cercle d’or embrasse ;
Mollement entourés d’anneaux mystérieux,
Ses bras et tous ses doigts éblouissent les yeux.
Il agite sa main d’un sceptre d’or armée,
Comme un roi qui d’un mont voit passer son armée,
Et, craignant que ses vœux ne s’accomplissent pas,
D’un geste impatient accuse tous ses pas.
Son front est inquiet ; mais son regard s’abaisse,
Soit que, sachant des yeux la force enchanteresse,
Il veuille ne montrer d’abord que par degrés
Leurs rayons caressants encor mal assurés,
{p. 255}Soit qu’il redoute aussi l’involontaire flamme
Qui dans un seul regard révèle l’âme à l’âme.
Tel que dans la forêt le doux vent du matin
Commence ses soupirs par un bruit incertain
Qui réveille la terre et fait palpiter l’onde ;
Élevant lentement sa voix douce et profonde,
Et prenant un accent triste comme un adieu,
Voici les mots qu’il dit à la fille de Dieu. »

Lucifer fait à Éloa la séduisante confidence de son prétendu crime et de sa disgrâce. Je suis l’amour, dit-il, le complément des êtres ; il décrit merveilleusement les délices qu’il leur donne. Éloa est attendrie et charmée. Elle passe au parti de l’ange de l’amour, son amant. Elle l’aime.

« Éloa sans parler disait : Je suis à toi !
Et l’ange de la nuit dit tout bas : Sois à moi ! »

Ils s’aiment, elle tombe dans son sein ; il lui révèle alors d’un mot cruel qu’il est Satan, et qu’il triomphe de l’avoir perdue !

XII §

{p. 256}Éloa confirma sa renommée de grand poète parmi la jeunesse de Paris. La conception, malgré son défaut d’afféterie et de mignardise, la méritait en effet ; mais c’était une conception, cela sortait de l’esprit, cela n’était pas une explosion du cœur. On ne fait pas la poésie, on la trouve dans son cœur. Le temps de ces poèmes ou de ces opuscules épiques était passé.

Le reste du volume, à Moïse près, parut empreint des mêmes qualités et des mêmes défauts. Vigny se fit un nom, mais ce nom, concentré dans quelques salons, ne fut pas suffisamment populaire. Cette célébrité sourde et à demi-voix ne répondait pas assez à ses désirs de gloire.

Mais en 1827 Walter Scott, l’Arioste sérieux, mais l’Arioste en prose, de l’Écosse, remplissait l’Europe entière de ses romans historiques. M. de Vigny les lisait comme nous ; la nature un peu féminine de son talent le portait naturellement {p. 257}à l’imitation. Il chercha un sujet dans l’histoire de sa province ; il le trouva dans le fils charmant, ingrat et tragique du maréchal d’Effiat, ce Cinq-Mars tour à tour favori de Louis XIII, rival à la fois et jouet du cardinal de Richelieu ; — son jouet et bientôt sa victime. — Le sujet était très riche, la politique s’y mêlait à l’amour. M. de Vigny le traita en grand maître de l’art. Treize éditions en peu d’années lui révélèrent son immense succès. Si l’on veut en connaître tout l’intérêt, il faut le lire en entier ; si l’on veut en déguster le style, lisez seulement les parties purement descriptives de ce bel ouvrage. Le drame, qu’on a accusé de ne pas se rapprocher assez de l’exactitude de l’histoire dans les scènes secondaires, n’a qu’un défaut : c’est celui du genre, c’est celui de Walter Scott lui-même. C’est un roman ; du moment où vous quittez le terrain solide et précis de l’histoire, il ne faut pas prétendre à y rentrer. Le roman historique est un mensonge, et le plus dangereux de tous, puisque l’histoire ici ne sert que de faux témoin à l’invention ; c’est mentir avec vraisemblance, c’est tromper avec autorité. Ce m’a toujours paru l’extrême danger de ce genre de composition littéraire, inventé par Mme de Genlis, {p. 258}idéalisé par Walter Scott, popularisé en France par M. de Vigny. En bonne police littéraire, ce devrait être interdit : Dieu et les hommes n’ont pas livré la vérité historique, héritage du genre humain, au caprice adultère de l’imagination des hommes. C’est un texte, il est par cela même sacré ! L’excellent esprit de M. de Vigny était de sa nature propre à comprendre cette vérité. Mais le talent a ses licences, il les justifie en les couvrant de fleurs. Les chefs-d’œuvre portent avec eux leur pardon. Cinq-Mars est un chef-d’œuvre.

Lisez le début seulement du livre, cette splendide description de la Touraine, pays paternel de l’auteur :

« Connaissez-vous cette contrée que l’on a surnommée le jardin de la France, ce pays où l’on respire un air si pur dans les plaines verdoyantes arrosées par un grand fleuve ? Si vous avez traversé, dans les mois d’été, la belle Touraine, vous aurez longtemps suivi la Loire paisible avec enchantement, vous aurez regretté de ne pouvoir déterminer, entre les deux rives, celle où vous choisiriez votre demeure, pour y oublier les hommes auprès d’un être aimé. Lorsque l’on accompagne le flot jaune et lent du beau fleuve, on {p. 259}ne cesse de perdre ses regards dans les riants détails de la rive droite. Des vallons peuplés de jolies maisons blanches qu’entourent des bosquets, des coteaux jaunis par les vignes, ou blanchis par les fleurs du cerisier, de vieux murs couverts de chèvrefeuilles naissants, des jardins de roses d’où sort tout à coup une tour élancée, tout rappelle la fécondité de la terre ou l’ancienneté de ses monuments, et tout intéresse dans les œuvres de ses habitants industrieux. Rien ne leur a été inutile : il semble que, dans leur amour d’une aussi belle patrie, seule province de France que n’occupa jamais l’étranger, ils n’aient pas voulu perdre le moindre espace de son terrain, le plus léger grain de son sable. Vous croyez que cette vieille tour démolie n’est habitée que par les oiseaux hideux de la nuit ? Non. Au bruit de vos chevaux, la tête riante d’une jeune fille sort du lierre poudreux, blanchi sous la poussière de la grande route ; si vous gravissez un coteau hérissé de raisins, une petite fumée vous avertit tout à coup qu’une cheminée est à vos pieds ; c’est que le rocher même est habité, et que des familles de vignerons respirent dans ses profonds souterrains, abritées dans la nuit par {p. 260}la terre nourricière qu’elles cultivent laborieusement pendant le jour. Les bons Tourangeaux sont simples comme leur vie, doux comme l’air qu’ils respirent, et forts comme le sol puissant qu’ils fertilisent. On ne voit sur leurs traits bruns ni la froide immobilité du Nord, ni la vivacité grimacière du Midi ; leur visage a, comme leur caractère, quelque chose de la candeur du vrai peuple de saint Louis ; leurs cheveux châtains sont encore longs et arrondis autour des oreilles comme les statues de pierre de nos vieux rois ; leur langage est le plus pur français, sans lenteur, sans vitesse, sans accent ; le berceau de la langue est là, près du berceau de la monarchie.

« Mais la rive gauche de la Loire se montre plus sérieuse dans ses aspects : ici c’est Chambord que l’on aperçoit de loin, et qui, avec ses dômes bleus et ses petites coupoles, ressemble à une grande ville de l’Orient ; là c’est Chanteloup, suspendant au milieu de l’air son élégante pagode. Non loin de ces palais un bâtiment plus simple attire les yeux des voyageurs par sa position magnifique et sa masse imposante ; c’est le château de Chaumont. Construit sur la colline la plus {p. 261}élevée du rivage de la Loire, il encadre ce large sommet avec ses hautes murailles et ses énormes tours ; de longs clochers d’ardoises les élèvent aux yeux, et donnent à l’édifice cet air de couvent, cette forme religieuse de tous nos vieux châteaux, qui imprime un caractère plus grave aux paysages de la plupart de nos provinces. Des arbres noirs et touffus entourent de tous côtés cet ancien manoir, et de loin ressemblent à ces plumes qui environnaient le chapeau du roi Henri ; un joli village s’étend au pied du mont, sur le bord de la rivière, et l’on dirait que ses maisons blanches sortent du sable doré ; il est lié au château, qui le protège par un étroit sentier qui circule dans le rocher ; une chapelle est au milieu de la colline ; les seigneurs descendaient et les villageois montaient à son autel : terrain d’égalité, placé comme une ville neutre entre la misère et la grandeur, qui se sont trop souvent fait la guerre.

« Ce fut là que, dans une matinée du mois de juin 1659, la cloche du château ayant sonné à midi, selon l’usage, le dîner de la famille qui l’habitait, il se passa dans cette antique demeure des choses qui n’étaient pas habituelles. Les nombreux domestiques remarquèrent {p. 262}qu’en disant la prière du matin à toute la maison assemblée, la maréchale d’Effiat avait parlé d’une voix moins assurée et les larmes dans les yeux, qu’elle avait paru vêtue d’un deuil plus austère que de coutume. Les gens de la maison et les Italiens de la duchesse de Mantoue, qui s’était alors retirée momentanément à Chaumont, virent avec surprise des préparatifs se faire tout à coup. Le vieux domestique du maréchal d’Effiat, mort depuis six mois, avait repris ses bottes, qu’il avait juré précédemment d’abandonner pour toujours. Ce brave homme, nommé Granchamp, avait suivi partout le chef de la famille dans les guerres et dans ses travaux de finances ; il avait été son écuyer dans les unes et son secrétaire dans les autres ; il était revenu d’Allemagne depuis peu de temps, apprendre à la mère et aux enfants les détails de la mort du maréchal, dont il avait reçu les derniers soupirs à Luzzelstein ; c’était un de ces fidèles serviteurs dont les modèles sont devenus trop rares en France, qui souffrent des malheurs de la famille et se réjouissent de ses joies, désirent qu’il se forme des mariages pour avoir à élever de jeunes maîtres, grondent les enfants et quelquefois {p. 263}les pères, s’exposent à la mort pour eux, les servent sans gages dans les révolutions, travaillent pour les nourrir, et, dans les temps prospères, les suivent et disent : « Voilà nos vignes », en revenant au château. Il avait une figure sévère très remarquable, un teint fort cuivré, des cheveux gris argentés, et dont quelques mèches, encore noires comme ses sourcils épais, lui donnaient un air dur au premier aspect ; mais un regard pacifique adoucissait cette première impression. Cependant le son de sa voix était rude. Il s’occupait beaucoup ce jour-là de hâter le dîner, et commandait à tous les gens du château, vêtus de noir comme lui.

« — Allons, disait-il, dépêchez-vous de servir pendant que Germain, Louis et Étienne vont seller leurs chevaux ; M. Henry et nous, il faut que nous soyons loin d’ici à huit heures du soir. Et vous, messieurs les Italiens, avez-vous servi votre jeune princesse ? Je gage qu’elle est allée lire avec ses dames au bout du parc ou sur les bords de l’eau. Elle arrive toujours après le premier service, pour faire lever tout le monde de table.

« — Ah ! mon cher Granchamp, dit à voix basse une jeune femme de chambre qui passait {p. 264}et s’arrêta, ne faites pas songer à la duchesse ; elle est bien triste, et je crois qu’elle restera dans son appartement. Santa Maria ! je vous plains de voyager aujourd’hui ; partir un vendredi, le 13 du mois, et le jour de Saint-Gervais et de Saint-Protais, le jour des deux martyrs ! J’ai dit mon chapelet toute la matinée pour M. de Cinq-Mars ; mais en vérité je n’ai pu m’empêcher de songer à tout ce que je vous dis ; ma maîtresse y pense aussi bien que moi, toute grande dame qu’elle est ; ainsi n’ayez pas l’air d’en rire.

« En disant cela, la jeune Italienne se glissa comme un oiseau à travers la grande salle à manger, et disparut dans un corridor, effrayée de voir ouvrir les doubles battants des grandes portes du salon. »

Et la dernière page, qui est de l’histoire, écrite par un complice présent à l’exécution :

« … C’est par l’une de ces imprévoyances qui empêchent l’accomplissement des plus généreuses entreprises que nous n’avons pu sauver MM. de Cinq-Mars et de Thou. Nous eussions dû penser que, préparés à la mort par de longues méditations, ils refuseraient nos secours ; mais cette idée ne vint à aucun de nous ; dans la précipitation de nos mesures, {p. 265}nous fîmes encore la faute de nous trop disséminer dans la foule, ce qui nous ôta le moyen de prendre une résolution subite. J’étais placé, pour mon malheur, près de l’échafaud, et je vis s’avancer jusqu’au pied nos malheureux amis, qui soutenaient le pauvre abbé Quillet, destiné à voir mourir son élève, qu’il avait vu naître. Il sanglotait et n’avait que la force de baiser les mains des deux amis. Nous nous avançâmes tous, prêts à nous élancer sur les gardes au signal convenu ; mais je vis avec douleur M. de Cinq-Mars jeter son chapeau loin de lui d’un air de dédain. On avait remarqué notre mouvement, et la garde catalane fut doublée autour de l’échafaud. Je ne pouvais plus voir ; mais j’entendis pleurer. Après les trois coups de trompette ordinaires, le greffier criminel de Lyon, étant à cheval assez près de l’échafaud, lut l’arrêt de mort que ni l’un ni l’autre n’écoutèrent. M. de Thou dit à M. de Cinq-Mars : — Eh bien ! cher ami, qui mourra le premier ? Vous souvient-il de saint Gervais et de saint Protais ?

« — Ce sera celui que vous jugerez à propos, répondit Cinq-Mars.

« Le second confesseur, prenant la parole, {p. 266}dit à M. de Thou : — Vous êtes le plus âgé.

« — Il est vrai, dit M. de Thou, qui, s’adressant à M. le Grand, lui dit : — Vous êtes le plus généreux, vous voulez bien me montrer le chemin de la gloire du ciel ?

« — Hélas ! dit Cinq-Mars, je vous ai ouvert celui du précipice ; mais précipitons-nous dans la mort généreusement, et nous surgirons dans la gloire et le bonheur du ciel.

« Après quoi il l’embrassa et monta l’échafaud avec une adresse et une légèreté merveilleuses. Il fit un tour sur l’échafaud, et considéra haut et bas toute cette grande assemblée, d’un visage assuré et qui ne témoignait aucune peur, et d’un maintien grave et gracieux ; puis il fit un autre tour, saluant le peuple de tous côtés, sans paraître reconnaître aucun de nous, mais avec une face majestueuse et charmante ; puis il se mit à genoux, levant les yeux au ciel, adorant Dieu et lui recommandant sa fin : comme il baisait le crucifix, le Père cria au peuple de prier Dieu pour lui, et M. le Grand, ouvrant les bras, joignant les mains, tenant toujours son crucifix, fit la même demande au peuple. Puis il s’alla jeter de bonne grâce à genoux devant le bloc, embrassa le poteau, {p. 267}mit le cou dessus, leva les yeux au ciel, et demanda au confesseur : — Mon Père, serai-je bien ainsi ? Puis, tandis que l’on coupait ses cheveux, il éleva les yeux au ciel et dit en soupirant : — Mon Dieu, qu’est-ce que ce monde ? mon Dieu, je vous offre mon supplice en satisfaction de mes péchés !

« — Qu’attends-tu ? que fais-tu là ? dit-il ensuite à l’exécuteur qui était là, et n’avait pas encore tiré son couperet d’un méchant sac qu’il avait apporté. Son confesseur, s’étant approché, lui donna une médaille ; et lui, d’une tranquillité d’esprit incroyable, pria le Père de tenir le crucifix devant ses yeux, qu’il ne voulut point avoir bandés. J’aperçus les deux mains tremblantes du vieil abbé Quillet, qui élevait le crucifix. En ce moment, une voix claire et pure comme celle d’un ange entonna l’Ave maris stella. Dans le silence universel, je reconnus la voix de M. de Thou, qui attendait au pied de l’échafaud ; le peuple répéta le chant sacré. M. de Cinq-Mars embrassa plus étroitement le poteau, et je vis s’élever une hache faite à la façon des haches d’Angleterre. Un cri effroyable du peuple, jeté de la place, des fenêtres et des tours, m’avertit qu’elle était retombée {p. 268}et que la tête avait roulé jusqu’à terre ; j’eus encore la force, heureusement, de penser à mon âme et de commencer une prière pour lui ; je la mêlai avec celle que j’entendais prononcer à haute voix par notre malheureux et pieux ami de Thou. Je me relevai, et le vis s’élancer sur l’échafaud avec tant de promptitude, qu’on eût dit qu’il volait. Le Père et lui récitèrent les psaumes ; il les disait avec une ardeur de séraphin, comme si son âme eût emporté son corps vers le ciel ; puis, s’agenouillant, il baisa le sang de Cinq-Mars, comme celui d’un martyr, et devint plus martyr lui-même. Je ne sais si Dieu voulut lui accorder cette grâce ; mais je vis avec horreur le bourreau, effrayé sans doute du premier coup qu’il avait porté, le frapper sur le haut de la tête, où le malheureux jeune homme porta la main ; le peuple poussa un long gémissement, et s’avança contre le bourreau : ce misérable, tout troublé, lui porta un second coup, qui ne fit encore que l’écorcher et l’abattre sur le théâtre, où l’exécuteur se roula sur lui pour l’achever. Un événement étrange effrayait le peuple autant que l’horrible spectacle. Le vieux domestique de M. de Cinq-Mars, tenant {p. 269}son cheval comme à un convoi funèbre, s’était arrêté au pied de l’échafaud, et, semblable à un homme paralysé, regarda son maître jusqu’à la fin, puis tout à coup, comme frappé de la même hache, tomba mort sous le coup qui avait fait tomber la tête.

« Je vous écris ces tristes détails à bord d’une galère de Gênes, où Fontrailles, Gondi, d’Entraigues, Beauvau, du Lude, moi et tous les conjurés, sommes retirés. Nous allons en Angleterre attendre que le temps ait délivré la France du tyran que nous n’avons pu détruire. J’abandonne pour toujours le service du lâche prince qui nous a trahis. »

XIII §

Stello avait paru ; quelque chose qui rappelait Sterne, inconséquent, décousu, fragmentaire, doux, fort, sensible, ému et plaisant tour à tour ; livre multicolore où perçait la philosophie stoïque à travers la raillerie gauloise. {p. 270}Le succès en fut remarquable et dure encore parmi les sectaires de ce bon cœur et de ce beau génie. Mais cela n’atteignait pas la foule, c’était encore un volume d’élite : il fallait à M. de Vigny descendre à cette foule pour remonter. Il songea au théâtre.

Il y songeait. Mais la révolution de 1830, qu’il vit avec déplaisir et qui lui enlevait le roi de sa jeunesse et les salons de sa gloire naissante, le confirma dans l’idée d’écrire pour ce public anonyme qui ne donne pas la gloire, mais l’engouement. Il écrivit le drame révolutionnaire ou plutôt socialiste de Chatterton. Voici comment, dans le secret de son amour-propre, il le jugea lui-même le jour où il déposa la plume encore humide et chaude qui venait de l’écrire.

Dernière nuit de travail
Du 29 au 30 juin 1834.

Ceci est la question.

 

« Je viens d’achever cet ouvrage austère dans le silence d’un travail de dix-sept nuits. Les bruits de chaque jour l’interrompaient à {p. 271}peine, et, sans s’arrêter, les paroles ont coulé dans le moule qu’avait creusé ma pensée.

« À présent que l’ouvrage est accompli, frémissant encore des souffrances qu’il m’a causées, et dans un recueillement aussi saint que la prière, je le considère avec tristesse, et je me demande s’il sera inutile, ou s’il sera écouté des hommes. — Mon âme s’effraye pour eux en considérant combien il faut de temps à la plus simple idée d’un seul pour pénétrer dans le cœur de tous.

« Déjà, depuis deux années, j’ai dit par la bouche de Stello ce que je vais répéter bientôt par celle de Chatterton, et quel bien ai-je fait ? Beaucoup ont lu ce livre et l’ont aimé comme livre, mais peu de cœurs, hélas ! en ont été changés.

« Les étrangers ont bien voulu en traduire les mots par les mots de leur langue, et leurs pays m’ont ainsi prêté l’oreille. Parmi les hommes qui m’ont écouté, les uns ont applaudi la composition des trois drames suspendus à un même principe, comme trois tableaux à un même support ; les autres ont approuvé la manière dont se nouent les arguments aux preuves, les règles aux exemples, {p. 272}les corollaires aux propositions ; quelques-uns se sont attachés particulièrement à considérer les pages où se pressent les idées laconiques, serrées comme les combattants d’une épaisse phalange ; d’autres ont souri à la vue des couleurs chatoyantes ou sombres du style ; mais les cœurs ont-ils été attendris ? — Rien ne me le prouve. L’endurcissement ne s’amollit point tout à coup par un livre. Il fallait Dieu lui-même pour ce prodige. Le plus grand nombre a dit en jetant ce livre : Cette idée pouvait en effet se défendre. Voilà qui est un assez bon plaidoyer ! — Mais la cause, ô grand Dieu ! la cause pendante à votre tribunal, ils n’y ont plus pensé !

« La cause ? c’est le martyre perpétuel et la perpétuelle immolation du Poëte. — La cause ? c’est le droit qu’il aurait de vivre. — La cause ? c’est le pain qu’on ne lui donne pas. — La cause ? c’est la mort qu’il est forcé de se donner.

« D’où vient ce qui se passe ? Vous ne cessez de vanter l’intelligence, et vous tuez les plus intelligents. Vous les tuez, en leur refusant le pouvoir de vivre selon les conditions de leur nature. — On croirait, à vous voir {p. 273}en faire si bon marché, que c’est une chose commune qu’un Poëte. — Songez donc que lorsqu’une nation en a deux en dix siècles, elle se trouve heureuse et s’enorgueillit. Il y a tel peuple qui n’en a pas un, et n’en aura jamais. D’où vient donc ce qui se passe ? Pourquoi tant d’astres éteints dès qu’ils commençaient à poindre ? C’est que vous ne savez pas ce que c’est qu’un Poëte, et vous n’y pensez pas.

Auras-tu donc toujours des yeux pour ne pas voir,
Jérusalem !

« Trois sortes d’hommes, qu’il ne faut pas confondre, agissent sur les sociétés par les travaux de la pensée, mais se remuent dans des régions qui me semblent éternellement séparées.

« L’homme habile aux choses de la vie, et toujours apprécié, se voit, parmi nous, à chaque pas. Il est convenable à tout et convenable en tout. Il a une souplesse et une facilité qui tiennent du prodige. Il fait justement ce qu’il a résolu de faire, et dit proprement et nettement ce qu’il veut dire. Rien n’empêche que sa vie soit prudente et {p. 274}compassée comme ses travaux. Il a l’esprit libre, frais et dispos, toujours présent et prêt à la riposte. Dépourvu d’émotions réelles, il renvoie promptement la balle élastique des bons mots. Il écrit les affaires comme la littérature, et rédige la littérature comme les affaires. Il peut s’exercer indifféremment à l’œuvre d’art et à la critique, prenant dans l’une la forme à la mode, dans l’autre la dissertation sentencieuse. Il sait le nombre de paroles que l’on peut réunir pour faire les apparences de la passion, de la mélancolie, de la gravité, de l’érudition et de l’enthousiasme. Mais il n’a que de froides velléités de ces choses, et les devine plus qu’il ne les sent ; il les respire de loin comme de vagues odeurs de fleurs inconnues. Il sait la place du mot et du sentiment, et les chiffrerait au besoin. Il se fait le langage des genres, comme on se fait le masque des visages. Il peut écrire la comédie et l’oraison funèbre, le roman et l’histoire, l’épître et la tragédie, le couplet et le discours politique. Il monte de la grammaire à l’œuvre, au lieu de descendre de l’inspiration au style ; il sait façonner tout dans un goût vulgaire et joli, et {p. 275}peut tout ciseler avec agrément, jusqu’à l’éloquence de la passion. — C’est l’HOMME DE LETTRES.

« Cet homme est toujours aimé, toujours compris, toujours en vue ; comme il est léger et ne pèse à personne, il est porté dans tous les bras où il veut aller ; c’est l’aimable roi du moment, tel que le dix-huitième siècle en a tant couronnés. — Cet homme n’a nul besoin de pitié.

« Au-dessus de lui est un homme d’une nature plus forte et meilleure. Une conviction profonde et grave est la source où il puise ses œuvres et les répand à larges flots sur un sol dur et souvent ingrat. Il a médité dans la retraite sa philosophie entière ; il la voit toute d’un coup d’œil : il la tient dans sa main comme une chaîne, et peut dire à quelle pensée il va suspendre son premier anneau, à laquelle aboutira le dernier, et quelles œuvres pourront s’attacher à tous les autres dans l’avenir. Sa mémoire est riche, exacte et presque infaillible ; son jugement est sain, exempt de troubles autres que ceux qu’il cherche, de passions autres que ses colères contenues ; il est studieux et calme. Son génie, c’est l’attention portée au {p. 276}degré le plus élevé, c’est le bon sens à sa plus magnifique expression. Son langage est juste, net, franc, grand dans son allure et vigoureux dans ses coups. Il a surtout besoin d’ordre et de clarté, ayant toujours en vue le peuple auquel il parle, et la voie où il conduit ceux qui croient en lui. L’ardeur d’un combat perpétuel enflamme sa vie et ses écrits. Son cœur a de grandes révoltes et des haines larges et sublimes qui le rongent en secret, mais que domine et dissimule son exacte raison. Après tout, il marche le pas qu’il veut, sait jeter des semences à une grande profondeur, et attendre qu’elles aient germé, dans une immobilité effrayante. Il est maître de lui et de beaucoup d’âmes qu’il entraîne du nord au sud, selon son bon vouloir ; il tient un peuple dans sa main, et l’opinion qu’on a de lui le tient dans le respect de lui-même, et l’oblige à surveiller sa vie. — C’est le véritable, LE GRAND ECRIVAIN.

« Celui-là n’est pas malheureux ; il a ce qu’il a voulu avoir ; il sera toujours combattu, mais avec des armes courtoises ; et quand il donnera des armistices à ses ennemis, il recevra les hommages des deux camps. Vainqueur {p. 277}ou vaincu, son front est couronné. — Il n’a nul besoin de votre pitié.

« Mais il est une autre sorte de nature, nature plus passionnée, plus pure et plus rare. Celui qui vient d’elle est inhabile à tout ce qui n’est pas l’œuvre divine, et vient au monde à de rares intervalles, heureusement pour lui, malheureusement pour l’espèce humaine. Il y vient pour être à charge aux autres, quand il appartient complètement à cette race exquise et puissante qui fut celle des grands hommes inspirés. — L’émotion est née avec lui si profonde et si intime, qu’elle l’a plongé, dès l’enfance, dans des extases involontaires, dans des rêveries interminables, dans des inventions infinies. L’imagination le possède par-dessus tout. Puissamment construite, son âme retient et juge toute chose avec une large mémoire et un sens droit et pénétrant ; mais l’imagination emporte ses facultés vers le ciel aussi irrésistiblement que le ballon enlève la nacelle. Au moindre choc elle part, au plus petit souffle elle vole et ne cesse d’errer dans l’espace qui n’a pas de routes humaines. Fuite sublime vers des mondes inconnus, vous devenez l’habitude invincible de son {p. 278}âme ! Dès lors, plus de rapports avec les hommes qui ne soient altérés et rompus sur quelques points. Sa sensibilité est devenue trop vive ; ce qui ne fait qu’effleurer les autres le blesse jusqu’au sang ; les affections et les tendresses de sa vie sont écrasantes et disproportionnées ; ses enthousiasmes excessifs l’égarent ; ses sympathies sont trop vraies ; ceux qu’il plaint souffrent moins que lui, et il se meurt des peines des autres. Les dégoûts, les froissements et les résistances de la société humaine le jettent dans des abattements profonds, dans de noires indignations, dans des désolations insurmontables, parce qu’il comprend tout trop complètement et trop profondément, et parce que son œil va droit aux causes qu’il déplore ou dédaigne, quand d’autres yeux s’arrêtent à l’effet qu’ils combattent. De la sorte, il se tait, s’éloigne, se retourne sur lui-même et s’y enferme comme dans un cachot. Là, dans l’intérieur de sa tête brûlée, se forme et s’accroît quelque chose de pareil à un volcan. Le feu couve sourdement et lentement dans ce cratère, et laisse échapper ses laves harmonieuses, qui d’elles-mêmes sont jetées dans la divine forme des vers. Mais le jour de l’éruption, {p. 279}le sait-il ? On dirait qu’il assiste en étranger à ce qui se passe en lui-même, tant cela est imprévu et céleste ! Il marche consumé par des ardeurs secrètes et des langueurs inexplicables. Il va comme un malade et ne sait où il va ; il s’égare trois jours, sans savoir où il s’est traîné, comme fit jadis celui qu’aime le mieux la France ; il a besoin de ne rien faire, pour faire quelque chose en son art. Il faut qu’il ne fasse rien d’utile et de journalier pour avoir le temps d’écouter les accords qui se forment lentement dans son âme, et que le bruit grossier d’un travail positif et régulier interrompt et fait infailliblement évanouir. — C’est LE POÈTE. — Celui-là est retranché dès qu’il se montre : toutes vos larmes, toute votre pitié pour lui !

« Pardonnez-lui et sauvez-le. Cherchez et trouvez pour lui une vie assurée, car à lui seul il ne saura trouver que la mort ! — C’est dans la première jeunesse qu’il sent sa force naître, qu’il pressent l’avenir de son génie, qu’il étreint d’un amour immense l’humanité et la nature, et c’est alors qu’on se défie de lui et qu’on le repousse.

« Il crie à la multitude : C’est à vous que je {p. 280}parle, faites que je vive ! Et la multitude ne l’entend pas ; elle répond : Je ne te comprends point ! Et elle a raison.

« Car son langage choisi n’est compris que d’un très petit nombre d’hommes choisi lui-même. Il leur crie : Écoutez-moi, et faites que je vive ! Mais les uns sont enivrés de leurs propres œuvres, les autres sont dédaigneux et veulent dans l’enfant la perfection de l’homme, la plupart sont distraits et indifférents, tous sont impuissants à faire le bien. Ils répondent : Nous ne pouvons rien ! Et ils ont raison.

« — Il crie au pouvoir : Écoutez-moi, et faites que je ne meure pas. Mais le pouvoir déclare qu’il ne protège que les intérêts positifs, et qu’il est étranger à l’intelligence, dont il a ombrage ; et cela hautement déclaré et imprimé, il répond : Que ferais-je de vous ? Et il a raison. Tout le monde a raison contre lui. Et lui, a-t-il tort ? — Que faut-il qu’il fasse ? Je ne sais ; mais voici ce qu’il peut faire.

« Il peut, s’il a de la force, se faire soldat, et passer sa vie sous les armes ; une vie agitée, grossière, où l’activité physique tuera l’activité morale. Il peut, s’il en a la patience, {p. 281}se condamner aux travaux du chiffre, où le calcul tuera l’illusion. Il peut encore, si son cœur ne se soulève pas trop violemment, courber et amoindrir sa pensée, et cesser de chanter pour écrire. Il peut être Homme de lettres, ou mieux encore ; si la philosophie vient à son aide, et s’il peut se dompter, il deviendra utile et grand écrivain ; mais à la longue, le jugement aura tué l’imagination, et avec elle, hélas ! le vrai Poème qu’elle portait dans son sein.

« Dans tous les cas il tuera une partie de lui-même ; mais, pour ces demi-suicides, pour ces immenses résignations, il faut encore une force rare. Si elle ne lui a pas été donnée, cette force, ou si les occasions de l’employer ne se trouvent pas sur sa route, et lui manquent, même pour s’immoler ; si, plongé dans cette lente destruction de lui-même, il ne s’y peut tenir, quel parti prendre ?

« Celui que prit Chatterton : se tuer tout entier ; il reste peu à faire.

« Le voilà donc criminel ! criminel devant Dieu et les hommes. Car le suicide est un crime religieux et social. Qui veut le nier ? qui pense à dire autre chose ? — C’est ma {p. 282}conviction, comme c’est, je crois, celle de tout le monde. Voilà qui est bien entendu. — Le devoir et la raison le disent. Il ne s’agit que de savoir si le désespoir n’est pas quelque chose d’un peu plus fort que la raison et le devoir.

« Certes, on trouverait des choses bien sages à dire à Roméo sur la tombe de Juliette, mais le malheur est que personne n’oserait ouvrir la bouche pour les prononcer devant une telle douleur. Songez à ceci ! la Raison est une puissance froide et lente qui nous lie peu à peu par les idées qu’elle apporte l’une après l’autre, comme les liens subtils, déliés et innombrables de Gulliver ; elle persuade, elle impose quand le cours ordinaire des jours n’est que peu troublé ; mais le Désespoir véritable est une puissance dévorante, irrésistible, hors des raisonnements, et qui commence par tuer la pensée d’un seul coup. Le Désespoir n’est pas une idée ; c’est une chose, une chose qui torture, qui serre et qui broie le cœur d’un homme comme une tenaille, jusqu’à ce qu’il soit fou et se jette dans la mort comme dans les bras d’une mère.

« Est-ce lui qui est coupable, dites-le-moi ? {p. 283}ou bien est-ce la société, qui le traque ainsi jusqu’au bout ?

« Examinons ceci ; on peut trouver que c’en est la peine.

« Il y a un jeu atroce, commun aux enfants du Midi ; tout le monde le sait. On forme un cercle de charbons ardents ; on saisit un scorpion avec des pinces et on le pose au centre. Il demeure d’abord immobile jusqu’à ce que la chaleur le brûle ; alors il s’effraye et s’agite. On rit. Il se décide vite, marche droit à la flamme, et tente courageusement de se frayer une route à travers les charbons ; mais la douleur est excessive, il se retire. On rit. Il fait lentement le tour du cercle et cherche partout un passage impossible. Alors il revient au centre et rentre dans sa première mais plus sombre immobilité. Enfin, il prend son parti, retourne contre lui-même son dard empoisonné, et tombe mort sur-le-champ. On rit plus fort que jamais.

« C’est lui sans doute qui est cruel et coupable, et ces enfants sont bons et innocents !

« Quand un homme meurt de cette manière, est-il donc suicide ? C’est la société qui le jette dans le brasier.

{p. 284}« Je le répète, la religion et la raison, idées sublimes, sont des idées cependant, et il y a telle cause de désespoir extrême qui tue les idées d’abord et l’homme ensuite : la faim, par exemple. — J’espère être assez positif. Ceci n’est pas de l’idéologie.

« Il me sera donc permis peut-être de dire timidement qu’il serait bon de ne pas laisser un homme arriver jusqu’à ce degré de désespoir.

« Je ne demande à la société que ce qu’elle peut faire. Je ne la prierai point d’empêcher les peines de cœur et les infortunes idéales, de faire que Werther et Saint-Preux n’aiment ni Charlotte ni Julie d’Étanges ; je ne la prierai pas d’empêcher qu’un riche désœuvré, roué et blasé, ne quitte la vie par dégoût de lui-même et des autres. Il y a, je le sais, mille idées de désolation auxquelles on ne peut rien. — Raison de plus, ce me semble, pour penser à celles auxquelles on peut quelque chose.

« L’infirmité de l’inspiration est peut-être ridicule et malséante ; je le veux. Mais on pourrait ne pas laisser mourir cette sorte de malades. Ils sont toujours peu nombreux, et je ne puis me refuser à croire qu’ils ont {p. 285}quelque valeur, puisque l’humanité est unanime sur leur grandeur, et les déclare immortels sur quelques vers : quand ils sont morts, il est vrai.

« Je sais bien que la rareté même de ces hommes inspirés et malheureux semblera prouver contre ce que j’ai écrit. — Sans doute, l’ébauche imparfaite que j’ai tentée de ces natures divines ne peut retracer que quelques traits des grandes figures du passé. On dira que les symptômes du génie se montrent sans enfantement ou ne produisent que des œuvres avortées ; que tout homme jeune et rêveur n’est pas poète pour cela ; que des essais ne sont pas des preuves ; que quelques vers ne donnent pas des droits. — Et qu’en savons-nous ? Qui donc nous donne à nous-mêmes le droit d’étouffer le gland en disant qu’il ne sera pas chêne ?

« Je dis, moi, que quelques vers suffiraient à les faire reconnaître de leur vivant, si l’on savait y regarder. Qui ne dit à présent qu’il eût donné tout au moins une pension alimentaire à André Chénier sur l’ode de la Jeune Captive seulement, et l’eût déclaré poète sur les trente vers de Myrto ? Mais je suis assuré que, durant sa vie (et il n’y a pas {p. 286}longtemps de cela), on ne pensait pas ainsi ; car il disait :

Las du mépris des sots qui suit la pauvreté,
Je regarde la tombe, asile souhaité.

« Jean La Fontaine a gravé pour vous d’avance sur sa pierre avec son insouciance désespérée :

Jean s’en alla comme il était venu,
Mangeant son fonds avec son revenu.

« Mais, sans ce fonds, qu’eût-il fait ? à quoi, s’il vous plaît, était-il bon ? Il vous le dit : à dormir et ne rien faire. Il fût infailliblement mort de faim.

« Les beaux vers, il faut dire le mot, sont une marchandise qui ne plaît pas au commun des hommes. Or la multitude seule multiplie le salaire ; et, dans les plus belles des nations, la multitude ne cesse qu’à la longue d’être commune dans ses goûts et d’aimer ce qui est commun. Elle ne peut arriver qu’après une lente instruction donnée par les esprits d’élite ; et, en attendant, elle écrase sous tous ses pieds les talents naissants, dont elle n’entend même pas les cris de détresse.

« Eh ! n’entendez-vous pas le bruit des pistolets {p. 287}solitaires ? Leur explosion est bien plus éloquente que ma faible voix. N’entendez-vous pas ces jeunes désespérés qui demandent le pain quotidien, et dont personne ne paye le travail ? Eh quoi ! les nations manquent-elles à ce point de superflu ? Ne prendrons-nous pas, sur les palais et les milliards que nous donnons, une mansarde et un pain pour ceux qui tentent sans cesse d’idéaliser leur nation malgré elle ? Cesserons-nous de leur dire : Désespère et meurs ; despair and die ? — C’est au législateur à guérir cette plaie, l’une des plus vives et des plus profondes de notre corps social ; c’est à lui qu’il appartient de réaliser dans le présent une partie des jugements meilleurs de l’avenir, en assurant quelques années d’existence seulement à tout homme qui aurait donné un seul gage du talent divin. Il ne lui faut que deux choses : la vie et la rêverie ; le PAIN et le TEMPS.

 

* * *

« Voilà le sentiment et le vœu qui m’a fait écrire ce drame ; je ne descendrai pas de cette question à celle de la forme d’art que j’ai {p. 288}créée. La vanité la plus vaine est peut-être celle des théâtres littéraires. Je ne cesse de m’étonner qu’il y ait eu des hommes qui aient pu croire de bonne foi, durant un jour entier, à la durée des règles qu’ils écrivaient. Une idée vient au monde tout armée, comme Minerve ; elle revêt en naissant la seule armure qui lui convienne et qui doive dans l’avenir être sa forme durable : l’une, aujourd’hui, aura un vêtement composé de mille pièces ; l’autre, demain, un vêtement simple. Si elle paraît belle à tous, on se hâte de calquer sa forme et de prendre sa mesure ; les rhéteurs notent ses dimensions pour qu’à l’avenir on en taille de semblables. Soin puéril ! — Il n’y a ni maître ni école en poésie ; le seul maître, c’est celui qui daigne faire descendre dans l’homme l’émotion féconde, et faire sortir les idées de nos fronts, qui en sont brisés quelquefois.

« Puisse cette forme ne pas être renversée par l’assemblée qui la jugera dans six mois ! avec elle périrait un plaidoyer en faveur de quelques infortunés inconnus ; mais je crois trop pour craindre beaucoup. — Je crois surtout à l’avenir et au besoin universel de choses sérieuses ; maintenant que l’amusement {p. 289}des yeux par des surprises enfantines fait sourire tout le monde au milieu même de ses grandes aventures, c’est, ce me semble, le temps du DRAME DE LA PENSÉE.

« Une idée qui est l’examen de l’âme devait avoir dans sa forme l’unité la plus complète, la simplicité la plus sévère. S’il existait une intrigue moins compliquée que celle-ci, je la choisirais. L’action matérielle est assez peu de chose pourtant. Je ne crois pas que personne la réduise à une plus simple expression que moi-même je ne vais le faire : — C’est l’histoire d’un homme qui a écrit une lettre le matin, et qui attend la réponse jusqu’au soir ; elle arrive, et le tue. — Mais ici l’action morale est tout. L’action est dans cette âme livrée à de noires tempêtes ; elle est dans les cœurs de cette jeune femme et de ce vieillard qui assistent à la tourmente, cherchant en vain à retarder le naufrage, et luttent contre un ciel et une mer si terribles que le bien est impuissant, et entraîné lui-même dans le désastre inévitable.

« J’ai voulu montrer l’homme spiritualiste étouffé par une société matérialiste, où le calculateur avare exploite sans pitié l’intelligence et le travail. Je n’ai point prétendu {p. 290}justifier les actes désespérés des malheureux, mais protester contre l’indifférence qui les y contraint. Peut-on frapper trop fort sur l’indifférence si difficile à éveiller, sur la distraction si difficile à fixer ? Y a-t-il un autre moyen de toucher la société que de lui montrer la torture de ses victimes ?

« Le Poète était tout pour moi ; Chatterton n’était qu’un nom d’homme, et je viens d’écarter à dessein des faits exacts de sa vie pour ne prendre de sa destinée que ce qui la rend un exemple à jamais déplorable d’une noble misère.

« Toi que tes compatriotes appellent aujourd’hui merveilleux enfant ! que tu aies été juste ou non, tu as été malheureux ; j’en suis certain, et cela me suffit. — Âme désolée, pauvre âme de dix-huit ans ! pardonne-moi de prendre pour symbole le nom que tu portais sur la terre, et de tenter le bien en ton nom. »

Écrit du 20 au 30 juin 1834.

XIV §

{p. 291}Or nous, à notre tour, examinons la pensée de l’œuvre et l’idée elle-même.

Il y avait à Londres, peu d’années avant la révolution, un jeune homme d’une méchante nature, d’une profonde immoralité, et d’une immoralité naturelle qui s’appelle ingratitude ; il annonçait de plus un certain talent d’écrivain et de poète. Il s’appelait Chatterton. Lisez les mémoires du temps, vous verrez sa conduite. Nous n’avons heureusement pas en France de nature aussi perverse (le crime en dehors), mais il y a des cas où le vice vaut le crime. Il cherche des bienfaiteurs, il en trouve et il écrit contre eux. Enfin, discrédité par son odieux renversement de cœur et d’esprit, il finit par s’adresser à un riche bourgeois de la Cité, qui lui offre une place de valet de chambre dans sa maison avec de bons appointements. L’offre était sincère, Chatterton s’indigne ; son orgueil se révolte contre la servilité apparente d’un emploi qui exige fidélité, attachement {p. 292}et vertu. Il prend cette offre pour une insulte ; il rentre humilié chez lui, et se brûle la cervelle d’un coup de pistolet pour se punir de ses fautes et pour se venger par le suicide d’une société qui ne veut pas le privilégier sur ses semblables, et qui exige non-seulement des services, mais de l’honneur dans tous ceux qu’elle fait vivre. Ce coup de pistolet retentit comme une accusation contre le monde. On remonte à la cause, on trouve au fond l’orgueil d’un grand homme dans l’âme d’un misérable. Le rideau tombé, les actes se dévoilent, ils font horreur aux bons sentiments ; mais comme l’Angleterre, pays de la liberté individuelle et audacieuse, est en même temps le pays du paradoxe, une partie de l’opinion des jeunes gens et des femmes se laisse prendre à l’amorce du coup de pistolet et fait de Chatterton un martyr de génie et de vertu. Martyr de génie ! il n’y a qu’à lire ses vers. Martyr de vertu ! il n’y a qu’à lire sa vie.

C’est l’anathème de la prétention.

XV §

{p. 293}M. de Vigny, cependant, ébranlé par les secousses de la révolution qui vient d’éclater, à son insu possédé par la haine féodale contre ceux qui viennent d’expulser son roi et dont il est heureux de se venger, prend en main la cause de ce coupable et malheureux Chatterton, le compose comme la cause d’un poète et d’un homme incompris, et en fait un dangereux chef-d’œuvre, un manifeste socialiste touchant, contre le sens commun et contre la société de droit et de devoir commun aussi. Mais il le compose avec génie. Voyons ce génie, et, tout en blâmant l’auteur, étudions l’ouvrage ; et, si nous ne connaissions pas Chatterton, voyons si nous n’aurions pas pleuré !

{p. 294}

CHATTERTON

ACTE PREMIER.

La scène représente un vaste appartement ; arrière-boutique opulente et confortable de la maison de John Bell. À gauche du spectateur, une cheminée pleine de charbon de terre allumé. À droite, la porte de la chambre à coucher de Kitty Bell. Au fond, une grande porte vitrée : à travers les petits carreaux on aperçoit une riche boutique ; un grand escalier tournant conduit à plusieurs portes étroites et sombres, parmi lesquelles se trouve la porte de la petite chambre de Chatterton.
Le Quaker lit dans un coin de la chambre, à gauche du spectateur. À droite est assise Kitty Bell ; à ses pieds un enfant assis sur un tabouret ; une jeune fille debout à côté d’elle.

SCENE PREMIERE.

LE QUAKER, KITTY BELL, RACHEL.

Kitty Bell, à sa fille, qui montre un livre à son frère.

Il me semble que j’entends parler monsieur ; ne faites pas de bruit, enfants.

Au Quaker.

Ne pensez-vous pas qu’il arrive quelque chose ?

Le Quaker hausse les épaules.

Mon Dieu ! votre père est en colère ! certainement, il est fort en colère ; je l’entends bien au son de sa voix. — Ne jouez pas, je vous en prie, Rachel.

Elle laisse tomber son ouvrage et écoute.

Il me semble qu’il s’apaise, n’est-ce pas, monsieur ?

Le Quaker fait signe que oui, et continue sa lecture.

N’essayez pas ce petit collier, Rachel ; ce sont des vanités du monde que nous ne devons pas même toucher. — Mais {p. 295}qui donc vous a donné ce livre-là ? C’est une Bible ; qui vous l’a donnée, s’il vous plaît ? Je suis sûre que c’est le jeune monsieur qui demeure ici depuis trois mois.

Rachel.

Oui, maman.

Kitty Bell.

Oh ! mon Dieu ! qu’a-t-elle fait là ! — Je vous ai défendu de rien accepter, ma fille, et rien surtout de ce pauvre jeune homme. — Quand donc l’avez-vous vu, mon enfant ? Je sais que vous êtes allée ce matin, avec votre frère, l’embrasser dans sa chambre. Pourquoi êtes-vous entrés chez lui, mes enfants ? C’est bien mal !

Elle les embrasse.

Je suis certaine qu’il écrivait encore, car depuis hier au soir sa lampe brûlait toujours.

Rachel.

Oui, et il pleurait.

Kitty Bell.

Il pleurait ! Allons, taisez-vous ! ne parlez de cela à personne ; vous irez rendre ce livre à M. Tom quand il vous appellera ; mais ne le dérangez jamais, et ne recevez de lui aucun présent. Vous voyez que, depuis trois mois qu’il loge ici, je ne lui ai même pas parlé une fois, et vous avez accepté quelque chose, un livre. Ce n’est pas bien. — Allez… allez embrasser le bon quaker. — Allez, c’est bien le meilleur ami que Dieu nous ait donné.

Les enfants courent s’asseoir sur les genoux du Quaker.

Le Quaker.

Venez sur mes genoux tous deux, et écoutez-moi {p. 296}bien. — Vous allez dire à votre bonne petite mère que son cœur est simple, pur et véritablement chrétien ; mais qu’elle est plus enfant que vous dans sa conduite, qu’elle n’a pas assez réfléchi à ce qu’elle vient de vous ordonner, et que je la prie de considérer que rendre à un malheureux le cadeau qu’il a fait, c’est l’humilier et lui faire mesurer toute sa misère.

Kitty Bell, s’élance de sa place.

Oh ! il a raison ! il a mille fois raison ! — Donnez, donnez-moi ce livre, Rachel. — Il faut le garder, ma fille ! le garder toute la vie. — Ta mère s’est trompée. — Notre ami a toujours raison.

Le Quaker, ému et lui baisant la main.

Ah ! Kitty Bell ! Kitty Bell ! âme simple et tourmentée ! — Ne dis point cela de moi. — Il n’y a pas de sagesse humaine. — Tu le vois bien, si j’avais raison au fond, j’ai eu tort dans la forme. — Devais-je avertir les enfants de l’erreur légère de leur mère ? — Il n’y a pas, ô Kitty Bell, il n’y a pas si belle pensée à laquelle ne soit supérieur un des élans de ton cœur chaleureux, un des soupirs de ton âme tendre et modeste.

On entend une voix tonnante.

Kitty Bell, effrayée.

Oh ! mon Dieu ! encore en colère. — La voix de leur père me répond là !

Elle porte la main à son cœur.

Je ne puis plus respirer. — Cette voix me brise le cœur. — Que lui a-t-on fait ? encore une colère comme hier au soir.

Elle tombe sur un fauteuil.

J’ai besoin d’être assise. — N’est-ce pas comme un {p. 297}orage qui vient ? et tous les orages tombent sur mon pauvre cœur.

Le Quaker.

Ah ! je sais ce qui monte à la tête de votre seigneur et maître : c’est une querelle avec les ouvriers de sa fabrique. — Ils viennent de lui envoyer, de Norton à Londres, une députation pour demander la grâce d’un de leurs compagnons. Les pauvres gens ont fait bien vainement une lieue à pied ! — Retirez-vous tous les trois… vous êtes inutiles ici. — Cet homme-là vous tuera… c’est une espèce de vautour qui écrase sa couvée.

Kitty Bell sort, la main sur son cœur, en s’appuyant sur la tête de son fils, qu’elle emmène avec Rachel.

SCENE II.

LE QUAKER, JOHN BELL, un groupe d’ouvriers.

Le Quaker, seul, regardant arriver John Bell.

Le voilà en fureur… Voilà l’homme riche, le spéculateur heureux ; voilà l’égoïste par excellence, le juste selon la loi.

John Bell, vingt ouvriers le suivent en silence et s’arrêtent contre la porte.

Aux ouvriers, avec colère.

Non, non, non, non ! — Vous travaillerez davantage, voilà tout.

Un ouvrier, à ses camarades.

Et vous gagnerez moins, voilà tout.

John Bell.

Si je savais qui a répondu cela, je le chasserais sur-le-champ comme l’autre.

{p. 298}

Le Quaker.

Bien dit, John Bell ! tu es beau précisément comme un monarque au milieu de ses sujets.

John Bell.

Comme vous êtes quaker, je ne vous écoute pas, vous ; mais si je savais lequel de ceux-là vient de parler ! Ah !… l’homme sans foi que celui qui a dit cette parole ! Ne m’avez-vous pas tous vu compagnon parmi vous ? Comment suis-je arrivé au bien-être que l’on me voit ? Ai-je acheté tout d’un coup toutes les maisons de Norton avec sa fabrique ? Si j’en suis le seul maître à présent, n’ai-je pas donné l’exemple du travail et de l’économie ? N’est-ce pas en plaçant les produits de ma journée que j’ai nourri mon année ? Me suis-je montré paresseux ou prodigue dans ma conduite ? — Que chacun agisse ainsi, et il deviendra aussi riche que moi. Les machines diminuent votre salaire, mais elles augmentent le mien ; j’en suis très fâché pour vous, mais très content pour moi. Si les machines vous appartenaient, je trouverais très bon que leur production vous appartînt ; mais j’ai acheté les mécaniques avec l’argent que mes bras ont gagné : faites de même, soyez laborieux, et surtout économes. — Rappelez-vous bien ce sage proverbe de nos pères : Gardons bien les sous, les schellings se gardent eux-mêmes. Et à présent, qu’on ne me parle plus de Tobie ; il est chassé pour toujours. Retirez-vous sans rien dire, parce que le premier qui parlera sera chassé, comme lui, de la fabrique, et n’aura ni pain, ni logement, ni travail dans le village.

Ils sortent.
{p. 299}

Le Quaker.

Courage, ami ! je n’ai jamais entendu au parlement un raisonnement plus sain que le tien.

John Bell revient encore irrité et s’essuyant le visage.

Et vous, ne profitez pas de ce que vous êtes quaker pour troubler tout, partout où vous êtes. — Vous parlez rarement, mais vous devriez ne parler jamais. — Vous jetez au milieu des actions des paroles qui sont comme des coups de couteau.

Le Quaker.

Ce n’est que du bon sens, maître John ; et quand les hommes sont fous, cela leur fait mal à la tête. Mais je n’en ai pas de remords ; l’impression d’un mot vrai ne dure pas plus que le temps de le dire ; c’est l’affaire d’un moment.

John Bell.

Ce n’est pas là mon idée : vous savez que j’aime assez à raisonner avec vous sur la politique ; mais vous mesurez tout à votre toise, et vous avez tort. La secte de vos quakers est déjà une exception dans la chrétienté, et vous êtes vous-même une exception parmi les quakers. — Vous avez partagé tous vos biens entre vos neveux ; vous ne possédez plus rien qu’une chétive subsistance, et vous achevez votre vie dans l’immobilité et la méditation. — Cela vous convient, je le veux ; mais ce que je ne veux pas, c’est que, dans ma maison, vous veniez, en public, autoriser mes inférieurs à l’insolence.

Le Quaker.

Eh ! que te fait, je te prie, leur insolence ? Le bêlement de tes moutons t’a-t-il jamais empêché de les {p. 300}tondre et de les manger ? — Y a-t-il un seul de ces hommes dont tu ne puisses vendre le lit ? Y a-t-il dans le bourg de Norton une seule famille qui n’envoie ses petits garçons et ses filles tousser et pâlir en travaillant tes laines ? Quelle maison ne t’appartient pas et n’est chèrement louée par toi ? Quelle minute de leur existence ne t’est pas donnée ? Quelle goutte de sueur ne te rapporte un schelling ? La terre de Norton, avec les maisons et les familles, est portée dans ta main comme le globe dans la main de Charlemagne. — Tu es le baron absolu de ta fabrique féodale.

John Bell.

C’est vrai, mais c’est juste. — La terre est à moi, parce que je l’ai achetée ; les maisons, parce que je les ai bâties ; les habitants, parce que je les loge ; et leur travail, parce que je les paye. Je suis juste selon la loi.

Le Quaker.

Et la loi est-elle juste selon Dieu ?

John Bell.

Si vous n’étiez quaker, vous seriez pendu pour parler ainsi.

Le Quaker.

Je me pendrais moi-même plutôt que de parler autrement, car j’ai pour toi une amitié véritable.

John Bell.

S’il n’était vrai, docteur, que vous êtes mon ami depuis vingt ans, et que vous avez sauvé un de mes enfants, je ne vous reverrais jamais.

Le Quaker.

Tant pis, car je ne te sauverais plus toi-même, {p. 301}quand tu es plus aveuglé par la folie jalouse des spéculateurs que les enfants par la faiblesse de leur âge. — Je désire que tu ne chasses pas ce malheureux ouvrier. — Je ne te le demande pas, parce que je n’ai jamais rien demandé à personne, mais je te le conseille.

John Bell.

Ce qui est fait est fait. — Que n’agissent-ils tous comme moi ! — Que tout travaille et serve dans leur famille. — Ne fais-je pas travailler ma femme, moi ? — Jamais on ne la voit, mais elle est ici tout le jour ; et, tout en baissant les yeux, elle s’en sert pour travailler beaucoup. — Malgré mes ateliers et mes fabriques aux environs de Londres, je veux qu’elle continue à diriger du fond de ses appartements cette maison de plaisance, où viennent les lords, au retour du parlement, de la chasse ou de Hyde-Park. Cela me fait de bonnes relations que j’utilise plus tard. — Tobie était un ouvrier habile, mais sans prévoyance. — Un calculateur véritable ne laisse rien subsister d’inutile autour de lui. — Tout doit rapporter, les choses animées et inanimées. — La terre est féconde, l’argent est aussi fertile, et le temps rapporte l’argent. — Or les femmes ont des années comme nous, donc c’est perdre un bon revenu que de laisser passer ce temps sans emploi. — Tobie a laissé sa femme et ses filles dans la paresse ; c’est un malheur très grand pour lui, mais je n’en suis pas responsable.

Le Quaker.

Il s’est rompu le bras dans une de tes machines.

John Bell.

Oui, et même il a rompu la machine.

{p. 302}

Le Quaker.

Et je suis sûr que dans ton cœur tu regrettes plus le ressort de fer que le ressort de chair et de sang : va, ton cœur est d’acier comme tes mécaniques. — La Société deviendra comme ton cœur, elle aura pour Dieu un lingot d’or et pour Souverain-Pontife un usurier. — Mais ce n’est pas ta faute, tu agis fort bien selon ce que tu as trouvé autour de toi en venant sur la terre ; je ne t’en veux pas du tout, tu as été conséquent, c’est une qualité rare. — Seulement, si tu ne veux pas me laisser parler, laisse-moi lire.

Il reprend son livre et se retourne dans son fauteuil.

John Bell ouvre la porte de sa femme avec force.

Mistress Bell ! venez ici.

Ce sophisme chattertonien admis, quelle admirable et naturelle exposition en action de la pièce et des caractères ! comme le malheur du jeune homme, comme la gracieuse pitié des enfants, comme l’oppression des ouvriers, comme l’orgueil satisfait et en règle du bourgeois riche de son travail, font pressentir ce qui va se passer en mettant le cœur du spectateur en complicité avec l’auteur ! Il n’y a pas un plus habile début de drame dans Molière lui-même. On voit que M. de Vigny a aiguisé sa lame à loisir et que le coup portera.

Chatterton, pâli par les études d’une longue nuit d’insomnie, paraît. Le deuxième acte est {p. 303}simple et naïf, d’un effet immense et cependant sans événement. Il y a dans la maison un vieux médecin quaker, ami de Chatterton, protecteur de Mme Kitty Bell, femme du bourgeois. Chatterton, en se promenant avec son ami le quaker, rencontre quelques jeunes lords ; revoyant lord Talbot, un de ses camarades de collège, il craint d’en être reconnu et manifeste au quaker ses sinistres pressentiments. En effet lord Talbot et ses amis entrent quelques moments après chez M. et Mme Bell, ils ont à demi-voix un entretien railleur avec Chatterton ; s’étonnant de le trouver logé si pauvrement, ils devinent qu’il aime la femme innocente du bourgeois. Le bourgeois ne s’alarme pas trop de ces insinuations. Il espère que l’amitié de Chatterton lui vaudra la faveur de cette riche et puissante cohue de grands seigneurs. Il les invite à souper. Kitty Bell parle pour la première fois à son hôte, qu’elle croit riche aussi maintenant, et le prie de prendre un appartement plus convenable à sa fortune. Je suis ouvrier en livres : cet atelier me suffit, répond-il. Elle se retire ; Chatterton délibère avec le quaker à la manière de Werther avec Charlotte. Le suicide transpire dans tous ses mots. Le quaker, après sa demi-confidence, {p. 304}jette des soupçons dans l’âme pure de Kitty Bell.

L’acte IIIe n’est au commencement qu’un long et sublime monologue de Chatterton s’efforçant à travailler dans sa chambre froide. Nous le donnons ici tout entier comme un chef-d’œuvre de la douleur, le voici :

ACTE TROISIEME.

La chambre de Chatterton, sombre, petite, pauvre, sans feu ; un lit misérable et en désordre.

SCENE PREMIERE.

Chatterton. Il est assis sur le pied de son lit et écrit sur ses genoux.

Il est certain qu’elle ne m’aime pas. — Et moi, je n’y veux plus penser. — Mes mains sont glacées, ma tête est brûlante. — Me voilà seul en face de mon travail. — Il ne s’agit plus de sourire et d’être bon ! de saluer et de serrer la main ! toute cette comédie est jouée : j’en commence une autre avec moi-même. — Il faut, à cette heure, que ma volonté soit assez forte pour saisir mon âme, et l’emporter tour à tour dans le cadavre ressuscité des personnages que j’évoque, et dans le fantôme de ceux que j’invente ! Ou bien il faut que, devant Chatterton malade, devant Chatterton qui a froid, qui a faim, ma volonté fasse poser {p. 305}avec prétention un autre Chatterton, gracieusement paré pour l’amusement du public, et que celui-là soit décrit par l’autre ; le troubadour par le mendiant. Voilà les deux poésies possibles, ça ne va pas plus loin que cela ! Les divertir ou leur faire pitié ; faire jouer de misérables poupées, ou l’être soi-même et faire trafic de cette singerie ! Ouvrir son cœur pour le mettre en étalage sur un comptoir ! S’il a des blessures, tant mieux ! il a plus de prix : tant soit peu mutilé, on l’achète plus cher !

Il se lève.

Lève-toi, créature de Dieu, faite à son image, et admire-toi encore dans cette condition !

Il rit et se rassied.
Une vieille horloge sonne une demi-heure, deux coups.

— Non, non !

L’heure t’avertit ; assieds-toi, et travaille, malheureux ! Tu perds ton temps en réfléchissant ; tu n’as qu’une réflexion à faire, c’est que tu es pauvre. — Entends-tu bien ? un pauvre !

Chaque minute de recueillement est un vol que tu fais ; c’est une minute stérile. — Il s’agit bien de l’idée, grand Dieu ! ce qui rapporte, c’est le mot. Il y a tel mot qui peut aller jusqu’à un schelling ; la pensée n’a pas cours sur la place.

Oh ! loin de moi, — loin de moi, je t’en supplie, découragement glacé ! mépris de moi-même, ne viens pas achever de me perdre ! Détourne-toi ! détourne-toi ! car, à présent, mon nom et ma demeure, tout est connu ; et si demain ce livre n’est pas achevé, je suis perdu ! oui, perdu ! sans espoir ! — Arrêté, jugé, condamné ! jeté en prison !

{p. 306}

Oh ! dégradation ! oh ! honteux travail !

Il écrit.

Il est certain que cette jeune femme ne m’aimera jamais. — Eh bien ! ne puis-je cesser d’avoir cette idée ?

Long silence.

J’ai bien peu d’orgueil d’y penser encore. — Mais qu’on me dise donc pourquoi j’aurais de l’orgueil. De l’orgueil de quoi ? je ne tiens aucune place dans aucun rang. Et il est certain que ce qui me soutient, c’est cette fierté naturelle. Elle me crie toujours à l’oreille de ne pas ployer et de ne pas avoir l’air malheureux. — Et pour qui donc fait-on l’heureux quand on ne l’est pas ? Je crois que c’est pour les femmes. Nous posons tous devant elles. — Les pauvres créatures, elles te prennent pour un trône, ô Publicité ! vile Publicité ! toi qui n’es qu’un pilori où le profane passant peut nous souffleter. En général, les femmes aiment celui qui ne s’abaisse devant personne. Eh bien ! par le Ciel, elles ont raison. — Du moins, celle-ci qui a les yeux sur moi ne me verra pas baisser la tête. — Oh ! si elle m’eût aimé !

Il s’abandonne à une longue rêverie dont il sort violemment.

Écris donc, malheureux, évoque donc ta volonté ! — Pourquoi est-elle si faible ? N’avoir pu encore lancer en avant cet esprit rebelle qu’elle excite et qui s’arrête ! — Voilà une humiliation toute nouvelle pour moi ! — Jusqu’ici je l’avais toujours vue partir avant son maître ; il lui fallait un frein, et cette nuit c’est l’éperon qu’il lui faut. — Ah ! ah ! l’immortel ! Ah ! ah ! le rude maître du corps ! Esprit superbe, {p. 307}seriez-vous paralysé par ce misérable brouillard qui pénètre dans ma chambre délabrée ? suffit-il, orgueilleux, d’un peu de vapeur froide pour vous vaincre ?

Il jette sur ses épaules la couverture de son lit.

L’épais brouillard ! il est tendu au dehors de ma fenêtre comme un rideau blanc, ou comme un linceul. — Il était pendu ainsi à la fenêtre de mon père la nuit de sa mort.

L’horloge sonne trois quarts.

Encore ! le temps me presse : et rien n’est écrit !

Il lit.

Harold ! Harold !… ô Christ ! Harold… le duc Guillaume…

Eh ! que me fait cet Harold, je vous prie ? — Je ne puis comprendre comment j’ai écrit cela. —

Il déchire le manuscrit en parlant. — Un peu de délire le prend.

J’ai fait le catholique ; j’ai menti. Si j’étais catholique, je me ferais moine et trappiste. Un trappiste n’a pour lit qu’un cercueil, mais au moins il y dort. — Tous les hommes ont un lit où ils dorment ; moi, j’en ai un où je travaille pour de l’argent.

Il porte la main à sa tête.

Où vais-je ? où vais-je ? Le mot entraîne l’idée malgré elle… Ô Ciel ! la folie ne marche-t-elle pas ainsi ? Voilà qui peut épouvanter le plus brave… Allons ! calme-toi. — Je relisais ceci… Oui !… Ce poème-là n’est pas assez beau !… Écrit trop vite ! — Écrit pour vivre ! — Ô supplice ! La bataille d’Hastings !… Les vieux Saxons !… Les jeunes Normands !… Me suis-je intéressé à cela ? non. Et pourquoi donc en {p. 308}as-tu parlé ? — Quand j’avais tant à dire sur ce que je vois.

Il se lève et marche à grands pas.

— Réveiller de froides cendres, quand tout frémit et souffre autour de moi ; quand la Vertu appelle à son secours et se meurt à force de pleurer ; quand le pâle Travail est dédaigné ; quand l’Espérance a perdu son ancre ; la Foi, son calice ; la Charité, ses pauvres enfants ; lorsque la Terre crie et demande justice au Poète de ceux qui la fouillent sans cesse pour avoir son or, et lui disent qu’elle peut se passer du Ciel.

Et moi ! qui sens cela, je ne lui répondrais pas ! Si ! par le Ciel ! je lui répondrai. Je frapperai du fouet les méchants et les hypocrites. Je dévoilerai Jérémiah-Miles et Warton.

Ah ! misérable ! Mais… c’est la Satire ! tu deviens méchant.

Il pleure longtemps avec désolation.

Écris plutôt sur ce brouillard qui s’est logé à la fenêtre comme à celle de ton père.

Il s’arrête.
Il prend une tabatière sur sa table.

Le voilà, mon père ! — Vous voilà ! Bon vieux marin ! franc capitaine de haut bord, vous dormiez la nuit, vous, et le jour vous vous battiez ! Vous n’étiez pas un Paria intelligent comme l’est devenu votre pauvre enfant. Voyez-vous, voyez-vous ce papier blanc ? s’il n’est pas rempli demain, j’irai en prison, mon père, et je n’ai pas dans la tête un mot pour noircir ce papier, parce que j’ai faim. — J’ai vendu, pour manger, le diamant qui était là, sur cette boîte, comme une étoile sur votre beau front. {p. 309}Et à présent je ne l’ai plus et j’ai toujours la faim. Et j’ai aussi votre orgueil, mon père, qui fait que je ne le dis pas. — Mais vous qui étiez vieux et qui saviez qu’il faut de l’argent pour vivre, et que vous n’en aviez pas à me donner, pourquoi m’avez-vous créé ?

Il jette la boîte. — Il court après, se met à genoux et pleure.

Ah ! pardon, pardon, mon père ! mon vieux père en cheveux blancs ! — Vous m’avez tant embrassé sur vos genoux ! — C’est ma faute ! j’ai cru être poète ! C’est ma faute ; mais je vous assure que votre nom n’ira pas en prison ! Je vous le jure, mon vieux père. Tenez, tenez, voilà de l’opium ! si j’ai par trop faim… je ne mangerai pas, je boirai.

Il fond en larmes sur la tabatière où est le portrait.

Quelqu’un monte lourdement mon escalier de bois. — Cachons ce trésor.

Cachant l’opium.

Et pourquoi ? ne suis-je donc pas libre ? plus libre que jamais ? — Caton n’a pas caché son épée. Reste comme tu es, Romain, et regarde en face.

Il pose l’opium au milieu de sa table.

Le quaker survient, il voit l’opium, il devine que c’est l’instrument de la mort ; il avoue, pour sauver le poète, que Kitty Bell l’adore, et que s’il se tue il en tuera deux ! — Eh bien, je vivrai ! s’écrie Chatterton, et il écrit à M. Beckford, {p. 310}le lord-maire de Londres, pour en obtenir audience et protection.

M. Beckford, averti par lord Talbot, arrive lui-même, et propose à Chatterton un emploi de cent livres pour commencer. Il ne dit pas lequel. Chatterton croit que c’est un emploi de commis. Il accepte. Le quaker triomphe de sa courageuse résignation. Chatterton rentre dans sa chambre ; il voit que c’est un emploi servile. Il prend la résolution de mourir. Il jette au feu tous ses papiers.

— Skirner sera payé ! dit-il. — Libre de tous ! égal à tous, à présent ! — Salut, première heure de repos que j’aie goûtée ! — Dernière heure de ma vie, aurore du jour éternel, salut ! — Adieu, humiliation, haines, sarcasmes, travaux dégradants, incertitudes, angoisses, misères, tortures du cœur, adieu ! Ô quel bonheur ! je vous dis adieu ! — Si l’on savait ! si l’on savait ce bonheur que j’ai…, on n’hésiterait pas si longtemps !

Ici, après un instant de recueillement durant lequel son visage prend une expression de béatitude, il joint les mains et poursuit :

Ô Mort, Ange de délivrance, que ta paix est douce ! j’avais bien raison de t’adorer, mais je n’avais pas la force de te conquérir. — Je sais que tes pas seront lents et sûrs. Regarde-moi, Ange sévère, leur ôter à tous la trace de mes pas sur la terre.

Il jette au feu tous ses papiers.

Allez, nobles pensées écrites pour tous ces ingrats {p. 311}dédaigneux, purifiez-vous dans la flamme et remontez au ciel avec moi !

Il lève les yeux au ciel et déchire lentement ses poèmes, dans l’attitude grave et exaltée d’un homme qui fait un sacrifice solennel.

SCÈNE VIII.

CHATTERTON, KITTY BELL.

Kitty Bell sort lentement de sa chambre, s’arrête, observe Chatterton, et va se placer entre la cheminée et lui. — Il cesse tout à coup de déchirer ses papiers.

Kitty Bell, à part.

Que fait-il donc ? je n’oserai jamais lui parler ! Que brûle-t-il ? cette flamme me fait peur, et son visage éclairé par elle est lugubre.

À Chatterton.

N’allez-vous pas rejoindre mylord ?

Chatterton laisse tomber ses papiers ; tout son corps frémit.

Déjà ! — Ah ! c’est vous ! — Ah ! madame ! à genoux ! par pitié ! oubliez-moi.

Kitty Bell.

Eh ! mon Dieu ! pourquoi cela ? qu’avez-vous fait ?

Chatterton.

Je vais partir. — Adieu ! — Tenez, madame, il ne faut pas que les femmes soient dupes de nous plus longtemps. Les passions des poètes n’existent qu’à peine. On ne doit pas aimer ces gens-là ; franchement ils n’aiment rien ; ce sont des égoïstes. Le cerveau se nourrit aux dépens du cœur. Ne les lisez jamais {p. 312}et ne les voyez pas ; moi, j’ai été plus mauvais qu’eux tous.

Kitty Bell.

Mon Dieu ! pourquoi dites-vous : J’ai été ?

Chatterton.

Parce que je ne veux plus être poète ; vous le voyez, j’ai déchiré tout. — Ce que je serai ne vaudra guère mieux, mais nous verrons. Adieu ! — Écoutez-moi !… Vous avez une famille charmante ; aimez-vous vos enfants ?

Kitty Bell.

Plus que ma vie, assurément.

Chatterton.

Aimez donc votre vie pour ceux à qui vous l’avez donnée.

Kitty Bell.

Hélas ! ce n’est que pour eux que je l’aime.

Chatterton.

Eh ! quoi de plus beau dans le monde, ô Kitty Bell ! avec ces anges sur vos genoux, vous ressemblez à la divine Charité.

Kitty Bell.

Ils me quitteront un jour.

Chatterton.

Rien ne vaut cela pour vous ! — C’est là le vrai dans la vie ! Voilà un amour sans trouble et sans peur. En eux est le sang de votre sang, l’âme de votre âme : aimez-les, madame, uniquement et par-dessus tout. Promettez-le-moi !

{p. 313}

Kitty Bell.

Mon Dieu ! vos yeux sont pleins de larmes, et vous souriez.

Chatterton.

Puissent vos beaux yeux ne jamais pleurer et vos lèvres sourire sans cesse ! Ô Kitty ! ne laissez entrer en vous aucun chagrin étranger à votre paisible famille.

Kitty Bell.

Hélas ! cela dépend-il de nous ?

Chatterton.

Oui ! oui !… Il y a des idées avec lesquelles on peut fermer son cœur. — Demandez-en au Quaker, il vous en donnera. — Je n’ai pas le temps, moi ; laissez-moi sortir.

Il marche vers sa chambre.

Kitty Bell.

Mon Dieu ! comme vous souffrez !

Chatterton.

Au contraire. — Je suis guéri. — Seulement j’ai la tête brûlante. Ah ! bonté ! bonté ! tu me fais plus de mal que leurs noirceurs.

Kitty Bell.

De quelle bonté parlez-vous ? Est-ce de la vôtre ?

Chatterton.

Les femmes sont dupes de leur bonté. C’est par bonté que vous êtes venue. On vous attend là-haut ! J’en suis certain. Que faites-vous ici ?

{p. 314}

Kitty Bell, émue profondément et l’air hagard.

À présent, quand toute la terre m’attendrait, j’y resterais.

Chatterton.

Tout à l’heure je vous suivrai. — Adieu ! adieu !

Kitty Bell, l’arrêtant.

Vous ne viendrez pas ?

Chatterton.

J’irai. — J’irai.

Kitty Bell.

Oh ! vous ne voulez pas venir.

Chatterton.

Madame ! cette maison est à vous, mais cette heure m’appartient.

Kitty Bell.

Qu’en voulez-vous faire ?

Chatterton.

Laissez-moi, Kitty. Les hommes ont des moments où ils ne peuvent plus se courber à votre taille et s’adoucir la voix pour vous. Kitty Bell, laissez-moi.

Kitty Bell.

Jamais je ne serai heureuse si je vous laisse ainsi, monsieur.

Chatterton.

Venez-vous pour ma punition ? Quel mauvais génie vous envoie ?

Kitty Bell.

Une épouvante inexplicable.

{p. 315}

Chatterton.

Vous serez plus épouvantée si vous restez.

Kitty Bell.

Avez-vous de mauvais desseins, grand Dieu ?

Chatterton.

Ne vous en ai-je pas dit assez ? Comment êtes-vous là ?

Kitty Bell.

Eh ! comment n’y serais-je plus ?

Chatterton.

Parce que je vous aime, Kitty.

Kitty Bell.

Ah ! monsieur, si vous me le dites, c’est que vous voulez mourir.

Chatterton.

J’en ai le droit, de mourir. — Je le jure devant vous, et je le soutiendrai devant Dieu !

Kitty Bell.

Et moi, je jure que c’est un crime ; ne le commettez pas.

Chatterton.

Il le faut, Kitty, je suis condamné.

Kitty Bell.

Attendez seulement un jour pour penser à votre âme.

Chatterton.

Il n’y a rien que je n’aie pensé, Kitty.

{p. 316}

Kitty Bell.

Une heure seulement pour prier.

Chatterton.

Je ne peux plus prier.

Kitty Bell.

Et moi ! je vous prie pour moi-même. Cela me tuera.

Chatterton.

Je vous ai avertie ! il n’est plus temps.

Kitty Bell.

Et si je vous aime, moi !

Chatterton.

Je l’ai vu, et c’est pour cela que j’ai bien fait de mourir ; c’est pour cela que Dieu peut me pardonner.

Kitty Bell.

Qu’avez-vous donc fait ?

Chatterton.

Il n’est plus temps, Kitty ; c’est un mort qui vous parle.

Kitty Bell, à genoux, les mains au ciel.

Puissances du ciel ! grâce pour lui.

Chatterton.

Allez-vous-en… Adieu !

Kitty Bell, tombant.

Je ne le puis plus…

{p. 317}

Chatterton.

Eh bien donc ! prie pour moi sur la terre et dans le ciel.

Il la baise au front et remonte l’escalier en chancelant ; il ouvre sa porte et tombe dans sa chambre.

Kitty Bell.

Ah ! — Grand Dieu !

Elle ouvre la fiole.

Qu’est-ce que cela ? — Mon Dieu ! pardonnez-lui.

SCÈNE IX.

KITTY BELL, LE QUAKER.

Le Quaker, accourant.

Vous êtes perdue… Que faites-vous ici ?

Kitty Bell, renversée sur les marches de l’escalier.

Montez vite ! montez, monsieur, il va mourir ; sauvez-le… s’il est temps.

Tandis que le Quaker s’achemine vers l’escalier, Kitty Bell cherche à voir, à travers les portes vitrées, s’il n’y a personne qui puisse donner du secours ; puis, ne voyant rien, elle suit le Quaker avec terreur, en écoutant le bruit de la chambre de Chatterton.

Le Quaker, en montant à grands pas, à Kitty Bell.

Reste, reste, mon enfant, ne me suis pas.

Il entre chez Chatterton et s’enferme avec lui. On devine des soupirs de Chatterton et des paroles d’encouragement du Quaker. Kitty Bell monte à demi évanouie en s’accrochant à la rampe de chaque marche ; elle fait effort pour tirer à elle la porte, qui résiste et s’ouvre enfin. On voit Chatterton mourant et tombé sur le bras du Quaker. Elle crie, glisse à demi morte sur la rampe de l’escalier, et tombe sur la dernière marche.
On entend John Bell appeler de la salle voisine.
{p. 318}

John Bell.

Mistress Bell !

Kitty se lève tout à coup comme par ressort.

John Bell, une seconde fois.

Mistress Bell !

Elle se met en marche et vient s’asseoir lisant sa Bible et balbutiant tout bas des paroles qu’on n’entend pas. Ses enfants accourent et s’attachent à sa robe.

Le Quaker, du haut de l’escalier.

L’a-t-elle vu mourir ? l’a-t-elle vu ?

Il va près d’elle.

Ma fille ! ma fille !

John Bell, entrant violemment et montant deux marches de l’escalier.

Que fait-elle ici ? Où est ce jeune homme ? Ma volonté est qu’on l’emmène !

Le Quaker.

Dites qu’on l’emporte, il est mort.

John Bell.

Mort !

Le Quaker.

Oui, mort à dix-huit ans ! Vous l’avez tous si bien reçu, étonnez-vous qu’il soit parti !

John Bell.

Mais…

Le Quaker.

Arrêtez, monsieur, c’est assez d’effroi pour une femme.

Il la regarde et la voit mourante.

Monsieur, emmenez ses enfants ! Vite, qu’ils ne la voient pas.

Il arrache les enfants des pieds de Kitty, les passe à John Bell, et prend leur mère dans ses bras. John Bell les prend à part et reste stupéfait. Kitty Bell meurt dans les bras du Quaker.
{p. 319}

John Bell, avec épouvante.

Eh bien ! eh bien ! Kitty ! Kitty ! qu’avez-vous ?

Il s’arrête en voyant le Quaker s’agenouiller.

Le Quaker, à genoux.

Oh ! dans ton sein ! dans ton sein, Seigneur, reçois ces deux martyrs !

Le Quaker reste à genoux, les yeux tournés vers le ciel jusqu’à ce que le rideau soit baissé.

Voilà la pièce ! — Qu’on juge de l’effet. — Le sentiment avait noyé le sophisme ; il n’y a pas de critique devant une larme. Chatterton avait fait pleurer. L’ivresse d’une admiration méritée succéda à l’émotion de la scène, et la France compta un grand dramatiste de plus.

Lamartine.

(La suite au prochain entretien.)

XCVe entretien.
Alfred de Vigny (2e partie) §

I §

{p. 321}Vigny fut exalté. Voici comment il parle lui-même de cette soirée. Nous la voyons se renouveler encore aujourd’hui.

LES REPRESENTATIONS DU DRAME
joué le 12 février 1835 à la Comédie-Française.

 

« Ce n’est pas à moi qu’il appartient de parler du succès de ce drame ; il a été au-delà {p. 322}des espérances les plus exagérées de ceux qui voulaient bien le souhaiter. Malgré la conscience qu’on ne peut s’empêcher d’avoir de ce qu’il y a de passager dans l’éclat du théâtre, il y a aussi quelque chose de grand, de grave et presque religieux dans cette alliance contractée avec l’assemblée dont on est entendu, et c’est une solennelle récompense des fatigues de l’esprit. — Aussi serait-il injuste de ne pas nommer les interprètes à qui l’on a confié ses idées dans un livre qui sera plus durable que les représentations du drame qu’il renferme. Pour moi, j’ai toujours pensé que l’on ne saurait rendre trop hautement justice aux acteurs, eux dont l’art difficile s’unit à celui du poète dramatique, et complète son œuvre. — Ils parlent, ils combattent pour lui, et offrent leur poitrine aux coups qu’il va recevoir, peut-être ; ils vont à la conquête de la gloire solide qu’il conserve, et n’ont pour eux que celle d’un moment. Séparés du monde qui leur est bien sévère, leurs travaux sont perpétuels, et leur triomphe va peu au-delà de leur existence. Comment ne pas constater le souvenir des efforts qu’ils font tous, et ne pas écrire ce que signerait chacun de ces {p. 323}spectateurs qui les applaudissent avec ivresse ?

« Jamais aucune pièce de théâtre ne fut mieux jouée, je crois, que ne l’a été celle-ci, et le mérite en est grand ; car, derrière le drame écrit, il y a comme un second drame que l’écriture n’atteint pas, et que n’expriment pas les paroles. Ce drame repose dans le mystérieux amour de Chatterton et de Kitty Bell ; cet amour qui se devine toujours et ne se dit jamais ; cet amour de deux êtres si purs qu’ils n’oseront jamais se parler, ni rester seuls qu’au moment de la mort, amour qui n’a pour expression que de timides regards, pour message qu’une Bible, pour messagers que deux enfants, pour caresses que la trace des lèvres et des larmes que ces fronts innocents portent de la jeune mère au jeune poète ; amour que le quaker repousse toujours d’une main tremblante et gronde d’une voix attendrie. Ces rigueurs paternelles, ces tendresses voilées, ont été exprimées et nuancées avec une perfection rare et un goût exquis. Assez d’autres se chargeront de juger et de critiquer les acteurs ; moi je me plais à dire ce qu’ils avaient à vaincre, et en quoi ils ont réussi.

{p. 324}« L’onction et la sérénité d’une vie sainte et courageuse, la douce gravité du quaker, la profondeur de sa prudence, la chaleur passionnée de ses sympathies et de ses prières, tout ce qu’il y a de sacré et de puissant dans son intervention paternelle, a été parfaitement exprimé par le talent savant et expérimenté de M. Joanny. Ses cheveux blancs, son aspect vénérable et bon, ajoutaient à son habileté consommée la naïveté d’une réalisation complète.

« Un homme très jeune encore, M. Geffroy, a accepté et hardiment abordé les difficultés sans nombre d’un rôle qui, à lui seul, est la pièce entière. Il a dignement porté ce fardeau, regardé comme pesant par les plus savants acteurs. Avec une haute intelligence il a fait comprendre la fierté de Chatterton dans sa lutte perpétuelle, opposée à la candeur juvénile de son caractère ; la profondeur de ses douleurs et de ses travaux, en contraste avec la douceur paisible de ses penchants ; son accablement, chaque fois que le rocher qu’il roule retombe sur lui pour l’écraser ; sa dernière indignation et sa résolution subite de mourir, et par-dessus tous ces traits, exprimés avec un talent souple, {p. 325}fort et plein d’avenir, l’élévation de sa joie lorsque enfin il a délivré son âme et la sent libre de retourner dans sa véritable patrie.

« Entre ces deux personnages s’est montrée, dans toute la pureté idéale de sa forme, Kitty Bell, l’une des rêveries de Stello. On savait quelle tragédienne on allait revoir dans Mme Dorval ; mais avait-on prévu cette grâce poétique avec laquelle elle a dessiné la femme nouvelle qu’elle a voulu devenir ? Je ne le crois pas. Sans cesse elle fait naître le souvenir des Vierges maternelles de Raphaël et des plus beaux tableaux de la Charité ; — sans efforts elle est posée comme elles ; comme elles aussi, elle porte, elle emmène, elle assied ses enfants, qui ne semblent jamais pouvoir être séparés de leur gracieuse mère ; offrant ainsi aux peintres des groupes dignes de leur étude, et qui ne semblent pas étudiés. Ici sa voix est tendre jusque dans la douleur et le désespoir ; sa parole lente et mélancolique est celle de l’abandon et de la pitié ; ses gestes, ceux de la dévotion bienfaisante ; ses regards ne cessent de demander grâce au ciel pour l’infortune ; ses mains sont toujours prêtes à se croiser pour la prière ; on {p. 326}sent que les élans de son cœur, contenus par le devoir, lui vont être mortels aussitôt que l’amour et la terreur l’auront vaincue. Rien n’est innocent et doux comme ses ruses et ses coquetteries naïves pour obtenir que le quaker lui parle de Chatterton. Elle est bonne et modeste jusqu’à ce qu’elle soit surprenante d’énergie, de tragique grandeur et d’inspirations imprévues, quand l’effroi fait enfin sortir au dehors tout le cœur d’une femme et d’une amante. Elle est poétique dans tous les détails de ce rôle qu’elle caresse avec amour, et dans son ensemble qu’elle paraît avoir composé avec prédilection, montrant enfin sur la scène française le talent le plus accompli dont le théâtre se puisse enorgueillir.

« Ainsi ont été représentés les trois grands caractères sur lesquels repose le drame. Trois autres personnages, dont les premiers sont les victimes, ont été rendus avec une rare vérité. John Bell est bien l’égoïste, le calculateur bourru ; bas avec les grands, insolent avec les petits. Le lord-maire est bien le protecteur empesé, sot, confiant en lui-même, et ces deux rôles sont largement joués. Lord Talbot, bruyant, insupportable et obligeant {p. 327}sans bonté, a été représenté avec élégance, ainsi que ses amis importuns.

« J’avais désiré et j’ai obtenu que cet ensemble offrît l’aspect sévère et simple d’un tableau flamand, et j’ai pu ainsi faire sortir quelques vérités morales du sein d’une famille grave et honnête ; agiter une question sociale, et en faire découler les idées de ces lèvres qui doivent les trouver sans effort, les faisant naître du sentiment profond de leur position dans la vie.

« Cette porte est ouverte à présent, et le peuple le plus impatient a écouté les plus longs développements philosophiques et lyriques.

« Essayons à l’avenir de tirer la scène du dédain où sa futilité l’ensevelirait infailliblement en peu de temps. Les hommes sérieux et les familles honorables qui s’en éloignent pourront revenir à cette tribune et à cette chaire, si l’on y trouve des pensées et des sentiments dignes de graves réflexions. »

II §

{p. 328}Un autre amour était caché sous cet amour de Chatterton pour Kitty Bell… Mme Dorval était l’idéal de M. de Vigny et du public. Cet amour avait vraisemblablement ajouté son pathétique au pathétique de la situation. Tout fut complet, excepté la morale, dans cette œuvre. On aurait en vain parlé raison à ce public, on aurait en vain représenté à cet enthousiasme socialiste que la société ne doit à personne, et surtout à un enfant de dix-huit ans comme Chatterton, que le prix réel de ses services, et non le prix auquel il évalue ses rêves ; qu’il n’y a rien d’humiliant dans un emploi servile bien rétribué, quand cet emploi, qui est celui des dix-neuf vingtièmes de la population, est honorable ; que le cri de haine contre la société étayée ainsi est le cri d’un fou qui veut avoir raison contre la nature des choses, et que le suicide à dix-huit ans par impatience est l’acte d’un frénétique. Tout cela fût tombé à froid devant la chaleureuse émotion de M. de  {p. 329}Vigny. Ah ! combien depuis ne s’est-il pas accusé d’avoir plaidé cette cause absurde contre laquelle il s’est armé avec moi et les bons esprits en 1848 ! Il avait senti, il n’avait pas pensé. La pensée et le sentiment ne se mirent d’accord en lui qu’à l’épreuve ; et il ne se pardonna cette glorieuse faute qu’après l’avoir courageusement expiée. Les grands poètes doivent surveiller leur sujet. Werther avait fait des suicides de fantaisie, Chatterton fit des suicides de scepticisme.

III §

Ainsi, poète lyrique de premier ordre dans Moïse, poète dramatique de première sensibilité dans Chatterton, romancier de première conception dans Cinq-Mars, il ne manquait à M. de Vigny qu’un sujet fécond pour être philosophe de première vérité. Il le chercha, et il le trouva dans notre civilisation française de la dernière année de nos révolutions. Le sujet était neuf et prodigieusement difficile. Le titre seul l’exprimait, mais l’exprimait {p. 330}mal : Servitude et Grandeur militaires. C’était le sujet de l’armée. Servitude ? il n’y en a point dans le dévouement nécessaire à son pays ou à son roi. Grandeur ? il n’y en a point dans l’obéissance volontaire aux crimes d’un peuple ou d’un homme. Discipline et Honneur : c’était le véritable titre. M. de Vigny le sentit à la fin de son livre, mais c’était trop précis et trop étroit pour le grandiose de sa conception. Il s’arrêta au premier.

IV §

L’armée française est un mystère pour un pays qui doit être fort et qui veut être libre. Fort ? c’est être un. Libre ? c’est être délibérant : entre ces deux mots qui expriment la France, il y a opposition organique. On ne peut être à la fois discipliné comme un couvent et libre comme un sénat. Il faut un terme qui concilie ces deux nécessités de notre territoire et de notre caractère. Nécessité d’être fort, prêt à tout, dans une nation méditerranéenne, {p. 331}circonscrite par trois millions de soldats ou de matelots, aux ordres absolus des huit puissances militaires qui nous menacent en Europe, à toute heure : qui peut nier cette évidence ? C’est un fait ; nous n’y pouvons rien ; Dieu et la force des choses nous ont donné la France ainsi constituée. Toutes les constitutions, toutes les déclamations, n’y changent rien ; nous changerons cent fois de gouvernement, nous ne changerons point de nature. Les pays les plus libres subiront toujours la dictature de leur situation géographique ; de là, la nécessité d’être un, pour prendre les armes à propos et vite, et pour agir et réagir, soit pour la guerre offensive, soit pour la guerre défensive, avec l’ensemble et la vigueur d’un seul homme. La loi exceptionnelle à toutes les lois, la loi militaire ou la discipline, est donc la loi, la loi la plus sacrée parce qu’elle est la loi vitale de la France. Or, c’est la loi qui fait la servitude volontaire, selon l’expression de M. de Vigny. Ce n’est pas la loi qui fait les hommes délibérants et libres. Cette loi du caractère français ne vient qu’après, si elle peut venir. Le secret de nos oscillations perpétuelles entre la servitude nécessaire et la liberté impossible n’est que dans cette balance {p. 332}incessante entre la discipline de l’armée et l’âme révolutionnaire de la nation.

Je pourrais ajouter ici ce qui a échappé à M. de Vigny, c’est que l’armée forte et dictatoriale de la France lui est aussi énergiquement commandée, depuis quelques années, pour les garanties intérieures de la société industrielle au dedans, que par ses ennemis au dehors. Une nation qui compte dans sa population active sept millions d’ouvriers, trois cent mille seulement dans sa capitale ; une nation où deux ou trois millions de ces ouvriers, jeunes, vigoureux, impressionnables, facilement émus, ou séditieux, peuvent être tous les jours, par l’industrie nouvelle des chemins de fer, transportés en masse désordonnée dans cette capitale ou sur un point quelconque du territoire, pour y imposer leur volonté indisciplinée, souveraine, irresponsable, a besoin, sous peine de mort, d’une armée nombreuse, puissante, obéissante, pour contrebalancer cette foule du mont Aventin. Autrement, la servitude militaire serait bien promptement déplacée, et, pour n’avoir pas voulu de l’esclavage momentané et discipliné de l’armée, nous aurions à perpétuité l’esclavage cent fois pire du prolétaire, l’armée des factions, des passions, {p. 333}des insurrections, le mal sans remède, la fin turbulente des sociétés, le désordre à domicile.

C’est ce que le bon sens français a merveilleusement compris en 1793, en 1830, en 1848 surtout.

Aussi remarquez avec quel ensemble et quelle promptitude l’armée et ses généraux se sont ralliés comme un seul homme à la république qui leur répugnait, et aux hommes de ce gouvernement qu’ils ne connaissaient pas, même de nom. L’armée d’Alger, de quatre-vingt mille hommes, sous les ordres directs des princes de la maison d’Orléans, n’a pas même eu une hésitation d’une heure. Elle a remis son épée au premier commissaire nommé par nous, et a laissé partir avec regret, mais avec dignité, ses princes. Elle avait cependant beau jeu pour leur rester fidèle ; réunie en masses, debout sur un sol séparé de nous par la mer, elle n’avait qu’à se grouper sous son drapeau et défier, l’arme à la main, nos envoyés et nos escadres ; c’était la longue impunité de la sédition militaire !

En France, avant que la fumée du coup de feu du matin entre l’armée du roi et les combattants du peuple fût dissipée, le général {p. 334}Bugeaud, déjà soumis par la discipline et le patriotisme à la cause qu’il combattait quelques heures plus tôt, m’écrivait pour me dire qu’il se retirait dans ses foyers, mais que, le jour où l’on aurait besoin de lui pour la patrie, il était à la république. Je lui répondais que je comptais sur lui pour commander l’armée du Rhin. Le général Cavaignac, influencé par une lettre de sa mère, inspirée par moi, qui l’avait sollicité au nom du pays, partait trois mois après d’Alger, et venait accepter de nos mains le commandement de l’armée que nous avions un moment écartée de Paris pour éviter la corruption ou les rixes, mais que nous faisions rentrer bataillon par bataillon pour défendre la société menacée. Le général Subervie, brave soldat et brave citoyen mal récompensé et calomnié par des ambitions obscures, prenait le ministère de la guerre ; La Moricière, le bras en écharpe d’une balle du peuple, venait à l’Hôtel-de-Ville quatre heures après le combat et prenait le commandement de Paris ; le général Pélissier, le commandement des vingt mille hommes de gardes mobiles, évoqués dans la nuit par moi-même pour opposer en eux à la force désordonnée de la révolution la force infaillible de la discipline ; Bedeau, {p. 335}de même. Vous n’auriez pas trouvé dans l’état-major de la république, armée ou flotte, un nom qui ne fût pas la veille dans l’état-major de la royauté ; pas un chef, pas un régiment, ne firent défaut à la patrie. Le gouvernement n’eut qu’un souci, leur assigner les postes les plus périlleux ; ils étaient la France. Notre désir était la paix d’abord pour ne pas donner deux accès de fièvre à l’Europe à la fois. Mais, grâce à l’armée, reportée par nous à cinq cent mille hommes, nous étions prêts à la guerre comme à la paix. L’honneur en revient à M. Garnier-Pagès et à M. Duclerc, ces deux économes de la patrie, ces Colbert et ces Louvois de la république, qui surent réveiller courageusement le patriotisme de l’argent pour sauver l’argent lui-même en le forçant à acheter du fer.

En trois mois, l’armée, entraînée par la nation, couvrait la France à Paris et partout. Voilà l’instinct des peuples, voilà la loi des lois, l’unité de l’armée et sa discipline.

On me dira avec raison : « Mais cette loi, en sauvant le sol de l’étranger, compromit la liberté des citoyens à l’intérieur. » C’est vrai ; je n’ai rien à répondre, de tristes événements confirmeraient l’objection. Un avantage est {p. 336}toujours balancé par un danger, ce danger est aussi évident que cet avantage ; choisissons le moindre : vaut-il mieux que le sol soit perdu avec la grande race qu’il porte ? Vaut-il mieux que cette race s’expose de temps en temps à perdre sa liberté par une dictature de son armée ? En d’autres termes : vaut-il mieux vivre désarmés devant l’Europe ou désarmés devant soi-même ? Que le patriotisme, la première vertu des nations, réponde.

D’ailleurs le joug de l’armée se brise et rend la liberté relative au peuple après une éclipse d’une certaine durée ; rien n’est éternel, surtout en France. Le pays se retrouvera libre, grâce à l’armée. Il n’y a donc pas à hésiter entre les services et les dangers de l’armée en France. S’il faut que quelque chose soit exposé, il vaut indubitablement mieux que ce soit un mode de gouvernement de la France que la France elle-même.

V §

Pendant que je me suis trouvé, malgré moi, presque dictateur en France, et chargé de {p. 337}fonder de bonne foi le gouvernement républicain de mon pays, je me suis presque tous les jours posé cette redoutable question : « Faut-il dissoudre l’armée (ce qui nous était possible) ? et, une fois dissoute, comment la recomposer pour qu’elle préserve à la fois le territoire et la liberté ? »

Ma première pensée fut, non pas de la réduire, c’eût été trahir la patrie, mais de la faire plus départementale que nationale, c’est-à-dire de la diviser organiquement en quelques grands corps recrutés dans certaines zones départementales du pays, y résidant toujours sous l’influence de l’opinion locale et sous le commandement de généraux pris, autant que possible, dans les mêmes provinces, de peur que l’ascendant naturel d’un Auguste popularisé par le nom de César ne pût disposer de l’armée entière et rétablir l’empire, œuvre des soldats, au lieu de la république ou de la monarchie tempérée, œuvre des citoyens. — Les raisons que je me donnais à moi-même pour cette organisation de nos forces étaient puissantes. Une considération m’arrêta : je savais bien que le parti républicain extrême, tout-puissant alors, me seconderait, et que nous l’emporterions aisément dans les conseils. Mais {p. 338}que devenait l’unité de l’armée ? Et sans l’unité que devenaient la force et la discipline ? — J’y renonçai avec regret, et je préférai consciencieusement laisser courir à la France les hasards césariens, qui, de trois choses, en sauvaient deux, le sol et l’armée, et qui ne laissaient qu’une troisième chose en souffrance, la liberté intérieure. Ai-je bien ou mal raisonné ? Le temps nous le dira.

VI §

C’est là la question que M. de Vigny, homme de lettres, résolut de traiter à fond par le sentiment dans son beau livre de Servitude et Grandeur militaires. Il ne se déguise rien de l’abaissement des caractères individuels de l’armée, d’un côté ; de la beauté des dévouements, de l’autre. Mais, en homme d’État français, il finit par se prononcer comme moi pour le dévouement, c’est-à-dire pour l’armée. Il le fit épiquement, c’est-à-dire en récits successifs et dramatiques tels que ceux dont nous allons vous donner l’exemple dans les deux citations suivantes. {p. 339}Ne m’accusez pas de leur longueur. On n’abrége pas l’émotion, on n’analyse pas une larme.

VII §

Il allait seul à cheval de Paris à Lille. — Il pleuvait.

« En examinant avec attention cette raie jaune de la route, dit-il, j’y remarquai, à un quart d’heure environ, un petit point noir qui marchait. Cela me fit plaisir, c’était quelqu’un. Je n’en détournai plus les yeux. Je vis que ce point noir allait comme moi dans la direction de Lille, et qu’il allait en zigzag, ce qui annonçait une marche pénible. Je hâtai le pas et je gagnai du terrain sur cet objet, qui s’allongea un peu et grossit à ma vue. Je repris le trot sur un sol plus ferme et je crus reconnaître une sorte de petite voiture noire. J’avais faim, j’espérai que c’était la voiture d’une cantinière, et, considérant mon pauvre cheval comme une chaloupe, je lui fis faire force de rames pour arriver à {p. 340}cette île fortunée, dans cette mer où il s’enfonçait jusqu’au ventre quelquefois.

« À une centaine de pas, je vins à distinguer clairement une petite charrette de bois blanc, couverte de trois cercles et d’une toile cirée noire. Cela ressemblait à un petit berceau posé sur deux roues. Les roues s’embourbaient jusqu’à l’essieu ; un petit mulet qui les tirait était péniblement conduit par un homme à pied qui tenait la bride. Je m’approchai de lui et le considérai attentivement.

« C’était un homme d’environ cinquante ans, à moustaches blanches, fort et grand, le dos voûté à la manière des vieux officiers d’infanterie qui ont porté le sac. Il en avait l’uniforme, et l’on entrevoyait une épaulette de chef de bataillon sous un petit manteau bleu court et usé. Il avait un visage endurci mais bon, comme à l’armée il y en a tant. Il me regarda de côté sous ses gros sourcils noirs, et tira lestement de sa charrette un fusil qu’il arma, en passant de l’autre côté de son mulet, dont il se faisait un rempart. Ayant vu sa cocarde blanche, je me contentai de montrer la manche de mon habit rouge, et il remit son fusil dans la charrette, en disant :

{p. 341}« — Ah ! c’est différent, je vous prenais pour un de ces lapins qui courent après nous. Voulez-vous boire la goutte ?

« — Volontiers, dis-je en m’approchant, il y a vingt-quatre heures que je n’ai bu.

« Il avait à son cou une noix de coco, très bien sculptée, arrangée en flacon, avec un goulot d’argent, et dont il semblait tirer assez de vanité. Il me la passa, et j’y bus un peu de mauvais vin blanc avec beaucoup de plaisir ; je lui rendis le coco.

« — À la santé du roi ! dit-il en buvant ; il m’a fait officier de la Légion d’honneur, il est juste que je le suive jusqu’à la frontière. Par exemple, comme je n’ai que mon épaulette pour vivre, je reprendrai mon bataillon après, c’est mon devoir.

« En parlant ainsi comme à lui-même, il remit en marche son petit mulet, en disant que nous n’avions pas de temps à perdre ; et comme j’étais de son avis, je me remis en chemin à deux pas de lui. Je le regardais toujours sans questionner, n’ayant jamais aimé la bavarde indiscrétion assez fréquente parmi nous.

« Nous allâmes sans rien dire durant un quart de lieue environ. Comme il s’arrêtait {p. 342}alors pour faire reposer son pauvre petit mulet, qui me faisait peine à voir, je m’arrêtai aussi et je tâchai d’exprimer l’eau qui remplissait mes bottes à l’écuyère, comme deux réservoirs où j’aurais eu les jambes trempées.

« — Vos bottes commencent à vous tenir aux pieds, dit-il.

« Il y a quatre nuits que je ne les ai quittées, lui dis-je.

« — Bah ! dans huit jours vous n’y penserez plus, reprit-il avec sa voix enrouée ; c’est quelque chose que d’être seul, allez, dans des temps comme ceux où nous vivons. Savez-vous ce que j’ai là-dedans ?

« — Non, lui dis-je.

« — C’est une femme.

« Je dis : — Ah ! — sans trop d’étonnement, et je me remis en marche tranquillement, au pas. Il me suivit.

« — Cette mauvaise brouette-là ne m’a pas coûté bien cher, reprit-il, ni le mulet non plus ; mais c’est tout ce qu’il me faut, quoique ce chemin-là soit un ruban de queue un peu long.

« Je lui offris de monter mon cheval quand il serait fatigué ; et, comme je ne lui parlais {p. 343}que gravement et avec simplicité de son équipage, dont il craignait le ridicule, il se mit à son aise tout à coup, et, s’approchant de mon étrier, me frappa sur le genou en me disant :

« — Eh bien ! vous êtes un bon enfant, quoique dans les Rouges.

« Je sentis dans son accent amer, en désignant ainsi les quatre Compagnies-Rouges, combien de préventions haineuses avaient données à l’armée le luxe et les grades de ces corps d’officiers.

« — Cependant, ajouta-t-il, je n’accepterai pas votre offre, vu que je ne sais pas monter à cheval et que ce n’est pas mon affaire, à moi.

« — Mais, commandant, les officiers supérieurs comme vous y sont obligés.

« — Bah ! une fois par an, à l’inspection, et encore sur un cheval de louage. Moi, j’ai toujours été marin, et depuis fantassin ; je ne connais pas l’équitation.

« Il fit vingt pas en me regardant de côté de temps à autre, comme s’attendant à une question ; et, comme il ne venait pas un mot, il poursuivit :

« — Vous n’êtes pas curieux, par exemple ! cela devrait vous étonner, ce que je dis là.

« — Je m’étonne bien peu, dis-je.

{p. 344}« — Oh ! cependant, si je vous contais comment j’ai quitté la mer, nous verrions.

« — Hé bien, repris-je, pourquoi n’essayez-vous pas ? cela vous réchauffera, et cela me fera oublier que la pluie m’entre dans le dos et ne s’arrête qu’à mes talons.

« Le bon chef de bataillon s’apprêta solennellement à parler, avec un plaisir d’enfant. Il rajusta sur sa tête le schako couvert de toile cirée, et il donna ce coup d’épaule que personne ne peut se représenter s’il n’a servi dans l’infanterie, ce coup d’épaule que donne le fantassin à son sac pour le hausser et alléger un moment son poids ; c’est une habitude du soldat qui, lorsqu’il devient officier, devient un tic. Après ce geste convulsif, il but encore un peu de vin dans son coco, donna un coup de pied d’encouragement dans le ventre du petit mulet, et commença.

VIII §

« — Vous saurez d’abord, mon enfant, que je suis né à Brest ; j’ai commencé par être enfant de troupe, gagnant ma demi-ration et {p. 345}mon demi-prêt dès l’âge de neuf ans, mon père étant soldat aux gardes. Mais comme j’aimais la mer, une belle nuit, pendant que j’étais à Brest, je me cachai à fond de cale d’un bâtiment marchand qui partait pour les Indes ; on ne m’aperçut qu’en pleine mer, et le capitaine aima mieux me faire mousse que de me jeter à l’eau. Quand vint la Révolution, j’avais fait du chemin, et j’étais à mon tour devenu capitaine d’un petit bâtiment marchand assez propre, ayant écumé la mer pendant quinze ans. Comme l’ex-marine royale, vieille bonne marine, ma foi ! se trouva tout à coup dépeuplée d’officiers, on prit des capitaines dans la marine marchande. J’avais eu quelques affaires de flibustiers que je pourrai vous dire plus tard : on me donna le commandement d’un brick de guerre nommé le Marat.

« Le 28 fructidor 1797, je reçus ordre d’appareiller pour Cayenne. Je devais y conduire soixante soldats et un déporté qui restait des cent quatre-vingt-treize que la frégate la Décade avait pris à bord quelques jours auparavant. J’avais ordre de traiter cet individu avec ménagement, et la première lettre du Directoire en renfermait une seconde, {p. 346}scellée de trois cachets rouges, au milieu desquels il y en avait un démesuré. J’avais défense d’ouvrir cette lettre avant le premier degré de latitude nord, du vingt-sept au vingt-huitième de longitude, c’est-à-dire près de passer la ligne.

« Cette grande lettre avait une figure toute particulière. Elle était longue, et fermée de si près que je ne pus rien lire entre les angles ni à travers l’enveloppe. Je ne suis pas superstitieux, mais elle me fit peur, cette lettre. Je la mis dans ma chambre, sous le verre d’une mauvaise petite pendule anglaise clouée au-dessus de mon lit. Ce lit-là était un vrai lit de marin comme vous savez qu’ils sont. Mais je ne sais, moi, ce que je dis : vous avez tout au plus seize ans, vous ne pouvez pas avoir vu ça.

« La chambre d’une reine ne peut pas être aussi proprement rangée que celle d’un marin, soit dit sans vouloir nous vanter. Chaque chose a sa petite place et son petit clou. Rien ne remue. Le bâtiment peut rouler tant qu’il veut sans rien déranger. Les meubles sont faits selon la forme du vaisseau et de la petite chambre qu’on a. Mon lit était un coffre. Quand on l’ouvrait, j’y couchais ; {p. 347}quand on le fermait, c’était mon sofa et j’y fumais ma pipe. Quelquefois c’était ma table, alors on s’asseyait sur deux petits tonneaux qui étaient dans la chambre. Mon parquet était ciré et frotté comme de l’acajou, et brillant comme un bijou : un vrai miroir ! Oh ! c’était une jolie petite chambre ! Et mon brick avait bien son prix aussi. On s’y amusait souvent d’une fière façon, et le voyage commença cette fois assez agréablement, si ce n’était… Mais n’anticipons pas.

« Nous avions un joli vent nord-nord-ouest, et j’étais occupé à mettre cette lettre sous le verre de ma pendule, quand mon déporté entra dans ma chambre ; il tenait par la main une belle petite de dix-sept ans environ. Lui me dit qu’il en avait dix-neuf ; beau garçon, quoiqu’un peu pâle, et trop blanc pour un homme. C’était un homme cependant, et un homme qui se comporta dans l’occasion mieux que bien des anciens n’auraient fait : vous allez le voir. Il tenait sa petite femme sous le bras ; elle était fraîche et gaie comme un enfant. Ils avaient l’air de deux tourtereaux. Ça me faisait plaisir à voir, moi. Je leur dis :

« — Eh bien, mes enfants ! vous venez faire visite au vieux capitaine ; c’est gentil à vous. {p. 348}Je vous emmène un peu loin ; mais tant mieux, nous aurons le temps de nous connaître. Je suis fâché de recevoir madame sans mon habit ; mais c’est que je cloue cette grande coquine de lettre. Si vous vouliez m’aider un peu ?

« Ça faisait vraiment de bons petits enfants. Le petit mari prit le marteau, et la petite femme les clous, et ils me les passaient à mesure que je les demandais ; et elle me disait : À droite ! à gauche ! capitaine ! tout en riant, parce que le tangage faisait ballotter la pendule. Je l’entends encore d’ici avec sa petite voix : À gauche ! à droite ! capitaine ! Elle se moquait de moi. — Ah ! je dis, petite méchante ! je vous ferai gronder par votre mari, allez. — Alors elle lui sauta au cou et l’embrassa. Ils étaient vraiment gentils, et la connaissance se fit comme ça. Nous fûmes tout de suite bons amis.

« Ce fut aussi une jolie traversée. J’eus toujours un temps fait exprès. Comme je n’avais jamais eu que des visages noirs à mon bord, je faisais venir à ma table, tous les jours, mes deux petits amoureux. Cela m’égayait. Quand nous avions mangé le biscuit et le poisson, la petite femme et le mari restaient {p. 349}à se regarder comme s’ils ne s’étaient jamais vus. Alors je me mettais à rire de tout mon cœur et me moquais d’eux. Ils riaient aussi avec moi. Vous auriez ri de nous voir comme trois imbéciles, ne sachant ce que nous avions. C’est que c’était vraiment plaisant de les voir s’aimer comme ça ! Ils se trouvaient bien partout ; ils trouvaient bon tout ce qu’on leur donnait. Cependant ils étaient à la ration comme nous tous ; j’y ajoutais seulement un peu d’eau-de-vie suédoise quand ils dînaient avec moi, mais un petit verre, pour tenir mon rang. Ils couchaient dans un hamac, où le vaisseau les roulait comme ces deux poires que j’ai là dans mon mouchoir mouillé. Ils étaient alertes et contents. Je faisais comme vous, je ne questionnais pas. Qu’avais-je besoin de savoir leur nom et leurs affaires, moi, passeur d’eau ? Je les portais de l’autre côté de la mer, comme j’aurais porté deux oiseaux de paradis.

« J’avais fini, après un mois, par les regarder comme mes enfants. Tout le jour, quand je les appelais, ils venaient s’asseoir auprès de moi. Le jeune homme écrivait sur ma table, c’est-à-dire sur mon lit ; et, quand je {p. 350}voulais, il m’aidait à faire mon point : il le sut bientôt faire aussi bien que moi ; j’en étais quelquefois tout interdit. La jeune femme s’asseyait sur un petit baril et se mettait à coudre.

« Un jour qu’ils étaient posés comme cela, je leur dis :

« — Savez-vous, mes petits amis, que nous faisons un tableau de famille comme nous voilà ? Je ne veux pas vous interroger, mais probablement vous n’avez pas plus d’argent qu’il ne vous en faut, et vous êtes joliment délicats tous deux pour bêcher et piocher comme font les déportés à Cayenne. C’est un vilain pays, de tout mon cœur, je vous le dis ; mais moi, qui suis une vieille peau de loup desséchée au soleil, j’y vivrais comme un seigneur. Si vous aviez, comme il me semble (sans vouloir vous interroger), tant soit peu d’amitié pour moi, je quitterais assez volontiers mon vieux brick, qui n’est plus qu’un sabot à présent, et je m’établirais là avec vous, si cela vous convient. Moi, je n’ai pas plus de famille qu’un chien, cela m’ennuie ; vous me feriez une petite société. Je vous aiderais à bien des choses ; et j’ai amassé une bonne pacotille de contrebande {p. 351}assez honnête, dont nous vivrions, et que je vous laisserais lorsque je viendrais à tourner l’œil, comme on dit poliment.

« Ils restèrent tout ébahis à se regarder, ayant l’air de croire que je ne disais pas vrai ; et la petite courut, comme elle faisait toujours, se jeter au cou de l’autre, et s’asseoir sur ses genoux, toute rouge et en pleurant. Il la serra bien fort dans ses bras, et je vis aussi des larmes dans ses yeux ; il me tendit la main et devint plus pâle qu’à l’ordinaire. Elle lui parlait bas, et ses grands cheveux blonds s’en allèrent sur son épaule ; son chignon s’était défait comme un câble qui se déroule tout à coup, parce qu’elle était vive comme un poisson : ces cheveux-là, si vous les aviez vus ! c’était comme de l’or. Comme ils continuaient à se parler bas, le jeune homme lui baisant le front de temps en temps, elle pleurant, cela m’impatienta.

« — Hé bien, ça vous va-t-il ? leur dis-je à la fin.

« — Mais… mais, capitaine, vous êtes bien bon, dit le mari ; mais c’est que… vous ne pouvez pas vivre avec des déportés, et… Il baissa les yeux.

« — Moi, dis-je, je ne sais pas ce que vous {p. 352}avez fait pour être déportés, mais vous me direz ça un jour, ou pas du tout, si vous voulez. Vous ne m’avez pas l’air d’avoir la conscience bien lourde, et je suis bien sûr que j’en ai fait bien d’autres que vous dans ma vie, allez, pauvres innocents ! Par exemple, tant que vous serez sous ma garde, je ne vous lâcherai pas, il ne faut pas vous y attendre ; je vous couperais plutôt le cou comme à deux pigeons. Mais, une fois l’épaulette de côté, je ne connais plus ni amiral ni rien du tout.

« — C’est que, reprit-il en secouant tristement sa tête brune, quoique un peu poudrée, comme cela se faisait encore à l’époque, c’est que je crois qu’il serait dangereux pour vous, capitaine, d’avoir l’air de nous connaître. Nous rions parce que nous sommes jeunes ; nous avons l’air heureux, parce que nous nous aimons ; mais j’ai de vilains moments quand je pense à l’avenir, et je ne sais pas ce que deviendra ma pauvre Laure.

« Il serra de nouveau la tête de la jeune femme sur sa poitrine :

« — C’était bien là ce que je devais dire au capitaine ; n’est-ce pas, mon enfant, que vous auriez dit la même chose ?

{p. 353}« Je pris ma pipe et je me levai, parce que je commençais à me sentir les yeux un peu mouillés, et que ça ne me va pas, à moi.

« — Allons ! allons ! dis-je, ça s’éclaircira par la suite. Si le tabac incommode madame, son absence est nécessaire.

« Elle se leva, le visage tout en feu et tout humide de larmes, comme un enfant qu’on a grondé.

« — D’ailleurs, me dit-elle en regardant ma pendule, vous n’y pensez pas, vous autres ; et la lettre !

« Je sentis quelque chose qui me fit de l’effet. J’eus comme une douleur aux cheveux quand elle me dit cela.

« — Pardieu ! je n’y pensais plus, moi, dis-je. Ah ! par exemple, voilà une belle affaire ! Si nous avions passé le premier degré de latitude nord, il ne me resterait plus qu’à me jeter à l’eau. — Faut-il que j’aie du bonheur, pour que cette enfant-là m’ait rappelé la grande coquine de lettre !

« Je regardai vite ma carte marine, et quand je vis que nous en avions encore pour une semaine au moins, j’eus la tête soulagée, mais pas le cœur, sans savoir pourquoi.

« — C’est que le Directoire ne badine pas {p. 354}pour l’article obéissance ! dis-je. Allons, je suis au courant cette fois-ci encore. Le temps a filé si vite que j’avais tout à fait oublié cela.

« Eh bien, monsieur, nous restâmes tous trois le nez en l’air à regarder cette lettre, comme si elle allait nous parler. Ce qui me frappa beaucoup, c’est que le soleil, qui glissait par la claire-voie, éclairait le verre de la pendule et faisait paraître le grand cachet rouge, et les autres petits, comme les traits d’un visage au milieu du feu.

« — Ne dirait-on pas que les yeux lui sortent de la tête ? leur dis-je pour les amuser.

« — Oh ! mon ami, dit la jeune femme, cela ressemble à des taches de sang.

« — Bah ! bah ! dit son mari en la prenant sous le bras, vous vous trompez, Laure ; cela ressemble au billet de faire part d’un mariage. Venez vous reposer, venez ; pourquoi cette lettre vous occupe-t-elle ?

« Ils se sauvèrent comme si un revenant les avait suivis, et montèrent sur le pont. Je restai seul avec cette grande lettre, et je me souviens qu’en fumant ma pipe je la regardais toujours, comme si ses yeux rouges avaient attaché les miens, en les humant {p. 355}comme font les yeux de serpent. Sa grande figure pâle, son troisième cachet, plus grand que les yeux, tout ouvert, tout béant comme une gueule de loup… cela me mit de mauvaise humeur ; je pris mon habit et je l’accrochai à la pendule, pour ne plus voir ni l’heure ni la chienne de lettre.

« J’allai achever ma pipe sur le pont. J’y restai jusqu’à la nuit.

« Nous étions alors à la hauteur des îles du cap Vert. Le Marat filait, vent en poupe, ses dix nœuds sans se gêner. La nuit était la plus belle que j’aie vue de ma vie près du tropique. La lune se levait à l’horizon, large comme un soleil ; la mer la coupait en deux, et devenait toute blanche comme une nappe de neige couverte de petits diamants. Je regardais cela en fumant, assis sur mon banc. L’officier de quart et les matelots ne disaient rien et regardaient comme moi l’ombre du brick sur l’eau. J’étais content de ne rien entendre. J’aime le silence et l’ordre, moi. J’avais défendu tous les bruits et tous les feux. J’entrevis cependant une petite ligne rouge presque sous mes pieds. Je me serais bien mis en colère tout de suite ; mais comme c’était chez mes petits {p. 356}déportés, je voulus m’assurer de ce qu’on faisait avant de me fâcher. Je n’eus que la peine de me baisser, je pus voir, par le grand panneau, dans la petite chambre, et je regardai.

« La jeune femme était à genoux et faisait ses prières. Il y avait une petite lampe qui l’éclairait. Elle était en chemise ; je voyais d’en haut ses épaules nues, ses petits pieds nus, et ses grands cheveux blonds tout épars. Je pensai à me retirer, mais je me dis : — Bah ! un vieux soldat, qu’est-ce que ça fait ? Et je restai à voir.

« Son mari était assis sur une petite malle, la tête sur ses mains, et la regardait prier. Elle leva la tête en haut comme au ciel, et je vis ses grands yeux bleus mouillés comme ceux d’une Madelaine. Pendant qu’elle priait, il prenait le bout de ses longs cheveux et les baisait sans faire de bruit. Quand elle eut fini, elle fit un signe de croix en souriant avec l’air d’aller au paradis. Je vis qu’il faisait comme elle un signe de croix, mais comme s’il en avait honte. Au fait, pour un homme, c’est singulier !

« Elle se leva debout, l’embrassa, et s’étendit la première dans son hamac, où il la jeta {p. 357}sans rien dire, comme on couche un enfant dans une balançoire. Il faisait une chaleur étouffante : elle se sentait bercée avec plaisir par le mouvement du navire et paraissait déjà commencer à s’endormir. Ses petits pieds blancs étaient croisés et élevés au niveau de sa tête, et tout son corps enveloppé de sa longue chemise blanche. C’était un amour, quoi !

« — Mon ami, dit-elle en dormant à moitié, n’avez-vous pas sommeil ? il est bien tard, sais-tu ?

« Il restait toujours le front sur ses mains sans répondre. Cela l’inquiéta un peu, la bonne petite, et elle passa sa jolie tête hors du hamac, comme un oiseau hors de son nid, et le regarda la bouche entrouverte, n’osant plus parler.

« Enfin il lui dit :

« — Eh, ma chère Laure ! à mesure que nous avançons vers l’Amérique, je ne puis m’empêcher de devenir plus triste. Je ne sais pourquoi, il me paraît que le temps le plus heureux de notre vie aura été celui de la traversée.

« — Cela me semble aussi, dit-elle ; je voudrais n’arriver jamais.

{p. 358}« Il la regarda en joignant les mains avec un transport que vous ne pouvez pas vous figurer.

« — Et cependant, mon ange, vous pleurez toujours en priant Dieu, dit-il ; cela m’afflige beaucoup, parce que je sais bien ceux à qui vous pensez, et je crois que vous avez regret de ce que vous avez fait.

« — Moi, du regret ! dit-elle avec un air bien peiné ; moi, du regret de t’avoir suivi, mon ami ! Crois-tu que, pour t’avoir appartenu si peu, je t’aie moins aimé ? N’est-on pas une femme, ne sait-on pas ses devoirs à dix-sept ans ? Ma mère et mes sœurs n’ont-elles pas dit que c’était mon devoir de vous suivre à la Guyane ? N’ont-elles pas dit que je ne faisais là rien de surprenant ? Je m’étonne seulement que vous en ayez été touché, mon ami ; tout cela est naturel. Et à présent je ne sais comment vous pouvez croire que je regrette rien, quand je suis avec vous pour vous aider à vivre, ou pour mourir avec vous si vous mourez.

« Elle disait tout ça d’une voix si douce qu’on aurait cru que c’était une musique. J’en étais tout ému et je dis :

« — Bonne petite femme, va !

{p. 359}« Le jeune homme se mit à soupirer en frappant du pied et en baisant une jolie main et un bras nu qu’elle lui tendait.

« — Oh ! Laurette ! ma Laurette ! disait-il, quand je pense que si nous avions retardé de quatre jours notre mariage, on m’arrêtait seul et je partais tout seul, je ne puis me pardonner.

« Alors la belle petite pencha hors du hamac ses deux beaux bras blancs, nus jusqu’aux épaules, et lui caressa le front, les cheveux et les yeux, en lui prenant la tête comme pour l’emporter et le cacher dans sa poitrine. Elle sourit comme un enfant, et lui dit une quantité de petites choses de femme, comme moi je n’avais jamais rien entendu de pareil. Elle lui fermait la bouche avec ses doigts pour parler toute seule. Elle disait, en jouant et en prenant ses longs cheveux comme un mouchoir pour lui essuyer les yeux :

« — Est-ce que ce n’est pas bien mieux d’avoir avec toi une femme qui t’aime, dis, mon ami ? Je suis bien contente, moi, d’aller à Cayenne ; je verrai des sauvages, des cocotiers comme ceux de Paul et Virginie, n’est-ce pas ? Nous planterons chacun le nôtre. {p. 360}Nous verrons qui sera le meilleur jardinier. Nous nous ferons une petite case pour nous deux. Je travaillerai toute la journée et toute la nuit, si tu veux. Je suis forte ; tiens, regarde mes bras ; — tiens, je pourrais presque te soulever. Ne te moque pas de moi ; je sais très bien broder d’ailleurs ; et n’y a-t-il pas une ville quelque part par là où il faille des brodeuses ? Je donnerai des leçons de dessin et de musique si l’on veut aussi ; et si l’on y sait lire, tu écriras, toi.

« Je me souviens que le pauvre garçon fut si désespéré qu’il jeta un grand cri lorsqu’elle dit cela.

« — Écrire ! — criait-il, — écrire !

« Et il se prit la main droite avec la gauche en la serrant au poignet.

« — Ah ! écrire ! pourquoi ai-je jamais su écrire ! Écrire ! mais c’est le métier d’un fou !… J’ai cru à leur liberté de la presse ! — Où avais-je l’esprit ? Eh ! pourquoi faire ? pour imprimer cinq ou six pauvres idées assez médiocres, lues seulement par ceux qui les aiment, jetées au feu par ceux qui les haïssent, ne servant rien qu’à nous faire persécuter ! Moi, encore passe ; mais toi, bel ange, devenue femme depuis quatre jours à peine ! {p. 361}qu’avais-tu fait ? Explique-moi, je te prie, comment je t’ai permis d’être bonne à ce point de me suivre ici ? Sais-tu seulement où tu es, pauvre petite ? Et où tu vas, le sais-tu ? Bientôt, mon enfant, vous serez à seize cents lieues de votre mère et de vos sœurs… et pour moi ! tout cela pour moi !

« Elle cacha sa tête un moment dans le hamac ; et moi d’en haut je vis qu’elle pleurait ; mais lui d’en bas ne voyait pas son visage ; et quand elle le sortit de la toile, c’était en souriant pour lui donner de la gaieté.

« — Au fait, nous ne sommes pas riches à présent, dit-elle en riant aux éclats ; tiens, regarde ma bourse, je n’ai plus qu’un louis tout seul. Et toi ?

« Il se mit à rire aussi comme un enfant :

« — Ma foi, moi, j’avais encore un écu, mais je l’ai donné au petit garçon qui a porté ta malle.

« — Ah, bah ! qu’est-ce que ça fait ? dit-elle en faisant claquer ses petits doigts blancs comme des castagnettes ; on n’est jamais plus gai que lorsqu’on n’a rien ; et n’ai-je pas en réserve les deux bagues de diamants que ma mère m’a données ? cela est bon partout et pour tout, n’est-ce pas ? Quand tu le voudras {p. 362}nous les vendrons. D’ailleurs, je crois que le bonhomme de capitaine ne dit pas toutes ses bonnes intentions pour nous, et qu’il sait bien ce qu’il y a dans la lettre. C’est sûrement une recommandation pour nous au gouverneur de Cayenne.

« — Peut-être, dit-il ; qui sait ?

« — N’est-ce pas ? reprit sa petite femme ; tu es si bon que je suis sûre que le gouvernement t’a exilé pour un peu de temps, mais ne t’en veut pas.

« Elle avait dit cela si bien ! m’appelant le bonhomme de capitaine, que j’en fus tout remué et tout attendri ; et je me réjouis même, dans le cœur, de ce qu’elle avait peut-être deviné juste sur la lettre cachetée. Ils commençaient encore à s’embrasser ; je frappai du pied vivement pour les faire finir.

« Je leur criai :

« — Eh ! dites donc, mes petits amis ! on a l’ordre d’éteindre tous les feux du bâtiment. Soufflez-moi votre lampe, s’il vous plaît.

« Ils soufflèrent la lampe, et je les entendis rire en jasant tout bas dans l’ombre comme des écoliers. Je me remis à me promener seul sur mon tillac en fumant ma pipe. Toutes les {p. 363}étoiles du tropique étaient à leur poste, larges comme de petites lunes. Je les regardai en respirant un air qui sentait frais et bon.

« Je me disais que certainement ces bons petits avaient deviné la vérité, et j’en étais tout ragaillardi. Il y avait bien à parier qu’un des cinq directeurs s’était ravisé et me les recommandait ; je ne m’expliquais pas bien pourquoi, parce qu’il y a des affaires d’État que je n’ai jamais comprises, moi ; mais enfin je croyais cela, et, sans savoir pourquoi, j’étais content.

« Je descendis dans ma chambre, et j’allai regarder la lettre sous mon vieil uniforme. Elle avait une autre figure ; il me sembla qu’elle riait, et ses cachets paraissaient couleur de rose. Je ne doutai plus de sa bonté, et je lui fis un petit signe d’amitié.

« Malgré cela, je remis mon habit dessus ; elle m’ennuyait.

« Nous ne pensâmes plus du tout à la regarder pendant quelques jours, et nous étions gais ; mais, quand nous approchâmes du premier degré de latitude, nous commençâmes à ne plus parler.

« Un beau matin je m’éveillai assez étonné de ne sentir aucun mouvement dans le bâtiment. {p. 364}À vrai dire, je ne dors jamais que d’un œil, comme on dit, et, le roulis me manquant, j’ouvris les deux yeux. Nous étions tombés dans un calme plat, et c’était sous le 1° de latitude nord, au 27° de longitude. Je mis le nez sur le pont : la mer était lisse comme une jatte d’huile ; toutes les voiles ouvertes tombaient collées aux mâts comme des ballons vides. Je dis tout de suite : — J’aurai le temps de te lire, va ! en regardant de travers du côté de la lettre. — J’attendis jusqu’au soir, au coucher du soleil. Cependant il fallait bien en venir là : j’ouvris la pendule, et j’en tirai vivement l’ordre cacheté. — Eh bien ! mon cher, je le tenais à la main depuis un quart d’heure que je ne pouvais pas encore lire. Enfin je me dis : — C’est par trop fort ! et je brisai les trois cachets d’un coup de pouce ; et le grand cachet rouge, je le broyai en poussière. — Après avoir lu, je me frottai les yeux, croyant m’être trompé.

« Je relus la lettre tout entière ; je la relus encore ; je recommençai en la prenant par la dernière ligne, et remontant à la première. Je n’y croyais pas. Mes jambes flageolaient un peu sous moi, je m’assis ; j’avais un certain tremblement sur la peau du visage ; je me {p. 365}frottai un peu les joues avec du rhum, je m’en mis dans le creux des mains, je me faisais pitié à moi-même d’être si bête que cela ; mais ce fut l’affaire d’un moment ; je montai prendre l’air.

« Laurette était ce jour-là si jolie, que je ne voulus pas m’approcher d’elle : elle avait une petite robe blanche toute simple, les bras nus jusqu’au col, et ses grands cheveux tombants comme elle les portait toujours. Elle s’amusait à tremper dans la mer son autre robe au bout d’une corde, et riait en cherchant à arrêter les goémons, plantes marines semblables à des grappes de raisin, et qui flottent sur les eaux des Tropiques.

« — Viens donc voir les raisins ! viens donc vite ! criait-elle ; et son ami s’appuyait sur elle, et se penchait, et ne regardait pas l’eau, parce qu’il la regardait d’un air tout attendri.

« Je fis signe à ce jeune homme de venir me parler sur le gaillard d’arrière. Elle se retourna. Je ne sais quelle figure j’avais, mais elle laissa tomber sa corde ; elle le prit violemment par le bras, et lui dit :

« — Oh ! n’y va pas, il est tout pâle.

« Cela se pouvait bien ; il y avait de quoi {p. 366}pâlir. Il vint cependant près de moi sur le gaillard ; elle nous regardait, appuyée contre le grand mât. Nous nous promenâmes longtemps de long en large sans rien dire. Je fumai un cigare que je trouvais amer, et je le crachai dans l’eau. Il me suivait de l’œil ; je lui pris le bras ; j’étouffais, ma foi ! ma parole d’honneur ! j’étouffais.

« — Ah çà ! lui dis-je enfin, contez-moi donc, mon petit ami, contez-moi un peu votre histoire. Que diable avez-vous donc fait à ces chiens d’avocats qui sont là comme cinq morceaux de roi ? Il paraît qu’ils vous en veulent fièrement ! C’est drôle !

« Il haussa les épaules en penchant la tête (avec un air si doux, le pauvre garçon !) et me dit :

« — Oh ! mon Dieu ! capitaine, pas grand-chose, allez : trois couplets de vaudeville sur le Directoire, voilà tout.

« — Pas possible ! dis-je.

« — Oh ! mon Dieu, si ! Les couplets n’étaient même pas trop bons. J’ai été arrêté le 15 fructidor et conduit à la Force ; jugé le 16, et condamné à mort d’abord, et puis à la déportation par bienveillance.

« — C’est drôle ! dis-je. Les directeurs sont {p. 367}des camarades bien susceptibles ; car cette lettre que vous savez me donne l’ordre de vous fusiller.

« Il ne répondit pas, et sourit en faisant une assez bonne contenance pour un jeune homme de dix-neuf ans. Il regarda seulement sa femme, et s’essuya le front, d’où tombaient des gouttes de sueur. J’en avais autant au moins sur la figure, moi, et d’autres gouttes aux yeux.

« Je repris :

« — Il paraît que ces citoyens-là n’ont pas voulu faire votre affaire sur terre, ils ont pensé qu’ici çà ne paraîtrait pas tant. Mais pour moi c’est fort triste ; car vous avez beau être un bon enfant, je ne peux pas m’en dispenser ; l’arrêt de mort est là en règle, et l’ordre d’exécution signé, parafé, scellé ; il n’y manque rien.

« Il me salua très poliment en rougissant.

« Je ne demande rien, capitaine, dit-il avec une voix aussi douce que de coutume ; je serais désolé de vous faire manquer à vos devoirs. Je voudrais seulement parler un peu à Laure, et vous prier de la protéger dans le cas où elle me survivrait, ce que je ne crois pas.

{p. 368}« — Oh ! pour cela, c’est juste, lui dis-je, mon garçon ; si cela ne vous déplaît pas, je la conduirai à sa famille à mon retour en France, et je ne la quitterai que quand elle ne voudra plus me voir. Mais, à mon sens, vous pouvez vous flatter qu’elle ne reviendra pas de ce coup-là ; pauvre petite femme !

« Il me prit les deux mains, les serra et me dit :

« — Mon brave capitaine, vous souffrez plus que moi de ce qu’il vous reste à faire, je le sens bien ; mais qu’y pouvons-nous ? Je compte sur vous pour lui conserver le peu qui m’appartient, pour la protéger, pour veiller à ce qu’elle reçoive ce que sa vieille mère pourrait lui laisser, n’est-ce pas ? pour garantir sa vie, son honneur, n’est-ce pas ? et aussi pour qu’on ménage toujours sa santé. — Tenez, ajouta-t-il plus bas, j’ai à vous dire qu’elle est très délicate ; elle a souvent la poitrine affectée jusqu’à s’évanouir plusieurs fois par jour ; il faut qu’elle se couvre bien toujours. Enfin vous remplacerez son père, sa mère et moi autant que possible, n’est-il pas vrai ? Si elle pouvait conserver les bagues que sa mère lui a données, cela me ferait bien plaisir. Mais, si on a besoin de {p. 369}les vendre pour elle, il le faudra bien. Ma pauvre Laurette ! voyez comme elle est belle !

« Comme ça commençait à devenir par trop tendre, cela m’ennuya, et je me mis à froncer le sourcil ; je lui avais parlé d’un air gai pour ne pas m’affaiblir ; mais je n’y tenais plus : — Enfin, suffit, lui dis-je, entre braves gens on s’entend de reste. Allez lui parler, et dépêchons-nous.

« Je lui serrai la main en ami ; et comme il ne quittait pas la mienne et me regardait avec un air singulier.

« — Ah çà ! si j’ai un conseil à vous donner, ajoutai-je, c’est de ne pas parler de ça. Nous arrangerons la chose sans qu’elle s’y attende, ni vous non plus, soyez tranquille ; ça me regarde.

« — Ah ! c’est différent, dit-il, je ne savais pas… cela vaut mieux en effet. D’ailleurs, les adieux ! les adieux, cela affaiblit.

« — Oui, oui, lui dis-je, ne soyez pas enfant, ça vaut mieux. Ne l’embrassez pas, mon ami, ne l’embrassez pas, si vous pouvez, ou vous êtes perdu.

{p. 370}« Je lui donnai encore une bonne poignée de main, et je le laissai aller. Oh ! c’était dur pour moi tout cela.

« Il me parut qu’il gardait, ma foi ! bien le secret ; car ils se promenèrent, bras dessus bras dessous, pendant un quart d’heure, et ils revinrent, au bord de l’eau, reprendre la corde et la robe qu’un des mousses avait repêchées.

« La nuit vint tout à coup. C’était le moment que j’avais résolu de prendre. Mais ce moment a duré pour moi jusqu’au jour où nous sommes, et je le traînerai toute ma vie comme un boulet.

 

* * *

« Ici le vieux commandant fut forcé de s’arrêter. Je me gardai de parler, de peur de détourner ses idées ; il reprit en frappant sa poitrine :

* * *

« — Ce moment-là, je vous le dis, je ne peux pas encore le comprendre. Je sentis la colère me prendre aux cheveux, et en même {p. 371}temps je ne sais quoi me faisait obéir et me poussait en avant. J’appelai les officiers, et je dis à l’un d’eux ;

« — Allons, un canot à la mer… puisque à présent nous sommes des bourreaux ! Vous y mettrez cette femme, et vous l’emmènerez au large, jusqu’à ce que vous entendiez des coups de fusil. Alors vous reviendrez. — Obéir à un morceau de papier ! car ce n’était que cela enfin ! Il fallait qu’il y eût quelque chose dans l’air qui me poussât. J’entrevis de loin ce jeune homme… oh ! c’était affreux à voir !… s’agenouiller devant sa Laurette, et lui baiser les genoux et les pieds. N’est-ce pas que vous trouvez que j’étais bien malheureux ?…

« Je criai comme un fou : — Séparez-les ! nous sommes tous des scélérats ! — Séparez-les… La pauvre République est un corps mort ! Directeurs, Directoire, c’en est la vermine ! Je quitte la mer ! Je ne crains pas tous vos avocats ; qu’on leur dise ce que je dis, qu’est-ce que ça me fait ? Ah ! je me souciais d’eux en effet ! J’aurais voulu les tenir, je les aurais fait fusiller tous les cinq, {p. 372}les coquins ! Oh ! je l’aurais fait ; je me souciais de la vie comme de l’eau qui tombe là, tenez… Je m’en souciais bien !… une vie comme la mienne… Ah ! bien oui ! pauvre vie… va !…

* * *

« Et la voix du commandant s’éteignit peu à peu et devint aussi incertaine que ses paroles ; et il marcha en se mordant les lèvres et en fronçant le sourcil dans une distraction terrible et farouche. Il avait de petits mouvements convulsifs et donnait à son mulet des coups du fourreau de son épée, comme s’il eût voulu le tuer. Ce qui m’étonna, ce fut de voir la peau jaune de sa figure devenir d’un rouge foncé. Il défit et entrouvrit violemment son habit sur la poitrine, la découvrant au vent et à la pluie. Nous continuâmes ainsi à marcher dans un grand silence. Je vis bien qu’il ne parlerait plus de lui-même, et qu’il fallait me résoudre à questionner.

« — Je comprends bien, lui dis-je, comme s’il eût fini son histoire, qu’après une aventure {p. 373}aussi cruelle on prenne son métier en horreur.

« — Oh ! le métier ; êtes-vous fou ? me dit-il brusquement, ce n’est pas le métier ! Jamais le capitaine d’un bâtiment ne sera obligé d’être un bourreau, sinon quand viendront des gouvernements d’assassins et de voleurs, qui profiteront de l’habitude qu’a un pauvre homme d’obéir aveuglément, d’obéir toujours, d’obéir comme une malheureuse mécanique, malgré son cœur.

« En même temps il tira de sa poche un mouchoir rouge dans lequel il se mit à pleurer comme un enfant. Je m’arrêtai un moment comme pour arranger mon étrier, et, restant derrière la charrette, je marchai quelque temps à la suite, sentant qu’il serait humilié si je voyais trop clairement ses larmes abondantes.

« J’avais deviné juste, car, au bout d’un quart d’heure environ, il vint aussi derrière son pauvre équipage, et me demanda si je n’avais pas de rasoirs dans mon porte-manteau ; à quoi je lui répondis simplement que, n’ayant pas encore de barbe, cela m’était fort {p. 374}inutile. Mais il n’y tenait pas, c’était pour parler d’autre chose. Je m’aperçus cependant avec plaisir qu’il revenait à son histoire, car il me dit tout à coup :

« — Vous n’avez jamais vu de vaisseau de votre vie, n’est-ce pas ?

« — Je n’en ai vu, dis-je, qu’au panorama de Paris, et je ne me fie pas beaucoup à la science maritime que j’en ai tirée.

« — Vous ne savez pas, par conséquent, ce que c’est que le bossoir ?

« — Je ne m’en doute pas, dis-je.

« — C’est une espèce de terrasse de poutres qui sort de l’avant du navire, et d’où l’on jette l’ancre en mer. Quand on fusille un homme, on le fait placer là ordinairement, ajouta-t-il plus bas.

« — Ah ! je comprends, parce qu’il tombe de là dans la mer.

« Il ne répondit pas, et se mit à décrire toutes les sortes de canots que peut porter un brick, et leur position dans le bâtiment ; et puis, sans ordre dans ses idées, il continua son récit avec cet air affecté d’insouciance que de longs services donnent infailliblement, {p. 375}parce qu’il faut montrer à ses inférieurs le mépris du danger, le mépris des hommes, le mépris de la vie, le mépris de la mort et le mépris de soi-même ; et tout cela cache, sous une dure enveloppe, presque toujours une sensibilité profonde. — La dureté de l’homme de guerre est comme un masque de fer sur un noble visage, comme un cachot de pierre qui renferme un prisonnier royal.

* * *

« — Ces embarcations tiennent six hommes, reprit-il. Ils s’y jetèrent et emportèrent Laure avec eux, sans qu’elle eût le temps de crier et de parler. Oh ! voici une chose dont aucun honnête homme ne peut se consoler quand il en est cause. On a beau dire, on n’oublie pas une chose pareille !… Ah ! quel temps il fait ! — Quel diable m’a poussé à raconter ça ! quand je raconte cela, je ne peux plus m’arrêter, c’est fini. C’est une histoire qui me grise comme le vin de Jurançon. — Ah ! quel temps il fait ! — Mon manteau est traversé.

{p. 376}« Je vous parlais, je crois, encore de cette petite Laurette ! — La pauvre femme ! — Qu’il y a des gens maladroits dans le monde ! l’officier fut assez sot pour conduire le canot en avant du brick. Après cela, il est vrai de dire qu’on ne peut pas tout prévoir. Moi, je comptais sur la nuit pour cacher l’affaire, et je ne pensais pas à la lumière des douze fusils faisant feu à la fois. Et, ma foi ! du canot elle vit son mari tomber à la mer, fusillé.

« S’il y a un Dieu là-haut, il sait comment arriva ce que je vais vous dire ; moi, je ne le sais pas, mais on l’a vu et entendu comme je vous vois et vous entends. Au moment du feu, elle porta la main à sa tête comme si une balle l’avait frappée au front, et s’assit dans le canot sans s’évanouir, sans crier, sans parler, et revint au brick quand on voulut et comme on voulut. J’allai à elle, je lui parlai longtemps et le mieux que je pus. Elle avait l’air de m’écouter et me regardait en face, en se frottant le front. Elle ne comprenait pas, et elle avait le front rouge et le visage tout pâle. Elle tremblait de tous ses {p. 377}membres comme ayant peur de tout le monde. Ça lui est resté. Elle est encore de même, la pauvre petite ! idiote, ou comme imbécile, ou folle, comme vous voudrez. Jamais on n’en a tiré une parole, si ce n’est quand elle dit qu’on lui ôte ce qu’elle a dans la tête.

« De ce moment-là je devins aussi triste qu’elle, et je sentis quelque chose en moi qui me disait : Reste devant elle jusqu’à la fin de tes jours, et garde-la ; je l’ai fait. Quand je revins en France, je demandai à passer avec mon grade dans les troupes de terre, ayant pris la mer en haine parce que j’y avais jeté du sang innocent. Je cherchai la famille de Laure. Sa mère était morte. Ses sœurs, à qui je la conduisis folle, n’en voulurent pas, et m’offrirent de la mettre à Charenton. Je leur tournai le dos, et je la gardai avec moi.

« — Ah ! mon Dieu ! si vous voulez la voir, mon camarade, il ne tient qu’à vous. — Serait-elle là-dedans ? lui dis-je. — Certainement ! tenez ! attendez. — Hô ! hô ! la mule…

IX §

{p. 378}« Et il arrêta son pauvre mulet, qui me parut charmé que j’eusse fait cette question. En même temps il souleva la toile cirée de sa petite charrette, comme pour arranger la paille qui la remplissait presque, et je vis quelque chose de bien douloureux. Je vis deux yeux bleus, démesurés de grandeur, admirables de forme, sortant d’une tête pâle, amaigrie et longue, inondée de cheveux blonds, tout plats. Je ne vis en vérité que ces deux yeux, qui étaient tout dans cette pauvre femme, car le reste était mort. Son front était rouge ; ses joues creuses et blanches avaient des pommettes bleuâtres ; elle était accroupie au milieu de la paille, si bien qu’on en voyait à peine sortir ses deux genoux, sur lesquels elle jouait aux dominos toute seule. Elle nous regarda un moment, trembla longtemps, me sourit un peu, et se remit à jouer. {p. 379}Il me parut qu’elle s’appliquait à comprendre comment sa main droite battrait sa main gauche.

« — Voyez-vous, il y a un mois qu’elle joue cette partie-là, me dit le chef de bataillon ; demain, ce sera peut-être un autre jeu qui durera longtemps. C’est drôle, hein ?

« En même temps il se mit à replacer la toile cirée de son schako, que la pluie avait un peu dérangée.

« — Pauvre Laurette ! dis-je, tu as perdu pour toujours, va.

« J’approchai mon cheval de la charrette, et je lui tendis la main ; elle me donna la sienne machinalement, et en souriant avec beaucoup de douceur. Je remarquai avec étonnement qu’elle avait à ses longs doigts deux bagues de diamants ; je pensai que c’étaient encore les bagues de sa mère, et je me demandai comment la misère les avait laissées là. Pour un monde entier je n’en aurais pas fait l’observation au commandant ; mais, comme il me suivait des yeux, et voyait les miens arrêtés sur les doigts de Laure, il me dit avec un certain air d’orgueil :

{p. 380}« — Ce sont d’assez gros diamants, n’est-ce pas ? Ils pourraient avoir leur prix dans l’occasion, mais je n’ai pas voulu qu’elle s’en séparât, la pauvre enfant. Quand on y touche, elle pleure, elle ne les quitte pas. Du reste, elle ne se plaint jamais, et elle peut coudre de temps en temps. J’ai tenu parole à son pauvre petit mari, et, en vérité, je ne me repens pas. Je ne l’ai jamais quittée, et j’ai dit partout que c’était ma fille qui était folle. On a respecté ça. À l’armée tout s’arrange mieux qu’on ne le croit à Paris, allez ! — Elle a fait toutes les guerres de l’Empereur avec moi, et je l’ai toujours tirée d’affaire. Je la tenais toujours chaudement. Avec de la paille et une petite voiture, ce n’est jamais impossible. Elle avait une tenue assez soignée, et moi, étant chef de bataillon, avec une bonne paye, ma pension de la Légion d’honneur et le mois Napoléon, dont la solde était double, dans le temps, j’étais tout à fait au courant de mon affaire, et elle ne me gênait pas. Au contraire, ses enfantillages faisaient rire quelquefois les officiers du 7e léger.

{p. 381}« Alors il s’approcha d’elle et lui frappa sur l’épaule, comme il eût fait à son petit mulet.

« — Eh bien, ma fille ! dis donc, parle donc un peu au lieutenant qui est là ; voyons, un petit signe de tête.

« Elle se remit à ses dominos.

« — Oh ! dit-il, c’est qu’elle est un peu farouche aujourd’hui, parce qu’il pleut. Cependant elle ne s’enrhume jamais. Les fous, ça n’est jamais malade, c’est commode de ce côté-là. À la Bérésina et dans toute la retraite de Moscou, elle allait nu-tête. — Allons, ma fille, joue toujours, va, ne t’inquiète pas de nous ; fais ta volonté, va, Laurette !

« Elle lui prit la main qu’il appuyait sur son épaule, une grosse main noire et ridée ; elle la porta timidement à ses lèvres et la baisa comme une pauvre esclave. Je me sentis le cœur serré par ce baiser, et je tournai bride violemment.

« — Voulons-nous continuer notre marche, commandant ? lui dis-je ; la nuit viendra avant que nous soyons à Béthune.

« Le commandant racla soigneusement avec le bout de son sabre la boue jaune qui chargeait {p. 382}ses bottes ; ensuite il monta sur le marchepied de la charrette, ramena sur la tête de Laure le capuchon de drap d’un petit manteau qu’elle avait. Il ôta sa cravate de soie noire et la mit autour du cou de sa fille adoptive ; après quoi il donna le coup de pied au mulet, fit son mouvement d’épaule et dit : — En route, mauvaise troupe ! — Et nous repartîmes.

« La pluie tombait toujours tristement ; le ciel gris et la terre grise s’étendaient sans fin ; une sorte de lumière terne, un pâle soleil, tout mouillé, s’abaissait derrière de grands moulins qui ne tournaient pas. Nous retombâmes dans un grand silence.

« Je regardais mon vieux commandant ; il marchait à grands pas, avec une vigueur toujours soutenue, tandis que son mulet n’en pouvait plus, et que mon cheval même commençait à baisser la tête. Ce brave homme ôtait de temps à autre son schako pour essuyer son front chauve et quelques cheveux gris de sa tête, ou ses gros sourcils, ou ses moustaches blanches, d’où tombait la pluie. Il ne s’inquiétait pas de l’effet qu’avait pu {p. 383}faire sur moi son récit. Il ne s’était fait ni meilleur ni plus mauvais qu’il n’était. Il n’avait pas daigné se dessiner. Il ne pensait pas à lui-même, et au bout d’un quart d’heure il entama, sur le même ton, une histoire bien plus longue sur une campagne du maréchal Masséna, où il avait formé son bataillon en carré contre je ne sais quelle cavalerie. Je ne l’écoutai pas, quoiqu’il s’échauffât pour me démontrer la supériorité du fantassin sur le cavalier.

« La nuit vint, nous n’allions pas vite. La boue devenait plus épaisse et plus profonde. Rien sur la route et rien au bout. Nous nous arrêtâmes au pied d’un arbre mort, le seul arbre du chemin. Il donna d’abord ses soins à son mulet, comme moi à mon cheval. Ensuite il regarda dans la charrette, comme une mère dans le berceau de son enfant. Je l’entendais qui disait : — Allons, ma fille, mets cette redingote sur tes pieds, et tâche de dormir. — Allons, c’est bien ! elle n’a pas une goutte de pluie. — Ah ! diable ! elle a cassé ma montre, que je lui avais laissée au cou ! — Oh ! ma pauvre montre d’argent ! — Allons, {p. 384}c’est égal ; mon enfant, tâche de dormir. Voilà le beau temps qui va venir bientôt. — C’est drôle ! elle a toujours la fièvre ; les folles sont comme ça. Tiens, voilà du chocolat pour toi, mon enfant.

« Il appuya la charrette à l’arbre, et nous nous assîmes sous les roues, à l’abri de l’éternelle ondée, partageant un petit pain à lui et un à moi ; mauvais souper.

« — Je suis fâché que nous n’ayons que ça, dit-il ; mais ça vaut mieux que du cheval cuit sous la cendre avec de la poudre dessus, en manière de sel, comme on en mangeait en Russie. La pauvre petite femme, il faut bien que je lui donne ce que j’ai de mieux ; vous voyez que je la mets toujours à part. Elle ne peut pas souffrir le voisinage d’un homme depuis l’affaire de la lettre. Je suis vieux, et elle a l’air de croire que je suis son père ; malgré cela, elle m’étranglerait si je voulais l’embrasser seulement sur le front. L’éducation leur laisse toujours quelque chose, à ce qu’il paraît, car je ne l’ai jamais vue oublier de se cacher comme une religieuse. — C’est drôle, hein ?

{p. 385}« Comme il parlait d’elle de cette manière, nous l’entendîmes soupirer et dire : Ôtez ce plomb ! ôtez-moi ce plomb ! Je me levai, il me fit rasseoir.

« — Restez, restez, me dit-il, ce n’est rien ; elle dit ça toute sa vie, parce qu’elle croit toujours sentir une balle dans sa tête. Ça ne l’empêche pas de faire tout ce qu’on lui dit, et cela avec beaucoup de douceur.

« Je me tus, en l’écoutant avec tristesse. Je me mis à calculer que, de 1797 à 1815, où nous étions, dix-huit années s’étaient ainsi passées pour cet homme. — Je demeurai longtemps en silence à côté de lui, cherchant à me rendre compte de ce caractère et de cette destinée. Ensuite, à propos de rien, je lui donnai une poignée de main pleine d’enthousiasme. Il en fut étonné.

« — Vous êtes un digne homme, lui dis-je. Il me répondit :

« — Eh ! pourquoi donc ? Est-ce à cause de cette pauvre femme ?… Vous sentez bien, mon enfant, que c’était un devoir. Il y a longtemps que j’ai fait abnégation.

« Et il me parla encore de Masséna.

{p. 386}« Le lendemain, au jour, nous arrivâmes à Béthune, petite ville laide et fortifiée, où l’on dirait que les remparts, en resserrant leur cercle, ont pressé les maisons l’une sur l’autre. Tout y était en confusion, c’était le moment d’une alerte. Les habitants commençaient à retirer les drapeaux blancs des fenêtres, et à coudre les trois couleurs dans leurs maisons. Les tambours battaient la générale ; les trompettes sonnaient à cheval, par ordre de M. le duc de Berry. Les longues charrettes picardes portaient les Cent-Suisses et leurs bagages ; les canons des Gardes du Corps courant aux remparts, les voitures des princes, les escadrons des Compagnies-Rouges se formant, encombraient la ville. La vue des Gendarmes du roi et des Mousquetaires me fit oublier mon vieux compagnon de route. Je joignis ma compagnie, et je perdis dans la foule la petite charrette et ses pauvres habitants. À mon grand regret, c’était pour toujours que je les perdais.

« Ce fut la première fois de ma vie que je lus au fond d’un vrai cœur de soldat. Cette {p. 387}rencontre me révéla une nature d’homme qui m’était inconnue, et que le pays connaît mal et ne traite pas bien ; je la plaçai dès lors très haut dans mon estime. J’ai souvent cherché depuis autour de moi quelque homme semblable à celui-là et capable de cette abnégation de soi-même entière et insouciante. Or, durant quatorze années que j’ai vécu dans l’armée, ce n’est qu’en elle, et surtout dans les rangs dédaignés et pauvres de l’infanterie, que j’ai retrouvé ces hommes de caractère antique, poussant le sentiment du devoir jusqu’à ses dernières conséquences, n’ayant ni remords de l’obéissance ni honte de la pauvreté, simples de mœurs et de langage, fiers de la gloire du pays, et insouciants de la leur propre, s’enfermant avec plaisir dans leur obscurité, et partageant avec les malheureux le pain noir qu’ils payent de leur sang.

« J’ignorai longtemps ce qu’était devenu ce pauvre chef de bataillon, d’autant plus qu’il ne m’avait pas dit son nom, et je ne le lui avais pas demandé. Un jour cependant, au milieu de 1825, je crois, un vieux capitaine {p. 388}d’infanterie de ligne à qui je le décrivis, en attendant la parade, me dit :

« — Eh ! pardieu, mon cher, je l’ai connu, le pauvre diable ! C’était un brave homme ; il a été descendu par un boulet à Waterloo. Il avait en effet laissé aux bagages une espèce de fille folle que nous menâmes à l’hôpital d’Amiens, en allant à l’armée de la Loire, et qui y mourut, furieuse, au bout de trois jours.

« — Je le crois bien, dis-je ; elle n’avait plus son père nourricier !

« — Ah ! bah ! père ! qu’est-ce que vous dites donc ? ajouta-t-il d’un air qu’il voulait rendre fin et licencieux.

« — Je dis qu’on bat le rappel, repris-je en sortant. Et moi aussi, j’ai fait abnégation. »

Qui n’a pleuré ? qui n’a senti ici jusqu’au fond des entrailles l’horrible obéissance de ce soldat qui a remis sa volonté dans celle de son chef, à qui son chef commande un véritable crime qui tue deux êtres en un, et qui se voit obligé d’obéir en mer, et quand l’ordre ne peut plus être discuté ? — On me répond : Il {p. 389}pouvait déchirer l’ordre et mourir lui-même. C’est vrai, mais quelle est la constitution d’armée qui suppose dans chaque soldat un Brutus ?

X §

Le livre continue ainsi de catastrophe en catastrophe. Nous ne dirons qu’un mot de la dernière. C’est le récit de la mort d’un brave et modeste officier de la garde royale, tué de sang-froid sur un pont par un de ces étourdis d’enfants de Paris, sans savoir pourquoi il tue. L’étourderie brutale est le caractère de ces enfants de la rue qui n’ont d’autre morale que leur instinct railleur à tout prix, et qui se croient des héros parce qu’ils ont entendu dire qu’il suffisait pour cela de tuer ou d’être tué. Le récit est touchant, nous vous conseillons de le lire et de le faire lire à ce peuple plus inconsidéré que cruel.

XI §

{p. 390}Il conclut qu’à défaut de vertu divine, il reste à la société une belle vertu humaine, l’honneur, cette vertu inconséquente qui cherche sa récompense en soi-même, et qui vit d’illusion. Ces considérations sont très belles ; les voici : à défaut de la vertu réelle qui descend de Dieu, et qui remonte à lui, l’honneur est un semblant de vertu, une échelle du néant posée contre le vide, et conduisant au vide et au néant. Mais l’ombre d’une si belle chose que la vertu est encore belle. La société ne pouvant vivre que de vertu, l’honneur lui en masque l’absence ; il faut la respecter comme l’illusion d’une chose divine ; c’est la vertu de l’armée, à qui on n’en enseigne pas d’autre.

« Ce n’est pas sans dessein que j’ai essayé de tourner les regards de l’armée vers cette grandeur passive, qui repose toute dans {p. 391}l’abnégation et la résignation. Jamais elle ne peut être comparable en éclat à la grandeur de l’action où se développent largement d’énergiques facultés ; mais elle sera longtemps la seule à laquelle puisse prétendre l’homme armé, car il est armé presque inutilement aujourd’hui. Les grandeurs éblouissantes des conquérants sont peut-être éteintes pour toujours. Leur éclat passé s’affaiblit, je le répète, à mesure que s’accroît, dans les esprits, le dédain de la guerre, et, dans les cœurs, le dégoût de ses cruautés froides. Les armées permanentes embarrassent leurs maîtres. Chaque souverain regarde son armée tristement ; ce colosse assis à ses pieds, immobile et muet, le gêne et l’épouvante ; il n’en sait que faire, et craint qu’il ne se tourne contre lui. Il le voit dévoré d’ardeur et ne pouvant se mouvoir. Le besoin d’une circulation impossible ne cesse de tourmenter le sang de ce grand corps, ce sang qui ne se répand pas et bouillonne sans cesse. De temps à autre, des bruits de grandes guerres s’élèvent et grondent comme un tonnerre éloigné ; mais ces nuages impuissants s’évanouissent, {p. 392}ces bombes se perdent en grains de sable, en traités, en protocoles, que sais-je ! — La philosophie a heureusement rapetissé la guerre ; les négociations la remplacent ; la mécanique achèvera de l’annuler par ses inventions.

« Mais en attendant que le monde, encore enfant, se délivre de ce jouet féroce, en attendant cet accomplissement bien lent, qui me semble infaillible, le soldat, l’homme des armées, a besoin d’être consolé de la rigueur de sa condition. Il sent que la patrie, qui l’aimait à cause des gloires dont il la couronnait, commence à le dédaigner pour son oisiveté, ou le haïr à cause des guerres civiles dans lesquelles on l’emploie à frapper sa mère. — Ce gladiateur, qui n’a plus même les applaudissements du cirque, a besoin de prendre confiance en lui-même, et nous avons besoin de le plaindre pour lui rendre justice, parce que, je l’ai dit, il est aveugle et muet ; jeté où l’on veut qu’il aille, en combattant aujourd’hui telle cocarde, il se demande s’il ne la mettra pas demain à son chapeau.

{p. 393}« Quelle idée le soutiendra, si ce n’est celle du devoir et de la parole jurée ? Et dans les incertitudes de sa route, dans ses scrupules et ses rapports pesants, quel sentiment doit l’enflammer et peut l’exalter dans nos jours de froideur et de découragement ?

« Que nous reste-t-il de sacré ?

« Dans le naufrage universel des croyances, quels débris où se puissent rattacher encore les mains généreuses ? Hors l’amour du bien-être et du luxe d’un jour, rien ne se voit à la surface de l’abîme. On croirait que l’égoïsme a tout submergé ; ceux même qui cherchent à sauver les âmes et qui plongent avec courage se sentent prêts à être engloutis. Les chefs des partis politiques prennent aujourd’hui le catholicisme comme un mot d’ordre et un drapeau ; mais quelle foi ont-ils dans ses merveilles, et comment suivent-ils sa loi dans leur vie ? — Les artistes le mettent en lumière comme une précieuse médaille, et se plongent dans ses dogmes comme dans une source épique de poésie ; mais combien y en a-t-il qui se mettent à genoux dans l’église qu’ils décorent ? — Beaucoup de philosophes {p. 394}embrassent sa cause et la plaident, comme des avocats généreux celle d’un client pauvre et délaissé ; leurs écrits et leurs paroles aiment à s’empreindre de ses couleurs et de ses formes, leurs livres aiment à s’orner de ses dorures gothiques, leur travail entier se plaît à faire serpenter, autour de la croix, le labyrinthe habile de leurs arguments ; mais il est rare que cette croix soit à leur côté dans la solitude. — Les hommes de guerre combattent et meurent sans presque se souvenir de Dieu. Notre siècle sait qu’il est ainsi, voudrait être autrement et ne le peut pas. Il se considère d’un œil morne, et aucun autre n’a mieux senti combien est malheureux un siècle qui se voit.

« À ces signes funestes, quelques étrangers nous ont crus tombés dans un état semblable à celui du Bas-Empire, et des hommes graves se sont demandé si le caractère national n’allait pas se perdre pour toujours. Mais ceux qui ont su nous voir de plus près ont remarqué ce caractère de mâle détermination qui survit en nous à tout ce que le frottement des sophismes a usé déplorablement. {p. 395}Les actions viriles n’ont rien perdu, en France, de leur vigueur antique. Une prompte résolution gouverne des sacrifices aussi grands, aussi entiers que jamais. Plus froidement calculés, les combats s’exécutent avec une violence savante. — La moindre pensée produit des actes aussi grands que jadis la foi la plus fervente. Parmi nous, les croyances sont faibles, mais l’homme est fort. Chaque fléau trouve cent Belzunces. La jeunesse actuelle ne cesse de défier la mort par devoir ou par caprice, avec un sourire de Spartiate, sourire d’autant plus grave que tous ne croient pas au festin des dieux.

« Oui, j’ai cru apercevoir sur cette sombre mer un point qui m’a paru solide. Je l’ai vu d’abord avec incertitude, et, dans le premier moment, je n’y ai pas cru. J’ai craint de l’examiner, et j’ai longtemps détourné de lui mes yeux. Ensuite, parce que j’étais tourmenté du souvenir de cette première vue, je suis revenu malgré moi à ce point visible, mais incertain. Je l’ai approché, j’en ai fait le tour, j’ai vu sous lui et au-dessus de lui, j’y ai posé la main, je l’ai trouvé assez fort {p. 396}pour servir d’appui dans la tourmente, et j’ai été rassuré.

« Ce n’est pas une foi neuve, un culte de nouvelle invention, une pensée confuse ; c’est un sentiment né avec nous, indépendant des temps, des lieux, et même des religions ; un sentiment fier, inflexible, un instinct d’une incomparable beauté, qui n’a trouvé que dans les temps modernes un nom digne de lui, mais qui déjà produisait de sublimes grandeurs dans l’antiquité, et la fécondait comme ces beaux fleuves qui, dans leur source et leurs premiers détours, n’ont pas encore d’appellation. Cette foi, qui me semble rester à tous encore et régner en souveraine dans les armées, est celle de l’honneur.

« Je ne vois point qu’elle se soit affaiblie et que rien l’ait usée. Ce n’est point une idole, c’est, pour la plupart des hommes, un dieu et un dieu autour duquel bien des dieux supérieurs sont tombés. La chute de tous leurs temples n’a pas ébranlé sa statue.

« Une vitalité indéfinissable anime cette vertu bizarre, orgueilleuse, qui se tient debout au milieu de tous nos vices, s’accordant même {p. 397}avec eux au point de s’accroître de leur énergie. — Tandis que toutes les vertus semblent descendre du ciel pour nous donner la main et nous élever, celle-ci paraît venir de nous-mêmes et tendre à monter jusqu’au ciel. — C’est une vertu tout humaine que l’on peut croire née de la terre, sans palme céleste après la mort ; c’est la vertu de la vie.

« Telle qu’elle est, son culte, interprété de manières diverses, est toujours incontesté. C’est une Religion mâle, sans symbole et sans images, sans dogme et sans cérémonie, dont les lois ne sont écrites nulle part ; — et comment se fait-il que tous les hommes aient le sentiment de sa sérieuse puissance ? Les hommes actuels, les hommes de l’heure où j’écris sont sceptiques et ironiques pour toute chose hors pour elle. Chacun devient grave lorsque son nom est prononcé. — Ceci n’est point théorie, mais observation. — L’homme, au nom d’Honneur, sent remuer quelque chose en lui qui est comme une part de lui-même, et cette secousse réveille toutes les forces de son orgueil et de son énergie {p. 398}primitive. Une fermeté invincible le soutient contre tous et contre lui-même à cette pensée de veiller sur ce tabernacle pur, qui est dans sa poitrine comme un second cœur où siègerait un dieu. De là lui viennent des consolations intérieures d’autant plus belles, qu’il en ignore la source et la raison véritables ; de là aussi des révélations soudaines du Vrai, du Beau, du Juste ; de là une lumière qui va devant lui.

« L’Honneur, c’est la conscience, mais la conscience exaltée. — C’est le respect de soi-même et de la beauté de sa vie porté jusqu’à la passion la plus ardente. Je ne vois, il est vrai, nulle unité dans son principe ; et toutes les fois que l’on a entrepris de le définir, on s’est perdu dans les termes ; mais je ne vois pas qu’on ait été plus précis dans la définition de Dieu. Cela prouve-t-il contre une existence que l’on sent universellement ?

« C’est peut-être là le plus grand mérite de l’Honneur, d’être si puissant et toujours beau, quelle que soit sa source !… Tantôt il porte l’homme à ne pas survivre à un affront, tantôt à le soutenir avec un éclat et {p. 399}une grandeur qui le réparent et en effacent la souillure. En d’autres temps il invente de grandes entreprises, des luttes magnifiques et persévérantes, des sacrifices inouïs lentement accomplis et plus beaux par leur patience et leur obscurité que les élans d’un enthousiasme subit, ou d’une violente indignation ; il produit des actes de bienfaisance que l’évangélique charité ne surpassa jamais ; il a des tolérances merveilleuses, de délicates bontés, des indulgences divines et de sublimes pardons. Toujours et partout il maintient dans toute sa beauté la dignité personnelle de l’homme.

« L’Honneur, c’est la pudeur virile.

« La honte de manquer de cela est tout pour nous. C’est la chose sacrée que cette chose inexprimable !

« Pesez ce que vaut, parmi nous, cette expression populaire, universelle, décisive et simple cependant : — Donner sa parole d’honneur.

« Voilà que la parole humaine cesse d’être l’expression des idées seulement, elle devient la parole par excellence, la parole sacrée {p. 400}entre toutes les paroles, comme si elle était née avec le premier mot qu’ait dit la langue de l’homme ; et comme si, après elle, il n’y avait plus un mot digne d’être prononcé, elle devient la promesse de l’homme à l’homme, bénie par tous les peuples ; elle devient le serment même, parce que vous y ajoutez le mot : Honneur.

« Dès lors, chacun a sa parole et s’y attache comme à sa vie. Le joueur a la sienne, l’estime sacrée, et la garde ; dans le désordre des passions, elle est donnée, reçue, et, toute profane qu’elle est, on la tient saintement. Cette parole est belle partout, et partout consacrée. Ce principe, que l’on peut croire inné, auquel rien n’oblige que l’assentiment intérieur de tous, n’est-il pas surtout d’une souveraine beauté lorsqu’il est exercé par l’homme de guerre ?

« La parole, qui trop souvent n’est qu’un mot pour l’homme de haute politique, devient un fait terrible pour l’homme d’armes ; ce que l’un dit légèrement ou avec perfidie, l’autre l’écrit sur la poussière avec son sang, et c’est pour cela qu’il est honoré de tous, {p. 401}par-dessus tous, et que beaucoup doivent baisser les yeux devant lui.

« Puisse, dans ses nouvelles phases, la plus pure des Religions ne pas tenter de nier ou d’étouffer ce sentiment de l’Honneur qui veille en nous comme une dernière lampe dans un temple dévasté ! qu’elle se l’approprie plutôt, et qu’elle l’unisse à ses splendeurs en la posant, comme une lueur de plus, sur son autel, qu’elle veut rajeunir. C’est là une œuvre divine à faire. — Pour moi, frappé de ce signe heureux, je n’ai voulu et ne pouvais faire qu’une œuvre bien humble et tout humaine, et constater simplement ce que j’ai cru voir de vivant encore en nous. — Gardons-nous de dire de ce dieu antique de l’Honneur que c’est un faux dieu, car la pierre de son autel est peut-être celle du Dieu inconnu. L’aimant magique de cette pierre attire et attache les cœurs d’acier, les cœurs des forts. — Dites si cela n’est pas, vous, vous mes braves compagnons, vous à qui j’ai fait ces récits, ô nouvelle légion Thébaine, vous dont la tête se fit écraser sur cette pierre du Serment, dites-le, vous tous, {p. 402}Saints et Martyrs de la religion de l’Honneur. »

Écrit à Paris, 20 août 1835.

XII §

Là s’arrêtent les œuvres imprimées de M. de Vigny.

Il en reçut la récompense en 1845, par sa nomination à l’Académie française. Cette journée fut empoisonnée pour lui par le discours ironique, railleur, malveillant, d’un homme illustre, chargé par l’Académie de lui répondre.

Ce discours ressemble aux sifflets de l’insulteur public des Romains, qui perçait à travers les acclamations du triomphe. Je n’y étais pas ; mais, en le lisant, je ne reconnus ni l’insulteur ni l’insulté. La seule réponse de M. de Vigny fut le silence. Je fus révolté en le lisant : eût-on à se plaindre d’un collègue, il y a des jours de bonheur et de joie qu’il ne faut pas corrompre d’une injure, surtout quand on ne peut pas {p. 403}être relevé. Mais M. de Vigny n’avait certainement donné à personne le droit d’une vengeance, pas même d’une rancune. Je n’ai jamais su de quoi pouvait venir ce caprice d’acrimonie qui donnait le droit de douter de la bonté de cœur de ce vieillard. « Vous êtes un homme de bien que j’ai toujours voulu prendre pour un homme d’État, parce que la fortune, maîtresse des destinées, vous a fait naître illustre, riche et beau. Vous n’avez jamais rien écrit que quelques pages à vingt ans, pour flatter le despotisme dont la faveur donnait des emplois et de l’or. Mais, académiquement, vous êtes trop fier de votre néant, pour que je puisse vous répondre par des critiques. Où les prendrais-je ? Le néant n’a pas de rival, et la critique ne mord pas sur rien. Je suis réduit au silence ! Ce n’est pas tout d’avoir la physionomie d’un homme agréable, il faut encore avoir l’âme d’un héros ou la parole d’un orateur : sans cela, il faut être poli si l’on ne tient pas à être juste ! »

M. le directeur ne fut ni poli ni juste. Il a dû se repentir bien des fois avant sa mort de ce mauvais {p. 404}coup de langue à deux tranchants envers un homme d’honneur d’autant plus facile à asphyxier de faux éloges qu’il était incapable de comprendre deux sens dans une parole. C’était la loyauté même, poussée jusqu’à la naïveté. Il se serait cru déshonoré de comprendre ce qu’il se sentait incapable de dire.

XIII §

Il perdit son admirable mère vers 1837. Elle était souffrante et infirme depuis plusieurs années ; il ne quittait ni sa maison ni son chevet, dans la rue des Écuries-d’Artois, où il est mort lui-même. Elle était sa société et son souci, comme si, au lieu d’être sa mère, elle eût été son enfant. Aucun soin ne lui coûtait pour elle ; il était jaloux de ceux qu’il ne lui rendait pas. Elle mourut en le bénissant.

XIV §

{p. 405}Quelques années avant cette perte, il avait épousé, à Pau, Mlle Lydia Bunbury. C’était une jeune Anglaise, d’une candeur et d’une bonté modestes, qui lui assurait le bonheur ; elle lui promettait aussi un jour une immense fortune.

Il jouit assez longtemps de cette fortune en espérance. Ses rêves d’or lui permettaient toutes les illusions de la bienfaisance. La perte irréparable d’un procès lui enleva tout. Il ne s’occupa qu’à consoler lui-même sa jeune femme.

Son angélique bonté, qui l’attacha à elle, lui tint lieu de tout ; il n’avait point de dettes qui l’obligeassent à se dévouer à des créanciers ; il avait des amis. Il avait l’estime et la gloire modeste de ses travaux auprès d’une épouse digne de son cœur ; il fut pour elle ce qu’il avait été pour sa mère. Il la soigna malade {p. 406}jusqu’à la veille de sa propre mort. Elle connaissait toutes ses vertus, elle l’adorait : il l’aimait lui-même comme un enfant infirme. Il n’avait qu’une crainte, en se sentant atteint lui-même dans son principe de vie, c’était de mourir avant elle, et de la léguer à des mains étrangères. C’était comme une lutte de cœur à qui mourrait le premier. Quand elle fut morte, il y a quelques mois, il se sentit soulagé de son principal souci. Il attendit patiemment sa propre fin, qui ne pouvait tarder beaucoup.

J’ai compris, par moi-même, ce soulagement du cœur, quand Dieu daigne se charger du dépôt sacré que vous craignez de laisser après vous, sans affection et sans providence, ici-bas.

Que les âmes railleuses fassent une ironie de cette consolation du désespéré ; Dieu qui la donne les juge : il suffit.

XV §

{p. 407}On a dit (et je le crois vrai) que M. de Vigny, libre désormais de ses préférences politiques, avait nourri l’espérance d’être appelé au rôle de gouverneur du Prince impérial. On a attribué à cette arrière-pensée sa présence à Compiègne pendant les fêtes de l’empire. L’année dernière, il n’était pas courtisan, mais il pouvait aspirer tout bas à un rôle historique. Je lui en parlai un jour chez moi, tête à tête, sans approbation ni blâme. Il ne nia ni ne confirma ce bruit ; il me jura seulement qu’on ne lui avait jamais fait à ce sujet aucune ouverture. J’ignore sa pensée secrète à cet égard ; le rôle était grand, et il était libre.

Ses opinions politiques étaient au fond monarchiques, mais ses mœurs, aristocratiques avant tout. La monarchie légitime pour le pays, pour lui une belle carrière militaire couronnée par une haute dignité et un grade illustre sous {p. 408}une maison royale de son choix, c’était l’idéal de sa vie. 1830 avait tout renversé en lui. Il m’avait su gré de m’être retiré alors et d’avoir sacrifié toute ambition à l’honneur de mes affections.

Quand 1848 m’appela sur une autre scène inattendue, il ne me blâma pas, il me calomnia encore moins ; il ne cessa pas d’être à mes côtés pour me donner applaudissement, courage et conseil. — « Vous faites, me disait-il souvent, ce qu’il y a de mieux à faire : la république actuellement peut seule nous réunir et nous sauver. Marchez et combattez les excès, la France est avec vous ! »

XVI §

Quand j’eus fini mon rôle, il quitta lui-même Paris et se retira quatre ans de suite dans sa retraite féodale de Touraine, mettant les forêts entre lui et le tumulte menaçant des élections, des ambitions, des dissensions civiles {p. 409}qui nous menacèrent tous. Il ne revint à Paris qu’après le coup d’État qu’il ne m’appartient pas de caractériser aujourd’hui. La monarchie de ses pères écartée, il ne lui restait que l’empire. Il était trop honnête homme et trop patriote pour chercher dans le socialisme un appui ou une vengeance. Il se repentait de l’avoir flatté et encouragé littérairement dans Chatterton, ce toast de vin de Champagne, au dessert d’une utopie mal conçue et malfaisante ; il le redoutait pour la société comme la mort. République comme moi, empire comme Napoléon, celui qui le délivrerait de ce cauchemar des prolétaires était son idole. Il voulait un sauveur à tout prix, même au prix du parlementarisme, qu’il n’estimait pas plus que moi. Son honneur ne lui imposait pas les mêmes réserves. Il ne cacha point ses inclinations vers l’empire.

Il avait connu à Londres le jeune Napoléon sans lui donner ni encouragement ni promesses. Il ne voulait pas lui-même placer un obstacle de plus sur la route d’une restauration que son père avait ramenée de l’exil. Il se conduisit en homme d’honneur, et resta neutre {p. 410}entre la fortune possible et sa fortune arriérée. À son retour, le coup d’État avait prononcé ; il se décida pour Napoléon. C’était le sauveur pour lui : il ne protesta pas contre ce qu’il appelait le salut. Il se déclara impérialiste modéré ; cela ne l’empêcha pas de me voir, et cela ne m’empêcha pas de l’aimer. J’avais vu d’assez haut les choses pour ne pas accuser légèrement les hommes. Nous avions été amis depuis le premier jour, nous devions l’être jusqu’au dernier ! Nous le fûmes. De grandes catastrophes venant de me frapper, je quittai Paris en m’informant de lui et en lui envoyant mes adieux. J’appris qu’il était mieux, et peu de jours après je lus la nouvelle de sa belle et douce mort dans les journaux. Nulli flebilior !

Que la France se souvienne qu’elle a perdu en lui un grand écrivain, un grand homme de bien, mais surtout le plus galant homme du siècle.

Adieu, mon cher Vigny ! vous voilà arrivé, quoique plus jeune que moi, devant Celui qui nous crée et qui nous juge, dans ce monde où toutes nos petites passions meurent avant nous, où nous ne serons appréciés ni par nos {p. 411}amis ni par nos ennemis, mais sur le type éternel du bien ou du mal que nous avons fait ! Vous n’avez fait que du bien ! Je vous tends la main d’ici-bas, tendez-moi la vôtre de là-haut. Il n’y a plus d’hommes où vous êtes, il n’y a que l’Être infiniment bon. Vous êtes bon, allez à lui !

Lamartine.

XCVIe entretien.
Alfieri. Sa vie et ses œuvres (1re partie) §

I §

{p. 413}L’instabilité des opinions humaines est telle qu’il y a des enthousiasmes de circonstance et des modes dans la postérité. N’avons-nous pas vu récemment renaître et remourir la mode de Dante, très grand mais très barbare poète du moyen âge de l’Italie, et placer son illisible poème épique à mille piques au-dessus des {p. 414}poèmes, aujourd’hui avilis, du Tasse, de l’Arioste et de Pétrarque, ces trois royautés légitimes de l’art italien ? Si nous parcourions les différents pays de l’Europe, nous trouverions partout le même phénomène du caprice des critiques. J’en suis moi-même un exemple. Je ne crains pas de l’avouer aujourd’hui.

Quand je sortis des collèges, et que mes parents, pour me perfectionner dans les arts et dans les lettres, me firent voyager, le poète piémontais Alfieri venait de mourir. Son amie, dont nous allons beaucoup vous parler, venait de lui faire élever un lourd et assez plat monument funéraire à côté des tombeaux de Machiavel et de Michel-Ange (ces vrais grands hommes !) dans l’église de Santa-Croce à Florence. Canova, manquant de souffle, de force et de grâce cette fois, lui avait prêté son ciseau, mais non son génie ; un socle, gros comme la terre, pour offrir un champ assez vaste à la longueur des épitaphes, porte une statue colossale de l’Italie drapée, qui se penche et qui pleure sur le médaillon exigu de son faux grand homme.

En un mot, Alfieri venait d’entrer dans l’immortalité sous les auspices des Piémontais, qui avaient besoin d’un citoyen et d’un poète ; {p. 415}et, comme l’amour est indispensable en Italie pour un grand homme, témoin Béatrice pour Dante, Léonore pour le Tasse, Laure pour Pétrarque, la comtesse d’Albany, épouse peu fidèle du dernier des Stuarts, et amante peu constante d’Alfieri, avait consenti à ce que son nom royal décorât le mausolée. Elle voulut bien passer pour Béatrice, qui n’avait que dix ans quand Dante l’entrevit, pour Léonore, qui était douairière quand Tasse lui récita ses strophes épiques, et pour Laure, qui eut douze enfants en attendant le chaste Pétrarque.

II §

Moi-même, n’ayant à cette époque d’autre littérature et d’autre opinion que l’opinion et la littérature banales, j’achetai à Paris, chez le grand Didot, la fameuse édition en douze volumes des déclamations classiques, appelées tragédies, une édition aussi de la vie amoureuse d’Alfieri, et je m’obstinai à m’en nourrir pendant trois ou quatre ans comme d’un évangile tragique, malgré le mortel ennui que je prenais {p. 416}candidement alors pour un effet du génie. J’excepte ses mémoires, dans lesquels ce Jean-Jacques Rousseau gentilhomme raconte d’abord des obscénités très sales, puis des amours très intéressantes avec une amante royale, enlevée un peu scandaleusement à son vieil époux, le prétendant à la couronne d’Angleterre. J’étais de bonne foi comme un enfant à qui on a dit tout bas : « Admire cet immense génie, encore peu connu ou pas connu du tout dans ce monde des lettrés que tu viens de feuilleter pendant tes études ; c’est un grand homme tout entier, c’est un Italien du temps de Machiavel, c’est un Romain du temps de Tacite ! C’est un citoyen passionné pour l’antique liberté que la Providence des nations vient de faire revivre à Turin, pour donner le ton aux murmures confus du Piémont abâtardi sous ses rois et sous ses prêtres ! C’est le poète du civisme ! C’est un Lucain ! Un héros, la lyre à la main, qui chante comme Achille et qui combattrait comme lui. Il fallait un grand citoyen au monde pour le régénérer en le charmant ; le voilà ! prends et lis ! Et de plus c’est un mystère, on n’en parle qu’à demi-voix, parce que la langue toscane imitée des vieux Toscans, rude et tendue comme du vandale, et forcée {p. 417}comme par des tenailles, est inconnue aux Italiens eux-mêmes, en sorte que cet homme réunit en lui tous les prestiges, l’inconnu, l’antique, la vigueur masculine des écrivains du seizième siècle : un Tacite en vers du dix-huitième ! Qu’est-ce que Boccace, Machiavel, l’Arioste, le Tasse, à côté de ce chevalier de la liberté sous sa cuirasse de fer ? Qu’est-ce que Racine, Voltaire, Rousseau, et tous nos Français efféminés et plagiaires, auprès de ce Sénèque retrouvé pour faire rougir les peuples de leur servitude, et pour faire trembler les tyrans de leur audace ? »

III §

Je m’empressai de croire tout cela, et, pendant deux ans du plus prétentieux des ennuis, je n’ouvris pas d’autre livre que mes douze volumes d’Alfieri. Je trouvais bien quelquefois que cette belle langue italienne où le si suona était bien rude et bien martelée, que cela ne ressemblait guère ni à la délicieuse et claire harmonie du Tasse, ni à l’amoureuse et rieuse mélodie de l’Arioste, ni à l’énergie nationale, {p. 418}sensée et abondante de Machiavel ; que cet effort continu de l’écrivain, en tendant l’esprit du lecteur, lui donnait plus de peine que de plaisir ; que les banalités rhétoriciennes, quand on les pressait bien dans la main, ne laissaient que des cailloux mal polis dans l’esprit ; que Dieu avait fait de la facilité la vraie grâce de l’élocution, et que tout ce qui était difficile n’était pas réellement beau. Mais, quand j’avouais ces scrupules aux Italiens lettrés, ils étaient si infatués de leur grand déclamateur qu’ils me donnaient tort à l’unanimité, et que, écrasé par leur enthousiasme, je me reprochais d’avoir froid avec ce Vésuve dans ma poche, qui aurait dû fondre toutes les neiges. La vraie raison, c’est que je n’étais pas du pays, et que la mode du temps ne m’avait pas plié suffisamment à cet enthousiasme de convention.

IV §

Le fait est que les Italiens de 1812, honteux de n’avoir participé que d’esprit au grand drame français et européen de la révolution {p. 419}française, avaient résolu d’avoir dans un seul homme un grandissime poète et un grandissime citoyen. C’était, si vous voulez, une lubie nationale (bien que l’étoffe ne manque pas pour les grands hommes dans ce pays de toutes les grandeurs) ; c’était un caprice héroïque et poétique : mais le caprice était universel et sincère, par conséquent jusqu’à un certain point respectable. L’Angleterre avait eu Shakespeare, la France Corneille, l’Allemagne Goethe et Schiller, ces frères jumeaux de la scène : pourquoi donc l’Italie moderne, dont le génie et la langue valent bien la langue et le génie de l’Angleterre, de l’Allemagne et de la France, n’aurait-elle que des rimeurs de sonnets ? Non, il lui fallait un tragique, un tragique digne d’elle, un tragique aussi riche d’imagination que Shakespeare, aussi grandiose et aussi forcené que Corneille, aussi surnaturel que Goethe, aussi tendre que Schiller, et de plus il fallait que toutes ces supériorités de poète se rencontrassent confondues avec une supériorité de caractère et de volonté, que cet homme à la fois littéraire et politique allumât la torche de ses actions à l’étincelle de son génie, et fît glorieusement agir l’Italie après l’avoir fascinée !

{p. 420}Ils cherchèrent de toute part l’homme vrai ou imaginaire qui pouvait représenter ce rôle chez eux, et, après avoir vainement cherché dans toutes les capitales de l’Ausonie, ils finirent par porter les yeux sur le gentilhomme piémontais Vittorio Alfieri, qui ne demandait pas mieux que de faire à Turin et que de se faire à lui-même l’illusion d’un grand tragique et d’un grand citoyen. Cela fait, il n’y eut plus d’hésitation, car les peuples tiennent plus à ce qu’ils imaginent qu’à ce qu’ils possèdent. La preuve en est que tous les vrais grands hommes sont persécutés, et que tous les sophistes font des fanatiques de leurs sophismes.

Or voici ce que c’était que Vittorio Alfieri. Écoutez-moi bien : je vais vous raconter ici la partie intéressante de sa vie, d’après lui-même, d’après ses amis, d’après sa maîtresse, d’après son successeur dans le cœur de cette femme. Je ne l’ai pas connu personnellement, lui, mais j’ai connu très intimement ses parents ; son neveu, homme distingué, président du sénat à Turin ; ses commensaux de tous les soirs à Florence ; la comtesse d’Albany, son idole ; sa chambre, vide à peine ; sa bibliothèque, pleine encore de volumes grecs ouverts sur sa table. Quand j’entrai chez lui, son lit de mort était, {p. 421}pour ainsi dire, encore chaud, et il venait d’être emporté sous son pesant mausolée à Santa-Croce, dans une société de morts très supérieurs à lui : Michel-Ange, Machiavel, et, je crois, Galilée !

V §

Il était né en 1749 à Asti, jolie petite ville piémontaise, élégante, et riche par ses bons vins, au pied des Alpes, dans la grande plaine du Piémont. Asti ressemble à Mâcon, au luxe près des belles maisons, que l’emphase italienne appelle palais. La famille d’Alfieri était noble ; mais, comme en Italie la noblesse et les arts de la main ne s’excluent pas, un de ses oncles paternels était architecte du roi, d’autres étaient militaires, commandaient à Coni ou en Sardaigne. Son père, marié tard à une jolie veuve d’Asti, mourut encore jeune. Sa veuve se remaria encore après lui, elle eut ainsi des enfants de plusieurs lits. Il avait hérité seul de son père d’environ quarante mille livres de rente avant d’être en âge de les administrer {p. 422}et d’en jouir. Envoyé à l’université de Turin, comme toute la jeune noblesse, il y passa huit ans, qu’il raconte aussi puérilement que son âge, cherchant avec un soin jaloux et ridicule à y faire remarquer à ses biographes futurs quelques symptômes de son prodigieux génie tragique ; il n’y découvre que des enfantillages sans goût et sans valeur. On voit que les Confessions de J.-J. Rousseau sont un modèle qu’il cherche à imiter. Mais, s’il en a les vices, il n’en a ni l’originalité ni la grâce. Qu’importe au lecteur que J.-J. Rousseau ait sali de son urine la marmite d’un voisin, ou qu’Alfieri ait eu la tête teigneuse et porté deux ou trois fois perruque dans son enfance ? Le cynisme de l’un, l’infirmité de l’autre, n’indiquent que l’incurie ou la malpropreté de leurs gardiens : leur gloire future (si gloire il y a) n’a rien à faire avec ces vilenies ; les polissonneries ne sont pas de l’histoire. Un trait de caractère, un indice de sensibilité, disent quelque chose ; une saleté ne dit rien que l’orgueil de celui qui s’en vante.

VI §

{p. 423}À seize ans il sort de l’université aussi ignorant qu’il y est entré. Il commence, avec la permission du roi et sous un gouverneur donné par la cour, quelques voyages prématurés à Gênes, à Milan, à Florence, à Sienne, à Rome et à Naples.

« Nous arrivâmes à Naples le second jour des fêtes de Noël : on pouvait se croire au printemps. L’entrée de Capo di China, par les Études et la rue de Tolède, me présenta cette ville comme la plus riante et la plus peuplée que j’eusse encore vue jusque-là, et demeurera toujours présente à ma mémoire. Plus tard, ce fut autre chose, lorsqu’il fallut aller nous loger à une espèce de cabaret, dans le plus obscur et le plus sale cul-de-sac de la ville. Et il le fallait bien : toutes les hôtelleries un peu propres étaient remplies d’étrangers. Cette contrariété répandit de la tristesse sur mon séjour à Naples, car le lieu que j’habite, joyeux ou non, a toujours eu {p. 424}sur mon faible cerveau une irrésistible influence jusque dans l’âge le plus avancé.

« Dès les premiers jours, notre ministre me présenta dans plusieurs maisons ; et, soit à cause des spectacles publics, soit pour le nombre des fêtes particulières et la variété des amusements, le carnaval me parut plus brillant et plus agréable qu’aucun de ceux que j’eusse encore vus à Turin. Et cependant, au milieu de ce tourbillon nouveau et continuel, entièrement libre de ma personne, avec ma fortune, mes dix-huit ans et une figure avenante, je trouvais au fond de toutes ces choses la satiété, l’ennui, la douleur. Mon plaisir le plus vif, c’était la musique des bouffes au théâtre nouveau ; mais toujours cette mélodie, si délicate qu’elle fût, me laissait dans l’âme un long et triste murmure de mélancolie ; et alors s’éveillaient en moi, par milliers, les idées les plus sombres et les plus funestes. J’y trouvais un plaisir amer, et j’allais m’en nourrir solitairement sur les plages retentissantes de Chiaja et de Portici. J’avais fait connaissance avec quelques jeunes seigneurs de Naples, mais sans me lier avec eux ; mon caractère assez sauvage ne me permettait pas de rechercher les autres, et {p. 425}cette sauvagerie, vivement empreinte sur mon visage, empêchait les autres de me rechercher à leur tour. Il en était de même avec les femmes : je me sentais beaucoup de penchant pour elles, mais je ne trouvais de charme qu’à celles qui étaient modestes, sans pouvoir jamais plaire qu’à celles qui ne l’étaient point ; toujours mon cœur restait vide. En outre, possédé du désir de voyager au-delà des monts, j’évitais avec soin de me laisser surprendre dans quelque lien d’amour. Aussi, pendant ce premier voyage, je ne donnai dans aucun piège. Tout le jour, je courais dans ces petits cabriolets si divertissants, pour voir les merveilles qui étaient à quelque distance ; pour les voir, non, je n’en étais aucunement curieux, et d’ailleurs je n’y entendais rien, mais pour le plaisir de la route. Je n’étais jamais las d’aller, mais, dès que je m’arrêtais, aussitôt je souffrais.

« Lorsque je fus présenté à la cour, quoique le roi Ferdinand IV n’eût alors que quinze ou seize ans, je lui trouvai néanmoins une très grande ressemblance de tenue avec les trois autres souverains que j’avais vus jusque-là : c’étaient mon excellent roi Charles-Emmanuel, déjà vieillissant, le duc de Modène, {p. 426}gouverneur de Milan, et le grand-duc de Toscane, Léopold, fort jeune aussi ; d’où je conclus fort bien, depuis lors, que tous les princes n’avaient entre eux qu’un seul visage, et que toutes les cours n’étaient qu’une même antichambre. Pendant mon séjour à Naples, j’eus recours une seconde fois à la ruse ; ce fut pour obtenir de la cour de Turin, par l’entremise de notre ministre de Sardaigne, la permission de quitter mon gouverneur et de continuer seul mon voyage. Je vivais avec ces jeunes gens en parfaite intelligence, et le précepteur ne me causait jamais, non plus qu’à eux, le moindre déplaisir. Toutefois, comme de ville en ville on avait besoin de s’entendre pour le logis, et de se mouvoir de concert, et que le bonhomme était toujours irrésolu, changeant et temporiseur, cette dépendance me blessait. Il fallut donc me résoudre à prier le ministre d’écrire en ma faveur à Turin, pour y témoigner de ma bonne conduite, et assurer que j’étais parfaitement en état de me diriger moi-même et de voyager seul. La chose réussit à ma grande satisfaction, et j’en contractai une vive reconnaissance envers le ministre, qui, de son côté, m’ayant pris en {p. 427}affection, fut le premier qui me mit dans la tête de me livrer désormais à l’étude de la politique, pour entrer dans la carrière diplomatique. La proposition me plut fort, et il me parut alors que, de toutes les servitudes, c’était la moins servile. Je tournai donc ma pensée de ce côté, sans pour cela commencer aucune étude. Renfermant mon désir en moi-même, je ne le communiquai à qui que ce fût ; en attendant, je me bornai à tenir en toute occasion une conduite régulière et décente, peut-être au-dessus de mon âge. Mais en ceci mon naturel me servait mieux encore que ma volonté. J’ai toujours eu de la gravité dans mes mœurs et dans mes manières, sans hypocrisie toutefois, mettant de l’ordre, je le dirais volontiers, dans le désordre même, et n’ayant presque jamais failli qu’à bon escient.

« En attendant, je vivais en tout et partout inconnu à moi-même, ne me croyant aucune capacité pour quoi que ce fût au monde, ne me sentant de vocation décidée que pour cette mélancolie continuelle, ne goûtant ni paix ni repos, et ne sachant jamais bien ce que je désirais : j’obéissais aveuglément à ma nature sans la connaître ni l’étudier en rien. {p. 428}Plusieurs années après seulement, je m’aperçus que mon malheur ne venait que du besoin, ou, pour mieux dire, de la nécessité de sentir en même temps mon cœur occupé d’un noble amour, et ma pensée d’une œuvre élevée ; chaque fois que l’une de ces deux choses m’a fait défaut, je suis resté incapable de l’autre, dégoûté, ennuyé et tourmenté au-delà de toute expression.

« Cependant, pour faire l’essai de ma nouvelle et pleine indépendance, le carnaval à peine fini, je voulus absolument m’en aller seul à Rome. »

VII §

De Rome à Venise, sans plus de profit ni de plaisir, il ne sent rien et ne fait rien sentir. Rentré à Turin, il obtient la permission de traverser les Alpes et de venir en France. Même néant dans ses impressions.

« C’était, je ne me rappelle pas bien quel jour du mois d’août, mais entre le 15 et le 20, par une matinée couverte, froide et {p. 429}pluvieuse ; je quittais cet admirable ciel de Provence et d’Italie, et jamais je n’avais vu de tels brouillards sur ma tête, surtout au mois d’août. Aussi, lorsque j’entrai à Paris par ce misérable faubourg Saint-Marceau, et qu’il me fallut ensuite avancer comme à travers un sépulcre fétide et fangeux vers le faubourg Saint-Germain, où j’allais loger, mon cœur se serra fortement, et je n’ai pas souvenance d’avoir éprouvé, dans ma vie, pour cause si petite, une plus douloureuse impression. Tant se hâter, tant s’essouffler, se bercer de toutes les folles illusions d’une imagination ardente, pour venir s’abîmer ainsi dans ce cloaque impur ! En descendant à l’hôtel, je me trouvais déjà complètement désabusé, et, n’eût été la fatigue et la honte immense qui en eût rejailli sur moi, je repartais immédiatement.

« Lorsque ensuite je parcourus l’un après l’autre tous les recoins de Paris, chaque jour ajouta quelque chose à mon désenchantement. La médiocrité et le goût barbare des constructions ; la ridicule et mesquine magnificence du petit nombre de maisons qui prétendent au titre de palais ; la saleté et le gothique des églises ; l’architecture vandale {p. 430}des théâtres de cette époque, et tant, tant, tant d’objets déplaisants qui, tous les jours, passaient devant mes yeux, sans compter le plus amer de tous, ces visages plâtrés de femmes si laides et si sottement attifées ; tout cela n’était pas assez racheté à mes yeux par le grand nombre et la beauté des jardins, l’éclat et l’élégance des promenades où se portait le beau monde, le goût, la richesse et la foule innombrable des équipages, la sublime façade du Louvre, la multitude des spectacles, bons pour la plupart, et toutes les choses du même genre.

« Cependant le mauvais temps continuait avec une obstination incroyable ; depuis plus de quinze jours que j’étais à Paris, je n’avais pas encore salué le soleil, et mes jugements sur les mœurs, plus poétiques que philosophiques, se ressentaient toujours un peu de l’influence de l’atmosphère. Cette première impression de Paris s’est si profondément gravée dans ma tête que maintenant encore (c’est-à-dire au bout de vingt-trois ans) elle est encore dans mes idées et dans mon imagination, bien que sur beaucoup de points ma raison la combatte et la condamne.

« La cour était à Compiègne, où elle devait {p. 431}rester tout le mois de septembre, et l’ambassadeur de Sardaigne, pour qui j’avais des lettres, n’étant point alors à Paris, je n’y connaissais âme qui vive, si ce n’est quelques étrangers que j’avais déjà rencontrés et pratiqués dans différentes villes de l’Italie. Eux-mêmes ne connaissaient personne à Paris. Je partageais donc mon temps entre les promenades, les théâtres, les filles et ma mélancolie habituelle. J’attrapai ainsi la fin de novembre, époque à laquelle l’ambassadeur quitta Fontainebleau et revint habiter Paris. Il me présenta dans différentes maisons, particulièrement chez les ministres des autres puissances. Il y avait un petit pharaon chez l’ambassadeur d’Espagne, et je jouai pour la première fois. Je ne gagnai ni ne perdis beaucoup ; mais le jeu aussi m’ennuya vite, comme tous mes passe-temps de Paris ; ce qui me détermina à partir pour Londres au mois de janvier. Las de Paris, dont je ne connaissais guère que les rues, et déjà, en somme, passablement refroidi dans ma passion pour les choses nouvelles, je finissais toujours par les trouver de beaucoup au-dessous non-seulement de l’idée que je m’en étais faite dans mon imagination, mais des {p. 432}simples réalités que j’avais pu voir en divers endroits de l’Italie. Londres enfin acheva de m’apprendre à bien connaître et à bien apprécier et Naples, et Rome, et Venise, et Florence.

« Avant mon départ pour Londres, l’ambassadeur m’ayant offert de me présenter à la cour de Versailles, j’acceptai, curieux de voir une cour plus grande que celles que j’avais vues jusque alors, quoique parfaitement désabusé à l’égard des unes et des autres. Ce fut le 1er janvier 1768, un jour plus intéressant à cause des différentes cérémonies qui s’y pratiquent. On m’avait bien prévenu que le roi n’adressait la parole qu’aux étrangers de distinction, et, qu’il me parlât ou non, je n’y tenais guère. Cependant je ne pus me faire au maintien superbe de ce roi Louis XV, qui, mesurant de la tête aux pieds la personne qu’on lui présentait, ne témoignait par aucun signe l’impression qu’il en recevait. Mais si l’on disait à un géant : J’ai l’honneur de vous présenter une fourmi, le géant, la regardant, sourirait, ou dirait peut-être : Oh ! le pauvre petit animal ! S’il se taisait, son visage le dirait pour lui. Mais ce dédaigneux silence {p. 433}cessa de m’affliger lorsque, un moment après, je vis le roi répandre autour de lui cette monnaie de son regard sur des objets bien plus importants que je ne l’étais. Après une courte prière qu’il fit entre deux prélats, dont l’un, si j’ai bonne mémoire, était cardinal, le roi se dirigea vers la chapelle et rencontra sur son passage, entre deux portes, le prévôt des marchands, premier officier de la municipalité de Paris, qui lui balbutia le petit compliment d’usage pour le premier de l’an. Le monarque taciturne lui répondit par un mouvement de tête, et, se retournant vers l’un des courtisans qui le suivaient, il demanda où étaient restés les échevins, qui d’ordinaire accompagnent le prévôt. Alors une voix sortit de la foule des courtisans, et dit facétieusement : Ils sont restés embourbés. Toute la cour se prit à rire ; le monarque lui-même daigna sourire, et passa outre pour se rendre à la messe qui l’attendait. L’inconstante fortune a voulu qu’un peu plus de vingt ans après je visse à Paris, dans l’Hôtel-de-Ville, un autre roi Louis recevoir avec beaucoup plus de bonté un compliment bien différent que lui adressait un autre prévôt, sous le titre de maire, le {p. 434}17 juillet 1789 (Bailly) ; et alors c’était le tour des courtisans de rester embourbés sur la route de Versailles à Paris, quoique ce fût en plein été ; mais sur cette route la fange alors était en permanence. Peut-être je bénirais Dieu de m’avoir rendu témoin de ces choses, si je n’étais trop convaincu que le règne de ces rois plébéiens peut devenir encore plus funeste à la France et au monde que celui des rois capétiens. »

VIII §

Il passe son temps à Londres au métier de cocher amateur, montant à cheval le matin et conduisant le soir sur son siège son compagnon de voyage de rue en rue ; de là en Hollande, où il croit aimer, à La Haye, une charmante Hollandaise récemment mariée ; séparé d’elle par une convenance de situation, il fait semblant de vouloir mourir et se laisse facilement ramener à la vie par son domestique. Il repart pour Turin ; il passe six mois à la campagne chez sa sœur, lisant Voltaire, dont les vers l’ennuient, dont la prose l’enchante ; Montesquieu, {p. 435}Helvétius, Plutarque, enfin, qui l’instruit et l’enchaîne.

Il repart pour visiter le reste de l’Europe ; autant lire une géographie. De Pétersbourg à Turin, il voit tout, sans éprouver même une sensation. Il revient au gîte, comme s’il ne l’avait pas quitté. Arrêté à Londres, il se croit encore amoureux d’une belle et suspecte Anglaise, amoureuse de son groom. Le mari, éclairé par le groom, le surprend et lui donne pour la forme un léger coup d’épée au bras. Il craint un procès d’adultère et se croit ruiné s’il l’affronte ; il ne tarde pas à se glacer et revient encore à Turin, où il reste deux ans ; il devient le chevalier servant d’une dame qu’il n’estime pas et qu’il n’aime guère, puis il la quitte et se fait lier par son valet de chambre sur sa chaise pour s’empêcher d’aller la revoir ! Quelle fantaisie risible l’amoureux prend pour le sublime de la volonté ! Quand l’envie de sortir est passée, il se fait tranquillement démailloter par son complaisant serviteur, et s’en va souper en ville. Des niaiseries pareilles peuvent-elles être écrites par un homme sérieux ?

Une détestable ébauche de tragédie classique, intitulée Cléopâtre, et quelques sonnets {p. 436}sans sel et sans miel, que l’auteur lit à ses commensaux aux applaudissements de l’auditoire, sont le fruit de cette séquestration : puis il va, déguisé en Apollon, au bal masqué de Turin, et il y récite à tout venant des complaintes misérablement rimées où sa Béatrice n’est guère ménagée. Tout cela ne détermine pas encore sa vocation tragique. Et ainsi finit le récit de sa jeunesse.

IX §

Il s’aperçut alors que deux choses lui manquaient seulement pour être un Sophocle : un génie et une langue.

Le piémontais n’est pas une langue : c’est un patois, moitié vaudois, moitié allobroge, moitié génois, moitié milanais, moitié français, tout, hors de l’italien. En français les places étaient prises, en piémontais il n’y avait que les places burlesques à prendre ; le burlesque n’a que le patois pour s’exprimer, et le piémontais a de véritables chefs-d’œuvre dans ce dialecte. Mais Alfieri ne pouvait pas avilir son prétentieux génie au grotesque. Il lui fallait donc l’italien ; {p. 437}mais quel italien ? Il y en avait de toute sorte : l’italien de Naples, moitié espagnol, moitié francisé, moitié grec, moitié lazzarone ; on ne pouvait tenter ce mélange, plus propre à faire rire que pleurer. Il y avait le romain, langue sonore, majestueuse, grandiose, mais le pape et les cardinaux étaient là ; la liberté souriait à la langue, mais les hommes imposaient la servitude sacrée, cela ne pouvait convenir à l’ennemi poétique de toute tyrannie. Il y avait le vénitien, mais c’était si frêle et si doux que cela ne pouvait être susurré que par des lèvres de femme, cela répugnait à la virilité des héros ; il y avait le milanais, c’était mêlé d’allemand et de français, plus jargon que langue ; il y avait le génois et le piémontais, cela n’avait ni syntaxe, ni accent, ni sens, patois de peuples qui ne s’appartiennent pas et qui s’entendent entre eux contre leurs conquérants par signes plus que par le langage.

Enfin il y avait le toscan, la vieille langue étrusque de Machiavel, de Michel-Ange, de Dante, rugueuse, nerveuse, un peu sauvage, un peu latine, brève, forte, concentrant en peu de mots un grand sens, telle que Dante l’a chantée, telle que Machiavel l’a écrite, langue faite pour des héros, des poètes, des philosophes, {p. 438}et qui ne s’entend bien qu’à Florence, entre les deux rives de l’Arno et à Pistoia, langue locale s’il en fut jamais, héritière d’un peuple qui n’a point d’héritage sur la terre, langue de puritains et de pédants, qui prétendent avec raison être à eux seuls l’Italie classique… C’est celle-là qu’Alfieri choisit. Mais la savoir exigeait une seconde naissance ; il fallait aller dans le pays de ces grands hommes pour y prendre leur accent avec l’extrait baptistaire de leur génie. Alfieri s’y décida pour l’amour du toscan. Il commença par aller passer six mois à Florence, au milieu des académiciens de la Crusca ; il bégaya leur vocabulaire et il crut avoir retrouvé l’italien, comme les voyageurs qui remontent à la quatrième cataracte d’Égypte croient rapporter les sources du Nil. Il revint à Turin ; il essaya quelques scènes de tragédie, alla passer quelques mois à Asti pour y cuver ses connaissances nouvelles, et s’aperçut qu’il ne savait rien.

Il prit alors une des plus fortes résolutions qu’un héros ou un homme de lettres puisse prendre au commencement de sa vie, celle de s’expatrier pour l’amour du dialecte ou de la gloire : mais il lui fallait un prétexte ; il le trouva dans je ne sais quelle haine idéale du despotisme {p. 439}de la maison de Savoie. Ce prétexte était faux, car le despotisme italien-piémontais de la maison de Savoie à Turin était bien paternel et bien doux, en comparaison du despotisme autrichien d’un archiduc Léopold, régnant absolu à Florence, sous le nom et avec les armes d’un proconsul allemand. N’importe, tout est bon pour colorer un sophisme de conduite par un sophisme de raisonnement. Les prétextes ne sont pas difficiles en logique.

X §

Mais ce n’était pas tout encore : il fallait dépayser non-seulement son prétendu génie, mais sa fortune toute féodale et toute territoriale à Asti. Pour cela, la permission du roi était nécessaire. Quelle raison à donner à un prince bon, mais absolu, que la haine mortelle de sa soi-disant tyrannie ! Alfieri n’avait ni tant de folie ni tant d’audace ; aussi il tourna humblement la difficulté. Il persuada facilement au marquis de Cumiana, son beau-frère, et à sa sœur, attachés par des emplois à la cour, qu’il voulait leur donner tous ses biens en perdant la moitié au moins, en échange d’une rente {p. 440}viagère d’environ trente ou quarante mille livres à condition qu’il irait librement voyager et résider par tout l’univers. On eut bien de la peine à accomplir cet arrangement, si nuisible à ses intérêts, si favorable à sa famille. Enfin, on y parvint ; il est probable que le roi se vit sans trop de peine délivré d’un sujet excentrique, mauvais poète, grand déclamateur, qui méprisait son pays, et qui s’en allait toscaniser chez un autre souverain.

XI §

Aussitôt que le contrat fut dressé et signé, Alfieri partit pour la Toscane.

« Je partis dans les premiers jours de mai, muni comme de coutume de la permission qu’il fallait obtenir du roi pour sortir de ses bienheureux États. Le ministre à qui je la demandai me répondit que j’avais déjà été, l’année d’avant, en Toscane. — C’est pour cela, répliquai-je, que je me propose d’y retourner encore cette année. — Cette permission me fut accordée ; mais ce mot me donna à penser, et fit dès lors germer dans ma tête le dessein que moins d’un an après je mis {p. 441}pleinement à exécution, et qui me dispensa dans la suite de demander aucune permission de ce genre. Comme ce second voyage devait se prolonger plus que l’autre, et qu’à mes rêves de véritable gloire il se mêlait encore quelques bouffées de vanité, j’emmenai avec moi plus de gens et de chevaux, afin de marier ainsi deux rôles qui rarement vont d’accord ensemble, le rôle de poète et celui de grand seigneur. J’eus donc huit chevaux à ma suite et un équipage digne d’un pareil train. Je pris la route de Gênes, où je m’embarquai avec mon bagage et une petite calèche, laissant mes chevaux suivre la voie de terre par Lerici et Sarzana. Ils y arrivèrent heureusement et avant moi. Pour moi, la felouque où j’étais, presque en vue de Lerici, fut ramenée en arrière par un coup de vent, et je fus forcé de débarquer à Rapallo, qui n’était guère qu’à deux postes de Gênes. Ayant pris terre sur cette côte et me lassant d’attendre que le vent redevînt favorable pour reprendre la route de Lerici, je laissai la felouque avec mes effets, et, prenant avec moi quelques chemises, mes écrits dont je ne me séparais plus et un seul de mes gens, j’enfourchai un bidet de poste, et, à travers les précipices {p. 442}de l’Apennin dépouillé, je me rendis à Sarzana, où je trouvai mes chevaux, et où il me fallut attendre la felouque plus de huit jours. Bien que j’eusse là mes chevaux pour me distraire, comme je n’avais, en fait de livres, que mon petit Horace et mon Pétrarque de poche, je m’ennuyai beaucoup à Sarzana. Un prêtre, frère du maître de poste, me prêta un Tite-Live dont les œuvres ne m’étaient pas tombées dans les mains depuis l’académie, où je ne l’avais ni compris ni goûté. Quoique passionné admirateur de la rapidité de Salluste, cependant la sublimité du sujet et la majesté des discours de Tite-Live me frappèrent vivement. Ayant lu dans cet historien la mort de Virginie et les discours enflammés d’Icilius, j’en fus si transporté qu’aussitôt l’idée me vint d’en faire une tragédie ; et je l’aurais écrite d’un trait, si ne m’avait troublé l’attente continuelle de cette maudite felouque dont l’arrivée serait venue m’interrompre dans le feu de la composition.

« Ici, pour l’intelligence du lecteur, je dois dire ce que j’entends par ces mots dont je me sers si souvent, concevoir, développer et mettre en vers. Je m’y prends toujours à trois {p. 443}fois pour donner l’être à chacune de mes tragédies, et j’y gagne le bénéfice du temps, si nécessaire pour bien asseoir une œuvre de cette importance, qui, pour peu qu’elle vienne au monde contrefaite, a grand’peine ensuite à se redresser. Concevoir une tragédie, ce que j’appelle ainsi, c’est donc distribuer mon sujet en scènes et en actes, établir et fixer le nombre des personnages ; puis, en deux petites pages de mauvaise prose, résumer, pour ainsi dire, scène par scène, ce qu’ils diront et ce qu’ils doivent faire. Reprendre ensuite ce premier feuillet, et, fidèle à la trace de mes indications, remplir les scènes, dialoguer en prose, comme elle vient, la tragédie tout entière, sans écarter une seule pensée, quelle qu’elle soit, et écrire avec toute la verve que je puis avoir, sans prendre garde aux termes, c’est là ce que j’appelle développer. J’appelle enfin versifier, non-seulement mettre la prose en vers, mais, avec un esprit à qui j’ai laissé le temps de se reposer, choisir parmi les longueurs du premier jet les pensées les meilleures, les élever à la forme et à la poésie. Il faut ensuite, comme dans toute autre composition, limer, retrancher, changer. Mais si d’abord la tragédie n’était ni dans {p. 444}la conception, ni dans le développement, je doute que plus tard elle se retrouvât dans cette étude du détail. C’est là le procédé que j’ai suivi dans toutes mes compositions dramatiques, à commencer par le Philippe, et j’ai pu me convaincre qu’il compte au moins pour les deux tiers de l’œuvre. Et en effet, après un certain temps, ce qu’il en fallait pour oublier complètement cette première distribution de scènes, quand il m’arrivait de reprendre ce feuillet, je sentais tout-à-coup, à chaque scène, gronder dans mon cœur et dans mon esprit un assaut tumultueux de sentiments et de pensées qui m’excitaient, et, pour ainsi dire, me forçaient à écrire ; j’en concluais aussitôt que ce premier plan était bon et tiré des entrailles mêmes du sujet. Si, au contraire, je ne retrouvais pas cet enthousiasme, égal ou même supérieur à ce qu’il était quand j’écrivais cette esquisse, je la changeais ou la brûlais. Le premier plan approuvé, le développement allait très vite ; j’en écrivais un acte par jour, quelquefois plus, rarement moins ; et d’ordinaire, dès le sixième jour, la tragédie était née, sinon faite. De cette façon, n’admettant de juge que mon propre sentiment, toutes les tragédies que je n’ai pu {p. 445}écrire ainsi, et avec cette fureur d’enthousiasme, jamais je ne les ai achevées, ou, si je les ai terminées, jamais du moins je ne les ai mises en vers. Tel fut le sort d’un Charles Ier, qu’immédiatement après le Philippe j’entrepris de développer en français ; au troisième acte de l’ébauche, mon cœur et ma main se glacèrent en même temps, et si bien que ma plume se refusa absolument à poursuivre. Même chose arriva à une tragédie de Roméo et Juliette, que je développai pourtant tout entière, mais avec effort et non sans me reprendre. Quelques mois après, quand je voulus revenir à cette malheureuse esquisse et la relire, elle me glaça tellement le cœur, et j’entrai contre moi dans une telle colère, qu’au lieu d’en poursuivre l’ennuyeuse lecture, je la jetai au feu. De cette méthode, que j’ai voulu caractériser avec détail, il est peut-être résulté une chose : c’est que mes tragédies dans leur ensemble, et malgré les nombreux défauts que j’y vois, sans compter tous ceux que peut-être je n’y vois pas, ont du moins le mérite d’être, ou, si l’on veut, de paraître pour la plupart venues d’un seul jet et rattachées à un seul nœud, de telle sorte que les pensées, le style, l’action du cinquième {p. 446}acte s’identifient étroitement avec la disposition, le style, les pensées du quatrième, et ainsi de suite, en remontant jusqu’aux premiers vers du premier, ce qui a du moins l’avantage de provoquer, en la soutenant, l’attention de l’auditeur, et d’entretenir la chaleur de l’action. La tragédie ainsi développée, lorsqu’il ne reste plus au poète d’autre souci que de la versifier à son aise, et de distinguer le plomb de l’or, l’inquiétude que communique à l’esprit le travail des vers et cette passion de l’éloquence, si difficile à satisfaire, ne sauraient nuire en rien au transport et à l’enthousiasme qu’il faut aveuglément suivre dès que l’on veut concevoir et créer une œuvre terrible et passionnée. Si ceux qui viendront après moi jugent que cette méthode m’a conduit à mon but plus heureusement que d’autres, cette petite digression pourra, avec le temps, éclairer et fortifier quelque disciple de l’art que je professe. Si je me suis abusé, d’autres peut-être s’aideront de ma méthode pour en trouver une meilleure.

« Je reprends le fil de ma narration. Enfin arriva à Lerici cette felouque si impatiemment attendue ; je m’emparai de ma garde-robe {p. 447}et je partis immédiatement de Sarzana pour Pise, ayant ajouté à mon bagage poétique cette Virginie de plus, sujet qui allait merveilleusement à mon humeur. Je m’étais bien promis de ne pas rester cette fois plus de deux jours à Pise ; je me flattais de profiter davantage sous le rapport de la langue à Sienne, où l’on parle mieux et où il y a moins d’étrangers, sans compter que, durant le séjour que j’avais fait à Pise, l’année d’auparavant, je m’étais épris à moitié d’une belle et noble demoiselle, que ses parents m’auraient sans doute accordée pour femme, quoique riche, si je l’avais demandée. Mais quelques années de plus m’avaient mûri sur ce point, et ce n’était plus le temps où, à Turin, j’avais consenti que mon beau-frère demandât pour moi cette jeune fille, qui, à son tour, ne voulut pas de moi. Cette fois, je ne voulus pas laisser demander pour moi celle-ci qui assurément ne m’eût pas refusé. Elle me convenait autant par son caractère que sous tout autre rapport, et je dois ajouter qu’elle ne me plaisait pas médiocrement. Mais j’avais maintenant huit ans de plus, j’avais vu, bien ou mal, presque toute l’Europe, et l’amour de la gloire, qui était entré dans mon âme, {p. 448}cette passion pour l’étude, cette nécessité d’être ou de me faire libre pour devenir un intrépide et véridique auteur, étaient autant d’aiguillons qui me faisaient passer outre, autant de raisons qui me criaient dans le fond de mon cœur que sous la tyrannie c’est déjà bien assez, si ce n’est trop, de vivre seul, et que jamais, pour peu que l’on y songe, il ne faut y être ni mari ni père. Je passai donc l’Arno, et me voici à Sienne. Je bénirai toujours le moment où j’y arrivai, car je m’y composai un petit cercle de six ou sept hommes doués de sens, de jugement, de goût et d’instruction, ce qu’on aura peine à croire d’un pays aussi petit. Mais j’en distinguai un entre tous, c’était le respectable Francesco Gori Gandellini : j’en ai souvent parlé dans mes divers écrits, et sa douce et chère mémoire ne sortira jamais de mon cœur. Une sorte de ressemblance entre nos caractères, une même façon de penser et de sentir (bien plus rare, bien plus remarquable chez lui, dont la vie était si différente de la mienne), un besoin mutuel de soulager nos cœurs du poids des mêmes passions, que fallait-il de plus pour nous unir bientôt d’une vive amitié ? Ce nœud sacré d’une franche amitié était, {p. 449}et il est toujours, dans ma manière de penser et de vivre, un besoin de première nécessité. Mais ma nature austère, réservée, difficile, me rend, et, tant que je vivrai, me rendra peu propre à inspirer à d’autres ce sentiment qu’à mon tour je n’accorde pas sans une extrême difficulté. Cela fait que je n’aurai connu dans le cours de ma vie qu’un très petit nombre d’amis ; mais je me vante de n’en avoir eu que de bons, et qui tous valaient mieux que moi. Pour ma part, je n’ai jamais cherché dans l’amitié qu’un épanchement réciproque des faiblesses de l’humanité, où je demande à la raison et à la tendresse de mon ami de corriger chez moi et d’améliorer ce qu’il y trouverait à blâmer, de fortifier, au contraire, et d’élever encore le peu de choses louables par où l’homme peut se rendre utile aux autres, et s’honorer lui-même. Telle est, par exemple, la faiblesse de vouloir devenir auteur, et c’est là surtout que les nobles et affectueux conseils de Gandellini me furent d’un grand secours et m’encouragèrent beaucoup. Le très vif désir que j’éprouvais de mériter l’estime de cet homme rare donna tout-à-coup comme un nouveau ressort à mon esprit, et à mon intelligence {p. 450}une vivacité qui ne me laissait ni paix ni trêve, tant que je n’avais pas composé une œuvre qui fût ou me parût digne de lui. Je n’ai jamais joui de l’entier exercice de mes facultés intellectuelles et créatrices, que mon cœur ne se trouvât auparavant rempli et satisfait, et que mon esprit ne se sentît appuyé, soutenu par une main estimable et chère. Cet appui, au contraire, venait-il à me manquer, et à me laisser, pour ainsi dire, seul au monde, me regardant comme un être inutile à tous, et qui n’était aimé de personne, je tombais alors dans de tels accès de mélancolie, de désenchantement et de dégoût sur toute chose, et ces accès se renouvelaient si fréquemment que je passais des journées entières, et même des semaines, sans vouloir, sans pouvoir toucher un livre ou une plume.

« Pour obtenir et mériter l’approbation d’un homme aussi estimable que Gori l’était à mes yeux, je travaillai, cet été, avec beaucoup plus d’ardeur que je n’avais fait encore. C’est de lui que me vint l’idée de mettre au théâtre la conjuration des Pazzi. Le fait m’était complètement inconnu, et il me conseilla de le chercher dans Machiavel de préférence à {p. 451}tout autre historien. Et c’est ainsi que, par une étrange rencontre, ce divin auteur qui devait aussi faire, un jour, mes plus chères délices, venait, une seconde fois, se placer sous ma main, grâce à un autre ami véritable, semblable sous bien des rapports à ce cher d’Acunha que j’avais tant aimé, mais beaucoup plus savant et plus instruit que ce dernier. Et en effet, quoique le terrain ne fût pas encore assez préparé pour recevoir et féconder une telle semence, je lus néanmoins çà et là, pendant le mois de juillet, bien des fragments de Machiavel, outre le récit du fait de la conjuration ; et alors non-seulement je conçus sans différer le plan de ma tragédie, mais, épris de cette façon de dire si originale et si puissante, il me fallut laisser là pour quelques jours toutes mes autres études, et, comme inspiré de ce génie sublime, écrire d’une haleine les deux livres de la Tyrannie, tels ou à peu près que je les imprimai quelques années plus tard. Ce fut l’épanchement d’un esprit trop plein et blessé dès l’enfance par les flèches de l’oppression détestée qui pèse sur le monde. Si j’avais su reprendre un tel sujet dans un âge plus mûr, je l’aurais sans doute traité un peu plus savamment, et {p. 452}l’histoire serait venue au secours de mes opinions. Mais quand j’ai imprimé ce livre, je n’ai pas voulu, avec le froid des années et le pédantisme de mon petit savoir, étouffer le feu de la jeunesse, et la généreuse, la légitime indignation que j’y vois briller à chaque page, et dont l’éclat n’ôte rien à une sorte de franche et véhémente logique qui me paraît y dominer le reste. Que si j’y remarquai aussi des erreurs ou des déclamations, ce sont filles d’inexpérience et non de mauvaise volonté que je voulus également y laisser. Aucune fin cachée, aucun sentiment de vengeance personnelle ne me dicta cet écrit. J’ai pu me tromper dans ma façon de sentir, ou écrire avec trop de passion. Mais peut-il y avoir excès dans la passion que l’on éprouve pour le juste et pour le vrai, surtout quand il s’agit de la faire partager aux autres ? Je me suis borné à dire ce que je pensais, moins peut-être que je ne sentais. Dans l’ardeur bouillante de cet âge, raisonner et juger n’étaient peut-être qu’une noble et généreuse manière de sentir. »

XII §

{p. 453}Ici nous approchons du seul véritable intérêt de cette vie, l’amour conçu par Alfieri pour la comtesse d’Albany, reine légitime d’Angleterre, se rendant alors à Florence avec son vieux mari, le prétendant Charles-Édouard, héros de roman dans sa jeunesse, découragé et avili par l’adversité.

Alfieri raconte ainsi cette aventure :

« Après avoir ainsi soulagé mon âme ulcérée de sa haine contre la tyrannie, haine conçue en naissant et chaque jour plus vive, je sentis aussitôt se réveiller mon ardeur pour les œuvres théâtrales ; mais auparavant, ayant lu mon petit livre à mon ami et à un très petit nombre d’autres personnes, je le cachetai pour le mettre à part, et n’y pensai plus pendant nombre d’années. Cependant, ayant repris le cothurne, je développai en très peu de temps et tout ensemble, l’Agamemnon, l’Oreste et la Virginie. Pour ce qui est d’Oreste, il m’était venu un scrupule avant de le développer ; {p. 454}mais, comme ce scrupule était chose mesquine en soi et peu digne d’arrêter, mon ami me le leva avec quelques mots. J’avais conçu cette tragédie à Pise, l’année d’avant, et j’en avais pris le sujet dans l’Agamemnon de Sénèque, pièce détestable, s’il en fut. L’hiver arriva, et, me trouvant alors à Turin, un jour que je passais mes livres en revue, j’ouvris par hasard un volume du théâtre de Voltaire, où le premier mot qui s’offrit à moi ce fut : Oreste, tragédie. Je fermai aussitôt le livre, dépité de me connaître un tel rival parmi les modernes. Je n’avais jamais su qu’il eût fait une tragédie de ce nom. Je pris alors quelques avis, et l’on me dit que c’était une des bonnes tragédies de l’auteur. Cette réponse m’avait singulièrement refroidi dans le dessein de donner suite à mon plan. Me trouvant donc à Sienne, ainsi que je l’ai dit, et ayant achevé de développer l’Agamemnon, sans ouvrir même une seule fois celui de Sénèque, pour ne pas devenir plagiaire, lorsque je me vis sur le point de développer l’Oreste, j’allai consulter mon ami, je lui racontai le fait, et le priai de me prêter celui de Voltaire pour y jeter un coup d’œil, et voir si je devais ou non faire le mien. Gori refusa de {p. 455}me prêter l’Oreste français, et me dit : — Commencez par écrire le vôtre avant de lire celui-ci, et, si vous êtes né pour la tragédie, le vôtre pourra valoir plus ou moins ou autant que cet autre Oreste, mais du moins sera-ce bien le vôtre. — Je fis ce qu’il me dit, et ce noble et généreux conseil devint pour moi dès lors un système. Toutes les fois depuis que j’ai entrepris de traiter des sujets déjà traités par d’autres modernes, je n’ai voulu lire leur ouvrage qu’après avoir esquissé et versifié le mien ; si je l’avais vu au théâtre, je cherchais aussitôt à ne plus m’en souvenir, ou si malgré moi je m’en souvenais, je m’attachais à faire, autant que possible, le contraire en tout de ce qu’ils avaient fait. Somme toute, j’y ai gagné, ce me semble, une physionomie et une allure tragiques, où peut-être il y a fort à reprendre, mais qui, à coup sûr, sont de moi.

« Ce séjour à Sienne de près de cinq mois fut donc un véritable baume pour mon intelligence, et en même temps pour mon esprit. Outre les compositions dont j’ai parlé, j’y continuai avec persévérance et avec fruit l’étude des classiques latins, de Juvénal entre autres, qui me frappa vivement, et que dans {p. 456}la suite je n’ai cessé de relire non moins qu’Horace. Mais à l’approche de l’hiver, qui, à Sienne, n’est nullement agréable, comme d’ailleurs je n’étais pas encore bien guéri de ce besoin de changer de lieux, qui est une maladie de la jeunesse, au mois d’octobre, je me décidai à aller à Florence, sans savoir au juste si j’y passerais l’hiver, ou si je m’en retournerais à Turin. Mais je m’y étais à peine établi tant bien que mal, pour essayer d’y séjourner un mois, qu’une circonstance nouvelle m’y fixa, et pour ainsi dire m’y enferma pour bien des années. Cette circonstance me détermina heureusement à renoncer pour toujours à ma patrie, et je trouvai enfin dans des chaînes d’or, qui tout à coup me retinrent doucement, cette liberté littéraire sans laquelle jamais je n’eusse fait rien de bon, si tant est que j’aie fait quelque chose de bon.

« Pendant l’été précédent, que j’avais tout entier passé à Florence, comme je l’ai dit, j’y avais souvent rencontré, sans la chercher, une belle et très aimable dame. Étrangère de haute distinction, il n’était guère possible de ne la point voir et de ne pas la remarquer, plus impossible encore, une fois vue et remarquée, de ne pas lui trouver un charme {p. 457}infini. La plupart des seigneurs du pays et tous les étrangers qui avaient quelque naissance étaient reçus chez elle ; mais, plongé dans mes études et ma mélancolie, sauvage et fantasque de ma nature, et d’autant plus attentif à éviter toujours entre les femmes celles qui me paraissaient les plus aimables et les plus belles, je ne voulus pas, à mon premier voyage, me laisser présenter dans sa maison. Néanmoins il m’était arrivé très souvent de la rencontrer dans les théâtres et à la promenade. Il m’en était resté dans les yeux et en même temps dans le cœur une première impression très agréable ; des yeux très noirs et pleins d’une douce flamme, joints (chose rare) à une peau très blanche et à des cheveux blonds, donnaient à sa beauté un éclat dont il était difficile de ne pas demeurer frappé, et auquel on échappait malaisément. Elle avait vingt-cinq ans ; un goût très vif pour les lettres et les beaux-arts ; un caractère d’ange, et, malgré toute sa fortune, des circonstances domestiques, pénibles et désagréables, qui ne lui permettaient d’être ni aussi heureuse ni aussi contente qu’elle l’eût mérité. Il y avait là trop {p. 458}de doux écueils pour que j’osasse les affronter.

« Mais dans le cours de cet automne, pressé à plusieurs reprises par un de mes amis de me laisser présenter à elle, et me croyant désormais assez fort, je me risquai à en courir le danger, et je ne fus pas longtemps à me sentir pris, presque sans m’en apercevoir. Toutefois, encore chancelant entre le oui et le non de cette flamme nouvelle, au mois de décembre je pris la poste, et je m’en allai à franc étrier jusqu’à Rome, voyage insensé et fatigant, dont je ne rapportai pour tout fruit que mon sonnet sur Rome, que je fis, une nuit, dans une pitoyable auberge de Baccano, où il me fut impossible de fermer l’œil. Aller, rester, revenir, ce fut l’affaire de douze jours. Je passai et repassai par Sienne, où je revis mon ami Gori, qui ne me détourna pas de ces nouvelles chaînes, dont j’étais plus d’à moitié enveloppé ; aussi mon retour à Florence acheva bientôt de me les river pour toujours. L’approche de cette quatrième et dernière fièvre de mon cœur s’annonçait heureusement pour moi par des symptômes bien différents de ceux qui avaient marqué l’accès des trois premières. {p. 459}Dans celles-ci, je n’étais pas ému, comme dans la dernière, par une passion de l’intelligence, qui, se mêlant à celle du cœur et lui faisant contrepoids, formait, pour parler comme le poète, un mélange ineffable et confus qui, avec moins d’ardeur et d’impétuosité, avait cependant quelque chose de plus profond, de mieux senti, de plus durable. Telle fut la flamme qui, à dater de cette époque, vint insensiblement se placer à la tête de toutes mes affections, de toutes mes pensées, et qui désormais ne peut s’éteindre qu’avec ma vie. Ayant fini par m’apercevoir au bout de deux mois que c’était là la femme que je cherchais, puisque, loin de trouver chez elle, comme dans le vulgaire des femmes, un obstacle à la gloire littéraire, et de voir l’amour qu’elle m’inspirait me dégoûter des occupations utiles, et rapetisser, pour ainsi dire, mes pensées, j’y trouvais, au contraire, un aiguillon, un encouragement et un exemple pour tout ce qui était bien, j’appris à connaître, à apprécier un trésor si rare, et dès lors je me livrai éperdument à elle. Et certes je ne me trompai pas, puisque, après dix années entières, à l’heure où j’écris ces enfantillages, désormais, hélas ! entré dans {p. 460}la triste saison des désenchantements, de plus en plus je m’enflamme pour elle, à mesure que le temps va détruisant en elle ce qui n’est pas elle, ces frêles avantages d’une beauté qui devait mourir. Chaque jour mon cœur s’élève, s’adoucit, s’améliore en elle, et j’oserai dire, j’oserai croire qu’il en est d’elle comme de moi, et que son cœur, en s’appuyant sur le mien, y puise une force nouvelle. »

XIII §

Deux écrivains très remarquables, le premier par son zèle ardent pour la vérité, le second par le talent et le style, M. de Reumont, ministre de Prusse en Toscane, et M. Saint-René-Taillandier, rédacteur de la Revue des Deux-Mondes, viennent de nous fournir des documents raisonnés sur cette liaison d’Alfieri et de la comtesse d’Albany. Nous allons nous en servir librement : cependant, sous beaucoup de rapports, j’en ai plus qu’eux dans ma mémoire. J’ai connu moi-même la reine {p. 461}détrônée à Florence ; j’ai été très lié avec ses amis les plus intimes à Paris en 1792 ; j’ai vu tous les jours M. Fabre de Montpellier, l’ami d’Alfieri et le successeur du poète auprès de son amie, pendant qu’avant M. de Reumont je résidais à Florence, de 1820 à 1829.

XIV §

Qu’était-ce que le prétendant Charles-Édouard ? qu’était-ce que la comtesse d’Albany ? Le voici d’abord :

Charles-Édouard, petit-fils de Charles Ier, le roi décapité par Cromwell, était fils de Jacques III, le premier prétendant héroïque et malheureux, célébré par Walter Scott, le romancier des rois détrônés, qui venge les prétendants de l’histoire. Jacques III, après ses revers et sa fuite en Écosse, vivait à Rome, traité en roi par le pape. Il avait deux fils, Charles-Édouard d’abord, dont il est ici question, et le duc d’York, nommé, à vingt ans, cardinal. En 1745, Jacques III permit à son fils Charles-Édouard, alors très jeune, d’aller {p. 462}tenter en Écosse la seconde aventure d’une restauration des Stuarts. Charles-Édouard débarque en Écosse, réunit les clans écossais ; avec 50 000 francs et quelques armes il s’empare d’Édimbourg et gagne la bataille de Preston-Pans ; en 1746 il est défait à l’irrévocable bataille de Culloden. Il fuit à travers les Orcades, et, après de tragiques aventures, il débarque en Bretagne, près de Morlaix, et se rend à Paris avec quelques amis compromis dans sa cause. Ni Louis XV, qui venait de conclure la paix avec l’Angleterre, ni l’Espagne, qui suivait la politique française, ni Frédéric le Grand, roi de Prusse, qui avait besoin de ménager l’Angleterre, tout en admirant et en célébrant de sa plume le jeune prétendant vaincu, ne consentirent à lui prêter d’appui. Il resta à Paris, humilié de cet abandon et vivant obscur, en attendant un remords de Louis XV. La cour le traitait en héros digne d’une couronne ; le Dauphin lui-même, père de Louis XVI, lui laissait espérer un autre avenir avec un autre règne.

XV §

{p. 463}Cependant le roi de France voulait rester fidèle au traité d’Aix-la-Chapelle, par lequel il s’interdisait d’appuyer les Stuarts contre la maison de Hanovre. Il lui offrait hors de ses États une hospitalité princière. « Je ne céderai qu’à la violence », répondait le jeune souverain. Louis XV, placé entre la fidélité à sa parole et l’infidélité à son honneur de roi, le fit arrêter à l’Opéra le 10 décembre 1748.

Un chroniqueur, l’avocat Barbier, rend compte ainsi de l’événement à cette date :

« “Événement d’État, écrit l’avocat Barbier dans son journal. — Hier mardi, 10 décembre, on a commandé vingt-cinq hommes par compagnie du régiment des gardes-françaises pour l’après-midi, avec poudre et plomb, sans tambour. Ce jour, le prince Édouard, connu sous le nom du Prétendant, avait la première loge à l’Opéra, à son ordinaire ; il y est arrivé sur les cinq heures, avec deux seigneurs anglais de sa cour. Aussitôt qu’il aété descendu de carrosse pour entrer dans le cul-de-sac de l’Opéra, M. de Vaudreuil, major du régiment des gardes, lui a dit qu’il était chargé de l’ordre du roi pour l’arrêter, et, dans le moment même, six sergents aux gardes, qui étaient en habits bourgeois, l’ont saisi par les deux bras et par les deux jambes et l’ont enlevé de terre ; on lui a jeté et passé sur-le-champ un cordon de soie, qui lui a embrassé et serré les deux bras… Il s’est, dit-on, un peu trouvé mal ; on l’a passé ainsi par la porte du fond du cul-de-sac qui rend dans la cour des cuisines du Palais-Royal ; on l’a mis dans un carrosse de remise dans lequel M. de Vaudreuil l’a accompagné.”

« Ainsi garrotté comme un malfaiteur, dépouillé de son épée, de ses pistolets (car on poussa l’indignité jusqu’à fouiller ses poches), il est conduit immédiatement au château de Vincennes. Toutes les précautions avaient été prises pour que l’arrestation et l’enlèvement eussent lieu sans résistance. Sur la place des Victoires, autour du Palais-Royal, dans toutes les rues voisines de l’Opéra, on remarqua pendant cette soirée du 10 un déploiement de troupes tout à fait inusité. “On craignait apparemment une émeute {p. 465}du peuple”, dit le journaliste. “Des gardes-françaises, la baïonnette au bout du fusil, et des cavaliers du guet, qui attendaient la voiture place des Victoires, l’enveloppèrent au passage et lui servirent d’escorte. Neuf de ces hommes, vêtus de redingotes et portant des flambeaux, éclairaient ce triste cortège. Le guet à cheval, ajoute Barbier, l’a conduit le long du faubourg, et il y avait des détachements de soldats aux gardes, de distance en distance, le long des allées de Vincennes.” Pendant ce temps, les deux gentilshommes écossais qui accompagnaient le prince étaient entraînés dans le corps-de-garde du cul-de-sac de l’Opéra, puis jetés dans des fiacres et conduits à la Bastille. »

« À huit heures du matin, Charles-Édouard partait de Vincennes et on le reconduisait jusqu’à la frontière suisse. Cette seconde expédition fut moins brutale que la première. » M. de Férussy, lieutenant général des armées du roi, prit place auprès du prince dans une chaise de poste, « plus par honneur qu’autrement ». Le fait restait le même néanmoins, et l’opinion y voyait une tache à notre honneur. « On avait défendu dans les cafés de Paris de parler du prince Édouard, parce {p. 466}que l’on se donnait la liberté de blâmer le roi. »

Il fut conduit de Vincennes hors du royaume avec décence, mais le cri public protesta pour lui. Il se cacha sur le continent ; il osa reparaître deux fois à Londres, où il conféra avec ses partisans le duc de Beaufort, lord Somerset, le comte Westmoreland. Il rentra à Liège et y vécut obscur et immobile, avec la fille d’un serviteur dévoué de son père, miss Clémentine Walkinshaw, qu’il avait ramenée d’Écosse où elle s’était attachée à lui. Elle passait pour sa femme légitime, portait son nom, et avait une fille de lui que nous retrouverons bientôt modèle de son sexe. Ses amis murmurèrent et le sommèrent de renvoyer miss Clémentine, infidèle, disaient-ils, à sa cause. Il s’y refusa avec énergie ; mais, quelque temps après, elle quitta elle-même le prince, sous prétexte de mettre sa fille au couvent à Paris. Ce coup lui fut terrible : l’abandon de ce qui vous a aimé dans le malheur est le pire des malheurs. Il le sentit trop ; il chercha sa consolation dans le sommeil de ses facultés, et il se fit une habitude de l’ivresse, oubli volontaire du sort.

Ce fut alors que la cour de France, lasse de l’oublier totalement, songea à réveiller dans ce {p. 467}sang des Stuarts une rivalité toujours possible au sang ennemi des Stuarts en donnant des héritiers à Charles-Édouard. M. de Reumont, son biographe, prend trop à la lettre les imputations alors prématurées des ambassadeurs d’Angleterre contre les mœurs de ce prince.

« “J’apprends, écrit lord Stanley à sa cour, que le fils du Prétendant se met à boire dès qu’il se lève, et que chaque soir ses valets sont obligés de le porter ivre-mort dans son lit. Les émigrés eux-mêmes commencent à faire peu de cas de sa personne…” Ces grossières habitudes, qui ne le quittèrent plus, éloignèrent en effet un grand nombre de ses anciens partisans. Son père, son frère le cardinal, eussent essayé en vain de le rappeler au sentiment de lui-même ; il passait des années entières sans leur donner signe de vie. À la mort de son père, en 1766, il quitta sa résidence du pays de Liège ; il vint présider à Rome cette petite cour organisée un peu puérilement par Jacques III, et qui ne rappelait guère, faute d’argent, celle de Jacques II à Saint-Germain. La responsabilité nouvelle qui pesait sur lui, ce titre de roi qu’il portait, les marques de dévouement que lui prodiguait encore son entourage, la {p. 468}présence et les conseils de son frère, rien ne put l’arracher à l’ivrognerie. Il signor principe, ainsi l’appelaient les Romains, continuait à chercher dans le vin l’oubli de ses infortunes, et une fois ivre il battait ses gens, ses amis, les lords et les barons de sa cour, comme il battait à Preston-Pans les soldats du général Cope. Un jour, en 1770, le duc de Choiseul, qui avait songé un instant à la restauration des Stuarts, fait exprimer au Prétendant le désir de lui parler très confidentiellement à Paris. Charles-Édouard arrive, et rendez-vous est pris pour le soir même, à minuit, dans l’hôtel du duc de Choiseul. La conférence doit avoir lieu en présence du maréchal de Broglie, chargé de soumettre au prince le plan d’une descente en Angleterre. À l’heure convenue, le duc et le maréchal sont là, munis d’instructions et de notes ; Charles-Édouard ne paraît pas. Ils attendent, ils attendent encore, espérant qu’il va venir d’un instant à l’autre. Une demi-heure se passe, l’heure s’écoule. Enfin le maréchal s’apprête à prendre congé de son hôte, quand un roulement de voiture se fait entendre dans la cour. Quelques instants après, Charles-Édouard entrait dans le salon, {p. 469}mais si complètement ivre, qu’il eût été incapable de soutenir la moindre conversation. Le duc de Choiseul vit bien qu’il n’y avait rien à faire avec un prétendant comme celui-là, et dès le lendemain il lui donna l’ordre de quitter la France au plus tôt.

« Tel était l’homme que le duc d’Aiguillon faisait venir à Paris l’année suivante, en 1771, et à qui il offrait, au nom de la France, une pension de deux cent quarante mille livres, s’il consentait à épouser sans délai la jeune princesse de Stolberg. Puisqu’on ne pouvait faire de Charles-Édouard un chef d’expédition capable de tenir l’Angleterre en échec, on voulait du moins qu’il laissât des héritiers, que la famille des Stuarts ne s’éteignît pas, que le parti jacobite fût toujours soutenu par l’espérance, et que ces divisions de la Grande-Bretagne pussent servir à point nommé les intérêts de la France. Le duc d’Aiguillon ne s’adressait plus, comme le duc de Choiseul, au héros d’Édimbourg et de Preston-Pans ; il lui disait simplement : “Soyez époux et père…” Égoïstes calculs de la politique ! Le ministre de Louis XV s’était-il demandé si Charles-Édouard, avec ses {p. 470}habitudes invétérées d’ivrognerie, n’était pas, à cinquante et un ans, le plus misérable des vieillards, et si une âme pouvant encore aimer habitait les ruines de son corps ?

« La jeune femme que le duc d’Aiguillon destinait à ce vieillard n’avait pas accompli sa dix-neuvième année. Louise-Maximiliane-Caroline-Emmanuel, princesse de Stolberg, était née à Mons, en Belgique, le 20 septembre 1752. Elle appartenait par son père à l’une des plus nobles familles de la Thuringe, et se rattachait par sa mère, fille du prince de Hornes, à l’antique lignée de Robert Bruce, qui donna des rois à l’Écosse du moyen âge. Son père, le prince Gustave-Adolphe de Stolberg-Gedern, étant mort dans cette bataille de Leuthen où le grand Frédéric défit si complètement le prince de Lorraine et le maréchal Daun, malgré la supériorité de leurs forces, la princesse se trouva veuve bien jeune encore avec quatre filles, dont la dernière n’avait que trois ans. L’impératrice Marie-Thérèse n’oublia pas la famille du général qui était mort sous ses drapeaux ; elle accorda une pension à sa veuve et assura le sort de ses filles. Il y avait alors dans les possessions {p. 471}flamandes de la maison d’Autriche des abbayes pourvues de dotations considérables, et dont les dignités, c’est-à-dire les revenus, appartenaient de droit à la plus haute aristocratie de l’empire. On choisissait les abbesses, les supérieures, parmi les princesses des maisons souveraines, et pour mériter le titre de chanoinesse il fallait montrer dans sa famille, tant en ligne maternelle que paternelle, au moins huit générations de nobles. Les filles de la princesse de Stolberg obtinrent tour à tour cette distinction, qui leur procura de riches mariages, car les chanoinesses de ces abbayes ne faisaient pas vœu de renoncer au monde ; elles trouvaient au contraire dans cette singulière alliance avec l’Église une occasion de briller plus sûrement parmi les privilégiés de la fortune. Élevée d’abord dans un couvent, Louise de Stolberg fut bientôt chanoinesse comme ses sœurs, et chanoinesse de l’abbaye de Sainte-Vandru, dont la supérieure était la princesse de Lorraine Anne-Charlotte, sœur de l’empereur d’Allemagne François Ier, belle-sœur de l’impératrice Marie-Thérèse. Dès l’âge de dix-sept ans, la jeune chanoinesse attirait tous les regards dans cette société d’élite. Si {p. 472}elle était Allemande par la naissance et par le nom, elle était surtout Française par le tour de ses idées, et tous les prestiges de la grâce étaient encore embellis chez elle par une merveilleuse vivacité d’esprit. Instruite sans pédantisme, passionnée pour les arts sans nulle affectation, Louise de Stolberg semblait faite pour régner avec grâce sur l’aristocratie intellectuelle de son époque, dans les plus pures régions de la société polie.

« Sans doute elle ne connaissait de la vie de Charles-Édouard que sa période héroïque, la période de 1745 à 1748, lorsque le duc de Fitz-James vint lui offrir la main de l’héritier des Stuarts. Comment une telle offre ne l’eût-elle point séduite ? “C’était une couronne qu’on lui présentait, dit M. de Reumont, une couronne tombée assurément, mais si brillante encore de l’éclat que lui avaient donné plusieurs siècles sur un des premiers trônes de l’univers, une couronne illustre autrefois et consacrée de nouveau par la majesté de l’infortune, par le dévouement de ses serviteurs, par le hardi courage de l’homme qui avait essayé de la ressaisir tout entière.”

{p. 473}« L’affaire fut menée secrètement. La mère de la princesse ne demanda pas l’autorisation de l’impératrice Marie-Thérèse, craignant que la politique autrichienne ne s’opposât à un mariage qui devait nécessairement irriter l’Angleterre ; elle se rendit à Paris avec sa fille, et c’est là que le mariage fut contracté par procuration le 28 mars 1772. Le duc de Fitz-James avait reçu tous les pouvoirs de Charles-Édouard pour signer l’acte en son nom. La jeune femme, accompagnée de sa mère, se rendit ensuite à Venise et s’y embarqua pour Ancône. C’était dans la Marche d’Ancône, à Lorette, que le mariage devait être célébré ; mais, des difficultés étant survenues, une grande famille italienne établie non loin d’Ancône, à Macerata, la famille Compagnoni Marefochi, offrit au prince son château pour la cérémonie. Charles-Édouard s’y était rendu en toute hâte dès qu’il avait appris le départ de sa fiancée, chargeant un de ses amis, lord Carlyll, d’aller recevoir la princesse à Lorette et de la conduire à Macerata. La célébration du mariage eut lieu le 17 avril 1772. C’était, chose singulière, un vendredi saint. Monseigneur Peruzzini, évêque de Macerata et de Tolentino, {p. 474}bénit l’union des fiancés dans la chapelle du château en présence d’un petit nombre de témoins. Charles-Édouard n’avait oublié aucun de ses titres ; ce vieillard, usé par l’intempérance, qui s’agenouille péniblement sur ces coussins de velours auprès de cette jeune femme aux yeux bleus, aux cheveux blonds, éblouissante de grâce et de beauté, c’est Charles III, roi d’Angleterre, de France et d’Irlande, défenseur de la foi. Les témoins étaient sir Edmond Ryan, major au régiment de Berwick, monseigneur Ranieri Finochetti, gouverneur général des Marches, Camille Compagnoni Marefochi et Antoine-François Palmucci de Pellicani, patriciens de Macerata. Une médaille fut frappée pour perpétuer le souvenir de cet événement ; sur l’une des faces, on voyait le portrait de Charles-Édouard, sur l’autre celui de la jeune femme, et la légende, inscrite aussi sur la muraille de la chapelle, portait ces mots en latin : Charles III, né en 1720, roi d’Angleterre, de France et d’Irlande. 1766. Louise, reine d’Angleterre, de France et d’Irlande. 1772.

« Deux jours après le mariage, le soir de Pâques, les nouveaux époux quittèrent le {p. 475}château de Macerata et se dirigèrent à petites journées vers Rome, où ils firent leur entrée le 22 avril. Ce fut presque une entrée royale. Charles-Édouard, depuis six ans, était en instance auprès de la cour de Rome pour obtenir la reconnaissance de son titre de roi, comme son père l’avait obtenue naguère du pape Clément XI. Espérant toujours que le souverain pontife finirait par lui accorder cette faveur, dont Jacques III avait joui pendant quarante-huit ans, il n’avait rien négligé pour maintenir son rang dans une occasion aussi solennelle. Quatre courriers galopaient devant les équipages ; puis venaient cinq voitures attelées de six chevaux, la première, où se trouvaient le prince et la princesse, les deux suivantes, réservées à la maison de Charles III, les deux dernières au cardinal d’York et à ses gens. Une foule immense se pressait sur leur passage ; les étrangers, les Anglais surtout, si nombreux à Rome, se mêlaient avidement à une population toujours curieuse de ces spectacles, et l’on peut dire que l’entrée de Charles III avec sa jeune femme dans la capitale du monde catholique fut un des événements de l’année 1772. Événement d’un {p. 476}jour, et bien vite oublié ! Ce bruit, cet éclat, ce concours du peuple, tout cela ne valait point pour Charles-Édouard un simple mot tombé de la bouche du pape. Vainement fit-il notifier au cardinal secrétaire d’État l’arrivée du roi et de la reine d’Angleterre ; on n’était plus au temps de Clément XI, et le sage Clément XIV, assis alors sur le siège de saint Pierre, ne voulait pas exposer le gouvernement romain à des difficultés graves pour l’inutile et dangereux plaisir de protester contre les arrêts de l’histoire.

« Lorsque le président de Brosses, en 1739, visitait la ville de Rome, il pouvait dire à propos du fils de Jacques II, père de Charles-Édouard : “On le traite ici avec toute la considération due à une majesté reconnue pour telle. Il habite place des Saints-Apôtres, dans un vaste logement… Les troupes du pape y montent la garde comme à Monte-Cavallo, et l’accompagnent lorsqu’il sort… Il ne manque pas de dignité dans ses manières. Je n’ai vu aucun prince tenir un grand cercle avec autant de grâce et de noblesse.” En 1772, il n’y avait plus à Rome de roi d’Angleterre reconnu par le Saint-Siège, il n’y avait plus de garde papale à la porte de son hôtel, plus de {p. 477}cortège militaire pour l’escorter par la ville ; le prétendu Charles III était simplement Charles Stuart, ou bien encore le comte d’Albany, comme il se nommait lui-même dans ses voyages. Quant à la reine Louise, le peuple romain, pour ne pas lui enlever tout à fait sa royauté, l’appelait la “reine des apôtres”, du nom de la place où était situé le palais Muti, occupé depuis un demi-siècle par les descendants de Charles Ier. Elle aurait pu être la reine des salons de Rome, s’il y avait eu à Rome des salons où le roi et la reine d’Angleterre eussent pu maintenir leur rang. Plus tard, auprès d’un des rois de la poésie, la princesse Louise retrouvera sa royauté perdue ; elle aura une cour d’écrivains et d’artistes, elle distribuera des grâces, et le chantre des Méditations, jeune, inconnu, d’une voix timide, ira lire et faire consacrer ses premiers vers dans le royal salon de la comtesse d’Albany. En attendant ces jours de fête, les prétentions de Charles-Édouard la condamnaient à l’isolement. »

XVI §

{p. 478}C’est ainsi que Louise de Stolberg devint reine exilée de la Grande-Bretagne. Ses premières années de mariage à Rome ne trompèrent pas entièrement ses espérances. Malgré quelques excès habituels de vin, le prince qu’elle avait épousé avait l’extérieur et la grâce d’un roi détrôné, mais pouvant encore se réhabiliter pour le trône. Une circonstance où l’étiquette allait déterminer la cour de Rome à lui refuser authentiquement l’étiquette de la royauté l’obligea à quitter son palais romain et à aller habiter Florence. L’archiduc Léopold, deuxième fils de Marie-Thérèse, y régnait alors en expectative.

La Toscane était le noviciat de l’empire. C’était un prince philosophe, extrêmement libéral d’institutions dans un pays où il semblait faire l’essai des principes de la révolution française, tempérée par un despotisme populaire {p. 479}sans danger. Ses mœurs avaient la licence de ses principes. Ses excès en ce genre passent toute vraisemblance : il ne vit point le prétendant anglais, mais il le reçut dans ses États sans ombrage. Cet oubli de son rang acheva d’enlever à Charles-Édouard le soin de sa dignité. Sir Horace Mann, envoyé d’Angleterre en Toscane, lui rendait ce triste témoignage : il maltraitait sa femme de toutes les manières.

XVII §

C’est peu de temps avant cette lettre d’Horace Mann qu’Alfieri arriva avec sa suite et quatorze chevaux anglais à Florence pour s’établir en Toscane. Nous avons vu plus haut en quels termes il raconte lui-même son arrivée.

De ce jour, l’expatriation complète du jeune Alfieri est accomplie. Il parle du Piémont et de ses souverains en Coriolan vengeur ; il passe son temps librement en sigisbé assidu et toléré dans {p. 480}la maison de son ami. Le féroce ennemi des rois ne comprend pas les reines dans son aversion. La cour qu’il leur fait est innocente à ses yeux, pourvu que l’amour et sa vanité l’autorisent. Florence, où les mœurs de l’Italie triomphent, n’aperçoit pas même de scandale ; tout le monde, même le grand-duc Léopold, prend parti pour l’infortunée jeune femme, persécutée par son mari, consolée par son poète. Il ne faut pas juger ces rapports comme on les aurait jugés en France ; en fait de mœurs conjugales le pays des sigisbés absout tout.

Alfieri cependant écrit tranquillement des tragédies nouvelles, la Conjuration des Pazzi, don Garcia, Oreste, en défi de Voltaire qu’il méprise et qu’il insulte comme Français, Rosemonde, Timoléon, Octavie ; il fouille toutes les histoires antiques ou modernes pour y découvrir un prétexte à tragédie. On l’applaudit de confiance. Un jeune poète étranger avec quinze beaux chevaux dans ses écuries, ami ou amant d’une jeune et belle reine et affectant une horreur de la royauté qui commençait à poindre alors, ne pouvait pas trouver des critiques bien sévères dans un genre inusité encore en Toscane. On ne lisait pas, mais on {p. 481}vantait à voix basse son double héroïsme, héroïsme d’opinion dans ses œuvres, héroïsme de boudoir dans sa vie. Il commence à passer pour grand poète sur la foi de quelques essais d’édition à Sienne, et de quelques lectures chez Mme d’Albany.

Voici en quels termes le diplomate anglais Dutens, attaché alors à la diplomatie britannique, à Florence, raconte la scène qui affranchit la comtesse de la tyrannie de son mari :

« Il était convenu », dit-il, « entre Mme d’Albany et Alfieri, qu’elle profiterait de la première occasion de se soustraire à son mari. Le grand-duc, informé du projet, l’approuvait sans réserve. Une amie de la comtesse, Mme Orlandini, qui descendait de la famille jacobite du marquis d’Ormonde, était dans la confidence, ainsi que son cavalier servant, gentilhomme irlandais, nommé Gehegan. Le difficile était de déjouer la surveillance du comte, qui ne la quittait pas un instant, et la mettait littéralement sous clef chaque fois qu’il était obligé de sortir sans elle. À la promenade, à la messe, partout on le voyait à ses côtés, comme un gardien hargneux. {p. 482}Enfin, on tomba d’accord sur le plan ; chacun apprit son rôle, et au jour fixé, à l’heure dite, la petite comédie fut enlevée avec un merveilleux ensemble. Un matin, Mme Orlandini vint déjeuner chez la comtesse et lui proposa, en sortant de table, d’aller faire une visite au couvent des Dames-Blanches (le Bianchette), pour y admirer certains travaux d’aiguille, véritables merveilles d’élégance. “Volontiers, dit la comtesse, si mon mari le permet.” Le comte n’y voit nul obstacle ; on monte en voiture, on part, on arrive au couvent, non loin duquel on rencontre M. Gehegan, qui se trouvait là comme par hasard. La comtesse et Mme Orlandini descendent les premières et franchissent les degrés du seuil. Elles sonnent ; la porte s’ouvre et se referme immédiatement sur elles. “Parbleu ! monsieur le comte, s’écrie M. Gehegan, qui les suivait, ces religieuses sont d’une exquise politesse : elles viennent de me jeter la porte au nez ! ” Charles-Édouard s’avançait d’un pas traînant. “Attendez, dit-il, je saurai bien me faire ouvrir.” Il monte les marches du perron et frappe le seuil d’une main impatiente. {p. 483}Personne ne répond à cet appel ; il frappe encore, il frappe à coups redoublés : même immobilité dans le vestibule. Il est évident qu’on lui refuse l’entrée du cloître. Alors sa colère éclate, il secoue si violemment et marteaux et sonnettes qu’il faut bien que l’abbesse intervienne. La voilà qui ouvre le guichet. “Monsieur, dit-elle sans s’émouvoir, la comtesse d’Albany a cherché un asile dans ce couvent ; elle y est sous la protection de Son Altesse impériale et royale la grande-duchesse.”

« Dire la stupéfaction et la fureur de Charles-Édouard, ce serait chose impossible. Rentré chez lui, il s’adresse au grand-duc ; mais toutes ses plaintes, toutes ses prières, toutes ses protestations sont vaines : Pierre-Léopold aimait la justice sommaire et ne rendait pas compte de ses actes. Pendant ce temps, la comtesse d’Albany, qui n’avait pas l’intention de finir ses jours dans le couvent des Dames-Blanches, faisait de son côté des démarches couronnées d’un meilleur succès. La scène que nous venons de raconter se passait dans la première semaine du mois de décembre 1780 ; le lendemain {p. 484}ou le surlendemain, la comtesse écrivit à son beau-frère, le cardinal d’York, lui demandant sa protection et un asile à Rome. Le plus pressé pour elle était de quitter Florence, où elle pouvait craindre tous les jours quelque tentative désespérée du comte. Voici ce que le cardinal lui répondait le 15 décembre. Il faut citer cette lettre tout entière, avec ses incorrections de style et son orthographe ; on y verra ce que la société italienne pensait de cette singulière aventure. N’oublions pas que, parmi les défenseurs de la comtesse, celui qui porte ici la parole est certainement le moins suspect : le cardinal Henry d’York est le propre frère de Charles-Édouard, comte d’Albany.

« Ma très chère sœur, je ne puis vous exprimer l’affliction que j’ai soufferte en lisant votre lettre du 9 de ce mois. Il y a longtemps que j’ai prévu ce qui est arrivé, et votre démarche, faite de concert avec la cour, a garanti la droiture des motifs que vous avez eus pour la faire. Du reste, {p. 485}ma très chère sœur, vous ne devez pas mettre en doute mes sentiments envers vous, et jusqu’à quel point j’ai plaint votre situation : mais, de l’autre côté, je vous prie de faire réflexion que, dans ce qui regarde votre indissoluble union avec mon frère, je n’ai eu aucune autre part que celle d’y donner mon consentement de formalité après que le tout était conclu, sans que j’en aie eu la moindre information par avance, et pour ce qui regarde le temps après l’effectuation de votre mariage, personne ne peut être témoin plus que vous-même de l’impossibilité dans laquelle j’ai toujours été de vous donner le moindre secours dans vos peines et afflictions. Rien ne peut être plus sage ni plus édifiant que la pétition que vous faites de venir à Rome dans un couvent, avec les circonstances que vous m’indiquez : aussi je n’ai pas perdu un moment de temps pour aller à Rome expressément pour vous servir et régler le tout avec notre très saint père, les bontés duquel envers vous et envers moi je ne saurais vous exprimer. J’ai pensé à tout ce qui pouvait vous être de plus décent et agréable, et j’ai eu la consolation que le Saint-Père a eu la bonté d’approuver toutes mes idées. Vous serez dans un couvent où la reine ma mère a été pendant du temps ; le roi mon père en avait une prédilection toute particulière. On y sait vivre plus que dans aucun couvent de Rome. On y parle {p. 486}français : il y a quelques religieuses d’un mérite très distingué. Monseigneur Lascaris en est à la tête. Votre nom de comtesse d’Albany vous mettra à l’abri de mille tracasseries, sans déroger en rien au respect qui vous est dû, et sur ma parole, vous en recevrez des marques de tout côté. Pour ce qui regarde votre sortie pour prendre l’air, qui est trop nécessaire à votre santé, le Saint-Père a eu la bonté de me laisser l’arbitre sur cet arrangement-là, moyennant quoi vous pouvez être tranquille sur ce point comme sur beaucoup d’autres choses qu’il ne me convient pas de traiter en détail avec vous. Il suffit que vous soyez sûre d’être en bonnes mains, et que je ne me retire jamais de confesser au public l’assistance que je vous dois dans votre situation, étant sûr et très sûr que vous ferez honneur aux conseils ou avertissements que je pourrai prendre la liberté de vous donner dans quelques occasions, et qui sûrement n’auront d’autre objet que votre vrai bien devant Dieu et les hommes. On écrit très fort au nonce par cet ordinaire, pour régler avec la cour où vous êtes les moyens de votre départ sûr et tranquille : il faut vous en rapporter à eux. Je m’imagine que vous viendrez avec Mme de Marzan et au surplus deux filles de chambre. Enfin, ma très chère sœur, tranquillisez votre esprit ; laissez-vous régler par ceux qui vous sont attachés, et surtout ne dites {p. 487}jamais à qui que ce soit que vous ne voulez jamais entendre parler de retour avec votre mari. N’ayez pas peur que, sans un miracle évident, je n’aurais jamais le courage de vous le conseiller ; mais comme il est probable que le bon Dieu a permis ce qui vient d’arriver, pour vous émouvoir à la pratique d’une vie édifiante par laquelle la pureté de vos intentions et la justice de votre cause seront justifiées aux yeux de tout le monde, il peut se faire aussi que le Seigneur ait voulu, par le même moyen, opérer la conversion de mon frère. Il est vrai aussi que, si je n’ose me flatter du second, j’ai un vrai pressentiment du premier, qui me console infiniment dans le comble de mon chagrin. Adieu, ma très chère sœur, ne pensez à rien. Monseigneur Lascaris, Cantini et moi, pensons à tout ce qui est nécessaire. Je suis plein de sentiments pour vous,

« Votre très affectionné frère,
« Henry, cardinal. »

« Le lendemain, 16 décembre, un bref du pape Pie VI, adressé à la comtesse d’Albany, lui annonçait que les dispositions du cardinal étaient complètement approuvées, et {p. 488}qu’un asile sûr attendait la royale fugitive dans le couvent des Ursulines. La comtesse quitta aussitôt le cloître des Dames-Blanches et prit la route de Rome. Ce ne fut pas toutefois sans des appréhensions très vives : on savait la fureur du comte, on connaissait la violence de son caractère, et il fallait bien avouer qu’il ne manquait pas de bonnes raisons en ce moment pour se faire justice à lui-même. N’avait-il pas des serviteurs prêts à tout ? Ne pouvait-il rattraper sa proie ? Dans cette espèce de lutte ouverte entre le grand-duc et lui, son honneur n’était-il pas doublement engagé ? On craignait en un mot que le partisan de 1745 ne retrouvât sa vigueur juvénile pour cette expédition d’un nouveau genre ; il fallait donc être en mesure d’empêcher un coup de main. Un soir, au tomber de la nuit, une voiture sortit du cloître des Dames-Blanches, emportant la belle réfractaire ; une escorte de cavaliers armés galopait à ses côtés ; sur le siège étaient Alfieri et M. Gehegan, tous deux déguisés en cochers et le pistolet au poing. Ils occupèrent ce poste pendant plusieurs lieues, et ne revinrent à Florence {p. 489}qu’après avoir laissé la jeune femme à l’abri de tout péril. Le voyage en effet s’accomplit sans accident, et la comtesse, arrivée à Rome, fut reçue avec les plus vives marques d’affection et de respect par son beau-frère le cardinal.

« Alfieri, dans ses Mémoires, se garde bien de raconter ce singulier épisode ; il revendique pourtant avec assurance l’honneur d’avoir fait son devoir. “On a pu, dit-il, me noircir à cette occasion, on a pu forger contre moi des calomnies que je ne m’abaisserai pas à relever ; quiconque est dans le secret de l’aventure trouvera qu’il n’était pas si aisé de se bien comporter en une pareille affaire et de la mener à bonne fin, comme je crois l’avoir fait.” La comtesse une fois réfugiée en lieu sûr, Alfieri fut bien obligé, par convenance au moins, de rester quelques mois à Florence. Ce qu’il y souffrit des tourments de l’absence, il l’a dit lui-même avec sa vivacité habituelle. »

« “Elle partit donc pour Rome”, continue Alfieri sans dire comment ; il l’accompagna dans les premières postes, le pistolet au poing, avec l’Anglais Gehegan, ami de son ami, en {p. 490}sorte que deux cavaliers servants enlevaient deux femmes à leurs maris dans la même voiture. À Poggibonsi les amoureux se séparèrent : “Je restai par convenance à Florence, comme un aveugle qu’on abandonne. Je sentis véritablement alors et dans le fond de l’âme que sans elle je ne vivais qu’à moitié. Absolument inhabile à toute occupation, à toute œuvre élevée, et n’ayant plus aucun souci de cette gloire si ardemment aimée, ni de moi-même, il est donc bien clair que si dans cette affaire j’avais travaillé avec zèle pour le plus grand bien de mon amie, je n’avais rien fait pour le mien, puisqu’il n’y avait pas pour moi de plus grand malheur que celui de ne plus la voir. Je ne pouvais avec décence la suivre à Rome immédiatement ; je ne pouvais non plus me tenir à Florence. J’y restai cependant jusqu’à la fin de janvier 1781 ; mais les semaines étaient pour moi des années, et je ne savais plus ni travailler ni lire. Je pris enfin le parti de m’en aller à Naples chercher quelque remède ; et l’on se doute bien que si je choisis Naples, c’est que pour s’y rendre il faut passer par Rome.

{p. 491}« “Il y avait déjà plus d’un an que s’étaient dissipés les derniers brouillards de mon second accès d’avarice. J’avais placé en deux fois plus de 160 000 fr. dans les rentes viagères de France, ce qui rendait mon existence indépendante du Piémont. J’étais revenu à des dépenses raisonnables.” »

Lamartine.

(La suite au prochain entretien.)

FIN DU SEIZIÈME VOLUME.