Alphonse de Lamartine

1866

Cours familier de littérature [XXI]

2015
Alphonse de Lamartine, Cours familier de littérature : un entretien par mois, tome XXI, Paris : chez l’auteur, 1866, 448 p. Source : Gallica. Orthographe modernisée.
Ont participé à cette édition électronique : Aurore Grandière (Stylage sémantique), Eric Thiébaud (Stylage sémantique) et Stella Louis (Numérisation et encodage TEI).

CXXIe entretien.
Conversations de Goethe, par Eckermann (3e partie) §

I §

{p. 5}Ne nous étonnons pas de cette admiration minutieuse qu’un grand esprit comme Goethe inspire à ceux qui sont capables et dignes de l’entendre dans le repos de sa vieillesse à la fin de ses jours. C’est la loi du sort ; et cette loi compensatrice est consolante à étudier. Les grands hommes ont deux sortes de dénigrements systématiques à combattre à la fin de leur carrière : premièrement, les ennemis de {p. 6}la vérité qu’ils portent en eux et qui, en les tuant par la raillerie, espèrent tuer la vérité elle-même ; secondement, la jalousie et l’envie de leurs rivaux, supérieurs ou médiocres, qui, en les ravalant, espèrent les rabaisser ou les subordonner à leur orgueil. De là pour les vraies supériorités humaines, poétiques, philosophiques, politiques et religieuses, cet acharnement de leurs ennemis qui ne pardonnent qu’à la mort.

Il faut donc, sous peine de forcer ces grandes natures à se réfugier dans le tombeau avant l’heure marquée par le destin et à chercher la paix dans le suicide, il faut que la Providence, dans sa bonté infinie pour tous les êtres, donne à cet homme d’élite la goutte d’eau de l’éponge qu’on laisse tomber sur les lèvres pâles du Nazaréen dans son agonie sur la croix ; cette goutte d’eau, c’est le culte fidèle de quelques rares et tendres admirateurs au-dessus du monde par leur intelligence et leur dévouement, qui s’attachent aux pas, aux malheurs même des hommes supérieurs et persécutés, et qui les suivent de station en station jusqu’à leur supplice ou à leur mort. Eckermann était pour Goethe un de ces disciples. Pendant dix ans il ne quitta plus le maître qu’il était venu {p. 7}chercher de Berlin à Weimar ; et, s’il y avait quelque exagération dans son apostolat, le motif en était sublime.

II §

Mais il n’y avait point exagération, et il ne pouvait pas y en avoir. Goethe, qui ne vieillissait que d’années, avait écrit dans sa vie assez de pages d’immortalité. Il était, avons-nous dit, le Voltaire de l’Allemagne. Comme Voltaire, il n’avait point de vieillesse, c’est-à-dire de lassitude. Son âme aurait usé des milliers de corps. S’il me faut dire toute ma pensée, Goethe pour les grands repos de la pensée était très supérieur à Voltaire, si on excepte les parties purement critiques de l’esprit humain, la clarté, la gaieté, la facétie, l’épigramme, les contes amusants et la correspondance familière. Son histoire que je viens de relire a déjà fini son temps. Son Siècle de Louis XIV est léger, sans gravité, sans unité, adulateur ; ce sont des pages, ce n’est pas un livre. On y sent constamment l’insuffisance de l’esprit même le plus étendu et le plus clair à se mesurer avec les {p. 8}grandes âmes fécondes et créatrices. La Henriade n’est qu’une chronique en bons vers que j’ai vue en soixante ans seulement grandir et déchoir sans gloire et sans mémoire ; Candide et ses autres romans sont des facéties à peine philosophiques ; Jeanne d’Arc, qu’on ne lit plus, est une mauvaise plaisanterie que son cynisme n’empêche pas d’être fade ; ses Annales de l’Empire et ses Mœurs des nations sont des ouvrages d’érudition laborieuse et de spirituelle critique, les commentaires de l’esprit humain écrit par un ennemi des moines et du moyen âge. Ses tragédies sont de belles déclamations en vers très imparfaits, dont la scène française n’a gardé que le nom. Il n’y a donc de véritablement immortel et d’incomparable dans Voltaire que ses lettres et ses poésies légères ; là, il est grand, parce qu’il est naturel, et que l’artiste disparaît devant l’homme.

Mais Cicéron était un autre artiste dans sa tribune et dans ses œuvres philosophiques, et sa haute nature avait la gravité de son sujet dans ses admirables correspondances. Voltaire n’a donc été remarquable que dans le léger, et le léger n’est jamais que de second ordre. Il a plus écrit, mais il ne s’est jamais élevé dans de {p. 9}grandes œuvres à la hauteur de Goethe, et surtout il n’a jamais creusé à la même profondeur mystérieuse de sens. Comparez en fait de sentiment Candide et Werther, et prononcez ! Sans doute vous trouverez dans Werther quelques sujets de raillerie malicieuse qui prêtent à rire à la spirituelle malignité d’un esprit français, mais l’âme ne rit pas quand elle est touchée ; or Werther est un cri de la torture de l’âme. Je me souviens de l’avoir lu et relu dans ma première jeunesse pendant l’hiver, dans les âpres montagnes de mon pays, et les impressions que ces lectures ont faites sur moi ne se sont jamais ni effacées ni refroidies. La mélancolie des grandes passions s’est inoculée en moi par ce livre. J’ai touché avec lui au fond de l’abîme humain. Voyez ce que j’ai dit trente ans après dans le poème de Jocelyn. Il faut avoir dix âmes pour s’emparer ainsi de celle de tout un siècle. J’aimerais mieux avoir écrit le seul Werther, malgré l’inconvenance et le ridicule de quelques détails, que vingt volumes des œuvres de Voltaire ; car l’esprit n’est que le serviteur du génie, qui marche derrière lui et qui se moque de son maître. Est-ce qu’une pensée ne survit pas à des milliers d’épigrammes ?

III §

{p. 10}Mais Werther, cette convulsion de l’âme humaine, n’est pas la seule preuve de supériorité que Goethe ait donnée au monde. Il a écrit Faust, et il l’a écrit toute sa vie. Faust, c’est le poème vital de Goethe, c’est la peinture de trois mondes à la fois dont se compose la vie humaine : le bien et le beau dans Marguerite, le mal dans Méphistophélès, la lutte du bien et du mal dans le drame tout entier. Sans doute un sujet si immense, si complet, si universel et si individuel à la fois, n’a pas été inventé tout ensemble par Goethe. Comme toutes les grandes créations artistiques, c’est une œuvre traditionnelle, continue et successive, sortie précédemment des flancs de la vieille muse allemande et venant peut-être de l’Inde dont l’Allemagne est la fille. Toutes les antiques nations ont apporté de leur migration un Juif errant quelconque, poésie à la fois populaire et religieuse dont les premiers débris connus sont grossiers et vulgaires, et dont le dernier venu, qui les perfectionne, fait le chef-d’œuvre d’un peuple. Voyez Homère ! voyez Virgile ! {p. 11}voyez Dante ! on sent qu’ils puisent l’eau primitive du rocher. Il en est ainsi du Faust de Goethe. Faust existait avant lui, mais à l’état d’embryon que le génie moderne n’avait pas encore regardé. Aussitôt que Goethe le regarde et le féconde de ce regard, l’embryon devient géant, et l’amour, la philosophie, la poésie, réunis en un seul faisceau, illuminent, enchantent, déifient le monde. L’épopée s’anime et devient le drame le plus miraculeux, le plus naturel et le plus surnaturel de tous les drames conçus par le génie religieux de l’humanité. Faust, le véritable Satan des cours, s’empare de celui de Marguerite ; Marguerite, brillante et pure comme l’étoile du matin, l’aime avec passion. D’abord candide et immaculée, puis abandonnée par lui, elle roule d’abîme en abîme jusqu’à l’infanticide et monte à l’échafaud sans le maudire. Méphistophélès, le flatteur de Faust, fait naître les occasions, les tentations du mal, avec cette indifférence du boucher qui enchaîne l’agneau et qui l’égorge en paix pour l’offrir à son maître. Toutes les séductions de la vertu, tous les délices de la vertu et du vice, tous les charmes de la nuit et du jour, puis toutes les pudeurs de la femme, toutes les hontes de la séduction consommée, {p. 12}et menée pas à pas de la félicité pure à la corruption inévitable, au crime, au supplice, au repentir, à la peine, aux chastes joies de l’expiation, sont les acteurs de ce lamentable drame. Méphistophélès triomphe comme un homme qui n’a d’autre loi que la satisfaction des désirs de son patron ; Faust disparaît et arrive trop tard pour secourir celle qu’il a perdue. Des chants infernaux et des cantiques célestes invoquent tour à tour toute la puissance de la nature, puis Marguerite expire, et le pire des maux, le doute satanique, comme une dérision de l’homme, couvre tout. Le vertige possède tout le monde, et la toile se baisse sur cet horrible dénouement. Puis elle se relève dans un autre âge, et le drame devenu métaphysique et religieux se reprend avec Faust, Marguerite, Méphistophélès et d’autres personnages, et la providence justifie tout et pardonne à tous, même à Satan !

Sublime idée, détails plus touchants et plus sublimes encore : Marguerite dépasse en tendresse, en innocence, en joie, en larmes, tout ce que la poésie de tous les âges a jamais conçu. L’homme ne va pas plus loin. Au-delà il faut écrire comme sur les cartes des passions : Terres inconnues. Qu’est-ce que Zaïre, Didon, {p. 13}Hélène auprès de Marguerite ? Qu’est-ce qu’un drame composé d’un événement purement humain, auprès du drame ineffable de Faust, de Méphistophélès, de Marguerite ? Le drame du fini à côté du drame de l’infini, voilà Goethe. Qu’est-ce que Voltaire en comparaison ? un homme d’esprit railleur devant un génie inventeur, haut et profond comme la nature. L’homme qui s’est appelé Goethe dans Faust et dans Werther a joué du cœur humain comme d’un instrument sacré devant l’autel de Dieu ; Voltaire n’a joué que de l’esprit humain pour amuser les hommes de bon sens. Quelle différence !

On conçoit que les hommes de son temps se soient inclinés devant Goethe et consacrés à l’écouter dans le désert de sa vieillesse, et que, plus ils étaient grands et forts eux-mêmes, plus ils se sont volontairement abaissés devant lui. Il y a une obséquiosité mâle qui n’est pas de la bassesse, mais de la religion. Ainsi était saint Jean devant le Christ. — Telle était celle d’Eckermann, disciple de Goethe. Ne nous scandalisons pas, édifions-nous ! S’il existait sur terre un homme capable d’écrire Faust, et qui eût besoin d’un écho, je me ferais muraille pour répercuter cette voix d’en haut !

IV §

{p. 14}Revenons à Eckermann.

Goethe, en parlant, marchait à travers la chambre. Je m’étais assis à la table qui déjà était desservie, mais sur laquelle se trouvait un reste de vin avec quelques biscuits et des fruits. — Goethe me versa à boire, et me força à prendre du biscuit et des fruits.

« Vous avez, il est vrai, me dit-il, dédaigné d’être à midi notre hôte ; mais un verre de ce vin, présent d’amis aimés, vous fera du bien. »

Je cédai à ses offres ; Goethe continua à parcourir la pièce en se parlant à lui-même ; il avait l’esprit excité, et j’entendais de temps en temps ses lèvres jeter des mots inintelligibles. — Je cherchai à ramener la conversation sur Napoléon, en disant :

« Je crois cependant que c’est surtout quand Napoléon était jeune, et tant que sa force croissait, qu’il a joui de cette perpétuelle illumination intérieure : alors une protection divine semblait veiller sur lui, à son côté restait fidèlement la fortune ; mais plus tard, {p. 15}cette illumination intérieure, son bonheur, son étoile, tout paraît l’avoir délaissé.

— Que voulez-vous ! répliqua Goethe. Je n’ai pas non plus fait deux fois mes chansons d’amour et mon Werther. Cette illumination divine, cause des œuvres extraordinaires, est toujours liée au temps de la jeunesse et de la fécondité. Napoléon, en effet, a été un des hommes les plus féconds qui aient jamais vécu. Oui, oui, mon ami, ce n’est pas seulement en faisant des poésies et des pièces de théâtre que l’on est fécond ; il y a aussi une fécondité d’actions qui en maintes circonstances est la première de toutes. Le médecin lui-même, s’il veut donner au malade une guérison vraie, cherche à être fécond à sa manière, sinon ses guérisons ne sont que des accidents heureux, et, dans leur ensemble, ses traitements ne valent rien.

— Vous paraissez, dis-je, nommer fécondité ce que l’on nomme ordinairement génie.

— Génie et fécondité sont deux choses très voisines en effet : car qu’est-ce que le génie, sinon une puissance de fécondité, grâce à laquelle naissent les œuvres qui peuvent se montrer avec honneur devant Dieu et devant la nature, et qui, à cause de cela {p. 16}même, produisent des résultats et ont de la durée ? »

Il se fit un silence, pendant lequel Goethe continuait à marcher dans la chambre. J’étais désireux de l’entendre encore parler sur ce sujet important, je cherchais à ranimer sa parole, et je dis :

— Cette fécondité du génie est-elle tout entière dans l’esprit d’un grand homme ou bien dans son corps ?

— Le corps a du moins la plus grande influence, dit Goethe. Il y a eu, il est vrai, un temps en Allemagne où l’on se représentait un génie comme petit, faible, voire même bossu ; pour moi, j’aime un génie bien constitué aussi de corps. »

Goethe, pendant cette soirée, me plaisait plus que jamais. — Tout ce qu’il y avait de plus noble dans sa nature paraissait en mouvement ; les flammes les plus pures de la jeunesse semblaient s’être ranimées toutes brillantes en lui, tant il y avait d’énergie dans l’accent de sa voix, dans le feu de ses yeux. Il me semblait singulier que lui, qui dans un âge si avancé occupait encore un poste important, plaidât avec tant de force la cause de la jeunesse et voulût que les premières places de l’État fussent données, {p. 17}sinon à des adolescents, du moins à des hommes encore jeunes. Je ne pus m’empêcher de lui rappeler quelques Allemands haut placés auxquels, dans un âge avancé, n’avaient paru en aucune façon manquer ni l’énergie ni la dextérité que la jeunesse possède, qualités qui leur étaient nécessaires pour diriger des affaires de toute sorte très importantes.

« Ces hommes, et ceux qui leur ressemblent, dit Goethe, sont des natures de génie, pour lesquelles tout est différent ; ils ont dans leur vie une seconde puberté, mais les autres hommes ne sont jeunes qu’une fois. — Chaque âme est un fragment de l’éternité, et les quelques années qu’elle passe unie avec le corps terrestre ne la vieillissent pas. — Si cette âme est d’une nature inférieure, elle sera peu souveraine pendant son obscurcissement corporel, et même le corps la dominera ; elle ne saura pas, quand il vieillira, le maintenir et l’arrêter. — Mais si, au contraire, elle est d’une nature puissante, comme c’est le cas chez tous les êtres de génie, non seulement, en se mêlant intimement au corps qu’elle anime, elle fortifiera et ennoblira son organisme, mais encore, usant de la prééminence {p. 18}qu’elle a comme esprit, elle cherchera à faire valoir toujours son privilège d’éternelle jeunesse. De là vient que, chez les hommes doués supérieurement, on voit, même pendant leur vieillesse, des périodes nouvelles de grande fécondité ; il semble toujours qu’il y a eu en eux un rajeunissement momentané, et c’est là ce que j’appellerais la seconde puberté. »

Goethe poussa un soupir, et se tut.

Je pensais à la jeunesse de Goethe, qui appartient à une époque si heureuse du siècle précédent ; je sentis passer sur mon âme le souffle d’été de Sesenheim, et dans ma mémoire revinrent les vers :

L’après-midi toute la bande de la jeunesse
Allait s’asseoir sous les frais ombrages…

« Hélas ! dit Goethe en soupirant, oui, c’était là un beau temps ! Mais chassons-le de notre esprit pour que les jours brumeux et ternes du temps présent ne nous deviennent pas tout à fait insupportables.

— Il serait bon, dis-je, qu’un second Sauveur vînt nous délivrer de l’austérité pesante qui écrase notre état social actuel.

— J’ai eu dans ma jeunesse un temps où je pouvais exiger de moi chaque jour la valeur {p. 19}d’une feuille d’impression, continua-t-il, et j’y parvenais sans difficulté. J’ai écrit le Frère et la Sœur en trois jours ; Clavijo, comme vous le savez, en huit. Maintenant je n’essaye pas de ces choses-là, et cependant, même dans ma vieillesse la plus avancée, je n’ai pas du tout à me plaindre de stérilité ; mais ce qui, dans mes jeunes années, me réussissait tous les jours et au milieu de n’importe quelles circonstances, ne me réussit plus maintenant que par moments et demande des conditions favorables. Il y a dix ou douze ans, dans ce temps heureux qui a suivi la guerre de la Délivrance, lorsque les poésies du Divan me tenaient sous leur puissance, j’étais assez fécond pour écrire souvent deux ou trois pièces en un jour, et cela, dans les champs, ou en voiture, ou à l’hôtel ; cela m’était indifférent. — Mais maintenant, pour faire la seconde partie de mon Faust, je ne peux plus travailler qu’aux premières heures du jour, lorsque je me sens rafraîchi et fortifié par le sommeil, et que les niaiseries de la vie quotidienne ne m’ont pas encore dérouté. Et cependant, qu’est-ce que je parviens à faire ? Tout au plus une page de manuscrit, dans le jour le plus favorisé ; mais {p. 20}ordinairement ce que j’écris pourrait s’écrire dans la paume de la main, et bien souvent, quand je suis dans une veine de stérilité, j’en écris encore moins ! Tout cela doit être considéré comme des dons de Dieu. »

V §

Ce fut le moment où sa vie fut coupée par la nouvelle de la mort de l’ami de sa jeunesse, le grand-duc de Weimar. Voici comment Eckermann raconte sa disparition :

Dimanche, 15 juin 1828.

Nous venions de nous mettre à table quand M. Seidel1 entra avec des chanteurs tyroliens. Ils furent installés dans le pavillon du jardin ; on pouvait les apercevoir par les portes ouvertes, et leur chant à cette distance faisait bon effet. M. Seidel se mit avec nous à table. Les chants et les cris joyeux des Tyroliens nous plurent, à nous autres jeunes gens ; Mlle Ulrike et moi, nous fûmes surtout contents {p. 21}du « Bouquet » et de : « Et toi, tu reposes sur mon cœur », et nous en demandâmes les paroles, Goethe ne paraissait pas aussi enthousiasmé que nous.

« Il faut demander aux oiseaux et aux enfants si les cerises sont bonnes2 », dit-il.

Entre les chants, les Tyroliens jouèrent différentes danses nationales, sur une espèce de cithare couchée, avec un accompagnement de flûte traversière d’un son clair.

On appelle le jeune Goethe ; il sort, revient presque aussitôt, et congédie les Tyroliens, s’assied de nouveau à table avec nous. Nous parlons d’Obéron, et de la foule qui est arrivée à Weimar de tous côtés pour assister à la représentation ; déjà à midi il n’y avait plus de billets. Le jeune Goethe alors met fin au dîner en disant à son père :

« Cher père, si nous nous levions ? Ces dames et ces messieurs désirent peut-être aller au théâtre de meilleure heure. »

Cette hâte paraît singulière à Goethe, puisqu’il était à peine quatre heures ; cependant il consent et se lève ; nous nous dispersons dans les différentes pièces de la maison. M. Seidel {p. 22}s’approche de moi et de quelques autres personnes, et me dit tout bas, le visage troublé :

« Votre joie à propos du théâtre est vaine ; il n’y aura pas de représentation ; le grand-duc est mort !… il a succombé hier en revenant de Berlin à Weimar. »

Nous restons tous consternés. — Goethe entre, nous faisons tous comme si rien ne s’était passé et nous parlons de choses indifférentes. — Goethe s’avance près de la fenêtre avec moi et me parle des Tyroliens et du théâtre.

« Vous allez aujourd’hui dans ma loge, me dit-il, vous avez donc le temps jusqu’à six heures ; laissons les autres et restez avec moi, nous bavarderons encore un peu. »

Le jeune Goethe cherchait à renvoyer la compagnie pour préparer son père à la nouvelle avant le retour du chancelier qui la lui avait donnée le premier. Goethe ne comprenait pas l’air pressé de son fils et paraissait fâché.

« Ne prendrez-vous pas votre café ? dit-il, il est à peine quatre heures ! »

Cependant on s’en allait, et moi aussi je pris mon chapeau.

— Eh bien ! vous voulez vous en aller ? me dit-il en me regardant tout étonné.

{p. 23}— Oui, dit le jeune Goethe ; Eckermann a aussi quelque chose à faire avant la représentation.

— Oui, dis-je, j’ai quelque chose à faire avant la représentation.

— Partez donc, dit Goethe en secouant la tête d’un air sérieux, mais je ne vous comprends pas. »

Nous montâmes dans les chambres du haut avec Mlle Ulrike ; le jeune Goethe resta en bas pour préparer son père à la triste nouvelle.

Je vis ensuite Goethe le soir. Avant d’entrer dans la chambre, je l’entendis soupirer et parler tout haut. Il paraissait sentir qu’un vide irréparable s’était creusé dans son existence. Il éloigna toutes les consolations et n’en voulut entendre d’aucune sorte.

« J’avais pensé, disait-il, que je partirais avant lui ; mais Dieu dispose tout comme il le trouve bien, et à nous autres pauvres mortels il ne reste rien qu’à tout supporter, et à rester debout comme il le veut et tant qu’il le veut. »

La nouvelle funèbre trouva la grande-duchesse mère à son château d’été de Wilhelmsthal ; les jeunes princes étaient en Russie. — Goethe partit bientôt pour Dornbourg, afin de {p. 24}se soustraire aux impressions troublantes qui l’auraient entouré chaque jour à Weimar, et de se créer un genre d’activité nouveau et un entourage différent. — Il lui était venu de France des nouvelles qui le touchaient de près et qui avaient réveillé son attention ; elles l’avaient ramené une fois encore vers la théorie du développement des plantes. — Dans son séjour champêtre il se trouvait très bien placé pour ces études, puisqu’à chaque pas qu’il faisait dehors il rencontrait la végétation la plus luxuriante de vignes grimpantes et de plantes sarmenteuses.

Je lui fis là quelques visites, accompagné de sa belle-fille et de son petit-fils. — Il paraissait très heureux ; il disait qu’il était très bien portant, et ne pouvait se lasser de vanter le site ravissant du château et des jardins. Et, en effet, à cette hauteur, on a des fenêtres le délicieux coup d’œil de la vallée, animée de tableaux variés ; la Saale serpente à travers les prairies ; en face, du côté de l’est, s’élèvent des collines boisées ; le regard se perd au-delà dans un vague lointain ; il est évident que de cette position on peut très facilement observer, pendant le jour, les nuages chargés de pluie qui passent et vont se perdre à l’horizon, et, pendant {p. 25}la nuit, l’armée des étoiles et le lever du soleil.

« Ici, disait Goethe, nuit et jour j’ai du plaisir. Souvent, avant l’apparition de la lumière, je suis éveillé, j’ouvre ma fenêtre ; je rassasie mes yeux de la splendeur des trois planètes qui sont dans ce moment au-dessus de l’horizon ; je me rafraîchis en voyant l’éclat grandissant de l’aurore. — Presque toute la journée je reste en plein air, j’ai des conversations muettes avec les pampres et les vignes ; elles me donnent de bonnes idées, et je pourrais vous en raconter des choses étranges. Je fais aussi des poésies, et qui ne sont pas mauvaises3. Je voudrais continuer partout la vie que je mène ici. »

* * *

Jeudi, le 11 septembre 1828.

Aujourd’hui à deux heures, par le plus beau temps, Goethe est revenu de Dornbourg. Il était très bien portant et tout bruni par le soleil. Nous nous mîmes bientôt à table dans la pièce qui donne sur le jardin, et nous laissâmes les {p. 26}portes ouvertes. Il nous a parlé de diverses visites qu’il a reçues, de présents qu’on lui a envoyés, et il accueillait avec plaisir les plaisanteries légères qui se présentaient de temps en temps dans la conversation. Mais, en regardant d’un œil attentif, il était impossible de ne pas apercevoir en lui une gêne semblable à celle d’une personne revenant dans une situation qui, par un concours de diverses circonstances, se trouve changée. Nous ne faisions que commencer, lorsqu’on vint de la part de la grande-duchesse mère féliciter Goethe de son retour et lui annoncer que la grande-duchesse aurait le plaisir de lui faire sa visite le mardi suivant.

Si l’on réunit ensemble tous ces motifs, on me comprendra quand je dirai que, malgré l’enjouement de Goethe à table, il y avait au fond de son âme une gêne visible. — Je donne tous ces détails parce qu’ils se rattachent à une parole de Goethe qui me parut très curieuse, et qui peint sa situation et sa nature dans son originalité caractéristique. Le professeur Abeken d’Osnabrück4, quelques jours avant le 28 août, m’avait {p. 27}adressé avec une lettre un paquet qu’il me priait de donner à Goethe à son anniversaire de naissance : c’était un souvenir qui se rapportait à Schiller, et qui certainement ferait plaisir. — Aujourd’hui, quand Goethe, à table, nous parla des divers présents qui lui avaient été envoyés à Dornbourg pour son anniversaire, je lui demandai ce que renfermait le paquet d’Abeken.

C’était un envoi curieux qui m’a fait grand plaisir, dit-il. Une aimable dame chez laquelle Schiller avait pris le thé a eu l’idée excellente d’écrire ce qu’il avait dit. Elle a tout vu et tout reproduit très fidèlement ; après un si long espace de temps, cela se lit encore très bien, parce qu’on est replacé directement dans une situation qui a disparu, avec tant d’autres grandes choses, mais qui a été saisie avec toute sa vie et heureusement fixée à jamais dans ce récit. — Là, comme toujours, Schiller paraît en pleine possession de sa haute nature ; il est aussi grand à la table à thé qu’il l’aurait été dans un conseil d’État. Rien ne le gêne, rien ne resserre ou n’abaisse le vol de sa pensée ; les grandes vues qui vivent en lui s’échappent toujours sans restrictions, sans vaines considérations. — C’était {p. 28}là un vrai homme ! et c’est ainsi que l’on devrait être ! Mais nous autres, nous avons toujours quelque chose qui nous arrête ; les personnes, les objets qui nous entourent, exercent sur nous leur influence ; la cuiller à thé nous gêne, si elle est d’or, et que nous croyions la trouver d’argent, et c’est ainsi que, paralysés par mille considérations, nous n’arrivons pas à exprimer librement ce qu’il y a peut-être de grand en nous-même. Nous sommes les esclaves des choses extérieures, et nous paraissons grands ou petits, suivant qu’elles diminuent ou élargissent devant nous l’espace ! »

Goethe se tut, la conversation changea, mais moi je gardai dans mon cœur ces paroles qui exprimaient mes convictions intimes.

VI §

« Mes ouvrages ne peuvent pas devenir populaires, dit-il un autre soir ; celui qui pense le contraire et qui travaille à les rendre populaires est dans l’erreur. Ils ne sont pas écrits pour la masse, mais seulement pour {p. 29}ces hommes qui, voulant et cherchant ce que j’ai voulu et cherché, marchent dans les mêmes voies que moi… »

Il voulait continuer ; une jeune dame qui entra l’interrompit et se mit à causer avec lui. J’allai avec d’autres personnes, et bientôt après on se mit à table. Je ne saurais dire de quoi on causa, les paroles de Goethe me restaient dans l’esprit et m’occupaient tout entier. — « C’est vrai, pensais-je, un écrivain comme lui, un esprit d’une pareille élévation, une nature d’une étendue aussi infinie, comment deviendraient-ils populaires ? — Et, à bien regarder, est-ce qu’il n’en est pas ainsi de toutes les œuvres extraordinaires ? Est-ce que Mozart est populaire ? Et Raphaël, l’est-il ? Les hommes ne s’approchent parfois de ces sources immenses et inépuisables de vie spirituelle que pour y venir saisir quelques gouttes précieuses qui leur suffisent pendant longtemps. — Oui, Goethe a raison ! Il est trop immense pour être populaire, et ses œuvres ne sont destinées qu’à quelques hommes occupés des mêmes recherches, et marchant dans les mêmes voies que lui. Elles sont pour les natures contemplatives, qui veulent sur ses traces pénétrer dans les profondeurs du monde et de l’humanité. {p. 30}Elles sont pour les êtres passionnés qui demandent aux poètes de leur faire éprouver toutes les délices et toutes les souffrances du cœur. Elles sont pour les jeunes poètes, désireux d’apprendre comment on se représente, comment on traite artistement un sujet. Elles sont pour les critiques, qui trouvent là d’après quelles maximes on doit juger, et comment on peut rendre intéressante et agréable la simple analyse d’un livre. Elles sont pour l’artiste, parce qu’elles donnent de la clarté à ses pensées et lui enseignent quels sujets ont un sens pour l’art, et par conséquent quels sont ceux qu’il doit traiter et ceux qu’il doit laisser de côté. Elles sont pour le naturaliste, non seulement parce qu’elles renferment les grandes lois que Goethe a découvertes, mais aussi et surtout parce qu’il y trouvera la méthode qu’un bon esprit doit suivre pour que la nature lui livre ses secrets. — Ainsi tous les esprits dévoués à la science, à l’art, seront reçus comme hôtes à la table que garnissent richement les œuvres de Goethe, et dans leurs créations se reconnaîtra l’influence de cette source commune de lumière et de vie à laquelle ils auront puisé ! »

VII §

{p. 31}Eckermann l’ayant ramené sur ses souvenirs de jeunesse avec le grand-duc de Weimar qu’il venait de perdre, Goethe s’y complaît :

« Il était alors très jeune, et nous faisions un peu les fous. C’était comme un vin généreux, mais encore en fermentation énergique. Il ne savait encore quel emploi faire de ses forces, et nous étions souvent tout près de nous casser le cou. — Courir à cheval à bride abattue par-dessus les haies, les fossés, les rivières, monter et descendre les montagnes pendant des journées, camper la nuit en plein vent, près d’un feu allumé au milieu des bois, c’étaient là ses goûts. Être né héritier d’un duché, cela lui était fort égal, mais avoir à le gagner, à le conquérir, à l’emporter d’assaut, cela lui aurait plu. — La poésie d’Ilmenau peint une époque qui, en 1783, lorsque j’écrivis la poésie, était déjà depuis plusieurs années derrière nous, de sorte que je pus me dessiner moi-même comme une figure historique et causer avec {p. 32}moi des années passées. C’est la peinture, vous le savez, d’une scène de nuit, après une chasse dans les montagnes comme celles dont je vous parlais. Nous nous étions construit au pied d’un rocher de petites huttes, couvertes de branches de sapin, pour y passer la nuit sur un sol sec. Devant les huttes brûlaient plusieurs feux, où nous cuisions et faisions rôtir ce que la chasse avait donné. Knebel, qui déjà alors ne laissait pas refroidir sa pipe, était assis auprès du feu, et amusait la société avec toute sorte de plaisanteries dites de son ton tranquille, pendant que la bouteille passait de mains en mains. Seckendorf (c’est l’élancé aux longs membres effilés) s’était commodément étendu au pied d’un arbre et fredonnait des chansonnettes. De l’autre côté, dans une petite hutte pareille, le duc était couché et dormait d’un profond sommeil. Moi-même, j’étais assis devant, près des charbons enflammés, dans de graves pensées, regrettant parfois le mal qu’avaient fait çà et là mes écrits. Encore aujourd’hui Knebel et Seckendorf ne me paraissent pas mal dessinés du tout, ainsi que le jeune prince, alors dans la sombre impétuosité de sa vingtième année :

{p. 33}« “La témérité l’entraîne au loin ; aucun rocher n’est pour lui trop escarpé, aucun passage trop étroit ; le désastre veille auprès de lui, l’épie et le précipite dans les bras du tourment ! Les mouvements pénibles d’une âme violemment tendue le poussent tantôt ici, et tantôt là ; il passe d’une agitation inquiète à un repos inquiet ; aux jours de gaieté, il montrera une sombre violence, sans frein et pourtant sans joie ; abattu, brisé d’âme et de corps, il s’endort sur une couche dure…”

« C’est absolument ainsi qu’il était ; il n’y a pas là le moindre trait exagéré. Mais le duc avait su bientôt se dégager de cette période orageuse et tourmentée, et parvenir à un état d’esprit plus lucide et plus doux ; aussi, en 1783, à l’anniversaire de sa naissance, je pouvais lui rappeler cet aspect de sa première jeunesse. Je ne le cache pas, dans les commencements, il m’a donné bien du mal et bien des inquiétudes. Mais son excellente nature s’est bientôt épurée, et s’est si parfaitement façonnée que c’était un plaisir de vivre et d’agir dans sa compagnie.

« — Vous avez fait, seuls ensemble, un voyage en Suisse, à cette époque ?

{p. 34}— Il aimait beaucoup les voyages, mais non pas tant pour s’amuser et se distraire que pour tenir ouverts partout les yeux et les oreilles, et découvrir tout ce qu’il était possible d’introduire de bon et d’utile dans son pays. L’agriculture, l’élève du bétail, l’industrie, lui sont de cette façon très redevables. Ses goûts n’avaient rien de personnel, d’égoïste ; ils tendaient tous à un but pratique d’intérêt général. C’est ainsi qu’il s’est fait un nom qui s’étend bien au-delà de cette petite principauté.

— La simplicité et le laisser-aller de son extérieur, dis-je, semblaient indiquer qu’il ne cherchait pas la gloire et qu’il n’en faisait pas grand cas. On aurait dit qu’il était devenu célèbre sans l’avoir cherché, simplement par suite de sa tranquille activité.

— La gloire est une chose singulière, dit Goethe. Un morceau de bois brûle, parce qu’il a du feu en lui-même ; il en est de même pour l’homme ; il devient célèbre s’il a la gloire en lui. Courir après la gloire, vouloir la forcer, vains efforts ; on arrivera bien, si on est adroit, à se faire par toutes sortes d’artifices une espèce de nom ; mais si le joyau intérieur manque, tout est inutile, tout {p. 35}tombe en quelques jours. — Il en est exactement de même avec la popularité. Il ne la cherchait pas et ne flattait personne, mais le peuple l’aimait parce qu’il sentait que son cœur lui était dévoué. »

Goethe parla alors des autres membres de la famille grand-ducale, disant que chez tous brillaient de nobles traits de caractère. Il parla de la bonté du cœur de la régente actuelle, des grandes espérances que faisait naître le jeune prince5, et se répandit avec une prédilection visible sur les rares qualités de la princesse régnante, qui s’appliquait avec tant de noblesse à calmer partout les souffrances et à faire prospérer tous les germes heureux.

« Elle a toujours été pour le pays un bon ange, dit-il, et le deviendra davantage à mesure qu’elle lui sera plus attachée. Je connais la grande-duchesse depuis 1805, et j’ai eu une foule d’occasions d’admirer son esprit et son caractère. C’est une des femmes les meilleures et les plus remarquables de notre temps, et elle le serait même sans être princesse. C’est là le signe vrai : il faut que, même en déposant la pourpre, il reste encore {p. 36}dans celui qui la porte beaucoup de grandes qualités, les meilleures même. »

VIII §

Goethe lut une sublime inspiration qu’il venait de rédiger en vers sibyllins, intitulée : Nul être ne peut retomber dans le néant. Sa profession religieuse de la constance de Dieu dans ses volontés y est admirable : c’est la même pensée qui me tomba de la main en écrivant à vingt ans à Byron :

Celui qui peut créer dédaigne de détruire !

Il se livre de nouveau à ses travaux de naturaliste : il parle avec un grand éloge du talent transcendant de M. Villemain, qui faisait alors un cours littéraire à la jeunesse française.

« Villemain a aussi comme critique, dit-il, un rang très élevé. Les Français ne reverront jamais un talent égal à celui de Voltaire ; mais on peut dire que, le point de vue de Villemain se trouvant plus élevé que celui de Voltaire, Villemain peut critiquer Voltaire et juger ses qualités, et ses défauts. »

{p. 37}On aime à voir un grand poète rendre cette éclatante justice à un grand critique ; cela efface d’avance les puériles négations de notre temps.

IX §

Il parle de Béranger, dont il était précédemment un fanatique et systématique enthousiaste, chose bien extraordinaire dans l’auteur de Marguerite :

Nous parlâmes alors de l’emprisonnement de Béranger. Goethe dit :

« Ce qui lui arrive est bien fait. Ses dernières poésies sont sans frein, sans mesure, et ses attaques contre le roi, contre le gouvernement, contre l’esprit pacifique des citoyens, le rendent parfaitement digne de sa peine. Ses premières poésies, au contraire, étaient gaies, inoffensives et excellentes pour rendre un cercle d’hommes joyeux et content, ce qui est bien la meilleure chose que l’on puisse dire de chansons. Je suis sûr que son entourage a exercé sur lui une mauvaise influence et que, pour plaire à ses amis révolutionnaires, {p. 38}il a dit bien des choses qu’autrement il n’aurait jamais dites. »

C’était dur, mais malheureusement fondé. Béranger, que j’ai beaucoup connu et aimé dans nos derniers jours, était, selon moi, mille fois supérieur comme homme à ce qu’il était comme poète. Il faut aimer le pauvre peuple, mais non flatter ses caprices. Pelletan a été sévère, mais injuste envers lui sous ce rapport. Il ne l’avait pas assez connu. On écrit d’après un système, il faut connaître son sujet. Un Aristophane français délayant la ciguë que la multitude hébétée fait boire à Socrate, un Camille Desmoulins qui raille jusqu’à la mort et qui pleure le supplice des Girondins, voilà Béranger poète ; mais un homme excellent et spirituel contre lui-même, voilà le vrai Béranger.

X §

Le 20 novembre 1829, dîné avec Goethe. Nous parlâmes de Manzoni, et je demandai à Goethe si à son retour d’Italie le chancelier n’avait apporté aucune nouvelle de Manzoni.

« Il m’a parlé de lui dans une lettre, dit {p. 39}Goethe. Il lui a fait visite, il vit dans une maison de campagne près de Milan, et à mon grand chagrin il est continuellement souffrant.

— Il est singulier, dis-je, que les talents distingués, et surtout les poètes, aient si souvent une constitution débile.

— Les œuvres extraordinaires que ces hommes produisent, dit Goethe, supposent une organisation très délicate, car il faut qu’ils aient une sensibilité exceptionnelle et puissent entendre la voix des êtres célestes. Or, une pareille organisation, mise en conflit avec le monde et avec les éléments, est facilement troublée, blessée, et celui qui ne réunit pas, comme Voltaire, à cette grande sensibilité une solidité nerveuse extraordinaire, est exposé à un état perpétuel de malaise. Schiller aussi était constamment malade. Lorsque je fis sa connaissance, je crus qu’il n’avait pas quatre semaines à vivre. Mais il y avait en lui assez de force résistante, aussi il a pu se maintenir un assez grand nombre d’années, et il se serait soutenu encore longtemps avec une manière de vivre plus saine. »

Et Manzoni vit encore !

XI §

{p. 40}Goethe parle à Eckermann de Lavater, l’auteur pieux de la Physiognomonie :

Dimanche, 14 février 1830.

Goethe a parlé de Lavater et m’a dit beaucoup de bien de son caractère ; il m’a raconté des traits de leur ancienne intimité ; souvent ils couchèrent fraternellement dans le même lit.

« Il est à regretter, ajouta-t-il, qu’un mauvais mysticisme ait mis sitôt arrêt à l’essor de son génie. »

Le 10 février 1830 la conversation revint sur Napoléon et sur Hudson Lowe, que Goethe justifie par l’embarras de sa situation :

Goethe paraissait très chagrin ; il resta assez longtemps silencieux. Bientôt cependant notre conversation reprit un cours enjoué, et il me parla d’un livre écrit pour la justification de Hudson Lowe.

« Ce livre, dit-il, renferme de ces traits on ne peut plus précieux, que peuvent seuls donner des témoins oculaires. Vous savez {p. 41}que Napoléon portait habituellement un uniforme vert sombre. À force d’être porté et d’aller au soleil, cet uniforme s’était entièrement fané, il fallait le remplacer. Napoléon voulait la même couleur, mais dans l’île ne se trouvait pas de pièce de ce drap ; on trouva bien un drap vert, mais d’une couleur fausse et tirant sur le jaune. Le maître du monde ne pouvait obtenir la couleur qu’il désirait ; il ne resta qu’un moyen, ce fut de faire retourner le vieil uniforme et de le porter ainsi. — Que dites-vous de cela ? N’est-ce pas là un vrai trait de tragédie ? N’est-ce pas touchant de voir le maître des rois réduit à porter un uniforme retourné ? Et cependant, quand on pense qu’une fin pareille a frappé un homme qui avait foulé aux pieds la vie et le bonheur de millions d’hommes, la destinée, en se redressant contre lui, paraît encore avoir été très indulgente ; c’est une Némésis qui, en considérant la grandeur du héros, n’a pas pu s’empêcher d’user encore d’un peu de galanterie. Napoléon nous donne un exemple des dangers qu’il y a à s’élever à l’absolu et à tout sacrifier à l’exécution d’une idée. »

Après dîner, Goethe, parlant de la théorie {p. 42}des couleurs, a exprimé des doutes sur la possibilité de frayer un chemin à sa doctrine si simple.

« Les erreurs de mes adversaires, a-t-il dit, sont trop généralement répandues depuis un siècle, pour que je puisse espérer trouver quelqu’un qui marche avec moi sur ma route solitaire. Je resterai seul ! Il me semble souvent que je suis comme un naufragé qui a saisi une planche capable de ne porter qu’un homme. Lui seul se sauve, tous les autres périssent engloutis. »

* * *

Lundi, 18 janvier 1830.

Ce matin, allant dîner chez Goethe, j’appris en route que la grande-duchesse mère venait de mourir. Quel effet cette mort va-t-elle faire sur Goethe à un âge si avancé ? telle fut ma première pensée, et ce n’est pas sans un peu d’appréhension que je pénétrai dans la maison. Les domestiques me dirent que sa belle-fille venait d’entrer chez lui pour lui annoncer la triste nouvelle. « Voilà plus de cinquante ans, me disais-je, qu’il est lié avec cette princesse ; il jouissait de toute sa faveur ; sa mort va l’affecter profondément. » {p. 43}C’est avec ces pensées que j’entrai ; mais je ne fus pas peu surpris de le voir assis à table, auprès de son fils et de sa belle-fille, parfaitement serein, sans abattement, et mangeant sa soupe comme si rien absolument ne s’était passé. La conversation fut enjouée et variée ; toutes les cloches de la ville cependant commençaient à retentir ; madame de Goethe me regardait ; nous parlions à haute voix, pour éviter que ces sons de mort ne l’ébranlassent douloureusement, car nous pensions qu’il partageait nos émotions. Mais il était au milieu de nous comme un être d’une nature supérieure, que les souffrances de la terre ne touchent pas. Son médecin, M. Vogel, entra, s’assit auprès de nous et raconta les circonstances de la mort de la princesse, que Goethe écouta sans sortir de sa tranquillité et de son calme parfaits. Vogel partit, nous reprîmes le dîner et la conversation. On parla du Chaos6, et Goethe loua comme excellentes les considérations sur le jeu que renferme le dernier numéro. Après le départ de madame de Goethe et de ses enfants, je restai seul avec Goethe. Il me parla de sa Nuit classique de Walpurgis, {p. 44}me disant qu’il avançait tous les jours, et que cette composition étrange réussissait au-delà de son attente. M. Soret arriva, apportant des compliments de condoléance de la part de la duchesse régnante.

« Eh bien ! lui dit Goethe lorsqu’il le vit, approchez ! asseyez-vous. Le coup qui nous menaçait depuis longtemps nous a atteints ; nous n’avons plus du moins à lutter contre la cruelle incertitude ! Il nous faut voir maintenant comment nous nous arrangerons de nouveau avec la vie.

— Voilà vos consolateurs, dit M. Soret, en lui montrant ses papiers. Le travail est un excellent moyen de triompher de la douleur.

— Aussi longtemps qu’il fera jour, dit Goethe, nous resterons la tête levée, et tout ce que nous pourrons faire, nous ne le laisserons pas faire après nous ! »

* * *

Lundi, 15 février 1830.

Je suis allé ce matin un moment chez Goethe, pour prendre de ses nouvelles de la part de madame la grande-duchesse7. Je le {p. 45}trouvai triste, pensif ; il n’y avait plus trace de l’excitation un peu forcée de la veille. Aujourd’hui il paraissait profondément ému du vide que la mort avait fait en lui, en lui arrachant une amitié de cinquante ans. Il me dit :

« Je me force au travail ; il le faut pour que je conserve le dessus, et que je supporte cette séparation subite. La mort est quelque chose de bien étrange ! Malgré toute notre expérience, quand il s’agit d’une personne qui nous est chère, nous croyons la mort toujours impossible, et nous ne pouvons y croire ; elle est toujours inattendue. C’est pour ainsi dire une impossibilité, qui tout à coup devient une réalité. Et ce passage d’une existence qui nous est connue dans une autre dont nous ne savons absolument rien est quelque chose de si violent, que ceux qui restent ne peuvent s’empêcher de ressentir malgré eux le plus profond ébranlement. »

XII §

Nous approchions de la révolution de 1830 ; les amis français de Goethe, les écrivains du {p. 46}Globe, allaient triompher. Un pressentiment terrible agitait Goethe à son insu. Il sentait que la colonne fondamentale du monde conservateur auquel il tenait allait s’écrouler.

Dimanche, 7 mars 1830.

À midi, chez Goethe. Il était aujourd’hui très vif et très bien portant. Il me dit qu’il avait été obligé de quitter un peu sa Nuit de Walpurgis, pour finir sa dernière livraison d’Art et Antiquité.

« Mais, dit-il, j’ai eu la précaution de m’arrêter lorsque j’étais encore bien en train, et à un passage pour lequel j’ai encore bien des matériaux tout prêts. De cette façon, je me remettrai à l’œuvre bien plus aisément que si je ne m’étais arrêté qu’au bout d’un développement épuisé. »

Nous avions le projet de faire une promenade avant dîner, mais nous nous trouvions si bien tous deux à la maison, que Goethe fit dételer. Frédéric venait d’ouvrir une grande caisse qui arrivait de Paris. C’était un envoi du sculpteur David (d’Angers) : des portraits en bas-relief, moulés en plâtre, de cinquante-sept personnages célèbres. Frédéric mit ces médaillons {p. 47}dans plusieurs tiroirs, et ce fut pour nous un grand plaisir de contempler tous ces personnages intéressants. Je désirais surtout voir Mérimée ; la tête nous parut aussi énergique et aussi hardie que son talent, et Goethe y trouva quelque chose d’humoristique. Dans Victor Hugo, Alfred de Vigny, Émile Deschamps, nous vîmes des physionomies nettes, aisées, sereines. — Mademoiselle Gay, madame Tastu et d’autres jeunes femmes auteurs nous firent également grand plaisir. La tête énergique de Fabvier rappelait les hommes des siècles passés, et nous revînmes à lui plusieurs fois. Nous allions d’un personnage à l’autre, et Goethe ne put s’empêcher de répéter à plusieurs reprises qu’il devait à David un trésor dont il ne pouvait assez le remercier. Il montrera cette collection aux voyageurs qui passent par Weimar, et se fera renseigner par eux sur les personnes dont il a le portrait et qui lui sont encore inconnues.

La caisse contenait aussi un ballot de livres ; nous le fîmes porter dans la chambre voisine, où nous nous mîmes à table. Nous étions contents, et nous parlâmes de divers travaux et projets.

« Il n’est pas bon que l’homme soit seul, dit {p. 48}Goethe, et surtout il n’est pas bon qu’il travaille seul ; il a besoin, pour réussir, qu’on prenne intérêt à ce qu’il fait, qu’on l’excite. Je dois à Schiller mon Achilléide, beaucoup de mes Ballades, car c’est lui qui me les a fait écrire, et si je finis la seconde partie de Faust, vous pouvez vous l’attribuer. Je vous l’ai dit déjà souvent, mais je veux que vous le sachiez bien et je vous le répète. »

Ces paroles me rendirent heureux, car je sentais qu’elles renfermaient beaucoup de vérité.

Au dessert, Goethe ouvrit un des paquets. Il contenait les poésies d’Émile Deschamps, accompagnées d’une lettre que Goethe me donna à lire. Je vis alors avec joie quelle influence on reconnaissait à Goethe sur la nouvelle vie de la littérature française ; les jeunes poètes le vénèrent et l’aiment comme leur chef spirituel. Telle avait été l’influence de Shakespeare pendant la jeunesse de Goethe. On ne peut pas dire de Voltaire qu’il ait eu de l’influence sur les poètes étrangers, qu’il leur ait servi de centre de réunion, et qu’ils aient reconnu en lui un maître et un souverain. — La lettre d’Émile Deschamps était écrite avec une très aimable et très cordiale aisance.

{p. 49}« Elle laisse jeter un coup d’œil sur le printemps d’une belle âme », dit Goethe.

Parmi les envois de David se trouvait un dessin représentant le chapeau de Napoléon, vu dans diverses positions.

« Voilà quelque chose pour mon fils », dit Goethe.

Et il lui envoya le dessin. Il ne manqua pas son effet : le jeune Goethe arriva bientôt, plein de joie, disant que ces chapeaux de son héros étaient le nec plus ultra de sa collection. Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées que le dessin était encadré, mis sous verre, et placé parmi les autres attributs et monuments du héros.

* * *

Dimanche, 14 mars 1830.

Passé la soirée chez Goethe. Il m’a montré tous les trésors de la caisse de David, maintenant mis en ordre. Il avait soigneusement rangé sur une table, les uns près des autres, tous les médaillons des jeunes poètes de la France. Il parla encore du talent extraordinaire de David, aussi grand par ses conceptions que par son exécution. Il m’a montré une quantité d’ouvrages contemporains que, par l’entremise de David, les talents les plus distingués de l’école {p. 50}romantique lui ont envoyés en présent. Je vis des ouvrages de Sainte-Beuve, Ballanche, Victor Hugo, Balzac, Alfred de Vigny, Jules Janin et autres.

« David, dit-il, m’a par cet envoi préparé de belles journées. Les jeunes poètes m’ont occupé déjà toute cette semaine, et les fraîches impressions que je reçois de leurs œuvres me donnent comme une nouvelle vie. Je ferai un catalogue spécial pour ces chers portraits et pour ces chers livres, et je leur donnerai une place spéciale dans ma collection artistique et dans ma bibliothèque. »

On voyait que cet hommage des jeunes poètes de France remplissait Goethe de la joie la plus profonde.

Il lut un peu dans les Études d’Émile Deschamps. Il loua la traduction de la Fiancée de Corinthe ; il rendit hommage à cette douce et candide nature d’Émile Deschamps, en homme qui n’a jamais connu l’envie.

Deschamps est la vierge immaculée du talent.

Mérimée, disait Goethe, est un rude gaillard !

Il est curieux, après tant d’années, de voir l’impression de tel ou tel homme sur un génie étranger.

XIII §

{p. 51}Mais, s’apercevant de l’impression pénible que ses craintes sur les suites de la révolution de 1830 imprimaient à ses auditeurs, son fils, sa belle-fille, Mlle Ulrique et Eckermann :

« Croyez-vous, dit-il après un long silence, que je sois indifférent aux grandes idées que réveillent en moi les mots de Liberté, de Peuple, de Patrie ? Non : ces idées sont en nous ; elles sont une partie de notre être, et personne ne peut les écarter de soi. L’Allemagne aussi me tient fortement au cœur. J’ai souvent ressenti une douleur profonde en pensant à cette nation allemande, qui est si estimable dans chaque individu et si misérable dans son ensemble. La comparaison du peuple allemand avec les autres peuples éveille des sentiments douloureux auxquels j’ai cherché à échapper par tous les moyens possibles ; j’ai trouvé dans la science et dans l’art les ailes qui peuvent nous emporter loin de ces misères, car la science et l’art appartiennent au monde tout entier, et {p. 52}devant eux tombent les frontières des nationalités ; mais la consolation qu’ils donnent est cependant une triste consolation et ne remplace pas les sentiments de fierté que l’on éprouve quand on sait que l’on appartient à un peuple grand, fort, estimé et redouté. Aussi c’est la foi à l’avenir de l’Allemagne qui me console vraiment. Cette foi, je l’ai aussi énergique que vous. Oui, le peuple allemand promet un avenir, et a un avenir. Pour parler comme Napoléon : les destinées de l’Allemagne ne sont pas encore accomplies. Si elle n’avait pas eu d’autre mission que de renverser l’empire romain et de créer, d’organiser un monde nouveau, elle serait tombée depuis longtemps. Mais comme elle est restée debout, forte et solide, j’ai la conviction qu’elle a encore une autre mission, et cette mission sera plus grande que celle qu’elle a accomplie lorsqu’elle a détruit l’empire romain et donné sa forme au moyen-âge, plus grande en proportion même de la supériorité de sa civilisation actuelle sur la civilisation du passé. Quand viendront le temps et l’occasion pour agir ? Aucun œil humain ne peut le voir d’avance ; aucune force humaine ne pourrait rapprocher ce temps et {p. 53}faire naître cette occasion. Que nous reste-t-il donc à faire, à nous, simples individus ? Nous devons, suivant nos talents, nos penchants, notre situation, développer chez nous, fortifier, rendre plus générale la civilisation, former les esprits, et surtout dans les classes élevées, pour que notre nation, bien loin de rester en arrière, précède tous les autres peuples, pour que son âme ne languisse pas, mais reste toujours vive et active, pour que notre race ne tombe pas dans l’abattement et dans le découragement, et soit capable de toutes les grandes actions quand brillera le jour de la gloire. — Mais, pour le moment, il ne s’agit ni de l’avenir, ni de nos vœux, ni de nos espérances, ni de notre foi, ni des destinées réservées à notre patrie ; nous parlons du présent, et des circonstances au milieu desquelles paraît votre journal. Vous dites, il est vrai : Des événements décisifs sont venus nous donner le signal. Bien. Ces événements ne sont jamais, à tout supposer pour le mieux, que le commencement de la fin. Deux cas sont possibles : ou le puissant dominateur abat encore une fois tous ses ennemis, ou il est abattu par eux. (Je tiens pour à peu près impossible un accommodement ; {p. 54}et s’il se faisait, il serait inutile ; nous serions de nouveau comme autrefois.) Supposons donc que Napoléon abatte ses ennemis. C’est impossible, dites-vous ? Tant de certitude ne nous est pas permise. Cependant je crois moi-même sa victoire peu vraisemblable ; laissons donc cette supposition de côté et déclarons cet événement impossible. Il reste à examiner le cas où Napoléon est vaincu, complètement vaincu. Eh bien ! qu’arrivera-t-il ? Vous parlez du réveil du peuple allemand et vous croyez que ce peuple ne se laissera plus arracher ce qu’il a conquis et ce qu’il a payé de son sang : la liberté. Le peuple est-il réellement réveillé ? sait-il ce qu’il veut et ce qu’il peut ? Avez-vous oublié le mot magnifique que votre Philistin d’Iéna criait à son voisin, déclarant qu’il pouvait maintenant recevoir bien commodément les Russes, puisque sa maison était nettoyée et que les Français l’avaient quittée ? Le sommeil du peuple était trop profond pour que les secousses même les plus fortes puissent aujourd’hui le réveiller si promptement. Et de plus, est-ce que tout mouvement nous met debout ? Se redresse-t-il, celui qui ne sort de son repos que parce qu’on l’y force {p. 55}avec violence ? Je ne parle pas des quelques milliers d’hommes et de jeunes gens instruits ; je parle de la masse, des millions. Qu’a-t-on obtenu ? qu’a-t-on gagné ? Vous dites : la liberté ; il serait plus juste peut-être de dire : la délivrance, et non la délivrance des étrangers, mais d’un étranger. C’est vrai : je ne vois plus chez nous ni Français, ni Italiens, mais, à leur place, je vois des Cosaques, des Baschkirs, des Croates, des Magyares, des Tartares et des Samoyèdes ; des hussards de toutes les couleurs. Depuis longtemps nous sommes habitués à ne regarder que vers l’ouest ; c’est de là que nous attendons tous les dangers. Mais la terre s’étend aussi de l’autre côté vers l’orient. Même quand arrivent chez nous ces peuples tout entiers, nous ne ressentons aucune crainte, et on a vu de belles femmes embrasser les hommes et les chevaux. Ah ! ne m’en laissez pas dire davantage !… Elles invoquent, il est vrai, les éloquents appels des souverains de ce pays et de l’étranger ; oui, oui, je sais : « un cheval, un cheval, un royaume pour un cheval !… »

Une réponse de moi suscita une réplique de Goethe, et sa parole devint de plus en plus précise et incisive, plus individuelle pour ainsi {p. 56}dire. Je n’ose écrire ce qui fut dit ; d’ailleurs, je n’en vois pas l’utilité. Je veux seulement faire observer que, pendant cette heure de conversation, j’acquis la plus profonde conviction que c’est une erreur radicale de croire que Goethe n’a pas aimé sa patrie, n’a pas eu le cœur allemand, n’a pas eu foi en notre peuple, n’a pas ressenti l’honneur et la honte, le bonheur et l’infortune de l’Allemagne. Son silence, au milieu des grands événements et des complications de ce temps, n’était qu’une résignation douloureuse, à laquelle l’obligeaient de se résoudre sa position et aussi sa connaissance exacte des hommes et des choses. Quand je me retirai enfin, mes yeux étaient remplis de larmes. Je saisis les mains de Goethe ; mais je ne sais ni ce que je lui dis ni ce qu’il me répondit. Je sais seulement qu’il était très cordial. J’étais déjà sorti ; je lui dis :

« En entrant, j’avais l’intention de faire une prière à Votre Excellence ; je voulais lui demander de vouloir bien honorer mon journal au moins d’un article.

— Je vous remercie de ne pas m’avoir fait cette demande, dit-il ; j’aurais eu du regret à vous refuser, mais j’aurais refusé ; vous savez maintenant pourquoi. »

{p. 57}Plus tard, je me suis rappelé bien souvent cette conversation avec Goethe, et jamais elle ne m’est revenue dans l’esprit sans que je ne m’écriasse : « Ô Solon, Solon ! »

XIV §

1830 le plongea dans une terreur philosophique ; peu de temps après, son fils mourut en voyageant en Italie : il fut sensible, mais resta inébranlable à ce coup. Il se remit à composer la suite de Faust, œuvre de cinquante ans et qui en durera plus de mille.

Le 14 février 1831.

« Le caractère, dit-il, c’est tout ; et cependant, de notre temps, il y a eu parmi les critiques de petits personnages qui n’étaient pas de cet avis et qui voulaient que dans une œuvre de poésie et d’art un grand caractère ne fût qu’une espèce de faible accessoire. Mais à la vérité, pour reconnaître et honorer un grand caractère, il faut en être un soi-même. Tous ceux qui ont refusé à {p. 58}Euripide l’élévation étaient de pauvres hères incapables de s’élever avec lui, ou bien c’étaient d’impudents charlatans, qui voulaient se faire valoir, et qui, en effet, se grandissaient aux yeux d’un monde sans énergie. »

* * *

Lundi, 14 février 1831.

Dîné avec Goethe. Il avait lu les Mémoires du général Rapp, ce qui amena la conversation sur Napoléon et sur les sentiments que Mme Laetitia a dû éprouver en se voyant la mère de tant de héros et d’une si puissante famille. Quand elle devint mère de Napoléon, son second fils, elle avait dix-huit ans, son mari vingt-trois, et l’organisation physique de Napoléon se ressentit heureusement de la jeune et fraîche énergie de ses parents. Après lui, elle fut encore mère de trois autres fils, tous richement doués, tous ayant joué avec vigueur leur rôle dans le monde, et tous doués d’un certain talent poétique. Après ces fils vinrent trois filles, et enfin Jérôme, qui paraît avoir été le moins bien doué de tous. Le talent, s’il n’est pas dû aux parents seuls, demande cependant une bonne organisation physique ; il n’est donc nullement {p. 59}indifférent d’être né le premier ou le dernier, d’avoir pour père et mère des êtres jeunes et vigoureux, ou bien vieux et débiles.

Je m’informai des progrès de Faust.

« Il ne me quitte plus, dit-il ; tous les jours j’y pense, et trouve quelque chose ; j’avance. Aujourd’hui j’ai fait coudre tout le manuscrit de la seconde partie, pour que mes yeux puissent la bien voir. — J’ai rempli de papier blanc la place du quatrième acte qui manque, et il est très probable que la partie terminée m’excitera et m’encouragera à finir ce qui reste à faire. Ces moyens extérieurs font plus qu’on ne croit, et l’on doit venir au secours de l’esprit de toutes les manières. »

Goethe fit apporter ce manuscrit nouvellement broché, et je fus surpris de sa grosseur ; il formait un bon volume in-folio.

« Voilà, dis-je, ce que vous avez écrit depuis six ans que je suis ici, et cependant toutes vos autres occupations ne vous ont permis d’y donner que très peu de temps. On voit comme une œuvre grossit, même quand on se borne à n’y ajouter qu’un peu de temps en temps.

— On peut s’en convaincre surtout en {p. 60}vieillissant, dit-il, car la jeunesse croit que tout doit se faire en un jour. Si le sort m’est favorable, et si je continue à bien me porter, j’espère être arrivé loin dans le quatrième acte aux premiers mois du printemps. Je l’avais dans la tête depuis longtemps, comme vous savez, mais, pendant l’exécution, il s’est énormément augmenté, et je ne peux plus me servir que de ce qu’il y avait de plus général dans mon ancien plan. Il faut d’ailleurs, maintenant, que cet acte d’intermède soit aussi long que les autres actes.

— Dans cette seconde partie, dis-je, on voit apparaître un monde bien plus riche que dans la première. »

XV §

Ici plusieurs pages sont consacrées à un magnifique éloge de Walter Scott ; digne sujet, digne juge. Seulement il oublie le vice mortel de ces chefs-d’œuvre, c’est le mensonge du roman historique. C’est superbe, {p. 61}mais cela ne vit plus. Le mensonge a tué le divin menteur.

Il revient à Schiller.

Jeudi, 31 mars 1831.

Dîné chez le prince avec Soret et Meyer. Nous causons de littérature, et Meyer nous raconte sa première entrevue avec Schiller.

« J’allais, dit-il, me promener avec Goethe dans le jardin d’Iéna, que l’on appelle le Paradis. Schiller nous rencontra. Je lui parlai alors pour la première fois. Il n’avait pas encore terminé son Don Carlos et venait d’arriver de Souabe ; il paraissait être très malade et beaucoup souffrir des nerfs. Son visage rappelait celui du Crucifié. Goethe croyait qu’il ne vivrait pas quinze jours ; mais, comme il jouit alors de plus de bien-être, il se rétablit et écrivit toutes ses plus belles œuvres. »

La pensée de sa fin prochaine l’occupait ; il s’y préparait comme à un voyage. On ne sait où l’on abordera, mais on est sûr d’aborder.

Dîné seul avec Goethe dans son cabinet de travail. Il m’a dit en me tendant un papier :

{p. 62}« Quand on a dépassé quatre-vingts ans, on a à peine le droit de vivre ; il faut être prêt chaque jour à être rappelé, et penser à ranger sa maison. Comme je vous l’ai dit récemment, je vous ai nommé dans mon testament éditeur de mes œuvres posthumes et j’ai rédigé ce matin une espèce de petit acte que vous signerez avec moi. »

* * *

Mercredi, 25 mai 1831.

Nous avons causé du Camp de Wallenstein. J’avais souvent entendu dire que Goethe avait travaillé à cette pièce, et que le sermon du capucin surtout était de lui. Je lui demandai à dîner s’il en était ainsi, et il me répondit :

Au fond, tout est de Schiller ; cependant, comme nous vivions dans de telles relations que Schiller non seulement causait avec moi de son plan, mais me communiquait les scènes à mesure qu’elles avançaient, écoutait mes remarques et en profitait, il peut se faire que j’aie quelque part à cette pièce. Pour le sermon du capucin, je lui ai envoyé les Discours d’Abraham de Santa-Clara, et il en a extrait son sermon avec beaucoup d’adresse. {p. 63}Je ne sais plus quels sont les passages de moi, sauf les deux vers :

Un capitaine, tué par un de ses collègues,
Me légua deux dés heureux.

Je voulais expliquer comment le paysan était arrivé en possession de ces dés pipés, et j’écrivis de ma main ces deux vers sur le manuscrit. Schiller n’avait pas eu cette idée ; il donnait tout simplement les dés au paysan, sans se demander comment il les possédait. Je vous l’ai déjà dit, tout expliquer avec soin n’était pas son affaire, et voilà peut-être pourquoi ses pièces produisent tant d’effet sur le théâtre.

* * *

Dimanche, 29 mai 1831.

Ces jours-ci, on m’a apporté un nid de petites fauvettes, avec leur mère que l’on avait prise au gluau. Elle a continué dans la chambre à nourrir sa famille, et, rendue à la liberté, elle est revenue d’elle-même avec ses petits. J’étais très touché de cet amour maternel qui brave le danger et la prison, et j’exprimai mon étonnement à Goethe :

« Homme de peu de raison ! me répondit-il {p. 64}avec un sourire significatif, si vous croyiez à Dieu, vous ne seriez pas étonné. C’est lui qui donne au monde son mouvement intime ; la nature est en lui, et il est dans la nature ; et jamais ce qui vit, ce qui se meut, ce qui est en lui, n’est privé de sa force et de son esprit. Si Dieu ne donnait pas à l’oiseau cet instinct pour ses petits, si un instinct pareil n’était pas répandu dans toute la nature vivante, le monde ne se soutiendrait pas ; mais partout est répandue la force divine, partout agit l’amour éternel ! »

Il y a quelque temps, Goethe a exprimé une idée du même genre ; un jeune sculpteur lui avait envoyé le modèle de la Vache de Myron, avec un veau qui la tète.

« Voilà, dit-il, un sujet de la plus grande élévation ; nous avons là, devant les yeux, sous une belle image, le principe vivifiant répandu dans la nature entière, et qui soutient le monde ; cette œuvre et celles du même genre sont pour moi les vrais symboles de l’omniprésence de Dieu. »

* * *

Lundi, 6 juin 1831.

Goethe m’a montré aujourd’hui le commencement du cinquième acte de Faust. J’ai {p. 65}lu jusqu’au passage où la hutte de Philémon et de Baucis est brûlée, et où Faust, debout, la nuit, sur le balcon de son palais, sent la fumée qu’un vent léger lui apporte.

« Les noms de Philémon et de Baucis, lui dis-je, me transportent sur la côte phrygienne, et je pense à ce couple célèbre de l’antiquité ; cependant la scène se passe dans l’ère chrétienne, et le paysage est moderne.

— Mon Philémon et ma Baucis, dit Goethe, n’ont aucun rapport avec ce célèbre couple et avec la tradition qu’il rappelle. J’ai donné ces noms à mes deux époux uniquement pour relever leur caractère. Comme ce sont des personnages et des situations semblables, la ressemblance des noms a un effet heureux. »

Nous parlons ensuite de Faust, que le péché originel de son caractère, le mécontentement, n’a pas abandonné dans sa vieillesse, et qui, avec tous les trésors du monde, dans un nouvel empire qu’il a créé lui-même, est gêné par quelques tilleuls, une chaumière et une clochette, parce qu’ils ne sont pas à lui. Il rappelle le roi Achab, qui croyait ne rien posséder, s’il ne possédait pas la vigne de Naboth.

« Faust, dans ce cinquième acte, dit Goethe, {p. 66}doit selon mes idées avoir juste cent ans, et je ne sais pas s’il ne serait pas bon de le dire quelque part expressément. »

Nous parlâmes de la conclusion, et Goethe attira mon attention sur ce passage :

Il est sauvé, le noble membre
Du monde des méchants esprits ;
Celui qui a toujours lutté et travaillé,
Celui-là, nous pouvons le sauver ;
L’amour suprême, du haut du ciel,
A pensé à lui ;
Le chœur bienheureux va à sa rencontre
Et lui fait un cordial accueil.

« Ces vers contiennent la clef du salut de Faust : dans Faust a vécu jusqu’à la fin une activité toujours plus haute, plus pure, et l’amour éternel est venu à son aide. Cette conception est en harmonie parfaite avec nos idées religieuses, d’après lesquelles nous sommes sauvés non seulement par notre propre force, mais aussi par le secours de la grâce divine. Vous devez avouer que cette conclusion, où l’âme sauvée s’élance au ciel, était très difficile à composer ; et au milieu de ces tableaux suprasensibles, dont on a à peine un pressentiment, j’aurais pu très facilement me perdre dans le vague, si, en me servant des personnages et des images {p. 67}de l’Église chrétienne, qui sont nettement dessinés, je n’avais pas donné à mes idées poétiques de la précision et de la fermeté. »

XVI §

À la fin du mois, il parle mal de Victor Hugo, auquel il a rendu avant une enthousiaste justice.

« C’est un beau talent, dit-il, mais il est tout à fait engagé dans la malheureuse direction romantique de son temps, ce qui le conduit à mettre à côté de beaux tableaux les plus intolérables et les plus laids. Ces jours-ci j’ai lu Notre-Dame de Paris, et il ne m’a pas fallu peu de patience pour supporter les tortures que m’a données cette lecture. C’est le livre le plus affreux qui ait jamais été écrit ! Et après les supplices que l’on endure, on n’est pas dédommagé par le plaisir que l’on éprouverait à voir la nature humaine et les caractères humains représentés avec exactitude ; il n’y a dans son livre ni nature ni vérité ; ses personnages principaux ne sont pas des êtres de chair et {p. 68}de sang, ce sont de misérables marionnettes, qu’il manie à son caprice, et auxquelles il fait faire toutes les contorsions et toutes les grimaces qui sont nécessaires aux effets qu’il veut produire. Quel temps que celui qui loue un pareil livre ! »

Quant à moi, qui n’aime ni le faux, ni l’excès, ni certains drames de Victor Hugo, j’avoue que j’ai lu avec attendrissement et intérêt le roman bizarre, mais neuf, de Notre-Dame de Paris. L’architecture n’était pas encore entrée dans le drame humain : il y a du véritable génie à créer un monument pour ces âmes, et ces âmes pour cette architecture. Le Phidias du gothique, c’est Hugo. Goethe n’avait pas compris cette œuvre.

XVII §

Mardi, 20 juillet 1831.

Après dîner, une demi-heure avec Goethe, que j’ai trouvé dans une disposition pleine de sérénité et de douceur. Après avoir causé de divers sujets, nous avons parlé de Carlsbad, {p. 69}et Goethe a plaisanté sur les diverses amourettes qu’il y a eues.

— Une petite amourette, a-t-il dit, voilà la seule chose qui puisse rendre supportable un séjour aux eaux, autrement on mourrait d’ennui. Presque toujours j’ai été assez heureux pour trouver une petite affinité qui, pendant ces quelques semaines, me donnait assez de distraction. Je me rappelle surtout une d’elles qui même encore maintenant me fait plaisir. Un jour je faisais visite à madame de Reck. Après une conversation qui n’avait rien de remarquable, en me retirant, je rencontre une dame avec deux jeunes filles fort jolies.

« — Quel est le monsieur qui vient de sortir ? demanda cette dame.

« — C’est Goethe, répond madame de Reck.

« — Oh ! combien je suis fâchée qu’il ne soit pas resté, et que je n’aie pas eu le bonheur de faire sa connaissance !

« — Chère amie, vous n’avez rien perdu, répliqua madame de Reck ; il est très ennuyeux avec les dames, à moins qu’elles ne soient assez jolies pour l’intéresser un peu. Les femmes de notre âge ne peuvent pas croire qu’elles le rendront éloquent et aimable. »

{p. 70}« Quand les deux jeunes filles furent rentrées chez elles, elles pensèrent aux paroles de madame de Reck.

« Nous sommes jeunes, nous sommes jolies, se dirent-elles ; voyons donc si nous ne réussirons pas à captiver, à apprivoiser ce célèbre sauvage.

« Le matin suivant, à la promenade du Sprudel, en passant à côté de moi, elles me firent le salut le plus gracieux, le plus aimable, et je ne pus me dispenser, quand l’occasion se présenta, de m’approcher d’elles et de leur adresser la parole. Elles étaient charmantes ! Je leur parlai et leur reparlai encore, elles me conduisirent à leur mère ; j’étais pris. Dès lors nous nous vîmes tous les jours. Nous passions des jours entiers ensemble. Pour rendre nos relations plus intimes, le fiancé de l’une d’elles arriva, et je me trouvai lié plus exclusivement avec l’autre. Comme on peut le penser, j’étais aussi très aimable avec la mère. En un mot, nous étions tous très contents les uns des autres, et je passai avec cette famille de si heureux jours, que leur souvenir est toujours resté pour moi extrêmement agréable. Les deux jeunes filles me racontèrent bien vite la conversation {p. 71}de leur mère avec madame de Reck, et la conjuration, suivie de succès, qu’elles avaient faite pour ma conquête. »

Goethe m’a raconté déjà une autre anecdote du même genre, qui trouvera bien sa place ici.

« Un soir, me dit-il, je me promenais avec un de mes amis dans le jardin d’un château. À l’extrémité d’une allée nous voyons deux personnes de nos connaissances qui marchaient paisiblement l’une à côté de l’autre en causant. Elles semblaient ne penser à rien ; tout à coup elles se penchent l’une vers l’autre, et se donnent un baiser très affectueux ; puis elles reprennent très sérieusement leur promenade et continuent à causer, comme si rien ne s’était passé.

« — Avez-vous vu ? puis-je en croire mes yeux ? s’écriait mon ami stupéfait.

« — J’ai vu, répondis-je tranquillement, mais je n’y crois pas ! »

* * *

Lundi, 2 août 1831.

Nous avons causé de la théorie de Candolle sur la symétrie. Goethe la considère comme une pure illusion.

{p. 72}« La nature, a-t-il dit, ne se donne pas à tout le monde. Elle agit avec beaucoup de savants comme une malicieuse jeune fille, qui nous attire par mille charmes, et qui, au moment où nous croyons la saisir et la posséder, s’échappe de nos bras8. »

XVIII §

{p. 73}La religion chrétienne l’occupait de plus en plus, et il l’admirait d’une affection éclectique. En voici la preuve :

« La lumière sans obscurité de la révélation divine est beaucoup trop pure et trop éclatante pour qu’elle convienne aux pauvres et faibles hommes, et, pour qu’ils puissent la supporter, l’Église vient comme médiatrice {p. 74}bienfaisante ; elle éteint, elle adoucit cette lumière pour qu’elle puisse aider et protéger beaucoup d’hommes. L’Église chrétienne croit que, comme héritière du Christ, elle peut remettre aux hommes leurs péchés ; c’est là pour elle une puissance énorme ; maintenir cette puissance et cette croyance, et affermir ainsi l’édifice ecclésiastique, voilà la principale préoccupation du clergé chrétien. En conséquence, il ne se demande pas si tel livre de la Bible peut jeter de la lumière dans l’esprit, s’il renferme de hautes leçons de moralité, s’il offre des exemples d’une noble existence : l’important pour lui, c’est dans les livres de Moïse l’histoire de la chute, qui rend nécessaire le Sauveur ; dans les prophètes, les allusions qui sont faites au Désiré ; dans les évangiles, le récit de son apparition sur cette terre, et de sa mort sur la croix, qui expie nos péchés. Vous voyez que, à ce point de vue et avec ces idées, on ne peut attacher d’importance ni au noble Tobie, ni à la Sagesse de Salomon, ni aux Proverbes de Sirach.

« Ces questions d’authenticité et de fausseté des livres bibliques sont d’ailleurs bien étranges. Qu’est-ce qui est authentique, sinon ce {p. 75}qui est tout à fait excellent, ce qui est en harmonie avec ce qu’il y a de plus pur dans la nature et dans la raison, ce qui sert encore aujourd’hui à notre développement le plus élevé ? Et qu’est-ce qui est faux, sinon l’absurde, le creux, le niais, ce qui ne donne aucun fruit, du moins aucun bon fruit ? Si on devait décider l’authenticité d’un écrit biblique par la question : Ce qui nous est transmis, est-il absolument la vérité ? alors on devrait sur certains points mettre en doute l’authenticité des évangiles, car Marc et Luc n’ont pas écrit ce qu’ils ont vu par eux-mêmes, ils ont recueilli longtemps après les faits une tradition orale, et Jean n’a écrit son évangile que dans un âge avancé. Cependant je tiens les quatre évangiles pour parfaitement authentiques, car il y a là le reflet de l’élévation qui brillait dans la personne du Christ, élévation d’une nature aussi divine que tout ce qui a jamais paru de divin sur la terre.

« Dieu ne s’est pas du tout consacré au repos ; il agit toujours, et maintenant comme au premier jour. Cela aurait été une pauvre distraction pour lui de combiner quelques {p. 76}éléments pour fabriquer notre monde informe, et de le faire rouler tous les ans sous les rayons du soleil, s’il n’avait pas eu le plan de faire de cet amas de matière la pépinière d’un monde d’esprits. Il vit toujours et sans cesse dans les grandes natures pour élever vers lui les natures inférieures. »

« Je ne suis pas plus amateur de la philosophie populaire. Il y a un mystère dans la philosophie aussi bien que dans la religion. On doit en épargner la connaissance au peuple, et surtout on ne doit pas le forcer pour ainsi dire à s’enfoncer dans pareille recherche. Épicure dit quelque part : “Ceci est juste, car le peuple le trouve mauvais.” — Depuis la réforme, les mystères ont été livrés à la discussion populaire, on les a ainsi exposés à toutes les subtilités captieuses de l’étroitesse de jugement, et on ne peut pas encore dire quand finiront les tristes égarements d’esprit qui en sont résultés. »

XIX §

{p. 77}Les résultats de la philosophie, de la politique, de la religion : voilà ce que l’on doit donner au peuple et ce qui lui sera utile ; mais il ne faut pas vouloir des hommes du peuple faire des philosophes, des prêtres ou des politiques. Cela ne vaut rien !

On voit combien cette philosophie plus que mûre de Goethe était loin de son scepticisme primordial. Il est évident ici qu’il confond la philosophie et les lois.

XX §

Il cite plus loin quelques vers de moi sur l’ubiquité de la vérité, qui attestent l’utilité d’une civilisation non nationale, mais universelle.

Ce ne sont plus les mers, les degrés, les rivières,
Qui bornent l’héritage entre l’humanité.
……………………………………………………
Chacun est du climat de son intelligence,
Je suis concitoyen de tout homme qui pense,
La vérité c’est mon pays.

{p. 78}Pour plaire aux partis, ajoute-t-il, j’aurais dû être membre du club des jacobins et prêcher le meurtre et le massacre.

XXI §

L’instant suprême approchait pendant ces entretiens. Voici la fin de ce grand homme, racontée par son ami, témoin des derniers moments :

Le lundi, il se leva, lut des brochures françaises ; examina des gravures, et, dans sa conversation avec M. Vogel, lui recommanda plusieurs de ses protégés.

Mais, dans la nuit du 19 au 20, la maladie prit tout à coup un caractère menaçant. Après quelques heures de sommeil calme, Goethe vers minuit se réveilla et sentit de minute en minute un froid qui, de ses mains, étendues nues sur son lit, gagnait tout le corps. Une douleur excessive se répandit d’abord sur les membres, puis sur la poitrine, et la respiration devint difficile. — Mais Goethe ne voulut pas que son domestique appelât le médecin.

{p. 79}« Ce ne sont que des souffrances, dit-il ; il n’y a pas de danger. »

Le matin, ces souffrances, toujours plus vives, le chassèrent de son lit ; il se mit sur un fauteuil ; ses dents claquaient de froid. La douleur qui torturait sa poitrine lui arrachait des gémissements, et de temps en temps un cri. Ses traits étaient bouleversés, son teint couleur de cendre ; ses yeux, livides et enfoncés dans l’orbite, avaient perdu tout éclat ; son corps, froid comme une glace, dégouttait de sueur ; sa soif était ardente ; quelques mots péniblement articulés firent comprendre qu’il craignait une hémorragie pulmonaire. — Son médecin, par des soins énergiques et prompts, fit disparaître en une heure et demie ces symptômes. Le soir, l’accès était passé. — Le malade était dans son fauteuil qu’il ne quitta plus pour son lit. Il fit avec calme quelques réflexions, et Vogel lui ayant annoncé qu’une récompense, dont Goethe avait appuyé la demande, venait d’être accordée par le grand-duc, il montra de la joie. Déjà dans la journée, sans que le médecin le sût, il avait signé d’une main tremblante le bon de payement d’un secours destiné à une jeune fille de Weimar, artiste pleine de talent pour laquelle il avait toujours montré une sollicitude {p. 80}paternelle, et qui allait à l’étranger achever son éducation. Ce fut là son dernier acte comme ministre des beaux-arts ; ce fut la dernière fois qu’il écrivit son nom.

Dans la matinée du jour suivant, jusqu’à onze heures, il y avait eu du mieux ; mais, à partir de ce moment, l’état empira ; les sens commencèrent à refuser parfois leur service ; il y eut des instants de délire, et de temps en temps dans sa poitrine on entendait un bruit sourd. Cependant Goethe semblait moins accablé. Toujours assis dans son fauteuil, il répondait clairement et d’un ton amical aux questions qui lui étaient faites, questions que le médecin ne permettait que rarement, pour ne pas troubler par une trop grande excitation une fin qui dès lors paraissait inévitable.

Le portrait de la comtesse de Vaudreuil, femme de l’ambassadeur français, arriva ce jour-là d’Eisenach. Le médecin permit qu’on le lui montrât. Il se plut à le contempler quelque temps, puis il dit :

« Oui, l’artiste mérite des éloges, il n’a pas gâté ce que la nature a créé si beau. »

En échange, il avait l’intention d’envoyer une épreuve de son portrait lithographié par {p. 81}Stieler ; et il dit qu’il avait déjà composé quatre vers, qu’il écrirait sur l’épreuve aussitôt après son rétablissement.

Le soir, il demanda la liste des personnes qui étaient venues savoir de ses nouvelles, et, après l’avoir lue, il dit qu’il n’oublierait pas, après sa guérison, cette preuve d’intérêt. Déjà dans la journée il avait exprimé le regret de ne pouvoir recevoir ses amis. Il obligea tout le monde à aller se reposer, et il fit coucher sur le lit, à côté de lui, son domestique, épuisé par les veilles continues. Il dit plusieurs fois à son copiste Jean, qui était près de lui pendant la nuit :

« Soyez-moi fidèle et restez chez moi, cela ne peut durer que quelques jours. »

Le lendemain matin, il dit encore à sa belle-fille Ottilie :

« Avril amène avec lui plus d’une belle journée ; l’exercice en plein air me rendra mes forces. »

Il fit quelques pas vers son cabinet de travail, mais il fut obligé de se rasseoir aussitôt ; plus tard il voulut se lever de nouveau, il retombait dans son fauteuil. L’entrée de sa chambre était absolument interdite, même au grand-duc ; {p. 82}il n’y avait avec lui que sa belle-fille, ses petits-enfants Wolf et Walter, le médecin et son domestique. Le nom d’Ottilie revenait souvent sur ses lèvres ; il la pria de s’asseoir auprès de lui et tint longtemps sa main dans les siennes. De douces images traversaient de temps en temps son imagination. — Dans un de ses rêves il dit :

« Voyez… voyez cette belle tête de femme… avec ses boucles noires… un coloris splendide… sur un fond noir… »

À un autre moment, voyant sur le sol une feuille de papier, il demanda :

« Pourquoi laisse-t-on par terre une lettre de Schiller ?… Il faut la ramasser. »

Après un léger sommeil, il demanda un carton avec des dessins qu’il croyait avoir vus dans sa vision.

Peu à peu sa parole devenait plus pénible et plus obscure.

« Donnez-moi plus de lumière ! » furent, dit-on, les derniers mots que l’on put entendre tomber des lèvres de cet homme qui, toute sa vie, avait été l’ennemi des ténèbres de toute nature. Son esprit resta actif, même après qu’il eût perdu l’usage de la parole ; suivant une {p. 83}de ses habitudes, quand un sujet le préoccupait fortement, il traça avec l’index des signes dans l’air ; peu à peu il traça ces signes moins haut, et enfin, sa main, tombant sur la couverture étendue sur ses genoux, y traça des mots inconnus.

À onze heures et demie, il appuya sa tête sur le côté gauche du fauteuil et s’endormit doucement.

On attendait autour de lui son réveil. — Il ne vint pas. Goethe était mort.

Le matin qui suivit le jour de sa mort, je me sentis un profond désir de voir sa dépouille terrestre. Son fidèle serviteur Frédéric m’ouvrit la chambre où il avait été déposé. Étendu sur le dos, il reposait comme un homme endormi ; la fermeté et une paix profonde se lisaient sur les traits pleins d’élévation de son noble visage. Son puissant front semblait encore garder des pensées. J’aurais désiré une boucle de ses cheveux, mais le respect m’empêcha de la couper. Le corps, mis à nu, était enseveli dans un drap blanc ; on avait mis alentour de gros morceaux de glace, pour le conserver frais aussi longtemps que possible. Frédéric écarta le drap, et la divine beauté de {p. 84}ces membres me remplit d’étonnement. Sa poitrine était extrêmement développée, large et arrondie ; les muscles des bras et des cuisses étaient pleins et doux ; les pieds magnifiques et de la forme la plus pure ; il n’y avait nulle part sur le corps trace d’embonpoint, de maigreur ou de détérioration. J’avais là devant moi un homme parfait dans sa pleine beauté, et mon enthousiasme à cette vue me fit un instant oublier que l’esprit immortel avait abandonné une pareille enveloppe. Je mis la main sur le cœur, je ne trouvai qu’un silence profond ; j’avais pu jusqu’à ce moment me contenir, mais alors je me détournai et laissai un libre cours à mes larmes.

Une pieuse et universelle ovation lui tint lieu de funérailles. L’Allemagne entière pleura à l’envi son grand homme. Il n’était point mort, il était transfiguré ! Ses ouvrages vivaient et vivront éternellement.

XXII §

Voilà ce charmant livre d’Eckermann sur les {p. 85}entretiens de Goethe pendant les dix dernières années de sa vie. Quand on l’a lu avec bonne foi, on change sa manière de voir sur ce grand homme. Goethe jeune n’était pas Goethe. C’était une nature vigoureuse qui avait besoin de beaucoup d’années pour mûrir. Il y a deux hommes en lui : l’adolescent et le vieillard. Dans l’adolescent, on ne sent que l’abondance et l’âpreté de la sève. Le talent s’y révèle, et il semble se contenter du talent. La gloire et le monde sont ses uniques pensées ; qu’il brille, qu’il émeuve, qu’il éclate d’une façon quelconque, qu’on dise qu’un génie est né en Allemagne et que ce génie aspire évidemment au diadème intellectuel de son siècle, et il est content. La moralité de ses œuvres lui importe peu ; au contraire, même une certaine originalité paradoxale, qui scandalise un peu les idées routinières en philosophie, en politique, en religion, ne lui déplaît pas ; c’est le sel du génie, c’est le sceau de sa supériorité sur le commun des hommes ; il se moque des larmes et du sang qu’il a fait couler par la contagion de son roman de Werther. Ceux qui se tuent n’ont pas le droit de vivre, car ils n’ont pas la force de supporter les grands assauts de la {p. 86}nature de l’homme, les passions meurtrières ! Il est artiste, il n’est pas moraliste ; tant pis pour ceux qui ne comprennent pas que l’art est tout dans son délicieux poème d’Hermann et Dorothée, il change les notes de son clavier et il chante à demi-voix les divines naïvetés de l’amour innocent et domestique. Le même succès couronne ce délicieux poème. Alors il sent ses ailes pousser dans toute leur envergure, et il monte dans le drame à une hauteur de l’éther où jamais homme, ni antique, ni moderne, n’avait osé regarder. L’amour mortel sert de clef à la plus sublime métaphysique. Une portion de philosophes l’écoute comme une révélation cachée des deux mondes. Faust devient le nom du mal, Marguerite le nom du bien et du beau réunis dans une femme, Méphistophélès le nom de l’égoïsme indifférent au bien et au mal, et représente la corruption de ce monde vulgaire et pervers. Mais ces portraits sont si surprenants et si fortement dessinés qu’ils paraissent des créations et non des images. Il faut avoir été introduit dans les mystères de la confidence divine pour interpréter ainsi les arcanes de ses desseins. Goethe s’enferme pendant des années entières dans {p. 87}l’ombre de ses méditations pour y trouver le mot de Dieu que les hommes ne comprennent pas tout entier encore, parce qu’il n’en dit que la moitié ; l’autre moitié, mystique et réparatrice, il passe vingt-cinq années de son âge mûr et de sa vieillesse à la trouver, et il n’en donne qu’une partie avant de mourir.

Dans les longs intervalles de ce travail sans fin, il se livre par délassement à son souffle lyrique ; il écrit des odes, des ballades, des poésies symboliques de forme, très élevées de sens, très mélodieuses de rythme, que les femmes et les enfants comprennent, et qui sont, comme le chœur antique, destinées à reposer à la fois et à soutenir l’attention de l’Allemagne devant ses drames. Il écrit aussi quelques romans, comme Wilhelm Meister, dans lesquels il introduit des personnages immortels, tels que Mignon.

Pendant cette vie tout éthérée en apparence, Goethe a eu le bonheur d’inspirer une amitié très ardente et constante jusqu’à la mort au prince régnant de Weimar et à la souveraine digne de lui. Le prince le choisit pour son ministre intime et pour son conseiller principal ; il lui donna une maison à la ville, et une retraite {p. 88}paisible à la campagne. Il y passe ses jours comme un dieu dans son musée ; il s’y marie à une belle épouse qui lui donne un fils obéissant et une belle-fille adorable sur laquelle il se décharge des soins de la vie matérielle pour vivre plus libre de ses heures dans son monde purement intellectuel. Il régit le théâtre de Weimar. Il a Schiller pour poète et pour second. Il pleure sa mort prématurée, comme celle d’un disciple ; il l’honore toute sa vie d’un culte de gloire et de souvenir. Il n’a point de rival dans toute l’Allemagne, devenue l’Olympe de sa calme divinité. Le duc de Weimar meurt après cinquante ans d’amitié, mais sa femme et son fils survivent, et la faveur du grand homme revit tout entière en eux jusqu’à son dernier jour.

En politique, il commence par suivre son jeune souverain dans sa première campagne de Prusse en Champagne contre Dumouriez ; il soumet ainsi son libéralisme organique aux lois et aux rigueurs de son patriotisme. La paix se fait ; il profite de ses loisirs pour voyager en Suisse et en Italie, sur cette terre où les orangers fleurissent ; il y enrichit son cœur et son imagination des plus chères et des plus {p. 89}vives images. Il revient à Weimar, et il y trouve l’aisance et la puissance dans l’attachement du grand-duc. Il flotte alors quelque temps entre les idées de la révolution française qu’il a respirées jeune à Strasbourg, où il avait achevé son éducation, et les idées hiérarchiques de l’Allemagne, sa vraie patrie. Il semble appeler sur son pays l’influence des principes français, et se lancer hardiment dans la sphère des bouleversements téméraires, d’où doit sortir un ordre nouveau. Son prince et son ami paraît favoriser ces instincts d’une liberté régénératrice. Mais ils se contiennent l’un et l’autre dans la sphère spéculative. Aimant le peuple, ne le déchaînant pas soudainement de ses respects et de ses devoirs, la douceur et la lenteur du caractère germanique, la pression de la Prusse les secondant, ils se bornent à l’instruire et à le charmer par les plaisirs d’un théâtre athénien. Weimar devient la Grèce allemande, la révolution y vit à l’état d’inspiration, c’est la terre de l’espérance indéfinie et ajournée par la sagesse.

Bientôt la révolution débordée en France se resserre, change de forme, et devient militaire et despotique. La Prusse, tour à tour {p. 90}menacée et caressée par l’empereur Napoléon, hésite immobile entre la paix et la guerre ; Weimar suit ces diverses agitations de Berlin. L’Allemagne est humiliée ou conquise à Austerlitz et à Wagram, Weimar frémit ; la bataille d’Iéna efface Berlin de la carte du royaume ; la guerre de Pologne poursuit cette cour infortunée jusqu’à Kœnigsberg. La victoire de Friedland, gagnée sur la Russie, décide l’empereur de Russie à la paix de Tilsitt ; il amène le roi et la reine de Prusse à venir implorer la paix avec lui. Le vainqueur épuisé l’accorde à la Russie, grande et en apparence généreuse ; il la marchande, mutilée et restreinte, à la Prusse, à laquelle il ne restitue qu’un asile pour régner honteusement sur des débris. La reine, adorée de l’Allemagne et du monde, meurt d’humiliation ; l’espoir de la venger court dans tous les cœurs de l’Allemagne. Napoléon passe à Weimar et y voit Goethe. Cette entrevue flatteuse caresse et enivre le poète ; son impartiale philosophie cède quelque chose à l’enthousiasme vrai ou politique pour le conquérant, protecteur de son prince et de son pays. La vieillesse et la réflexion qui la suit ramènent ses pensées à des principes {p. 91}plus modérés que ceux de sa jeunesse ; il admet l’identité des tendances, mais les atermoiements lui paraissent une condition et une partie des améliorations. La première condition du bien, c’est d’être possible. Il croit que la multitude est aussi corruptible et aussi passionnée que l’élite. Les crimes de la révolution française, qui mène en triomphe le plus innocent des rois au supplice, et qui immole des milliers d’innocents après lui pour se venger de l’aristocratie, lui paraissent ce qu’ils sont, des lâchetés cruelles contre des ennemis ou des innocents désarmés. Il appelle de leur vrai nom ces exécuteurs des forfaits du peuple, — des meurtriers complaisants de la foule, des flatteurs d’en bas aussi timides et aussi coupables que les courtisans d’en haut. Il prononce tout bas le mot du sage d’Athènes : « La multitude m’applaudit, ai-je donc dit quelque sottise ? » Il croit que la sagesse des opinions s’épure, en montant par le loisir, l’étude, l’aisance, la philosophie, de classe en classe sociale, et que la division du travail est aussi nécessaire dans l’œuvre du gouvernement libre que dans les œuvres manuelles de l’artisan ; il pardonne donc une aristocratie intellectuelle dont il est {p. 92}lui-même le premier exemple, et il recommande à ses disciples d’en tenir compte. Il transige aussi sagement avec les nécessités du temps. Il instruit les masses, il ne les bouleverse pas ; il conserve ainsi son ascendant sur les deux moitiés de la société en les réconciliant. On le comprend et on le respecte ; en haut par l’admiration, en bas par la reconnaissance, il règne jusqu’à sa mort sur tous les esprits.

Tel fut Goethe, l’homme-dieu, dans son Olympe de Weimar.

Très sage et très heureux, il vécut en harmonie avec toutes les idées raisonnables des deux partis qui déchiraient son temps, religion et incrédulité, radicalisme et conservation, jamais populaire jusqu’à l’excès, jamais impopulaire jusqu’à la ciguë, géant de l’Allemagne dominant de la tête les petitesses du vulgaire, plus grand que lui et respecté de lui, le seul homme supérieur qui ait dompté l’envie !

XXIII §

Aussi était-il et est-il resté le génie le plus {p. 93}incontesté de son siècle, et peut-être de tous les siècles modernes au-delà du Rhin et même en deçà. Nous avons prouvé qu’excepté sous le rapport de l’esprit épistolaire et de la grâce légère des poésies fugitives, Voltaire lui-même ne pouvait supporter la comparaison avec l’auteur de Faust. Fénelon était aussi politique, mais moins pratique ; il transportait ses rêves dans la réalité ; son chef-d’œuvre n’est qu’une utopie ; il n’a rien à comparer à Goethe. Bossuet est plus orateur, mais c’est l’orateur de la force, avec un Dieu au-dessus et un despote armé derrière lui ; de plus, ni l’un ni l’autre n’étaient poètes, ils parlaient la langue de la prose à laquelle manque l’âme de la parole, la mélodie. Corneille était aussi fort, mais pas aussi divin ; Racine, moins philosophe et moins original. Nous ne parlons pas des vivants. En Angleterre, Shakespeare seul est plus abondant, mais moins profond et moins parfait. Byron est aussi poète, mais moins sensé ; c’est le délire de la versification à qui la lyre sert de jouet, le cœur humain de victime, et Dieu lui-même de dérision. Shakespeare seul est aussi vaste et aussi dramatique ; mais, bien qu’il s’étende plus large, il est loin de s’élever aussi {p. 94}haut. Il a Falstaff, il a Méphistophélès ; mais ni Marguerite sur la terre, ni Faust entre le ciel et l’enfer : il improvise mieux, il est moins réfléchi. Il n’a pas poursuivi pendant cinquante ans, dans les deux mondes terrestre et céleste, à travers les abîmes de l’esprit humain, les mystères d’un drame surnaturel ; il est plus homme ; il est moins dieu !

Des scènes telles que celle de Faust ne se trouvent ni dans le Dante, ni dans le Tasse, ni dans Virgile même. Cela n’existait pas dans ce monde avant l’épopée dramatique de Weimar. L’Allemagne a attendu longtemps, mais sa patience a été récompensée par la plus belle œuvre théâtrale de tous les temps.

XXIV §

Elle le méritait ; c’était la terre de la pensée féconde. Elle avait une multitude de rayons, dans ses petites et nombreuses capitales ; elle n’avait point et elle n’a pas encore aujourd’hui une de ces grandes réunions d’hommes nationalisés, {p. 95}telles que Londres et Paris. Le philosophe et le poète pouvaient y vivre hermétiquement solitaires, et y mûrir des conceptions intellectuelles tout à la fois neuves, originales et palpitantes. Faust est l’œuvre d’un brahmane de l’Inde, méditée dans les forêts de Oiamanté. On y sent son origine indoue ; il faut remonter jusque-là pour trouver sa divine ressemblance. La race germanique est évidemment, pour la langue comme pour les idées, un dérivé du Gange ; la misérable littérature imitée de Voltaire sur les bords de la Sprée, avec sa mesquine colonie de demi-philosophes sous l’empire du Denys moderne, Frédéric II, aurait médité et rimaillé pendant tout un siècle sans inventer mieux que Nanine ou la Pucelle d’Orléans, au lieu de ces trois personnages nouveaux à force d’être antiques, Faust, Méphistophélès et Marguerite. Celui qui a créé ces trois figures mérite que son nom soit écrit en lettres apologétiques vivantes au frontispice de l’Allemagne.

Maintenant tout est mort dans la maison de Goethe. Il y a des hommes qui ont des disciples et qui fondent des empires intellectuels plus ou moins durables dans la sphère de leur {p. 96}influence ; il y en a d’autres qui emportent tout avec eux et qui laissent la terre muette et vide après avoir écrit pour plusieurs siècles. De ce nombre était Goethe, dont Eckermann vient de perpétuer la vie en nous donnant ses conversations. Remercions ce fervent disciple, et adorons, sans espérer de jamais le revoir sur la terre, le divin maître du beau !

 

Lamartine.

CXXIIe entretien.
L’Imitation de Jésus-Christ §

I §

{p. 97}Les livres qui sont écrits pour la gloire portent un nom d’homme.

Ceux qui sont écrits pour Dieu restent anonymes. Leur immortalité est dans le bien qu’ils {p. 98}font. Leur récompense est dans la conscience de leur auteur.

Tel est le livre de l’Imitation de Jésus-Christ, ce résumé de la philosophie chrétienne.

On s’est éternellement disputé sur l’auteur de ce livre unique. C’est le secret du ciel.

On a plus ou moins approché de ce qu’on a présumé devoir être la vérité. Mais ce ne sont que des conjectures plus ou moins vraisemblables ; la vérité vraie est restée cachée. Dieu n’a pas permis qu’on sût par quel organe ce flot de sa sagesse avait passé ; il a voulu que l’ouvrage fût immortel et l’auteur ignoré. Il n’a réservé à la profonde humilité de son écrivain d’autre récompense que l’inconnu.

Voyez cependant ce qu’on a imaginé ; il y a sur tous ces noms assez de vraisemblance pour croire, assez d’invraisemblance pour douter.

II §

{p. 99}C’était en 1380, époque du moyen âge ou les moines s’étaient emparés de la littérature sacrée tout entière. Il y avait au mont Sainte-Agnès, dans le diocèse de Cologne, un monastère de l’ordre de Windesheim, un religieux du nom de Jean A Kempis. Jean était prieur du couvent. Il avait pour frère plus jeune que lui Thomas A Kempis. Thomas, à l’âge de douze ans, pauvre et abandonné, fut recueilli par la charité d’une pieuse femme qui le fit élever et instruire : il apprit dans cette maison la grammaire, le latin, le plain-chant, et surtout l’art recherché et précieux alors de transcrire d’une main courante les manuscrits rares que la découverte de l’imprimerie ne vulgarisait pas encore. Les deux frères consacrent au couvent du mont Sainte-Agnès les faibles ressources de l’héritage de leur père et le prix de leurs travaux dans la copie des manuscrits. Ils soutenaient ainsi la pauvreté du couvent par la culture {p. 100}d’un petit champ. Le travail de leur plume était leur délassement. L’église bâtie, Thomas se fit prêtre et vécut de plus en plus saintement. La délicatesse de ses membres, la maigreur et la flexibilité de ses doigts, le rendaient éminemment apte à ses travaux de copiste dans lesquels il excella. Il exécuta son chef-d’œuvre dans la copie d’une Bible entière pour son monastère. Il transcrivit ensuite un recueil de plusieurs traités pieux, parmi lesquels se retrouvent les quatre premiers livres intitulés : de Imitatione Christi, bien qu’il eût signé cette copie de sa formule ordinaire : « Fini et complété par les mains de Thomas A Kempis, 1441. » On put prendre aisément plus tard le copiste pour l’auteur. Mais où l’auteur, pauvre moine inconnu dans un couvent de Brabant et n’en étant jamais sorti, aurait-il pu prendre ces trésors de sagesse humaine qu’on ne trouve que dans le long exercice du monde ? La sainteté est le fruit de la solitude, mais la sagesse consommée est le fruit du monde.

III §

{p. 101}Cette méprise involontaire se propagea plus tard dans le monde cénobitique, sans aucune intention de l’humble copiste. À l’âge de près de soixante ans, il rédigea pour les novices une suite de sermons connus de Scott, où rien ne rappelle l’inimitable onction de l’auteur de l’Imitation ; il continua ainsi jusqu’à l’âge de soixante-dix ans, où la mort le cueillit dans sa sainteté. La chronique des frères et du couvent du mont Sainte-Agnès fut continuée par lui jusqu’à la veille de son décès. Voici en quels termes il y parle de ses œuvres : « J’ai écrit en totalité notre Bible et beaucoup d’autres volumes pour notre maison et pour le salaire, et par-dessus beaucoup de petits traités pour l’édification des jeunes gens. » Ce mot opuscule ne pouvait évidemment s’appliquer à une œuvre aussi immense, aussi achevée, et aussi universellement célèbre que l’Imitation de Jésus-Christ ; fleuve à pleins bords, où coule à grands flots toute la sagesse humaine et divine du christianisme.

IV §

{p. 102}Deux autres écrivains, Gerson et Gersen, ont eu l’honneur de ce livre de l’Imitation. La saine critique nie jusqu’à l’existence de Gersen, et la conformité de son nom avec celui de Gerson, chancelier de l’Université de Paris, paraît avoir été seule la cause ou l’occasion d’une attribution erronée.

Mais un homme se présente qui, s’il n’a pas écrit l’Imitation, paraît avoir été seul capable de l’écrire. Cet homme est l’illustre Gerson, chancelier de l’Université de Paris. L’Université en ce temps-là était le royaume des esprits, la règle des croyances et des mœurs, l’Église militante et enseignante, la maison de la foi. Voici l’histoire de Gerson :

Jean-Charles de Gerson, né au commencement du quinzième siècle, était né à Gerson, dont il porte le nom. Gerson était un village du diocèse {p. 103}de Reims, non loin de Réthel. Il est à présumer, par son nom féodal et par l’indépendance de sa vie, qu’il appartenait à une famille noble. Ses parents lui donnèrent cette première éducation qui inocule les sentiments plus que les idées, et qui donne la noblesse des âmes, le courage et la constance de la vie. Les héros sortent tout faits de ces nids de famille. Il est à croire que ses dispositions, à la fois actives et pensives, le signalèrent de bonne heure à l’attention de ses parents ; car, à l’issue de cette éducation première, il fut envoyé à Paris, et suivit pendant dix ans les cours des hautes études littéraires et religieuses. Ces études, noviciat des esprits éminents, menaient en ce temps-là aux grades politiques et théologiques. L’Église était, avec la guerre, le monde universel de l’époque. Il fut l’élève du savant docteur Pierre d’Ailly ; son mérite transcendant le fit élire à sa place chancelier de l’Université, chanoine de Notre-Dame, comme Abeilard, puis doyen de l’église de Bruges par la faveur du duc de Bourgogne. Cette faveur lui mérita la colère du duc d’Orléans, bientôt assassiné par ce prince dans la rue Barbette. Ce crime le délivrait d’un ennemi, mais ne lui parut pas moins un crime. Comme curé d’une {p. 104}des paroisses de Paris, il s’éleva contre cet attentat et fit l’oraison funèbre du prince assassiné. Peu de temps après, la populace bourguignonne de Paris s’ameuta contre ce vengeur du faible, et pilla sa demeure avec des cris de mort. Il lui échappa, non en la bravant, mais en la fuyant, dans les plus sombres souterrains de Notre-Dame. Il passa plusieurs mois enfoui dans cet asile et réfléchissant aux dangers de contredire les multitudes. Cette retraite ne lui conseilla point la lâcheté, mais le courage. Il n’en sortit que pour accuser un docteur favori du peuple, Jacques Petit, qui vantait ce meurtre. Les doubles élections du pape à Rome et à Avignon le firent envoyer souvent dans ces deux capitales ou dans le concile de Constance, pour apaiser ces guerres civiles de l’Église. C’est là que sa fermeté habile mais inflexible, en face de ces différends, lui conquit le nom de ministre très chrétien qui resta le surnom de ce grand homme. Aux conciles de Constance et de Bâle, il représenta le roi, l’Université de Paris, l’opinion publique ; il y combattit les faiblesses ou les exagérations des sectes. Il fut vainqueur et honoré partout, mais ses ennemis en devinrent plus acharnés contre lui. Il ne risqua donc pas de rentrer dans sa patrie en face {p. 105}des Bourguignons ses persécuteurs. Il se cacha et s’exila lui-même, d’abord dans les montagnes de Bavière, puis en Autriche, et, là, il n’eut d’autre maître que son infortune. Ce fut là qu’il se recueillit en lui-même pour écrire ses intimes consolations, appelées depuis l’Imitation de Jésus-Christ. La plus grande preuve que ces consolations intimes furent écrites par lui, c’est qu’il était presque impossible qu’elles fussent écrites par un autre.

V §

En effet, il fallait un homme consommé par l’âge avancé, par la science sacrée, par les vicissitudes de la vie humaine, par le bonheur et par le malheur de l’existence orageuse des assemblées et des cours, pour se rendre compte en lui-même de tout ce qu’il avait souffert, pour distinguer parmi la trame mêlée de sa vie le fil conducteur de sa destinée, et pour lui donner ce nom de consolation intime qu’il ne trouvait que dans la philosophie {p. 106}suprême : la résignation en conformité avec la divine volonté. En cherchant plus tard le modèle après la théorie, il le trouva dans la résignation divinisée jusqu’à la mort ; c’est-à-dire dans le grand philosophe chrétien, le Christ : de là le second titre des Consolations internes, l’Imitation de Jésus-Christ ; de là aussi le nom que ses contemporains lui donnent lui-même, le docteur des consolations. Ce serait une preuve de l’authenticité de l’auteur, s’il en fallait d’autre. Personne ne s’y trompe en son temps, et on insère partout les trois premiers livres de l’Imitation parmi les opuscules de Gerson.

VI §

Qu’on lise attentivement aujourd’hui ce livre merveilleux dont Fontenelle disait : « Le plus beau livre écrit par la main des hommes, puisque l’Évangile n’en est pas ! » Que l’on considère où est cachée la source occulte de tant de sagesse, la connaissance de tous les hommes, l’expérience de {p. 107}tant de vicissitudes, l’habileté instinctive qui apprend à traiter avec eux, à les convaincre, à les dominer, à les supporter, à leur pardonner ; où peut-elle être ? Évidemment ce n’est pas dans un jeune homme : l’absence de toute passion ne s’y ferait pas remarquer ; le ressentiment, la rancune contre tant d’injustice, y éclaterait en dépit de l’écrivain ; l’Évangile lui-même se permet l’injure contre les Pharisiens, les sépulcres blanchis ; l’injure sacrée elle-même s’élève jusqu’à la colère et s’arme du fouet de la satire contre les marchands profanateurs du Temple, chassés violemment du sanctuaire. Cet acte raconté sans blâme est en opposition flagrante avec la maxime : « Si on vous frappe à la joue, tendez l’autre joue. » Mais ici c’est l’Évangile impeccable, c’est l’universalité du pardon ! L’Imitation ne se reconnaît pas le droit de s’irriter ; son auteur ne propose à l’imitation que la tête couronnée d’épines et les mains liées du Christ. Fontenelle n’avait pas remarqué cette supériorité de l’homme qui excuse sur le Dieu qui frappe, mystérieuse perfection dont l’énigme reste énigmatique et contredit son axiome. L’Évangile est un récit, l’Imitation est un modèle.

VII §

{p. 108}Voyez dans la vie de Gerson comment les hommes lui enseignent les hommes.

Il se jure à lui-même de s’immoler à la justice. Le duc d’Orléans, son adversaire, tombe, mais il tombe sous les coups d’un assassin. Gerson prend la parole devant le peuple assemblé ; il s’indigne de l’assassinat, il brave les partisans du duc de Bourgogne. Le peuple et les Bourguignons s’ameutent contre lui ; il se dérobe à leur fureur sous les souterrains de Notre-Dame. Il y séjourne plusieurs mois caché, la haine du peuple comme l’épée de Damoclès suspendue sur sa tête. Son intrépidité brave tout pour ne pas mentir à Dieu, souveraine justice. Qui peut dire ce qui se passe dans son âme pendant son agonie de tant de jours et de tant de semaines ? Il souffre, mais il ne fléchit pas. Voilà le noviciat de sa douleur.

La fureur du peuple s’éteint comme sa faveur, {p. 109}Gerson rentre dans ses hautes fonctions ; le roi l’emploie dans sa diplomatie pour calmer la discorde au sujet des papes entre Rome et Avignon. Il y soutient le droit de l’Église de pourvoir à sa continuité et à son unité en déposant les doubles pontifes. Il y combat les sectes visionnaires et l’astrologie judiciaire. Jean Huss est condamné par lui. Ses ennemis croissent en nombre à mesure qu’il croît en renommée. Ils se coalisent contre lui. Ils se promettent sa mort, s’il retourne en France. Il s’évade du concile de Constance sous les habits d’un pèlerin, et prend, inconnu, la route d’Allemagne. Il traverse, ainsi déguisé, la forêt Noire, et s’arrête de nouveau en Bavière.

C’est là que, caché dans la montagne, il compose, à l’exemple de Boëce, en prose et en vers, ses Consolations. Le duc d’Autriche, s’apitoyant sur son sort, lui offre et lui assigne un lieu de refuge à l’entrée de la Bavière, dans une île du Danube. La magnifique abbaye de Mœlch le reçoit, séjour des princes dans les cellules de cénobites. Cette magnifique hospitalité du duc d’Autriche fut aussi favorable à son repos qu’à ses méditations. Il avançait dans la vie, et il recueillait son âme. Il avait besoin de consolations, et il ne pouvait les {p. 110}trouver qu’en lui-même. Il se réfugia dans le sein de Dieu, le suprême consolateur, et il écrivit ces monologues et ces dialogues intérieurs qui portèrent d’abord le nom de Consolations. Consolations en effet, descendues du ciel et remontées du cœur du solitaire jusqu’à l’oreille de tous les hommes. Il y a dans toutes les âmes pour les inspirations de cette espèce une prédisposition magnétique qui attend pour ainsi dire leur publication, et qui la suit de si près qu’on dirait qu’elle la précède. C’est la grâce de l’opinion publique, c’est le miracle de la multiplication des pains sur la montagne. On ne voit pas la main qui les partage dans la foule, et tout le monde se sent nourri.

VIII §

Telle fut l’apparition des Consolations de Gerson. Sans doute les religieux de Mœlch se transmirent l’émotion qu’ils en ressentaient en les copiant à mesure que Gerson les écrivait, et en firent passer {p. 111}les fragments de couvent en couvent jusqu’aux extrémités de l’Europe ; car, sans qu’ils connussent précisément le nom de cet humble hôte de leur monastère, les Consolations passèrent, grâce à eux, de royaume en royaume aux extrémités du monde. L’ouvrage était déjà célèbre, et l’auteur, inconnu. Mais l’auteur ne visait point à la célébrité : il ne visait qu’au ciel, impérissable célébrité muette qui trouve sa gloire en Dieu et qui jouit de vivre inconnue parmi les hommes ; colombe céleste qui sème çà et là les rameaux rapportés d’en haut sans écrire son nom sur ses plumes. De là vient cette incertitude qui s’attache à son nom, et qui s’accrut au lieu de s’éclaircir à mesure que son œuvre renommée se répandait davantage, chaque monastère donnant à l’Imitation le nom d’un de ses sectaires pour accroître le nom du couvent.

C’est dans cette obscurité de l’île du Danube que Gerson végéta longtemps et qu’il acheva de laisser écouler le flot de la colère des hommes ; il y acheva aussi sa propre sanctification. On n’en a pas d’autres preuves que la sainteté de son livre. Tel livre, tel homme. La philosophie de l’Imitation manifestait le philosophe. Ce philosophe n’était {p. 112}d’aucune école et ne relevait d’aucun maître. On sentait que le maître était l’auteur lui-même, inspiré par ce je ne sais quoi qu’on appelle le génie de la sainteté chrétienne.

On ignore combien d’années Gerson fut confiné dans cette cellule de Mœlch. On le retrouve à Paris en 1429, devenu simple catéchiste d’enfants dans l’église de Saint-Paul de Lyon. Il y remit son âme à Dieu à l’âge de soixante-six ans. Il légua ses manuscrits sous le nom de Testamentum peregrini, « Testament d’un pèlerin ». Charles VIII fit graver sa devise sur son cénotaphe : Sursum corda, « Élevez vos cœurs là-haut ». C’était sa vie en deux mots. Il n’en fut jamais de plus sublime. La sincérité et l’amour furent les deux caractères de son génie.

IX §

{p. 113}C’est parmi les opuscules de Gerson, déposés à Avignon après sa mort, qu’on découvre le manuscrit des Consolations internes contenant les trois premiers livres de l’Imitation, c’est-à-dire tout ce qui n’est pas monacal dans cet ouvrage. On ignore quel est le moine qui écrivit cette partie évidemment détournée du sujet de l’ouvrage, qui était humain et nullement cénobitique. Gerson, appelé dans toutes les éditions du temps auteur de l’Imitation, n’écrivit jamais pour une secte, mais pour le genre humain. Il ne songea pas à faire du pain de vie un aliment privilégié de quelques moines. Il écrivait pour l’homme et non pour une exception de l’homme. Non seulement ses œuvres, mais sa vie entière, l’attestent. C’était un des hommes les plus complets qui eussent jamais existé. Il devint saint en s’exerçant et en vieillissant, mais ses pensées répondaient toutes et toujours à la magnanimité {p. 114}de son âme ; rien de ce qui était petit n’allait à ses proportions. Ses moindres opuscules étaient vastes : la vérité est universelle. La philosophie chrétienne, dont ce livre est le monument, ne pouvait pas se restreindre à la cellule d’un cénobite.

X §

Ma mère me nourrissait, dès mon enfance, de l’Imitation de Jésus-Christ, ce résumé en sentiment, en prières et en œuvres, de la philosophie chrétienne. J’en relis souvent quelques chapitres, surtout ceux où le philosophe inconnu, qui a écrit ces pages avec ses larmes, se dépouille du cilice monacal qui isole et qui dessèche sa doctrine, oublie qu’il est moine et redevient humain en redevenant homme. J’en ai lu ce matin avec édification et avec délices certaines pages que la sagesse profane ne dépassera jamais en vérité et n’égalera jamais en onction.

{p. 115}Ce beau livre m’a toujours été si présent à l’esprit, le pasteur de campagne en a parlé deux fois dans mon poème pastoral de Jocelyn :

Livre obscur et sans nom, humble vase d’argile,
Mais rempli jusqu’au bord des sucs de l’Évangile,
Où la sagesse humaine et divine, à longs flots,
Dans le cœur attiré coulent en peu de mots ;
Où chaque âme, à sa soif, vient, se penche et s’abreuve
Des gouttes de sueur du Christ à son épreuve ;
Trouve, selon le temps, ou la peine ou l’effort,
Le lait de la mamelle ou le pain fort du fort,
Et, sous la croix où l’homme ingrat le crucifie,
Dans les larmes du Christ boit sa philosophie !
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…………………………………………………………

Et ailleurs le pasteur philosophe écrit sur les marges de l’Imitation de Jésus-Christ ces deux strophes retrouvées après sa mort :

Quand celui qui voulut tout souffrir pour ses frères
Dans sa coupe sanglante eut vidé nos misères,
Il laissa dans le vase une âpre volupté :
Et cette mort du cœur qui jouit d’elle-même,
Cet avant-goût du ciel dans la douleur suprême,
            Ô mon Dieu, c’est ta volonté !
J’ai trouvé comme lui dans l’entier sacrifice
Cette perle cachée au fond de mon calice,
{p. 116}Cette voix qui bénit à tout prix, en tout lieu.
Quand l’homme n’a plus rien en soit qui s’appartienne,
Quand de ta volonté ta grâce a fait la sienne,
            Le corps est mort, et l’âme est Dieu !

Je ne me repens pas et je ne me dédis pas du sentiment d’admiration exprimé dans ces faibles vers.

Toute argutie d’école, toute controverse religieuse écartée, il n’y a au fond que deux philosophies dans le monde : la philosophie du plaisir, ou la philosophie de la douleur ; la philosophie des rêves, ou la philosophie réelle. Le monde actuel penche vers la première de ces philosophies. Le christianisme, à l’exemple du brahmanisme, du bouddhisme, du stoïcisme, professe l’autre. Quelle que soit notre pensée sur les dogmes, si diversement interprétés, du christianisme, il nous est impossible de ne pas reconnaître que, comme corps de philosophie pratique et de philosophie morale, le christianisme a franchement, énergiquement et saintement promulgué ou adopté la philosophie réelle, c’est-à-dire la philosophie de la douleur méritoire ou expiatoire ; et ajoutons ici la plus belle, car le sacrifice est plus beau que la {p. 117}jouissance, excepté aux yeux d’un épicurien.

Cette philosophie a un accent de familiarité à la fois confidentielle et sublime qui semble rapprocher la voix de l’homme de l’oreille de Dieu, et la voix de Dieu de l’oreille de l’homme. On dirait qu’on écoute aux portes du ciel et qu’on entend les chuchotements de l’esprit à travers le grand murmure des sphères. Quand on ferme le livre, on croit fermer la porte sur le mystère un moment entrevu du ciel ; mais on se souvient de ce qu’on vient de voir, on emporte un rayon, un espoir, une joie, une paix. À l’exception de ses théories monacales, suicide de l’homme, qui furent aussi l’exagération et le suicide de l’Inde, jamais philosophe ne serra plus tendrement le cœur humain sur son propre cœur. Jamais l’huile du Samaritain de l’Évangile ne coula plus charitablement et avec plus d’onction sur les blessures.

Laissez là ce qui se passe et cherchez ce qui est permanent, fermez toutes les portes de vos sens pour écouter ce que Dieu vous dit en vous-même. Les hommes font résonner les paroles, mais vous seul, mon Dieu, vous donnez l’intelligence ! J’ai tout donné, je veux qu’on me rende tout, dit le Seigneur, joie et douleur ! La preuve la plus évidente {p. 118}que vous m’ayez donnée de votre amour, dit l’homme, c’est de m’avoir créé lorsque je n’existais pas, de m’avoir choisi pour vous servir, de m’avoir commandé de vous aimer. — Rendez-vous si petit et si humble, dit l’inspirateur divin, que tous puissent vous fouler aux pieds. Qu’est-ce que toute chair avant vous ? dit l’homme. L’argile s’élèvera-t-elle contre la main qui l’a façonnée ? Ô poids immense de la sagesse incréée ! ô mer sans bornes ! où je ne trouve rien de moi en résumé que néant !

Parlez ainsi en toute occurrence, dit le maître : Seigneur, si c’est votre bon plaisir, que cela soit ainsi ! Seigneur, si c’est pour votre gloire, que la chose se fasse en votre nom ! Seigneur, si vous voyez que cela me convienne, et si vous jugez qu’il me soit utile, faites-moi la grâce d’en user pour votre gloire ! mais si vous prévoyez qu’il me sera nuisible, et qu’il ne servira point au salut de mon âme, ôtez-m’en le désir ! car tout désir ne vient pas de l’Esprit-Saint, quelque bon et juste qu’il paraisse à l’homme. Il est difficile de juger au vrai si c’est le bon ou le mauvais esprit qui vous pousse à désirer ceci ou cela, ou si c’est un mouvement de votre esprit ; plusieurs ont été trompés {p. 119}à la fin, qui semblaient d’abord conduits par le bon esprit.

C’est donc toujours avec la crainte de Dieu et l’humilité du cœur que vous devez désirer et demander tout ce qui se présente de souhaitable à votre esprit ; et vous devez surtout vous en rapporter à moi avec une résignation parfaite et me dire : Seigneur, vous savez ce qui est le mieux ; que ceci ou cela se fasse comme vous l’ordonnerez. Donnez-moi ce qu’il vous plaît, et selon la mesure qu’il vous plaît, et dans le temps qu’il vous plaît. Agissez avec moi selon vos vues, selon votre bon plaisir et pour votre plus grande gloire. Placez-moi où il vous plaira, et disposez de moi librement en toutes choses. Je suis dans votre main, tournez et retournez-moi de toutes manières. Voici votre serviteur, je suis prêt à tout : car je désire de vivre, non pour moi, mais pour vous ; faites que ce soit d’une manière parfaite et digne de vous. — Mon âme, dit l’homme, tu ne pourras trouver une pleine consolation ni une joie parfaite qu’en Dieu, qui est le consolateur des pauvres et le protecteur des humbles. — Attends un peu, mon âme, attends l’accomplissement des promesses de Dieu, et tu auras dans le ciel l’abondance de tous les biens. Si {p. 120}tu désires avec trop d’empressement les biens présents, tu perdras les biens éternels et célestes. Use des biens temporels, et désire ceux qui sont éternels. Aucun bien temporel ne peut te rassasier, parce que tu as été créée pour des biens supérieurs.

Quand tu posséderais tous les biens créés, tu ne pourrais être heureuse ni satisfaite ; mais c’est dans la possession seule de Dieu, le créateur de toute chose, que consiste ton bonheur et ta félicité. Toute consolation qui vient des hommes est vaine et de peu de durée : que ton entretien soit d’avance dans le ciel !

Je souffrirai avec une joie intérieure tout ce qui me sera départi de souffrance par l’ordre de Dieu ; je veux recevoir indifféremment de sa main ce qu’on appelle bien et ce qu’on appelle mal, douceur ou amertume, joie ou tristesse, et rendre grâce également de tout, pourvu que vous ne me rejetiez pas pour toujours et que vous ne m’effaciez pas du livre de vie ! Je ne puis sans combat obtenir la couronne de la patience. On n’arrive au repos que par le travail, et sans combat point de victoire.

Rien donc ne doit donner tant de joie à celui {p. 121}qui vous aime et qui connaît la valeur de vos bienfaits, que l’accomplissement de votre volonté sur lui, et l’exécution de vos desseins éternels ; il doit en être content et consolé au point de consentir aussi volontiers d’être le plus petit qu’un autre désirerait d’être le plus grand ; d’être aussi paisible et aussi satisfait au dernier rang qu’un autre au premier ; et d’être aussi disposé à vivre dans le mépris et dans l’abjection, et à n’avoir ni nom ni réputation, que les autres souhaitent de se voir les plus grands et les plus honorés dans le monde. Car votre volonté et l’amour de votre gloire doivent prévaloir dans mon cœur sur tout autre sentiment, et me causer plus de consolation et de plaisir que tous les bienfaits que j’ai reçus et que je recevrai.

XI §

{p. 122}L’humilité, qui prévient toutes les douleurs de l’orgueil blessé, est la vertu la plus directement inventée par la philosophie chrétienne. Elle est en même temps une consolation, comme toute vertu. Les Indes la connaissaient, l’antiquité grecque et romaine l’avaient perdue. Leur vertu se roidissait dans la satisfaction d’elle-même ; la vertu de l’humilité chrétienne s’anéantit devant l’homme pour n’être relevée que par Dieu.

Ce que j’ai donné est à moi, dit le Maître. Quand je le reprends, je ne vous ôte rien du vôtre, parce que c’est de moi que vient toute grâce excellente et tout don parfait. Si je vous envoie quelque peine ou quelque contradiction, n’en murmurez point, et que votre cœur n’en soit point abattu ; je peux en un moment vous soulager et changer votre chagrin en joie. Cependant je suis juste et {p. 123}très digne de louanges, lorsque j’agis ainsi avec vous.

Si vous jugez des choses sainement et selon la vérité, vous ne devez jamais, dans les adversités, vous laisser si fort abattre par la tristesse, mais plutôt vous devez vous en réjouir, m’en remercier, et regarder même comme un sujet unique de joie, quand je vous afflige sans vous épargner. J’ai envoyé les miens dans le monde, non pour jouir des plaisirs passagers, mais pour soutenir de rudes combats ; non pour y être honorés, mais pour y être méprisés ; non pour vivre dans l’oisiveté, mais pour travailler ; non pour se reposer, mais pour porter beaucoup de fruits par la patience. Souvenez-vous, mon fils, de ces paroles !

Si vous cherchez du repos en cette vie, comment arriverez-vous un jour au repos éternel ? Préparez-vous, non à beaucoup de repos, mais à une longue patience. Cherchez la vraie paix, non sur la terre, mais dans le ciel ; non parmi les hommes et les autres créatures, mais en Dieu seul. Vous devez tout souffrir avec joie pour l’amour de Dieu ; travaux, douleurs tentations, vexations, chagrins, nécessités, maladies, injures, contradictions, réprimandes, humiliations, affronts, {p. 124}corrections et mépris, voilà ce qui aide la vertu, ce qui caractérise un disciple de Jésus-Christ, ce qui lui forme une couronne dans le ciel. Je lui donnerai une récompense éternelle pour un travail de peu de durée, et une gloire qui ne finira point pour une humiliation passagère.

Que les afflictions ne vous découragent jamais, mais que dans tout événement ma promesse vous fortifie et vous console. Je suis assez puissant pour vous récompenser au-delà de toutes bornes et de toute mesure. Vous ne travaillerez pas longtemps ici-bas, et vous ne serez pas toujours dans les douleurs ; attendez un peu et vous verrez bientôt la fin de vos maux ; un moment viendra où toutes les peines et les agitations cesseront ; tout ce qui passe avec le temps est court et peu considérable.

Faites bien ce que vous faites ; travaillez fidèlement à mon œuvre, et je serai votre récompense. Écrivez, lisez, chantez, gémissez, gardez le silence, priez, souffrez courageusement les adversités ; la vie éternelle mérite bien tout cela et des combats encore plus grands. La paix viendra un jour qui est connu du Seigneur, et ce ne sera point un jour suivi de la nuit, comme les jours du temps présent ; mais la lumière y sera perpétuelle, la {p. 125}clarté infinie, la paix solide et le repos assuré. Vous ne direz pas alors : Qui me délivrera de ce corps de mort ? Vous ne vous écrierez plus : Hélas ! que mon exil est long !

Il faut que vous soyez encore éprouvé sur la terre et exercé en diverses manières. Il vous sera donné de temps en temps quelque consolation, mais il ne vous sera pas accordé une pleine satiété. Prenez donc des forces, et armez-vous de courage, tant pour agir que pour souffrir ce qui est contraire à la nature. Il faut vous revêtir de l’homme nouveau et devenir un autre homme. Il faut que vous fassiez souvent ce que vous ne voudriez pas faire et que vous abandonniez ce que vous voudriez faire. Ce qui plaît aux autres réussira, et ce qui vous plaît n’aura point de succès ; on écoutera les discours des autres, et les vôtres seront comptés pour rien ; les autres demanderont, et ils recevront ; vous demanderez, et vous n’obtiendrez pas.

On parlera des autres avec de grands éloges, et l’on ne parlera pas de vous ; on confiera aux autres telle ou telle affaire, et l’on vous jugera propre à rien. La nature s’en attristera quelquefois, et ce sera beaucoup si vous le supportez sans vous plaindre. C’est par ces choses et par une infinité {p. 126}d’autres semblables que le Seigneur a coutume d’éprouver jusqu’à quel point son fidèle serviteur fait abnégation de lui-même et rompt en tout avec sa propre volonté.

Puis vient la magnifique opposition entre ce que le philosophe appelle la nature et ce que Dieu appelle la grâce, c’est-à-dire le don intellectuel conquis par l’humble, accordé par Dieu. Nous donnons le passage presque entier, comme la plus complète et la plus pieuse définition de la philosophie de la lutte, de l’abnégation, de la douleur divinisée :

Mon fils, dit le Maître, observez bien les mouvements opposés de la nature et de la grâce. À peine peuvent-ils être discernés, si ce n’est par un homme spirituel, intérieur et éclairé d’en haut. Tous, à la vérité, désirent le bien et se le proposent dans leurs paroles ou dans leurs actions ; c’est ce qui fait que plusieurs sont trompés dans l’apparence du bien.

La nature est artificieuse : elle en attire plusieurs, les engage dans ses filets et les séduit ; elle n’a jamais d’autre fin qu’elle-même. La grâce, au contraire, marche avec simplicité, et fuit jusqu’à {p. 127}la moindre apparence du mal : elle ne tend point de pièges, et fait toutes choses purement pour Dieu, en qui elle se repose comme en sa dernière fin.

La nature meurt à regret, et ne veut être ni gênée, ni domptée, ni abaissée, ni soumise volontairement au joug : la grâce, au contraire, porte à la mortification, à résister à la sensualité, à chercher à être dans la dépendance, à désirer de se vaincre, et à ne vouloir faire aucun usage de sa liberté ; elle aime à être retenue sous la discipline, et ne désire de dominer sur personne ; mais elle est disposée à vivre, à demeurer, à être toujours sous la dépendance de Dieu, et à se soumettre humblement pour l’amour de Dieu à toutes sortes de personnes.

La nature travaille pour son propre intérêt et considère quel avantage elle peut tirer d’autrui : la grâce, au contraire, examine, non ce qui lui est utile et avantageux, mais plutôt ce qui peut servir à plusieurs.

La nature aime à recevoir des honneurs et des respects ; mais la grâce est fidèle à renvoyer à Dieu tout honneur et toute gloire.

La nature craint la confusion et le mépris ; {p. 128}mais la grâce se réjouit de souffrir des opprobres pour le nom de Dieu.

La nature aime l’oisiveté et le repos du corps ; mais la grâce ne peut être oisive, et elle embrasse le travail avec plaisir.

La nature cherche à se procurer ce qu’il y a de précieux et de beau, et elle a horreur de ce qui est vil et grossier ; mais la grâce se plaît aux choses simples et abjectes, ne dédaigne point ce qu’il y a de plus dur, et ne refuse pas de porter les habits les plus usés.

La nature envisage les biens temporels, se réjouit de ses gains sur la terre, s’attriste d’une perte, s’irrite de la moindre parole injurieuse ; mais la grâce envisage les biens éternels, ne s’attache point aux choses temporelles, ne se trouble point des plus grandes pertes, et ne s’irrite point des paroles les plus dures, parce qu’elle met son trésor et sa joie dans le ciel, où rien ne périt.

La nature est avide et reçoit plus volontiers qu’elle ne donne ; elle aime les choses en propre et pour son usage particulier : la grâce, au contraire, est charitable et communique ce qu’elle a, ne veut rien en propre, se contente de peu, et juge qu’il est plus heureux de donner que de recevoir.

{p. 129}La nature a du penchant pour les créatures, pour sa propre chair, pour les vanités et pour les courses oiseuses ; mais la grâce porte à Dieu et à l’exercice des vertus, renonce aux créatures, fuit le monde, hait les désirs de la chair, retranche les allées et venues, rougit de paraître en public.

La nature est bien aise d’avoir quelque consolation extérieure pour contenter ses sens ; mais la grâce cherche à se consoler en Dieu seul, et à mettre tout son plaisir dans le souverain bien, de préférence à tous les biens visibles.

La nature fait tout pour son profit et son utilité propre ; elle ne peut rien faire gratuitement, mais elle espère obtenir pour ses bienfaits quelque chose d’équivalent ou de meilleur, ou des louanges ou de la faveur, et elle désire qu’on fasse grand cas de ce qu’elle fait et de ce qu’elle donne : la grâce, au contraire, ne recherche aucun avantage temporel ; elle ne demande d’autre récompense que Dieu seul, et elle ne souhaite, des biens temporels les plus nécessaires, que ce qui peut lui servir à l’acquisition des biens éternels.

La nature se fait un plaisir d’avoir beaucoup d’amis et de parents, elle se glorifie d’un rang et d’une naissance illustres, elle est complaisante {p. 130}envers les grands, elle flatte les riches, elle applaudit à ses semblables : mais la grâce aime jusqu’à ses ennemis, et ne s’enfle point du grand nombre de ses amis ; elle ne fait cas ni du rang, ni de la naissance, si une plus grande vertu ne les accompagne ; elle favorise le pauvre plutôt que le riche ; elle s’intéresse plus à l’homme innocent qu’à l’homme puissant ; elle partage la joie de l’homme sincère, et non celle du trompeur, et elle exhorte toujours les bons à rechercher avec ardeur les qualités les plus parfaites, et à se rendre semblables au Fils de Dieu par leurs vertus.

La nature se plaint bientôt de ce qui lui manque et de ce qui lui fait de la peine : la grâce supporte constamment la pauvreté.

La nature rapporte tout à elle-même, elle ne combat et ne dispute que pour ses intérêts : mais la grâce rapporte toute chose à Dieu, qui en est la source ; elle ne s’attribue aucun bien et ne s’arroge rien avec présomption ; elle ne conteste point, et ne préfère point son avis à celui des autres ; mais elle soumet tous ses sentiments et toutes ses lumières à la sagesse éternelle et au jugement de Dieu.

La nature cherche à savoir les secrets et à {p. 131}entendre des nouvelles ; elle aime à se produire au dehors et à s’assurer de beaucoup de choses par le témoignage des sens ; elle désire d’être connue et de faire des choses qui puissent lui attirer des louanges et de l’admiration : mais la grâce ne se soucie point d’apprendre des choses nouvelles ou curieuses, parce que tout cela vient de la corruption du vieil homme ; n’y ayant rien de nouveau ni de durable sur la terre ; elle enseigne donc à réprimer les sens, à éviter la vaine complaisance et l’ostentation, à cacher avec humilité tout ce qui pourrait être loué et admiré, et à rechercher en toutes choses et dans toutes les sciences l’utilité qui en peut revenir, ainsi que l’honneur et la gloire de Dieu ; elle ne veut point qu’on parle avantageusement d’elle ni de ce qui la touche ; mais elle souhaite que Dieu soit béni dans tous ses dons, comme celui qui les répand tous par pure charité.

Cette grâce est une lumière surnaturelle et un don spécial de Dieu, et proprement le sceau des élus et le gage du salut éternel, puisqu’elle élève l’homme des choses de la terre à l’amour des choses du ciel, et, de charnel qu’il était, le rend vraiment spirituel. Plus donc la nature est {p. 132}assujettie et vaincue, plus la grâce se répand avec abondance ; et chaque jour, par ces nouvelles influences, l’homme intérieur se reforme pour devenir une plus parfaite image de Dieu.

Qu’est-ce que reposer en Dieu comme en sa dernière fin ? C’est ne désirer, ne chercher et n’aimer que lui, c’est tout faire et tout souffrir pour lui ; c’est acquiescer en tout à sa volonté ; c’est ne vouloir que ce qu’il veut ; c’est ne s’égarer et ne se détourner jamais de la voie de sa volonté ; c’est enfin mettre son bonheur et son repos à le contenter, sans chercher à être content soi-même : mais cette conduite est contraire à la nature, et la grâce seule peut y parvenir.

La nature a toujours pour fin de se satisfaire elle-même, et la grâce nous porte toujours à nous faire violence.

La nature ne veut ni mourir, ni se captiver, ni être assujettie ; la grâce, au contraire, fait que l’âme se captive, se retient et s’assujetti à ce qui lui est le plus dur et le plus contraire.

La nature veut toujours dominer sur les autres ; la grâce fait qu’une âme s’humilie sous la main toute-puissante de Dieu.

La nature travaille toujours pour son propre {p. 133}intérêt, pour se contenter et pour s’établir ; mais la grâce ne travaille que pour l’intérêt de Dieu, et veille incessamment sur les mouvements du cœur, pour le préserver du péché.

La nature se plaît à l’estime et aux louanges des hommes, qu’elle croit mériter : la grâce fait qu’on s’en croit toujours indigne, et qu’on rapporte à Dieu l’honneur de toutes choses ; et elle est si délicate sur ce point, qu’elle ne permet pas à une âme humble et fidèle le moindre retour volontaire de vanité sur elle-même, de peur qu’elle n’ait quelque complaisance du bien qu’elle fait.

C’est quelque chose de grand que d’être même le plus petit dans le royaume de Dieu, où tous sont grands parce que tous y sont les enfants de Dieu !… Oh ! que les humbles possèdent la véritable joie !… Gloire aux derniers ! heureux ceux qui pleurent !

Voilà les principales maximes de ce petit livre. Il condense en quelques pages la philosophie pratique des hommes de tous les climats et de tous les pays, qui ont cherché, souffert, conclu et prié dans leurs larmes depuis que la chair souffre et que la pensée réfléchit. Voilà la philosophie de {p. 134}la réalité, en opposition avec la philosophie des rêves.

La philosophie de la jouissance porte un défi impuissant à la douleur, et rit entre deux sanglots ; la philosophie du progrès indéfini, pour se venger du monde présent, transforme le monde futur en une vallée de délices.

La philosophie réelle ne défie pas la douleur, elle ne la nie pas : elle s’y plonge comme dans un feu d’expiation, de régénération ou d’épreuve. Elle s’enveloppe de sa douleur même, en la sentant avec la chair, mais en la surmontant avec l’esprit, et en y voyant le titre de sa félicité future. Elle s’associe, sans le connaître, au mystère de la volonté divine sur l’homme, et, par cette association surnaturelle, elle participe pour ainsi dire à l’impassibilité, à la sainteté et à la divinité de la volonté de la Providence. Ce gouvernement occulte, mais sacré, de la créature, voilà le seul progrès et la seule transformation assurés de la destinée humaine ici-bas, car l’homme n’a qu’un moyen de transformer sa condition mortelle : c’est de la sanctifier ; l’homme n’a qu’un moyen de transformer sa nature : c’est de la diviniser ; l’homme n’a qu’un moyen de diviniser sa volonté : {p. 135}c’est de l’unir par l’humilité résignée et laborieuse à la volonté divine, et, d’homme qu’il est par la chair, de vouloir avec Dieu par l’esprit ce que Dieu lui-même veut en lui !

XII §

Le livre qui contient cette philosophie dans les temps modernes nous semble une des plus hautes expressions de l’esprit humain par la parole écrite. Nous ne savons pas si le Verbe du ciel aura de plus sublimes révélations et de plus pénétrantes consolations pour l’âme. Nous ne le croyons pas.

On lui reproche un excès de mysticisme. Nous ne le lui reprocherons pas. L’homme est une créature mystique, et, si c’est quelquefois son délire, c’est souvent aussi sa grandeur. Le mysticisme n’est que le crépuscule des vérités surnaturelles qui ne sont pas encore levées sur l’horizon de notre âme, mais qui répandent déjà une lueur entre la lumière divine et les ténèbres d’ici-bas. L’homme {p. 136}de désir et d’espérance élève involontairement ses regards vers cette lueur crépusculaire, pendant que le vulgaire regarde en bas. Les astronomes, qui veillent la nuit au sommet des tours, découvrent les astres ; les mystiques entrevoient les vérités de l’autre monde à travers leurs larmes d’extase et du haut de leur exaltation ! Il faut les plaindre quelquefois et les envier souvent ; plus ils sont loin de la terre, plus ils sont près de Dieu.

XIII §

On sent la portée idéale, philosophique et sainte de Gerson dans cette opposition entre la nature et la grâce. Mais il y a deux choses qu’on ne sent pas avec la même évidence : c’est la vérité et l’onction ; la vérité, qui est la force ; l’onction, qui est la grâce des paroles. Donnons-en quelques exemples :

{p. 137}La multitude des paroles ne rassasie point l’âme.

Ne vous élevez point en vous-même ; avouez plutôt votre ignorance.

Aimez à vivre inconnu et à n’être compté pour rien.

La science la plus haute, c’est la connaissance exacte du mystère de vous-même.

XIV §

De la doctrine de vérité

Heureux celui que la vérité instruit elle-même, non par des figures et des paroles qui passent, mais en se montrant telle qu’elle est.

Notre raison et nos sens voient peu et nous trompent souvent.

À quoi servent ces disputes subtiles sur des choses cachées et obscures, qu’au jugement de {p. 138}Dieu on ne nous reprochera point d’avoir ignorées ?

C’est une grande folie de négliger ce qui est utile et nécessaire, pour s’appliquer curieusement à ce qui nuit. Nous avons des yeux, et nous ne voyons point.

Que nous importe tout ce qu’on dit sur les genres et sur les espèces ?

Celui à qui parle le Verbe éternel est délivré de bien des opinions.

Tout vient de ce Verbe unique : de lui procède toute parole, il en est le principe, et c’est lui qui parle au-dedans de nous.

Sans lui nulle intelligence ; sans lui nul jugement n’est droit.

Celui pour qui une seule chose est tout, qui rappelle tout à cette unique chose, et voit tout en elle, ne sera point ébranlé, et son cœur demeurera dans la paix de Dieu.

Ô vérité, qui êtes Dieu ! faites que je sois avec vous, dans un amour éternel.

Souvent j’éprouve un grand ennui à force de lire et d’entendre ; en vous est tout ce que je désire, tout ce que je veux.

Que tous les docteurs se taisent, que toutes {p. 139}les créatures soient dans le silence devant vous : parlez-moi vous seul.

Plus un homme est recueilli en lui-même et dégagé des choses extérieures, plus son esprit s’étend et s’élève sans aucun travail, parce qu’il reçoit d’en haut la lumière de l’intelligence.

Une âme pure, simple, ferme dans le bien, n’est jamais dissipée au milieu même des plus nombreuses occupations, parce qu’elle fait tout pour honorer Dieu, et que, tranquille en elle-même, elle tâche de ne se rechercher en rien.

Qu’est-ce qui vous fatigue et vous trouble, si ce n’est les affections immortifiées de votre cœur ?

L’homme bon et vraiment pieux dispose d’abord au-dedans de lui tout ce qu’il doit faire au dehors ; il ne se laisse point entraîner, dans ses actions, aux désirs d’une inclination vicieuse ; mais il les soumet à la règle d’une droite raison.

Qui a un plus rude combat à soutenir que celui qui travaille à se vaincre ?

C’est là ce qui devrait nous occuper uniquement : combattre contre nous-mêmes, devenir chaque jour plus forts contre nous, chaque jour faire quelques progrès dans le bien.

{p. 140}Toute perfection, dans cette vie, est mêlée de quelque imperfection ; et nous ne voyons rien qu’à travers une certaine obscurité.

L’humble connaissance de vous-même est une voie plus sûre pour aller à Dieu, que les recherches profondes de la science.

Ce n’est pas qu’il faille blâmer la science, ni la simple connaissance d’aucune chose ; car elle est bonne en soi et dans l’ordre de Dieu ; seulement on doit préférer toujours une conscience pure et une vie sainte.

Mais, parce que plusieurs s’occupent davantage de savoir que de bien vivre, ils s’égarent souvent, et ne retirent que peu ou point de fruit de leur travail.

Oh ! s’ils avaient autant d’ardeur pour extirper leurs vices et pour cultiver la vertu que pour remuer de vaines questions, on ne verrait pas tant de maux et de scandales dans le peuple, ni tant de relâchement dans les monastères.

Certes au jour du jugement on ne nous demandera point ce que nous avons lu, mais ce que nous avons fait ; ni si nous avons bien parlé, mais si nous avons bien vécu.

Dites-moi où sont maintenant ces maîtres et {p. 141}ces docteurs que vous avez connus lorsqu’ils vivaient encore, et qu’ils fleurissaient dans leur science ?

D’autres occupent à présent leurs places, et je ne sais s’ils pensent seulement à eux.

Ils semblaient, pendant leur vie, être quelque chose, et maintenant on n’en parle plus.

Oh ! que la gloire du monde passe vite ! Plût à Dieu que leur vie eût répondu à leur science ! Ils auraient lu alors et étudié avec fruit.

Qu’il y en a qui se perdent dans le siècle par une vaine science et par l’oubli du service de Dieu !

Et, parce qu’ils aiment mieux être grands que d’être humbles, ils s’évanouissent dans leurs pensées.

Celui-là est vraiment grand, qui a une grande charité.

Celui-là est vraiment grand, qui est petit à ses propres yeux, et pour qui les hommes du monde ne sont qu’un pur néant.

Celui-là est vraiment sage, qui, pour gagner Jésus-Christ, regarde comme de la boue toutes les choses de la terre.

Celui-là possède la vraie science, qui fait la volonté de Dieu et renonce à la sienne.

{p. 142}

XV §

De l’avantage de l’adversité

Il nous est bon d’avoir quelquefois des peines et des traverses, parce que souvent elles rappellent l’homme à son cœur, et lui font sentir qu’il est en exil, et qu’il ne doit mettre son espérance en aucune chose du monde.

Il nous est bon de souffrir quelquefois des contradictions, et qu’on pense mal ou peu favorablement de nous, quelque bonnes que soient nos actions et nos intentions. Souvent cela sert à nous rendre humble et à nous prémunir contre la vaine gloire.

Car nous avons plus d’empressement à chercher Dieu, qui voit le fond du cœur, quand les hommes au dehors nous rabaissent et pensent mal de nous.

C’est pourquoi l’homme devrait s’affermir tellement {p. 143}en Dieu, qu’il n’eût pas besoin de chercher tant de consolations humaines.

Lorsque, avec une volonté droite, l’homme est troublé, tenté, affligé de mauvaises pensées, il reconnaît alors combien Dieu lui est nécessaire, et qu’il n’est capable d’aucun bien sans lui.

Alors il s’attriste, il gémit, il prie, à cause des maux qu’il souffre.

Alors il s’ennuie de vivre plus longtemps et il souhaite que la mort arrive, afin que, délivré de ses liens, il soit avec Dieu.

Alors aussi il comprend bien qu’une sécurité parfaite, une pleine paix, ne sont point de ce monde.

Voyez comme il développe cette maxime dans les chapitres suivants :

XVI §

{p. 144}Manger, boire, veiller, dormir, se reposer, travailler, être assujetti à toutes les nécessités de la nature, c’est vraiment une grande misère et une grande affliction pour l’homme pieux, qui voudrait être dégagé de ses liens terrestres, et délivré de tout péché.

Car l’homme intérieur est, en ce monde, étrangement appesanti par les nécessités du corps.

Et c’est pourquoi le prophète demandait avec d’ardentes prières d’en être affranchi, disant : Seigneur, délivrez-moi de mes nécessités.

Malheur donc à ceux qui ne connaissent point leur misère ! et malheur encore plus à ceux qui aiment cette misère et cette vie périssable !

Car il y en a qui l’embrassent si avidement, qu’ayant à peine le nécessaire en travaillant, ou en mendiant, ils n’éprouveraient aucun souci du {p. 145}royaume de Dieu s’ils pouvaient toujours vivre ici-bas.

Ô cœurs insensés et infidèles, si profondément enfoncés dans les choses de la terre qu’ils ne goûtent rien que ce qui est charnel !

Les malheureux ! ils sentiront douloureusement à la fin combien était vil, combien n’était rien ce qu’ils ont aimé !

Mais les saints de Dieu, tous les fidèles amis de Jésus-Christ, ont méprisé ce qui flatte la chair et ce qui brille dans le temps ; toute leur espérance, tous leurs désirs, aspiraient aux biens éternels.

Tout leur cœur s’élevait vers les biens invisibles et impérissables, de peur que l’amour des choses visibles ne les abaissât vers la terre.

Ne perdez pas, mon frère, l’espérance d’avancer dans la vie spirituelle ; vous en avez encore le temps.

Pourquoi remettez-vous toujours au lendemain l’accomplissement de vos résolutions ? Levez-vous et commencez à l’instant, et dites : Voici le temps d’agir, voici le temps de combattre, voici le temps de me corriger.

{p. 146}Quand la vie vous est pesante et amère, c’est alors le temps de méditer.

Il faut passer par le feu et par l’eau avant d’entrer dans le lieu de rafraîchissement.

Si vous ne vous faites violence, vous ne vaincrez pas le vice.

Tant que nous portons ce corps fragile, nous ne pouvons être sans péché, ni sans ennui, ni sans douleur.

Il nous serait doux de jouir d’un repos exempt de toute misère ; mais, en perdant l’innocence par le péché, nous avons aussi perdu la vraie félicité.

Il faut donc persévérer dans la patience et attendre la miséricorde de Dieu, jusqu’à ce que l’iniquité passe, et que ce qui est mortel en vous soit absorbé par la vie.

Oh ! qu’elle est grande, la fragilité qui toujours incline l’homme au mal.

Vous confessez aujourd’hui vos péchés, et vous y retombez le lendemain.

Vous vous proposez d’être sur vos gardes, et une heure après vous agissez comme si vous ne vous étiez rien proposé.

Nous avons donc grand sujet de nous humilier, {p. 147}et de ne nous jamais élever en nous-mêmes, étant si fragiles et si inconstants.

Nous pouvons perdre en un moment, par notre négligence, ce qu’à peine avons-nous acquis par la grâce, avec un long travail.

Que sera-ce donc de nous à la fin du jour, si nous sommes si lâches dès le matin ?

Malheur à nous si nous voulons goûter le repos, comme si déjà nous étions en paix et en assurance, tandis qu’on ne découvre pas dans notre vie une seule trace de vraie sainteté !

Nous aurions bien besoin d’être instruits encore, et formés à de nouvelles mœurs comme des novices dociles, pour essayer du moins s’il y aurait en nous quelque espérance de changement et d’un plus grand progrès dans la vertu.

Il passe de là à la contemplation de la fin de tout homme vivant : la mort !

XVII §

De la méditation de la mort

 

{p. 148}C’en sera fait de vous bien vite ici-bas : voyez donc en quel état vous êtes.

L’homme est aujourd’hui, et demain il a disparu ; et quand il n’est plus sous les yeux, il passe bien vite de l’esprit.

Ô stupidité et dureté du cœur humain, qui ne pense qu’au présent et ne prévoit pas l’avenir !

Dans toutes vos actions, dans toutes vos pensées, vous devriez être tel que vous seriez s’il vous fallait mourir aujourd’hui.

Si vous aviez une bonne conscience, vous craindriez peu la mort.

Il vaudrait mieux éviter le péché que fuir la mort.

Si aujourd’hui vous n’êtes pas prêt, comment le serez-vous demain ?

{p. 149}Demain est un jour incertain : et que savez-vous si vous aurez un lendemain ?

Que sert de vivre longtemps, puisque nous nous corrigeons si peu ?

Ah ! une longue vie ne corrige pas toujours ; souvent plutôt elle augmente nos fautes.

Plût à Dieu que nous eussions bien vécu dans ce monde un seul jour !

Plusieurs comptent les années de leur conversion ; mais souvent qu’ils sont peu changés, et que ces années ont été stériles !

S’il est terrible de mourir, peut-être est-il plus dangereux de vivre si longtemps.

Heureux celui à qui l’heure de sa mort est toujours présente, et qui se prépare chaque jour à mourir !

Si vous avez vu jamais un homme mourir, songez que, vous aussi, vous passerez par cette voie.

Le matin, pensez que vous n’atteindrez pas le soir ; le soir, n’osez pas vous promettre de voir le matin.

Soyez donc toujours prêt, et vivez de telle sorte que la mort ne vous surprenne jamais.

Plusieurs sont enlevés par une mort soudaine {p. 150}et imprévue : car le Fils de l’homme viendra à l’heure qu’on n’y pense pas.

Quand viendra cette dernière heure, vous commencerez à juger tout autrement de votre vie passée, et vous gémirez amèrement d’avoir été si négligent et si lâche.

Qu’heureux et sage est celui qui s’efforce d’être tel dans la vie, qu’il souhaite d’être trouvé à la mort !

Que cela est grave, et que le fond de la sagesse divine est supérieur à notre vaine sagesse ! Lisez encore :

XVIII §

Celui qui estime les choses suivant ce qu’elles sont, et non d’après les discours et l’opinion des hommes, est vraiment sage, et c’est Dieu qui l’instruit plus que les hommes.

Celui qui vit au-dedans de lui-même et qui s’inquiète peu des choses du dehors, tous les lieux {p. 151}lui sont bons et tous les temps, pour remplir ses pieux exercices.

Un homme intérieur se recueille bien vite, parce qu’il ne se répand jamais tout entier au dehors.

Les travaux extérieurs, les occupations nécessaires en certains temps, ne le troublent point ; mais il se prête aux choses selon qu’elles arrivent.

Celui qui a établi l’ordre au-dedans de soi, ne se tourmente guère de ce qu’il y a de bien ou de mal dans les autres.

L’on a de distractions et d’obstacles qu’autant que l’on s’en crée soi-même.

Si vous étiez ce que vous devez être, entièrement libre et détaché, tout contribuerait à votre bien et à votre avancement.

Mais beaucoup de choses vous déplaisent et souvent vous troublent, parce que vous n’êtes pas encore tout à fait mort à vous-même, et séparé des choses de la terre.

Rien n’embarrasse et ne souille le cœur de l’homme, que l’impur amour des créatures.

Si vous rejetez les consolations du dehors, vous pourrez contempler les choses du ciel, et goûter souvent les joies intérieures.

{p. 152}L’âme se console de n’être pas consolée. C’est le chef-d’œuvre de l’abnégation !

XIX §

De la pureté d’esprit et de la droiture d’intention

 

L’homme s’élève au-dessus de la terre sur deux ailes, la simplicité et la pureté.

La simplicité doit être dans l’intention, et la pureté dans l’affection.

La simplicité cherche Dieu : la pureté le trouve et le goûte.

Nulle bonne œuvre ne vous sera difficile, si vous êtes libre au dedans de toute affection déréglée.

Si vous ne voulez que ce que Dieu veut, et ce qui est utile au prochain, vous jouirez de la liberté intérieure.

Si votre cœur était droit, alors toute créature {p. 153}vous serait un miroir de vie et un livre rempli de saintes instructions.

Il n’est point de créature si petite et si vile, qui ne présente quelque image de la bonté de Dieu.

Si vous aviez en vous assez d’innocence et de pureté, vous verriez tout sans obstacle. Un cœur pur pénètre le ciel et l’enfer.

Chacun juge des choses du dedans, selon ce qu’il est au-dedans de lui-même.

S’il est quelque joie dans le monde, le cœur pur la possède.

Et s’il y a des angoisses et des tribulations, avant tout elles sont connues de la mauvaise conscience.

Comme le fer mis au feu perd sa rouille et devient tout étincelant, ainsi celui qui se donne sans réserve à Dieu se dépouille de sa langueur et se change en un homme nouveau.

Donnez à Dieu ce qui est à Dieu ; et ce qui est de vous, ne l’imputez qu’à vous. Rendez gloire à Dieu de ses grâces, et reconnaissez que n’ayant rien à vous que le péché, rien ne vous est dû que la peine du péché.

Mettez-vous toujours à la dernière place, et la {p. 154}première vous sera donnée, car ce qui est le plus élevé s’appuie sur ce qui est le plus bas.

Les plus grands saints, aux yeux de Dieu, sont les plus petits à leurs propres yeux ; et plus leur vocation est sublime, plus ils sont humbles dans leur cœur.

Pleins de la vérité et de la gloire céleste, ils ne sont pas avides d’une gloire vaine.

Fondés et affermis en Dieu, ils ne sauraient s’élever en eux-mêmes.

Rapportant à Dieu tout ce qu’ils ont reçu de bien, ils ne recherchent point la gloire que donnent les hommes, et ne veulent que celle qui vient de Dieu seul. Leur unique but, leur désir unique, est qu’il soit glorifié en lui-même et dans tous les saints, par-dessus toutes choses.

XX §

{p. 155}Ses conseils redescendent vers l’homme :

Soyez donc reconnaissant des moindres grâces, et vous mériterez d’en recevoir de plus grandes.

Que le plus léger don, la plus petite faveur, aient pour vous autant de prix que le don le plus excellent et la faveur la plus singulière.

Si vous considérez la grandeur de celui qui donne, rien de ce qu’il donne ne vous paraîtra petit ni périssable : car peut-il être quelque chose de tel dans ce qui vient d’un Dieu infini ?

Vous envoie-t-il des peines et des châtiments, recevez-les encore avec joie : car c’est toujours pour notre salut qu’il fait ou qu’il permet tout ce qui nous arrive.

Voulez-vous conserver la grâce de Dieu, soyez reconnaissant lorsqu’il vous la donne, patient {p. 156}lorsqu’il vous l’ôte. Priez pour qu’elle vous soit rendue, et soyez humble et vigilant pour ne pas la perdre.

XXI §

Des entretiens intérieurs de Jésus-Christ avec l’âme fidèle

 

J’écouterai ce que le Seigneur Dieu dit en moi.

Heureuse l’âme qui entend le Seigneur lui parler intérieurement, et qui reçoit de sa bouche la parole de consolation !

Heureuses les oreilles toujours attentives à recueillir ce souffle divin, et sourdes aux bruits du monde !

Heureuses encore une fois les oreilles qui écoutent, non la voix qui retentit au dehors, mais la vérité qui enseigne au dedans !

{p. 157}Heureux les yeux qui, fermés aux choses extérieures, ne contemplent que les intérieures !

Heureux ceux qui pénètrent les mystères que le cœur recèle, et qui, par des exercices de chaque jour, tâchent de se préparer de plus en plus à comprendre les secrets du ciel !

Heureux ceux dont la joie est de s’occuper de Dieu, et qui se dégagent de tous les embarras du siècle !

Considère ces choses, ô mon âme ! et ferme la porte de tes sens, afin que tu puisses entendre ce que le Seigneur ton Dieu dit en toi.

Voici ce que dit ton bien-aimé : Je suis votre salut, votre paix et votre vie.

Demeurez près de moi, et vous trouverez la paix. Laissez là tout ce qui passe ; ne cherchez que ce qui est éternel……

XXII §

La vérité parle au-dedans de nous sans aucun bruit de parole

 

{p. 158}Parlez, Seigneur, parce que votre serviteur écoute.

Je suis votre serviteur : donnez-moi l’intelligence, afin que je sache votre témoignage.

Inclinez mon cœur aux paroles de votre bouche ; qu’elles tombent sur lui comme une douce rosée.

Les enfants d’Israël disaient autrefois à Moïse : Parlez-nous, et nous vous écouterons ; mais que le Seigneur ne nous parle point, de peur que nous ne mourrions.

Ce n’est pas là, Seigneur, ce n’est pas là ma prière ; mais au contraire je vous implore, comme le prophète Samuel, avec un humble désir, disant : {p. 159}Parlez, Seigneur, parce que votre serviteur écoute.

Que Moïse ne me parle point, ni aucun des prophètes ; mais vous plutôt parlez, Seigneur mon Dieu, vous la lumière de tous les prophètes et l’esprit qui les inspirait. Sans eux, vous pouvez seul pénétrer toute mon âme de votre vérité ; et sans vous ils ne pourraient rien.

Ils peuvent prononcer les paroles, mais non les rendre efficaces.

Leur langage est sublime ; mais, si vous vous taisez, il n’échauffe point le cœur.

Ils exposent la lettre, mais vous en découvrez le sens.

Ils proposent les mystères, mais vous en rompez le sceau qui en dérobait l’intelligence.

Ils publient vos commandements, mais vous aidez à les accomplir.

Ils montrent la voie ; mais vous donnez des forces pour marcher.

Ils n’agissent qu’au dehors ; mais vous éclairez et instruisez les cœurs.

Ils arrosent intérieurement ; mais vous donnez la fécondité.

{p. 160}Leurs paroles frappent l’oreille ; mais vous ouvrez l’intelligence.

Que Moïse donc ne me parle point : mais vous, Seigneur mon Dieu, éternelle vérité ! parlez-moi, de peur que je ne meure, et que je n’écoute sans fruit, si, averti seulement au dehors, je ne suis point intérieurement embrasé ; de peur que je ne trouve ma condamnation dans votre parole entendue sans être accomplie, comme sans être aimée, crue sans être observée.

Parlez-moi donc, Seigneur, parce que votre serviteur écoute : vous avez les paroles de la vie éternelle.

Parlez-moi pour consoler un peu mon âme, pour m’apprendre à réformer ma vie ; parlez-moi pour la louange, la gloire, l’honneur éternel de votre nom.

XXIII §

Qu’il faut marcher en présence de Dieu dans la vérité et l’humilité

 

{p. 161}Jésus-Christ. Mon fils, marchez devant moi dans la vérité, et cherchez-moi toujours dans la simplicité de votre cœur.

Celui qui marche devant moi dans la vérité ne craindra nulle attaque ; la vérité le délivrera des calomnies et des séductions des méchants.

Si la vérité vous délivre, vous serez vraiment libre, et peu vous importeront les vains discours des hommes.

Le fils. Seigneur, il est vrai. Qu’il me soit fait, de grâce, selon votre parole. Que votre vérité m’instruise, qu’elle me défende, qu’elle me conserve jusqu’à la fin dans la voie du salut.

Qu’elle me délivre de tout désir mauvais, de {p. 162}toute affection déréglée ; et je marcherai devant vous dans une grande liberté de cœur.

Jésus-Christ. La vérité, c’est moi : je vous enseignerai ce qui est bon, ce qui m’est agréable.

Rappelez-vous vos péchés avec une grande douleur et un profond regret ; et ne pensez jamais être quelque chose, à cause du bien que vous faites.

Car dans la vérité vous n’êtes qu’un pécheur, sujet à beaucoup de passions et engagé dans leurs liens.

De vous-même vous tendez toujours au néant ; un rien vous ébranle, un rien vous abat, un rien vous trouble et vous décourage.

Qu’avez-vous dont vous puissiez vous glorifier ? Et que de motifs, au contraire, pour vous mépriser vous-même ! car vous êtes beaucoup plus infirme que vous ne sauriez le comprendre.

Que rien de ce que vous faites ne vous paraisse donc quelque chose de grand.

Mais plutôt qu’à vos yeux rien ne soit grand, précieux, admirable, élevé, digne d’être estimé, loué, recherché, que ce qui est éternel.

Aimez, par-dessus toutes choses, l’éternelle {p. 163}vérité, et n’ayez jamais que du mépris pour votre extrême bassesse.

N’appréhendez rien tant, ne blâmez et ne fuyez rien tant que vos péchés et vos vices : ils doivent vous affliger plus que toutes les pertes du monde.

Il y en a qui ne marchent pas devant moi avec un cœur sincère ; mais, guidés par une certaine curiosité présomptueuse, ils veulent découvrir mes secrets et pénétrer les profondeurs de Dieu, tandis qu’ils négligent de s’occuper d’eux-mêmes et de leur salut.

Ceux-là tombent souvent, à cause de leur orgueil et de leur curiosité, en de grandes tentations et de grandes fautes, parce que je me sépare d’eux.

Craignez les jugements de Dieu, redoutez la colère du Tout-Puissant ; ne scrutez pas les œuvres du Très-Haut, mais sondez vos iniquités, le mal que tant de fois vous avez commis, le bien que vous avez négligé.

Plusieurs mettent toute leur dévotion en des livres, d’autres en des images, d’autres en des signes et des marques extérieures.

Quelques-uns m’ont souvent dans la bouche, mais peu dans le cœur.

{p. 164}Il en est d’autres qui, éclairés et purifiés intérieurement, ne cessent d’aspirer aux biens éternels, ont à dégoût les entretiens de la terre et ne s’assujettissent qu’à regret aux nécessités de la nature. Ceux-là entendent ce que l’esprit de vérité dit en eux.

Car il leur apprend à mépriser ce qui passe, à aimer ce qui dure éternellement, à oublier le monde et à désirer le ciel, le jour et la nuit.

XXIV §

Et plus loin il remonte au ciel avec le divin amour.

Des merveilleux effets de l’amour divin

 

Le fils. Je vous bénis, Père céleste, Père de Jésus-Christ, mon Seigneur, parce que vous avez daigné vous souvenir de moi, pauvre créature.

{p. 165}Ô Père des miséricordes et Dieu de toute consolation ! je vous rends grâces de ce que, tout indigne que j’en suis, vous voulez bien cependant me consoler !

Je vous bénis à jamais, et je vous glorifie avec votre Fils unique et votre Esprit consolateur, dans les siècles des siècles.

Ô Seigneur, mon Dieu, saint objet de mon amour ! quand vous descendrez dans mon cœur, toutes mes entrailles tressailliront de joie.

Vous êtes ma gloire et la joie de mon cœur.

Vous êtes mon espérance et mon refuge au jour de la tribulation.

Mais, parce que mon amour est encore faible et ma vertu chancelante, j’ai besoin d’être fortifié et consolé par vous : visitez-moi donc souvent, et dirigez-moi par vos divines instructions.

Délivrez-moi des passions mauvaises, et retranchez de mon cœur toutes ses affections déréglées, afin que, guéri et purifié intérieurement, je devienne propre à vous aimer, fort pour souffrir, ferme pour persévérer.

C’est quelque chose de grand que l’amour, et un bien au-dessus de tous les biens. Seul, il rend léger ce qui est pesant, et fait qu’on supporte {p. 166}avec une âme égale toutes les vicissitudes de la vie.

Il porte son fardeau sans en sentir le poids, et rend doux ce qu’il y a de plus amer.

L’amour de Jésus est généreux ; il fait entreprendre de grandes choses, et il excite toujours à ce qu’il y a de plus parfait.

L’amour aspire à s’élever, et ne se laisse arrêter par rien de terrestre.

L’amour veut être libre et dégagé de toute affection du monde, afin que ses regards pénètrent jusqu’à Dieu sans obstacle, afin qu’il ne soit ni retardé par les biens, ni abattu par les maux du temps.

Rien n’est plus doux que l’amour, rien n’est plus fort, plus élevé, plus étendu, plus délicieux ; il n’est rien de plus parfait ni de meilleur au ciel et sur la terre, parce que l’amour est né de Dieu et qu’il ne peut se reposer qu’en Dieu au-dessus de toutes les créatures.

Celui qui aime court, vole ; il est dans la joie, il est libre et rien ne l’arrête.

Il donne tout pour posséder tout, et il possède tout en toutes choses, parce qu’au-dessus de toutes {p. 167}choses il se repose dans le seul Être souverain, de qui tout bien procède et découle.

Il ne regarde pas aux dons, mais il s’élève au-dessus de tous les biens jusqu’à celui qui donne.

L’amour souvent ne connaît point de mesure ; mais, comme l’eau qui bouillonne, il déborde de toutes parts.

Rien ne lui pèse, rien ne lui coûte ; il tente plus qu’il ne peut ; jamais il ne prétexte l’impossibilité, parce qu’il se croit tout possible et tout permis.

Après ce magnifique tableau de l’amour divin, il revient à la patience, qui est le sceau de cette vertu.

XXV §

Qui n’est pas prêt à souffrir et à s’abandonner entièrement à la volonté de son Bien-aimé, ne sait pas ce que c’est que d’aimer.

{p. 168}Il faut que celui qui aime embrasse avec joie tout ce qu’il y a de plus dur et de plus amer, pour son Bien-aimé, et qu’aucune traverse ne le détache de lui.

Cet amour tendre et doux que vous éprouvez quelquefois est l’effet de la présence de la grâce, et une sorte d’avant-goût de la patrie céleste ; il n’y faut pas chercher trop d’appui, parce qu’il passe comme il est venu.

Mais combattre les mouvements déréglés de l’âme, et mépriser les sollicitations du démon, c’est un grand sujet de mérite, et la marque d’une solide vertu.

XXVI §

Puis il se retourne vers la faiblesse humaine, et lui dit avec une douce colère :

Tais-toi donc, ne me parle plus ; je ne t’écouterai pas davantage, quoi que tu fasses pour m’inquiéter. Le Seigneur est ma lumière et mon salut : que craindrai-je ?

{p. 169}Quand une armée se rangerait en bataille contre moi, mon cœur ne craindrait pas. Le Seigneur est mon aide et mon rédempteur.

Combattez comme un généreux soldat : et, si quelquefois vous succombez par fragilité, reprenez un courage plus grand dans l’espérance d’être soutenu par une grâce plus forte ; et gardez-vous surtout de la vaine complaisance et de l’orgueil.

Pour vous, mon fils, ne suivez pas vos convoitises, et détachez-vous de votre volonté. Mettez vos délices dans le Seigneur, et il vous accordera ce que votre cœur demande.

Si vous voulez goûter une véritable joie et des consolations abondantes, méprisez toutes les choses du monde, repoussez toujours les joies terrestres ; et je vous bénirai, je verserai sur vous mes inépuisables consolations.

Plus vous renoncerez à celles que donnent les créatures, plus les miennes seront douces et puissantes.

Mais vous ne les goûterez point sans avoir auparavant ressenti quelque tristesse, sans avoir travaillé, combattu.

Une mauvaise habitude vous arrêtera, mais vous la vaincrez par une meilleure.

{p. 170}La chair murmurera ; mais elle sera contenue par la ferveur de l’esprit.

L’antique serpent vous sollicitera, vous exercera ; mais vous le mettrez en fuite par la prière, et, en vous occupant surtout d’un travail utile, vous lui fermerez l’entrée de votre âme.

Enfin il atteint la paix, et il lui chante ce Te Deum suprême :

XXVII §

Ô mon Dieu ! vous êtes seul infiniment bon, seul très haut, très puissant ; vous suffisez seul, parce que seul vous possédez et vous donnez tout ; vous seul nous consolez par vos douceurs inexprimables ; seul, vous êtes toute beauté, tout amour ; votre gloire s’élève au-dessus de toute gloire, votre grandeur au-dessus de toute grandeur ; la perfection de tous les biens ensemble est en vous, Seigneur mon Dieu, y a toujours été, y sera toujours.

Ainsi tout ce que vous me donnez hors de {p. 171}vous, tout ce que vous me découvrez de vous-même, tout ce que vous m’en promettez, est trop peu et ne suffit pas, si je ne vous vois, si je ne vous possède pleinement.

Car mon cœur ne peut avoir de vrai repos, ni être entièrement rassasié, jusqu’à ce que, s’élevant au-dessus de tous vos dons et de toute créature, il se repose uniquement en vous.

J’ai été délaissé, pauvre exilé, en une terre ennemie, où il y a guerre continuelle et de grandes infortunes.

Consolez mon exil, adoucissez l’angoisse de mon cœur : car il soupire après vous de toute l’ardeur de ses désirs.

XXVIII §

Voilà cette nouvelle philosophie du christianisme ; j’en ai goûté la saveur, je l’ai jugée par ses œuvres. Elle avait sur mes lèvres d’enfant la douceur du lait de ma nourrice. C’était une femme {p. 172}de l’école de Gerson, ou plutôt de l’école de Dieu. Elle avait trouvé dans ce petit livre toutes ses doctrines, toute son intelligence, tout son cœur ; aussi était-il partout dans la maison. C’était l’ubiquité de la parole de Dieu dans l’humble famille. Voyant le caractère grave et pieux que contractait le doux et ravissant visage de notre jeune mère, quand, après nous avoir embrassés, elle prenait ce livre dans sa main pour en lire quelques versets, comme pour l’avant-goût de la journée dans la nourriture de son âme, nous appelions avec respect l’Imitation la gravité de notre mère, et nous nous mettions le doigt sur les lèvres pour nous commander à nous-mêmes le silence sans savoir pourquoi, jusqu’à ce que sa courte lecture fût achevée.

Quand elle était levée, elle y mettait en guise de signet une petite branche de buis bénit le jour des Rameaux, comme si ce buis jauni par l’année avait poussé entre ses pages, puis elle nous faisait balbutier nos prières, et nous courions après au jardin.

Nous ne sûmes que plus tard que cette miniature de volume contenait plus de philosophie sainte que tous les gros volumes de la bibliothèque de la maison.

{p. 173}Qu’est-ce en effet qu’une philosophie, me disais-je ? Il y en a de deux espèces, me répondis-je bientôt : l’une morte et l’autre vivante ; l’une qui disserte et ne conclut pas, l’autre qui conclut sans disserter ; l’une qui dit oui et non, l’autre qui dit : Je n’en sais rien, mais je consulte mon cœur ignorant, et j’affirme sur la parole muette de ma conscience. Et je me sens convaincu, tranquillisé et heureux, car le silence est une conviction, la tranquillité est une preuve, le bonheur est une paix. Tenons-nous-en à ces trois dons que nous trouvons dans ce petit livre, et vivons : nous en saurons plus loin et plus haut quand nous serons dans la vraie vie.

Voilà la philosophie de Gerson ; elle ne dit pas vérité, mais elle dit charité selon ses propres paroles, charité envers tous nos frères, et d’abord envers nous-mêmes. Qui ne s’aime mieux après avoir lu cette onction divine qui découle de toutes ces lignes ? Quelle est la philosophie qui communique à l’âme des émanations aussi tendres et des consolations aussi sensibles ?

XXIX §

{p. 174}Est-ce la philosophie antique (j’excepte celle de l’Inde, qui semble découler de l’arbre de vie planté dans l’Éden de l’Himalaya) ? Est-ce la philosophie de Socrate, qui n’est que sécheresse, froideur et raisonnement ? Est-ce la philosophie de Platon, qui rêve inutilement pour la vertu des idéalités à deux faces, l’une faite pour les anges, l’autre pour les démons ? Est-ce la philosophie des Romains, ces bâtards du vieux monde, que Cicéron élève jusqu’aux sublimités du Songe de Scipion, et que Marc-Aurèle ravale jusqu’aux mystères de l’ascétisme ? Est-ce la philosophie française du dix-huitième siècle, qui pour expliquer l’œuvre divine commence par nier le Créateur, et qui révèle à la place des fins dernières, avec Condorcet, la stupide théorie du progrès continu et indéfini ? Le progrès indéfini n’est qu’une qualité de l’Être des êtres ; toute créature est assujettie aux lois de sa {p. 175}création. Imperfection et vicissitude sont les deux termes qui définissent l’humanité ; changement est sa nature ; cette vicissitude humaine, que la raison proclame, l’expérience et l’histoire ne la proclament pas moins. La mort de tout est la condition de la vie universelle. Naître et ne pas mourir est l’utopie contradictoire. Des myriades d’hommes qui ont traversé la terre depuis qu’elle tourne, montrez-m’en un seul qui ait indéfiniment progressé, un seul dont un cheveu n’ait pas blanchi, un seul qui ait ajouté à son être un organe nouveau, un poil, une plume, un atome de raison ou de matière ! La raison et la matière sont à Dieu, et non à l’homme. Aucun homme n’échappe à la loi générale ou particulière ; l’argile se brise, mais ne fléchit pas. La poésie a-t-elle fait un pas en avant depuis Homère ? la philosophie pratique, à l’exception de celle de l’Imitation, depuis Gerson ? la mécanique, depuis Archimède ? la géographie, depuis Colomb ? Nous allons un peu plus vite à la mort par la route du chemin de fer qui nivelle le sol, et par l’art du télégraphe électrique ; nos boulets frappent un peu plus fort la poitrine de nos ennemis, mais c’est tout. La matière seule a progressé, mais elle est toujours matière, c’est-à-dire {p. 176}obstacle et non moyen. Éteignez son foyer courant, et elle s’arrête ; coupez son fil, et son âme s’évanouit. Point de changement, par conséquent point de progrès. Mais donnez à l’homme la conviction que se résigner humblement à la volonté de Dieu est plus beau que vouloir soi-même, et que la suprême sagesse est d’accepter ce que Dieu veut : voilà une sagesse, voilà une force nouvelle, voilà un progrès ! L’homme devient Dieu et s’élève à la divinité par la conformité volontaire de sa nature infime avec la nature céleste ; à celui-là Dieu dira lui-même : Assieds-toi à ma droite, car tu m’as adoré dans mon esprit……

Encore une fois, voilà la philosophie de ce petit livre ; il a été dicté par les anges à un homme plus ange qu’eux. Cet homme était Gerson, qui fit faire un pas à ses frères, et qui, en disant à l’homme : « Tu n’es qu’un homme », lui fit accomplir l’évolution morale qui en fait presque un Dieu !

 

Lamartine.

CXXIIIe entretien.
Fior d’Aliza §

Chapitre premier §

I §

……………………………………………………………………………………………………………………………………………

{p. 177}Après ces grandes fièvres de l’âme qui l’exaltent jusqu’au ciel et qui la précipitent tour à tour jusque {p. 178}dans l’abattement du désespoir, on reste quelque temps dans une sorte d’immobilité insensible, comme un homme tombé d’un haut lieu à terre, qui ne sent plus battre ses tempes, et qui ne donne plus aucun signe de vie.

Telle était ma situation morale après tant de vicissitudes de cœur, et après la perte, par la mort ou autrement, de tant de personnes adorées. On éprouve alors comme une convalescence de l’âme, qui n’est ni le trouble de l’adolescence, ni la paix de l’âge mur, ni la pleine santé, ni la maladie ; état mixte, et, pour ainsi dire, neutre et passif, pendant lequel les blessures de l’âme se cicatrisent pour nous laisser vivre de nouveau, malgré tout le sang que nous avons perdu. Cet état, sans ivresse, n’est cependant pas sans douceur ; c’est le recueillement du soir dans le demi-jour d’une triste enceinte ; c’est la mélancolie qui n’espère plus, mais qui n’aura plus à désespérer ; c’est ce qu’on appelle la résignation précoce, où les pensées religieuses surgissent en nous après les tempêtes, comme ces rayons calmants de l’astre nocturne qui se glissent entre deux nuages sur les dernières ondulations de l’Océan qui se tait.

II §

{p. 179}Les démarches obligeantes de madame la marquise de Saint-Aulaire et de madame la duchesse de Broglie, mes deux principales protectrices auprès du ministre des affaires étrangères, qui était alors M. Pasquier, de centenaire mémoire, venaient d’emporter ma nomination au poste de troisième secrétaire de l’ambassade de Naples ; je m’occupais de mon prochain départ, et pendant ces jours d’adieux à mes amitiés déjà nombreuses à Paris, M. Gosselin, libraire et imprimeur déjà célèbre, se pressait d’imprimer et de donner au public mes premiers essais de poésie, intitulés : Méditations poétiques et religieuses.

C’était un mince petit volume d’une magnifique impression, édité à cinq ou six cents exemplaires, et qui paraissait plus fait pour être offert par un auteur timide à un petit nombre d’amis d’élite et de femmes de goût, qu’à être lancé à grand nombre dans le rapide courant de la publicité anonyme ; je n’avais pas même permis à M. de Genoude et au duc de Rohan, mes amis, qui s’en occupaient {p. 180}à mon défaut, d’y mettre mon nom. « Si cela réussit, leur disais-je, on saura bien le découvrir, et si cela échoue, l’insaisissable anonyme ne donnera qu’une ombre sans corps à saisir à la critique. »

III §

Le volume ne fut mis en vente que la veille de mon départ de Paris. La seule nouvelle que j’eus de mon sort, dans la matinée de mon départ, fut un mot de M. Gosselin m’annonçant que le public d’élite se portait en foule à sa librairie pour retenir les exemplaires, et un billet de l’oracle, le prince de Talleyrand, à son amie, la sœur du fameux prince Poniatowski, billet qu’elle m’envoyait à huit heures du matin, et dans lequel le grand diplomate lui disait qu’il avait passé la nuit à me lire, et que l’âme avait enfin son poète. Je n’aspirais pas au génie, l’âme me suffisait ; tous mes pauvres vers n’étaient que des soupirs.

IV §

{p. 181}Je partis sur ce bon augure et je m’arrêtai seulement quelques jours, dans ma famille, à Mâcon, où m’attendait un nouveau bonheur, préparé et négocié par ma mère en mon absence.

J’avais eu l’occasion, l’année précédente, de rencontrer à Chambéry une jeune personne anglaise, d’un extérieur gracieux, d’une imagination poétique, d’une naissance distinguée, alliée aux plus illustres familles de son pays. Son père, colonel d’un des régiments de milice levés par M. Pitt pendant les anxiétés patriotiques du camp de Boulogne, était mort récemment ; sa mère, qui n’avait d’autre enfant que cette fille, lui avait donné une instruction grave et des talents de peinture et de musique qui dépassaient la portée de l’amateur. Sa fortune lui permettait de compléter, par des voyages sur le continent et par la pratique des langues étrangères, cette éducation soignée d’une fille unique. Elle l’avait liée, dès sa plus tendre enfance, en Angleterre, avec une famille émigrée de Savoie, celle du marquis de La Pierre, gentilhomme {p. 182}de haute distinction, retiré à Londres depuis l’expulsion du roi de Sardaigne.

Le marquis de La Pierre était mort en exil ; il avait laissé en mourant une nombreuse et belle famille, composée de : la marquise de La Pierre, sa veuve, et de quatre filles d’une beauté remarquable et d’un caractère accompli ; l’une a épousé le marquis de Grimaldi, aide de camp du roi Charles-Albert ; trois autres vivent à Turin dans la pratique de toutes les vertus pieuses. Après le renversement de 1815, le marquis de La Pierre fit des démarches auprès du roi de Sardaigne afin d’obtenir des indemnités pour ses biens confisqués pendant la Révolution. Les négociations ne furent terminées qu’après sa mort, mais en 1819 sa veuve revint à Chambéry avec sa belle famille, chercher quelques débris de son antique opulence. Mademoiselle B…, que je devais épouser, presque inséparable de ses amies, profita de cette circonstance pour venir, avec sa mère, rejoindre la marquise de La Pierre et visiter le continent. Elle se fixa avec sa mère, à Chambéry, dans la maison de ses amies, comme une cinquième fille de cette charmante famille.

V §

{p. 183}Cette famille, respectée et recherchée de tous les étrangers de la ville et de la campagne, devint le centre d’une société de tout âge, composée de ce qu’il y avait de plus respectable, de plus brillant et de plus aimable dans le pays. C’est ainsi que j’avais connu celle qui devait être ma femme. Mademoiselle B… aimait passionnément la poésie, et mes vers encore inédits, mais récités dans la maison de la marquise de La Pierre par des amis de mon âge, l’avaient prévenue en ma faveur avant même de me connaître de vue : j’avais été accueilli avec cet enthousiasme que le mystère et le demi-jour ajoutent au talent.

Libres l’un et l’autre, rien ne nous empêchait de songer à nous unir, si nos deux familles consentaient à notre union. La religion différente était le seul obstacle aux yeux de ma famille, d’une orthodoxie sévère, et aussi aux yeux de la mère de mademoiselle B… Quant à elle, cette diversité du culte natal n’était pas un empêchement ; car, élevée dans l’intimité journalière de quatre personnes {p. 184}zélées catholiques, elle n’avait pas tardé à subir elle-même l’influence secrète du catholicisme du coin du feu, et elle était résolue à adopter la religion de ses amies aussitôt qu’elle pourrait le faire sans affliger sa mère. Les personnes pieuses du pays, confidentes de son penchant pour moi, faisaient des vœux charitables pour que l’amour achevât la conversion de l’esprit. Je me rappelle même, non sans sourire, une circonstance étrange, qui montre à quel point le zèle religieux exalte le prosélytisme du cœur.

VI §

La marquise de La Pierre, son amie, et ses filles étaient venues s’établir pour quelques semaines aux bains d’Aix, en Savoie. J’y étais moi-même et je logeais dans une maison peu éloignée de celle que ces dames habitaient. J’y venais, presque tous les jours, passer la soirée comme en famille. L’hôte de la marquise était un excellent et pieux vieillard, nommé M. Perret, qui, pour accroître son modique revenu et pour gagner, l’été, le pain de l’hiver, louait, pendant la belle saison, quelques chambres {p. 185}garnies et tenait à bon marché une pension gouvernée par ses deux sœurs. Ce vieillard simple et respectable, dont la vie ascétique avait écrit la macération sur sa pâle figure, passait sa vie en solitude et en prières dans une chambre haute de sa maison. Il y vivait entièrement étranger aux tracas d’une maison publique, comme un ermite dans sa cellule, au milieu du bruit qui ne l’atteint pas. C’était un véritable saint qui, par modestie, s’était refusé la prêtrise, et qui passait sa vie recueillie entre la contemplation et l’étude des merveilles de Dieu dans sa création. Le saint était botaniste. On le voyait tous les matins, après avoir entendu la messe, gravir seul, sans chapeau, des portefeuilles sous le bras, des filets à prendre des insectes à la main, les pentes escarpées des ruelles d’Aix, qui mènent aux plus hauts plateaux des montagnes, tout en murmurant à demi-voix les versets de son bréviaire.

Le soir, il en redescendait plus ou moins chargé de plantes ou de pauvres papillons épinglés, dont il grossissait sa collection. La seule distraction qu’il se permit après souper, le chapelet et la prière du soir, était un air de flûte, joué au bord de sa fenêtre donnant sur les prés de Tresserves. Il avait conservé {p. 186}ce goût de musique et cet instrument du temps de sa jeunesse où il avait été fifre dans un régiment du roi de Sardaigne.

Il avait beaucoup d’amitié pour moi, parce que j’aimais à aller, à mes heures perdues, visiter son herbier et entendre les explications scientifiques et providentielles sur la vertu des plantes et sur les mœurs des insectes, toutes attestant, suivant lui, la grandeur et les desseins de la Providence.

Les chuchotements de la maison lui avaient fait connaître la secrète intelligence qui existait entre la jeune Anglaise et moi, les obstacles que sa mère mettait par religion à ce penchant de sa fille, et les difficultés qu’elle apportait à nos entretiens. Il croyait de son devoir de les favoriser de toute sa complicité, pensant ainsi contribuer au salut d’une âme qui serait perdue, si le mariage ne la sauvait pas. Il me proposa d’être ma sentinelle dans la maison de ses sœurs, et de m’avertir, en jouant de la flûte, chaque fois que la mère vigilante sortirait sans sa fille pour la promenade. Ma fenêtre, dans une chambre de faubourg hors de la ville, était assez rapprochée pour que les sons aigus de l’instrument fussent saisissables à mon oreille et pour que je fisse cadrer mes visites avec l’absence de {p. 187}celle qui fut, plus tard, ma belle-mère. C’est ainsi que le saint homme servait en conscience un amour naissant, en croyant servir le ciel ; c’est la première fois sans doute que la piété la plus sincère sonnait à des profanes l’heure des rencontres.

VII §

Je revins à Paris après la saison des bains ; il était convenu que nous profiterions, l’un et l’autre, de toutes les circonstances favorables pour amener, elle sa mère et moi ma famille, à consentir à un mariage que nous désirions tous les deux très vivement. Ma mère, comme à l’ordinaire, était ma complice.

Ma nomination à Naples, les espérances que cette carrière ouverte donnait à mon père, mon séjour de quelques semaines à Mâcon, mes instances auprès de mes oncles et de mes tantes amenèrent à bien les négociations ; je partis avec l’autorisation de tout le monde et avec des assurances d’héritages, après la mort de grands parents, qui rendaient ma fortune au moins égale à celle de ma {p. 188}femme. Ses démarches auprès de sa mère, et l’influence de ses amies, mesdemoiselles de La Pierre, avaient triomphé de son côté de tous les obstacles. J’en étais informé par sa correspondance, et, en arrivant à Chambéry, je n’eus qu’à recueillir le fruit d’un an de patience et à emmener avec moi la femme accomplie que l’attachement le plus fidèle et le plus dévoué me destinait pour compagne de mes jours bons et mauvais. Nous fûmes mariés dans la chapelle du château royal de Chambéry, chez le marquis d’Andezène, qui gouvernait alors la Savoie. L’illustre comte de Maistre, mon allié par le mariage de la plus charmante de mes sœurs, madame Césarine, comtesse de Vignet, avec un neveu du comte de Maistre, me servit de parrain, chargé des pouvoirs de mon père.

VIII §

Nous partîmes pour Turin, où je m’arrêtai quelques jours pour y voir le premier secrétaire d’ambassade, le comte de Virieu, mon ami le plus intime et presque un frère. Le duc d’Alberg, ami du {p. 189}prince de Talleyrand, y était alors ambassadeur. Il nous accueillit à Rivsalta, belle maison de plaisance qu’il habitait pendant l’été.

Rien ne semblait annoncer, à Turin, la fermentation sourde d’une révolution prochaine qui couvait sous les sociétés secrètes et dans les conjurations ambitieuses des amis du prince de Carignan, depuis le roi Charles-Albert.

Indépendamment du comte de Virieu, du marquis de Barral, du marquis Alfieri et de son fils, avec lequel j’avais été élevé, je connaissais d’enfance presque toutes les illustres familles du Piémont : les Sambuy, les Ghilini, les Costa, pour avoir reçu avec eux une éducation commune chez les jésuites de Belley, dans ce collège soutenu par eux. Je quittai Turin comblé de leur accueil et je m’arrêtai peu à Florence.

IX §

En arrivant à Rome, où je comptais m’arrêter moins de temps encore, j’appris la révolution qui venait d’éclater inopinément à Naples, et qui me {p. 190}força de suspendre mon voyage ; la route de Rome à Naples était interceptée, on ne passait plus. J’attendis qu’elle fût matériellement rouverte, et, ne voulant pas exposer ma femme et ma belle-mère aux dangers inconnus d’une route couverte de soldats débandés et d’une capitale en révolution qu’on nous dépeignait comme sanglante ; d’un autre côté, désirant me trouver à mon poste dans une circonstance éminemment intéressante pour la France et pour la maison de Bourbon, je partis seul pour Naples, au risque de ne pas arriver.

J’eus, en effet, beaucoup de peine à franchir la frontière du royaume. Après Terracine, le chemin était couvert de postes de soldats volontaires qui ne recevaient d’ordre que de leur caprice, et qui, voyant en moi un agent diplomatique français, se figuraient que j’apportais à la révolution l’appui de la France contre la Sainte-Alliance, et m’accueillaient de leurs acclamations. Grâce à cette erreur populaire, j’arrivai à Naples sans obstacle, la nuit du jour où les Calabrais, l’armée insurrectionnelle et le général Pepe, qui avait pris le rôle de Lafayette napolitain dans le pays et dans l’armée, entraient dans cette capitale. Je fus témoin, le soir, de cette entrée séditieuse et triomphale de {p. 191}la révolution dans Naples. C’était beau, enivrant et menaçant comme une révolution à sa première heure.

Le vieux roi Ferdinand, pilote expérimenté et railleur, avait pris le parti d’abdiquer et de remettre le gouvernement à son fils, le prince héréditaire, plus propre que lui à se compromettre, soit avec les révolutionnaires, soit contre les puissances étrangères. Ce prince, encore jeune, mais habile et déjà expérimenté des révolutions, passait pour constitutionnel et pouvait, grâce à cette opinion, peut-être fausse, exercer un certain ascendant sur l’armée insurgée au nom d’une constitution, et sur le peuple encore royaliste. Il passa en revue l’armée et la bande des carbonari calabrais, que le général Pepe lui présentait sous les armes, soit comme soutiens du trône transformé, soit comme expression de sa cour.

X §

Le moment était délicat et décisif pour la diplomatie de la France. La question allait se poser entre {p. 192}le système constitutionnel et le régime absolu dans les États d’Italie dépendant de l’influence de la maison de Bourbon. Au premier regard, il paraissait évident que l’intérêt de la France serait de se poser en médiatrice entre les rois et les peuples, et d’empêcher les puissances étrangères d’intervenir, comme une haute police armée, à Naples, et bientôt à Turin, pour faire reculer le régime des institutions libres. La France elle-même ayant adopté le régime constitutionnel, il était peu logique à elle de combattre chez les autres ce qu’elle protégeait chez elle-même. Nous devions donc incliner modérément à la cause constitutionnelle à Naples, surtout si cette cause, sincèrement acceptée par le roi et patronnée par l’armée, se préservait des anarchies, des violences, où même des excès qui déshonorent les révolutions au commencement.

D’un autre côté, cette révolution, ou plutôt cette explosion inattendue de l’armée, travaillée par la société secrète des carbonari, était un fait d’indiscipline militaire bien plutôt que d’opinion nationale. Calquée sur l’insurrection armée de Cadix et de Riego, en Espagne, elle était un encouragement à toutes les turbulences des ambitieux {p. 193}de régiment ; enfin, si la Sainte-Alliance, cette mutualité des rois, prenait dans un congrès fait et cause pour le roi de Naples, il était bien embarrassant à nous, gouvernement restauré par la vertu et dans l’intérêt de cette ligue de monarchies, de nous déclarer contre elle les soutiens d’une insurrection de troupes et de conspirateurs qui couvaient peut-être jusque sous notre propre trône, à Paris. Le bon sens d’un côté, la reconnaissance de l’autre, nous commandaient une extrême circonspection dans ces circonstances.

XI §

L’ambassade française à Naples était alors dirigée par le duc de Narbonne, émigré rentré d’Angleterre avec le roi Louis XVIII, mais émigré formé à Londres aux usages du régime constitutionnel, complètement rallié à la Charte française, cette transaction habile et loyale entre 89 et 1815, qui affermissait les rois et qui coïntéressait les peuples libres à la monarchie populaire. C’était un homme modeste, timide, ayant peur du son de sa {p. 194}propre voix, mais plein de bon sens et d’aperçus justes, un des hommes qui n’aiment pas à paraître en scène, mais qui ont, comme spectateurs, le sens le plus parfait des situations. Il joignait à ces dons renfermés de son âme une bonté exquise qui le faisait adorer de ses subordonnés. Il m’accueillit dans son ambassade comme dans une famille ; il eut pour ma femme et pour moi, pendant les quelques mois de notre séjour, des égards et des bontés qui nous rendront son souvenir éternellement respectable et cher.

Particulièrement attaché au roi Louis XVIII et tenant de lui sa place beaucoup plus que du ministère, il dépendait moins de M. Pasquier que de M. de Blacas. M. de Blacas, favori du roi, déplacé en 1815 et relégué à Rome où il représentait la France comme ambassadeur, avait sur les légations de France en Italie une direction presque absolue, avouée par le roi et complètement opposée à celle du ministère. Il était l’oracle secret de la monarchie absolue, oracle que nous avions l’ordre d’interroger dans tous les cas soudains et difficiles. Cet oracle contre-révolutionnaire, en passant par l’âme absolue de M. de Blacas, ne pouvait pas être favorable au tempérament que la politique exigeait de {p. 195}nous. Le duc de Narbonne était forcé de le consulter, mais il n’approuvait pas ses réponses. Il remit les affaires à M. de Fontenay, premier secrétaire d’ambassade, comme cela se fait ordinairement dans les circonstances équivoques, afin de pouvoir désavouer des hommes secondaires, et il resta de sa personne à Naples encore quelque temps, pour recevoir des instructions de Paris.

XII §

M. de Fontenay était de mon pays, gentilhomme des environs d’Autun, ami de mes amis, beaucoup plus âgé et plus mûr que moi ; il était entré dans la carrière diplomatique par l’influence de M. Courtais de Pressigny, envoyé de France à Rome, immédiatement après la Restauration. C’était un des hommes les plus solides, les plus aimables et les plus capables sous l’apparence de l’ancienne légèreté française. Mais sa légèreté n’était qu’une qualité et nullement un défaut de son esprit. Son sourire bienveillant donnait de la grâce au sérieux de ses pensées, et ses mots fins {p. 196}et à deux sens portaient d’eux-mêmes et touchaient avec justesse à leur double but, comme deux traits partis à la fois d’un même arc : l’un pour faire sourire, l’autre pour faire penser. Il avait par-dessus tout un cœur d’or, pur, solide et franc comme le caractère de la Bourgogne, un peu railleur, mais jamais mordant. La jalousie n’avait jamais approché de ce cœur. Il jouissait du bonheur de faire valoir ses inférieurs et ses égaux. Tel était l’homme avec lequel j’avais à faire mon noviciat diplomatique dans une circonstance où l’on apprenait beaucoup en peu de temps. Les révolutions suppléent au temps en concentrant beaucoup d’événements dans quelques mois. Les campagnes comptent double quand on se bat, elles comptent triple quand on négocie ; il faut manœuvrer aussi vite que les passions d’un peuple en ébullition.

Nous n’eûmes pas deux pensées, M. de Fontenay et moi ; il m’associa à tout, nous agîmes en commun sous l’inspiration de son grand sens et de son expérience. La situation complexe de la cour de Naples, les conseils secrets où nous fûmes appelés et les négociations confidentielles avec les chefs de partis et avec les membres les plus influents du {p. 197}parlement, rendaient notre action très intéressante, quelquefois périlleuse et dramatique. J’en ai rendu compte dans la partie politique de mes œuvres complètes intitulée : Mémoires politiques. Je ne traite dans ces confidences que de cette partie intime qui touche seulement au cœur et qui n’intéresse que la famille et les amis. Glissons donc.

XIII §

Pour soustraire ma femme et sa mère aux convulsions de la capitale en révolution, j’avais loué, dans l’île d’Ischia, à quelques lieues en mer, une charmante habitation, appelée la Sentinella, que l’on voit encore pyramider au sommet d’un cap avancé de l’île, quand on débouche du golfe de Gaëte dans le golfe de Naples, non loin de la côte des champs Phlégréens et du promontoire merveilleusement désert de Misène. Cette maison, entourée de treilles, est dominée par l’Epoméo, montagne couverte de bois de lauriers et de jeunes châtaigniers, qui divise l’île en deux zones. Elle domine elle-même la mer, qu’on voit luire à ses {p. 198}pieds, à travers la claire-voie de pampres. À cette hauteur, les voiles qui glissent sur cette surface d’un bleu vif, comme un second ciel, ressemblent à des ailes de colombes blanches qui volent en silence, d’arbre en arbre, parmi les oliviers.

Je m’embarquais à Pouzzoles une ou deux fois par semaine, dans une de ces petites barques à un ou deux rameurs, que j’avais si bien appris à manier moi-même dans ma première jeunesse. (Voyez Graziella, Œuvres complètes.) Nous déployions la voile quand le vent était favorable, et nous faisions cette traversée en deux ou trois heures de navigation. Je trouvais ma femme au bord de la mer et nous remontions par les vignes à la Sentinella, en causant des événements de Naples pendant la semaine. Le contraste du calme resplendissant de cette solitude, cernée par les flots de la mer, avec le bruit menaçant et tumultueux d’une grande ville en révolution, augmentait la sensation de bonheur, de calme et de sécurité qu’inspirait cette résidence enchantée entre le ciel et l’eau. Nous en jouissions jusqu’à l’ivresse. Toutefois cette ivresse avait, pour moi seulement, quelque arrière-goût de mélancolie, en songeant à Graziella, cette fleur précoce que j’avais cueillie {p. 199}dans la même île, et en revoyant de loin sur Procida les ruines de la cabane de son père, abandonnée aux ronces depuis la mort de la jeune fille, et marquant l’horizon d’une borne funèbre dans le passé, comme il devait l’être si souvent dans mon avenir. Mais la jeunesse a des végétations qui recouvrent tout, même les tombes.

XIV §

Nous passions la matinée sous les longues et hautes treilles chargées de raisins mûrs, comme d’autant de lustres d’ambre qui laissaient les rayons de l’aurore transluire, à travers leurs grains jaunis, sur nos têtes. Nous y portions des livres italiens de la grande époque lyrique ou épique, tels que Dante, Pétrarque, Tasse, ces hommes qui ont doté l’Italie de chefs-d’œuvre. Quelquefois, j’y portais mon album et des crayons ; moi-même, Pétrarque inférieur pour une autre terre et un autre temps, j’écrivais quelque harmonie ou quelque méditation.

À midi, nous rentrions pour déjeuner à l’ombre {p. 200}plus fraîche des terrasses de la Sentinella, puis la sieste napolitaine, la musique, la peinture, abrégeaient les heures du milieu du jour ; quand le soleil baissait et que les grandes ombres dentelées de l’Epoméo se déroulaient sur les flancs de la montagne, nous parcourions, tantôt à pied, tantôt sur des mules aux pieds agiles, les sentiers escarpés de l’île, en contemplant les feux souterrains du Vésuve briller à l’horizon comme un phare tournant, tantôt visible, tantôt flamboyant sur les bords des mers aux yeux des matelots.

XV §

Ainsi se passa l’été. Je ne retrouvais la politique que les jours de la semaine où mes fonctions me ramenaient à l’ambassade. Je prenais une part très vive et très confidentielle aux différentes phases et aux différents orages que cette révolution suscitait dans le peuple, dans le parlement et dans le palais. Ce fut là que j’eus l’occasion de voir et d’admirer, suspendue aux bras de sa mère, cette ravissante princesse Christine, dans toute la fleur {p. 201}de beauté et d’intelligence, que son sort destinait pour épouse au roi d’Espagne, Ferdinand VII, et qui a su, au milieu des tempêtes, plaire, gouverner, transmettre un trône à sa fille, régner, tomber, ou plutôt se retirer du trône, plus heureuse et plus habile que Christine de Suède, dans le demi-jour d’une existence à l’abri des coups de vent. On distinguait déjà dans sa gracieuse et spirituelle physionomie les signes d’une femme courageuse qui saurait faire de la jeunesse, de la beauté et de l’attrait trois pouvoirs politiques aussi irrésistibles que la nature. Elle flottait sur les ondulations des plus graves et des plus tragiques événements comme une rose de Pæstum arrachée de sa tige sur les flots bouillants du golfe. Nous en étions tous respectueusement enivrés.

XVI §

L’automne venu, le vieux roi partit avec le consentement de son peuple, difficilement arraché, pour aller, disait-il, plaider lui-même la cause de {p. 202}la révolution auprès des souverains réunis au congrès de Troppau. On sait ce qui en arriva. L’armée napolitaine, commandée, à Entrodocco, par un général mandataire des carbonari, se dispersa au premier coup de canon, hors de portée, d’un faible corps autrichien, dans les vignes. Il n’y avait rien à en conclure contre la bravoure individuelle de ce peuple souvent héroïque quand une généreuse passion l’anime ; mais les carbonari ne lui présentaient pour rois que des tribuns militaires, et pour causes, que des théories qu’il ne pouvait ni comprendre, ni aimer. Les sociétés secrètes, excellentes pour soulever, sont incapables de combattre. La fumée du coup de canon d’Entrodocco fit rentrer les carbonari dans l’ombre. Le général Foy, qui venait de prophétiser à la tribune de Paris que l’armée de la Sainte-Alliance ne sortirait pas des défilés d’Entrodocco, retira sa prophétie. Le brave et téméraire général Pepe n’osa pas reparaître à Naples ; il se réfugia en Angleterre, puis en France. Il y réfléchit sur le danger d’être le général d’une société secrète. C’était un bon soldat et un honnête homme, incapable d’un crime, mais très capable de rêver un rôle héroïque à la tête de bataillons qu’il trouvait {p. 203}évanouis en se retournant. Je lui restai toujours attaché de cœur jusqu’à sa mort.

XVII §

L’état de ma femme, avancée dans sa première grossesse, et la convenance de la soustraire, au moment de ses couches, au tumulte d’une ville en révolution, me firent partir pour Rome. J’y arrivai au moment où un détachement de l’armée autrichienne campait de l’autre côté du Tibre, prêt à entrer dans la ville, si une révolution analogue à la révolution d’Espagne, de Naples et de Turin, venait à éclater, comme on l’annonçait à toute heure. L’ombre de ce détachement suffit pour arrêter les révolutionnaires carbonari de Rome et des États du Pape. Tout resta dans le calme habituel de cette capitale de la religion, de la science et des arts. La société était nombreuse, cosmopolite, brillante. Le gouvernement du doux et pieux Pie VII, souvent persécuté, jamais persécuteur, y était insensible et aimé. L’ami de ce Pape, le cardinal Consalvi, y régnait par la séduction bienveillante {p. 204}de son caractère. Rome, sous son gouvernement, ressemblait à une république où chacun pense et dit ce qu’il veut, sans que personne inquiète ou tyrannise personne. C’était la ville hanséatique des consciences et des opinions. Aucun gouvernement ne pouvait offrir une liberté aussi complète, malgré les vices inhérents à cette nature de gouvernement, composé d’une monarchie sans hérédité, d’une démocratie sans représentation, d’une aristocratie étrangère sans patriotisme, et d’un sacerdoce sans responsabilité. Mais tous ces vices théoriques disparaissaient dans la pratique par le caractère que Pie VII et Consalvi imprimaient à son régime. J’étais particulièrement recommandé au cardinal-ministre que je voyais presque tous les jours chez la célèbre duchesse de Devonshire, patronne de tous les hommes de lettres et de tous les artistes romains. Veuve d’un des plus opulents seigneurs des trois royaumes, elle employait son immense fortune à faire fleurir l’Italie d’une seconde Renaissance. Le cardinal Consalvi la visitait deux fois par jour, une fois dans la matinée pour les intérêts politiques de son gouvernement avec l’Angleterre, dont elle passait pour l’ambassadeur anonyme ; une fois dans la {p. 205}soirée, pour s’y délasser dans un petit cercle d’hommes d’esprit des soucis du ministère.

Le chevalier de Médici, premier ministre du roi de Naples avant l’explosion des carbonari, réfugié momentanément à Rome par crainte de l’assassinat dont il avait été menacé, nous y charmait, tous les soirs, par l’agrément de sa conversation napolitaine, la plus spirituelle et la plus voltairienne des conversations. L’abbé Galiani, le plus sensé et le plus amusant des économistes, ne causait pas avec plus d’originalité, contre l’honnête et pesant Turgot dans ses entretiens sur la liberté du commerce des blés. Il donnait le ton à l’auteur de Candide. J’ai toujours soupçonné Voltaire d’avoir dans les veines du sang napolitain, et, en remontant un peu loin, j’ai reconnu que je n’avais pas tout à fait tort. Il y a des verves de race qu’on n’invente pas ; Médici était de la famille.

XVIII §

Le vieux roi de Naples Ferdinand, quoiqu’il passât pour un lazzarone sur le trône parmi les libéraux de Paris, avait lui-même autant de cet {p. 206}esprit napolitain, fin et railleur, que tout son royaume. Il revenait en ce moment du congrès de Troppau avec la jolie duchesse de Floridia, sa favorite, dont il avait fait sa femme, comme Louis XIV de madame de Maintenon. Mais c’était une Maintenon sicilienne, avec le pédantisme de moins, la jeunesse et la beauté de plus. Il écrivait à son fils, le régent de Naples, pour être communiquées au parlement, des dépêches pleines de l’éloge des chiens de chasse qu’il ramenait pour chasser le sanglier en Calabre.

Il s’arrêta quelques mois à Rome avant de rentrer dans son royaume, pour laisser aux Autrichiens et à son fils, son lieutenant général, l’odieux et les embarras de sa restauration. Elle ne fut, du reste, que plaisante et non sanglante. Tout fut liquidé et soldé par quelques exils promptement révoqués. Il y avait eu peu d’excès, il n’y eut pas de longue vengeance. Le pape, selon l’usage, lui donna à dîner en grande cérémonie au Vatican le jeudi saint. Par une faveur tout inusitée, le cardinal Consalvi m’invita à cette table de pape, de rois et d’ambassadeurs. C’était contre l’étiquette, mais les rois passent par-dessus et les poètes par-dessous.

XIX §

{p. 207}Peu de jours après, j’eus un fils qui fut baptisé à Saint-Pierre de Rome, et tenu sur les fonts du baptême par une belle Vénitienne, devenue une grande dame polonaise, la comtesse Oginska. Cet enfant, né sous les plus heureux auspices, échappa comme ma fille, en mourant jeune, à sa triste destinée. L’un ne vit que mon aurore, et l’autre que mes jours de fêtes. Je les pleurai sincèrement tous les deux, mais quand je me regarde maintenant, je suis tenté de ne pas les plaindre. Les malheurs d’un père obligé à travailler jusqu’à satiété pour vivre et pour faire vivre ceux qui se sont compromis pour lui et pour leur patrie, sont un triste héritage à recueillir. Mieux vaut la paix du ciel, où nous nous retrouverons tous, consolés, les uns d’être morts, les autres d’avoir vécu !

XX §

{p. 208}Les nouvelles circonstances politiques où se trouvait le royaume de Naples après le retour du roi ne permettant guère au ministère français d’y employer avec convenance les mêmes agents qui avaient eu à traiter avec la révolution, je reçus un congé indéfini pour rentrer en France. J’en profitai au printemps, et je revins lentement à petites journées par cette belle route de Terni et de Narni, tout ondoyante de forêts et toute ruisselante de cascatelles, qui conduit en Étrurie comme dans un jardin du monde planté, taillé et arrosé pour le peuple-roi.

Nous nous arrêtâmes quelques jours à Florence. Le prince de Carignan, devenu depuis le roi Charles-Albert, repentant de son apparente complicité dans la révolution militaire de Turin, était venu y cacher sa faute chez son beau-frère, le grand-duc de Toscane, dans une retraite du palais Pitti ; son écuyer, Sylvain de Costa, un de mes amis les plus intimes et les plus loyaux, me découvrit dans mon {p. 209}hôtel ; il annonça à son prince mon arrivée, et revint de sa part me demander une entrevue secrète chez moi.

Je ne le permis pas par respect pour ce jeune proscrit d’un trône, et j’allai au palais Pitti lui présenter mes hommages et des espérances de réconciliation avec la cause des rois, qu’il ne tarda pas à aller servir en Espagne. Se doutait-il alors qu’il régnerait vingt ans en Piémont sous la tutelle de l’Autriche et sous l’influence absolue des jésuites, et qu’il reprendrait, vingt ans après, les ordres des carbonari, les armes contre l’Autriche, les conspirations contre le pape, le patronage de la France révolutionnaire, et qu’il laisserait l’Italie conquise et tous les princes, ses collègues et ses parents, chassés par son fils de ces mêmes palais où lui-même avait reçu l’hospitalité de famille ?

Ce que l’esprit n’ose prévoir, les événements et les caractères l’amènent. L’inattendu est le nom des choses humaines. Nos neveux en verront bien d’autres avant que l’Italie en revienne à la seule unité honnête et forte qui lui convienne et qui convienne à la France : la confédération-république d’États.

XXI §

{p. 210}Je passai l’été dans une belle vallée des Alpes, auprès de ma sœur, non loin de Chambéry. Ma femme, fière de son bel enfant, et trop frêle pour pouvoir le nourrir longtemps, fut remplacée par une paysanne de la Maurienne, au teint de rose, aux dents d’ivoire ; mais, hélas ! l’enfant dépérissait sur ce sein de neige : on n’achète pas la vie, Dieu la donne ou la refuse.

XXII §

Je résolus de profiter de ce loisir diplomatique, en attendant une nouvelle destination, pour visiter l’Angleterre et pour faire connaissance avec la famille de ma femme. Ma belle-mère possédait, dans un des plus riches quartiers de Londres, une maison élégante et magnifiquement meublée, dans le {p. 211}voisinage de Hyde-Park. Nous nous y établîmes pour quelques mois. Je trouvai dans la famille de ma femme un accueil plein de noblesse et de grâce, qui n’a pas cessé jusqu’à ce jour de me faire deux patries et deux centres d’affection. L’Angleterre, pays de la famille par excellence, est aussi le pays de l’adoption. Le cœur reconnaissant s’y partage entre les sentiments innés et les sentiments acquis.

Après avoir joui quelque temps de l’intimité de cette aimable partie de ma nouvelle famille, nous louâmes, au bord de la Tamise, à Richmond, une villa recueillie et solitaire, entre le parc et le fleuve, pour y passer l’été. Ces jours de Richmond, entre l’étude, les livres, le cheval, les promenades et quelques excursions dans les forêts et dans les châteaux royaux de l’Angleterre, furent des plus heureux de notre existence. Un de mes plus intimes amis, le baron de Vignet, neveu des deux comtes de Maistre, venait d’être nommé secrétaire de l’ambassade de Sardaigne à Londres. Il venait souvent à Richmond passer avec moi des jours mélancoliques comme son caractère, à l’ombre de ces arbres séculaires d’Angleterre, où nous nous entretenions de politique et de poésie, ses deux passions, comme elles étaient déjà les miennes. Il {p. 212}voyait tout en sombre et rappelait plus les Nuits d’Young que la sérénité calme de sa patrie. Un autre ami très lettré aussi, M. de Marcellus, était en même temps que nous à Londres, premier secrétaire de l’ambassade française, sous l’ambassadeur, notre plus grand poète, M. de Chateaubriand. Je n’avais pas connu à Paris cet homme illustre autrement que par mon admiration à distance. Je lui fis ma visite de devoir en arrivant à Londres ; il oublia de me la rendre ; je n’insistai pas : ce ne fut qu’après mon séjour à Richmond que, sur l’observation de M. de Marcellus, M. de Chateaubriand me fit une visite et m’envoya une invitation à un de ses dîners diplomatiques. Je m’y rendis par devoir plus que par empressement. Il fut froid et un peu guindé avec un jeune homme qui ne demandait qu’à l’adorer comme un être plus qu’humain. Je sortis contristé de sa table, et je ne cherchai plus à le voir. Il me parut un homme qui posait pour le grand homme incompris, qu’il ne fallait voir que de loin, en perspective. Le charme manquait à sa grandeur ; le charme de la petitesse ou de la grandeur, c’est le naturel. L’affectation gâte même le génie. Je l’ai toujours admiré, surtout comme puissance politique ; mais il m’éloigna toujours {p. 213}de lui, même quand il fut mon ministre et qu’un mot de lui pouvait me placer sans faveur à un poste plus élevé dans ma carrière. N’aime pas qui veut ; il ne m’a rendu bien plus que justice qu’après sa mort, dans ses Mémoires posthumes, où il me plaça comme poète au rang de Virgile et de Racine, et comme homme politique plus haut que mon siècle ne m’a placé. J’ai souvent réfléchi par quelle bizarrerie inexplicable ce grand juge m’avait témoigné tant de défaveur pendant qu’il vivait, en me réservant tant de partialité après sa mort. Je crois l’avoir deviné, mais je n’oserais jamais le dire.

XXIII §

Un autre homme d’élite, que son indulgence tendre pour moi me permettait d’appeler mon ami, le duc Mathieu de Montmorency, devint ministre des affaires étrangères dans les péripéties publiques qui précédèrent le congrès de Vérone. Il n’attendit pas ma demande pour me nommer à Florence auprès du marquis de La Maisonfort, et {p. 214}destiné à le remplacer en chef aussitôt que les convenances permettraient de rappeler ce ministre.

Je revins à Paris avant de me rendre en Toscane. Le marquis de La Maisonfort avait le genre d’esprit de Rivarol ; c’était un émigré comme Rivarol : il avait autant d’esprit, et du meilleur, qu’il soit possible d’en concentrer dans une tête humaine, même au pays de Voltaire et du chevalier de Grammont. Il avait tiré un parti très habile du malheur de la monarchie et de la fréquentation des princes pendant leur exil. Les disgrâces même, du sort sont gracieuses aux hommes de cette nature, ils ne prennent rien trop au sérieux dans la vie. Il y a toujours de la ressource dans l’esprit souple et flexible d’un courtisan de rois tombés. Il s’était voué de bonne heure à ce rôle de l’espérance et de l’activité dans les causes en apparence perdues ; il avait conspiré avec les flatteurs de la haute émigration en Suisse, en Russie, en Angleterre ; il s’était lié avec M. de Blacas, homme plus sérieux, mais moins aimable que lui ; Louis XVIII l’aimait pour sa légèreté, il tenait tête à ce monarque en matière classique et épigrammatique ; il avait écrit en 1814 des brochures royalistes qui {p. 215}lui avaient fait un nom d’homme d’État de demi-jour, à l’époque où une brochure paraissait un événement ; il n’était point ennemi des transactions avec la révolution pacifiée ; il savait se proportionner aux choses et aux hommes ; il n’avait aucun préjugé, grande avance pour faire sa place et sa fortune ; mais il la mangeait à mesure qu’il la faisait. Le roi avait fini par le nommer ministre en Toscane. Il n’y jouissait pas d’une considération très sérieuse, mais d’une réputation d’esprit très méritée. Les émigrés, ses contemporains, très légers au commencement, étaient devenus moroses et pédantesques en vieillissant ; ils reprochaient à M. de La Maisonfort d’être resté jeune malgré ses années. On le desservait à Paris ; il voulait y rentrer malgré eux pour se défendre et pour obtenir du roi un poste plus lucratif. En attendant, il n’avait plus qu’à peu près un an à passer dans l’Italie centrale pour me laisser, à titre de chargé d’affaires de France, ses trois légations, Florence, Parme, Modène et Lucques, à diriger.

XXIV §

{p. 216}Incapable de basse jalousie et très capable d’amitié pour un jeune homme dont la renommée naissante le flattait sous le rapport littéraire, poète lui-même, et poète très agréable (la touchante et naïve romance gauloise de Griselidis est de lui), il m’accueillit moins en subordonné qu’en ami plus jeune et en élève tout à la fois politique et poétique ; il me présenta comme son second et comme son successeur aux principales cours auprès desquelles il était accrédité.

Celle de Florence, qui était notre principale résidence, se composait d’abord du grand-duc de Toscane, jeune encore d’années, mais d’une maturité précoce et studieuse qui annonçait un digne héritier du trône et du libéralisme philosophique de Léopold.

Léopold, quoique frère de l’empereur d’Autriche, et empereur ensuite lui-même, avait inoculé le goût et l’habitude des gouvernements libres à l’Italie ; il y avait été le précurseur de la révolution {p. 217}et de la tolérance administrative et religieuse descendues du trône sur les sujets. Le jeune souverain actuel continuait son oncle. Ses deux ministres, le vieux Fossombroni et le prince Corsini, avaient conservé les traditions de mansuétude, d’économie et de gouvernement par le peuple lui-même, de leur maître Léopold. La peine de mort, supprimée par ce prince, n’avait été rétablie que pour la forme par l’administration française sous Napoléon ; l’échafaud ne s’était jamais relevé sous le régime grand-ducal ; la Toscane était l’oasis de l’Europe.

Comment une dynastie qui n’était qu’une première famille libre dans un pays libre, dont le gouvernement servait de modèle et d’émulation au monde, comment une dynastie plus que constitutionnelle, qui était à elle seule la constitution et la nationalité dans la terre des Léopold et des Médicis, a-t-elle été perfidement envahie et honteusement chassée de cette oasis, créée par elle, et chassée par les Piémontais du palais Pitti, où le roi Charles-Albert, ce roi d’ambition à tout prix, avait cherché et trouvé un asile chez ceux-là mêmes qu’il persécutait en reconnaissance de leurs bienfaits ? On parle de l’ingratitude des peuples, mais de celle des rois, qu’en dites-vous ?

XXV §

{p. 218}Deux princesses charmantes, sœurs l’une de l’autre et presque du même âge, embellissaient cette cour et donnaient de la grâce à ses vertus.

L’une était la jeune veuve du précédent grand-duc, mort récemment ; l’autre était la grande-duchesse régnante, qui partageait avec sa sœur les honneurs de ce trône à deux. Princesses de Saxe, elles avaient apporté de ce pays lettré, dans cette terre des beaux-arts, l’instruction et le goût de tout ce qui est l’idéal des grands esprits et des cœurs enthousiastes. Elles me reçurent comme Éléonore d’Este et même comme cette Lucrezia Borgia, tant et si odieusement calomniée, recevaient jadis l’Arioste et le Tasse dans ces cours de Ferrare et de Mantoue, qui n’étaient que des académies de tous les grands artistes de l’esprit.

Le grand-duc me témoigna une considération précoce et imméritée, qui ne tarda pas à se changer, sous les rapports politiques, en véritable {p. 219}amitié. La crainte de contrister le marquis de La Maisonfort, qui ne jouissait pas auprès de lui de la même prédilection, lui fit voiler discrètement, à lui, ses bontés pour moi, et moi, ma respectueuse affection pour lui. J’en jouissais à la dérobée, le matin, dans sa bibliothèque du palais Pitti, où je me rendais mystérieusement, et où il venait me joindre aussitôt qu’il était averti de ma présence, par son bibliothécaire, pour m’emmener dans son appartement. Là, j’avais l’honneur d’avoir avec le prince des entretiens confidentiels sur la politique, qui m’ont laissé, pour ses principes et pour ses vertus, une éternelle admiration. Heureux les peuples qui ont leur sort dans des mains si pures et si douces ! Malheur aux peuples qui ne savent pas les apprécier et qui préfèrent s’asservir à des rois chevelus de caserne, au lieu de chérir des princes philosophes qui ne leur demandent que d’être heureux !

La grande-duchesse, sa femme, sortait quelquefois de son appartement contigu, un de ses enfants dans les bras, pour venir, comme une simple mère de famille, s’asseoir gracieusement à ces entretiens. J’en sortais pénétré d’une véritable estime pour le prince, d’une vénération enthousiaste pour {p. 220}la princesse. Le bruit de cette faveur secrète du grand-duc, dont j’étais honoré, ne tarda pas à se répandre malgré nos précautions. On crut que j’aspirais à changer de patrie et à devenir ministre favori du grand-duc, au lieu de simple chargé d’affaires de France dans une cour d’Italie. Le parti autrichien affecta de s’en alarmer ; il n’en était rien, je n’avais, à cette époque, ni mérité, ni subi les rigueurs de ma patrie, et je n’aurais eu aucune excuse de chercher à changer de foyer et de devoir.

Mon penchant pour la Toscane et pour les jeunes souverains était entièrement désintéressé. Je n’aimais rien d’eux qu’eux-mêmes. Si ce prince, maintenant méconnu et exilé, lit par hasard ces lignes, il y retrouvera, après tant d’années et de vicissitudes, les mêmes sentiments de respect et d’estime. J’ai été assez heureux et assez prudent, en 1848, pour lui en donner des preuves muettes, en résistant aux instances de Charles-Albert et en opposant à ses empiétements contre les princes, ses anciens hôtes, ses parents et ses alliés, l’inflexible refus de la loyauté de la République française. Notre devoir, selon moi, n’était pas de fomenter en Italie l’agrandissement, {p. 221}diminutif pour la France, de la maison de Savoie, mais de favoriser une confédération italienne qui constituât la péninsule en États solidaires contre l’Autriche et reliés à la France par l’éternel intérêt d’une indépendance commune.

XXVI §

J’attendais mon ami, le comte Aymons de Virieu, qui, déjà souffrant, venait avec sa famille chercher un climat plus salutaire en Toscane. Je m’étais logé moi-même, et je lui avais proposé un appartement dans une maison isolée et poétique, à l’extrémité de la rue di Borgo ogni Santi, entourée, au premier étage, d’un jardin en terrasse planté de magnifiques caroubiers, et dominant un parc immense, qu’on appelait la villa Torregiani.

Cette villa n’avait pour tout édifice qu’une tour monumentale élevée à une hauteur pyramidale au-dessus des sapins les plus sylvestres et les plus sombres. La destination romanesque et pieuse de {p. 222}ce monument extraordinaire et mystérieux ajoutait à cette vue un intérêt qui sacrait pour ainsi dire le bois et la pierre. On disait que le marquis Torregiani, très bel homme, au visage toscan voilé par une empreinte de tristesse, y venait tous les jours.

Je le voyais souvent entrer seul dans son jardin, fermé aux curieux ; j’étais à portée de contempler ce pèlerinage d’amour et de douleur dont on chuchotait tout bas le motif. L’amour en Italie, comme on peut le voir par la Béatrice de Dante et par la Laure de Pétrarque, est le plus avoué et en même temps le plus sérieux des sentiments de l’homme. La femme elle-même, souvent si légère ailleurs, y est dépourvue de toute coquetterie, ce vain masque d’amour, et de toute inconstance, cette satiété du cœur qui se lasse avant la mort des attachements conçus avec réflexion. Les liaisons sont des serments tacites que la morale peut désapprouver, mais que l’usage excuse et que la fidélité justifie. Le marquis Torregiani avait conçu et cultivé dès sa jeunesse une passion de cette nature petrarquesse pour une jeune et ravissante femme de race hébraïque, mariée à un banquier florentin. Cette passion était réciproque et ne portait {p. 223}aucun ombrage au mari. Le cavalier servant et l’époux, selon l’usage aussi du pays, s’entendaient pour adorer, l’un d’un culte conjugal, l’autre d’un culte de pure assiduité, l’idole commune d’attachements différents, mais aussi ardents l’un que l’autre. Le jeune et charmant objet de ce double culte fut enlevé dans sa première fleur à son époux et à son adorateur. Mais la mort même ne put séparer les pensées. La différence du culte interdit au marquis de Torregiani d’élever, à celle qui avait disparu de ses yeux, un monument dans le cimetière juif où il pût aller pleurer sur sa cendre. Il s’imagina, dans sa douleur, et inspiré d’étranges imaginations, de se rapprocher au moins par le regard de la place où elle s’était évanouie de la terre. Il bâtit cette tour assise par assise, et l’éleva jusqu’à une telle hauteur, qu’elle dominait tous les palais et tous les clochers de la ville qui pouvaient s’interposer à la vue entre le cimetière juif et la villa Torregiani ; en sorte qu’en montant au sommet de sa tour, il pût, à chaque retour du jour, contempler la place de ce campo santo juif, où son idole avait dépouillé sa forme terrestre pour habiter l’éternelle et pure demeure dans son souvenir et dans le ciel !

{p. 224}Il y passait chaque jour des heures de recueillement et de larmes, dont cette plate-forme funèbre avait seule le secret. Un sonnet de Pétrarque contenait-il plus de larmes que ce marbre colossal élevé dans les cieux pour entrevoir un souvenir ?

XXVII §

Je ne tardai pas à porter mes respects à une majesté découronnée que j’avais visitée à mon premier voyage. Le souvenir de son second époux, le poète Alfieri, l’illustrait davantage encore que le premier, à mes yeux. C’était la comtesse d’Albany, reine légataire de l’Angleterre par son mariage avec le dernier des Stuarts. La comtesse d’Albany, belle autrefois, et toujours aimable, était une fille de la grande maison flamande des Stolberg, sœur de ces frères Stolberg, célèbres dans la philosophie et dans la littérature allemande du dernier siècle. Le cardinal d’York, frère du Prétendant, autrefois héroïque, Charles-Édouard, et réfugié à {p. 225}Rome, avait fait venir la jeune comtesse en Italie pour lui faire épouser son frère déjà âgé et déchu de son caractère par un vice excusable dans un héros découragé : l’ivresse, mère de l’oubli. Le prince avait été séduit par la jeunesse, la beauté et les grâces intellectuelles de sa compagne ; il l’avait aimée, mais il n’avait pu conserver son estime, encore moins son amour. Le poète aristocrate piémontais Alfieri, présenté à Florence à la cour du prince, n’avait pas tardé à plaindre la jeune victime d’un époux suranné, et à ambitionner le rôle de favori et de consolateur d’une reine. Il était parvenu sans peine à tourner, en faveur de la comtesse d’Albany, la faveur passionnée de l’opinion de la société en Toscane. La religion elle-même avait servi de manteau à l’amour.

Un soir que les deux époux devaient aller ensemble au théâtre, le prince était parti le premier et se croyait suivi dans une seconde voiture par sa femme, retardée sous un spécieux prétexte ; mais il l’attendit en vain dans sa loge ; il l’avait vue pour la dernière fois : un couvent inviolable avait reçu la comtesse et l’avait soustraite aux droits et aux recherches de son royal époux.

Peu de temps après, Alfieri, voyageant seul {p. 226}suivi de ses quatorze chevaux anglais, sur la route de Sienne, s’acheminait mélancoliquement vers Rome, où la comtesse d’Albany se rendait de son côté par une autre route, allant chercher dans un couvent la protection de son beau-frère, le cardinal d’York.

Le cardinal se déclara le protecteur de sa belle-sœur auprès du pape. Après quelques mois de séquestration dans le monastère de Rome, la séparation civile et religieuse fut prononcée, et la comtesse, libre de ses engagements, se rendit à Paris et dans d’autres capitales, où elle fut suivie par son poète. Après la mort de son mari-roi, qui ne tarda pas à succomber à ses excès et à son triste isolement, un mariage secret, dont on n’a eu néanmoins aucune preuve légale (parce que cette preuve aurait privé la royale comtesse de la pension que lui faisait l’Angleterre), unit les deux amants.

XXVIII §

{p. 227}Ils vécurent quelques années à Paris, au commencement de la Révolution française, jusqu’aux approches de 1793, dans une retraite qui ne put les dérober à la persécution commençante. Comment la Révolution, qui décapitait une reine, fille d’empereur, à côté de son double trône, avait-elle respecté une reine découronnée et fugitive ? Le poète tragique piémontais, qui avait été jusque-là le plus ardent et le plus inflexible des démocrates, à condition que la démocratie ne touchât ni aux privilèges de la noblesse piémontaise, ni aux prétentions littéraires de son pâle génie, s’indigne contre la double profanation des républicains français. Toute sa colère d’imagination contre la tyrannie des rois de Turin se changea en rage contre l’audace des peuples démocratisés par la France ; il assouvit sa haine à huis clos, par le Miso Gallo, recueil d’invectives mal rimées et d’épigrammes sans dard, contre le pays, les hommes, les principes qu’il avait exaltés jusque-là. Il {p. 228}fit imprimer en même temps, chez Didot, les quatorze tragédies mort-nées qu’il s’était imposé la tâche d’écrire comme des exercices d’écolier classique, plus que comme des effusions de sa nature, et il alla se confiner, avec sa gloire inédite en poche, dans sa retraite de Florence.

Les Italiens, qui ne possédaient aucun poète dramatique, prétendirent en avoir trouvé un dans Alfieri, comme lui-même prétendit leur en donner un sans originalité et sans verve. On le prit au mot de ses prétentions, non seulement en Italie, mais en France, où on le jugea sur parole. Il passa grand homme avant quarante ans, et s’ensevelit dans une gloire morose, au fond d’une élégante maison, sur le quai de l’Arno, qu’habitait avec lui la comtesse d’Albany.

Moi aussi je fus, pendant mes premières années poétiques, infatué sur parole du mérite de ce grand homme d’intention. J’achetai ses œuvres en douze volumes, et je voyageai par tous pays muni de ce viatique ; je fus longtemps avant de découvrir que le vide était plus sonore que le plein, et que la froide déclamation n’était pas de la poésie, encore moins du drame. Possédé alors, comme tous les jeunes gens, et sentant, comme les jeunes Italiens {p. 229}avec lesquels j’avais été élevé, la forte haine de la tyrannie, j’adorais ce parodiste de Sénèque le tragique, et je me croyais d’autant plus initié à la vertu civique que j’avais plus d’enthousiasme pour lui. Ce ne fut que plus tard que je me rendis compte de cette fausse grandeur guindée sur des échasses, et de cette fausse poésie qui déclame et qui ne sent rien. Cette tragédie de parade ressemble à Shakspeare comme l’éloquence de club à l’éloquence de Cicéron ou de Mirabeau.

XXIX §

La véritable maladie dont Alfieri mourut à quarante ans était l’ennui qu’il éprouvait lui-même de ses propres œuvres ; aussi se réfugiait-il dans l’étude du grec et dans des poésies systématiques, épigrammatiques, civiques, démocratiques, aristocratiques, qui fatiguaient l’esprit sans nourrir le cœur. Ses Mémoires seuls, cet étrange et amoureux monument de son amour pour la comtesse d’Albany, méritent d’être recueillis et de survivre. {p. 230}Il y a dans ces Mémoires autant d’originalité que de grandeur et de passion ; là, son caractère savait véritablement participer de la majesté de sa royale idole.

Il mourut chez la comtesse d’Albany, qui fit élever par Canova, dans l’église de Santa Croce, un magnifique monument avec la statue colossale de l’Italie pleurant son poète. Ce monument est comme l’homme, plus déclamatoire qu’éloquent ; c’est le mausolée académique d’une poésie de convention. Le grand peintre français Fabre, de Montpellier, ami de la comtesse d’Albany, fut son consolateur, et, l’on croit, son troisième mari. C’était un Poussin moderne tout à fait italianisé par son talent et par son culte pour Raphaël, dont il recherchait les moindres vestiges, et dont il légua, à sa mort, les reliques retrouvées au musée de sa ville natale, Montpellier.

XXX §

Les lettres de la comtesse de Virieu, veuve du membre de l’Assemblée nationale, intimement liée {p. 231}avec la comtesse d’Albany, m’avaient accrédité chez elle. Sa maison, modeste, élégante, lettrée, était le sanctuaire quotidien des personnages les plus distingués de Florence, Athènes alors de l’Italie. Le comte Gino Capponi, héritier du grand nom et de la grande influence de ses ancêtres, avec qui j’étais lié d’ancienne date à Paris, y venait tous les jours. C’était et c’est encore le génie de la Toscane historique ressuscité ; il désirait la liberté et l’indépendance de sa patrie, restaurée sous ses souverains libéralisés, mais nullement la destruction du nom de la Toscane et l’usurpation de la maison de Savoie sous les Piémontais, considérés alors comme de bons soldats des frontières, et nullement comme des maîtres dignes de l’Italie régénérée. Le comte Gino Capponi, porté au ministère par les premiers flots de la révolution italienne, y agit dans ce sens patriotique et émancipateur de l’étranger, jusqu’au moment où la fausse idée d’une unité absorbante détruisit, sous le carbonarisme des radicaux, les vraies nationalités historiques dont l’Italie se compose, pour saper l’histoire sous la chimère et pour agir par la violence, à contresens de la nature, en détournant les peuples et les princes d’une puissante et naturelle confédération italienne.

{p. 232}Le comte Capponi rentra alors dans la retraite en faisant des vœux pour l’Italie sous toutes ses formes. Une cécité précoce condamna à l’inaction ce grand et généreux citoyen, que l’estime et la reconnaissance de sa patrie accompagnent jusque dans ses invalides du patriotisme. Puissent ces lignes lui apprendre que l’amitié survit au-delà du bonheur et de la popularité pour les hommes dignes d’être aimés à tous les âges !

XXXI §

La comtesse d’Albany m’accueillit avec une gracieuse bonté dans ce cercle étroit des nationaux et des étrangers qui venaient honorer, dans sa personne, moins la reine d’un empire évanoui que la souveraine légitime de la grâce et de l’esprit dans la conversation. On ne pouvait s’empêcher de chercher encore sur sa figure douce, fine, intelligente et passionnée, les traces de la beauté qui l’avait fait adorer dans un autre âge. On ne les y retrouvait que dans la physionomie, cette immobilité {p. 233}du visage. La nature flamande de sa carnation rappelait les portraits de Rubens plus que ceux des belles Italiennes du moyen âge ; son corps s’était alourdi par la chair ; ses joues, encore fraîches, donnaient trop de largeur à sa figure ; mais l’éclat tempéré de ses beaux yeux bleus et le sourire très affectueux de ses lèvres faisaient souvenir de l’attrait qu’ils devaient avoir à quinze ans. On ne s’étonnait pas qu’elle eût été aimée pour ses charmes avant de l’être pour ses aventures et pour ses infortunes ; c’était de la poésie encore, mais de la poésie survivant aux années, qui la surchargeaient de leur embonpoint sans l’effacer, parce qu’elle est de l’âme et non de la chair. Le feu doux de la passion mal éteinte illumine encore les traits où elle a resplendi. Le reflet de l’amour est l’illumination du visage jusque dans l’ombre des années.

XXXII §

{p. 234}Ma renommée de poète à peine éclos, ma qualité de diplomate français, l’accueil dont j’étais l’objet à la cour du souverain, mon bonheur intérieur, la présence de mes meilleurs amis, le loisir réservé à la poésie de ma vie comme à celle de mes pensées, ma reconnaissance pour tous ces dons de la Providence et mon penchant à la contemplation pieuse qui s’est toujours accru en moi dans les moments heureux de mon existence, comme les parfums de la terre qui s’élèvent mieux sous les rayons du soleil que sous les frimas des mauvais climats, semblaient me promettre une félicité calme dont je remerciais ma destinée ; lorsqu’un événement étrange et inattendu vint changer du jour au lendemain cet agréable état de mon âme en une sorte de proscription sociale qui se déclara soudainement contre moi, et qui me fit craindre un moment de voir ma carrière diplomatique coupée et abrégée au moins en Italie, ce {p. 235}pays du monde dont j’aimais le plus à me faire une patrie d’adoption.

Voici cette bizarre et malheureuse péripétie de mon bonheur.

XXXIII §

Peu de temps avant mon départ de France pour mon poste à Florence, le plus grand, selon moi, de tous les poètes modernes, était mort en Grèce, tout jeune encore et dans le seul acte généreux, désintéressé, héroïque, qu’il eût tenté jusque-là pour racheter par la vertu les excentricités et les juvénilités peu sensées et peu louables de sa vie. Je veux parler de lord Byron, ce proscrit volontaire de sa famille et de sa patrie, qui avait eu le courage, comme le Renaud du Tasse, de quitter mieux qu’Armide, pour voler au secours d’une ombre de peuple par amour pour l’humanité et pour ce que nous appelions alors la gloire.

À son arrivée à Missolonghi avec de l’or et des armes, le ciel lui avait refusé l’occasion d’illustrer {p. 236}deux fois son nom de poète en y ajoutant le nom de héros, d’homme d’État et de libérateur de la Grèce. S’il vivait aujourd’hui, la Grèce, selon toute probabilité, ne chercherait pas d’autre roi.

Lord Byron avait commencé sa réputation immortelle par la publication d’un poème en quatre chants, ou plutôt d’une grande excentricité poétique, aussi originale et aussi vagabonde que son imagination, intitulée le Pèlerinage de Childe Harold. C’était comme un lai des sirventes, comme une légende du moyen âge, dont les seuls événements étaient ses impressions et ses amours, ses songes dans les différentes terres et dans les différentes mers qu’il avait parcourues.

Ce poème avait allumé l’imagination de son temps à proportion du plus ou moins d’élément combustible que ces imaginations portaient en elles-mêmes. La mienne en avait été incendiée, et c’est une de ces impressions que l’âge, les revers, les vicissitudes prosaïques de l’existence n’ont pas affaiblies en moi. Les morsures du charbon sacré ne se cicatrisent pas dans le cœur des poètes.

XXXIV §

{p. 237}La mort de lord Byron fut un deuil profond pour moi-même. Je me souviens encore de la matinée, à Mâcon, où ma mère, qui connaissait ma passion pour ce Tasse et pour ce Pétrarque des Anglais dans un seul homme, craignant l’effet soudain et inattendu que ferait sur moi cette mort d’un inconnu, entrouvrit mes rideaux d’une main prévoyante et m’annonça avec précaution la catastrophe du poète, comme elle m’aurait annoncé une perte de famille. Elle portait sur sa physionomie l’empreinte de la douleur qu’elle pressentait dans mon cœur. Mon deuil en effet, à moi, fut immense et ne se consola jamais de cette étoile éteinte dans le ciel de la poésie de notre siècle. Il avait beau avoir écrit cette parodie de l’amour intitulée Don Juan. C’était une débauche de colère et de cynisme contre lui-même, un reniement de saint Pierre que le Dieu déplore et pardonne. Sa poésie est éternelle, parce qu’elle {p. 238}pleure mieux qu’elle ne fait semblant de rire. Sa note sensible s’empare de l’âme comme une harmonica céleste. Les nerfs en souffrent, mais le cœur en saigne, et les gouttes de sang qui en découlent sont les délices des cœurs sensibles.

XXXV §

Vivement frappé de cette perte, l’idée me vint, idée en général malheureuse, de payer un tribut de deuil et de gloire à ce roi des poètes contemporains, en continuant ce poème sous le titre de Cinquième chant de Childe Harold. Je l’écrivis tout d’une haleine, trop vite, comme tout ce que j’ai écrit ou fait dans cette improvisation perpétuelle qu’on appelle ma vie, excepté quand l’événement qui presse ne laisse pas le temps de délibérer, et où le meilleur conseil, c’est l’inspiration.

Je supposai que lord Byron vivait encore et que le génie, qui lui avait inspiré les quatre premiers chants de son poème, inspirait encore à son génie le récit de sa propre mort. Mécontent de la somnolence {p. 239}de l’Italie, le poète, en la quittant, lui adressait des adieux pleins d’amers reproches. Mais, dans mon plan, ces adieux n’étaient pas dans ma bouche, ils étaient dans la sienne, et parfaitement conformes aux sentiments exagérés qu’il avait maintes fois exprimés lui-même en vers et en prose, sentiments des radicaux ou des carbonari étrangers, avec lesquels il était en relation pendant qu’il habitait Venise, les bords du Pô ou les rives de l’Arno.

Voici ces vers :

XXXVI §

Où va-t-il ?… Il gouverne au berceau du soleil.
Mais pourquoi sur son bord ce terrible appareil ?
Va-t-il, le cœur brûlant d’une foi magnanime,
Conquérir une tombe au désert de Solyme ;
Ou, pèlerin armé, son bourdon à la main,
Laver ses pieds souillés dans les flots du Jourdain ?
Non : du sceptique Harold le doute est la doctrine,
Le croissant ni la croix ne couvrent sa poitrine ;
Jupiter, Mahomet, héros, grands hommes, dieux,
(Ô Christ, pardonne-lui !) ne sont rien à ses yeux
{p. 240}Qu’un fantôme impuissant que l’erreur fait éclore,
Rêves plus ou moins purs qu’un vain délire adore,
Et dont par ses clartés la superbe oraison,
Siècle après siècle, enfin délivre l’horizon.
Jamais, d’aucun autel ne baisant la poussière,
Sa bouche ne murmure une courte prière ;
Jamais, touchant du pied le parvis d’un saint lieu,
Sous aucun nom mortel il n’invoqua son Dieu !
Le dieu qu’adore Harold est cet agent suprême,
Ce Pan mystérieux, insoluble problème,
Grand, borné, bon, mauvais, que ce vaste univers
Révèle à ses regards sous mille aspects divers :
Être sans attributs, force sans providence,
Exerçant au hasard une aveugle puissance ;
Vrai Saturne, enfantant, dévorant tour à tour ;
Faisant le mal sans haine et le bien sans amour ;
N’ayant pour tout dessein qu’un éternel caprice ;
Ne commandant ni foi, ni loi, ni sacrifice ;
Livrant le faible au fort et le juste au trépas,
Et dont la raison dit : « Est-il ? ou n’est-il pas ? »
Ses compagnons épars, groupés sur le navire,
Ne parlent point entre eux de foi ni de martyre,
Ni des prodiges saints par la croix opérés,
Ni des péchés remis dans les lieux consacrés,
D’un plus fier évangile apôtres plus farouches,
Des mots retentissants résonnent sur leurs bouches :
Gloire, honneur, liberté, grandeur, droits des humains,
Mort aux tyrans sacrés égorgés par leurs mains,
Mépris des préjugés sous qui rampe la terre,
Secours aux opprimés, vengeance, et surtout guerre ;
{p. 241}Ils vont, suivant partout l’errante Liberté,
Répondre en Orient au cri qu’elle a jeté ;
Briser les fers usés que la Grèce assoupie
Agite, en s’éveillant, sur une race impie ;
Et voir dans ses sillons, inondés de leur sang,
Sortir d’un peuple mort un peuple renaissant.
Déjà, dorant les mâts, le rayon de l’aurore
Se joue avec les flots que sa pourpre colore ;
La vague, qui s’éveille au souffle frais du jour,
En sillons écumeux se creuse tour à tour ;
Et le vaisseau, serrant la voile mieux remplie,
Vole, et rase de près la côte d’Italie.
Harold s’éveille ; il voit grandir dans le lointain
Les contours azurés de l’horizon romain ;
Il voit sortir grondant, du lit fangeux du Tibre,
Un flot qui semble enfin bouillonner d’être libre,
Et Soracte, dressant son sommet dans les airs,
Seul se montrer debout où tomba l’univers.
Plus loin, sur les confins de cette antique Europe
Dans cet Éden du monde où languit Parthénope,
Comme un phare éternel sur les mers allumé,
Son regard voit fumer le Vésuve enflammé :
Semblable au feu lointain d’un mourant incendie,
Sa flamme, dans le jour un moment assoupie,
Lance, au retour des nuits, des gerbes de clartés ;
La mer rougit des feux dans son sein reflétés ;
Et les vents agitant ce panache sublime,
Comme un pilier en feu d’un temple qui s’abîme,
Font pencher sur Pæstum, jusqu’à l’aube des jours,
La colonne de feu, qui s’écroule toujours.
{p. 242}À la sombre lueur de cet immense phare,
Harold longe les bords où frémit le Ténare ;
Où l’Élysée antique, en un désert changé,
Étalant les débris de son sol ravagé,
Du céleste séjour dont il offrait l’image
Semble avoir conservé les astres sans nuage.
Mais là, près de la tombe ou le grand cygne dort,
Le vaisseau, tout à coup, tourne sa poupe au bord.
Fuyant de vague en vague, Harold, avec tristesse,
Voit sous les flots brillants la rive qui s’abaisse ;
Bientôt son œil confond l’océan et les cieux ;
Et ces borda immortels, disparus à ses yeux,
Semblant s’évanouir en de vagues nuages,
Comme un nom qui se perd dans le lointain des âges.

« Italie ! Italie ! adieu, bords que j’aimais !
Mes yeux désenchantés te perdent pour jamais !
Ô terre du passé, que faire en tes collines ?
Quand on a mesuré tes arcs et tes ruines,
Et fouillé quelques noms dans l’urne de la mort,
On se retourne en vain vers les vivants : tout dort.
Tout, jusqu’aux souvenirs de ton antique histoire,
Qui te feraient du moins rougir devant ta gloire !
Tout dort, et cependant l’univers est debout !
Par le siècle emporté tout marche, ailleurs, partout !
Le Scythe et le Breton, de leurs climats sauvages
Par le bruit de ton nom guidés vers tes rivages,
Jetant sur tes cités un regard de mépris,
Ne t’aperçoivent plus dans tes propres débris.
{p. 243}Et, mesurant de l’œil tes arches colossales,
Tes temples, tes palais, tes portes triomphales,
Avec un rire amer demandent vainement
Pour qui l’immensité d’un pareil monument,
Si l’on attend qu’ici quelque autre César passe,
Ou si l’ombre d’un peuple occupe tant d’espace ?
Et tu souffres sans honte un affront si sanglant !
Que dis-je ? tu souris au barbare insolent ;
Tu lui vends les rayons de ton astre qu’il aime ;
Avec un lâche orgueil, tu lui montres toi-même
Ton sol partout empreint de tes nombreux héros,
Ces vieux murs où leurs noms roulent en vains échos,
Ces marbres mutilés par le fer du barbare,
Ces bustes avec qui son orgueil te compare,
Et de ces champs féconds les trésors superflus,
Et ce ciel qui t’éclaire et ne te connaît plus !
Rougis !… Mais non : briguant une gloire frivole,
Triomphe ! On chante encore au pied du Capitole.
À la place du fer, ce sceptre des Romains,
La lyre et le pinceau chargent tes faibles mains ;
Tu sais assaisonner des voluptés perfides,
Donner des chants plus doux aux voix de tes Armides,
Animer les couleurs sous un pinceau vivant,
Ou, sous l’adroit burin de ton ciseau vivant,
Prêter avec mollesse au marbre de Blanduse
Les traits de ces héros dont l’image t’accuse.
Ta langue, modulant des sons mélodieux,
À perdu l’âpreté de tes rudes aïeux ;
Douce comme un flatteur, fausse comme un esclave,
Tes fers en ont usé l’accent nerveux et grave ;
{p. 244}Et, semblable au serpent, dont les nœuds assouplis
Du sol fangeux qu’il couvre imitent tous les plis,
Façonnée à ramper par un long esclavage,
Elle se prostitue au plus servile usage,
Et, s’exhalant sans force en stériles accents,
Ne fait qu’amollir l’âme et caresser les sens.

« Monument écroulé, que l’écho seul habite
Poussière du passé qu’un vent stérile agite ;
Terre, ou les fils n’ont plus le sang de leurs aïeux,
Où sur un sol vieilli les hommes naissent vieux,
Où le fer avili ne frappe que dans l’ombre,
Où sur les fronts voilés plane un nuage sombre,
Où l’amour n’est qu’un piège et la pudeur qu’un fard,
Où la ruse a faussé le rayon du regard,
Où les mots énervés ne sont qu’un bruit sonore.
Un nuage éclaté qui retentit encore :
Adieu ! Pleure ta chute en vantant tes héros !
Sur des bords où la gloire a ranimé leurs os,
Je vais chercher ailleurs (pardonne, ombre romaine !)
Des hommes, et non pas de la poussière humaine !…
………………………………………………………..
………………………………………………………..
« Le ciel avec amour tourne sur toi les yeux ;
Quelque chose de saint sur les tombeaux respire,
La Foi sur tes débris a fondé son empire !
La Nature, immuable en sa fécondité,
T’a laissé deux présents, ton soleil, ta beauté ;
Et, noble dans ton deuil, sous tes pleurs rajeunie,
Comme un fruit du climat enfante le génie.
{p. 245}Ton nom résonne encore à l’homme qui l’entend,
Comme un glaive tombé des mains du combattant ;
À ce bruit impuissant, la terre tremble encore,
Et tout cœur généreux te regrette et t’adore.

« Et toi qui m’as vu naître, Albion, cher pays
Qui ne recueilleras que les os de ton fils,
Adieu ! tu m’as proscrit de ton libre rivage ;
Mais dans mon cœur brisé j’emporte ton image,
Et, fier du noble sang qui parle encore en moi,
De tes propres vertus t’honorant malgré toi,
Comme ce fils de Sparte allant à la victoire,
Je consacre à ton nom ou ma mort ou ma gloire.
Adieu donc ! Je t’oublie, et tu peux m’oublier :
Tu ne me reverras que sur mon bouclier.
………………………………………………………..
………………………………………………………..
« Souvent, le bras posé sur l’urne d’un grand homme,
Soit aux bords dépeuplés des longs chemins de Rome,
Soit sous la voûte auguste où, de ses noirs arceaux,
L’ombre de Westminster consacre ses tombeaux,
En contemplant ces arcs, ces bronzes, ces statues,
Du long respect des temps par l’âge revêtues,
En voyant l’étranger d’un pied silencieux,
Ne toucher qu’en tremblant le pavé de ces lieux,
Et des inscriptions sur la poudre tracées
Chercher pieusement les lettres effacées
J’ai senti qu’à l’abri d’un pareil monument
{p. 246}Leur grande ombre devait dormir plus mollement ;
Que le bruit de ces pas, ce culte, ces images,
Ces regrets renaissants et ces larmes des âges,
Flattaient sans doute encore, au fond de leur cercueil,
De ces morts immortels l’impérissable orgueil ;
Qu’un cercueil, dernier terme où tend la gloire humaine,
De tant de vanités est encor la moins vaine ;
Et que pour un mortel peut-être il était beau
De conquérir du moins, ici-bas, un tombeau ?…
Je l’aurai !… Cependant mon cœur souhaite encore
Quelque chose de plus, mais quoi donc ? il ignore.
Quelque chose au-delà du tombeau ! Que veux-tu ?
Et que te reste-t-il à tenter ?… La vertu !
Et bien ! pressons ce mot jusqu’à ce qu’il se brise !
S’immoler sans espoir pour l’homme qu’on méprise,
Sacrifier son or, ses voluptés, ses jours,
À ce rêve trompeur… mais qui trompe toujours ;
À cette liberté que l’homme qui l’adore
Ne rachète un moment que pour la vendre encore ;
Venger le nom chrétien du long oubli des rois ;
Mourir en combattant pour l’ombre d’une croix,
Et n’attendre pour prix, pour couronne et pour gloire
Qu’un regard de ce Juge en qui l’on voudrait croire
Est-ce assez de vertu pour mériter ce nom ?
Eh bien ! sachons enfin si c’est un rêve ou non ! »

XXXVII §

{p. 247}Voici comment je rends compte dans mes commentaires de cet événement.

J’étais secrétaire d’ambassade à Naples. Je quittais Naples et Rome en 1822. Je vins passer un long congé à Paris. J’y fis paraître la Mort de Socrate, les Secondes Méditations. J’y composai, après la mort de lord Byron, le cinquième chant du poème de Childe Harold.

Dans ce dernier poème, je supposais que le poète anglais, en partant pour aller combattre et mourir en Grèce, adressait une invective terrible à l’Italie pour lui reprocher sa mollesse, son sommeil, sa voluptueuse servitude. Cette apostrophe finissait par ces deux vers :

Je vais chercher ailleurs (pardonne, ombre romaine !)
Des hommes, et non pas de la poussière humaine !…

Les poètes italiens eux-mêmes, Dante, Alfieri, avaient dit des choses aussi dures à leur patrie.

{p. 248}Ces reproches, d’ailleurs, n’étaient pas dans ma bouche, mais dans la bouche de lord Byron : ils n’égalaient pas l’âpreté de ses interpellations à l’Italie. Ce poème fit grand bruit : ce bruit alla jusqu’à Florence. J’y arrivai deux mois après en qualité de premier secrétaire de légation.

À peine y fus-je arrivé qu’une vive émotion patriotique s’éleva contre moi. On traduisit mes vers séparés du cadre, on les fit répandre à profusion dans les salons, au théâtre, dans le peuple ; on s’indigna dans des articles de journaux et dans des brochures, de l’insolence du gouvernement français, qui envoyait, pour représenter la France dans le centre de l’Italie littéraire et libérale, un homme dont les vers étaient un outrage à l’Italie. La rumeur fut grande, et je fus quelque temps proscrit par toutes les opinions. Il y avait alors à Florence des exilés de Rome, de Turin, de Naples, réfugiés sur le sol toscan, à la suite des trois révolutions qui venaient de s’allumer et de s’éteindre dans leur patrie. Au nombre de ces proscrits se trouvait le colonel Pepe. Le colonel Pepe était un des officiers les plus distingués de l’armée ; il avait suivi Napoléon en Russie ; il était, de plus, écrivain de talent. Il prit en main la cause de sa {p. 249}patrie ; il fit imprimer contre moi une brochure dont l’honneur de mon pays et l’honneur de mon poste ne me permettaient pas d’accepter les termes. J’en demandai satisfaction. Nous nous battîmes dans une prairie au bord de l’Arno, à une demi-lieue de Florence. Nous étions tous les deux de première force en escrime. Le colonel avait plus de fougue, moi plus de sang-froid. Le combat dura dix minutes. J’eus cinq ou six fois la poitrine découverte du colonel sous la pointe de mon épée : j’évitai de l’atteindre. J’étais résolu de me laisser tuer, plutôt que d’ôter la vie à un brave soldat criblé de blessures, pour une cause qui n’était point personnelle, et qui, au fond, honorait son patriotisme. Je sentais aussi que si j’avais le malheur de le tuer, je serais forcé de quitter l’Italie à jamais. Après deux reprises, le colonel me perça le bras droit d’un coup d’épée. On me rapporta à Florence. Ma blessure fut guérie en un mois.

XXXVIII §

{p. 250}Les duels sont punis de mort en Toscane. Le nôtre avait eu trop d’éclat pour que le gouvernement pût feindre de l’ignorer. Ma qualité de représentant d’une puissance étrangère me couvrait ; la qualité de réfugié politique aggravait celle du colonel Pepe. On le recherchait. J’écrivis au grand-duc, prince d’une âme grande et noble, qui m’honorait de son amitié, pour obtenir de lui que le colonel Pepe ne fût ni proscrit de ses États, ni inquiété pour un fait dont j’avais été deux fois le provocateur. Le grand-duc ferma les yeux. Le public, touché de mon procédé et attendri par ma blessure, m’applaudit la première fois que je reparus au théâtre. Tout fut effacé par un peu de sang entre l’Italie et moi. Je restai l’ami de mon adversaire, qui rentra plus tard dans sa patrie et devint général.

Un de mes amis avait relevé ma cause dès la première émotion de cette querelle, et il avait écrit, en quelques pages de sang-froid et d’analyse, {p. 251}une défense presque judiciaire de mes vers calomniés. Mais je ne voulus plaider de la plume qu’après le jugement de l’épée, et je ne consentis à publier cette défense que lorsque je pus la signer de la goutte de sang de ce duel d’honneur non personnel, mais national.

J’en donne ici quelques extraits, comme pièces justificatives de cet étrange procès littéraire.

XXXIX §

On a donné, dans quelques écrits récemment publiés en Italie, de fausses interprétations d’un passage du cinquième chant du poème de Childe Harold, interprétations dont l’auteur a été profondément affligé, et auxquelles on croit convenable de répondre. Les esprits impartiaux apprécieront sans doute les motifs du silence que M. de Lamartine a gardé jusqu’ici, et la justesse de ces observations.

Un auteur ne doit jamais défendre ses propres ouvrages, mais un homme qui se respecte doit venger ses sentiments méconnus. Fidèle à ce principe, {p. 252}M. de Lamartine n’a jamais répondu aux critiques littéraires que par le silence ; mais il repousse avec raison des opinions et des sentiments que l’erreur seule peut lui imputer.

Le passage inculpé est une imprécation poétique contre l’Italie en général ; imprécation que prononce Childe Harold au moment où, quittant pour jamais les contrées de l’Europe, contre lesquelles sa misanthropie s’exhalait souvent avec toutes les expressions de la haine, il s’élançait vers un pays où son imagination désenchantée lui promettait des émotions nouvelles. Cette imprécation renferme ce que renferme toute imprécation, c’est-à-dire tout ce que l’imagination d’un poète, quand il rencontre un pareil sujet, peut lui fournir de plus fort, de plus général, de plus exagéré, de plus vague, contre la chose ou le pays sur lesquels s’exerce la fureur poétique de son héros. Si l’on veut une idée juste d’une pareille figure, qu’on lise les diatribes d’Alfieri contre la France, son langage, ses mœurs, ses habitants ; les imprécations de Corneille contre Rome, celle de Dante, de Pétrarque, et de presque tous les poètes italiens contre leur propre patrie, celles même de lord Byron contre quelques-uns de ses compatriotes ; {p. 253}qu’on lise enfin tous les satiriques de tous les siècles, depuis Juvénal jusqu’à Gilbert. De pareils morceaux n’ont jamais rien prouvé, que le plus ou moins de talent de leurs auteurs à se pénétrer des couleurs de leur sujet, ou à exercer leur verve satirique sur des nations ou des époques, c’est-à-dire sur des abstractions inoffensives.

XL §

Voilà cependant de quel fondement des critiques italiens et quelques personnes mal informées ont voulu conclure les opinions et les sentiments de M. de Lamartine sur l’Italie. Hâtons-nous d’ajouter cependant que la plupart des personnes qui sont tombées dans cette erreur ne connaissaient de l’ouvrage que ce seul passage, et que, le lisant séparé de l’ensemble qui l’explique, et le croyant placé dans la bouche du poète lui-même, l’accusation pouvait leur paraître plus plausible.

Rétablissons les faits : l’imprécation du cinquième chant de Childe Harold n’a jamais été l’expression {p. 254}des sentiments de M. de Lamartine sur l’Italie. Ces vers ne sont nullement dans sa bouche, ils sont dans la bouche de son héros ; et si jamais il a été possible de confondre le héros et l’auteur, et de rendre l’un solitaire des opinions de l’autre, à coup sûr ce n’était pas ici le cas. Childe Harold, ou lord Byron, que ce nom désigne toujours, est non seulement un personnage très distinct de M. de Lamartine, il en est encore en toute chose l’opposé le plus absolu. Irréligieux jusqu’au scepticisme, fanatique de révolutions, misanthrope jusqu’au mépris le moins déguisé pour l’espèce humaine, paradoxal jusqu’à l’absurde, Childe Harold est partout et toujours, dans ce cinquième chant, le contraste le plus prononcé avec les idées, les opinions, les affections, les sentiments de l’auteur français ; et peut être M. de Lamartine pourrait-il affirmer avec vérité qu’il n’y a pas dans tout ce poème quatre vers qui soient pour lui l’expression d’un sentiment personnel. Le genre même de l’ouvrage peut rendre raison d’une pareille dissemblance : ce cinquième chant est, en effet, une continuation de l’œuvre d’un autre poète, œuvre où cet autre poète célébrait son propre caractère et ses impressions les plus intimes ; sorte {p. 255}de composition où l’auteur doit, plus que tout autre, se dépouiller de lui-même et se perdre dans sa fiction. Ajoutons que ce cinquième chant était même destiné à paraître sous le nom de lord Byron, et comme la traduction d’un fragment posthume de cet illustre écrivain.

Mais depuis quand un auteur serait-il solidaire des paroles de son héros ? Quand lord Byron faisait parler Manfred, le Corsaire ou Lara ; quand il mettait dans leur bouche les imprécations les plus affreuses contre l’homme, contre les institutions sociales, contre la Divinité ; quand ils riaient de la vertu et divinisaient le crime, a-t-on jamais confondu la pensée du poète et celle du brigand ? et un tribunal anglais s’est-il avisé de venir demander compte à l’illustre barde des opinions du corsaire ou des sentiments de Lara ? Milton, le Dante, le Tasse, sont dans le même cas : toute fiction a été de tout temps permise aux poètes, et aucun siècle, aucune nation ne leur a imputé à crime un langage conforme à leur fiction.

                             Pictoribus atque poetis
Quid libet audenti semper fuit æqua potestas.

{p. 256}Mais si l’usage de tous les temps et le bon sens de tous les peuples ne suffisaient pas pour établir ici cette distinction entre le poète et le héros, M. de Lamartine avait pris soin de l’établir d’avance dans la préface même de son ouvrage. « Il est inutile, dit-il, de faire remarquer que la plupart des morceaux de ce dernier chant de Childe Harold se trouvent uniquement dans la bouche du héros que, d’après ces opinions connues, l’auteur français ne pouvait faire parler contre la vraisemblance de son caractère. Satan, dans Milton, ne parle point comme les anges. L’auteur et le héros ont deux langages très opposés, etc. » (Préface de la première édition d’Harold.)

Lamartine.

CXXIVe entretien
Fior d’Aliza (suite) §

Chapitre premier (suite) §

XLI §

{p. 257}Ce serait en dire assez ; mais on dira plus. Lors même que M. de Lamartine aurait écrit en son propre nom, et comme l’expression de ses propres impressions, ce qu’il n’a écrit que sous le nom d’Harold ; lors même qu’il penserait de l’Italie et {p. 258}de ses peuples autant de mal que le supposent gratuitement ses adversaires, le fragment cité ne mériterait aucune des épithètes qu’on se plaît à lui donner. En effet, une chose qui, par sa nature, n’offense ni un individu ni une nation, n’est point une injure ; jamais une vague déclamation contre les vices d’un siècle ou d’un peuple n’a offensé réellement une nation ou une époque ; et jamais ces déclamations, quelque violentes, quelque injustes qu’on les suppose, n’ont été sérieusement reprochées à leurs auteurs ; l’opinion, juste en ce point, a senti que ce qui frappait dans le vague était innocent, par là même que cela ne nuisait à personne.

Plaçons ici une observation plus personnelle. Si le chant de Childe Harold était le début d’un auteur complètement inconnu, si la vie et les ouvrages de M. de Lamartine étaient totalement ignorés, on comprendrait plus aisément peut-être l’erreur qui lui fait attribuer aujourd’hui les sentiments qu’il désavoue. Mais s’il perce dans tous ses écrits précédents un goût de prédilection pour une contrée de l’Europe, à coup sûr c’est pour l’Italie : dans vingt passages de ses ouvrages, il témoigne pour elle le plus vif enthousiasme ; il ne cesse d’y {p. 259}exalter cette terre du soleil, du génie et de la beauté :

Délicieux vallons, où passa tour à tour
Tout ce qui fut grand dans le monde !
(Méditation VIII, 1re édit.)

d’en appeler à ses immortels souvenirs :

Oui, dans ton sein l’âme agrandie
Croit sur tes monuments respirer ton génie ?
(Id.)

de célébrer sa gloire et même ses ruines : voyez le morceau intitulé Rome, dédié à la duchesse de Devonshire. Si du poète nous passons à l’homme, nous voyons que M. de Lamartine a passé en Italie, et par choix, les premières années de sa jeunesse ; qu’il y est revenu sans cesse à différentes époques ; qu’il y revient encore aujourd’hui. Qu’on rabaisse son talent poétique tant qu’on voudra, il n’y attache pas lui-même plus de prix qu’il n’en mérite ; mais si on veut bien lui accorder au moins le bon sens le plus vulgaire et le plus usuel, comment supposera-t-on que si la haine qu’on lui impute était dans son cœur, que s’il avait prétendu {p. 260}exhaler ses propres sentiments en écrivant les imprécations d’Harold, il eût au même moment demandé à être renvoyé dans ce pays qu’il abhorrait, et qu’enfin il fût venu se jeter seul au milieu des ennemis de tout genre que la manifestation de ces sentiments aurait dû lui faire ? Qui ne sent l’absurdité d’une pareille supposition, et quel homme de bonne foi, en comparant les paroles du poète et ses actions, en opposant tous les vers où il exprime sous son propre nom ses propres impressions à ceux où il exprime les sentiments présumés de son personnage, quel homme de bonne foi, disons-nous, pourra suspendre son jugement ?

XLII §

Quelle que soit, au reste, la peine que puisse éprouver M. de Lamartine de voir ses intentions si amèrement inculpées, il doit peut-être de la reconnaissance aux auteurs des différents articles où on l’accuse, puisqu’ils le mettent dans la nécessité d’expliquer sa pensée méconnue, et de désavouer {p. 261}hautement les sentiments aussi absurdes qu’injurieux qu’on s’est plu à lui prêter. De ce qu’il y a quelques traits de vérité dans le fragment d’Harold, on veut conclure que ce ne sont point des sentiments feints, et qu’ils expriment la pensée de l’auteur plus que la passion du héros. Oui, sans doute, il y a quelques traits de vérité : et quel peuple n’a pas ses vices ? quelle époque n’a pas ses misères ? L’Italie seule voudrait-elle n’être peinte que des traits de l’adulation ? Il y a quelques traits de vérité ; mais l’ensemble du tableau est faux, outré, comme tout tableau qui n’est vu que sous un seul jour, comme toute peinture où l’imagination n’emploie que les couleurs de la prévention et de la haine. Oui, le tableau est faux pour M. de Lamartine. Dans sa fiction, son héros et lui parlent de principes trop opposés pour se rencontrer jamais dans un jugement semblable.

Mais peut-on admettre, d’ailleurs, que le poète qui a pu faire les vers de Childe Harold soit en même temps assez absurde et assez aveugle à toute évidence pour ne pas rendre une éminente justice à ce que tout le monde entier reconnaît et admire ? pour maudire une terre à laquelle la nature et le ciel ont prodigué tous leurs dons, dont l’histoire {p. 262}est encore un des trophées du genre humain ? pour dédaigner une langue qu’ont chantée le Dante, Pétrarque et le Tasse ; une terre où, dans les temps modernes, toute civilisation et toute littérature ont pris naissance et ont produit la splendeur de Rome sous les Léon X, la culture et l’éclat de Florence sous les Médicis, la puissance merveilleuse de Venise et les plus imposants chefs-d’œuvre que nos âges puissent opposer au siècle de Périclès ? comprendre enfin, dans une exécration universelle, le climat, le génie, la langue, le caractère de dix nations des plus heureusement douées par le ciel, et chez lesquelles tant de grands écrivains, tant de nobles caractères semblent renouvelés de siècle en siècle pour protester contre la décadence même de cet empire du monde qu’aucun peuple n’a pu conserver ?

Mais c’est assez. Quelle que soit l’estime que l’on porte à un homme ou à un peuple, le moment de le louer n’est pas celui où l’on est injustement accusé par lui ; la justice même en pareil cas ressemblerait à de la crainte. Quoique M. de Lamartine rejette à bon droit ce rôle d’insulteur public qu’on a voulu lui faire jouer malgré lui, il ne veut pour personne, pas même pour une nation, s’abaisser {p. 263}au rôle de suppliant ou à celui d’adulateur : l’un lui messied autant que l’autre. Satisfait d’avoir répondu aux injustes inculpations qu’un de ses écrits a pu malheureusement autoriser jusqu’à ce qu’il se fût expliqué lui-même, il se taira maintenant. Les esprits impartiaux rendront justice aux sentiments de convenances personnelles et politiques qui lui imposent désormais le devoir de ne répondre aux fausses interprétations que par le silence, aux injures littéraires que par l’oubli, aux insultes personnelles que par la mesure et la fermeté que tout homme doit retrouver en soi, quand on en appelle de son talent à son caractère.

 

Florence, le 12 janvier 1826.

Chapitre II §

XLIII §

{p. 265}Pendant le mois que je passai dans mon lit à me guérir de ma blessure, les personnes les plus distinguées de Florence se firent écrire à ma porte, et je compris, par cet empressement, que le pays était satisfait et que la réconciliation était complète. Après ma convalescence, je rendis ces visites ; M. Demidoff, le père, qui vivait alors à Florence dans une opulence sans limites, entretenait dans son palais une troupe de comédiens français très distingués, et un orchestre italien réunissait, une fois par semaine, chez lui, tout ce que la cour, la ville et le corps diplomatique renfermaient de spectateurs. J’y fus particulièrement bien reçu, et son fils, Anatole Demidoff, enfant alors, m’a conservé {p. 266}et témoigné depuis des sentiments survivant à toutes les circonstances heureuses ou malheureuses de ma vie.

L’ancien ambassadeur de Prusse, Luchesini, homme d’une finesse et d’une grâce qui voilaient son habileté consommée, me rappelait au-delà des Alpes et des Apennins la figure et la sagacité du prince de Talleyrand. Le marquis de Bombelles était ambassadeur d’Autriche. Fils de M. de Bombelles, émigré français rentré avec le roi et devenu, depuis la mort de sa femme, évêque d’Amiens, il était resté au service de l’empereur François. C’était un homme d’un esprit très expert et d’un caractère très agréable, mais d’autant plus hostile à la France que, étant lui-même Français d’origine, il avait plus à cœur de paraître servir son souverain allemand par une opposition innée à tout ce qui pouvait rappeler la constitution semi-révolutionnaire dans le gouvernement de Louis XVIII. Il avait épousé et amené à Florence une jeune et belle Danoise, la fameuse Ida Brown, devenue comtesse de Bombelles, aussi bonne que belle, douée d’une voix et d’un talent musical égaux peut-être aux charmes de madame Malibran, rassemblant presque tous les jours dans son salon les admirateurs passionnés {p. 267}de sa personne et de son art. On en sortait enivré. Sa simplicité candide la défendait contre l’enthousiasme qu’inspiraient sa jeunesse, sa beauté et sa voix. Elle n’éprouvait et n’inspirait que l’amitié. Elle en conçut une très vive pour ma femme et pour moi.

XLIV §

Nous dûmes à cette prédilection de la comtesse de Bombelles de la voir quelquefois dans le merveilleux exercice du talent, ou plutôt de l’inspiration qui lui avait valu l’enthousiasme de madame de Staël dans son dernier voyage à Hambourg : les Attitudes. Elle était née grande tragédienne par le geste. Dès l’âge de dix à douze ans, elle avait compris d’elle-même qu’il y avait un langage souverainement expressif dans les poses et dans les attitudes du corps, comme il y en a un dans les sons. La contemplation des tableaux des grands peintres ou des statues des grands sculpteurs, qui gravent, en immortelles attitudes, leur pensée dans l’œil {p. 268}de leurs admirateurs, avait convaincu la jeune fille que l’effet de la beauté vivante ne serait pas moins impressionnant que celui de la beauté morte, et que la chair était au moins l’égale de la pierre, ou du bronze, ou du marbre.

Une révélation de son génie inné lui avait fait imiter sans efforts l’expression des fortes sensations : effroi, amour, contemplation, tristesse, deuil, désespoir, sur le visage et dans la pose du corps, pour produire sur l’œil ce que la poésie dramatique ou épique la plus éloquente produit sur l’imagination la plus sensible.

Pour rendre cet effet aussi agréable qu’il était puissant, il fallait que l’artiste ajoutât à l’intelligence la suprême beauté, afin que l’imagination ravie ne pût pas rêver plus beau que l’image reproduite à ses yeux. La nature en cela n’avait rien laissé à désirer dans les yeux, dans la chevelure, dans les traits, dans les bras, dans tout le galbe enfin de madame de Bombelles. L’inspiration même, qui manquait quelquefois à la figure au repos, reparaissait en elle aussitôt qu’elle oubliait le monde pour s’abandonner à son génie plastique. Ce n’était plus une femme, c’était une passion sous l’idéale beauté ; elle ne se livrait à cette inspiration {p. 269}des attitudes que dans l’intimité la plus confidentielle. Le prestige d’une telle exhibition de soi-même eût été trop expressif en public. Le génie lui-même a sa pudeur, surtout quand il a pour organe une femme. Je n’ai jamais vu ailleurs que devant ces statues animées de madame de Bombelles le prodige des attitudes, et je ne l’ai jamais oublié. Son mari est mort, et elle vit maintenant retirée du monde dans quelque asile religieux d’Allemagne. Si elle y pense à ses amis des jours heureux, que mon nom lui revienne et qu’elle se souvienne à son tour de ceux qui l’ont le plus aimée. Le souvenir est la résurrection des jours évanouis.

XLV §

J’en trouvai en ce temps-là une autre à Florence dans la présence inattendue de la comtesse Léna, qui était venue passer quelques mois chez son frère, en Toscane, et visiter ses anciens amis. Un long silence l’avait éloignée de moi depuis mon {p. 270}mariage. Elle pensait pouvoir renouer un attachement, passionné d’une part, mais combattu de l’autre. C’était la plus belle et la plus gracieuse des femmes qui m’eût jamais apparu dans ma vie. (Voir sous le nom de Régina le deuxième volume des Confidences.) Telle elle était encore ; telle elle fut jusqu’au dernier jour de sa vie, à l’heure où le choléra l’emporta, en 1851, dans sa retraite des environs de Venise où elle s’était réfugiée. Connaissant mes revers après la révolution de 1848, elle m’écrivit pour m’offrir un asile dans le séjour solitaire que sa fidèle amitié me gardait. J’avais des devoirs rigoureux à remplir avant de penser à un repos délicieux, mais coupable. J’étais parti pour Constantinople et Smyrne quand cette invitation m’arriva. Je lui répondis pour la remercier et pour ajourner l’acceptation de son offre. Elle était morte quand ma réponse parvint à son sépulcre.

Elle prit un appartement à Florence, où nous passâmes quelques mois ensemble dans une intimité douce, mais irréprochable, au milieu du petit cercle d’amis et d’admirateurs de sa merveilleuse beauté. Nous nous séparâmes douloureusement quand elle repartit pour Rome. Il y a {p. 271}ainsi dans la vie des apparitions qui auraient pu enchanter l’existence, mais qu’on ne rencontre que trop tôt ou trop tard. La comtesse Léna ne se retrouvera que dans le ciel ; elle était trop belle pour cette terre.

XLVI §

Le marquis de la Maisonfort quitta Florence au printemps, au moment où la cour de Toscane allait habiter, suivant son usage, Livourne et Pise, où elle avait ses palais. J’y allai moi-même, et je pris à Livourne, non loin du bord de la mer, une belle villa dans un faubourg, entourée de vastes jardins plantés de citronniers et de figuiers. La grande-duchesse allait tous les soirs se promener en voiture à l’Ardenza ; cette promenade, la seule qu’il y eût à Livourne, était alors sans ombre, et on ne pouvait y aller qu’au soleil couchant, à l’heure où la brise de mer soufflait la fraîcheur humide des flots sur la plage.

J’y montais moi-même à cheval à cette heure, {p. 272}et je galopais sur la roule solitaire de la maison isolée, qu’avait habitée longtemps lord Byron. Je croyais y revoir son ombre et celle de son amie, la comtesse Guicioli.

Quelquefois je partais le matin avant l’ardeur du jour, et j’allais jusqu’au monastère célèbre de Montenero, lieu de pèlerinage, chez un matelot de la Méditerranée ; je laissais mes chevaux de selle dans quelque auberge du Cap, et je me perdais, un album sous le bras, dans les bois de caroubiers et de chênes verts qui en couvraient les pentes. C’est là que j’écrivis en grande partie les Harmonies poétiques et religieuses, qui ne furent imprimées que huit ans après. Le soir, quand je remontais à cheval pour regagner ma villa de Livourne, au soleil baissant, je trouvais quelquefois les deux grandes-duchesses assises, avec leurs enfants, dans le jardin de ma femme, et passant familièrement les heures intimes de la soirée avec nous en causant de poésie et de littérature, comme elles avaient fait avec Schiller et Goethe, à Weimar.

XLVII §

{p. 273}Après tout un été passé ainsi dans l’intimité de ces princesses et du prince, on conçoit aisément que je ne puisse être impartial sur le sort de ces souverains, qui descendaient du trône pour s’entretenir avec un poète, et pour méditer tout bas le bonheur des peuples qui leur étaient confiés. Cette vie cessa pour reprendre à Florence, l’hiver suivant, après leur séjour à Pise et dans leur villa impériale de Poggio Caiano, aux environs de Florence. J’y fus souvent invité plus tard et j’y dînai dans la salle magnifique où la célèbre Vénitienne Bianca Capello, devenue grande-duchesse par l’amour, expia par le poison son bonheur et celui de son époux.

XLVIII §

{p. 274}Le marquis de la Maisonfort m’avait invité à venir à Lucques, où il voulait me présenter au duc de Lucques, fils de la reine d’Étrurie, que Napoléon avait mise sur le trône de Toscane, puis détrônée et reléguée à Lucques. La Restauration y avait rétabli son fils, en attendant le duché de Parme, après Marie-Louise, veuve de Napoléon vivant relégué à Sainte-Hélène.

La duchesse de Parme, Marie-Louise, que j’avais vue en passant à Parme, m’avait paru charmante et bien éloignée de l’affreuse image que les libéraux et les bonapartistes français avaient faite d’elle à Paris. Sa figure aussi douce qu’intelligente, ses yeux bleus, ses cheveux blonds, sa taille souple, sa physionomie heureuse sous un voile de mélancolie paisible, plaisaient aux regards impartiaux. Le comte de Neiperg, grand-maître de sa maison et son premier ministre, qu’elle passait pour aimer en secret depuis son retour à Vienne (1814), avait {p. 275}vis-à-vis d’elle la déférence respectueuse qui convenait à sa situation officielle.

Après avoir dîné deux jours à sa table, dans son palais de Parme, elle reconnut en moi en ami de la maison des Bourbons, et elle me conduisit elle-même dans les chambres hautes de son palais pour m’y faire voir, avec une visible indifférence, les reliques de sa grandeur impériale données par la ville de Paris à l’époque de son mariage et de ses couches. Ces monuments de sa dignité forcée, couverts de la poussière du temps, lui rappelaient évidemment des années de splendeur qu’elle eût voulu effacer de sa vie. Je la quittai pour la revoir depuis, tous les ans, avec une impression très douce et très admirative qui ne pouvait que s’accroître en la voyant familièrement. C’était une femme pleine de grâce, de simplicité et d’agréments. Parme était heureuse sous cette princesse qui cherchait à consoler ce petit peuple, par son gouvernement, des splendeurs dont elle avait joui et dont elle était déchue en trois ans, d’un règne qui n’avait été qu’un grand orage.

XLIX §

{p. 276}Je m’arrêtai à Pise pendant quelques jours pour y admirer les beautés de la cathédrale et du Campo Santo, ce monument de marbre du xiiie siècle, et les quais magnifiques et solitaires, témoins aujourd’hui muets d’une grandeur évanouie. J’y fis connaissance avec un ami de madame de Staël, l’aimable professeur Rosini, auteur de la Monaca de Monza, avec lequel j’entretins depuis une amitié qui ne s’éteignit qu’à sa mort.

De là, je me rendis à Lucques par une route entrecoupée de riants villages où les pampres déjà jaunissants, suspendus en guirlandes, semaient les bords des fossés de feuilles de vigne et d’oliviers.

Je ne fis que traverser la ville, et je descendis à Saltochio, superbe villa antique qu’habitait le marquis de La Maisonfort, de l’autre côté de la plaine, sur la route des bains. J’y pris possession d’un appartement que voulut bien m’offrir le ministre de {p. 277}France. Nous y fîmes ensemble plus de poésie que de diplomatie. La sérénité limpide de ce beau ciel au commencement de l’automne m’inspira ces mélancolies qui se répandent sur le bonheur même, comme le clair de lune de ces climats sur la nuit d’un beau jour.

En voici une que j’écrivis dès les premiers jours de mon arrivée à Saltochio ; je la donne ici avec le commentaire qu’on retrouve dans mes œuvres complètes :

Pensée des morts

Voilà les feuilles sans sève
Qui tombent sur le gazon ;
Voilà le vent qui s’élève
Et gémit dans le vallon ;
Voilà l’errante hirondelle
Qui rase du bout de l’aile
L’eau dormante des marais ;
Voilà l’enfant des chaumières
Qui glane sur les bruyères
Le bois tombé des forêts.

L’onde n’a plus le murmure
Dont elle enchantait les bois ;
Sous des rameaux sans verdure
Les oiseaux n’ont plus de voix ;
{p. 278}Le soir est près de l’aurore ;
L’astre à peine vient d’éclore,
Qu’il va terminer son tour ;
Il jette par intervalle
Une lueur, clarté pâle
Qu’on appelle encore un jour.

L’aube n’a plus de zéphire
Sous ses nuages dorés ;
La pourpre du soir expire
Sous les flots décolorés ;
La mer solitaire et vide
N’est plus qu’un désert aride
Où l’œil cherche en vain l’esquif ;
Et sur la grève plus sourde
La vague orageuse et lourde
N’a qu’un murmure plaintif.

La brebis sur les collines
Ne trouve plus le gazon,
Son agneau laisse aux épines
Les débris de sa toison.
La flûte aux accords champêtres
Ne réjouit plus les hêtres
Des airs de joie ou d’amours,
Toute herbe aux champs est glanée :
Ainsi finit une année,
Ainsi finissent nos jours !

C’est la saison où tout tombe
Aux coups redoublés des vents ;
Un vent qui vient de la tombe
Moissonne aussi les vivants :
Ils tombent alors par mille,
Comme la plume inutile
{p. 279}Que l’aigle abandonne aux airs,
Lorsque des plumes nouvelles
Viennent réchauffer ses ailes
À l’approche des hivers.

C’est alors que ma paupière
Vous vit pâlir et mourir,
Tendres fruits qu’à la lumière
Dieu n’a pas laissés mûrir !
Quoique jeune sur la terre,
Je suis déjà solitaire
Parmi ceux de ma saison ;
Et quand je dis en moi-même :
Où sont ceux que ton cœur aime ?
Je regarde le gazon.

Leur tombe est sur la colline,
Mon pied le sait : la voilà !
Mais leur essence divine,
Mais eux, Seigneur, sont-ils là ?
Jusqu’à l’indien rivage
Le ramier porte un message
Qu’il rapporte à nos climats ;
La voile passe et repasse :
Mais de son étroit espace
Leur âme ne revient pas.

Ah ! quand les vents de l’automne
Sifflent dans les rameaux morts,
Quand le brin d’herbe frissonne,
Quand le pin rend ses accords,
Quand la cloche des ténèbres
Balance ses glas funèbres,
{p. 280}La nuit, à travers les bois,
À chaque vent qui s’élève,
À chaque flot sur la grève,
Je dis : N’es-tu pas leur voix ?

Du mois, si leur vois si pure,
Est trop vague pour nos sens,
Leur âme en secret murmure
De plus intimes accents ;
Au fond des cœurs qui sommeillent,
Leurs souvenirs qui s’éveillent
Se pressent de tous côtés,
Comme d’arides feuillages
Que rapportent les orages
Au tronc qui les a portés.

C’est une mère ravie
À ses enfants dispersés,
Qui leur tend, de l’autre vie,
Ces bras qui les ont bercés ;
Des baisers sont sur sa bouche ;
Sur ce sein qui fut leur couche
Son cœur les rappelle à soi ;
Des pleurs voilent son sourire,
Et son regard semble dire :
« Vous aime-t-on comme moi ? »

C’est une jeune fiancée
Que, le front ceint du bandeau,
N’emporta qu’une pensée
De sa jeunesse au tombeau :
Triste, hélas ! dans le ciel même,
Pour revoir celui qu’elle aime
{p. 281}Elle revient sur ses pas,
Et lui dit : « Ma tombe est verte.
Sur cette terre déserte
Qu’attends-tu ? Je n’y suis pas ! »

C’est un ami de l’enfance
Qu’aux jours sombres du malheur
Nous prêta la Providence
Pour appuyer notre cœur.
Il n’est plus ; notre âme est veuve,
Il nous suit dans notre épreuve,
Et nous dit avec pitié :
« Ami, si ton âme est pleine,
De ta joie ou de ta peine
Qui portera la moitié ? »

C’est l’ombre pâle d’un père
Qui mourut en nous nommant ;
C’est une sœur, c’est un frère
Qui nous devance un moment.
Sous notre heureuse demeure,
Avec celui qui les pleure,
Hélas ! ils dormaient hier !
Et notre cœur doute encore,
Que le ver déjà dévore
Cette chair de notre chair !

L’enfant dont la mort cruelle
Vient de vider le berceau,
Qui tomba de la mamelle
Au lit glacé du tombeau ;
Tous ceux enfin dont la vie,
Un jour ou l’autre ravie,
{p. 282}Emporte une part de nous,
Murmurent sous la poussière :
« Vous qui voyez la lumière,
De nous vous souvenez-vous ? »

Ah ! vous pleurer est le bonheur suprême,
Mânes chéris de quiconque a des pleurs !
Vous oublier, c’est s’oublier soi-même :
N’êtes-vous pas un débris de nos cœurs ?

En avançant dans notre obscur voyage,
Du doux passé l’horizon est plus beau :
En deux moitiés notre âme se partage,
Et la meilleure appartient au tombeau !

Dieu de pardon ! leur Dieu ! Dieu de leurs pères !
Toi que leur bouche a si souvent nommé,
Entends pour eux les larmes de leurs frères !
Prions pour eux, nous qu’ils ont tant aimé !

Ils t’ont prié pendant leur courte vie,
Ils ont souri quand tu les as frappés !
Ils ont crié : « Que ta main soit bénie ! »
Dieu, tout espoir, les aurais-tu trompés ?

Et cependant pourquoi ce long silence ?
Nous auraient-ils oubliés sans retour ?
N’aiment-ils plus ? Ah ! ce doute t’offense !
Et toi, mon Dieu, n’es-tu pas tout amour ?

Mais s’ils parlaient à l’ami qui les pleure,
S’ils nous disaient comment ils sont heureux,
De tes desseins nous devancerions l’heure ;
Avant ton jour nous volerions vers eux.

{p. 283}Où vivent-ils ? Quel astre à leur paupière
Répand un jour plus durable et plus doux ?
Vont-ils peupler ces îles de lumière ?
Ou planent-ils entre le ciel et nous ?

Sont-ils noyés dans l’éternelle flamme ?
Ont-ils perdu ces doux noms d’ici-bas,
Ces noms de sœur, et d’amante, et de femme ?
À ces appels ne répondront-ils pas ?

Non, non, mon Dieu ! si la céleste gloire
Leur eût ravi tout souvenir humain,
Tu nous aurais enlevé leur mémoire :
Nos pleurs sur eux couleraient-ils en vain ?

Ah ! dans ton sein que leur âme se noie !
Mais garde-nous nos places dans leur cœur.
Eux qui jadis ont goûté notre joie,
Pouvons-nous être heureux sans leur bonheur ?

Étends sur eux la main de ta clémence !
Ils ont péché : mais le ciel est un don !
Ils ont souffert : c’est une autre innocence !
Ils ont aimé : c’est le sceau du pardon.

Ils furent ce que nous sommes,
Poussière, jouet du vent ;
Fragiles comme des hommes,
Faibles comme le néant !
Si leurs pieds souvent glissèrent,
Si leurs lèvres transgressèrent
{p. 284}Quelque lettre de ta loi,
Ô Père, ô Juge suprême,
Ah ! ne les vois pas eux-mêmes ;
Ne regarde en eux que toi !

Si tu scrutes la poussière,
Elle s’enfuit à ta voix ;
Si tu touches la lumière,
Elle ternira tes doigts ;
Si ton œil divin les sonde,
Les colonnes de ce monde
Et des cieux chancelleront ;
Si tu dis à l’innocence,
« Monte et plaide en ma présence ! »
Tes vertus se voileront.

Mais, toi, Seigneur, tu possèdes
Ta propre immortalité ;
Tout le bonheur que tu cèdes
Accroît ta félicité.
Tu dis au soleil d’éclore,
Et le jour ruisselle encore !
Tu dis au temps d’enfanter,
Et l’éternité docile,
Jetant les siècles par mille,
Les répand sans les compter !

Les mondes que tu répares
Devant toi vont rajeunir,
Et jamais tu ne sépares
Le passé de l’avenir.
Tu vis ! et tu vis ! Les âges,
Inégaux pour tes ouvrages,
{p. 285}Sont tous égaux sous ta main ;
Et jamais ta voix ne nomme,
Hélas ! ces trois mots de l’homme :
Hier, aujourd’hui, demain !

Ô Père de la nature,
Source, abîme de tout bien,
Rien à toi ne se mesure :
Ah ! ne te mesure à rien !
Mets, ô divine clémence,
Mets ton poids dans la balance,
Si tu pèses le néant !
Triomphe, ô vertu suprême,
En te contemplant toi-même !
Triomphe en nous pardonnant.

L.
Commentaire de la Première Harmonie §

Cela fut écrit à la villa Ludovisi, dans la campagne de Lucques, pendant l’automne de 1825. La campagne de Lucques est l’Arcadie de l’Italie. En quittant Pise et ses monuments de marbre blanc étincelant sous son ciel bleu, qui font de cette ville {p. 286}un musée en plein soleil, on s’enfonce dans des gorges fertiles, où l’olivier, le figuier, le grenadier, le maïs oriental, le peuplier, l’if poudreux, la vigne grimpante, inondent la campagne de végétation. Bientôt ces vallées s’élargissent, et deviennent un bassin de quelques lieues de circonférence, dont la ville de Lucques occupe le centre. Ses remparts, ses clochers, ses tours, les toits crénelés de ses palais jaillissent du sein des arbres, c’est une Florence en miniature. Mais aussitôt qu’on a traversé la capitale, on découvre, sur le penchant des montagnes, une nature infiniment plus accidentée, plus ombragée, plus arrosée, plus creusée, plus étagée, plus alpestre, plus apennine, que la nature en Toscane : les cimes, voilées de châtaigniers et dentelées de roches, se perdent en une hauteur immense dans le ciel. Des ermitages, des couvents, des hameaux, des maisons de chevriers isolées, éclatent de blancheur, au milieu des figuiers et des caroubiers presque noirs, sur chaque piédestal de rocher, au bord écumant de chaque cascade. Au-dessous, cinq ou six villas majestueuses sont assises sur des pelouses entourées de cyprès, précédées de colonnades de marbre entrevues derrière la fumée des jets d’eau ; elles {p. 287}dominent la plaine de Lucques d’un côté, et de l’autre elles s’adossent aux flancs ombragés des montagnes. Des chemins étroits, encaissés par les murs des podere et par le lit des torrents, mènent en serpentant à ces villas, où les grands seigneurs de Florence, de Pise, de Lucques, et les ambassadeurs étrangers passent dans les plaisirs les mois d’automne.

J’habitais un de ces magiques séjours ; je gravissais souvent, le matin, les sentiers rocailleux qui mènent au sommet de ces montagnes, d’où l’on aperçoit les maremmes de Toscane et la mer de Pise. Rien n’était triste alors dans ma vie, rien vide dans mon cœur ; un soleil répercuté par les cimes dorées des rochers m’enveloppait ; les ombres des cyprès et des vignes me rafraîchissaient ; l’écume des eaux courantes et leurs murmures m’entretenaient ; l’horizon des mers m’élargissait le ciel, et ajoutait le sentiment de l’infini à la voluptueuse sensation des scènes rapprochées que j’avais sous les pieds ; l’amitié, l’amour, le loisir, le bonheur, m’attendaient au retour à la villa Ludovisi. Je ne rencontrais sur les bords des sentiers que des spectacles de vie pastorale, de félicité rustique, de sécurité et de paix. Des paysages de {p. 288}Léopold Robert, des moissonneurs, des vendangeurs, des bœufs accouplés ruminant à l’ombre, pendant que les enfants chassaient les mouches de leurs flancs avec des rameaux de myrte ; des muletiers ramenant aux villages lointains leurs femmes qui allaitaient leurs enfants, assises dans un des paniers ; de jeunes filles dignes de servir de type à Raphaël, s’il eût voulu diviniser la vie et l’amour, au lieu de diviniser le mystère et la virginité ; des fiancés, précédés des pifferari (joueurs de cornemuse), allant à l’église pour faire bénir leur félicité ; des moines, le rosaire à la main, bourdonnant leurs psaumes comme l’abeille bourdonne en rentrant à la ruche avec son butin ; des frères quêteurs, le visage coloré de soleil et de santé, le dos plié sous le fardeau de pain, de fruits, d’œufs, de fiasques d’huile et de vin, qu’ils rapportaient au couvent ; des ermites assis sur leurs nattes au seuil de leur ermitage ou de leur grotte de rocher au soleil, et souriant aux jeunes femmes et aux enfants qui leur demandaient de les bénir, voilà les spectacles de cette nature ; il n’y avait là rien pour la tristesse et la mort. Qu’est-ce qui me ramena donc à cette pensée ? Je n’en sais rien ; j’imagine que ce fut précisément le contraste, {p. 289}l’étreinte de la volupté sur le cœur qui le presse trop fort, et qui en exprime trop complètement la puissance de jouir et d’aimer, et qui lui fait sentir que tout va finir promptement, et que la dernière goutte de cette éponge du cœur qui boit et qui rend la vie, est une larme. Peut-être cela fut-il simplement la vue d’un de ces beaux cyprès immobiles se détachant en noir sur le lapis éclatant du ciel, et rappelant le tombeau.

LI §

Quoi qu’il en soit, j’écrivis les premières strophes de cette harmonie aux sons de la cornemuse d’un pifferaro aveugle, qui faisait danser une noce de paysans de la plus haute montagne sur un rocher aplani pour battre le blé, derrière la chaumière isolée qu’habitait la fiancée ; elle épousait un cordonnier d’un hameau voisin, dont on apercevait le clocher un peu plus bas, derrière une colline de châtaigniers. C’était une des plus belles jeunes filles des Alpes du midi qui eût jamais ravi {p. 290}mes yeux ; je n’ai retrouvé cette beauté accomplie, à la fois idéale et incarnée, que dans la race grecque ionienne, sur la côte de Syrie. Elle m’apporta des raisins, des châtaignes et de l’eau glacée pour ma part de son bonheur ; je remportai, moi, son image. Encore une fois, qu’y avait-il là de triste et de funèbre ? Eh bien ! la pensée des morts sortit de là. N’est-ce pas parce que la mort est le fond de tout tableau terrestre, et que la couronne blanche sur ses cheveux noirs me rappela la couronne blanche sur un linceul ? J’espère qu’elle vit toujours dans son chalet adossé à son rocher, et qu’elle tresse encore les nattes de paille dorée en regardant jouer ses enfants sous le caroubier, pendant que son mari chante, en cousant le cuir à sa fenêtre, la chanson du cordonnier des Abruzzes :

« Pour qui fais-tu cette chaussure ? Est-ce une sandale pour le moine ? est-ce une guêtre pour le bandit ? est-ce un soulier pour le chasseur ?

« C’est une semelle pour ma fiancée, qui dansera la tarentelle sous la treille, au son du tambour orné de grelots. Mais, avant de la lui porter chez son père, j’y mettrai un clou plus fort que les autres, un baiser sous la semelle de ma fiancée !

{p. 291}« J’y mettrai une paillette plus brillante que toutes les autres, un baiser sous le soulier de mon amour !

« Travaille, travaille, calzolaïo ! »

Chapitre III §

LII §

{p. 293}Ce n’est pas un poème, ce n’est pas non plus un roman, c’est le récit d’une promenade que je fis, cette année, dans les montagnes de Lucques. Je l’écrivis alors en note dans mes souvenirs de poète pour faire peut-être un jour un sujet vrai de poème d’une aventure réelle, telle que Graziella, qu’on a tant aimée, ou que Geneviève, qui a fait verser tant de larmes aux cœurs simples.

Je dois avouer aussi que la beauté candide, et cependant incomparable, de la jeune fille ou femme qui fut, bien à son insu, l’héroïne de cette histoire, me resta profondément gravée dans les yeux, que mes yeux ne purent jamais l’oublier, et que toutes les fois qu’une apparition céleste de jeune fille ici-bas {p. 294}me frappa depuis, soit en Italie, soit en Grèce, soit en Syrie, je me suis demandé toujours : « Mais est-elle aussi délicate, aussi virginale, aussi impalpable que Fior d’Aliza, de Saltochio ? » Voilà pourquoi les temps et les événements m’ayant enlevé le loisir d’écrire en vers, comme Jocelyn, cette simple et touchante aventure, je l’écris en prose, et je demande pardon à mes lecteurs de ne pas en avoir fait un poème ; mais, vers ou prose, tout s’oublie et tout s’anéantit en peu d’années ici-bas, il suffit d’avoir noté, à quoi bon écrire ? On voit bien, du reste, que rien ici ne sent l’effet ou la prétention de l’invention, et que cela est vrai comme la nature. Laissez-moi donc l’insérer tel quel dans mes confidences de cette année. Ce qui nous émeut fortement, ce qui revient perpétuellement dans notre mémoire, fait partie de notre vie. Voici la chose.

LIII §

{p. 295}En ***, je passai l’été à Saltochio, délicieuse et pompeuse villa des environs de Lucques, qu’on avait louée à l’ambassadeur de France, à ***. J’en sortais souvent seul, le matin, pour aller, dans les hautes montagnes de ce pays enchanté, chercher des points de vue et des paysages ; je ne m’attendais certainement pas à rencontrer de point de vue sur le cœur humain, ni des poèmes en nature ou en action qui me feraient penser toute ma vie, comme à un songe, à la plus divine figure et à la plus mélancolique aventure qu’un poème eût jamais fait lever devant moi. C’est pourtant ce qui m’arriva.

Un jour d’été, de très grand matin, je sortis du parc, des lits d’eau, des grands bois de lauriers de Saltochio, et je gravis les collines opulentes qui portent les gros et riches villages du pays de Lucques ; mon chien me suivait par amitié, et je portais mon fusil par contenance, car dès ce temps-là {p. 296}je ne tuais pas ce qui jouit de la vie. La beauté sereine du temps m’engagea à monter beaucoup plus haut, jusque dans la montagne. J’abandonnai les villages, les maisons, les champs cultivés et je m’égarai pendant trois heures dans les ravins pierreux, dans le lit sec des torrents, puis j’en sortis pour monter encore. J’apercevais loin de toute route, en apparence, une cahute entièrement solitaire sur le penchant d’un étroit vallon vert, sous d’énormes châtaigniers. J’avais besoin de me reposer un moment, et de m’abreuver à une source. J’entendais un léger suintement d’eau filtrer dans les rochers au bas de la cabane. Je voyais les grandes ombres noires des châtaigniers velouter un peu le rocher, derrière la maison ; j’y montai pour jouir de deux bienfaits inespérés de la saison : de l’eau et du frais.

LIV §

En tournant sans bruit le site de la maison, bâtie à moitié dans le rocher, je m’arrêtai comme frappé {p. 297}d’une apparition soudaine : c’était une figure de jeune femme, bien plus semblable du moins à une jeune fille, qui donnait à téter à un bel enfant de cinq ou six mois. Non, je n’essayerai pas de vous la décrire ; il n’y a pas de pinceaux, même ceux du divin Raphaël, pour une pareille tête. Elle était debout, les pieds nus, plus blancs et plus délicats que les cailloux qui sortent de la source ; sa robe, à gros plis noirs perpendiculaires, tombait avec majesté sur ses chevilles ; son corset rouge à demi délacé laissait l’enfant sucer le lait et le répandre de sa bouche rieuse, comme un agneau désaltéré qui joue avec le pis de la brebis, ou comme un enfant qui trouble la source avec ses petites mains après avoir bu. Elle ne me voyait pas, caché à demi que j’étais par l’angle du rocher sur lequel était bâtie la maison. Je retenais ma respiration pour mieux contempler cette divine figure ; elle ressemblait à une belle villageoise le matin du dimanche, qui va faire sa toilette à la source, au lever du jour, derrière le jardin. Elle faisait semblant d’allaiter l’enfant d’une sœur plus âgée qu’elle (je le supposais du moins). Puis elle peignait négligemment les longues tresses blondes de ses cheveux, tantôt recouvrant l’enfant et elle {p. 298}comme d’un voile, tantôt relevés et rattachés à son front, avec des bouquets d’œillets rouges et de giroflées autour de sa tempe.

Quand cette première toilette, qui annonçait un jour de fête, fut finie, elle s’assit à terre, sous le grand châtaignier, et roulant avec des éclats de rire mutuels son bel enfant nu sur le lit de feuilles, elle jouait avec lui comme une biche avec son faon nouveau-né. Toute la voûte des feuilles résonnait de leurs cris, car ils se croyaient seuls dans la nature :

Mi rivedrai
Ti revedro
Di tuo bel rai,
Mi pascero !

chantait-elle en entrecoupant son air de baisers et d’éclats de rire, comme quelqu’un qui pense à revoir et à être revue avec une égale ivresse, le soir de ce beau jour qui commence si bien.

LV §

{p. 299}À ce moment où je me noyais en silence dans l’admiration de cette jeune fille, la plus séduisante que j’eusse encore vue, déjà semblable à une mère, à un âge où elle devait grandir encore, et réunissant sur sa figure l’amour badin de la sœur à la tendre sollicitude de la mère, mon chien, qui revenait d’un arrêt, se précipita avec fougue vers moi et me fit apercevoir de la jeune fille. Elle jeta un cri, se leva d’un bond en emportant son enfant, et voulut s’enfuir.

— Ne fuyez pas, lui dis-je avec respect, c’est à moi de m’éloigner, puisque ma présence inattendue dans ce lieu trouble vos yeux et aussi ceux de ce bel enfant à qui ma vue fait détourner la tête vers votre épaule.

— Non, seigneur, me répondit-elle en rajustant son corset rouge sur sa poitrine ; pardonnez, je me croyais seule et je faisais participer mon nourrisson {p. 300}au bonheur qui nous attend ce soir. Je passais le temps qui sera si long aujourd’hui !

LVI §

Elle me pria d’entrer pour me rafraîchir un moment, m’assurant que son père aveugle et sa tante seraient heureux dans un tel jour de pouvoir m’offrir l’hospitalité.

— Car les hôtes de ces solitudes sont bien rares, et il faut bien s’en défier, ajouta-t-elle avec grâce ; mais il y en a dont l’arrivée porte bonheur à une maison.

En parlant ainsi, elle tourna l’angle du petit jardin, et, m’annonçant à son père, elle me fit entrer dans la masure.

LVII §

{p. 301}Après les premiers compliments et les premières excuses, ces braves gens, chez qui tout respirait un air d’indigence, mais un air de fête, m’offrirent, sur une table de bois très propre, un repas champêtre : de belles châtaignes conservées en automne dans leur seconde écorce et bouillies dans du lait de chèvre, du fromage, du pain de couvent très blanc et très savoureux, de l’eau de la source. J’avais une gourde dans mon havresac, j’en voulus faire goûter à la jeune mère ; elle y trempa ses lèvres avec complaisance, et, les détournant bientôt avec répugnance :

— Je n’ai jamais bu que de l’eau, dit-elle, cela aigrirait le lait de mon enfant.

Je n’osai pas l’interroger sur sa maternité précoce ; mais on voyait qu’elle n’avait pas à rougir. Le vieillard but à sa place.

— Il y a longtemps que j’en ai perdu le goût, dit-il.

{p. 302}— Vous n’êtes donc pas riches ? lui dis-je.

— Oh ! non, dit-il, mais nous ne sommes pas pauvres.

— Oh ! nous l’avons été, s’écria la mère.

— Oh ! oui, reprit la jeune femme, nous l’avons été ; tenez, regardez ce champ de maïs, ce petit enclos où les vignes et les figuiers rampent contre les pierres grises, qui sortent de terre comme pour les supporter ; ce petit pré, au fond du ravin à gauche, qui nourrit deux vaches, et ce bois de jeunes châtaigniers et de lauriers sauvages, qui descend d’en haut vers le pré : tout cela a été à nous. Mais le rocher, le châtaignier, la pelouse, aussi large que ses racines s’étendent et que son ombre porte, et ce verger entre ces pierres grises avec ces vingt pas d’herbe autour de la maison, et les trois figuiers, tout cela est à nous ; et cela nous suffit bien pour nous cinq, tant que le bon Dieu et la Madone ne nous auront pas envoyé d’autres petites bouches de plus pour sucer le rocher qui nous nourrit tous.

LVIII §

{p. 303}— Cinq ? dis-je à la jeune femme, mais je n’en vois que quatre en comptant le petit enfant que vous allaitez.

— Oh ! oui, dit la vieille mère, mais il y en a un que vous ne voyez pas et que nous voyons nous, tout comme s’il était là, et à qui nous laissons sa place vide autour de la table.

À ces mots, la jeune mère se leva, pressa son enfant contre son cœur d’un mouvement sensible et presque convulsif, tourna ses yeux humides du côté de la mer et les essuya avec la manche de sa veste verte.

— C’est Hyeronimo qu’elles veulent dire, monsieur, dit le vieillard ; c’est mon fils et mon apprenti. Il est en mer.

— Est-il donc matelot ? demandai-je.

— Oh ! non, monsieur ; il l’est et il ne l’est pas. Mais ce serait trop long à vous raconter ; vous devez {p. 304}avoir besoin de dormir. Ah ! le pauvre garçon, il aime trop le châtaignier pour cela.

— Mais, à propos de châtaignier, dis-je, comment se fait-il que, si vous aimez tant de père en fils cet arbre nourricier de la famille, vous ayez creusé à coups de hache dans son tronc ce grand creux où l’on voit encore l’empreinte du fer dont vous l’avez si cruellement frappé, au risque de le faire écrouler avec son dôme immense et ses branches étendues sur votre chaumière ?

— Ah ! c’est une longue et triste histoire ; monsieur, me dirent-ils tous à la fois ; le bon Dieu et la Madone l’ont sauvé par miracle, et il nous a sauvés avec lui, mais cela n’importe pas plus que le nid de corneilles qui a été sauvé, ce soir-là, avec l’arbre, et dont les petits seraient tombés à terre avec lui. N’en parlons plus ; cela nous ferait trop serrer le cœur.

LIX §

{p. 305}— Non, non ! dis-je avec une curiosité qui venait de bonne intention, parlons-en, à moins que cela ne vous fasse trop d’angoisse. Je suis jeune encore, mais j’ai toujours aimé, dès mon enfance, à pleurer avec ceux qui pleurent, plus qu’à rire avec ceux qui rient ; si vous ne voulez pas me dire toute l’histoire aujourd’hui, vous me la direz demain, car je n’ai rien qui me presse, et si j’étais pressé, quelque chose encore me retiendrait ici que je ne puis pas définir.

En parlant ainsi, je jetai involontairement un coup d’œil à la dérobée sur l’angélique figure de la jeune mère, qui était allée donner le sein à son enfant sur le seuil de la cabane. Jamais beauté si pure et si rayonnante n’avait fasciné mes yeux : une apparition du ciel à travers le cristal de l’air des montagnes, la fraîcheur du matin, un fruit d’été sur une branche, une joie céleste à travers une larme, une larme d’enfant devenue perle en {p. 306}tombant des cils ; puis ces quatre âges de la vie sous un même arbre : l’aïeule, le père, la jeune épouse, l’enfant à la mamelle ; ces pauvres animaux domestiques : le chien, les chèvres, les colombes, les poussins sous l’aile de la poule, les lézards courant avec un léger bruit sous les feuilles sèches du toit. Cette scène me fascinait.

Nous soupâmes.

LX §

Après le souper, je demandai timidement, en regardant tour à tour l’aïeule, le père, la fille, le récit qui m’avait été promis pour m’expliquer la profonde blessure du châtaignier.

— Ah ! moi, je ne saurais pas dire, je pleurerais trop, dit la vieille femme.

— Ah ! moi, je n’oserais pas, je suis trop jeune pour tout savoir et trop innocente pour savoir bien raconter, dit la sposa.

— Parlez donc, vous, père, dirent-elles toutes deux.

LXI §

{p. 307}— Ah bien ! non, dit le père ; mais parlons chacun à notre tour, et disons chacun ce dont nous nous souvenons ; ainsi le voyageur saura tout par la bouche même de celui qui aura vu, connu et senti la chose.

— Bien ! dis-je. C’est donc à la vieille mère de parler la première, car elle a vu passer bien des ombres du châtaignier sur la bruyère de la montagne, et tomber bien des lits de feuilles mortes sur les racines et sur votre toit.

LXII §

— Ah ! c’est bien vrai, que j’en ai bien vu tomber et renaître de ces chères feuilles de notre gros arbre, dit-elle en écartant de sa main amaigrie les {p. 308}mèches de ses cheveux blancs, qui lui tombaient de son front sur les yeux. Que voulez-vous, mon jeune monsieur, je l’ai entendu dire à mon père et au père de mon père : notre famille est aussi vieille sur la montagne que le rocher fendu qui pleure de vieillesse, comme mes yeux, et que les racines de l’arbre qui ont fendu la roche en se grossissant sous terre. Ces deux braves hommes ne savaient pas quand nous y étions venus pour la première fois. Ils disaient qu’ils avaient entendu dire, par le plus vieux moine du couvent de là-haut, que les Zampognari, c’est notre nom de famille, étaient descendus, dans le temps des guerres des Pisans contre les Florentins, d’un jeune officier toscan prisonnier des Pisans, qui s’était sauvé de la tour de Pise, où il attendait la mort, avec la jeune fille du capitaine geôlier de sa tour, et qu’il s’était bâti, au plus haut de la montagne, alors déserte, une cabane sous les châtaigniers pour y vivre de peu avec sa maîtresse.

Comme elle ne pouvait pas revenir à Pise chez son père, qu’elle avait trahi par amour pour le beau prisonnier, lui, ne voulant pas non plus abandonner celle à qui il devait la vie, avait oublié ici père, mère et patrie ; il avait défriché peu à peu {p. 309}quelques petits arpents de terre autour des rochers, il avait été faire bénir son mariage à un ermite de l’Ermitage, qui est aujourd’hui le couvent de San Stephano, là-haut, là-haut ; il avait fondé la famille dont les fils et les filles étaient descendus les uns ici, les autres là, dans les villages de la plaine, puis il était mort après sa femme.

Leur fils leur avait creusé une fosse en terre sainte, là où vous avez vu le terrain bossué sous une croix de pierre taillée dans les blocs et rougie par les mousses, où les hirondelles se rassemblent, la veille de leur départ, avant le coup de vent de mer de septembre, quand les châtaignes tombent d’elles-mêmes au pied du châtaignier.

Les garçons d’en bas venaient aussi de temps en temps courtiser les filles de l’aîné des Zampognari, réputées pour leur beauté et pour leur bonne renommée dans les collines de Lucques, et c’est ainsi que nous avons bien des parents sans les connaître, à présent, parmi les Lucquois, qui nous méprisent pour notre pauvreté aujourd’hui. Est-ce que l’eau du Cerchio, qui brille là-bas sous l’arche du pont de marbre de Lucques, se souvient des gouttes d’eau de notre source, où boivent nos chèvres et {p. 310}nos brebis ? Ce monde, monsieur, n’est qu’un grand oubli pour la plupart ; je ne dis pas cela pour toi, notre Fior d’Aliza, qui ne nous as jamais oubliés dans notre misère et qui as préféré la veste brune et le bonnet de laine de ton cousin aux plus riches habits et aux chapeaux galonnés des villes.

LXIII §

Fior d’Aliza rougit, détourna la tête et regarda, appendue à la muraille, la zampogna de son cousin absent. L’enfant, en remuant ses petites mains du fond de son berceau, toucha par hasard l’outre dégonflée de la zampogna, où dormait un reste de vent de l’haleine de son père ; la musette rendit un petit son, comme la touche d’un clavier sur lequel un oiseau familier se perche par hasard en voltigeant libre dans la chambre d’une jeune fille. L’enfant effrayé retira sa main.

— On dirait que c’est Hyeronimo qui enfle son outre en montant la montagne pour nous avertir de son approche, dit l’aïeule.

{p. 311}Le père soupira ; la jeune sposa ne dit rien, mais elle se leva de table et inclina involontairement la tête hors de la porte, comme si elle avait pu reconnaître, de l’oreille, les pas de son amant dans la nuit ; puis elle rentra tristement, sourit à son enfant, lui fit couler deux ou trois gouttes de lait sur les lèvres, et revint s’asseoir à côté de la vieille aïeule.

LXIV §

— Je ne sais pas autre chose de la famille, continua la tante. Que voulez-vous, monsieur ? personne de nous ne sait ni lire ni écrire ; qui est-ce qui nous l’apprendrait ? Il n’y a ni maître ni école, à cette distance des villages, sous les châtaigniers ; les oiseaux ne le savent pas non plus, et cependant voyez comme ils s’aiment, comme ils font leur nid, comme ils couvent leurs œufs, comme ils nourrissent leurs petits.

— Et comme ils chantent donc ! ajouta Fior d’Aliza en entendant deux rossignols qui luttaient {p. 312}de musique nocturne au fond du ravin, près de l’eau.

— Mon père, reprit l’aïeule, fit ce que faisait son père ; il cultiva un peu plus large de terre noire entre ces rochers. C’est son père qui avait planté quelques ceps de vigne sur la pente en pierres au midi, et qui avait enlacé les sarments aux treize mûriers qui nourrissaient ses vers à soie de leurs feuilles ; c’est son fils, mon frère et son fils que voilà, dit-elle, en montrant du geste le vieil infirme, qui défricha en vingt ans et qui sema le champ de maïs dont les grappes d’or, comme des oranges sur le quai de Pise, brillent maintenant pour d’autres que pour nous sous les vertes lisières du bois de lauriers.

Lui et son frère, qui est mort jeune, et qui était mon mari, s’occupaient l’hiver, comme avaient fait leurs pères et leurs oncles, à façonner des zampognes, que les bergers de la campagne de Sienne, des Maremmes et des Abruzzes, leur achetaient dans la saison des moissons, quand ils allaient se louer, pour les récoltes, aux riches propriétaires de ces pays, pour rapporter de quoi vivre l’hiver à la cabane.

On dit que les Calabrais eux-mêmes n’en fabriquent {p. 313}pas de plus sonores et de plus savantes que nous.

Mon mari taillait les chalumeaux, creusés et percés de dix trous, autant que de doigts dans les mains, avec une embouchure pour le souffle ; il choisissait, pour ces hautbois attachés à l’outre de peau de chevreau, des racines de buis bien saines et bien séchées pendant trois étés au soleil.

Son frère Antonio coupait et cousait les outres et le soufflet, qui donne le vent à la zampogne. Il laissait le poil du chevreau en dehors sur la peau, afin qu’elle gardât mieux le son et que la pluie glissât dessus, comme sur la petite bête, sans l’amollir, et de plus c’était lui qui en jouait le mieux et qui essayait l’instrument en le corrigeant jusqu’à ce que l’air sortît aussi juste que la voix sort des ténèbres.

— Tiens, ma fille, dit-elle à sa nièce en s’interrompant, ouvre donc le coffre de bois, et montre à l’étranger les trois dernières zampognes qu’ils ont fabriquées ainsi avant la mort de mon pauvre mari.

Ah ! monsieur, ajouta la vieille femme pendant que Fior d’Aliza tenait le coffre ouvert pour me laisser voir ces trois chefs-d’œuvre, quels instruments ! {p. 314}et comme Antonio en jouait alors qu’il avait les doigts agiles et le souffle fort ! Non, jamais aucune Madone des coins de rues, à Lucques, à Pise, à Sienne, peut-être à Rome, n’a entendu des sérénades pareilles pendant les nuits de la semaine de la Passion ; on priait rien qu’à les entendre, les anges souriaient en pleurant et les soirs d’été, après la moisson, quand elles jouaient des airs de danse, les chênes même auraient bondi en cadence en les écoutant.

Le couvercle du coffre échappa à ces mots de la main de la pauvre nourrice, et retomba avec un bruit sépulcral sur les zampognes désormais muettes. Elle avait pensé à son amant.

— C’est vrai, dit l’aïeule, que le pauvre Hyeronimo en jouait encore mieux que mon mari et que son père ! Et celle-ci, ajouta-t-elle en montrant Fior d’Aliza, monsieur, elle en jouerait encore mieux que son mari si elle voulait ; mais depuis nos malheurs, elle n’a plus le cœur à rien qu’à penser à lui, à l’attendre, à le pleurer et à regarder son petit enfant pour retrouver Hyeronimo dans son visage.

LXV §

{p. 315}Nous vivions ainsi, monsieur, dans le travail, en santé, en bon accord et en joie, dans notre petit domaine indivis entre nous. La maison se composait de mon mari, de moi, d’Hyeronimo, qui grandissait pour nous remplacer, d’Antonio, mon beau-frère, sain et valide alors, qui avait épousé ma sœur, mère de Fior d’Aliza. Ah ! c’est celle-là qui était belle, voyez-vous ! On venait jusque de Pise pour la voir, quand elle descendait à la foire de Lucques avec son mari. Pauvre sœur ! Qui aurait dit qu’elle mourrait avant d’avoir fini d’allaiter son enfant, Fior d’Aliza, que vous voyez devant vous.

LXVI §

Antonio, à ce souvenir, passa sa manche sur ses yeux, et Fior d’Aliza regarda son enfant comme {p. 316}si elle eût tremblé de ne pas le nourrir non plus jusqu’au sevrage.

— Avant cette mort et avant celle de mon mari, poursuivit-elle d’une voix affaissée par de tristes souvenirs, nous étions trop heureux ici, mon mari, moi, Hyeronimo, mon fils, que je portais encore à la mamelle, Antonio, ma sœur et la petite Fior d’Aliza, qui venait de naître.

Un jour, mon mari remonta de la plaine, après la moisson, dans les Maremmes de Toscane. Il avait fait bien chaud cette année-là ; nous l’attendions tous les soirs du jour où les moissonneurs et les zampognari rentrent dans les villages de la montagne avec leur bourse de cuir, pleine de leur salaire, à leur ceinture ; un moine quêteur, qui avait passé le matin en remontant au couvent de San Stephano, nous avait dit qu’il l’avait rencontré et reconnu de loin, assis au bord d’une fontaine, sur la route de Lucques à Bel-Sguardo. Cela m’avait étonnée, car ordinairement, quand il revenait au grand châtaignier, il ne s’amusait pas à s’asseoir sur la route ; il était trop pressé de me revoir et d’embrasser son petit sur les lèvres de sa mère. Le soir, nous n’entendîmes pas, comme à l’ordinaire, sa zampogne à travers les lauriers de la {p. 317}montée ; nous n’entendîmes que le pas lent et lourd de ses souliers ferrés sur les cailloux et le souffle d’une haleine haletante.

— Serait-ce bien lui ? me dis-je.

Et je m’élançai pour m’en assurer. Hélas ! c’était bien lui, mais ce n’était plus lui ; il me tendit les bras, laissant tomber sa zampogne, et il s’évanouit sur mes genoux.

Quand il fut revenu à lui :

— Couche-moi, me dit-il, je n’ai plus qu’à mourir ; la fièvre de Terracine m’a tué.

Le bon air fin des collines ne fit que donner plus de force au poison qui était entré dans ses veines avec les rayons du soleil des Maremmes. Nous l’ensevelîmes le troisième jour après son retour ; il ne me resta de lui que Hyeronimo, que je nourris plus de larmes que de lait.

C’est ainsi que nous ne restâmes plus que six à la cabane : notre vieille mère, qui ne comptait plus les années de sa vie que par les pertes de son mari, de ses frères, de ses sœurs, de ses filles mariées bien loin dans la plaine ; Antonio, que vous voyez déjà aveugle et ne pouvant plus sortir qu’avec son chien de la cabane, pour aller à la messe au monastère de San Stephano deux fois par an ; Hyeronimo, {p. 318}mon fils unique, et Fior d’Aliza, dont la mère était morte la semaine où elle était née ; c’était la chèvre blanche qui l’avait nourrie. Aussi voyez comme elle l’aime et comme elle a l’air jalouse quand Fior d’Aliza caresse son nourrisson, et comme elle frotte ses cornes contre son tablier. On dirait qu’elle est jalouse de l’amour de la mère pour l’enfant, et qu’elle regarde Fior d’Aliza comme son enfant à elle-même. Pauvres bêtes, allez ! allez vous êtes bien de la famille. Les parentés sont dans le cœur, monsieur ; il y a bien des chrétiens qui ne s’aiment pas tant que nous nous aimons, nous, le chien, la chèvre et les moutons, sans compter le Ciuccio, l’âne qui broute là, devant les chardons aux fleurs bleues du ravin.

Les deux enfants dont je devins la seule mère, puisque Fior d’Aliza n’en avait plus, furent nourris du même lait par moi et par la chèvre, et bercés dans le même berceau. De peur que les renards ou les écureuils ne leur fissent mal à terre, pendant que j’allais sarcler le maïs ou retourner les meules de foin dans le petit pré, je suspendais leur berceau sur la grosse branche basse et souple du châtaignier, et je m’en rapportais au vent pour les balancer doucement dans leur nid ; n’est-ce {p. 319}pas ainsi que font les oiseaux ? Moi, mes deux oiseaux n’avaient pas d’ailes ; je ne craignais pas qu’ils s’envolassent pendant l’ouvrage. Ils se ressemblaient tellement, qu’on ne connaissait pas la petite du petit autrement qu’à la couleur de leurs cheveux, quand ils me tendaient les bras pour que je leur donnasse le sein. Il n’y avait pas six mois d’âge entre eux deux, Hyeronimo étant né la même année que Fior d’Aliza avait vu le jour.

Je disais souvent à mon beau-frère Antonio :

« Remarie-toi donc pour donner une autre mère à ta fille  » ; mais il me disait toujours non. « Je lui donnerais bien, à elle, une autre mère, mais qui est-ce qui me donnerait, à moi, une autre femme ? »

Sa consolation était de ne jamais vouloir se consoler. Le chagrin qu’il nourrissait et les larmes qu’il ne cessait pas de répandre en pensant à sa pauvre belle femme morte, finirent par lui rétrécir le cœur et par le rendre aveugle, comme le voilà ; il ne pouvait presque plus travailler aux zampognes ; d’ailleurs on n’en commandait guère depuis que les Français dominaient à Rome et à Lucques ; les pifferari, joueurs de musette, ne sortaient plus des Abruzzes, et les Madones, aux coins {p. 320}des rues, n’entendaient plus de sérénades ni de litanies la nuit, aux pieds de leurs niches abandonnées. On n’entendait que la musique de cuivre des régiments, les tambours et le bruit de l’exercice à feu sur les remparts de Lucques et dans les plaines. Nous avions perdu notre gagne-pain en hiver, et mes faibles bras et les bras affaiblis du pauvre Antonio ne suffisaient qu’à peine à cultiver un peu de maïs et de millet, assaisonné de lait de chèvre pour les petits.… Qu’aurions-nous fait sans les châtaignes pour vivre, le pauvre infirme et moi ? Mais les châtaigniers nous nourrissaient tout l’hiver, les figuiers tout l’été ; nous faisions sécher les châtaignes au four et nous les conservions saines dans leur seconde écorce ; nous faisions cuire les figues au soleil, sur le toit de la cabane, et, saupoudrées d’un peu de farine de millet que je broyais moi-même dans le mortier, sous le pilon de pierre dure, elles se conservaient, comme les voilà encore, d’un automne à l’autre. Voyez, monsieur, quel bon goût elles ont ; on dirait du sucre ou des morceaux de miel de nos trois ruches, durcis dans leur cire.

 

Lamartine.

CXXVe entretien.
Fior d’Aliza (suite) §

Chapitre III (suite) §

LXVII §

{p. 321}Les deux enfants, quand ils furent sevrés, grandirent bien et se fortifièrent à vue d’œil à ce régime.

Fior d’Aliza commençait déjà à aller ramasser {p. 322}le bois mort, dans le petit bois de lauriers, pour cuire les châtaignes dans la marmite de terre, et Hyeronimo commençait aussi à remuer la terre pour y semer le maïs et le millet. Quant aux chèvres, aux moutons et à l’âne, ils se gardaient eux-mêmes dans la bruyère, et quand ils tardaient à se rapprocher, le soir le chien que j’envoyais dans la montagne me comprenait ; il les ramenait tout seul à la cabane ; ce bon chien était le père de celui que vous voyez couché aux pieds de son maître ; il l’a si bien instruit, qu’il nous sert comme son père ; c’est un serviteur sans gages, pour l’amour de Dieu.

LXVIII §

On pouvait encore mener doucement sa pauvre vie et bénir Dieu et la Madone dans cette condition ; je devenais vieille, Antonio était infirme, mais patient ; le temps coulait, comme l’eau de la source, entraînant sans bruit les feuilles mortes comme les années comptées dans sa course ; les {p. 323}enfants s’aimaient, ils étaient gais ; un frère quêteur du couvent de San Stefano leur avait appris, en passant, leur religion ; ils étaient aussi obéissants à moi qu’au vieil Antonio, et nous confondaient tellement dans leur tendresse, que la fille ne savait pas si elle était ma fille ou celle d’Antonio, et que le garçon ne savait pas dire s’il était mon fils ou celui du vieillard. C’étaient comme des enfants jumeaux, comme une sœur et un frère. Sans rien nous dire, nous nous proposions de les marier quand ils auraient l’âge et l’envie de s’aimer autrement.

Comment ne se seraient-ils pas aimés ? Ils ne voyaient jamais d’autres enfants de leur âge ; ils n’avaient qu’un même nid dans la montagne, et un même sang dans le cœur ; un même souffle dans la poitrine, un même air sur le visage ! Leurs jeux et leurs rires sur le seuil de la cabane, les jours de fête, en revenant de la messe des Ermites aux Camaldules du couvent, faisaient la gaieté de la semaine ; les feuilles des bois en tremblaient d’aise, et le soleil en luisait et en chauffait mieux sur l’herbe au pied du châtaignier.

Hyeronimo me rappelait tant mon mari par ses boucles noires, sous son bonnet de laine brune ! {p. 324}Antonio ne pouvait pas aussi bien voir sa fille à cause du voile qu’il a sur ses pauvres yeux ; mais quand il entendait les éclats de sa voix, à la fois tendre, joyeuse et argentine, comme les gouttes de notre source, quand elles résonnent en tombant des tiges d’herbes dans le bassin, il croyait entendre sa pauvre défunte, ma sœur.

— Comment est-elle ? me demandait-il quelquefois. A-t-elle un petit front lisse comme une coupe de lait bordée de mouches ?

— Oui, lui répondais-je, avec des sourcils de duvet noir qui commencent à lui masquer un peu les yeux.

— A-t-elle les cheveux comme la peau de châtaigne sortant de la coque, avant que le soleil l’ait brunie sur le toit ?

— Oui, lui disais-je, avec le bout des mèches luisant comme l’or du cadre des Madones, sur l’autel des Camaldules, quand les cierges allumés les font reluire de feu.

— A-t-elle des yeux longs et fendus, qui s’ouvrent tout humides comme une large goutte de pluie d’été sur une fleur bleue dans l’ombre ?

— Justement, répondais-je, avec de longs cils {p. 325}qui tremblent dessus comme l’ombre des feuilles du coudrier sur l’eau courante.

— Et ses joues ?

— Comme du velours de soie rose sur les devantures de boutiques d’étoffes à la foire de Lucques.

— Et sa bouche ?

— Comme ces coquilles que tu rapportais autrefois des maremmes de Serra Vezza, qui s’entrouvrent pour laisser voir du rose et du blanc, dentelées sur leurs lèvres, demi-fermées, demi-ouvertes, pour boire la mer.

— Et son cou ?

— Mince, lisse, blanc et rond comme les petites colonnes de marbre couronnées par des têtes d’ange, en chapiteau, sur la porte de la cathédrale de Pise.

— Et sa taille ?

— Grande, élancée, souple et arquée, avec deux légers renflements sur la poitrine, sous son corset encore vide.

— Ah ! Dieu ! s’écria-t-il, c’est tout comme sa mère à son âge, quand je la vis pour la première fois à ta noce avec mon frère, trois ans avant de la demander à votre mère. Et ses pieds ?

— Ah ! il faut les voir quand elle les essuie tout mouillés sur l’herbe, après avoir lavé les agneaux {p. 326}dans le bassin de la ravine : on dirait les pieds de cire de l’enfant Jésus, avec ses petits doigts, sur la paille de l’étable de Bethléem, que tu voyais, quand tu avais tes yeux, dans la crèche de Noël, au couvent des Camaldules.

— C’est encore comme sa mère, redisait-il en admirant et en pleurant, et cela continuait comme cela tous les soirs des dimanches.

LXIX §

— Ah ! c’étaient de bons moments, monsieur, et puis je lui répondais ensuite sur tout ce qu’il me demandait de mon pauvre et beau Hyeronimo, le vrai portrait en force de sa cousine en grâce : comme quoi sa taille dépassait de la main la tête de la jeune fille, comme quoi ses cheveux moins bouclés étaient noirs comme les ailes de nos corneilles sur la première neige ; comme quoi son front était plus large et plus haut, ses joues plus pâles et plus bronzées par le soleil ; ses yeux aussi fendus, mais plus pensifs sous ses sourcils ; sa {p. 327}bouche plus grave, quoique aussi douce ; son menton plus carré et plus garni de duvet ; son cou, ses épaules, sa taille plus formés.

— As-tu vu saint Sébastien tout nu, attaché à son tronc d’arbre, percé de flèches, avec des filets de sang qui coulent sur sa peau lisse et brune ?

— Oui.

— Eh bien ! on dirait mon fils quand sa chemise ouverte laisse voir ses côtes et qu’il s’appuie au châtaignier, en s’essuyant le front, au retour de l’ouvrage. J’ai bien vu des hommes, à la foire de Lucques et sur le quai de Livourne, déchargeant des felouques, mais je n’en ai point vu d’aussi beau, d’aussi fort, quoique aussi délicat ; c’est tout mon pauvre mari quand il partit, si peu de jours après m’avoir courtisée, pour ces fatales moissons des Maremmes !

Et voilà comme nous abrégions les dimanches à nous réjouir dans nos deux enfants, et tous les pèlerins qui passaient en montant aux Camaldules s’arrêtaient pour respirer sous le châtaignier de la montagne et disaient : « Le ciel vous a bien bénis ! il n’y a rien de si beau qu’eux à la ville. »

LXX §

{p. 328}Mais nous eûmes bien du malheur une fois, pour la trop grande beauté de Fior d’Aliza. Il arriva une bande de jeunes messieurs de Lucques qui allaient par curiosité, car vous allez voir que ce n’était pas par dévotion, au pèlerinage des Camaldules. Le malheur voulut que, dans ce moment-là, la petite sortait de laver les agneaux dans le bassin d’eau sombre, où vous voyez reluire le ciel bleu au milieu des joncs fleuris, au fond du pré, sous les lauriers ; elle s’essuyait les pieds, debout, avec une brassée de feuilles de noisetier, avant de remonter vers la cabane ; sa chemise, toute mouillée aux bras et collant sur ses membres, n’était retenue que par la ceinture de son court jupon de drap rouge, qui ne lui tombait qu’à mi-jambes ; ses épaules nues, partageant en deux ses tresses déjà longues et épaisses de cheveux, qui reluisaient comme de l’or au soleil du matin ; elle tournait çà et là son gracieux visage {p. 329}et riait à son image tremblante dans l’eau, à côté des fleurs, ne sachant pas seulement qu’un oiseau des bois la regardait.

LXXI §

Les pèlerins, surpris, s’arrêtèrent à sa vue et firent silence pour ne pas l’effaroucher, comme quand un chasseur voit un chevreuil confiant, seul au bord du torrent, à travers les feuilles. Ils se faisaient entre eux des gestes d’admiration en regardant la belle enfant.

— En voilà une de Madone ! s’écria un des plus jeunes de la bande.

— C’est la Madone avant la visite de l’ange, dit le plus vieux. Ah ! Dieu ! que sera-ce quand elle aura quinze ans !

LXXII §

{p. 330}— Elle n’en a que douze, messieurs, leur dis-je, pour les détourner de regarder plus longtemps la petite, craignant qu’ils ne lui fissent honte, en s’arrêtant plus curieusement sous l’arbre ; mais ils s’assirent au contraire, à la prière du plus vieux.

La petite, qui remontait les yeux à terre, sans défiance, ne les ayant ni vus ni entendus, rougit tout à coup jusqu’au blanc des yeux, en se voyant toute nue et toute mouillée devant des étrangers ; elle se sauva, comme un faon surpris, dans la cabane, et rien ne put l’en faire sortir, bien qu’elle se fût habillée derrière la porte.

LXXIII §

{p. 331}Les étrangers se parlèrent longtemps à voix basse entre eux, et me demandèrent ceci et cela sur notre famille. Je les satisfis honnêtement.

— Nous reviendrons, jeune mère, me dirent-ils, en me saluant poliment, et si vous voulez marier votre fille dans un an ou deux, nous la retenons pour mon fils, que voilà, et qui en est déjà aussi fou que s’il la connaissait depuis sept ans, comme Jacob. (C’était le chef des sbires de Lucques.)

— Ah ! que non, seigneur capitaine des sbires, lui répondis-je en riant, ma fille est verte, elle n’est pas mûre de longtemps pour un mari ; de plus, elle n’est pas faite pour un capitaine des sbires de la ville qui mépriserait notre humble famille, et puis elle est déjà fiancée en esprit avec son cousin, le fils de l’aveugle que voilà. Les deux enfants s’accordent bien ; il ne faut pas séparer deux agneaux qui ont été attachés par le bon Dieu à la même crèche.

{p. 332}Le capitaine fit un signe de l’œil à ses compagnons, et se retourna deux ou trois fois, en me disant adieu avec un air de dire au revoir.

Voilà tout ce qui fut dit ce jour-là.

LXXIV §

Je n’y pensais plus deux jours après, et je n’en parlais déjà plus à la maison, quand le jeune capitaine des sbires redescendit avec ses amis de l’Ermitage.

Cette fois, Fior d’Aliza, c’était un dimanche, revenait de la messe des Camaldules avec son cousin Hyeronimo, revêtu de ses plus beaux habits. Les derniers sons de la cloche d’argent des ermites résonnaient encore, comme une gaieté des anges, à travers les branches du châtaignier ; le soleil d’automne éblouissait dans les feuilles jaunes ; les châtaignes, presque mûres, tombaient une à une, avec les feuilles d’or, sur l’herbe court tondue par les brebis ; on entendait la cascade pleuvoir allègrement dans le bassin, et les merles siffler {p. 333}de joie en se frôlant les ailes et en se rappelant dans les lauriers. Il semblait qu’une joie sortait du ciel, de l’eau, de l’arbre, de la terre, avec les rayons, et disait, dans le cœur, aux oiseaux, aux animaux, aux jeunes gens et aux jeunes filles : « Enivrez-vous, voilà la coupe de la vie toute pleine. » Dans ces moments-là, monsieur, on se sentait, de mon temps, soulevé pour ainsi dire de terre, comme par un ressort élastique sous les pieds.

LXXV §

Les enfants le ressentirent et se mirent à danser, l’un devant l’autre, comme deux chevreaux, au pied du châtaignier, moitié dans l’ombre, moitié sous les rayons. Hyeronimo avait ses guêtres de cuir serrées au-dessus du genou par ses jarretières rouges, son gilet à trois rangs de boutons de laiton, sa veste brune aux manches vides, pendante sur une épaule ; son chapeau de feutre pointu, bordé d’un ruban noir, qui tombait sur {p. 334}son cou brun et qui s’y confondait avec ses tresses de cheveux ; sa cravate lâche, bouclée sur sa poitrine par un anneau de cuivre, sa zampogne sous le bras gauche qui semblait jouer d’elle-même, comme si elle avait eu l’âme des deux beaux enfants dans son outre de peau.

LXXVI §

Fior d’Aliza avait son riche habillement des dimanches, ses épingles de fer à bouts d’or traversant ses cheveux, son collier à trois rangs de saintes médailles, avec des reliques, dansant sur son cou ; son corset de velours noir sur sa gorgère rouge et évasée, que son jeune sein ne remplissait pas encore ; son jupon court, de laine brune, ses pieds nus, ses sandales à la main, comme deux tambours de basque, avec leur courroie. Ils dansaient ainsi de joie, pour danser, sans se douter seulement que le malheur les épiait sous la figure de ce capitaine des sbires et de ses amis, en habits noirs, derrière les arbres.

LXXVII §

{p. 335}— Allons, mon garçon, viens avec nous pour nous montrer les sentiers qui raccourcissent la descente vers Lucques, cria tout à coup à Hyeronimo le chef des sbires. Nous te donnerons une poignée de baïoques pour la récompense.

— Volontiers, messieurs, répondit gracieusement Hyeronimo en reprenant ses sandales ferrées et en jetant à terre sa zampogne, mais je n’ai pas besoin de baïoques pour rendre service ; nous sommes assez riches à la cabane, avec nos châtaigniers et notre maïs, pour donner aux pauvres pèlerins sans rien demander aux riches comme vous.

Il se mit à marcher gaiement devant eux en laissant la pauvre Fior d’Aliza, un pied levé, tout étonnée et toute triste de ne plus pouvoir continuer la danse, par un si beau matin d’automne.

LXXVIII §

{p. 336}De ce jour-là, monsieur, il n’y a plus eu une belle matinée pour nous.

Mais, excusez-moi, le reste est si triste, qu’une pauvre femme comme moi ne pourrait plus vous le raconter sans pleurer. Si vous en voulez savoir plus long, il faut que l’aveugle vous le raconte à son tour, ou bien Fior d’Aliza elle-même, car, pour ce qui concerne la justice qui vint se mêler de nos affaires et nous ruiner, Antonio comprend cela mieux que moi ; et, pour ce qui concerne l’amour avec son cousin Hyeronimo, rapportez-vous-en à la jeune sposa ; c’est son affaire à elle, et je ne crois pas que, de notre temps, on s’aimât comme ils se sont aimés…

— Et comme ils s’aiment, dit, en reprenant sa belle-sœur, l’aveugle…

— Et comme ils s’aimeront, murmura tout bas entre ses dents la fiancée.

Chapitre IV §

LXXIX §

{p. 337}L’aveugle, après avoir bu une goutte de mon rosoglio dans ma gourde, reprit le récit juste où la veuve l’avait interrompu

……………………………………………………………………………………………………………………………………………

— Quand Hyeronimo remonta de Lucques le soir, bien avant dans la nuit, à la cabane, il nous raconta que les messieurs de Lucques avaient été pleins d’honnêteté et de caresses pour lui pendant tout le chemin, qu’ils s’étaient arrêtés dans toutes les osteries des gros villages qu’ils avaient rencontrés pour s’y rafraîchir d’un verre de vin, d’une grappe de raisin, d’un morceau de caccia-cavallo, sorte de fromage dur et brillant, comme un caillou du Cerchio, et que partout on l’avait forcé de se {p. 338}mettre à table avec eux et de boire comme un homme, jusqu’à ce que les yeux lui tournassent dans la tête et la langue dans la bouche, comme pour le faire babiller à plaisir sur Fior d’Aliza, sa cousine ; sur Léna, sa tante ; sur l’aveugle et sur sa famille.

Le capitaine des sbires lui-même, un peu aviné, ne tarissait pas, nous dit-il, sur la beauté de Fior d’Aliza sortant tout échevelée de la grotte aux chèvres, s’essuyant les pieds à l’herbe, et les bras à la laine des petits agneaux qu’elle venait de laver. « Encore un ou deux printemps », disait-il tout bas.

LXXX §

Un vieux petit pèlerin tout mince et tout vêtu de noir, d’un habit râpé avec un rabat mal blanchi autour du cou et une plume à écrire derrière son oreille, l’écoutait en l’approuvant finement du sourire.

— Signor Bartholomeo del Calamayo, lui disait {p. 339}à l’oreille le capitaine à moitié gris, vous êtes mon ami ou vous ne l’êtes pas.

— Votre ami à tout faire, lui répondit le scribe. Commandez-moi, il n’y a rien à quoi je ne puisse réussir avec ma plume, comme vous avec votre espingole.

— Ceci ne sera pas œuvre d’espingole, mais de plumitif, reprenait le sbire, en lui passant le bras autour du cou et en le pressant contre sa poitrine. Jurez que vous me servirez pour découdre d’un coup de canif cette fiançaille entre ces enfants, qui ne savent pas même ce que fiançaille veut dire.

Jusqu’ici j’ai méprisé le mariage, je suis arrivé à quarante ans sans que mon cœur ait battu plus vite d’une pulsation à la vue d’une femme, veuve ou fille, contadine de village ou dame de la ville ; mais l’âge vient, je suis libre, je suis riche. Chacun à son heure, il faut faire une fin. Une belle fille à la maison, c’est une fin de l’homme ; la voilà mûre bientôt, et moi encore assez vert. C’est à San Stefano que je dois d’avoir changé d’idée. J’allais y chercher le bon Dieu et j’y ai trouvé le diable sous la figure d’un ange. Allons, Bartholomeo del Calamayo, arrangez-moi cela avec votre bec de plume ; je vois bien que ce sera difficile, si ces enfants {p. 340}savent déjà s’aimer ; mais vous en savez plus que l’amour, astucieux paglietta (chicaneur) que vous êtes ; imaginez-moi quelque bon filet de votre métier pour faire tomber cette chevrette des bois dans ma carnassière. N’ayez pas peur, Bartholomeo, mon compère ; l’argent, s’il en faut, ne vous manquera pas, le crédit non plus ; je suis l’ami du camérier du duc ; les juges de Lucques ne peuvent pas exécuter un de leurs arrêts sans moi ; le chef de la police du duché a épousé la fille de ma sœur ; tous les sbires de la campagne sont sous mes ordres ; c’est moi qui préserve contre les braconniers les chasses du souverain ; on m’aime et l’on me craint partout, là-haut et là-bas, comme un grand inquisiteur des forêts du duché. À nous deux, vous le chien quêteur, moi le tireur, ne rapporterons-nous pas au logis cette colombe aux pieds roses ?

Bartholomeo riait bêtement des joyeusetés dites à demi-voix par son ami le sbire ; les autres remplissaient et vidaient leurs verres avec moi. À la porte de Lucques, je leur ai souhaité felicis sima notte, et je les ai laissés regagner, tout trébuchant de fatigue et de vin, chacun leur porte.

LXXXI §

{p. 341}Nous ne fîmes pas beaucoup d’attention, les uns et les autres, à ces propos de buveurs ni à ces projets du dimanche que le lundi dissipe, et nous continuâmes à vivre en paix et en gaieté jusqu’après l’hiver.

Au printemps, la petite, qui touchait à ses treize ans, et qui avait grandi jusqu’à la taille de sa tante, commença à craindre de s’éloigner seule de la maison pour aller sarcler le maïs ou cueillir les feuilles de mûrier. Elle rencontrait souvent des inconnus dans le sentier du couvent, ou auprès de la grotte, ou sur le bord du bois de lauriers, ou même jusque sous le châtaignier, qui faisaient semblant de se reposer à l’ombre, en montant aux Camaldules ou en chassant dans la montagne.

Le capitaine des sbires cherchait, de temps en temps, à l’aborder sur le seuil de la maison, et il lui adressait des compliments qui la faisaient rougir et fuir. Elle avait peur sans savoir de quoi ; les {p. 342}yeux de cet homme ne lui plaisaient pas ; plus ils étaient tendres, plus ils l’effrayaient ; elle priait sa tante ou son cousin de ne jamais la laisser seule avec lui.

Quand il vit cela, il cessa, un certain temps, de rôder dans la montagne ; mais un jour que ma sœur était seule à la maison, parce que j’avais suivi Hyeronimo et Fior d’Aliza au ruisseau pour tondre les brebis et pour laver avec eux les toisons, un petit monsieur sec, mince et noir comme un homme de loi ou comme un huissier, entra dans la cabane en saluant bien bas et en présentant un papier à ma belle-sœur.

Elle ne savait pas lire ; elle pria l’étranger de mettre le papier timbré sur la huche, en lui disant que nous le ferions lire le lendemain par le frère camaldule qui passait deux fois par semaine pour porter les vivres au couvent.

— Il n’y a pas besoin, dit l’homme de loi ; appelez votre fils, votre frère et votre nièce, qui ne sont pas loin ; je vais vous lire la citation moi-même.

Nous remontâmes tout surpris. Hyeronimo reconnut la ressemblance de ce messager avec Bartholomeo del Calamayo, l’ami du capitaine des {p. 343}sbires, de l’année précédente, mais il ne fit pas semblant, et l’enfant garda sa pensée en lui-même.

LXXXII §

— Vous êtes bien, dit l’homme de loi à mon frère, Antonio Zampognari, fils de Nicolas Zampognari et d’Annunziata Garofola, vos père et mère ?

— Oui, dit mon frère.

— Et vous, me dit-il, vous êtes bien Magdalena Zampognari, fille de Francesca Bardi et de Domenico Cortaldo, vos père et mère, du village de Bel-Sguardo, en plaine ?

— Oui, répondis-je.

— Eh bien ! poursuivit-il d’une voix tranquille comme s’il nous avait dit bonjour, voici une citation des enfants et héritiers de Francesco Bardi et Domenico Cortaldo, représentants légitimes de la branche aînée des Zampognari, qui réclament, en vertu d’un jugement en bonne forme, le partage de la maison, domaine, eaux, bois et champs du domaine des Zampognari, leurs ancêtres, dont il {p. 344}ne vous revient que le quart, puisque vous, Antonio Zampognari, et vous, Magdalena Bardi, épouse de Felice Zampognari, vous ne représentez que le quart de la succession totale consistant dans le domaine habité et cultivé par vous. Ordre donc, ci-dessous, du tribunal souverain de Lucques de procéder au partage du domaine et du podere (métairie), et d’en remettre les trois quarts aux héritiers Bardi di Bonvisi, légitimes propriétaires du reste, se réservant, lesdits héritiers, de revendiquer contre vous, quand ils le jugeront opportun, leur part arriérée de jouissance des fruits dudit domaine, injustement retenus par vous et vos ascendants depuis l’année 1694.

LXXXIII §

Si les murs de la maison et le châtaignier qui la couvre s’étaient tout à coup écroulés sur nos têtes, nous n’aurions pas été plus atterrés que nous ne fûmes à la lecture de cette sommation, de rendre les trois quarts de notre domaine ; c’est comme si {p. 345}on nous avait demandé les trois quarts de notre vie à tous les quatre.

— Qu’avez-vous à dire ? nous demanda froidement, la plume en main et le papier sur le genou, l’homme de loi.

Nous nous regardâmes tous les quatre sans rien répondre ; que pouvions-nous répondre, monsieur ? Nous étions nés là comme le figuier, la vigne et les chèvres, sans savoir qui nous avait semés. Il n’y avait jamais eu, de père en fils, d’oncle en neveu, dans la famille, ni de titre de propriété, ni division, ni partage ; nous croyions que le domaine était à nous comme la terre est aux racines du châtaignier qui nous avait vus naître, ombragés et nourris depuis le premier jour ; l’habitude de vivre et de mourir là était notre seul acte de propriété.

Nous baissâmes la tête et nous dîmes à l’homme de loi qui venait nous retrancher les trois quarts du bien :

— Puisque les juges de Lucques, qui sont si savants, le disent, il faut bien que cela soit vrai. Nous ne voulons pas garder le bien d’autrui, n’est-ce pas ? Faites donc de nous ce que vous voudrez ; partagez le bien et les bêtes, pourvu qu’on nous laisse la cabane et le châtaignier, dont les racines sont dessous {p. 346}et dont les branches tombent sur le toit, et un chevreau sur trois, et mon pauvre chien qui les garde et qui me conduit quand je monte à la messe les dimanches ; et nos deux enfants, qui sont bien à nous, puisque c’est nous qui les avons nourris et élevés, et qu’ils s’aiment bien et qu’ils nous aident comme nous les avons aidés dans leur enfance. Nous vivrons de peu, mais nous vivrons encore. Qu’il soit fait selon ce papier, et le bon Dieu pour tous !

LXXXIV §

— Eh bien ! dit l’homme de loi, puisque vous n’en appelez qu’au bon Dieu, on vous enverra demain deux commissaires au partage qui limiteront votre quart d’avec les trois quarts revenant par le jugement aux Bardi de Bel-Sguardo ; j’oubliais de vous dire que, par un autre papier que voici, les Bardi, vos parents, ont vendu leurs droits sur l’héritage à Gugliamo Frederici, capitaine des sbires de la ville et du duché de Lucques ; c’est un brave {p. 347}homme avec qui vous pourriez vous accommoder et qui pourra, par charité, vous laisser le choix du quart du domaine qu’il vous conviendra de garder à vous, en réservant de faire valoir ses droits sur les intérêts accumulés, depuis que vous jouissez indûment de la totalité des revenus. Qui sait même si tout ne pourra pas s’arranger entre lui et vous, de bonne amitié ; l’homme est puissant et riche, et si vous y mettez de la complaisance, il n’y mettra peut-être pas de rigueur.

Là-dessus il nous remit les deux papiers, nous salua poliment et redescendit à Lucques.

LXXXV §

Nous restâmes muets et pétrifiés sur le seuil, comme les roches qui pleurent au bord de la caverne.

— Pourvu qu’ils nous laissent le châtaignier, les sept figuiers et les ceps de vigne dont nous faisons sécher les grappes, les figues et les châtaignes pour l’hiver ! dis-je à ma belle-sœur.

{p. 348}— Pourvu qu’ils nous laissent les chevreaux et leur mère que j’ai élevés, et dont le lait et les fromages nous nourrissent à leur tour ! dit-elle.

— Pourvu qu’ils nous laissent la fontaine, avec le bassin à l’ombre de la grotte, où je me vois dans l’eau en me baignant les pieds et en filant ma quenouille, comme une sainte Catherine dans un ciel d’église, quand je garde les brebis paissant sur le bord !

— Pourvu qu’ils nous laissent le chien de mon père pour me remplacer auprès de lui quand il sort en tâtant le terrain avec son bâton autour de la maison, je suis content ! dit Hyeronimo. J’irai m’engager tous les étés dans les bandes de moissonneurs de la campagne de Sienne, et peut-être de Rome ; je travaillerai pour nous quatre, comme quatre ; le soir, pendant que les autres se reposeront, je jouerai de la zampogna pour les pèlerins ou les pèlerines des saintes du pays ; ou bien je ferai danser dans les noces des riches métairies de la plaine de Terracine, et je rapporterai bien assez de froment ou assez de baïoques (monnaie du pays) pour vous nourrir et vous chauffer le reste de l’année.

— Est-ce que nous avons besoin de nous quitter {p. 349}pour bien vivre ? reprit Fior d’Aliza toute pâle (à ce que dit sa mère), comme si son cœur s’était arrêté de battre dans sa poitrine. Est-ce que la farine de châtaignes, quand je l’ai bien passée au tamis, bien séchée, bien pétrie avec de la crème de chèvre et bien cuite en galettes dans la cendre entre deux feuilles de châtaignier, n’est pas aussi bonne que le pain ou la polenta (galette de maïs dont se nourrissent les paysans d’Italie) ? Est-ce que le bois mort dans les bois de lauriers n’appartient pas à celle qui le ramasse, comme l’épi oublié à la glaneuse ? Nous n’aurons pas besoin qu’Hyeronimo aille gagner la mal’aria dans les eaux dormantes de la Maremme, dont on voit d’ici les brouillards traîner au bord de la mer comme des fumées d’enfer, n’est-ce pas ?

LXXXVI §

— Ah ! que tu as raison, dit ma belle-sœur à ma fille ; si mon pauvre mari avait pensé comme toi, je ne serais pas sans appui sur cette terre.

{p. 350}Je dis la même chose à Hyeronimo, et nous nous reconsolâmes comme nous pûmes le soir, en allant visiter, l’un sa fontaine, l’autre ses plants de maïs déjà en fuseaux et commençant à jaunir ; l’autre, ses ceps de vigne en fleur qui embaumaient jusqu’à la maison ; l’autre en comptant ses brebis et ses chèvres ; moi, en touchant le poil et les oreilles dressées de mon chien qui me léchait le visage et les mains, comme s’il avait compris à je ne sais quoi que nous avions besoin d’être consolés.

L’un disait : Ils nous laisseront ceci ; l’autre disait : Ils ne nous prendront pas cela. Fior d’Aliza prenait de la belle eau du bassin dans sa main, s’en lavait le visage et embrassait l’eau qui fuyait entre ses doigts roses, comme si elle avait dit adieu à la source.

Hyeronimo, en regardant ses belles tiges de maïs et en mesurant sa taille à leur hauteur, disait : S’ils nous les prennent, me rendront-ils les gouttes de sueur que j’ai versées sur leurs racines en les plantant dans ce sol si dur et si épierré ?

— Et nos écureuils de printemps, et nos corneilles d’hiver, et nos hirondelles d’été, et nos colombes et nos rossignols dans le bois de lauriers ou sur le châtaignier, nous les prendront-ils aussi {p. 351}et se laisseront-ils partager, comme le reste, entre le sbire et nous ? disait ma belle-sœur. À ces mots, elle voulait bien rire, mais elle avait comme une larme dans la voix, comme une goutte d’eau dans le goulot d’une gourde qui ne peut ni rester ni couler par le cou de la courge.

Moi, j’étais bien triste aussi, mais je me raisonnais en me disant, à part moi : Ils ne partageront du moins ni ma sœur ni sa fille, ni mon enfant, ni mon pauvre chien. Si tout cela me reste, qu’importe un peu plus ou un peu moins de mesures de terre sur une montagne ! Il y en aura toujours assez long et assez large pour recouvrir mes pauvres os quand j’irai rejoindre au ciel la céleste mère de Fior d’Aliza, à qui je pense toujours quand j’entends sa voix si claire dans les lèvres de l’enfant !

LXXXVII §

Le surlendemain, les commissaires-arbitres montèrent avec leur écritoire, leurs piquets et {p. 352}leurs compas, à la cabane ; nous ne voulûmes seulement pas voir ce qu’ils faisaient, tout cela nous fendait le cœur. L’avocat noir, mince et râpé, avec sa plume au chapeau, que mon fils Hyeronimo avait vu et entendu en guidant les pèlerins, l’année précédente, avec le capitaine des sbires, était auprès d’eux. Ma belle-sœur et les enfants me dirent qu’il avait l’air de compatir à notre chagrin et de s’excuser de représenter, dans l’opération, son ami le capitaine des sbires, mais qu’en dessous il avait plutôt l’air triomphant comme un homme qui a trouvé une bonne idée et qui s’en réjouit avec lui-même.

— Ne vous attristez pas, disait-il à ma belle-sœur, à sa fille et à Hyeronimo, le capitaine est de bon cœur ; il ne veut que ce qui lui revient, il ne poussera pas les choses à l’extrême ; il m’a chargé de vous ménager. Qui sait même si tout ce que nous allons déchirer ne pourra pas se recoudre, si vous êtes des gens accommodants et de bonne oreille ? Il est garçon, il est riche, il voudra se marier un jour ; vous avez une belle enfant qui pourra lui plaire. Eh, eh, eh ! ajouta-t-il en passant sa main noire d’encre sous le menton de Fior d’Aliza tout en larmes, comme elle a grandi, mûri et embelli, {p. 353}la petite chevrette du châtaignier ! C’est un bel avocat que vous avez là en herbe ; cet avocat-là pourra bien vous rendre plus qu’on ne vous enlève. Le capitaine n’a que d’honnêtes intentions ; n’aimeriez-vous pas bien, ma belle enfant, à changer cette robe de bure brune et ces sandales sur vos jambes nues contre de riches robes de soie, de fins souliers à boucles luisantes comme l’eau de cette cascatelle, et à devenir une des dames les plus regardées du duché de Lucques, où il y en a tant de pareilles à des duchesses ?

Il voulut l’embrasser sur le front. Fior d’Aliza se recula comme si elle avait vu le dard d’un serpent sous le bois mort.

— Je ne serai jamais que la fille de ma mère, la sœur ou la femme d’Hyeronimo, dit-elle entre ses dents ; et elle se sauva vers son cousin, qui n’avait rien entendu.

Il portait les paquets et les chaînettes des commissaires, comme saint Laurent quand il portait l’instrument de son supplice.

Ma belle-sœur rentra triste et pensive à la maison ; elle me raconta l’air et les propos de l’avocat. Nous commençâmes à nous méfier de quelque chose.

LXXXVIII §

{p. 354}Deux heures après, tout était fini ; les commissaires revinrent avec Hyeronimo, plus pâle, dit-on, qu’un mort ; ils nous lurent un acte de partage et de délimitation par lequel on nous retranchait de toute possession et jouissance les trois quarts du bien paternel. Dans ce retranchement étaient compris d’abord le champ défriché de maïs d’où nous tirions le meilleur et le plus sûr de notre nourriture, le bois de lauriers qui chauffait le four, la plantation de mûriers qui nous donnait la feuille pour les vers à soie (une once de soie avec quoi nous achetions le sel et l’huile pour toute l’année), enfin le petit pré avec la grotte, la source et le bassin où Fior d’Aliza lavait les agneaux et où pâturaient les brebis et les chevreaux. Hélas ! que nous restait-il, excepté la roche et les broussailles autour de la maison et la vigne rampante sur la pente de grès qui descend de la terrasse au midi vers le pré de la grotte !

{p. 355}— Encore la vigne ?

— Non, monsieur. Le terrain sur lequel nos pères l’avaient plantée et les vieux ceps tortus et moussus comme la barbe des vieillards ne nous restaient pas en propriété ; seulement les vieux pampres qui sortaient du terrain enclos de pierres grises, qui avaient grimpé de roc en roc jusqu’à la maison, et qui formaient une treille devant la fenêtre et un réseau contre les murs de la cabane et jusque sur le toit, nous restaient ainsi que les grappes que ces branches pouvaient porter en automne ; c’était assez pour notre boisson, car les enfants et ma belle-sœur ne buvaient que de l’eau, et je ne buvais du vin moi-même que quelques petits coups les jours de fêtes.

— Mais qu’est-ce qui vous restait donc ? demandais-je au vieillard aveugle.

— Ah ! monsieur, il nous restait le châtaignier, notre père nourricier d’âge en âge, et le vaste espace d’herbe fine et de mousse broutées qui s’étend sous son ombre et sur ses racines… C’est-à-dire, continua-t-il en se reprenant, que le châtaignier, principale source du revenu du domaine des Zampognari, avait été partagé en quatre parties par les arpenteurs arbitres : le tronc de l’arbre {p. 356}avec toutes les branches qui regardent le nord, le couchant, le matin, appartenaient au sbire, représentant de nos anciens parents ; ils pouvaient en faire ce qui leur conviendrait, même l’étroncher en partie s’il leur paraissait nuisible ; mais tous les fruits qui tomberaient ou que nous abattrions des vastes branches qui regardent le midi et qui s’étendent comme des bras sur la pelouse, sur la cour et sur le toit de la maison, étaient à nous. Il y en avait encore bien assez, tant il est gros et fertile, pour nous nourrir presque toute l’année, pourvu que le caprice ne prît pas aux propriétaires du fonds et du tronc de l’arbre de le couper. Mais il n’y avait pas de crainte ; car les trois quarts des fruits rapportent bien, bon ou mal an, pour eux soixante sacs de belles châtaignes : ils auraient ruiné leur propre domaine en l’abattant.

LXXXIX §

{p. 357}Nous nous contentâmes donc de ce partage ; que pouvions-nous dire ? Dieu est le maître d’ouvrir ou de rétrécir sa main à ses créatures ! On nous laissait encore le troupeau composé de cinq brebis, de trois chèvres avec leurs chevreaux et du chien que vous voyez là sur ses trois pattes, et qui a l’air d’écouter sa propre histoire dans la nôtre. Hyeronimo enfant l’avait appelé Zampogna, parce qu’il aimait la musique comme un pifferaro, et que toutes les fois que nous voulions le faire revenir avec les chevreaux du pâturage où il gardait les moutons, nous n’avions qu’à sonner un air de musette sur la porte.

Nous avions de plus le droit de faire pâturer les cinq moutons et les trois chèvres dans tous les steppes en friche, dans les bruyères incultes et dans les bois de lauriers, pourvu que les bêtes ne touchassent ni aux mûriers, ni au champ de maïs, ni à la vigne, ni à l’herbe du pré dans le ravin de {p. 358}la source ; nous pouvions aussi faire un sentier à travers le pré et aller puiser de l’eau, pour nous et pour les bêtes, à la source sous la grotte ; mais il nous était défendu de troubler l’eau du bassin en y lavant les toisons ; le beau bassin d’eau claire, où Fior d’Aliza se plaisait tant à se mirer à travers les branches de saule, ne devait plus réfléchir que les étoiles de là-haut. C’était pourtant notre étoile, à nous, et la source parut devenir sombre depuis que l’enfant ne s’y mirait plus à côté de son cousin.

XC §

Voilà, monsieur, comme tout fut fait par la volonté des juges de Lucques. Ces hommes s’en allèrent gaiement le soir, après leur opération finie, et nous restâmes tous les cinq sans nous dire un mot, jusqu’à la nuit noire, sur le seuil de notre porte. Chacun pensait, à part soi : « Qu’allons-nous faire ? » Fior d’Aliza pensait à son pré tout fleuri d’étoiles, de clochettes, de toutes sortes de {p. 359}fleurs dont elle ne ferait plus de couronnes pour la Madone, et dont elle ne rapporterait plus les brassées embaumées à l’étable des bêtes ; Antonio, à ses belles quenouilles de maïs barbues et dorées qui allaient être moissonnées par d’autres et pour d’autres que nous ; Magdalena, à ses vers à soie qui allaient mourir faute de feuilles de mûrier, et dont les cocons blancs et jaunes ne se dévideraient plus sur son rouet pendant les soirs d’hiver pour remplir de sel le bahut de bois de noyer au coin de l’âtre.

Moi, je pensais aux sacs de châtaignes que les cueilleurs de la plaine viendraient ramasser sous mes yeux au mois de septembre, et qu’ils emporteraient à Lucques, sans s’inquiéter s’il nous en resterait pour vivre sur les cinq branches réservées aux habitants de la maison.

Je pensais aussi à cette pauvre vieille vigne qui avait coûté tant de peine à cultiver, à nos pères et à nos mères, à ces ceps reconnaissants, comme s’ils avaient des cœurs humains, qui montaient de si loin pour embrasser la porte, la fenêtre, le toit, de leurs pampres les plus lourdes grappes. Pauvres ceps ! dont les racines ne seront plus à nous pendant que leurs feuilles, leur ombre et {p. 360}leurs grappes nous serviraient encore de si bas.

Quant aux sept figuiers, ils nous restaient tous les sept comme des arbres domestiques ; on n’avait pas pu nous en déposséder, parce que leurs racines étaient sous les murs de la maison ; c’était une bonne récolte qui n’était pas à dédaigner dans les années où la fleur des châtaigniers aurait gelé sous le givre ; les figues, séchées sur le toit dans les saisons chaudes, pouvaient bien remplir quatre sacs bien tassés ; c’était quasi de quoi nous empêcher de mourir de faim, en les faisant gonfler et cuire dans le lait des chèvres.

Nous nous couchâmes sans nous parler, de peur que le son de la voix de l’un ne fît pleurer l’autre, mais nous ne dormîmes pas, bien que nous en fissions le semblant. J’entendis toute la nuit chacun de nous se retourner dans sa couche et soupirer le plus bas qu’il pouvait, pour cacher son insomnie à la famille ; jusqu’au chien qui ne dormit pas cette nuit-là, et qui ne cessa pas de gronder ou de hurler du côté de Lucques, comme s’il avait compris que les hommes qui étaient partis par ce sentier n’étaient pas nos amis. Ah ! les bêtes, monsieur, cela en sait plus long que nous, allez ; celui-là vous le fera bien voir tout à l’heure.

XCI §

{p. 361}Dès qu’il fit jour, nous sortîmes tous ensemble, y compris les bêtes et le chien ; nous allâmes reconnaître de l’œil, aux beaux premiers rayons du soleil d’été rasant les montagnes, dont il semblait balayer les longues ombres et sécher la rosée, le dommage que la journée de la veille nous avait fait.

Hélas ! qu’on nous en avait pris long, et qu’il nous en restait peu. Comme Jephté, dans la Bible, monsieur, qu’on dit qui alla se pleurer elle-même sur les collines, nous ne pûmes nous empêcher de nous pleurer nous tous : Fior d’Aliza, sur son beau pré vert et sur les bords fleuris de son bassin au bord de la grotte, dont elle aimait tant la chute de la source, gaie et triste, dans le bassin ; Hyeronimo, sur ses tiges presque mûres de maïs, dont il embrassait des lèvres les plus belles quenouilles en leur disant adieu dans sa pensée ; Magdalena, dans la plantation des mûriers dont les feuilles ne {p. 362}gonfleraient plus son tablier pour les rapporter à ses petites bêtes fileuses comme elle ; moi, sous le châtaignier qu’on nous avait coupé en quatre sur le papier, dont nous n’aurions plus que l’ombre d’un côté, et ce que l’automne fait tomber par charité sur notre herbe, et dont je n’aurais pas même une branche en toute propriété, à moi, pour m’y tailler une bière !

XCII §

Les bêtes ne comprenaient pas pourquoi nous les retenions à côté de nous par les cornes ou par la laine, et pourquoi nous les empêchions de s’aller repaître, comme à l’ordinaire, dans le bois, dans l’herbe, sous les mûriers, dans les allées gazonnées de la vigne.

Après avoir bien regardé, bien soupiré et bien sangloté devant chacun de ces morceaux du domaine, qui étaient aussi des morceaux de notre pauvre vie, nous rentrâmes en silence dans le petit espace presque inculte qui nous était réservé, {p. 363}nous attachâmes les bêtes dans la cour herbeuse, à la porte de l’étable. Fior d’Aliza alla ramasser des herbes le long des sentiers qui n’appartiennent à personne ; Hyeronimo alla ramasser des branches et des fagots de feuilles dans les rejets de châtaigniers, sur les hautes montagnes du couvent, abandonnées aux daims et aux chevreuils.

Les deux enfants revinrent bientôt, chargés de plus d’herbes et de feuilles qu’il n’en fallait pour les cinq brebis et les trois chèvres ; mais la liberté manquait aux pauvres bêtes : elles nous regardaient et semblaient nous demander de l’œil pourquoi nous ne les laissions plus brouter et bondir à leur fantaisie dans le ravin et sur le rocher. Il fallut même aller leur chercher à boire comme à des personnes. Fior d’Aliza et Hyeronimo commencèrent à tracer, en descendant et en remontant, leur sentier étroit vers la source, dont le pré, la grotte et le bassin leur appartenaient tout entiers la veille.

XCIII §

{p. 364}Ce fut ainsi, monsieur, que notre vie se replia tout à coup comme un mouchoir qu’on aurait déchiré dans une large pièce de toile. Nous eûmes bien de la peine à nous y faire les premiers temps, et nos pauvres bêtes bien plus encore ; elles s’échappaient bien souvent de l’étable, de la cour, de la corde, des mains même de Fior d’Aliza pour courir dans le ravin, dans les mûriers, même dans la vigne.

Quand le fattore (le chef des métayers du capitaine des sbires) montait à la montagne, il y avait toujours quelques pampres traînants rongés par les chèvres dans les ceps, ou quelques maïs égrenés sur le champ, ou quelques branches pendantes des mûriers, effeuillées par les cabris.

Il nous injuriait quelquefois et nous menaçait toujours de faire tuer les bêtes si l’on venait à les surprendre hors de nos limites. Que pouvions-nous faire, que demander excuse et qu’offrir de {p. 365}réparer le dommage à nos dépens ? Nous recommandions bien à Fior d’Aliza de tenir de près ses chevreaux et de ne pas quitter de l’œil les animaux. Mais comme elle avait rencontré deux ou trois fois le capitaine des sbires qui cherchait à l’approcher, qui lui avait pris le menton et qui avait voulu l’embrasser sur ses cheveux, en lui demandant si elle voudrait bien devenir sa femme quand elle aurait ses seize ans ; et comme, malgré les honnêtetés de cet homme, elle en avait peur et répugnance, à cause de Hyeronimo et de nous, qu’elle ne voulait jamais quitter des yeux ou du cœur, la petite n’aimait pas à rester dehors toute seule loin de Hyeronimo et de nous ; c’est ce qui fait que les bêtes étaient moins bien gardées.

Quant à Hyeronimo, quand on lui parlait seulement du capitaine des sbires, il devenait pâle de colère comme le papier, et sa voix grondait en prononçant son nom, comme une eau qui bout dans la marmite de fer sur notre foyer ; pourtant, il ne lui souhaitait point de mal ; il était trop doux pour en faire à un enfant ; mais il voyait bien, sans que rien fût dit sur ce sujet entre nous, que cet homme puissant voulait nous enlever par caresse, par astuce ou par violence plus que le pré, {p. 366}la vigne, les mûriers ou notre part du châtaignier : c’est peut-être cela, monsieur, qui lui fit comprendre qu’il aimait plus que d’amitié sa cousine, et c’est peut-être aussi la peur du sbire qui apprit après à Fior d’Aliza combien Hyeronimo lui était plus qu’un frère.

Que voulez-vous, monsieur ? le chagrin mûrit le cœur avant la saison ; quand le ver pique le fruit et que le vent secoue la branche, le fruit véreux tombe de lui-même ; ils ne savaient pas ce que c’était que de s’aimer, mais la peur de se perdre faisait qu’ils ne pouvaient pas plus se séparer en idée que deux agneaux nés de la même mère et qui ont sucé leur vie au même pis et à la même crèche.

Ce fut bien là le malheur ; ces enfants s’aimaient trop pour que la fille devînt une grande dame de Lucques, et pour que le garçon fît une autre fortune que dans le cœur d’une fille des châtaigniers.

XCIV §

{p. 367}— Notre malheur, s’écria la belle sposa, en se jetant d’un bond sur le berceau de son enfant, en l’élevant dans ses deux beaux bras nus jusqu’au-dessus de sa tête, et en collant ensuite son charmant visage sur la bouche souriante de son nourrisson ; notre malheur ! Ah ! si Hyeronimo vous entendait comme je vous entends, père !… Et elle lui fit une délicieuse moue avec les lèvres.

Elle se rassit et se remit à remuer du pied le berceau du petit, toute rêveuse et toute rouge d’avoir laissé échapper ce cri de deux amours dans une seule voix.

XCV §

{p. 368}— Eh bien ! vous allez voir ce que nous eûmes à souffrir, ces pauvres innocents et nous, continua l’aveugle.

L’automne approchait, les grappes de la treille devant la porte et celles des pampres qui enlaçaient la maison et le toit, comme le filet du pêcheur enlace l’eau dans ses mailles, commençaient à rougir et à sucrer les doigts de Fior d’Aliza. Elle en cueillait çà et là une graine en passant sous les feuilles ; nous nous promettions une riche vendange pour la fin de l’automne, des raisin à sécher sur la paille et une petite jarre de vin sucré pour les fêtes de Noël et du jour de l’an dans le cellier.

Tout à coup Hyeronimo s’aperçut que les feuilles de la vigne jaunissaient et rougissaient comme des joues de malade, avant que les raisins eussent achevé de rougir ; que les branches se détachaient des murs comme des mains qui ne se retiennent {p. 369}plus par les ongles à la corniche, et que les grappes, elles-mêmes mortes, commençaient à se rider avant d’être pleines, et ne prenaient plus ni suc ni couleur dans les sarments détendus.

— Ô ciel ! dit-il, la vigne est malade ; les passereaux eux-mêmes ne becquètent plus les grappes, tant elles sont âpres ; une lune a passé par là.

— Allons voir, dirent ensemble les enfants, si la vigne, dans le champ, a pâli ou séché sous la même lune.

Ils y coururent et ils revinrent en pleurant, comme Adam et Ève qui sont en peinture là-haut aux Camaldules, quand ils virent pour la première fois mourir quoi ? un homme ? un animal ? un insecte ? non, une feuille !… quelque chose qui frémissait, mon bon Seigneur !…

La vigne, notre vigne à nous, n’était pas malade, elle était morte, morte pour toujours ; morte comme si elle n’avait jamais vécu. Ces belles larges feuilles qui étaient bien à nous, puisque leurs pampres nous avaient cherchés de si loin pour s’accrocher à nos tuiles sur le toit et à nos piliers de pierre devant la porte, et jusqu’aux lucarnes de la chambre haute de Fior d’Aliza, où elles se glissaient par les fentes du volet ; ces beaux sarments {p. 370}serpentant qui faisaient notre ombre l’été, notre gaieté l’automne, notre joie sur la table l’hiver, nous caressaient pour la dernière fois comme un chien qui meurt en vous léchant les pieds ; morts non pas pour tout le monde, monsieur, mais morts pour nous.

Une belle nuit, sans que nous nous en fussions doutés, le fattore (le métayer) du sbire propriétaire, prétendant que la sève, en montant jusqu’à notre cabane, appauvrissait la vigne-mère et stérilisait les ceps d’en bas, avait coupé à coups de serpes les vieux gros pampres serpentant qui nourrissaient nos sarments contre nos murailles, de sorte que le cep, lui, restait vivant dans la vigne basse, mais les rejets étaient morts désormais pour nous !…

XCVI §

Jamais je ne vous dirai le chagrin de la cabane à ces cris des deux enfants qui pleuraient ces berceaux de leur enfance, ces feuilles de leur ombre, ces grappes de leur soif, ce crépissage vivant et aimant {p. 371}de leur pauvre toit ; et les lézards qui couraient si joyeux parmi leurs feuilles ; et les merles qui picotaient si criards, comme des oiseaux ivres, les grains premiers mûrs ; et les abeilles qui bourdonnaient si allègrement dans les rayons du soleil entre les grappes plus miellées que le miel de leurs ruches ; et le soleil couchant le soir sur la haute mer, et la lune tremblante à terre, quand les pampres à travers lesquels elle passait tremblaient eux-mêmes au vent de la nuit ! Enfin tout ! tout ce qu’il y avait pour nous et pour eux de parenté, de souvenirs, d’amitié, de plaisir, d’intelligence entre ce treillage plus vieux que nous tous devant la maison.

— Oh ! les méchants ! s’écria tout le monde en sanglotant et en regardant mourir à petit feu nos chères tapisseries (sparterias) de vigne. Mais que pouvions-nous dire et que pouvions-nous faire ? Tous nos regrets ne ressouderont pas la branche au cep. Toutes nos larmes ne lui serviront pas d’autre sève ! Elle est morte et nous mourrons, il n’y a que cela pour nous consoler. Livrons les dernières grappes aux oiseaux, ces dernières feuilles aux chèvres, ces derniers sarments à notre foyer d’hiver ; morte elle nous servira encore tant qu’elle {p. 372}pourra, et nous bénirons encore ses dernières pousses. Et puis après ? Eh bien, après, nos murs seront nus contre le soleil et la pluie, il n’y aura pas d’ombre sur la porte, les oiseaux et les lézards s’en iront chercher leur plaisir ailleurs. Le padre Hilario ne s’assoira plus, en s’essuyant le front, sous la treille, et en suspendant ses deux besaces aux nœuds entrelacés du gros pampre ; qu’y pouvons-nous ? Le papier est le papier ; il ne parle pas pour s’expliquer ; d’ailleurs, il aurait beau s’expliquer, le mal est fait ; il ne ferait pas reverdir en une parole des pampres de trois cents ans. Il a dit : « La vigne est au sbire, la treille est à vous » ; mais il n’a pas dit que le propriétaire de la vigne n’aurait pas le droit de couper son pampre !

Un frisson nous prit à ces mots, nous pensâmes tous, et tous à la fois au châtaignier, notre seul nourricier sur la terre.

Dieu ! nous écriâmes-nous, le papier dit bien que les châtaignes tombant sur nous sont à nous, mais il ne dit pas que le propriétaire du tronc, des racines et des branches n’aura pas le droit de couper son arbre. Oh ! malheureux que nous sommes, si cela devait arriver jamais, que deviendrions-nous ?

XCVII §

{p. 373}À ces mots, nous entendîmes monter par le sentier de rochers polis, du côté de Lucques, le padre Hilario ; il suait et il soufflait comme une mule trop chargée qui a besoin qu’on la soulage, au sommet de la montée, de sa charge.

Le padre Hilario était le frère commissionnaire du couvent des Camaldules de San Stefano ; c’était un beau vieillard à grande barbe blanche ; une couronne de cheveux fins comme des fils de la Vierge, autour de sa tonsure, le rendait tout à fait semblable aux statues de san Francisco d’Assise, sur les murs du chœur des Franciscains de Lucques ; il était si vieux qu’il nous avait tous vus naître ; mais il n’était point cassé pour son âge, il était seulement un peu voûté par l’habitude de porter des besaces gonflées des cruches d’huile et des outres de vin du couvent, et de monter à pas mesurés les sentiers à pic de la montagne.

Notre cabane était à peu près à moitié chemin de la plaine aux Camaldules ; il avait l’habitude, depuis plus de quarante ans, de s’y arrêter un bon moment pour respirer et pour converser un instant {p. 374}avec les Zampognari ; il avait caressé les enfants, marié les jeunes filles, consolé et vu mourir les vieillards de cette cabane. Il n’était pas de nos parents, on ne savait pas même où il était né ; il y en a qui disaient qu’il avait été soldat sur les galères de Pise, prisonnier des corsaires à Tanger, échappé d’esclavage avec une Mauresque convertie sur une barque dérobée à son père ; qu’ils avaient été assaillis par une tempête, poursuivis par les pirates sur la Méditerranée, et que, dans le double danger de périr par la mer ou par la vengeance des Turcs qui allaient les engloutir ou les atteindre, ils avaient fait vœu à saint François, quoique amants, de se faire lui ermite, elle nonne, si saint François les sauvait miraculeusement du danger. Saint François avait apparu entre deux nuées sur le mât de leur frêle barque ; les pirates avaient sombré, le vent s’était calmé, la mer, aplanie comme un miroir ; et un courant invisible les avait portés sur le sable près de l’écueil de la Meloria, sur la côte toscane. Ils s’étaient embrassés pour la première et la dernière fois en ce monde, et ils étaient allés pieds nus, chacun de son côté, elle à Lorette, lui à San Stefano de Lucques, se présenter à la porte de deux couvents.

XCVIII §

{p. 375}Saint François, content de leur fidélité à accomplir leur vœu, les avait fait accueillir comme si on les attendait, elle comme sœur converse, lui comme frère servant, à la porte des Carmélites de Lorette et des Camaldules de Lucques. Ils ne devaient se rencontrer que dans le paradis.

Voilà ce que l’on disait dans les montagnes du père Hilario ; mais lui, il n’en disait jamais un mot dans ses entretiens avec nous ; on eût dit que san Francisco lui avait ôté la mémoire de ses amours ou qu’il lui avait mis le doigt du silence sur les lèvres ; il ne parlait jamais que de nous, des anciens de la cabane qu’il avait connus, des mariages, des naissances, des morts de la famille, de l’abondance ou de la rareté des châtaignes, du prix de l’huile pour les lampes du sanctuaire, et quelquefois des révolutions qui se passaient là-bas dans les plaines, à Florence, à Sienne, à Rome ou à Lucques.

« Mais cela ne nous regarde ni vous ni moi, disait-il toujours, en finissant ses entretiens et en reprenant ses besaces sur l’épaule, son rosaire à {p. 376}la main ; le flot des hommes ne montera pas si haut qu’où nous sommes ; il y aura toujours des neuvaines à l’autel des Camaldules et toujours des pifferari qui viendront acheter des zampognes pour prier devant les Madones ou pour faire danser aux noces des Maremmes. Allons notre chemin au ciel et sur ces montagnes, et que san Francisco bénisse la cabane comme le couvent. »

Puis il se remettait en route comme un Juif-Errant, et nous entendions son pas au bruit de ses sandales sur la roche, longtemps après qu’il avait disparu derrière les sapins.

XCIX §

Bien qu’il ne fût pas de nos parents (au moins, nous le croyions), le père Hilario nous aimait par une vieille habitude. Il s’étonna, ce jour-là, de nous trouver tout pâles et tout en larmes. Il ne savait rien de ce qui s’était passé depuis trois mois, qu’il n’était ni monté ni descendu par le sentier des Zampognari, ni des visites du capitaine des sbires, ni du procès de Nicolas del Calamayo, ni du partage du domaine revendiqué par les héritiers des Bardi, ni de la revente de leurs droits {p. 377}au sbire, ni des poursuites de cet homme puissant pour épouser, par ruse ou par violence, la belle enfant qui l’avait, par malheur, ébloui comme un soleil levant dans les yeux d’une taupe ; ni de tous nos champs confisqués avec leurs riches promesses de récoltes, ne nous laissant que le quart des châtaignes, les cinq brebis et les chevreaux pour subsistance ; ni enfin de l’abomination qu’on venait de nous faire, avec une si infernale malice, en tuant notre vigne sur notre propre mur, comme on aurait tué notre chien sur les pieds de l’aveugle pour le faire trébucher dans le précipice !

C §

— Oh ! quoi, dit-il, ils ont bien eu le cœur de couper les pampres qui montent innocemment de père en fils jusqu’à votre foyer !… Hélas ! c’est trop vrai, ajouta-t-il en levant les mains au ciel et en regardant les feuilles mortes qui n’avaient plus la force de supporter le poids de leurs lourdes grappes flétries. Se peut-il que la malignité des hommes aille jusque-là ? Ah ! que j’y ai passé de bons soirs à causer à l’ombre, avec vos braves pères, en buvant une goutte du bon jus de vos {p. 378}ceps et en bénissant san Francisco des dons de Dieu pour les cœurs simples ; mais à présent, continua-t-il, je ne repasserai jamais là sans maudire la perversité des méchants !… Mais non, ajouta-t-il en se reprenant, non, ne maudissons personne, même ceux qui nous font du mal ; plaignons-les, au lieu de les haïr. La pitié est la charité des persécutés envers les persécuteurs : c’est la seule vengeance qui plaît à Celui qui est là-haut. Prions pour eux ; n’est-ce pas plus malheureux d’être bourreau que d’être victime ?

CI §

C’est ainsi qu’il nous consola, en prenant part, par ses larmes, à la mort de notre treille, et qu’il tourna notre colère en miséricorde pour nos ennemis. Puis :

— Voyons donc, dit-il, ce fatal papier qui vous a dépossédés de l’héritage des Zampognari, que j’ai toujours cru aussi à vous que ce rocher est à la montagne, ou que cette mousse est à ce rocher. Je suis bien vieux, j’ai plus de quatre-vingt-dix ans d’âge ; qui sait peut-être si le bon Dieu ne m’a laissé vieillir ainsi inutile à moi et au monde, que {p. 379}pour rendre témoignage pour les pauvres Zampognari contre quelques traits de plume de scribe, qui cherche des procès pour gagner son pain dans des paperasses, comme l’écureuil cherche la noisette dans la mousse en retournant les feuilles mortes ? Donnez-moi ce papier : la première fois que j’irai encore à Lucques, je le ferai voir au professeur de droit Manzi, mon vieil ami.

Le père Hilario emporta le papier, et nous n’y pensâmes plus que pour pleurer notre vendange égrenée à terre ; les oiseaux du ciel eux-mêmes semblèrent la pleurer avec nous ; les passereaux, les grives, les colombes, les merles, quand ils s’aperçurent que les pampres noircissaient, que les feuilles tombaient en été comme après une gelée d’hiver, se réunissaient en tourbillon dans l’air au-dessus de la maison nue, et allaient et venaient comme des fous en jetant de petits cris désespérés ; on eût dit qu’un renard était entré furtivement dans leur nid et avait mangé leurs œufs pendant qu’ils étaient sortis de l’arbre.

CII §

Ainsi chaque jour resserrait notre pauvre vie ; {p. 380}mais ce fut bien pis, quelques semaines après, quand les quenouilles de maïs furent mûres et que la seconde récolte des feuilles de mûrier demanda à être cueillie. Tous les jours, comme si nous avions été des voleurs, des agents du sbire rôdaient ici et là dans nos alentours, épiant les chèvres et les moutons qui nous donnaient le lait et la laine dans notre pauvreté toujours croissante ; l’huile de la lampe, que nous entretenions dans la cabane, le soir, devant la Madone, ne pouvant plus en acheter à la ville, semblait leur faire envie ; ils prétendaient que Fior d’Aliza, sa mère et Hyeronimo, nous n’avions pas le droit d’aller cueillir les noisettes que nous pilions dans le mortier pour en tirer quelques gouttes. Ils disaient que ces noisettes des bois voisins et sans maître appartenaient bien aux écureuils, mais pas à nous ; ils ne voulaient pas non plus que nous ramassassions la mousse des steppes des voisins pour en faire des litières à nos bêtes, parce que, disaient-ils, la mousse tient chaud à la terre, et que cette terre n’était plus à nous. S’ils avaient pu, ils auraient confisqué le vent et interdit aux petites hirondelles de venir nous réjouir de leur babillage dans leurs nids cachés sous le rebord du toit. Mon Dieu ! avions-nous à souffrir ! Et cependant {p. 381}l’air est si bon ici sur ces cimes où la mal’aria n’ose pas monter.

Hyeronimo devenait le plus bel adolescent de toute la plaine de Lucques ; quant à Fior d’Aliza, la force de la jeunesse est telle qu’elle florissait d’autant mieux sous nos larmes qu’elle avait plus de peine, comme ces herbes du bord de la cascade, qui sont d’autant plus riches et d’autant plus rouges qu’elles sont plus souvent mouillées par l’écume et resséchées par le rayon de soleil. Elle chantait déjà sur la porte qu’elle avait encore une goutte de pleurs sur les cils des yeux. On dit qu’elle éblouissait tous les pèlerins, qui s’arrêtaient exprès pour lui demander une gorgée d’eau dans sa cruche. « Si les anges habitaient encore les hauts lieux, disaient-ils entre eux, en s’éloignant et en se retournant pour la regarder encore, nous dirions que ce n’est pas une fille de l’homme, mais une créature de lumière. » J’étais tout réjoui quand la mère de Hyeronimo, qui l’aimait comme sa fille, me rapportait ce qu’elle avait entendu ainsi de la bouche des passants. Hyeronimo s’en apercevait aussi tous les jours davantage ; il en était fier, mais aussi un peu jaloux. Il n’aimait pas que ces sbires rôdassent sans cesse ainsi autour de nos limites. {p. 382}Fior d’Aliza, toutes les fois qu’elle sortait pour mener les chèvres à la feuille, l’appelait pour l’accompagner ; avec lui, elle n’avait plus peur.

CIII §

Cependant, un matin qu’il était allé dénicher des œufs de faisan dans les bruyères au plus haut des montagnes, derrière l’ermitage des Camaldules, elle eut bien plus que peur, et nous avec elle, hélas !

Une bande de bûcherons de la plaine, armés de leurs grandes haches et de leurs longues scies d’acier pour abattre et débiter le bois dans les forêts, parut avec l’aurore au pied du gros châtaignier ; ils s’assirent en cercle autour des racines, aiguisèrent leur hache et leur scie sur des pierres de grès, débouchèrent leurs fiasques de vin, se coupèrent des tranches de pain et de fromage, et se mirent à déjeuner gaiement tout près de nous.

Je m’approchai timidement d’eux, et je leur demandai poliment qu’est-ce donc qu’ils venaient faire si haut et si loin dans une partie des montagnes où jamais la hache des bûcherons n’avait retenti depuis que le monde est monde.

{p. 383}— Vous allez le savoir, mon ami, me répondit une voix qu’il me sembla reconnaître à son accent de méchanceté hypocrite (ma belle-sœur, qui était accourue à son tour avec Fior d’Aliza, me dit vite que c’était celle du scribe Nicolas del Calamayo) ; vous allez le savoir à vos dépens. Dites adieu à votre arbre, il ne vous donnera ni ombre ce soir, ni châtaignes cet automne. Le propriétaire l’a vendu hier au maître de ces bûcherons, pour l’abattre et pour l’exploiter à son profit. Il m’a chargé de monter à sa place jusqu’ici pour leur livrer l’arbre et pour verbaliser contre vous si vous mettiez obstacle à la livraison.

— Comment si j’y mets obstacle ! m’écriai-je en me précipitant les deux bras ouverts et tendus devant moi pour me jeter entre l’arbre et la hache ; mais c’est comme si vous commandiez de ne pas m’opposer à ce qu’on enlevât ma tête aveugle de dessus mes épaules ! Cet arbre, monsieur, c’est autant que ma tête !… c’est plus que ma pauvre tête, ajoutai-je en pleurant ; c’est la vie de toute ma famille, c’est le père nourricier de ma sœur, de mon neveu, de ma fille et de moi ! Vous savez bien, vous qui avez apporté le papier qui nous a dépouillés de tout ce qui faisait vivre ici les Zampognari depuis {p. 384}les siècles des siècles, vous savez bien qu’on ne nous a laissé que ces trois grosses branches qui s’étendent de notre côté sur la pelouse et sur la maison qui nous restent ; vous savez bien que ces branches sont à nous, c’est encore assez, car l’arbre est si grand que ces seules branches, le quart de l’arbre, nous rempliront encore au moins huit sacs de châtaignes ; c’est juste ce qu’il faut pour quatre bouches, en économisant. Vous me tueriez plutôt contre le châtaignier que de vous laisser porter la hache sur son écorce ; si quelque chose est à nous sur la terre, c’est lui ! Oserez-vous nier que le papier des juges me réserve en jouissance tout le bois, toutes les feuilles, toute l’ombre, tous les fruits de ce côté ?

— Non, répondit l’homme de loi, je ne le conteste pas ; mais, de votre côté, oserez-vous nier que la propriété de l’arbre lui-même est au capitaine des sbires, et que, quand il aura fait de sa propriété ce qu’il a le droit d’en faire, votre droit tout conditionnel, à vous, ne subsistera plus ; car, puisqu’il est le propriétaire, il a le droit d’abattre l’arbre, et, le tronc une fois abattu, que deviennent les branches ?

 

Lamartine.

CXXVIe entretien.
Fior d’Aliza (suite) §

Chapitre IV (suite) §

CIV §

{p. 385}— J’avoue, monsieur, que je n’y avais jamais pensé et que je restai muet à cette réponse ; mais si ma parole ne pouvait repousser sa raison, toute ma vie en moi protestait contre cette iniquité de l’homme de loi.

{p. 386}Magdalena et Fior d’Aliza alors, qui n’avaient jamais, plus que moi, pensé seulement qu’on pouvait nous abattre le châtaignier sur la tête, ne cherchaient pas de raisons, mais des supplications contre cet homicide.

Tombées à genoux aux pieds de l’homme noir, elles levaient leurs mains vers ses mains, le conjurant de nous laisser vivre, et lui expliquant, ainsi qu’aux bûcherons, que nos quatre vies tenaient aux racines et aux branches de ce toit nourricier de leurs pères. Ah ! si vous les aviez entendues, monsieur, demander aux bûcherons avec quoi elles me nourriraient dans cette cabane, désormais sans le moindre champ à cultiver autour des murs ? sur quoi, elles coucheraient leur pauvre petit troupeau, dont les feuilles du châtaignier étaient la nourriture et toute la litière ? Il y avait de quoi fendre le tronc de l’arbre, mais non le cœur de l’homme de loi.

Cependant il faut être juste, les bûcherons semblaient attendris en voyant cette belle jeune fille, inondée de larmes jusqu’au bout des mèches de ses cheveux épars sur son sein d’enfant. Ils se regardaient entre eux, ils comprenaient cette misère, ils regardaient la masse, la magnificence et {p. 387}la verte vieillesse féconde de l’arbre ; ils détournaient le tranchant de leurs haches sur lesquelles quelques gouttes de leurs yeux tombaient silencieusement.

— Allons, à l’ouvrage ! dit l’homme de loi.

Les bûcherons semblaient hésiter à obéir : l’un dit qu’il ajuste le manche de sa hache, l’autre que les dents de sa scie ne mordent pas.

CV §

Pendant cette hésitation des bûcherons, Calamayo, l’homme noir, feignit de se laisser attendrir par les larmes de la mère et de l’enfant ; il tira un peu à l’écart Magdalena, et lui dit à voix basse quelques mots à l’oreille avec un faux air de bonté :

— Peut-être, lui dit-il, y aurait-il encore un moyen de sauver le châtaignier, si vous étiez une femme d’esprit et une mère raisonnable ? Le capitaine des sbires a le cœur sensible, quoiqu’il ait déjà la barbe un peu grise ; il est garçon, il est {p. 388}riche, il est ennuyé de vieillir seul, sans joie dans sa maison, sans enfant après lui pour hériter de ses scudi et de son domaine ; il a été ébloui, à ses voyages dans la montagne, de la beauté de votre fille et de son innocence. Qui sait, si vous lui envoyiez Fior d’Aliza, avec un panier de figues et de châtaignes à son bras, lui demander la grâce du châtaignier et des figuiers, s’il ne vous accorderait pas à cause d’elle la vie de l’arbre et même la restitution du domaine tout entier de vos pères ? Tout dépendrait de vous, j’en suis sûr ; on ne refuse rien à une sposa qui donne son cœur en échange d’un morceau de terre sur la montagne. Que dites-vous de mon idée ? Voyons, pensez un peu ; je vous donne pour réfléchir le temps que l’ombre de cette branche mettra à se replier jusqu’à ses racines.

CVI §

Magdalena resta immobile, pétrifiée, muette à ces paroles dont elle comprit bien la malice. L’idée {p. 389}de dépayser ma fille de la cabane où elle ne faisait qu’une avec nous trois ; l’idée de la séparer d’Hyeronimo, dont elle n’avait jamais été désunie depuis la mamelle qui les avait nourris l’un et l’autre ; l’idée de jeter cette âme, qui rayonnait semblable au soleil de tous nos matins sur notre fenêtre, comme un misérable tas de baïoques de cuivre à un étranger, en échange de la place qu’il nous laisserait ainsi pour végéter sur la montagne, lui souleva le cœur.

— Moi, monsieur, donner Fior d’Aliza pour quoi que ce soit, même pour ma pauvre vie en ce bas-monde ! Ah ! si c’est là le prix qu’exige le ciel pour nous épargner, qu’il nous tue tout de suite ; qu’il nous ensevelisse tous les quatre ensemble dans le tronc de l’arbre que ces bourreaux de bûcherons vont abattre sur nos têtes ! Mille fois plutôt mourir que de céder ma fille à cet homme dur ! Quand ce serait même le prince de Lucques, il n’aurait pas assez de son duché pour la payer à sa tante, à son père et à Hyeronimo ; c’est comme si vous me disiez qu’on va payer à quelqu’un le souffle de sa respiration ; quand la somme serait comptée, l’homme serait mort.

Elle fondit en larmes et elle devint rouge comme {p. 390}une feuille morte de notre treille coupée, de douleur et de honte de ce qu’on osait seulement lui faire une si offensante proposition.

CVII §

— Eh bien ! voilà l’ombre de la branche qui touche aux racines, dit Calamayo en la regardant d’un regard de cruelle interrogation. Allons ! à vos haches et à vos pioches ! cria-t-il aux bûcherons.

Ils levèrent leurs haches, et je les entendis retomber sur le tronc près des racines avec un bruit sourd, tout semblable au bruit des pelletées de terre pierreuse que j’entendis tomber sur la bière de mon frère et de ma jeune femme quand nous allâmes les ensevelir, il y a treize ans, là-haut, au cimetière des Camaldules ; les éclats d’écorce de bois volèrent sous l’acier jusqu’à nos pieds. Nous perdîmes la raison à ce bruit ; il nous sembla que chaque coup du tranchant des haches nous emportait un morceau de nos cœurs. Magdalena, Fior d’Aliza et moi, nous tombâmes à terre, et nous {p. 391}nous traînâmes sur nos genoux vers le châtaignier en lui faisant un rempart de nos mains étendues, en l’embrassant de nos bras, de nos poitrines, de nos bouches, comme si l’on avait voulu tuer notre père et notre mère.

Les bûcherons s’arrêtèrent, leurs haches levées, de peur de nous blesser en les laissant retomber contre le pied de l’arbre.

— Écartez ces misérables insensés, s’écria l’homme de loi, qui font violence à la justice !

CVIII §

À ces mots, il prit Fior d’Aliza par l’épaule et la jeta rudement en arrière sur une racine, où son front évanoui toucha rudement, et où la veine de sa tempe jeta quelques gouttes de sang qui rougit sa joue et ses beaux cheveux blonds ; puis, aidé par deux des plus robustes bûcherons, il repoussa violemment Magdalena et moi du tronc de l’arbre.

Pendant ce temps, il faisait signe aux autres de frapper plus fort sur l’entaille déjà ouverte dans {p. 392}le tronc du châtaignier, et les éclats de l’écorce et du bois saignant jonchaient l’herbe aux pieds des ouvriers.

Presque évanouis tous les trois de douleur et de la secousse qui nous avait précipités à terre, nous entendîmes les coups redoublés comme d’un autre monde, et le petit chien Zampogna, qui avait cessé d’aboyer, léchait, tout haletant, le sang rose sur la tempe de sa jeune maîtresse, Fior d’Aliza.

— Tenez, monsieur, on voit, à ce qu’on dit, encore la marque, ajouta l’aveugle en promenant le doigt sur la joue de la jeune sposa.

CIX §

À ce moment, continua-t-il, Hyeronimo, qui descendait des hauteurs des Camaldules avec un énorme fagot de genêts sur le cou, entendit les aboiements de Zampogna, les coups de hache des bûcherons, les voix larmoyantes de sa mère, de Fior d’Aliza et de moi ; à travers une clairière, il vit Calamayo et ses hommes qui nous arrachaient {p. 393}avec violence du tronc de l’arbre, et qui nous rejetaient sans pitié sur les pierres et sur les racines arrosées du sang du visage de sa cousine. Il jeta son fagot pour courir plus vite, et, tenant à la main le hacheron qui lui servait à couper les genêts et les bruyères pour le feu de l’hiver prochain, en trois bonds, avec de grands cris qui nous réveillèrent de notre demi-mort tous les trois, il s’élança entre nous, l’arbre et les bûcherons, et, brandissant sa hachette sur leurs têtes, il les écarta, tous étonnés et tous tremblants, à une certaine distance, groupés autour de Calamayo.

Sa fureur redoubla en voyant le sang de sa cousine. En deux mots, nous lui racontâmes la scène qui venait de se passer.

— Misérables lâches ! cria-t-il à Calamayo et à ses acolytes, vous n’aurez la vie du châtaignier qu’avec ma vie ! L’arbre est la vie de ma mère, de mon oncle, de ma cousine, de nos pères et de nos enfants ; tuez-nous tout de suite si vous voulez le tuer, mais vous ne le tuerez pas, moi vivant !

À ces mots, il s’approcha, avec un geste désespéré et pitoyable, les bras en l’air, de l’entaille déjà profonde de l’arbre, et, tout pâle de douleur, {p. 394}il pleura un moment en silence comme on pleure sur la blessure d’un homme mourant d’un coup de feu.

CX §

Cependant un dialogue terrible et menaçant s’était établi à distance entre Hyeronimo et Calamayo, abrité, contre le jeune homme, derrière le groupe armé de ses bûcherons.

— Vous êtes témoins, disait l’homme de loi, que ce jeune insensé s’est opposé avec violence, et une arme à la main, à l’abattement de l’arbre, et qu’il fait opposition à la justice. Nous cédons à ses menaces pour ne pas ensanglanter le débat, nous prenons acte de son délit et nous réservons les droits à l’exécution de l’ordre, auquel nous sommes délégués, pour les faire exécuter en leur temps par la force publique.

Calamayo et ses ouvriers se retirèrent après cette protestation en nous faisant des gestes et en poussant des clameurs de vengeance. Ma pauvre {p. 395}sœur, prenant la tête ensanglantée de Fior d’Aliza sur ses genoux, étancha le sang que sa chute sur la racine faisait égoutter de sa tempe. Hyeronimo alla puiser de l’eau dans le creux de ses deux mains pour laver et démêler ses beaux cheveux blonds, humides de sang et poudrés de terre.

Ce fut alors que nous pleurâmes tous les quatre, comme nous n’avions jamais pleuré. Hélas ! nous étions restés vainqueurs, grâce à l’apparition et au courage d’Hyeronimo.

L’entaille de l’arbre, quoique saignante, n’était pas mortelle : en plaquant de la terre humide sur la blessure et en la recouvrant de morceaux d’écorce reliés autour du tronc par des lianes, nous pouvions le guérir et vivre encore de ses dons d’automne tous les hivers ; notre petit troupeau de chèvres et de cabris nous alimenterait pendant la belle saison, nos figues sèches nous remplaceraient les raisins disparus avec la vigne ; mais nous ne nous dissimulions pas que le châtaignier n’avait pas longtemps à vivre, puisque le sbire et son conseiller avaient juré de nous réduire à la mendicité et de nous expulser par la faim de notre pauvre nid sur la montagne.

CXI §

{p. 396}Ma sœur nous raconta l’amour du capitaine des sbires pour sa belle enfant, la condition que l’avocat avait mise tout bas à la vie du châtaignier et à la restitution de nos petits champs, troqués contre la cousine d’Hyeronimo. À cette confidence, Hyeronimo, sans rien dire, devint plus rouge et plus resplendissant de colère contenue, que quand il s’était jeté, sa hachette à la main, seul contre dix hommes armés. Fior d’Aliza ne le vit pas, mais elle devint pâle comme un linge et se colla convulsivement contre le sein de sa mère.

Quant à moi, je mis ma tête aveugle entre mes deux mains, sur mes genoux tout tremblants, et je pressentis confusément de grands malheurs. Hélas ! pourquoi ces seigneurs pèlerins de Lucques nous avaient-ils découverts dans notre pauvre cabane, et pourquoi Fior d’Aliza les avait-elle éblouis, comme une étoile dans un ciel de nuit, sur nos montagnes, éblouit l’œil et fait rêver à mal le berger !

CXII §

{p. 397}Ces pressentiments n’étaient que trop fondés, monsieur ; pourtant nous fûmes bien tranquilles pendant un certain temps après l’événement du châtaignier ; nous guérissions avec beaucoup de soins sa blessure, comme vous voyez ; tous les jours Hyeronimo et Fior d’Aliza apportaient au pied de l’arbre des mottes de terre humide, enlevées au bord de la grotte, pour rafraîchir l’arbre et pour le panser comme on panse un malade. Nous nous flattions qu’on nous avait oubliés là-bas, dans ce coin de rocher, où nous ne faisions point d’autre mal que de respirer, de nous aimer et de vivre.

CXIII §

Mais l’amour d’un débauché qui a vu une innocente, et qui pense l’emmener dans sa maison, est {p. 398}un charbon ardent qui brûle la main et qui ne laisse pas dormir celui qui ne craint pas Dieu plus que le feu dans ses veines. La maudite beauté de l’enfant ne sortait plus de l’œil du sbire. Il avait résolu, par les conseils de Calamayo, sans doute, de nous entraîner dans la misère, d’éteindre notre foyer, de nous contraindre à aller mendier notre pain dans les rues de Lucques, de nous y ramasser ensuite comme des vagabonds, de nous jeter, ma sœur et moi séparément, dans un hôpital, de forcer Hyeronimo à s’expatrier dans les Maremmes ou sur quelque felouque de pêcheur ; de faire enfermer, à cause de sa jeunesse et de sa beauté, Fior d’Aliza dans un couvent, pour l’y faire élever en dame et pour l’épouser ensuite comme par charité, grâce à l’abbesse qui était sa parente et sa complaisante.

Le frère Hilario, qui connaissait la malice du monde de la ville, nous a raconté ensuite toute la chose ; mais encore, de quoi pouvions-nous douter ? Et quand même nous nous serions doutés de quelque complot de ce genre, comment pouvions-nous nous en défendre ? Nous n’avions de notre côté que la Providence ; mais il y a des temps où elle se cache comme pour épier jusqu’où va la patience {p. 399}des bons et la perversité des méchants. En ce temps-là, elle paraissait nous avoir entièrement oubliés.

CXIV §

Un jour que nous étions sans défiance, ma sœur auprès de sa quenouille sur le seuil de la cabane ; moi occupé à tresser des nattes de sparteria avec des joncs devant la porte, assis au soleil ; Hyeronimo à retourner les figues qui séchaient sur le toit ; Fior d’Aliza et le chien, à garder ses chèvres et ses chevreaux, bien loin derrière les châtaigniers, dans les bruyères qui touchent à notre ancien champ de maïs, sa chèvre entraîna par son exemple ses chevreaux à descendre du rocher dans le maïs et à brouter les mauvaises herbes entre les cannes déjà mûres ; cela ne faisait aucun mal, monsieur, car les feuilles des cannes étaient déjà jaunes et sèches, et les chevreaux ne les mordillaient seulement pas ; le petit chien Zampogna s’amusait innocemment à courir à travers les cannes après les alouettes, {p. 400}et à revenir tout joyeux vers Fior d’Aliza qui lui jetait des noisettes pour les lui faire rapporter dans son tablier.

Tout à coup, cependant, voilà qu’elle s’aperçut que les chèvres s’égaraient, par habitude, hors de la bruyère, sous les châtaigniers qui étaient à nous ; elle lança de la voix et du doigt le petit chien après les animaux pour qu’il les ramenât, comme il avait coutume, à leur devoir. Mais, au moment où Zampogna atteignait la chèvre et ses petits et aboyait autour d’eux pour les faire sortir du maïs, voilà six coups de feu qui résonnent comme des tonnerres derrière les sapins, de l’autre côté du champ, et trois sbires, leurs fusils fumants à la main, qui sortent avec de grands cris de la sapinière et qui se jettent comme des furieux à travers les cannes.

La chèvre laitière était tombée morte du coup, sur le corps d’un des deux chevreaux blancs qu’elle allaitait ; l’autre, blessé d’une chevrotine au cou, tout près des oreilles, perdait tout son sang et était venu se réfugier, par instinct, entre les pieds nus de Fior d’Aliza ; le petit chien, une jambe de devant à demi coupée par une balle, hurlait, en traînant sa jambe, derrière elle ; la pauvre petite, atteinte {p. 401}elle-même de quelques gros grains de plomb qui avaient ricoché, aux deux bras, jetait des cris déchirants, non sur ses blessures qu’elle ne sentait pas, mais sur le carnage de sa chèvre, de ses chers chevreaux et du pauvre Zampogna ; elle courait vers nous en emportant le chevreau expirant sur son sein, suivie de Zampogna qui marchait sur trois pattes et qui arrosait l’herbe de son sang.

CXV §

À ces coups de feu, à ces cris, à cette vue, monsieur, nous nous étions tous levés en sursaut, comme à un coup de feu du ciel, pour courir au-devant de notre enfant ; la mère nous devançait les bras tendus, les cheveux épars ; moi-même je courais au bruit sans mon bâton, comme si j’y avais vu clair, à la seule lueur de mon cœur ; Hyeronimo, s’élançant du toit d’un seul bond, avait décroché du mur, en passant, l’espingole de son père, qui n’avait pas été déchargée depuis sa mort ; il courait comme le feu du ciel au secours de Fior {p. 402}d’Aliza, à la fumée des six coups de feu, flottant comme un brouillard sur les cannes de maïs. Arrivé à quelques pas de sa cousine, à la vue de son sang et à la voix du sbire, il avait tiré au hasard son coup de feu sur ces assassins ; un d’eux, soutenu par ses compagnons, s’enfuyait avec eux frappé d’une balle à l’épaule.

— Scélérat ! criaient-ils en s’éloignant, dernière portée d’un nid de brigands ! tu as été pour ton malheur plus adroit que tu ne croyais l’être. Va ! tu t’es tué toi-même en frappant notre sergent : vie pour vie, sang pour sang ; ce sera ton premier et dernier crime.

Et nous les entendîmes, cachés par les sapins, casser et couper des jeunes tiges pour en faire un brancard sur lequel ils emportèrent leur camarade mourant à la ville.

CXVI §

Nous étions si troublés des blessures aux bras de la jeune fille, de la mort de tout notre pauvre {p. 403}troupeau, notre nourricier, et de la jambe coupée du pauvre chien, mon seul guide dans la montagne, que nous ne pensâmes seulement pas que ces hommes pouvaient remonter en force, après avoir laissé leur sergent blessé ou mort à leur caserne et déposé en justice contre nous. D’ailleurs, qu’avions-nous à nous reprocher que d’avoir rendu feu pour feu, en défendant la vie ou en vengeant le sang de notre innocente contre des assassins qui l’avaient frappée en traître, et qui avaient répandu un sang plus pur que celui d’Abel ?

Le chevreau qu’elle portait encore, la tête renversée sur son épaule, expira sur ses genoux en entrant à la maison. Hyeronimo arracha avec ses dents les six gros grains de plomb qui étaient entrés sous sa peau, aussi tendre qu’une seconde écorce de châtaigne ; sa mère lava les filets de sang qui en sortaient et pansa ses bras avec des feuilles de larges mauves bleues, retenues sur la blessure avec des étoupes fines.

Hyeronimo arrêta le sang que perdait Zampogna en entourant l’os de sa pauvre jambe coupée d’une terre glaise, et en retenant cette terre humide autour de l’os nu avec une bande arrachée de sa manche de chemise. Vous voyez que la pauvre petite {p. 404}bête est bien guérie, monsieur, dit l’aveugle en m’indiquant de la main le petit chien, aussi alerte que s’il avait eu ses quatre jambes, et, une fois guéri, il m’a conduit tout aussi bien dans les plus mauvais pas avec ses trois pattes qu’avec quatre.

Un boiteux, monsieur, ajouta-t-il en souriant et en caressant de la main la soie de Zampogna, n’est-ce pas assez pour un aveugle ?

Cependant je vis une larme mouiller ses yeux sans regard, en caressant son ami estropié, le pauvre Zampogna.

CXVII §

— Quelle nuit nous passâmes ! monsieur. Magdalena, debout, allant sans cesse écouter si Fior d’Aliza respirait aussi doucement qu’à l’ordinaire ; Hyeronimo, le chien sur sa poitrine, pour l’empêcher de faire un mouvement qui dérangeât son appareil de terre et de chanvre ; moi, assis contre la porte avec le chevreau mort entre mes pieds, {p. 405}pensant à la chèvre et à la nourriture de la maison qui avait tari pour jamais avec sa mamelle percée de balles ! Qu’allions-nous devenir avec de l’eau au lieu de lait pour assaisonner nos châtaignes sèches et nos figues coriaces ? Comment soutiendrions-nous tous les quatre notre pauvre vie ? Nous n’avions plus ni raves, ni maïs, ni goutte de vin, plus rien que les salsifis sauvages, les chicorées amères et l’oseille acide, qui poussaient çà et là dans les lagunes humides aux creux des hautes montagnes ; il ne restait plus un seul baïoque de notre dernière récolte de soie, depuis que les mûriers donnaient leurs feuilles au fermier du sbire ; et puis comment sortirais-je pour aller à la messe, le dimanche, aux Camaldules, si le pauvre Zampogna, que j’entendais respirer en haletant, venait à ne pas réchapper de son coup de feu ? Ah ! Dieu préserve mon pire ennemi d’une nuit comme celle que nous passâmes entre ces deux désastres de la cabane ! Il n’y avait que l’innocente Fior d’Aliza qui dormait, quoique blessée, aussi tranquillement que l’agneau qui a laissé de sa laine dans les dents du loup.

CXVIII §

{p. 406}Tout étourdis que nous étions par les événements de la journée, et tout abattus par la terreur qui nous enlevait jusqu’à la pensée du lendemain, cependant nous ne pouvions pas attendre le grand jour pour soustraire Hyeronimo au danger qui le menaçait et aux menaces que les sbires avaient proférées en s’éloignant.

— Il faut te sauver aux Camaldules, lui dit sa mère ; tu appelleras du pied du mur, le frère Hilario, et tu le supplieras de t’ouvrir la chapelle où le bandit de San Stefano a vécu jusqu’à quatre-vingt-dix ans dans un asile inviolable à tous les gendarmes de Lucques, de Florence et de Pise, protégé par la sainteté du refuge. Les dimanches, après la messe, nous irons, ton père, Fior d’Aliza et moi, te porter ton linge et ta nourriture de la semaine.

— Bénie soit l’idée de ta mère, m’écriai-je en embrassant Hyeronimo, qui pleurait en regardant {p. 407}sa cousine endormie.… Allons, courage, mon pauvre garçon, lui dis-je ; le seul moyen de les revoir et de nous revoir tous dans de meilleurs jours, c’est de suivre le conseil de ta mère ; c’est l’âme de ton père qui l’inspire. Ne perds pas un instant ; embrasse-nous et recommande-toi à Dieu et à ses saints. Voilà la lune qui se baigne déjà à moitié dans la mer de Pise, pour laisser place au soleil ; tu n’as plus qu’une demi-heure de nuit pour monter invisible, à travers les bois, aux Camaldules. Si le sbire que tu as blessé est mort, les sbires seront ici en même temps que le jour. La vengeance des hommes irrités est matinale.

En parlant ainsi je tenais le loquet de la porte de la cabane pour le pousser dehors, tout en pleurant comme lui ; sa mère et sa cousine, réveillées par le bruit de mes sanglots et des siens, sanglotaient de leur côté dans l’ombre. Un dernier rayon de la lune, à travers les feuilles mortes de la vigne, éclairait ces mornes adieux ; les bras se détachaient pour se resserrer encore.

CXIX §

{p. 408}Ah ! elle en a entendu, cette nuit-là, des lamentations, cette voûte, ajouta avec force l’aveugle ; elle en a entendu autant que le jour où les cercueils de ma femme et de mon frère furent cloués à nos oreilles par le marteau du fossoyeur des Camaldules ! Quatre cœurs qu’on arrache à la fois les uns des autres, ça fait du bruit autant que quatre planches qu’on scie et qu’on cloue pour ensevelir quatre vies !

Eh bien ! monsieur, ce n’était rien que cette séparation de quelques jours ou de quelques années, avec l’espérance de se revoir à travers les barreaux de la chapelle du refuge des Camaldules tous les dimanches, et de se dire, de la bouche et des yeux, ce qui chargeait le cœur. Le malheur était plus près que nous ne pensions. À peine avais-je posé le doigt sur le loquet et entrebâillé la porte, sans rien entendre, excepté le vent de l’aurore pleurant doucement dans les branches des sapins, que la {p. 409}porte, cédant violemment aux épaules de douze ou quinze soldats embusqués, muets autour de la cabane, me renversa tout meurtri jusque sur la cendre du foyer ; et ces soldats, s’engouffrant dans la chambre et faisant résonner les crosses de leurs carabines sur les dalles, se jetèrent sur Hyeronimo, le précipitèrent à leurs pieds dans la poussière, et lui lièrent les mains derrière le dos avec les courroies de leurs fusils ; ils lui attachèrent une longue chaînette de fer à une de ses jambes, comme on fait à la bête de somme aux bords des fossés pour la laisser paître sans qu’elle puisse pâturer plus loin que sa chaîne ; puis, le relevant de terre à coups de pieds et à coups de crosses :

— Marche, brigand, lui crièrent-ils, on va te confronter avec le cadavre de ta victime, et tu ne pourriras pas longtemps dans le cachot qui t’attend. Et quant à toi, petite couleuvre aux écailles luisantes, dis adieu à ton trou dans les racines du châtaignier, tu n’y resteras pas longtemps ; les religieuses de la maison des novices ne tarderont pas à t’envoyer prendre pour te donner une éducation moins sauvage. Pour toi, misérable taupe de rocher, et pour ta vieille Parque de sœur, ne vous inquiétez pas de votre pain ; il y a des hôpitaux dans le {p. 410}duché pour les aveugles et pour les veuves sans secours, et deux grabats ne vous y manqueront pas pour mourir.

CXX §

En nous jetant ces insultes pour consolation, ils chassèrent devant eux Hyeronimo enchaîné, dont les anneaux de fer résonnaient sur les roches, sans nous permettre même de l’embrasser pour la dernière fois. Je les suivis de l’oreille et du cœur aussi longtemps que je pus entendre le bruit des pas de l’escorte. Magdalena, étendue à terre sur le seuil de la porte, mordait l’herbe et les pierres en appelant éperdument son fils.

Hélas ! il était déjà bien loin sur le chemin de la mort et il ne pouvait entendre la voix de sa mère.

À moi, du moins, ma fille me restait. Je voulus rentrer dans la maison pour m’assurer, en la touchant sur ses cheveux, que je n’étais pas sans Providence sur la terre ; depuis le grand cri qu’elle avait jeté en se roulant sur le pavé, quand on avait {p. 411}terrassé et enchaîné son cousin, nous n’avions pas entendu seulement soupirer dans la cabane. À la faible lueur de jour naissant qui me reste dans les yeux, j’étendis la main du côté où je l’entendais remuer, pour démêler, comme à l’ordinaire, ses beaux cheveux avec mes doigts, et pour approcher de son front ma bouche.

Jésus Maria ! miséricorde ! monsieur, qu’est-ce que je devins ? Je devins pierre comme la statue de la femme de Noé quand, au lieu de tomber sur ses belles tresses de soie blonde qui partaient du faîte de son front et qui se déroulaient jusque sur ses deux épaules, je sentis sous ma main une tête toute ronde et tout frais tondue, qui cherchait à se dérober à mon attouchement comme quelqu’un qui a honte et qui baisse le visage ; je crus rêver. Ma main glissa du front sur le cou ; ce fut bien une autre surprise, monsieur : au lieu de cette douce peau blanche d’enfant qui caressait la main comme une feuille lisse et fraîche de muguet, quand je touchai ses épaules à l’endroit où elles sortent du corsage de laine, je sentis le rude poil velu d’une veste de bure, comme celle des pifferari des Abruzzes, et, en descendant plus bas vers la taille, une ceinture de cuir à boucles de {p. 412}laiton, de larges braies et de grosses guêtres boutonnées sur des souliers ferrés qui résonnaient comme des marteaux sur l’enclume.

CXXI §

Je poussai un cri de surprise et d’horreur ; la mère accourut, se signa et tomba à la renverse à l’aspect de ma fille ainsi défigurée. La pauvre enfant, surprise dans sa mue, tomba de son côté, à demi habillée, sur le bord du lit, couvert de sa robe, du corsage et des cheveux qu’elle venait de dépouiller.

Un grand silence remplit la cabane.

— Malheureuse ! qu’as-tu fait et que voulais-tu faire ? m’écriai-je, en même temps que sa tante Magdalena levait les bras en l’air pour s’étonner et se désespérer.

La jeune fille fut longtemps sans répondre ni à moi ni à sa tante ; elle tenait sa tête entre ses mains et se cachait les yeux avec les belles tresses {p. 413}coupées de ses cheveux d’or, qui dégouttaient de ses larmes.

Parle donc ! mais parle donc ! lui dîmes-nous à l’envi.

Chapitre V §

CXXII §

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{p. 415}Mais ici, monsieur, il faut qu’elle nous dise elle-même ce qui s’était passé dans sa tête et dans son cœur si soudainement, en voyant son cousin traîné à la mort par les sbires, et tout ce qui se passa ensuite entre elle et lui à Lucques après que nous fûmes séparés les uns des autres pendant ces six mortels mois, plus longs que toute une vie d’homme.

Allons, Fior d’Aliza, continua-t-il en s’adressant à la jeune et rougissante sposa, conte au seigneur ton idée en faisant ce que tu fis, et comment la grâce de Dieu a tout fait tourner, malgré tant de transes, au profit de l’amour. Regardez ce bel enfant de trois mois qui dort, tout rose, sur sa coupe {p. 416}blanche et toujours pleine ; c’est pourtant un fruit d’une veille de mort. Qui le dirait à le voir.

La jeune mère regarda en dessous le visage endormi de son beau nourrisson et sourit de souvenir en s’envermeillant de pudeur ; puis elle raconta, sans lever une seule fois les yeux, et comme par pure obéissance à son père, ce qu’on va lire. Cela sortait de sa bouche sans chaleur, sans exclamation, sans style, sobrement, simplement, sans bruit, sans couleur, comme la lumière sort de la lampe quand on l’allume. Le crépuscule, qui commençait à tomber et à assombrir l’air dans la cabane, la vêtissait d’une brume de Rembrandt, dans l’angle, entre l’âtre et la fenêtre ; ce demi-jour, presque nuit, rassurait sa timidité un peu sauvage ; et puis on voyait qu’elle attendait quelqu’un à chaque minute (c’était Hyeronimo), et qu’elle avait besoin de parler fiévreusement de lui et d’elle pour dévorer par des paroles l’amoureuse impatience de ce cher retour.

Quant à l’enfant, il continuait à dormir sur le blanc oreiller, pendant que la jeune femme allait raconter comment il était venu au monde, entre deux rosées de sang et de larmes.

CXXIII §

{p. 417}— Faut-il tout dire au seigneur étranger ? demanda froidement Fior d’Aliza.

— Oui, dis hardiment tout, répondit la mère ; il n’y a point de honte à s’aimer quand on s’aime honnêtement comme toi et lui.

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CXXIV §

— Je ne savais pas que j’étais amoureuse d’Hyeronimo, dit-elle un peu honteusement alors, et comment l’aurais-je su ? Nous n’étions pas deux, {p. 418}nous n’étions qu’un, moi et lui ; lui et moi, c’était tout le monde. Pour savoir si on aime quelqu’un, il faut comparer ce qu’on éprouve pour celui-là avec ce qu’on ressent pour un autre. Il n’y avait jamais eu d’autre entre lui et moi, tellement, ma tante, que lui et moi ça ne faisait pas deux ; et comme aussi nous n’avions jamais été séparés ni même menacés d’être désunis l’un de l’autre, nous ne pouvions pas savoir combien il y avait de lui dans moi et de moi dans lui, et combien il manquerait tout à coup de moi en moi et de lui en lui si on venait jamais à nous arracher d’ensemble.

Aidez-moi donc, ma tante ; je ne sais pas dire, je m’embrouille dans lui et dans moi sans pouvoir les démêler dans mes paroles, comme je n’aurais pas su les démêler dans notre inclination l’un pour l’autre ; enfin, c’est comme si mon cœur avait battu dans son sein, et comme si son cœur avait battu dans ma poitrine, ou plutôt, non, ce n’étaient pas deux cœurs, c’était un seul cœur en deux personnes. Tellement, mon père et ma tante, dit-elle en se tournant à demi vers eux, que vous croyez que c’est moi qui suis ici seule avec vous ; eh bien ! pas du tout, il y est tout entier avec moi ; je le vois, je le sens, je l’entends, je lui parle. De {p. 419}même que ses gardiens là-bas croient qu’il est seul enchaîné sur le banc de sa galère ; eh bien ! non, j’y suis tout entière avec lui et en lui, aussi présente que vous croyez me voir ici, dans la cabane ; c’était, c’est encore et ce sera toujours ainsi. L’amour, à ce qu’il paraît, est un mystère.

Tout cela n’est que pour vous dire que je ne me doutais seulement pas que j’aimais d’amour Hyeronimo, et que lui non plus ne se doutait pas qu’il m’aimait d’amour jusqu’au moment où les sbires, en l’emmenant à la mort, nous apprirent que l’un ne pouvait pas respirer sans l’autre. Ni Dieu ni ses anges n’y pouvaient trouver à redire, n’est-ce pas, puisque nous étions aussi innocents que ces deux gouttes de lait qui se fondent en une seule goutte en tombant du bout de mes deux seins sur les lèvres du petit innocent que voilà ?

L’image dont cette naïve jeune mère ne soupçonnait pas même la candeur ne fit sourire ni l’aveugle, ni la vieille tante, ni moi ; tout était pureté dans cette bouche pure, vierge d’âme, quoique avec son fruit d’innocence sur son sein.

CXXV §

{p. 420}— Aussi, vous le savez bien, mon père, et vous, ma tante, nous n’avions jamais deux volontés, lui et moi. Quand il me disait : Allons ici ou là, j’allais ; quand je l’appelais, il venait partout où j’avais fantaisie d’aller moi-même ; nous ne savions jamais qui est-ce qui avait pensé le premier, mais nous pensions toujours la même chose : à la source, pour puiser l’eau de la maison ; sur les branches, pour battre les châtaignes ; aux noisetiers, pour remplir lui sa chemise, moi mon corset de noisettes vertes ; au maïs, pour sarcler les cannes ou cueillir les grains jaunis par l’été ; à la vigne, aux figuiers, pour couper les grappes ou pour sécher les figues mûres ; à l’étable, pour traire les chèvres, pendant qu’il les tenait par les cornes ; dans le ravin, où il y a l’écho de la grotte, pour nous apprendre à remuer les doigts sur les trous du chalumeau de la zampogna, à chercher à l’envi l’un de l’autre des airs nouveaux dans l’outre du vent {p. 421}qui s’enflait et se désenflait de musique sous notre aisselle ; ici, là, enfin partout, toujours deux, toujours ensemble, toujours un ! Quand vous en appeliez un, mon père ou ma tante, il en venait toujours deux, car votre appel ne trouvait jamais l’un sans l’autre.

CXXVI §

Ce fut ainsi jusqu’à l’approche de mes quatorze ans ; jusque-là, ni moi ni lui nous n’avions senti le moindre ombrage l’un de l’autre ; nous nous regardions tant qu’il nous plaisait dans le fond des yeux, sans que le regard de l’un troublât le moins du monde l’œil de l’autre, pas plus que le rayon de midi ne trouble l’eau de la grotte quand il la regarde à travers les feuilles du frêne, et qu’il la transperce jusqu’au fond, sans y voir seulement sombrir autre chose que son image. Nous nous regardions quelquefois ainsi par badinage jusqu’à ce que l’eau du cœur nous montât de fatigue dans les yeux ; mais cette eau était aussi pure que celle de la grotte au soleil.

CXXVII §

{p. 422}Cependant, peu de temps avant le malheur du châtaignier blessé, du troupeau tué, du plomb sur mes bras et du coup de fusil tiré innocemment par Hyeronimo pour me défendre contre les sbires, je commençais à changer sans savoir pourquoi, à n’être plus si bonne, si gaie et si prévenante qu’à l’ordinaire avec le pauvre garçon, à l’éviter sans raison, à trembler comme d’un frisson quand j’entendais son pas ou sa voix, à rentrer à la maison pour filer à côté de ma tante quand j’aurais pourtant mieux aimé à être dehors au soleil ou à l’ombre auprès de lui, à me retirer toute seule avec mes chèvres et mes moutons dans les bruyères les plus écartées, à me cacher derrière les oseraies au bord de l’eau courante et à regarder sans voir je ne sais quoi dans le ruisseau le jour, ou dans le firmament le soir. J’étais bien aise qu’il ne sût pas où j’étais, et bien fâchée de ce qu’il ne venait pas me surprendre ; le moindre saut d’un petit poisson {p. 423}hors de l’eau, la moindre branche d’osier qu’un oiseau faisait tressauter en s’envolant me faisaient tressaillir ; quelquefois même je pleurais sans savoir de quoi, puis je riais quand il n’y avait pas sujet de rire ; enfin une quenouille emmêlée de contradiction, quoi ! tellement que je ne me comprenais pas moi-même, et que ma tante disait à mon père, qui ne m’entendait plus si folâtre : « Ne t’inquiète pas, mon frère, c’est la mue. L’oiseau fait ses ailes, la chevrette fait ses dents, l’enfant fait son cœur. » Et je les entendais rire tout bas.

CXXVIII §

Mais Hyeronimo, qui ne comprenait rien à mes changements, à mes silences et à mes éloignements de lui, paraissait lui-même malade de cœur et d’humeur, de la même fièvre et de la même langueur que moi ; à mon dépit, il semblait à présent moins me chercher que me fuir ; il ne me regardait plus en face et jusqu’au fond du regard comme auparavant ; il frissonnait comme la feuille du tremble {p. 424}quand, par hasard, il fallait que sa main touchât la mienne en jetant les panouilles de maïs dans mon tablier ou en retournant les figues dans le même panier sur le toit ; nous ne nous parlions plus que de côté, quand il fallait absolument se parler pour une chose ou pour une autre, et pourtant, nous ne nous haïssions pas, car, à notre insu, nous étions aussi habiles à nous chercher qu’à nous fuir, tellement qu’on aurait dit que nous ne nous fuyions que pour nous retrouver, et que nous ne nous retrouvions que pour nous fuir.

Je me disais : « Est-ce que je ne l’aime pas ? Mais qu’est-ce qu’il m’a fait pour le haïr ? » Ou bien : « Est-ce qu’il ne m’aime pas ? Mais qu’est-ce que je lui ai fait pour qu’il me haïsse ? »

Ce fut le temps où je me cachai de ma tante elle-même pour m’habiller, toute seule, derrière la porte de la maison, les dimanches, et où je me regardai pour les premières fois dans le morceau de miroir cassé encadré dans le mur contre la cheminée. Il semblait que je voulusse me faire belle pour mon ange gardien, car, quand les pèlerins passaient par hasard près du châtaignier, et qu’ils regardaient, en se parlant entre eux, mon visage, cela me faisait honte au lieu de me faire plaisir ; ce {p. 425}n’était pas pour eux que je désirais voir mes cheveux reluire comme de l’or au soleil.

CXXIX §

Pourtant je vis bien qu’Hyeronimo n’avait rien contre moi quand il s’élança à mon secours, comme un saint Michel dans le tableau, contre les sbires, et qu’il tira, à la vue de mon sang, son tromblon contre la gueule de six fusils braqués sur sa poitrine. Je dois même dire que je me réjouis en moi-même de voir couler mon sang sur mes bras, puisque ces grains de plomb qu’il m’arracha de la peau avec ses dents lui étaient entrés plus avant qu’à moi dans le cœur.

Mais hélas ! mon père et ma tante, le moment où les sbires l’enchaînèrent, le lendemain, là, sur le plancher, et l’entraînèrent à la prison de Lucques en l’accablant d’outrages et de menaces de mort, m’en apprit bien vite plus que je n’en aurais su en trois ans. Je sentis que mon cœur s’en allait tout entier avec lui et que la chaîne de fer qui lui garrottait {p. 426}les membres me tirait en bas aussi fort que si j’en avais été garrottée moi-même.

Ce ne fut point une illusion, monsieur, je le sentis comme je vous vois ; ce fut comme un poids qui fait, bon gré mal gré, trébucher une balance. Je sautai du lit, à demi-nue, et je me dis : « Ils en tueront deux ou je l’arracherai de leurs mains ; allons !… » Son ange gardien était entré en moi, il avait pris ma figure.

CXXX §

Ma tante et mon père étaient dehors de la porte à écouter les pas des sbires qui entraînaient Hyeronimo dans la nuit ; je m’habillai dans l’ombre, mais, quand je me vis à moitié habillée, avec mes cheveux longs et bouclés, mal retenus par l’aiguille à la pointe de clou au sommet de la tête, avec ma veste brodée de vert sur la poitrine, mes bras nus sortant de ma chemise, mes manches de drap tombant vides le long de mon corps, ma jupe courte, mes pieds nus dans mes sandales pailletées qui me {p. 427}couvraient à peine les ongles des doigts, j’eus peur, et je me dis : « Que vas-tu faire ? On te ramassera à la porte de la ville ou dans la boue des rues comme une balayure de fille, et l’on te jettera dans un égout de Lucques pour y pourrir avec celles qui ont vendu leur honneur, et à quoi lui serviras-tu alors, soit pour la vie soit pour la mort ? Tu auras déshonoré son nom et celui de ta mère, voilà tout !

Mon Dieu ! que faire ? Et je me mis à pleurer et à prier Dieu en retombant, la tête sur mon lit, noyée dans mes larmes.

En la relevant pour me renverser en arrière, dans mon désespoir, voilà qu’une idée me frappe le front, comme une chauve-souris quand la lumière de la lampe l’éveille et lui fait frôler les ailes contre mes cheveux.

CXXXI §

Sans délibérer seulement une minute, j’arrache de mon corps les habits de femme, j’ôte mes bras {p. 428}de mes manches, mes pieds de mes sandales, je prends au clou de la cheminée les grands ciseaux avec lesquels nous tondions la laine de nos moutons au printemps, quand nous avions encore notre petit troupeau à l’étable. Je me coupe les cheveux sur les tempes, sur le front, sur le cou jusqu’à la racine, et j’en jette les poignées sur mon lit ; le coffre où ma tante conservait les habits, les guêtres, les souliers, le chapeau, la zampogne de son pauvre jeune mari défunt, me frappe les yeux au pied du lit de Magdalena ; je l’ouvre, j’en tire convulsivement toutes ces hardes presque neuves : la chemise de toile écrue, avec la boucle de laiton à épingle qui la resserre comme un collier au-dessous de la poitrine ; les larges chausses de velours qui se nouent avec des boutons de corne au-dessous du genou ; la veste courte à boutons de cuivre, les souliers à clous, les longues et fortes guêtres de cuir qui en recouvrent les boucles et qui montent jusqu’au-dessus des genoux ; le chapeau de Calabre, au large rebord, retombant sur les yeux, à la tête pointue, avec sa ganse de ruban noir et ses médailles de la madone de Montenero, qui pendent et qui tintent autour de la ganse. En un moment, je fus revêtue de tout cet habillement, {p. 429}tantôt un peu trop court, tantôt un peu trop large pour ma taille ; mes mains, adroites et promptes comme la fièvre qui me battait dans les tempes, les ajustèrent si vite et si bien sur mes épaules, à ma ceinture, à mes jambes, à ma tête, à mes pieds, qu’on aurait dit que je n’en avais jamais revêtu d’autres, et qu’ils avaient été taillés pour moi.

Puis, prenant au fond du coffre la zampogne qui dormait silencieuse depuis sept hivers, dégonflée et vide, auprès des habits de son maître, j’en passai la courroie autour de mon cou et je la pressai du coude sous mon bras gauche, de manière à ressembler trait pour trait à un jeune pifferaro des Abruzzes, qu’on écoute au pied des croix et des niches des villages, et à qui on ne demande pas d’où il vient.

Ma tante et mon père vous diront que nous nous étions appris dès notre tendre âge, Hyeronimo et moi, à jouer aussi bien l’un que l’autre de cet instrument, et que mes doigts connaissaient les trous du chalumeau aussi bien que les doigts de l’organiste des Camaldules connaissent, sans qu’il les regarde, les touches obéissantes de son orgue.

Je m’étais dis en moi-même, en m’habillant :

{p. 430}Prends aussi la zampogne, cela te servira de contenance, de gagne-pain, de passeport, et, qui sait, peut-être de salut, à la recherche de Hyeronimo dans la ville ; car le son, c’est plus pénétrant encore que les yeux, cela perce les murs, et si je ne puis pas le voir, par hasard, il pourra m’entendre !

Enfin, ce fut une inspiration de quelqu’un de ces chérubins qu’on voit jouer de leurs harpes dans les voûtes peintes du dôme des églises, sans doute, preuve que le ciel même se plaît à la musique des pifferari, qui jouent le mieux la prière de leurs cœurs, des pauvres vieillards ou des pauvres enfants, sur leurs instruments.

Ainsi travestie, je poussai doucement la porte au crépuscule du matin, espérant que mon père et ma tante, éloignés du seuil de la maison ou endormis dans les larmes, ne s’apercevraient pas de mon dessein.

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CXXXII §

{p. 431}Mais ils ne dormaient pas, et ils étaient assis en silence, à la claire lueur des étoiles, sur le banc qui touche à la porte.

Le bruit du loquet fit tourner la tête à ma tante ; elle me reconnut et poussa un cri de surprise et de désespoir, qui fit jeter, sans savoir pourquoi, le même cri d’horreur à mon père aveugle.

Elle lui dit que je me sauvais, et dans quels habits !

Ils se jetèrent tous les deux, les bras étendus, entre la porte et le chemin pour me retenir ; je tombai évanouie entre leurs bras.

Ils me reportèrent ensemble sur mon lit dans la cabane ; et quand ma tante vit mes beaux longs cheveux coupés comme une toison d’agneau, jetés sous ses pieds au bord du lit, elle jeta de tels cris qu’ils réveillèrent les corneilles sur les branches du châtaignier.

Elle dit tout à mon père.

{p. 432}— Folle enfant ! s’écrièrent-ils d’une même voix, et que prétendais-tu faire en te détruisant ainsi et en te sauvant tu ne sais pas où ? Et, en abandonnant ton père et ta tante, sais-tu seulement où les sbires ont emmené ton cousin ? et pour un enfant que nous avons perdu, veux-tu nous faire perdre encore le seul enfant que Dieu nous laisse ?

CXXXIII §

— Je leur dis alors, comme on parle dans le délire de la fièvre, tout ce qu’on peut dire quand on a perdu sa raison et qu’on n’écoute rien de ce qui combat votre folie par des raisons, des caresses ou des menaces, que mon parti était pris ; que si Hyeronimo devait mourir, il valait autant que je mourusse avec lui, car je sentais bien que ma vie serait coupée avec la sienne ; que des deux manières ils seraient également privés de leurs deux enfants ; que, vivant, il aurait peut-être besoin de moi là-bas ; que, mourant, il lui serait doux de me charger au moins pour eux de son dernier soupir et de {p. 433}prier en voyant un regard de sœur le congédier de l’échafaud et le suivre au ciel ; que la Providence était grande, qu’elle se servait des plus vils et des plus faibles instruments pour faire des miracles de sa bonté ; que je l’avais bien vu dans notre Bible, dont ma tante nous disait le dimanche des histoires ; que Joseph dans son puits avait bien été sauvé par la compassion du plus jeune de ses frères ; que Daniel dans sa fosse avait bien été épargné par les lions, enfin tant d’autres exemples de l’Ancien Testament ; que j’étais décidée à ne pas abandonner, sans le suivre, ce frère de mon cœur, la chair de ma chair, le regard de mes yeux, la vie de ma vie ; qu’il fallait me laisser suivre ma résolution, bonne ou mauvaise, comme on laisse suivre la pente à la pierre détachée par le pas des chevreaux, qui roule par son poids du haut de la montagne, quand même elle doit se briser en bas ; que toutes leurs larmes, tous leurs baisers, toutes leurs paroles n’y feraient rien, et que, si je ne me sauvais pas aujourd’hui, je me sauverais demain, et que peut-être je me sauverais alors trop tard pour assister le pauvre Hyeronimo.

CXXXIV §

{p. 434}En parlant ainsi, je m’efforçais de m’échapper violemment des bras de mon père et de ma tante. Leurs sanglots et leurs larmes affaiblissaient la résistance qu’ils opposaient à mes efforts.

— Eh bien ! tu me passeras donc sur le corps ! s’écria mon père en se couchant sur le pas de la porte.

À la vue de mon pauvre père aveugle étendu ainsi sur le seuil et qu’il me fallait franchir pour voler sur les pas de mon frère, les forces me manquèrent ; je crus voir un sacrilège, et je tombai à mon tour à genoux et les bras étendus autour de son cou ; ma tante, de son côté, se précipita tout échevelée sur nos deux corps palpitants, en sorte que nous ne formions plus, à nous trois, qu’une seule masse vivante ou plutôt mourante, d’où ne sortaient que des sanglots et des soupirs, étouffés par des reproches et par des baisers.

J’étais vaincue, monsieur, et je demandais à Dieu {p. 435}de mourir en cet instant pour tous mes parents, afin de m’éviter l’horrible et impossible choix, ou d’abandonner mon père et ma tante, ou d’abandonner mon cher et malheureux Hyeronimo, lorsqu’une voix, comme si elle fût descendue du ciel, interrompant tout à coup le silence de nos embrassements, dit d’un ton d’autorité à mon père et à ma tante :

« Ne résistez pas à Dieu, qui parle par le cœur des innocents, laissez Fior d’Aliza courir sur les traces de son frère, la protection de Dieu la suivra peut-être dans la foule, comme elle a suivi Sarah dans le désert. Partez, mon enfant, j’aurai soin de ceux qui restent. »

CXXXV §

À ces mots, qui nous firent tressaillir comme un coup de tonnerre, nous nous relevâmes tous les trois de la poussière, et nous vîmes debout devant nous notre seul ami sur la terre, le père Hilario.

{p. 436}Il jeta sur le plancher sa besace, plus pleine de provisions qu’à l’ordinaire ; il en tira du pain, du caccia cavallo (fromage de buffle des Maremmes), une fiasque de vin de Lucques, et dit à mes vieux parents :

— Ne vous inquiétez pas comment vous vivrez en l’absence de ces enfants, je vous en apporterai toutes les semaines autant ; l’aumône est la récolte des abandonnés, je ne fais que vous rendre ce que vous m’avez tant de fois donné dans vos jours de richesse. Si je mendiais pour moi, je serais un voleur du travail des hommes ; mais en mendiant pour vous, je ne serai qu’une des mains de Dieu qui reçoit du cœur pour rendre à la bouche.

CXXXVI §

Il nous dit alors en peu de mots que le bruit des coups de feu de la veille dans les châtaigniers, du massacre de notre troupeau, de mes blessures aux deux bras, de la mort du brigadier des sbires et de l’emprisonnement de Hyeronimo, était {p. 437}monté jusqu’aux Camaldules, de bouche en bouche, par les chevriers de San Stefano ; qu’à cette nouvelle, il avait bien pensé que nous avions besoin de consolation ; qu’il avait demandé au supérieur la permission de venir à notre aide et de prendre dans sa besace ce qui était nécessaire à une pauvre famille privée du seul soutien capable de pourvoir à ses nécessités.

Il ajouta qu’il s’était levé bien avant le jour, afin d’arriver à la cabane aussitôt que le réveil dans nos yeux et le désespoir dans nos cœurs.

Il dit enfin que, caché en silence derrière la porte, la main sur le loquet, il avait tout entendu de ma résolution de chercher les traces d’Hyeronimo, comme l’ombre celles du corps, et des résistances de mon père et de ma tante.

— Cette pensée, mais c’est une pensée du cœur, dit-il, il faut la lui laisser accomplir, car, quand la raison ne sait plus quoi conseiller aux hommes dans leur situation désespérée, il n’y a que le cœur qui ait quelquefois raison contre tout raisonnement ; laissez-le donc parler dans le cri de l’enfant, et qu’elle aille, à la grâce de Dieu, là où le cœur la pousse.

CXXXVII §

{p. 438}Mon père et ma tante, déjà ébranlés par la violence de ma résolution et par l’obstination de ma pensée, n’osèrent plus résister à cette voix du frère quêteur, qu’ils étaient habitués à considérer comme l’ordre du ciel.

Je profitai de leur hésitation pour m’arracher de nouveau de leurs bras, qui me retenaient plus faiblement, et pour m’élancer, sans plus de réflexion, sourde à leurs cris, par le sentier qui descend dans la plaine.

CXXXVIII §

Je descendis d’abord comme un tourbillon de feuilles sous un vent d’hiver qui les roule de précipices en précipices, sans autre sentiment et sans {p. 439}autre idée que de me rapprocher d’Hyeronimo.

Puis, quand je n’entendis plus les cris de ma tante qui me rappelait, malgré le frère, à la cabane, et que je fus parvenue au bord de la plaine, où les passants et les chars de maïs commençaient à élever les bruits et la poussière du matin sur les routes des villages et des villas, je tombai plutôt que je ne m’assis sur le bord du sentier, à l’endroit où il va se rejoindre aux grandes routes, sous le petit pont sans eau qui sert à passer le torrent pendant l’hiver pour aller de Lucques au palais de Saltochio.

Là, sans pouvoir être vue de personne, j’essuyai mon front tout mouillé de sueur, mes yeux obscurcis de larmes ; je repris mon haleine essoufflée et je me mis à réfléchir, trop tard, hélas ! à ce que j’allais faire, toute seule ainsi et toute perdue, dans les rues de la grande ville, d’où j’entendais déjà les cloches et les bruits formidables monter dans l’air avec le soleil du matin.

Oh ! que j’avais peur, mon Dieu ! et que je sentais mon pauvre cœur devenir petit dans ma poitrine ! Car la solitude, les bruits ou les silences des lieux solitaires, les rugissements même des bêtes dans les bois ne m’ont jamais fait peur, voyez-vous ! {p. 440}Mais la foule d’une ville où tout le monde vous regarde, où personne ne vous connaît, où l’œil du bon Dieu lui-même semble vous perdre de vue dans la confusion de la multitude, les bruits confus et tumultueux qui sortent, comme des chocs des feuilles ou des vagues, des hommes rassemblés, allant çà et là, sans se parler, où leur pensée inconnue les mène. Oh ! c’est cela qui m’a toujours fait trembler sans savoir de quoi, car l’homme, je crois, c’est plus perfide que la nuit, c’est plus terrible que la mer de Livourne sur le rocher de la Meloria ; c’est plus intimidant que les sombres murmures des pins dans les ténébreuses montagnes des Camaldules de Lucques !

Je pensai que je n’oserais jamais sortir de dessous l’arche du pont sur lequel j’entendais déjà les pas des contadins qui portaient des raisins et des figues au marché, et surtout que je n’aurais jamais le courage de passer devant les gardes des portes, et d’entrer dans la terrible ville.

Et quand tu y seras, me disais-je en moi-même, que feras-tu ? où iras-tu ? que diras-tu ? À qui oseras-tu demander où l’on a mené ton cousin, et dans quel cachot on le retient ?

{p. 441}Et quand on te le dirait, à qui t’adresseras-tu pour qu’on t’ouvre les portes de fer de sa cage ? Et alors même que tu parviendrais à le découvrir et que tu te coucherais, comme une chienne sans maître, au pied de sa tour pour le voir un jour mener au supplice et pour demander à mourir avec lui, qui est-ce qui te nourrira en attendant, et où trouveras-tu, sans un baïoque seulement dans la main, un asile pour reposer ta tête ?

CXXXIX §

Tout cela m’apparut pour la première fois à l’idée, monsieur, et me fit aussi froid au front et au cœur, bien que ce fût en un beau jour d’automne, que si un vent de neige avait soufflé sous l’arche du pont. Je fus tentée de remonter à la cabane ou bien de rester là sans faire un pas de plus, pour mourir de faim sous le lit desséché du torrent…

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Je ne sais pas au juste combien d’heures je restai {p. 442}dans cette angoisse ; mais quand je m’en réveillai, les rayons plus longs du soleil avaient pénétré à moitié sous l’arche, échauffaient le sable et, en me rendant la chaleur, me rendaient la pensée et le courage. Je me dis : Tu n’as pas à choisir, Hyeronimo est dans Lucques ; il est là, soit pour vivre, soit pour mourir, là tu dois être pour mourir ou pour y vivre le plus près de lui que Dieu le permettra. Entre sans trembler dans la ville. En te voyant dans ce costume et avec la zampogna, dont tu sais jouer, sous le bras, tout le monde te prendra pour le fils d’un de ces pifferari qui viennent dans la saison de la Notre-Dame de septembre donner la sérénade aux Madones des carrefours ou aux jeunes fiancées sur leurs balcons, indiqués secrètement par les amoureux, qui leur font la cour avec l’aveu de leurs mères ; les âmes pieuses ou les cœurs tendres me jetteront quelques baïoques dans mon chapeau, ce sera assez pour me nourrir d’un peu de pain et de figues ; les marches des églises ou les porches des Madones me serviront bien de couche pour la nuit, enveloppée que je serai dans le lourd manteau de mon oncle ; car j’ai oublié de vous dire, monsieur, que j’avais trouvé aussi dans le coffre, et que j’avais emporté sur {p. 443}mon bras le manteau de peau de chèvre brune, qui sert de lit l’été, ou de couverture l’hiver aux pifferari.

En vivant ainsi et en parlant avec l’un ou avec l’autre, quelque âme charitable finira bien par me dire ce qui est advenu de Hyeronimo. Un malheur comme le sien (un guaï), cela doit faire bien du bruit dans le pays ; quand je saurai où on l’a jeté, soit dans les cachots, soit même dans les galères de Serra-Vezza, je finirai bien, par la grâce de Dieu, par me faire voir ou par me faire entendre de lui. Qui sait, peut-être me laissera-t-on lui parler et soutenir ses fers pour le soulager dans son travail ? Quand il saura que sa sœur souffre avec lui, il souffrira la moitié moins, car une âme prend, dit-on, plus de la moitié des maux d’une autre âme sur la terre, comme dans le purgatoire. Être plaint, être regardé seulement par qui vous aime, c’est être à demi déchargé. Allons, et fions-nous à l’ange de la Bible qui nourrissait les lions dans la fosse de Daniel, pour qu’ils ne dévorassent pas l’innocent persécuté.

CXL §

{p. 444}Tout en parlant ainsi en moi-même, je repris la zampogne, le manteau, le bâton à pointe ferrée de mon oncle, et je me risquai à sortir, toute rougissante, mais toute réconfortée, de dessous l’arche du pont.

C’était l’heure de midi : personne ne passait en ce moment sur la route, à cause du grand soleil et de la grande poussière.

Quand je fus seule ainsi, sur le haut pont, je vis tout au sommet de l’arche du milieu un pilier creusé en niche où rayonnait une Madone toute couverte d’or et d’argent, de fleurs en papier, et de poussière sous sa grille. Je me sentis inspirée de tomber à genoux devant elle et de lui jouer un air de montagne, afin de l’attendrir sur mon sort, mais surtout sur celui d’Hyeronimo ; je me dis : Personne ne me voit ni ne m’entend qu’elle, personne ne me donnera un pauvre baïoque ou un pauvre carlin (autre pièce de monnaie populaire {p. 445}dans cette partie de l’Italie) ; ce n’est donc pas pour le monde, c’est bien pour elle toute seule que je vais jouer, elle m’en saura plus gré que si c’était par vanité ou par intérêt ; elle ne pourra pas dire que c’est pour le monde.

CXLI §

Alors je m’agenouillai dans la poudre du chemin, sur le premier degré du palais de sa niche, j’enflai la peau de chèvre si longtemps vide et muette qui donne le vent au chalumeau d’où le vent sort en musique, selon qu’on ouvre on qu’on ferme plus agilement avec les doigts les trous de la flûte, et je commençai à jouer un des airs les plus amoureux et les plus dévots que nous avions composés par moitié, Hyeronimo et moi, un beau soir d’été, au bord de l’eau, sous la grotte du pré.

Cet air coulait des lèvres et du hautbois comme l’eau coulait en cadence et en glouglous mélodieux de la source cachée au fond de la voûte de l’antre ; puis il s’épanchait, comme l’eau prisonnière, en murmures de paix et de contentement entre les {p. 446}roseaux ; puis il imitait, en finissant par cinq ou six petites notes décousues et argentines, le tintement des gouttes de rosée qui tombent par instants des feuilles mouillées par la cascatelle dans le bassin, et qui la font chanter aussi, on ne sait pas si c’est pour pleurer, on ne sait pas si c’est pour rire ; en sorte que, quand le couplet était fini, on entendait comme un écho moqueur ce petit refrain de notes insignifiantes, mais jolies à l’oreille ; elles avaient l’air de se moquer, ou du moins de badiner avec le motif tendre et religieux du couplet de la zampogne : c’étaient des Tyroliens passant en pèlerinage, pour aller à San Stefano des Camaldules, qui nous avaient donné, avec leurs ritournelles à perte de voix, l’idée de ce refrain vague et fou à la fin de notre air d’amour et de dévotion, près des cascades. Notre père et notre oncle eux-mêmes en avaient été émerveillés en nous l’écoutant jouer sur leurs zampognes.

— C’est drôle ! disaient-ils, ça donne envie de pleurer au commencement, et ça fait presque rire à la fin ; c’est un air d’enfants qui ne peuvent pas tenir leur sérieux jusqu’au bout, mais dont le sourire se mêle aux larmes comme le rayon de soleil à la pluie du matin.

CXLII §

{p. 447}Eh bien ! monsieur, ce fut pourtant le premier air que je me sentis inspirée de jouer devant la Madone du pont ; jamais les sons de la zampogne ne m’avaient paru avoir une telle expression sous les doigts de mon père, de mon oncle, d’Hyeronimo, de moi-même, ni de personne ; il me semblait que ce n’était pas moi qui jouais, mais qu’un esprit du ciel, caché dans l’outre, soufflait les notes et remuait les doigts sur le roseau à sept trous du chalumeau.

Si j’étais la Madone, pensais-je tout en jouant, il me semble que je serais flattée et attendrie par un air. J’y mêlais des soupirs et des paroles tout bas dans mon cœur, tout en jouant ; cela allait bien tant que l’air du couplet était sérieux, dévot et tendre comme mon idée ; mais à la fin du couplet, quand il fallut jouer la ritournelle, la ritournelle gaie, folle et sautillante comme les éclats de voix du pinson ivre de plaisir, au bord de son nid sur {p. 448}les branches, oh ! alors, monsieur, je pus à peine achever, malgré la dissonance si je n’achevais pas, et, malgré la peur de manquer ainsi à l’oreille de la Madone, j’achevai cependant, mais le chalumeau s’échappa de mes doigts à la dernière note de gaieté qui contrastait trop fort avec mon désespoir : mes larmes me coupèrent le souffle, la zampogne se dégonfla dessous mon coude avec un long gémissement faux, comme de quelqu’un qu’on étrangle, et je roulai évanouie sur le pont sans regarder, sans voir, jusqu’à ce qu’un char à quatre bœufs, qui menait une noce de contadini, s’arrêta devant moi, à ce qu’on me dit depuis.

 

Lamartine.