Jules Lemaître

1892

Les contemporains. Études et portraits littéraires. Cinquième série

2013
Les contemporains : études et portraits littéraires. Cinquième série, Deuxième édition.H. Lecène et H. Oudin (Paris). PDF : Gallica.
Ont participé à cette édition électronique : Pascale Langlois (Secrétariat d’édition), Frédéric Glorieux (encodage TEI) et Vincent Jolivet (encodage TEI).

Guy de Maupassant1 §

Je vous jure que ce n’est pas pour le vain plaisir de vous conter mes petites affaires. Mais ce que j’ai à vous confier, on en peut tirer une morale : vous y verrez à quelles préventions involontaires on est exposé, même quand on travaille continuellement (comme je vous affirme que je fais) à se maintenir l’esprit aussi libre que possible.

Laissez-moi donc vous dire l’histoire de mes impressions sur Maupassant, et quand et comment je le lus pour la première fois.

J’allais voir de temps en temps Gustave Flaubert à Croisset (c’était en 1880). Il paraît que j’y rencontrai Maupassant un jour, au moment où il repartait pour Paris. Maupassant l’affirme. Moi, je ne sais plus, ayant la mémoire la plus capricieuse du monde. Mais je me souviens nettement que Flaubert me parla avec enthousiasme de son jeune ami et qu’il me lut, de sa voix tonitruante, une pièce qui figura, quelques mois après, dans le premier volume de Maupassant : Des vers. C’était l’histoire de deux amants qui se séparent, après une dernière promenade à la campagne ; lui brutal, elle désespérée et muette. Je trouvai que ce n’était pas mal : la méfiance que m’inspirait l’admiration débordante du vieux Flaubert m’empêcha de voir que c’était même très bien.

Maupassant était alors employé au ministère de l’instruction publique. C’est là qu’un jour je lui fis visite de la part de son grand ami. Il fut très simple et très doux (je ne l’ai jamais vu autrement). Mais il se portait très bien, un peu haut en couleur, l’air d’un robuste bourgeois campagnard. J’étais bête ; j’avais des idées sur le physique des artistes. Puis, à cette époque déjà, Maupassant n’éprouvait aucun plaisir à parler littérature. Je me dis : « Voilà un très brave garçon » et je m’en tins là dans mon jugement.

Un an après, j’étais à Alger. Maupassant vint me voir, accompagné de Harry Alis (l’auteur de Petite ville et de ces fines et originales études : Quelques fous). Maupassant continuait à avoir très bonne mine. Les Soirées de Médan venaient de paraître, mais je ne les avais pas lues, la douceur du ciel et la délicieuse paresse du climat ayant glissé en moi une certaine incuriosité des choses imprimées. Quelqu’un m’avait dit que Boule de suif était drôle : cela m’avait suffi. Néanmoins, j’interrogeai poliment Maupassant sur ses travaux. Il me dit qu’il était en train d’écrire une longue nouvelle, dont la première partie se passait dans un mauvais lieu et la seconde dans une église. Il me dit cela avec beaucoup de simplicité ; mais moi, je songeais : « Voilà un garçon évidemment très satisfait d’avoir imaginé cette antithèse. Comme c’est malin ! Je la vois d’ici, sa machine : moitié Fille Élisa et moitié Faute de l’abbé Mouret. Toi, j’attendrai pour te lire qu’il fasse moins chaud. » Misérable que j’étais ! Cette nouvelle c’était la Maison Tellier.

Et pendant deux ans encore, j’ignorai la prose de Maupassant. En septembre 1884, je n’avais pas lu une ligne de lui. J’entendais dire qu’il avait du talent, mais je n’éprouvais pas le besoin d’y aller voir.

Un jour enfin, tout à fait par hasard, Mademoiselle Fifi me tomba sous la main. Je l’ouvris du bout des doigts. À la troisième page, je me dis : « Mais c’est très bien, cela ! » À la dixième : « Mais c’est très fort ! » et ainsi de suite. J’étais conquis à Maupassant ; je lus ce qui avait paru de lui à cette époque, et je l’admirai d’autant plus que je lui devais une réparation et qu’un peu de remords se mêlait à cette sympathie soudaine — et forcée.

Peu de temps après, je priais Eugène Yung de me laisser écrire un article sur les Contes de Maupassant. Yung y consentit tout de suite. Mais, comme il y a dans plusieurs de ces contes une extrême vivacité de peintures et que la Revue bleue est une honnête revue, une revue de famille, Yung me recommanda la plus grande réserve. Je n’obéis que trop strictement à cette recommandation. Il me semble aujourd’hui que je fus un peu ridicule, que j’excusai beaucoup trop Maupassant, du moins dans mon « exorde ». Il est vrai que je me rattrapais un peu dans le courant de l’article.

J’y distinguais la grivoiserie, chose basse et chétive, et la sensualité, qui peut être chose poétique et belle. Et, en effet, nul écrivain ne justifie mieux que Maupassant cette distinction. La grivoiserie implique la conscience d’un manquement à la pudeur : or il semble que Maupassant ait toujours aussi complètement ignoré cette vertu-là qu’un faune dans les grands bois. Bonne ou mauvaise, je crois que l’influence de Flaubert sur ses premières années a été considérable  à cet égard et à quelques autres. De bonne heure le généreux ermite de Croisset, pensant bien faire, a dû prendre à tâche de le déniaiser, de lui montrer les choses comme elles sont, de lui enseigner sa philosophie brutale et sa misanthropie truculente. Seulement cette vue farouche du monde s’accompagnait chez Flaubert de lyrisme romantique. C’était encore, chez lui, de la littérature. Le disciple, plus calme et mieux équilibré que le maître, laissa le romantisme et ne garda de cet enseignement que la sagesse purement positiviste qui s’y trouvait contenue. Je ne pense pas que jamais jeune homme ait jeté sur le monde un regard plus clairvoyant, plus tranquille et plus froid que Maupassant à vingt-cinq ans.

Dès le début il considère l’amour et les démarches de l’amour du même œil que le reste, comme des phénomènes tout aussi naturels (je crois bien !), et que par suite on doit décrire sans plus d’embarras ni de trouble. Et tout de même, comme il est jeune et qu’un sang de campagnard, de chasseur et de marin coule dans ses veines, il laisse voir assez fréquemment une prédilection pour les tableaux charnels  soit qu’il porte en ces matières l’esprit du naturalisme antique, ou l’amertume pessimiste qui est à la mode depuis vingt ans. Peu s’en faut, dans ses commencements, qu’il ne se fasse une spécialité de certains sujets et qu’il n’installe dans la maison Tellier son principal siège d’observation.

À la même époque, tous ses récits expriment la philosophie la plus simple, la plus directe et la plus négative. À vrai dire, c’est le nihilisme pur. La vie est mauvaise, elle n’a d’ailleurs aucun sens. Nous ne savons rien et ne pouvons rien savoir, nous allons malgré nous où nous mènent nos désirs et les fatalités du dehors ; puis la mort finit tout. Rien de plus. (La préoccupation de la mort est très sensible dans l’œuvre de Maupassant.) Cette philosophie rudimentaire, non pas vraie (je l’espère du moins), mais irréfutable, qui a très bien pu être celle du premier anthropoïde un peu intelligent et à laquelle les hommes les plus raffinés des derniers âges finiront peut-être par revenir après un long circuit inutile ; cette philosophie que Maupassant a pris la peine de formuler dans un de ses derniers volumes (Sur l’eau), est la froide source, secrète et profonde, d’où venaient à la plupart de ses petits récits leur âcre saveur. Cela, sans pédanterie, sans nul prétentieux effort — et seulement parce qu’une tristesse sort des choses vues comme elles sont.

Ses premiers romans se ressentent très fort de cette conception. Une vie est l’histoire — un peu laborieusement contée, sous l’influence encore proche de Flaubert — d’une pauvre créature sacrifiée, qui souffre par son mari, puis par son fils, et qui meurt. Bel-Ami est l’histoire — plus rapide et plus aisée, contée plutôt à la façon des limpides romans du xviiie siècle — d’un joli homme de proie. L’indifférence de l’auteur paraît d’ailleurs égale pour l’une et pour l’autre ; car la vie de celui-ci n’est, comme la vie de celle-là, qu’une série d’événements produits par des forces fatales, et fatalement enchaînés entre eux.

Mont-Oriol me semble, dans l’œuvre de Maupassant, un roman de transition. Il y a, dans Mont-Oriol, quelque chose d’Une vie et quelque chose de Bel-Ami. C’est l’histoire d’une femme et d’une jeune fille qui souffrent et d’un homme qui les fait souffrir ; et elles sont bonnes, et il n’est pas méchant, et tous sont irresponsables, et tout cela est bien triste. Mais il est à remarquer que Mont-Oriol est déjà un drame, non plus une biographie complète comme les deux premiers romans de l’auteur, et que déjà, vers la fin, il y montre plus d’émotion qu’il ne lui était arrivé jusque-là d’en trahir. Et tout de suite après il nous donne Pierre et Jean, un drame serré, une lutte courte et déchirante entre la mère coupable et accusée et le fils inquisiteur et juge. Et je n’ai guère lu de pages plus émouvantes que celles où la mère se confesse à l’autre fils, le fils de l’amant.

Je ne saurais dire si c’est parce qu’il avait quitté le roman biographique pour le roman-drame que l’auteur de Bel-Ami a, dans ces derniers temps, paru s’attendrir, ou si c’est au contraire parce que l’expérience et les années l’avaient attendri, qu’il s’est intéressé davantage aux drames de la passion et qu’il a jugé qu’une seule crise dans une existence humaine pouvait faire le sujet de tout un livre : mais le fait est que son cœur, on le dirait, s’est amolli et que la source des larmes a commencé d’y jaillir. Et, en même temps qu’il apportait à la description des souffrances humaines un esprit plus fraternel, plus attentif, plus incliné, Maupassant devenait chaste. Je veux dire qu’il s’en tenait de plus en plus aux indications essentielles, indispensables, sur les choses de l’amour physique, et qu’il ne lui arrivait jamais plus de les décrire pour elles-mêmes : soit dédaigneuse satiété, soit délicatesse secrète, éclose de ses récents attendrissements. Ce que je dis là, il est aisé de le constater dans ses deux derniers romans et jusque dans son dernier volume de nouvelles : la Main gauche.

Ces changements imperceptibles (mais que je ne crois pourtant pas inventer) se sont faits chez lui, fort heureusement, sans altérer en rien le calme et la sûreté de son regard. C’est toujours la même lucidité infaillible, la même prodigieuse faculté de saisir dans la réalité les traits significatifs, de ne saisir que ceux-là et de les rendre sans effort. Cet esprit est un miroir irréprochable qui reflète les choses sans les déformer, mais en les simplifiant, en les clarifiant aussi, et peut-être en faisant ressortir, de préférence, les liens de nécessité qui existent entre elles. Nulle affectation, ni romanesque, ni réaliste. Pas de casse-tête psychologique, peu de commentaires des actions, et des commentaires limpides comme eau de roche. Et qui sait si cette sobriété d’interprétation n’est pas conforme à la vérité des choses ? Une surface assez simple et des dessous incompréhensibles, n’est-ce pas tout l’homme ? Les psychologues de profession s’évertuent à percer ces dessous, mais ne leur arrive-t-il pas d’inventer, d’imaginer des nuances de sentiment et de secrets mobiles d’action ? pour le plaisir de les définir ?…

Le résultat, c’est que les récits de M. de Maupassant intéressent et émeuvent comme la réalité, et de la même façon. Et c’est pourquoi on peut l’admirer beaucoup sans trouver grand’chose de plus à en dire que ce que j’en ai dit. Il offre très peu de prise au bavardage de la critique. (La critique, ah ! Dieu, que j’en suis las !) Vous, mon cher Bourget, vous avez un tas d’intentions et d’affectations ; nul romancier ne transforme plus complètement que vous la matière première de ses récits ; vous ajoutez votre esprit tout entier à chacune des parcelles du monde que vous exprimez dans vos livres ; vous vous donnez un mal de tous les diables, vous fatiguez, vous exaspérez ; avec tout cela vous contraignez à penser et l’on peut disserter sur vous indéfiniment. Mais qu’est-ce que vous voulez qu’on dise de ce conteur robuste et sans défauts, qui conte aussi aisément que je respire, qui fait des chefs-d’œuvre comme les pommiers de son pays donnent des pommes, dont la philosophie même est ronde et nette comme une pomme ? Que voulez-vous qu’on dise de lui, sinon qu’il est parfait — et fort comme un Turc ?

Je ne dirai donc qu’un mot de ce merveilleux livre : Fort comme la mort. Car à quoi bon commenter — fût-ce ingénieusement — un texte superbe et qui se suffit ?

Le thème du roman, c’est, au fond, l’immense douleur de vieillir. Déjà, dans Bel-Ami, M. de Maupassant nous avait dit le supplice de la femme qui n’est plus jeune et qui perd son dernier amant. Mais, ici, le supplice paraît plus cruel encore, étant plus profondément et plus minutieusement décrit, et les âmes suppliciées étant plus nobles et plus tendres.

Le peintre Olivier Bertin frise la cinquantaine ; son amie, la comtesse Anne de Guilleroy, a quelque quarante ans. Leur liaison, très douce et très solide, pourrait durer encore. Mais la comtesse rappelle sa fille auprès d’elle ; Annette a dix-huit ans : c’est le portrait vivant de la comtesse ; c’est elle-même, comme elle était jadis, quand Olivier la rencontra. Comment Olivier se met à aimer la jeune fille sans le savoir, et comment la comtesse s’en aperçoit et prend le parti désespéré d’en avertir son ami ; comment Bertin souffre d’aimer cette enfant — lui, un vieil homme — et comment la comtesse souffre de n’être plus aimée de ce vieil homme parce qu’elle n’est plus une jeune femme ; la lutte d’Olivier contre cette passion insensée et de la comtesse contre les premières flétrissures de l’âge ; et comment la jeune fille traverse tout ce drame (qu’elle a déchaîné) sans en soupçonner le premier mot ; et comment enfin les deux vieux amants assistent, impuissants, au supplice l’un de l’autre, jusqu’à ce qu’Olivier se réfugie dans une mort à demi volontaire : voilà tout le roman. Je n’en sais pas de plus douloureux.

Ce qui est remarquable, c’est que ce drame, de donnée romanesque (par le caractère absolument exceptionnel de la situation et de quelques-uns des sentiments), M. de Maupassant le développe par les procédés du roman réaliste. Cette étrange histoire, nous en touchons du doigt la vérité, jour par jour, heure par heure. M. de Maupassant, plusieurs fois de suite, a accompli avec sérénité ce tour de force de marquer, dans chacun des innombrables incidents de la journée la plus unie, les progrès lents de la passion et de la douleur dévoratrices au cœur d’Olivier et d’Anne. Il y a là, continuellement, un choix de circonstances extérieures, toutes des plus naturelles et toutes singulièrement expressives, par lesquelles on se sent si bien enveloppé que l’on a, aussi intense que possible, l’impression de la vie réelle  et cela, je le répète, sur une donnée exceptionnelle jusqu’à l’invraisemblance. La sûreté d’observation du conteur est telle que, cette invraisemblance, il la fait comme rentrer de force dans le courant vulgaire des choses… Eh ! oui, on mange, on boit, on bâille, on travaille, on fait ce que font les autres, on est comme tout le monde, on n’a rien d’extraordinaire : et on meurt de désespoir et d’amour ; on meurt d’une passion fatale comme les passions de tragédie. C’est ainsi, cela arrive, pas souvent, mais cela arrive, en vérité, et peut-être tout près de nous. C’est à cause de ces patientes préparations des trois cents premières pages que les cinquante dernières sont si étrangement émouvantes. Nous avons vu, minute par minute, ce que souffrent Anne et Olivier ; quand ces deux souffrances se rencontrent et s’avouent, cela est déchirant  et d’autant plus que chacun d’eux sait le martyre de son compagnon et qu’ils se font mutuellement pitié. La suprême entrevue des deux torturés arrive à un tel degré d’émotion qu’il n’y a rien par-delà, ou pas grand’chose : tant le sentiment des obscures fatalités humaines y est douloureux et accablant !

Pas de conclusion. C’est la vie. Chercherons-nous des objections ? Dirons-nous qu’Olivier est un grand fou, qu’il est des passions qu’on s’interdit à son âge, que la comtesse (plus excusable, d’ailleurs) n’a qu’à s’abriter en Dieu, que tout a une fin, qu’il faut savoir vieillir, accepter l’inévitable, et que ceux-là pâtissent justement qui vont contre les volontés de la nature ? Mais la déraison même est dans la nature, et dans la nature aussi les pires folies de l’amour, de l’odieux amour ! Maupassant ne juge ni ne condamne. Il regarde et il raconte.

Il regarde si bien que je ne puis douter de la vérité de son livre (lequel porte en lui-même le témoignage de cette vérité) ; et il raconte si bien que, l’ayant lu voilà trois semaines, j’ai encore le cœur serré en y songeant.

André Theuriet2 §

Séverin Malapert, c’est un peu Fortunio. Il est petit employé de préfecture, comme Fortunio est clerc de notaire. Il est amoureux de la préfète, comme Fortunio est amoureux de la belle notairesse ; et, comme Fortunio, il est tendre, naïf et capable d’un dévouement absolu. Seulement, Fortunio est un clerc de notaire du pays bleu. Il ne porte point de tricot, ni de mauvaise jaquette usée aux coudes et luisante au collet. Même le poète nous dit qu’il est de bonne famille et que ses parents ont du bien. Le pauvre Séverin, lui, n’est qu’un pauvre diable… Lisez cette page. Si vous n’êtes, d’aventure, que le fils de tout petits bourgeois de province, elle vous attendrira :

Le logis des Malapert était étroit comme la vie qu’on y menait, pauvre comme la bourse de l’ancien agent voyer… Dans cette demeure froide et nue, on vivait parcimonieusement et   solitairement. Point de servante ; une femme de ménage venait seulement deux heures chaque matin pour faire le gros ouvrage. Mme Malapert préparait elle-même les repas. On déjeunait de café au lait ; on dînait à midi d’un potage, d’un plat de viande et d’un légume, et le soir, à huit heures, on soupait des restes du dîner et d’une salade. Rarement un extra, plus rarement encore un dîner en ville. Le rigide M. Malapert, ayant pour principe « qu’on ne doit jamais accepter ce qu’on ne peut pas rendre », refusait   impitoyablement toute invitation. De loin en loin seulement, en hiver, quelque voisin venait jouer au piquet ou à la brisque. Alors on tirait de l’armoire une bouteille de fignolette, liqueur fabriquée avec des vins doux et des épices, et l’on mangeait des marrons rôtis sous la cendre. On ne se ruinait pas   en toilette : Mme Malapert prolongeait pendant cinq ou six années la durée de ses robes et de ses chapeaux ; M. Malapert portait en semaine un habit-veste de gros drap et un gilet de laine tricotée ; pour les grands jours, il avait une redingote noire « dont il ne voyait pas la fin ». La garde-robe de Séverin était des plus élémentaires. Mme Malapert avait des doigts de fée pour rapetasser et rallonger les vieux vêtements, et, bien que son amour-propre en souffrît, le jeune homme devait se contenter de   grosses chemises lessivées à la maison et de chaussettes tricotées par sa mère…

Moi, des pages comme celles-là me ravissent. Elles pénètrent mieux en moi que les plus tendres élégies des poètes. Car l’élégie est aristocrate et supprime les dures conditions de la vie réelle. Et les romans romanesques en font autant. Je ne sache pas de livres qui, plus souvent que ceux de M. Theuriet, aient ravivé en moi les chères impressions d’enfance. George Sand nous a montré des gentilshommes ruraux et des filles nobles vivant d’une vie campagnarde ; et M. Émile Pouvillon, des paysans à demi conscients, tout pareils à leurs bêtes et comme absorbés et fondus dans la nature environnante. Mais M. André Theuriet est assurément le meilleur peintre, le plus exact et le plus cordial à la fois, de la petite bourgeoisie française, mi-citadine et mi-paysanne ; et, comme cette classe sociale est la force même de la nation, comme elle lui est une réserve immense et silencieuse d’énergie et de vertu, les romans si simples de l’auteur des Deux Barbeaux deviennent par là très intéressants ; ils prennent un sens et une portée ; peu s’en faut qu’ils ne me soient vénérables. Oh ! la sainte économie de nos mères, leurs prodiges de ménagères industrieuses, et l’étroitesse sévère du foyer domestique ! C’est cette parcimonie même qui donnait tant de ragoût aux moindres semblants de vie plus aisée, aux petites douceurs exceptionnelles, aux crêpes du carnaval, aux cadeaux modestes du premier de l’an, aux deux sous des jours d’« assemblée » ! Et cette parcimonie avait sa noblesse : car elle n’était, après tout, que l’expression d’un désir et d’un besoin de dignité extérieure. Que dis-je ? Elle avait toute la beauté du sacrifice désintéressé: car cette vie n’était si étroitement ordonnée que pour permettre au fils, à l’héritier, de connaître un jour une forme supérieure et plus élégante de la vie. C’est la condition même de l’ascension des humbles familles. Et plus tard, sans doute, les enfants venus à Paris, et y ayant pris d’autres habitudes, peuvent sourire de cette mesquinerie campagnarde ; mais c’est à elle pourtant, c’est à leur enfance à la fois indigente et tendrement choyée qu’ils doivent leur persistante fraîcheur d’impression et cette sensibilité qui les a faits artistes ou écrivains. Et, pour en revenir à Séverin Malapert, si la vie eût été plus large dans la petite maison de l’ancien agent voyer, il n’eût pas eu tant de plaisir à gagner, près du grenier, « la petite pièce, donnant sur les vignes, qui lui servait de dortoir et de cabinet de travail », et là, à relire ses poètes favoris et à rêver tout son soûl. Et il est vraisemblable aussi que c’est la secrète dignité dont s’inspire l’ingénieuse économie de maman Malapert qui se tourne, chez le pauvre petit employé, en héroïsme sentimental.

Car, je l’ai dit, Séverin est aussi fou que Fortunio. Dès que Mme de Grandclos, la nouvelle préfète, apparaît ; dès qu’il a vu se promener, dans le jardin de la préfecture, cette jolie Parisienne dont la grâce savante lui est une révélation, il l’aime à en mourir et il lui appartient absolument. Un hasard le rapproche de son idole : M. le préfet l’ayant pris pour secrétaire particulier, Séverin voit tous les jours Mme la préfète et lui fait quelquefois la lecture dans le petit pavillon du jardin. Il est parfaitement heureux. Mais il paraît que l’adorable femme a un passé un peu trouble. Un méchant drôle de journaliste, Peyrehorade, qui s’en trouve informé, veut la contraindre, par des menaces, à devenir sa maîtresse. Séverin surprend leur entretien ; et, comme rien ne saurait diminuer sa passion (qu’importe ce qu’elle a fait, puisqu’il l’aime ?) il se propose comme champion à la dame de ses pensées, qui, après quelques façons, l’envoie avec sérénité à une mort possible. Il va donc provoquer Peyrehorade dans un café et ne réussit qu’à se couvrir de ridicule. Alors il va guetter son ennemi au bord d’un canal, le provoque de nouveau et, comme il refuse de se battre, le fait, d’un vigoureux coup de poing, rouler dans l’eau profonde. Il s’y jette après lui pour l’en retirer. Mais il n’est sauvé lui-même qu’à grand’peine. Conséquence : une fièvre cérébrale. Au moment où il commence à aller mieux, Mme la préfète entre dans sa chambre, lui dit : « Grand merci », et lui annonce qu’elle part pour un voyage de quelques semaines. Elle ne reparaît plus, son mari ayant été nommé secrétaire général dans quelque ministère ; mais, pour témoigner sa reconnaissance à son sauveur, elle lui fait donner une bonne perception  au milieu des bois. On l’y oublie ; il s’y abrutit lentement, et reste garçon.

« Ainsi les années se succédèrent, oisives, ennuyées, monotones. L’âge venait, les cheveux noirs de Séverin grisonnaient, son imagination se stérilisait, et son esprit, autrefois si vif, s’atrophiait. Il n’entendait plus parler de Mme de Grandclos, et il ne s’en attristait plus…

« Maintenant il est vieux, il a pris sa retraite, et, encore que rien ne le retienne plus en Touraine, il n’a pas quitté Montrésor, où il continue le même train de vie insipide et inutile. Parfois, lorsqu’il se regarde dans un miroir, et qu’il voit se refléter dans la glace cette figure ridée et vieillotte, ce dos voûté, ces yeux ternes et ces lèvres chagrines, il a peine lui-même à reconnaître dans ce personnage desséché et décrépit le Séverin d’autrefois  le svelte jouvenceau exalté, tendre et romanesque, qui marchait d’un pas si allègre sous les acacias en fleur de la rue du Baile, et qu’on avait surnommé à Juvigny « l’amoureux de la préfète ».

Telle est cette simple histoire, moins belle, mais plus mélancolique que celle de Fortunio, qui du moins fut aimé de celle pour qui il avait voulu mourir. Je ne vous cacherai point cependant que M. André Theuriet a écrit des romans plus parfaits, plus riches en peintures humaines et en descriptions rustiques, que l’Amoureux de la préfète. J’aurais mieux aimé que ce fût Péché mortel ou Amour d’automne qui me fournît l’occasion de vous parler un peu de ce sincère et cordial écrivain. Mais, qu’importe, après tout ? En lisant son dernier livre, je me ressouviens confusément des autres. Son œuvre entière m’apparaît comme un vaste morceau de campagne, avec des rivières entre des pentes boisées, des forêts de sapins, des vergers, des fermes, des villages et les ruelles montantes de quelque vieille petite ville… Et je me dis : « Qu’il y fait bon ! »

Je ne sais pas s’il n’y aurait point par hasard de plus savants artistes que M. Theuriet, mais je sais que nul n’aime les champs d’un meilleur cœur ; qu’il y a, dans un très grand nombre de ses pages, une douceur qui s’insinue en moi, et qu’il me fait adorer la terre natale. Il excelle à nous faire voir des « coins », qui restent dans le souvenir et où l’on voudrait vivre. J’ai peu de mémoire, et je n’ai point relu depuis longtemps la plupart de ses romans ; et pourtant je revois, avec une grande netteté, tel verger dans le Mariage de Gérard, telle vieille maison bourgeoise dans Tante Aurélie, tel sentier à travers bois dans Péché mortel ; tel banc sous les grands arbres où un beau garçon et une jolie dame mangent des cerises, dans le Fils Maugars ; tel champ où l’on « fane », dans Madame Heurteloup ; et chaque fois je songe : « Que ne suis-je là ! » — Je sais que nul romancier, pas même George Sand, n’a su mêler aussi étroitement la vie des hommes et la vie de la terre sans absorber l’une dans l’autre ; ni mieux entrelacer l’histoire fugitive des passions humaines et l’éternelle histoire des saisons et des travaux rustiques  Je sais aussi que rien n’est plus charmant que ses jeunes filles ; car, tandis que la campagne les fait simples et saines, la solitude les fait un peu rêveuses et capables de sentiments profonds  La solitude, soit aux champs, soit dans les petites villes silencieuses, nul n’a mieux vu que M. Theuriet comme elle agit sur les âmes et les façonne. Relisez Seule et Mademoiselle Guignon, ces deux excellents récits. Nul n’a mieux peint les solitaires, les « vieux originaux », vivant aux champs ou dans les bois, où s’endorment les chagrins, où les manies se développent en liberté, où s’enracinent les idées fixes. Rappelez-vous ses veuves, ses vieux gentilshommes, ses vieilles filles et ses vieux garçons, Mme Heurteloup, tante Aurélie, M. Noël, les deux Barbeaux, et combien d’autres ! Toutes les variétés modernes du vieillard de Tarente,  Sub Æbaliæ memini me turribus altis Corycium vidisse senem… vous les trouverez dans l’œuvre de M. Theuriet, qui est en effet, ne vous y trompez pas, un poète virgilien.

Paul Chalon3 §

Vous rappelez-vous deux ou trois nouvelles très distinguées, parues il y a quelques années dans la Revue bleue et signées Paul Chalon ? L’auteur était un jeune homme de beaucoup de cœur et d’esprit, qui avait su inspirer à notre cher directeur Eugène Yung une vive sympathie, et qui mourut peu après, à vingt-sept ans, Mme Paul Chalon vient de réunir en volume les essais de son mari. Je les ai relus avec plaisir, et non sans attendrissement.

Je me rappelle ceux de mes amis, à moi, qui sont morts à vingt ans et qui resteront, à cause de cela, les plus aimés. Vous avez dû le remarquer : ceux de nos compagnons de jeunesse qui nous ont été enlevés dans leur printemps, ce sont presque toujours les meilleurs et les mieux doués, ceux dont nous attendions le plus, ceux à qui nous croyions du génie. Nous joignons, dans notre souvenir, à ce qu’ils ont été, ce que nous sommes sûrs qu’ils auraient fait s’ils avaient vécu. Qui dira ce qu’eût fait Henri Regnault ? Qui dira ce qu’eût fait Adrien Juvigny ? Les plus belles œuvres d’art et les plus beaux livres, ce ne sont peut-être pas ceux que nous avons, mais ceux qui devaient sortir de l’âme de tous ces jeunes morts. Sans doute ils achèvent leur tâche ailleurs. Si quis piorum manibus locus, nous retrouverons cet art et cette littérature d’outre-tombe, qui seront la joie du paradis qu’il est permis de rêver. Un Dieu moissonne les adolescents de génie et les belles jeunes filles, afin que ses élus soient un jour réjouis par leur beauté et par leurs chants ; et le printemps éternel sera fait de ces printemps humains brusquement interrompus… Je livre cette idée consolante et déraisonnable à quelque poète spiritualiste.

Revenons au livre posthume de Paul Chalon. Il y a dans les Violettes, une jeunesse et une fraîcheur de sentiment tout à fait charmantes… Nous sommes pleins de bienveillance pour les morts que nous avons connus et aimés. Nous les transfigurons sans y prendre garde. De loin, leur jeunesse paraît plus fleurie, plus avide de vie et de lumière  parce qu’ils ne jouissent plus du soleil ; et leur tendresse paraît plus tendre  parce que leur cœur ne bat plus. Nous nous disons : « Quoi donc ! ils étaient ainsi ? » Et c’est comme si nous les découvrions. Mais, parmi d’autres pages où, sous une forme encore hésitante, se trahissent une âme douce et chaude et un esprit ingénieux, je vous recommande particulièrement les Deux gendarmes. Cela n’est point parfait, assurément ; mais cela est simple, franc et tragique. Le tableau de ce duel au sabre, de ce duel à mort, dans une écurie close, derrière la croupe des lourds chevaux et sous la lumière fantastique d’une lanterne, n’est point d’une imagination médiocre. Il est triste que cette imagination soit éteinte ; il est triste que tout passe   et il est triste que nous ne puissions même pas concevoir un monde où rien ne passerait.

Marcel Prévost et Paul Margueritte §

Je voudrais vous parler un peu de deux romans presque également distingués, à ce qu’il me semble, par des qualités diverses : Mademoiselle Jaufre, de M. Marcel Prévost, et Jours d’épreuve de M. Paul Margueritte, et vous indiquer brièvement ce qui, dans chacun de ces livres, m’a paru particulièrement sincère et personnel, m’a donné l’impression de quelque chose de non encore lu, ou tout au moins de non ressassé. Impression rare en ce temps de production surabondante et banale, de demi-habileté courante et d’imitation universelle.

I. §

Ainsi, je passerai vite sur les cent vingt premières pages de Mademoiselle Jaufre4, où nous sont contés (avec art, je le sais, et parfois avec poésie) l’idylle des amours enfantines de Louiset et de Camille dans le grand parc abandonné, puis le départ de Louiset, puis l’adolescence paresseuse, inerte, solitaire de la belle Camille chez son père le docteur Jaufre. Je passerai aussi sur des descriptions, faites cent fois, des mœurs de petite ville et sur les conversations des abonnés du cercle de Tonneins. Ce qui me désole, ce qui fait que je n’ouvre presque jamais sans ennui ni défiance les romans qui m’arrivent par paquets, c’est que je suis toujours sûr d’y trouver des parties entières que je connais d’avance, des développements qui peuvent être « de la bonne ouvrage », mais qui sont à tout le monde, qui m’écœurent parce qu’il me semble que je les aurais moi-même écrits sans effort, et que je voudrais voir réduits à l’essentiel, à des notes brèves et comme mnémotechniques… Dans une littérature aussi vieille que la nôtre, il y a nécessairement des sortes de lieux communs du roman. Et sans doute on ne peut pas toujours les éviter, mais il ne faut jamais s’y étendre…

Et maintenant voici par où le récit de M. Marcel Prévost m’a retenu et intéressé.

Le docteur Jaufre est un philosophe, un original, un esprit systématique. Il a sur les femmes les idées de Schopenhauer. Il les considère comme des êtres inférieurs et charmants, dont la seule mission est de « conspirer aux fins de la nature » et, par l’attrait qu’elles exercent sur l’homme, d’assurer la perpétuité de l’espèce. Il réduit donc au minimum l’éducation de Camille.

«… Il s’agissait de favoriser avant toute chose le développement physiologique de l’enfant, surtout au passage périlleux de la puberté ; il fallait, en un mot, la rendre capable d’être épouse et d’être mère. Pour le développement de l’esprit, un enseignement élémentaire suffirait… Quant à la morale   féminine, Jaufre la trouvait résumée dans l’horreur du mensonge, le désir du mariage et le culte du foyer : ce qu’avaient eu sa mère et sa femme. Il oubliait leur foi religieuse. Ainsi façonnée, pensait-il, une femme ne peut devenir coupable que par l’insouciance ou l’infidélité du mari. »

Qu’en arrive-t-il ? La belle Camille, qui n’est qu’un joli et tendre animal, d’une douceur toute moutonnière et passive, se laisse prendre, presque sans résistance ni révolte, par un hardi garçon, un officier d’artillerie, qui disparaît lorsqu’il la sait enceinte. Camille l’aimait-elle ? Elle ne sait ; elle l’a subi, voilà tout. Revient alors son petit ami d’enfance, Louiset. Il aime toujours Camille, et voilà que Camille se remet à l’adorer et qu’elle se laisse épouser sans rien dire. Mais elle ne peut longtemps cacher son mensonge, et Louiset part, désespéré.

Je vous supplie de ne point juger trop durement la pauvre belle créature. Elle fait des choses abominables sans nous devenir odieuse. Comment, en cédant à l’officier brun, elle obéit à une volonté plus forte que la sienne ; comment cette première aventure et son cruel abandon éveillent en elle, par la douleur, la faculté d’aimer ; comment sa faute même la jette dans les bras de Louiset comme dans son refuge naturel ; comment le courage lui manque pour le détromper, justement parce qu’elle l’aime ; comment le ressouvenir même de sa souillure exaspère cet amour ; sa honte, ses terreurs, ses souffrances, son désespoir en sentant approcher l’instant inévitable où éclatera sa trahison… M. Marcel Prévost a su nous peindre tout cela (ce qui n’était point facile) avec beaucoup de pénétration et de sûreté, une intelligence subtile des mystères du sentiment et un accent de pitié contagieuse. L’histoire de Camille, c’est celle d’un être presque inconscient, proche de la nature, point méchant au fond, transformé, par sa chute même et par l’affreux mensonge où cette chute l’a contraint, en une créature aimante et capable désormais de vivre d’une vie morale. C’est comme qui dirait la révélation, dans une âme primitive, de la loi par le péché…

Une autre partie tout à fait digne d’attention, ce sont les pages qui nous montrent Louiset réfugié à Paris et essayant en vain de haïr celle qui l’a trahi si indignement. Il retrouve une jeune femme, Laurence, une artiste demi-galante, qui l’a aimé autrefois, quand il était étudiant. Il la suit un soir dans son petit hôtel, bien résolu à oublier _l’autre_. Mais tandis qu’il serre Laurence dans ses bras, ses lèvres, à son insu, prononcent le nom de Camille. Et Laurence, prise de compassion, ne se fâche point, mais lui demande son histoire.

«… J’ai obéi (c’est Louiset qui parle). Je me suis assis près d’elle et je lui ai conté tout… Elle écoutait, presque recueillie… De temps en temps, elle pleurait… Elle me prenait les mains et me les serrait. Maintenant que je resonge à cette scène, je la trouve bien extraordinaire. Figure-toi cette chambre de jeune femme, mystérieuse comme un boudoir, éclairée par vingt bougies ; le lit en face de nous… Elle décolletée, les bras à demi nus..  moi fait … comme je le suis maintenant… Quand j’ai eu tout dit, je me suis senti à la fois soulagé et épuisé… »

« Vous adorez votre femme, lui dit la bonne Laurence. Allez la retrouver. » Et il y va, et il lui pardonne. Il trouve auprès d’elle l’enfant qui n’est pas de lui, un pauvre petit être chétif et malade et qui gémit doucement dans son berceau :

« … Son coeur se déchira dans un sanglot de pitié. Et, penché sur le front de l’enfant fiévreux, qui levait sur lui ses yeux de misère  par où la mort semblait regarder  il le baisa… »

    Et la forme ? Il y a dans le style de M. Marcel Prévost  avec quelques affectations de « modernisme »  de l’aisance, de l’abondance, même de la luxuriance, et un je ne sais quoi qui rappelle la manière de George Sand. Je note en pédant  et avec regret  des expressions qui m’ont affligé. M. Prévost ose encore écrire sérieusement : « Le front las des penseurs (page 32) » ; il nous dit que la clientèle était peu lucrative à Tonneins (idem) ; il nous parle d’« un avenir politique naissant de la notoriété du génie de Paul Delcombe (page 91) », etc., etc… Beaucoup d’écrivains d’un réel talent commettent aujourd’hui des fautes de ce genre. Certes, nombre de littérateurs du temps jadis écrivaient faiblement : ils n’écrivaient jamais mal. À présent … mais cela voudrait toute une étude.

II §

    Je veux vous le dire tout de suite : le nouveau roman de M. Paul Margueritte5 est un beau livre et (je prie l’auteur de prendre cela pour un compliment plus grand encore) un bon livre. Il est sain, il est vrai ; il est triste, il est fortifiant. Ce qu’il nous raconte, c’est l’éducation de deux âmes par la vie. C’est donc, sous une forme plus concrète, dans des conditions qui rendent la leçon autrement émouvante et démonstrative, la même histoire que nous a contée dans le Sens de la vie M. Édouard Rod.

(J’ajoute  et la remarque n’est pas inutile au temps où nous vivons  que le livre de M. Paul Margueritte est chaste, absolument chaste  sans que cette réserve coûte rien à la belle franchise de l’observation.)

Une particularité de ce roman, c’est qu’il atteint, par endroits, à l’émotion la plus forte par des séries de notations brèves, précises, un peu sèches même, à la Flaubert. Il est écrit à la fois dans la manière de l’Éducation sentimentale et dans l’esprit du plus « cordial » roman anglais. C’est par de petites phrases exactes, menues, et assez froides quand on les isole, que M. Margueritte nous communique son muet attendrissement et glisse en nous le « désir des larmes ». Cela est très singulier. Mais cela revient peut-être à dire que M. Margueritte a senti profondément les choses avant de les traduire en nets et courts paragraphes.

    Il n’est pas commode de faire, d’un tel livre, un résumé qui en donne une idée un peu approchante. Je voudrais abréger les quatre-vingts premières pages, celles où l’auteur nous fait connaître son héros, son caractère indécis et fier, son ennui, son désespoir, sa tentative de suicide… Ce sont là choses connues et qu’il était peu utile de répéter. Mais les deux derniers tiers du livre m’ont lentement pris aux entrailles. Ce qu’ils racontent est bien simple pourtant. Un jeune homme, de vieille race, mais pauvre, André de Mercy, intelligent, cultivé, très loyal et très bon, petit employé dans un ministère (sa mère ne lui ayant pas permis de se faire soldat), épouse une petite provinciale sans fortune ; car il a le cœur trop haut pour trafiquer de son nom et faire un mariage d’argent, et, d’autre part, il est de ceux qui ne peuvent résister à la solitude et qui ont besoin d’un foyer. Toinette (c’est le nom de la jeune femme) est fort jolie, très ignorante, assez bonne, et elle aime son mari. Au sortir de sa vie provinciale, elle a de cruelles déceptions, dont elle ne sait pas prendre son parti. La vie du jeune ménage est plus que serrée : ils ont à peine trois mille francs pour vivre. C’est la misère en habit noir et en robe de dame. Ils sont obligés, pour restreindre leurs dépenses, de déménager deux fois et de prendre des appartements de plus en plus modestes et, finalement, d’émigrer à la campagne, dans les bois de Sèvres. Ils ont deux enfants. Les premières couches de la petite femme ont été laborieuses ; elle n’a pas eu de lait, et il a fallu une nourrice… Toinette souffre de mille petites privations, sans compter la blessure de son amour-propre. Un moment elle est obligée de se passer de bonne et de faire le ménage ; son humeur s’aigrit. André, lui, souffre de sa vie inutile et morne de gratte-papier ; il souffre de voir que sa mère et sa femme ne s’aiment point ; il souffre de sa pauvreté croissante et de sa continuelle inquiétude du lendemain… Vous ne sauriez croire avec quelle poignante vérité de détails sont notés le progrès et l’entrelacement de toutes ces humbles douleurs.

Et pourtant, en dépit des découragements passagers, le cœur d’André et de Toinette grandit dans ces épreuves ; et, en dépit des malentendus et des dissentiments, leur affection mutuelle s’épure et se fortifie. La paternité consomme la bonté morale d’André ; le sentiment de sa responsabilité soutient son courage ; il oppose à chaque nouvelle trahison de la vie plus de patience et de résignation. Et Toinette aussi devient peu à peu meilleure… Le jour où son mari est renvoyé du ministère, elle sent combien elle aime le pauvre garçon. Elle le sent mieux encore lorsqu’il a la fièvre typhoïde et qu’elle songe à ce qu’elle deviendrait sans lui. Enfin, la vie à la campagne et le soin des enfants achèvent d’apaiser et d’assagir la petite femme ; elle devient plus sérieuse et plus intelligente, elle comprend plus de choses et conçoit mieux son devoir.

Cependant les luttes mesquines de ces tristes années ont développé l’énergie d’André, lui ont donné le goût de l’action. Sa mère lui a légué une ferme en Algérie. Pourquoi n’irait-il pas cultiver sa terre ? « Que faire ici ? dit-il à Toinette. N’es-tu pas lasse de la vie que nous menons ? Veux-tu qu’à soixante ans je sois un vieux scribe hébété ? L’avenir nous attend là-bas. Au moins nous vivrons chez nous, sous un beau ciel. » Et ils partent. Les voici sur le pont :

«… Alors André les embrassa tous du regard, cette famille qu’il avait créée, qui était sienne, dont il était le chef, et qu’il emportait avec lui, à travers les aventures, vers l’avenir.

« Il fut brave, et son cœur ne faiblit pas.

« — Eh bien, dit-il à sa femme, es-tu contente ?

« — Oui, dit-elle.

« Et ce oui, ferme, le rasséréna.

« Toinette et lui se regardèrent et, pour la première fois, peut-être, ils se comprirent…

« À cette heure ils ne regrettaient pas de s’être mariés jeunes et pauvres, car toute une vie robuste, par cela même, s’ouvrait encore devant eux.

« Pleins de résignation, mais aussi d’espoir, ils se contemplaient en leurs vêtements de deuil, en leur mélancolie d’émigrants. Fermes de cœur, André et Toinette, ramenant leurs yeux sur les   enfants, échangèrent un tendre et mystérieux regard. Là-bas ils auraient des enfants encore, leur jeunesse en répondait ; ils n’auraient point à se dire : « Nourrirons-nous celui qui viendra ? » Ils donneraient à Marthe des sœurs et à Jacques des frères. Il sortirait d’eux toute une race, et c’était la vie vraie, naturelle, la vie simple et grande. Ils le voyaient à l’évidence, comme ils voyaient cette mer bleue qui les entourait… »

Ainsi le récit patient, d’observation minutieuse, se trouve soulevé, vers la fin, par un souffle de vaillance et d’énergique espoir ; et il nous plaît de retrouver et de reconnaître chez l’artiste raffiné, chez l’auteur de Pierrot assassin de sa femme, un peu de l’âme du soldat excellent dont il est le fils.

Je me sens moi-même, après des lectures comme celles-là  commencées avec ennui, achevées avec émotion  tout plein de confiance et tout prêt à me laisser consoler de la vie. Je suis tenté de ne plus croire ceux qui parlent de décadence et qui nous montrent la jeunesse d’aujourd’hui tristement ballottée du naturalisme au dilettantisme. Et, de grâce, ne nous accablez pas tant sous les romans russes. Voilà deux livres, Mademoiselle Jaufre et Jours d’épreuves, qui respirent, je vous assure, l’humanité et la pitié. Et ils ont encore ce mérite d’être écrits, sinon en dehors de toute réminiscence, du moins en dehors de tout préjugé d’école, et avec une loyauté parfaite. Enfin, vous serez surpris — et charmé, je pense  de la somme de vérité qu’ils contiennent. J’ai souvent affecté de dire, agacé par certaines présomptions ou naïvetés trop fortes, que nous n’avions rien inventé, et je ne m’en dédis pas. Et pourtant j’ai aujourd’hui cette impression qu’à aucune époque de notre littérature il ne s’est trouvé, dans les livres d’écrivains encore jeunes, tant de sérieux, d’intelligence, de sagesse, d’observation curieuse, une science déjà si avancée de la vie et des hommes, et tant de compassion, une vue si sereine et si indulgente de la destinée6.

Gilbert Augustin-Thierry §

« Cet homme devait subir toutes les suggestions, y étant prédisposé par l’atavisme…

« Atavisme … responsabilité solidaire et indéfinie de toute une race devant Dieu  suivant qu’il est écrit au Décalogue : Je suis le Dieu fort et je sais châtier l’iniquité du père jusque sur les   enfants… »

… Ô Justice immanente !… Il est patient puisqu’il est éternel7. »

Écoutez un drame étrange.

Premier acte. En 1815.

Le marquis Charles de Mauréac est un chouan héroïque et féroce. Durant plusieurs générations, les seigneurs de Mauréac, du Parlement de Bretagne, ont occupé une des quatre charges de présidents aux enquêtes, presque toujours « ordonnés pour tenir la Tournelle », — honneur redoutable que justifiaient d’ailleurs des travaux successifs sur les édits criminels, par suite une connaissance héréditaire des âmes scélérates et une pratique familiale de la question « selon l’usage de Rennes », c’est-à-dire de la torture par brûlement des pieds et des jambes.

Pour enlever l’Albatros, un ponton où les bleus, vétérans de Bonaparte, gardent des chouans prisonniers, le marquis de Mauréac a séduit d’abord Anne-Yvonne Gallo, la femme du capitaine des bleus. Une nuit (c’est la nuit de Noël), il lui demande le mot d’ordre qui permettra d’accoster le navire. Anne-Yvonne refuse. Il lui arrache le mot en la « chauffant », c’est-à-dire en lui faisant brûler les pieds et les jambes jusqu’aux os, et il laisse ses compagnons l’enterrer encore vivante.

Pour le Roy !

Deuxième acte. En 1865.

René de Mauréac, fils du grand marquis, rencontre une petite comédienne d’opérette, Chérie-Mignon. Il la poursuit d’un désir aveugle, irrésistible, plus fort que la volonté, la raison et l’honneur. La fille résiste. Elle a peur. Il finit pourtant par l’épouser. Mais, pendant la nuit des noces, il essaye de l’étrangler ; et elle, en se défendant, le tue d’un coup de couteau. Il tombe près de la cheminée et roule, les jambes dans le feu.

Chérie-Mignon est la petite-fille d’Anne-Yvonne Gallo.

René de Mauréac le sait.

Tous deux ont accompli ces choses sans le vouloir, et pour obéir à la suggestion du spirite Élias, 24, rue Rousselet, à Paris.

Je ne vous dis là que l’essentiel. Il faut lire le livre, il faut voir la mise en œuvre, avec quel art subtil et sûr toute l’histoire est conduite, et comment, dès les premières pages, M. Gilbert Augustin-Thierry sait nous envelopper de mystère, et, par la notation de détails très simples, mais inquiétants parce qu’on n’en voit pas le pourquoi, créer peu à peu autour de nous comme une atmosphère d’épouvante. J’ai rarement senti avec cette vivacité le désir de savoir ce qui arrivera et le délice d’avoir peur.

C’est comme qui dirait du Mérimée abondant  et convaincu.

Convaincu, et même un peu solennel. M. Augustin-Thierry nous avertit, dans sa préface, qu’il a prétendu faire « une tentative littéraire nouvelle ». Le vieux roman, le roman d’observation meurt d’épuisement. L’étude de l’homme « doit poursuivre sa recherche beaucoup plus haut que l’homme ». La justice immanente et implacable qui gouverne secrètement l’histoire des familles et de leurs générations successives, le conflit de la personnalité humaine et des fatalités de l’atavisme ; « les responsabilités solidaires » transmises par les pères aux enfants, le problème de la suggestion … tels sont quelques-uns des sujets qui s’offrent aujourd’hui aux méditations et aux divinations de l’« artiste penseur ». Que les essais de M. Augustin-Thierry soient aussi nouveaux qu’il le croit, c’est ce que je ne puis vous garantir. Mais si sa matière n’est peut-être pas intacte, du moins n’est-elle pas encore si rebattue ; et ces fiertés me plaisent quand elles sont soutenues, comme ici, par un vrai talent. Ou, plutôt, elles m’en imposent. Et, après que l’assurance de l’auteur m’a fait hésiter, la demi-obscurité de son programme prolonge cette hésitation.

Oui, j’entends bien, voilà assez longtemps qu’on nous ressasse l’éternelle histoire de l’amour et de l’adultère, et celles de la jalousie, de la haine, de la cupidité, et de toutes les passions et de tous les vices individuels. Tout cela est connu, archi-connu. Si j’ai bien compris l’auteur de Marfa, il voudrait qu’après la psychologie des personnes on tentât l’étude de ce qu’il y a en nous d’étranger et de supérieur à nous, des influences fatales dont nous n’avons pas clairement conscience et qui ne deviennent intelligibles qu’à la condition de les observer, non plus dans des individus isolés, mais dans des successions ou des groupes d’êtres humains. Moyennant quoi l’on voit se dégager à demi des ténèbres qui les rendent redoutables quelques-unes des lois qui semblent présider au développement moral du monde : lois de solidarité, de réversibilité, de responsabilité collective, d’expiation familiale ; et par suite on entrevoit d’étranges communications, non encore définies, des âmes entre elles et de celles des vivants avec celles des morts, de subites et effrayantes lacunes de la personnalité et de l’identité du moi, et des sortes de substitutions de consciences. « Car, comme dit Hamlet, il y a plus de choses sous le ciel, Mercutio, que n’en conçoit votre philosophie. »

Mais d’autre part, c’est ici proprement le domaine des suppositions invérifiables, des chimères et des ombres vaines. Peut-on bien nous proposer pour sujet « d’étude » et « d’analyse », comme fait M. Thierry, des conceptions forcément arbitraires ? N’est-il point dupe d’une assez plaisante illusion ? Ce qu’il rêve, il croit l’observer. Son « enquête sur l’inconnu » n’est qu’une enquête sur l’inconnaissable : ce qui implique contradiction, comme on dit dans l’école. Quoi qu’il fasse, des récits comme la Tresse blonde ne sauraient être que des divertissements d’art d’une horrifique ingéniosité  rien de plus que Lokis ou la Vénus d’Ill, ce qui est déjà beaucoup.

Et pourtant il y a ici autre chose : un rêve moral édifié sur une hypothèse scientifique. L’accomplissement d’une parole divine (Je châtierai l’iniquité du père sur les enfants) par la loi darwinienne de l’atavisme, voilà la Tresse blonde. C’est donc bien une imagination d’aujourd’hui. D’aujourd’hui ? N’y a-t-il donc point une idée analogue dans l’Orestie d’Eschyle ? N’est-ce point son père assassiné qui « suggère » à Oreste, par la bouche d’Apollon, de tuer sa mère Clytemnestre ? Oreste n’a-t-il point l’aspect et la démarche d’un somnambule ? Est-ce bien lui qui agit ? A-t-il un moment d’hésitation ? Et n’est-il pas, en somme, absous comme irresponsable ?… Cherchons et regardons autour de nous, que de fois nous voyons les fils expier pour leurs pères et leurs aïeux ! Et ces châtiments d’innocents offensant en nous une irréductible idée de justice, comment ne ferions-nous pas ce rêve d’une transmission et d’une réincarnation des âmes  Mais cela n’arrange rien du tout, puisque ces âmes ne se doutent point qu’elles ont déjà vécu ni qu’elles rachètent leurs fautes antérieures… — Laissez-moi tranquille ! Et souvenez-vous, par exemple, de ce pauvre petit prince impérial massacré par les sauvages et venant mourir de si loin, d’une mort sanglante, sous la même latitude où était mort l’Homme de sang, son aïeul. Est-ce assez machiné ? Et sent-on assez là-dedans l’application d’une loi  Mais nous ne sommes frappés que des cas où cette loi semble appliquée : or il y en a des millions où rien de semblable n’apparaît  Qu’en savez-vous ? L’histoire d’une famille peut exiger des siècles et des siècles pour que le drame moral y soit complet : patiens quia æternus. Et dès lors ces choses sont hors de notre prise  Précisément  Oui, mais cette obscurité même nous permet tous les rêves. Le roman de M. Gilbert Augustin-Thierry est un rêve horrible et édifiant à la fois de métempsycose hindoue. Mais la pensée d’où il est éclos a un tel caractère de beauté morale, et en même temps les circonstances extérieures où il se déroule ont un tel air de réalité, qu’on est tenté de se demander : Pourquoi pas ? C’est ce qu’a voulu M. Augustin-Thierry. Je tiens donc son livre pour excellent.

Stéphane Mallarmé §

M. Stéphane Mallarmé a mis en tête de sa traduction des poèmes d’Edgar Poe8 ce sonnet préliminaire :

LE TOMBEAU D’EDGAR POE

Tel qu’en Lui-même enfin l’éternité le change
Le Poète suscite avec un glaive nu
Son siècle épouvanté de n’avoir pas connu
Que la Mort triomphait dans cette voix étrange

Eux comme un vil sursaut d’hydre oyant jadis l’ange
Donner un sens plus pur aux mots de la tribu
Proclamèrent très haut le sortilège bu
Dans le flot sans honneur de quelque noir mélange

Du sol et de la nue hostiles ô grief
Si notre idée avec ne sculpte un bas-relief
Dont la tombe de Poe éblouissante s’orne

Calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur
Que ce granit du moins montre à jamais sa borne
Aux noirs vols du Blasphème épars dans le futur

Qu’est-ce que cela veut dire ? me demanderez-vous. Je répondrai : — M. Stéphane Mallarmé est un homme original et doux. Il a de l’esprit. Sa conversation se distingue par un tour imprévu et charmant ; il y emploie du reste les mêmes mots que tout le monde, et dans le même sens, ou à peu près. Dès qu’il écrit, c’est autre chose… Pourtant il a commencé par faire des vers très beaux et, malgré quelques singularités, très intelligibles (sans quoi, je n’aurais pas osé dire « très beaux », car je ne me moque jamais des gens). Ces vers vous les trouverez dans le Parnasse contemporain, dans les Poètes maudits de Paul Verlaine (la Fenêtre, Placet, Automne, etc., surtout le Guignon, qui est, à fort peu de chose près, un chef-d’œuvre). Depuis, M. Stéphane Mallarmé est devenu décidément ce que M. Catulle Mendès appelle par une exquise litote un « auteur difficile ». Pourtant il a des amis, Mendès tout le premier, Henri Roujon, Wyzewa, qui continuent à l’expliquer couramment. Et alors, me souvenant d’avoir été charmé par ses premiers vers, ce m’est un vrai chagrin de ne pas entendre parfaitement les derniers, et j’ai envie de lui en demander pardon. Au moins voudrais-je savoir au juste pourquoi je ne les comprends pas  C’est peut-être, direz-vous, que c’est inintelligible  Mais non, puisqu’ils sont trois qui comprennent, et probablement quatre, en comptant l’auteur. Si donc vous êtes patient et capable d’attention, et si vous avez l’âme assez bien située pour vous soucier parfois de choses réputées inutiles, reprenons le sonnet que je citais tout à l’heure, et tâchons de le traduire comme nous ferions d’un texte de Lycophron. Je vous ai donné ce sonnet tel qu’il est dans le livre, sans aucune espèce de ponctuation. Il ne serait peut-être pas mauvais de la rétablir d’abord. Il faut, je pense, une virgule après change, un point après étrange, une virgule après eux, une après tribu, un point après mélange, un point d’exclamation après grief, une virgule après s’orne, une après obscur  et, j’imagine, un point final. Et maintenant voici la traduction que je vous propose :

« Redevenu vraiment lui-même, tel qu’enfin l’éternité nous le montre, le poète, de l’éclair de son glaive nu, réveille et avertit son siècle, épouvanté de ne s’être pas aperçu que sa voix étrange était la grande voix de la Mort (ou que nul n’a dit mieux que lui les choses de la Mort).

« La foule, qui d’abord avait sursauté comme une hydre en entendant cet ange donner un sens nouveau et plus pur aux mots du langage vulgaire, proclama très haut que le sortilège qu’il nous jetait, il l’avait puisé dans l’ignoble ivresse des alcools ou des absinthes.

« Ô crime de la terre et du ciel ! Si, avec les images qu’il nous a suggérées, nous ne pouvons sculpter un bas-relief dont se pare sa tombe éblouissante,

« Que du moins ce granit, calme bloc pareil à l’aérolithe qu’a jeté sur terre quelque désastre mystérieux, marque la borne où les blasphèmes futurs des ennemis du poète viendront briser leur vol noir. »

C’est fort mal traduit, et pourtant j’ai fait de mon mieux. Je ne suis pas sûr d’avoir bien compris le 4e vers, ni le 5e et le 6e, ni le 9e, ni le 12e, ni le 14e. Le rapport de ces images avec les faits ou les pensées qu’elles expriment étant (je l’espère du moins) absolument clair pour M. Stéphane Mallarmé, il s’imagine qu’il en est de même pour nous, que nous rétablissons sans peine ce lien, et que nous remontons sans hésitation des signes aux choses signifiées.

Apparemment il croit à une sorte d’universelle harmonie préétablie en vertu de laquelle les mêmes idées abstraites doivent susciter, dans les cerveaux bien faits, les mêmes symboles. C’est un Leibnizien plein d’assurance. Ou, si vous voulez, il croit que les justes correspondances entre le monde de la pensée et l’univers physique ont été fixées de toute éternité, que l’intelligence divine porte en elle le tableau synoptique de tous ces parallélismes immuables et que, lorsque le poète les découvre, ils éclatent à son esprit avec tant d’évidence qu’il n’a point à nous les démontrer. M. Stéphane Mallarmé est un platonicien éperdu. Il croit à des séries de rapports nécessaires et uniques entre le visible et l’invisible. Il oublie que nous ne sommes pas, nous, dans le secret des dieux ; voilà tout.

La preuve que son sonnet est limpide, c’est que deux Américaines l’ont traduit : Mrs Sarah Helen Whitman et Mrs Louise Chandler Moulton. Au fait, peut-être les étrangers sont-ils plus aptes que nous à entendre cette poésie. Les bizarreries qui nous déconcertent leur échappent. Ils ne sont pas gênés comme nous par une tradition, par le souvenir d’une langue plus exacte et plus précise. Ils n’ont rien à oublier avant de lire.

Sur les poèmes de Poe (la traduction est d’une belle et audacieuse littéralité), je me récuse. Je ne suis capable de goûter pleinement que le Corbeau, où le symbole est si clair, si triste, si saisissant, où le never more revient si douloureusement, comme un tintement de glas. Quant au reste, ce sont de vagues, harmonieuses et mystiques rêveries sur l’amour et la mort. C’est de la poésie lunaire et nocturne :

« Les cieux étaient de cendre… C’était nuit en le solitaire octobre de ma plus immémoriale année… À travers une allée titanique de cyprès, j’errais avec mon âme   une allée de cyprès avec Psyché, mon âme… »

Ou bien :

« À minuit, au mois de juin, je suis sous la lune mystique : une vapeur opiacée, obscure, humide, s’exhale hors de son contour d’or et, doucement se distillant goutte à goutte sur le tranquille sommet de la montagne, glisse avec assoupissement et musique, parmi l’universelle vallée. Le romarin salue la tombe, le lis flotte sur la vague… »

La poésie de Poe est pareille à ce paysage. C’est de la vapeur opiacée.

J’ai aimé certains passages qui me rappelaient des vers — plus arrêtés et plus nets — de nos poètes à nous, de Baudelaire très souvent, quelquefois de Sully Prudhomme.

« … Et toi, fantôme, parmi le sépulcre des arbres, tu glissas au loin. Tes yeux seulement demeurèrent, ils ne voulurent pas partir   ils ne sont jamais partis encore. »

Ainsi le poète de la Vie intérieure :

Ô morte mal ensevelie,
Ils ne t’ont pas fermé les yeux.

De même encore le poème intitulé Pour Annie exprime à peu près le même état d’âme crépusculaire et délicieux que l’adorable pièce du Rendez-vous dans les Vaines tendresses. Et alors j’ai relu le Rendez-vous, et je l’ai préféré. Je suis beaucoup trop de mon pays ; mais qu’y faire ?

Édouard Rod §

« Pourquoi avez-vous été créé et mis au monde ? demande le catéchisme romain  J’ai été créé et mis au monde pour aimer Dieu, le servir et, par là, mériter la vie éternelle. »

M. Édouard Rod se pose la même question sous cette forme : « Quel est le sens de la vie9 ? » Et, si j’ai bien compris, il finit par se faire à lui-même cette réponse ou à peu près : « Si la vie a un sens, elle a celui que lui donnent les honnêtes gens et les braves gens, quels que soient, d’ailleurs, l’espèce et le degré de leur culture. »

Seulement il a l’air de songer tout le temps : « Peut-être bien que la vie n’a pas de sens du tout. » Et c’est pourquoi son livre est triste, aussi triste, en vérité, que la Course à la mort. D’autre part, ce livre lugubre ne nous raconte que des événements heureux, et c’est par là qu’il est rare et original. Car il ne s’est pas vu, je pense, de tristesse plus purement intellectuelle. On est tenté, à première vue, de ne pas plaindre du tout M. Édouard Rod. Un commerçant, un ouvrier, un paysan ne le plaindraient point, ne le comprendraient même pas. Un artiste non plus. Un métaphysicien pas davantage, du moins je le crois. Il y a là, en effet, je ne sais quoi de contradictoire : la souffrance de M. Rod implique une distinction d’esprit dont il a sûrement conscience et qui lui est donc, par elle-même, une consolation. D’ailleurs, l’ignorance où nous sommes de nos origines et de nos fins ne saurait être une souffrance positive, puisque cette ignorance est la condition même de l’activité de l’esprit, laquelle est nécessairement un plaisir. Je ne fais point là de sophismes, je vous assure. Jamais désolation ne fut moins motivée, extérieurement, que celle de M. Rod. Jugez plutôt.

Le « sens de la vie », il le cherche de la meilleure manière qui soit : en vivant. Et, d’abord, il se marie. Cela, c’est affirmer tout au moins que l’homme est fait pour le mariage et pour l’amour. Et ainsi, tandis que notre penseur se pose la question, il l’a déjà en partie résolue. Il doit donc être déjà un peu soulagé.

Mais, au reste, il a toutes les chances : il connaît depuis longtemps sa femme, qui est une petite amie d’enfance ; il l’aime et il est aimé d’elle. Sans doute il se demande si la vie en commun ne leur ménage pas des surprises, s’ils ne vont point faire l’un chez l’autre des découvertes fâcheuses. Mais cette inquiétude est vite dissipée. Non seulement ils s’adorent, mais ils se comprennent, ils ne s’ennuient pas un moment ensemble. Ils vont en Italie, puis vivent quelques mois dans une maisonnette au bord de la Méditerranée. Leur lune de miel est exquise : il en fait lui-même l’aveu… — Et je me dis, presque avec colère : « Est-ce qu’il croit qu’un pareil bonheur est chose commune ? Est-ce qu’il croit que tout le monde l’a eu ? Est-ce que cela ne le met pas, du coup, au rang des plus rares privilégiés de la vie ? De quoi se plaint-il ? Et comment, après cette divine aubaine, a-t-il eu le front d’écrire son livre ? » Il est inquiet en songeant que ce bonheur ne sera pas éternel ; que, peut-être, quand il sera de retour à Paris, il regrettera sa vie de garçon et que la grande ville le disputera à sa femme.

Ils y reviennent, à Paris, et l’épreuve tourne au mieux. Ils habitent une jolie maison, à Auteuil. Il vit comme un coq en pâte. Il sent autour de lui une affection fidèle et réchauffante… Un jour, il rencontre un de ses compagnons d’autrefois ; il s’applique à revivre, tout un soir, sa vie de bohème et de noctambule : mais cela ne lui dit plus rien, et il rentre avec joie dans son élégant foyer… Notez que nulle part il n’est question d’embarras ni de soucis d’argent, et que sa femme et lui ont l’air de se porter comme des charmes. … Et la description de toutes ces joies sonne comme un glas !

Sa compagne devient grosse… Je connais des gens qui, s’ils avaient une femme et si cela lui arrivait, auraient la candeur de s’en réjouir. Mais il est, lui, profondément désolé, parce que cela va le déranger dans ses habitudes et parce qu’il n’aura plus sa femme à lui tout seul… L’enfant vient au monde. Les couches ont été un peu laborieuses, mais en somme tout a bien marché. Or, quand la vieille bonne lui présente sa petite fille en lui disant : « Embrassez-la, Monsieur ! » il se détourne avec horreur ; et quand la brave femme fait la même tentative auprès de l’accouchée, celle-ci « répond par un geste de suprême lassitude et se détourne ». Le père souffre parce que cette petite fille, qui n’avait pas demandé à vivre, est sans doute vouée, comme lui, à la douleur. Il souffre d’avoir à déclarer l’enfant à la mairie ; il trouve aux employés des airs d’inquisiteurs( !). « Jamais je n’ai senti plus vivement l’odieux et le ridicule de l’ordre civil, etc. » Enfin, quoi ! il souffre parce qu’il veut souffrir. Mais, s’il veut souffrir, c’est donc que cela l’amuse ; et, si cela l’amuse, à qui en a-t-il ?

L’enfant tombe malade. Pendant dix jours le père et la mère sont en proie à d’horribles angoisses. Voilà donc enfin une vraie souffrance, la première ! Mais l’enfant guérit. (Je vous dis que ces gens-là ont toutes les veines !) Aux inquiétudes qu’il a senties le père reconnaît qu’il aime son enfant. (Ce n’est pas trop tôt !) Cependant il continue à se plaindre…

De quoi ? De n’être pas un saint. Il a lu les romans de Tolstoï et de Dostoiewski, et cela lui a donné un coup  comme si ces Russes avaient découvert la charité et comme s’il n’en eût jamais entendu parler avant. Il se dit : « Vivre pour les autres, oui, c’est là le but de la vie. » Il nous raconte alors l’histoire d’une vieille demoiselle qu’il a connue dans son enfance, qui a passé ses jours à se dévouer, et qui, seule, paralytique, presque pauvre, sans une joie extérieure, a vécu sereine à force de résignation, de douceur et de charité. (Et tout ce récit, je dois le reconnaître, est un pur chef-d’œuvre.) Il veut donc, lui aussi, essayer de l’« altruisme ». Il va dans quelques réunions anarchistes et en revient totalement découragé par la brutalité et la stupidité des misérables. Il fait un autre effort : il prend dans sa maison, comme petite bonne, une orpheline assez mal élevée, qu’il est bientôt obligé de mettre à la porte. Il découvre très vite qu’il est incapable de pratiquer pour de bon, et dans la rigueur réelle de ses obligations, la « religion de la souffrance humaine », et qu’il n’est, comme tant d’autres, qu’un brave homme assez pitoyable et pas méchant, mais non pas héroïque… Et il souffre de cette constatation.

Il souffre enfin de n’avoir point de foi positive. La rencontre d’un ami, qui de sceptique est devenu croyant, augmente son angoisse et son désir. Il voudrait croire pour être tranquille, et n’y arrive pas. Tout ce qu’il peut faire, c’est d’esquisser un système de philosophie, l’Illusionisme, qui voudrait être nouveau et qui ne l’est pas : car, sauf erreur, il se ramène aux conceptions de Lachelier ou de Secrétan et, par-delà, au kantisme. Un matin, il entre dans l’église de Saint-Sulpice, pendant la messe. Il est ému par les cérémonies et par les chants. Il fait une vague prière idéaliste en prose poétique, et se décide enfin à réciter le Pater, pour voir. Et il est tout à fait désolé parce qu’il ne peut le réciter que des lèvres…

Le pauvre homme !

J’ai analysé le livre de M. Édouard Rod en affectant un esprit grossier et superficiel. Mais je vous préviens maintenant que ce n’était qu’un artifice pour vous faire plus vivement sentir l’originalité de cette autobiographie morale.

Car, d’abord, comme je l’ai dit, ce livre, où se déroule une vie humaine si douce, si unie, si exempte de catastrophes et même d’ennuis matériels, est plus triste que s’il y ruisselait des larmes et du sang. Mais le pire, c’est que cette mélancolie sans cause n’a pourtant rien d’affecté. Elle n’est point préméditée. Elle coule de source. Et l’ironie ou l’irritation que j’ai pu laisser voir tout à l’heure tournent à la louange de l’écrivain. Ce qui m’irrite, voulez-vous le savoir ? C’est qu’il est trop vrai, ce livre d’un heureux qui ne peut pas se consoler. C’est que cette tristesse vaine, et pourtant sincère, je l’ai souvent sentie en moi, et que j’en rougis ; c’est que j’ai peur d’y découvrir un mélange affreux de vanité, d’égoïsme, de « gendelettrerie », de complaisance pour la beauté et la distinction de ma propre intelligence ; et que, de souffrir uniquement par la pensée (oh ! là là !) et de le dire, et de s’en lamenter en phrases bien faites et que l’on sent bien faites, cela me paraît lâcheté pure et prétentieuse impertinence, alors que tant de malheureux souffrent réellement de la faim, du froid, de la maladie, des infirmités, de la perte de leurs enfants, des abandons, des trahisons, etc. Au reste, M. Édouard Rod est bien de mon avis : et, la seule fois où il ait connu une vraie douleur, il n’a pas craint de confesser la vanité des autres. Que dis-je ? Il s’est aperçu ce jour-là qu’il aimait la vie, même douloureuse :

«… Et, pour la première fois, il me semble qu’il y a un peu de « phrases » dans ce que j’ai toujours dit et pensé sur la vie, dans les colères, les dégoûts, peut-être jusque dans les tristesses qu’elle m’a inspirés. On a beau la haïr et la mépriser, on l’aime pourtant ; elle a, jusque dans ses pires cruautés, des saveurs qui la font désirable, et, quand on a senti la mort passer tout près, quand on a failli voir disparaître une de ces existences qui sont la vôtre même, on comprend alors que la vie, affreuse, inique, féroce, vaut encore mieux que le néant. »

À la bonne heure ! mais cette page condamne-t-elle et efface-t-elle le reste du livre ? Non pas. Le mal défini par M. Rod n’en existe pas moins, et il valait la peine de le décrire, ne fût-ce que pour que nous en sentissions la honte et que nous eussions le désir de le secouer d’un coup d’épaules, en rentrant des livres dans la vie. Ce mal, M. Rod le nomme de son vrai nom :

« Ah ! trois fois malheur à celui qu’a touché le funeste dilettantisme !… Sans réflexion, sans calcul, poussé par sa nature et par l’esprit du temps, il s’est livré à ses séductions, dont il n’a pas vu le danger : c’est si facile, si doux, si distingué, de jouer avec les idées, de s’en caresser l’intelligence, d’en extraire l’essence, et, comme un riche répand sur ses mouchoirs un parfum dont le prix nourrirait des familles, d’en saupoudrer élégamment sa vie… Cependant, ces plaisirs s’émoussent comme toutes les ivresses : le Pharisien se fatigue à la fin des arcs-en-ciel qu’allument sur toutes choses les prismes de son esprit. Un chagrin le frappe, la vieillesse vient, il se sent homme, et voici s’éveiller en lui un immense besoin d’aller aussi prier obscurément dans les recoins des églises et d’y déposer sa souffrance, et de savoir qu’il est écouté… Mais c’est Dieu maintenant qui le traite ironiquement en égal, qui discute et raisonne et lui renvoie les questions qu’il lui posait, et le promène en raillant par la chaîne des cercles vicieux qu’il avait forgée. Alors son orgueil s’écroule enfin, il sent peser sur lui comme un poids matériel le vide dont il s’est entouré et qui l’absorbe ; il se révolte contre la tyrannie de son intelligence dont il a fait une inexpugnable forteresse… En vain … et pour s’être complu en lui-même, il est éternellement isolé en lui seul. »

Cela est fort bien dit, et c’est cette misère qui a inspiré à M. Rod ses meilleures pages : par exemple celles où, par un ciel gris de novembre, serré en vain contre sa compagne, il sent « le je ne sais quoi d’étranger qui subsiste quand même en eux malgré la fusion de leurs vies (p. 48-49) », et celles encore où il exprime le navrement de tout souvenir, quel qu’il soit, et aussi ce sentiment singulier qu’on est plusieurs êtres successifs qui semblent indépendants les uns des autres, et que le « moi » coule comme l’eau d’un fleuve ou le sable d’une clepsydre… (P. 54-55.)

Et pourtant tout bien réfléchi et au risque de me contredire encore une fois, il m’est extrêmement difficile de m’apitoyer sur le cas de M. Rod, ni de me persuader que le dilettantisme soit par lui-même malfaisant, et j’ai presque envie de prendre sa défense. Ce mot de « dilettantisme », si vague et si commode, je pense que c’est Paul Bourget qui en a donné la meilleure définition : « C’est, dit-il, une disposition d’esprit très intelligente à la fois et très voluptueuse, qui nous incline tour à tour vers les formes diverses de la vie et nous conduit à nous prêter à toutes ces formes sans nous donner à aucune. » Eh bien, pourquoi cette disposition d’esprit serait-elle nécessairement funeste ? Elle a souvent pour résultat l’ennui et l’impossibilité d’échapper à son propre isolement ? Mais l’ennui, on y arrive tout aussi bien par d’autres routes. Bossuet nous parle de l’ennui qui est naturel à toute âme bien née. « Quelle solitude que ces corps humains ! » dit Musset. « Nous mourons tous inconnus », dit Balzac dans un sentiment assez semblable. Et ni Bossuet, ni Balzac, ni Musset ne furent des dilettantes…

Il y a dans le dilettantisme un désir de tout comprendre, et un don de souple sympathie — avec une arrière-pensée de reprise, dans la crainte d’être dupe. Il est donc fait en même temps d’imagination sympathique— et de défiance intellectuelle … et ainsi, il peut être la pire chose ou la meilleure : tout dépend du dosage des deux éléments qui le composent, et ce dosage dépend lui-même du tempérament de celui qui le pratique… Je suis persuadé, pour moi, qu’un dilettante sec est un homme qui aurait été plus sec encore s’il n’avait pas été dilettante.

Le dilettantisme commence par être un plaisir et, quand il devient ensuite une cause de souffrance, il porte en lui-même son remède. Pour revenir au cas de M. Rod, le dilettantisme ne l’a pas empêché de se marier par amour, et il lui a sans doute servi à jouir plus délicatement de cette bonne fortune. Et, si le dilettantisme a d’abord retardé en lui l’éclosion de l’amour paternel, ce n’a été que pour le faire ensuite plus réfléchi, plus fort et plus tendre. Car le dilettantisme (Dieu ! que ce mot m’agace !) est comme l’éprouvette de nos sentiments : il n’y a que les plus profonds et les moins artificiels qui y résistent. C’est le dilettantisme qui a permis à M. Rod de s’intéresser à toutes les conceptions de la vie, même les plus contraires à ce qu’on entend justement par dilettantisme, et d’y entrer tour à tour. C’est grâce à lui que notre écrivain a pu s’éprendre à ce point des romans russes, ou, si vous voulez, c’est l’ennui mortel issu de son dilettantisme qui a finalement déterminé ce prétendu dilettante à ne plus l’être. Oh ! sans doute il traînera toujours derrière soi des lambeaux du vieil homme ; il ne sera jamais un Vincent de Paul ; ses expériences d’« altruisme » ont échoué, et ses tentatives pour « croire » n’ont point mieux réussi. Mais n’ayez crainte, il en demeure quelque chose, et l’on peut dire, en un sens, que c’est le dilettantisme qui a conduit M. Rod à plus de charité et d’humilité d’esprit, et à une résignation déjà chrétienne.

La vie n’a de sens que pour ceux qui croient et qui aiment : telle est sa conclusion. Son livre se rattache donc à ce mouvement d’esprit qu’on pourrait presque appeler évangélique, et qui est si sensible dans les écrits de Paul Bourget, de Maurice Bouchor, de Paul Desjardins, et de toute l’élite de la jeune génération. Et je me figure que l’origine de ce mouvement, c’est, quoi qu’on en dise, cette curiosité même qui est la marque éminente de notre temps : car on arrive assez vite à reconnaître que la curiosité intellectuelle et sentimentale ne suffit pas pour vivre pleinement, et c’est là une constatation qui a des conséquences.

Ce n’est point que ce credo des âges nouveaux soit facile à rédiger. Essayerons-nous ? En voici un que je vous donne pour ce qu’il vaut et qui, d’ailleurs, n’est pas original (mais un credo ne doit pas être original).

  • — Je crois que l’humanité marche — quoique très lentement, avec des arrêts et des retours — vers un état meilleur où la justice sera moins incomplètement réalisée, la souffrance moindre, la vérité mieux connue, et, si vous le voulez, vers un idéal. Cet idéal, dont l’accomplissement est la raison d’être de l’univers, je ne sais s’il réside dans l’intelligence d’un Dieu, ou s’il se forme peu à peu dans le cerveau des êtres supérieurs. Je crois que tous les hommes sont réellement solidaires ; je crois aussi (ceci est de Pascal) que nous aimons les autres (ou d’autres que nous) aussi « naturellement » que nous nous aimons nous-même ; et que, de cette vérité sentie et de cet instinct développé peut découler toute une morale. Je crois que notre intérêt et notre plaisir, c’est d’aimer autre chose que nous, de travailler pour ceux que nous aimons et, par-delà, en vue de la communauté tout entière.

Je crois que la morale est tantôt l’amour et tantôt l’acceptation des liens parfois délicieux et parfois gênants qui nous enchaînent, soit par le cœur, soit par un intérêt supérieur où le nôtre se confond, à d’autres que nous et aux groupes de plus en plus larges dont nous faisons partie. Je crois que cette morale, dans le détail de ses prescriptions, doit coïncider, sur les points essentiels, avec la partie durable des morales religieuses et de celle qui est fondée sur une philosophie spiritualiste.

Je crois aussi qu’on est bon et juste (quand on l’est) naturellement, par un sentiment qui commande et rend le plus souvent facile le sacrifice à autre chose que soi et, comme on l’a dit, par une « duperie » profitable à l’ordre universel et qui dès lors n’est plus duperie : mais pour croire que ce n’en est pas une, il faut faire effort, et sans doute la morale doit commencer par un acte de foi, formulé ou non. Le don ou le pouvoir de vivre sur cet acte de foi implicite, je crois qu’il peut être développé ou diminué par l’éducation ou par l’expérience, mais que rien ne peut le communiquer aux créatures manquées qui ne l’apportent pas en naissant ou qui n’en ont pas, du moins, un petit germe, et qu’ainsi il y aura longtemps encore, dans le grand œuvre, un énorme déchet de forces inemployées ou nuisibles, mais que tout de même le grand œuvre se fera … Amen.

Choses d’autrefois §

Par ce temps de lycées de jeunes filles, c’est une joie pour l’esprit que ce journal enfantin où la petite princesse Hélène Massalska nous raconte la vie qu’on menait, de 1772 à 1779, au couvent de l’Abbaye-au-Bois10.

C’est dans ce couvent qu’étaient élevées les fillettes les plus nobles de France. Les religieuses aussi appartenaient aux plus grandes familles. En 1772, l’abbesse s’appelait Mme de Chabrillan, et la maîtresse générale Mme de Rochechouart.

C’était un très noble couvent, vaste et plein de souvenirs, avec une bibliothèque de seize mille volumes, et partout des tableaux de maîtres. Et c’était un gai couvent, largement ouvert aux bruits du monde, avec une salle de théâtre au bout de l’antique jardin à marronniers et à charmilles. Des artistes de l’Opéra et de la Comédie-Française y donnaient des leçons de danse et de déclamation. Un jour, la petite Hélène y jouait le rôle d’Esther avec cent mille écus de diamants sur son manteau. Continuellement, des dames à paniers, poudrées et haut coiffées, des petites femmes de Watteau et de Lancret, s’y promenaient par les cloîtres. Toutes les fêtes de l’Église y étaient chômées, et Dieu sait s’il y en avait alors ! Et c’étaient, pour un rien, des déjeuners « avec des glaces ».

Et le joli programme d’études ! Je fais le relevé des heures de travail pour une journée. Je trouve deux heures pour l’écriture, le calcul, la géographie et l’histoire, et quatre heures pour le catéchisme, la danse, le dessin, la musique, le clavecin et la harpe. D’algèbre, de chimie, de physique ou de zoologie pas la moindre trace.

 

Ces fillettes ne s’en portaient pas plus mal. Bleues, blanches ou rouges — c’est-à-dire petites, moyennes ou grandes — elles sont singulièrement énergiques et vivaces. Elles ont l’humeur batailleuse et fière. On sent qu’elles ont dans les veines, même à cette époque de décadence de la noblesse, un sang orgueilleux et fort, le sang d’une vieille race de soldats, seigneurs de par l’épée. Elles sont tumultueuses et violentes comme des guerriers Francs.

Une fois, pour avoir « rapporté », la petite Hélène est jetée par terre d’un croc-en-jambe, et tout le pensionnat lui saute par-dessus le corps en la bourrant de coups de pied. Une autre fois, ce sont des batailles terribles entre les rouges et les bleues, les grandes battant les petites comme plâtre quand elles les rencontrent dans les coins, et les petites déchirant et jetant dans le puits les livres et les cahiers des grandes. Un jour, pour une maîtresse qui déplaît, toutes les pensionnaires, sauf quelques timides, se révoltent, s’emparent des cuisines, y campent deux jours et une nuit, et envoient des parlementaires faire leurs conditions à Mme de Rochechouart. Et celle-ci, grande dame, indulgente aux fiertés et aux violences et qui a, comme les petites révoltées, du sang des vieux barons féodaux sous ses habits de servante du Christ, répond sèchement à une pensionnaire qui n’avait pas été de la conspiration et qui s’en vantait : « Je vous en fais mon compliment. »

Toutes ces petites féodales sont aussi des gauloises. Elles font, sur la sœur Saint-Jérôme et sur son confesseur dom Rigoley, qui avaient tous deux la peau fort noire, cette plaisanterie que « si on les mariait ensemble, il en viendrait des taupes et des négrillons ». Elles ont, par un soupirail, des conversations avec un marmiton d’un hôtel voisin, qui leur joue de la flûte et qui les appelle par leurs noms : « Hé ! d’Aumont ! Choiseul ! Mortemart ! » Et elles s’échappent en espiègleries énormes, comme de mettre de l’encre dans le bénitier, en sorte que les religieuses s’en barbouillent en venant chanter l’office de nuit. Ce qui fit dire à Mme de Rochechouart que certes « le trait était noir ».

Ah ! les braves petites filles, si saines et si gaies ! Elles font bien de rire, et de se dépêcher. Car ces privilégiées sont aussi des sacrifiées. Que nos filles de bourgeois et d’ouvriers ne les envient pas trop ! Ces pensionnaires de la noble abbaye ont des noms illustres, toutes les jouissances de la richesse et de l’orgueil — et notamment le plaisir de se croire pétries d’une autre argile que les « Petites Cordelières », les pensionnaires du couvent bourgeois d’à côté. Mais vraiment elles payent bien tous ces avantages. Pas de tendresse ; pas de vie de famille, jamais ; les pères absents ; les mères occupées par une vie de parade. Leur famille, c’est la caste dont elles sont. C’est pour la conservation et l’honneur de cette caste que leur enfance se passe de caresses, et qu’elles ignoreront les libres fiançailles amoureuses.

Elles sont les victimes superbes de leur nom. À douze ans, on marie Mlle de Bourbonne à un vieux gentilhomme, M. d’Avaux ; puis on la ramène au couvent, où elle pleure chaque fois que son vieux mari la demande au parloir. Le cœur de ces petites est condamné à ne parler qu’après le mariage. Aussi se rattraperont-elles.

Il y a par malheur d’autres sacrifiées : celles qui prennent le voile pour conserver à l’aîné de quoi soutenir l’honneur du nom. Mme de Rochechouart elle-même, si sage, si sereine, fond quelquefois en larmes et, pour occuper son imagination, passe des heures à noircir du papier. Mlle de Rastignac, très belle, vingt ans, prononce ses vœux. Au moment où on lui coupe ses longs cheveux blonds, toutes les pensionnaires disent : « Quel dommage ! » Après le vœu d’obéissance, quand elle en vient au vœu de chasteté, elle s’arrête, et alors les petites coquines, qui pleuraient jusque-là, étouffent une grosse envie de rire. La pauvre victime « jeta les yeux de tous côtés pour voir s’il ne lui viendrait aucun secours. La maîtresse s’approcha, lui disant : « Allons, du courage, mon enfant, achevez votre sacrifice ! » Elle fit un profond soupir en disant : « de chasteté et de clôture perpétuelles », et en même temps elle laissa tomber sa tête sur les genoux de madame l’abbesse. On vit qu’elle s’évanouissait, et on la mena à la sacristie. »

 

Il a donc ses drames, ce joyeux couvent, où sans doute la moitié des religieuses ont à peu près autant de vocation que Mlle de Rastignac. Et parmi ses légendes, il a celle de Madame d’Orléans, une néronienne. On ne nettoie que deux fois par an l’appartement de cette ancienne abbesse, fille du Régent. Un jour, une religieuse y a trouvé des traces de sang et une odeur de soufre. Les petites pensionnaires se racontent à l’oreille, avec terreur, et peut-être avec une secrète admiration scandalisée, que Madame d’Orléans faisait fouetter les sœurs jusqu’au sang, que parfois elle se mettait toute nue et faisait venir des religieuses pour l’admirer, « car elle était la plus belle personne de son temps », et qu’enfin elle prenait des bains de lait, qu’elle distribuait le lendemain à ses béguines, au réfectoire.

 

Ce couvent est au roi plus qu’à Dieu. On n’y enseigne point l’humilité. Les religieuses même l’ignorent. Quand l’archevêque de Paris fait mettre les scellés sur leur bibliothèque (parce qu’elle contient des livres jansénistes), elles les font lever par deux « visiteurs » de leur ordre, et l’archevêque finit par leur faire des excuses.

Ce qu’on développe chez les pensionnaires, c’est l’énergie individuelle, le sentiment de l’honneur ; et on leur apprend aussi l’immolation de soi à l’intérêt d’une caste qui est encore (pour quelques années) une institution politique et sociale. Ce couvent est une sorte d’« École des Cadettes », une école de vie élégante, d’orgueil, de volonté — et de sacrifice. L’enseignement religieux devient souvent, ici, d’un illogisme charmant, l’institution même de la noblesse et jusqu’à ses préjugés d’honneur allant contre l’esprit de l’Évangile.

C’est égal, la vaillance et la fierté de ces fillettes me ravissent  À huit ans, Mlle de Montmorency « eut un entêtement très fort vis-à-vis de madame l’abbesse (c’était alors Mme de Richelieu), qui lui dit en colère : « Quand je vous vois comme cela, je vous tuerais. » Mlle de Montmorency répondit : « Ce ne serait pas la première fois que les Richelieu auraient été les bourreaux des Montmorency. » — Six ans après, cette enfant, mourant d’un bras gangrené, disait avec une tranquillité merveilleuse : « Voilà que je commence à mourir. »

 

Ce qui rend plus intéressant encore, et même hautement dramatique, le tableau que la petite Hélène nous trace de l’Abbaye-au-Bois, c’est que, à l’heure même où elle écrit son journal, l’organisation sociale en vue de laquelle ces jeunes filles sont expressément élevées craque de toutes parts. Tandis qu’elles dansent, jouent de la harpe, se marient à douze ans ou prennent le voile à dix-huit, et qu’elles se disposent, par leurs plaisirs comme par leurs sacrifices, à soutenir la gloire de leurs maisons, peut-être que dans la rue, sous les longs murs du noble couvent, passe le petit robin qui leur fera couper la tête. Leurs maîtresses les préparent à être de grandes dames — et bientôt il n’y aura plus de grandes dames. Mais, en même temps et sans le savoir, elles les préparent à bien mourir. Leur éducation de filles nobles leur servira du moins à bien porter la détresse de l’exil — ou à bien monter sur l’échafaud.

Tout cela est fini. C’est un monde entièrement disparu dont la petite princesse nous montre un coin. La noblesse, n’étant plus une institution sociale, a bien réellement cessé d’être. Tout est si fort changé qu’on ne peut même pas comparer l’Abbaye-au-Bois et nos Sacré-Cœur ou nos Ursulines. La noblesse est si bien réduite à n’être qu’un nom et qu’un souvenir, que les derniers représentants de ce néant ne peuvent même plus faire élever leurs filles en filles nobles. Dans les couvents les plus « aristocratiques », les petites bourgeoises sont en majorité. L’éducation n’y développe plus la volonté ni l’énergie morale. L’instruction y est absolument démocratique. La danse et le clavecin ont cédé le pas aux choses « sérieuses ». Le couvent, même au faubourg Saint-Germain, ne fait plus que des filles à diplômes, des institutrices, et tantôt des niaises, tantôt des corrompues.

Dès lors plus de grandes dames, du moins au sens entier du mot. Les conditions manquent, et la culture spéciale. On m’assure que les descendantes de celles d’autrefois ne se distinguent guère plus des riches bourgeoises. Que dis-je ? C’est peut-être telle bourgeoise affinée qui nous donnera le mieux aujourd’hui l’idée de la grande dame. Il n’y a plus qu’une aristocratie intellectuelle.

L’aristocratie du sang (avec tout l’ordre social qu’elle impliquait) était assurément plus décorative, produisait des individus plus remarquables, de plus beaux spécimens de l’animal humain, et permettait à un petit nombre une vie plus noble et plus brillante. Le développement de la démocratie est peut-être incompatible avec la beauté du monde considéré comme un spectacle pour l’artiste et pour le curieux. Prenons-en notre parti ; faisons ce sacrifice à l’idée de justice.

Mais, malgré moi, je me suis pris de tendresse pour Hélène Massalska et pour ses compagnes. J’ai senti, en feuilletant le livre de M. Pérey, que tout ce qu’il y a eu d’élégance, d’héroïsme et de fierté dans cette ancienne noblesse française faisait partie de notre patrimoine à tous. J’ai aimé à voir s’épanouir, dans ce royal couvent, ces orgueilleuses et charmantes fleurs de notre race. Plaisir de plébéien ébloui ? Non, mais de Français pieux.

L’exposition Bodinier §

Si, flânant dans la rue, lorsque rien ne vous presse, vous ne vous êtes jamais arrêté devant les vitrines où sont exposées les photographies des comédiens et des comédiennes ; si vous n’avez jamais pris un plaisir absurde, mais vif, à les reconnaître, depuis M. Cocheris jusqu’à Mme Damala, en passant par Delobelle et par Chichinette …, vous pouvez être un honnête homme, mais vous êtes à coup sûr un individu bizarre et inquiétant, d’une originalité blessante pour vos contemporains, et sur qui le gouvernement devrait avoir l’œil.

L’ingénieux secrétaire général de la Comédie-Française, M. Bodinier, qui est décidément un psychologue et qui déjà avait eu l’idée merveilleuse d’offrir en spectacle aux messieurs d’un certain âge, pour des sommes relativement considérables, les exercices et les ébats enfantins des élèves du Conservatoire, M. Bodinier n’a donc point été si mal inspiré en organisant, dans une galerie attenante à son théâtre de poche, une exposition de portraits d’acteurs et d’auteurs dramatiques.

M. Bodinier connaît les hommes. Il sait que, si rien n’égale la joie de monter publiquement sur les planches et d’être de ceux que nomme la foule, c’est encore une volupté très appréciable que de contempler les traits de ces privilégiés, de participer à leur gloire par sympathie. Il sait qu’après les ivresses de la célébrité il y a les plaisirs de la badauderie ; que, d’ailleurs, elles s’entretiennent l’une par l’autre ; qu’ainsi tout le monde est content, ceux qui sont regardés et ceux qui regardent, et que tout est donc pour le mieux.

Si quelque industriel hardi et insinuant décidait, par son éloquence ou par des cachets sérieux, nos principales « illustrations » à venir passer tous les jours une demi-heure dans quelque salle entièrement vitrée, sur le boulevard, et admettait le public à les voir  pour de l’argent  ne pensez-vous pas qu’il ferait plus rapidement fortune qu’un directeur de ménagerie ou de musée anthropologique ? En attendant, nous avons, avec le musée Grévin, l’exposition Bodinier. J’en viens.

 

C’est une revue amusante à passer. Je vous parlerai peu des artistes vivants. Les têtes que la photographie a multipliées aux devantures des papeteries, vous les retrouverez là, peintes ou crayonnées. Vous constaterez qu’elles sont un peu moins ressemblantes, voilà tout. Mais les portraits des morts pourront vous inspirer quelques réflexions.

La première, c’est qu’il nous est absolument impossible de nous représenter exactement les traits et la physionomie d’un seul des comédiens d’autrefois. Hélas ! nous ne savons même pas et nous ne saurons jamais quelle tête avait Molière. Ressemblait-il à Monval ? ou peut-être à Porel ? Mystère !

    On hésite entre trois ou quatre images du grand homme. Ne dites pas que la question peut être tranchée par une sorte de divination, par un secret et sûr instinct du cœur. S’il en était ainsi, Monval aurait tout de suite reconnu, l’année dernière, la mâchoire de l’auteur du Misanthrope. Un je ne sais quoi l’aurait averti et éclairé. Or, Monval lui-même n’a pas osé la reconnaître : c’est un fait.

Le salon Bodinier présente d’autres cas aussi lamentables. Voici, par exemple, un premier portrait de la Clairon : c’est une Bartet, plus fade. Puis, en voici un autre, où elle rappelle tout à fait la Madeleine de Guido Reni (qui ressemble elle-même à Adrienne Lecouvreur). Et pas un trait de commun entre ces deux Clairon ! Laquelle est la vraie ? Ni l’une ni l’autre peut-être.

Du moins pouvons-nous espérer qu’il y a, dans l’une de ces peintures, quelques vagues linéaments de ce qui fut le visage de la Clairon. Il est seulement fâcheux que nous ne sachions pas lesquels. Mais le sort de la pauvre Gaussin est plus triste encore. On nous montre un portrait d’elle. Rien de mieux, n’était une petite difficulté : on n’est pas bien sûr que ce soit son portrait.

 

Nous ne sommes pas au bout de nos mécomptes. Par un phénomène inexplicable et pourtant bien réel, s’il est vrai que les diverses figures peintes d’un même comédien ne se ressemblent jamais entre elles, il est également vrai que les portraits des comédiens d’une même époque se ressemblent tous, tous  comme des frères. Arrangez cela !

Je vous signale, à l’appui de cette observation, un tableau de Faustin Besson ( ?) représentant « les Dames de la Comédie-Française en 1855 ». Elles ont toutes la même tête, et l’on dirait aussi le même corps et la même robe. Elles sont indiscernables— et toutes pareillement affreuses.

Et les hommes ? Lockroy père a la tête de Casimir Delavigne, et Casimir Delavigne a la tête de Victor Hugo. Je vous assure !

D’où vient cela ? Peut-être de ce que j’ai mal regardé (mais écartons cette hypothèse). Peut-être de « l’air de théâtre » également répandu sur toutes ces figures. Peut-être aussi de l’uniformité des mentons rasés et des coiffures. Nous avons la barbe, et toutes les coupes de barbe, à notre disposition  et toutes les coupes de cheveux, quand nous avons des cheveux. De là, de grandes facilités pour nous faire « une tête » et, par suite, plus de variété dans nos physionomies.

 

J’ai dit que les « Dames de la Comédie » d’autrefois étaient affreuses. Cette appréciation est évidemment excessive. C’est, sans doute, que j’avais encore dans les yeux l’abominable portrait de « Rachel jeune » par Dubuffe père : un front d’hydrocéphale, une tête longue comme un jour sans pain. Et c’est que toutes les autres sont coiffées et habillées à peu près comme les figures allégoriques de la place de la Concorde. Je crois pouvoir affirmer que, depuis les origines de la civilisation jusqu’à nos jours, l’époque de Louis-Philippe est celle où les corsets ont été le plus mal faits.

Peut-être bien que, dans cet accoutrement, Mlle Réjane elle-même finirait par ressembler à la statue de Lille ou à celle de Rouen.

Devant de telles horreurs, on songe avec mélancolie : — Voilà donc les divinités qu’adoraient nos pères ! Voilà celles qui troublaient leurs cœurs, affolaient leurs cerveaux et hantaient leurs nuits ! C’est bien drôle !

Il est vrai que leurs horribles coiffures se défaisaient peut-être quelquefois, et l’on peut supposer qu’elles ne dormaient pas toujours avec leurs robes. Il est vrai aussi que, si l’idée de la beauté féminine est restée à peu près immuable à travers les âges, l’idée du joli, qui est en grande partie affaire de toilette et de colifichets, est soumise aux plus rapides et aux plus étranges vicissitudes.

C’est égal, j’ai le soupçon que les frimousses de nos comédiennes à nous sont plus piquantes et surtout plus vivantes, plus individuelles que celles de leurs mères ou de leurs aïeules. Outre que la toilette d’aujourd’hui respecte mieux les naturels contours de leur enveloppe mortelle (les artifices que vous savez n’en exagèrent, après tout, que les détails les plus significatifs), nos comédiennes savent mieux se composer un minois qui soit bien à elles, se coiffer et s’habiller à l’air de leur visage, la mode actuelle laissant aux femmes intelligentes une liberté presque absolue. Cela ressort clairement de l’exposition Bodinier.

 

Il en ressort aussi (vous vous en doutiez, n’est-ce pas ?) que tout est vanité. Beaucoup de ces braves histrions défunts (histrions n’est ici qu’un latinisme, je vous en avertis) sont déjà comme s’ils n’avaient jamais vécu. Dites-moi, je vous prie, ce que c’est que Melle Denain ? Dites-moi ce que c’est que Melle Randoux et Melle Araldi ? Je ne vous dirai pas : « Qu’est-ce que c’est que Firmin ? » car celui-là, son nom du moins est encore connu. Mais je vous demanderai, à vous qui comme moi n’avez jamais vu cet estimable artiste : « Qu’est-ce que ce nom vous représente ? et qu’est-ce autre chose qu’un nom ? »

Talma, Rachel ou Frédérick Lemaître sont moins complètement évanouis. Mais cherchez pourquoi. C’est que leurs noms prononcés évoquent dans la mémoire certains personnages dramatiques, c’est-à-dire, en somme, autre chose qu’eux-mêmes. À le bien prendre, ce n’est donc point Rachel, c’est Phèdre et Hermione ; ce n’est point Talma, c’est Oreste et Néron qui survivent et qui sont immortels. Vous en doutez ? Essayez de songer à Talma et à Rachel, de vous les figurer en dehors des rôles que nous savons qu’ils ont joués d’une certaine façon : vous y aurez beaucoup de peine, et nos petits-enfants en auront plus encore.

 

Ainsi les comédiens n’ont point, si je puis ainsi dire, d’immortalité propre, quand d’aventure ils en ont une. Au reste, la partie rétrospective de l’exposition Bodinier nous fait très bien sentir qu’ils n’ont rien à eux, pas même leur tête.

Car, au temps où ils étaient vivants, où ils apparaissaient en chair et en os aux regards de la foule idolâtre, ce n’était pas eux, du moins ce n’était pas eux seuls qu’on voyait, mais les personnages historiques ou imaginaires qu’ils étaient chargés de représenter. Et, si quelque peintre les a fixés sur la toile, ce n’est donc point leur vrai visage qu’il nous a transmis, mais un visage arrangé par eux pour nous donner l’idée de tel ou tel personnage de théâtre… Il est de toute évidence que la tête de M. Maubant (nº 304), couronnée de plus de lauriers qu’il n’en faut pour la cuisine d’une famille pendant toute une année, et de lauriers attachés par un ruban rose aussi large que les rubans de nourrice ; il est évident que cette tête d’un homme qui joue l’empereur Auguste et que transfigure une si noble tâche, n’a presque plus rien de commun avec M. Maubant, électeur et bourgeois de Paris.

Mais j’enfonce ici une porte ouverte à deux battants. Il y a plus. Même quand l’artiste qui pourtraicturait les comédiens a prétendu peindre ou crayonner leur tête à eux, leur tête d’homme et de chrétien, il a eu beau faire, il s’est souvenu de tel ou tel de leurs masques publics, et c’est cela qu’il a reproduit, peut-être à son insu.

Et la photographie, quoique véridique par définition, triche ici presque autant que la peinture. La plaque même qui les réfléchit, ne les réfléchit pas tels qu’ils sont, mais se souvient de leurs rôles. Et puis, il y a les retouches, et c’est terrible !

 

J’avais donc raison : les malheureux comédiens ont des masques, mais n’ont point de tête. Ou, du moins, celle qu’ils ont, celle que Dieu leur avait donnée, personne ne l’a vue, ni ne la verra jamais. Quelle étrange condition ! Et ils la subissent sans se plaindre — quelquefois avec entrain — pour l’amour de l’art !

C’est assurément le comble de l’abnégation. Ce sont eux les vrais Bouddhas ! Comme Bouddha, ils se résignent à revêtir diverses figures ; ils font le sacrifice de celle qu’ils auraient pu avoir, de celle à laquelle ils avaient droit. Mais ce que Bouddha faisait pour le salut de l’humanité, ils le font pour son plaisir, ce qui mérite plus de reconnaissance encore. Ils acceptent d’être, pendant leur vie, des ombres vaines et changeantes, que les poètes façonnent et pétrissent pour nous faire tour à tour rire, pleurer et rêver. Ils se donnent si bien à nous tout entiers qu’après leur mort il ne reste rien d’eux, absolument rien, et qu’il n’en peut rien rester, et que leurs portraits même ne peuvent pas être leurs portraits !

La conclusion, c’est qu’il convient d’honorer ces fantômes. Puisque leur gloire est la plus purement viagère de toutes ; puisqu’au surplus elle n’est jamais bien nette ni libre de redevances, et qu’il leur faut toujours la partager avec ceux dont ils incarnent la pensée (comment doit se faire ce partage ? le diable lui-même ne s’y reconnaîtrait pas), — nous ne saurions trop les fêter pendant que nous jouissons d’eux, ni leur tresser trop de couronnes, ni trop multiplier ce que nous prenons pour leurs figures, ni trop les décorer, ni trop les gorger de louanges et d’honneurs, — dussions-nous pour cela faire violence à leur inexorable modestie.

Une âme en péril §

Il y avait une fois, dans une pauvre paroisse du Bas-Limousin, un curé qui s’ennuyait. Ni la prière, ni la lecture des Livres saints, ni la joie austère d’instruire les enfants et d’évangéliser les humbles, ni les rencontres et les agapes cordiales avec les confrères, ni la nature qui est belle partout, même en pays plat, ni les plaisirs du jardinage, ni les promenades dans les champs, le bréviaire à la main, ni la fraîcheur des matins, ni la douceur des soleils couchants sur la lande, ne suffisaient à remplir cette âme inquiète.

C’est qu’il y avait dans ce prêtre un « gendelettre », comme eût dit Veuillot.

Il avait la rage d’écrire sur de gros cahiers des « pensées » faciles et des maximes innombrables. Il piochait des parallèles entre Virgile et Homère, entre Corneille et Racine, et il s’appliquait à rédiger en phrases « brillantes » son jugement sur Lemierre, Thomas et Jean-Baptiste Rousseau. Il faisait des « portraits » comme La Bruyère, avec des noms tirés du grec. Il avait des vues sur la brièveté de la vie, sur la fragilité de nos sentiments, l’infirmité de notre raison et l’excellence de la religion chrétienne. Et tout cela était d’une rare innocence.

Mais, comme il avait pourtant une imagination de poète et beaucoup de sincérité, il lui arrivait d’exprimer, avec un accent assez pénétrant, la tristesse de sa solitude morale et la mélancolie d’une âme qui se croit supérieure à sa destinée. Et, comme ce prêtre de campagne n’aimait pas les paysans, il avait quelquefois sur eux des remarques d’une clairvoyance cruelle et d’une éloquente âpreté.

Un aimable homme, un Parisien de Lyon, qui passait par là, s’en aperçut. Il fit à l’abbé la douce violence qu’il attendait, le décida à publier ses Pensées, et nous présenta l’auteur.

Le livre du curé limousin, qui, écrit par un laïque, eût passé à peu près inaperçu, fut fort bien accueilli par la presse. On y découvrit une saveur originale. Puis, de bons farceurs se piquèrent de courtoisie envers ce prêtre, parce qu’il était prêtre. Cela arrive plus souvent qu’on ne croit. Quand les journalistes sont en veine de respect, ils poussent très loin ce sentiment. D’ailleurs on flairait dans ces Pensées je ne sais quel manque de résignation qui semblait piquant chez un ministre de Dieu. Surtout on était charmé de trouver dans le livre d’un prêtre un portrait sans pitié du paysan, un portrait qui rappelait la page de La Bruyère et qui faisait même songer aux horribles paysans des romans naturalistes. Bref, on fit fête à ce Jocelyn maussade.

L’abbé vint à Paris humer sa gloire sur place. Il fit voir sa tête chez l’éditeur Lemerre. L’Académie lui donna un de ses prix. Et son évêque, fasciné, le nomma chanoine.

Tant de succès grisa le prêtre maximiste. Le diable lui souffla de composer un second livre de pensées et de l’orner d’une belle préface. Or, ses Nouvelles Pensées ne valent rien ; et, comme on sait, « rien, c’est peu de chose ». Et quant à sa préface, elle pourrait bien compromettre son salut éternel.

 

L’abbé Roux ne s’ennuie plus ; l’abbé Roux est chanoine ; l’abbé Roux habite en ville, à Tulle. Mais, dès lors, l’abbé Roux n’a plus rien à nous dire. Je prends au hasard dans ses secondes Pensées. En voici de littéraires :

« Paul de Kock éclabousse la modestie et la pudeur pour faire rire. » « Tacite est merveilleux dans l’antithèse, lorsqu’il n’y est pas ridicule. »

En voici de morales :

« Peu aiment beaucoup ; beaucoup aiment peu. »

« Un despote n’a pas d’amis. »

« L’époux qui frappe sa compagne mérite-t-il le nom d’époux ? Je dis plus : mérite-t-il le nom d’homme ? »

« Les vierges sentent le lys. »

Et voici une pensée religieuse :

« La Théologie est une reine qui a les Arts pour chambellans et les Sciences pour dames d’atours. »

Je vous jure que tout est de cette force, sauf une douzaine de pensées que j’ai mises à part et que je ne citerai pas, crainte d’aggraver l’état d’âme inquiétant que nous révèle la Préface

 

Cette préface est un morceau bien curieux. L’abbé s’y étale, s’y contemple, s’y démontre avec une joie ! une complaisance ! une liquéfaction intérieure ! Hélas ! il se connaît si peu qu’il va jusqu’à repousser ce qui faisait le meilleur de son originalité. « On a semblé croire, dit-il, qu’une solitude forcée m’inspira de penser et d’écrire. » Eh oui ! nous le croyions, et c’est par là qu’il nous intéressait. Mais lui, le malheureux, tient absolument à être « auteur » et à l’avoir toujours été : « J’aurais écrit partout, reprend-il fièrement, et mieux à la ville que dans un fond de campagne. Ma plume, disciplinée de bonne heure, n’avait besoin ni de saint Hilaire ni de saint Sylvain pour frapper des maximes. »

Il nous raconte qu’en 1870 il avait déjà écrit quinze cahiers de pensées, qui furent pillés par les Prussiens, et il ne nous cache pas que c’est là une grande perte.

Puis il nous fait l’histoire de son premier volume :

« L’ouvrage eut un beau succès. On l’acheta comme un roman. Pas un journal, pas une revue qui n’en fît l’éloge… Tandis que les Pensées marchaient ainsi de triomphe en triomphe, l’auteur, lui, tendait de tous côtés une oreille inquiète. Ah ! ces premiers jours furent pénibles ! Enfin de bonnes nouvelles arrivèrent. Victoire ! criaient tous les échos. Je ne pouvais croire à tant de bonheur. » Il écrit couramment : « Le chapitre des Paysans est trop célèbre à mon sens, sinon à mon gré », et il parle du « prodigieux retentissement accumulé autour de son nom ».

Ah ! monsieur l’abbé, je ne saurais vous dire quel chagrin c’est, pour une âme restée religieuse et qui s’attendait à rencontrer un prêtre, de se trouver en face d’un vilain homme de lettres et d’un auteur fieffé !

 

Pourtant, à y bien regarder, cette préface a aussi quelque chose de touchant, et qui désarme. D’abord, cette fleur d’illusion, cette ignorance des hommes et des choses. L’abbé se figure avoir remué Paris, être entré dans la gloire. Il ne sait pas avec quelle rapidité nous oublions. On ne pensait plus guère à ses maximes limousines ; et si l’on s’occupe encore de lui, vous verrez que ce sera pour lui dire des choses désagréables. Il va souffrir, et je le plains ; car c’est évidemment un brave homme.

Il y a tant de candeur dans son contentement ! Citant l’article que M. Caro lui a consacré, il fait remarquer en note que cet article était de « vingt-quatre pages et orné de trois gravures ».

Il nomme tous ceux qui ont parlé de lui. Il remercie tout le monde, depuis l’évêque de Tulle jusqu’à M. Champsaur. Il s’écrie : « Merci à mon évêque !… Merci à M. Paul Mariéton !… Merci à la Presse parisienne !… Merci à la noble Académie française  !… » Et il cite la page de M. Camille Doucet qui le concerne.

C’est que ce moraliste a, en somme, plus d’innocente vanité que d’orgueil. Et cette vanité est bien d’un prêtre : elle implique des habitudes de respect. Vous avez tous connu de ces abbés lauréats, sensibles aux prix académiques et aux récompenses officielles ; enclins à respecter, en littérature comme ailleurs, les jugements qui se formulent par voie d’autorité ; d’un amour-propre littéraire à la fois très éveillé et très ingénu, et où se révèle un fond de docilité chrétienne, de soumission aux puissances constituées, car toutes, et même celles que signalent les palmes vertes, émanent en quelque sorte de Dieu lui-même. L’abbé Roux joint à ce bon sentiment le respect des journalistes. Il nous montre les certificats qu’ils lui ont délivrés. En réalité, il est bien humble  et je me trompais tout à l’heure.

C’est égal, je voudrais entendre la prière qu’il adresse à Dieu, de sa stalle de chanoine. J’imagine qu’il murmure entre deux antiennes :

  • — « Seigneur, si j’ai du génie, je sais que je vous le dois. Je m’ennuyais à Saint-Hilaire-le-Peyrou, parce que, comme je l’ai écrit, « un géant cherche en vain le sommeil dans un lit étroit, et un grand esprit le repos dans un milieu mesquin… Mais, quoique vous m’ayez fait plus grand que Daniel Darc, la comtesse Diane et M. Valtour, de l’Illustration, je ne suis qu’un pur néant devant vous, Seigneur ! Que si j’égale La Bruyère et La Rochefoucauld, je ne veux point le savoir ; car, plus magnifiques sont les dons que vous m’avez départis, et plus je vous en devrai un compte rigoureux. Alphonse Lemerre me trouvait supérieur à Vauvenargues, et j’ai bien vu que je faisais de l’impression sur les poètes qui venaient chez lui… Mais moi, Seigneur, je sais que, sans vous, je suis plus vil que la poussière des chemins. Ne permettez pas que je l’oublie jamais, et sauvez-moi du péché d’orgueil. La tentation est si forte pour les grands esprits ! »

 

M. l’abbé Roux ne m’en voudra pas. Il considérera que c’est peut-être le Ciel qui l’avertit par une bouche profane. Au reste, je veux bien en faire l’aveu. Il y a grande apparence que nous avons tous, nous qui écrivons, une vanité littéraire pour le moins égale à la sienne. Seulement nous la cachons mieux ; nous ne l’exprimons pas, en général, par des préfaces, mais par des actes, par toute notre conduite et par le mal que nous disons de nos confrères. Puis, nous savons un peu mieux les choses ; nous n’avons pas les illusions de l’abbé sur la valeur et la portée des articles de journaux, et même de revues. En d’autres termes, nous sommes moins sincères, moins crédules, moins confiants que lui. Nous n’avons pas sa fraîcheur d’impressions. Et je suis bien sûr que l’abbé Roux, même après sa préface, vaut encore mieux, moralement, que les neuf dixièmes des hommes de lettres.

Mais c’est justement pour cela que son cas m’afflige. Corruptio optimi

Si, à coup sûr, sa candeur l’excuse, elle ne le justifie pas complètement, et elle lui rend plus dangereux le poison de la louange. Ne le louons donc plus et prions pour lui.

Pourvu qu’il n’aille pas maintenant, pris de repentir, faire ciseler dans le pied d’un ostensoir un ange foulant sous son talon les Nouvelles Pensées et leur préface, comme fit Fénelon pour ses Maximes des Saints ! Non, vraiment, ça n’en vaut pas la peine.

Un grand voyageur de commerce §

Je viens de lire les deux énormes volumes, intéressants encore que confus, que M. Stanley vient de publier en dix langues sous ce titre à effet : Dans les Ténèbres de l’Afrique. Cette lecture m’a laissé une impression singulière.

Voilà un homme tout à fait remarquable par le courage, l’énergie, la patience, la persévérance, la lucidité d’esprit, le talent d’organiser et de commander. Il a, non le premier, mais après très peu d’autres, découvert un grand morceau du mystérieux continent noir. Il est digne de notre admiration, et nous ne songeons point à la lui marchander.

Comment se fait-il donc (je parle ici pour moi et pour quelques-uns) que, l’admirant, nous ne parvenions pas à l’aimer, et qu’il y ait, dans les sentiments qu’il nous inspire, un peu d’incertitude, de malaise, presque de défiance ? Cela vaut la peine d’être expliqué.

 

Il y a explorateur et explorateur. M. Stanley représente éminemment, en fait d’exploration, la dernière manière et, si je puis dire, le nouveau jeu.

Dans un emploi de l’activité humaine qui, d’ailleurs, même intéressé, reste magnifique et rare, on peut bien constater, sans être accusé d’aucun mauvais sentiment, que M. Stanley apporte un désintéressement moindre, en apparence, que ses prédécesseurs.

Les grands conquistadores du quinzième siècle étaient de terribles chrétiens. Ils prétendaient conquérir à la vraie religion de nouveaux domaines. Assurément d’autres mobiles, beaucoup moins purs, fortifiaient en eux celui-là. Mais en principe, et très sincèrement, c’est au nom d’une idée religieuse qu’ils se précipitaient dans l’inconnu.

D’autres ont visité des terres ignorées pour en agrandir leur patrie, ou par un amour ingénu de la science et de la vérité, quelquefois aussi par goût du mouvement et de l’aventure.

Mais les voyages de M. Stanley ont tous été des tâches commandées par des journaux ou des compagnies. Ce n’est point pour sa patrie qu’il a travaillé ; et lui-même n’essaie pas sérieusement de nous faire croire que c’est pour sa religion. Ce n’est pas non plus pour l’humanité, puisque c’est pour l’Angleterre.

La vérité, c’est que les nations civilisées se demandent comment elles exploiteront, pour l’accroissement de leur propre richesse et de leur propre bien-être, les régions du globe occupées par les races inférieures, et qu’elles se disputent déjà cette exploitation. Je crois que cela est légitime, je ne vois pas que ce soit héroïque. Les expéditions de M. Stanley sont, à aller au fond des choses, des entreprises commerciales  dont le bénéfice est, je le sais, à longue échéance, ce qui leur communique une certaine beauté ; mais enfin les actes, pris en eux-mêmes, sont ici fort supérieurs aux pensées.

La grande exploration, qui ressemblait jadis à une croisade, relève aujourd’hui du négoce, auquel elle prépare les voies. Elle tend à devenir une fonction du commerce moderne  la plus noble, puisqu’elle en est la plus périlleuse. Mais cette noblesse même ne peut guère aller qu’en diminuant.

Avant cinquante ans, l’exploration sera presque un métier. Ce sera la forme nouvelle du condottiérisme. Les natures violentes, batailleuses et particulièrement douées d’énergie physique, les hommes qui, il y a trois ou quatre siècles, eussent été mercenaires dans les armées d’Europe, seront voyageurs au service des grandes nations commerciales. Ce sera intéressant, ce sera utile : ce ne sera pas nécessairement admirable.

Des mobiles inférieurs et purement égoïstes peuvent produire des actions d’une énergie surprenante. Grandet et Gobseck sont des hommes d’un très grand courage, à leur façon. Le vieux mot :

….. Quo non mortalia pectora cogis,
Auri sacra fames !

peut s’entendre des tours de force de la volonté tout aussi bien que des crimes. Je ne dis point cela pour rabaisser les voyageurs de commerce du siècle prochain. Je fais seulement remarquer que l’endurance ni l’énergie déployée ne sont point l’unique mesure de la beauté des actes.

Je reviens à M. Stanley. Un de mes griefs (si l’on en peut avoir contre un tel homme) est celui-ci. Les grandes choses qu’il a faites ou qu’il a vues, il ne les raconte jamais simplement, et cela en diminue un peu la grandeur.

La Réclame de tous les pays du monde nous l’a garanti « grand écrivain ». Hélas ! je voudrais tout au moins qu’il fût un écrivain exact, clair et bonhomme. Ses récits en seraient beaucoup plus émouvants ; et nous aurions beaucoup plus de plaisir, nous mettrions plus de promptitude à y croire. Car alors ils ne seraient pas seulement vrais : ils auraient l’air de l’être, ce qui est un grand point.

Mais, comme j’ai dit, ces récits et ces descriptions sont étrangement dénués de simplicité. Outre que la multiplicité mal ordonnée des détails précis produit, au bout du compte, l’ensemble le plus indigeste, la forme est presque partout insupportable d’emphase et de prolixité. C’est un échauffement factice de reporter à demi lettré qui s’évertue à « chercher l’effet ». Tous les journaux ont vanté le chapitre où est décrite la grande forêt du Congo. Lisez-le… Ce que ces trente pages abondantes en redites finiront — peut-être — par évoquer dans votre esprit, c’est tout bonnement la vision de la vieille forêt vierge classique, celle que Chateaubriand décrit en cent lignes et Lamartine en deux cents vers (dans la Chute d’un Ange) ; mais combien moins nette chez le journaliste yankee que chez nos deux compatriotes ! Bien entendu, je ne compare point le talent d’expression, ne me faites pas dire une sottise : je ne parle que de la clarté du tableau.

(Joignez que, si la forêt était partout telle que M. Stanley la montre, j’ai peine à imaginer que la caravane eût pu y faire en moyenne, comme nous le voyons, sept kilomètres par jour.)

Voulez-vous un exemple de cette rhétorique de reporter excité ? L’auteur nous décrit une tempête dans la grande sylve :

«… On entend hurler et mugir, gémir et soupirer : des clameurs aiguës, des bourrasques se mêlent à la plainte du bois. Les monarques sylvains brandissent leurs bras puissants ; leurs sujets inclinent le front jusqu’à terre, et la feuillée s’agite comme pour célébrer la valeur des ancêtres. Une pâle lumière verdâtre se joue sur les jeunes troupes entraînées au combat par l’exemple des aînés. Notre âme se passionne à ce spectacle, etc… »

C’est encore pire quand l’auteur s’avise d’avoir des « pensées ».

Exemple : « Plus j’acquiers l’expérience de la nature humaine, plus je pénètre ses profondeurs, plus je suis convaincu… » (vous vous attendez à recevoir un coup ?), « plus je suis convaincu que, pour une très grande partie de son essence, l’homme est un pur animal. » Suit l’amplification de cette idée neuve que ventre affamé n’a pas d’oreilles. Ailleurs, M. Stanley découvre que la forêt est l’image de la société, en ce que, chez les arbres comme chez les hommes, les plus forts tuent les plus faibles. Et cette remarque profonde, il nous la développe avec abondance et solennité.

On passerait aisément condamnation sur ces banalités ambitieuses et sur toute cette rhétorique, si elle n’avait un inconvénient très grave. L’emphase presque continue de la forme finit par donner quelque méfiance sur le fond.

Une telle façon d’écrire est, en effet, incompatible avec cet accent qui, chez les conteurs parfaitement simples, est à lui seul un témoignage de vérité, l’accent d’un Villehardouin, d’un Joinville ou d’un Bernal Diaz. On se dit : « Assurément, ce journaliste ne veut pas nous tromper ; mais qui sait s’il ne se trompe pas lui-même et si, dans son désir de frapper fort et de nous étonner, il n’arrange pas un peu ses souvenirs, sans le savoir ? Et de là, un malaise pour les lecteurs. L’auteur pourrait nous dire : « Allez-y voir. » Mais cela prouverait seulement que nous sommes incapables de faire ce qu’il a fait, ce dont nous convenons sans peine.

Ce qui donne encore un air d’artifice à plus d’une page du célèbre explorateur, c’est ce qui aurait pu, tourné autrement, ajouter à la beauté de son récit : ce sont les ressouvenirs de son éducation protestante. Ce n’est peut-être pas sa faute, mais il y a dans son livre, au lieu des involontaires et simples effusions religieuses qu’on y aimerait, il y a comme des morceaux de prêche, très emphatiques et compassés, et qui, dans le récit d’une entreprise commandée par des intérêts si évidemment et si pleinement terrestres, étonnent et semblent plaqués. Cela ne jaillit pas ou, ce qui revient au même pour nous, ne paraît pas jaillir du cœur. On sent que c’est quelque chose de voulu, de convenu, et que l’écrivain a jugé bienséant, à certains endroits, de parler de Dieu.

D’autres fois, c’est un souci de civilisation et d’humanité qui se manifeste tellement à l’improviste que cela fait un peu sourire. Par exemple, il vient de nous peindre des peuplades qui ont des « physionomies répulsives et dégradées à l’excès ». Et tout à coup il ajoute : « Cependant, quelque féroce que soit le caractère des naturels, rétive leur disposition et bestiale leur façon de vivre, il n’en est pas qui ne décèlent des germes de progrès (vous n’aviez pas prévu cette conclusion !), germes grâce auxquels, à une époque future, la civilisation et tous les bienfaits qui en découlent se substitueront à la barbarie. » On a envie de répondre amen. Une pareille réflexion, ainsi placée et amenée, a je ne sais quoi d’antisincère, d’automatique, de mécanique, qui devient presque plaisant.

Voilà quelques-unes des raisons (et je laisse de côté le caractère de l’homme) qui font que, tout en admirant ce voyageur extraordinaire, je ne saurais aller jusqu’à l’amour ni à la confiance. Je lui en veux de ne pas nous laisser goûter avec sécurité les belles choses qu’il a faites. Et je ne vois pas pourquoi je le tairais, puisque, aussi bien, il ne nous aime pas.

Donec eris felix… §

8 octobre 1889.

La mer est grosse ; le bateau est durement secoué. C’est que le général n’a plus son étoile. Il débarque à Jersey par une pluie battante.

Il apprend que la maison habitée jadis par Victor Hugo, et qu’il lui semblait convenable d’habiter à son tour, est occupée par une famille anglaise. Il ne trouve à s’installer que dans une méchante villa exposée au nord et qui craque tout entière sous le vent du large.

Son premier dîner dans l’île est mélancolique. Il en veut à Dillon et à Rochefort, qui sont demeurés là-bas et qui s’amusent peut-être…

 

13 octobre.

Il lit dans le Rappel un article de M. Auguste Vacquerie intitulé: Deux proscrits. C’est un parallèle flamboyant entre le poète des Châtiments et l’auteur des lettres au duc d’Aumale. Le général murmure : « Des mots ! des mots ! » Mais il reste sombre et il cache le journal pour qu’on ne le lise pas autour de lui.

 

14 octobre.

Une lettre anonyme lui apprend que, le 23 septembre, c’est-à-dire le lendemain du premier tour de scrutin, la femme d’un de ses plus zélés partisans a fait demander secrètement une entrevue à l’un des ministres de M. Carnot, et que cette entrevue lui a été d’ailleurs refusée.

Il songe : «Ô femmes ! ô femmes ! »

 

15 octobre.

Où sont les volumineux courriers d’autrefois, les lettres par centaines, offres de services et protestations de dévouement, les lettres qui disaient : « Tu seras roi ! » les billets parfumés des grandes dames, les enveloppes à cachets rouges où les cuisinières enthousiastes mettaient leurs économies ?

Il n’y a, ce matin-là, que treize lettres. Douze viennent de fonctionnaires révoqués qui réclament, les uns avec des lamentations et les autres avec des injures, le second mois de leurs appointements.

La treizième est de Mme Pourpe.

 

16 octobre.

Défection publique et définitive de M. Vergoin. Il reproche au général de manquer d’austérité.

 

17 octobre.

Défection de M. Terrail-Mermeix. Il reproche au général de manquer de sérieux.

 

18 octobre.

Défection de M. Turquet. Il reproche au général de manquer de sens artistique.

 

20 octobre.

M. Paulus, interviewé par un reporter du Gaulois, « demande pardon à Dieu et aux hommes d’avoir fait le boulangisme ».

 

21 octobre.

M. Arthur Meyer répudie décidément le boulangisme « au nom des gens du monde ».

 

22 octobre. M. Édouard Hervé découvre que le général a fait peu de chose, lorsqu’il était au ministère, pour empêcher l’exil des princes.

23 octobre et jours suivants.

La session de la Chambre est ouverte. Dès le premier vote, les trois quarts des députés boulangistes se rallient tranquillement aux radicaux, et le reste aux monarchistes.

Il n’y a plus qu’un député boulangiste : M. Maurice Barrès. Encore l’est-il pour des raisons exclusivement littéraires et comprises de lui seul.

 

15 novembre.

Le général ne reçoit ce jour-là que trois lettres. Ce sont des mémoires de fournisseurs.

 

16 novembre. MM. Rochefort et Dillon sont venus de Londres voir le général. Les trois complices passent leur journée à se disputer : « Ah ! pourquoi m’avez-vous fait quitter Paris  On allait nous arrêter  Allons donc ! on vous l’a fait croire. Mais c’est un truc de Constans  Vous dites cela maintenant », etc., etc. Il fait mauvais temps dans l’île. Puis, le boulevard est loin. Ça manque de théâtres, de restaurants et de femmes… Le soir après dîner, les exilés jouent au whist, avec un mort. Rochefort dit au général : « C’est vous le mort. » Et les trois proscrits échangent des mots aigres.

17 novembre et jours suivants.

M. Rochefort retourne à Londres. Il s’ennuie. Il va à Bruxelles. Il s’ennuie. Alors il va à Monaco. Le général voudrait bien y aller aussi ; mais l’exil à Jersey est plus décoratif ; sa gloire l’attache à ce rocher.

 

25 novembre.

L’Intransigeant publie un article de M. Rochefort où le général est traîné dans la boue.

 

30 novembre.

Le général parcourt les journaux de Paris. Il constate avec stupeur que, pour la première fois depuis deux ans, le nom de Boulanger, le mot « boulangisme », même le mot « boulange » ne figurent dans aucun journal. Il n’en croit pas ses yeux et reprend toutes les feuilles l’une après l’autre. Il ne s’est pas trompé, aucune ne le nomme, pas même pour l’insulter. Il passe une nuit atroce, et s’aperçoit, le lendemain matin, que sa barbe blonde est toute grise.

 

25 décembre.

Il se promène, le soir, sur les rochers au bord de la mer. Il songe que, il y a vingt ans, un autre exilé faisait ainsi… Une voix mystérieuse, qu’il voudrait bien ne pas entendre, lui murmure à l’oreille :

  • — Celui-là portait sous son front les Contemplations, la Légende des Siècles et les Misérables. Il existait par lui-même, et magnifiquement. Mais toi, qu’as-tu fait ? Tu n’étais rien. Tu n’étais qu’un nom, le nom donné par les mécontents à leurs espérances ou à leurs convoitises, à leurs passions bonnes ou mauvaises. Ta popularité n’était faite que de leurs illusions. Dès que ces illusions sont tombées, tu es rentré dans ton néant.

Alors, lui :

  • — Oui, j’ai vu les hommes à nu ; j’ai touché le fond de l’ingratitude humaine.

Mais la voix :

  • — Tu ne peux même pas les dire ingrats. Ils ne te devaient rien, puisque c’est eux qui t’avaient tout donné… Console toi pourtant : ta bizarre aventure restera instructive, comme un chef-d’œuvre de l’ironie du destin, comme un exemple unique de l’artifice des renommées.

Mais le général ne veut pas être consolé et pleure tout seul dans la nuit.

 

26 décembre.

Un vieux domestique qu’il a emmené avec lui à Jersey fredonne le Père la Victoire en lui servant son déjeuner. À une observation du général, le vieux domestique marmonne entre ses dents :

  • — Eh ! va donc, panné !

 

1er avril 1890.

Une Compagnie de Londres propose au général une place d’agent d’assurances.

 

2 avril.

Le propriétaire d’un grand magasin de nouveautés à Bruxelles lui propose une place d’inspecteur.

 

3 avril.

Le général hésite.

 

4 avril.

Il quitte Jersey.

 

5 avril.

On perd sa trace.

 

Cent ans plus tard.

On lit dans un manuel d’Histoire de France :

«… Ici se place un incident sans importance réelle, mais qui fit grand bruit, si l’on en croit les contemporains.

« Un certain général Boulanger sut profiter de l’état de malaise que les agitations stériles de la politique radicale avaient créé dans le pays. Il sut grouper les mécontentements, les appétits et les rancunes, et, à la tête d’un parti où figuraient ensemble des hommes de la Commune, des radicaux pressés d’arriver au pouvoir, des royalistes et des impérialistes, unis seulement pour la lutte et n’ayant en commun que des haines et des négations, il marcha à l’assaut du parlementarisme et put, un moment, aspirer à la dictature. La résistance énergique du cabinet Tirard-Constans et la sagesse du pays conjurèrent le danger, et les élections du 29 septembre 1889 marquèrent la fin du parti boulangiste.

« On ignore ce que devint le général après son échauffourée. Il est impossible, faute de documents sérieux (car on n’a que ses proclamations, qui sont insignifiantes), de dire si Boulanger fut un ambitieux de haute intelligence et capable de grands desseins, ou s’il ne fut qu’un aventurier vulgaire, servi un moment par des circonstances exceptionnelles, et, finalement, inégal à sa fortune. »

J’espère que l’on sentira plus de pitié que de raillerie dans ces faciles horoscopes. Car, à moins qu’il ne soit devenu un grand sage pour avoir vu les hommes de près ou qu’il n’ait été secouru par une heureuse frivolité de caractère, cet homme si rudement tombé, et de si haut, doit, à l’heure qu’il est, souffrir infiniment. Et volontiers je lui adresserais le mot de Sophocle : « Ô malheureux ! malheureux ! malheureux ! Je ne puis désormais te donner un autre nom ! »

Contre une légende §

Le livre tout récemment publié par M. Renan, l’Avenir de la Science (Pensées de 1848) est un in-octavo de plus de cinq cents pages compactes, un répertoire et comme un « trésor » de toutes les idées que M. Renan devait développer, en les précisant ou en les affinant, dans la suite de ses ouvrages. Je n’ai point la prétention, dans un article de journal, vite écrit pour être lu cent fois plus vite encore, de parler dignement d’un tel livre. Il est d’ailleurs beaucoup trop riche de substance pour pouvoir être résumé commodément en quelques lignes.

Je n’y chercherai donc qu’une occasion d’exprimer de nouveau au plus cher de mes maîtres spirituels mon admiration reconnaissante, et aussi d’avertir les personnes frivoles d’une des erreurs où elles tombent le plus aisément au sujet de l’auteur des Origines du Christianisme, de protester enfin contre une légende fâcheuse et très mal fondée : celle du scepticisme de M. Renan.

Car, il n’est que trop vrai, le nom même de M. Renan est devenu, aux yeux des esprits superficiels, synonyme de scepticisme et de dilettantisme, ces mots étant pris, d’ailleurs, dans leur sens le plus grossier. Beaucoup se le figurent comme une manière de bon vivant et de bon plaisant, qui se moque gravement de tout, et — phénomène bizarre, retour absurde des choses d’ici-bas — on dirait que le vulgaire lui prête un peu des traits de ce banal Béranger, dont M. Renan a, jadis, si durement et dédaigneusement traité la basse « théologie ». Bref, il entre dans l’image que la foule se forme de lui nombre de traits aussi étrangers que possible à sa véritable physionomie, et il lui est arrivé d’être loué pour des choses dont il a toujours eu profondément horreur.

D’où vient un si fâcheux malentendu ?

Peut-être M. Paul Bourget, mal lu par les gens du monde et traduit sans finesse dans leurs conversations, a-t-il contribué sans le savoir à répandre cette idée d’un Renan sceptique et dilettante. Mais, au reste, certaines particularités de la destinée littéraire de M. Renan rendaient ce malentendu inévitable.

L’auteur de la Vie de Jésus est, depuis vingt-cinq ans, professeur d’hébreu au Collège de France. C’est un philologue et un historien. Par la nature de ses travaux, il semblait destiné à n’être connu que d’un groupe d’hommes assez restreint. La gloire qu’il pouvait espérer, c’était une gloire sévère, la même, si vous voulez, que son illustre ami M. Taine. Or, il s’est trouvé que, tout à coup et contre son attente, cet hébraïsant, cet homme voué aux plus austères études, a connu, outre la gloire, la popularité, je dis la popularité la plus retentissante, quelque chose en vérité comme celle de M. Coquelin ou de Mme Sarah Bernhardt. Et cela est unique.

Mais cette anomalie a eu des conséquences. La parole du maître ayant prodigieusement dépassé le cercle de son auditoire naturel, il a été très imparfaitement entendu ; et on l’a admiré ou haï tout de travers, et l’on a affreusement simplifié sa philosophie. Les béotiens l’ont trahi, quelquefois en l’aimant ; et, par béotiens, je n’entends pas seulement la foule, mais les gens du monde, les petits chroniqueurs et les faiseurs de revues de fin d’année. J’en parle d’autant plus librement que je ne suis point sûr de n’avoir pas été moi-même, un jour, un peu béotien à cet égard.

Le public a donc pétri, selon son caprice, cette idole inattendue. Comme l’auteur des Origines du christianisme étudiait une matière obscure et était souvent amené à douter des faits, on a lestement transformé son scepticisme historique en scepticisme moral. Puis, au lieu de le considérer dans les plus sérieux de ses travaux (qu’ils n’avaient point lus), et notamment dans toute la partie de son œuvre antérieure aux Dialogues philosophiques, les badauds l’ont jugé presque uniquement sur certaines fantaisies, délicieuses d’ailleurs, où il avouait lui-même que son imagination s’était donné carrière.

Ils l’ont aussi jugé sur des causeries improvisées à des banquets, sub rosâ, et où ce sage pliait par instants sa sagesse à une extrême indulgence pour les faiblesses ou la frivolité des personnes qui l’entendaient. On doit du reste remarquer qu’à mesure qu’il avançait en âge, M. Renan craignait davantage d’avoir l’air de surfaire, dans ses discours, les vertus à la pratique desquelles il avait consacré toute sa vie. Quarante années d’héroïque labeur, de pureté et d’intégrité absolues, lui donnaient peut-être le droit d’éviter un certain ton dogmatique en parlant des vérités morales. Mais cette pudeur, cette délicatesse d’une âme fière se tournaient contre lui, et on les prenait encore pour dilettantisme et scepticisme.

Le plus triste, c’est que cette opinion des béotiens n’est pas sans avoir déteint sur la génération nouvelle. Les jeunes gens qui ont aujourd’hui de vingt à vingt-huit ans se sont mis à reprocher à M. Renan de ne pas assez croire et d’être trop gai. Le plus distingué d’entre eux écrivait dernièrement : « Oh ! que ce grand professeur d’hébreu nous pèse ! » Ils sont là une petite bande qui, sous la conduite de M. de Vogüé, vont répétant à journée faite : « Croyons ! croyons ! » sans nous dire à quoi, comme on chante à l’Opéra : « Marchons ! marchons ! » Le « scepticisme » de M. Renan paraît tout à fait sec et affligeant à ces tendres cœurs.

À la vérité, ces novateurs ont découvert que l’âme avait son prix et qu’il faut avoir pitié des humbles et des souffrants. Or, je puis leur affirmer que cela même, avec quelques autres choses, est dans les ouvrages de M. Renan, et notamment dans l’Avenir de la Science.

Car, s’il est un livre de foi, c’est bien celui-là. Je ne pense pas que personne, dans aucun temps, ait pris plus sérieusement la vie que ce petit Breton de vingt-cinq ans dont l’enfance avait été si pure, l’adolescence si grave et si studieuse, et qui, au sortir du plus tragique drame de conscience, seul dans sa petite chambre de savant pauvre, continuait à s’interroger sur le sens de l’univers, — et cela, dans un tel détachement des vanités humaines, que ces pensées devaient rester quarante ans inédites par la volonté de leur auteur.

M. Renan, dans sa préface, « ne réclame pour ces pages qu’un mérite, celui de montrer dans son naturel, atteint d’une forte encéphalite, un jeune homme vivant uniquement dans sa tête et croyant frénétiquement à la vérité ». Ah ! certes, elles l’ont, ce mérite, et abondamment ! Il y a là de l’excès, de l’ivresse cérébrale, une poussée désordonnée de sève intellectuelle. Et il y a de l’enthousiasme. Oui, c’est bien, avec une science plus vive et une plus large intelligence des choses, l’état d’esprit de certains philosophes du siècle dernier, de Diderot souvent, ou de Condorcet affirmant sa croyance au progrès indéfini…

Et voici où le livre de jeunesse de M. Renan reste absolument original. Les encyclopédistes, même les plus candides et les meilleurs, traitant toutes les religions positives en ennemies, n’avaient pas l’accent religieux. L’Avenir de la Science est sans doute un des premiers livres où une entreprise qui passait, il y a cent ans, pour irréligieuse, ait été tentée chez nous religieusement et ait ainsi repris son vrai caractère. Cela s’est fait tout naturellement. C’est que l’ancien clerc de Saint-Sulpice n’avait point changé d’âme : il était devenu clerc de la science, voilà tout. Mais l’accent était le même ; c’était le même sérieux, la même ardeur pieuse, la même émotion profonde de tout l’être attentif à la vérité. Il n’avait pas à changer de ton, puisque sa vie, à le bien prendre, n’avait pas changé d’objet. «…. Savoir est de tous les actes de la vie le moins profane, car c’est le plus désintéressé, le plus indépendant de la jouissance… C’est perdre sa peine que de prouver sa sainteté ; car ceux-là seuls peuvent songer à la nier pour lesquels il n’y a rien de saint. »

L’Avenir de la Science est un livre de foi, car je ne connais point de livre où le scepticisme et le dilettantisme mondains soient traités avec un mépris plus frémissant de colère. L’Avenir de la Science est un livre de foi, si vous pensez que la foi peut être autre chose que la croyance aux formules dogmatiques de quelqu’une des religions établies. Croire que l’homme est capable de vérité, croire que le monde a un sens, le chercher, croire qu’on a le devoir de conformer sa vie à ce qu’on a pu deviner des fins de l’univers, etc…, ce n’est pas la foi du charbonnier, du derviche, ni du nègre fétichiste ; mais j’imagine pourtant que c’est une foi.

Or, je le répète, cet esprit de foi éclate dans le premier livre écrit par M. Renan. Et, d’autre part, vous pouvez constater que cet esprit est celui de son œuvre entière et que, dans les trente volumes qui la composent, il n’y a pas une seule idée d’importance qui ne soit au moins en germe dans ce livre qu’il appelle plaisamment « son vieux pourana ». Oui, vous savez lire, vous verrez qu’il l’a gardée, sa foi. Seulement…

D’abord que voulez-vous ? Son optimisme a peu à peu décru. La réalité s’est trouvée plus dure, la vérité plus inaccessible, le bien plus difficilement réalisable qu’il ne se l’était figuré. Il nous dit, dans sa préface, en combien de façons il a dû déchanter. Et alors, il s’est efforcé de devenir gai, crainte de tomber dans trop de tristesse.

Puis, sa philosophie s’est faite, pour ainsi parler, de plus en plus cosmique.

La pensée de l’immensité des choses a fini par lui être habituelle. Non seulement l’humanité occidentale, mais toute la planète, mais le système solaire, mais l’univers entier a été de plus en plus présent à ses méditations et presque à chacune de ses démarches. Il a de plus en plus vécu avec la pensée de Sirius. C’est une des plus notables singularités de son génie. « … Comme Hégel, écrit-il, j’avais le tort d’attribuer trop affirmativement à l’humanité un rôle central dans l’univers. Il se peut que tout le développement humain n’ait pas plus de conséquence que la mousse ou le lichen dont s’entoure toute surface humectée… »

Mais il n’en a pas moins poursuivi l’accomplissement de son devoir. Il a continué d’agir très fermement, comme si ce qu’il espérait était le vrai. Et c’est cela qui est la foi. Il n’y a même que cela.

Je voudrais que les bons boulevardiers, qui tour à tour accusent ou félicitent M. Renan de ne pas croire, et ceux de l’école évangélique qui commencent à le renier, nous donnassent un peu leur credo, mais là, d’une façon précise et sérieuse, article par article. On le comparerait avec celui qu’on peut extraire de l’œuvre de M. Renan…

 

Je pourrais ajouter que cet homme « fuyant » a eu la vie la plus harmonieuse, la plus soutenue, la plus une qu’on puisse concevoir ; que cet « épicurien » a autant travaillé que Taine ou Michelet ; que ce grand « je m’enfichiste » (car on a osé l’appeler ainsi) est, au Collège de France, l’administrateur le plus actif, le plus énergique et le plus décidé quand il s’agit des intérêts de la haute science ; que, s’il se défie, par crainte de frustrer l’humanité, des injustices où entraînent les « amitiés particulières » il rend pourtant des services, et que jamais il n’en a promis qu’il n’ait rendus ; que sa loyauté n’a jamais été prise en défaut ; que cet Anacréon de la sagesse contemporaine supporte héroïquement la souffrance physique, sans le dire, sans étaler son courage ; que ce sceptique prétendu est ferme comme un stoïcien, et qu’avec tout cela ce grand homme est, dans toute la force et la beauté du terme, un bon homme…

Mais je ne sais s’il lui plairait qu’on fît ces révélations, et je m’arrête.

Je crois, en résumé, qu’on exagérerait à peine en disant que le vrai Renan est précisément le contraire de celui que se sont fabriqué les neuf dixièmes des Parisiens. Comme d’autres grands hommes, celui-là ne sera sans doute connu et compris qu’après sa mort.

Il est sans doute fort inutile de le dire, mais il fallait que cela fût dit.

Les legs de l’exposition philosophie de la danse §

Les legs de l’Exposition ! Il y en a de sérieux et d’excellents ; il y en a de gais ; il y en a de fâcheux. Je crois fermement qu’il faut mettre au nombre de ces derniers la danse du ventre.

Car tous ces ventres algériens, tunisiens, égyptiens et marocains, ces ventres d’almées et d’odalisques, de Zoras et de Fatmas, qui déplaçaient en mesure leurs paquets d’entrailles à l’Esplanade et dans la rue du Caire, ces ventres nous sont restés. Même, ils se sont encore dévêtus et s’étalent plus effrontément. Il y a un établissement de plaisir, et des plus à la mode, où, sous un léger tricot de coton rose, ces ventres travaillent à deux doigts du nez des spectateurs, dont ils frôlent les binocles.

Ce n’est pas tout. Les Fatmas et les Zoras ont fait école. Les personnes légères de chez nous se sont mises à les imiter, par divertissement. Je m’étais laissé dire, quand j’habitais Alger, que, pour former les moukères à cette danse éminemment significative, on était obligé de les prendre toutes petites, et qu’elles piochaient ferme, et que ces exercices déterminaient souvent, chez les jeunes sujets, des désordres intestinaux, si j’ose m’exprimer ainsi. Les moukères de Paris sont plus résistantes. Telle petite cabotine est arrivée du premier coup à reproduire sans douleur ces trémoussements redoutables et se taille ainsi de jolis succès après souper, entre intimes.

Ainsi la danse d’Orient nous envahit, et c’est pourquoi je ne crains pas de jeter ici le cri d’alarme, non en moraliste (je sens trop mon indignité), mais en brave Occidental et en honnête Arya que je suis.

 

Cette invasion, si elle se poursuivait, serait déplorable. Notre danse est si supérieure à celle-là par la grâce, par l’esprit, par la décence ! La danse de chez nous et celle de là-bas expriment bien réellement deux âmes différentes et même contraires, deux races, deux civilisations.

La danse d’Orient est, par essence, un solo et un spectacle.

La femme danse seule et ne danse pas pour son plaisir. Elle n’est que l’esclave obéissante dont la tâche est de réveiller les désirs du maître. Sa danse n’est qu’une série d’attitudes lascives. Ce qu’elle traduit, il serait impossible de le dire honnêtement. Ce n’est, en réalité, qu’un chapitre de l’ars amatoria ou de ce que l’empereur Domitien appelait du nom de clinopalè, une entrée, un préambule, une exhortation patiente aux vieux pachas fatigués. Elle est d’un caractère éminemment privé et intime. Elle peut, dans le cadre resserré et dans le demi-jour d’une chambre mauresque, intéresser par la souplesse des mouvements et par l’harmonie des lignes et des contours un curieux, un voluptueux, un artiste. Dans une baraque où tout le monde entre pour vingt sous, elle devient tout bonnement un plaisir de collégiens vicieux, une excitation éhontée à la débauche. Or, il est certain que nous n’avons pas besoin de ces encouragements-là.

 

Sans doute, depuis un peu plus de deux siècles, nous avons la danse des premiers sujets d’Opéra, qui est, elle aussi, un solo et un spectacle. Mais quelle différence ! Cette danse-là n’exprime rien de déterminé. C’est une acrobatie savante et délicieuse, qui n’éveille en nous que des idées de grâce, de douceur, de légèreté surnaturelle. Un corps de femme qui semble ainsi presque affranchi des lois ordinaires de la pesanteur n’apparaît plus comme un instrument de volupté. Il est angélique à demi, tant on sent qu’un esprit subtil, répandu dans toutes ses parties, le gouverne harmonieusement, l’ennoblit et l’allège. On dirait parfois une âme qui danse sous une forme visible, mais charnelle à peine. Rien n’était d’une élégance plus chaste que la danse de Mlle Beaugrand — ou même de cette Cornalba pour qui Meilhac éprouva un sentiment d’une spiritualité si pure qu’un jour il commanda son portrait sans lui avoir jamais adressé la parole.

Nos ballerines ne dansent qu’avec leurs jambes, ces jambes fuselées, intelligentes, capables de mille mouvements divers. Les bestiales almées dansent avec leur bassin, qui ne connaît qu’un mouvement, toujours le même.

Notez qu’à cause de cela, le costume de nos danseuses d’Opéra est exactement le contraire de celui des almées. Le tutu et la jupe forment un nuage blanc, comme celui dont s’enveloppait la pudique Junon, où disparaissent le ventre et la croupe, toute la partie massive et brutale de ce « corps féminin qui tant est tendre, poly, souëf, si prétieux ». Mais les peuples obscènes couvrent soigneusement la gorge et les jambes de leurs danseuses, et découvrent le reste.

 

La danse des gitanes, ardente, cynique et farouche, est cependant déjà supérieure, moralement, à ces danses ombilicales et solitaires de l’impur Orient. L’homme y est mêlé et y joue son rôle. Cette danse exprime donc un état de civilisation où la femme est moins avilie, où elle est autre chose que la servante des plaisirs de l’autre sexe. Il s’y déroule de petites comédies d’amour, où la femme résiste, où il faut la conquérir. C’est une danse, non plus de harem, mais de place publique. Elle sort de l’ombre honteuse des exercices secrets pour s’élever à la dignité relative d’un jeu de théâtre, d’un divertissement scénique. Certes elle n’est pas chaste, et toute la fureur d’un sang chauffé par le soleil y éclate brutalement. Mais la provocation à ce qu’on n’ose dire y est moins directe. Elle laisse au spectateur les yeux et l’esprit assez libres pour goûter un plaisir d’art. C’est une oaristys d’une allure un peu violente, voilà tout.

Notre vraie danse à nous (valse, quadrille, et j’ajoute nos danses historiques et toutes celles de nos provinces) est toujours un duo, et n’est un spectacle que par rencontre, jamais par destination.

Ces deux tableaux : une almée qui tortille ses hanches pour distraire un homme à turban étendu sur des tapis  et un couple de valseurs où la femme est enlacée par l’homme et tourne en s’appuyant sur lui  sont deux symboles des plus instructifs. Ils traduisent aux yeux, avec une clarté saisissante, les rapports sociaux des deux sexes dans l’Orient et dans l’Occident. Nous dansons, nous, avec nos femmes, et pour nous amuser. Et, jusque dans ce frivole divertissement, l’homme traite la femme comme une égale et comme une associée. L’attitude de l’un et de l’autre y répond exactement à leurs fonctions respectives dans les sociétés occidentales : elle, pliante, à demi blottie, se prêtant avec une soumission volontaire aux mouvements qu’il imprime ; lui, plus ferme sur ses jarrets, la tête plus droite, commandant et dirigeant les évolutions, enfermant sa compagne dans une étreinte qui à la fois la détient et la défend, et, là comme au foyer, jouant son rôle de protecteur respectueux et tendre.

Il faut d’ailleurs remarquer que nos danses sont des réunions. Le triste solo de la danse orientale raconte la séquestration de la femme, la jalousie du maître, l’isolement des sexes. Mais nos bals traduisent notre profond instinct de sociabilité. Même, la plupart de nos vieilles danses, la pavane, la chacone, n’étaient qu’un ingénieux enchaînement de saluts, de révérences, de gestes galants et courtois, et ne faisaient guère qu’ajouter un rythme et une cadence au cérémonial compliqué de la politesse d’autrefois.

 

Le malheur, c’est que nous dansons mal. Car si nous dansions bien, ce serait charmant.

Voulez-vous savoir ce qu’on peut faire de la valse ? Allez sur le boulevard extérieur, dans un éden que signale aux passants un moulin lumineux aux ailes de pourpre flamboyante : vous y verrez valser une aimable fille dont le sobriquet exprime un appétit sans mesure, et un homme d’aspect sévère qui porte le même nom que le frère infortuné de Marguerite. Ce sont deux grands artistes. Elle tourne, que dis-je ? elle tourbillonne autour de lui avec une rapidité si vertigineuse — et si aisée ; il la soutient, il la guide, dans un caprice de pas sans cesse rompus et entre-croisés, avec une si impeccable sûreté ; l’harmonie de leurs mouvements est si parfaite que, si vous espérez jamais voir une grâce plus précise unie à une force plus souple … inutile de chercher, vous ne trouverez pas.

Et, vraiment, cela purifie l’air, que souillent, à côté, les Zétulbés et les Sélikas.

Le quadrille même, dansé par notre étoile faubourienne et par son compagnon, a une gaieté, un entrain, une gentillesse pas très distinguée, mais si bon enfant ! Les jambes fines que moule la soie noire, dardées au plafond dans un enragé mouvement de balancier, parmi l’envolement neigeux des jupons, ont l’air si spirituelles et si contentes ! Les horreurs de la rue du Caire m’ont révélé la décence du cancan.

 

Et puis, elles sont parfois exquises, nos petites danseuses montmartroises. Une d’elles a eu l’autre soir un bien beau cri de piété filiale.

  • — Dans quels termes es-tu maintenant avec Fuite-de-gaz ? lui demandait-on.

Elle qualifia durement son ancienne amie et ajouta :

  • — Elle a eu le toupet de faire écrire par un journaliste de quatre sous qu’elle était de bonne famille et qu’elle avait été institutrice … oh ! là là !… et que, moi, ma mère m’avait vendue à treize ans ! Puis, avec l’accent d’une généreuse indignation : — Ça n’est pas vrai ! Maman était une honnête femme. À preuve, qu’elle m’a mise trois fois dans une maison de correction pour m’empêcher de faire la noce ! Quand les almées auront de ces mots-là…

Le théâtre annamite §

Ils sont hideux.

J’ai vu quelques-unes des plus brutales manifestations de la bestialité humaine. J’ai vu, dans les cabarets de grande route, des gaietés de rouliers, et, dans les tavernes du Havre, des rixes de matelots ivres. J’ai vu, à Alger, tout en haut de la Kasbah, dans l’incendie du soleil, des danses furieuses de nègres coupées de cris inhumains. J’ai vu les Aïssaouas, pendant des quarts d’heure qui semblaient des heures très longues, secouer leurs têtes comme des loques au-dessus d’un brasier, avec des miaulements lamentables… Mais ces têtes étaient charmantes, mais ces cris étaient doux et berceurs comme le bruissement des feuilles, comparés aux cris et aux têtes des acteurs du théâtre annamite.

Car ils sont hideux.

Du drame qu’ils jouaient, je n’ai pas compris un mot. Et ceux qui vous disent qu’ils y ont compris quelque chose se vantent impudemment. Et voici ce que l’on voit. Un affreux magot, la face striée de dessins bizarres, une barbe comme une queue de cheval. Puis un paquet, qui doit être une femme, la face peinte en rouge, un rouge indéfinissable, un rouge faux, un rouge cruel, au milieu duquel la bouche livide, aux dents gâtées, s’ouvre comme une fente d’ulcère. Un autre magot, non moins férocement peinturluré, avec des boules en cuivre collées sur les yeux, et je ne sais quoi sous sa robe, qui le fait ressembler à une naine enceinte. Ce magot sautèle d’une patte sur l’autre, d’un mouvement de crapaud infirme. Sur les paravents ou sur les potiches, ces figures peuvent être drôles : en chair et en os, elles font mal à voir, horriblement mal.

Et les cris gutturaux que poussent ces êtres n’expriment que deux sentiments, sans plus : une colère méchante ou une douleur féroce. Je n’ai jamais rien entendu d’aussi aigre, d’aussi brutal, d’aussi impitoyablement strident que ces cris. Et quelle musique ! Le charivari le plus discordant de rapins en délire semblerait, auprès de cela, une harmonie céleste.

De grands coups sur des morceaux de bois ou sur les pots ; une espèce de flûte dont le son vous entre dans l’oreille comme un vilebrequin. Musique de tortionnaires, faite pour accompagner l’agonie des prisonniers à qui l’on a enfoncé des roseaux pointus sous les ongles, ou dont on a introduit la tête dans une cage hermétiquement close, laquelle contient un rat, — un joli rat aux dents pointues pour vous grignoter les lèvres, le nez, les yeux, lentement, avec des pauses…

Ce qui fait de ces misérables un objet d’horreur vraiment douloureuse, c’est qu’ils ne sont pas seulement affreux, ils sont grotesques. J’aime mieux les nègres les plus dégradés de l’Afrique la plus reculée. Ah ! les Zoulous me sont maintenant doux à voir, et je baiserais les Achantis sur la bouche ! Ceux-là du moins ne sont que des brutes ; ils ne sont pas ridicules. Mais il y a, chez ces hommes jaunes, quelque chose qui serait risible si leur vue ne serrait le cœur et n’emplissait les yeux d’épouvante. Étant des magots qui vivent, ils sont beaucoup plus laids que des brutes, et plus inquiétants. Même la petitesse surprenante de leurs mains devient un sujet de dégoût et d’effroi. Elle les fait ressembler à des pattes de lézard. Elle donne la sensation de bêtes incomplètes, ratées. On dirait des mains qui sont en train de repousser, comme les pattes des crustacés, et qui n’ont pas encore atteint leur entier développement. Elles achèvent, ces délicates mains, de donner à ces immondes créatures un aspect de monstres.

Cependant tant de niaiserie flotte dans l’air au temps où nous sommes ; l’idée et le respect de cette vieille « couleur locale » chère aux romantiques ont pénétré dans tant de cervelles, même bourgeoises, que beaucoup de badauds s’extasient sur le pittoresque de ces monstres, et particulièrement sur la richesse de leurs costumes. Oui, ils sont couverts de lourds tissus chatoyants et dont l’éclat accroche les yeux, bon gré mal gré. Et là-dessus, on va répétant que ces peuples de l’Extrême-Orient sont de délicieux et hardis coloristes. Mais la vérité, c’est qu’ils assemblent les couleurs au hasard, absolument au hasard, et que ces assemblages, où l’intelligence et le choix ne sont pour rien, peuvent quelquefois, par rencontre, former des harmonies plaisantes et singulières — surtout quand le temps a fané les étoffes et adouci les teintes… Les appellerai-je pour cela des artistes ? Jamais de la vie ! Ils m’ont trop fait souffrir.

Ah ! l’abominable cauchemar ! Je revois toujours la bouche grande ouverte de celui qui portait sur ses yeux des boules de cuivre avec une fente de grelot ou de tirelire ; et j’entends le cri mauvais, indéfinissable, le cri de xylophone exaspéré qui jaillissait entre ces deux rangées de dents noires, comme d’une bouche de poisson… Je n’ai jamais senti un plus vaste, un plus infranchissable abîme entre une autre créature et moi  Ça, mes frères ? Mais je suis bien plutôt le frère de mon chien ! Il y a entre mon chien et moi beaucoup de sentiments communs et de commencements de pensées communes. Mon chien a des yeux intelligents et bons, et quand d’aventure il hurle à la lune, c’est sans doute assez désagréable à entendre, mais il y a encore je ne sais quoi d’humain dans sa plainte. C’est, tout au moins, un hurlement triste. Celui des Annamites n’est pas même triste ; impossible d’y attacher un sens : il est affreux et innommable ; je ne sais rien de plus.

J’ai beau faire, cette race jaune ne m’inspire aucune pensée bienveillante ; la race noire, qu’on dit moins intelligente, me paraît beaucoup plus proche de moi. Le rire innocent et cordial des bons nègres, les jaunes ne l’ont point. C’est bien une autre humanité que nous, si toutefois c’en est une. J’avoue la profonde répulsion, mêlée de terreur, qu’ils me font éprouver. Je ne dirai pas que j’aurais tué ceux de l’autre jour si j’avais pu ; mais j’en ai eu l’idée. Oui, les tuer — sans douleur : car je serais malgré tout sensible à leur souffrance ; à leur mort, non.

Je sais bien les objections qu’on peut me faire. Tous ne sont pas pareils à ces bêtes odieuses et burlesques qu’on nous a montrées, et je « généralise » avec une hâte de femme ou d’enfant. Soit ! Mais un peuple dont c’est là le théâtre et qui se délecte à ces représentations … non, là, vraiment, je n’ai aucun désir de le connaître, aucun. Je prolongerais, si je pouvais, la muraille de Chine, et j’en doublerais la hauteur et l’épaisseur pour n’être plus jamais exposé à les voir. Si le Christ est mort pour eux comme pour moi, la vision de ces magots a dû être sa pire angoisse.

On me dira : « Mais, monsieur, oubliez-vous que nous vivons au siècle de la critique et de l’histoire ? Il faut élargir son cerveau, afin de tout comprendre et de tout aimer. Vous cédez injustement à une première impression physique. Cela est tout à fait puéril et indigne d’un esprit sérieux. Vous retardez d’un siècle et demi. Vous seriez de force à dire encore : « Comment peut-on être Persan ? »

Oui, je sais, il y a comme cela des gens qui se sont donné pour tâche d’expliquer, et, par suite, d’aimer toutes les manifestations, quelles qu’elles soient, de la vie et de l’art humain à travers les pays et les âges. Ils me refuseront carrément l’esprit philosophique et le sens de l’histoire. Ça m’est parfaitement égal. J’en ai assez de chercher à tout goûter de par le monde ! Je ne veux plus aimer que ce qui me donne du plaisir. Qu’est-ce que cela me fait de n’avoir perçu, dans mes jours passagers, qu’une infime parcelle de l’univers ? Celle qu’on peut atteindre sera toujours infime. Que j’aie connu et embrassé de ma sympathie la planète entière, ou seulement une portion de l’humanité et un petit morceau du sol, cela n’est-il pas exactement la même chose, en comparaison de cet infini de temps et d’espace qui échappe à nos prises ?

Alors ?…

Je demande peu. Je demande, quand mon cœur se soulève de dégoût, de pouvoir résister à l’exotisme sans être méprisé de mes contemporains, psychologues, impressionnistes ou simples snobs. Voilà tout. Je le demande, mais je ne l’obtiendrai pas.

Rêveries sur un empereur §

Il est en ce moment, selon toute apparence, le plus puissant souverain de l’Europe.

D’autre part, il semble bien qu’il soit, de tous les empereurs et de tous les rois qui nous restent, celui qui a le plus nettement conscience de sa mission providentielle, celui qui a la conception la plus mystique de son devoir de pasteur des peuples.

Enfin, il semble bien que, ces devoirs, il soit décidé à les remplir tous, et jusqu’au bout, et qu’il soit, entre les souverains, le plus énergique, le plus actif — ou le plus agité.

Si vous admettez ces trois propositions, qui n’ont, je crois, rien de téméraire, et si vous essayez d’en tirer les conséquences bravement, naïvement et dans un esprit d’optimisme, vous serez vous-même surpris du rêve que vous édifierez peu à peu et comme malgré vous.

 

Naguère encore, il ne se mêlait, et pour cause, que fort peu de sympathie, même intellectuelle, aux sentiments que nous inspirait le nouvel Empereur. On disait qu’il n’avait pas été un fils tendre ; qu’il aimait la guerre pour elle-même ; que son idéal de vie ne dépassait point celui des chefs militaires du haut moyen âge, et que nous devions nous féliciter que le chancelier fût là pour le contenir. Il ne cachait point sa haine de la France et des choses françaises ; il proscrivait de sa table les mets et les vins de notre pays et pourchassait notre langue jusque dans les menus de ses dîners. Il lui est encore arrivé ces jours-ci, ayant des Français pour hôtes, de porter un toast où il célébrait Waterloo et glorifiait Blücher. Il est évidemment très nerveux, sensible à l’excès ; il a des impressions rapides et vives, auxquelles il ne sait pas toujours résister.

Mais cette impressionnabilité ne paraît pas exclure chez lui la ténacité, les desseins opiniâtres. Il est incontestablement original. Il force l’attention. Depuis qu’il est sur le trône, nous nous sommes plus passionnément occupés de lui que de nos cabotins les plus illustres. Ce jeune Empereur a déjà fait un certain nombre de choses extrêmement curieuses.

 

Il a commencé par aller visiter, à la file, ses cousins les empereurs et les rois (jusqu’au Grand Turc, qui n’y a rien compris), comme s’il sentait qu’au temps où nous sommes, les souverains que la démocratie n’a pas encore emportés ont des choses graves à se dire, des questions solennelles à débattre, une sorte d’examen de conscience royal à faire ensemble.

Et ses bons cousins en ont été tout ébahis, ou même visiblement ennuyés. Ce jeune homme ne pouvait-il pas les laisser tranquilles ? À quoi bon tant d’agitation ? Constitutionnels ou absolus, le plus avantageux pour les souverains est de ne pas bouger et de se montrer le moins possible. Quant au vieil équilibre européen, encore que rompu, on l’étaye au jour le jour, tant bien que mal. Le chancelier y a pourvu, et cela durera ce que cela pourra. Le reste est de peu d’importance. Les peuples ? qui s’en soucie ? Le seul que les rois aient à redouter a été réduit à l’impuissance voilà vingt ans, et il achève de consumer ses forces en faisant chez lui l’expérience de la démocratie.

Et le jeune autocrate, dans sa bonne volonté, songeait : « Mais ils ne comprennent pas ! Ils ne comprennent rien ! Non, non, il n’est pas possible que la seule affaire des rois d’aujourd’hui soit d’être de la triple alliance ou de n’en pas être. Sûrement, il y a autre chose… »

Le second acte original du jeune Empereur, ç’a été de briser l’homme qui représentait sans doute, en Allemagne, la politique nationale, mais aussi la vieille politique, celle des Richelieu, des Frédéric, des Napoléon, celle qui d’ailleurs a duré beaucoup plus longtemps que les conditions historiques qui la justifiaient, la politique du temps où les groupes humains étaient imparfaitement constitués, où les patries étaient multiples et incertaines, où les peuples pouvaient encore être considérés comme des fiefs et des héritages, où les guerres étaient guerres de princes et non de peuples.

Ce colosse, cet homme redoutable et retardataire, prolongateur des haines, pacificateur sur ses vieux jours, mais pacificateur par la crainte et la compression, qui eût dit que le jeune Empereur, jadis son élève favori, oserait y toucher ? Il l’a osé pourtant. Il a congédié le serviteur impérieux, nettement et, sans le vouloir, plaisamment, en l’accablant de respects et d’honneurs… Et comme l’autre n’a pas su cacher son dépit ni son étonnement furibond, nous devons à Guillaume II une des meilleures scènes tragi-comiques de toute l’histoire moderne. Et le peuple allemand ne s’est aucunement ému de la chute de l’homme à qui il doit tout  précisément parce qu’il lui doit trop, surtout parce qu’il lui doit plus qu’il ne lui avait demandé, et peut-être enfin parce qu’il sent confusément que ce grand homme est l’homme du passé.

 

Le troisième acte singulier de Guillaume II, ce sont les rescrits pour la convocation d’une Conférence ouvrière.

Ce qu’un gouvernement démocratique hésiterait à faire (peut-être parce qu’il ne serait pas assez sûr de pouvoir limiter les conséquences d’un essai de cette espèce) ; ce que n’avait pas osé chez nous un César aux tendances socialistes, issu du suffrage universel, il l’a fait, lui, Empereur de droit divin.

Je sais bien que la Conférence de Berlin n’aura été qu’une cérémonie ; qu’elle aura peu de résultats, ou que, si elle en doit avoir, ils seront indirects et inattendus ; je sais bien que les membres de la Conférence, surpris et gênés de se trouver ensemble, se borneront à constater que le sort des ouvriers est digne d’intérêt, qu’il ne faut pas faire travailler les enfants de cinq ans, qu’il est excellent de se reposer le dimanche, et autres vérités de cette force.

Qu’importe ? le fait d’avoir convoqué cette réunion probablement inutile n’en est pas moins significatif. Je ne crois pas qu’un prince ait jamais affirmé plus hautement ses devoirs et, parmi ses devoirs, celui auquel les princes pensent généralement le moins.

Et, ce qui est tout à fait remarquable, c’est que, cherchant les moyens de remplir sa mission de chef absolu d’un grand peuple, l’Empereur a appelé à ses conseils des républicains de France, dont un jacobin et un anarchiste.

Bref, il vient d’accomplir un acte, non pas allemand, mais purement humain, comparable, dans son essence, aux actes de la Révolution française.

Que se passe-t-il donc dans l’âme du jeune Empereur ? Qu’il m’apparaît différent de la plupart des autres rois ! Ceux-là ne sont, en somme, que des bourgeois qui ont une belle position et qui s’y tiennent. Ils ne croient plus à leur droit divin. Ils sentent que leur pouvoir ne repose que sur une fiction. Et, à cause de cela, ils restreignent autant qu’ils peuvent leurs devoirs ; ils ne s’en reconnaissent d’autres que ceux de très hauts fonctionnaires.

Le jeune Empereur pense bien autrement. Il vit sous l’œil de Dieu, il se sent choisi et sacré par Dieu. Il se sent responsable (dans quelle mesure ? il l’ignore et cela l’effraie d’autant plus), il se sent réellement responsable du sort matériel et moral des millions d’hommes que Dieu lui a confiés ; il sent qu’il est leur maître pour leur bien, pour le bien de tous, et particulièrement des plus humbles. Il sent qu’il a envers eux des devoirs, non seulement de protection contre l’étranger, mais aussi, et bien plus encore, de justice et de charité. Sa royauté lui semble un sacerdoce. Bref, il est dans un état d’esprit auquel, depuis des siècles, les souverains sont restés à peu près étrangers, et qui n’a guère été connu, dans sa plénitude, que de certains princes religieux du moyen âge.

Or  et nous entrons ici dans le rêve  que pourrait-on attendre aujourd’hui d’un monarque absolu qui, un siècle après la Révolution, aurait, au fond, la même notion du pouvoir royal et le même genre de sérieux et de bonne volonté que les rois-prêtres de jadis, qu’un Philippe-Auguste, un Louis IX ou un Charles V, et qui, jeté dans un monde totalement différent du leur, joindrait à cela les lumières auxquelles est parvenue, depuis ces grands princes, la conscience de l’humanité ?

Il ne serait pas déraisonnable d’attendre beaucoup d’une âme ainsi constituée. Et qui sait ? Un autocrate pénétré des idées que j’ai dites serait peut-être plus puissant pour l’établissement de la justice et pour l’amélioration de la condition humaine qu’un gouvernement démocratique.

Quand ce désir de justice et de charité s’est emparé d’un cœur profondément sincère et pur, on ne lui fait pas sa part. Ah ! que je voudrais que cet Empereur eût le cœur pur, sincère, héroïque, qu’il l’eût jusqu’à l’oubli des préjugés de sa situation et de sa race et jusqu’au sacrifice complet de sa personne, s’il le fallait ! Ah ! combien je souhaite l’impossible !

 

Que ferait-il, ce potentat idéal, qui n’existe pas, mais dont il semble pourtant que le petit-fils de Guillaume Ier nous offre quelques traits ?

Il y a, pour le moins, deux choses que les bonnes âmes de tous les pays  et aussi, j’en suis sûr, du pays d’Allemagne  trouveraient toutes naturelles et toutes simples, mais dont les politiques, je ne l’ignore pas, déclareraient l’entreprise impossible et absurde, bien que ces fortes têtes n’en apportent d’autres preuves que leurs affirmations et leur chétive expérience.

Il est monstrueux que des millions d’hommes passent dans les casernes les plus vivaces années de leur jeunesse, de façon qu’en additionnant ce qu’ils coûtent et ce qu’ils pourraient produire, on constate une perte annuelle de dix milliards pour le bien-être de la pauvre humanité occidentale. Le bon tyran de nos rêves méditerait le désarmement de tous les États de l’Europe ; et comme il serait sincère, comme il serait assez fort pour le proposer et même pour le commencer, on le croirait.

Un autre acte, bien entendu, serait lié à celui-là. Nous observons loyalement le traité signé par nous ; mais le juger irrévisable serait au-dessus de nos forces, et, d’ailleurs, nous n’en aurions pas le droit. Un attentat a été commis il y a vingt ans contre la plus chère liberté de près d’un million d’hommes. Le doux et pieux autocrate que je me figure rendrait à ces hommes leur patrie, ou, du moins, leur indépendance. Il considérerait que, si des iniquités ont été commises contre ses pères il y a quatre-vingts ans, Dieu ne permet plus d’en tirer vengeance, justement parce que l’humanité a quatre-vingts ans de plus, et que, du reste, les événements les avaient déjà réparées.

Sans doute, ma naïveté excitera le sourire des politiques. Cet invraisemblable Empereur devrait vaincre une telle masse de préjugés traditionnels et de mauvais sentiments, légitimes en apparence et même honorables, et si enracinés chez lui et chez une partie de son peuple ; il devrait, pour faire cette chose inouïe, sortir si complètement de lui-même, qu’assurément il ne la fera point. Mais, s’il la faisait, il pourrait se glorifier d’avoir été, moralement, le plus grand des pasteurs d’hommes, d’avoir accompli un acte prodigieusement méritoire et original, et d’avoir, le premier de tous, rompu avec la vieille politique égoïste et inauguré les temps nouveaux…

Notez que si une âme droite, simple et bonne, qui ne serait point de race royale, qui ne serait retenue ni par l’éducation ni par la tradition, si un véritable enfant de Dieu se trouvait subitement, comme dans les contes, élevé sur le premier trône de l’Europe, toutes ces choses extraordinaires et folles, il les ferait, du premier coup, avec sérénité.

Cela n’arrivera donc jamais, jamais ?

Le jeune Empereur peut fonder la paix du monde. Aura-t-il assez de foi et de vertu pour l’oser ?

Vous voyez bien que ce ne sont là que « rêveries. »

Le termite §

C’est le titre d’un roman très distingué et infiniment laborieux, torturé et torturant, de ce mahdi-romancier qui a nom J.-H. Rosny. Ce roman nous raconte les gésines littéraires, les pénibles amours et les coliques néphrétiques du jeune Noël Servaise, écrivain naturaliste de son état.

Si j’ai bien compris, le « termite » qui ronge Noël Servaise, c’est la recherche du « document », du petit fait bas, insignifiant, méprisable. À moins que les « termites » ne soient les personnages mêmes des récits de Servaise. Car on peut hésiter entre les deux interprétations, comme vous le verrez par ces deux passages qui vous donneront une idée de la manière de M. Rosny :

« Aussi, en Servaise, comme un clou formidable, perpétuelle, obsessionnelle, grandit l’idée de la note, la vie prise telle quelle, la vérité de la vision, de l’ouïe et de l’événement respecté en idole ; le tourment de se supprimer la réflexion et la transformation ; la recherche d’un absolu documentaire », etc… (page 35).

Ou bien :

«…. Par là, les termites de son œuvre, les grisailles de leurs évolutions se teintaient d’âpres épithètes, se trempaient de la vibration d’art, se disposaient en amertumes graduées, en états d’âme vulgaires sans doute, mais passés au crible d’un cerveau impressif, colorés d’une désespérance glaciale comme une bise, coupante comme un grésil… » (page 11).

 

Enfin et quel que soit le ver qui ronge Servaise, le fait est qu’il est rongé, grignoté, lentement dévoré, et qu’il souffre et qu’il se tord et qu’il a l’air d’un supplicié, d’un supplicié qui mord et qu’il ne ferait pas bon plaindre de trop près. Or, tandis que l’infortuné se tordait dans les affres de l’écriture, je songeais (étendant ainsi la signification du livre de M. Rosny) :

  • — Ce qui le travaille, lui et ses pareils, ce n’est pas seulement le termite du document naturaliste : c’est proprement le mal littéraire.

 

Ce mal est peut-être éternel dans son essence. Mais il est visible que, depuis les naïfs aèdes qui amusaient les longues mangeries des âges primitifs, depuis les trouvères à l’âme superficielle et enfantine, depuis les écrivains du dix-septième et du dix-huitième siècle, même depuis les romantiques et les parnassiens, ce mal a fait chez nous d’étranges et effroyables progrès.

Les causes ? On en voit tout de suite deux principales. C’est d’abord la vieillesse de la littérature, qui rend l’invention plus difficile en effet, plus inquiète, plus tourmentée, et qui fait ainsi, d’une certaine excitation maladive des nerfs, une des conditions de « l’écriture artiste ».

Il y a aussi ce fait que la littérature, plus lucrative de nos jours qu’elle ne l’a jamais été, apparaît de plus en plus comme une profession à laquelle il est avantageux de se vouer exclusivement : et de là le nombre toujours croissant des jeunes écrivains, un pullulement prodigieux, une concurrence âpre, amère, enragée.

Le résultat est lamentable.

Autrefois, un écrivain était le plus souvent un honnête homme qui faisait des livres, et qui, le reste du temps, vivait comme les autres hommes ; et cela d’autant mieux qu’il avait besoin, pour réussir, de se mêler à la société polie de son temps, et de se distinguer d’elle le moins possible.

Aujourd’hui, les jeunes littérateurs forment réellement une nouvelle variété de la race humaine. Je les vois marqués d’un pli professionnel plus spécial encore que celui des innocents Trissotins de jadis  bien plus profond que celui des prêtres, des magistrats, des soldats ou des comédiens  et beaucoup plus redoutable et plus déplaisant.

 

À vingt ans, parfois plus tôt, le mal les prend et ne les lâche plus. Ils commencent par croire, — d’une foi étroite et furieuse de fanatiques, — premièrement, que la littérature est la plus noble des occupations humaines et la seule convenable à leur génie ; que les autres métiers, la culture de la terre, l’industrie, les sciences et l’histoire, la politique et le gouvernement des hommes sont de bas emplois et qui ne sauraient tenter que des esprits médiocres ; et, secondement, que c’est eux, au fond, qui ont inventé la littérature.

Et alors ils fondent des cénacles à trois, à deux, même à un. Ils renchérissent douloureusement sur des formes littéraires déjà outrées : ils sont plus naturalistes que Zola, plus impressionnistes que les Goncourt, plus mystico-macabres que Baudelaire ou Barbey d’Aurevilly ; ils inventent le symbolisme, l’instrumentisme, le décadentisme et la kabbale ; les plus modestes et les plus lucides croient avoir découvert la psychologie, et ils en ont plein la bouche. Ils se tortillent pour dire des choses inouïes. Et, sous prétexte d’exprimer des nuances de sensation et de sentiment qui, si on les presse, s’évanouissent comme des rêves de fiévreux ou se ramènent à des impressions toutes simples et notées depuis des siècles, ils font de la langue française un je ne sais quoi qui n’a plus de nom.

Ils considèrent le monde extérieur en malades, en hallucinés, d’un œil qui le déforme et le trouble. Les rues de Paris suscitent dans l’esprit de Servaise des visions apocalyptiques, terribles par un je ne sais quoi qu’il ne peut exprimer — qu’il n’exprimera jamais — parce que ce je ne sais quoi n’est rien. Il lui arrive quelque chose de fort simple : il est à la campagne ; le printemps lui fait aimer une femme, et son amour lui fait trouver la nature plus belle. Nous connaissons cela. Mais Servaise, lui, n’en revient pas : cette aventure si unie se transforme en un drame physiologique, sentimental et intellectuel, plein de stupéfaction et de mystère, et qui ne se peut traduire à moins de soixante pages ténébreuses et convulsionnées.

 

Certes, nos pères n’écrivaient pas sans peine. Sauf, peut-être, à l’origine des civilisations, la composition littéraire a toujours été un assez rude travail. Mais aujourd’hui, chez Servaise et ceux de son espèce, c’est une torture, une lutte atroce, sans trêve, avec des tensions de muscles, des vibrations de nerfs, des halètements, des syncopes, des courbatures…

Dans l’Œuvre, de Zola, l’artiste ressemblait déjà à un damné de Michel-Ange. Moins sanguins, plus chétifs, plus déprimés, plus nerveux, Servaise et ses pareils font songer à des damnés de Callot.

Je prends absolument au hasard, dans le livre de M. Rosny, quelques-uns des passages qui nous peignent les labeurs de Servaise :

« … Les soirs de lampe, les rudes soirs où la volonté terrible l’entraînait au jeu des phrases, les sorties où les œuvres grouillaient dans son crâne comme l’obsession dans l’âme d’un fou… »

« … Dans le désarroi idéen, c’est à ce mot « travail » que Servaise toujours revenait, comme à la divinité mystérieuse, à l’entéléchie dont l’adoration l’avait dû conduire à la gloire. Obscure, la hantise du fatal y dominait avec l’image de pauvres chevaux qui « travaillent », de laboureurs qui « travaillent », de mineurs qui « travaillent », d’une foule humble et immense à qui les sueurs et les supplices à peine donnent le pain quotidien, le sommeil pitoyable et des joies confuses de reproducteur. »

« … Comme une pluie d’automne, comme un firmament lourd et sans nuances, comme une lande stérile, les pages lui pleurèrent sur l’âme et la racornirent. Il laissa tout crouler, il se courba, il resta dans une morosité végétative, où les idées se tissaient lentes ainsi que des feuilles, moites de larmes intimes, tremblantes d’infinies angoisses… »

Ah ! le malheureux ! le malheureux ! Et tout cela, pourquoi ? Pour donner au monde un roman naturaliste de plus, et, notamment, pour décrire les sensations d’un infirme qui regarde passer les gens à travers une lucarne.

 

Jadis, à vingt ans, nous savions admirer. Nous étions respectueux des maîtres. Nous aimions naïvement les grands classiques ; nous aimions Lamartine, Hugo, Musset, Sand, Michelet, Taine, Renan. Même d’humbles dramaturges, tels qu’Augier ou Dumas, ne laissaient pas de nous inspirer quelque considération.

Mais rien n’est plus rogue, plus pédant, plus tranchant, plus prompt au dénigrement que Servaise et ses émules. Ces jeunes gens ont des dédains aussi inattendus que leurs admirations, et celles-ci sont aussi rares que ceux-là sont étendus, et aussi agressives qu’ils sont écrasants. Ce sont moroses cervelles de fanatiques qui haïssent et méconnaissent tout ce qui ne leur ressemble pas. Eux qui ne savent rien, qui n’ont même, le plus souvent, aucune connaissance historique de la langue (et il y paraît à la barbarie de leur syntaxe et aux impropriétés de leur vocabulaire), ils ont des mépris imbéciles et entêtés pour les plus beaux génies et pour les plus incontestables talents, dès qu’ils ont reconnu ces dons abominables : le bon sens, une vision lucide des choses et l’aisance à la traduire. Lisez là-dessus, pour vous édifier, la plupart des jeunes revues littéraires : elles suent le pédantisme le plus âcre et la plus sotte intolérance.

Cela rend leur compagnie peu divertissante ou même étrangement incommode. Ils sont déconcertants. On est sûr que, quoi qu’on leur dise, ils vous prendront en pitié. On est aussi embarrassé pour leur parler qu’on le serait avec un derviche ou un thug étrangleur.

Même entre eux, ils restent mornes, hargneux, fermés. Les réunions d’hommes de lettres furent charmantes autrefois. Les banquets de ces jeunes gens, même leurs conversations autour des bocks, sont lugubres. Ces infortunés ne parlent que de littérature. M. Rosny a noté quelques-uns de leurs propos avec une exactitude cruelle. Ils se rassemblent pour déchirer les absents pendant la première heure et pour se déchirer entre eux le reste du temps  en phrases brèves, bizarres, violentes et obscures. Chacun songe à soi et se défie des autres,

« … Silence. L’atmosphère est fausse, craintive. »

Au fond, ils se réunissent pour s’ennuyer ensemble.

« … Bah ! répondit Jouveroy, je ne me plais qu’avec les gens qui s’embêtent. »

La Bruyère dit en parlant de certains financiers :

« De telles gens ne sont ni parents, ni amis, ni citoyens, ni chrétiens, ni peut-être des hommes : ils ont de l’argent. » Je dirais volontiers des pareils de Servaise : « Ils ne sont ni chrétiens, ni citoyens, ni amis, ni parents, ni peut-être des hommes : ce sont des littérateurs  chacun d’une religion littéraire distincte à laquelle il est seul à croire, et qu’il est seul à comprendre  quand il la comprend ».

J’exagère ? Oh ! à peine. Il fallait bien forcer un peu les traits pour vous rendre mieux reconnaissable ce monstre : le jeune homme de lettres en cette fin de siècle. S’ils n’en sont peut-être pas tout à fait là, c’est là qu’ils vont. Il y en a toujours bien un sur deux qui est fait sur ce modèle ; et c’est fort inquiétant. Il y a vingt ans, nous récitions en classe ces vers de l’Art poétique :

Fuyez surtout, fuyez ces basses jalousies,
Des vulgaires esprits malignes frénésies.
Un sublime écrivain n’en peut être infesté ;
C’est un vice qui suit la médiocrité…

Et encore :

Que les vers ne soient pas votre éternel emploi,
Cultivez vos amis, soyez homme de foi.
C’est peu d’être agréable et charmant dans un livre,
Il faut savoir encore et converser et vivre.

Ô vieux Boileau, que dirais-tu de ces jeunes gens ? Et quelle horrible vanité, de sacrifier la vie même et tout ce qui lui donne son prix véritable à d’inutiles et inintelligibles transcriptions de la vie !

Les derniers rois §

«… Après avoir écouté les six rois qui étaient venus passer le carnaval à Venise, Candide remarqua un septième personnage qui soupait à une table voisine et qui faisait assez grande chère. C’était un vieillard à l’air noble et affable, et qui portait une large barbe étalée sur sa poitrine.

« Candide s’approcha de lui avec politesse et lui dit :

« — Veuillez m’excuser si ma question est indiscrète. Mais seriez-vous d’aventure, comme ces six messieurs, un roi exilé de ses États ?

« — Non pas un roi, mais un empereur, répondit le vieillard.

« — Cela ne me surprend point après tout ce que j’ai vu aujourd’hui, dit Candide. Mais ce qui m’étonne, c’est que vous ayez su garder, dans une telle adversité, cet air de contentement qui paraît sur votre visage.

« — Je tenais peu au trône, reprit le respectable étranger ; et, d’ailleurs, mes sujets m’ont dépossédé avec les plus grands égards. C’est au Brésil que je régnais. Mais je dois confesser que je résidais peu dans mon empire. Il me plaisait davantage de faire de longs séjours à Paris, dans cette capitale des sciences et des arts, où la vie est si douce et si noblement occupée, et où j’ai des amis excellents. J’y étais toujours fort bien reçu ; et j’ai plaisir à vous apprendre (pardonnez-moi cette innocente vanité) que je suis membre d’une des Compagnies savantes établies jadis par le roi Louis XIV.

« Lorsque je rentrais dans mes États, je travaillais de mon mieux au bonheur de mes sujets, et je tâchais de les faire profiter de ce que j’avais appris au cours de mes voyages. Mais j’y apportais sans doute trop de zèle, et je vois bien maintenant que je me rendais importun à mes ministres et à mon peuple en m’occupant trop minutieusement des affaires publiques, après les avoir trop longtemps négligées. Né sensible, j’abolis dans mon empire l’esclavage, qui est une des hontes du genre humain. Mais, pour avoir accompli trop brusquement ce grand acte de justice, je mis dans l’embarras beaucoup de propriétaires ; et la plupart des esclaves affranchis ne surent que faire de leur liberté inopinée. Ce que j’avais de vertu se retournait contre moi. Je m’appliquais tant à me conduire en citoyen que je faisais paraître inutile l’institution monarchique.

« Enfin, j’avais une fille et un gendre. Mon gendre, qui avait des talents pour les affaires, cherchait toutes les occasions de les appliquer. Il avait plutôt les qualités d’un habile marchand que les vertus d’un héritier de la couronne. Ma fille, que j’aimais tendrement, avait le tort de donner dans une dévotion outrée ; et cela n’était point pour plaire à un peuple jeune et généreux, qui commence à s’affranchir de la superstition et chez qui les lumières de la philosophie se répandent de jour en jour.

« J’appartiens, du reste, à une famille qui, depuis quelque temps, montre de merveilleux talents pour perdre les trônes et une singulière inaptitude à les reconquérir.

« Ainsi l’affection de mon peuple, sinon son estime et son respect, s’était lentement détournée de moi et des miens. La révolution était inévitable. Il n’y fallait qu’un prétexte. Une mutinerie de l’armée contre un ministre impopulaire a décidé de tout. Je dois dire que les insurgés ont été parfaits. Ils sentaient que tout cela n’était point ma faute, que je comprenais moi-même leurs raisons et que je ne leur gardais pas rancune. Jamais révolution n’a été plus pacifique, ni plus courtoise de part et d’autre. Ces messieurs m’ont embarqué, avec beaucoup de politesse, dans un navire très confortable. Tout s’est passé avec une extrême cordialité. Ils ont absolument tenu à me laisser ma liste civile, qui est de deux millions.

« Nous avions tous les larmes aux yeux en nous séparant ; et, si j’avais voulu profiter de l’attendrissement général, peut-être serais-je encore à Rio-Janeiro. Mais ma situation y serait précaire. La condition de simple particulier convient mieux à mes goûts. Puis, j’aime les voyages. Je quitte Venise demain matin et serai à Paris dans huit jours.

« Si j’avais eu besoin de consolation, j’en aurais trouvé une bien douce dans une nouvelle faveur que le gouvernement de la France vient de m’accorder. Le jour même où je perdais ma couronne, M. le président Carnot m’offrait les palmes d’officier de l’Instruction publique. Cela m’a fait grand plaisir. Le sage se contente de peu.

« Tel fut le récit du bon vieillard. Au moment où il parlait des deux millions de sa liste civile, les six autres rois détrônés s’étaient approchés de lui d’un air de déférence… »   (Candide, appendice au chapitre XXVI.)

Ainsi le Brésil vient d’inaugurer brillamment, et de la façon la plus piquante, une nouvelle espèce de révolutions : celles où les peuples seront polis et les monarques résignés. Une révolution ne sera plus qu’une lutte de courtoisie entre les vainqueurs et le vaincu. Les coups de chapeau y remplaceront les coups de fusil.

Résignés, il semble bien déjà que la moitié des souverains de l’Europe le seraient, à l’occasion, le plus aisément du monde. Il y a, chez beaucoup d’entre eux, un désenchantement, une diminution notable du plaisir de régner.

Beaucoup, déjà, affectent de vivre comme des particuliers. On dirait que cela les gêne d’être à part, qu’ils ont un désir inavoué de revenir à la vie normale, que la solitude de leur majesté leur pèse, qu’ils en ressentent plus d’ennui que d’orgueil. Pensez-vous que S. A. le prince de Galles soit fort impatient de devenir roi d’Angleterre et empereur des Indes ? Je soupçonne que cela le gênerait infiniment. Voilà quarante ans que ce prince philosophe fait, autant dire, partie du tout-Paris. Il doit tenir avant tout, étant un sage, à la liberté de ses allées et venues  Il y a trois semaines, deux archiducs de Russie déjeunaient, non loin de Paris, chez un baron israélite, chez un coreligionnaire de ceux que les moujiks même méprisent et qu’ils massacrent encore quelquefois.

L’almanach de Gotha fréquentant familièrement chez l’almanach du Golgotha, c’est là un grand signe.

 

Non seulement la plupart des princes vivent comme nous (et s’ils gardent autour d’eux quelque reste de cérémonial, c’est par nécessité ou par devoir, et les pompes mystérieuses de la cour de Louis XIV leur seraient à tous insupportables), mais ils sentent comme nous, ils ont toutes nos maladies morales. Il y a une impératrice, la plus inquiète des femmes, dont la principale ambition est d’être une parfaite écuyère, qui vit si complètement à sa guise et de façon si fantasque que, si elle était une bourgeoise de Paris, nous ne verrions en elle qu’une très sympathique et très originale « névrosée ». Il y a une reine charmante, extraordinairement instruite, d’une intelligence supérieure et d’une imagination puissante, qui, pouvant exercer le métier de reine, préfère celui d’homme de lettres, recherche l’approbation de ses « confrères » bourgeois et accepte avec joie et simplicité, si même elle ne les sollicite, les récompenses de l’Académie française. Il y a, tout proche de nous, un roi morose, que ses sujets ne voient jamais, qui ne songe qu’à faire des économies pour organiser des voyages de découvertes, et qui n’aspire qu’au renom de bon géographe.

… Et cependant l’ennui et l’inquiétude, et les passions désordonnées qui naissent de ce malaise de l’âme, envahissent les maisons royales. Les dissensions intestines de la plus puissante maison qui soit au monde, les discords tragiques d’un père et d’un fils, mêlés au plus effroyable drame de douleur et de mort, ont rempli pendant des mois nos gazettes bourgeoises. Un prince, qui fut un grand artiste décadent et qui eût été un excellent rédacteur de la Revue indépendante, s’est noyé une nuit, dans un lac des Niebelungen, parmi ses cygnes. Un prince impérial s’est suicidé avec sa maîtresse. Ce sont, depuis quelques années, les maisons royales qui fournissent, en proportion, le plus de « faits divers », et les plus dramatiques.

Peut-être se passait-il jadis, avant le règne de la presse, tout autant de choses étranges dans les palais des misérables porte-sceptre : mais on le savait moins. Un voile de mystère les protégeait. On voit mieux aujourd’hui qu’ils sont semblables à nous. Et ils le savent eux aussi ; ils se l’avouent plus pleinement que ne faisaient les souverains d’autrefois. Je ne vois plus guère que le Tzar, le Grand Turc et le jeune Empereur illuminé d’Allemagne qui croient encore à leur droit divin. Les autres croient tout au plus à l’utilité de leur mission publique et de la tradition qu’ils représentent. Et cela est bien différent.

 

Que dis-je ! On voit déjà des princes qui volontairement se retirent et à qui la rentrée dans la vie commune, dans la grande multitude humaine, semble une délivrance. Récemment, un archiduc demandait à l’empereur son parent la permission de n’être plus prince, et s’embarquait, sous un nom roturier, comme lieutenant de vaisseau. Qui saura jamais ce qui s’est passé dans l’esprit de l’archiduc Jean ? Si les autres princes n’ont plus guère d’illusions, ils ont gardé des préjugés. Pour que celui-là ait pu s’affranchir à la fois des unes et des autres, quelle vision nette, profonde, définitive, il a dû avoir, un jour, de la vanité des choses ! et cette vision, que tout ici devait obscurcir (car il n’est pas encore arrivé qu’on naquît impunément d’un sang impérial), quelle force d’esprit elle suppose, ou quel incomparable désenchantement ! Ce jeune homme me paraît digne de toute admiration. Il s’est échappé de la royauté, comme un moine incroyant de son monastère, pour retourner à la nature, pour vivre vraiment selon sa pensée et selon son cœur, pour jouir librement du vaste monde, sans avoir à rendre des comptes spéciaux, à Dieu et aux hommes, d’une tâche à la légitimité de laquelle il ne croyait plus…

Partout l’ordre ancien chancelle. Les peuples latins sont tout prêts. On me dit que l’Espagne ne souffre la royauté que par chevalerie, par respect de la faiblesse d’une femme et d’un enfant. Quant à l’Italie … attendez la fin de la triple alliance, laquelle n’est sans doute pas éternelle… Ce que l’antiquité n’avait pas même conçu, la possibilité de républiques aussi vastes que les anciens empires devient chaque jour évidente… Si notre République était sage, vous verriez quelle serait bientôt sa force de propagande, même involontaire, et quelle fascination elle exercerait, rien qu’en durant, sur tous les peuples de la vieille Europe… Les temps sont mûrs ; cela commence :

… Magnus ab integro seclorum nascitur ordo ;

Qui sait ?

Quelques « billets du matin. » §

  Paris, 24 avril 1889.

 

MA CHÈRE COUSINE,

J’ai voulu voir lundi, à l’Odéon, une des dernières représentations des Erinnyes. C’est très curieux. On goûte, en deux heures, des sensations extrêmes ; car on peut dire qu’il y a un abîme entre la musique de Massenet et les vers de Leconte de Lisle. C’est une tuerie préhistorique, accompagnée de flûtes voluptueuses, subtiles et tendres. Le drame est beaucoup plus farouche que l’Orestie. Au siècle dernier, les bons traducteurs, Letourneur ou Brumoy, accommodaient Shakespeare et Eschyle à la française et demandaient grâce pour ce qu’ils leur laissaient de grossièreté et de sauvagerie. Aujourd’hui, on retranche à Eschyle son humanité et sa charité, et, si l’on pouvait, on ajouterait à Shakespeare des obscénités et des calembours. Et peut-être est-ce une autre façon de ne pas comprendre.

C’est un homme assez singulier que Leconte de Lisle  M. de Lisle, comme l’appellent ses disciples  Je vous ai fait lire les Poèmes barbares, ma chère cousine ; et, quoique cette poésie soit peu faite pour plaire aux femmes, vous en avez aimé la splendeur pure et froide, la philosophie si simple, si triste, si pleinement désenchantée. Et sans doute vous vous êtes figuré là-dessus M. de Lisle comme un bouddhiste fourvoyé chez nous, imperturbable de sérénité, et pour toujours revenu des mensonges de Maya.

Mais on n’en revient jamais tout à fait, vous le savez, ô ma cousine ! vous qui êtes un des plus gracieux parmi ces mensonges. M. de Lisle (heureusement pour lui) est encore dupe, comme nous, de l’universelle Illusion. Avec son masque olympien aux traits précis et un peu durs, il n’est qu’un homme, et par suite, quelquefois, un enfant (de la façon dont le sont les grands poètes, bien entendu). Et cela est très amusant à constater.

Ce bouddhiste est, sur un point au moins, l’homme le plus convaincu et le plus intraitable. Il a, en poésie, les théories les plus hautes et les plus étroites. À ses yeux, votre Musset, Madame, ce rimeur sans dignité qui pleure et se confesse devant tout le monde, est bon pour les bonnetiers. M. de Lisle est, si je puis dire, passionnément impassible.

Des gens qui le connaissent bien m’affirment que ce poète hautain, ce prêtre du néant, est d’ailleurs très candide, très doux, un peu timide et ombrageux, sensible enfin — lui, ce fakir   à quelques-unes des vanités innocentes par lesquelles l’éternelle Maya nous déçoit. Il ne lui a pas été indifférent, voilà deux ans, d’entrer à l’Académie. Au fait, pourquoi n’en aurait-il pas été content ? Les mandarinats sont justement faits pour les artistes qui, comme lui, ne peuvent être connus de la foule…

Mais tout d’abord il dissimula ses sentiments ; Cunacépa et la Vision de Brahma l’obligeaient à l’impassibilité. La première fois qu’il fut convoqué à l’Institut, il dit : « Je n’irai point. Qu’irais-je faire, je vous prie, parmi ces vaudevillistes et ces professeurs ? » Mais le jeudi suivant, il y alla. Il revint enchanté, ayant fait des découvertes : « Mais ils sont très polis ! Mais ils sont charmants ! Mon Dieu, il est évident que ce Nisard est intellectuellement le dernier des hommes. Mais il est gentil, très gentil, je vous assure. » Et, à partir de ce jour-là, M. de Lisle fut le plus régulier des académiciens. Voilà du moins ce que l’on m’a conté, et peut-être le conteur y mettait-il un peu d’innocente malice.

M. de Lisle eut raison. Être un bon académicien, cela n’empêche point le monde d’être mauvais et la mort bienfaisante, mais cela aide à passer le temps. Et, puisque tout est vanité, nos contradictions sont sans conséquence. Et maintenant, ma cousine, si vous voulez me faire plaisir, relisez le Manchy et la Ravine Saint-Gilles.

 

Paris, 25 avril.

« Nous mourons tous inconnus. » Je crois, ma chère cousine, que ce mot est de Balzac. C’est un des plus vrais qu’on ait écrits. Ainsi, vous, je vous ai vue naître ; je vous ai fait jouer toute petite ; nous sommes de vieux et intimes amis, et vous m’avez souvent fait l’honneur de me prendre pour confident. Eh bien, je ne suis pas du tout sûr de vous connaître ; il y a continuellement des choses de vous que je n’avais pas prévues et qui me déconcertent. Et peut-être est-ce ce qui reste en vous d’inconnu qui m’attache si incurablement à vous…

M. Barbey d’Aurevilly vient de rendre à Dieu son âme généreuse et sonore de catholique, de chouan, de dandy, de romantique et de mousquetaire. Or il meurt, après avoir écrit de quoi faire quarante volumes, illustre et inconnu. Il meurt inconnu, après un demi-siècle de conversations empanachées.

Car, d’abord, on ne saura jamais à quel âge il est mort, et s’il est né en 1807 ou en 1811. On ne saura jamais ce qu’il a fait pendant vingt ans de sa vie, de 1830 à 1850. Il ne l’a dit à personne. Plusieurs prétendent qu’il tint à cette époque un magasin de chasubles dans la rue Saint-Sulpice. Mais les preuves font défaut.

Enfin, on ne saura jamais si cet homme mystérieux soutenait un rôle (très noble et très innocent, d’ailleurs), ou s’il fut sincère, ni dans quelle mesure il le fut et ce qui se mêlait de gageure à sa sincérité ou de candeur à sa comédie.

Il emporte avec lui ces trois secrets.

Les chroniqueurs vont rappeler ses mots. En voulez-vous quelques-uns ? Je vous avertis qu’ils perdent à être écrits. Ils valaient beaucoup par la voix, l’accent, le sang-froid, la majesté du personnage.

Un ami le rencontre un matin, corseté et la taille cambrée suivant son habitude :

  • — Parbleu, monsieur d’Aurevilly, vous voilà merveilleusement sanglé dans cette redingote !

Il répondit :

  • — Monsieur, si je communiais, j’éclaterais !

Une fois, Barbey d’Aurevilly racontait qu’il avait connu dans sa jeunesse l’abbé de la Croix-Jugan (le héros de l’Ensorcelée). L’abbé commandait alors je ne sais quelle milice royale ; il était épouvantable à voir, le visage labouré de cicatrices et les deux mâchoires soudées l’une à l’autre, en sorte qu’il ne pouvait parler.

  • — Mais alors, comment s’y prenait-il pour commander sa troupe ?
  • — Il rugissait, Monsieur !

Une autre fois, M. d’Aurevilly dînait en ville. Quand le domestique lui offrit la poularde rôtie, il en prit un morceau avec ses doigts et le déposa sur la nappe. Il avait cru, ne voyant plus très clair, que c’était du pain qu’on lui présentait. Lorsqu’il reconnut sa méprise, il n’eut pas un moment de gêne ni d’hésitation, et dit simplement :

  • — Dans nos dîners de chasse, à Valognes, c’est ainsi que nous avons coutume de nous servir !

Encore une, voulez-vous ?

Un soir d’été, Barbey d’Aurevilly se promenait avec Bourget aux Champs-Élysées ; ils abordèrent par amusement une jeune personne qui se trouva être une écuyère du cirque, et M. d’Aurevilly lui tint aussitôt des propos éblouissants et bizarres. La petite femme trouva ce vieux si « rigolo » que, pour marquer sa joie, elle le saisit à bras-le-corps, le souleva (car elle était robuste et râblée), le secoua en l’air comme un polichinelle cassé, puis le reposa à terre en s’esclaffant. M. d’Aurevilly ne se troubla point pour si peu de chose ; mais fort tranquillement et d’un air de dignité indulgente :

  • — Elle est familière, dit-il.

Paris, 28 avril.

M. Henry Becque publie, en deux volumes, son théâtre complet. Je viens de relire les Corbeaux. Je n’ai nullement retrouvé, dans cette comédie du maître, la brutalité voulue ni la puérile férocité de ses élèves. La pièce est triste, mais l’observation y est autrement équitable que dans les pessimisteries (si j’ose risquer ce vocable) du Théâtre Libre. Songez que dans les Corbeaux, sur treize personnages il y en a sept qui sont « sympathiques ». C’est là une jolie proportion ; et plût au ciel qu’elle fût la même dans la vie réelle ! La petite Marie Vigneron est un type de jeune fille tout à fait admirable. Enfin, si le second acte est forcément un peu aride, le premier est un très cordial tableau d’intérieur bourgeois, et le quatrième contient des scènes d’une émotion piquante. Le public a trouvé, il y a sept ans, que quatre femmes en noir, toujours en scène, pendant trois actes entiers, avec des hommes d’affaires et des hommes de loi pareillement en noir, cela faisait beaucoup de noir. Peut-être en prendrait-il son parti, maintenant qu’on lui a dit sur tous les tons que la pièce était originale et belle. J’aimerais beaucoup revoir une reprise des Corbeaux.

Tandis que je m’attendrissais sur les petites Vigneron, je songeais à toutes leurs sœurs de misère, à toutes les pianistes et institutrices sans emploi qui pullulent sur le pavé de Paris. Et je me suis rappelé un petit fait, terriblement éloquent, dont j’ai été presque témoin et qu’il faut que je vous conte :

Dernièrement une dame de ma connaissance, qui a une petite fille de santé chétive et trop délicate pour suivre des cours au dehors, fait mettre cet avis dans le Figaro : « On demande institutrice pour donner leçons de français dans une famille ». Il s’en présenta, en huit jours, plus de trois cents. Il y en avait, chaque matin, plein le salon, plein l’antichambre, et jusque dans l’escalier, qui attendaient leur tour. La dame, un peu Yankee, se contentait de regarder leurs diplômes et de leur demander leur prix. Une idée lui était venue : adjuger l’éducation de sa petite fille à la moins exigeante. Elle trouva enfin une pauvre créature qui, pour huit heures de travail par jour, réduisait ses prétentions à soixante francs par mois, sans la nourriture ni le logement. — Ah ! les tristes dessous de notre délicieuse civilisation !

 

Paris, 30 avril

Cc billet, ma cousine, sera plus futile encore et plus inutile que les autres. Est-ce le printemps qui m’incite à vous envoyer des vers ? Mais il faut absolument que je vous dise trois sonnets que je sais depuis peu. Ils ont ce mérite d’être monosyllabiques. Chacun d’eux n’est pas plus long qu’un seul vers de feu Lorgeril

L’un de ces sonnets est dû à la patiente collaboration de François Coppée et de Paul Bourget. Il est intitulé : Profession de foi de Paul Bert. (Je n’ai pas besoin d’ajouter que cette innocente plaisanterie a été imaginée avant la belle et triste mort de notre premier gouverneur civil du Tonkin.)

Aime
Peu
Dieu :
Thème.

(Ce dernier vers signifie, je pense : « Voilà ma proposition fondamentale, le thème que je soumets à vos méditations. Ne vous étonnez point, ma cousine, qu’une poésie aussi condensée exige parfois un bout de commentaire.)

Le second quatrain conseille l’usage de la crémation :

Crème
Feu
Fieu
Même.

(Crème, du verbe « crémer » pour « brûler ». Feu fieu : enfant mort.)

Passons aux tercets :

Roi ?
Quoi ?
Louvre ?

Rien !
Ouvre
Chien !

Les deux premiers vers expriment le mépris des rois (Roi ! Quoi ? c’est-à-dire : «  Un roi ? Qu’est-ce que c’est que ça ? ») Les deux vers suivants expriment le dédain des arts. (Louvre ? Rien ! c’est-à-dire : « Le musée du Louvre ? Ce n’est rien, ça n’a aucun intérêt. ») Enfin, les deux derniers vers recommandent la vivisection.

Relisez maintenant tout le sonnet. Vous verrez qu’il est clair comme eau de roche  et plein de choses.

En voici un autre dont j’ignore l’auteur. Il est d’un genre moins sévère. Une petite fille est à table. Une mouche vole autour de la cuiller à soupe. Alors l’enfant d’un air de défi ironique :

Touche
A
La
Louche,

Mouche !
Ah !
Ma
Bouche !

Vous devinez aisément, par ces trois derniers vers, que la mouche s’est posée au coin de la bouche de la petite fille. Celle-ci la menace :

Je
Te
Pince !

Et elle essaye de la prendre en se donnant une tape sur la joue :

Vlan !…

Mais la mouche s’est envolée. L’enfant exprime son étonnement et son dépit par cette exclamation familière :

Mince !…

Puis elle la poursuit et finit par l’écrabouiller du plat de sa menotte :

Pan !

Rassemblez, je vous prie, les morceaux, et lisez d’affilée. C’est toute une comédie charmante, pleine de naturel et de vie. Je l’ai entendu réciter, avec beaucoup de conviction, par une enfant de trois ans, fille d’un poète philosophe. C’était infiniment plus drôle qu’une fable de Florian.

Après le sonnet didactique et le sonnet dramatique, voulez-vous un sonnet élégiaque ? Savourez-moi ce poème d’amour maternel.

La jeune mère s’adresse d’abord à la nourrice :

Qu’on
Change
Son
Lange !

Puis à l’enfant :

Mange,
Mon
Bon
Ange.

Puis à une dame :

Trois
Mois
D’âge !

(C’est-à-dire : « Il a trois mois, madame. »)

Et enfin :

Sois
Sage,
Bois !

Celui-là est de Léon Valade. Il est absolument parfait.

Pardonnez-moi, ma grave cousine, de m’attarder ainsi sur des amusettes de mandarins affaiblis. C’est sans doute la douceur paresseuse d’avril qui me souffle ces enfantillages. Je tâcherai d’être plus sérieux demain.

 

Paris, 1er mai.

J’ai visité le musée de la Révolution, organisé avec beaucoup d’art et de méthode par l’excellent peintre Fernand Calmettes, qui est, par surcroît, un érudit et un écrivain. (Au fait, ce Calmettes-là, ma cousine, est justement l’auteur d’un livre qui vous a plu, qui est intitulé : Brave Fille, est qui est d’un brave homme.)

Je suis sorti de cette visite avec une petite fièvre. Il n’y a pas à dire, rien n’est prenant comme la Révolution. Elle vous souffle une sorte d’ivresse sombre, plus forte que la raison et que la pitié. Je me souviens que, tout enfant, je lisais l’histoire de la Révolution française dans deux beaux volumes dorés de M. Poujoulat, rédacteur à la Gazette de France. L’auteur, bien entendu, flétrissait tout le temps les révolutionnaires, et de la façon la plus énergique. Eh bien, malgré cela, son récit me grisait. La grandeur théâtrale des faits, le tragique et le pompeux de l’époque, les mots à la Plutarque, le mépris contagieux de la mort, la vie intense et furieuse… tout cela me montait au cerveau comme un vin brutal… Pour rendre la Révolution haïssable aux jeunes âmes, c’est bien de la flétrir, mais il ne faudrait pas la raconter. J’étais, à quatorze ans, un enfant doux et pieux, mais résolument jacobin et terroriste, pour avoir lu M. Poujoulat.

J’ai, depuis, changé de sentiment. Les robins féroces et de médiocre intelligence qui ont fait la Terreur ne m’ont plus inspiré que de l’horreur et du mépris. J’ai même douté quelquefois des « bienfaits de la Révolution » ; je me suis diverti à être amoureux de Marie-Antoinette, et il m’est, je crois, arrivé de dire que j’aimerais mieux être privé des joies de l’égalité civile et politique et qu’on n’eût pas coupé la tête d’André Chénier. (Il est vrai qu’il serait mort tout de même, à l’heure qu’il est.)

Or, en sortant du musée de Calmettes, je ne sais plus bien où j’en suis. La chemisette et la culotte du pauvre petit Louis XVII m’ont ému ; les têtes de Marat et de Robespierre, moulées après leur mort, et celle de Danton, crayonnée par David, ressemblent vraiment un peu trop aux têtes d’assassins qui sont exposées rue de l’Ecole-de-Médecine… Mais Camille Desmoulins a un visage charmant ; Saint-Just ressemble à Maurice Barrès, que j’aime beaucoup ; et je me suis attendri sur les bibelots de Lucile Desmoulins et sur le beau gilet qu’elle brodait pour Camille et qu’il n’eut pas le temps de porter. Tous ces tueurs ont pour eux d’avoir été tués à leur tour… Je pense à la dernière nuit de Robespierre, couché sur une table, la mâchoire fracassée, et au cri terrible qu’il poussa quand on lui retira sa mentonnière avant de le guillotiner. Je ne suis pas, sans doute, comme le doux Michelet qui avait infiniment plus de pitié des bourreaux que des victimes. Je n’ai plus d’idées très nettes ; mais je songe que tous ces gens-là étaient des hommes et que c’est là, comme dit un ancien, « une dure condition », et ma pitié tombe dans le tas.

En tous cas, il est sûr qu’en dépit des vices privés et des crimes publics, jamais les hommes, non pas même peut-être dans le haut moyen âge, n’ont été plus sincères, plus naïfs, plus éloignés du dilettantisme. Il est certain aussi qu’on ne s’est jamais tant amusé que pendant la Révolution : toute l’imagerie populaire du temps en témoigne. La Révolution fut une vaste mascarade, ici solennelle et tragique, là carnavalesque et sensuelle. Elle fut terrible et joyeuse, comme quelque énorme mélodrame de l’Ambigu. La Liberté (si toutefois ce fut la Liberté) naquit chez nous, dans des flots de sang, avec une gaieté folle…

Et savez-vous bien, ma chère cousine, que la toilette des femmes aux environs de 93 est tout simplement délicieuse ?

 

Paris, 2 mai.

Je viens de feuilleter, ma chère cousine, le second volume de la correspondance de Gustave Flaubert. C’est excessivement amusant. Lisez-le. Je sais que vous aimez Flaubert et que certaines pages de cet impassible vous ont émue : la mort d’Emma Bovary ; ses promenades à Tostes, « jusqu’à la hêtrée de Banneville, avec sa chienne Djali ; la visite des femmes voilées aux tombeaux des martyrs chrétiens, dans la Tentation de saint Antoine

C’est égal, si l’on nous avait demandé quelle a dû être la femme que Flaubert a le plus aimée dans sa vie, nous aurions répondu : C’était peut-être une duchesse, peut-être une bourgeoise, ou une vachère

normande, ou une religieuse, mais jamais, au grand jamais, il ne nous serait venu en pensée que ce fût

un bas-bleu, et de la pire espèce : à savoir Mme Louise Collet, née Révoil, aimée aussi de Villemain, et lauréate de l’Académie française pour des vers classico-romantiques, nuance Casimir Delavigne. La très longue liaison de Flaubert avec cette personne me paraît être une des meilleures facéties de l’ironique Providence qui nous gouverne. Mme Collet envoyait à l’auteur de Salammbô des petits contes gaulois, en vers de dix syllabes, dans la manière d’Andrieux. Et Flaubert les lisait, et il lui soumettait des corrections. Au lieu de ce vers :

Et chaque année il avait un enfant,

il lui propose celui-ci :

Et chaque année lui donnait un enfant,

sans s’apercevoir qu’il lait un vers faux.

Au commencement de chacune de ses lettres, Flaubert raconte qu’il vient d’écrire en huit jours deux pages de la Bovary, et cela, en passant les nuits, et avec des efforts de damné, suant, geignant, se

décarcassant, et parfois « tombant de fatigue sur son divan, y restant hébété dans un marais intérieur d’ennui ».

Cette façon de travailler est bien étrange. Avouerai-je ma naïveté ? J’ai beaucoup de peine à comprendre qu’on puisse mettre réellement huit Jours et huit nuits à écrire cinquante ou soixante lignes. Ce degré de difficulté dans le travail me paraît inconcevable, surnaturel, fantastique. Bref, j’ai de la méfiance. J’en ai surtout quand je considère avec quelle aisance Flaubert écrivait à ses amis, en une matinée, des lettres de vingt pages, qui sont déjà vraiment d’un style très poussé.

Je me méfie d’autant plus que j’ai un peu connu dans ses dernières années, cet homme excellent, d’une candide et délicieuse bonté. Plusieurs fois j’ai passé à Croisset une après-midi tout entière : car, pour peu qu’on lui plût, il vous gardait, il ne vous laissait plus partir. On causait littérature. Il avait, en ces matières, des sentiments tranchés et des idées confuses. Il affirmait posséder à fond son Rabelais et son Chateaubriand. Mais je m’aperçus que, chaque fois, il en citait les mêmes phrases. J’ai des raisons de croire qu’il ne connaissait que celles-là. Il était théâtral et plein d’illusions.

Avec cela, je le soupçonne d’avoir été très flâneur, très paresseux, quoi qu’il dise. Bouquiner au hasard à travers sa bibliothèque, s’étendre sur son divan et y fumer d’innombrables petites pipes, en songeant vaguement à la page commencée et en ruminant des épithètes, c’est là ce qu’il appelait « travailler comme un nègre ».

Il a donc pu lui arriver, d’une part, d’exagérer ses angoisses, son acharnement douloureux sur les mots et les syllabes ; car il y avait du Tartarin chez lui, comme chez beaucoup de Normands. Et, d’un autre côté, je suis persuadé qu’il prenait souvent le rêve, la vague poursuite d’une idée parmi la fumée du tabac, pour un travail réel. Ainsi s’explique que, n’ayant pas autre chose à faire et vivant dans une solitude presque complète, il ait pu passer cinq ou six ans sur chacun de ses livres. Il est très vrai qu’ils n’en valent que mieux. Et c’est bien pour avoir été faits lentement, mais non, comme il le croyait, sur un chevalet de torture et parmi des sueurs d’agonie.

 

Paris, 5 mai.

On est très bien à Paris en ce moment, ma chère cousine. Il n’y a jamais eu, je crois, tant de frissons délicieux dans l’air, ni, partout répandue, une telle joie de vivre. C’est que nous jouissons à la fois de l’éclosion de deux printemps.

Le premier, c’est le printemps de Dieu, le printemps annuel (ou à peu près). Il ne nous a pas oubliés cette fois, et vous savez que le printemps, quand d’aventure il y en a un, est charmant à Paris La végétation y est en avance de huit jours sur celle des bords de la Loire, je l’ai souvent constaté. Joignez qu’il y a beaucoup plus d’arbres sur nos boulevards qu’à la campagne. Et nous avons le bois de

Boulogne où je sais des coins exquis, même un cimetière rustique, l’ancien cimetière de Boulogne, touffu et désordonné comme une petite forêt vierge, et qui ressemble à un cimetière de lakiste. Et je ne parle pas du noble et glorieux paysage des Champs-Elysées, le soir, quand le ciel est d’or derrière l’Arc de Triomphe.

L’autre printemps, l’autre éclosion vivante est au Champ de Mars. Car ç’a été, dans ces derniers temps, comme une poussée et comme un épanouissement rapide et vertigineux des merveilles du travail humain. La tour Eiffel, tant calomniée à l’origine, condamnée par des membres de l’Institut au nom du spiritualisme et de la croyance à l’immortalité de l’Ame, n’a eu qu’à grandir pour faire taire ses illustres blasphémateurs. A mesure qu’elle montait, elle devenait belle ; et comment ne l’aurait-elle pas été, puisque la forme et les proportions en étaient commandées par des lois nécessaires et éternelles ? Et la galerie des machines, égale en majesté aux cathédrales gothiques (car elle réalise absolument l’autre type extrême de la beauté architecturale) ! Et les squares et les jardins, surgis, on le dirait, dans l’espace d’une nuit ! Et partout, cette fantastique activité de ruche joyeuse ! Pourtant, vous vous en souvenez, elle n’a guère été encouragée, cette pauvre Exposition. Elle avait contre elle l’Europe, et elle n’avait pas toute la France pour elle… Eh bien, ils verront !… Ah ! le brave peuple, si gentil, si courageux, si ingénieux, si plein de ressources imprévues et inépuisables, si digne de n’être pas malheureux !… Je suis aujourd’hui fertile en exclamations, ma chère cousine. Je vous le disais bien : le floréal des arbres et du soleil, et cet autre floréal, un peu fiévreux, de l’industrie des hommes, nous font une double griserie, légère et douce, et qui nous rend extrêmement aimables et expansifs…

 

À Monsieur Ernest Renan.

Paris, 7 mai.

CHER MAÎTRE, L’examen de conscience, très recommandé par les philosophes, et excellent pour les individus, doit l’être aussi pour les peuples. Pourquoi ne feriez-vous pas, à l’occasion du Centenaire de la révolution française, l’examen de conscience du dix-neuvième siècle ? Vous seul peut-être avez un génie assez souple, une science assez vaste, assez d’aisance à manier les idées générales pour tenter d’établir le bilan de nos gains et de nos pertes pendant cette période si intéressante de l’histoire du monde, et pour dire ce que nous avons fait et où nous en sommes. Et nous vous écouterions, je vous assure, avec la plus ardente et la plus respectueuse curiosité. Je sais bien que cet examen de conscience, vous l’avez fait dernièrement dans votre réponse à M. Jules Claretie. Mais vous fûtes ce jour-là étrangement mélancolique et sombre. Nous en appelons ! Les choses ont au moins deux faces : vous nous l’avez souvent enseigné. Après nous avoir dit ce que nous devons regretter et ce que nous devons craindre, dites-nous, de grâce, ce dont nous pouvons nous réjouir et ce que nous pouvons espérer. Mais auparavant, allez voir la nouvelle Exposition. Elle est grande et belle ; elle impose par son immensité, elle éblouit par sa splendeur : c’est un des plus prestigieux efforts du travail humain qu’on ait vus depuis fort longtemps. Et, en outre, elle est charmante. Celle de 1878 était un peu sévère, ennuyeuse et guindée, ainsi qu’il convenait, si peu d’années après la défaite. Mais celle-ci a un caractère de gentillesse et d’élégance, quelque chose d’hospitalier, de joyeux et, si vous voulez, de très agréablement forain. Or cette fête, qui reste aimable et gracieuse dans son énormité, c’est pourtant bien la fête de cette démocratie industrielle pour laquelle vous n’avez jamais manifesté beaucoup de tendresse. Ne pourriez-vous vous demander à ce propos si vos inquiétudes avaient raison et s’il n’y aurait pas une beauté et une noblesse de vie compatibles avec l’état social qui vous a, plus d’une fois, inspiré tant de méfiance ? Puis vous considérerez ceci, qu’on s’amuse encore chez nous plus que partout ailleurs, et que c’est bien quelque chose. Les étrangers continuent de venir à Paris, depuis que Paris est la capitale d’une vaste république démocratique. Je ne dis point que cela nous empêche d’être malades. À coup sûr, un peu plus d’union, de modération, de bon sens, un plus vif sentiment de la nécessité du respect et de la discipline nous vaudrait mieux que notre talent d’amuseurs. Mais enfin ce talent est-il si méprisable ? Notre gaieté et notre belle humeur ne supposent-elles pas des qualités excellentes : le don de sympathie, l’activité et la souplesse de l’esprit, et peut-être même une singulière énergie secrète ? Et cette gaieté n’a-t-elle pas ses bons côtés ? N’est-ce pas elle qui, depuis tantôt vingt ans, nous a presque entièrement épargné les violences de la rue, les brutalités des mouvements populaires ? Ne trouvez-vous pas qu’une certaine ironie très salutaire, un certain détachement philosophique a gagné jusqu’à la foule et qu’il y a déjà chez elle un tout petit commencement de renanisme ? Enfin, notre prétendue frivolité peut ici merveilleusement servir nos intérêts. Faisons de l’Exposition un immense Éden et des Folies-Bergères démesurées. Rendons-la si amusante, si amusante, que les étrangers s’en retournent épuisés, comme après une orgie. Amollissons les autres peuples, nos hôtes, et gorgeons-les de délices. Ne serait-il pas piquant, et de bonne guerre, de leur donner les vices qu’ils croient que nous avons ?… Si vous vouliez nous éclairer sur ces points, mon cher maître, nous vous en serions bien reconnaissants. Et si votre diagnostic n’était pas trop défavorable, nous reprendrions courage, et cela même nous aiderait à guérir.

 

Paris, 8 mai.

Je vais vous rapporter, aussi exactement que possible, une histoire que M. Renan conta l’autre jour. Mais ce que je ne saurais vous rendre, c’est l’accent, le geste, l’onction, la bonhomie du conteur. « C’était, nous dit-il, pendant un voyage en Syrie. J’appris qu’il y avait, dans un couvent, une religieuse qui faisait des miracles. Elle avait surtout un talent extraordinaire pour les exorcismes. Je voulus la voir, car la thaumaturgie m’intéressait alors au plus haut point.

« On me présenta à cette pieuse femme comme un malade possédé de très méchants esprits. Les choses marchèrent à merveille ; elle m’exorcisa avec le plus grand succès ; mais peut-être fûmes-nous dupes l’un et l’autre de notre bonne volonté.

« Elle était assez belle, et elle avait l’air d’une personne tout à fait sainte. Je ne sais jusqu’où s’étendait réellement sa puissance, mais je remarquai que, dans les salles où elle entrait, un parfum délicieux, une odeur d’encens se répandait aussitôt autour d’elle, et toute l’atmosphère en était imprégnée, quoiqu’on ne vit ni encensoir, ni brûle-parfums. Cette particularité, dont je me gardai bien de chercher les causes, me charma. Je me rappelai Élisabeth de Hongrie et les corps, tout embaumés d’innocence, des vierges de la Légende dorée.

« Or, quelques années après, je ne sais comment ni à la suite de quels événements, le couvent fut démoli, et l’on découvrit, dans l’épaisseur des murs, tout un système de conduits pareils à ceux de nos calorifères. Les parfums préparés dans les sous-sols du monastère étaient ainsi amenés dans les salles où se montrait l’exquise thaumaturge.

« Je fus désolé de cette découverte. »

Et le grand idéaliste ajouta : « Ne démolissons jamais ! Les démolitions mettent à nu les tuyaux qui amènent l’encens. »

N’est-ce pas un joli conte symbolique ? Et que d’applications on en pourrait faire !

 

Paris, 10 mai.

M. Ernest Renan m’a fait le grand honneur de m’écrire la lettre suivante.

Paris, 9 mai.

CHER AMI, Certes, j’aurais voulu répondre à l’invitation de votre billet du matin d’avant-hier. Mais c’est vraiment pour moi que le Christ a dit : Spiritus quidem promptus est, caro vero infirma. Un retour de mes misères habituelles m’a jusqu’ici empêché de voir cette chère Exposition, que je bénis puisqu’elle semble amener dans les choses humaines un peu de joie, d’oubli, de cordialité, de sympathie. J’en vis la préparation, il y a quelques semaines, des hauteurs du Trocadéro ; cela me fit l’effet de la Villa Adriana, d’une de ces fêtes du temps d’Adrien, brillantes, un peu composites, éclectiques à l’excès, mais que nous aimons comme les derniers sourires d’un monde finissant. Même en supposant que l’Exposition de 1889 doive être la dernière occasion qu’auront les hommes de se réunir pour se livrer à la gaieté et s’amuser d’enfantillages, cette pensée mélancolique ne serait pas de nature à nous la rendre moins poétique et moins suggestive.

Et puis, après tout, qui sait l’avenir ? Vous me supposez plus pessimiste que je ne le suis. Oui, je suis effrayé de voir une tradition aussi grandiose que celle de la royauté française remise à un souverain aussi borné, aussi étourdi, aussi accessible à la calomnie, aussi facile à surprendre que le peuple représenté par le suffrage universel. Mais je ne nie pas que l’heure présente n’ait ses avantages et ses douceurs. La liberté est plus grande qu’elle ne l’a jamais été dans notre pays, peut-être dans aucun pays du monde. Les critiques exagérées qu’on adresse au régime actuel viennent d’esprits qui ne connaissent pas le passé et ne se doutent pas de ce qu’amènerait l’avenir qu’ils appellent. Pourvu que cela dure !… Voilà la seule réserve que nous mettons à notre contentement. S’il ne s’agissait que de nos chétives personnes, nous aurions le droit d’être imprévoyants, hasardeux, téméraires. Mais il s’agit de la France, de son existence, de ses destinées. Au verso de la page du Temps, où je voyais ces consolantes descriptions de fêtes, ce beau discours de M. Carnot, je lisais, sous la rubrique Saint-Ouen :

MM. le général Boulanger.   . .     1.043 Élu

Naquet, boulangiste.   . .   981 Élu

Laguerre, boulangiste.     . .   981 Élu

Déroulède, boulangiste.   . 979 Élu

Quelques personnes à qui j’en ai fait la remarque m’ont dit que Saint-Ouen n’est pas un point très éclairé. C’est possible, mais je crains qu’il n’y ait en France une foule de cantons qui, du moins en politique, ne soient pas beaucoup plus éclairés que Saint-Ouen.

Voilà pourquoi, par moments, je ne peux m’empêcher de voir, entre les rayons de ce beau soleil couchant, un nuage sombre frangé d’or d’où pourrait bien sortir un rokh qui emporterait tout. Enfin, continuons d’espérer en la raison, et croyez à ma vive amitié.

ERNEST RENAN.

 

Paris, 13 mai.

Hélas ! ma chère cousine, j’allais l’oublier : voilà déjà cinq jours qu’on a célébré dans notre bonne ville d’Orléans la fête de la Pucelle. Cette procession du 8 mai est un de mes plus somptueux souvenirs d’enfance. Les tours de Sainte-Croix, éclairées au feu de Bengale, le feu d’artifice sur le fleuve, la veille au soir ; puis ces interminables panathénées orléanaises, avec des gendarmes, des soldats, des magistrats rouges, des robes blanches, et des bannières ! des bannières ! cela me semblait d’une extrême magnificence. On disait chaque année : « La procession a eu tant de mètres de plus que celle de l’an dernier ! » Et, comme les habitants mettaient leur amour-propre à ce qu’elle fût aussi longue que possible, tout ce qui portait un képi, un galon, le plus vague semblant d’uniforme, se joignait au cortège, en sorte qu’une bonne moitié de la ville défilait devant l’autre. Et puis, à cette époque lointaine, il y avait un printemps tous les ans, et il faisait toujours beau ce jour-là… Y étiez-vous mercredi dernier, ma cousine ? Avez-vous eu l’heureuse candeur de faire le voyage ? Et est-ce aussi beau que quand nous étions petits ?

Je crois bien que l’histoire de Jeanne d’Arc est la première qui m’ait été contée (même avant les contes de Perrault), comme la Mort de Jeanne d’Arc, de Casimir Delavigne, est la première « fable » que j’aie apprise, et comme la Jeanne d’Arc équestre de la place du Martroi est peut-être la plus ancienne vision que j’aie gardée dans ma mémoire. Cette Jeanne d’Arc-là est absurde, j’en ai peur : elle a le profil grec, une manière de casque en pointe, et son cheval n’est pas un cheval : c’est un coursier. Mais je la trouvais tout à fait noble et imposante.

Il y avait aussi la Jeanne de la princesse Marie, dans la cour de l’Hôtel-de-Ville : une petite Pucelle bien douce et bien pieuse, qui serre contre son cœur la garde de son épée en guise de crucifix. Et il y avait enfin, au bout du pont de la Loire, sur une place qui s’appelle, je crois, la place des Tourelles, une Jeanne d’Arc guerrière, tumultueuse, les draperies envolées, fouettées, tordues et tirebouchonnées comme dans un tableau de Jouvenet. Le souvenir de cette Pucelle en spirale et de ces violentes draperies reste encore lié, pour moi, à l’image d’une place nue, balayée par un grand vent d’arrière-automne, et d’où l’on voit, de l’autre côté d’un large fleuve clapotant et froid, deux tours dominant, sous le ciel blême, l’allongement d’une ville toute grise.

Je me suis rappelé toutes ces statues de notre bonne libératrice en voyant, au Salon, la Jeanne d’Arc de Dubois et la Jeanne d’Arc de Frémiet (qui est celle de la place des Pyramides, un peu retouchée). Et j’ai songé à un vers de Hugo sur les deux statuaires du temple de Jérusalem (cela est, je crois, dans la Légende des siècles) :

L’un sculptait l’idéal et l’autre le réel.

Car, sur un vigoureux cheval de ferme, M. Frémiet a mis une fille d’un type populaire et rustique, le front dur et serré, l’air profondément sérieux et convaincu, raide dans son armure et dans sa foi : tout simplement une paysanne de grand cœur, telle qu’a dû être la vraie Jeanne. M. Paul Dubois, lui, a délicatement posé à califourchon, sur un grand diable de cheval trop large pour elle, une fillette de douze ans, une communiante au visage angélique qui, dans sa main trop petite, tient son épée droite comme elle tiendrait un lis. Tel, cet Aymerillot, qui avait de longs cheveux blonds et l’air d’une petite fille et qui, on ne sait comment, « prit la ville. »

Elles sont très belles, ces deux statues, et je ne sais plus laquelle je préfère. Et avec tout cela, ce n’est point encore la Jeanne d’Arc que je voudrais. Pour que son effigie répondît entièrement à l’idée que nous nous faisons de la sainte bergère, il me semble qu’il faudrait façonner quelque figure franchement irréelle et hiératique, imiter, avec le plus de sincérité possible, les bons imaginiers du moyen âge. L’écueil, c’est que cette ingénuité retrouvée paraîtrait sans doute pleine d’affectation… (Je songe avec horreur à la « moyenâgerie » des tapisseries au petit point pour les fauteuils et les poufs…) Nous venons sans doute trop tard pour bien sculpter les saintes, car pour cela il faut être naïf ; et quand nous le sommes, on ne nous croit plus.

 

Paris, 14 mai.

J’étais hier, ma chère cousine, à la répétition générale d’Esclarmonde, qui se donnait secrètement, en très petit comité et devant les seuls amis intimes de l’auteur, c’est-à-dire devant deux mille personnes.

Je suis si peu musicien que, si je m’avisais d’avoir une opinion sur l’œuvre nouvelle de Massenet, vous me ririez au nez et vous me diriez, comme Loulou à Stendhal : « Ta parole ? » Oui, c’est vrai, j’ai l’ouïe grossière et peu exercée. Il me faut, pour que je sois content ou seulement pour que je comprenne, des mélodies très claires, des harmonies peu compliquées et un rythme loyalement marqué. (J’ai un faible pour la musique militaire et je ne déteste pas l’orgue de Barbarie.) Mais, dès que les rapports entre les sons successifs ou entre les sons simultanés cessent d’être très simples, très unis, très faciles à saisir, je n’y suis plus, je n’entends plus que du bruit.

Cela encore ne serait rien. Les plaisirs que l’on conçoit à peine, on souffre peu d’en être privé. Mais il y a une chose horrible que je vais vous confesser. Ce que je supporte le mieux en musique, ou même ce que j’aime, ce sont, j’en ai peur, les poncifs les plus misérables et les plus plates banalités. Il n’y a pas à dire, j’aime la romance, la romance roucouleuse et geignarde, chère aux peintres en bâtiments. Je me mis à pleurer comme on pleure à vingt ans…, Oiseaux légers, messagers des zéphyrs…, Pauvres feuilles, valsez…, voilà ce qui me ravit et me met du vague à l’âme. Je suis sûr qu’il y a des gens que je considère comme des imbéciles, précisément parce qu’ils ont en littérature les goûts que j’ai en musique. Et cette pensée est bien mortifiante.

Ce qui me console, c’est que, très évidemment, beaucoup de prétendus amateurs sont dans mon cas, qui ne l’avouent point.

Au moins, ma cousine, puis-je vous apprendre que le livret d’Esclarmonde est tout à fait poétique et gracieux. C’est encore un peu l’histoire de Lohengrin, de Sigurd et, par-delà, de Psyché et d’Éros. Nous ne sommes heureux qu’à la condition d’ignorer, de n’être point curieux, de respecter le mystère des joies qui nous sont offertes. Cette idée mélancolique (et qui se retrouve dans l’histoire même d’Adam et d’Ève) est familière à tous les poètes des civilisations primitives. Dans Esclarmonde, il y a plus. Le chevalier Roland est puni, non pour avoir voulu connaître sa nocturne et fuyante amie, non pour avoir dit sa joie aux hommes, mais pour l’avoir révélée à un prêtre, en confession.

Moralité  Le bonheur est si fragile (étant chose exceptionnelle, invraisemblable, inouïe), qu’on risque de le perdre rien qu’en en parlant. Si donc tu es heureux, ne le dis à personne, pas même à Dieu !

Voilà ce que m’ont appris les souples mélodies de Massenet, longues et caressantes comme des vagues ou comme des femmes…

 

Paris, 15 mai.

Elle est exquise, cette Exposition !

J’ai dîné, l’autre soir, sur une terrasse, au bord d’un étang où nagent des canards, au pied de la tour Eiffel et presque sous l’arc, démesuré que dessine un cordon lumineux. Plus haut, d’autres lumières entourent la première plate-forme, puis la seconde ; et, plus haut encore, très haut, luit une couronne de feu qu’on dirait suspendue dans l’air. Si l’on se retourne un peu, on voit le dôme central, ce merveilleux dôme de faïence et d’or, d’un or roux, somptueux et chaud, encerclé, lui aussi, de lignes lumineuses. Et, de tous les côtés, on entrevoit d’autres architectures, bizarres et jolies, dômes, galeries et tourelles du pays bleu ; et là-bas, sous l’écartement des jambes colossales de la tour, les minarets du Trocadéro dressés sur le ciel rose du couchant…

C’est fantastique et délicieux. Et l’impression est d’autant plus voluptueuse qu’il s’y mêle un rien de mélancolie, l’idée que cette féerie est éphémère, que ce paradis ne sera plus, l’an prochain, qu’un champ de manœuvres, et que nous croirons avoir rêvé…

Et les fontaines lumineuses !

Tous les émerveillements dont vous étiez saisie, étant toute petite fille, devant les feux d’artifice des foires et des fêtes nationales, vous les retrouverez, quoique vous soyez maintenant une grande personne sérieuse, renseignée et un peu rétive aux admirations, vous les retrouverez, je vous le jure, devant ces fontaines du royaume des fées. Cela est proprement indescriptible. De hautes gerbes de pierreries liquides, de poussière de diamant et, tout autour, des fusées plus courtes, qui tantôt grandissent, forment avec le jet central une sorte de cône éblouissant, et tantôt s’abaissent et semblent s’épanouir en fleurs de flammes, en tulipes surnaturelles. Et dans ces jaillissements et ces ruissellements splendides, toutes les couleurs flamboient : rouge, rose, bleu, vert, violet, mauve, soufre, tout cela d’un éclat ! ou d’une suavité ! Je ne dis point de mal des aurores boréales ni des couchers de soleil sur les glaciers (je n’en ai d’ailleurs jamais vu) ; mais soyez sûre, ma cousine, que, s’ils tiennent plus de place sous le ciel, ils ne sauraient égaler par l’intensité et la variété des couleurs les météores artificiels que je viens de vous décrire si pauvrement… Notez que les fantasmagories de la grande fontaine sont répétées par d’autres fontaines plus petites, tout le long du bassin. Représentez-vous maintenant, autour de ce lac miraculeux, un grand cercle sombre de foule pressée, où courent des frémissements d’admiration, et, çà et là, des traînées d’applaudissements. On est gagné par la contagion de cet enthousiasme, on fait « ah ! » et l’on reste la bouche ouverte comme les petits enfants ; on est parfaitement heureux.

 

Paris, 18 mai.

J’ai traversé les salons et les galeries de l’Élysée ; j’ai fendu lentement, avec patience, le flot des habits noirs, des uniformes, des épaules nues et des nuques (quelques-unes jolies) ; j’ai rencontré et salué une douzaine de figures de connaissance ; j’ai pris un verre d’orangeade et je suis allé me coucher.

C’est ainsi, ma cousine, que j’ai témoigné jeudi, entre onze heures et minuit, de mon dévouement à nos institutions.

Il faut admirer M. Carnot. Songez à la vie qu’il mène. Il visite, préside, inaugure, encourage de sa présence tout ce qui peut être encouragé, inauguré, présidé ou visité. Il n’est pas de jour où il ne soit exposé aux regards des autres hommes, obligé de garder interminablement une attitude à la fois digne et bienveillante, souriante et grave. L’autre soir, pendant plus de deux heures, il a souri et donné des poignées de main, sans bouger de place. Il fait cela très bien. (Est-ce que cela l’amuse ? Pense-t-il à quelque chose durant ces cérémonies ? Roule-t-il des projets pour notre bonheur ? Compose-t-il des sonnets ?…)

Il faut l’admirer, vous dis-je, bien que la royauté constitutionnelle, même l’empire démocratique et enfin la République aient fort réduit cette partie des devoirs d’un chef d’État qui consiste à se laisser voir. Combien, par exemple, la tâche est plus douce pour M. Carnot que pour son prédécesseur indirect le roi Louis XIV ! Dire que, pendant soixante ans, celui-là s’est levé, s’est couché, a pris tous ses repas selon certains rites et devant témoins ! Dire qu’il n’a jamais eu la joie de déjeuner tout seul dans un restaurant du boulevard ou de dîner dans une guinguette au bord de la Seine ! Dire qu’il a passé la meilleure partie de ses jours périssables à se montrer, et cela malgré la fatigue, la maladie, les migraines, les coliques et la fistule que vous savez, et qu’il n’a jamais eu un instant de défaillance ! Ah ! la rude parade royale ! Croyez que pour la soutenir ainsi, il fallait de l’héroïsme, tout simplement.

Je sais bien que, si on s’en rapporte à Saint-Simon, le roi imposait aux autres une parade plus impitoyable encore ; que, les jours de Marly, quand les courtisans et les dames s’étaient empiffrés (le roi exigeait qu’on s’empiffrât), il n’admettait pas qu’ils quittassent un seul moment dans la journée les carrosses et le cortège ni qu’ils se conduisissent autrement que comme de purs esprits. Au lieu que lui descendait fort bien de voiture et se postait royalement, devant tout le monde, au bord de la route… Et puis, s’il est ennuyeux, à première vue, de ne pouvoir faire un mouvement qui n’ait des témoins, il est peut-être agréable de penser que le moindre de nos mouvements est aux yeux des autres êtres une chose considérable…

C’est là, malgré tout, une volupté que j’ai peine à concevoir, moi qui, après le plaisir d’être avec vous, ma cousine, n’en sais pas de plus grand que d’être seul chez moi  ou dans la rue.

 

Paris, 24 mai.

MA CHÈRE COUSINE,

On vous a déjà parlé, dans vingt journaux, des petites danseuses javanaises ; on vous a décrit leur costume ; on vous a dit ce qu’il y a d’étrange, de noble, de lent, de mystérieux, et de religieux, et de voluptueux, et de je ne sais quoi encore dans leur danse. Moi, une chose surtout m’a frappé : c’est que leur souplesse n’est pas de même espèce que celle de nos danseuses ou de nos gymnastes. Elle est, si je puis dire, plus intérieure et se trahit au dehors par des déplacements de lignes beaucoup plus lents et plus doux. Leurs bras fluets et ronds, couleur de vieil or, se déroulent ou se replient à la façon de reptiles, et comme s’ils étaient annelés. De même leurs mains et leurs doigts, qu’elles renversent et qu’elles écarquillent sans l’ombre d’effort, ont une flexibilité qui exclut toute idée d’ossature ou même d’articulation. Quand elles veulent, leurs avant-bras tournent sur leurs coudes dans tous les sens et se plient en arrière aussi bien qu’en avant. Leurs mouvements ne semblent pas se faire, comme les nôtres, par des systèmes de leviers ; mais on dirait que des ondulations continues et presque insensibles parcourent leurs membres… Outre cette intime souplesse, elles ont, du serpent, la peau serrée et parfaitement lisse, le glissement muet, la somptuosité des couleurs. Je suis sûr que, si on touchait leur peau du bout du doigt, on les sentirait élastiques et froides comme le python de Salammbô. Volontiers j’adresserais à l’une d’elles, à la plus grande, à celle qui a quinze ans (car je ne suis pas dépravé), les strophes de Baudelaire, au rythme si joliment boiteux :

Tes yeux, où rien ne se révèle
De doux ni d’amer,
Sont deux bijoux froids où se mêle
L’or avec le fer.
À te voir marcher en cadence,
Belle d’abandon,
On dirait un serpent qui danse
Au bout d’un bâton.

En sortant du village javanais, je rencontre une bouquetière… Vous savez, ma cousine, qu’on a fourré partout la tour Eiffel ; on en a fait des presse-papiers, des épingles à cravate, des encriers et des pipes. Mais voici qui est plus inattendu. Cette bouquetière vend des roses et des boutons de rose artificiels, où brille une goutte de rosée, en verre : et dans cette goutte de rosée il y a la tour Eiffel ! On l’y distingue en y appliquant l’œil et en tâtonnant un peu.

Paris, 27 mai.

Je vous félicite de tout cœur, ma chère cousine, du succès de votre chien Frimousse, premier prix des caniches. Je suis allé le voir à l’Exposition des chiens. Je crois qu’il m’a reconnu ; du moins il passait son gros nez et ses deux grosses pattes à travers les barreaux, dans une intention visiblement bienveillante, tandis que ses yeux semblaient d’or rouge, à l’ombre de son épaisse toison noire. Et, quand je me suis éloigné, il s’est mis à hurler de la façon la plus touchante.

Le soir, selon vos ordres, je l’ai fait sortir et je l’ai promené moi-même. Je veux, ici, vous avouer une faiblesse. Autrefois, vous vous rappelez ? j’aimais bien Frimousse, parce qu’il était à vous ; mais ses aboiements et aussi la pétulance et la brusquerie de ses manières m’étaient souvent insupportables. Or, il était, hier soir, plus bruyant et plus agité encore que de coutume, et je ne me suis pas fâché un instant. Au contraire, je me disais : « Ah ! le gaillard ! En voilà un qui ne s’ennuie pas d’être au monde ! » D’où me venait ce sentiment nouveau ? Il n’y a pas à s’y tromper : Frimousse m’inspirait de la considération à cause de son premier prix. J’aurais voulu faire savoir à tous les passants que ce chien, mon chien, était officiellement le premier caniche de France…

Ce Frimousse est donc un bien bon chien. Et les autres chiens ne sont pas de mauvais chiens non plus. Il y en a, à cette exposition, qui sont si malheureux d’être séparés de ceux qu’ils aiment, qui montrent si naïvement leur douleur, et dont la plainte est si désespérée et si sincère ! Et ils ont de si honnêtes figures ! J’ai souvent affecté de préférer aux chiens les chats discrets et silencieux. Depuis Gautier et Baudelaire, c’est là un goût tout à fait distingué… Mais pourtant, avouons-le, il y a, chez les chiens, une ingénuité, une cordialité, une ardeur de tendresse, une façon de se dresser vers vous en vous donnant tout leur cœur, à laquelle il est impossible de ne pas se rendre. On aime les chats comme on aime des objets — ou des dieux : on aime les chiens presque comme des hommes.

Les gens qui viennent visiter l’Exposition des chiens me plaisent aussi beaucoup. Je sais qu’il y a, parmi eux, quantité de gens de cercles qui ne pratiquent la campagne qu’un mois ou deux chaque année, et encore dans les conditions les plus artificielles ; mais je reconnais aussi, au passage, de vrais gentilshommes ruraux, des propriétaires terriens dont la vue me rafraîchit, me fait rêver de vie rustique, de chasses en Sologne, de déjeuners dans les vastes cuisines des fermes isolées. Et, rentré chez moi, je feuillette vite l’Homme libre, de Maurice Barrès, pour y retrouver une phrase qui m’a ravi à la première lecture. La voici : « J’adore la terre, les vastes champs d’un seul tenant et dont je serais propriétaire ; écraser du talon une motte en lançant un petit jet de salive, les deux mains à fond dans les poches, voilà une sensation saine et orgueilleuse. »

 

Paris, 30 mai.

MA CHÈRE COUSINE,

L’Intermédiaire des chercheurs m’a posé la question suivante : « Quels sont les vingt volumes que vous choisiriez si vous étiez obligé de passer le reste de votre vie avec une bibliothèque réduite à ce nombre de volumes ? » Voici la liste que j’ai dressée, après quelques hésitations :

 

1. La Bible.

2. Homère.

3. Eschyle.

4. Virgile.

5. Tacite.

6. L’Imitation de Jésus-Christ.

7. Un volume de Shakespeare.

8. Don Quichotte.

9. Rabelais.

10. Montaigne.

11. Un volume de Molière.

12. Un volume de Racine.

13. Les Pensées de Pascal.

14. L’Éthique de Spinosa.

15. Les Contes de Voltaire.

16. Un volume de poésie de Lamartine.

17. Un volume de poésie de Victor Hugo.

18. Le théâtre d’Alfred de Musset.

19. Un volume de Michelet.

20. Un volume de Renan.

 

Mais je n’ai pas envoyé cette liste, car je me suis aperçu qu’elle n’était pas sincère. Sans m’en rendre compte, je l’avais dressée, non pour moi seul, mais pour le public, et j’y exprimais des préférences « convenables », plutôt que d’intimes prédilections.

Or il ne s’agit pas ici de choisir les vingt plus beaux livres qui aient été écrits, mais ceux avec qui il me plairait le plus de « passer le reste de ma vie »… Voyons, de bonne foi, est-ce que j’éprouve si souvent que cela le besoin de lire la Bible, Homère, Eschyle, etc. ? J’ai bonne envie, ma cousine, de rayer mes dix premiers numéros. J’y substituerai les livres que je lis vraiment et d’où me vient presque toute ma substance intellectuelle et morale. Je mettrai là du Sainte-Beuve et du Taine, Adolphe, le Dominique de Fromentin, les Pensées de Marc-Aurèle, un peu de Kant, un peu de Schopenhauer ; puis un volume de Sully Prudhomme, les poésies de Henri Heine, celles de Vigny, peut-être les Fleurs du mal ; un roman de Balzac, Madame Bovary et l’Éducation sentimentale, un roman de Zola, un roman de Daudet ; le Crime d’amour de Bourget, quelques contes de Maupassant, Aziyadé ou bien le Mariage de Loti ; quelques comédies de Marivaux et de Meilhac, le Silvestre Bonnard d’Anatole France…

Mais je m’arrête : cela fait déjà beaucoup plus de vingt volumes. Ma foi, tant pis ! je raye toute ma première liste, et je n’y laisse guère que Racine et Renan.

Et n’allez pas vous récrier, ni me prendre pour un esprit dépourvu de sérieux. J’ai l’air de ne garder que les contemporains ; mais, en réalité, je garde les anciens aussi, puisque nos meilleurs livres, les plus savoureux et les plus rares, sont forcément ceux qui contiennent et résument (en y ajoutant encore) toute la culture humaine, toute la somme de sensations, de sentiments et de pensées accumulés dans les livres depuis Homère, et puisque ceux d’à présent sortent de ceux d’autrefois et en sont la suprême floraison…

Mais je suis bien bon de me donner tant de mal. Les vingt volumes que je préfère aujourd’hui, les préférerai-je dans vingt ans ? ou seulement dans six mois ? D’ailleurs, j’en préfère bien plus de vingt ! Ah ! que ce monsieur me gêne avec sa question !

 

Paris, 31 mai.

J’ai remarqué dans un kiosque de journaux, entre autres eiffeliana, un « document » qui m’a touché par sa niaiserie généreuse et compliquée. C’est la Tour Eiffel construite en 300 vers. Entendez par là un poème dont les trois cents vers sont typographiquement disposés de manière à reproduire la forme de la tour. Voici les premiers vers de ce poème métallurgique, ceux qui dessinent la lanterne :

EIFFEL, TITAN, EIFFEL

La nouvelle Babel,
Immense, audacieuse,
Superbe et gracieuse,
Qui monte au firmament,
Est notre étonnement !
Ô sublime merveille !
Belle tour sans pareille, etc.

Le ton se soutient. Voici quatre vers qui figurent sur un des côtés de la première plate-forme :

Ô France ! ô Révolution !
Vive, vive la République !
Et vive cette tour unique,
Orgueil de notre nation !

Mais pourquoi railler ? Il est évident que le brave homme qui a écrit cette poésie saugrenue et turriforme a été profondément et véhémentement ému par le colosse de fonte. Il y a vu le triomphe de la science, de 89, de la démocratie, la fin de la souffrance et de la misère, la fraternité universelle… C’est là un sentiment tout à fait respectable. Il me paraît qu’il y a quelque chose de religieux dans l’admiration que la tour inspire à la foule. Le peuple comprend que cet énorme édifice est l’expression la plus concrète, la plus sensible, de toute une période du développement humain. Il a raison. Cette tour qui est inutile, et qui, cependant, est construite comme une machine utile et n’admet aucun ornement superflu, cette tour est bien le monument symbolique du plus récent état de civilisation, le Parthénon de fer d’une société démocratique et industrielle. Elle sera un jour aussi sacrée et plus significative encore (car elle sera unique) que les cathédrales gothiques et que les temples en ruine de l’Acropole.

Soyons peuple, ma cousine ; ayons l’espérance et la foi.

 

Paris, 4 juin.

MA CHÈRE COUSINE,

J’ai eu ces jours-ci une grande tristesse. Un des meilleurs, et des mieux doués parmi ceux de mes amis qui sont plus jeunes que moi, Jules Tellier, vient de mourir. Très apprécié et très aimé dans le petit monde des poètes, il n’était pas encore très connu du public, bien qu’il écrivît depuis un an, au Parti national, de très élégantes et pénétrantes chroniques sur les choses littéraires. Mais ce ne fut jamais un régulier. Personne n’a plus mal gouverné sa vie, ou plutôt ne l’a moins gouvernée. Et personne, je crois, n’a été plus naturellement ni plus profondément mélancolique et inquiet. Il était né vaincu d’avance ; et j’ai toujours été persuadé qu’il mourrait jeune.

Il y a quatre ou cinq ans, il avait publié, sous la couverture de « l’homme qui bêche », un mince recueil de vers intitulé les Brumes. Je retrouve ce volume ignoré. Il est imprimé sur du papier à chandelle et ne paye pas de mine, mais il contient une douzaine de pièces exquises et tristes que je voudrais toutes vous citer. Je vais du moins en copier une pour vous, qui est d’une notation subtile et vraie.

Voir souffrir était mon supplice,
Autrefois, quand j’avais un cœur,
Mais tout cédait à mon caprice
Impérieux comme un vainqueur.

Injuste et bon comme les femmes,
Au temps d’errer dans les sillons,
Tout en blessant souvent les âmes,
J’avais pitié des papillons.

Je me sentais moi-même auguste.
Comme ils souffraient, mes bien-aimés !
On m’admirait : je trouvais juste
Qu’on m’obéît les yeux fermés.

Aujourd’hui je n’ai plus d’idées
Sur moi-même ni sur autrui ;
Toutes mes marches sont guidées
Par la fatigue et par l’ennui.

Je n’ai plus mes désirs pour maîtres ;
Chacun me mène à volonté,
Et je suis meilleur pour les êtres,
Si mon cœur a moins de bonté…

Laissez-moi vous copier aussi la Chanson sur un thème chinois :

Où donc est l’hirondelle ? Elle a quitté la rive.
On entrevoit déjà des cigognes les soirs ;
L’hirondelle s’envole et la cigogne arrive,
Comme des cheveux blancs après les cheveux noirs.

C’est un cercle sans fin sous le ciel monotone,
Et bien des cœurs lassés les trouvent ressemblants,
Les oiseaux du printemps, les oiseaux de l’automne,
Les jours des cheveux noirs et ceux des cheveux blancs.

La pensée et le désir de la mort reviennent presque à chaque page. Maintenant que Tellier n’est plus, cette préoccupation me frappe étrangement. Voici quelques vers de son Prélude :

Mon âme à soi-même ravie
N’attend plus rien des biens du sort.
— Qui donc es-tu   J’aimais la vie.
— Quel est ton nom   J’aime la mort…

Stupide et laid parmi les roses,
Je me subis injustement.
Je veux m’enfuir au sein des choses
Pour oublier mon noir tourment.

Oh ! chanter la mélancolie
Des bois jaunis, des flots vermeils,
Et coucher ma face pâlie
Au lit étroit des grands sommeils !

Je sais, moi, que ce ne sont point là jeux de rimes, que Tellier était aussi sincère qu’on peut l’être en parlant ainsi. Voilà son vœu accompli. Il eut la plus haute intelligence, et la plus aiguë : il était poète et écrivain à un degré éminent ; il était capable de traduire le songe de la vie de façon à embellir la vie des autres hommes  et il est mort. La Nature est une grande gâcheuse. C’est qu’elle a l’éternité devant elle et qu’elle ne sait pas à quoi elle travaille. Ma cousine, ayez une pensée compatissante et une prière pour cette pauvre âme.

G…, 7 juin.

MA CHÈRE COUSINE,

Chaque année, à la même époque, c’est-à-dire un peu avant la fenaison, j’éprouve le besoin de revoir la campagne de chez moi, de faire une grande promenade à travers les prés qui s’étendent entre la Loire et le « ru », sous le soleil, dans l’odeur des foins. Cette promenade annuelle, il me serait extrêmement dur d’y renoncer. Je l’ai faite hier, tantôt par les sentiers que noient les hautes herbes pleines de taches jaunes et violettes, tantôt le long du ruisseau bordé de saules dont l’argent léger miroite et frissonne. Et je suis arrivé à un tout petit village qui trempe ses pieds dans l’eau ; et j’ai pris de la bière, tout seul, dans un cabaret qui s’intitule avec emphase Café de la gare, bien qu’il soit à deux lieues de la plus proche station du chemin de fer.

J’étais heureux, je ne pensais à rien. Tout ce qui m’agite tant à Paris, je l’avais oublié. Les vipères que j’ai comme tout le monde dans le cœur, vanité littéraire, ambition, jalousie, soucis, désirs et passions de toute sorte, s’étaient parfaitement assoupies. Je sentais que la vie aux champs, la vie tout près de la terre, c’est là le vrai, et que notre civilisation urbaine et industrielle n’est peut-être qu’une effroyable erreur de l’humanité occidentale.

J’avais besoin de cette heure d’apaisement : car, la veille, en débarquant dans mon chef-lieu de canton, j’avais eu une grande colère. Les beaux arbres qui s’élevaient à la porte de la petite ville venaient d’être coupés par les soins d’une édilité dont j’aime mieux ne pas qualifier la conduite. On ne doit jamais abattre ses arbres, sinon dans les cas d’absolue nécessité et quand il est bien prouvé qu’ils ont atteint depuis longtemps le maximum de leur développement possible, et qu’ils ne peuvent plus que dépérir. Et encore.

Je vais vous dire, à ce propos, un des plus violents sentiments de haine que j’aie éprouvés dans ma vie. Vous savez que mon pays est charmant ; que l’eau y jaillit de partout en ruisselets délicieux ; que les teintes du ciel, de la prairie et des feuillages y sont fines et toujours un peu pâles, comme dans un paysage élyséen de Puvis de Chavannes ; et qu’enfin, à défaut de grands bois, il y a des arbres en quantité, par bandes ou par bouquets. Mais autrefois il y en avait bien davantage, et c’était encore plus beau. Or, j’eus la douleur de constater, voilà quelques années, pendant mes vacances, qu’on en avait abattu des rangées entières dans les prés qui bordent la Loire. Je n’avais jamais songé à demander qui en était le propriétaire. J’appris que c’était un monsieur qui vivait à Paris ; je sus qu’il y faisait la fête et que c’était pour la continuer qu’il découronnait les rives de mon fleuve.

Je me mis à haïr cet homme. Longtemps le misérable poursuivit son œuvre impie : chaque année, de loin, sans se montrer, le lâche me volait de nouveaux arbres, de nouveaux coins de verdure. Je me représentais la parure chaste et sacrée de la terre gaspillée en débauches lugubres, dévorée là-bas par l’imbécile troupeau des maquillées ; et j’enrageais !… Si j’avais été poète, j’aurais mis cela en vers, ce qui m’eût soulagé. Très sérieusement, cet homme que je n’avais jamais vu, et qui n’est peut-être pas un méchant garçon, est un de ceux à qui j’ai souhaité le plus de mal. Et je ne sais pas encore, à l’heure qu’il est, si je lui ai pardonné.

 

G…, 10 juin.

MA CHÈRE COUSINE,

Je viens de lire le discours de M. de Vogüé et celui de M. Rousse. L’un de ces deux discours est fort beau. Mais j’ai vu, dans l’un et dans l’autre, que la périphrase sévit toujours à l’Académie, et qu’elle va même couramment jusqu’à la devinette. C’est une rage, dans cette boîte-là, de ne jamais appeler les gens par leur nom. On pourrait en faire un jeu pour les heures de pluie à la campagne : le jeu des charades académiques.

En voici quelques échantillons :

«… Il fut grand-maître de l’Université, il est votre confrère ; son nom est devenu dans notre pays le synonyme des meilleures vertus, etc… »

Qui est-ce, ma cousine ?

Je ne vous dissimulerai pas que c’est M. Duruy. Mais il me semble que ce n’est pas très aimable pour M. Jules Simon. Car lui aussi est académicien et ancien ministre de l’instruction publique ; et si ce n’est pas lui qui est désigné ici, c’est donc qu’on ne trouve pas que son nom, à lui, est « synonyme des meilleures vertus » ? Voilà qui est bien malhonnête !

Je poursuis :

« M. Nisard inaugurait un genre… Il nous était réservé de le voir renouveler par un ami de Cicéron, un commensal de la maison d’Horace. »

Ça, c’est M. Boissier. J’aime mieux vous le dire tout de suite, car enfin une paysanne exquise comme vous êtes, et qui n’a jamais tenu de salon littéraire, n’est vraiment pas obligée, à ce jeu-là, de deviner à tous coups.

Et quel est « le Français qui a donné le modèle et fait le présent à l’Angleterre d’une histoire organique, baignant de toutes parts dans la vie nationale » ?

Ça, c’est M. Taine.

Je passe au discours de M. Rousse :

Quel est le « grand citoyen » qui, après la guerre, « rassemblait à la hâte les épaves de nos désastres ? »

Je crois, ma cousine, que vous serez assez forte, ici, pour nommer M. Thiers.

Et quel est « le nom écrit par la France sur le seuil de deux mers » ?

Réponse : M. de Lesseps.

Et « le nom écrit par la Russie, à Samarcande, sur la limite de deux mondes » ?

Réponse : le général Annenkof.

Et quel est « l’écrivain charmant, causeur spirituel et tranquille, qui se repose aujourd’hui, dans ses souvenirs, des odyssées scandinaves de sa jeunesse » ?

Réponse : M. Marmier.

Et quel est « le grand écrivain qui vit dans l’intimité des petits prophètes » ?

Réponse : M. Renan.

À vrai dire, « petits prophètes » ne répond à rien, et est mis là, j’en ai peur, uniquement pour faire avec « grand écrivain » une élégante antithèse.

Non, voyez-vous, pour les grâces et les gentillesses du discours, pour la noblesse des périphrases et pour la finesse capillaire des allusions, pour toute cette rhétorique à la Thomas, c’est encore M. Rousse qui a le pompon. Savourez-moi ceci (pour dire que M. de Vogüé, ayant épousé une Russe, a été amené à s’occuper beaucoup de la Russie dans ses livres) :

« Un hasard de chancellerie vous y a conduit (en Russie). Votre cœur y a fixé votre vie ; votre esprit y a suivi votre cœur. »

Hein ! est-ce « envoyé » ?

Encore une devinette, pour finir :

« Il y a dans Paris une docte et illustre maison, amie sévère des lettres, dont l’hospitalité prudente ne s’ouvre qu’à de rares élus. Il faut être déjà célèbre pour y venir chercher la célébrité. De loin en loin, un heureux hasard y laisse entrer furtivement un nouveau venu. Puis la porte se referme en silence :

Et tout rentre au sérail dans l’ordre accoutumé. »

Et ça continue sur ce ton ! Nous apprenons que, fort heureusement, M. de Vogüé avait rapporté d’Orient le talisman d’Aladin, les paroles magiques qui font tomber les portes des harems et des palais enchantés, qu’à sa voix les dragons de la fable se sont évanouis en fumée, etc.

Quelle peut bien être cette maison, ma cousine ? J’avais d’abord songé à la Revue des Deux-Mondes. Mais M. Rousse n’aurait jamais eu le mauvais goût de la comparer à un « sérail ». Au reste, il nous dit qu’elle ne s’ouvre qu’à de rares élus ; cela non plus ne saurait s’appliquer à la Revue des Deux-Mondes, car, s’il n’y a pas plus de trois mois qu’elle s’est avisée de l’existence de Loti et de Maupassant, et si elle ferme soigneusement sa porte à Alphonse Daudet, à Bourget et à France, elle l’a toujours ouverte à deux battants aux Tartempions qui avaient de l’assurance, de l’entregent, des opinions convenables, une position ou un parentage.

Vous voyez bien que ce n’est pas la Revue des Deux-Mondes.

Mais alors, encore une fois, quelle peut bien être cette maison mystérieuse que M. Rousse compare à un « harem » où, « de loin en loin », entre « furtivement un nouveau venu » et dont « la porte se referme en silence » ?…

 ? ? ?

 

G…, 11 juin.

Où en étais-je hier, ma cousine ? (Car le « piéton » attendait ma lettre et m’a obligé de la finir brusquement.) J’étais, je crois, en train de songer : « Ah ! fi, monsieur Rousse ! on ne parle pas de ces choses-là devant les dames ! » Mais je voulais faire encore une réflexion. Avez-vous remarqué que dans ces discours académiques (à part de très rares exceptions), ce sont toujours les mêmes qui sont cités, ou désignés à notre admiration par des périphrases ? On rend tout le temps hommage à M. Pasteur, à M. Renan, à M. Taine ou à M. Dumas. Il n’y en a que pour ceux-là ; jamais rien pour MM. X… ou Y… Cela est désobligeant à la longue, et ces pauvres gens doivent se dire : « Comme ça, nous ne sommes, nous, que de fichues bêtes ? » Ne pourrait-on pas s’arranger pour que les politesses et les égards fussent répartis avec une inégalité moins choquante ? N’oublions pas, messieurs, que l’Académie est un salon !

À propos d’Académie, je vais vous dire une découverte littéraire que j’ai faite tout dernièrement. C’est une poésie beauceronne, et je vous assure que cela est rare, les vers du pays de Beauce ! Donc, on croit, en ce pays-là, que le meilleur moyen de préserver les granges et les greniers des rats et des souris — de la « varmine », comme ils disent — c’est d’y jeter, au milieu du tas de foin, une dent de herse trouvée dans les champs. Cette condition est essentielle ; et il faut aussi que celui qui fait la trouvaille chante, en la ramassant, ces quatre vers :

Dent d’harse.
Enfant d’garse,
J’te ramas (pour ramasse)
Pour fair’ mouri’ les souris et les rats.

Voilà qui vous indique, ma cousine, le degré de poésie où peuvent se hausser les cerveaux entre Chartres, Étampes et Orléans. Cela rappelle assez exactement les petites formules magiques usitées chez les paysans romains, et dont on trouve, si je ne me trompe, des exemples dans les fragments de Varron ou du vieux Caton. Ils sont rudes et secs, ces petits vers beaucerons, et plats comme la terre où ils sont nés ; mais, à part le second vers qui est visiblement pour la rime, ils disent bien ce qu’ils veulent dire. Que voulez-vous ? Nous ne sommes pas des félibres, nous autres !

Paris, le 13 juin.

Vous voulez, ma cousine, que je vous parle des Indiens du colonel Cody ? Eh bien, voici. L’amphithéâtre a la forme d’un fer à cheval ; les deux extrémités sont reliées par un immense décor, qui s’entr’ouvre pour jeter dans l’arène le flot des cavaliers. C’est une construction en bois, remarquable par sa hardiesse pratique, par une simplicité et une précision tout américaines. Le dessous des gradins forme d’interminables galeries tournantes, où il est amusant de se promener, avec le piétinement de la foule sur sa tête.

L’amphithéâtre est immense. Je crois qu’il pourrait contenir huit ou dix mille spectateurs. C’est apparemment ce que nous avons vu jusqu’ici de plus approchant, par les dimensions, des cirques romains. Cependant il ne faut pas trop nous en faire accroire. Nous ne verrons rien de comparable à ces deux théâtres demi-circulaires de Pison, qui d’abord se tournaient le dos (on donnait la comédie dans l’un et, dans l’autre, des jeux de gladiateurs), et qui ensuite pivotaient sur eux-mêmes et rejoignaient leurs extrémités, de manière à former un cercle parfait. Et alors l’arène s’emplissait d’eau pour un combat naval. C’était évidemment autre chose que la piscine de poche du Nouveau-Cirque.

Enfin, tel qu’il est, le cirque de Buffalo Bill n’est point mal. Il paraît deux ou trois fois aussi grand que l’Hippodrome. Le soir, c’est fort beau. Le ciel, d’un bleu sombre, est pareil à une coupole solide qui s’appuierait au décor du fond. Inégalement éclairées par la lumière électrique, des bandes de pionniers mexicains, de cavaliers gardeurs de bœufs, de Peaux-Rouges vêtus d’oripeaux éclatants et que leurs chevelures flottantes font ressembler à de vieilles femmes, chevauchent éperdument, se précipitent, se heurtent, échangent des coups de fusil, prennent au lasso des chevaux sauvages, exécutent des danses bizarres. Ces formes aux couleurs crues, qui sautent, rampent et bondissent dans la lumière bleuâtre, ont quelque chose de violemment fantastique… Je songe, avec un peu de surprise, que ce sont là les Indiens d’Atala et des Natchez ; que Chactas fut l’un d’eux, et que c’est par eux que le pittoresque et l’exotisme sont entrés dans notre littérature… J’imagine pourtant qu’ils sont meilleurs à voir là-bas, dans leur cadre naturel. Ils ont, ici, je ne sais quoi de forain. J’avais tort de parler des Indiens de Chateaubriand : ce sont tout au plus ceux de Gustave Aymard…

Partout, en ce moment, on nous montre des échantillons des peuples « estranges ». Ils nous amusent. Je me demande parfois si nous, nous les intéressons. Pas beaucoup, j’imagine. Même, nous ne les étonnons guère. J’ai constaté qu’en Algérie les indigènes regardaient nos chemins de fer et toutes nos inventions avec une parfaite indifférence. Les ayant dépassés, nous pouvons, nous, les comprendre ; et comprendre est un grand plaisir. Mais notre vie reste pour eux lettre close ; elle n’est, à leurs yeux, qu’une suite d’images assez ternes, auxquelles ils n’attachent aucune signification…

Je suis content que des fragments si divers de l’immense humanité soient en ce moment rassemblés à Paris. C’est très probablement ce qui s’est vu de mieux depuis les temps de l’ancienne Rome. Après les grandes guerres africaines et asiatiques, les cortèges qui suivaient le triomphateur, prisonniers et captives dans leur costume national, les animaux et les plantes des pays lointains, et les produits de leur industrie et de leur art entassés sur des chariots, tout cela formait de véritables expositions ambulantes. Et c’étaient, pendant des mois, dans les théâtres et sur les places, des exhibitions de toutes sortes de curiosités exotiques. (Lisez, ma cousine, Tite-Live et Horace.) Mais les spectacles que la guerre procurait aux citoyens romains, c’est la paix qui nous les donne. L’exposition universelle est plus innocente que les triomphes de Paul-Émile ou de Jules César. Et, tout de même, je la crois encore plus belle et plus variée.

 

Paris, 17 juin.

J’ai fait hier, prudemment, un tour de promenade en voiture entre l’heure du départ général pour le Grand Prix et l’heure du retour. J’ai noté pour vous, ma cousine, une impression amusante. Il y a, dans le spectacle si varié de ce joli Paris, des changements à vue aussi instantanés que ceux des théâtres de féeries. Quand je suis parti, grand soleil, toilettes claires, voitures découvertes ; partout une joie, un étincellement. En une minute, le ciel s’assombrit, la pluie tombe ; en une demi-minute, les capotes des voitures s’abaissent, les toilettes roses et blanches disparaissent sous des caoutchoucs sombres, et, des deux côtés de l’avenue, depuis la place de la Concorde jusqu’à l’entrée du Bois, on ne voit qu’une toiture ininterrompue de milliers et de milliers de parapluies. Puis, le soleil revient, et crac ! plus de capotes, plus de caoutchoucs, plus de parapluies : et revoilà les femmes pareilles à des fleurs… L’exécution de ce double mouvement d’ensemble a été étourdissante de rapidité, je dirais presque de précision  et cela sur une longueur de six ou huit kilomètres.

Une double foule, comme toujours : celle des regardés et celle des regardants. Il y avait des gens (combien ? je ne sais ; peut-être cinquante mille) qui étaient assis, à une heure, sur les trottoirs des Champs-Élysées, de l’avenue du Bois et de l’avenue des Acacias, qui y étaient encore à six heures, et qui, pendant tout ce temps-là, ont regardé passer des voitures. C’est incroyable, ce que l’homme peut déployer de courage, de patience et de résignation … pour s’amuser !

Et que dites-vous du cheval vainqueur ? Un cheval qui s’appelle Vasistas (un nom de domestique de vaudeville pour le Palais-Royal ou les Variétés !), un pauvre diable d’outsider qu’on donnait à 66 au départ, et qui arrive bon premier, on ne sait comment, on ne sait pourquoi, avec son vilain nom  comme un parvenu de la politique ! On en ferait un apologue. Si votre vieux voisin fait toujours des fables pour l’Académie des muses tourangelles, proposez-lui ce sujet-là de ma part.

 

Paris, 18 juin.

M. Raphaël Bischoffsheim, que vous connaissez sûrement de nom, ma cousine, est un homme très aimable et très doux, qui n’a pas de plus grandes joies que de bâtir des observatoires, d’offrir des télescopes aux astronomes, de fonder des prix de gymnastique et d’inviter à déjeuner — ou à dîner — ses amis, qui sont nombreux. C’est ainsi qu’hier nous déjeunions au village javanais, devant l’estrade des danseuses. Voir glisser lentement ces petites filles dorées, tout en mangeant des choses de là-bas, très épicées et de saveur bizarre, cela fait, je vous assure, un très agréable composé de sensations.

Après la danse, les danseuses sont descendues de leurs planches et sont venues boire, à côté de nous, du sirop de grenadine. De près, et quand elles ne sont plus dans l’exercice de leurs solennelles fonctions, elles sont gaies à la façon de tout petits enfants, et leur rire est plein d’innocence et de gentillesse. Ce sont de charmantes petites bêtes ; on dirait les sapajous sacrés d’un temple très lointain… En réalité, il n’y en a qu’une qui me semble vraiment jolie et qui contente mes yeux d’Occidental. Et j’ai appris que c’est aussi la seule qui ait été honorée, là-bas, des faveurs du maître, et qui porte, à cause de cela, un casque en or ciselé. Les autres n’ont que des casques en cuivre.

On m’a dit que ces jeunes personnes ne s’ennuyaient pas du tout et qu’elles se parisianisaient grand train. Elles vous disent couramment : « Bonjour, monsieur, ça va bien ? » en tendant leur fine patte jaune. Chose singulière, elles ont l’« assent » ! Elles prononcent : «Ça va bieïn ? » Il est vrai que les îles de la Sonde, c’est encore le Midi, té !

Plusieurs fois elles sont allées en représentation dans des salons parisiens. Une fois qu’on leur demandait comment elles trouvaient les dames françaises, une d’elles a répondu : « Elles ont de belles robes, mais le nez trop long. »

Nos nez leur paraissent prodigieusement comiques. Aussi les poupées de leur guignol (qu’on voit au fond de l’estrade) ont-elles toutes des nez démesurés. Ces petites filles, en prenant leur sirop, avaient devant elles des têtes d’hommes tout à fait considérables : le docteur Charcot, le général Annenkof, Meissonier, Meilhac, etc. Eh bien, il est de toute évidence qu’elles les regardaient comme nous regardons les singes du Jardin des Plantes. Je crois pourtant que Meilhac trouvait un peu grâce à leurs yeux, sans doute à cause de sa moustache de Tartare, ou peut-être parce qu’elles sentaient que cet homme-là les aime. Une d’elles lui a même dit : « Bonjour, Meilhac ! » mais je crains bien qu’on ne lui ait soufflé. Resteront-elles à Paris, ces gamines de Java ? Qui sait si dans vingt ou trente ans nous ne retrouverons pas l’une d’elles sous un bonnet d’ouvreuse, ou gérante d’un family-hotel ?

 

Paris, 24 juin.

J’ai fait hier, ma cousine, pendant ma promenade dominicale, une découverte. C’est, au bord de la route de Versailles, route fort civilisée et chère aux vélocipédistes— entre Saint-Cloud et Suresnes — un verger ; mais un verger comme ceux de chez nous, un verger rustique et naïf, avec des arbres plantés au hasard, des cerisiers surtout, de jolis cerisiers trapus et courts, arrondis en dômes par le poids des innombrables fruits rouges qui tirent les branches vers la terre. Et, chose plus surprenante encore, ce verger est ouvert aux passants : ni mur ni palissade. Il faut évidemment que le propriétaire soit une belle âme, très candide, très insouciante ou très généreuse. J’ai pensé que je me conformerais aux intentions de ce sage en cueillant quelques-unes de ses cerises. Pourtant, par un reste de scrupule, j’ai mis un sou au pied du cerisier.

Cette rencontre, très imprévue dans ces parages, d’un coin de campagne vraiment libre et ingénu, m’a rappelé un écriteau aperçu dernièrement boulevard des Invalides : Pâturage de la vacherie X… Et sans doute, ce pâturage n’est qu’un terrain vague entouré de planches, où l’herbe pousse comme elle peut sur les plâtras et les matériaux de démolition ; mais enfin il y a là des vaches, et un petit vacher (je les ai vus, entre deux becs de gaz, à deux pas d’un bureau d’omnibus) !

En continuant ma promenade, j’ai passé devant l’église de Suresnes, et les chants qui en sortaient m’ont averti que c’était la Fête-Dieu. Tout de suite j’ai pensé aux Fêtes-Dieu d’autrefois… Vous rappelez-vous les reposoirs qu’on faisait chez nous, et comme c’était amusant ? Une année, les hommes du bourg, qui n’étaient pourtant guère dévots, voulurent se signaler. Ils s’avisèrent de placer horizontalement, sur un pivot, une énorme roue de charrette, sur laquelle on construisit l’autel. Au moment donc où le curé éleva l’ostensoir, l’autel se mit à tourner et envoya sa bénédiction aux quatre points cardinaux, c’est à savoir vers Orléans, vers Blois, vers la Beauce et vers la Sologne. Cette année-là, ma cousine, vous étiez une des deux petites filles qui faisaient les deux anges en prière sur le reposoir tournant ; et moi je représentais le petit saint Jean-Baptiste et je conduisais devant le dais un petit mouton vivant ! J’étais frisé comme le mouton, j’étais beau ; on me regardait ; et jamais je ne commis plus complètement, dans mon cœur, le péché d’orgueil… Mais, à présent, ce n’est plus du tout cela, les Fêtes-Dieu de mon pays ! De méchants reposoirs de rien du tout ! C’est devenu égal à tout le monde. Les pompiers et la musique ne vont plus à la procession. Ah ! ma cousine, nous vivons dans des temps sévères.

 

Paris, 25 juin.

C’est grand dommage, ma cousine, que le bâtiment du ministère de la guerre, à l’Exposition, soit d’une architecture aussi banale et inexpressive. Cela pourrait être une gare, une préfecture, un casino, ou n’importe quoi. J’aurais voulu une bâtisse austère et un peu lourde, une simplicité, une nudité de lignes qui rappelât les forteresses et les constructions militaires. C’était pourtant bien facile à trouver.

Je dois dire qu’une fois entré on n’a plus d’objections. D’abord, parce qu’on est un peu abasourdi. On l’est à cause de la foule, qui est ici plus serrée et plus curieuse que partout ailleurs. Et puis, comme dit le roi lombard dans la Chanson de geste : « Que de fer ! que de fer ! » Au rez-de-chaussée, des canons de toutes les tailles (il y en a qui ont de singuliers allongements de cou) ; des engins et des mécaniques de toute sorte, auxquelles on ne comprend rien, sinon qu’elles sont faites pour tuer le plus d’hommes possible. C’est propre, soigné, luisant, comme de la coutellerie ou de la quincaillerie anglaise ; et cette précision de forme et cette netteté froide de métal (si éloignées de la bonhomie et des à peu près de construction des arbalètes de siège ou des antiques catapultes) donnent, en effet, l’impression de quelque chose d’infaillible et d’inévitable, qui tue mathématiquement, sans nulle intervention des muscles humains, de ces faibles muscles dont l’effort est variable et peut dévier. On voit ensuite les instruments mystérieux dont se servent les officiers du génie, et les plans en relief des villes fortes de France, et toutes les manières de bâtir les ponts ; bref, de très jolis joujoux militaires. Puis, des cartes géographiques, des fusils et des uniformes de toutes les époques, et des instruments de musique, et des gamelles, et des godillots à l’infini…

Tout cela c’est, si je puis dire, la partie analytique de cette exposition. Mais voici la synthèse, et, après le démontage de la machine pièce par pièce, la machine vivante. Voici une immense image d’Épinal : des soldats de toutes armes, en cire, dans un campement algérien, très bien posés et groupés, très amusants à voir. Puis des souvenirs d’autrefois : statues ou bustes de l’empereur, portraits de ses maréchaux, drapeaux français de la Révolution ou du premier Empire… Et alors, on a beau savoir que la guerre est impie, absurde, abominable ; que les armées permanentes volent chaque année, aux peuples d’Occident, une somme incalculable de travail et de richesse, et que ce palais où l’on se promène est proprement le temple du Meurtre et de la Destruction ; on a beau se dire tout cela : comme, après tout, les peuples se battent depuis quelque dix mille ans — et peut-être parce qu’on sent confusément que la guerre est ce qui donne à l’énergie humaine et au courage, père des autres vertus, leur plein développement — on est ému jusqu’aux entrailles, un petit souffle froid vous passe dans les cheveux … et tenez, par exemple, ce guidon de la garde impériale, où sont inscrits les noms de toutes les capitales de l’Europe, ce carré de soie pâlie fait un plaisir à regarder, mais un plaisir !… Et l’on redescend, ayant mangé du tambour et bu de la cymbale, comme disait la vieille chanson des Mystères d’Éleusis.

 

Paris, 25 juin.

C’est presque toujours une chose infiniment mélancolique, ma cousine, qu’une « représentation à bénéfice ». Les camarades qui ont été obligés de promettre leur concours ont l’air d’être traînés à l’abattoir. Tous arrivent en retard, le programme est bouleversé, les entr’actes durent une heure, et ça finit à deux heures du matin. Et, comme ce sont les artistes qui choisissent leurs morceaux … on est exposé à entendre des choses un peu pénibles.

Je ne dis point cela, ma cousine, pour le « bénéfice » de Mlle Tessandier, auquel j’ai eu la bonne fortune d’assister hier soir, à l’Odéon. L’excellente comédienne jouait un acte de Severo Torelli. J’ai eu plaisir à revoir ses yeux, pareils à deux taches d’encre, dans sa longue tête d’Espagnole de Bordeaux, et sa tignasse de reine sauvage. Quelqu’un a dit la Bénédiction de Coppée, à moins que ce ne fût la Grève des Forgerons. Un baryton n’a pas hésité à nous chanter :

Léonor, mon amour brave
L’univers et Dieu…

(Il prononçait : « L’univers-z-et-Dieu ».) Enfin, M. Mounet Sully nous a dit Oceano nox, tour à tour avec des hurlements d’acteur annamite et des plaintes douces de tout petit enfant qui fait sa dentition.

L’excellent tragédien est rasé depuis Alain Chartier. Il est encore beau, si vous voulez, mais d’une beauté moins humiliante pour nous. J’imagine qu’en sortant hier de l’Odéon telle jeune fille qui jusque-là avait obstinément refusé un « parti avantageux », a dû dire à ses parents : « J’ai réfléchi, je ferai ce que vous voudrez. » Ses parents n’y ont rien compris ; mais je connais, moi, son secret. Celui qu’elle aimait n’est plus, car elle aimait Mounet barbu ; et Mounet rasé, ce n’est plus Mounet…

 

Paris, 27 juin.

Vous me demandez, à propos du Disciple, si je connais Paul Bourget. Mais oui, ma cousine, je le vois assez souvent et je l’aime beaucoup  Et comment est-il ? — À peu près le contraire de ce que le public veut qu’il soit. Parce que Bourget s’est quelquefois occupé des femmes, et parce que, les « passions de l’amour » ne pouvant avoir tout leur développement que dans un monde oisif et riche, il s’est plu, dit-on, à nous décrire les élégances extérieures de ce monde-là, beaucoup se représentent l’auteur de Cruelle Énigme sous les espèces d’un délicieux jeune homme paré, coquet, affecté, efféminé et languide…

Eh bien ! ce n’est pas ça du tout, ma cousine  mais, là, pas du tout ! Je vous le dis, parce que je le sais : il n’est pas d’esprit plus sérieux ni plus mâle que Bourget. Cet efféminé travaille dix ou douze heures par jour. Ce dandy a une conscience et des préoccupations de prêtre. Pas une lettre d’adolescent en peine à laquelle il ne réponde gravement et longuement (et je vous assure, ma cousine, qu’il faut pour cela un fier courage). Ce mondain raffiné sait, quand le devoir commande, secouer cette tyrannie : la peur du ridicule. Il l’a bien prouvé dans sa préface du Disciple. Ce languissant est dévoré de curiosité et d’inquiétude ; c’est, avec Maupassant, celui de nos écrivains qui voyage le plus et qui s’accommode le mieux de la solitude absolue. Enfin, si vous passez son œuvre en revue, si vous considérez l’austérité de quelques-uns de ses sujets, la probité scrupuleuse de l’exécution, l’effort continuel vers quelque chose de nouveau (sans nul souci du public qui aime qu’on recommence les mêmes choses), vous sentirez peut-être ce que tout cela suppose de volonté et d’énergie patiente.

Oui, vous dis-je, Bourget est un Auvergnat  comme Pascal. Il a d’ailleurs le nez, il a le menton volontaire, le menton romain des hommes de sa province… Pourtant, ma cousine, je ne voudrais pas le faire plus Auvergnat qu’il n’est, et je tiens à vous dire que sa force est très enveloppée de grâce. Le poète des Aveux (si vous voulez lui être très agréable, parlez-lui de ses vers) a une extrême gentillesse de façons, beaucoup d’esprit, et du plus jaillissant (lui qui n’en met presque jamais dans ses livres), un visible désir de plaire, et, dans sa voix imperceptiblement et joliment nasillarde, quelque chose de doux, de caressant et, volontiers, d’un peu plaintif. Ajoutez une sensibilité excessive, un besoin de bienveillance autour de lui, un art merveilleux et déplorable de se faire souffrir avec rien ou pas grand’chose… Disons donc, si vous le voulez bien, qu’il a, avec une intelligence et une volonté viriles, des nerfs un peu féminins. C’est là une combinaison très distinguée.

Mais, je vous le répète, pas du tout « romancier des dames » ! Un peu « esthète », oui, c’est tout ce que je puis vous accorder. Au fond, un montagnard pensif. Parfaitement ! Le malheur, c’est qu’à Paris on vous juge sur quelques traits qui ont d’abord frappé et qui font oublier les autres, et en voilà pour votre vie ! Si vous croyez, par exemple, que l’on connaît Renan, que l’on se fait une idée juste de sa personne et de son caractère ?… Mais à une autre fois, ma cousine.

 

Paris, 1er juillet.

Ma cousine, le président de la République recevait hier, dans l’après-midi, un ou deux milliers de bourgeois de Paris ou de la province.

Il y a deux cents ans, une « fête à la cour », c’était, dans le palais de Versailles, un ballet mythologique du genre « pompeux », où le roi, les seigneurs et les grandes dames jouaient leur rôle. Aujourd’hui, une fête à la cour, ce n’est qu’une garden-party dans le petit parc bourgeois de l’Élysée. M. Dumas ni M. Sardou n’écrivent pas de ballets pour M. Carnot et ses « courtisans ». Rien qui rappelle Mélicerte ou l’Île des plaisirs. On ne voit point M. Carnot, costumé en Neptune, danser un pas, puis chanter, comme au premier intermède des Amants magnifiques, des vers dans le goût de ceux-ci :

Le ciel, entre les dieux les plus considérés,
Me donne pour partage un rang considérable,

ni le général Brugère, costumé en Éole, et l’excellent colonel Lichtenstein, déguisé en Triton, reprendre en chœur :

Redoublons nos concerts
Et faisons retentir dans le vague des airs
Notre réjouissance.

Je vous assure, ma cousine, que je constate sans amertume ces petites différences. Car le spectacle était charmant, hier, dans le jardin du président. Il faudrait la phrase papillotante d’Alphonse Daudet pour vous dire les taches claires des toilettes dans les allées tournantes, sous les grands vieux arbres et, sur la molle descente de la pelouse vers un petit étang à canards, la gaieté des tentes rayées de rouge, d’où les musiques s’envolent par bouffées ; et, çà et là, parmi le sombre des redingotes et des jaquettes et le chiffonnage joli des robes printanières, la majesté soudaine d’un grand burnous blanc…

G…, 2 juillet.

Je suppose, ma cousine, qu’un jeune homme soit amoureux de vous. Vous ne le connaissez que de vue et il ne vous a pas été présenté. Mais vous le rencontrez partout sur votre chemin. Il vit sous vos fenêtres. Quand vous sortez, il vous guette au coin de la rue. Bien qu’il ne soit qu’un mécréant, chaque fois que vous entrez à l’église, il est là, derrière votre chaise, et pendant que vous priez, vous sentez son regard sur votre nuque penchée…

Cela dure depuis huit ou dix mois. Je suppose que tout ce manège ne vous ait pas exaspérée, qu’il ait, au contraire, piqué votre curiosité, que vous vous soyez peu à peu intéressée à ce garçon bizarre et que, sur sa prière, vous ayez permis à des amis communs de vous le présenter. Je suppose enfin que, la veille du jour où l’on doit vous l’amener, un hasard fasse tomber entre vos mains le carnet mystérieux où ce jeune homme a noté ses impressions quotidiennes et toute l’histoire de cette passion. Ce sont des vers. Vous vous dites, avant de les lire, qu’ils sont probablement mauvais, mais que, puisqu’il vous adore, ce sont apparemment des vers fort amoureux. Vous courez aux dernières pages pour voir tout de suite où en est ce pauvre garçon … et vous tombez d’abord sur ceci :

Est-ce bien sûr que je l’adore !
D’amers plaisirs m’ont perverti ;
J’ai peur de moi, j’ai tant menti…
Il ne faut pas me croire encore.

Vous songez là-dessus : « Eh ! là là, monsieur, qui vous dit qu’on soit si pressée de vous croire ?… D’ailleurs, on ne vous force pas, et l’on ne vous demande rien. » Vous tournez deux ou trois pages ; vous arrivez à une assez longue pièce datée du jour même où votre soupirant a su qu’il serait reçu chez vous, et vous lisez ces jolis petits vers octosyllabiques :

… Je sens partir l’immense joie
D’espérer et de demander ;
Et sur elle je m’apitoie,
En songeant qu’elle peut céder
.     .     .     .     .     .     .     .     .     .
Nos victoires sont leurs défaites.
Sa chute proche l’amoindrit ;
Je pense aux choses imparfaites
De son corps et de son esprit
.     .     .     .     .     .     .     .     .     .
Hélas ! je les connais d’avance.
Tous les mots qu’elle me dira
.     .     .     .     .     .     .     .     .     .
J’entends déjà l’aveu funeste
Qui de sa bouche va sortir,
Et par moments je la déteste
D’être obligé de lui mentir…

Etc.

Vous vous dites : « Ainsi, ce sont là les vers d’amour de ce monsieur ? Ce n’était pas la peine de tant se fatiguer sous mon balcon. Ah ! la singulière façon d’aimer ! »

Oui, ma cousine, la singulière façon ! C’est celle de M. Georges de Porto-Riche (l’auteur de la Chance de Françoise), dans un petit livre mélancolique, élégant et sec, avec un rien de brutalité au fond : Bonheur manqué. Le poète se figure aimer, soigne et cultive cet amour, séduit et subjugue une femme de bien, se fait souffrir, la fait pleurer et la plante là en lui disant des choses désagréables  tout cela sans lui avoir jamais adressé la parole et sans l’avoir effleurée du bout du doigt. N’est-ce pas admirable ?

Mais voilà ! nous sommes, comme vous savez, des « cérébraux ». Et nous sommes aussi des «égotistes », ce qui revient à peu près au même. Ce petit livre est bien d’aujourd’hui, hélas ! C’est comme qui dirait l’Intermezzo de Robert Greslou (oh ! avant la période criminelle). Je vous l’envoie, cependant  d’abord parce qu’il est très distingué  et puis pour vous mettre en garde contre l’amour des hommes de lettres, principalement de ceux qui ont entre vingt-cinq et trente-cinq ans. J’ai le devoir de vous avertir, ô ma sage cousine, en ma qualité de vieux parent.

 

Paris, 3 juillet.

J’ai fait hier soir, ma cousine, un tour à la foire de Neuilly. Rien de bien nouveau. Je constate que les baraques où la statue de Galathée se change en une jolie créature vivante, puis en un squelette qui disparaît dans un buisson de roses, se sont fort multipliées. On en rencontre une tous les vingt pas. Je dois dire pourtant que la « baraque-mère » (celle dont l’imprésario porte un nom hongrois ou polonais) garde sa supériorité. On y voit une mulâtresse fort piquante qui répond au nom de Zora  qui y répond même avec beaucoup d’empressement et d’aménité.

Au reste, c’est toujours la même chose. Partout, les infâmes musées anatomiques, les chevaux de bois mus par la vapeur et les manèges de vélocipèdes, d’aérostats et de transatlantiques nous rappellent, jusque dans ce lieu qui devrait être consacré aux divertissements naïfs, que nous sommes dans le siècle de la science et de l’industrie. Seules, quelques femmes géantes et quelques somnambules extralucides représentent encore l’ingénuité des foires du bon vieux temps.

J’ai eu le regret de ne point retrouver Mlle Emma, la dompteuse de puces, à qui j’avais pris l’an dernier une interview des plus instructives. Cette aimable fille aurait-elle été dévorée par ses pensionnaires ?

Heureusement, Marseille est toujours là, et Marseille continue d’être à la mode. Son public est, à peu de chose près, celui des mardis de la Comédie Française et des réceptions de l’Académie… On s’amuse d’autant plus qu’on finit par connaître intimement les artistes, « les hommes les plus forts du dix-neuvième siècle », comme dit l’enseigne : Monsieur Gaston, l’hercule en maillot noir, tout à fait distingué et sympathique, l’éternel Bamboula, et ce grand diable qui a si mauvais caractère et qui, lorsque les autres « travaillent », passe son temps à crier : « Il a touché ! » pour taquiner le public et animer la séance.

On se passionne, on crie : « Oui, oui !— Non, non ! » Hier, comme le grand diable (j’ai oublié son nom) recommençait sa plaisanterie habituelle, Marseille, de son balcon, a réclamé le silence et a laissé tomber ces paroles : « Ici, y a que le public et moi qu’est juge ! »

Généralement, c’est pour « l’amateur », pour « l’homme du monde » que l’on prend parti, comme s’il était un des nôtres et comme s’il nous représentait, nous les profanes. Cette fois, l’homme du monde était sec comme un clou et noir comme une taupe ; il portait ces mots tatoués sur la poitrine : « République française », et un portrait de femme (quelque marquise !) sur un de ses biceps. Il glissait comme une anguille entre les bras de son adversaire et a si bien lassé le gros homme qu’il a fini par le faire « toucher ». Nous ne nous tenions pas de joie. Bravo, l’amateur !

C’est un spectacle très attachant, je vous assure. Je ne parle pas seulement du plaisir que donnent aux yeux le jeu magnifique des muscles sous la peau, la beauté des lignes mouvantes, l’imprévu des raccourcis michelangélesques. Mais peut-être que cette lutte corps à corps, qui est (sauf la convention de la « main plate ») la lutte primitive, celle de l’âge de la pierre, plaît au vieil anthropoïde qui vit dans chacun de nous. Je trouve, sans bien savoir pourquoi, ces combats entre deux hommes beaucoup plus intéressants que les luttes entre l’homme et l’animal (par exemple, les courses de taureaux). Les anciens étaient de cet avis : ils ne voyaient rien au-dessus des combats de gladiateurs. On y reviendra.

 

G…, 4 juillet.

Ce matin, ma cousine, en fouillant dans une vieille armoire où dorment de vieux livres, j’ai mis la main sur un almanach révolutionnaire. Le bouquin est intitulé : « Annuaire du cultivateur pour la troisième année de la République, présenté le 30 pluviôse de l’an IIe à la Convention nationale, par G. Romme, représentant du peuple. »

J’ai relevé, dans la préface, une phrase exquise : « L’année présente est la 1795e pour les peuples esclaves, c’est la troisième de la République française. Depuis 1564, par ordre d’un roi fanatique et cruel, Charles IX, l’année commençait au 1er janvier, onze jours après le solstice d’hiver, etc… » Il fallait, en effet, être bien cruel et bien fanatique pour faire commencer l’année ce jour-là !

Je feuillette ce vénérable almanach. Il n’y a pas à dire, les noms des mois sont délicieux  et bien commodes pour les poètes, à qui ils fournissent de jolies rimes. C’est une joie que d’accoupler pluviôse et grandiose, idéal et floréal, chimère et brumaire, rayon d’or et messidor. Les noms de fleurs, de légumes et d’arbres, qui marquent chaque jour du mois  avec un nom d’animal à chaque quintidi et, à chaque décadi, un nom d’instrument agricole — tout cela ne me déplaît pas non plus. Ce calendrier sent bon la terre et la vie rustique. Si, après le grand dérangement révolutionnaire, on n’avait plus rien dérangé, j’aurais ainsi daté ma lettre : « Sextidi 16 messidor » ; et ce serait aujourd’hui la fête du Tabac. (C’eût été hier celle du Chamois, et ce serait demain celle de la Groseille.) Cette manière de dater ne manquait point de grâce.

Pourtant, je préfère peut-être encore celle à laquelle nous sommes revenus, parce qu’elle nous rattache aux siècles passés et qu’elle marque chacune de nos fugitives journées de quelque souvenir des anciens hommes. « Jeudi 4 juillet », cela veut dire : « Jour de Jupiter, quatrième jour du mois de Jules César » (de ce Jules César dont Paul Bourget fait le premier des dilettantes). Et, près du souvenir antique, voici le souvenir chrétien. Je consulte l’almanach de cette année, et, au lieu de la fête du Tabac, je trouve celle de sainte Berthe…

Qui cela, sainte Berthe ? Serait-ce la reine Berthe aux grands pieds ? Pour me renseigner, je tire de la vieille armoire un autre vieux livre : « Les Vies des saints pour tous les jours de l’année, par le R. P. Ribadeneira, traduction française, revue par l’abbé E. Daras. » Je cherche à la date du 4 juillet. Pas de sainte Berthe pour un sou, mais une sainte beaucoup plus inattendue : sainte Godolène ! Va pour sainte Godolène ! Elle vivait au onzième siècle et était née à Boulogne-sur-mer. L’excellent Ribadeneira commence son pieux récit en ces termes :

« Les peines du mariage sont si grandes, et son fardeau si lourd, qu’il est impossible de les supporter sans le secours de la grâce divine ; et quand le mari est grossier, cruel et plus brutal qu’humain, c’est un joug intolérable à une femme. Et comme, à cause de nos péchés, nous voyons arriver tous les jours de semblables inconvénients, je veux, pour la consolation des femmes mariées, écrire la Vie et le martyre de sainte Godolène, qui fut mariée et martyrisée par son mari. »

Cette histoire de sainte Godolène, je vous la dirai demain, ma cousine, pour votre édification.

 

G…, 5 juillet.

Donc, ma cousine, Godolène, ou Gudelaine, ou Gudule (comme il vous plaira de l’appeler), était « belle de corps et d’esprit ». Un gentilhomme flamand, Bertulf, la demanda en mariage à cause de sa beauté. Mais il la prit en grippe le jour même de la noce. Il faut dire qu’il y fut incité par sa mère, qui avait désapprouvé ce mariage. Car la belle-mère de l’époque carlovingienne ressemblait déjà à celle de nos vaudevilles et de nos chansons de café-concert. Puis, Bertulf enferma sa femme, sous la garde d’un valet brutal, qui avait ordre de ne lui donner qu’un petit morceau de pain par jour. Mais « elle sustentait son âme d’oraison ». Finalement, il la fit étrangler et jeter à l’eau par deux domestiques. Après quoi il se convertit, instantanément. « Il fit pénitence et mourut au monastère de Saint-Vinoce. » On garda, dans un couvent de filles de l’ordre de saint Benoît, un peu du sang que Gudelaine, étranglée, avait rendu par le nez et par la bouche ; et, comme Gudelaine avait été patiente et douce dans les épreuves, ce sang faisait des miracles tant qu’on voulait. C’est tout.

Je feuillette le gros livre, en regrettant que ce ne soit qu’une pauvre réduction de l’immense et paradisiaque Légende dorée. Voici le pendant de l’histoire de Gudelaine. C’est celle de saint Gengoul, gentilhomme bourguignon du huitième siècle, qui fut assassiné par l’amant de sa femme. Le pieux hagiographe nous dit : « Étant parvenu à l’âge viril, Gengoul épousa une femme de non moindre qualité que lui, mais fort différente de mœurs ; ce que Notre-Seigneur permit afin que sa patience fût éprouvée. » Elle le fut. Et encore : « Il s’adonnait souvent à la chasse pour éviter l’oisiveté. » Cela paraît être un des plus beaux traits de sa vie.

Il y a là une quantité de saints et de saintes des temps mérovingiens et carlovingiens, qui meurent assassinés. Toutes ces « vies de saints » donnent l’idée d’une humanité extraordinairement naïve et beaucoup plus violente, semble-t-il, que ne fut jamais l’humanité latine ou grecque, même aux époques primitives.

De jolies fleurs d’ingénuité çà et là. Sainte Marie l’Égyptienne y est couramment appelée « la sainte pécheresse ». Je note cette phrase en passant : « Elle confessa à Zozime qu’elle avait passé vingt-sept ans en toutes sortes de lascivetés, non pour or ni pour argent, ou pour autre récompense que ce fût, mais pour satisfaire à sa sensualité. » Elle eût donc été moins criminelle, aux yeux du saint narrateur, si ses vices lui avaient rapporté quelque chose ?

Une anecdote charmante, pour finir. Je l’emprunte à la Vie de saint Macaire d’Alexandrie :

« Une fois, on offrit à saint Macaire des raisins d’une grosseur et d’une beauté singulières. Le saint, voulant se mortifier, les envoya à un frère qui était malade. Celui-ci, par le même motif, les fit passer à un autre frère. Ces raisins parcoururent ainsi toutes les cellules du désert, jusqu’à ce qu’un religieux, ignorant qui les avait donnés le premier, les renvoyât à Macaire. Celui-ci, admirant la retenue de ses frères, en loua Dieu et dit : « Je n’y toucherai pas non plus. »

Vous trouverez, ma cousine, que mon billet manque étrangement d’« actualité » ? C’est que, blotti dans l’herbe et dans les feuilles, je suis aussi loin de Paris que si je vivais dans la cellule de Macaire, au désert d’Égypte. Ce Macaire avait commencé par être confiseur et par « vendre des dragées » à Alexandrie. Ainsi j’ai essayé de vendre à mes contemporains de fades confiseries, telles que petits contes, petites chroniques, petits feuilletons et autres riens : et voilà que, retiré du monde comme Macaire, je sens présentement que tout est vain, hormis de regarder couler l’eau et de sommeiller à l’ombre. J’en suis, dis-je, persuadé pour quelques jours encore.

 

Paris, 10 juillet.

Danse du ventre au café tunisien, danse du ventre au café algérien, danse du ventre au théâtre égyptien, danse du ventre en face. Que de ventres à cette Exposition, que de ventres !

Elle est vilaine, cette danse. Si seulement elle était voluptueuse ! Mais point. Ce n’est qu’un paquet d’entrailles que l’on secoue en mesure. Les filles qui font cela (et qui sont médiocrement belles) le font avec une indifférence parfaite, comme elles rameraient des choux. Est-ce bien la même danse que j’ai vue là-bas, à Laghouat, dans une chambre de six mètres carrés, et qui m’est restée comme une vision de rêve ? Non, non, cela n’est pas possible. Almée Farida, almée Adila, ayez un peu plus l’air de vous souvenir que vous êtes des almées, et songez à tout ce que ce nom magique représente pour des bourgeois d’Occident !

Avec quelle lenteur et de quel air d’immense ennui, à ce théâtre égyptien, les deux Druses du mont Liban promènent dans l’air leurs grands sabres courbes et les cognent sur leurs petits boucliers ! Et comme il a l’air de s’ennuyer aussi, le nègre du Kordofan ! Il a beau porter un miroir dans ses cheveux crépus et secouer, avec un bruit de cailloux, sa ceinture composée de pieds de chèvre : comme il est banal ! comme il est négligeable ! je dirais presque : comme il est pâle, ce nègre !

Oh ! je ne conteste point l’authenticité de provenance de ces diverses exhibitions. Mais tout ce pauvre exotisme transporté hors de son cadre naturel devient grossièrement forain ou, qui pis est, tout à fait insignifiant. On trompe le public, on lui travestit et on lui rapetisse l’univers en lui laissant croire qu’une douzaine de baraques de la foire au pain d’épice peuvent contenir et reproduire aux yeux l’infinie variété de la face du monde. Et il sort de ces spectacles un peu plus mal renseigné que s’il n’avait rien vu.

Je dois dire pourtant que l’homme qui montre « des singes du Soudan et des serpents du désert libyen » n’est pas ennuyeux. C’est, paraît-il, « l’Arabe Gouma, psylle de la secte des Raffaï ». Je le croirais plutôt de celle des ruffians, car il a l’air d’un simple voyou du Caire. Il commande à son singe savant en tirant sur son collier, d’un coup rude et sec, et qui doit faire grand mal à la petite bête. Le singe fait les tours que font les singes, puis on lui livre un serpent, un pauvre diable de serpent, qu’il fait sauter en l’air et avec lequel il s’amuse. Mais où il n’a plus l’air de s’amuser, c’est quand le montreur lui enroule le reptile autour de la queue et l’oblige à marcher avec cet ornement. Ainsi l’homme torture le singe, le singe torture le serpent, et l’homme torture le singe avec le serpent. On rapporte de là une assez rare impression de brutalité ; c’est comme un joli raccourci de la cruauté universelle…

 

Paris, 11 juillet.

Paris s’amuse, ma cousine. Tous les soirs, du Gymnase jusqu’au Trocadéro, par les rues et les places où le gaz et l’électricité mêlent leurs lumières d’or et d’argent et où s’entrecroisent sans fin les milliers de lanternes des voitures, c’est un fourmillement, un grouillement énorme de gens qui vont à leur plaisir. C’est vraiment aujourd’hui que Paris a l’air d’une ville qui se damne. Il devait y avoir quelque chose de cette douce folie et de cette aimable fièvre dans la bonne ville de Ninive quand le prophète Jonas y entra… Je vous avouerai même que lorsqu’on jouit comme moi de ces délices depuis tantôt trois mois, on a par moment de fortes envies de s’en aller quelque part où l’on s’amuse moins.

Toutefois, j’ai été très content de voir, celle nuit, le bal des exposants au palais de l’Industrie. Je ne parle point de la réelle splendeur du décor : la fête était surtout amusante par ses extraordinaires proportions et par la variété inouïe des têtes assemblées. C’est, à coup sûr, la réunion d’hommes et de femmes la plus bariolée que j’aie jamais vue. Je m’étais assis avec un ami dans un coin ; nous regardions passer, nous disions : « Voici un Anglais, un Américain du Nord, un Américain du Sud, un pasteur norvégien, une jeune « esthète », un marchand de vins de Bordeaux, une doctoresse russe, un pianiste hongrois, un conseiller municipal de Paris, etc., etc… » Joignez à cela les Chinois, les Japonais, les Arabes et toute une procession de nègres plus noirs que nos habits…

Station chez Ledoyen pour prolonger le plaisir bizarre de contrarier la bonne nature et pour nous donner la joie de manger, de boire, de regarder, d’échanger d’inutiles paroles à l’heure où « la nuit bienveillante » comme l’appelaient les Grecs, conseille aux hommes de dormir.

Quand nous sortons du restaurant, l’aube chaste baise déjà le front de Paris. L’heure est singulière : c’est l’heure blafarde. Les choses ont des teintes qu’on ne leur connaissait pas. Les arbres des Champs-Elysées sont d’un vert blessant. Le ciel est rose, d’un rose vif, derrière la Madeleine. Les lumières errantes des fiacres font le jour plus blême et plus froid. Dans la rue Royale, les façades de certaines maisons ont un éclat dur ; et l’on voit, loin, très loin, à des centaines de mètres, marcher des blancheurs crues. Ce sont les plastrons de chemise de messieurs qui reviennent, comme nous, de la fête.

J’aurais voulu vous rendre mieux mes impressions, ma cousine ; mais j’ai trop peu dormi, et je sommeille encore en vous écrivant.

 

A M. le vicomte Eugène Melchior de Vogüe.

Paris, 13 juillet.

Je viens de lire, monsieur, les pages fort éloquentes que vous avez écrites, dans la Revue des Deux-Mondes, sur l’Exposition et sur la tour Eiffel. Vous avez l’imagination fastueuse, avec quelque chose, parfois, d’un peu concerté. Le labarum que vous voyez au Sommet de la tour, formé par l’entrecroisement des jets de lumière électrique, est à coup sûr une image expressive, mais non point sans apprêt. Cela rappelle les ibis que Chateaubriand place si ingénieusement sur les colonnes solitaires, ou le lézard du Colisée, qui, dans les vers de Lamartine, vient cacher si à propos le nom d’un empereur romain.

Mais vos nobles artifices ne vous empêchent pas d’être profondément sincère. Vous êtes une âme sérieuse et inquiète. Nul n’a mieux vu ni constaté plus douloureusement que vous la grande misère de ce temps : indifférence, dilettantisme, impuissance à croire. Il y a de l’apôtre en vous. Vous nous avez révélé la beauté spirituelle du roman russe, et vous nous avez fait honte de notre littérature de mandarins. Vous avez mis à la mode l’âme slave et l’évangile, et, depuis quelques années, vous ne pouvez plus écrire une page sans nous parler d’éveil moral et de rénovation. Vous exercez une fonction parmi nous : vous êtes celui qui dit qu’il faut aimer et qu’il faut croire.

Or, je vous confesserai mon embarras. J’entends bien que nous devons aimer les hommes ; mais que faut-il croire ? Il est nécessaire que nous le sachions pour que notre amour soit efficace, pour qu’il soit autre chose qu’une pitié inerte et une indulgence détachée… Ce qu’il faut croire, c’est apparemment ce que vous croyez. Si donc je l’osais, je vous dirais :

  • — Vous-même, monsieur, à quoi croyez-vous ? Il ne me paraît pas que vous nous l’ayez jamais dit avec précision. Or, la foi doit être précise. Une foi vague ne se conçoit même pas.

Etes-vous catholique ? j’entends catholique pratiquant (je ne saurais l’entendre d’une autre façon). Ou bien êtes-vous déiste, comme l’étaient, au siècle dernier, la plupart des hommes qui ont fait la Révolution ? Croyez-vous à un Dieu personnel, à l’immortalité de l’Ame, aux peines et aux récompenses après la mort ? Etes-vous royaliste ? républicain ? socialiste ?… Bref, si je ne me retenais, j’aurais l’indiscrétion de vous demander votre credo. Peut-être nous l’avez-vous donné déjà, mais épars, flottant, pas assez grossier, si je puis dire. Je voudrais, lorsque je répète avec vous : « Croyons ! Soyons des hommes de foi ! » savoir exactement de quoi il s’agit. Et, sans doute, la demande que je vous fais serait de la dernière impertinence si elle s’adressait à l’homme privé ; mais il me semble qu’on a le droit de l’adresser à un écrivain qui se trouve être aujourd’hui, par la noblesse de ses préoccupations morales et par l’habitude qu’il a prise de les exprimer publiquement, une façon de conducteur d’âmes…

 

Paris, 15 juillet.

S’il avait fait, le 14 juillet 1789, le même temps qu’hier, il est probable, ma cousine, qu’on n’aurait pas pris la Bastille ce jour-là, car la pluie est ce qu’il y a de plus contraire aux émeutes et même aux révolutions. Eh ! je sais bien qu’on eût pris la Bastille un peu plus tard ; mais peut-être, alors, eût-elle été mieux défendue, peut-être le peuple se fût-il contenté qu’on la « désaffectât » ; et ainsi nous aurions encore, au bout de la rue Saint-Antoine, le plus pittoresque des monuments historiques et le plus beau des donjons de mélodrame…

Donc le ciel a été fort maussade et tous mes projets de réjouissance ont été submergés par cette pluie réactionnaire.

J’aurais voulu dîner au moulin de la Galette. L’an dernier, j’avais passé toute mon après-midi à parcourir Montmartre, depuis l’église du Sacré-Cœur, qui ressemble, inachevée, à une massive forteresse byzantine, jusqu’aux jolies ruelles bordées de jardinets, qu’on découvre sur l’autre versant de la colline. Puis j’avais dîné presque seul, près du moulin ; dont le vent faisait craquer la membrure comme celle d’un vieux bateau par le mauvais temps. C’est de là qu’il faut voir la nuit tomber sur Paris et s’allumer peu à peu les traînées d’illuminations. Mais cette année la pluie m’a effrayé et, après quelques oscillations, j’ai fini par me trouver assis dans un coin paisible et élégant, mais par suite peu intéressant ce jour-là, d’un restaurant des Champs-Elysées.

Secondement, j’aurais voulu voir le feu d’artifice. Pourquoi pas ? Je n’en ai point vu depuis ma petite enfance, sinon partiellement et de très loin. Je rêvais d’en voir un sérieusement, d’aussi près que possible, et du commencement jusqu’à la fin. Mais pour cela j’aurais été obligé d’attendre longtemps, debout, dans la foule. J’y ai renoncé. C’est toujours ainsi. Il faut, pour prendre sa part des divertissements populaires, une force d’Ame que je n’ai pas. La foule est admirable de douceur et de résignation gaie. Elle passe des journées dans une attente et dans une immobilité fatigante pour un plaisir d’une demi-heure. Ses joies (comme la plupart de ses travaux) impliquent un don d’extraordinaire patience…

N’ayant donc pas les vertus qu’il faut pour bien voir un feu d’artifice, j’ai repris mon long vagabondage à travers les rues. Un attrait mystérieux m’a conduit au Chat-Noir. Je pense que c’est l’endroit de Paris où l’on a fait le plus de bruit la nuit dernière. Un orchestre sauvage y faisait danser la population sur la chaussée. J’ai trouvé là le chansonnier Jouy, les humoristes Allais et Auriol, Tinchant, Dézamy et beaucoup d’autres occupés à taper sur des choses sonores… Cela m’a paru fort désagréable au premier moment ; puis, je m’y suis fait. Même, au bout de cinq minutes, j’étais parfaitement heureux. Il n’y a encore, voyez-vous, que les joies simples.

 

Paris, 17 juillet.

Sans doute, ma cousine, elle serait superbe, leur Exposition, si on pouvait la voir.

Mais, bien que j’y sois allé une vingtaine de fois, je ne puis dire encore que je l’aie vue ; et il est probable qu’e je ne la verrai jamais.

Pourquoi ?

Parce qu’il y a trop de monde.

J’ai fait de loyaux efforts, l’autre jour, pour voir du moins un des villages nègres de l’esplanade des Invalides. J’ai dû y renoncer. On fait la queue pendant des heures avant d’entrer ; il y faut une patience de fakir.

Heureusement, j’ai découvert en dehors de l’Exposition, plus loin que le Trocadéro, un autre village nègre, un amour de petit village nègre, où personne ne va et où j’ai pu visiter tranquillement mes frères noirs.

Ils ne sont pas laids du tout, la peau d’un grain serré, d’un beau noir de bronze florentin, les mouvements souples et nobles. Ce qu’ils savent suffit à orner leur vie, à la rendre commode et gaie. On les voit tresser des nattes et toutes sortes d’objets en paille ou en jonc, tisser des étoffes solides et diversement colorées, forger le fer, ciseler des anneaux et des bracelets d’or et d’argent. Pendant ce temps-là, les femmes, l’air innocent et modeste, préparent le dîner. Une d’elles jette dans une marmite de terre, où chauffe de la graisse, des poignées de farine dont ses mains noires et ses bras restent tout poudrés ; elle fait un roux. Il y a là une fillette de douze ans, Mlle Dédé, qui est une petite merveille de gentillesse noire.

Le monsieur qui a fait venir du Gabon ces nègres délicieux me conduit obligeamment au premier étage d’une baraque en planches, où sont leurs dortoirs. Là, je vois une négresse allaitant un négrillon de huit jours, encore presque blanc, joli comme un ange, très éveillé déjà. Un matin, à dix heures et demie, elle a été prise des premières douleurs ; une heure après, elle était accouchée et, à une heure et demie, elle redescendait dans la cour comme si de rien n’était.

Les corps de ces excellents nègres fonctionnent aussi aisément que ceux des animaux. Il est certain qu’ils souffrent beaucoup moins que nous dans leur chair et dans leur âme. Leur pays, là-bas, est fertile et beau ; ils y vivent doucement, sans excès de travail. Et je vous répète que ce ne sont point des brutes : ils sont doux ; leurs femmes sont chastes ; ils ont, comme les autres hommes, leurs dieux, qui sont de bons petits dieux, des fétiches, des poupées qu’ils prient, et qui les exaucent quand cela se rencontre…. Il y a comme cela, paraît-il, dans celle mystérieuse Afrique, des peuples innombrables, pas plus méchants que nous, qui jouissent paisiblement de l’air du ciel et des fruits de la terre, qui vivent dans un état de paresseuse demi-civilisation agricole et pastorale, et qui depuis sept mille ans n’avaient point fait parler d’eux. Nous sommes, sans vanité, plus intelligents ; mais, puisque tout est vain, qui osera dire que ces nègres sans prétention n’ont pas résolu mieux que nous le problème de la vie ?

Comme je sortais du hameau noir, j’ai vu, près de la porte, une femme du peuple qui exhortait un petit garçon, un enfant de trois ou quatre ans, à embrasser un négrillon du même âge. Le petit nègre était autrement joli et robuste que le petit blanc. Le petit blanc sera ouvrier, travaillera du matin au soir, mènera la dure vie du prolétaire dans une civilisation industrielle, lira de mauvais journaux, aura des idées fausses et incomplètes …. Et ainsi, songeant à ce que deviendraient ces deux petits, c’est du petit blanc que j’ai eu pitié.

 

Paris, 18 juillet.

MA COUSINE,

J’ai pu hier soir, par le hasard d’une rencontre pénétrer dans les coulisses de l’Eden-Théâtre. Les coulisses du théâtre ! aller dans les coulisses ! Il semble à beaucoup de provinciaux, et de Parisiens aussi, que ce soit un privilège tout à fait enviable et qu’on y voie des choses… mais des choses !… Je n’y ai rien vu que de fort honnête, ma cousine ; mais il est certain que le spectacle est bizarre et amusant, surtout à l’Eden, où la troupe et la figuration sont plus nombreuses que dans n’importe quel autre théâtre.

On se promène entre les hauts châssis comme dans des défilés de montagnes, sur un plancher peu sûr, abondant en trappes, dans une lumière blafarde, fausse, indéfinissable, qui vient on ne sait d’où. On est dans le royaume de l’artificiel et de la poussière. Je me rappelle, dans un coin, un escalier sombre   oh ! fort modeste  étroit, avec des marches en bois, poudreuses et grises. Mais cet escalier est l’échelle de Jacob ou la descente de l’Olympe. Interminablement on en voit dégringoler, pêle-mêle, des femmes qui sont des fées, des déesses, des bergères, des nymphes, des amazones, des nixes ou des anges ; des hommes qui sont des rois, des dieux, des héros, des magiciens, des troubadours, des chevaliers ou des ondins ; et des gamines de dix à douze ans, qui représentent les Amours, maillots roses, frimousses innocentes et maquillées — déjà   sous la perruque d’étoupe, de petits arcs couverts de papier doré… Etrange, dans ce coin de grenier, cette avalanche lumineuse de créatures surnaturelles.

Quand je dis surnaturelles… il ne faut peut-être pas les voir de trop près : la plupart de ces danseuses transalpines sont courtaudes et basses sur jambes ; beaucoup sont d’une médiocre beauté, et, comme vous pensez bien, leurs oripeaux sont d’une soie douteuse et d’un or imité. Mais, si l’on passe des coulisses dans la salle, leurs jambes s’allongent comme par miracle ; leur sourire, ce sourire impersonnel et blanc de ballerines, les fait toutes jolies, et elles apparaissent vêtues de brocart et de pierres précieuses. Et tous ces corps brefs semblent élégants, sans doute parce que, de ces innombrables formes féminines, qui se meuvent parallèlement et dont les défauts se compensent, l’œil extrait involontairement une forme moyenne, qui a des chances d’être à peu près parfaite. Joignez que la lumière de la rampe affine les contours qu’elle dévore, et ne laisse voir, des visages, que les bouches sanglantes et les yeux luisants.

De nouveau, je passe de l’autre côté des décors. Les exquises et fantastiques créatures que je viens d’admirer répandent des ruisseaux de sueur ; leur fard coule, et leurs perruques pendent, défrisées… Cela n’empêche point quelques-unes d’entre elles de répéter des jetés-battus devant les glaces de leurs loges ou des petits foyers. Elles ont le diable au corps. Presque toutes dansent pour leur plaisir, dansent avec fureur. La danse est leur vie et leur tout. On ne peut faire un pas sans marcher sur des petites filles qui « piochent » des entre-chats. Car il faut, dans ce métier-là, commencer de bonne heure et travailler tous les jours. Il faut entretenir ses jambes comme un pianiste entretient ses doigts. Être danseuse, cela prend la vie aussi complètement que d’être littérateur, plus que d’être commerçant. J’ai vu clairement, en traversant cette ruche italienne, que l’« art de Terpsichore » est un métier de chien, et d’autant plus passionnant.

L’Eden a repris, comme vous savez, ce ballet d’Excelsior, qui eut tant de succès il y a quelques années. C’est à coup sûr une idée extraordinaire que d’avoir voulu exprimer par des mouvements de jambes la victoire du Progrès sur l’Obscurantisme et de M. Homais sur les fils de Loyola. Mais qu’importe ? Ce ballet exprime tout aussi bien, si l’on veut, Apollon vainqueur de Typhon, ou Ormuz d’Arimann. Il est, d’ailleurs, énorme et somptueux ; il tient de la féerie et de la manœuvre militaire. On m’a dit qu’il était classique en Italie et que, lorsqu’on y va racoler des danseuses, toutes, sans exception, vous récitent d’abord, avec leurs pieds, la polka d’Excelsior. C’est leur songe d’Athalie ou leur récit de Théramène…

 

Paris, 22 juillet.

MA COUSINE,

J’aime beaucoup la conversation des médecins, et surtout des chirurgiens, quand ils sont gens de mérite. Ils vous content des détails de maladies et d’opérations qui vous font frémir d’une curiosité effrayée. Ils connaissent bien les hommes, car ils les voient justement dans les circonstances où les hommes se montrent le mieux tels qu’ils sont. Enfin, le continuel spectacle des pires misères, joint à cette connaissance de l’humanité, leur inspire une philosophie mélancolique et haute, quelquefois brutale et négative, avec une grande pitié au fond…

Ayant donc rencontré l’autre jour le docteur Félizet, que vous connaissez certainement de nom, j’ai causé avec lui tant que j’ai pu, et voici quelques-unes de ses histoires.

En 1870, Félizet était major dans l’armée de Metz. Les ambulances étaient pleines de blessés ; il y avait de terribles opérations à faire et en grand nombre, et l’on n’avait plus de chloroforme. On envoya un parlementaire en demander aux Allemands. Ils firent attendre leur réponse quatre jours, et cette réponse fut qu’ils ne pouvaient, aux termes de leurs règlements de guerre, laisser pénétrer du chloroforme dans une place assiégée, le chloroforme étant un dérivé de l’alcool (sic).

Il restait à Félizet un petit flacon du précieux liquide. Il pensa que le plus simple et le plus juste était de ne faire aucun choix parmi les blessés à opérer, mais d’endormir, s’ils le demandaient, les premiers qui lui seraient adressés par le hasard.

Ce fut d’abord un petit soldat qui avait une main fracassée. Il fallait lui couper l’avant-bras.

« Ah ! monsieur le major, dit l’homme, vous me ferez respirer quelque chose pour m’endormir, n’est-ce pas ? — Mais, dit le docteur, nous n’en avons plus guère, et il y a des camarades encore plus mal arrangés que vous, et à qui il faudra faire des opérations plus compliquées. Si vous étiez bien courageux… —  Oh ! non, je suis trop faible, j’ai perdu trop de sang, je ne peux pas … monsieur le major, je vous en prie… — Eh bien, mon garçon, puisque vous le voulez, on vous endormira. »

Mais, pendant que le docteur fait ses préparatifs, le petit soldat réfléchit et, tout à coup : « Nom d’une pipe ! c’est tout de même trop mufle d’être lâche comme ça !… Ne m’endormez pas, monsieur le major ; ça serait honteux ! »

Voici maintenant un mot d’officier. C’est un capitaine horriblement blessé ; l’opération doit être longue. « Capitaine, dit Félizet, nous allons vous endormir. » Alors l’autre : « Monsieur le major, il faut garder ça pour ceux qui ne sont pas gradés. »

 

Paris, 23 juillet.

MA COUSINE,

Cela a commencé, il y a cinq ou six ans, par les bascules automatiques. On met deux sous dans une fente de tirelire, on monte sur une plaque de fonte, et une aiguille, qui, tourne dans un cadran, marque votre poids en kilogrammes.

Cela a continué par les dynamomètres automatiques. Même procédé. Les deux sous jetés dans le tronc, vous tirez une poignée, et une aiguille vous renseigne sur votre force musculaire. C’est comme qui dirait une « tête de Turc » scientifique.

Puis sont venus les électriseurs automatiques. On glisse ses deux sous, on saisit une poignée de métal, et l’on ressent aussitôt des secousses désagréables dans le poignet et dans l’avant-bras.

Puis les distributeurs automatiques. À l’origine, ils ne distribuaient guère que du chocolat. Mais ils ont été très perfectionnés dans ces derniers temps. À l’heure qu’il est, on obtient à volonté du sucre d’orge, des bonbons acidulés, de la parfumerie, des épingles, des pelotons de fil, du savon, du papier à cigarettes, etc.

Puis, les dioramas automatiques. On y voit des images qui représentent les « actualités » les plus intéressantes et, régulièrement, le dernier crime ou la dernière exécution capitale. Tout à l’heure encore j’ai vu, pour mes deux sous, la catastrophe de Saint-Étienne, un dîner sur la seconde plate-forme de la tour Eiffel, la fête de la Raison, le crime d’Auteuil, et le général Légitime assiégé dans Haïti !

Enfin (car, vivant beaucoup dans la rue, j’ai suivi de près toute cette évolution) voici les dégustateurs automatiques. Il y en a tout un système fort complet dans la rue Royale. En jetant un décime dans la tirelire et en tenant un verre sous un robinet, on a de la bière, ou du bydof (qui est du bitter russe) ou de la limonade, ou du vin blanc, ou du vin rouge. Tout cela pas trop mauvais ; j’ai goûté de tout. Mais il est certain que cet établissement ressemble aussi peu que possible à un cabaret de Téniers.

On ne s’arrêtera pas en si beau chemin. Il est probable que, dans quelques années, des machines silencieuses mettront entre les mains des passants toutes les choses nécessaires ou utiles à la vie, depuis une tranche de rosbif jusqu’à une paire de chaussettes, sans l’intervention d’aucun marchand, d’aucun commis, d’aucune demoiselle de comptoir. Ils commencent à m’épouvanter, les progrès de cette civilisation industrielle dont nous goûtons les bienfaits ingénieux. Bientôt tout se fera par des machines, et nous croirons vivre dans un roman de Jules Verne. Ce « panmécanisme » sera commode, mais triste. Heureusement, tant que j’aurai une cousine en Touraine, avec des prairies « naturelles » autour de sa maison, je saurai où me réfugier.

 

Paris, 25 juillet.

À Mlle X…, élève du Conservatoire de musique et de déclamation.

MADEMOISELLE,

Vous avez remporté hier un premier accessit de tragédie et un second prix de comédie : je vous en fais bien mon compliment.

Quand votre père, employé au ministère de l’instruction publique, mourut, il y a trois ans, vous laissant seule avec votre mère, c’est vous qui eûtes cette idée d’entrer au Conservatoire. Ah ! que vous eûtes raison de préférer à des carrières plus difficiles et plus aventureuses la profession paisible et bourgeoise de comédienne ! Fille d’un fonctionnaire, vous avez voulu être fonctionnaire. Vous l’êtes.

Formée dans un établissement de l’État, vous allez être engagée à l’Odéon, qui est un théâtre de l’État. Là, vous jouerez des pièces classiques ; et, le jeudi, vous ferez œuvre de pédagogie officielle en récitant Racine et Molière devant les collégiens. Quand vous commencerez à avoir du talent, vous entrerez à la Comédie-Française, qui est le premier théâtre de l’État. Vous y entrerez avec respect. Vous y jouerez des pièces d’académiciens et vous ne tarderez pas à être nommée sociétaire à demi-part.

Vous serez une employée très régulière et très appréciée. Rien des passions violentes que vous simulerez tous les soirs, en vous conformant honnêtement aux « traditions » de chaque rôle, n’aura troublé un instant votre vie réelle. À ce moment-là, vous aurez vingt-cinq ans. Un avocat estimé et un financier fort riche demanderont votre main. Vous leur préférerez, comme infiniment plus sérieux, un de vos graves camarades, sociétaire à part entière, professeur au Conservatoire et chevalier de la Légion d’honneur. Vous-même vous serez décorée des palmes académiques et officiellement chargée d’un cours de déclamation dans un lycée de jeunes filles.

Vos deux honorabilités s’associeront, et ce sera tout à fait imposant. Vous serez cités comme un ménage modèle. Les bourgeois dissolus chez qui vous daignerez parfois venir tous deux (jamais l’un sans l’autre) dire de la prose ou des vers, vanteront votre union et vos vertus domestiques. Vous aurez des enfants, et vous leur choisirez pour parrains des membres de l’Institut. L’aîné, de caractère sérieux, voudra être comédien comme vous. Les deux cadets, plus frivoles et d’humeur un peu bohème, voudront entrer, l’un à l’École polytechnique, l’autre à l’École normale. Vous laisserez faire ces petits fous…

Et, vos deux pensions de retraite réglées, vous vieillirez, dignes et gras, chargés d’honneurs, opulents et considérés, dans votre petit hôtel de l’avenue de Villiers. Car ils sont loin, les temps du chariot de Thespis ou de la roulotte du Roman comique. Encore une fois, tous mes compliments, Mademoiselle.

 

Paris, 26 juillet.

À Sa Majesté le tsar de toutes les Russies.

SIRE,

Le roi de Grèce est venu nous voir ; nous l’avons reçu de notre mieux, et il n’a pas paru s’ennuyer ici. Nous attendons maintenant notre ancien hôte le shah de Perse et nous lui préparons de fort belles fêtes.

Je sais très bien que vous, vous ne viendrez pas. Mais si vous pouviez venir !…

Il y a un siècle et demi, nous eûmes la visite de votre illustre aïeul Pierre le Grand. Il eut beaucoup de succès à Paris. On recueillait ses mots ; les « philosophes » chantaient ses louanges, et l’académicien Thomas écrivit en son honneur un poème épique, la Pétréide.

La Russie n’était alors qu’un État naissant. La France était puissante encore ; son hégémonie intellectuelle était incontestée dans toute l’Europe. Votre aïeule Catherine nous admira et nous aima. Elle fut charmante pour nos hommes de lettres.

Aujourd’hui la Russie est à la veille d’être le plus puissant empire du monde. Et il se trouve que c’est nous, maintenant, qui subissons l’influence du génie de votre race. C’est notre vieille littérature qui demande des leçons à la vôtre, et c’est nous qui vous aimons.

La Russie est étrangement à la mode chez nous. On fourre jusque dans les chansons de cafés-concerts des couplets russophiles que la foule applaudit violemment. Et certes cette sympathie bruyante des badauds parisiens pour la Russie monarchique et mystique fait un peu sourire ; mais n’est-ce pas touchant aussi cette coquetterie naïve, et si mal informée, d’un pauvre peuple que presque tous ses voisins détestent et qui, dans sa détresse morale, se met à aimer, même sans les connaître beaucoup, ceux qui du moins ne le haïssent pas ? Si j’étais le tsar, j’en serais tout attendri. Et je vous assure que cette sympathie ne vient pas uniquement d’une communauté d’intérêts ou de haines. Il y a autre chose malgré tout, un lien d’âmes que vous expliquera M. de Vogüé.

Si donc vous venez, sire, ah ! je vous promets une belle entrée à Paris et des acclamations comme vous n’en aurez pas souvent entendues ! Mais vous ne viendrez pas, quoique vous en ayez peut-être envie au fond. C’est bien dommage.

 

G…, 30 juillet.

Puisque vous êtes mélancolique à vos heures, ma cousine, laissez-moi vous dire deux impressions assez singulières de solitude et de silence que j’ai eues ces deux derniers jours.

J’ai eu la première dans un endroit où l’on ne songerait guère à aller la chercher. C’est le soir, dans un recoin de l’Exposition des colonies, entre dix et onze heures. La foule est au Champ-de-Mars, à la Tour, aux fontaines lumineuses. Ici, à l’Esplanade, tout se tait. En choisissant bien sa place, on voit, à la clarté bleuâtre des lampes électriques, toutes sortes d’édifices bizarres se renverser, très nets, dans un petit étang. Un vrai paysage de potiche ! De temps en temps des silhouettes d’Arabes, de nègres, d’hommes jaunes, glissent silencieusement. On se croirait perdu, seul, tout seul, dans un pays magique, dans une ville de féerie…

Le lendemain, comme j’allais voir des parents que j’ai en Beauce, j’ai attendu longtemps un train dans une petite gare, sur une ligne « d’utilité locale ». Oh ! la détresse de cette maisonnette solitaire, dans l’immense plaine, au soleil couchant, le jardinet près de la voie et, à droite et à gauche, les rails qui fuient, luisants sous la pâle lumière oblique, et se rejoignent à l’horizon !… Ce jour qui tombe, ce chemin droit, tout droit, qui vient de là-bas et qui va là-bas, tout exprime avec une force et une simplicité merveilleuse l’idée de passage et de fuite. Et alors j’ai eu plaisir à songer que l’homme, demi-employé, demi-paysan, qui roulait mes colis, avait quelque part, au village voisin, un toit, un lit, une soupe qui l’attendaient, un foyer indigent, mais stable et attaché au sol… Ne vous est-il jamais arrivé, ma cousine, quand vous voyagez la nuit, d’être tout attendrie en apercevant, par la portière, les fenêtres éclairées de quelque pauvre maison, un coin d’intérieur, des têtes autour d’une lampe, et d’en avoir tout à coup le cœur serré de regret et de tristesse ? Tant il est vrai que nous portons en nous un égal et contradictoire besoin de mouvement et de repos, et que, lorsque nous avons l’un, nous souhaitons l’autre. Et tant pis si ce que je vous dis là n’est pas neuf. C’est qu’en effet notre misère est vieille comme le monde.

 

Paris, 31 juillet.

MA COUSINE,

Je suis rentré à Paris, hier, et j’ai eu bien de la peine à regagner ma rue, à cause de la foule qui attendait le shah de Perse. Il y avait des gens entassés jusque sur le pont de l’Europe. Ceux-là voulaient, faute de mieux, voir le train où était le shah ! Comment espéraient-ils reconnaître ce train ? Et en quoi ce train, surtout vu d’en haut, pouvait-il bien différer des autres trains ? Je ne sais ; mais soyez sûre que, le soir, ils ont tous raconté qu’ils avaient vu le shah de Perse et que, ce matin, ils croient l’avoir vu.

M. Carnot a souhaité la bienvenue à ce souverain des Mille et une Nuits. Que lui a-t-il dit ? Ceci, j’imagine :

  • — Sire, nous avons toujours pensé le plus grand bien de la Perse. Nos bonnes relations avec elle datent de Charlemagne. Elle a toujours été pour nous le pays par excellence du luxe oriental, et aussi le pays des contes moraux, des bons vizirs qui se déguisent et se mêlent au peuple pour connaître ses besoins et pour porter remède aux misères et aux injustices cachées. Le souvenir de la région merveilleuse où vous régnez est lié dans nos mémoires à deux des plus fins chefs-d’œuvre de notre littérature, Zadig et les Lettres persanes. Enfin, une Providence ingénieuse a voulu qu’au moment de votre troisième voyage en France le président de la République portât justement le nom d’un de vos poètes, de Saadi, le poète des roses.

Tout cela doit vous disposer en notre faveur. Vous êtes d’ailleurs un homme d’un esprit lucide et modéré. Vous n’êtes point comme ce fou mélancolique de Xerxès, votre prédécesseur très indirect, qui faisait donner le fouet à la mer et qui, voyant défiler son innombrable armée, se mettait à pleurer en songeant que pas un de ces hommes ne vivrait dans cent ans. Vous avez déjà pris sur nous, principalement sur l’extérieur de notre vie et sur les commodités de notre civilisation, des notes remarquables de précision et de netteté. Je voudrais que vous fissiez effort, cette fois, pour pénétrer, s’il se pouvait, jusqu’à notre âme, et pour la comparer à celle des autres peuples que vous venez de voir. Je serais curieux de savoir si, dans votre esprit, nous perdrions à la comparaison. Je vous prie seulement de ne pas trop vous arrêter à notre état politique et de ne pas nous juger sur ce que vous pourrez en apercevoir. Nous sommes, voyez-vous, dans une période de transition — comme toujours, d’ailleurs. Pendant que vous vous instruirez ici, nous ne ferions peut-être pas mal d’envoyer en Perse quelques-uns de nos politiciens. Vous emporterez de chez nous des lampes nouveau modèle, des téléphones et des articles de Paris. Peut-être qu’ils apprendraient là-bas l’amour du repos, le dégoût des vaines agitations, et qu’à leur retour ils sauraient mettre, dans la conduite des affaires et le gouvernement des hommes, un peu de la sérénité, de la bonhomie, de la sagesse ferme, mais détachée et souriante, des bons vizirs de vos légendes. Si cet échange se pouvait faire, c’est nous, sire, qui vous serions redevables.

 

Paris, 7 août.

Il va sans dire qu’elle était fort brillante, la soirée d’hier à l’Opéra. Mais je vous le dis en secret, ma cousine, je ne suis pas très sûr que le shah s’y soit amusé. Et je ne crois pas, en effet, qu’une représentation de ce genre soit ce qu’il y a de plus propre à éblouir ou à divertir un monarque d’Orient, un roi Mage.

Comme spectacle, cela doit lui sembler médiocre, car il a mieux chez lui. Il est certain que son palais et ses jardins de Téhéran et la multitude bariolée de ses serviteurs et de ses femmes lui offrent des tableaux beaucoup plus riches et plus éclatants que la salle de l’Opéra, même avec toutes les chandelles allumées et des habits verts d’académiciens dans les loges. L’Orient est, pour nous-mêmes, pour nos poètes et nos peintres, le pays somptueux et pittoresque par excellence. Ce ne sont donc pas nos pauvres « splendeurs » qui peuvent étonner le roi des rois. Ce qui peut lui inspirer pour nous quelque considération, c’est la galerie des Machines, c’est la Tour, ce sont nos usines et, si vous voulez, les magasins du Bon-Marché et du Louvre. Mais ce n’est point l’Opéra.

Le divertissement a dû lui paraître à peu près nul. Sans doute il a pris quelque plaisir aux ballets. Encore a-t-il trouvé, j’en ai peur, que les danseuses étaient trop loin de lui, et que leurs mouvements étaient trop rapides. Il y avait de l’impatience et du découragement dans la façon dont il manœuvrait sa lorgnette. Quant aux scènes chantées … d’abord, il n’y a rien compris (moi non plus, du reste) ; puis je crains bien que les personnages, le roi trop petit, la Chimène trop grande, le Rodrigue trop gras, criant et gesticulant avec fureur sur le bord de la scène, ne lui aient paru absolument ridicules. J’imagine qu’ils ont produit sur lui (avec moins d’horreur peut-être et plus d’ennui) le même effet que les acteurs annamites ont produit sur moi l’autre jour.

Si le shah m’avait fait l’honneur de me prendre pour guide, je l’aurais conduit à l’Eden et aux Folies-Bergère ; au café-concert, pour y entendre Paulus ; au bal de l’Élysée-Montmartre, aux Halles à quatre heures du matin, etc. Je l’aurais fait dîner au café Anglais, au bouillon Duval, et chez trois ou quatre de mes amis, de conditions sociales différentes… Mais il s’en ira, comme les autres fois, n’ayant vu de Paris qu’un vain décor. Sa présence officielle suffit à altérer profondément le caractère des spectacles auxquels il assiste. Si on nous lâchait huit jours dans Téhéran, nous connaîtrions mieux Téhéran que le shah ne connaît Paris après trois voyages. Plaignons les rois, ma cousine. Ils n’ont qu’une vision du monde arrangée, et les choses ne sont pas sincères pour eux.

 

G…, 13 août.

MA COUSINE,

La saison est venue où les bourgeois de Paris se répandent dans les villas, chalets, pavillons et cottages  et le plus grand nombre dans les hôtels  autour des casinos. Ils appellent cela être en villégiature. Mais c’est la ville à la campagne ou au bord de la mer : ce n’est point la campagne.

D’autres voyagent. Ils prennent des trains ; ils transportent avec eux des colis : ils traversent des pays qu’ils n’ont jamais vus ou qu’ils ont oubliés, et qu’ils ne reverront guère. C’est un plaisir sans doute : ce n’est point le repos.

À mesure que je vieillis, ma cousine, je trouve que c’est un avantage d’un prix inestimable que d’avoir quelque part un village à soi, un village où l’on a passé son enfance et où l’on n’a jamais cessé de faire, tous les ans, de longs séjours ; où la figure de la terre vous est connue dans ses moindres détails, vous est familière et amie. Le peu que j’ai de sagesse, de douceur d’âme et de modération, je le dois à ceci, qu’avant d’être un homme de lettres (hélas !) qui exerce son métier à Paris, je suis un paysan qui a son clocher, sa maison et sa prairie. Car, dans ces conditions-là, la campagne c’est vraiment le refuge et l’asile. L’air qu’on y respire est un baume aux blessures qu’on rapporte d’ailleurs, un infaillible antidote aux poisons du cœur et de l’esprit.

À peine suis-je dans ce petit coin ombreux, que je me sens enveloppé d’une profonde paix. Paris est si loin ! Ce qui, à Paris, me semblait considérable, ce qui me troublait et me faisait mal, ce qui me remplissait de convoitise, de regrets ou de rancune, ah ! comme tout cela est oublié ! Car ce qui exaspère les plaisirs ou les chagrins de la vanité, c’est d’être mêlé aux hommes qui estiment et qui poursuivent les mêmes biens que vous. Mais comme la solitude vous apaise, et comme elle vous délie ! Même les autres douleurs, les douleurs plus intimes et plus profondes, quand d’aventure on en a, s’engourdissent et s’ensommeillent ; on ne sent plus qu’une petite morsure secrète, de temps à autre, un sourd memento de souffrance. Ainsi rapproché de la terre antique et de la vie des choses, sentant tout autour de soi l’action imperturbable des forces éternelles, on est moins tenté de s’en faire accroire sur l’importance d’une vie humaine, fût-ce une vie de journaliste. Mes chances de douleur se trouvent ici réduites de plus de moitié. Je vous assure, ma cousine, que je suis presque invulnérable derrière mes peupliers.

Ce n’est pas tout. J’ai le jugement bien meilleur et l’esprit bien plus large qu’à Paris. Rien de plus étroit que le point de vue d’un chroniqueur du boulevard ou d’un homme politique. Ici, je vois de tout près et je conçois clairement un genre de vie absolument différent de celui que je mène huit ou dix mois de l’année. Je m’aperçois que des choses qui passionnent là-bas nos politiciens n’intéressent en aucune façon mes voisins les paysans ; je songe qu’ils sont comme cela vingt-cinq millions en France, … et alors j’apprécie mieux, pour ses artifices stupéfiants, la beauté du régime parlementaire. Puis, je constate que je vis, et fort bien, d’une vie purement rustique, n’usant que sobrement du chemin de fer, du télégraphe, même de la poste (encore pourrais-je m’en passer) ; et sans doute je ne cesse pas pour cela d’admirer les prodiges de notre civilisation industrielle : mais, comme je sais aussi ce qu’elle coûte, je me demande si nous ne sommes pas en train de faire fausse route et si les plus sûres conditions du bonheur pour l’humanité ne se trouveraient pas dans une civilisation presque uniquement agricole et rurale. Je songe à ce qu’est la pauvreté à Paris. Certes, la misère existe à la campagne ; mais les pauvres y ont le grand air, l’espace, du pain toujours, du bois ramassé l’hiver…

Je dois à la campagne d’autres enseignements. Il serait bien difficile de nourrir ici un amour-propre littéraire démesuré. Le nom du père Dumas et celui de Victor Hugo y sont connus de quelques-uns ; c’est tout. Peut-être le nom de M. Émile Richebourg n’y est-il pas tout à fait ignoré, à cause des feuilletons du Petit Journal. Encore je ne sais, car ceux qui les lisent ne font aucune attention au nom de l’auteur. Quant à moi, ma cousine… Un vieux vigneron me demandait l’autre jour : « Alors t’écris ? — Dame ! oui  Et tu gagnes ta vie ? — Tout de même. » J’ai bien vu que le mot « écrire » ne représentait pour lui qu’un travail de copiste. Mais ceux même qui comprennent (en gros) ce que c’est que la profession d’écrivain en font peu de cas et mettent n’importe quelle fonction publique fort au-dessus. Lorsque je quittai l’Université, une vieille amie, à qui je tâchais d’expliquer ce que j’allais faire à Paris, me répondit : « Tu diras tout ce que tu voudras, j’aimais mieux ce que t’étais avant. Je trouvais ça plus grandiose ! »

C’est pourquoi, ma cousine, je voudrais être un grand propriétaire terrien. Car j’occuperais alors dans la pensée de quelques milliers de paysans une place infiniment plus honorable que celle du plus illustre écrivain. Et puisque la gloire consiste dans ce que les autres hommes pensent de nous, la mienne, plus restreinte, serait assurément plus réelle, plus sensible, que celle de M. Zola ou de M. de Montépin. J’en jouirais plus qu’ils ne jouissent de la leur. Et j’aurais aussi les plaisirs du commandement, de la domination directe. Ma gloire me serait, si je puis dire, plus présente.

Achetons de la terre, ma cousine, et plaignons les pauvres citadins.

 

G…, 21 août.

J’ai pu, par faveur spéciale, assister l’autre jour à la distribution des prix de notre école des garçons. La chose se fait à huis clos ; c’est une cérémonie extrêmement austère. Pas d’autres invités que le maire et moi. Rapidement et sans préambule, l’instituteur a appelé les élèves et remis à chacun son prix. La plupart de ces enfants n’avaient seulement pas mis leurs habits des dimanches. Le maire n’a pas ouvert la bouche, ni moi non plus. Point de discours ni de flonflons, point de vain appareil ni de futiles divertissements. Une simplicité spartiate. Je vous réponds qu’on les traite comme des hommes, les pauvres petits enfants de la République !

De mon temps, ma cousine … (c’est étonnant comme, à la campagne, je deviens laudator temporis acti), de mon temps, la distribution des prix était une fête pour tout le village. Non seulement la cérémonie était publique, mais elle était tout à fait brillante et fastueuse. On chantait des chœurs et des chansons, on récitait des fables et des poésies, on représentait des drames. Il y avait un vrai théâtre : un plancher sur des barriques, des « poinçons », comme on dit ici, et ce théâtre était décoré de tapis, de rideaux de lit, et de guirlandes, et d’écussons. Moi qui vous parle, j’y ai plusieurs fois joué la comédie.

Dame ! ce qu’on jouait là n’avait aucun rapport avec les pièces du Théâtre-Libre, sinon peut-être une aimable gaucherie de composition. Ces morceaux dramatiques étaient, je pense, l’œuvre de quelque digne abbé ou de quelque vertueuse demoiselle. Je me rappelle un drame qui avait pour titre le Sorcier du Village ou le Vol et le mensonge découverts. L’action se passait chez un marquis. (Pourquoi un marquis   Parce que cela est distingué.) Un valet de chambre, en serrant dans la table de jeu les jetons d’argent (nous sommes dans le plus grand monde), s’aperçoit que le compte n’y est pas. Or, les enfants du marquis et leurs petits camarades se sont, le jour même, amusés avec ces jetons. Quel est le voleur ? Pour le découvrir, le marquis s’adresse au père Robert, qui est une manière de sorcier. Le père Robert apporte un coq dans un panier et dit aux enfants :

  • — Chacun de vous va caresser mon coq ; vous entendrez le tapage qu’il fera quand il sera touché par le voleur ! J’aime mieux vous dire tout de suite, ma cousine, que ce coq est tout barbouillé de suie. Les innocents lui passent de bonne foi la main sur le dos ; mais le coupable fait semblant, et ce sont ses mains restées propres qui le dénoncent. Je trouvais cela très spirituel et très comique vers l’an 1860.

Le voleur s’appelait Marc d’Orgeville ! Je m’en souviens, car c’était moi ; et j’étais fier de porter un si joli nom, mais désolé de jouer un si vilain personnage. On n’avait osé donner ce rôle à aucun autre écolier, « crainte de mécontenter les parents » (le trait n’est-il pas amusant ?), et l’on m’avait fait comprendre que je devais me sacrifier…

Et le lendemain, à l’école des sœurs, les petites filles jouaient Caroline de Montfort ou la Calomnie confondue et l’innocence reconnue. Un drame joliment touchant, ma cousine ; un drame que j’ai su par cœur et dont je puis encore vous citer le commencement :

« Que je plains cette chère Caroline de Montfort ! que de pleurs elle me fait verser !… Née de parents d’une illustre origine, elle n’était pas destinée à gagner sa vie comme une simple ouvrière. L’immense fortune que M. de Montfort, son père, avait acquise à l’île Bourbon… »

Ici je ne sais plus.

On a supprimé ces divertissements, sous prétexte que les répétitions faisaient perdre du temps aux élèves. C’est une erreur, ma cousine ; on ne répétait qu’après la classe du soir. Et, quand même on eût dérobé quelques heures à la grammaire ou à la géographie, la perte n’était-elle pas heureusement compensée par la petite excitation intellectuelle et par l’humble commencement de plaisir artistique que ces exercices innocents apportaient aux jeunes acteurs ? Et puis, les spectateurs étaient si contents ! Tout le pays était là ; des bonnes femmes pleuraient d’attendrissement. C’est à ces fêtes enfantines que beaucoup de braves gens de chez moi ont dû de ne pas mourir sans « être allés au théâtre ».

J’ai pour voisin un vieil instituteur en retraite qui partage là-dessus tous mes regrets. En sortant de cette distribution des prix dont la sécheresse m’avait navré, je suis allé le trouver dans son petit jardin. Nous avons causé longtemps sous sa tonnelle et, de fil en aiguille, il en est venu à me confier ses sentiments secrets touchant les dernières réformes de l’enseignement primaire. Je vous les rapporterai dans ma prochaine lettre, et je suis sûr, ô ma sérieuse et rurale cousine, qu’ils vous intéresseront.

 

G…, 30 août.

Je vous disais, ma cousine, qu’en sortant de la distribution des prix de l’école des garçons j’étais entré chez mon voisin, l’ancien instituteur. C’est un fort brave homme, très estimé dans la commune, où il a fait la classe pendant trente-cinq années, en sorte qu’il tutoie les trois quarts des habitants. J’ai causé assez longtemps avec lui ; je lui ai demandé son avis sur les dernières réformes de l’enseignement primaire, et il m’a ouvert son cœur. Sans doute, il est un peu défiant des nouveautés, comme beaucoup de vieillards ; mais, enfin, il me parlait de choses qu’il connaît bien, et il en parlait avec une assurance qui m’a impressionné.

« Monsieur, m’a-t-il dit, c’était très bien comme c’était, et il ne fallait rien changer. Et d’abord, à quoi bon les nouveaux programmes, je vous le demande, alors que les neuf dixièmes des enfants de la campagne ont évidemment assez à faire, dans leurs cinq ou six années d’école, d’apprendre la lecture, l’écriture et les quatre règles ? Si quelques-uns, plus intelligents, ont du temps de reste pour autre chose, c’est à l’instituteur de voir ce qu’il peut bien leur montrer par surcroît. Moi, quand par hasard j’avais des élèves un peu plus malins que leurs camarades, je tâchais tout bonnement de leur enseigner ce que je savais moi-même : un peu de géographie, les grands faits et les anecdotes de l’histoire de France, le dessin linéaire et les tout premiers rudiments de la physique, de la chimie et des sciences naturelles. Pas besoin de programmes pour cela !

« Et leur gratuité, monsieur ! Cela paraît plus juste, oui. Mais si vous saviez comme c’est mauvais dans la pratique ! Autrefois, quand c’étaient les parents qui payaient les mois scolaires, ah ! je vous réponds qu’ils envoyaient régulièrement les enfants ! Aujourd’hui, ces gamins manquent l’école pour un oui, pour un non. La gratuité a tué l’assiduité. Puis, les parents, jadis, en voulaient pour leur argent ; ils s’occupaient du progrès des enfants, ils s’en informaient auprès du maître ; c’était quelquefois ennuyeux pour lui ; mais cela le stimulait, le tenait en haleine, et souvent aussi cela établissait entre lui et les familles des relations agréables et cordiales. Aujourd’hui, l’instituteur reste un étranger dans la commune ; les parents ne le connaissent guère plus que le percepteur ou le directeur de l’enregistrement. Il n’a pas, comme jadis, un intérêt direct à ce que tous ses élèves apprennent quelque chose. Il fait sa besogne à la façon d’un employé. Il peut se moquer des plaintes et des réclamations des parents ; il n’a qu’à leur répondre : « Pour ce que ça vous coûte ! » Il était peut-être trop dépendant jadis. Il lui arrivait d’être opprimé par le curé. Mais je me demande s’il n’est pas trop indépendant à l’heure qu’il est. Ne relever que de sa conscience, et de l’« autorité centrale »  toujours lointaine  c’est vraiment trop commode pour la paresse !

« Vous me direz qu’il y a, pour réveiller le zèle de l’instituteur, le certificat d’études, ce baccalauréat de l’école primaire. Ah ! oui, parlons-en ! Tranquille comme il l’est du côté des parents, l’instituteur n’a déjà que trop de pente à négliger les pauvres petits gars à tête dure qui forment nécessairement la majorité de la classe. La préoccupation du certificat d’études les lui fait délaisser complètement, pour ne s’intéresser qu’aux trois ou quatre élèves capables de lui faire honneur. Car c’est sur le nombre des certificats d’études obtenus par les écoliers que les inspecteurs ont pris l’habitude de juger le maître.

« Le résultat ? C’est que vous avez des classes avec un premier banc pour la parade et la montre, un premier banc imperturbable et seriné comme un perroquet, et vingt autres bancs qui ne savent rien de rien ! Et voyez-vous, monsieur, cette belle institution du certificat corrompt, si j’ose dire, les élèves aussi bien que l’instituteur. Tel de ces galopins diplômés se croit un personnage, s’estime fort au-dessus de ses parents, rechigne pour travailler la terre et louche du côté de la ville.

« Enfin, on donne aujourd’hui trop de vacances. De mon temps, nous avions un mois tout juste, le premier de l’an, la moitié de la semaine sainte, et c’était tout. Aujourd’hui, ils ont au moins six semaines de grandes vacances, cinq ou six jours au premier de l’an, dix jours à Pâques, deux jours au 14 juillet, etc. Les enfants oublient à mesure ce qu’ils ont appris, et les parents ne savent que faire d’eux…

  • — « Mais alors, mon cher voisin, si on vous avait octroyé, à vous, tous ces congés du temps que vous étiez en exercice, vous les auriez donc refusés ?
  • — « Non, monsieur, parce que l’homme est faible. Mais ma raison aurait protesté en dedans… »

Je n’ai fait que résumer très brièvement, ma cousine, les propos de mon vieux voisin. Car toutes ses affirmations étaient longuement développées et appuyées d’exemples. Je ne vous les donne point pour irréfutables, et même j’y soupçonne un peu d’exagération et de maussaderie. Mais j’y sens aussi une part de vérité. Vous l’y démêlerez mieux que moi, vous qui êtes grande fondatrice et bienfaitrice d’écoles primaires et qui pouvez voir les choses de près.

 

Paris, 4 septembre.

J’ai feuilleté ce matin, ma cousine, les Nouvelles chansons à dire et à chanter du bon Nadaud. L’aimable homme y a mis une préface touchante, où il nous raconte un des grands chagrins de sa vie.

Connaissez-vous cette histoire ? Il y a quelque trente ans, Nadaud se trouva invité à dîner le même jour chez Lamartine et chez la princesse Mathilde. Il vénérait l’un, mais il se crut obligé d’aller chez l’autre, car une princesse est une princesse. Or, il paraît qu’en recevant la lettre d’excuses de Nadaud, Lamartine, un peu piqué, se mit à fredonner : Chansonnier, vous avez raison ! et s’amusa à improviser un couplet sur ce thème.

Ce couplet, le voici à peu près tel qu’il a couru :

Hier le vaincu de Pharsale
M’offrait un dîner d’un écu.
Le vin est bleu, la nappe est sale :
Je n’irai pas chez le vaincu.
Mais que la cousine d’Auguste
M’invite en sa riche maison,
J’accours, j’arrive à l’heure juste.
— Chansonnier, vous avez raison !

L’épigramme était tout à fait injuste et cruelle, et Nadaud en fut profondément affligé. Lamartine, l’ayant appris, lui écrivit une longue lettre pour lui expliquer comment la chose s’était faite, que ce n’avait été qu’une plaisanterie inoffensive, et que « du premier au dernier, les vers cités n’étaient pas les siens ».

Je ne sais si Lamartine disait vrai (car sa mémoire était sujette à des défaillances). Mais l’inexactitude du souvenir était ici charité ; et, d’ailleurs, le sentiment de toute la lettre était d’un cœur très bon et très délicat. Je ne puis m’empêcher d’en copier pour vous les dernières lignes.

«… Quoi qu’il en soit, j’ai eu tort, puisque j’ai eu le malheur d’être l’occasion pour vous de la moindre peine ; je m’en frappe la poitrine comme d’une mauvaise action, et même comme d’une ingratitude, puisque vous m’aimiez et que je vous honore dans mon cœur. Je vous supplie de tout oublier et de ne pas punir, par la perte très sérieuse et très douloureuse d’un ami, la seule mauvaise plaisanterie que je me sois permise dans ma vie.

« P.-S  Si mon repentir vous touche, je désire que vous puissiez le faire connaître à ceux qui vous aiment. »

Ne trouvez-vous point, ma cousine, qu’il y a là une sincérité de regret, une façon simple et franche de s’accuser et de demander pardon, qui est d’une âme vraiment noble et profondément humaine ? C’est là un de ces petits traits qui vous renseignent sur un caractère aussi bien que de grandes actions. Je suis ravi de constater une fois de plus que ce poète incomparable fut un homme excellent. Ce n’est rien que cette lettre ; mais je n’affirmerais pas que, dans un cas pareil, Victor Hugo eût su l’écrire. Ou bien alors il l’eût faite trop belle. Un détail charmant, c’est qu’à la suite de cette aventure Nadaud n’osa presque plus aller chez la princesse Mathilde, « aimant mieux passer pour un ingrat que pour un courtisan ». Il ajoute que son abstention a été comprise et pardonnée.

 

Paris, 5 septembre.

« Doit-on le tuer ? »

Pour résoudre loyalement la question, je me suis transporté aux arènes du bois de Boulogne, et voici, ma cousine, ce que j’ai éprouvé.

Au commencement, je ressentais un réel malaise toutes les fois qu’un toréador s’approchait pour enfoncer la pointe de sa banderille dans le cou de la bête. Et alors j’étais franchement avec le taureau. D’autant plus qu’à première vue ce que font ces hommes ne paraît pas difficile du tout. Cette grosse bête se meut si lourdement ! Un petit saut de côté, au moment où elle fonce sur vous… Tout le monde en ferait autant !

Un voisin redressa mes idées. Sans doute le travail des toréadors n’est pas extrêmement malaisé ; mais ce qui le rend méritoire, c’est qu’il ne souffre pas la moindre faute. Un seul faux pas pourrait les perdre. Quant au taureau, la piqûre des jolies flèches enrubannées ne lui fait guère plus de mal qu’à nous une piqûre d’épingle…

Ainsi renseigné, je plaignis moins la bête et je me mis du côté des hommes.

Mais vinrent les picadors. Leurs épieux firent ruisseler le sang en filets rouges le long des épaules de l’animal et jusque sur son fanon. Je me sentis derechef partisan du taureau. Vaguement, secrètement, et comme dans le mystère de mon âme, je commençai à souhaiter aux hommes quelque mauvais coup.

En même temps, je constatais que le sang ne me causait déjà plus autant d’horreur. L’approche du moment où la pointe pénètre dans la chair ne m’était plus aussi pénible ; même, je me surprenais à désirer ce moment. D’ailleurs, à cette distance (l’arène est très vaste et l’amphithéâtre très élevé), sous cette lumière dévorante d’un grand soleil d’été, parmi cet immense bourdonnement de la foule, où se perdent les mugissements et les cris, le spectacle même d’un homme ou d’un cheval éventré ne doit plus donner qu’une sensation visuelle presque aussi purement pittoresque, aussi affranchie du ressouvenir de la douleur physique, que si le même objet nous était offert dans un tableau de Fortuny ou de Henri Regnault. Et ainsi on devient cruel sans le savoir.

La question : « Doit-on tuer le taureau ? » est donc mal posée. Le tuer est fort indifférent, après qu’on l’a lardé et saigné pendant une demi-heure sous les yeux de la foule.

Il faut laisser les taureaux tranquilles, voilà tout.

Ou bien, si vous ne voulez pas les laisser tranquilles, n’enlevez pas à ces bêtes leurs moyens de défense. Car ce jeu ne cesse d’être ignoble que s’il est mortellement dangereux pour ceux qui s’y livrent.

Mais, d’autre part, je ne tiens en aucune façon à voir mes semblables se faire étriper, même héroïquement et dans les conditions les plus propres à ravir des yeux d’artiste. Je ne retournerai pas aux arènes, ma cousine. Je ne cesserais d’y être malheureux que pour y devenir féroce. Et je ne veux pas.

 

Paris, 7 septembre.

Vous rappelez-vous, ma cousine, les projets de réforme orthographique de M. Louis Havet ? Je n’y faisais, pour ma part, qu’une objection : l’écriture trop simplifiée serait beaucoup moins jolie à l’œil, et je me représentais mal, dans un sonnet de José-Maria de Heredia, Erimante au lieu de Erymanthe et ictiofage au lieu de ichtyhophage.

Je ne sais comment M. de Heredia a été informé de ce sentiment ; mais il m’envoie, afin de m’y confirmer, une lettre et un sonnet. Voici la lettre :

« Je voulais depuis beau temps vous remercier et vous dire, cher ami, que vous aviez bien raison de croire que je ne me soumettrais jamais à cette barbare réforme de l’orthographe, si pédante sous couleur de simplification et qui gâte la beauté des mots en dénaturant leur physionomie, leur retire leurs lettres de noblesse et veut supprimer la rareté, la bizarrerie, la difficulté, les nuances, tout ce qui fait le charme d’écrire. On commence par les mots, on finirait par la langue, et ce serait le volapük !

« Si j’ai tant tardé, c’est que je voulais joindre, à ma protestation contre les logoclastes, un joli exemple. Ichtyophage, fi donc ! J’aime mieux Thympreste. Quant à Erymanthe, si je ne l’ai jamais employé, c’est que je n’ai pas osé, par respect pour le divin André.

« J.-M. DE HEREDIA.

« Voyez-vous mon nom écrit sans H… ? »

Et voici le sonnet :

PAYSAGE.

Sur l’Othrys.

L’air fraîchit. Le soleil plonge au ciel radieux.
Le bétail ne craint plus le taon ni le bupreste.
Aux pentes de l’Othrys l’ombre est plus longue. Reste,
Reste avec moi, cher hôte envoyé par les dieux.

Tandis que tu boiras un lait fumant, tes yeux
Contempleront, du seuil de ma cabane agreste,
Des cimes de l’Olympe aux neiges du Thympreste,
La riche Thessalie et ses monts glorieux.

Vois la mer et l’Eubée et, rouge au crépuscule,
Le Callidrome sombre et l’Œta, dont Hercule
Fit son bûcher suprême et son premier autel ;

Et là-bas, à travers la lumineuse gaze,
Le Parnasse où, le soir, las d’un vol immortel,
Se pose, et d’où s’envole, à l’aurore, Pégase !

Il est certain que, si vous écriviez Otris, Timpreste, Olimpe, Eta, Tessalie, ce ne serait plus cela, mais plus du tout ! — J’espère que ce sonnet somptueux vous plaira, ma cousine. Vous goûterez la belle rareté des rimes en reste. Vous apprécierez la coupe du troisième vers qui peint si bien l’allongement de l’ombre par l’allongement du rythme jusqu’à la onzième syllabe, et vous admirerez par quel art d’interrompre le rythme et de le reprendre, de le ralentir et de le précipiter, les deux derniers vers expriment à l’oreille la légèreté du cheval divin quand il s’arrête, et l’aisance sereine de son élan quand il repart. Enfin, vous aimerez la beauté des mots, doublée par la place qu’ils occupent, leur sonorité, leur éclat, l’air de gloire et d’allégresse héroïque répandu sur ces alexandrins si savants. Ce sonnet, c’est de l’antique flamboyant.

Quant à la généreuse colère de M. de Heredia contre les « logoclastes » ou massacreurs de mots, la loyauté m’oblige à dire qu’elle est un peu excessive. Car, vous vous en souvenez, les réformes proposées par M. Havet sont modestes et, naturellement, ne seraient point obligatoires. Tout pourrait donc s’arranger. Il y aurait, en France, deux orthographes, comme il y a deux littératures (celle de M. de Heredia, si vous voulez, et celle des romans-feuilletons), deux cuisines (celle des riches et celle des pauvres), deux façons de s’habiller, etc., etc… Il y aurait une orthographe simplifiée, toute nue, facile à apprendre, pour les philistins, les marchands d’épices et les journalistes, et une orthographe ornée, compliquée, héraldique et décorative pour les poètes, les artistes, les lettrés et les érudits ; bref, une orthographe vulgaire et une orthographe noble. Et chacun aurait, bien entendu, le droit d’employer l’une ou l’autre, selon son goût ou ses prétentions, ou même selon les circonstances. Pourquoi pas ?… Cela fut presque ainsi autrefois.

 

Paris, 10 septembre.

Il y avait bien deux mois que je ne les avais vues, les petites danseuses javanaises. Ah ! ma cousine, comme elles sont changées ! Presque plus mystiques ni hiératiques. Elles ont, en dansant, des clignements d’yeux vers la salle, et des sourires et des airs de tête d’une gaminerie déjà montmartroise. Elles portent leur diadème sur l’oreille. Les petites prêtresses, comme on les appelait, se sont laïcisées. Il paraît qu’on les a conduites à Cluny, aux Petits Mystères de l’Exposition. Là elles ont vu la parodie de leurs danses ; cela les a follement amusées, et, depuis, elles se parodient elles-mêmes !

Ainsi, l’esprit de Paris déteint sur ses hôtes. Il faut s’en réjouir. J’attends, pour ma part, les meilleurs résultats de ce congrès multicolore des races dans la ville de Renan et de Meilhac, dans la cité railleuse aux boulevards illustres. J’espère que les étrangers, même les plus jaunes et les plus noirs, s’y imprégneront, fût-ce à leur insu, de cette ironie indulgente qu’on trouve surtout chez nous, et dont l’abus nous perdra peut-être, mais qui serait un grand bienfait si elle se pouvait répandre, à doses modérées, à travers le monde.

Ce sera, du reste, un très heureux échange de services entre les autres peuples et nous. Car, pour nous aussi, cette accumulation, sous nos yeux, d’êtres et de choses exotiques aura des effets excellents. D’abord, elle nous fera mieux apprécier ce que nous avons chez nous. Je l’ai déjà éprouvé plusieurs fois. Et, par exemple, saturé comme je l’étais de toutes les danses du ventre et même de la danse ardente et brutale des gitanes, j’ai eu l’autre soir un plaisir inattendu à revoir, dans un café-concert des Champs-Élysées, le « quadrille naturaliste » qui est notre danse nationale à nous. J’y ai trouvé une gaieté, un entrain, une grâce facile, une gentillesse spirituelle et un peu folle, et j’ajoute une décence (car tout est relatif), oui, en vérité, une décence dont les secouements d’entrailles et les tortillements de croupes de là-bas m’avaient déshabitué. Ce quadrille m’a été un rafraîchissement !

Je vous dirai demain un autre bénéfice imprévu que nous pouvons retirer du spectacle de toute cette exoticaillerie.   *

 

Paris, 11 septembre.

Le second avantage, ma cousine, c’est que l’Exposition va assouvir en une seule fois toutes nos curiosités d’exotisme, en sorte qu’après cela nous aurons l’esprit plus tranquille pour « cultiver notre jardin ».

À dire vrai, nous commençons à avoir une indigestion de géographie pittoresque. L’Orient surtout, celui des palmiers et des minarets, des odalisques et des chameaux, l’Orient d’Afrique ou celui de Turquie et d’Asie-Mineure, nous sort décidément par les yeux.

Notez qu’à l’heure qu’il est, cet Orient, qui fut si cher aux romantiques, est, en littérature et en art, terriblement bourgeois. Tranchons le mot, cet Orient-là est d’un Louis-Philippe !… Je sais bien que nous l’avons dépassé et que nous en sommes à l’Extrême-Orient. Nous avons eu le japonisme, devenu banal à son tour ; nous avons maintenant le javanisme et l’annamisme. Quant aux Peaux-Rouges et aux bons nègres, il y a longtemps qu’ils ne nous gardent plus de surprises. Nous savons à présent, tout en gros, quel est l’aspect extérieur de l’humanité sur les divers points de sa planète. Nous savons à quoi nous en tenir sur la valeur décorative des plus lointaines civilisations jaunes ou noires. Ah ! ma cousine, que c’est donc toujours à peu près la même chose ! Du moment qu’on ne peut pas nous faire voir le costume, l’habitation, l’ameublement et les danses des habitants de la lune, ce n’est vraiment plus la peine de nous déranger.

Je feuilletais, un de ces derniers matins, les relations de voyages du bon Regnard. Ce poète préféré de J.-J. Weiss avait parcouru toute l’Europe jusqu’à la Laponie, et il avait eu la chance d’être « captif en Alger », comme ces personnages mystérieux et bienveillants qui viennent dénouer la moitié des comédies de Molière. Bref, Regnard avait presque autant voyagé que notre suave et triste Pierre Loti. Or, il n’avait rien vu. Voulez-vous savoir ce que lui inspire Alger ? Voici : « Alger est situé sur le penchant d’une colline, que la mer mouille de ses flots du côté du nord. Ses maisons, bâties en amphithéâtre et terminées en terrasses, forment une vue très agréable à ceux qui abordent par mer. » C’est tout ; et, en effet, qu’y a-t-il de plus ?… Eh bien, ma cousine, si nous revenions ou si nous faisions semblant de revenir, par satiété (et en prenant le plus long), à cette incuriosité des yeux, qui d’ailleurs n’excluait pas le plaisir, et dont s’accommodaient si bien nos pères avant Bernardin et Chateaubriand, ces deux agités ; si nous renoncions à ce qu’il y a d’insincérité, de snobisme et de rhétorique apprise dans ce que nous appelons notre « sens du pittoresque », et si, par suite, nous devenions plus attentifs aux âmes, j’entends aux âmes de chez nous, qui sont souvent si curieuses…, croyez-vous que l’exoticaillerie de l’Exposition nous aurait rendu un si mauvais service ?

 

Étretat, 12 septembre.

Ma cousine, il me serait tout à fait impossible de vous dire quelle était la douceur du ciel de septembre hier soir, vers six heures, entre les Ifs et Étretat. Les talus des chemins étaient de velours ; les vaches immobiles qui nous regardaient passer nous conseillaient, par leur exemple, la paix de l’âme ; et la plaine aux larges ondulations se déroulait avec une sérénité divine. À vingt plans différents se déployaient, comme des décors dressés dans tous les sens, des rideaux de hêtres et de peupliers graduellement décolorés par la distance : les premiers, d’un vert généreux et dru ; les derniers, à l’horizon, bleus, violets ou couleur de fumée. Et je songeais avec un peu d’étonnement que ce pays élyséen était pourtant celui des contes de Maupassant, le pays de Maît’Omont ou de Maît’Hauchecorne, et que, par des champs semblables à ceux-là, Emma Bovary, il y a quelque quarante ans, courait à ses rendez-vous chez Rodolphe de la Huchette…

Puis, voici Étretat, entre les deux portes de sa falaise, qui donnent l’impression, même par les plus lourdes chaleurs, qu’on est rafraîchi par un courant d’air ; Étretat avec sa plage de galets, où l’eau est si limpide, d’un vert délicat et tout pénétré de lumière ; station bonne enfant, jadis chère aux « artisses » et aux hommes de lettres, et où s’avoisinent aujourd’hui, sans se mêler, deux sociétés bien tranchées : ici la bande parisienne, un peu bohème, et qui s’amuse ; là, des familles de pasteurs protestants comme s’il en pleuvait.

Vu au casino quelques frimousses éminemment modernes. L’image d’Emma Bovary me revient. Pauvre petite femme, si naïve en somme, qui croyait, chaque fois qu’elle aimait, à l’éternité de son amour, et qui mourut parce qu’elle avait des dettes ! Aujourd’hui la femme du médecin d’Yonville viendrait sûrement passer la saison à Étretat. Elle aurait lu les livres brutaux ou ironiques des quinze dernières années ; elle aurait lu les contes de son compatriote Maupassant et, naturellement, Madame Bovary ; et alors elle ne serait plus du tout romanesque. Elle ne proposerait plus à Rodolphe de s’en aller au bout du monde ; elle ne ferait pas, toutes les semaines, des heures de diligence pour un petit clerc de notaire. Elle trouverait autre chose, — peut-être au casino d’Étretat. Et elle ne s’empoisonnerait pas ; ou, si cette idée d’un autre âge lui venait, elle le ferait avec de la morphine, non avec de l’arsenic, — ce poison canaille. Tout a marché, ma cousine.

 

X…-sur-Mer, 16 septembre.

Les Romains, ma cousine, qui étaient gens experts dans l’art de vivre, n’avaient peut-être pas inventé tout à fait les casinos ; mais ils ne manquaient point de passer la saison d’été au bord de la Méditerranée, dans leurs villas de Baïes et de Tarente ; ils aimaient comme nous à se retrouver et à converser sur les plages, et ils y faisaient venir, pour se distraire, des histrions et des joueuses de flûte. Il ne faut donc pas dire trop de mal des bains de mer. La vie y est douce et élégante, et c’est, en somme, une ingénieuse combinaison des plaisirs de la société polie et de ceux de la campagne, avec plus de variété et de liberté que n’en offre la « vie de château »…

Je veux maintenant vous dire une petite histoire vraie : c’est son seul mérite. Nous faisions hier une grande promenade le long de la mer. Nous avions avec nous des jeunes femmes et des fillettes en toilette claire, rieuses et florissantes de santé, d’une santé propre et soignée, délicate dans sa fraîcheur : une santé de riches. Nous rencontrâmes un grand troupeau de bœufs parqués au haut de la falaise. Il n’y a rien de plus beau (le peintre Duez le sait bien), que des bœufs se profilant sur la mer et sur le ciel. Mais, comme le parc était ouvert, les enfants eurent peur et ne voulaient point passer. Tout à coup une forme humaine surgit de l’herbe où elle était couchée : un pauvre homme couvert d’une peau de bique, le visage couleur de terre. C’était le bouvier. Il appela son chien et rassura poliment la compagnie. Il y avait avec lui un enfant chétif et laid, et qui paraissait avoir six ou sept ans. Une dame demanda : « C’est votre petit garçon ? — Oui, madame. — Quel âge a-t-il ? —  Onze ans. » La dame se récria un peu étourdiment : « Onze ans ! mais c’est l’âge de Jeanne ! » Or Jeanne est une belle petite fille déjà grande comme une femme, avec une bonne figure ronde et rose. L’homme considéra la fillette et dit :

  • — Oh ! madame, c’est que votre demoiselle mange de la viande, elle !

Il dit cela avec simplicité, sans amertume, et même sans étonnement. La dame l’interrogea. Il nous apprit qu’il avait huit enfants, qu’il gagnait vingt sous par jour, mais qu’il payait 50 francs à la ferme où il était employé, pour loger sa femme et ses enfants. Il ne se plaignait pas ; il ajouta que ses deux aînés pourraient bientôt gagner quelque chose. Il était absolument résigné : misérable, mais non point malheureux, à ce qu’il semblait. Je vous dis ce que j’ai vu.

On donna quelques pièces à l’homme ; mais l’élégante compagnie resta pensive à cette révélation subite d’une existence si différente de la sienne, d’une humanité si peu semblable à celle qui fréquente les exquis casinos d’été. Il y a des choses tristes que l’on sait bien, mais auxquelles on ne songe jamais. Les dames aux savantes toilettes, jolies à voir comme des fleurs, se demandaient comment deux grandes personnes et huit enfants peuvent bien vivre avec vingt sous par jour, et elles faisaient des calculs ; et j’essayais de me figurer l’âme de ce berger, quelles étaient ses pensées et quelles pouvaient être ses joies. Deux formes extrêmes de la vie, la plus proche de la nature et la plus éloignée, la plus nue et la plus ornée, la plus rude et la plus amollie par l’industrie humaine, venaient soudain de se trouver en présence, — sous l’œil des grands bœufs qui ne s’en souciaient guère, et au bord de la mer qui, il est vrai, roulait ses flots longtemps avant l’apparition de la vie humaine et les roulera longtemps après sa disparition… Voilà, ma cousine, une idée fort propre à nous consoler des maux d’autrui, et même des nôtres quelquefois.

Demain, je serai à Paris et reviendrai (il en est grand temps) aux choses parisiennes.

 

En wagon, 16 septembre.

Les âmes de gloire effrénées,
Par un essor inattendu,
Se plongent dans leurs destinées
À travers l’obstacle éperdu.
  • — De qui sont ces vers ? Ne dirait-on pas du Victor Hugo tout pur ? « Obstacle éperdu », surtout, porte bien la marque du poète des Contemplations. Ne serait-ce pas le commencement d’une strophe des Mages ? Si ces vers ne sont point de Victor Hugo, ils sont donc de M. Clovis Hugues. En tout cas, ils ont dû être écrits dans ces cinquante dernières années.

Eh bien, ma cousine, ces vers sont d’Écouchard Lebrun en personne (Ode sur l’enthousiasme). J’ai été bien surpris de les rencontrer dans un vieux petit bouquin intitulé Recueil de poésies du second ordre que j’avais pris au hasard dans la bibliothèque de mes hôtes pour lire en voyage.

Là-dessus, je me suis mis à me réciter des vers. On est très bien pour cela en wagon, la nuit. Tandis que la lumière de la lampe danse sur les visages renversés des dormeurs et, lorsqu’ils remuent, allonge sur la paroi des ombres soudaines et fantastiques, vous appliquez votre oreille contre la portière et, dans les vibrations de la vitre mêlées au grondement des roues, vous entendez tout ce que vous voulez, même des scènes d’opéra avec leur orchestration complète. Les vers que je me récite, il me semble qu’ils sont chantés dans l’ombre par une mystérieuse voix d’harmonica…

J’en cherche, par amusement, qui puissent, comme ceux d’Écouchard Lebrun, servir « d’attrape ». Voici ce que je trouve d’abord :

Ces herbes ne sont pas d’une vertu commune ;
Moi-même en les cueillant je fis pâlir la lune
Quand, les cheveux flottants, le bras et le pied nu,
J’en dépouillai jadis un climat inconnu.

Ces vers sont de Corneille (Médée) ; ils pourraient à la rigueur être de Leconte de Lisle.

Et celui-ci :

J’ai montré ma blessure aux deux mers d’Italie.

Il pourrait, il devrait être d’Alfred de Musset. C’est un vers des Nuits, il n’y a rien de plus sûr. — Or, il a été volé à Musset par Maynard, qui vivait, comme vous savez, sous Louis XIII.

Et ce petit morceau :

Deux démons à leur gré partagent notre vie
Et de son patrimoine ont chassé la raison ;
Je ne vois point de cœur qui ne leur sacrifie.
Si vous me demandez leur état et leur nom,
J’appelle l’un amour et l’autre ambition.

Ne jurerait-on pas un sixain de Musset qui aurait perdu en route un de ses vers ? Mouvement, expression, tournure, rimes et le je ne sais quoi, l’accent, le timbre, tout y est… Cela doit être dans Namouna, ou plutôt dans quelque pièce un peu oubliée des premières poésies. C’est bien votre impression, n’est-ce pas ? — Or, ces vers sont tout bonnement de La Fontaine, et vous les trouverez dans le Berger et le Roi, au 10e livre des Fables. Je vous chercherai, si vous voulez, d’autres exemples. On peut faire avec cela un petit jeu innocent et pédant pour les soirées d’hiver à la campagne.

Paris, 18 septembre.

Jean-Paul Mounet faisait hier ses seconds débuts (je crois) à la Comédie-Française, dans le rôle de Jean Baudry. L’autre Mounet, dans la salle, couvait des yeux son cadet et frissonnait d’admiration et d’orgueil. Car les Mounet sont ainsi : chacun d’eux est persuadé que son frère est le plus grand artiste dramatique de tous les temps. Mounet-Sully, chargé de gloire, vous dit tranquillement de Jean-Paul : « C’est lui qui a du génie. » Et, comme il est parfaitement sincère, cela est touchant.

Ils sont beaux et ils sont bons, ces deux Mounet. Musclés comme les deux Ajax (ceux d’Homère) : des jambes ! des bras ! des torses ! Ce sont des gars ! Pas Parisiens pour un sou. Ils viennent du Midi, d’un Midi âpre et rude, qui n’a rien de commun avec celui de Tartarin : c’est pour cela qu’avec tout son talent Jean-Paul a si mal joué Numa. Ils sont d’origine huguenote. Ils seraient encore huguenots au fond que je n’en serais pas trop surpris. En tout cas, ces deux comédiens sont hommes de grand sérieux et de grande foi.

La noble candeur de Mounet-Sully est célèbre. Il y a, chez lui, de l’inspiré. Il ose tout, il n’a pas le moindre sentiment du ridicule. Après avoir rugi comme un lion, il se mettra à pousser, pendant plusieurs minutes, de petites plaintes de nouveau-né. C’est qu’il sent comme cela. Sa sincérité et, par suite, sa sécurité est admirable. Son art est vraiment toute son âme. Il s’est préparé des années au rôle d’Hamlet, travaillant à se donner réellement et partout, chez lui, dans la rue, en prenant un bock, en mangeant une côtelette, l’air, les pensées, les sentiments du prince de Danemark. Il me disait que, deux fois, dans Hamlet et dans Œdipe roi, il avait eu un moment sublime, un moment où il croyait être, où il était vraiment Œdipe ou Hamlet. Il vous confie ces choses avec une gravité sacerdotale. Il a des mots singuliers. Un jour, à une répétition, son partenaire lui soufflant sa réplique : « Vous savez donc mon rôle ? dit Mounet très étonné. — Oui. — Mais, si vous savez d’avance ce que je vais dire, comment pouvez-vous m’écouter et me répondre avec vérité ? »

Jean-Paul a quelque chose de plus égal, de plus raisonnable, de moins aventureux que son frère ; mais c’est la même conviction, le même sentiment du grand, la même ferveur. Il médite depuis longtemps un ouvrage sur « la mort au théâtre » : mort par le poison, par le fer, par les différentes sortes de maladie, par l’excès de surprise et de douleur morale, etc… Comme il a été étudiant en médecine, il tient beaucoup à ce qu’on meure, sur les planches, conformément aux règles de la pathologie. Il suffit peut-être que l’on y meure de façon à toucher ou à effrayer. Mais ce que je vous en dis n’est que pour vous montrer la conscience et les scrupules de Jean-Paul.

C’est amusant, ma cousine, de rencontrer dans Paris des acteurs qui, Dieu me pardonne ! ressemblent un peu à des prêtres, mettons, si vous voulez, à des hiérophantes. Je recommande à votre estime, et presque à votre respect, ces frères excellents, j’allais dire ces saints frères et ces vénérables comédiens.

 

À Monsieur Édouard Hervé.

Paris, 21 septembre.

Vous êtes, monsieur, l’ami et le confident de M. le comte de Paris, vous êtes membre de l’Académie française et directeur d’un journal de tenue distinguée. Vos adversaires même ont pour vous de l’estime et du respect, et l’on dit que l’Académie vous a choisi autant peut-être pour vos belles relations et pour votre réputation de galant homme et d’homme de goût que pour le mérite de vos ouvrages.

J’ajoute que votre extérieur ne dément pas l’idée qu’on se fait généralement de vous. Le Gaulois, l’autre jour, donnait votre biographie et votre portrait, et vantait à ses lecteurs votre « physique de diplomate ». Si j’en juge d’après ce portrait (car je n’ai jamais eu l’honneur de vous rencontrer), vous avez bien plutôt cet air spécial de réserve, de circonspection, de modestie et de gravité qu’on remarque, dans les églises, chez les personnes recommandables préposées à l’entretien des autels et des ornements sacerdotaux.

Il semble dès lors que, même parmi les besognes de la politique active, vous deviez conserver quelque chose de ce caractère et répudier, par exemple, dans vos façons de solliciter les suffrages des électeurs, certains procédés un peu … voyants.

Quelle n’a donc pas été ma surprise hier, en allant à l’Exposition ! Des pans énormes de la longue palissade qui ferme le Jardin de Paris sont couverts d’affiches à votre nom. Il y en a des centaines et des milliers ; c’est une orgie, un délire d’affichage. Votre nom tapisse entièrement, du haut en bas et sur les quatre faces, le piédestal d’une des grosses dames de la place de la Concorde. Et, comme si ce nom respecté n’était pas assez significatif par lui-même, il y a d’autres affiches où on le voit entouré de formules telles que Délivrance nationale, et où la disposition typographique de ce nom et de ces formules rappelle les réclames les plus originales de nos plus ingénieux commerçants. Jamais, depuis la candidature de M. Boulanger, on n’avait vu sur les murs de Paris affichage plus exubérant ni, si j’ose dire, plus forain ; et, devant ce débordement indiscret— et inutile— j’ai éprouvé pour vous, monsieur, je le confesse, un peu de gêne et un secret sentiment de pudeur.

Et, comme je suis persuadé qu’une pareille faute de goût n’est point de votre fait, et que c’est sans le savoir que vous couvrez de votre nom et de vos devises des espaces si démesurés, j’ai cru bien faire en vous prévenant.

 

Paris, 30 septembre.

À Monsieur Osiris.

MONSIEUR,

Le dieu Osiris, votre homonyme, n’était autre que le soleil ; et comme lui, en effet, vous « éclairez », dirait quelque vaudevilliste. Vous venez d’offrir un prix de cent mille francs à l’auteur de l’œuvre la plus utile de l’Exposition, et il paraît que maintenant vous voulez remplir Paris de statues.

C’est ce que m’apprend un journal du matin. Le reporter ajoute que vous lui avez dit : « Il n’y a rien de plus bête qu’un homme riche. Tous les hommes riches vivent bêtement. Eh bien ! je veux avoir vécu le plus artistement possible. »

Ce souci n’est pas d’une âme vulgaire. Oh ! que vous avez raison, monsieur, de croire que la profession d’homme très riche est difficile à exercer ! (Il n’y a peut-être que celle de pauvre qui présente encore plus de difficultés.)

Autrefois, cela allait tout seul. Les patriciens de l’ancienne Rome et aussi les seigneurs féodaux, rois sur leurs terres, vivaient « artistement » sans y songer. Aujourd’hui encore, les membres de l’aristocratie anglaise, dit-on, et peut-être, chez nous, quelques rares héritiers de grandes fortunes territoriales savent être riches avec aisance et noblesse. « C’est de naissance », comme dit l’amiral suisse.

Mais, quand on a gagné sa fortune dans l’industrie ou la finance, ou quand cette fortune ne remonte qu’à une ou deux générations, c’est autre chose. Pour peu qu’on ait une vingtaine de millions, on ne sait vraiment plus qu’en faire dans nos démocraties.

Donc, on s’ingénie ; on achète un château historique en Normandie ou en Touraine, et un hôtel au parc Monceau ; on fait construire un chalet à Dieppe et un autre à Menton. Et l’on a trente ou quarante domestiques. Qu’est-ce que c’est que cela ? Les Romains vraiment riches en avaient deux ou trois mille.

Quelques-uns, pleins de bonne volonté, se mettent à collectionner des tableaux et des œuvres d’art. Mais, comme ils n’y entendent rien, ils sont dupés par les marchands et raillés par leurs amis. Et bientôt ils s’en dégoûtent. Ou bien, au contraire, ils finissent par s’y connaître un peu … et alors, ils redeviennent (telle est la force du naturel) commerçants et brocanteurs. D’autres font courir et se retrouvent, par un détour, marchands et maquignons. D’autres font de la politique, sont députés ou sénateurs. Tous ces gens-là ne savent pas être riches.

Il y en a (de braves gens) qui fondent de leur vivant des hôpitaux et des œuvres philanthropiques. Il y en a d’autres (des malins) qui laissent pour cela des sommes après leur mort : ce qui est encore très bien. Et il y a des naïfs, parmi ces malins, qui lèguent des prix à l’Académie française.

Certes, tout cela est digne d’éloges, mais c’est à la portée du premier millionnaire venu. Or, ce que nous cherchons, ce sont les moyens d’être riche « artistement ». Vous en avez trouvé un, dites-vous. Nous en reparlerons demain, monsieur, avec votre permission.

 

Paris, 1er octobre.

MONSIEUR,

J’ai oublié, dans ma lettre d’hier, l’occupation la plus commune des pauvres gens qui ont trop de millions. Elle nous est révélée par Théodore de Banville dans ses Occidentales. Le poète nous montre M. de Rothschild, dès l’aurore, mettant ses manches vertes et s’asseyant à son bureau de palissandre :

Il fait le compte, ô ciel ! de ses deux milliards.
Cette somme en démence,
Et, si le malheureux s’est trompé de deux liards,
Il faut qu’il recommence !

Il y a beaucoup de sens dans cette hyperbole lyrique. Les grandes fortunes étant aujourd’hui dans la banque, les hommes les plus riches ignorent les beaux loisirs, travaillent comme des commis et emploient principalement leurs millions … à en gagner d’autres.

Vous, monsieur, vous avez trouvé un moyen de dépenser avec noblesse les funestes revenus dont vous êtes embarrassé. Le journaliste à qui vous vous êtes confié vous fait dire : « … Chez moi, j’ai partout des tableaux sous les yeux. C’est très bien. Mais, quand je suis dehors ? Je suis ennuyé de ne pas voir d’objets d’art… Eh bien, que voulez-vous ? pour ne pas me condamner à vivre dans une galerie de tableaux, j’ai résolu de me composer un petit musée de statues à travers les rues de Paris. »

Ainsi, monsieur, il vous est réellement impossible de vivre sans voir des « objets d’art », et cela, même quand d’aventure vous vous promenez dans la rue ?… Alors contentez-vous. Cela fera bien des statues. Mais quand on les aime !

Pour moi, il en est peu, je l’avoue, que je regarde avec plaisir. J’excepte, si vous voulez, le maréchal Ney de la place de l’Observatoire, à cause de son geste ; le Dante qui est devant le Collège de France, à cause de son beau grand nez et de sa capuce ; le Dumas de la place Malesherbes, à cause de sa bonne tête ; et le Lamartine du square de Passy, à cause de son lévrier… Les autres ne me disent pas grand’chose.

Il y a, boulevard Haussmann, un Shakespeare qui pourrait être, indifféremment, un Bernard Palissy, un Ronsard, un Jean Goujon, ou n’importe quel autre personnage du seizième siècle. De même pour nos contemporains : il n’y a rien qui ressemble à un bonhomme en redingote et en bronze comme un autre bonhomme de bronze en redingote. Sont-ce de nouvelles redingotes de bronze que vous voulez semer sur nos places ?

Je comprends les Grecs dressant aux athlètes vainqueurs des statues en pied et nues. Mais chez nos grands hommes, c’est la tête seule qui est intéressante et expressive. Il ne faut donc pas la percher si haut, sur un corps inutile, qu’on n’en puisse plus du tout distinguer les traits dans la noirceur du bronze. Si vous m’en croyez, monsieur, vous élèverez aux morts que vous aimez non point des statues, mais des monuments qui fassent rêver d’eux. La statue de Musset, que vous préméditez, ne sera jamais que la statue d’un grand sec. Faites autre chose. Commandez que l’on grave sur le piédestal, dans un médaillon, le délicat profil du poète, que nous pourrons ainsi voir de près. Puis, laissez à Falguière ou à Saint-Marceaux le soin de sculpter en marbre (oh ! pas de bronze) quelque figure de femme, habillée ou non, qui sera la Muse des Nuits, ou l’Âme de Musset, ou Marianne ou Carmosine…, enfin, qui éveillera en nous des ressouvenirs et des images de l’œuvre aimée…

Et ainsi pour les autres. Voilà mon idée.

Ah ! pendant que vous y êtes, ne pourriez-vous faire remplacer par de vraies femmes les vieilles dames d’honneur de la reine Amélie qui gardent le beau jardin du Luxembourg ?

 

Paris, 3 octobre.

Aimez-vous les mots d’enfants ? Vous me direz que vous les aimez quelquefois, et quand ce ne sont pas les chroniqueurs ou les vaudevillistes qui les font. Mais cela devient très difficile à discerner. Les enfants d’aujourd’hui sont d’une telle force qu’ils font souvent des mots d’enfants qui ressemblent à des mots d’auteurs. Telle cette réflexion d’un affreux bambin qui avait sans doute étudié les albums de Gavarni et qui, surprenant sa mère en faute, lui dit d’un air entendu :

  • — Hein ! maman, t’en as d’la chance que j’sois pas un enfant terrible !

Celui-là, après tout, je ne vous en garantis pas l’authenticité. Mais, en voici un que j’ai entendu de mes oreilles. Il est de Nicole, la petite sœur de Bob. Elle a huit ans, elle est fort paresseuse et rapporte régulièrement, du couvent où elle est élève externe, des bulletins déplorables. Un jour, sa mère lui faisait honte devant des étrangers de son ignorance, et Nicole protestait. Alors M. l’abbé, l’abbé de Bob, intervint :

  • — Mme Gyp a malheureusement raison, dit-il ; et tenez ! je parie que Mlle Nicole ne répond pas à la question pourtant bien simple que je vais lui poser… Quelles sont les cinq parties du monde ?

Nicole commença : « l’Europe … l’Europe… » Elle finit par trouver l’Amérique ; et puis plus rien. L’abbé ricanait.

  • — Zut ! dit Nicole exaspérée.

Vous jugez du scandale. On enferma Nicole. Le soir, au dîner (où elle était privée de dessert), elle avait les yeux si rouges et l’air si malheureux que sa mère eut pitié d’elle :

  • — Vois, ma petite fille, lui dit-elle doucement, comme tu as été méchante…
  • — Dame ! pourquoi qu’il me laissait pas tranquille ?
  • — Mais il me semble que M. l’abbé avait bien le droit de te poser cette question-là.

Alors Nicole, fort tranquillement :

  • Oh ! pour sûr que sa question n’était pas indiscrète !

C’est effrayant, n’est-ce pas ? À huit ans ! Voici, pour vous remettre, un vrai mot d’enfant, de bon petit enfant pareil à ceux d’autrefois, un mot de Suzon, une de mes petites amies, qui a sept ans. Sa mère lui apprenait l’arithmétique, et on en était aux exercices sur la soustraction :

  • — Si tu as huit pommes et que tu m’en donnes trois, combien en reste-t-il ?… Si la fermière a vingt poules et qu’elle en vende neuf … etc.

Tout à coup Suzon eut une idée :

  • — Écoute, maman. Et, clignant de petits yeux pleins de malice, étouffant de rire, toute cramoisie de la bonne farce qu’elle faisait à sa mère, elle lui posa cette question dont je vous prie d’admirer l’étonnante fantaisie et le tour déjà tintamarresque et chat-noiriste :
  • — Si j’ai cinq-z-yeux et que tu m’en creuves six, combien qu’i’ m’en reste ?

 

Paris, 3 octobre.

La pauvre Amiati, la chanteuse de l’Eldorado qui vient de mourir, ne faisait pas, comme Victorine Demay, la joie des lettrés, des curieux, ni des membres des classes dirigeantes. Elle n’avait pas été, elle, présentée à M. Renan. Mais elle ravissait, elle enthousiasmait la vraie foule. Notre grosse Demay fut « à la mode » ; la pâle Amiati était « populaire ».

Je me souviens de l’avoir entendue en 1872. C’était une grande fille brune, le visage à la fois tragique et ingénu, une voix généreuse, étoffée, avec de belles notes de contralto. En ce temps-là on se recueillait, on essayait de devenir sérieux, et l’on venait de découvrir que c’était le maître d’école allemand qui nous avait vaincus. Et c’est pourquoi Amiati chantait des chants patriotiques et des couplets sur les réformes de l’enseignement. Avec une conviction religieuse, elle lançait des refrains comme celui-ci :

Un peuple est fort quand il sait lire,
Quand il sait lire, un peuple est grand !

ou des vers de cette force :

L’instruction laïque, obligatoire,
Doit être enfin le dogme des Français !

(Prononcez « l’instructi-on », fredonnez cela sur l’air de T’en souviens-tu ? ou sur un air de même qualité, et vous pourrez vous rendre compte de l’effet.)

Elle a chanté ces choses-là pendant dix-huit années, la bonne Amiati. Elle y joignait la romance sur l’amour maternel, sur les pauvres, sur le printemps. Profondément admirée des ouvriers et des petits bourgeois, elle représentait, au café-concert, la littérature morale et élevée.

Elle était parfaitement naïve. Du premier jour que je l’ai vue, j’ai eu l’impression que cette grande fille devait être sage, qu’elle nourrissait sa mère, soignait ses petits frères et repassait ses chansons en leur tricotant des bas… Je ne sais si elle faisait rien de tout cela. Mais plusieurs de ses camarades m’ont dit, depuis, que c’était une excellente et honnête créature. Je lui ai moi-même parlé une fois (c’est la grosse Demay qui m’avait présenté à elle), et j’ai été frappé de son air de candeur.

Dans un monde de pitres et de petites gourgandines, la bonne Amiati était à part. Elle était grave, se sentant une mission. Quand on ne chante que des choses sur la patrie, la gloire, la justice, la Révolution, quand on traduit tous les soirs, devant deux mille personnes, de si beaux sentiments, c’est bien le moins qu’on se respecte, n’est-ce pas ? Amiati fut la vestale populaire de la chanson patriotique. C’est évidemment son répertoire qui l’a sauvegardée, maintenue sérieuse et digne. Son cas n’est-il pas amusant et touchant ?

 

Paris, 5 octobre.

Depuis qu’il fait froid, un des endroits les plus solitaires de Paris, c’est assurément l’esplanade des Invalides, entre neuf et dix heures, quand la foule est aux fontaines lumineuses ou à l’embrasement de la tour.

J’errais hier, à cette heure-là, dans le dédale que forment les pavillons des diverses colonies, les tentes kabyles, les kiosques, les restaurants, la pagode d’Angkor, les villages nègres et le kampong javanais. On se croirait dans une ville de rêve, où il y aurait de la boue pourtant. L’argent bleuâtre de la lumière électrique et l’or jaune du gaz baignent inégalement, d’une clarté plus singulière et plus factice encore que celle des théâtres, le désordre lyrique des architectures pareilles à des strophes d’Orientales. Çà et là, des angles de toits ou de murailles coloriées éclatent crûment, puis tout à coup on entre dans des pans d’ombre, on longe des tentes basses et toutes bossues, et des buttes sombres de bamboulas où grouille on ne sait quoi.

J’entends des râles féroces qu’accompagnent un tintamarre fêlé de casseroles et le cri aigu d’une flûte inhumaine : c’est le théâtre annamite… Je me penche par-dessus la barrière qui enclôt, comme une cour de ferme, un village du Congo ou du Gabon. Je me dis qu’à deux pas de moi, dans ces buttes, sous le crâne épais de quelque nègre qui rêve, vivent les images des grands fleuves, des plaines et des forêts de l’Afrique tropicale. Et j’entends un chant mélancolique à trois notes, qui semble venir de dessous terre, quelque chose qui rappelle la plainte si douce du crapaud par les soirs élégiaques…

Je continue d’errer. Je suis seul, absolument seul. Le silence est complet, un silence énorme, pour parler comme Flaubert. Et ce silence est d’autant plus étrange que tous les édifices de cette cité des songes sont éclairés intérieurement. Un seul bruit, bizarre et sec, bruit de crécelle, de roue dentée : cra cra … cra cra cra… À chaque instant, et de tous les côtés à la fois, j’entends ce léger grincement. D’où vient-il ? De quelles bêtes invisibles ? Vraiment cela est sinistre, cela rappelle les imaginations d’Edgar Poe… Mais je découvre tout à coup que ce bruit vient des globes de lumière électrique. Par quoi est-il produit ? Je ne suis pas assez grand clerc pour vous l’expliquer.

Je regagne l’allée centrale.

De petits hommes jaunes la traversent de temps en temps. Deux nègres, l’un habillé de rouge et l’autre de blanc, causent avec le petit soldat qui est en faction à la porte du palais de la Guerre. Une Fatma du concert tunisien, enveloppée d’un manteau sombre, et grelottante, passe au bras d’un homme à fez. L’un des nègres lâche une plaisanterie nègre, en sabir. Fatma riposte. Le petit soldat s’en mêle : il en trouve de drôles, le petit soldat. Les deux bons nègres se tordent. Et je me sens flatté dans mon amour-propre national…

 

À Monsieur Bob, à propos du dernier livre de Gyp :

BOB À L’EXPOSITION.

Paris, 8 octobre.

Je vous ai beaucoup aimé, mon cher Bob, et cela depuis le premier jour où votre charmante mère eut l’idée de noter pour nous vos instructives conversations. Et c’est parce que je vous aime encore que je voudrais vous dire, en toute franchise, combien m’ont surpris et affligé les derniers propos que vous avez tenus, si j’en crois Mme Gyp, à votre excellent abbé.

Il est vraiment étrange qu’un bambin de votre âge, visitant l’exposition, nous entretienne tout le temps de la Haute Cour et que, devant les petites Javanaises, au pied de la tour Eiffel, le long de la rue du Caire et même dans la galerie des jouets d’enfants, il éprouve l’invincible besoin de nous exprimer ses mauvais sentiments à l’endroit de M. Carnot et son enthousiasme pour M. Boulanger.

Vous reprochez à M. le président de la République d’avoir la barbe noire et le teint pâle, de n’avoir pas les épaules de Tom Cannon et de ne pas monter à cheval. Vous lui reprochez aussi, avec une amertume particulière, de présider un grand nombre de cérémonies, de se tenir très droit en public, de saluer beaucoup et de ne pas parler argot. Bref, vous lui en voulez mortellement de sa patience, de sa correction, de son sang-froid, du haut sentiment qu’il a de ses devoirs et de son exactitude scrupuleuse à les remplir.

M. le président de la République vous déplaît. À cela il n’y a rien à dire. Il ne faut pas demander à un petit bonhomme comme vous, très étourdi, très en dehors et, Dieu merci ! très enfant malgré sa précoce affectation de blague, d’être sensible à un genre de mérite qui ne se sent bien qu’à la réflexion et qui suppose une dépense d’énergie toute silencieuse et toute intérieure. Cette antipathie irraisonnée pour un honnête homme qui ne vous paraît pas suffisamment « décoratif » est bien, après tout, dans le caractère de notre ami Bob, du digne frère de Paulette et de Loulou.

Mais où j’ai peine à vous reconnaître et où vous me faites un réel chagrin, c’est quand je vous vois étaler un si furieux fanatisme pour l’ancien général au cheval noir.

Entendez-moi bien : ce que je vous reproche, ce n’est pas de penser et de sentir autrement que moi, c’est de n’être plus vous-même et de contrarier absolument l’idée que je m’étais faite de vous.

Car, raisonnons un peu. Vous êtes un gamin très indocile, très mal élevé, pas toujours très naturel malgré votre sans-gêne et votre argot, enfin très vaniteux et très content de vous. Mais avec tout cela vous avez du cœur et du bon sens ; vous êtes « un bon gosse », comme vous dites, et je crois que ce que vous estimez avant tout chez les hommes, c’est la franchise, la loyauté, le courage, le sentiment raffiné de l’honneur. Vous aimez encore mieux ces belles vertus quand il s’y joint un peu de « panache » ; mais ce goût est bien de votre âge. Je vois avec plaisir que vous admirez M. le maréchal de Mac-Mahon (page 5). Dans un autre endroit, vous vous emballez pour les hommes de 89, parce qu’ils avaient, dites-vous, « une crâne allure », et vous ajoutez : « Enfin, m’sieu l’abbé, y a pas à dire mon bel ami, c’étaient des zigs ! »

Or, si vous aimez tant les « zigs » et les hommes de « crâne allure », comment vous arrangez-vous, mon cher monsieur Bob, pour admirer à ce point l’homme des petites lettres au duc d’Aumale, des lunettes bleues et de la fuite à Londres, même sans parler du reste ? Le cheval noir suffit-il à compenser tant de traits fâcheux ? Et remarquez, encore une fois, que ce que je fais ici avec vous, ce n’est ni de la morale, ni de la politique. Je me place à votre point de vue de « bon gosse » un peu snob. Vous appréciez extrêmement ce qui est « chic ». Eh bien ! permettez-moi de vous dire que votre héros n’est pas « chic », mon pauvre Bobichon. Et si, comme je crois, ce mot mystérieux signifie pour vous, entre autres choses, une certaine élégance morale, c’est bien plutôt, Dieu me pardonne ! M. Carnot qui serait « chic ».

Réfléchissez, mon cher Bob ; renoncez à une erreur de goût que rien ne justifie ; renoncez-y sans le dire, puisque l’objet de votre flamme est aujourd’hui malheureux, et redevenez le vrai Bob … ou j’essaierai de ne plus vous aimer.

 

À M. Maurice Barrès, député boulangiste.

Paris, 9 octobre.

MONSIEUR,

Je ne pense pas que les sept mille citoyens qui vous ont donné leurs suffrages aient lu les livres par lesquels vous avez perverti ce pauvre Paul Bourget. Mais sans doute ceux qui, d’aventure, en ont entendu parler ont cru, sur la foi du titre, que Sous l’œil des barbares était un opuscule patriotique, et Un homme libre une brochure éminemment républicaine.

Pour moi, bien que j’aie toujours été aussi anti-boulangiste que possible, pour des raisons très simples qui me paraissent très fortes et qui n’ont rien de littéraire, je prends aisément mon parti de votre succès, par amitié pour vous et principalement par curiosité ; et je sens que je vous suivrai, dans votre nouvelle carrière, avec le plus vif intérêt.

J’ai bien été un peu surpris, tout d’abord, de votre sympathie pour un homme de qui devaient vous détourner, semble-t-il, votre grande distinction morale et votre extrême raffinement intellectuel. Je ne croyais pas non plus, quand j’ai lu vos premiers écrits, que la politique pût jamais tenter un artiste aussi délicat et aussi dédaigneux que vous. Mais, en y réfléchissant, je vois que vous êtes parfaitement logique. Vous rêviez, dans votre Homme libre, la vie d’action, qui vous permettrait de faire sur les autres et sur vous un plus grand nombre d’expériences et, par là, de multiplier vos plaisirs. Vous avez pris, pour y arriver, la voie la plus rapide. Peut-être, d’ailleurs, éprouviez-vous déjà ce « besoin de déconsidération » que vous louez si fort dans votre méditation ignatienne sur Benjamin Constant.

Votre aventure n’est point commune. Je ne prétends pas qu’il n’y ait jamais eu que des illettrés dans les Chambres françaises. Mais ce sera assurément la première fois qu’on verra entrer au Parlement, et dans un âge aussi tendre, un député d’une littérature si spéciale et si ésotérique.

Et j’en suis bien aise, car il vous arrivera infailliblement de deux choses l’une :

Ou bien vous resterez ce que vous êtes : un humoriste quelquefois exquis. Après l’ironie écrite, vous pratiquerez l’ironie en action. Cela ne m’inquiète pas, car je suis sûr que vous saurez vous arrêter où il faut dans votre manie d’expériences, et que ce seront vos collègues, jamais votre pays, qui en feront les frais. J’en ai pour garant, dans Un homme libre, cette étude fine et secrètement attendrie sur la Lorraine, que M. Ernest Lavisse considère comme un excellent morceau de psychologie historique. Votre esprit s’enrichira d’observations dont votre talent profitera ; et, si vous transportez à la tribune votre style et vos idées d’ultra-renaniste et de néo-dilettante, on ne s’ennuiera pas tous les jours aux Folies-Bourbon.

Ou bien … ou bien vous valez moins que je n’avais cru, et alors vous finirez par être comme les autres. Insensiblement la politique agira sur vous. Vous prendrez goût aux petites intrigues de couloir. Vous deviendrez brouillon, vaniteux et cupide. Votre esprit, loin de s’élargir par des expériences nouvelles, ira se rétrécissant. Votre ironie supérieure se tournera en blague chétive ; ou peut-être, au contraire, deviendrez-vous emphatique et solennel. Bref, vous vous abêtirez peu à peu. Vous n’aurez plus de style, et vous en viendrez à employer couramment, dans vos discours, le mot « agissement », cauchemar de Bergerat.

Et ce sera encore plus drôle. Mais, dans l’un et l’autre cas, je suis certain que vous m’amuserez et, à cause de cela, je vous envoie tous mes compliments.

 

Paris, 14 octobre.

Le tsar a répondu en français au toast que l’empereur Guillaume II lui avait porté en allemand. Certes, l’événement n’est pas considérable, et il n’y a presque aucune conséquence à en tirer. Mais, pourquoi ne pas l’avouer ? ce rien nous a fait grand plaisir.

Que ce soit intérêt, espoir caché, sympathie naturelle, admiration toute chaude pour une littérature récemment révélée, ce qui est sûr, c’est que nous aimons la Russie. Nous la connaissons, sans doute, très mal, mais nous l’aimons. Et alors, malgré nous, nous attendons un peu de retour. Et notre ingénuité est telle que nous sommes tentés de prendre pour une marque indirecte et secrète d’amitié pour nous ce qui n’implique peut-être, chez le tsar, que le respect d’une très ancienne tradition.

Le français est, depuis plusieurs siècles, la langue des relations internationales. Cela prouve que nous sommes un très vieux peuple, et qui fut puissant par l’action et par la parole. L’avenir est promis, dit-on, à des peuples plus jeunes, mais nous avons un long et beau passé. Notre démocratie possède de plus anciens titres de noblesse que les monarchies absolues. Or, au fond, nous y tenons beaucoup, à ces titres, et nous en sommes très fiers, — fiers comme des rois.

Et ainsi, le tsar ne saurait échapper à notre reconnaissance. Nous avons beau savoir qu’il n’a rien fait de surprenant ni d’étrange en se rappelant que notre langue est encore, dans la politique, la langue européenne : nous lui savons gré de s’en être souvenu, et de s’en être souvenu si à propos. Nous sommes touchés que les seuls mots français qu’on ait entendus ces jours-ci dans une cour où notre langue est, dit-on, soigneusement pourchassée, et jusque sur les menus des dîners de gala, aient été prononcés par l’empereur de toutes les Russies. Cela chatouille notre fierté et, si vous voulez, notre vanité nationale dans ce qu’elle a de plus innocent, de plus légitime, de moins agressif. Pour ces raisons, et pour d’autres encore que le tsar connaît mieux que nous, ce qu’il a fait là nous a paru tout à fait spirituel.

 

Paris, 15 octobre.

Il faut, ma cousine, que vous ayez aujourd’hui (qui est jour de terme) une pensée compatissante pour les honnêtes gens qui déménagent, car c’est là un grand ennui.

J’en sais quelque chose, étant moi-même un de ces malheureux. Ce déplacement de mes humbles pénates m’apparaît comme un événement considérable et qui bouleverse mon existence. J’étais fait à mon logis, à ma rue, à mon quartier. Je savais, chez moi, où trouver chaque objet. De là, une grande quiétude d’esprit et une sérieuse économie de mouvements. Puis, j’avais ma marchande de journaux, mon bureau de tabac, mon bureau de poste, ma station de voitures. Partout des figures de connaissance, devenues des figures amies. Je regrette tout cela ; je regrette les habitudes de mes yeux. Il n’est point de départ, même pour l’Atlantide, qui ne soit mélancolique.

Changer de quartier à Paris, c’est se transporter d’une ville dans une autre. C’est toute une vie nouvelle qu’il me faudra apprendre lentement. Et peut-être deviendrai-je aussi un homme nouveau. Les quartiers façonnent leurs habitants. Il y a quelques années, quand je perchais non loin du boulevard Saint-Michel, j’étais à la fois ingénu et bohème. Ensuite, ayant passé les ponts et vivant au centre de Paris, j’ai acquis, à ce que je crois, un peu de sens pratique et de sagesse égoïste et, autant que ma simplicité me le permettait, d’utiles notions sur la vie parisienne. Le quartier que je vais maintenant habiter est calme et opulent (car on peut être pauvre et demeurer dans une rue riche). Je n’y ai point vu de brasseries. Il est probable que mes habitudes s’en ressentiront. Je serai moins souvent dans la rue. Peut-être voudrai-je vivre avec plus de confort ; et qui sait si la turlutaine des « objets d’art » ne me viendra pas, ou le désir de ressembler un peu plus aux « gens du monde » ?… Tout arrive, hélas ! Et peut-être aussi ces transformations que j’ai notées ou que je prévois sont-elles le triste effet des années autant que des déménagements…

 

Paris, 18 octobre.

… Toute réflexion faite, l’Exposition est encore plus belle par ces jours d’automne. Sans doute la mélancolie des feuilles qui tombent et du ciel rouillé étonne d’abord un peu dans cette artificielle cité des fêtes, car il ne semble pas que ce qu’on va chercher au Champ-de-Mars, ce soit un endroit pour rêver et pour se réciter les vers de Lamartine :

Salut, bois couronné d’un reste de verdure,
Feuillages jaunissants sur les gazons épars !…

(On a soin d’ailleurs de ratisser chaque matin les feuilles mortes.) Mais je ne sais si, après tout, la somptueuse tristesse de l’automne ne fait pas, à la cité bleue, une parure plus harmonieuse que celle du frais printemps ou du flamboyant été.

Car voici que les architectures de faïence et de métal, moins neuves, ont un éclat moins cru. Les couleurs se sont adoucies et fondues. Il y a maintenant, des jardins au palais, de délicieux rappels de tons. Le brun rouge de la tour, les chamarrures d’or roux du dôme central, les jaunes et les roses apaisés des céramiques répondent aux brocarts et aux ors sombres ou clairs des feuillages mordus par le froid. Et les deux dômes bleus sont d’un bleu pâle comme l’azur frileux des dernières matinées.

Je vois une autre harmonie encore entre l’automne et l’Exposition. Les richesses étalées dans les galeries des palais bleus et roux, ne sont-ce pas les productions de l’automne des peuples ? Ces merveilles de la civilisation industrielle, ces machines ingénieuses, mues par la vapeur, à la fois servantes des hommes et mangeuses de vies humaines, ces recherches de commodité et de confort, ces mille inventions d’un luxe minutieux et tourmenté, ces œuvres d’art où cherchent à s’exprimer des âmes fines, inquiètes et tristes, tout cela suppose un long passé de science et d’art, tout cela est l’effort ou l’amusement d’une humanité entrée déjà dans son arrière-saison. Et ainsi la livrée d’automne est peut-être ce qui convient le mieux à ces fêtes où les races célèbrent les labeurs savants de leur maturité.

Hélas ! nous ne verrons pas l’Exposition en livrée d’hiver.

 

Paris, 26 octobre.

J’arrive de Bruxelles, où je crois avoir vu un homme heureux, et qui mérite de l’être. Comme l’une et l’autre chose sont fort rares, et comme la réunion des deux est un hasard absolument merveilleux et extravagant, je vous fais part tout de suite de ma découverte.

C’est de M. le vicomte de Spoelberch de Lovenjoul, le scrupuleux auteur de l’Histoire des œuvres de Théophile Gautier, que j’entends vous parler. Il est, selon toute apparence, l’homme du monde qui possède la plus belle et la plus riche collection de manuscrits autographes des grands écrivains contemporains. Et la plupart de ces manuscrits sont inédits. J’ai vu, j’ai touché, avec respect, avec émotion. Et ce ne sont pas de maigres portefeuilles courant l’un après l’autre ; ce sont, dans une vaste bibliothèque si bien disposée pour l’étude qu’on y voudrait vivre et mourir, des manuscrits à pleins cartons, et des cartons à pleines caisses ou à pleins casiers.

Il y a là, entre autres curiosités sans prix, un Cromwell en cinq actes et en vers, écrit par Balzac à vingt-quatre ans, une comédie du même en cinq actes et en prose, plusieurs nouvelles, des commencements de romans, des brassées de lettres à la comtesse Hanska ; bref, de quoi faire cinq ou six volumes d’œuvres inédites. Il y a des protêts et des exploits d’huissiers par centaines, toute l’histoire, en papier timbré, des dettes de Balzac. Il y a un mémoire de serrurier qui nous apprend que Balzac, rentrant chez lui pour la première fois après son mariage… Mais j’ai promis de ne rien révéler. Il y a une facture d’orfèvre où nous voyons que la pomme de la fameuse canne… Mais M. de Lovenjoul m’a fait jurer de ne rien dire. Il a des lettres de Musset à George Sand et de George Sand à Musset où il apparaît clairement que… Mais je suis honnête homme, vous ne tirerez pas de moi un seul mot de plus.

(Et il y a une lettre écrite par Balzac à l’âge de dix ans, où il assure à sa mère « qu’il se frotte les dents avec son mouchoir comme elle le lui a recommandé ». Tant pis ! je trahis ce secret-là.)

M. de Lovenjoul est heureux, vous ai-je dit. Je l’ai été, moi, pendant l’heure trop courte où j’ai pu tenir entre mes doigts, sur ces feuilles jaunies, un peu de la vie quotidienne et familière, de la vie toute nue et toute franche de quelques-uns des esprits que j’aime ou que j’admire le plus. Quels plaisirs ne doit-il pas éprouver, lui qui ne les quitte pas, qui vit avec eux, et dans une intimité si secrète qu’il connaît sur eux des choses insoupçonnées. Et ces joies, il les mérite, car nul bénédictin n’a plus travaillé que lui. Tout est étiqueté, catalogué, classé par ordre chronologique. Un prodige ininterrompu de patience et d’ingéniosité, telle est la vie de M. de Lovenjoul. Et quelle persévérance, quelle ténacité il lui a fallu pour assembler de telles merveilles ! Tous les moyens ont dû lui être bons pour cela. Pendant des années, il a dû, sinistrement, guetter des morts… Pourtant, il m’a affirmé qu’il n’était jamais allé jusqu’au crime…

C’est plutôt maintenant qu’il est en train de devenir un grand coupable. Ces chers manuscrits, il les aime tant qu’il voudrait les éditer tous lui-même, ce qui est impossible, car « ils sont trop ! » Je crois d’ailleurs qu’il n’a aucune hâte, au fond, de les livrer au grand jour. Et c’est cela qui est mal, très mal. Je le supplie d’y réfléchir. Son devoir évident est de s’adjoindre une petite brigade d’élèves de l’École normale ou de l’École des hautes études, et de tirer tout cela au clair et, vite, de tout publier ; bref, de se donner un peu de peine pour notre plaisir… Un collectionneur égoïste n’est qu’un receleur distingué. Parfaitement !

 

Paris, 31 octobre.

Hier soir, 30 octobre, au théâtre du Gymnase, la langue française s’est enrichie d’une locution nouvelle qui est sûre de faire son chemin et qui, pour commencer, a eu grand succès dans les couloirs, pendant les entr’actes. Les origines de cette locution, on les retrouverait dans une vieille image chère à la poésie élégiaque. Je ne vous rappellerai que cette strophe de Lamartine :

Ainsi toujours poussés vers de nouveaux rivages,
Dans la nuit éternelle emportés sans retour,
Ne pourrons-nous jamais sur l’océan des âges
Jeter l’ancre un seul jour ?

Si le temps est un océan et s’il y passe des barques d’amoureux, il peut donc y passer aussi des navires ou, en style moins noble, des bateaux.

Ces bateaux, ce sont les générations humaines. Vous avez maintenant toutes les clartés qu’il faut pour bien entendre des phrases comme celle-ci :

  • — Voilà comme nous sommes dans mon bateau. Plus de préjugés ! Plus rien ! Ça embarrasse, les colis.

Ou bien :

  • — Vois-tu mon cher, nous ne sommes pas du même bateau.

Ou encore :

  • — Papa ? Ah ! le pauvre homme, il est d’un trop vieux bateau pour ça !

Si Paul Astier n’ose pas aller jusqu’au bout de son crime, c’est qu’au fond il n’est pas du bon bateau, du vrai bateau, du dernier bateau, celui des petits struggleforlifers de vingt ans. Il n’est que de l’avant-dernier, celui des struggleforlifers de trente à trente-cinq ans.

Elle est amusante, cette vieille image ainsi renouvelée par un homme qui a le génie du pittoresque.

On les voit à la queue leu leu, tout le long du fleuve des âges, ces navires qui portent les générations successives et qui, par leur construction même, leur aspect et leur allure, expriment quelque chose de l’âme et des mœurs des passagers : le bateau d’aujourd’hui, net, lisse, à vapeur, en acier, tout à l’utile, — le haut vaisseau royal, majestueux et lourd, chargé d’ornements et de dorures, — la trirème antique, élégante comme un beau vase et berçant à sa proue une sirène couronnée de fleurs … et ainsi de suite jusqu’à l’arche de Noé, le plus vieux des bateaux et le plus innocent, parce qu’il est celui qui contient le plus de bêtes.

 

Paris, 5 novembre.

Hier, dans une maison où j’étais, on parlait de la Lutte pour la vie et l’on discutait la scène du verre empoisonné. Une femme se mit à dire :

« Qu’est-ce que ce struggleforlifeur ou struggleur for life en carton qui, au moment de faire son coup, se trouble, pâlit, ne se domine plus, crie involontairement comme une femmelette nerveuse, puis s’effondre en demandant pardon d’avoir été méchant ?

« Voici comment j’aurais, moi, conçu la scène.

« Paul Astier apporte le verre d’eau et, très calme, le tend à la duchesse. Elle a compris. Elle prend ce verre et le pose sur la table, mais sans le lâcher. Puis, comme si elle oubliait de boire, elle se met à parler de choses insignifiantes … du monocle d’Herscher ou de la toilette de Mme de Rocanère… Cela, pendant plusieurs minutes. (Plus cela durera, plus l’effet sera grand.) Et, tout en conversant ainsi de l’air le plus tranquille du monde, elle regarde Astier dans les yeux… Il ne bronche pas. Seulement il trouve le temps long et, malgré lui, ses yeux se portent sur le verre… Ah ça ! est-ce que la vieille ne va pas boire à la fin ?

« … Lentement, d’un geste indifférent et en suivant la causerie commencée, la duchesse se décide à approcher le verre de ses lèvres… Rien ! Paul Astier n’a pas bougé…

« Alors elle remet le verre sur la table, se redresse et éclate : — Ah ! misérable ! tu m’aurais laissé boire, n’est-ce pas ? Etc… Je vais appeler, et montrer à tout le monde qui tu es !…

« Mais lui, beau joueur : — Soit !… c’est la cour d’assises.

« Elle n’avait pas pensé à cela. La cour d’assises ? la prison ? l’échafaud, peut-être ? Non, pas cela ! non !… Elle jette le verre : — Je te sauve ; et je vais te délivrer de moi… Car tu recommencerais, j’en suis sûr… Tu l’auras donc, ton divorce. Etc…

« Le reste comme au Gymnase. » Ainsi parla la dame…

 

Paris, 7 novembre.

C’est fini. On l’a fermée hier : cela est triste. Car, bien que je sois allé la voir trente ou quarante fois, je ne l’ai pas vue. Personne ne l’a vue : il y avait trop de monde.

Je songe tout à coup, et j’éprouve en y songeant le tragique sentiment de l’irréparable, que je n’ai jamais été sur le pont roulant de la galerie des machines et que j’ai même oublié de monter au balcon du dôme central. Il y a une quantité de petits pavillons, de baraques pittoresques, d’édicules exotiques où l’on voyait sans doute des choses merveilleuses et où je ne suis jamais entré, parce que je n’ai pas la vertu qu’il faut pour faire la queue. Personne ne l’a vue, vous dis-je, votre Exposition ! personne, excepté les pauvres, les résignés, ceux qui sont patients, ceux qui savent attendre. Et cela est très bien ainsi.

Hier, dernier jour, je voulais revoir d’abord les choses que j’avais aimées, puis me mettre en quête de celles que je n’avais pas vues et réparer un peu mes oublis ou mes paresses… Mais la foule était d’une densité plus cruelle encore que les autres fois. Alors j’ai cherché des coins paisibles. J’en ai trouvé ! Je me suis reposé dans une grande salle pareille à un ouvroir protestant, où sont exposées des dentelles et où des dames affables causent discrètement. C’est le pavillon Dillmont… J’ai été bien tranquille aussi dans une salle où l’on voit des casseroles de cuivre et des robinets. Enfin, je n’ai pas été trop dérangé non plus dans un petit coin du pavillon du gaz, où j’ai vu une amusante collection de tous les anciens ustensiles d’éclairage, lampes grecques et romaines, chandeliers rébarbatifs et torchères du moyen âge, lampes naïves et flambeaux des derniers siècles, etc… J’ai remarqué une exquise petite lampe antique, en forme de pied, l’orteil relevé et percé pour laisser passer la mèche. Ç’a été ma suprême découverte.

… Une dernière fois, la cité féerique nous est apparue dans un immense et surnaturel flamboiement ! Puis, tout est rentré dans la nuit. Et nous sommes au lendemain d’un rêve.

Rêve bienfaisant ? Oui, certes. L’Exposition nous a fait croire à notre propre renaissance. Elle a présenté à nos yeux de vives et brillantes images de paix et de fraternité humaine. Elle a été la fête magnifique du travail.

Mais, justement, les jours de fête on ne travaille pas, et il est dur, ensuite, de s’y remettre. Puis, les lendemains de rêve sont dangereux. On se heurte de nouveau à la réalité, on la trouve plus rude qu’auparavant, et l’on s’irrite… Et il arrive ainsi qu’en exaltant notre espoir, mais sans nous apporter plus de vertu, la fête de la paix sème en nous des germes de guerre. Rappelons-nous ce qui suivit la délicieuse et sublime fête de la Fédération de 1790, et soyons les gardiens vigilants de nos propres cœurs.

 

Paris, 10 novembre.

Je me suis trouvé par hasard à ce dîner du Journal des Débats où M. Léon Say a dit de si bonnes choses.

C’est la première fois que je l’entendais parler. Son éloquence est très particulière. Elle est uniquement faite de clarté et de placidité. J’imagine que, auprès de M. Say, Thiers était un pur lyrique et que Dufaure semblait pindariser. C’est une causerie lente et posée ; le ton est modeste et uni, le geste rare ; le mouvement n’est que dans les idées. À peine, çà et là, une inflexion imperceptiblement railleuse. Rien de moins oratoire, mais rien de plus persuasif ni qui inspire plus de confiance… Il faut ajouter qu’un nom illustre, une très grande fortune, un long et brillant passé politique, — ce sont de ces choses qui permettent la simplicité et qui donnent à cette simplicité un assez bon air. Puis, on sent bien ici que l’orateur est désintéressé, que son passé et ses moyens le lui permettent ; que, s’il peut avoir de hautes et légitimes ambitions, il n’a point de fringale ; qu’il est à peu près exempt de la tentation de subordonner l’utilité publique à son propre intérêt, et qu’il est donc dans les meilleures conditions pourvoir le vrai et pour le dire… Bref, j’ai connu clairement, en écoutant ces phrases paisibles d’un monsieur tout à fait dépourvu d’emphase, ce que c’est que « l’autorité » chez un orateur.

Une phrase de ce discours m’a frappé entre beaucoup d’autres : « Nous avons une grande nouveauté à vous montrer durant cette législature : des hommes qui sont eux-mêmes, et cette nouveauté seule est peut-être appelée à produire de grands effets. »

Être soi-même ! Avoir son sentiment et son jugement à soi, et non pas le jugement ni le sentiment des autres, professer une opinion parce qu’on l’a, non parce que d’autres l’ont et parce que c’est l’opinion présumée d’une circonscription électorale ou l’opinion affichée d’un groupe parlementaire… Ah ! si nos représentants pouvaient faire cela ! Si chacun d’eux pouvait penser tout, seul et agir selon qu’il a pensé !… Ne dites point qu’il y aurait alors autant d’opinions que de têtes. Il n’y a guère plus de deux ou trois grandes façons de juger et de sentir en politique. Les esprits finiraient donc par se ranger en un petit nombre de catégories. Mais ils s’y rangeraient spontanément. Au lieu des groupements artificiels d’autrefois, nous aurions des groupements naturels ; et chacun, étant plus sincère, travaillerait mieux et de meilleur cœur.

Notez que ce qu’on demande ici à nos députés, ce n’est même pas d’être plus vertueux, plus intelligents, plus désintéressés ; c’est seulement d’être un peu moins humbles, d’oser un peu interroger leur propre expérience et leur propre conscience. S’ils faisaient ce petit effort, nous aurions tout de suite une meilleure politique.

C’est comme en littérature. Si les jeunes gens ne copiaient point ce qu’ils ont lu, s’ils voulaient être sincères et ne traduire que ce qu’ils ont vu et senti, nous aurions de bien meilleurs livres.

Il y a pourtant une difficulté. « Être soi-même », cela est beau ; mais, pour être soi-même, il faut d’abord être quelque chose… Cette réflexion me refroidit un peu sur la phrase de M. Léon Say.

 

G…, 12 novembre.

Les abords du palais Bourbon doivent être, à l’heure qu’il est, fort tumultueux, et la journée sera, j’imagine, des plus intéressantes. Que va-t-il se passer de l’un et de l’autre côté de l’enceinte si consciencieusement fortifiée par M. Madier de Montjau ?… Mais je suis loin de Paris et n’aurai les nouvelles que demain. Laissez-moi donc, tandis que je regarde tomber les dernières feuilles, vous entretenir de choses paisibles et innocentes.

Justement, ce sont aussi des feuilles d’arrière-automne, ces Poèmes épars, de mon respectable ami M. Édouard Grenier, que j’ai pris avec moi pour faire le voyage. Lisez-les, ma cousine ; lisez particulièrement, dans ce livre d’un sage, les Sonnets et les Rayons d’hiver.

Il serait peut-être inexact de dire que M. Édouard Grenier est encore jeune ; mais il serait également faux de dire qu’il ne l’est plus. En tous cas, il a imaginé une façon bien spirituelle de ne plus l’être.

Vous vous rappelez les beaux vers de Sully Prudhomme :

Viennent les ans ! J’aspire à cet âge sauveur
Où mon sang coulera plus sage dans mes veines…

Le noble poète des _Épreuves_ songe qu’il sera un jour « affranchi du baiser », et il ajoute avec une triste joie, — ah ! si triste au fond :

Et vous ! oh ! quel poignard de ma poitrine ôté !
Femmes, quand du désir il n’y sera plus traces,
Et qu’alors je pourrai ne voir dans la beauté
Que le dépôt en vous du moule pur des races.

Eh bien, M. Grenier a su ne pas retirer tout à fait de son cœur vieillissant le poignard cruel et délicieux. Que dis-je ! C’est depuis que les premiers « rayons d’hiver » ont touché son front qu’il a su se faire un plus riche sérail. M. Grenier est le don Juan paternel des amitiés féminines.

Les pâles amitiés remplacent les amours,

nous dit-il. Ne le croyez point : elles ne sont pas si pâles. Le sentiment qu’il voue à ses amies est encore un peu l’amour. Il en garde les formes extérieures, les caresses de langage et, si je puis dire, la liturgie, et même, parfois, les inquiétudes, les vivacités, les ardeurs. On devine, à certains passages, que le doux poète s’est fait gronder, tout comme un jeune homme, par ses belles amies. Il s’excuse, à plusieurs reprises, de la chaleur de ses adorations :

La nature m’a fait d’une argile trop tendre,
Et j’aime à me donner, même sans recevoir.

Mais, le plus souvent, il a l’adresse charmante de s’en tenir au rôle de consolateur. Son amour, qui flatte sans effrayer, lui vaut du moins des confidences d’une espèce particulière, la confidence des douleurs qui viennent de l’amour. Les jeunes femmes sentent que son cœur est tout à elles et l’en récompensent en lui parlant de leur propre cœur…

… Hélas ! toutes ou presque toutes,
Dans ce noble et charmant essaim,
Perdent leur sang à larges gouttes
Et portent une plaie au sein.

Pas une qui n’ait sa blessure :
L’une, après des jours triomphants,
De rien au monde n’est plus sûre ;
L’autre a perdu tous ses enfants.

L’autre, encor si digne qu’on l’aime,
N’a rencontré qu’un cœur glacé ;
Tout a trompé la quatrième
Dans le présent et le passé…

M. Édouard Grenier a trouvé ceci, d’être l’ami des heures douloureuses, de ces heures où l’amitié s’attendrit et se livre au point d’imiter un peu, au moins dans ce qu’ils ont de purement sentimental, les abandons de l’amour. Comprenez-vous ? L’auteur des Poèmes épars est donc un sage bien ingénieux. Nous l’envions. Peut-être aussi envie-t-il ceux qui n’ont pas encore besoin de tant d’ingéniosité ?… De là la grâce mélancolique répandue sur ce petit livre.

Paris, le 15 novembre.

Je viens de lire avec le plus vif intérêt une brochure anonyme : La Vérité sur Mgr Darboy (Gien, Paul Pigelet, éditeur). C’est la réponse serrée, véhémente, spirituelle souvent et incisive, d’un prêtre ultramontain à deux biographes de l’ancien archevêque de Paris : l’abbé Guillermin et le cardinal Foulon.

Je ne puis analyser l’ouvrage ni en discuter le fond : la place me manque, et sans doute la compétence. Mais je vous dirai l’impression singulière que j’ai eue en le lisant. J’y ai senti à l’improviste quel abîme (et principalement depuis le concile du Vatican) peut séparer la pensée d’un honnête homme plutôt chrétien, comme je suppose que vous êtes, de la pensée d’un prêtre catholique.

Sur les faits, il est impossible de n’être pas d’accord avec l’auteur de la brochure. Il résulte évidemment des lettres de l’archevêque et de Pie IX, et d’autres documents officiels, que Darboy a été le plus décidé des gallicans ; que, ayant nié la juridiction ordinaire et immédiate du pape sur le diocèse, il ne s’est jamais rétracté formellement ; « qu’il a toujours été du côté du gouvernement contre le pape, contre le concile, contre l’Église, à l’archevêché, aux Tuileries, au Sénat, à Rome comme à Paris ». Lors donc que l’abbé X… nous dit que Darboy n’a été qu’un diplomate et un grand fonctionnaire, cela ne nous semble point si mal jugé. Même sa conclusion nous paraît assez juste, à la malveillance près : « Si la chronologie fait tort à Mgr Darboy en le nommant avant le cardinal Guibert et après le cardinal Morlot, l’histoire le servira peut-être mieux en le plaçant entre Noailles et Maury. »

Seulement … il se trouve que les documents sur lesquels il appuie sa très solide démonstration et qui ne lui inspirent, à lui, que tristesse et que colère, nous rendent intéressante, ou même sympathique, la figure de l’intelligent prélat, et que, tandis qu’il croit l’accabler, il le sert auprès de nous.

« La grande préoccupation de cet évêque, nous dit-il en rapportant les propres expressions de Darboy, est de former un épiscopat et, par conséquent, un clergé compact, unanime et marchant d’un même pas dans le sens de son époque et de son pays, et qui surtout ne soit pas trop dépendant de la cour de Rome, parce que ç’a été la cause du schisme religieuse du seizième siècle. » Une autre fois, Darboy a osé écrire, à propos de la nomination d’un évêque : « Ceux-là doivent être préférés, toutes choses égales d’ailleurs, qui croient que la société n’a pas moins besoin d’être consolée que d’être instruite, qu’il faut la plaindre et la servir encore plus que la blâmer et la craindre… » De telles paroles scandalisent l’auteur de la brochure. Il songe avec épouvante que, « si l’Empire avait duré, si Mgr Darboy avait vécu, l’Église de France se serait trouvée, une fois encore et malgré le concile, sous la domination d’un semi-gallicanisme pratique, parlementaire et régulier ». Il constate enfin, et avec douleur, que « Mgr Darboy a été plus chrétien que prêtre, plus prêtre qu’évêque, et que le baptême avait laissé plus de traces dans son âme que le sacrement de l’ordre ».

Or, nous avons beau faire, tout cela ne nous effraye ni ne nous chagrine. Chose inattendue et tout à fait curieuse, les sentiments que les hommes d’esprit modéré et qui souhaitent la paix religieuse voudraient rencontrer aujourd’hui chez ceux qui représentent au Parlement la foi et les intérêts catholiques, ce sont précisément les sentiments du grand-aumônier de Napoléon III.

Il est très vrai que Darboy fut surtout un politique et un honnête homme. L’héroïsme même de sa mort fut tout humain, sans l’exaltation des martyrs des premiers temps ou des missionnaires. Il mourut très courageusement et très dignement, parce qu’il le fallait

Je me souviens de l’avoir vu et entendu plusieurs fois, quand j’avais de quinze à dix-sept ans. Il parlait avec une pureté et une abondance merveilleuses et que je n’ai retrouvées, depuis, que chez Alfred Fouillée. C’étaient des sermons de morale chrétienne, très généreuse et très virile. Pas une fois il ne nous parla des dogmes.

Sans doute, d’autres questions encore que celle de l’infaillibilité du pape lui semblaient « hérissées de difficultés théologiques et historiques ». Au concile du Vatican, lorsque le secrétaire de l’assemblée annonça la majorité en ces termes : Fere omnes surrexerunt, Darboy se pencha vers son voisin, le cardinal Manning, et lui glissa dans l’oreille ce calembour : «Toutes les bêtes ont voté oui !… feræ omnes… »

Je ne tire point de conclusion. Tout ce que je sais, c’est que je n’ai jamais rencontré visage plus profondément mélancolique, d’une expression plus douloureuse, que celui de Darboy.

Qu’avait-il donc, l’archevêque de Paris ?…

 

Paris, 21 novembre.

Il y a vraiment trop longtemps, ma cousine, que nous n’avons joué au noble jeu des citations. Dites-moi de qui sont ces deux vers :

Enfin, j’ai vu la Peste au sommet des collines
S’asseoir, comme un berger qui compte ses troupeaux.

L’image est ample et belle, mais n’est pas très précise. Un esprit lucide et sec y trouverait à reprendre. La Peste, si on veut la personnifier, n’est nullement, avec les victimes qu’elle entasse, dans le même rapport que le berger avec son troupeau. À moins de dire (mais le poète n’y a probablement pas songé) que le berger dénombre ses moutons pour l’abattoir, comme la Peste dénombre les hommes pour la mort ?… La comparaison n’est donc pas d’une exactitude bien scrupuleuse.

Mais, d’autre part, en faisant asseoir la Peste sur une colline, le poète exprime très heureusement l’idée du fléau planant sur toute une région ; et, quant aux troupeaux de moutons (les voyez-vous qui cheminent le soir en se serrant les uns contre les autres ?), ils sont là pour donner l’impression du foisonnement, de l’accumulation des cadavres dans la ville pestiférée… En somme, l’image est grande, et ce qu’elle a peut-être de vague et d’indéterminé en accroît encore la magnificence. Ces deux vers ressemblent à de très beaux vers de Lamartine.

Or, ils sont de Mlle Louise Michel.

 

Un mot d’enfant. Mag a cinq ans, et son frère en a trois. On leur a donné un gros baba et un petit gâteau sec. Mag prend le baba et dit à son frère, d’un air de charité angélique :

  • — Tiens ! mange le joli petit ! Moi, je mangerai le vilain gros.

Tout l’art de la diplomatie en une ligne !

 

Un mot de gamin. Je le tiens du docteur Félizet. Il avait soigné à l’hôpital un gamin de dix ans, qui montrait de rares dispositions pour le dessin et qui, sans avoir rien appris, crayonnait drôlement les têtes de ses voisins ou les silhouettes des bonnes sœurs. Quand l’enfant fut guéri, Félizet, qui l’avait pris en affection, lui demanda :

  • — Est-ce que ça t’amuserait d’être peintre, de faire des tableaux ?
  • — Peut-être bien, dit l’enfant ; mais j’ai une autre idée.
  • — Et laquelle ?
  • — Je voudrais être livreur d’eau de Seltz.

Être livreur d’eau de Seltz, c’est-à-dire descendre les rues au grand trot en faisant claquer son fouet, parmi le branlebas des siphons secoués… Comprenez-vous quelle ivresse !

 

Paris, 25 novembre.

Un vestibule de château féodal gardé par quatre armures vides tenant des lances et des hallebardes ; un retable en bois sculpté et colorié, qui représente Jésus portant sa croix ; de vieux saints en bois ; des tapisseries de haute lisse ; un large escalier de pierre ; des portes de fer ; une salle immense éclairée par des vitraux ; une cheminée de la Légende des siècles, dans laquelle un fagot tout entier et trois ou quatre troncs d’arbre reposent sur les landiers de fer ; d’autres saints en bois, des stalles, un lutrin ; des meubles ouvragés comme le portail de Notre-Dame, lourds, massifs et noirs, et qu’on dirait façonnés pour Roland ou pour Eviradnus ; une chambre à coucher purpurine ; un lit carré, un lit royal, en fer et en noyer (pour changer un peu) ; partout du chêne sculpté et du fer forgé ; l’assemblage de meubles le plus majestueux, le plus imposant, le plus lugubre, le plus sinistre ; un mobilier de cathédrale dans la salle des gardes d’un château historique.

Ce que je vous décris là ? C’est la maison et c’est le mobilier d’un vaudevilliste.

D’un vaudevilliste de beaucoup de gaieté et, parfois, de beaucoup d’esprit, qui, depuis vingt-cinq ou trente ans, fournit au Figaro des facéties presque quotidiennes, et des vaudevilles et des opérettes aux plus joyeux théâtres du boulevard.

C’est sans doute pour cela qu’il est triste et que, ayant à s’arranger un intérieur, il a conçu et réalisé un musée de Cluny poussé au sombre. Il se reposait ainsi de sa gaieté professionnelle. Ou peut-être notre vaudevilliste avait-il entendu dire que tous nos grands comiques portaient en eux une mélancolie secrète et a-t-il cru qu’il seyait de les imiter du moins en cela.

Mais le malheureux avait trop présumé de ses forces. Il n’a pu supporter longtemps la tristesse accablante des objets majestueux dont il vivait entouré. Ces meubles qu’il a eu tant de peine à découvrir et à rassembler lui font peur à présent. Il n’en veut plus ; il les vend ces jours-ci aux enchères publiques ; et c’est ce qui m’a permis de les voir et de vous en parler.

Je voudrais que cette histoire du vaudevilliste chassé de chez lui par ses meubles servît de leçon à ceux de mes contemporains qui ont la rage des mobiliers artistiques… Je suis sévère ; mais c’est qu’aussi il y a des choses par trop pénibles ! Quand on a une cheminée féodale, comme dans l’hôtel en question, on n’y fourre pas des boutons de sonnerie électrique ! et quand on y entasse des chênes, on les allume, monsieur ! On ne laisse pas la poussière les recouvrir et on ne met pas, devant l’âtre seigneurial, un misérable choubersky !

 

Paris, 28 novembre.

À feu le duc de Saint-Simon.

Voulez-vous savoir, monsieur, où en est aujourd’hui la noblesse de France, cette noblesse pour les droits et l’intégrité de laquelle vous avez tant lutté, tant écumé de colère, entassé tant d’épithètes forcenées et de métaphores incohérentes, mais admirables ?

Un « grand mariage » doit être célébré ces jours-ci : un vrai duc, un descendant non point de ducs à brevet, mais de ducs et pairs, épouse la fille d’une vraie duchesse. Voilà qui est bien. Un duc qui n’épouse pas la fille d’un banquier juif, cela est rare en ce temps-ci, et cela excite presque un étonnement respectueux… Mais si vous saviez jusqu’où sont descendues, au temps où nous vivons, les façons des gentilshommes !

Non seulement, monsieur, les cadeaux offerts à la fiancée sont étalés dans les salons grands ouverts comme dans une boutique foraine, et les folliculaires même et les plus minces grimauds sont invités à les voir, mais la liste de ces objets a été imprimée tout du long dans les gazettes, avec les noms des donateurs, comme pour faire le public juge de leur générosité et exciter par là leur émulation !

Et notez, monsieur, que ceci n’a pu être fait par surprise. L’inventaire est de quatre cents lignes environ et remplit deux colonnes entières de journal. Il faut ou que la noble famille ait pris la peine de le dicter à quelque reporter, ou qu’elle l’ait communiqué elle-même aux feuilles publiques.

N’est-ce pas une grande pitié ?

Passe encore, monsieur, si cette exhibition était magnifique et vraiment digne des grands seigneurs qui prétendent en régaler la foule. Mais quelqu’un qui y est allé voir, ayant « suivi le monde », m’assure que presque tous les objets qui figurent là semblent sortis des mêmes magasins de bimbeloterie. C’est du bon article de Paris. Il y a une demi-douzaine de crayons, autant de buvards, un tire-boutons, une boîte à timbres et douze encriers. Mais vous n’y découvrirez ni une carafe de Gallé, ni un émail de Soyer, ni une statuette de Rodin.

Ô le médiocre et le banal étalage ! Nos gentilshommes eurent pourtant, autrefois, de l’initiative et du goût en ces matières. Mais la noblesse est morte, monsieur. Et il n’y a plus que des roturiers comme moi qui conçoivent quel élégant déclin elle aurait pu avoir si elle avait voulu.

 

Paris, 1er décembre.

Je suis, je vous assure, un démocrate respectueux et doux ; je voudrais aimer tout le passé de la France, tous ses rois, toute sa vieille noblesse. Comme je cherche ce qu’il put y avoir de vertu et de désintéressement chez quelques-uns des hommes qui firent la Terreur, ainsi je serais bien aise qu’on me montrât ce qu’il y eut, sans doute, chez les émigrés, de générosité et de loyalisme. Mais les faits se permettent souvent de résister à nos plus pieux désirs, et c’est une impitoyable chose que l’histoire.

M. Ernest Daudet continue sa curieuse histoire de l’émigration. Après l’avoir prise par sa fin, il revient à ses commencements et nous donne un volume intitulé : Coblentz. M. Ernest Daudet n’est certes pas un révolutionnaire ni un démagogue. Or voilà que, sans nul parti pris, ayant plutôt, à l’origine, quelque sympathie en réserve pour les émigrés, ou du moins le désir de les trouver dignes d’intérêt et d’estime, il a, comme malgré lui, écrit sur eux, rien qu’avec des documents émanés d’eux, un livre terrible, écrasant pour leur mémoire, qui est une condamnation définitive et, je crois, sans appel possible.

« Incapacité … présomption … folles tentatives … imprudence criminelle », tels sont les mots qui reviennent sans cesse sous la plume de M. Ernest Daudet. À un moment, après avoir cité une lettre du comte de Provence, il ajoute : « Cette lettre est abominable. Elle résume toutes les haines, tous les préjugés, toutes les exigences des émigrés. » Et ailleurs : « On peut dire que, jusqu’à sa mort, le roi n’eut pas de pire ennemi que les émigrés et qu’ils furent les principaux auteurs de ses maux. »

Tout le livre est la démonstration détaillée de cette phrase. Une vérité en ressort, que l’on soupçonnait sans doute, mais qui n’avait jamais été établie avec cette force : c’est qu’en effet les vrais meurtriers de Louis XVI et de Marie-Antoinette, ce sont les deux frères du roi et ce sont ses bons gentilshommes. « Caïn ! Caïn ! » s’écriait un jour la reine en parlant du comte de Provence.

Nous comprenons que les nobles aient pu préférer la royauté à la patrie, ou plutôt confondre la patrie avec la royauté, et qu’ils aient cru pouvoir combattre la Révolution sans combattre la France. Mais à une condition expresse : ils devaient se montrer alors d’autant plus scrupuleusement soumis au roi et d’autant plus étroitement attachés à sa personne. Car, si, rebelles à la France révolutionnaire, ils étaient également rebelles au roi, on ne voit plus de quel droit ou de quel principe supérieur ils pouvaient se réclamer.

Or, non seulement ils désobéissent chaque jour au roi, mais ils parlent de lui avec insolence, avec mépris, presque avec outrage. Ils n’ont plus qu’un sentiment : la haine de qui leur a pris leurs biens et arraché leurs privilèges, le désir furieux de reprendre tout cela et de tirer vengeance de leurs ennemis. Rien de plus. Et, à coup sûr, cela est humain, mais cela est misérablement humain. Il est permis d’être très dur pour l’émigration, parce que, au fond, et sauf des exceptions que l’on pourrait compter, l’émigration eut l’âme médiocre et, parfois, elle l’eut basse.

On haïrait ces exilés impies s’ils n’étaient, après tout, fort à plaindre. La plupart des souverains d’Europe les rebutent durement parce qu’ils sont insupportables, mais aussi parce qu’ils sont malheureux. L’argent leur manque ; ils font tous les métiers pour vivre. Ces misères et cette bohème de l’émigration, M. Ernest Daudet nous les décrit dans un bien amusant chapitre. Il a fait, lui aussi, à sa façon (et cette façon est claire, sincère et vivante), ses Rois en exil.

 

Paris, 27 décembre 1889. Ma chère cousine, J’ai vu récemment Léna, drame tiré d’un roman anglais par un comédien français et par une dame hollandaise, dont l’action se passe dans la banlieue de Londres, à Monaco et en Écosse, et qui est joué par des comédiens dont les uns reviennent d’Amérique, le jeune premier de Pétersbourg et la grande jeune première de partout.

Les journaux vous ont dit que Mme Sarah Bernhardt mourait merveilleusement. C’est vrai. Mme Sarah Bernhardt est, au théâtre, une grande réaliste, j’entends une réaliste qui garde le souci de la beauté. Dans les autres actes, elle est énervante. Elle psalmodie son rôle du ton d’une petite communiante de dix ans qui récite les Vœux. Est-ce habitude de « déblayer » pour des publics qui ne savent point le français ? Je crois plutôt qu’à force d’exprimer des sentiments violents, de mimer les drames sanguinaires de M. Sardou, de jouer les scènes où l’on crie, où l’on se roule par terre, où l’on est torturé, où l’on tue, où l’on se tue, où l’on est tué, Mme S. Bernhardt a perdu la faculté de comprendre et de traduire les sentiments moyens, ceux de la vie de tous les jours. Elle n’est entièrement elle-même que lorsqu’elle tue ou lorsqu’elle meurt. Elle n’est plus que l’incomparable actrice des derniers actes, des dénouements sinistres et rouges.

Je me demandais, à ce propos, quel peut bien être, au milieu de la vie extraordinaire qu’elle mène depuis dix ans, l’état d’esprit de cette originale personne. Songez qu’elle a connu la gloire énorme, concrète, enivrante, affolante, la gloire des conquérants et des césars. On lui a fait, et dans tous les pays, des réceptions qu’on ne fait point aux rois. Elle a eu ce que n’auront jamais les princes de la pensée. Elle a dû croire, à certaines heures, qu’elle pouvait tout ce qu’elle voulait. L’absence de toute résistance autour d’elle, les servilités qui l’environnent, l’universalité des acclamations, le mensonge de la scène devenu à la longue plus vrai pour elle que la réalité même, la conscience d’être unique au monde … je suis tenté de croire que tout cela a fort bien pu créer en elle ce que nous appellerons — si vous le voulez bien, ma cousine  l’état d’esprit néronien, c’est-à-dire l’oubli des conditions ordinaires de la vie humaine, le caprice incessant, monstrueux et stérile dans l’incurable ennui, et peut-être, qui sait ? des désirs de cruauté, pour rien, pour éprouver sa puissance — ou pour changer. Très sérieusement, si cette charmante femme a un peu d’étoffe (ce que j’ignore), son âme pourrait bien être, dans le monde rétréci où nous vivons, ce que nous avons de plus semblable à l’âme du chimérique Héliogabale ou de Théodora la chercheuse.

Mais non, je la flatte : car, toute-puissante par un côté, la pauvre impératrice a un maître : le public. Là est la limite du néronisme — virtuel, d’ailleurs, ou même purement hypothétique — de Mme Sarah Bernhardt. Il faut que Théodora apprenne ses rôles, il faut qu’elle les répète ; et je vous assure que cela est dur. Un de mes amis, qui est vaudevilliste, m’emmenait l’an dernier à ces répétitions : j’ai admiré le courage et la patience des comédiens, et j’ai compris la grande misère du métier qu’ils font. Quand l’heure est venue, celle pour qui les Suédois ont semé de roses les vagues de la Baltique et sous les pieds de qui les Péruviens étalaient leurs habits et leurs manteaux, doit obéir comme les camarades à l’appel du régisseur. Là est son salut, et ce qui l’empêche de perdre pied. Et cela met tout de même un peu de différence entre elle et le divin Domitius. Mais, c’est égal, je voudrais bien savoir ce qui se passe sous sa tignasse qui fut noire et qui est rousse. Comment se voit-elle ? Comment le monde lui apparaît-il ? Que sent-elle ? Que pense-t-elle ? Rien, peut-être… Ah ! ma cousine, remercions Dieu, qui nous condamna aux voies communes et ne fit point de nous des phénomènes.