1922

Enquête : Le XIXe siècle est-il un grand siècle ? (Les Marges)

2015
Source : « Le xixe siècle est-il un grand siècle ? », Les Marges, 2e série, nº 95, 15 mai 1922, p. 6-53.
Ont participé à cette édition électronique : Éric Thiébaud (Stylage sémantique) et Stella Louis (Numérisation et encodage TEI).

[Question] §

Depuis quelque temps, le xixe siècle littéraire français semble être l’objet de critiques violentes et d’attaques passionnées. On a été jusqu’à le nommer le « stupide xixe siècleI ».

Le moment est-il bien choisi pour combattre, au nom de l’intelligence, un siècle qui, jusqu’ici, n’était maltraité que dans les manuels scolaires, et que les élites étrangères se représentent comme un des plus riches et des plus glorieux de notre histoire littéraire ? Si on se place au point de vue strictement national, y a-t-il intérêt ou danger à vouloir diminuer les grands écrivains contemporains, qui ont le plus largement aidé au rayonnement de la pensée française, en un temps où notre patrie, privée de la gloire des armes, méconnaissait même les triomphes sportifs ? Est-il opportun de rabaisser une époque éprise d’idéologie et d’art, aux yeux de nos foules actuelles, qui ne se complaisent que trop, hélas ! aux jeux du stade ou au spectacle du cinéma ?

Cette question, Les Marges ont cru intéressant de la soumettre aux principaux représentants des générations intellectuelles d’aujourd’hui.

Le siècle qui compte des poètes comme Vigny, Lamartine, Hugo, Musset, Gautier, Baudelaire, Banville, sans excepter les grands symbolistes, Verlaine et Mallarmé, des romanciers comme Balzac, Stendhal, Flaubert, les Goncourt, Zola, des critiques comme Sainte-Beuve et Taine, des écrivains scientifiques et des philosophes comme Claude Bernard, comme Auguste Comte, de suprêmes intelligences comme Ernest Renan, — et combien d’autres princes de lettres, encore, dans le lyrisme, la prose ou au théâtre !… Ce siècle-là est-il digne de notre réprobation ou de notre reconnaissance ?

Surpasse-t-il les autres siècles de notre littérature, les xvie, xviie et xviiie siècles, ou bien leur est-il inférieur ?

Lui sommes-nous redevables de notre désarroi ou de notre enrichissement spirituel ?

Voici les réponses que nous avons reçues :

A. Aulard, professeur à la Sorbonne §

Qu’est-ce qu’un siècle ? Qu’est-ce qu’un grand siècle ? Je ne suis pas bien sûr de le savoir. Mais je suis sûr qu’au xixe siècle, en France, a vécu le plus grand des poètes français et le plus grand peut-être, de tous les poètes : Victor Hugo.

Par l’ampleur et la variété de son œuvre, Victor Hugo me semble dépasser Dante, Shakespeare et Racine.

Quand on attaque le xixe siècle, c’est à Victor Hugo qu’on en veut et au romantisme, ce romantisme en qui on voit l’expression littéraire de la satanique Révolution française. Je crois bien que ce dénigrement du xixe siècle est inspiré par des préoccupations politiques.

Jamais la littérature française n’a été plus riche, plus belle, plus originale qu’entre les années 1820 et 1880 : voilà ce que disent les étrangers, qui nous jugent et qui nous goûtent avec plus d’impartialité et d’indépendance que nous ne pouvons le faire nous-mêmes.

Quant à établir un concours posthume entre les siècles littéraires pour les classer selon leur mérite, c’est du pédantisme, c’est du temps perdu.

Paul Abram §

Il serait vain de consolider le piédestal du xixe siècle. Il est solide, et durera. Mais nombreux sont ceux qui aujourd’hui veulent s’affirmer grands. Leurs voisins immédiats gênent cette ambition. Ils trouvent plus facile de les rabaisser, que de grandir eux-mêmes. Et toujours les fils ont eu un peu de dédain pour les conceptions surannées de leurs pères, même quand ils leur devraient le meilleur de leur cerveau et de leur cœur.

Henry Asselin §

Le xixe siècle est le siècle de la générosité : c’est la Corne d’abondance. Par quoi remplacerons-nous ce siècle de vrai génie littéraire ? Par le siècle de l’habileté. Nous avions, dans une des expressions d’art les plus authentiques, enchâssé l’âme humaine ; nous risquons de n’être plus que des intelligences. Intelligere, comprendre : il est plus grand de créer.

Hier, nous puisions dans les trésors du xixe siècle comme on boit aux sources délicieuses des montagnes. Les sources fertilisent le sol et vivifient les voyageurs. Où puisera-t-on demain ? Quelles œuvres profondes laisseront le scepticisme et l’insensibilité des écoles nouvelles ? Elles détruisent : mieux vaut bâtir. Était-il bien utile de découvrir la « folie » de Jésus et l’« hystérie » de Chateaubriand, et de montrer la « niaiserie » de Lamartine, et de crever la « baudruche » du père Hugo, et de dévoiler l’« artifice » de Baudelaire ? Cette affreuse clairvoyance ne nous enrichit pas : elle risque de nous appauvrir aux yeux de l’étranger, et, ce qui est plus grave, à nos propres yeux.

Jacques Bainville §

Je lis Les Marges et je les aime depuis qu’elles paraissent, je n’aurais pas cru qu’elles s’enrôleraient un jour au service de la « propagande ».

De quel drôle de point de vue part votre enquête ! Il faut prendre garde de diminuer le xixe siècle français aux yeux de l’étranger. Avec cet argument-là on aurait pu reprocher aux romantiques de démolir Boileau, et à Boileau de démolir Chapelain.

Il était probable que le xxe siècle serait aussi sévère pour le xixe que le xixe l’avait été pour les siècles précédents. Votre enquête prouve que cela vient. C’est naturel.

Il y aura des injustices au début de cette révision. Et puis, bien des auteurs et bien des ouvrages seront remis à leur place. Un choix se fera : laissez-le se faire. Des goûts et des modes s’en iront. Des admirations deviendront incompréhensibles. Les Incas de Marmontel ont eu autant de succès que les romans de Zola. Ma grand’mère pleurait en lisant La Nouvelle Héloïse. Aimez-vous Les Incas ? Pleurez-vous aux lettres de Saint-Preux ? Non. Alors, pourquoi vous attacher seulement au culte des livres d’hier ? ils auront leurs limbes et leur déchet comme ceux d’avant-hier.

Maurice Barrès, de l’Académie française §

Ce stupide xixe siècle ! Ah ! qu’il est beau, combien je l’aime ! Ne me demandez pas si je le préfère au xviiie, au xviie, au xvie, au xiiie. Je les aime tous. Imaginez une salle où l’on aurait amassé tous les meilleurs livres du xixe siècle, et que Léon Daudet ne les ayant jamais lus ni même soupçonnés y fût introduit soudain. Il en mourrait de bonheur.

George Sand disait « le stupide Pagello ». C’était manière de parler ! Elle se plaisait avec lui.

La vérité c’est que nous sommes nécessairement injustes avec la plupart des œuvres que nous avons d’abord distinguées. Nous les dévorons avidement, nous en faisons notre chair et notre sang, et puis un beau jour nous n’y trouvons plus rien. Je crois bien, nous leur avons tout pris ! Alors pour continuer de nous augmenter, nous sommes quasi obligés d’être ingrats, de les abandonner, de les renier, de courir chercher ailleurs quelque chose de meilleur dont elles nous ont donné le présentiment.

C’est l’aventure banale, dans l’histoire du développement de nos idées. N’y échappent que certaines œuvres inépuisables. Il y a des œuvres plus profondes, plus parlantes à mesure que nous les interrogeons et que nous maintenons dessus notre regard attentif.

Quelles œuvres ? Vous m’entraîneriez trop loin, et sans discuter ni même citer, je répondrai d’un mot : les chefs-d’œuvre classiques.

Quels sont-ils ? D’abord tous les livres connus comme tels au baccalauréat. Et d’autres plus récents, par exemple Candide. Et au xixe siècle ? Chose étrange, au xixe siècle, il est plus aisé de citer des noms immortels que des œuvres qui ne périront pas, plus aisé de dénombrer les génies que les chefs-d’œuvre. Je vous demande la permission de ne pas m’aventurer plus avant. J’ai sur cette question des grands livres du dernier siècle un petit travail que je publierai quelque jour.

Nous avons eu beaucoup de grands hommes, promis au plus hautes destinées, qui ont été devant nous jetés sur le tapis du monde, disputés entre la vie et la mort, et plus d’une fois la vie a perdu la partie. Ce qui promettait une éclosion magnifique s’est desséché avant d’avoir mûri, a tourné à la démesure, au phénomène monstrueux. Ces échecs nous les voyons parce qu’ils s’accomplissent sous nos yeux, tandis que des siècles reculés nous ne voyons que des réussites parfaites. Mais, dans tous les temps, il y eut de ces péchés contre l’esprit, de ces défaites des mieux doués.

Pour conclure, je l’aime de tout mon cœur ce xixe siècle ; je le préfère au xviiie où je ne trouve pas grand-chose que ne me donne à peu près Montaigne ; je ne pourrais pas vivre au xviie ni sans le xviie, et je ne voudrais pas être du xvie ni d’aucune époque plus loin dans le temps. Bref je suis né en 1862 et tout plein de reproches contre mille choses que j’ai vues, je n’imagine cependant rien de mieux que l’air que j’ai respiré de ma naissance à cette année 1922. Et surtout les années 1914 et de la guerre me paraissent les plus héroïques de l’histoire de France.

N.-B. — Je vois que vous traitez Renan de suprême intelligence. Ah ! non. J’aime beaucoup Renan et je lui dois beaucoup. C’est un esprit charmant, brillant, et dans ses livres il a le génie même de la conversation, nourri des plus riches études. Mais suprême intelligence, Montfort, vous allez fort ! Qu’est-ce que vous direz de Pascal ? Suprême ? Alors le haut royaume de l’esprit, les grandes profondeurs de la méditation, les pêches miraculeuses, les élévations dans les nues où se forme la foudre ? Non, Montfort, c’est à mettre au point, l’héritage du dernier siècle. Il n’est pas stupide ce grand siècle si émouvant, si savant, mais il reste à y voir clair et à classer les valeurs qu’il nous lègue.

Marcel Batilliat §

Un siècle nouveau est toujours injuste envers son devancier. C’est dans l’ordre de l’Histoire, et c’est plus naturel encore au lendemain d’une brisure aussi violente que celle dont nous avons été les témoins. Le siècle de Molière a méconnu le grand siècle littéraire de Ronsard et de Montaigne. Le xixe siècle lui-même, durant la période de réaction philosophique qui marqua ses trente premières années, a accablé de sarcasmes et d’invectives l’œuvre des encyclopédistes, Rousseau, Helvétius, Voltaire « et son hideux sourire ». L’avenir renoue ensuite les liens de la tradition, en remettant toutes choses au point.

Notre époque rappelle par plus d’un côté celle de la Restauration, — et la Restauration n’a duré qu’un temps. Les attaques présentes contre la pensée du xixe siècle sont surtout des manifestations individuelles. Elles s’inspirent moins d’un souci de critique équitable et raisonnée que de l’esprit de propagande politique ou religieuse. Leur action reste fort limitée, et leur écho ne saurait être qu’éphémère : d’ailleurs, leur manque de mesure diminue singulièrement leur portée.

Ce qui est beaucoup plus grave, c’est l’indifférence de toute une partie de l’opinion envers le prodigieux effort d’affranchissement et l’énorme labeur intellectuel du siècle précédent. Les réalisations de l’art et de la pensée n’intéressent qu’un public beaucoup plus restreint qu’autrefois. L’étude ou la méditation ne trouvent plus leur place dans la vie contemporaine. Les exhibitions du stade, le cinéma, la comédie légère, le roman d’aventures, suffisent au plus grand nombre, même parmi ceux que leur ascendance ou leur milieu semblaient destiner à une haute culture. Les jeunes hommes d’aujourd’hui ignorent tout ce qui nous passionnait jadis ; ils ne connaissent ni nos aspirations, ni nos enthousiasmes.

Jules Bertaut §

Le seul fait que l’on puisse établir un parallèle entre le xixe siècle littéraire français et les trois autres qui l’ont précédé et que ce parallèle tourne bien souvent à l’avantage du premier n’est-il pas une preuve écrasante de sa supériorité ? Il a des poètes qui peuvent lutter avec ceux du xvie, des romanciers qui écrasent ceux du xviiie, des auteurs dramatiques qui ne sont pas indignes de ceux du xviie et du xviiie ; des critiques, des essayistes, des moralistes, des voyageurs, des orateurs et des savants. À lui seul, il peut faire des champions de race pour toutes les joutes littéraires possibles qui se sont donnés pendant trois cents ans et plus. Et l’on se demande s’il est supérieur ! Essayez donc un peu de taire la même opération avec tel autre siècle que vous voudrez, même le xviie, opposé aux trois autres, et vous verrez quelle infériorité vous trouverez dans quelqu’une de ses parties…

René Boylesve, de l’Académie française §

Je crains de paraître un peu coco en affirmant que le xixe siècle (français) est un grand siècle. Cela ressemble à une vérité de La Palisse.

Je conçois très bien qu’on l’incrimine parce qu’il a manqué de direction politique, et que tout découle de là. C’est le siècle des essais, et, on peut le dire, même en jouant sur le mot : des épreuves…

Mais le manque de direction supérieure, à mon avis, désastreux, a ou peut avoir pour conséquence de susciter de toutes parts des initiatives privées qui, se développant dans l’ignorance ou le dégoût de la chose publique, aboutissent parfois à des résultats inattendus et même excellents et peuvent offrir au spectateur quelque consolation. Le xixe siècle a vu fleurir la littérature individuelle, les esthétiques multiples, les révolutions artistiques. Ce qu’on y trouve c’est une émulation effrénée d’écoliers sans maîtres, non pas plus favorable aux arts qu’un pontificat de Léon X ou un règne de Louis XIV, mais qui tire de l’homme quelque chose que les époques ordonnées ne donnent pas. J’aboutirais à cet inquiétant paradoxe, qu’au point de vue des arts — oh ! exclusivement — une certaine anarchie a cet heureux effet d’arracher à l’homme des cris qu’il n’eût pas poussés dans un bon état.

Les arts qui ont rompu avec l’ordre établi ou qui ont eu à se développer en l’absence de l’ordre, prennent une allure, ont un accent que ne tolère pas cette sorte de salon qu’est une société bien organisée. Loin de moi l’intention d’approuver toujours cet accent et cette allure, mais je consentirais à ne jamais pénétrer dans ledit « salon » si l’on y exigeait que je renonce à entendre certaines vérités profondes qui ne sauraient être exprimées dans son atmosphère sereine.

Il me semble que littérature, arts, philosophie, histoire, etc., du xixe siècle, sont les fruits parfois piqués mais savoureux de la méconnaissance ou du mépris de certaines lois sociales. C’est une étrange récolte. Elle stupéfait un horticulteur et légitime son indignation, car il pense à la durée, et se demande ce que seront les récoltes de l’avenir. Est-ce Taine ou bien Renan (je n’ai pas d’ouvrages sous la main) qui a dit : « Nos livres devraient être écrits en latin… » ?

Cela signifiait que ces grands solitaires de la pensée s’étant élevés en totale liberté, à leurs risques et périls, à de prodigieuses altitudes, contemplaient le fait en admirant leur propre force, mais tout à coup étaient saisis d’appréhension par l’éveil d’une pensée sociale : « Que fera l’humanité si elle se croit munie de nos ailes ? » Ils n’en ont pas moins continué à écrire en français.

L’art anarchique du xixe siècle n’a pas de ces soucis, ce qui a permis à son lyrisme de s’exalter. Sans l’égoïste recherche de ses sources obscures ou de ses fins incertaines, ou de tous ses moyens possibles, la littérature se desséchait, se stérilisait ; il a fallu qu’elle parût un peu folle pour pouvoir durer. D’excellentes têtes arrangeront plus tard ce que les toqués ont rapporté de leur randonnée fantaisiste.

Le chaos intellectuel qui caractérise le xixe siècle a produit le pessimisme, la tristesse, l’angoisse, qui justement dans le lyrisme, ou littérature individuelle, sont les thèmes les plus féconds. Il n’y a peut-être qu’un grand angoissé antérieur au xixe siècle ; c’est Pascal. Ne serait-il pas le plus beau de nos écrivains ?

Je crois que l’aliment littéraire le plus riche gît dans les profondeurs de l’abîme que chacun de nous aperçoit à son côté — abîme individuel. — Tout ce qui remonte de là n’est pas propre à être mangé à la table commune. Il faut le répéter : la littérature est dangereuse. Toutes les tentatives de littérature de société sont vouées au médiocre, parce qu’il n’y a pas de société. C’est certainement regrettable ; mais d’ici longtemps, la littérature, si « sociale » qu’elle se veuille, sera de la littérature personnelle. Nos écrits, comme ceux du xixe siècle, sont encore composés dans la solitude. Nous manquons d’une société digne d’entendre un nouveau Molière. Mais je ne vois nullement, à la suite de l’ouragan du xixe siècle, ce qui s’oppose à la naissance d’un Shakespeare.

Eugène Brieux, de l’Académie française §

Vous avez fait vous-même la meilleure réponse au questionnaire que vous me faites l’honneur de m’adresser.

Le siècle qui compte des poètes comme Vigny, Lamartine, etc., est certainement digne de notre reconnaissance.

Paul Brulat §

La France compte quatre grands siècles de littérature et d’art, et, comme vous le dites, le xixe est un des plus glorieux de notre histoire littéraire. Non moins que les précédents, il a contribué à porter le prestige intellectuel et moral de la France jusqu’aux extrêmes limites du monde civilisé… C’est aussi le siècle de la science, des plus grandes inventions et de la découverte du continent africain… Sans doute, le progrès ouvre bien des abîmes, comporte une énorme rançon, mais n’est-ce pas, comme le disait Jaurès, l’honneur de l’homme que de chercher à gravir les plus hautes cimes, au risque même d’y être foudroyé ?

Gabriel Brunet §

Cette question : « Le xixe siècle est-il un grand siècle ? » se ramène pour moi à celle-ci : Y a-t-il au xixe siècle quelques individualités supérieures qui ont réussi à s’exprimer par le moyen de la littérature ? La réponse est trop évidente. En toute époque qui n’est pas barbarie pure, avec l’appui de conditions favorables ou en dépit de conditions défavorables, quelques riches et fortes individualités réussissent à s’exprimer. Peut-être pourrait-on dire qu’à considérer la perfection des œuvres, la passion de la recherche soit pour changer le fonds d’inspiration, soit pour innover dans le domaine de la forme, l’a emporté au xixe siècle sur la volonté d’obtenir des réalisations harmonieuses. De là peut-être moins d’œuvres purement parfaites qu’en un siècle vraiment classique, mais par contre que d’œuvres étrangement prenantes dans leur inquiétude, leurs dissonances, et leur effort vers le nouveau !

Y a-t-il danger à ce que les foules soient incitées à mésestimer l’effort littéraire du xixe siècle français ? Fort peu. Le football et la boxe représentent l’art populaire. L’art vrai est en dehors des foules. Il est l’œuvre des meilleurs et s’adresse aux meilleurs. Ce n’est que par effet d’incidence qu’il rayonne sur les masses. Qu’on qualifie le xixe siècle de stupide ou de génial, les quelques âmes qui ont besoin du secours de la pensée méditée et de l’art sincère sauront toujours où s’adresser.

Blaise Cendrars §

J’ai l’horreur du xixe siècle, siècle de Napoléon, des bretelles et de la civilisation au gaz.

Charles Chassé §

C’est au xxe siècle qu’il appartient d’établir l’inventaire des richesses que lui a léguées son prédécesseur. Tout n’est pas à conserver, certes, mais le xxe siècle, même lorsqu’il formulera des réserves sur les résultats atteints, devra respecter la formidable puissance créatrice qui anima nos aînés.

Le xixe siècle me donne l’impression, belle mais un peu inquiétante, d’un être qui arrive à sa puberté et qui, après avoir été longtemps gardé en tutelle, trouve enfin l’occasion de permettre à ses sens de courir la bride sur le cou. Les sens ! Tout le problème est là ! Le xixe siècle les a lâchés à travers la littérature ; ils ont usé et abusé de la liberté qu’on leur accordait. Faut-il à coups de fouet les renvoyer à leur ergastule ? J’estime, pour ma part, que le rôle du xxe siècle, plus critique et plus pondéré que son devancier, sera de les garder près de lui mais en laisse. Les sens sont entrés dans la littérature ; c’est pour n’en plus sortir de longtemps, je l’espère. Mais il appartient au xxe siècle de veiller à ce qu’il n’y soit par eux exercé aucun dégât.

Léon Deffoux §

Vraiment, croyez-vous nécessaire de discuter des critiques que vous qualifiez, justement, de « violentes », des attaques que vous jugez, à bon droit, « passionnées » sur le « stupide xixe siècle ». Du moment que ces critiques sont violentes et ces attaques passionnées, il y a bien des chances pour qu’elles ne comptent guère…

Laissons-les se calmer. Nous verrons après. Au fond, il n’y a peut-être là qu’une de ces manifestations d’outrance verbale qui rendent les polémiques politiques si divertissantes, de loin. On conçoit fort bien que, pour un royaliste, le xixe siècle soit « stupide », puisqu’il ne comporte que trente-quatre années de royauté.

D’autre part, si l’on se mettait à discuter, il faudrait d’abord savoir si la classification des grandes époques par « siècles » correspond à une réalité profonde ; et, cette discussion nous entraînerait loin.

Dans un excellent livre de critique (Les Idées en marche, p. 86), M. Léon Daudet a formulé, lyriquement, une opinion qui est à retenir :

« Tu es faible aujourd’hui, jeune homme plein d’espoir. L’amour décline, l’amour universel. Prends-moi ce cordial : Hugo, Michelet, Balzac, Shakespeare, et laisse les imbéciles les classer. Ils sont d’un égal réconfort. »

On ne saurait mieux dire.

Les vivants sont animés par les morts. C’est le passé qui a fait le présent, comme le présent fera l’avenir. En disant que le xixe siècle fut « stupide », M. Léon Daudet calomnie l’ancien régime.

Mme Lucie Delarue-Mardrus §

Au xviie siècle, Boileau a écrit son fameux : Enfin Malherbe vint… Je ne sais qui a médit, ces jours-ci, du xixe siècle, mais je pense que ce dernier s’en moque pas mal. Il en est des siècles comme des individus. Le tout est de n’attacher aucune importance aux divers potins qu’ils suscitent.

Le xixe siècle a tenu sa place et son rang dans les Lettres avec une magnificence que je souhaite à notre xxe encore adolescent. Mais la jeunesse s’est toujours moquée des aînés. C’est une des mille stupidités de l’âge ingrat.

De Vigny à Renan, les noms que vous citez remplacent tout commentaire et toute éloquence. Redisons-les pieusement, comme une litanie, et sourions.

Paul Dermée §

Le xixe siècle littéraire français n’est pas le seul à subir les attaques de ceux qui aiment la France d’un amour si violent qu’ils la châtient d’une main sans égale.

Le xviiie siècle a vu le triomphe du diabolique esprit critique qui ne lui sera pardonné. Quant au xvie siècle il n’est guère, dit-on, qu’une période d’effervescence et de trouble, un chaos qui a eu l’honneur de donner naissance au Grand Siècle.

Je crois que ce que l’on reproche au xixe siècle c’est d’une part son audace intellectuelle qui ne connut pas de sujets interdits, et de l’autre l’admirable renaissance du lyrisme qui s’affirme de plus belle en 1922 et que l’on veut écraser sous le gros mot de Romantisme.

Or l’audace de l’esprit et l’allégresse de la vie affective, ne sont-ce pas là les signes d’une belle vitalité !

Lucien Descaves, de l’Académie Goncourt
(Extrait d’un article paru dans La Lanterne) §

Le Blond a raison de rendre les auteurs de manuels scolaires en grande partie responsables de la mauvaise opinion qu’on a du siècle dernier. Ces excellents compilateurs et classificateurs sont fort capables de se recopier les uns les autres, d’user jusqu’à la corde les vieux habits laissés dans l’armoire par leurs prédécesseurs ; ils ne se montrent hésitants qu’à l’égard des adoptions nouvelles. Ils ont peur de se tromper ; ils attendent que quelqu’un commence. Dans le doute, ils pourraient sans doute s’abstenir, et c’est ce que font les plus honnêtes. Ils passent sous silence un Barbey d’Aurevilly, un Jules Vallès, des Erckmann-Chatrian, un Verlaine, un Becque… Si Boileau, Bossuet et Mme de Sévigné avaient vécu au xixe siècle, tenez pour certain qu’ils les eussent ignorés ou méconnus. Leurs manuels scolaires sont avant tout des resucées. Les xvie et xviie siècles tiennent lieu aux professeurs de sucres d’orge. Il n’y a rien de meilleur pour les classes.

Un moment vient cependant où la plupart des Manuellistes prennent leur courage à deux mains : c’est lorsqu’ils ont affaire au xixe siècle. Avec celui-là, on ne se gêne pas. On vous l’exécute en cinq secs. C’est le pelé, le galeux, cause de tous les maux. Haro sur ce baudet ! Et voilà que toutes les raisons pour lesquelles on le hait sont celles qui me font l’aimer.

Fernand Divoire §

Je n’ai de haine que pour le xviiie. Et l’on me démontrera certainement que j’ai tort.

Donc je ne peux qu’être reconnaissant au xixe siècle du fait qu’il a succédé au xviiie.

Et puis, nous y sommes nés, pour la plupart, dans ce xixe, nous lui devons donc plus que nous ne voulons l’avouer.

Alfred Droin §

Parler d’un siècle pris à part, en soi, in abstracto, cela est téméraire. Le temps est comparable à une étoffe sans couture ; la durée échappe à nos classifications, à la tyrannie de notre arithmétique, comme l’eau pure à la main qui essaye de la retenir. Où finit le xixe siècle ?

Nos maîtres d’aujourd’hui, les Bergson, les Bourget, les Barrès, les Loti, les Boutroux, les Henri Poincaré, les Maurras, n’avaient-ils pas publié leurs plus beaux livres avant 1900 ? Les racines qui ont nourri une telle végétation, harmonieuse, diverse et riche en substance, n’ont pu plonger que dans un sol bienfaisant.

Ainsi donc, a priori, rien qu’à regarder l’époque actuelle, dans ses plus nobles représentants, on ne peut que juger favorablement le siècle évanoui, au moins dans sa deuxième moitié.

Édouard Ducoté §

Dans tous les domaines de l’art et de la pensée, le xixe siècle français ne redoute la comparaison avec aucun des trois grands siècles qui l’ont précédé. Que par amour du paradoxe ou passion politique, certains tentent de le diminuer, peu nocive est leur besogne, tant elle apparaît vaine à tout esprit de bonne foi. Si puissant et si complet fut ce siècle prétendu stupide qu’il laisse au nôtre la tâche singulièrement difficile.

André Dumas §

Le xixe siècle a été le siècle de Victor Hugo, qui a eu du génie, tous les jours, pendant soixante-cinq ans. Cela suffirait pour en faire le plus grand siècle de notre littérature, et de toutes les littératures, même s’il était advenu qu’un même siècle eût réuni

Eschyle, Homère, Dante, Shakespeare, Rabelais et beaucoup d’autres. Mais le xixe siècle compte par surcroît tous ceux que vous nommez, sans oublier Leconte de Lisle, et Anatole France, et Pierre Loti que vous ne mentionnez pas. Je sais bien que les snobs feignent de ne pas admirer Victor Hugo. Le snobisme est une opinion toute faite, adoptée comme une mode, et qui convient à toutes les paresses d’esprit.

Cela ne diminue point mon admiration pour les siècles qui ont précédé, pour le xviie des Corneille, Racine, Molière et Pascal, pour le xviiie qui prépara la Révolution. Mais le xvie me paraît de beaucoup dépassé par les trois siècles qui l’ont suivi.

J. Ernest-Charles §

Je ne sais si le xixe siècle surpasse les autres siècles de notre littérature. Je sais qu’il ne leur est pas inférieur. Tous sont grands et nobles. C’est pourquoi la littérature française peut imposer son prestige et son influence à l’élite universelle. Mais le xixe siècle littéraire a une multiplicité ample et diverse qui le caractérise entre tous. Les sources littéraires sont en effet plus abondantes ; plus nombreux les artistes littéraires. Et tous apportent le concours ingénieux de leur sensibilité et de leur intelligence pour constituer l’originalité variée d’un siècle éblouissant.

Cependant, le xixe siècle est encore méconnu.

Il l’est parce que les auteurs de manuels ont un esprit routinier qui les pousse à préférer ce qui est vieux, habituel, convenu, consacré, et parce qu’ils pèsent longuement, lourdement sur l’opinion générale.

Il l’est surtout parce qu’on voit en lui un siècle de progrès et de rénovation. Remarquez que, à ce point de vue, il n’y a dans la littérature du xixe siècle aucune homogénéité. Les écrivains sont disparates. Leurs tendances sont contradictoires selon les périodes de leur vie, et chaque lecteur peut trouver à admirer dans le sens de ses préjugés. Néanmoins on discerne chez la plupart des écrivains une sorte d’effort critique sur eux-mêmes et sur leur temps pour acheminer la France intellectuelle à ses destinées normales et pour l’aider à remplir son rôle d’initiatrice, d’excitatrice et de guide dans l’évolution du monde moderne. Voilà ce que l’on ne pardonne pas au xixe siècle, au fond si généreux et si novateur, dans ses frémissements, ses hésitations, ses inquiétudes, ses soubresauts et même ses contrastes.

Edmond Estève, professeur de littérature française à l’université de Nancy §

Il me paraît singulièrement mal choisi de qualifier de « stupide » le siècle qui s’est appliqué à discerner les moindres nuances de la pensée, à saisir en toute chose ce qu’elle contient de particulier et de relatif, le siècle qui a été par excellence le siècle de la science, de la critique et de l’histoire. On lui reprocherait plus justement d’avoir été trop intelligent, d’avoir voulu tout connaître, tout comprendre et tout expliquer. De là peut-être, en effet, le « désarroi », si « désarroi » il y a, dont on se plaint aujourd’hui. La vérité, c’est que pour courir les plus belles aventures, l’esprit a besoin d’un guide qui l’arrête au bord des précipices et l’empêche de s’égarer. Ce guide, c’est la connaissance de la nature humaine, c’est ce réalisme psychologique qui est la vertu essentielle de nos grands classiques. Si j’avais à former un jeune homme, je voudrais qu’il connût et étudiât nos quatre grands siècles, mais je crois que, tout bien pesé, je le mettrais de préférence à l’école du xviie et du xixe siècle.

Fagus §

Un « siècle » n’épouse pas nécessairement le calendrier. Si le xviiie est celui de Fénelon, le xixe est celui de ce Ruy-Blas pour dames mûres : d’où le Contrat social, et qui dépêchait ses bâtards à la rue : d’où Émile, traité d’éducation. Siècle de la jobarderie et de l’insincérité. Chateaubriand, Narcisse-Néron, mettrait le feu à la Cité afin de gémir noblement sur des ruines ; Lamartine est un resplendissant cygne à cervelle de rossignol ; Vigny, faux Chatterton, se prend pour Moïse (ou bien pour Samson : quand Mme Dorval lui fait des misères) ; l’infortuné Musset pique une tête dans ses larmes, et l’absinthe, quand Mme Sand le traite comme Mme Dorval l’autre Alfred ; Mme Sand tutoie Dieu avant, et pond un roman après chaque coucherie ; Michelet, vieille fille à passions ; Renan, sous-Michelet : « Oui-non, non-oui » ; Anatole France, Renan sadique ; père Dumas n’a pas fait tout seul ses romans, mais, (il le croit !) a fait tout seul la révolution de 1830 ; Hugo, Jupiter-Médrano, Tartuffe-Père Éternel, dadais épique mais pratique, mange le pain de l’exil, étoffé du rosbiff de l’exil, et, sur ses genoux, sa juliette de l’exil, fulmine, ventre au chaud : « Tu peux tuer cet homme avec tranquillité. » Les Parnassiens ? des armures de musée sur du vide. — Balzac hors des siècles, comme Shakespeare, a reçu de celui-ci le virus du pessimisme, qui infectera autant Flaubert, Zola, Daudet. Stendhal n’est pas de ce siècle (« Je serai compris en 1880 »), et pas plus Baudelaire : eux deux enfantent par l’admirable, le prodigieux Symbolisme, ce xxe siècle, qui nous annonce un nouvel âge classique. Quant aux étrangers ? Ahuris par le carnaval romantique, ils y saluaient pour grands hommes : romancier, le faux écrivain Octave Feuillet ; poète, le faux bonhomme Béranger.

Florian-Parmentier §

Vraiment ! ce n’est pas une plaisanterie ! il s’est trouvé, dites-vous, quelque imbécile pour qualifier de « stupide » notre xixe siècle ? Je suppose qu’il ne faut rien prendre au tragique, et que vous avez simplement saisi, pour cette enquête, l’occasion que vous offrait la boutade d’un de nos aimables dadaïstes…

Il y a, dans l’histoire de la Littérature française, un siècle qui domine tous les autres, parce qu’il est essentiellement le siècle de la création : c’est celui de François Rabelais. Et, à ce propos, il est bon de remarquer que tous les sommets, dans la littérature et l’aride tous les temps, sont d’essence romantique…

Quant au xixe siècle, c’est bien peu de dire qu’il est un grand siècle. Il rejoint, en les dépassant, le xve et le xvie siècles. Chateaubriand, Mme de Staël, Sénancourt restaurent le romantisme compromis par Voltaire. L’immense Balzac lui incorpore le réalisme. Lamartine, Gautier, le shakespearien Hugo lui donnent la robustesse et la santé. Vigny lui apporte le stoïcisme. Flaubert l’admirable, Zola le géant, Daudet le gentil, les précieux Goncourt, le vériste Maupassant lui dispensent des éléments d’observation. Comte, Taine, Michelet, Renan, Claude-Bernard, Sainte-Beuve, Jules Lemaître, Guyau, Alfred Giard, Émile Boutroux, Henri Poincaré, Anatole France l’initient à l’histoire, à la philosophie, à la science, à la critique, à l’ironie. Dumas fils, Henry Becque, Rostand, Lemaître, Henri Bataille le font triompher au théâtre.

C’est alors que le romantisme, ivre de toutes les richesses du génie français, lance hardiment son brandon à travers les portes du mystère et entraîne, à la suite de Baudelaire, de Verlaine, de Rimbaud, de Mallarmé, de Samain, de Rodenbach, la phalange frémissante des symbolistes à la conquête de l’inexploré.

Je ne sais ce que nous réserve le xxe siècle. Peut-être sera-t-il le plus grand siècle de notre histoire. Si l’évolution marquée par le xixe se continue, il est permis, logiquement, de l’espérer.

Léon Frapié §

L’art littéraire a pour objet la recherche de la beauté suprême, et la beauté suprême c’est : l’amour humain.

Il semble précisément que tous les grands esprits du xixe siècle se soient, plus ou moins consciemment, ralliés à cette formule « de la bonté supérieure à tout ».

La littérature est née le jour où l’amour a protesté contre la haine. Il y aura toujours des évolutions littéraires, parce que la souffrance, la haine, la guerre, la mort dureront toujours sous mille formes et qu’il y a mille formes de protestation contre elles. Mais les évolutions littéraires ne pourront se faire qu’en respect de la formule d’amour.

Le xixe siècle serait donc le grand siècle littéraire, le siècle de base définitive.

Le xixe siècle littéraire français est un grand siècle comme le xviiie, le xviie et le xvie… Au lieu de nous disputer sur le point de savoir s’il leur est inférieur ou supérieur, tâchons de faire que le xxe leur soit égal, et travaillons.

P. Hazard, chargé de cours à la Sorbonne §

Le xixe siècle a restitué aux lettres françaises le sens de la beauté ; et ce fut le mérite du romantisme. Par une naturelle réaction, et devant les excès du romantisme même, il a ramené la pensée française au culte de la Vérité. Entre les deux guerres, de 1870 à 1914, il a ramené l’âme française au culte de l’action.

Il a donc continué, sans défaillir, la glorieuse tradition de ses aînés. Notre littérature traduit, au long des siècles, notre effort de renouvellement et de progrès. L’histoire de notre civilisation n’est pas celle de l’établissement d’un dogme, mais une longue et anxieuse recherche du mieux, sous de multiples formes. Chacune de nos expériences successives laisse des œuvres qui enregistrent pour toujours un aspect de l’âme humaine. Dans ce sens, les grandes œuvres du xixe siècle seront classiques, comme celles d’un Corneille ou d’un Racine, d’un Voltaire ou d’un Rousseau ; et pour les mêmes raisons.

Émile Henriot §

Le procès intenté au xixe siècle est un procès politique ; exactement de la même nature que celui que leurs détracteurs ont instruit et continuent d’instruire contre le xviie et le xviiie. Et parler du « stupide xixe siècle » c’est faire œuvre de partisan exactement selon le même esprit (mais à rebours) que Pierre Larousse, qui tient que Louis XIV chantait faux et que Bonaparte est un général français mort à Saint-Cloud le 18 brumaire de l’an VIII. Je crois que la Littérature n’a rien à gagner à ces sortes de discussion. Il y a certainement eu des esprits faux au xixe siècle. Mais le xviie et le xviiie ont eu les leurs aussi, et ce premier quart du xxe n’en manque pas non plus. Il me semble qu’il n’est pas de l’intérêt de la grandeur et de la pensée françaises de tenir pour nul et non venu un siècle qui pourrait aussi bien s’appeler le siècle de Hugo, de Lamartine, de Stendhal, de Sainte-Beuve, de Renan.

À ce titre nous lui devons beaucoup de reconnaissance, et un grand accroissement intellectuel… Je crois, en outre, que nous devons savoir gré à ce siècle, de ce qu’il a faite si grande, parmi ses préoccupations diverses, la part de l’esprit. Heureux siècle, et grand siècle aussi, celui qui par ses facultés d’enthousiasme, son désintéressement, sa curiosité et son activité intellectuelle à su accorder une si large place à l’art, aux lettres, aux idées ! Si le nôtre pouvait lui ressembler sur ce point !

Abel Hermant
(Extrait d’un article du Temps) §

Quand la politique se mêle de dicter des sentences, elle admet aussi peu de tempéraments que le célèbre législateur Dracon, qui avait décrété la peine de mort indistinctement pour tous les délits…

Victor Hugo est bête, … et le dix-neuvième siècle est stupide…

Ces façons de juger sont odieuses à quiconque ne sait respirer qu’à l’air libre…

A.-Ferdinand Herold §

De tout temps il y a eu des hommes dont la pensée était libre et des hommes dont la pensée était servile. Il y a eu Rabelais, Montaigne, Molière, La Fontaine, Voltaire, Diderot, et il y a eu les autres.

Or, qu’on parle littérature ou art, science ou politique, on s’aperçoit vite qu’au xixe siècle ceux qui pensaient librement ont été fort nombreux ; ils ont même remporté quelques-unes de ces victoires dont on peut être fier sans remords, puisqu’elles ne sont pas sanglantes. Ne serait-ce pas pour cela que les autres en veulent au xixe siècle, et le traitent de stupide ?

Nos connaissances se sont accrues et, par suite, nos inquiétudes. Mais le vrai sage préférera toujours le doute scientifique à la certitude religieuse.

Frantz-Jourdain §

Supprimer ou même ravaler le xixe siècle me semble suprêmement comique, car il est et restera comme un des plus prodigieux de l’Humanité, et notre xxe siècle, du train dont il va, aura une certaine peine à l’égaler. Dans la nomenclature rapide que vous énumérez, vous oubliez, il me semble, Michelet et Villiers de l’Isle-Adam et Becque et surtout Chateaubriand, sans parler de Jules Vallès, un écrivain formidable qui mettrait dans sa poche les nombreux princes dont s’enorgueillit notre époque. Je ne veux blesser personne en me lançant dans des comparaisons pénibles pour nos jeunes contemporains, mais en plaçant la littérature de côté, il me semble qu’un siècle qui a produit Pasteur, Wagner et Rodin, sans dresser une liste qui accaparerait un numéro entier des Marges, présente quelques titres à la suprématie intellectuelle dans le monde.

Gustave Kahn §

Les critiques qui vitupèrent le xixe siècle au nom d’un idéal classique, appartiennent aux partis de réaction. Cela suffit pour infirmer leur opinion.

Le xixe siècle littéraire français est admirable. C’est le grand siècle de notre littérature. Il a trouvé le lyrisme, il a trouvé le vérisme, il a trouvé la fantaisie, trouvé ou retrouvé.

L’anxiété devant l’art, le souci de se découvrir un terrain propre, qui anima tant de grands écrivains, paraissent sans intérêt aux personnes qui regrettent le faux beau classique, la traduction élégante des textes antiques. C’est la beauté du romantisme, du naturalisme, du symbolisme que ces recherches ardentes. Elles sont les points communs qui permettent d’en admirer la sève et le bien-fondé et de rendre justice à des parti-pris différents, opposés, mais tous procédant d’une passion de vérité, de conscience et d’originalité. On a imprimé que la recherche de l’originalité a été la marque de la littérature française au xixe siècle ; cela vaut mieux que démarquer. On attribue à l’originalité toutes les erreurs de l’art. Qui ? les copistes.

Ne prenons donc point ces attaques au sérieux. Le xixe siècle est certainement un siècle de travail et qui a produit par la diffusion de l’instruction plus de gens de talent que les époques précédentes. Savoir si Banville a plus d’esprit que Voltaire ou moins n’est pas commode. Nous n’avons point de balance juste. On ne peut mesurer la valeur exacte des génies précisément à cause de leur originalité. Ils ne sont point comparables. Le xixe siècle nous a-t-il enrichi spirituellement ? nous demandez-vous. Mais vous n’en doutez pas, je pense, ni vous ni personne même parmi ceux qui le dénigrent.

Marius-Ary Leblond §

Il n’y a qu’une France et tous nos siècles se tiennent dans une solidarité édifiante avec un resplendissement collectif. Entre tous le xixe siècle a eu cette inspiration — disons même cette piété — de savoir « ressusciter » les siècles antérieurs obscurcis sous la nuée des discussions ou dédains d’écoles, de doctrines, de partis trop exclusifs : Michelet fut des premiers à nous entraîner à Domrémy pour le culte de la sainte nationale Quelques néo-royalistes médisent du romantisme : il est cependant le fils de la Restauration et un redressement de notre énergie épique. À la fin du siècle l’esprit critique l’a souvent emporté sur l’admiration qui peut-être est la seule originalité créatrice de l’homme : mais dans la critique de cette époque quelle poésie se recèle, quelle ferveur ! Renan n’a pas ramené que ses petits-fils à l’adoration de Jésus… Et, puisque toute cette enquête éclot d’un mot de Léon Daudet, disons que ce puissant lyrique, le plus acharné à la démolition de la Troisième République, est un de ses plus actifs directeurs de conscience : fécond agent de conservation.

Charles Le Goffic
(Extrait d’un article de La République française) §

Le mieux qu’on puisse dire, c’est que le xixe siècle français fut un siècle de bouillonnement, de vie tumultueuse et que, commencé au bruit de la tempête avec Chateaubriand, il s’acheva dans l’orage avec Zola et fut tout le contraire d’un siècle équilibré et rassis. En somme un siècle intéressant, et même un grand siècle si l’on veut, pour la passion qu’il apporta à toutes choses, pour sa curiosité, son sens du rétrospectif et son goût de l’aventure tout à la fois, mais un siècle plus européen ou même planétaire que national, ce qui explique le crédit dont il jouit à l’étranger : nous y avons fait les affaires des autres — et très peu les nôtres ; nous y avons été Calédoniens, Allemands, Borusses, Samoyèdes, Papous, Iroquois — et très peu Français ; nous y avons ouvert tant de fenêtres sur le dehors que nous n’avons plus été chez nous.

Bref le xixe siècle a inauguré l’ère des siècles internationaux — et ç’aura été tout au moins le premier (en date) de ces siècles-là.

Pierre Lièvre §

Nous sommes mal placés pour juger d’ensemble le xixe siècle, nous qui y sommes nés et qui ne trouvons nul agrément à lui survivre. Nous avons pour lui les yeux que l’on a pour une maison natale : tout nous y semble beau.

Ses écrivains, ses savants, ses philosophes, ses poètes sont les nôtres par excellence. Tout ce qu’il a produit nous a émus plus que ne le pourrait faire l’œuvre d’aucune autre époque, et nous n’avons reconnu dans la suite des âges que des égaux aux hommes qui composent son personnel.

Louis Mandin §

Accueillons tout ce qu’il y a de bon et de vraiment vivant dans notre littérature, pour former la complexité de notre âme moderne ! Que notre xviie siècle classique reste à la place d’honneur, c’est bien. Mais ne soyons pas assez fous, assez inhumains, assez anti-français, pour nous amputer brutalement du siècle qui est notre père immédiat, du siècle qui tient encore si intimement à notre chair, et qui, malgré ses défauts, que nous savons comprendre et neutraliser, est le plus proche de notre cœur !

Jules Marsan, professeur à la faculté des lettres de Toulouse §

La question est, je crois, de politique plus que de littérature et je n’entends pas grand-chose à cela. Je vois bien les tares du Romantisme, et que nous en gardons une sensibilité un peu détraquée ; mais de là à rejeter en bloc l’héritage… non, tout de même ! La maladie romantique, sans doute, mais, aux environs de 1820, sans cette maladie, il me semble que c’était la mort. J’aime mieux que nous ayons vécu.

Camille Mauclair §

Le xixe siècle est évidemment stupide, et même exécrable pour un fougueux royaliste.

Mais comme vous parlez non de politique, mais de lettres, d’arts et de sciences, le paradoxe n’est pas soutenable. L’histoire ne présente aucune floraison plus riche, aucune recherche plus ardente que celles du xixe siècle.

François Mauriac §

Stupide xixe siècle est un Raccourci comme les aiment ces « politiques d’abord » qui connaissent le pouvoir des formules pour ce qu’ils appellent enfoncer un clou. Celle-là signifie que jamais autant qu’au dernier siècle, on ne vit de si belles intelligences ni de si grands poètes asservis à de si mortelles erreurs. Sans doute, Monsieur, vous importe-t-il peu que je vous dise mon avis sur ce point et si je suis ou non démocrate, anticlérical, humanitaire, prêta mourir pour la République ; si j’exige de la science qu’elle tienne lieu de métaphysique. Vous avouerai-je pourtant que depuis le mois d’août 1914, il me paraît excusable de n’être plus aussi certain que nous l’étions à vingt ans qu’il existe de belles erreurs, de nobles et généreuses erreurs, et qu’on peut se tromper avec magnificence. Aujourd’hui on est en droit d’exiger qu’un écrivain ait raison : d’abord parce que l’erreur coûte cher ; ensuite parce que l’œuvre d’art se sent toujours des bassesses du cœur et plus encore des vices de la pensée : il suffit d’ouvrir un recueil de Victor Hugo, un roman d’Émile Zola. Rappelons-nous ce mot de Stendhal : « le beau idéal de la Raison ».

N’empêche qu’après le xviie siècle, c’est le xixe qui nous a donné les maîtres auxquels nous revenons toujours : Stendhal, Balzac, Vigny, Sainte-Beuve, Maurice de Guérin, Lacordaire, Baudelaire, Rimbaud. Nous lui sommes redevables du meilleur et du pire. Acceptons cet héritage de bon grain et d’ivraie, sachant qu’il appartient aux survivants de notre génération, d’engranger l’un et de brûler l’autre. Et reconnaissons que ce « stupide siècle » fut tout de même un très grand siècle.

Lucien Maury §

Il est normal, il est conforme aux principes de l’hygiène nationale que le xxe siècle attaque le xixe. Le progrès — si ce mot a un sens — l’évolution, la vie même impliquent une part bienfaisante d’ingratitude, d’injustice et d’oubli. Fils spirituels du siècle passé, il nous appartient de l’interroger critiquement, et de distinguer plusieurs parts dans un héritage aussi complexe.

Rejeter en bloc le xixe siècle est une plaisanterie, et l’on ne voit guère lequel de nos contemporains pourrait la soutenir sans renier le meilleur de soi-même.

Le xixe siècle a développé une expansion de l’esprit dans toutes les directions ; il a favorisé le rêve aussi bien que la pensée, la science aussi bien que l’art, — tous les arts. Nos plus rudes censeurs sont les dociles élèves de ses maîtres. Insister sur des filiations évidentes serait superflu.

Est-il antinational de dénigrer nos grands hommes ? Ici distinguons.

Certaines diatribes seront et sont déjà utilisées par nos ennemis. De bons Français participent ainsi — sans s’en douter peut-être — à une entreprise quelque peu honteuse. Et cela est assez grave.

Mario Meunier §

Oui, le xixe siècle est un grand siècle lyrique, et il mérite à ce titre admiration et justice. La plupart pourtant des écrivains de ce siècle me paraissent avoir été guidés et soutenus, moins par l’intelligence que par le lyrisme du sentiment et du moi. À force de se chanter à eux-mêmes, de s’exalter en tant qu’individus, de s’opposer au monde et de se disperser, en s’arrêtant au jeu des apparences, dans l’éparpillement de la sensibilité, ils ne se sont plus tenus dans la mesure, et ils ont vécu et œuvré sans parvenir à se dégager de cette forêt touffue et prodigieuse qui est l’imagination d’une jeunesse ardente. Supportable en poésie, ce manque extrême de mesure me fait juger sévèrement, et m’empêche d’aimer certains, et des plus réputés prosateurs de ce siècle.

Pierre Mille
(Extrait d’Excelsior) §

« Si on se place au point de vue strictement littéraire, y a-t-il intérêt ou danger à vouloir diminuer les grands écrivains contemporains qui ont le plus largement aidé au rayonnement de la pensée française ? »

Je réponds : le danger est certain. Il faut être le dernier des imbéciles pour ne pas s’en apercevoir. Pendant la guerre on aurait même écrit : un traître à la patrie, simplement !

Paul Morand §

Le xixe m’apparaît plus grand que le xviiie ; le xviiie plus grand que le xviie ; le xviie plus grand que le xvie. C’est sans doute un effet d’optique.

À partir du xvie, je ne vois plus rien du tout et je m’en remets aux professeurs, qui ont des lunettes.

Jean Paulhan §

Grand siècle, évidemment ; mais tout de même un peu mêlé. Laissez-nous oublier ceci et cela ; s’il était aussi grand qu’on le dit, nous serions plus contents de nous.

Louis Payen §

L’article qui a motivé votre enquête et dans lequel on traitait de « stupide » le xixe siècle, est visiblement inspiré par des raisons politiques et tous les écrivains n’y sont admirés ou houspillés que d’après la qualité de leurs opinions. Étrange manière de juger la littérature en songeant uniquement à servir les besoins d’une cause ou d’un parti, et la passion politique peut-elle aveugler à ce point ?…

Si l’on s’élève tant soit peu au-dessus des agitations sociales, n’est-on pas obligé de constater que le xixe siècle est un des plus grands de notre passé artistique ?… Il est avant tout le siècle de la poésie qui n’avait jamais avant lui atteint de si rayonnants sommets ; il est celui du roman qui a pris avec lui un essor merveilleux ; il est celui de la pensée, toujours insatisfaite, mais toujours plus émancipée et toujours plus inquiète de vérité ; c’est lui qui nous a assuré dans l’univers cette suprématie intellectuelle qui est notre plus sûre gloire, la seule qui ait survécu à la guerre et à la victoire. Dénigrer le xixe siècle et rabaisser ses grands hommes, c’est faire œuvre néfaste envers nous-mêmes et envers les autres.

Sans doute il y a des excès, des excès ardents et injustes dans les attaques dirigées contre le xixe siècle. Et pourtant ce siècle que Faguet appelait le plus naïf qui ait existé1, et qui l’était vraiment par ses utopies et ses chimères, ce siècle-là n’a-t-il pas, par une confusion singulière de l’art littéraire et de la politique, des préoccupations de l’esprit et de celles du pouvoir, amené bien des conflits, déterminé bien des catastrophes ? Qui nous dira ce que le militarisme consulaire ou le bellicisme démocratique d’un Hugo ou d’un Béranger ont pu avoir d’influence sur les folles tentatives bonapartistes qui ont fait de nous, par la suite, et pour un temps X, les jouets de la guerre ? Osons le dire ici : le talent n’est pas tout, et le xixe siècle a eu surtout du talent, des talents ; il en a eu même à profusion, mais sans ordre, sans clarté, et d’une telle façon qui pourrait laisser croire bien souvent, comme chez les réalistes, à une inculture, à une indigence d’idées désolante. De là sans doute cette faveur, dont les délicats, les derniers honnêtes gens des lettres, ont fait bénéficier un Stendhal, un Mérimée, un Sainte-Beuve, cette prédilection pour Baudelaire « Boileau exaspéré », pour l’exquis Nerval, ce romantique « que nous pouvons aimer » (Montfort), enfin ce retour, chez bon nombre d’écrivains, à la forme condensée, toute de nombre et de mesure d’un Jean Moréas, d’un Tellier, d’un Maurras.

On nous demande notre opinion sur le xixe siècle. Mais ce siècle, malgré ses utopies, sa folie et ses désordres, comment le renier ? Nous en sommes les fils comme nous sommes les petits-fils du xviiie, les arrière-petits-fils des xviie et xvie.

Gaston Rageot §

Le xixe siècle a le mérite, aux yeux des uns, le tort, aux yeux des autres, d’avoir été un siècle d’affranchissement intellectuel : de là, en effet, une assez déconcertante contrariété, à savoir l’ordre scientifique et le désordre sentimental. Contrariété d’où naquit le romantisme.

Au reste, du point de vue strictement national où se placent inconsciemment tant de bons esprits, il est vrai que d’autres siècles, notamment le xviie, offrent un caractère spécifiquement français, tandis que le xixe présente un caractère proprement humain.

Parmi les noms que vous citez, Hugo, Baudelaire, Verlaine, Mallarmé, Zola, Claude Bernard, Auguste Comte. Renan, et même Flaubert et Taine, veuillez remarquer qu’ils ont tous pâti de n’être presque jamais considérés, par leurs amis ou leurs détracteurs, comme des artistes. On loue ou blâme leurs opinions, leurs tendances, leurs mœurs, leur doctrine, leur influence, ne négligeant que leurs œuvres.

Ne voyez là, — parmi tant d’autres, — que l’un des signes, mais, à vrai dire, des plus graves, de l’incapacité où nous sommes présentement de ne point confondre la littérature et, d’une manière plus générale, l’art avec la morale, la politique et même la théologie. Nous n’acceptons que ce qui peut servir nos convictions et n’aimons que par parti, sinon par parti-pris.

Georges Renard, professeur au Collège de France §

Ce serait vraiment faire beaucoup trop d’honneur à cette boutade outrancière que de la prendre au sérieux et de la discuter. Quand on songe aux grands écrivains et aux grands penseurs du xixe siècle, il n’y a qu’à hausser les épaules et à rire de voir, comme dit l’autre :

                                         des pigmées
Burlesquement raidir leurs petits bras
Pour étouffer si hautes renommées.

Gustave Reynier, professeur à la Sorbonne §

Je crois être d’accord avec l’opinion commune en pensant que nos plus grands siècles littéraires sont le xviie et le xixe, qui se complètent et s’équilibrent.

Souverain dans le roman, dans l’histoire, dans la critique, le xixe siècle domine de plus haut encore dans la grande poésie. J’admire toujours la chance miraculeuse qui y a fait fleurir, à si peu d’intervalle, une dizaine de génies lyriques, si divers et si magnifiques, à commencer par Victor Hugo.

J.-H. Rosny, Aîné, de l’Académie Goncourt §

Le siècle de Balzac, de Stendhal, de Hugo, de Baudelaire, de Vigny, de Flaubert, des Goncourt, des naturalistes, des symbolistes…

Le siècle de l’électromagnétisme, des principes de Carnot, de la chimie organique, de la biologie supérieure, de la radioactivité…

Le siècle où la peinture française devint la première du monde.

Le siècle du transformisme, etc., etc., etc., est un grand siècle par l’intelligence, par l’art, par la science…

Quant à lui assigner un rang, je n’ose.

J.-H. Rosny, Jeune, de l’Académie Goncourt §

Soyez sûr que le xixe siècle est le nœud de la haute civilisation : il n’a pas le droit de mépriser les autres siècles, mais il peut affirmer que jamais héritier n’a mieux fait valoir un admirable héritage. Ce siècle est parmi les plus beaux, s’il n’est le plus beau de tous.

Jean Royère §

Un artiste préférera, d’ailleurs sans autre raison, le xixe siècle aux précédents, uniquement, je le répète, parce qu’il est le plus récent et qu’une grande part de lui survit. Baudelaire, sur les bancs du collège, répondait à son professeur qui attaquait devant lui le romantisme : « Le romantisme est la dernière création poétique, donc la seule belle. » Voilà l’évidence et si notre tradition à nous, commence à Baudelaire, c’est parce que la poésie que son art a créée est la seule actuelle, la seule qui vive encore, tandis que Victor Hugo et Racine ont rejoint Homère dans les Musées que sont les classes.

Tel est mon sentiment sur votre intéressante enquête. Permettez-moi de m’y tenir et de ne pas comparer le xixe siècle au xvie, au xviie et au xviiie, car je ne suis plus en rhétorique supérieure.

Han Ryner §

Les cent années écoulées de 1800 à 1900 sont trop pleines et glorieuses pour ne pas former deux siècles au moins. La génération romantique à elle seule pèse autant que n’importe quel siècle choisi parmi les plus grands. La suite offre le spectacle singulier d’un art classique aussi parfait que jamais (dans Flaubert et Renan par exemple), de réussites imprévues, comme ce Verlaine qui vaut La Fontaine ; et de tentatives manquées en apparence, sans œuvres visibles, mais qui ont semé plus d’une graine d’avenir.

J’ignore qui a pu condamner le « stupide xixe siècle ». Nul homme ne me paraît assez bête pour avoir prononcé ce mot de façon réfléchie et désintéressée. Boutade ?… Ou mensonge de quelqu’un des petits Machiavels de « Politique d’abord » ?…

Aimons tous les siècles pour des raisons différentes et sans doute, inégales. Inégalement je leur partage mes loisirs. Le xixe plus riche et plus humain, est celui auquel je reviens le plus souvent et d’où je rapporte le plus de joies.

Jules Sageret §

Quelque part, dans Salammbô, le rhinocéros nous est proposé comme type de la stupidité parce qu’il piétine sa propre fiente. Voyons, par élimination, qui ne mérite pas le nom de rhinocéros s’il traite le xixe siècle de « stupide ».

Les royalistes ou les nationalistes de la nuance de l’Action française ? Ils ont Joseph de Maistre, Chateaubriand, de Bonald, Paul Bourget, Charles Maurras. Ils appuient leurs doctrines sur Le Play (que Bourget appelait « sage et lumineux »), sur Auguste Comte, sur Taine et même, comme l’a fait M. Pierre Lasserre, sur Renan.

Les démocrates ? Ils ont Victor Hugo à partir de sa maturité et Anatole France et bien d’autres.

Les hommes d’action ? Il me semblait d’abord que les attaques contre le xixe siècle dussent venir d’eux, tant on a accusé les pères et grands-pères de la jeunesse actuelle d’avoir passé leur vie en bavardages subversifs et malsains, ou, pour le mieux, stériles, à ne jamais réaliser, à ne jamais construire, sinon quelques tours d’ivoire…

On pourrait poursuivre et demander : les catholiques ? les libres-penseurs ? les classiques ? les romantiques ? les idéalistes ? les réalistes ? les traditionalistes ? les révolutionnaires ? les nationalistes ? les internationalistes ? les individualistes ? les socialistes ? Et après chaque point d’interrogation on répondrait : cette opinion, ce tempérament, cette discipline, cette révolte, cette réaction…, qu’il s’agisse d’art, de littérature, de science, de philosophie, de politique… ont eu, dans notre xixe siècle français, des représentants de choix, sinon de génie.

Seuls les marxistes et les dadaïstes mépriseraient impunément le xixe siècle français : les marxistes parce que leur doctrine est allemande d’origine, les dadaïstes parce qu’ils peuvent prétendre, à la rigueur, ne rien devoir qu’au xxe siècle, en quoi ils se séparent des cubistes eux-mêmes qui se réclament d’Ingres.

Aucun des autres ne traînera le xixe siècle dans la boue sans salir les idées qui lui tiennent le plus au cœur, et ce sera bien se conduire en rhinocéros.

Gabriel Séailles, professeur à la Sorbonne §

Permettez-moi de répondre à votre question par une autre question, à laquelle je ne vous demande pas de répondre. Nous avons laissé déjà derrière nous le quart du xxe siècle ! En quoi des hommes médiocres, d’esprit et de cœur bornés, sans idées, sans générosité, qui par leur incompréhension tendent à détruire la civilisation occidentale dans son universalité, sont-ils autorisés à juger le xixe siècle et à le condamner ? Et cela au nom de l’intelligence ?

N’avons-nous pas tout simplement perdu le sens du comique ?

Ch. Seignobos, professeur à la Sorbonne §

Étant simplement historien (ou plutôt professeur d’histoire) et nullement littérateur, je n’ai pas qualité pour répondre à votre question.

Je remarque seulement que la notion de xixe siècle est conventionnelle. La période littéraire qu’on a réunie sous le nom de romantisme commence en plein xviiie siècle ; Rousseau, Diderot, Coleridge, Goethe et Schiller appartiennent à un mouvement qui se continue au xixe siècle sans interruption, sans qu’on puisse se mettre d’accord sur le moment où il s’est terminé (si même il ne dure pas encore) ; de même en musique le mouvement commencé avec Gluck, peut-être même avec Bach se prolonge par Haydn, Mozart, Beethoven, Schubert et Weber jusqu’à Wagner.

Personne, je pense, ne conteste que le xixe siècle au sens chronologique (1800-1900) ne surpasse les précédents par l’abondance et la variété des productions, c’est la conséquence normale de l’accroissement de la population, de l’activité, de la richesse, des loisirs, de l’instruction, des publications, de la facilité de transports qui a augmenté dans des proportions sans précédents le nombre des producteurs et des consommateurs littéraires. Quant au jugement sur la qualité des œuvres, c’est affaire de goût personnel ; et il semble bien aussi de tendances politiques. « Réprobation » et « reconnaissance », « désarroi » et « envahissement » sont des termes qui désignent des préférences de sentiment. Pour mon sentiment personnel, la littérature française du xixe siècle me paraît triste et amère ; c’est le caractère de ce siècle en France, les Français ont cessé de sentir la joie, au contraire de la génération de la Révolution. C’est pourquoi je trouve plus de plaisir aux œuvres des Anglais, des Scandinaves et même des Allemands. Mais c’est un goût individuel qui ne peut intéresser vos lecteurs.

Paul Souchon §

Je crois qu’il ne faut attacher aucune importance au qualificatif de « stupide » qui vient d’être attribué au xixe siècle.

Le siècle qui a créé chez nous le lyrisme, renouvelé le roman et la critique, se défend tout seul. C’est, incontestablement, un grand siècle.

Que nous le voulions ou non, d’ailleurs, il nous commande. L’arbre des générations littéraires actuelles est engagé en lui profondément et, si nous jetons des fleurs et des fruits, n’oublions pas que nos racines y plongent.

Paul Souday
(Extrait d’un article du Temps) §

Il est clair que le déboulonnage méthodique de nos grands écrivains contemporains n’augmente pas beaucoup le prestige français et que ce n’est pas d’excellente propagande que de présenter Victor Hugo comme une outre vide, Flaubert comme un imbécile, Michelet comme un aliéné, Renan comme un faux bonhomme, d’ailleurs atteint de niaiserie essentielle. Ce sont précisément ceux-là que l’étranger lit et admire le plus, d’abord parce que les contemporains sont toujours plus accessibles à la majorité des lecteurs, et aussi parce qu’ils représentent cette France moderne qui a conquis les sympathies du monde. Au surplus le xviiie siècle, qui l’a préparée, n’est pas moins maltraité que le xixe. Voltaire et Rousseau ont les mêmes détracteurs que Hugo et Renan. Et comme ni Rabelais, ni Descartes, ni Molière, ni Saint-Simon ne leur appartiennent, ils en sont finalement à peu près réduits à Bossuet, Racine et Boileau, dont les mérites, si éminents soient-ils, ont l’inconvénient d’être moins populaires au dehors. Pour le rayonnement de la pensée française au-delà des frontières, notre critique néo-classique, si on l’écoutait, serait un désastre. C’est certain. Il n’en faudrait pas moins subir stoïquement cette calamité, si elle nous était imposée par les droits supérieurs de la raison et du goût. Mais c’est ce qui reste à démontrer.

M. Souriau, professeur à la faculté des lettres de Caen §

Les attaques contre la littérature du début du xixe siècle remontent déjà à une quinzaine d’années. Il y a eu, pour des raisons qui n’étaient pas toujours littéraires, une véritable ruée contre le romantisme, ce pelé, ce galeux d’où venait tout le mal.

Pour moi, qui ai passé ma vie à étudier cette époque de notre littérature, je pense que cette campagne contre le début de notre xixe siècle est mal fondée, et dangereuse.

Outre leur incontestable valeur esthétique, les chefs-d’œuvre romantiques ont encore pour l’historien littéraire une valeur documentaire de premier ordre sur l’esprit en France : pendant vingt-cinq ans, sous la Révolution et l’Empire, comme un sol qui absorbe lentement les pluies pour les rendre plus tard à l’état de sources, de fraîcheur, et de richesse, l’âme française s’était profondément pénétrée de toutes les larmes et de tout le sang qui avaient longuement coulé sur le pays. De ce sol, consacré par la douleur et le sacrifice, avait monté lentement une brume de mélancolie, où tous les prismes de l’art imitent leur féerie. Le romantisme, et c’est là sa grandeur, c’est la collaboration de quelques génies avec la tristesse de l’âme française : donc ne diminuons pas notre pays en essayant de diminuer le romantisme.

Et puis encore, ne calomnions pas notre pays. Il me semble que nous venons de payer assez cher tout le mal que, avec une patiente maladresse, nous avons dit de nous-même, pour ne pas être tenté de recommencer à fournir des verges pour nous frapper.

Un mot maladroit peut devenir une arme, que la haine empoisonnera, et qui fera du mal à ce que nous avons de plus cher.

Albert Thibaudet §

Je tiens le xixe siècle pour un siècle aussi grand, intellectuellement et littérairement, que n’importe lequel des trois siècles antérieurs. Je ne sépare pas plus, dans ma pensée et mon attention, ces quatre siècles que les neuf Muses ou les trois Grâces, et je n’ai aucun classement à faire entre eux. Je serais gauche avec la pomme de Pâris.

Je crois que ceux qui, comme moi, sont nés à peu près dans le dernier quart du xixe siècle ont tiré un bon numéro à la loterie des Destinées. Je ne tiens pas plus à changer ma patrie dans le temps que ma patrie dans l’espace. Et j’accepte aussi volontiers d’être du xixe et non du xviie, que d’être Français et non Anglais.

Quand je bois un bon verre de Bourgogne je dis : le bon Bourgogne ! Il ne me vient pas à l’esprit de manifester mon enthousiasme en criant : Le stupide Bordeaux !

Je ne trouve pas mauvais que d’autres soient d’un avis et d’un goût différent. Cela ajoute de la diversité à l’Univers. Foin du continuel pâté d’anguille !

Ernest Tisserand §

Où cela commence et où cela finit-il, un siècle littéraire ? Qu’est-ce qu’un grand siècle ? qu’est-ce qu’un siècle stupide ? Passe encore qu’on veuille couper l’histoire littéraire en périodes, d’ailleurs inégales, pour la commodité des manuels. Mais des siècles ! Le Grand Siècle, le grand des grands, n’aurait pas duré trente ans, et ses oracles n’étaient pas les écrivains que nous admirons aujourd’hui, mais des hommes qu’on ne lit plus et non point toujours avec raison.

Moréas, avant de mourir, disait à un ami : il n’y a pas de romantisme, de classicisme… c’est idiot… je voudrais pouvoir t’expliquer…

Il n’y a pas de grand siècle, et il n’y a pas de siècle sot. Mais les sottes gens ne manquent à aucune époque, et les plus déshéritées ont encore des manières d’hommes de génie.

Vous avez réagi contre une cabale que, pour ma part, je trouve très amusante. Il ne faut pas nous traîner à genoux entre des statues de carton-pâte. Et il me semble qu’en ma jeunesse on en fabriquait beaucoup. Chacun, au surplus, à ses demi-dieux cachés dans une chapelle secrète dont les profanateurs ne sauraient trouver l’entrée.

Gonzague Truc §

Certes on ne saurait croire qu’un âge qu’ont illustré Lamartine, Taine, Renan et, sur le tard, M. France, ait été dénué d’art et de pensée. Le xixe siècle a été, à sa manière, comme tous les autres, un grand siècle et seules les exigences de la polémique poussent quelques écrivains à nier cette vérité assez patente. Mais il est vrai aussi que ce temps dans sa frénésie à s’affranchir de toute discipline et sa superstition pour ce qu’il a appelé la Science, sans trop savoir ce qu’il entendait par là, a compromis son génie, altéré son art, et conduit le monde à l’abêtissement. Il a fait triompher, en effet, avec le matérialisme, ou plutôt le phénoménisme, la démocratie et l’anarchie spirituelle, les principes de toute désagrégation sociale et mentale. Il ne s’égale certes pas au xviie siècle qui le dépasse en tous les domaines et jusque dans l’érudition et il l’emporte, du moins dans sa première moitié, sur le xviiie siècle par une certaine générosité. Il s’élèvera sans doute bien au-dessus du xxe qui part pour être une des époques les plus stupides par où l’humanité dite pensante doive passer.

Le xixe siècle est vraiment trop voisin du nôtre, et nous sommes encore sous son influence trop exclusive pour essayer de le juger dans son ensemble.

Toutefois nous avons déjà conscience de sa prodigieuse floraison intellectuelle dont l’épanouissement exalta notre admiration ; nous conservons le sentiment de la rare puissance de son action humanitaire et civilisatrice et il nous apparaît dérisoire qu’un temps si fertile en miracle puisse être, à cette heure, insulté, méprisé, dénigré par des esprits impuissants à créer et uniquement préoccupés, pour se grandir, de rabaisser tout ce qui les domine.

Ce n’est pas aujourd’hui, c’est vers l’an 2022 qu’il sera opportun d’ouvrir une enquête sur cette question.

Jean-Louis Vaudoyer §

Réserver tout son amour, toute son admiration aux siècles passée et médire du seul xixe siècle, c’est un peu comme si l’on parlait mal de son père pour reporter sur ses aïeux tous les bons sentiments. Notre devoir est peut-être celui du bon fils de Noë.

On ne risque pas grand-chose à vanter les siècles précédents. Ceux-ci sont filtrés, pour ainsi dire ; et ce qu’il y avait de mauvais, de négligeable en eux s’est desséché, évanoui. Pour le xixe siècle, qui nous touche de si près, qui court dans notre sang, nous devons accomplir nous-mêmes, sans sécurité, avec de grandes chances d’erreurs, un partage périlleux. Les siècles passés sont des terrains stratifiés par le temps, désormais classés et immuables. Le xixe siècle est encore un terrain meuble, avec des érosions, des sables mouvants, des blocs erratiques. N’assistons-nous pas à des déplacements de valeur qui ne feront que s’accentuer dans l’avenir ? Il est probable que Mme Sand, dans cent ans, ne restera plus qu’un nom cité dans les manuels, comme celui de Mlle de Scudéry. L’œuvre préservée de Lamartine, ou celle de Victor Hugo, tiendra peut-être dans un florilège pas plus gros que le volume qui contient tout ce qu’a écrit Malherbe ; tandis que des écrivains comme Gérard de Nerval, Maurice de Guérin ou Barbey d’Aurevilly viendront en pleine lumière et au premier rang. Ce qui s’est passé pour Stendhal peut se passer demain pour un génie méconnu jusqu’ici. Qu’était Gobineau, il y a vingt-cinq ans ?

Francis Vielé-Griffin §

La campagne, à laquelle fait allusion votre questionnaire, se développe, pour autant que j’en ai eu connaissance, dans le plan politique.

La littérature, même d’expression française, n’est pas du ressort de la majorité des habitants de la France : ceux-ci s’en étant, séculairement, désintéressés et portant ailleurs la plus noble activité intellectuelle.

Les connaissances sommaires, dues aux manuels universitaires que ne commentent qu’avec prudence des professeurs insuffisamment avertis, suffisent à la curiosité générale, en même temps qu’aux exigences des examinateurs.

La critique est, généralement, comme dans le cas qui vous intéresse, tendancieuse.

En d’autres cas, normalement vénale.

En élargissant, tant soit peu, même parmi les hommes de lettres, votre enquête, vous serez à même de constater l’ignorance, presque absolue, où l’on est, en France, des textes les plus renommés de la littérature séculaire : c’est un fait d’éducation.

Comment espérer, dans ces conditions, quelques lumières, d’un procès institué devant un jury incompétent ?

Pour moi, de qui la vie fut consacrée aux lettres, j’ai en grande estime, non seulement les noms des beaux écrivains que vous énumérez, mais aussi leurs œuvres qui me sont, pour la plupart, familières.

Je crois que la nation française, en tant que nation, n’aura à user de réprobation ou de reconnaissance envers son élite littéraire, que le jour, dont rien n’annonce l’aurore, où elle aura pris connaissance de l’œuvre même de cette élite dont le retentissement est, pourtant, sensible, par-delà nos frontières.

Je crois que, d’ici là, il est bon de jouir, sans arrière-pensée, de cet opulent héritage et d’inviter notre nation illettrée par-delà le vraisemblable, à prendre conscience de ses richesses spirituelles.

Maurice De Waleffe
(Extrait de Paris-Midi) §

Émile Zola, dans le dernier quart du siècle, exerçait en prose le sacerdoce que Victor Hugo exerça d’abord en vers pendant quarante ans ; il enseignait aux foules la liberté et l’égalité, au nom de la science. Zola après Hugo, ce fut le naturalisme après le romantisme, mais c’était toujours le romantisme, la révolte contre les dogmes du passé, au nom d’une philosophie nouvelle.

… Une jeune école impitoyable et railleuse en profite pour lapider les vieux pontifes, et leur siècle avec eux. On nous assure que ce fut le plus bête de tous les siècles, et qu’il faut nous hâter d’en rire, de peur d’en pleurer.

Méfions-nous ! grand siècle ou siècle stupide ont chance d’être également exagérés. En tout cas, nous sommes mal placés pour en juger. Supposez qu’on eût demandé aux Français de 1820 : « Le xviiie siècle fut-il un grand siècle ? » Songez au bouillonnement de passions et de rancunes que cette question eût soulevé chez les émigrés, les bonapartistes, les anciens régicides et les ultras. Vouloir juger un espace de cent ans avec un recul de vingt ans, est une chimère.

Léon Werth §

J’admire ceux qui font passer à la toise les siècles passés et en mesurent la taille. À vrai dire, nous personnifions les siècles anciens selon une convention historique puisée dans les livres ou enseignée dans les classes. Le xviie siècle, c’est Racine se promenant dans le jardin du Luxembourg. Les images peuvent être charmantes. Mais on est un peu agacé par ceux qui les imaginent contenant toute la réalité du passé ou bien qui y cherchent une philosophie, une sociologie, une éthique et d’autres choses du même ordre.

Pour le xixe siècle, il n’en est pas ainsi. Il est encore tout près de nous. C’est par réaction immédiate qu’on le déclara « stupide ». Au nom de l’intelligence. Quelle intelligence ? Une intelligence d’assez récente invention, une intelligence opérant par méthode de déduction. Et encore plutôt à vide, qu’à froid. Au nom enfin d’un culte renouvelé de la logique formelle. Si bien que les partisans de l’intelligence doivent plus aux scolastiques qu’aux réalistes du xviie siècle. Ceux qui disent stupide le xixe siècle, au nom de l’intelligence, ne savent pas que l’intelligence seule n’est rien. Même en mathématiques.

Les ennemis du xixe siècle réprouvent son romantisme et sa sensibilité. Mais je crois qu’ils détestent bien plus, sans oser le dire, son ardeur expérimentale. Ils reviennent au rationalisme déductif du xviiie siècle, qui n’est plus « dangereux ». Ils redoutent l’esprit d’investigation, qui interdit le raisonnement en toute chose.

Commentaire de l’Enquête §

« J’ignore qui a médit ces jours-ci duxixe siècle », nous écrit Mme Lucie Delarue-Mardrus, et l’ardente poétesse semblerait penser que c’est le fait de quelque adolescent dans « l’âge ingrat » ! Il ne s’agit pas davantage de l’irrévérencieuse boutade d’un aimable dadaïste, comme se l’imagine tel autre de nos correspondants. S’il n’était question que d’une voix isolée, l’enquête des Marges aurait été sans objet : l’ouvrir eût été superflu.

La réalité est différente : nous sommes en présence d’une campagne collective qui ne date pas d’aujourd’hui (elle puise ses origines dans les écrits de M. Maurras et de M. Lasserre, pour ne citer que ces deux noms), et tend à dénaturer et à bafouer en bloc, la plus féconde et brillante époque de notre histoire littéraire. Nous devinons là une volonté réfléchie, préméditée, de démolition systématique, et quand on alla jusqu’à qualifier de « stupide » le xixe siècle français, il faut voir dans ce mot l’expression outrancière, caricaturale, formulée par un écrivain excessif et forcené, de la dangereuse tendance que nous voulons dénoncer.

« Le procès intenté au xixe siècle est un procès politique », assure M. Émile Henriot, et, avec lui MM. F. Mauriac, Jules Marsan, Camille Mauclair, Louis Payen, Gaston Rageot, Han Ryner, F. Vielé-Griffin, etc… On peut les croire. Le but inavoué de ce procès est de ravaler et de salir une période illustre à qui l’on reproche son idéal, ses élans, sa foi, ses ambitions généreuses… Mais pour satisfaire les passions d’un moment ou les intérêts d’un parti est-il bien utile de traiter Hugo « d’abruti lyrique » et de « Tartuffe », de comparer la gloire de Renan à la vogue du chansonnier Béranger, de présenter Leconte de Lisle comme un « frigide crétin » ou de montrer Flaubert « comme une boule de jardin où apparaissent grandies toutes les sottises et les niaiseries d’une époque ». C’est très drôle, évidemment, et cela ressemble à ces plaisanteries un peu fortes que des parlementaires débraillés se débitent à la buvette de la Chambre. Cela paraît fort bien imaginé aussi, car, au moyen de ces violences, les partisans de la Restauration néo-classique (vous voyez à quel point on est arrivé à confondre la question politique et la littéraire) ne seraient pas fâchés de faire régner dans les milieux intellectuels je ne sais quelle atmosphère de Terreur blanche.

Sans doute, le procédé ne manque pas d’habileté ; mais les inventeurs de cette tactique sont-ils sincères et logiques avec eux-mêmes ? M. Jules Sageret le fait malicieusement observer : notre xixe siècle est si riche, si abondant, il est si divers que tous les adeptes des écoles, des croyances des partis actuels, pourraient y retrouver des maîtres, des apôtres, des précurseurs. Seuls, les marxistes seraient en droit de mépriser le xixe siècle, parce que leurs doctrine est allemande. Or, ce n’est pas cette espèce de révolutionnaires qui menacent de détruire aujourd’hui les statues de nos gloires contemporaines.

Les contempteurs du xixe siècle se recrutent au contraire parmi des gens qui, pour penser et juger, se placent uniquement au point de vue national. Le soin de la suprématie française, du génie français les inquiète surtout. Français, ils n’ont à peu près que ce mot à la bouche ! Et, jusqu’à présent, en menant leur folle campagne, ils ne réussissent qu’à fournir des armes aux pires agents de la propagande antifrançaise ; ce qui a permis à M. Pierre Mille d’écrire : « Pendant la guerre on aurait dit d’eux des traîtres à la patrie. »

L’un des premiers résultats de notre enquête aura donc été de signaler les abus et les dangers auxquels peuvent conduire les procédés et le vocabulaire des politiciens introduits dans la critique littéraire. Ce n’est pas impunément qu’on essaie d’identifier le néo-classicisme avec un régime. Les gens, qui se satisfont de cette généralisation inexacte et trop facile, en arrivent à haïr de parti pris le xixe siècle, simplement parce qu’il est issu de la Révolution française. Le raisonnement est sommaire.

Le xixe siècle français, écrit M. Charles Le Goffic, serait le premier en date des siècles européens, des siècles internationaux. Cette définition mérite qu’on s’y arrête, encore que je n’en goûte guère le dernier mot.

Jamais, en effet, autant que pendant cette période séculaire, l’humanité ne paraît avoir été travaillée par un tel désir de renouveau. L’Europe semblait secouée de frissons, traversée d’enthousiasmes et d’angoisses. Palpitante d’inquiétude, elle esquissait des rêves contradictoires. Ce fut l’âge des théories audacieuses, des curiosités impatientes, des recherches passionnées… Or, voilà qui est admirable et prodigieux, à tant d’ébauches, la France donne une forme et une voix. Notre langue nationale, devenue inexprimablement riche, apte à tout traduire, se fait l’expression supérieure de toutes ces tendances éparses. À certains moments, le génie littéraire de notre race absorbe l’Europe. Les principales idées dont le monde tressaille trouvent chez nous leurs hommes représentatifs. Ces grands individus prennent une importance formidable. Ils tendent aux autres peuples de splendides miroirs où les âmes étonnées se reconnaissent. Notre patrie semble illuminée par des phares géants qui embrasent l’horizon spirituel. Jamais notre verbe français n’eut plus de prix ni de prestige. Le rayonnement des ouvrages français est planétaire, la supériorité de nos lettres et de nos arts, incontestée. C’est le siècle où les élites étrangères, attirées par un tel éclat, devenaient pour nous la plus fidèle et la plus active des clientèles, faisant pénétrer et chérir le nom et l’esprit de la France, jusque dans les pays, dont l’intérêt politique était de nous exécrer.

Tel a été le rôle universel, tenu par nos grands écrivains du xixe. Et en quel temps ? juste dieux ! Dans le temps que dominent ces deux dates affreuses, Waterloo et Sedan, où la France diminuée, meurtrie, dépourvue de gloire militaire, était en proie à des révolutions stériles, soumise à des gouvernements instables et médiocres. Dans cette éclipse quasi totale, l’honneur revient à ses artistes, à ses écrivains d’avoir maintenu la France au rang des grandes nations. Leurs chefs-d’œuvre valent des victoires. Et ce sont ces hommes, dont les traits, aux yeux de l’univers, représentent la France moderne, que l’on voudrait montrer aujourd’hui dans une sorte de fresque grotesque, brossée avec des fards et des tons cadavériques, à la Van Dongen, comme une troupe de bouffons noirs, de canailles emphatiques, de gâteux grandiloquents, de diaboliques gredins, je ne crains pas de le dire, ceux qui agissent ainsi font, au regard de la vérité critique, une œuvre impie et méprisable, et, si l’on se place au point de vue national, une besogne de malfaiteurs.

Ce n’est pas seulement au dehors que le démolissage systématique du xixe siècle aura des conséquences néfastes. Il reste à examiner le retentissement que peut avoir, chez nous, la même campagne sur l’avenir de notre littérature.

Le problème paraît grave, si l’on considère à quel point les générations toutes nouvelles ont été touchées par la guerre. Non seulement, le niveau des connaissances a baissé, mais la curiosité intellectuelle. Les goûts sont différents. L’engouement pour les sports, l’excessive ardeur qu’ils emploient à la culture physique, détourne les jeunes gens de la pratique des idées. L’appétit de la lecture a singulièrement diminué chez la jeunesse présente, de qui le septième art, autrement dit le cinéma, a développé la paresse. Sollicitez à ce sujet les confidences des maîtres de l’enseignement secondaire, vous serez édifié. Sur une classe de Rhétorique, il y a bien trois élèves qui connaissent le nom d’Anatole France, et un seul peut-être sachant que cet illustre maître est notre contemporain. Par contre aucun n’ignore celui de Carpentier ou de Criqui. Ah ! ce n’est pas nos nouveaux lycéens qu’on accusera d’être des « malades de littérature » ! Ils dévorent les gazettes sportives (voir l’opinion de M. Batilliat) et, par exemple, ils peuvent nous révéler dans ses moindres détails la biographie de nos champions de boxe ou de football, la nomenclature et les péripéties des matches les plus récents.

Les injures contre le xixe siècle arrivent à point pour être gobées par ce troupeau de jeunes béotiens. Quel appel à leur indifférence ! À quoi bon essayer de les connaître, ces splendides romantiques ou ces grands réalistes, qui peuvent devenir les excitateurs de leur sensibilité ou de leur intelligence. Ne furent-ils pas des crétins ou des fous, d’effroyables divagateurs ? Les moroses écrits de ces « mauvais maîtres » n’ont-ils pas engendré ce délétère état d’esprit qui nous conduisit à Charleroi, au bord du gouffre, et qui aurait abouti au désastre final si Léon Daudet, en écrivant L’Avant-guerre, n’avait été le véritable vainqueur de la bataille de la Marne ?… Et ils se consacreront davantage au culte exclusif de l’athlète, expression supérieure de la brute moderne.

Notez que je plaisante à peine ! Je vais probablement étonner certains collaborateurs de la Revue universelle ou de la Revue critique : leurs jeux funestes à l’encontre du xixe siècle ne tendent rien moins qu’à l’avilissement de l’intelligence et de la littérature. Les hauts esprits qu’ils attaquent avec une incroyable légèreté, composent, au contraire, la plus puissante des traditions, la seule capable d’opposer un rempart sérieux aux menaces de l’art nègre ou du bolchevisme esthétique. Mais telle est l’étourderie, tel est l’aveuglement, de ces traditionalistes pratiquants, qu’ils agissent, en vérité, comme s’ils étaient les meilleurs auxiliaires de Marinetti ou les complices de Dada.

Ce sera le mérite de l’Enquête des Marges d’avoir suscité toute une ardente phalange, qui pour se recruter parmi les esprits les plus disparates, n’hésite pas à se vouer à la défense et à l’illustration du xixe siècle.

Si j’excepte M. Blaise Cendrars, lequel ne se félicitera probablement pas d’être dépassé par M. Fagus, c’est à qui en vantera les splendeurs. M. Bainville lui-même semble hésitant à excuser les incartades de son chef de file et se contente de dire qu’une révision est indispensable, ce que personne, d’ailleurs, n’a jamais contesté.

C’est presque une action de grâces. De Maurice Barrès qui s’écrie : Je l’aime de tout cœur ce xixe siècle, à Rosny aîné et à Rosny jeune, de Brieux à Fernand Gregh, de Lucien Descaves à Ernest-Charles, à Lucien Maury, à Léon Frapié, à Albert Thibaudet, à Jules Bertaut, l’admiration est évidente. Jamais la littérature française n’a été plus riche, plus belle, plus originale, écrit M. Aulard, et Gustave Kahn : C’est le grand siècle de notre littérature. M. André Dumas est du même avis, et M. Frantz-Jourdain ajoute : le plus prodigieux de l’Humanité. Il est si puissant, si complet (É. Ducoté) : Nous lui devons plus que nous ne voulons l’avouer (F. Divoire) ; Nous avons pour lui les yeux que l’on a pour uni maison natale ; tout nous y semble beau (Pierre Lièvre) ; l’histoire ne présente aucune floraison plus riche, aucune recherche plus ardente (Camille Mauclair). M. Paul Dermée célèbre en lui l’audace de l’esprit et l’allégresse de la vie et M. François Mauriac l’aime encore pour nous avoir donné les maîtres auxquels nous revenons toujours.

Ces opinions, M. Paul Souday les a corroborées d’une façon singulière dans l’article du Temps qu’il a publié en réponse à notre enquête : « Le moins qu’on puisse dire est que ce dernier venu des grands siècles n’a pas dégénéré et qu’il soutient n’importe quelle comparaison (le suprême ve siècle athénien étant comme toujours mis à part) pour l’intrépidité de l’esprit critique et la variété des talents originaux. »

Afin de donner à cette enquête plus d’ampleur et de poids nous avons tenu, à côté d’écrivains et de critiques représentatifs des générations présentes, à consulter quelques maîtres de l’enseignement supérieur. Les opinions de MM. Seignobos, Séailles, Aulard, Georges Renard, etc. ajouteront encore à l’intérêt de notre consultation. « Si j’avais un jeune homme à former, nous déclare l’un d’eux, M. Estève, professeur de Littérature à l’Université de Nancy, je le mettrais de préférence à l’école du xviie et du xixe siècle. » Voilà, ce me semble, qui satisfera Lucien Descaves, lequel nourrit pour les manuels scolaires une juste animadversion

Alors, quoi ? que subsiste-t-il à l’encontre de notre admirable xixe siècle ? M. Chassé va peut-être nous le dire : « il marque, à son avis, l’irruption des sens dans la littérature » ; ou M. Gonzague Truc, qui lui reproche « sa frénésie à s’affranchir de toute discipline » ?… J’estime que c’est à M. René Boylesve, que revient d’en avoir fait la critique avec infiniment de mesure et de finesse. Sa réponse vaut d’être étudiée et savourée, où l’éminent écrivain nous parle de « l’art anarchique du xixe siècle » et du « chaos intellectuel qu’il représente à notre esprit ».

La vérité, c’est que nous manquons encore du recul suffisant pour nous retrouver dans ce prétendu chaos. Un travail de filtrage de mise au point, s’impose, ainsi qu’on l’a fait pour les époques précédentes. On oublie trop que le xviie siècle compta d’Urfé et Scarron, Cyrano de Bergerac, qui fut contemporain de Pascal, et, plus tard, le duc de Saint-Simon, qui doit gêner fort les partisans de la Renaissance classique, lesquels ne savent comment se débarrasser de cet ancêtre du naturalisme. Ah ! le xviie siècle, lui-même, n’est pas aussi simple, aussi uniforme que se l’imagine M. Le Nôtre ou M. Corpechot.

Enfin, que signifie ce nouveau critérium. L’intelligence ? Ainsi que le formule M. Léon Werth, « littérairement, l’intelligence seule n’est rien, même en mathématiques ». Elle n’est rien, si l’on n’y ajoute la sensibilité et l’instinct, l’imagination créatrice, le don de la vie. Et puis, de quel droit s’ériger soudain en détenteurs exclusifs de l’intelligence ? Jules Lemaître qui vivait au xixe siècle était aussi intelligent que Charles Maurras et, certainement, que M. Massis. Enfin n’est-il pas un peu naïf de se réclamer aussi bruyamment de l’intelligence quand on ne trouve à opposer aux fortes œuvres d’observation et de lyrisme, qu’un de ces pâles romans d’aventures, entachés d’indigence verbale et dépourvus, précisément, de toute idée.

À ceux qui reprochent au xixe siècle d’être anarchique ou trop original, je conseillerai de relire et de méditer la page si belle, que Maurice Barrès nous a adressée. Je le leur conseille, parce que Maurice Barrès n’a pas émis seulement une opinion, mais parce qu’il est lui-même un exemple.

Nul, plus que Barrès, n’est nourri du xixe siècle. Il est l’héritier le plus complet de sa passion et de son vocabulaire, de sa substance et de son esprit. Nul ne l’a si totalement absorbé, ni mieux assimilé. Et, pourtant, quel équilibre, quelle discipline, chez Barrès, quelle force concentrée et ordonnée dans toute son œuvre littéraire que les dernières générations d’aujourd’hui ne pratiquent pas assez ! Le romantisme et le réalisme s’allient et se confondent pour faire de lui un maître français de la plus pure lignée.

En mettant en cause nos pères immédiats, cette enquête nous aura éclairés sur nous-mêmes. J’ai la conviction qu’elle aura son effet jusque sur les adeptes du néo-classicisme. Comme ils ont surtout le souci de paraître sérieux, ils prendront honte de leur espièglerie.

Quitte à mettre une sourdine à leurs rancunes politiques, ils cesseront d’attaquer notre xixe siècle qui apparaît, de plus en plus, ainsi que le « grand siècle français ». Et, ce faisant, ils épargneront à leur maître Paul Bourget la douleur d’avoir à brûler son meilleur livre, les Essais de psychologie contemporaine, dédiés à la gloire d’un Renan, d’un Baudelaire et d’un Taine, et celui de ses ouvrages qui promet de lui survivre.

Maurice Le Blond