Lucien Muhlfeld

1897

Le monde où l’on imprime

2015
Lucien Muhlfeld, Le Monde où l’on imprime : regards sur quelques lettrés et divers illettrés contemporains, Paris, Perrin, 1897, 308 p. Source : Gallica.
Ont participé à cette édition électronique : Éric Thiébaud (Stylage sémantique) et Stella Louis (Numérisation et édition TEI).

Chapitre premier.
La critique et la vie littéraire §

Ce n’est plus ce qu’on
Appelle une vie.
Verlaine.

I §

{p. 1}Les confidences des gens de lettres sont bien les plus insupportables des commérages, et il n’est pas trop de tout l’esprit, toute la fronde d’Émile Bergerat pour raconter ses petits ennuis sans ennuyer beaucoup. On voudrait pourtant insinuer au lecteur complaisant quelques réflexions, qui sont un peu des doléances, et qu’on intitulerait assez bien « Des malentendus de la critique » ou « Petits déboires professionnels ».

La tâche bibliographique — depuis cinq ou six ans que je la remplis toujours avec plaisir, malgré les heures de nonchalance — m’a valu quelques amitiés devenues estimes, que je n’avais point cherchées ; mais aussi m’a-t-elle coûté des sympathies qui ne m’étaient pas sans prix. Bien qu’il y ait un peu plus de dix-neuf siècles qu’on observe le caractère {p. 2}« irritable des poètes », j’ai la naïveté de m’en étonner et l’humilité de m’en plaindre. Passe pour les poètes ! Mais les romanciers, les polygraphes, variés, ceux qui sont rédacteurs à une librairie, comme d’autres le sont à un ministère, combien sensible est leur épiderme littéraire Au vrai, il y a malentendu ; la plupart des écrivains contemporains se font de la critique un concept étrangement faussé.

Qu’est-ce qu’un chroniqueur de littérature ?

C’est d’abord un monsieur qui lit les livres. La légende de Jules Janin se gardant d’aller au spectacle, crainte d’apporter à son feuilleton des « opinions préconçues », est d’une médiocre drôlerie. Il est élémentaire de regarder avant de parler. Je ne recule pas devant ce devoir, et j’ai lu souvent cinq cents pages pour n’en écrire que dix lignes. Sans doute, on ne saurait tout lire, et c’est inutile. Soit un volume de vers, paru hier. Le hasard l’ouvre à la page 70 :

Le matin toujours recommence
Et les soirs cadencent leur cours,
Les battements du cœur immense
Nous rythment des nuits et des jours !

Superflu, n’est-ce pas, d’aller plus loin, de nommer et de contrister. — On s’abstient aussi sans inconvénient d’inspecter les produits de MM. Georges Ohnet, Maël, Gréville, de Montépin, sur qui il est trop facile de dauber, et de dauber à faux, car il sied que votre concierge soit amusée, {p. 3}et Villiers de l’Isle-Adam n’y parviendrait guère. Comme dit le Laboratoire municipal, cela est « mauvais, mais pas nuisible ».

Avant tout, faut-il donc lire. Il faut encore aimer lire et savoir lire, c’est-à-dire recevoir de ses lectures des impressions vives et des impressions claires. Y a-t-il une vanité démesurée à se croire doué de telles facultés ? Elles n’ont rien d’exorbitant. Pour ma part (puisque je me suis mis en cause), j’aime les livres, je vis entre eux, c’est mon métier, parce que c’est mon agrément. Nulle musique, nul marbre, nulle peinture, pas même le prélude de Tristan ou le Bellum de Puvis, ne m’ont transporté de joies comparables à mes bonheurs littéraires. Les matins ou les nuits que j’ai goûté pour la première fois aux Dialogues philosophiques, à la Cousine Bette, à la Chartreuse, à Bouvard et Pécuchet, à En ménage, à Une belle journée, à Sous l’œil des barbares, à L’Écornifleur me demeurent d’émotion inoubliable au point que je pourrais dire maintenant s’il pleuvait ces jours-là ou quel temps il faisait. Il y a des cerveaux livresques. Les autres arts, je dois m’exciter, me contraindre à l’assiduité pour en être touché vivement. Même alors, ils me demeurent obscurs. L’écriture me donne un plaisir clair, un plaisir que je ne puis analyser, et qui se décuple à cette analyse.

Le goût, bien ou mal satisfait, de lire, conduit presque déjà à un principe de critique il est un critérium excellent dont ne songent point à se {p. 4}départir d’honnêtes judiciaires envisageant la lecture comme une distraction (et c’est dénommer avec maestria ce que d’éminents philosophes peinent à dire un jeu absorbant et désintéressant), les clientes de la « Lecture Universelle », un sou par jour et par volume, estiment les romans que la buraliste leur « conseille » en proportion inverse du temps qu’elles ont dépensé à les lire ; et leur exaltation pour tel Prévost ou Duruy se confond, à la réflexion, avec une reconnaissance pécuniaire pour ces maîtres qui se laissent dévorer si vite. Au sou près, nous partageons assez ces sentiments.

« Le livre qu’on peut lire vite est bon », formule bourgeoise, est une formule pratiquée par tous, à peu près. Est-ce à dire que le mérite d’un livre sera cette variété de péripéties ou ce jeu d’épices qui entraînent et chatouillent telle petite Bovary ? Certes, il ne faut pas s’attarder, mais le dire. Cela est sans rapport avec le mérité du livre, mais indique seulement une adaptation de l’ouvrage au lecteur. Soit L’Homme libre et Les Millions honteux. Pour vous, le livret de Barrès se savoure dans une soirée, le volume de Malot, il vous faut ahaner pour en venir à bout. Chez madame votre belle-mère, la proportion serait renversée. Qu’est-ce à dire ? Que l’un est mieux ce qui vous amuse, l’autre mieux ce qui l’amuse. Seulement pour un esprit cultivé et critique, l’amusement coïncide avec l’estime. C’est en ce sens qu’un homme de goût déclarait qu’aux soirs de {p. 5}gaîté, quand l’envie le prenait d’entendre de l’esprit, au lieu, comme vous et moi, d’aller au Palais-Royal ou d’acheter Le Tintamarre, c’est dans sa bibliothèque qu’il montait, lire les métaphysiciens allemands. Et, à m’analyser moi-même, je reconnais que, sauf les rares satisfactions de malignité à découvrir des défaillances chez un camarade de lettres, agrément de mes lectures a toujours coïncidé avec la reconnaissance de leur valeur. C’est celle-ci qui me donne celui-là. Dire qu’un livre m’a paru bon, dire qu’il m’a amusé et s’est laissé lire en trois heures, c’est dans l’ordre du jugement ou du fait, dire une même chose.

Où lisais-je donc que, faute de base scientifique pour ériger un système de critique absolue, il fallait s’en remettre à la divination des écrivains de valeur, qui se prouvaient tels par les vers ou la prose, et sur ce garant accepter avec plaisir, avec recueillement un peu, les opinions qu’ils émettent et comme une sténographie de leurs conversations ? Théorie séduisante, flatteuse pour le critique, pour le critique surtout improvisateur et autoritaire, mais théorie discutable et superficielle. Il n’est pas exact que la valeur du prosateur ou du poète, en tant que créateur de fictions, fixe sa valeur de critique. Au plus fixe-t-elle sa valeur d’écrivain, de chroniqueur. Si M. Léon Bloy fait un article sur Bourget, l’article pourra être verveux enlevant, d’une haine spirituelle, d’une écriture savoureuse, il ne sera pas de bonne critique. Je dirais trop facilement pourquoi.

{p. 6}Le plaisir et la rapidité de lecture, qui sont tout pour le lecteur, pour le critique ne sont qu’un signe. Signe que le livre est bon ; il lui reste à diagnostiquer avec précision sa vertu. C’est, dis-je, un signe, car celui qui saurait pouvoir s’intéresser à une lecture qu’il jugerait médiocre ferait bien de renoncer à toute critique son goût est mauvais, ou son jugement faux, et sa critique vide. Ce qui fait la vie d’une critique, c’est qu’on sent que l’explication rationnelle, analytique, vient au secours de l’intuition, la traduit, l’amplifie, la justifie. Sentir vif et juste, désirer s’expliquer et expliquer son sentiment, sont également nécessaires.

II §

On accorde que vouloir, aimer et savoir lire sont habitudes indispensables au critique. On concède moins unanimement la nécessité de cette autre inclination le goût du jugement. Une querelle s’éleva, voici quelques années, entre deux critiques notoires l’un tenait pour la méthode dogmatique, l’autre pour l’impressionniste. Certes, le premier, n’ayant de sa vie rien senti, ne pouvait juger qu’à faux et ne s’en privait pas. Mais l’autre avait tort aussi bien, et ses propres articles le condamnaient : sans doute la vie littéraire n’était pour lui qu’un prétexte à causeries d’histoire et mœurs, mais tout de même lui advenait-il de parler des livres et, bon gré mal gré, de les juger, {p. 7}soit de leur assigner non leur valeur absolue (ce qui n’a pas de sens), mais celle qu’ils prenaient à ses yeux. Et s’il se dérobait, s’il se contentait d’appeler « aimable » un ouvrage insignifiant, il jugeait encore, quoique de travers.

Certes, l’impressionniste a raison quand il dit : « Ce qu’il y a de plus certain, c’est mon sentiment ; il a tort quand il ajoute : « Qu’un autre juge, s’il est judicieux. » Car c’est celui qui ressent le plus profondément dont le jugement excite ou émeut. L’impression, c’est le fond de la critique, on la fait vibrer à chaque mot, mais on ne saurait la dire, car on ne dit pas une sensation, on la transpose. Inutile de rappeler le ridicule de la critique à interjections. Le critique impressionniste intransigeant en est réduit à entourer cinq lignes délayant péniblement son sentiment, de commentaires ésotériques, souvenirs de jeunesse, évocations de lectures analogues, citations, congratulations ou injures. Et en des mains expertes le procédé a son agrément. Il ne constitue pas la critique. Je reprends : L’impression agréable, d’entraînement, est pour le critique signe qu’il ait à s’occuper d’un livre. Sa besogne commence où M. France volontairement la finit. M. Brunetière se met à écrire avant que de sentir, et malgré la force de son intelligence, il est un critique pour l’histoire seulement, pour Bossuet, pour Massillon, non pour la littérature qui se vit, qui se fait, qui se sent dans son siècle. L’homme parfait que donnerait l’équilibre du sentiment et de {p. 8}l’intelligence, de la raison approuvant l’instinct1 !

J’ai bataillé souvent moi-même sur ce sujet avec un ami chroniqueur d’art : il est circonspect avec son plaisir comme ces enfants peureux de casser leurs joujoux en en cherchant les rouages : mais il suffit de notions de mécanique pour les démonter sans danger. Il tient pour superfétative toute forme de jugement : « À quoi bon, dit-il, étiqueter, classer ? » À quoi bon Mais à quoi bon écrire, à quoi bon parler ? — Et puis l’habitude de juger glace l’impression. — Quelle erreur ! Elle n’est jamais si vive que lorsqu’on l’a tirée au clair. Condillac vous l’explique le jugement n’est qu’un rapprochement lumineux de sensations. On ajoute : {p. 9}« Que m’importent les logiques ? Ceci me plaît, cela m’est joli. Voulez-vous que je vous dise pourquoi en latin ? » — En latin ou en français, pourvu que vous me le disiez. Il est à peine honnête de donner couleur de critique à des admirations ou à des mépris gratuits puisque non justifiés. Vos épithètes ne me persuadent point, vos raisons pourraient me convaincre.

J’y consens, les digressions, les rêveries que suggèrent les œuvres belles peuvent revêtir un charme infini elles ne sont que le délassement du critique, son dessert. L’essentiel lui est, en présence d’un livre, devant un écrivain, d’indiquer « l’humanité » dont celui-ci témoigne, la vision, qu’il veut donner et celle qu’il a réussi à communiquer ; de préciser la nouveauté du thème choisi, le mérite de la composition, l’originalité du style ; en un mot, de limiter, à sa jauge, la valeur de l’œuvre qu’il pèse : le critique doit aimer, pour la bien mener, cette besogne d’appréciateur, d’expert, de « gourmet », il doit avoir le goût du jugement.

Tant vaudra son jugement, tant vaudra sa critique, et toutes les qualités d’impression déjà requises assiduité, ferveur, clairvoyance se retrouvent dans le jugement, avec d’autres plus foncières. Avec celle-ci il est prudent que le critique possède par devers lui une lecture étendue et digérée. Quiconque se plaît à Fénelon ne souffrira pas les rédactions trop maladroites ou trop hâtives. L’esprit nanti de littérature évitera de {p. 10}complimenter Bourget pour des découvertes dues à La Rochefoucauld. Ses lectures l’auront à point dégoûté de la badauderie des intrigues : il est bon de s’être diverti jeune à Ponson du Terrail pour se blaser par la suite aux complications feuilletonnées ; non que l’aventure et le romanesque n’aient leur prix, mais à condition qu’ils soient aventure et romanesque de personnages doués de caractère, d’histoires pourvues d’humanité, — et c’est la différence de Balzac à Gaboriau.

La sincérité en critique est la vertu la plus rare. On se croit de bonne foi quand on dit ce qu’on pense, et certes il est d’honnêteté puérile de ne pas penser blanc et imprimer noir, mais ce n’est pas assez. La sincérité, c’est l’effort pour penser juste. C’est une qualité moins morale qu’intellectuelle : être assez vif amateur de jugement pour désirer serrer au plus près l’asymptotique vérité, pour réduire au minimum le coefficient personnel. Oui, des préventions demeureront : la signature nous attire ou nous met en défiance ; on peut s’entraîner assez pour que ces causes d’erreur disparaissent après une page de lecture.

Je porte à un degré extrême, et presque ridicule, ce goût du jugement exact. Non seulement je ne saurais lire sans induire, latent ou formulé, un jugement motivé, mais je ne puis, dans la conversation, soutenir ni laisser soutenir une contre-vérité en matière littéraire. Cela va jusqu’à la manie. Dans un salon, une vieille perruche « m’entreprend » sur Émile Augier (à propos de {p. 11}la statue de la duchesse d’Uzès, dont on parle à la cantonade). Elle vante son style, « comme c’est bien écrit, etc. — Non, madame, ce n’est pas bien écrit. » Et me voilà citant Poirier et Les Lionnes pauvres. Qu’il était plus simple de la laisser dire ! Mais c’est plus fort que moi. Je ne puis même endurer, sans souffrance, qu’une jolie bouche dise des sottises sur un écrivain que j’aime. Bien fâcheuse posture mondaine, mais habitude nécessaire d’esprit naturellement critique.

III §

En vérité, j’ai épuisé mes réponses à la question d’abord posée « Qu’est-ce qu’un chroniqueur de littérature ? » Je ne lui demande ni esprit, ni poésie, ni style. De style, on n’en trouverait guère dans mes chroniques littéraires. C’est toujours une conversation avec le lecteur, au sujet de livres. Je sais que cette causerie contente des esprits de goûts analogues, mais moins enclins, moins entrainés à la pénétration critique, à l’amusant « démontage » ceux-là lisent avec moi. Je sais aussi que les auteurs sont mal satisfaits pour l’ordinaire. Disons le mot ils me considèrent comme un monsieur malveillant. Là-dessus, je veux me défendre.

J’ai reçu un jour l’accusation inverse. Un camarade de critique plutôt « rosse » me reprochait mon « indulgence souriante ». C’est que dans la {p. 12}préface de ses Portraits « d’aujourd’hui et de demain » il avait proclamé le droit à la haine. Je le lui avais dénié. — « Mais on ne peut pas aimer Platon, Shakespeare, un roman naturaliste et une opérette. » — Pourquoi pas ? Il suffit de s’intéresser à la qualité des esprits plus qu’à leur espèce. N’aimer que les poètes lyriques, voire que les conteurs scatologiques, est permis. Tous les goûts, même antinaturels, sont dans la nature. Seulement il ne faut pas écrire de critique quand on n’a pas assez le sens historique pour comprendre la nécessité, donc la légitimité de toutes les éclosions littéraires. Il y a une beauté dans L’Assommoir et dans La Belle Hélène aussi bien que dans le Phédon et dans Cymbeline. La haine n’est jamais permise au critique : elle en fait aussitôt un pamphlétaire, l’égard de qui tous les ressentiments sont permis. Une petite feuille si drôle, Le Pal, arborait cette rubrique : « Causeries sur quelques charognes. » La seconde ligne portait : « Hugo, About, Vallès. » II ne faut point s’étonner si par cette méthode on s’attire quelques hostilités.

Pour moi, je ne l’ai jamais comprise, ni pratiquée. J’ai toujours séparé sans peine — je n’aurais pu agir d’autre sorte — mes sympathies personnelles et mes jugements littéraires. Le premier article que j’ai consacré en entier à un écrivain était pour un confrère, de réel talent, mais dont le caractère m’était si opposé que, par la suite, nous nous brouillâmes tout à fait. Dans le millier de pages, que feraient bout à bout mes chroniques, {p. 13}il n’y a pas dix lignes personnellement hostiles. Quand j’ai, comme dit Sarcey, débuté dans la critique, c’est de théâtre que je me suis occupé d’abord. Le feuilleton de la Revue d’art dramatique m’avait été confié quelques mois. J’eus là, tout jeune, comme collaborateurs assidus, deux hommes de grand savoir et de tempérament opposé, Édouard Thierry et F. Lefranc. Le père Thierry me conseillait l’indulgence systématique, non par habileté, mais par équité. « Vous serez tout de même complaisant pour vos amis : la justice veut donc que vous le soyez pour tous. » Il suffit, pensai-je, d’être juste même pour les compagnons. Ainsi fis-je. Lefranc me poussait dans cette voie : Une critique trop indulgente, disait-il, encourage la médiocrité aux dépens du vrai talent. C’est, sans doute, le rôle du critique de louer les auteurs, mais c’est son rôle aussi de les faire penser aux qualités qu’ils n’ont pas. On est sévère pour un écrivain parce qu’on attend beaucoup de son talent ; si on le discute, apparemment, c’est qu’il en vaut la peine. Siraudin nous a fait rire, qui jamais a discuté Siraudîn ?…

Il y a la critique d’enthousiasme, la « critique des beautés ». Elle vaut pour réparer une injustice, pour mettre en lumière un mérite jeune ou méconnu. Si je décrivais qu’exceptionnellement sur les livres, j’attendrais les chefs-d’œuvre pour les louanger au passage. Une critique régulière ne peut être régulièrement aimable. Pourquoi le serait-t-elle ? Pourquoi parler avec tant de gant {p. 14}d’une littérature de si peu de manchettes ? Quand les auteurs improvisent et n’attachent qu’un prix temporaire à leurs œuvres, les critiques ont-ils donc à se gêner si fort ? On objecte : « S’il faut pécher, mieux vaut encore pécher par indulgence que par sévérité. » On ne se repent guère de l’indulgence le critique peut se tromper, et certains jugements sont durs à assumer. Beaumarchais venait de faire jouer Eugénie ; c’était un début assez malheureux. Collé écrivit : « M. de Beaumarchais a prouvé, à n’en point douter, par son drame, qu’il n’a ni génie, ni talent, ni esprit. » Voilà un pronostic fâcheux ; il n’en faudrait guère de semblables pour infirmer à jamais l’autorité d’un critique. Mais, outre que le risque est de nos jours assez rare, les couronnes tressées à des médiocres ne sont pas moins ridicules auprès un siècle.

Un, qui sait mon culte pour le génie de Diderot, me montre un passage de Salons : « Je suis plus affecté des charmes de la vertu que de la difformité du vice : je me détourne doucement et je vole au-devant des bons. S’il y a, dans un ouvrage, dans un caractère, dans un tableau, dans une statue, un bel endroit, c’est là que mes yeux s’arrêtent ; je ne vois que cela ; le reste est presque oublié. » Qu’est-ce à dire ? Que la sévérité n’est, en aucune façon, le dénigrement ; et que, s’il convient de faire bonne guerre aux défauts, il n’est que juste de reconnaître et de signaler les qualités. Rien de plus. Croyez-vous que Diderot fut un bénisseur, un Lapommeraye ? Voici comme il {p. 15}jugeait Bellangé : « On prétend qu’il y a quelque chose. Mais la couleur est-elle fraîche, séduisante ? Non. Le velours des fleurs y est-il ? Non. Qu’estce qu’il y a donc ? » Sur le sculpteur Flipart : « Rien qui vaille. » Sur le graveur Moette : « On ne saurait plus mauvais. »

Non, Diderot n’atténuait d’aucune périphrase sa sincérité. Et pourquoi des voiles, encore une fois ? Parce qu’on fait tort à l’auteur ? Mais c’est tout bénéfice pour les bons qu’on met seuls en valeur. On accepte les compliments, il faut agréer aussi les réserves. Veut-on que le critique juxtapose les papillons des éditeurs ?

M. Lefranc, que son indépendance désignait aussi à la vindicte des confrères, enviait la condition des journalistes politiques : ceux-là n’ont pas besoin de se mettre l’esprit à la torture pour faire accepter une critique, la bienveillance n’est pas un devoir pour eux. Que M. Sardou se trompe : il faut lui faire entendre que telle ou telle ficelle est décidément trop visible ou trop usée ; mais avec quels ménagements on l’avertira, comme on protestera du respect qu’on a pour son talent ! Si un homme politique fait un faux pas, immédiatement c’est un sot ou un malfaiteur. Le ministre qui a conquis la Tunisie et le Tonkin a été mille fois plus maltraité que le général qui a livré Metz et la France à l’ennemi ; on les a mis en parallèle comme La Bruyère a fait pour Corneille et Racine, et leurs crimes bien pesés et compensés, ce n’est pas le ministre qui a été trouvé le moins coupable… {p. 16}Il ne s’agit pas d’introduire ces gracieusetés dans les mœurs des lettres, de revenir au seizième siècle où, pour Scaliger, quiconque entendait autrement que lui Tite-Live était au moins un scélérat. Il s’agit de reconnaître que le critique peut être sévère sans malveillance. Si j’estime excellent Peints par eux-mêmes, ce n’est pas pour faire ma cour à l’auteur. Si je trouvé dans L’Armature un plus grand effort, mais un résultat moindre, ce n’est pas davantage pour l’humilier. Il est injurieux de supposer sans preuve la mauvaise foi du critique. Sans doute tels jugements peuvent surprendre. On est bien prêt de croire sot ou canaille celui qui vous dénie du génie, et quand on le voit admirer le voisin, l’opinion est faite : c’est un sot et une canaille. L’auteur de Michel Teissier, que j’ai nommé sans complaisance, doit me traiter de crapule ou de girouette quand je m’exalte sur Paul Adam : c’est qu’il ne sent pas la différence d’un conteur passable à un bel écrivain.

IV §

Un doux maniaque m’écrit chaque quinzaine « Fais-en donc autant. » Mon honorable correspondant ne paraît pas avoir une idée claire de la critique. Il importe peu que j’écrive plus mal que le romancier, ou même que je n’écrive pas du tout : ce n’est pas de mon style qu’il s’agit, mais du sien. J’ignore d’ailleurs si le romancier saurait {p. 17}me remplacer à ma besogne ; je n’ai pas à dire si je le suppléerais heureusement dans la sienne.

On envisage un article comme un service rendu ou comme une « crasse » selon qu’il est favorable ou sévère. Raisonnement singulier ! Quelle raison ai-je d’être agréable à un ami-auteur au mépris d’un ami-lecteur ? La chronique n’est pas une succursale des pages d’annonce. Elle serait la plus écœurante des graphies si on ne l’écrivait pas en toute franchise. On croit que les compliments sont là tout exprès pour faire passer les critiques. Non, s’ils n’étaient pas tenus pour mérités, on les supprimerait. C’est arrivé.

Mais quel intérêt de signaler les pauvretés pour les déchiqueter ? Distinguons. Si le mauvais livre est d’un inconnu ou d’un inédit, je n’ai garde d’en parler. S’il est d’un notoire, je le démolis de mon mieux. Il y a un intérêt d’histoire littéraire à préciser le genre du talent, et, au besoin, le tour particulier du gâtisme des écrivains aimés du public. Leur gloire ne me dispose ni pour ni contre eux. J’ai parlé de mon mieux de Heredia, avant l’Académie. Contre des camarades injustes j’ai bataillé pour Zola, que je n’ai jamais vu. Le snobisme le plus odieux, c’est ne pouvoir tolérer le succès.

Je ne me sens lié, d’autre part, par aucune amitié au point de fausser un avis. Me voici disposé à reconnaître demain, s’il le faut, qu’un livre de Barrès ou de Renard ou de Capus est déplorable. Et je suis assez entêté dans mon système de critique, pour tomber des nues s’ils ·s’en fâchent. {p. 18}J’ai fait l’expérience une fois déjà, et j’y ai perdu un autre ami ; mais du même coup j’ai constaté sa sottise. Je suis tout prêt à recommencer demain.

Si, à défaut des confrères, ces chroniques littéraires ont trouvé, parmi les lettrés, des lecteurs confiants, c’est à leur indépendance qu’elles le doivent, à leur égal éloignement des flagorneries et des débinages obstinés. Elles ne s’émeuvent pas d’être appelées irrespectueuses. « La critique ne connaît pas le respect, elle juge les hommes et les dieux », disait Renan, historien des religions. Je me rappelle aussi une phrase très belle de Sainte-Beuve, qu’il est toujours flatteur de s’appliquer : « Il y a la race des hommes qui, lorsqu’ils découvrent autour d’eux un vice, une sottise ou littéraire ou morale, gardent le secret et ne songent qu’à s’en servir et à en profiter doucement dans la vie par des flatteries ou des alliances ; c’est le grand nombre, — et pourtant il y a la race de ceux qui, voyant ce faux et ce convenu hypocrite, n’ont pas de cesse que, sous une forme ou sous une autre, la vérité, comme ils la sentent, ne soit sortie et proférée : qu’il s’agisse de rimes ou même de choses un peu plus sérieuses, soyons de ceux-là. »

Chapitre II.
« Faire de la littérature » §

{p. 19}On sait comment se recrute en France la confrérie des hommes de lettres. Le programme du baccalauréat ès lettres comprend une composition française sur un sujet de critique, de morale ou d’histoire. Les professeurs de seconde et de rhétorique préparent leurs élèves à affronter cette épreuve en leur faisant développer chaque semaine une matière en quatre paragraphes. Quand l’adolescent a fini un nombre suffisant de phrases commencées par son maître, quand il les a ornées d’adjectifs modérés, quand il a, en temps convenable, emmailloté des idées qu’il n’avait point conçues, le grade de bachelier ès lettres vient témoigner qu’il a appris par là à se rendre maître de ses propres pensées.

En notre temps notoirement pratique, où, si peu de chose se créent, du moins aucune ne se perd, le jeune homme qui sait tourner avec une égale aisance, et au gré du jury, une « lettre de Varius à Virgile pour lui faire compliment des Géorgiques », ou un « billet de Maucroix à {p. 20}La Fontaine pour le féliciter de ses Fables », le jeune bachelier songe à ne pas laisser inexploité l’heureux produit d’un naturel de choix et d’une éducation de luxe.

Aussi, quand les amis de la famille lui font compliment de la précocité de ses talents littéraires, répond-il d’un air modeste : « Bah, chacun sa partie ! » ou encore : « Dame ! j’en vends. » Cela signifie qu’il a décidé « d’écrire ». Il ne sait pas encore ce qu’il écrira, mais il écrira. Déjà, peut-être, il glisse à d’hospitalières revues de jeunes quelque nouvelle brutale, quelque poème en prose ; il songe à un petit acte « pour Lugné », et à un bouquin contre la critique.

Pour un demi-louis, le Tout-Paris publie son nom, son adresse et son titre : homme de lettres.

Si sa mère objecte que la littérature est « mal vue », et constituera peut-être à son « établissement » futur un empêchement rédhibitoire, le père réplique qu’il faut savoir vivre avec son siècle, que la plume est un riche instrument quand on est malin comme le petit, que les histoires de littérateurs de brasserie sont des contes à dormir debout, que la Société des Gens de lettres est le plus beau des syndicats « parce qu’il est intellectuel », et que son garçon, doué certes du talent de M. Thomas Grimm (au moins), saura se créer une aussi belle situation que ce distingué polygraphe. — D’ailleurs, c’est bien le moins que le français rembourse au fils ce que, en dix ans de répétitions, le latin fit débourser au père.

{p. 2}Cette genèse banale du jeune écrivain, je ne la conclurai pas par les exhortations d’usage, par le prenez-garde traditionnel et indiscret : je ne pourrais que répéter, avec moins de grâce, les pages exquises sur l’Homme de lettres publiées par Édouard Thierry dans un numéro perdu d’une pauvre revue, La Mosaïque. Je suis, au reste, moins vigilant pour autrui que notre vieil et tendre maître. La déconvenue de quelques scribes ratés me laisserait tout à fait calme. Aussi bien n’y a-t-il pas plus de peine à réussir là qu’ailleurs. Faire éditer un roman est difficile ; mais placer de la vaseline est ardu ; et, métier pour métier, celui-là ne serait ni plus malaisé, ni moins lucratif qu’un autre. Mais ce qui me semble admirable est qu’on classe la littérature, sans hésitation, parmi les arts et métiers. Si l’embryogénique histoire du fœtus de lettres, que j’esquissai tout à l’heure, vous a frappés par son air vieux jeu et déjà connu, elle n’atteste que mieux la désinvolture avec laquelle, depuis longtemps, on tient la besogne littéraire pour un travail normal, régulier, quotidien, ayant ses charges professionnelles, ses profits, ses déboires, ses privilèges, sa chambre syndicale, son autonomie.

Ce qu’à la vérité il conviendrait de répondre aux aspirants littérateurs qui sollicitent les conseils, pour obtenir les protections, ce n’est pas que la littérature est le plus difficile des métiers ou le plus ingrat des arts, c’est qu’elle n’est ni l’un ni l’autre. J’aimerais qu’à ces éphèbes on répondit en toute sincérité, et avec la seule ironie socratique, {p. 22}par cette interrogation : « Mais qu’entendez-vous par littérature ? » Ils n’en savent rien, nous non plus. Une définition nominale est simple, presque inutile, mais une définition réelle n’est pas possible, parce que la chose n’existe pas. Mme de Staël risque celle-ci : « Tout ce qui concerne l’exercice de la pensée dans les écrits, les sciences physiques exceptées » ; et Schlegel : « Tous les arts et toutes les sciences, ainsi que toutes les créations et toutes les productions qui ont pour objet la vie et l’homme lui-même, mais qui, sans avoir aucun acte extérieur pour but, n’agissent que par la pensée et le langage et ne se manifestent qu’à l’aide de la parole et de l’écriture. » Cette définition encyclopédique est peut-être juste, mais, si elle définit quelque chose, elle exprime que la littérature embrasse tout ce qui s’écrit, car où serait la démarcation ?

L’étymologie du mot, littérature, confirme qu’il signifie, au juste, un moyen tout extérieur d’expression ou plutôt de publicité. Or une étiquette qui convient en droit strict à l’Iliade et à un monologue est, à tout le moins, superflue. Les cerveaux impatients de logique verbale, amateurs de catalogues, qui veulent tout inscrire en accolade de catégories et rubriques intellectuelles, pourront distribuer en d’autres cadres ce qu’on juxtaposait dans cette enveloppe flasque. Ils reconnaîtront que le roman est un art, que le poème est un art, que le théâtre est un art, — se formulant, le premier, en une légende réaliste ou symbolique ; le deuxième, en un thème, des rythmes ; le troisième, en des {p. 23}mouvements et des déclamations. On constaterait, en, second lieu, que, au même titre que l’économie politique ou la psychologie, l’histoire et la critique sont des sciences, posant les faits et cherchant les lois des manifestations réelles ou fictives de l’activité des hommes. On discernerait enfin que des labeurs vulgarisateurs et commerciaux, étrangers à l’art et à la science, relèvent de l’Industrie : le journal, le roman populaire, le théâtre en gros, les manuels, les prospectus.

Je ne prétends pas inclure dans les catégories précitées tout ce qu’on insère sous l’élastique avachi de la littérature. Je constate seulement ceci. L’homme qui rédige sa pensée, qui use du moyen de publicité dit écriture, ne peut avoir pour but que : 1º le beau : il cherche à faire œuvre d’artiste ; 2º le vrai : il cherche à faire œuvre de savant ; 3º l’agréable (et l’utile, qui est l’agréable en expectative), et il fait œuvre d’industriel. On voit que d’un premier ordre de producteurs seraient un dramaturge comme Eschyle, un poète comme Baudelaire, un romancier comme Stendhal ; du second, un historien comme Droysen, un esthète comme Guyau ; du troisième, M. Louis Figuier, le docteur Tissot, Bœdecker, Jules Claretie, et quelques autres. É— Qu’il y ait intérêt à couvrir d’un même pavillon les marchandises de ces artisans très divers est ce qui m’a semblé discutable.

Seulement, l’illusoire concept est protégé contre la désuétude par de très solides institutions, masquant de l’unité de leurs titres la diversité de leurs {p. 24}objets. J’ai dit la Société des Gens de lettres. Il y a aussi les facultés des lettres, où l’on professe la géographie et la paléographie. Il y a l’Académie française, où tout ce qui touche à la littérature est représenté : calcul des probabilités, présidence du Conseil, opérette, percement d’isthmes (ou prolifisme). Il y a, jusque sur les livres de la collection à cinq sous, la vieille trilogie : Sciences — Lettres — Arts, où l’on ne voit pas que le terme moyen, réductible aux extrêmes, est de toute inutilité.

On trouverait d’autres substantifs encombrants dans notre vocabulaire, par ailleurs assez pauvre, et ce n’est pas contre un mot de trop qu’il siérait noircir tant de lignes. Mais la nullité n’assure pas l’innocuité. Il est des gens bêtes, mais méchants, — des mots inutiles et en même temps dangereux. C’est ainsi que l’assemblage, dans le prétendu domaine commun de la littérature, d’objets artistiques, scientifiques, industriels, est fâcheux. Ces derniers étant les plus nombreux communiquent aux deux autres leurs vulgaires propriétés, suivant une loi dynamique vraie pour toute association. Des esprits nés sans doute pour créer de belles œuvres sont incités par contagion à produire ces articles méprisables, mais d’une bonne vente courante. Même les esprits les plus droits, les plus inaltérables aux vils contacts, furent les dupes involontaires d’un mot, décidément insupportable. Sous prétexte de littérature indépendante et de dédain des genres tout classés, on composera les mixtures troubles, roman scientifique, drame philosophique, critique {p. 25}anecdotique, histoire artistique. On oublia que le poème ne gagne pas plus à la valeur sociale des idées qu’il exprime, que l’opéra de Wagner ne perd à l’inauthenticité des légendes germaniques évoquées. On négligea que l’histoire ne se compose point comme un roman, qu’elle n’a le droit de synthétiser le passé sous la forme d’un récit suivi qu’une fois en possession de documents complets et que jusque-là elle ne peut légitimement dresser qu’un inventaire des pièces en portefeuille. On méconnut que le critique doit faire effort et œuvre de science, sous peine de rester un amuseur plus ou moins spirituel. Mais le critique est trompé, lui aussi, par l’épithète littéraire ; pourvu qu’il sache écrire, et qu’il abonde en aperçus ingénieux, il se juge mieux que suffisant. — Il n’est pas jusqu’à la philosophie qui ne souffre d’être rapprochée des lettres. À une soutenance de doctorat en philosophie, n’entendions-nous pas un professeur de Sorbonne tancer le candidat d’avoir présenté une thèse scientifique à la faculté des lettres ?

La promiscuité littéraire a faussé l’esprit des œuvres ; elle a abaissé l’esprit des auteurs. La liberté d’écrire, la multiplication des lecteurs, les progrès de la librairie, l’envahissement du journalisme ont donné à l’homme de lettres un semblant de raison sociale, à son travail cette autonomie que vous jugerez, je pense, illogique et pernicieuse. Autres temps… Bossuet était évêque, La Bruyère précepteur, Vauvenargues officier, Voltaire brasseur d’affaires et rentier. Et pour ceux {p. 26}qui n’avaient pas de ressources, qui acceptaient la pension d’un grand seigneur, ils ne rougissaient pas « d’appartenir à M. *** », se préféraient clients d’un généreux dilettante que pourvoyeurs d’un public médiocre. Le « gensdelettres » est né de nos jours. En ce siècle d’excessive division du travail, il y a des êtres dont la fonction est d’écrire pour les autres. Ils s’entreposent chez les éditeurs. Ils mettent leur pensée en régie.

Cette prostitution intellectuelle est inélégante.

Quelques libres esprits se refusent à un tel abandon. Ils ne croient pas que, propres à un ouvrage littéraire, ils seront bons à un autre. Artistes ou savants, ils ne se savent jamais sûrs de parfaire l’harmonie ou de réussir l’expérience après laquelle seulement l’œuvre sera ; ils ne considèrent pas comme un gagne-pain l’aléatoire profit de leur vie intérieure ; ils en cherchent un autre. Au besoin ils poliraient des verres de lunettes, comme Baruch Spinoza ; il est vrai qu’ils aiment mieux être bibliothécaires ; mais ils copieraient de la musique, plutôt que d’interdire à leur esprit, par un renoncement une fois consenti, de se développer librement, de toucher à la physiologie après le roman, et à la géométrie après la physiologie, si les déplacements successifs de leur point de vue les y poussaient… Mais ces intelligences sont rares parmi la jeunesse lettrée. La plupart entendent marcher à la suite des camarades arrivés ; ils feront de la littérature, et, ce faisant, croiront faire quelque chose.

Chapitre III.
Grands poètes :
Verlaine et Mallarmé, Heredia et Leconte de Lisle §

I §

{p. 27}Disons d’abord quelques mots d’adieu à notre vieux poète. Des essais sur Verlaine, on en écrira longtemps, même on a déjà pu en publier, car son œuvre, depuis quelques années, était close. Il n’y a donc pas urgence à disserter. Mais un hommage funèbre n’est pas une étude, et il faut lui dire adieu.

Je crois que nous sommes beaucoup à avoir senti un petit frisson triste quand un bref et indifférent écho nous annonça la mort du poète. Il n’y avait guère de regret dans notre émotion. L’homme était devenu mal abordable et sans intérêt. La misère et les poisons qui la font plus supportable avaient appauvri ce cerveau. L’œuvre était faite, et les piécettes de vers ou les bavardages en prose contournée qu’à l’heure, du déjeuner lui soutiraient d’industrieux éditeurs n’ajoutaient rien à sa gloire. Il est bien que point trop de sénilités ne déparent son labeur littéraire.

{p. 28}Mais l’allure de bon vieux satire chrétien, aumônier de soi-même, donneur et brocanteur d’eau bénite, que les mauvais larrons de la littérature affectaient de goûter chez Verlaine et de populariser, ne fut qu’une assez récente et assez courte apparence. Verlaine était intelligent et fin, et malin. Voyez son livre des Poètes maudits. Il a su donner bonne figure jusqu’au pauvre Corbière. Dans tout le volume des Amours jaunes, il y avait bien quatre bons poèmes. C’est exactement eux qu’a discernés et notifiés Verlaine.

Intelligent, il le fut, mais il méprisa volontiers l’intelligence. Il méprisa du même coup la raison, l’ordre, l’économie, domestique et les mœurs qu’on a l’habitude d’honorer. Il vécut libre, c’est-à-dire asservi aux seuls mouvements de son instinct et de sa croyance. Le libertinage à la Watteau de ses Fêtes galantes, le libertinage plus dénoué des Chansons pour Elle, ne fut pas chez lui davantage une attitude que les coups frappés sur la poitrine, les confiteor et les ave de Sagesse et de Bonheur.

En ce sens il demeure un modèle proposable même par les pédagogues, en ce sens qu’il ne mentit jamais à lui-même ni à son vouloir. Il a pu sembler à des jugeurs rapides, à des magistrats, que sa vie ait compté des défaillances graves, parfois même criminelles. C’est une erreur. Il n’a jamais manqué à sa conscience qui fut si belle de tendresse, de trouble, d’humanité.

« On ne peut pas, me disait un, quaker intelligent, on ne peut pas s’empêcher de le respecter {p. 29}comme une œuvre d’art. » Il a toujours fait ce qu’il venait de penser qu’il pouvait faire là est la touchante unité de sa vie, le charme presque esthétique de sa démarche ingénue dans le siècle.

 

Poète, il sut d’abord à merveille les secrets de son instrument. L’école était bonne qu’on pratiquait sur le Parnasse. Et elle « n’engageait » point, puisque le seul précepte y était de faire les vers « bons ». Chacun y mettait ce que son tempérament lui suggérait.

Il ne faut pas plus être embarrassé du vers, quand on se sent poète, que du clavier, si l’on est virtuose. Leconte de Lisle, Heredia, Coppée, Dierx, Mendès, Mallarmé possédaient de la prosodie tous les tours, et au besoin les tours de force. Verlaine aussi.

Quand il connut son art, il ne demeura point, il partit.

Il partit, il vécut. Et il songea — non, il n’y songea point mais tout se passe comme si… il songea à mettre sa vie dans ses vers. Tel autre y incluait de lointaines légendes, ou les amours des glorieuses courtisanes, ou la noce de l’épicier, ou des théorèmes de géométrie. Paul Verlaine s’écrivit lui-même.

Le cas n’est pas unique. De même qu’il n’est point de coulissier un peu mondain qui n’ait vécu et tenté d’écrire son roman, soit l’adultère où il se dépensa, de même il n’est guère d’étudiant, fût-ce en pharmacie, qui ne s’efforce de rimer, après {p. 30}et selon Alfred de Musset, les griseries et les rancœurs alternatives dont une maîtresse de brasserie fut l’auteur irresponsable.

Mais ce sont, dans les vers de Verlaine, aventures de Verlaine. Tant vaut l’homme, tant vaut la confession. Le charme est bien secondaire que donne l’incontestable maîtrise, l’audace heureuse, l’instrument parfait et charmant de l’écrivain. La grâce unique est dans l’âme du poète. Il a dit, comme il a pensé :

Sagesse d’un Louis Racine, je t’envie ;

il a vécu les épisodes d’Amour :

Âme, te souvient-il au fond du Paradis…
………………………………………………………
Oh ! mon enfant, ta voix dans le bois de Boulogne…

Je ne veux pas ouvrir ses livres, parce que je voudrais tout lire, et tout citer, et qu’on ne songe au dire ici qu’un adieu. Mais enfin, si nous voulons porter avec les couronnes l’hommage de notre admiration, il ne serait rien de la dire sans l’expliquer, fût-ce en deux mots. Or la palme du poète serait à celui qui le plus juste sait dire les vers, au meilleur chantre ; qui le plus vrai sait traduire sa pensée, au meilleur artiste ; qui le plus droit sait mener son âme, au meilleur homme. À Verlaine échut cette triple gloire.

 

Quelle place lui demeurera dans la mémoire des hommes, où une place certes lui était assurée ?

{p. 31}À coup sûr, l’avenir lui sera plus juste que ses contemporains. Des jeunes gens l’admiraient, quelques-uns même le compromettaient, car il n’était point, en ces années dernières, puéril follicule qui ne le voulût accaparer. C’est à la propagande de M. Jean Moréas et de M. Maurice Barrès (vers 1882), avant tous autres, qu’il doit sa tardive notoriété. Mais ses compagnons d’âge furent médiocres, ou pis.

Confrères, mal frères de moi,

leur criait-il. Seul M. Edmond Lepelletier l’aimait, et pour ce il lui sera pardonné bien des choses. M. Coppée, que Verlaine aimait tant, offrait plus volontiers un secours qu’une chronique. Ce n’était pas assez ; le bon poète aura mieux, et beaucoup mieux.

Sans doute les jeunes gens affichent des snobismes diversement écœurants, mais je crois sincère leur goût de Verlaine. Aussi bien se tromperaient-ils et l’oublieraient-ils qu’une autre génération viendrait, et qui l’adorerait. On ne peut pas, un jour ou l’autre, ne pas l’aimer définitivement. La pose de Musset, le manque manifeste de sincérité de cet écrivain dégingandé, amusant et libre, homme de théâtre, mais rien autre, a pu lasser assez tôt les lecteurs nouveaux. Le train-train gniangnian, la mollesse, puis le métier par trop incomplet du grand Lamartine rebutent aujourd’hui. On le remet à la mode, comme les redingotes 1830, mais on ne le lit pas.

{p. 32}La juste gloire mettra bientôt Verlaine auprès de Hugo, de Vigny, de Baudelaire. Hugo est le torrent, et aussi le ruisseau. On y boit à sa soif, il ne tarira jamais ; seulement il déposera. Les œuvres superfétatives seront oubliées, comme Agésilas et Attila. Tant que des cœurs sensibles et délicats se heurteront à la femme et à la vie, le poète de Dalila et de La Maison du Berger aura ses fidèles. Jusqu’à ce qu’on ait dépouillé toute laideur, jusqu’à ce qu’on ait transformé ce monde en vastes et insipides Champs-Élysées, il faudra bien lire ses dégoûts et sa peine dans le lamentable Baudelaire. Et aussi longtemps qu’il naîtra des passionnés, des chrétiens, des âmes malades, et qui guérissent et qui retombent, des amoureux de la vie, c’est-à-dire ceux à qui elle donne ses caresses accidentelles et ses contusions chroniques, aussi longtemps il demeurera des confidents et des dévots de Paul Verlaine.

II §

Il y a chez Mallarmé de la coquetterie, mieux, du dandysme. D’abord il publia peu, ne réunit rien. Puis, par la piété de disciples tard venus, mais sûrs, d’autorité contagieuse, s’éditèrent et s’enlevèrent les quarante exemplaires d’une édition luxueuse de quelques-uns de ses vers. Mais le volume trop rare ne suffisait plus aux curiosités des jeunes hommes de vingt ans : le poète voulut bien leur {p. 33}« donner lui-même un Florilège, ou très modeste anthologie de ses écrits ». Il est volontairement fait sans grand soin. Les fautes du texte y abondent. Des morceaux essentiels manquent. On voit la marque d’un dandysme spécial qui veut séparer cette édition populaire, « ce petit recueil qui peut suffire au public » des sérieuses éditions dont à peine un tome a paru, et qu’il semble que jamais nous n’aurons complètes.

Cela sied. Un brochage pour le passant. Pour le lettré des albums et des livres, promis, espérés, par les longs intervalles de fascicules toujours incomplets. Du mystère et de l’attente au seuil de cette œuvre difficile à connaître même matériellement, bibliotechniquement.

On connaîtra le Florilège, et le public à qui Mallarmé fut un nom jeté il y a quelques années en risée viendra, avec sérieux, lire ces Morceaux choisis, comme il a fait ceux de Verlaine, l’an d’avant.

Le public vient. Le poète n’a pas été à lui ; point la condescendance habituelle après l’ordinaire éclat. Le schème est connu : on frappe sa renommée par un coup d’excentricité, et, l’attention acquise, des platitudes la gardent. Ce fut autre chose. Se détachant, en conviction, d’un groupe estimable, il alla son œuvre autonome. On rit ; il alla. Tels comprirent, avertirent. On ne rit plus, on voulut savoir. Il ne se retourna point pour se diluer, se muer en commentaires. Il va ses rêves précis, ingénieux et abscons.

Même aujourd’hui, et en ces Morceaux choisis, {p. 34}intitulé scolaire de pages classiques, Mallarmé méprise se montrer le poète aisé des anciens jours, dénie recevoir des adhésions aux vers jadis, renonce les admirations douteuses qu’eussent décernées, par inadvertance, au Placet des lectrices de Coppée, au Guignon des sonneurs de Rollinat. On ne trouvera pas davantage le Toast funèbre à Gautier. En revanche tous les sonnets imponctués, les beaux sonnets, on se souvient, pieusement glosés par Teodor de Wyzewa, irrévérencieusement expliqués par des cuistres joviaux.

Ce livret n’augmentera point l’influence de Mallarmé. Un moraliste sagace établissait naguère que l’action d’une œuvre est d’autant plus forte qu’elle est moins répandue : le petit nombre à qui l’œuvre est familière est porté à exagérer sa signification, à la prôner d’un culte exclusif, farouche, de propriétaire. Il y a au contraire des chances pour qu’un ouvrage connu, au grand jour, ne modifie point un état d’âme courant, à cause des interprétations diverses et contradictoires qu’elle produit.

Aujourd’hui quelle est au juste l’action particulière de ce poète ? Les uns, ne comprenant pas, croient l’objet obscur, et « font obscur ». Ils sont contournés, affectés, incohérents, alors que le maître est toute ingéniosité, grâce et ordre. Différent, ils le soupçonnent méprisant, et, voulant imiter ce qu’ils devinent, se fabriquent des partis pris : cependant qu’il n’est pas sorti de sa générale bonté, même pour les fustiger, ces petits. Il est {p. 35}aussi quelques autres, avertis combien la forme de Mallarmé le traduit fidèlement, simplement, qu’il est modèle de pensée libre, hardie, harmonieuse, d’expression originale, non professeur d’un procédé.

 

Précédemment, il avait rassemblé en un album de prose les cinq chroniques célèbres sur le théâtre (1886-1887), l’étude sur Richard Wagner, et quatorze pages çà et là parues depuis 1865 : le Phénomène futur, le Démon de l’Analogie, le Nénuphar blanc, l’Ecclésiastique, etc. M. Stéphane Mallarmé entend par page un morceau de prose rendant une impression. Chaque page est une œuvre d’art distincte, pourrait être (a même été, en premier état, aux périodiques) publiée à part, et mériterait en l’espèce d’être encadrée à part. La forme en est parfaitement artistique, et ce n’est pourtant pas le poème en prose. Celui-ci est l’agglomération harmonieuse d’agrégats complets déjà, phrases et paragraphes au lieu de vers et strophes. La page, comme l’entend M. Mallarmé, ne comporte pas ces unités partielles ; elle ne possède qu’une unité d’ensemble, elle est à unité simple.

Le charme des Pages est inexprimable. C’est l’exquis. J’entends M. Mendès : « Mallarmé est un auteur difficile. » C’est-à-dire que sa forme n’est pas celle de tout le monde, mais elle est, au moins en prose, claire et rapide : puisqu’il ne fait presque jamais, pour l’enchaînement des propositions, remonter qu’aux mots les plus proches.

 

{p. 36}C’est un révolutionnaire discret. En un petit article qu’imprimaient les Entretiens, il précisait les progrès vers l’assouplissement du vers français, depuis — pour prendre une date émouvante et respectueusement significative — la mort de Victor Hugo. L’Alexandrin, chez les plus traditionnels, est libéré de toute police intérieure. Plusieurs se permettent par tact certes, mais aussi par indépendance, un compromis, risquant autour de l’Alexandrin le vers de onze et de treize. Enfin l’intéressante intransigeance, la fronde déjà presque classique va au vers libre, point aux vers tout faits de moules variés, mais au vers polymorphe, décidément démailloté et autonome.

Cette analyse de M. Mallarmé est judicieuse. Mais sa conclusion est timorée. Cette liberté acquise du vers, il l’envisage comme bonne aux instrumentistes de fantaisie, pour la musique de qui il est inutile de déranger les « grandes orgues générales et séculaires, où s’exalte l’orthodoxie ». Ces grandes orgues sont assez désaccordées et hors de service ; il n’est pas que les joueurs de flûte ou de viole qui chantent sur le vers libre à cette heure plus d’un poète, poète, refuse de suivre la mesure au métronome obsédant des romantiques.

 

Je détache d’un second petit écrit, cette autre théorie familière à M. Mallarmé que la musique et les lettres s’adressent semblablement à l’audition. Le vers dispose de moyens différents de l’orchestre, mais équivalents et aboutissant à une semblable {p. 37}incantation. C’est comparés, si l’on veut, le dessin auprès de la peinture, et même mieux. Je ne me lasserai pas de protester respectueusement contre cette assertion que M. Mallarmé défend de tout son esprit et de toute son autorité. Car les sons frappent, divertissent, etc., nos sens, puis suggèrent des phénomènes spirituels. Les mots frappent, divertissent, etc., nos sens, puis imposent des phénomènes spirituels, cela de toute la force de la langue et de lâ lexicographie. Aux phénomènes imposés s’en peuvent adjoindre d’autres, suggérés, et c’est le charme de la poésie. Mais sous ceux-ci demeurent les phénomènes imposés, correspondance idéologique plus ou moins commune aux divers intellects. Voilà la trame essentielle de l’œuvre littéraire, sans analogue exact en musique.

Les théories peuvent être contestées : l’accent dont il les soumet est admirable.

Il est difficile à ceux qui jamais n’en furent témoins d’indiquer ce qu’est une conférence, une causerie, une conversation de M. Stéphane Mallarmé. « Un homme au rêve habitué vient… parler… » Et par une suggestion à qui n’incite nulle autorité de tenue ou de geste, vous entrez dans ce rêve, vous y écoutez, vous y causez. N’imaginez point qu’il s’agisse d’entretiens mystiques, M. Mallarmé parlera d’Hugo, de Banville, de Manet, de Whistler, de la dernière affiche, du concert de dimanche, du marché de la place Clichy. Mais c’est l’homme au rêve habitué qui parle. Jamais un {p. 38}sujet ne lui sera traitable, concevable, sous un angle plus bas que celui du rêve. Un philosophe explicateur dirait : un fait divers est un moment d’infini et d’éternité, fonction de toute réalité dans l’infini spatial et temporel, fonction de toute pensée dans l’échelle illimitée des compréhensions ; notre conception d’un fait divers est un échelon entre une infinité d’autres conceptions, symbolisations psychologiques (dont on peut imaginer la hiérarchie) supérieure ou inférieure d’un même concret ; le rêve est l’effort vers les traductions symboliques les plus hautes.

M. Mallarmé élève avec lui ses partenaires de conversation. (Le nom platonicien de dialogues s’évoque peu à ces soirs où le dialectique est volontiers lâche.) S’il confie la rencontre d’un petit affamé, à telle halle, offrant, en l’éventaire de ses deux bras, un chou et une salade, qu’il vienne à dire : « Sans nul doute pour retenir ses mains et les empêcher de dérober », pas un interlocuteur ne descendra à douter de la valeur de cette évocatrice hypothèse, si monstrueusement improbable.

L’effet le plus inattendu, aux visites à M. Stéphane Mallarmé, est, de loin en loin, la présence d’un « réfractaire », d’un monsieur qui demeure là causeur brillant, et qui « suit son idée », en faisant des mots. C’est, au juste, la sensation d’un intrus éclairage de gaz ou de luciline en un tableau de diffuse lumière Edison. Et qu’on souhaite le départ de l’homme d’esprit vers quelque fabrique, {p. 39}où c’est l’heure de mettre en pages, afin que reparaisse, de dernières minutes, voix baissée, paupières closes, pour la fuite plus mesurée et savourée du rêve, le délicieux maître, le poète.

Il nous est le Poète, celui qui sait de toutes choses le Rêve. Pour son Esthétique, pour ses Poèmes, il ne serait qu’estimable ; mais par il est le Maître. Un ironiste imaginait une fable, dont l’idée était : « Le jour de fête, les jeunes artisans de vers, les poètes, vont visiter le Poète. Il les accueille et les encourage. Vous, vous excellerez à des décorations légendaires ; vous à des drames ; vous à suivre des musiques trop explicites de vers plus lointainement émouvants vous… vous… Mais s’il s’en trouvait un, parmi, sur qui la Grâce du Rêve descende, mon fils, mon hoir, il n’écrira pas ses poèmes. Oh ! l’on vous a dit qu’autrefois j’ai composé des vers, des livres riches et rares, qu’on ne trouve plus aux bibliothèques, N’en croyez rien. On n’écrit pas. »

III §

Sans doute, entre la critique de la postérité, soit des esprits assez distants pour rentoiler leurs souvenirs de lecture sur une trame historique adventice, et la critique non même du lendemain mais du matin ou de la veille, dont l’exactitude chaleureuse vaut d’abord en tant que d’intéressante information : citations heureuses presque encore {p. 40}inédites, découpées des « bonnes feuilles », anecdotes sur l’auteur, première impression non refroidie, adresse du libraire… sans doute entre ces deux critiques n’y a-t-il point une place nécessaire pour une tierce et intermédiaire, la nôtre, très contemporaine encore, et point toute fraîche cependant, advenant après, ai-je entendu dire, cent soixante-treize articles imprimés sur les Trophées de José-Maria de Heredia. À ne répéter point ce qui fut écrit, et Mendès est si près de tout écrire, quand il veut écrire, faute aussi de pouvoir déjà expliquer historiquement Heredia, dont les origines me sont confuses, je n’ai guère que quelques redressements à proposer de l’opinion qu’on se fait communément de Heredia et des Trophées, opinion en moyenne assez juste et raisonnable.

On sait que M. de Heredia est originaire de Cuba. Or quelques sonnets de son recueil portent le titre L’Orient et les Tropiques. On a lu Taine ou on ne l’a pas lu. Comme on ne l’a pas lu, mais comme on s’est familiarisé avec les plus discutables sinon les plus naïfs procédés de cet admirable mécanicien, vous pensez qu’on a induit de l’origine du poète cette facile assertion que les plus admirables de ses sonnets sont ceux des Tropiques. Accourt le développement : « Ce n’est peut-être ni la Grèce, ni la Sicile, ni Rome, ni les Barbares, ni le Moyen Âge, ni la Renaissance qui ont le plus vivement inspiré l’auteur des Trophées ; c’est cet Orient, ce sont ces Tropiques où il a appris à {p. 41}mentir, etc. » Or, non. Malgré la curiosité des vers en noms propres

En tête, les grands dieux : Hor, Knoum, Ptah, Neith, Hator
………………………………………………………………
Le blason de Hizen ou de Tokungawa,

les sonnets orientaux sont très loin de tous les autres. « C’en serait assez pour illustrer une autre vie que la sienne, mais pour lui c’est le premier pas de sa course. »

Autre truisme erroné. Heredia serait le plus parfait parnassien parce qu’il serait le plus serein, le plus marmoréen, pour ne pas dire le plus pétrifié.

Est-elle en marbre ou non, la Vénus de Milo ?

disait quelqu’un du Parnasse, qui depuis… Or je prie qu’on me montre des vers plus passionnés, plus satyriques, que ceux de la série Hercule et les Centaures. Et il ne faudrait pas trop exciter mon envie loyale de contradiction pour me faire trouver de la névrose, du sadisme dans le dialogue Sphinx.

— N’approche pas. — Ma lèvre a fait frémir ta bouche.
— Viens donc ! Entre mes bras tes os vont se briser ;

Mes ongles dans ta chair… — Qu’importe le supplice,
Si j’ai conquis la gloire et ravi le baiser ?
Tu triomphes en vain, car tu meurs. — Ô délice !

Non, l’originalité de Heredia vaut mieux que d’un spécialiste du pays chaud et du poème froid. {p. 42}De la froideur ! Quand il fallut un enthousiasme inaltérable à l’élaboration de son œuvre !

Il ne faut pas se représenter, parce qu’on n’ignore pas que les Trophées furent faits en trente ans, le poète agençant pendant vingt semaines les mots d’un sonnet, travaillant comme un ornemaniste. Il fait un sonnet en deux heures. Mais sa curiosité émue s’attachait des mois à pénétrer une époque, une civilisation, un monde, à voir les paysages, à lire les chroniques, avant que sa verve poétique se plût à formuler en quatorze vers un moment d’histoire enfin possédé.

Ajoutons que, si M. de Heredia sait composer aussi vite que qui que ce soit un sonnet meilleur, c’est qu’il l’a appris d’abord. Il est étrange que nous en soyons à l’admirer de cette conscience élémentaire. Pourquoi un artiste de vers serait-il plus tôt maître de son métier qu’un artiste de couleurs ou de sonorités ? Le vers a son solfège, son contrepoint, sa fugue, son orchestration, à quoi nulle intuition ne supplée. M. de Heredia a mis dix ans à apprendre à faire un sonnet en deux heures.

Dirai-je maintenant des « préférences » parmi ce recueil, et saurai-je les prouver autrement que par des mots de félicitation ? Il me semble pourtant que les sonnets antiques et épigraphiques sont les plus prestigieux, et que cette apparence correspond à quelque réelle qualité. À la vérité s’ils m’émeuvent davantage, c’est que la beauté de leur objet m’est plus familière, par les lyriques grecs et siciliens, et que ma sensibilité mieux avertie comprend mieux. {p. 43}Mais cette observation s’applique également au poète. Le Moyen Âge, la Renaissance, c’est par des chroniques qu’il les a appris ; l’antique, c’est par Bion, Moschus, Théocrite, Catulle. La matière était plus assimilable à un poète.

Plus longtemps que le glorieux panache des Conquérants demeureront les poèmes de la Grèce et de la Sicile, les Épigrammes, les Bucoliques. Heredia a surpris le génie de l’Hellas, comme nul ne l’avait fait depuis Chénier, qu’il dépasse, il ne faut pas avoir peur de le dire, par le « talent ». Pan, la Flûte, le Chevrier, seraient peut-être les plus accomplis chefs-d’œuvre où il faudrait essayer de surprendre respectueusement la « manière » de Heredia. J’en veux indiquer un seul trait : c’est le caractère supérieurement simple, précis et prépondérant des mots à la rime.

Seul, parfois, un bouvier menant ses buffles boire,
De sa conque où soupire un antique refrain
Emplissant le ciel calme et l’horizon marin,
Sur l’azur infini dresse sa forme noire.

Ces quatre mots boire, refrain, marin, noire résument chacun le vers qu’ils terminent.

Je ne me reproche point de toucher superficiellement un livre comme les Trophées. Il sera matière éternellement à études, dissertations, devoirs, et peut-être, hélas, pensums. Un des livres du siècle est éclos, ce m’est l’escompte d’une joie historique de m’en sentir contemporain. Comme nous disons : « 1857, l’année de Bovary, des {p. 44}Fleurs du Mal, des Poésies barbares, de Fanny », on dira seulement, mais c’est quelque chose : « 1893, l’année des Trophées », et dans un tiers de siècle, j’espère, les nouveaux me permettront de mentir un peu sur ce 1893 et sur cette apparition des Trophées, avec la grâce délicate que les jeunes gens ont tant raison de garder au bon chroniqueur devenu mûr et qui se souvient tout haut.

IV §

La mort de l’illustre poète Leconte de Lisle serait un prétexte suffisant à dire le goût qu’on a de son œuvre, à analyser son génie, à citer les plus violentes de ses boutades. Je dis un prétexte, parce que les raisons d’écrire sur tel ou tel sujet dans la presse sont immédiatement, puérilement, commandées par les « exigences de l’actualité », comme dit Le Petit Journal. C’est tout de même assez imbécile. J’entends bien qu’un bloc-notes, au premier jour du deuil, une notice, fabriquée à minuit et dictée aux typographes à coups de Vapereau est précieuse pour les conversations qui s’engagent le lendemain au dîner. Dès midi, le portier lui-même est documenté. Mais le grand article, l’étude de revue, est-ce compris dans l’enterrement de première classe, avec les fleurs de Vaillant-Rozeau et les chanteurs de Saint-Gervais ? Pourquoi n’en écrivait-on point il y a cinq ans ? Cette avance aurait eu l’avantage de quelque {p. 45}plaisir pour le vénéré bibliothécaire du Sénat. Si aujourd’hui j’ai plus de goût à parler de Duranty, pourquoi dois-je m’attaquer à l’auteur des Poèmes tragiques ?

Aussi bien ai-je peu à en dire ce matin. C’est déjà devenu un truisme que de reconnaître combien peu sa sérénité était froide ; on est las de le comparer à un marbre, et on a raison. « Tel fut cet impassible ! » s’est exclamé ironiquement mon maître Heredia, après avoir expliqué la nature passionnée de Leconte de Lisle. Mais dans Heredia lui-même nous trouvions tout à l’heure des vers de passion intense. On ferait aisément la même découverte auprès de tous les parnassiens (sauf auprès de Sully-Prudhomme, mais son vers est-il de marbre, est-il de gélatine ?). Qu’est-ce à dire ? Que tous les esprits critiques s’étaient mépris lorsqu’ils caractérisaient par l’impassibilité les « bêcheurs » dont les noms et le cachet figurent aux couvertures de Lemerre ? En aucune façon. Mais par le mot on entendait autre chose. On signifiait que l’ère des délires classiques et romantiques était définitivement close. L’émotion est tangible dans Mendès, dans Dierx, même dans Ricart, aussi bien que dans les frères Deschamps, que dans Béranger, que dans Musset. Seulement elle s’exprime d’autre sorte. L’effet de l’art n’est plus un beau désordre ; c’est, au contraire, la formule harmonieuse et intelligible. On s’aperçut qu’il n’est pas malaisé ni très intéressant de vagir :

{p. 46}Punition ! — De quoi ? Pourquoi ? Qu’a fait la brute ?
Qu’ont à voir les éthers, les mers dans cette chute ?
… Quoi ! Depuis ce temps-là ! Jamais calmé ! Jamais
Fléchi ! Jamais touché…………………………………

(Par parenthèse, ces vers ne sont pas d’Hugo, ils sont de Strada.) Cette versification en points d’exclamation et en pointillés suspensifs, décousue comme la diction de Mounet-Sully, de bons poètes y avaient déjà renoncé. Déjà Gautier était impassible, malgré ses larmes, quand il écrivait Les Joujoux de la Morte :

La petite Marie est morte,
Et son cercueil est si peu long
Qu’il tient sous le bras qui l’emporte
Comme un étui de violon ;

ou les Vieux de la Vieille :

Si leurs mains tremblent, c’est sans doute
Du froid de la Bérésina,
Et s’ils boitent, c’est que la route
Est longue du Caire à Vilna.

Déjà la plume de Baudelaire ne tremblait pas quand il lamentait les accords mourants du Portrait :

La maladie et la mort font des cendres
De tout le feu qui pour nous flamboya,
De ces grands yeux si fervents et si tendres,
De cette bouche où mon cœur se noya…

Ainsi c’était trouvé avant Leconte de Lisle l’art d’être ému et d’émouvoir sans geste. Il était {p. 47}seulement plus sensible dans le poète que nous venons de perdre, par le recul, l’antique et l’exotisme systématique de ses sujets. L’antique pour lui n’était qu’un voile ingénieux et savant à draper ses sensibilités. Sans doute il avait horreur du christianisme, mais il ne comprenait pas tant l’hellénisme. Chénier à qui l’on doit, réparation tardive, élever une statue, Chénier, l’un des plus grands prosateurs français (comme Lamartine est un de nos plus beaux orateurs), a marqué dans ses quelques pièces de vers un sentiment autrement vif de la beauté grecque. Et même pour Chénier, pour tout le monde, il faudrait faire des réserves. Le sentiment du grec, c’est l’imitation de la concision d’Eschyle et des grâces de l’Anthologie. Eschyle faisait d’admirables livrets d’opéra ; je doute que nous saisissions sa saveur exacte. Pour l’Anthologie, je suis sûr que nous ne la comprenons pas. On imagine une série de petits poèmes gracieux, précieux, ouvragés « comme les coupes que Théocrite donnait en prix à ses bergers », dit Sainte-Beuve. Le plus souvent ce n’était que de petits morceaux familiers et réalistes. Défions-nous de prétendre saisir le charme grec…

Il reste à Leconte de Lisle d’avoir composé d’admirables vers, ce qui est bien la seule œuvre qu’on puisse demander à un poète, de les avoir faits non seulement avec âme, avec intelligence, avec adresse, mais encore avec cette rare loyauté d’homme qu’on louangea justement sur sa tombe. On parle, moins de sa causticité. Et pourtant des {p. 48}mots de lui, sur Loti, sur Boissier, furent terribles. Loin de songer que Boissier dût l’enterrer, parler, et gauchement parler à ses obsèques, il lui avait lui-même composé cette brève épitaphe :

Ci-gît Boissier, ce vieux raseur,
Plus connu comme confiseur.

Mais le mépris des pédants est impliqué par la bonté : c’est une justice rendue aux modestes. Et personne mieux que Leconte de Lisle ne fut « le bon poète », comme le définissait, je crois, Racine : « un bon père de famille qui fait de beaux vers ».

Chapitre IV.
Petits Symbolards §

{p. 49}Deux mois nous séparent encore du nouvel an, des étrennes et des baraques Collet. Mais il faut que les expositions des grands magasins soient prêtes trente jours d’avance ; il faut que l’industrie produise en quantités énormes les joujoux ingénieux, destinés à l’amusement des parents et à l’incompréhension des petits ; il faut que d’étranges inventeurs (on choisit des mécaniciens retombés en enfance) disposent avec une nouveauté piquante et économique leurs rouages puérils. On n’a pas oublié les miss Helyett, le Meunier grimpeur, le Taureau et son picador. Pour le jour de l’an prochain un ancien élève de l’École Centrale, cette nursery des vaudevillistes, vient de trouver un « numéro » plus compliqué, plus littéraire, plus moderne, moderniste même et tout à fait « couchant de siècle ».

C’est le jeu du Petit Symbolard. Le nom est vulgaire, mais sonore pour la clameur des camelots :

« Demandez le Petit Symbolard, ses vingt-cinq {p. 50}positions pour dix-neuf sous… En voulez-vous, des symbolards ? »

*
* *

Essentiellement :

Sur une large boîte, assez basse et mystérieusement close comme l’échiquier de Maelzel, s’érige une minuscule forêt (de grossier bois peint). À chaque extrémité un personnage (en zinc estampé) : ici un Chevalier tout habillé, ganté, casqué, armure, — la cotte de mailles fabriquée avec des rayons de bicyclette cassés ; — là une dame, La Dame, héraldique, hiératique.

Sur le côté de la boîte, on aperçoit une collection de boutons. Dès qu’on y touche, les personnages se mettent en branle. À la pressée de chaque bouton consuit un mouvement particulier, correspond une attitude spéciale.

Voilà qui est curieux et bien fait, et c’est simple comme M. Hector Malot.

*
* *

Premier bouton, première, position.

La dame ne bouge pas. Le chevalier s’avance jusqu’à l’orée de la forêt, s’arrête, baisse la tête, se retourne et revient lentement, lentement.

(Les personnes suggestibles songeront : Rêves, longs espoirs, vastes pensées, désenchantement précoce, du regret, de la fatigue, de l’amer.)

{p. 51}Deuxième position.

Le chevalier pénètre dans le bois. Il se cogne aux arbres, se meurtrit, tombe. Il se relève et revient chancelant à son point de départ.

(Le Poème de l’Effort.)

 

Position III.

Le militaire se remet en route, aperçoit la personne du sexe, et, cette fois, court droit sur elle. Comme il va l’atteindre, elle glisse au fond de la boîte.

(L’Éternel Féminin.)

 

Position IV.

Il ne se décourage pas, il repart pour le bois, et enfin il rencontre…

— La Dame ?

— Non, une Licorne ! une mignonne licorne en caoutchouc, brusquement surgie du double-fond.

La licorne s’agenouille devant les médailles saintes qui pendent au col du Chevalier ; celui-ci s’en revient, édifié.

(Sacré-Cœur, esprit nouveau, banqueroute de la Science, Libre-Parole.)

*
* *

Ces quatre pantomimes, et plusieurs autres non moins riches de sens, la Madone les exécute à son tour, cependant que le Chevalier se repose.

{p. 52}Dans le modèle de luxe, le jeu se complique. Princesses latérales, féodaux compagnons. Corrida avec la licorne. Boite à musique dissimulée. On entend la romance de la Grande Duchesse, l’air des « Soldats de plomb » :

Le grenadier était bel homme
Il provenait de Nuremberg ;
La princesse arrivait de Rome
Et sortait du chemin de fer.

Le tout est enfermé dans un élégant étui, prasin, pers ou nacarat.

*
* *

Nul doute que ce joujou rigolo, suggestif et pas cher fasse fureur bientôt. Il développera parmi la prime jeunesse les vocations latentes de dramaturge et de poète genre chevalerie.

Voilà trop longtemps que Bernard Lazare m’articule qu’un bon rhétoricien sait faire un pantoum comme Leconte de Lisle.

Avant six mois je compte lui prouver qu’un médiocre élève de sixième moderne peut écrire un lied comme Camille Mauclair. Ah ?

En voulez-vous, des symbolards ?

Chapitre V.
Un livre de Renan et un livre sur Renan §

I §

{p. 53}« Feuilles détachées », dernières feuilles laissées par M. Renan, feuilles rattachées plutôt, sans lien notable, sinon certes sans raison. À la différence d’écrivains de souffle court, qui s’assurent l’illusion d’avoir produit des livres pour ce qu’ils font paginer à la suite des fantaisies étonnées de revivre, M. Renan a créé assez d’œuvres pour qu’on lui permette la joie de faire paraître, de temps en temps, un livre né sans peine, par les soins du seul éditeur. Et puis, son cas est unique, ou presque. De quel autre pourrait-on citer des articles de journaux, célèbres cinq ou dix ans après leur publication ?

Ce volume de mélange inclut : un supplément à la première partie, armoricaine, des Souvenirs de jeunesse ; les relations du Dîner celtique, avec les allocutions prononcées à d’autres diners : chez les Félibres, à Bréhat, etc. ; des discours d’Académie (Réponse à M. Claretie), de Sorbonne (sur {p. 54}la langue française), de cimetière (pour M. Havet), ou d’inauguration de statues (Brizeux, About, etc.) ; diverses chroniques sur d’illustres sujets ; enfin les articles sur la Tentation de saint Antoine, sur Amiel, l’Examen de conscience philosophique et la Préface, ces quatre morceaux diversement considérables.

On l’a déclarée exquise, cette préface, et, Le Temps la publiant, on s’est assez généralement dispensé de lire plus long.

Elle n’est que curieuse ; les idées essentielles qu’on y trouve rapidement formulées sont à d’autres pages du livre développées avec plus de suite et de consistance ; il est piquant de noter que M. Renan s’y assure pour la postérité une bibliographie bien faite, dont il donne la clef ; il met en garde contre les supercheries cléricales éventuelles.

L’Examen de conscience philosophique rassemble sur l’univers connaissable, sur les infinis possibles, sur l’amour, lien ombilical avec la nature, sur l’excellence logiquement nécessaire du monde, sur Dieu, — ce Dieu fuyant, improbable, discuté et finalement admis comme après ballottage, — des idées que par ses dialogues, ses essais, préfaces, etc., on savait déjà être celles de ce penseur. C’est à cette méditation qu’il suffirait presque de recourir pour retrouver la philosophie de M. Renan. Les philosophes n’en font guère cas, et dans l’histoire des philosophies petite sera sa place. Elle sera immense dans l’histoire de la pensée.

{p. 55}Renan est un penseur, non un philosophe, parce qu’il n’a pas la préoccupation systématisatrice et dogmatrice qui domine les cerveaux philosophiques. La pensée de M. Renan est celle d’un grand savant, très lettré, très réfléchi et très sain.

Certes, ce qui le caractérise n’est ni l’esprit anticlérical, ni l’esprit sceptique ou ironique, c’est l’esprit scientifique. Avant tout M. Renan est un savant, point seulement un penseur méditant sur la science. Celle-ci, pratiquée patiemment, a apporté une unité à sa vie, et une unité non limitée, car dans la science rien ne se perd, et, dans l’effort heureux, on a conscience de continuer, de couronner les efforts du passé, de capitaliser en même temps pour l’avenir. La science a libéré l’esprit de Renan de sa discipline d’enfance ; elle lui a appris à douter pour la vérité.

Ce doute scientifique n’est point pénible. C’est l’attente, avec la certitude escomptée que le résultat sera, dans le futur, réalisé, et que le travail minuscule d’aujourd’hui hâte sa réalisation. Consolante, même joyeuse, assurance. M. Renan est gai, se permet des récréations dans son labeur. Il ne comprend point le pessimisme, ni Amiel, qui est un raté pour lui. Trop réussi comme raté, disait Corbière, — trop réussi pour qu’il n’émeuve point un peu M. Renan, qui, d’ailleurs, se rassérène avec des solutions assez inquiétantes. « Qu’est-ce qui sauve ? — Eh, mon Dieu ! c’est ce qui donne à chacun son motif de vivre… au plus bas degré, la morphine et l’alcool. » Ibsen a dit le mensonge {p. 56}vital, moins allègrement. « Reste la douleur. L’homme peut toujours s’y soustraire. » En attendant, de la gaieté.

II §

M. Gabriel Séailles, poursuivant ses travaux monographiques, après un premier volume sur le Vinci, publie un Ernest Renan, sous-intitulé, comme déjà le précédent tome : « Essai de biographie psychologique ». M. Séailles marque par la répétition invariée de cette étiquette qu’il entend faire figure originale d’historien. Et cette volonté d’une critique nouvelle semble louable assurément.

Une réserve : Qu’est-ce qu’une biographie, si ce n’est l’histoire d’une âme ? Qu’est-ce donc qu’une biographie qui ne serait pas psychologique ? M. Séailles veut-il dire qu’il ne se satisfera pas à rapprocher des anecdotes sur son héros ? On l’estime trop pour en douter. — Il veut, des œuvres et des manifestations de Renan, déduire son caractère. L’effort n’est pas nouveau, mais dans l’espèce il est involontairement dénué de sincérité. Je m’explique. Les historiens consciencieux s’avouent impuissants à savoir autre chose que des états de civilisation, des ensembles de mœurs. Ils renoncent à atteindre l’individu. Une biographie de Louis VI, par M. Untel (je pourrais mettre ici des noms respectables), n’est pas de l’histoire, parce que ne {p. 57}peut être scientifiquement établie. L’état des esprits sous Louis VI, comment sous son règne on vivait, on mangeait, on priait, cela est étudiable. — Mais, hors la certitude scientifique, il y a la probabilité. On peut cerner, au moins de loin, la vérité. Il y faut un esprit désintéressé. M. Séailles ne l’a pas apporté.

Son livre, plein d’intérêt d’ailleurs et de lyrisme, est un livre d’éreintement. Cela apparaît en cent pages. Je n’en donnerai qu’une preuve. Il ne se peut pas (je sais trop quel délicat est l’auteur) qu’il ne soit pas ravi du charme unique et clair de l’Eau de Jouvence, par exemple. Or il ne fait qu’en blaguer la philosophie. Est-ce assez ?

Il constate : Renan a posé son bonheur dans la science, comme dans la science toute assurance sociale. — Or la science a fait faillite, comme dit l’autre. Et Renan aussi a fait faillite : le scepticisme est la banqueroute du dogmatisme.

Pourquoi les choses apparaissent-elles autrement à des personnes non prévenues ? Elles reconnaissent un esprit intelligent et travailleur, un esprit probe qui ne veut pas se laisser imposer de vérité du dehors, soit un esprit cartésien : sur le doute provisoire, que bâtir ? Une philosophie a priori ? Pourquoi ? Pour recommencer une métaphysique, un Platon moins dégagé ? Est-ce que nous ne sommes pas au siècle où les laboratoires et les bibliothèques imposent des conquêtes ? Renan fera de la science. Il en fait, et M. Séailles est bien ménager des éloges à ses travaux. {p. 58}Les Origines du Christianisme, l’Histoire d’Israël, est-ce si peu, sans compter le reste ?

Le savant a droit à une retraite, c’est la philosophie. Quand il a fait ses découvertes ou ses livres durables, qu’il s’appelle Berthelot ou Renan, il a le droit de s’accouder et de songer. Renan — et Dieu sait que ce n’est ni paresse, ni inintelligence — a philosophé en sceptique, moralisé en dilettante. C’était son droit ; c’était son devoir, si sa conscience le lui dictait.

Là-dessus, son biographe regimbe. Pour deux raisons, qu’il désavouera.

1º M. Séailles s’estime un libre esprit, c’est tout de même un professeur de l’école, et même un des meilleurs maîtres excitateurs. Il s’est accoutumé à des philosophies-systèmes, où tout s’enchaîne de l’abord à l’issue. Les Allemands disent constructions. Notez que ce n’est pas la forme classique de la philosophie, c’en est la forme universitaire. Et alors la pensée libre de Renan, qui croit à beaucoup de vérités, lui semble nulle de par ses recherches variées et sa richesse même.

2º M. Séailles (malgré l’adresse de certaines parenthèses plutôt anticléricales) est un esprit empreint de religiosité. L’apostasie loyale de Renan, le succès de la Vie de Jésus parmi les pharmaciens de province l’ont choqué. La forme de sa biographie rappelle dès lors constamment celle des Études, si intéressantes, mais si partiales, publiées par les P. de la Société de Jésus. Et ce n’est pas sans tristesse qu’on voit M. Séailles complimenté par les {p. 59}petits jeunes du Bock Idéal et de l’Esprit nouveau, qui sont au juste des calotins.

Bref, l’ouvrage est inspiré et conduit par un parti pris, et, ce qui est plus pénible, un parti pris rétrograde. On sent que l’auteur a lu ses textes, pointant en marge tous les passages pouvant servir au dénigrement de Renan.

Le ton et le tour ont le charme d’une éloquence, familière d’abord, et qui s’enflamme aux objections qu’elle-même se pose. Une page de M. Séailles, c’est un duel d’un esprit généreux avec lui-même. Rien n’est plus « prenant ». Les esprits sans résistance seront heureux de se laisser prendre par lui.

Chapitre VI.
Le charmeur Anatole France §

{p. 60}L’Étui de nacre, voilà de la littérature. M. France écrit. Et c’est peut-être ce qu’il écrit de plus joli, ces brèves nouvelles de catholique sceptique, mais déférent et attendri, de plus rare car personne ne saurait les imiter, ni même les pasticher. L’aimable mérite de M. France est inassimilable. Et pour de très simples raisons.

M. France est curieux et instruit. Il parle souvent de ses mauvaises études, et se réclame d’une adolescence de crétin quand les gens de la décadenèe l’invectivent « normalien ». Je crois qu’il n’est point normalien ! Il a mieux qu’une science de trois ans d’École, faite en idées générales et en topos-passe-partout. Il a, M. Hébrard se plaît à l’affirmer, une érudition de bénédictin, helléniste, latiniste, romaniste. Il sait plus que l’histoire littéraire française. Il sait l’histoire politique, l’histoire scientifique, l’histoire des mœurs. — Et voilà déjà une grande difficulté à l’égaler.

Mais la science de M. France vaut surtout parce {p. 61}qu’elle est disciplinée à une philosophie supérieure. Très chrétien et catholique d’origine, d’éducation, et d’abord de goût, M. France, après l’influence de l’humanisme, reçut celle de la science moderne. Ce serait, s’il n’y avait pas l’exemple de Renan, une extraordinaire originalité que le goût de la science, et même la foi à la science, de cet esprit catholique. Le fait est assez rare pour qu’on le note. Il est vain d’objecter que tout grand cerveau catholique admet, comprend et justifie la science. Cela est faux. La plus forte intelligence religieuse de ce temps qui est en même temps le métaphysicien le plus hardi et le plus puissant, c’est M. Jules Lachelier que je veux dire, a, au départ de toute sa philosophie, dans sa célèbre thèse du Fondement de l’induction, voulu ruiner la valeur objective de la science. Les disciples néo-kantiens de M. Renouvier, sans parler de plus frais apôtres, inscrivent au rang des esprits pervertis, « négatifs », Darwin, Littré, Taine, Renan. Quant aux littérateurs catholiques, depuis Villiers jusqu’à Huysmans, ils traitent la science par l’ironie. — Ce n’est donc pas un mérite banal que la compréhension scientifique si haute de M. Anatole France. Notez qu’il ne limite pas sa curiosité aux sciences historiques et philologiques qu’on pourrait dire qu’il admire, en bon humaniste, pour le charme spécial de leur objet. Il est au courant des plus récentes hypothèses des chimistes et des astronomes, connaît M. Berthelot et M. Bertrand, Lavoisier et Charles.

{p. 62}Il ne concilie pas le sens du christianisme et le sens de la science en vertu des mêmes considérations de providence et d’éthique que M. Renan. Il est certain que les choses ne se sont jamais heurtées dans l’esprit de M. France. C’est la considération de la beauté qui retient son esprit dans des admirations ou des estimes en apparence contradictoires. La « cote » esthétique a cela de privilégié qu’elle n’exclut rien, qu’elle ne fait pas nier. Un esprit porté à ne juger, à ne sentir qu’en fonction de la beauté est naturellement compréhensif. La beauté morale du dogme chrétien retint M. Anatole France, et surtout le charme anecdotique de l’histoire de l’église, des apôtres et des saints : la beauté plus directement plastique des lettres et des arts grecs et français ne l’attira pas moins ; ni la beauté intellectuelle de la philosophie déterministe, de la science moderne, si relativiste, et si sceptique.

Sceptique ! On a tôt dit ce mot en parlant de M. Anatole France. Il n’est pas faux, mais à la condition qu’on reconnaisse que le sceptique peut être l’homme qui croit au plus grand nombre de vérités et que ne choquent nulles contradictoires, pour qui les contradictoires n’existent même point. Il est injuste de dire qu’une vérité, qu’une foi, en un tel esprit, est limitativement restreinte par une autre croyance, par une assurance opposée. Les vérités diverses sont de plans différents et ne se choquent point. Parmi l’universel inconnaissable, dans le foncier inconscient, quelques points lumineux de connaissable {p. 63}et de conscient se détachent sur un fonds terriblement sombre. Pauvres esprits, étroits dogmatiques, que ceux qui ne veulent voir qu’une de ces lueurs qui ferment les yeux aux autres, se disant que, s’ils sont valablement éclairés par l’une, ils ne sauraient l’être par d’autres, comme si toute lumière était dans une lumière.

Le sens esthétique de M. Anatole France ne s’est pas perdu en devenant compréhension philosophique. Il le retrouve tout entier dans son art. Sa forme est d’un qui a beaucoup lu, presque trop lu, qui est las des styles et des écritures rares et qui ne se permet que le mode uni le plus simple, le plus difficile. C’est de la chasteté littéraire. Il est arrivé dans le choix des mots et des tours discrets à une telle subtilité qu’avec moins de trois mille mots, j’en suis sûr, il n’est pas de nuance d’émotion et d’ironie qu’il ne rende sensible aux initiés. Il semble qu’en son style les mots du Petit Larousse prennent une valeur pantominale d’évocation.

 

Les Opinions de M. Jérôme Coignard, rubrique de L’Écho de Paris, précisent la nuance philosophique de M. Anatole France. À la base, profond scepticisme relativiste, confiance médiocre dans la raison humaine, défiance nette du cœur humain. Les hommes ne sont pas très intelligents, mais ils sont fort méchants, cupides et vaniteux. M. Coignard ne s’indigne pas, parce qu’il est de calme tempérament, et, comme le Renan au prologue du Jardin de Bérénice, son hygiène l’incite à ne {p. 64}pas provoquer le moindre changement aux institutions existantes. Il leur sourit plutôt, sans se faire la moindre illusion sur leur vertu, mais assuré qu’un avenir révolutionnaire ne vaudrait pas mieux. C’est un anarchiste inoffensif, mais c’est intellectuellement un anarchiste, voire un nihiliste. Rien ne résiste à sa douce critique. Il méprise les hommes, leurs mœurs, leurs lois, mais ne leur souligne son mépris d’aucune grossièreté. Il est poli, même pitoyable à leur égard, estimant qu’il n’y a rien de leur faute en leurs vices. Au plus honnit-il l’hypocrisie et l’excessive cruauté.

M. Coignard tempère son scepticisme par un sens très vif des plaisirs que ce très bas monde nous donne, au jour la nuit, et par une foi irraisonnée à l’égard des dogmes de la religion catholique. Voilà une excellente pédagogie. Un bon scepticisme, car :

Il faut n’être pas dupe en ce farceur de monde,

comme disait Verlaine. Et ce ne serait pas la peine d’être né après Montaigne, La Mothe-le-Vayer et Duclos, si… Mais jouissons des belles créations de Dieu ou des belles créations spontanées, comme vous voudrez. Carpe diem ! La joie des sens n’est pas à dédaigner, puisque des vins, des femmes, des paysages et des musiques nous offrent des bonheurs fragiles mais renouvelables. Enfin, ménageons-nous une foi, soit dans une confession religieuse, soit dans une doctrine scientifique, ou {p. 65}dans un credo philosophique ; l’essentiel est de mettre un fil qui ne casse pas entre nos jours mal attachés une bonne manie suffit au besoin ; des individus trouvent une raison de vivre dans une collection de tabatières à parachever…

Jérôme Coignard est un sage hardi et prudent. M. Anatole France s’est fait avec complaisance son mémorialiste. Jamais idées plus satisfaisantes ne furent formulées en une langue si savoureuse. France est, depuis Renan, et avec Barrès, l’écrivain qui nous donne le plus complètement, avant même le livre ouvert, la conviction (toujours justifiée) qu’on va lire de suave prose française.

 

D’autres morceaux, sans concision, sans efforts, sans l’apprêt d’une composition, sont réunis, c’est le Jardin d’Épicure, le jardin d’Anatole France. Point de dahlias exubérants, d’orchidées rares, de rhododendrons massifs. C’est un jardin de chèvrefeuilles, de résédas, de petites pervenches, de daphnés et de pâquerettes. Nulle forme, nul parfum ne s’imposent et tous sont exquis. Est-ce le jardin d’Épicure ? Il est vrai, que savons-nous d’Épicure ? sur deux lettres à Métrodore, le philologue Hirzel a redressé sa doctrine. Demain, d’autres papyrus modifieront notre notion. Et qu’importe ici Épicure ? Le titre est charmant, le livre est supérieur.

C’est peut-être, avec les Coignard, celui que je préfère d’Anatole France. Avec des prétentions sentimentales je ne sais que des idées. Plus au {p. 66}juste : je suis passionné sans clairvoyance, et ne suis connaisseur qu’en concepts. Ces dernières pages de France me ravissent : je sens que peu les goûtent aussi pleinement, aussi minutieusement que je fais. Passez-moi cette sincère vanité. Pour le reste je ne suis qu’un snob.

Le prix de la philosophie d’Anatole France est qu’elle est critique jusqu’à la négation, sans aboutir à un acte de foi. Pour l’ordinaire, nos bons esprits, et même le bon Coignard, lorsqu’ils ont démonté les métaphysiques, se réfugient dans un catéchisme. Soyons des savants d’abord, faisons de l’exégèse jusqu’au mal de tête inclusivement ; puis dans un état de grâce céphalalgique, entonnons un Te Deum. M. France, malgré les chatteries de son style, est de cerveau plus solide. Quand il s’est assuré de l’impuissance relative de la science, d’abord il continue de la respecter, et puis il sourit. À quoi bon davantage ?

L’existence n’est pas vide, même pour celui qui n’abdique pas. Elle ne perd rien de son charme, parce que nous renonçons à l’expliquer. Nous ne renonçons pas à écouter, même à combiner des explications : ce sont des poèmes. Il suffit de n’y pas croire. Mais on peut admirer Platon comme Homère.

Nicole a composé un aimable traité pour conserver la paix avec les hommes. France nous donne la paix avec nous-même. Soyons doux, amusons-nous, travaillons aussi (comme disait si judicieusement Renan), ne nous effrayons pas {p. 67}de notre action. L’auteur parle d’un ami qui, dans la crainte d’influencer mal ses semblables, s’était retiré en un prieuré. « Prenez garde, lui dit France, vous menez une vie singulière, qui peut être publiée. Il n’en faudrait pas plus dans certaines circonstances pour devenir à votre insu le fondateur d’une religion qui serait embrassée par des millions d’hommes, qui massacreraient en votre nom des milliers d’autres hommes. — Il faudrait donc mourir pour être innocent et tranquille ? Prenez-y garde encore : mourir, c’est accomplir un acte d’une portée incalculable. » Ne calculons pas, vivons pour le mieux, au petit bonheur de la fatalité, disait Laforgue.

Les douces ironies d’Anatole France s’appliquent aux « agités », à ceux qui croient savoir, qui déclament, salle Graffard, ou qui raisonnent en chaire. « L’ignorance est la condition nécessaire de l’existence même. Si nous savions tout, nous ne pourrions pas supporter la vie une heure. Les sentiments qui nous la rendent douce naissent d’un mensonge et se nourrissent d’illusions. »

À chaque page, même négation résignée et souriante, qu’il parle du jeu, de la jalousie, de l’art ou de la justice. Et c’est un bonheur non discontinu d’expression. Il faut aimer son esprit ; c’est le diable, cet homme qui ne croit à rien, qui sait tout, et dont l’art ensorcelé, sauf aux jours qu’il écrit le Lys rouge.

 

À coup sûr, aurez-vous lu le Lys rouge : c’est sa {p. 68}« rentrée », diraient les affiches Morris, dans le roman moderne. On peut regretter qu’il ait, comme les camarades, confondu roman moderne et roman mondain. Le roman mondain est le plus facile, parce qu’il simplifie. Pas à une page, le souci de vivre, en fait, la peine de l’argent n’écorche un seul personnage du récit. De braves gens qui veillent, par des mois d’échéance, auraient leur intérêt. Sans nul pot-au-feu, des cœurs que poigneraient diversement et ensemble l’amour et la gêne, la coquette et le garçon de recettes, seraient d’étude un peu plus neuve, mais plus complexe et moins aisée…

M. Kahn (j’ai lu sur le Lys rouge son article et celui de M. Lemaître, et tous deux m’amusèrent bien), M. Kahn analyse avec humour le roman d’Anatole France, et, après quelques pichenettes, conclut, c’est le meilleur de l’auteur et vraiment un joli roman. Un joli roman, sans doute, mais le meilleur, c’est dur pour Sylvestre Bonnard, Thaïs et la Rôtisserie. Mettons que ce soit le premier que M. Kahn ait lu d’un peu près, ou s’il a bien regardé Thaïs, qu’il été à l’excès mécontenté par les réminiscences de Louis Ménard, de Flaubert ou de Hroswita.

Et puis Kahn est un esprit vagabond et le pittoresque latéral du Lys rouge l’a ravi. Il aime le roman fantaisiste et les dévergondages épisodiques. Il y a dans le Lys un Choulette, bohème socialiste mystique et poète français, en outre, {p. 69}qu’il prise fort. Il a raison, mais on peut se demander ce qu’il fait, Choulette, en toute cette histoire, et ce qu’y font les personnages autres, également amusants, du décor. À moins qu’on admette que M. France n’a souhaité que votre divertissement et qu’il a rédigé avec bonne grâce et humour un roman-feuilleton, une sauce appétissante d’un plat peu sérieux.

Car l’intrigue est trop facile, a coûté trop peu, et il y paraît. Que la comtesse Martin, lasse de son correct amant Robert Le Mesnil, mondain, lui substitue le sculpteur Dechartre, cela est quelconque. L’intérêt est l’analyse de cette aimable passionnée et de ses amis. Mais ils sont fuyants, surtout les amis, surtout Dechartre, le grand personnage du roman. Il est jaloux, on nous prévient dès l’abord, et j’escomptais, avec joie, lire un roman de jalousie. Or, quoi ? Dechartre surprend une lettre à Le Mesnil, et il n’insiste pas. Il surprend une rencontre, dans une gare à l’étranger, et il n’insiste pas. Il se satisfait des mensonges les plus gros et les plus inutiles. Car pourquoi la comtesse Martin, si fine, craint-elle d’avouer qu’elle sort, mais qu’elle est définitivement sortie, des bras de Le Mesnil ? Dechartre la désire vivement et l’eût prise quand même, et pas plus vite. Et ses jalousies futures, il eût dû les rentrer, sous peine d’être ridicule, et de s’exposer à cette réponse : « Mais vous saviez… » D’ailleurs, s’il ne devine pas, ce sculpteur ingénieux est naïf. Et par la suite il devient odieux. Il a tout découvert, et il chasse {p. 70}la petite comtesse. Où donc ai-je déjà lu dénouement analogue ? Ici, il est pleinement injustifié. Eh oui ! elle a été jadis à un autre, — et après ? pourquoi cette brusque et violente et méchante jalousie ? Qu’est-ce qu’elle a de moins que tout à l’heure, cette petite femme jolie ?

Veuillez noter que je ne nie point comprendre sa jalousie. Je la déplore seulement intermittente, incohérente, \et enfin mal élevée. Si, d’ailleurs, M. France avait voulu écrire le roman de la jalousie, définitif, il aurait eu tort de poser Dechartre second amant, parce que la jalousie, en son cas, est trop évidente, trop naturelle, et pas assez fine. Même il aurait eu tort de présenter mariée la comtesse Martin. Le vrai roman de la jalousie serait : un amant vierge, une maîtresse vierge, ils se prennent, et la jalousie commence avec l’amour, parce que l’amour se voudrait un, et qu’ils sont deux, et que le spasme même divise, est jouissance, est égoïsme, parce que l’amant de la maîtresse la plus prise peut toujours serrer dans ses mains le front de son amie et dire comme un personnage de Shakespeare : « Que se passe-t-il dans cette petite tête ? »

Mais M. France n’a pas voulu cette fois écrire le roman de la jalousie. Il a entrepris moins, même il a entrepris trop peu. C’est, devant une amusante tapisserie, une anecdote charnelle. Elle est de bon ton, toutes les étreintes y sont joliment nouées, sans les toilettes d’Octave Feuillet, ni sans les résonnateurs des réalistes subséquents. Les {p. 71}personnages n’y’posent pas l’érotisme. Ce sont des amants sains, et ils se prennent copieusement.

Là-dessus, M. Lemaître, sans l’avouer, se déconcerte. Devant une tragédie, il émet un feuilleton gavroche ; devant un roman charnel, un feuilleton séminariste. Eh quoi ! la comtesse et son sculpteur s’aiment pour leurs peaux ? Mais pourquoi voulez-vous qu’ils s’aiment après six mois d’amour ? On se choisit pour des affinités mentales, on se garde pour des agréments physiques. Il n’y a point d’amour satisfait, même issu d’inclination hypersentimentale, qui n’aboutisse à la luxure, aux fantaisies charnelles, aux curiosités variées, et aux rires. Et quel inconvénient ?

Maintenant, parmi les complaisances qu’ils échangent, ces jeunes gens émettent des phrases un peu cherchées. Cela les amuse ; et une bonne phrase, genre Renan, genre Huysmans, ou genre France, est toujours divertissante à savourer dans certaines positions.

J’ai dit les agréments dont se relève tout livre, toute ligne du charmeur Anatole France. Je les ai certes retrouvés dans ce roman spirituel, vif, mais, j’y reviens, facile, et M. France, je présume, est trop conscient et connaisseur même de soi pour ne pas se savoir apte à mieux.

Chapitre VII.
Maurice Barrès et Paul Adam §

I §

{p. 72}« J’ai adoré Taine, me disait un jour Maurice Barrès, et les raisons de mon culte me semblent aussi sérieuses qu’au premier jour. Pourtant je ne le lis plus, et il me dégoûte d’en parler. Uniquement parce que je l’ai trop pratiqué. Je m’en suis nourri. J’ai absorbé sa moelle. Alors il me répugne comme une déjection : c’est mon fumier. »

M. Maurice Barrès nous enchanta si fort, si profondément, il y a huit ou dix ans déjà, que je craignais une lassitude pareille à rouvrir Sous l’œil des barbares et l’Homme libre. Il n’en fut rien. L’étonnement, sans doute, s’est dissipé, qui nous faisait, avouons-le sans fausse pudeur, nous récrier de joie. J’écrivais à un ami : « Je vous en supplie, lisez les Barbares. » Deux jours après, il me répondait : « C’est le plus cher de mes livres. » Oui, l’audace intelligente et neuve de ces courts traités nous transportait d’aise, formulant les dédains et les réserves de nos vingt ans, et nos ardeurs. Cela, c’est passé, parce que c’est acquis. {p. 73}Au fond, il n’est pas de plus bel éloge d’une œuvre que de constater qu’elle est devenue rengaine. Mais il faut être reconnaissant, ne pas oublier qu’elle fut paradoxe à son heure. Toutefois, sans gratitude, nous aimons toujours l’Homme libre et le Jardin de Bérénice. Les idées sont « classées », ne nous émeuvent plus, mais la vertu de l’artiste se marque peut-être plus clairement aux yeux moins éblouis…

Elle est faite (avec toutes les adresses du « dire ») de conviction et de sourire. Oui, de conviction, malgré ces accusations de puffisme, qui, déchaînées, ne désarmeront pas. Voyez l’Ennemi des lois. Tous les articles suscités par ce livre concluent que Barrès est un ironiste bien spirituel. Pourquoi cette « scie » de l’ironie de Barrès ? Il est admirable comme l’on vous institue ironiste et comme on ne vous révoque jamais !

Il se pourrait qu’on soit suspect d’ironie dès qu’on parle sur un ton simple de choses subversives, encore dès qu’on exprime sans circonlocution un sentiment inaccoutumé, ou qu’on assigne des épithètes imprévues mais sincères à des substantifs familiers. — Soit cette phrase de Barrès :

« Je passe sur diverses insolences des magistrats au prévenu. Suggérées par leurs préjugés, leur impunité et leur ambition professionnelle, elles étaient entachées d’une indigne familiarité. »

Il est quotidien de parler de la malveillance des tribunaux ; ce qui est rare, c’est d’en parler sans indignation, sans emphase, comme d’une chose connue et naturelle ; c’est surtout de joindre à {p. 74}l’observation de la servilité tyrannique des magistrats l’accusation purement artistique que leurs insolences sont gâchées par leurs familiarités.

Une préoccupation sociale et littéraire, formulée sans éclat, cela semble de l’ironie, — car on m’a montré cette phrase comme telle.

Pourquoi, mon Dieu ? Peut-être la raison est-elle toute occasionnelle. Il y a eu dans Renan de l’ironie, en même temps qu’un style d’une syntaxe charmante dont Barrès, France, d’autres, sont nourris. Sans doute, l’association se fait du style au ton, et l’on se méprend à lire la même ironie, chez ceux qui simplement aiment les mêmes tours discrets. — Seulement, cela ne pardonne pas. Comme on n’a peur de rien tant que d’être dupe, on préfère accuser dix « innocents » que de « gober » un ironiste. Écririons-nous comme Chincholle, on ne désarmerait pas !

Maintenant, j’ai observé une certaine gêne chez les critiques de Barrès, ou un certain sans-gêne. Il y a des chroniqueurs qui ne peuvent citer un de ses romans sans parler de « l’ex-législateur » et de « Meurthe-et-Moselle ». Il n’y a pas nécessairement de rapport. Voyez-vous qu’on ait dit à M. Marcellin Berthelot ou à M. Naquet « Votre Chimie traitant des explosifs, vous ne pouvez décemment demeurer parlementaires ? » De même M. Barrès n’est pas plus responsable de l’anarchie des personnages de ses romans que l’autre de la vertu de ses produits.

C’est bien de romans qu’il s’agit, et il est {p. 75}admirable qu’on attribue à Maurice Barrès des erreurs d’histoire du socialisme qui, en équité, sont imputables à son personnage, André Maltère. Il est légitime, actuel et charmant de prendre un anarchiste délicat comme héros de roman. Que l’auteur ait des sympathies pour lui, cela est possible, mais ne regarde guère le lecteur. Maltère doit lui suffire avec ses deux femmes, de tête et de sens, ou sinon il est bien difficile. — Mais n’y a-t-il pas aussi trop de contact entre Barrès et son lecteur, et celui-là ne se préoccupe-t-il pas à l’excès de celui-ci ? Au temps de L’Homme libre, il ne s’embarrassait guère de préface. Une certaine distance est nécessaire entre le romancier et la foule, que l’auteur ne garde plus assez grande. L’œuvre d’art est une œuvre conçue, engendrée, portée par l’artiste, mais qui doit se détacher de lui à sa maturité. Il faut qu’elle devienne objet, ne reste pas ombilicalement liée à son auteur. Sans quoi il demeure au livre quelque chose de trop intime, comme d’indiscrétion intellectuelle, en même temps qu’on y sent une tutelle superflue et gênante. Ceci n’est qu’une nuance : le roman, n’est-ce pas, est charmant, et s’il ne nous emballe pas comme les Barbares, ce n’est pas la faute du poète, mais du lecteur qui a, vieilli, déjà, un peu, et que les premiers romans de Barrès avaient dès l’abord rendu trop difficile. Oui, il y a de notre faute, car j’y regarde de près, et vraiment, c’est plus « fort » que jamais comme construction et comme style.

{p. 76}Ne nous lassons pas de le répéter : l’artisan, chez lui, est excellent. On sort de la lecture du dernier de ses ouvrages, comme des précédents, assuré qu’il est le plus maître écrivain de langue française. Il ne faut même pas rapprocher de cette maîtrise d’autres talents. Il a l’art de tout utiliser, de suite, avec une aisance souveraine. Cela apparaît clairement dans ce livre Du sang, de la volupté et de la mort. Avec quelques contes, un portrait littéraire et deux ou trois dissertations, ce n’est que récits de voyages. Il faut aimer la littérature des voyages. L’imprévu et l’inédit, pour les sots qui n’ont pas su organiser leur vie de sorte qu’ils voient le monde, sont dans les relations des promenades qu’ont faites d’autres mieux avisés. Barrès, d’abord, sait voir à merveille. Un mien ami était allé en Bavière, chargé d’écrire une étude sur les châteaux de Louis II. À son retour il me confia que la besogne lui avait paru impossible et superflue : en vingt pages de l’Ennemi des lois, tout était dit, et comment ! Mais d’un paysage vu sans faute, Maurice Barrès sait tirer des inductions personnelles. Soyons plus clair. Un paysage nous séduit : qu’est-ce à dire ? Il flatte un côté de notre sensibilité. Lequel ? Barrès le cherche et le trouve. Il pousse alors la comparaison du paysage et de l’émotion, et il l’épuise. Rien n’est plus subtil, plus rare et plus heureux.

Notre maître voyagera encore, et écrira encore sur les pays émouvants. Quand il regarda le nôtre et son agitation, il sourit. En ses bulletins {p. 77}quotidiens, je ne trouvais plus la gravité âpre et appliquée qu’il apportait en Lombardie ou en Castille. Nous connaissons trop notre monde proche. Ses lignes ne nous émeuvent plus. Nous ne retenons que ses taches. Et M. Barrès, en dix lignes, chaque jour, désignait les mains sales avec un esprit, une désinvolture, qui marquent, je le redis parce que c’est l’essentiel de lui : — un grand écrivain.

II §

Que la Critique des mœurs de Paul Adam soit une lecture savoureuse, on s’en doutait. La saveur, nous la connaissions, de sa vision originale et inventive, clichée sans tache et sans flou. Et j’ai dit souvent comme il faut aimer la maestria facile de Paul Adam. C’est à cette heure l’écrivain dont je me suis aperçu que je me servais le plus comme pierre de touche du goût d’un interlocuteur nouveau « Qu’est-ce que vous pensez d’Adam ? » Deux opinions répondent : « Je l’aime beaucoup » ; « je ne le sens pas du tout ». Il est impossible, sauf ânerie, de l’estimer moyennement. Tout clairvoyant reconnaîtra la vertu de ses sensations, de ses associations, de ses formules. Un intuitif de goût peut d’ailleurs ne les apercevoir point et ne se point plaire à Paul Adam. Car son tour d’esprit est critique, contestateur et démolisseur, et des sceptiques d’un tempérament moins vigoureux se {p. 78}complaisent à de plus dégagées, à de plus sourieuses jérémiades. Mais le rare est que le ton de polémique prédicatrice n’exclut pas chez Adam la désinvolture du tour, la joie du mot. Et c’est par un triple charme, la fantaisie paradoxale d’une information à qui il croit, la verve concise et brusque du style, la critique vive, émue, désirée efficace, que nous prend ce recueil de pamphlets sur nos mœurs.

L’information d’Adam n’est pas plus inexacte que celle du Temps, et elle est plus savoureuse. « Le malheur fut que M. de Reinach se jugeât digne d’une commission considérable. Le baron abusa vraiment de ses avantages. Ainsi M. Floquet se plaint de n’avoir jamais reçu la moitié des sommes que la prévoyance du Panama attribuait à sa haute influence et à sa grande réputation de probité. » Vous voyez le ton de pince-sans-rire. Sans rire n’est pas assez dire. Il y a de la gravité à toutes les pages où les sujets sociaux ou religieux sont touchés. Et une opinion très nette se dégage, la nuance d’opinion de Paul Adam. Dieu, le Dieu des catholiques, l’intéresse ; aussi le peuple pour sa spontanéité, sa liberté. Le reste l’écœure, est bon à démolir. Il dit au mendiant : « Ne sais-tu pas le courage du meurtre ? » au peuple : « Il te faut marcher… en montrant la trique et les dents. » — « Pourquoi ne pas descendre des faubourgs en agitant vos bannières de charité, en avançant les reliques de vos saints légendairement fraternels, en imposant, dans les feux de l’ostensoir, le corps {p. 79}du Christ ? On peut le certifier devant un pareil cortège la jactance des spéculateurs s’ébahirait. Leurs âmes de trafic éperdues déserteraient peut-être la lutte… La force du peuple est là, dans l’alliance avec Dieu. » Un anarchisme catholique, voilà au juste la tendance et le goût de Paul Adam. Il l’exprime avec une véhémence mécontente et un prosélytisme fervent. C’est un dominicain blanquiste.

 

Et c’est un conteur stupéfiant.

La première page de ses livres me confond : la liste des ouvrages du même auteur, parus ou à paraître, toute une bibliothèque, avec les ouvrages de fond, les grands romans valeureux des pleines reliures, Être, l’Essence de soleil, Soi et les plus rapides histoires, que tous les trois mois édite Paul Adam, comme une terre bénie d’où, par an, quatre récoltes éclosent. Elles sont ingénues et audacieuses, ces histoires, dégingandées et précieuses, avec des récitatifs faciles, d’anecdote et de chronique, ascendant à des pages culminantes, à des morceaux d’un imprévu nécessaire. Tels, dans ce récent roman, Les Cœurs utiles, la bacchanale du Cirque, le compte rendu de la chute de Maïa. Elles suffiraient à nous prouver, ce que nous savions déjà, que Paul Adam est le plus fort de nous tous. Et avant un mois, un autre livre nous le confirmera. Oh, que je l’admire !

 

Et voici, de Paul Adam toujours, {p. 80}les Cœurs nouveaux où s’allient à merveille la bravoure critique et la maëstria du peintre.

Les livres agissent de deux manières sur les mœurs : ou bien ils posent des modèles à suivre, ils imaginent des types dont l’imitation est conseillée, ce sont les livres des moralisateurs ; ou bien ils décrivent, sans arrière-pensée, des anecdotes et des figures contemporaines, véridiques ou de fiction, c’est-à-dire de combinaison, ce sont les livres des moralistes, qui agissent parce qu’ils font voir clair. L’œuvre du comte Tolstoï, suivant qu’on considère ses derniers ou ses premiers livres, est un exemple de ces deux genres.

(Parallèlement les écrits des poètes valent comme excitateurs.)

La littérature de M. Paul Adam appartient à l’une et à l’autre des deux catégories que je pose là par un distinguo un peu scolastique. Outre que son lyrisme lui confère la vertu suggestive et enlevante des chants en vers, elle dépeint le réel avec la fidélité facile d’un cristal grossissant, et elle évoque le possible avec l’autorité d’une prédication. Les Cœurs nouveaux seraient un excellent prétexte à cette nécessaire étude critique de l’écrivain qui est, avec M. Maurice Barrès, avec M. Jules Renard, avec M. Élémir Bourges, la gloire de la plus jeune prose imprimée. (Je dis imprimée et tomée, parce que des tirailleurs de ces dernières années les courts ouvrages à promesses sont nombreux, mais point les œuvres. Entre les jeunes et évidents génies, qui aura la patience du {p. 81}talent ? Là est la question, qu’il est impossible et inutile de résoudre : il faudrait savoir qui travaillera. On est beaucoup à s’éveiller chaque matin avec une admirable idée de roman, mais la journée se passe avant qu’une ligne en soit écrite, et le lendemain on s’aperçoit que le sujet a été traité, pour ne pas s’humilier on dit : gâché, par Maizeroy, par Théophile Gautier ou par Homère, et on a tort de s’en apercevoir et raison tout ensemble, parce que l’idée s’est fanée du jour au lendemain, faute qu’on ait songé à la planter au papier, à l’arroser d’encre vivifiante : la veille, oui, c’était original, le lendemain, oui, c’est banal. Une pochade de Forain représentait deux rapins de brasserie, masqués par une pile de soucoupes, qui disaient

« Quel tableau on ferait, si on pouvait peindre ! »

C’est cela même. Alors, pour tuer le temps, on abîme le grand lâche qui condescend à imprimer. Mais un âne vivant vaut mieux, non seulement qu’un lion mort, mais même qu’un lion à naître, éventuel et douteux… Et jusqu’à ce qu’un mien livre ait prouvé le contraire, je n’ai pas le droit de ne pas reconnaître qu’Oscar Méténier, par exemple, dont cependant l’écriture est hâtive et la pensée de court vol, vaut mieux que moi-même. Ses fruits sont mal juteux, mais encore porte-t-il des fruits. Nous demeurons aux fleurettes de la jeunesse : elles ne comptent pas. Ne comptent que les littérateurs en activité, non en devenir, et c’est {p. 82}pourquoi j’omets sans doute de plus purs écrivains possibles, mais aucun écrivain actuel, en ne nommant à l’honneur de la prose récente que M. Élémir Bourges, M. Jules Renard, M. Maurice Barrès et M. Paul Adam, — auquel, cette longue parenthèse close, je suis heureux de revenir.)

Ainsi, dans les Cœurs nouveaux, où un critique subjectif aurait le choix entre des thèmes si divers, un esprit susceptible de s’impersonnaliser, ou plutôt de se personnaliser en autrui, discernerait avec netteté :

1º Une peinture réaliste de famille aisée et moderne, avec château et mail-coach, peinture en mouvement juste et de ton nouveau ;

2º Une fiction idéaliste traduisant la position d’un esprit indépendant et d’un cœur de bonne volonté parmi la chose sociale en douleur.

(Ce critique dogmatique pourrait poser à l’historien et faire son petit Taine en notant, avec le sourire dont il serait capable, que M. Paul Adam a connu tour à tour : 1º Paul Alexis ; 2º le monde des Entretiens politiques et littéraires, Griffin. Randal, etc. Et la remarque ne prouverait pas grand’chose.)

La légende idéale d’Adam en ce dernier livre est aussi précise que symbolique2. Le comte Karl de Cavanon n’est point un saint. Mais, abandonné par une actrice glorieuse, amoureuse, puissante {p. 83}en son art et en ses séductions, il a tourné sa misère morale vers les misères physiques. Sensuel mieux qu’amateur d’idées, ou plutôt actif sans emploi et obligé de porter ses déductions dans sa vie, il ne s’est pas satisfait à dépiquer Lassalle ou Morris, il a tenté une expérience de bonheur social. Il a travaillé dans le vif. Riche et oisif, il consacre tout son argent, toutes ses pensées, toutes ses heures à animer un vaste phalanstère, une immense et légère usine où s’élaborent les produits nécessaires à l’entretien des hommes qui y peinent, les marchandises non utilisées étant échangées contre d’autres qu’on ne saurait fabriquer là. L’argent est inconnu. Cavanon ne solde pas en monnaie ses collaborateurs. Par cinq heures de travail quotidien, ceux-ci s’obtiennent la nourriture, le vêtement, l’entretien du gîte. Le reste du jour appartient à la culture mentale, que le chimérique industriel ne soigne pas moins.

Les travailleurs accourent de toutes parts à cette oasis d’où les soucis matériels sont chassés par la propriété une fois donnée, l’entente et le travail. Mais Cavanon excède leurs intelligences. Ses conférences demeurent incomprises. Puis les cabaretiers d’alentour font la campagne sourde contre le fâcheux qui les prive de clients. Une coalition de capitalistes, de marchands de vin et d’opportunistes travaille le pays, organise les phalanstériens en syndicat. Cavanon refusant le salaire en argent, la grève éclate. Humiliation ! La gendarmerie bourgeoise protège le baron socialiste ! Celui-ci abdique {p. 84}devant la force, concède le phalanstère à une société urbaine, et se demande en quelle route désormais il lui faut se diriger.

Une voix amie lui dit :

Renonce au peuple, Karl, tu veux sauver les papillons du feu, tu les retiens de force, il n’y a que leur expérience qui sera capable de les instruire.

Malheureusement, quand un papillon grésille dans la flamme, sans doute son opinion est faite, mais il est un peu tard.

Par ainsi le cercle est douloureusement vicieux.

Dans le récit de Paul Adam, le baron de Cavanon tourne la difficulté : il se marie. Ses enfants continueront son œuvre, rencontreront sans doute des papillons plus éducables et tenteront à leur tour de leur apprendre à vivre.

Mais cette fin, d’ailleurs belle par le personnage si aiguisé de femme qui la conduit, est assez superfétative. L’histoire est conclue : elle conclut bien, parce qu’elle finit mal, douloureusement, piteusement.

Le petit livre des Cœurs nouveaux est un excellent manuel de découragement.

On le résumerait assez exactement en cet aphorisme :

Il n’y a pas de morale sociale.

 

La mésaventure du phalanstérien était inéluctable. Le sens de cette fatalité domine, comme il convient, la légende du poète.

{p. 85}En effet, la confusion première de Cavanon était de mêler son propre plaisir et une organisation d’autrui.

On ne fait pas de sentiment en sociologie. La sociologie est une science de passé, en tant que revue historique des formes sociales, une science de présent, en tant qu’examen des états sociaux actuels. Elle n’est pas une science de futur, parce qu’elle ne comporte pas de prévision.

Toute révolution est légitime quand une aspiration étant née et viable se veut réalisée. Mais un esprit clairvoyant et divinateur ne peut pas la devancer, la satisfaire par avance et la canaliser. Il faudrait considérer toutes les données du problème prochain ; or, on ne les tient pas. D’ailleurs, on ne les cherche point. Cavanon veut fabriquer de la félicité. Mais il ne possède que sa conception du bonheur. Pourquoi serait-ce celle de ce tâcheron ? Son adversaire a raison : il est un tyran, un tyran tendre si l’on veut, martyr s’il le faut, mais un tyran.

Aussi bien les hommes ne sont sensibles qu’au bonheur qu’ils édifient eux-mêmes ; celui qu’on leur apporte, tout bâti, ils n’ont de goût qu’à le démolir, et ils ont raison.

La naïveté est d’imaginer que des hectogrammes quotidiens de viande, de pain, de légumes, que deux vêtements « complets » par an, quelques musiques et un théâtre mensuel fournissent le bien-être. Il n’y a bien-être que lorsqu’il y a mieux-être. La stagnante béatitude des ateliers modèles ne suffit pas. Même le mastroquet factieux {p. 86}correspond à une conception plus légitime du bonheur, puisqu’il vend une drogue malsaine, oui, mais créatrice de rêves émancipateurs.

L’hésitation ultime du novateur, tel que celui présenté dans le roman d’Adam, s’explique par ce doute où il s’abîme : ai-je agi pour mon plaisir ? Ou ai-je agi pour leur bien ? Dans la seconde hypothèse il serait lâche de renoncer ; mais dans la première quelle niaiserie de s’obstiner à avaler les couleuvres !

Or un pareil personnage ne sait pas au juste lui-même si des passions altruistes l’animent ou si sa tentative n’est qu’un passe-temps décoratif et émouvant. Évangélisation ou sport ?

À l’origine, sa naïveté ne s’est pas posé la question : dès l’instant qu’il s’adonnait au bonheur des voisins, ce bonheur s’épanouirait. Il s’est donc amusé à le façonner. Au degré près, c’est l’état d’âme des vendeuses du Bazar de la Charité, c’est celui du Bock Idéal qui nous réjouit tant l’autre année à cause du sérieux qu’apportait à le déguster le vicomte Melchior de Vogüé.

La gaffe commune de ces ascètes bourgeois, pleins d’ailleurs et bedonnants de bonnes intentions, consiste dans l’oubli d’une notion expérimentale : que notre plaisir ne peut susciter la joie d’autrui, — et dans la négligence d’une vérité plus foncière : que nos mouvements affectueux sont d’ordre sentimental, tandis qu’une équitable construction sociale serait d’ordre rationnel et scientifique.

Celle-ci ne chercherait pas d’ailleurs à fomenter {p. 87}le bonheur, qui n’est point un article monopolisable par quelque gouvernement que ce soit. Elle ne saurait tenter de réaliser que des vertus d’état : l’ordre, l’harmonie, la justice.

Le bonheur est un état d’âme, un état de notre âme, conçu par elle. On ne l’infuse pas. L’homme des Flandres qui, au xive siècle, suait sa vie à sculpter quatre pierres de la cathédrale de Bruges était-il moins ou plus heureux qu’un moderne ouvrier raffineur ? Vous pouvez défier qu’on réponde. On ne trouvera pas d’indice mesurable et les statistiques sont dénuées de sens. — L’agitation divine de la joie traduit une satisfaction supérieure : il n’est de perceptible que le changement, d’agréable que le changement vers plus. Le point de départ n’importe pas : il n’est pas senti. Des démagogues, sots en leur rouerie, affirment que les gouvernements craintifs et bienveillants sont fâcheux en ce qu’ils endorment les désirs populaires : au contraire, après quelques répits, les désirs nouveaux s’érigent plus compliqués.

Laissons ces désirs pousser librement vers, la conscience d’eux-mêmes. Tout effort à les contenter du dehors est vain, irréalisable, contradictoire. On ne saurait satisfaire que soi. Voyez les cerveaux de noble inquiétude modelés par Ibsen. Ils ne songent à améliorer que leur âme. Ils sont dramatiques par leurs combats avec la conscience. On ne peut agir moralement sur un autre terrain. Solness le Constructeur rêve de bâtir sur terre étrangère : il échoue.

{p. 88}Sans doute il est honorable d’avoir pitié. L’exaltation des miséricordes est précieuse : mais pour celui qui l’éprouve, pas pour celui qui la subit. Elle est un phénomène de morale individuelle, et même de morale élémentaire. (Après tout, il n’est point si glorieux de rassasier les hères dont la vue offusque. Qu’en coûte-t-il ? La bonne planète produit plus que nous ne consommons, et on ne peut dîner deux fois.) N’arrêtons point les mouvements de charité. Disons que nous ignorons s’ils suscitent ou s’ils détruisent du bonheur : leur effet ne nous concerne point : pour nous seuls nous les créons, ils nous tonifient seuls.

Est-ce à dire que l’homme soit sans action utile sur l’homme ?

Une autre action demeure possible, mais sans préconception sociale, rigoureusement individuelle. Elle est fondée sur le don d’admirer et sur le goût de l’émulation. Qu’on demeure attaché à se vouloir le meilleur possible : l’œuvre que sera la vie ainsi cultivée sera visible ; on l’admirera, et par instinct d’amour-propre on l’égalera.

Des images charmantes aident la femme grosse à engendrer en beauté. La contemplation des vies harmonieuses provoquera la création d’existences nobles.

Le dieu d’Aristote ignore le monde, mais l’univers le pressent et se tend vers lui : ainsi agit-il sans impulsion. Le bénéfice tiré de Jésus-Christ est le désir de son imitation. L’homme moral de Kant n’agit pas de telle sorte que son action soit {p. 89}heureuse aux autres, mais qu’elle soit aux autres une norme.

Dépouillons le souci tatillon et confus d’être profitable aux étrangers. Ne travaillons qu’à notre vie plus belle. Le scrupule serait naïf de recroqueviller nos racines par crainte d’indiscrétion. Il n’est de devoir qu’envers soi-même, parce qu’il n’est de connaissance que de soi-même. La maxime n’est pas égoïsme sec, mais modestie, certitude de ne pouvoir d’autre sorte être utile. Toute bâtisse de morale sociale est un amusement de mandarin philanthrope et borné…

Chapitre VIII.
Les écrivains qu’on ne comprend pas §

{p. 90}Il faut lire avec satisfaction un petit manifeste de Marcel Proust contre les écrivains « qu’on ne comprend pas ». Il exprime, par endroits d’un ton ferme, et toujours sans aigreur, l’objection qu’un grand nombre de personnes décernent aux « nouveaux ». Oui, quand il déplore l’obscurité de la littérature récente, ce jeune homme résume l’opinion d’un lot honorable de lecteurs mondains : même il leur fournit, avec un ou deux raisonnements, diverses métaphores excellentes à la conversation.

Pourtant lui-même n’est pas exempt du grave reproche d’obscurité. Il a des définitions un peu brusques et ses assurances parfois inquiètent. Il sourit de « la rhétorique », « qui apprend à faire des vers libres ». Où est-elle, cette rhétorique, qui, aussi bien, serait une prosodie ? Je connais sur le vers libre des articles ingénieux ou forts ou niais, mais aucun ne donne de recettes. Sans doute {p. 91}les Palais nomades, qui ouvrirent la série, préludaient :

Bon chevalier, la route est sombre,
Crains-tu donc pas les assassins ?
— Non je vais ferme en mes desseins
Contre tous périls qu’on dénombre.

Dès lors des imitateurs usèrent avec exubérance des chevaliers, des damoiselles, des orées de bois, des licornes et des casques. Mais cette chevalerie et sa ferblanterie, contre quoi l’on s’indigne et dont nous avons souri nous-même (voir Le petit Symbolard, page 49), furent thèmes passagers et peut-être nécessaires d’une réaction idéaliste. Ni M. Kahn, ni M. Griffin, ni M. Dujardin, ni M. de Régnier, ni M. Moréas, ni M. Verhaeren, ni même M. Herold, ne s’enlisèrent en ce moyen âge fabuleux : sagement ils le concédèrent aux peintres, D’ailleurs rien n’était moins obscur que les légendes archéologiques contées vers 1889. Seulement elles manquaient de gaîté, à moins qu’elles n’évoquassent Chilpéric. Le vers libre ne leur a point fait tort, ni elles au vers libre. Il n’est pas mauvais de s’être essayé à la tragédie dans les conservatoires ou la peinture d’histoire dans les athénées, même si l’on doit fleurir comme « artiste de genre ». Encore une fois, la technique du vers libre est indépendante de sa matière. Pour y réussir, comme dans le vers classique, et dans toutes les proses, il n’est point de métrique, ou, si vous préférez, de rhétorique qui tienne ; c’est l’affaire du seul talent. Le talent, notre {p. 92}auteur le définit : « pouvoir de réduire un tempérament original aux lois générales de l’art, au génie permanent de la langue ». La voilà bien, la fâcheuse obscurité ! les mots se pressent, suggestifs d’étonnements grandissants. Faut-il un tempérament original, et où commence et qui juge cette originalité ? Qu’est-ce que les lois générales, de l’art ? De quel art ? Où sont-elles écrites ? De quelle révélation se prévalent-elles pour mériter qu’à leur mesure « on réduise » un tempérament original ? Et le génie permanent de la langue ? À la Sorbonne, l’expression s’emploie couramment. Les candidats, interrogés, développent : « Qualités de clarté, de poésie et de mesure tout ensemble. » Alors Rabelais, Diderot et Hugo, Balzac et Baudelaire et Verlaine n’en sont pas, du palmarès ? À la vérité, génie, ingenium, signifie nature. Cette nature se modifie incessamment. Génie permanent est un solécisme biologique qui eût fait souffrir Arsène Darmesteter. Au juste, le talent est la possession d’un métier ou d’un art, la qualité de l’ouvrier après apprentissage. On peut rapprocher les métiers et les arts dans cette élucidation. Les uns et les autres se distinguent en l’essence et en l’effet, point en l’exécution. Ici et là, il y a ouvrage personnel qu’on sait faire quand on l’a appris. Aussi bien, la distinction moderne des arts et des métiers correspond à une division assez récente du travail, au développement de la mécanique. Étaient-ils des ouvriers, étaient-ils des artistes, les hommes à qui l’on doit les demeures sculptées des Athéniens ou des Flamands, les bahuts et les {p. 93}cheminées de la Renaissance, les carrosses, les dentelles et les tapisseries ? On objectera : l’art est matière à génie, point le métier, parce que seul l’art est créateur. Ici encore il faudrait s’entendre. Il est puéril de répartir les peintres, sculpteurs, poètes, etc., en deux catégories : ceux qui ont du génie, ceux qui n’en ont pas. On a plus ou moins de génie, on n’en est pas absolument pourvu ou dénué. Dans la mesure où un artisan innove sur ses prédécesseurs, en inspiration ou en technique, il est génial. Le génie en monnaie n’est pas rare. L’homme unique est celui qui sent toujours avec une acuité plus grande et sait se traduire par des moyens appropriés. Il a le plus de génie, il est le plus créateur. Comme il doit exprimer de l’inédit, la science apprise ne lui suffit pas ; il élargit lui-même son métier. Loin de s’opposer au talent le génie en est donc le ferment. Loin de contrarier le génie, le talent lui fournit la matière primaire de sa manifestation, matière qu’il fécondera à sa guise.

Que les littérateurs visés par le petit manifeste aient eu du talent ou du génie, aient connu leur métier d’écrivain et l’aient valablement rénové, c’est une question que M. Proust résout gratuitement par la négative. Il ne les a pas lus. Le public non plus, qui daube. Parce que M. Proust se trouve ici dans la position de la foule non documentée, mais hostile, ses objections sont intéressantes. Il dit ce qu’on dit. Il est toujours bon de savoir ce qu’on dit et, une fois par hasard, de répondre.

{p. 94}Les nouveaux versificateurs seraient obscurs parce qu’ils dressent des constructions philosophiques dans leurs vers. Prosopopéen, M. Proust fait parler le poète moderne : « Ce ne sont pas des fantaisies, ce sont des systèmes. » Suit la critique de cette lamentable manie. Il n’y a qu’un malheur à cette critique : c’est qu’elle s’emporte contre le plus avéré des moulins il vent. Vous ne me citerez pas un poète récent — et j’en nommais beaucoup tout à l’heure — qui songe au poème philosophique. Notez que je ne les en défends pas, je constate. Hésiode, Lucrèce, Vigny, Ménard ont raisonné en vers inoubliables. Mais pas nous. Les sévérités de mon jeune confère n’iraient qu’aux derniers volumes de M. Sully-Prudhomme, qui n’est guère un contemporain, et dont nous trouverions irrespectueux d’insinuer qu’il est redevenu un jeune. Non, plus je regarde, et moins je vois, alentour, de versificateurs à système.

L’inexactitude de certaines assertions, d’ailleurs banales, confine au comique. « L’argument le plus souvent invoqué par les poètes obscurs en faveur de leur obscurité est le désir de protéger leur Œuvre contre les atteintes du vulgaire. » Le plus souvent ? Mais qui ? Mais où ? Ce n’est pas M. Saint-Pol-Roux, c’est Horatius Flaccus qui professa : Odi profanum vulgus. — Tout le développement subséquent est oiseux.

Et quels sont ces adjectifs « sinon incompréhensibles, au moins trop récents pour ne pas être muets pour nous » ? Mystère encore. A-t-on en vue les {p. 95}joyeusetés néologiques si savoureuses de Romain Coolus ou de Raoul Ponchon ?

Autre grief. « En prétendant négliger les accidents de temps et d’espace pour ne nous montrer que des vérités éternelles, vous méconnaissez une loi de la vie, qui est de réaliser l’universel, mais seulement dans les individus. » C’est au plus un reproche imputable aux romantiques, et plus exactement aux derniers classiques. Le maniement poétique des concepts n’est pas le fait de nous poètes familiers, qu’aussi bien les idées générales « n’étouffent pas »… Ils auraient tort, dit-on, de s’adresser aux facultés logiques, c’est à la sensibilité, etc. — Mais qui dit ou qui fait le contraire ?

*
* *

Ainsi notre confrère a résumé d’une plume gracieuse les objections des salons littéraires. Elles sont d’une fragilité touchante. Si l’on pousse les gens, ils prennent dans l’édition Perrin les Morceaux choisis de Mallarmé, et se dilatent sur la Prose pour des Esseintes ou Une dentelle s’abolit. On leur répond :

1º M. Mallarmé n’est pas un jeune poète ; et donc, je pourrais refuser de discuter ;

2º De ce que M. Gide ou M. Quillard l’exaltent, il ne s’ensuit pas qu’ils participent de sa difficulté ;

{p. 96}3º Ce florilège est défiguré par les fautes d’impression ;

4º Les plus abscons des Poèmes sont commentés avec grâce par M. Teodor de Wyzewa, avec ingéniosité par M. Philippe Berthelot, etc.

Tel goguenard poursuit : Entendez-vous tout ce qu’écrit Mallarmé ?

— Pas tout à fait, je bute à quelques coins. Dans le sonnet de la Verrerie éphémère, il y a un vers

Moi, sylphe de ce froid plafond,

que je n’interprète pas avec satisfaction.

— Alors vous admirez de confiance ?

De confiance, le mot est assez heureux. Écoutez. J’entends et j’adore Le Tombeau d’Edgar Poë, Le Placet, Le Phénomène futur, Le Nénuphar blanc, Le Don du poème, toutes les proses assemblées dans le livre des Pages. Vais-je pour quelques passages fermés renier mon plaisir ? Notez qu’entre les pièces qui me sont le plus chères à cette heure il en est qui m’échappèrent à la première audition. J’ai pris la peine d’y revenir et j’ai senti leur charme riche, dense et rare. Dès lors je rougirais de l’orgueil d’estimer logomachie les menus fragments impénétrés. Je sais par les textes aimés que le poète est haut et sûr. J’ai confiance en lui comme vous dites. Il domine tellement loin que, si par hasard je ne comprends pas, c’est ma faute. Là même il m’arrive de me plaire encore pour la parfaite musique des mots, le délice des vers harmonieux et simples…

{p. 97}Mais le cas de M. Mallarmé est spécial. Il est arme de polémique. En réalité, derrière lui on incrimine d’obscurité et Verlaine et Barrès et nous tous.

M. Proust proteste peut-être pour Verlaine et Barrès. En ce cas, qu’il s’avoue plus malin que M. Anatole France, son éminent maître. M. France (j’ai conservé les numéros du Temps) accusa successivement ces deux artistes d’être mal intelligibles. Les jeunes gens, disait-il, sont heureux : « ils peuvent admirer sans comprendre ». Or, je l’ai dit et le répète : Quiconque n’entend pas Verlaine ne peut pas entendre Theuriet. De Barrès, il n’y a pas une ligne qui arrête même un étranger, pourvu qu’il manie la grammaire et le vocabulaire français. Seulement — il faut bien mettre les pieds dans le plat, et prendre à notre tour l’offensive, — seulement pour l’ordinaire, on ne sait pas le français, mon cher confrère3.

Vous n’ignorez pas qu’on compte en notre pays dix lectrices pour un lecteur, et vous connaissez mieux que moi la pauvreté d’études et de lectures qui caractérise la bourgeoise française, son ignorance crasse. Elle use d’un vocabulaire de six cents mots, et comprend, un peu de travers, six cents autres ; sa phrase va d’une à deux lignes. Elle n’a trois idées nettes ni sur l’oxygène, si sur le budget, ni sur Darwin, ni sur Molière, ni sur Périclès. {p. 98}Au plus, elle a absorbé des manuels, comme on avale des pensums. Même la littérature des amoureux de la femme lui est inconnue. Vous dira-t-elle quatre vers de Bérénice ? Soyez sûr qu’en ce dénûment mental elle ne saisit pas plus les finesses contenues d’Anatole France que les verbosités plantureuses de Huysmans : c’est lettre morte. Dans Sous l’œil des barbares, paru chez Lemerre, Barrès écrivait :

« Le roi Ramsès Il est blâmé par les conservateurs du Louvre, ayant usurpé un sphinx sur ses prédécesseurs. »

Les lectrices n’ont pas compris le latinisme léger de la tournure. La réimpression, chez Charpentier, est ainsi corrigée :

« Le roi Ramsès Il est blâmé par les conservateurs du Louvre pour avoir usurpé, etc. »

Les lectrices ont cru comprendre. C’est-à-dire qu’elles ont « fait la construction ». Mais, en admettant que leur soit familier le sens politique d’une usurpation de sphinx sous la quatorzième dynastie, j’ai peine à croire qu’elles aient goûté la saveur de la phrase, qui gît dans l’opposition du roi Ramsès II, de ses ibis et de ses obélisques, avec les bénins fonctionnaires à lunettes qui surveillent notre musée. Pour celui-là, s’évoque un Alhambra ; pour ceux-ci, l’omnibus de Vaugirard. Dès lors le sourire surgit au mot blâmé, à l’enfantillage critique. Toute une méthode historique, celle de l’histoire à jugements, est doucement bafouée en ce seul mot d’un écrivain intelligent et spirituel… {p. 99}Si l’on ne lit ainsi, on ne comprend pas. Mais voilà qui excède, j’en ai peur, les impressions de lecture de Mme de X***, laquelle jugera la phrase obscure ou plate, infailliblement.

Je lisais l’autre jour dans Le Gaulois un article assez curieux. Un reporter de ce journal, M. Lapauze, revenant, j’imagine, du couronnement du tzar, s’était arrêté à Toula, où habite Léon Tolstoï. Avec quelque habileté, le journaliste fit parler le romancier. Ils causèrent littérature et bientôt son illustre interlocuteur se plaignit à M. Lapauze de l’obscurité de La Revue blanche : « Voici la première phrase d’un article, je ne la comprends point. » Il lut le début d’une chronique intitulée « Les énergies », parue dans le numéro du 15 mai, et fit un geste d’impuissance. Puis, se tournant vers l’interviewer : « À vous, Lapauze », fit le vieillard, comme si l’on eût joué aux dominos. L’autre, malin, déclara n’y voir goutte. Mais il se garda bien de transcrire l’alinéa litigieux dans son journal. Or je le réimprime :

« Il y a ceux dont la clameur jeta l’idée sur le déploiement des villes grises et bleuâtres, par-dessus les dômes des académies, les colonnes de victoire, les jardins d’amour, les halles en fer du commerce, les astres électriques éclairant les essors des express ou les remous nerveux des foules, jusque les océans de sillons fructueux, jusque les gestes du semeur et l’effort solitaire du labour, jusqu’aux lentes pensées du rustre fumant contre l’âtre, jusqu’à l’espoir du marin penché aux bastingages pour suivre la palpitation lumineuse de la mer. »

{p. 100}Voyez-vous là un mot inintelligible ?

Que conclure ? Que le comte Tolstoï sait mal le français, — ce qui ne l’empêche point de se dresser entre les puissants constructeurs de romans du siècle, aussi haut que Balzac, que Stendhal, que Dickens.

Mais peu de Français savent lire mieux que Tolstoï. Les autres ne songeront jamais à s’accuser d’insuffisance. Ils ne confesseront point : « Je n’entends pas », ils ricaneront : « Ça ne se comprend pas. »

*
* *

Maintenant il faut être de bonne foi. Il y a des chefs-d’œuvre plus publics que ceux de nos récents maîtres. Si les reproches usuels tombent à faux, il est juste d’avouer qu’une intelligence moyenne, cultivée passablement, trouvait plus vite sa nourriture dans Bouilhet, ou dans Feydeau.

Pourquoi ? C’est, d’un mot, que la littérature immédiatement antérieure était plutôt une littérature d’illettrés et la présente une littérature de lettrés.

Lesquels des écrivains d’hier résument la gloire ou le succès ? Quels quadragénaires obtinrent le centième mille ? Outre un industriel, M. Ohnet, dont la mentalité m’est mal connue, c’est le réserviste Déroulède, expert en tirs, c’est un sportsman, Guy de Maupassant, doué d’ailleurs d’un sens très {p. 101}violent de la vie et d’une fameuse facilité littéraire, mais d’instruction superficielle, et c’est un marin, M. Julien Viaud, qui avoue à l’Académie ne jamais lire que les coupures de L’Argus de la Presse.

Au contraire, les écrivains nouveaux, issus pour la plupart des chartes ou des laboratoires, lecteurs de classiques, dépioteurs de philosophes, apparaissent, après ces valeureux illettrés, comme une théorie d’érudits.

… et j’ai lu tous les livres,

dit leur poète.

Or un lettré n’agite pas les mêmes idées, ne rencontre pas les mêmes images, ne profère pas les mêmes termes qu’un illettré. Son vocabulaire est divers et sa syntaxe variée. Sans user d’un seul mot que n’autorise Littré, d’une seule tournure que n’enseignent Noël et Chapsal, avec la seule langue, mais toute la langue, accréditée par nos écrivains, de Clément Marot à Flaubert, un peu l’enrichissant, quoique soucieux de ne la point dévier, selon les extensions des sciences, des trafics, des sports, etc., empruntant les tours légers ou solides de quelques syntaxes voisines (ce qui est encore de tradition française), même demeurant en deçà des licences conseillées, oh ! par Fénelon, — l’écrivain lettré de 1896 joue d’un clavier plus étendu que le collaborateur du Petit Journal, ou que M. François Coppée, lequel pourtant me faisait plaisir en imprimant si judicieusement ce matin :

« J’ai lu, maigre mon incompétence, les {p. 102}Écoles de cavalerie de M. le baron de Vaux, m’étant donné pour discipline de lire tous les livres techniques qui me tombent sous la main. On y glane toujours quelque chose, ne fût-ce qu’un mot qu’on ne connaissait pas. Qu’est-ce que l’homme de lettres ? Un ouvrier dont les mots sont les outils ; il ne saurait vraiment en avoir trop à sa disposition. Donnez-moi, je vous prie, tous les dictionnaires spéciaux, tous les manuels Roret. Elle est si riche, si expressive, si pittoresque, la langue des arts et métiers ! »

Qu’un artiste pourvu d’outils variés, comme dit Coppée, produise des travaux subtils, voilà qui est dans l’ordre. On feint de croire qu’il peine à raffiner pour effaroucher les gens simples. Il écrit pour lui et pour l’amateur de plain-pied. En une époque où, par la décadence des études d’adolescence et la désuétude de lire, cet amateur est rare, l’écrivain lui-même semble précieux. Mais son instrument complexe lui est naturel et familier. Il ne transpose pas, sauf, au contraire, les jours qu’en des buts pécuniaires il s’adonne au pot-au-feu des feuilletons. Mais, à défaut des clients qui découpent et collectionnent les rez-de-chaussée d’Henry Gréville, les jeunesses instruites, celle qui bouquine sous l’Odéon, celle de Nancy, celle de Marseille, sont avec les écrivains d’aujourd’hui, dont le suc un peu fort séduit leurs palais éduqués.

D’autre part, quelques sympathies entre littérateurs actuels et prédécesseurs sont typiques à noter, et achèveraient de souligner le caractère lettré de ce qu’on appelle l’école nouvelle, c’est-à-dire des jeunes gens d’orientation diverse, mais du même âge et de mêmes journaux.

{p. 103}Nombre de savants : Élisée Reclus et Jules Soury, Gaston Paris et Charles Seignobos sympathisent avec les jeunes. Sans doute ils les caressent un peu comme on tapote des enfants qui se sucent le pouce : c’est l’attitude forcée des aînés. Mais tout de même ils les comprennent, les aiment, les estiment. — Nous chérissons entre les poètes mûris un Heredia, épris de toutes histoires et de toutes écritures, entre les critiques un Céard, savant compréhensif, entre les romanciers un Hennique, artiste de souplesse, ennobli d’érudition.

Le fait avéré, on peut s’informer, sans indiscrétion, pourquoi la génération des écrivains de vingt-cinq à trente-cinq ans serait particulièrement nantie de littérature et de science. C’est un problème spécial d’histoire littéraire. Devant la médiocrité des emplois administratifs, d’anciens élèves d’Écoles, normale, même centrale et polytechnique, des archivistes, des agrégés de philosophie, pensèrent à gagner la vie littéraire. Tandis que les notoires qui les précédèrent étaient éclos dans l’atmosphère des journaux gais et des théâtres légers, eux apprirent il penser dans les gymnastiques supérieures de Hume, de Bossuet, de Schopenhauer, de Claude Bernard.

Dès lors le fossé se creusa profond et sombre entre la petite troupe des intellectuels et la masse mal fortifiée par la préparation d’un baccalauréat pénible, puis débilitée par les soucis d’affaires ou mondains.

Il se pourrait que l’antagonisme du rédacteur et {p. 104}du lecteur, loin de s’adoucir, se marquât davantage. Car nul symptôme dans la montée démocratique ne laisse prédire une renaissance du goût public.

Aujourd’hui, entre le régime de la communauté et celui de la franche séparation, nous vivons nécessairement une phase transitoire, où les articles commerciaux affectent encore des prétentions à l’art, où les clients affichent encore des attentions à la littérature. C’est un mauvais temps, un temps ambigu, à passer.

Un optimiste me répond : Vous êtes dupe d’une illusion, et d’une illusion vieille comme Horace. Parce que le public retarde, vous pensez qu’il ne suit plus. Et comme son retard le met de plain-pied avec les écrivains immédiatement antérieurs, dont vous êtes immédiatement jaloux, vous clamez qu’il ne suit plus et qu’il ne sait plus. La vérité est qu’il vous découvrira à son heure, soit dans quelque trente ans, aux prodromes de votre gâtisme ; vous trouverez alors que sa lenteur n’a été que sage défiance et vous vous laisserez voiturer vers les tièdes Académies.

Je riposte : C’est l’optimiste qui est dupe d’un mirage, et d’un mirage bien plus vieux qu’Horace, en décidant toujours de l’avenir par comparaison de l’autrefois. À des allures sociales nouvelles correspondront des goûts insoupçonnés. Un enseignement scientifique élémentaire, une éducation pratique et mondaine, un désintéressement croissant des choses inutiles, développeront dans la {p. 105}quasi-unanimité des lecteurs une asipidité dont nous n’avons encore, si j’ose dire, qu’un avant-goût ; et, par loi de contraste et de réaction, les infimes minorités artistiques se feront plus hermétiques, plus hautaines, plus absolument différentes.

*
* *

Alors pour qui écrira-t-on ?

Pour soi d’abord. « J’ai assez de quelques lecteurs, dit à peu près Montaigne, j’en ai assez de trois ou de deux, j’en ai assez d’un, j’en ai assez de pas un. » Il y a des natures sensibles et communicatives qui ne se résoudront pas à perdre le plaisir, même pris seul, de l’épanchement littéraire. Il arrive bien qu’on parle tout haut sans interlocuteur. Et l’illusion de la postérité est naïve mais licite.

Puis une élite demeurera, plus serrée peut-être. Mon vieux maître de rhétorique Eugène Réaume, l’éditeur d’Agrippa d’Aubigné, disait en ses matins de découragement : « Messieurs, il serait temps qu’on organisât une classe de Lettres spéciales — comme on fait pour les jeunes gens aptes aux études scientifiques, — un cours aussi fermé et aussi sérieux que les Mathématiques spéciales. » Les décadences générales coïncident toujours avec quelques exceptions de culture intensive. La poésie des Alexandrins n’était pas populaire ; elle a son prix cependant. Qui sait si les dialectes même de {p. 106}l’élite et de la foule n’iront pas décidément divergents, s’il n’y aura pas un français littéraire et un français vulgaire ? Le cas ne serait pas neuf, il advint dans l’Inde, et chez les Arabes, et même en Italie aux derniers siècles de l’Empire. Des latinistes consommés, comme M. Gœlzer ou M. Uri, pourraient traduire un texte en latin savant et en latin populaire sans presque un mot commun dans les deux thèmes. J’ignore si le phénomène se produira pour nos descendants. À vrai dire, je ne le crois guère. L’opposition des deux parlers, malgré une langue unique, n’en sera pas moins forte, apparemment.

Dans cette conjoncture, le devoir des écrivains, de quiconque tient une plume, comme dit M. Homais, ne devrait-il pas être d’empêcher, au moins de retarder le fâcheux divorce ?

Le devoir des écrivains est d’écrire de leur mieux, sans se soucier après eux du déluge. Ils ne sont pas assez niais pour imaginer qu’on aiguille à son gré l’évolution des organismes que sont une littérature, une langue, une nation. Aussi bien j’ignore comment ils s’y prendraient.

Oui, on donne une recette : « Ayez à gogo des sensations subtiles et obscures, mais rendez-les clairement. » Je la connais ! Sentez comme Arthur Rimbaud, parfait ! Mais, que diable, parlez comme Albert Wolff !

D’abord le clichage des sensations est un cas particulier en littérature. Après les faits ce sont les idées qu’on a le plus souvent à formuler. Et je {p. 107}ne vois pas les idées enchevêtrées d’un Ibsen (encore un que Tolstoï inclut dans les décadents) habillées d’un style plus aisé ! Il faut pratiquer l’idéologie, on ne peut y réussir sans entraînement. Pour les sensations même le précepte est vain. Pensez-vous que des comparaisons identiques, que de pareilles métaphores s’éveilleront devant un paysage pour un amateur de musées et de bibliothèques et pour le coulissier voisin ? La sensation du raffiné est étrangère à l’autre ; des mots différents ne l’aideraient en rien.

Inéluctablement, il trouvera que « ce n’est pas clair ».

*
* *

Oh ! Clarté, Clarté, que d’obscures sottises on débite en ton nom ! Qu’est donc la clarté, cette panacée dont nous serions si cruellement dépossédés ? C’est ici même qu’il faudrait voir clair, s’il vous plaît.

Or, j’aperçois tout de suite deux sortes de clartés.

« Trois et trois font six » est clair, encore que ce ne soit pas un axiome et que cette vérité mathématique se démontre. « La pluie mouille » est clair. Une image d’Épinal est claire. Toutes les banalités sont claires, en ce sens qu’elles ne provoquent pas d’étonnement, qu’elles transmettent {p. 108}une pensée sans exercer aucune pression sur le cerveau récepteur.

Mais le Sermon sur l’honneur du monde, le Misanthrope, le Ludus pro patria de Puvis, les thèmes du Tannhäuser sont clairs aussi. Pourtant ils veulent être compris. Ils sont clairs, c’est-à-dire harmonieux, d’intime cohérence, satisfaisants, mais seulement à qui a discerné leur sens, par une intuition rapide ou par une analyse réfléchie : sinon ils demeurent obscurs.

On peut donc distinguer une clarté immédiate et une clarté médiate. La première n’implique pas, la seconde implique une clarification mentale. Il est usuel de dénommer cette faculté de l’esprit clairvoyance ou lucidité.

À la rigueur, le premier mode est réductible au second. Les notions arithmétiques primaires, les truismes les plus rebattus furent un jour subtils et mal pénétrables. L’enfant s’en étonna. Puis ils reparurent si assidûment qu’il se familiarisa avec eux au point de les admettre immédiatement. (Cette commodité ne garantit d’ailleurs pas la justesse : il fut longtemps de clarté indiscutable que le soleil tournait autour de la terre.)

Dès lors, abstraction faite des puérilités (vraies ou fausses), tout aliment intellectuel, spécialement littéraire, apparaît obscur ou clair suivant la réaction de l’esprit en présence d’une œuvre.

La clarté peut presque se nombrer comme le rapport du sujet qui comprend à l’objet qui s’offre. Elle augmente avec la lucidité du sujet et {p. 109}l’évidence de l’objet. Elle décroît selon l’inclairvoyance de l’un et, si je puis dire, « l’inclairvisibilité » de l’autre. On peut concevoir qu’il y a compréhension quand ce rapport atteint l’unité, incompréhension quand il est inférieur.

Autant que du spectacle, la clarté dépend du spectateur. Lexicographiquement même, elle est « ce qui fait voir clair ». C’est à nous d’allumer notre lanterne.

Assurons-nous donc que rien n’est plus relatif, plus subjectif que la clarté.

Toutefois réservera-t-on pas l’épithète flatteuse de claires aux choses aisément et communément accessibles ?

Je ne le puis pas même accorder. Une œuvre perçue sans nulle attention ne sera jamais connue si intimement que celle pour laquelle nous aurons médité. Les banalités ne semblent claires que parce qu’on ne s’en approche plus. Mais rien ne serait plus confus à un regard rigoureux. Les ouvrages dont la profondeur ou la subtilité exigent que nous apportions partout et de près nos lumières sont les plus clairs, dès que nous les avons le plus éclairés. La lueur vient du dedans. Nous ne goûtons que l’effort de notre esprit. Il n’est de clair que ce que nous avons éclairci.

Le coup d’épaule — je ne dis pas le déhanchement — indispensable pour parvenir « à la hauteur » est d’ailleurs le plus fortifiant des mouvements.

Il ne faut toutefois pas se représenter le lecteur {p. 110}lucide comme un athlète qui ahane à des tours de force d’intellect. Il comprend sans peine apparente, seulement son cerveau travaille, librement et avec joie ; il ne s’endort pas à la tiède veilleuse des médiocrités quotidiennes.

Une création de l’esprit — drame de Marlowe, fugue de Bach, théorème de Fermat — n’est pas obscure si elle est intelligible (intelligible signifie, non pas « évident », mais « qui peut être compris », sans préjuger l’importance de l’initiation générale et de l’application spéciale nécessaires au « récepteur »).

Mais, par contre, nous appellerons obscur, malgré sa simplicité d’abord, tout ouvrage inassimilable, qui ne peut être « repensé », n’ayant pas été conçu avec logique, avec sûreté. Plus d’un écrit populaire est dans ce cas. Il peut être facile à qui lit des yeux, il n’est pas clair à qui pense.

La clarté, voyez-vous, c’est l’intelligence, les deux mots n’ont pas de sens différents. L’un et l’autre signifient la lumière, qu’on parle de l’artiste ou de son visiteur. Il y a des lumières rares, dons des chimies nouvelles et savantes, pour qui la rétine vulgaire est un mauvais photomètre. Elles n’en valent pas moins. Il y a des lumières fumeuses, issues pourtant de chandelles connues, salonnières et réputées ; mais l’œil instruit les jugera obscures. À chacun sa clarté. Et laissons dire.

Chapitre IX.
Inquiets et mystiques §

La monnaie de M. de Vogüé. — Néo-chrétien. — Maeterlinck et le mysticisme. — Pottecher et l’occultisme. — Lazare et le spiritisme. — effort ! — l’élite. — Wyzewa : socialisme et littérature. — le narcisse.

I. — La monnaie de M. de Vogüé §

{p. 111}Voici donc que M. Paul Desjardins, professeur au collège Stanislas et publiciste de quelque notoriété, nous dénonce notre Devoir présent. J’ai lu ce factum moral ; à l’heure d’en écrire je le feuillette encore à toutes ses pages, et je ne puis en tirer un mot précis sur l’origine et l’objet du devoir proposé. Si je cherche ce mot, c’est par crainte de trop desservir l’auteur, en formulant moi-même sa propre pensée. Mais le mot décidément n’y est point ; passons outre. — En somme, que veut ce monsieur ?

Il veut que nous prenions parti : {p. 112} « Il y a un irréductible désaccord qu’il faut voir… La justice et l’amour sont-ils le bien sûr, la loi sûre, et le port sauveur, ou bien sont-ils de possibles illusions, des vanités probables ? Avons-nous une destinée, un idéal, un devoir, ou bien nous agitons-nous sans cause et sans but ?… Telle est la question qui divise les consciences. » Personnellement M. Desjardins a pris parti. Il professe en toute certitude « que l’humanité a une destinée… Que faut-il entendre sous ce mot d’humanité ? — Je n’en sais en somme rien… Que faut-il entendre sous ce mot de destinée ? — Je n’en sais pas beaucoup davantage je n’ai guère là-dessus que des rêves… ». (Ignorance et rêve, bon cela. M. Desjardins a oublié de nous dire qu’il ne donnait aucun sens plus solide aux termes justice, amour, bien, loi, illusion, vanité, destinée, idéal, but, précédemment avancés.) Là-dessus il emprunte à M. Rod (de Genève) la distinction des négatifs et des positifs, « de ceux qui tendent à détruire et de ceux qui tendent à reconstruire ». Cette distinction « est parfaitement claire » (sic). Les négatifs sont M. Renan, incertain, Leconte de Lisle, cymbalier pour bouddhistes, Schérer, sceptique logique et orgueilleux, M. Giard et tous les élèves de Darwin, M. Taine, parmi les idéologues, M. Zola, parmi les artistes. — Les positifs : tous les vrais chrétiens et tous les vrais juifs ; « puis les philosophes ou les poètes qui affirment ou chantent l’idéal moral », MM. Secrétan, Renouvier, Lachelier, Fouillée, Prudhomme. La cause des positifs est la vérité. Il faut que ces positifs se liguent et triomphent. Il sera bon, pendant deux ou trois ans encore, qu’ils se limitent à un mouvement d’opinion ; il faut faire tomber dans le mépris les produits de la littérature infâme (sans doute celle des négatifs : Renan, Taine, Zola, etc.).

{p. 113}Et c’est ici que, tout en conservant le vocabulaire le plus flou et la logique la plus brumeuse, M. Desjardins cesse d’être théorique et ennuyeux, pour devenir pratique et dangereux :

« Nous travaillerons dans le sens de la démocratie libérale… Le protectionnisme et toutes les formes du socialisme d’état nous le combattrons… Une société de secours moral se formera ; ce sera le commencement d’une période militante ; ce que fera cette Société, je ne suis ni capable ni digne de l’exprimer. Je souhaite seulement qu’elle soit très sévère… Elle combattra par tous les moyens l’immoralité ou mieux l’inertie4… Il sera nécessaire d’avoir un séminaire, un journal, etc. »

Je sais bien que tout cela est puéril, mais les mêmes choses dites autrement pourraient ne l’être pas. M. Desjardins rédige en style de séminariste bilieux ; il est ignorant (jusqu’à prendre les philosophes grecs comme types d’altruistes alors qu’aucun n’a envisagé la morale autrement que comme une éthique) ; il est naïf (jusqu’à se féliciter des séances politiques où la droite et la gauche s’entr’applaudissent, citant comme telles l’incident où la loyauté de M. de Cazenove de Pradines fut saluée par tous ses collègues, — ce qui est faux, car il fut nargué par la droite, — et l’intervention de l’évêque d’Angers dans la politique d’Extrême-Orient — ce qui ne provoquait {p. 114}l’admiration d’aucun député informé, attendu que Mgr Freppel, chacun le savait, n’agissait que pour défendre ses missionnaires) ; il est encore obséquieux avec les gens en place (jusqu’à cette platitude : « Nous avons par bonheur un ministre de l’instruction publique à tendances idéalistes »). — Mais un autre que M. Desjardins pourrait être instruit, intelligent, fier, et professer des théories analogues. Il serait écouté, je le crains, ou plutôt je n’en doute point. Pourquoi ?

C’est que son cas n’est pas unique. On a dit souvent et justement que le succès violent de tel nouveau venu était moins dû à son originalité qu’à sa contemporanéité : on l’acclamait, non pour les nouveautés dont il pouvait étonner, mais pour le mérite d’avoir formulé avec lumière ce que ses contemporains songeaient obscurément : de la sorte, il faisait passer de l’inconscient au conscient les idées de plusieurs ; il enrichissait et il agréait. Ainsi le bruit fait par avance au petit livre de M. Desjardins venait de ceux qui l’espéraient accoucheur de leurs virtualités. Et si l’ordonnance est médiocre, le médecin incapable, n’empêche que les malades demeurent qui l’attendaient, — et qui nous intéressent, et dont il est urgent de préciser le diagnostic.

Or, 1º il y a de par le monde, spécialement à Paris, quelques milliers d’intelligences cultivées auxquelles on a appris le goût du travail, de la charité, de la fraternité ; on leur a confié des anecdotes slaves émouvantes, et ils ont entendu ce {p. 115}vers de Voltaire : « J’ai fait un peu de bien, c’est mon meilleur ouvrage. » Voilà l’éducation de cette élite.

2º En même temps, on lui a donné des notions de mathématique, de biologie, de psychologie, voire d’ontologie. On a évité, du moins, on lui a affirmé qu’on évitait de procéder par autorité. On a (et le professeur se flattait en son for de son libéralisme) éveillé des défiances scientifiques, des doutes métaphysiques, des négations sociales. La résultante est un esprit nihiliste affiné. Voilà l’instruction de cette élite.

3º En même temps elle entendait dire qu’il faut de l’unité dans la vie comme dans toute œuvre. Les mots de synthèse, d’harmonie lui sont familiers. Elle n’admet pas le dilettantisme d’une morale et d’une intelligence opposées. Il faut appliquer à la vie ce que la pensée dicte. Voilà l’Éthique de cette élite.

4º Et en même temps encore, par le respect que les hommes qu’elle estime professent pour le parlementarisme national, pour les campagnes électorales, et, par les simulacres que cette jeunesse s’offre de ces jeux (conférence Molé, association des Étudiants…), elle s’assimile le goût de la propagande populaire, de la prédication morale et sociologique, elle désire répandre sa bonne parole, et conformer sur le modèle, par elle jugé le meilleur, ses contemporains ductiles. Voilà l’action de cette élite.

Cela n’est qu’un schème. À un jour moins {p. 116}abstrait, les antinomies apparaîtront plus saillantes. Le doute intellectuel s’accommode mal avec l’entraînement sentimental altruiste. Dès lors, beaucoup d’esprits s’efforcent à y renoncer, et, comme le point de vue rationnel les y maintiendrait, ils s’en détournent, négligent la science ; ils considèrent comme seule valable et positive leur vague et héréditaire envie de bienfaisance, ou mieux d’ingérence ; et, pour légitimer cette aspiration, ils extorquent de la science des arguments contre la science, de la raison captieusement consultée des aveux contre la raison. De l’instruction première, sage école de doute, ne subsiste que la rhétorique indifféremment persuasive. Cette rhétorique modulera sur le thème sonore de l’altruisme, qu’on choisira comme principe, fond et unité de la vie, et qu’on imposera ensuite au voisin conformément aux habitudes d’influence si parlementaires et si françaises.

Et alors… la science ? Elle est dangereuse à moins qu’elle ne s’asservisse à la religion laïque qui n’est pas encore promulguée, mais pour la Bible de laquelle tant de fidèles demandent à souscrire ; la science est dangereuse parce qu’elle est autonome, et que nul ne saurait prévoir les conclusions qu’elle commandera et qui contrediront peut-être les dogmes moraux improvisés ; l’art est à proscrire aussi, s’il ne veut pas servir, s’il prétend vivre pour lui-même, non pour l’adorable je ne sais quoi dont de tendres consciences ont cure.

{p. 117}Que reste-t-il ? Des élans sans direction sûre ni but précis, des élans non réprimés, lâchés dans la société qu’on veut traiter, pour son bien, suivant la formule d’une sorte de socialisme de sacristie protestante.

Voilà où vont, sans savoir, ces malades, et pourquoi ils sont dangereux. Ils souffrent de leurs contradictions, et pour se satisfaire ils organisent un sport social.

Ils comprennent qu’ils ne savent rien ; ils sentent qu’il leur serait sain d’agir ; — la santé avant tout : ils agiront au hasard, bravement. Moi j’ai peur de leurs moulinets.

Le remède ? c’est un rappel à la modestie. Les messieurs du devoir présent plaisantent les individualistes et les accusent d’égoïsme. À tout le moins, l’individualiste est inoffensif. L’immodestie commence chez celui qui excède la mesure qui convient. Or, vraiment, ces néosalvationnistes ont l’enthousiasme exubérant. Ils goûtent sans doute d’exquises cogitations. Je les en félicite. Mais il est déplorable qu’ils n’y trouvent pas un suffisant bonheur et que, par besoin de soulagement supérieur, ils imposent la contagion de leurs accès. Le peuple, qui est cordialement individualiste, a coutume de dire : « Chacun à sa place. » Or ces gens empiètent. Ils veulent communiquer à la chose publique leur hallucination particulière. Qu’ils se taisent et rentrent en eux-mêmes c’est le cas de le dire. Tel, moins contaminé, reconnaîtra qu’il est plus modeste, plus pieux, de s’humilier, de s’avouer {p. 118}borné, c’est-à-dire limité à la conscience de soi-même, de ne pas prêcher par conséquent sa petite religion (ce qui est d’un orgueil inouï, quand fait défaut toute révélation), et, même pour soi, de ne pas sacrifier d’un cœur léger la rectitude de son intelligence au vagabondage de sa sensibilité ; il ne conclura pas, comme M. Desjardins, de ses extases mystiques des tarifs libre-échangistes ; il ne vaticinera pas en économie politique. Il laissera les autres se développer librement, et vivra de son mieux, satisfaisant ses instincts sociaux les plus spontanés, sans étouffer, dévotement, le culte humain de la raison.

II. — Néo-chrétien §

La petite brochure de l’abbé Félix Klein est peut-être ce qu’on a écrit de plus judicieux sur Le Mouvement néo-chrétien. L’auteur conclut avec logique que toutes les aspirations idéalistes et religieuses nouvelles n’ont aucun sens si elles n’ont pas un sens chrétien. Sous tous les noms que se dissimulent ces tendances, leur objet est le même, elles sont anti-naturistes, anti-païennes, anti-scientifiques ; anti-modernes, anti-libérales, anti-sémites. Mais M. Klein discerne mal les points de départ différents d’où l’on arrive au même aboutissant. Il serait curieux de retrouver les positions d’origine des chefs de, ce mouvement vague, falot {p. 119}et si réel : il y a des chrétiens, des catholiques, le parti de Mun ; il y a des philosophes, les néokantiens, les néo-thomistes ; il y a des politiques : les adversaires d’un régime républicain de nuance maçonnique ; il y a des artistes : les successeurs des naturalistes, donc leurs adversaires en esthétique, en morale, en politique, en [sociologie. — Ce pieux mouvement n’est pas sans danger.

III. — Maeterlinck et le mysticisme §

Il n’était pas besoin de la Traduction de Ruysbroeck pour savoir que M. Maeterlinck est le plus intérieur des intérieurs. C’est le vrai mystique, le seul mystique d’aujourd’hui. Ses premiers essais, Serres chaudes, n’étaient que d’un baudelairien assoupli. Mais la Princesse Maleine, et surtout Mélisande, et surtout L’Intruse sont d’un tout particulier mysticisme. Brièvement le mysticisme de M. Maeterlinck se caractérise en ceci : qu’il s’exprime en phrases très claires, très simples, mais à double ou à triple sens, sens de plus en plus lointains sans cesser jamais d’être cohérents, et de s’amplifier les uns par les autres. De la sorte, le lecteur finit par s’effrayer de chaque mot, car auprès d’aucun. Il n’a plus la sécurité d’une banalité plane, il n’est plus certain qu’il ne cache pas le plus terrifiant mystère.

C’est là excellemment un procédé de {p. 120}fantastique. Mais M. Maurice Maeterlinck n’est pas un simple fantastique, et cet art n’est chez lui qu’une méthode, plus au juste une expression naturelle de son tempérament. Il est effrayant, comme Banville était réjouissant. Son mysticisme, traduit par un sens extérieur presque insignifiant, mais symbolique à plusieurs puissances, affecte une forme artistique d’une remarquable pureté, et dont la traduction par Baudelaire des Histoires extraordinaires est l’évident prototype. Poë, le Poë de la Maison Usher, est à coup sûr son maître familier ; et aussi Villiers ; et aussi les primitifs et les mystiques. Ruysbroeck, dont il traduit aujourd’hui le chef-d’œuvre, n’est pas le seul qu’il pratique. Il sait Les Disciples à Saïs et les Fragments de Novalis, les Biographia litteraria et L’Ami de Samuel Coleridge, le Timée de Platon, les Ennéades de Plotin, les Noms divins de saint Denis l’Aréopagite, l’Aurora du grand Jacob Böhme : c’est lui qui nous l’apprend dans son Introduction. Mais peut-être associe-t-il trop étroitement tous ces noms. Il faudrait s’entendre, et nul n’eût su le faire mieux que lui, sur le mysticisme de Platon, de Plotin, de Ruysbroeck, j’ajouterai (puisqu’il a dit « des néoplatoniciens ») des néo-kantiens ; il faudrait au moins distinguer plus foncièrement le mysticisme païen du chrétien. Le mysticisme étant la méthode d’un esprit curieux de savoir, mais tournant sa curiosité sur soi-même, y cherchant une interne et intuitive lumière, — pour un païen est plutôt plastique, artistique, philosophique, pour un {p. 121}chrétien théologique et religieux ; celui-là apparaît dans les civilisations décadentes, celui-ci aux âges naïfs. Le premier est séduisant par l’élégance raffinée et fatiguée qu’il indique, et pour un épris d’art et d’histoire c’est toujours un enviable refuge : un contemporain, M. Louis Ménard, a pu évoquer, avec quel charme ! les « Rêveries d’un païen mystique ». Le second, plus naïf, plus primitif, est aussi plus abscons. Je ne recommanderai point la lecture de Ruysbroeck à tous, « il est indispensable, dit le traducteur, de prévenir honnêtement les oisifs sur le seuil de ce temple sans architecture ». Je ne tenterai pas non plus l’analyse de ce traité de mystique qui serait aussi vaine que celle d’un manuel de mécanique. Les curieux de telle littérature seront suffisamment mis en goût par l’inquiétante et prestigieuse Introduction de Maurice Maeterlinck, et ils ne regretteront pas, à la lecture de sa version, de ne savoir déchiffrer le texte. « La présente traduction, écrit-il, n’a d’autres mérites que sa littéralité scrupuleuse. J’ai résisté à d’inévitables tentations d’infidèles splendeurs, car sans cesse l’esprit du vieux moine touche à d’étranges beautés, que sa discrétion n’éveille pas, et toutes ses voies sont peuplées d’admirables, rêves endormis, dont son humilité n’a pas osé troubler le sommeil. »

M. Maeterlinck a une jolie œuvre à accomplir. Ce mystique devait écrire l’histoire du Mysticisme. L’œuvre, lui serait presque facile (il n’ignore ni le platonisme de la Grèce, ni le soufisme de la Perse, {p. 122}ni le brahmanisme de l’Inde, ni le bouddhisme du Thibet) ; et elle serait au plus haut degré intéressante et même actuelle. Notre métaphysique contemporaine vit sur Kant et le kantisme. Démontrer que le Kant a repris la tradition du mysticisme médiéval, auparavant établir que ce mysticisme ne fit que rajeunir celui de la vieille Alexandrie, et tout d’abord analyser les origines cosmopolites de l’alexandrinisme, serait reconstituer dans son enchaînement ininterrompu l’histoire d’un des quelques modes essentiels de la spéculation humaine. Cette histoire ne tentera-t-elle pas le travailleur sévère et rare qu’est M. Maurice Maeterlinck ?

IV. — Pottecher et l’occultisme §

La Peine de l’Esprit, malgré sa forme dialoguée, est un roman, et un très bon roman, et très nouveau de pensée, de coupure et de tenue. M. Pottecher a intuitivement formulé le romande la science insuffisante, du savant inassouvi par sa science, dans la légende spirite de son Franz, étudiant, et d’Anthousia, esprit-femme. Or, le savant déçu par la science, même poursuivie avec succès, est aussi dramatique personnage que l’artiste heureux dégoûté de son art. L’histoire de M. Pottecher est amusante. Il est typique qu’elle n’éveille pas une minute le sourire ; c’est une marque singulière des progrès de l’occultisme, qu’un roman {p. 123}dont le personnage essentiel est fantômal ne nous interloque nullement. — Je reprocherai à l’auteur d’avoir fait à la science un procès mesquin (chapitre VII). Son savant est un conseiller municipal matérialiste. Déjà Villiers de l’Isle-Adam avait usé d’ironies un peu lourdes à cet endroit. La vraie science est plus tolérante et plus compréhensive que le croit M. Pottecher. C’est elle qui étudiera ces phénomènes mêmes dont il s’arme pour l’étourdir. Elle désoccultera l’occultisme. Ce jour-là il n’y aura plus de roman spirite à écrire ; on aura fait passer dans l’ordre scientifique ce qui aujourd’hui encore appartient à la fantaisie. Et il n’y aura sans doute plus de roman d’aucune sorte, depuis longtemps.

V. — Lazare et le spiritisme §

Dans une brochure encombrée d’historiques et de citations, M. Bernard Lazare résume lucidement les dernières expériences de télépathie. La télépathie, ou communication directe de la pensée à distance, avec ou sans apparition, est la partie du spiritisme que la science commence à s’annexer. Les phénomènes que M. Lazare englobe sous le nom de néo-spiritualisme seraient : 1º des déplacements d’objets matériels sans cause discernable ; 2º la possibilité qu’un surcroît de poids s’ajoute à des corps solides, sans contact.

{p. 124}Deux puissances opposent leur autorité à l’étude de ces phénomènes :

1º Les esprits théologiens nantis de théories séculaires d’explication, qui ne nient pas les faits dont s’occupent les spirites, croient au contraire aux fantômes, aux bruits imprévus, à la clairaudience, mais distribuent toutes ces manifestations en deux grandes catégories : celle des miracles et celle de la thaumaturgie diabolique, réductibles à une : la catégorie des mystères auxquels il est sacrilège de toucher ;

2º Les orthodoxes de la science, possesseurs titulaires et appointés d’un corps de dogmes scientifiques raisonnables, credo désormais fermé, canon à repousser toute nouveauté sans discussion, par simple négation des faits.

Ces deux catégories de penseurs sont négligeables. Le nombre des opportunistes de la science, soit des esprits hypocritement curieux de nouveautés mais en fait bien décidés à ne pas se les annexer, est petit, et il est utile, car il force les savants non officiels à un surcroît de circonspection dans leurs exposés. Quant aux, théologiens, leur autorité est diminuée à cette-heure, et contrainte de capituler à coup d’encycliques.

Demeurent, ou bientôt demeureront les seuls savants sincères, c’est-à-dire progressistes. Les très variés problèmes obscurcis pendant des siècles par le spiritisme leur seront une provision de besogne, pour longtemps. Le mystère, même les miracles ne seront pas pour les embarrasser. {p. 125}Car qu’est-ce qu’un miracle ? Spinoza définit : « les œuvres insolites de la nature ». Mais ces coutumes de la nature avec qui tels faits sont inconciliables, en avons-nous une charte si exacte et si immuable ? M. Lazare repousse cette définition : « Un miracle est tout phénomène qui sort des lois que nous connaissons actuellement », parce qu’elle donnerait un caractère surnaturel à, par exemple, la production par Franklin de phénomènes électriques. Mais il suffit de comprendre par surnaturel l’inexplicable ; tout fait nouveau serait donc provisoirement miraculeux, puis perdrait son caractère de prodige dès l’explication scientifique trouvée. Le miracle est un moment du jugement.

VI. — Effort ! §

M. Bérenger, pas celui du Sénat, celui des Étudiants, le même rajeuni, vient de produire L’Effort attendu, le roman sur l’action qui convenait pour confondre les derniers opposants et rallier les perplexes. C’est donc un volume « contre l’intellectualisme » qu’a émis M. Bérenger. Il se compose de deux parties distinctes : une préface où les idées s’exposent, et un roman qui les illustre. Et d’abord l’intellectualisme ne vaut rien, je sue dans mon Introduction à vous en prévenir vous ne me croyez pas ? Oyez l’histoire de {p. 126}L’Effort ou les Mauvais Petits Intellectualistes. — C’est la tactique de Berquin.

Comme Rousseau lui expédiait son second Discours (contre le progrès et la civilisation), Voltaire lui répondait : « On n’a jamais employé tant d’esprit à vouloir nous rendre bêtes. » L’éloge serait exagéré si on le copiait à l’adresse de M. Bérenger. On a déjà employé plus d’esprit. Mais ceci est le premier roman de M. Bérenger, et on apprend aussi à composer des romans, comme des vers.

Mais des détails et de la forme il ne m’importe. C’est la morale même de M. Bérenger que je trouvé maladroitement mise en action. Son héros (un diplomate) est déconcertant. Ça un intellectualiste, cet amant qui ne peut se passer d’une petite maîtresse ? Un intellectualiste sensuel alors ? Mais intellectualiste, pour M. Bérenger, signifie dépourvu de sensibilité. Et que dites-vous de ce diplomate qui ne se résout pas à quitter le Quai d’Orsay ? En vérité, pour caractériser cet esprit fort, quel besoin d’un terme vague et savant, quand il en est un si français et qui le formule si bien ? C’est un serin.

Dans sa préface, la rengaine a priori (du désenchantement par l’intelligence et de la vie dorée par l’Effort) est fortifiée par des considérants philosophiques. On nous dit que les métaphysiques intellectualistes aboutissent au pessimisme, et l’on cite Kant, Fichte, Hegel, Schopenhauer. Oh, ma tête ! Schopenhauer métaphysicien intellectualiste ? Quand toute sa métaphysique part de l’effort ! Hegel intellectualiste ? Et on leur oppose {p. 127}Maine de Biran et Leibniz. Mais Maine de Biran ne se sert de l’effort que pour expliquer la Perception extérieure. Pour Leibniz, c’est force et non effort qu’il fallait lire. Il y a toute la différence de l’impersonnel au personnel. Et puis que signifie « métaphysique intellectualiste » et quel rapport avec une conception intellectualiste de la vie ?

Intellectualiste, voici vingt fois que j’écris ce mot et il commence à m’agacer furieusement et il est temps de le décomposer. Or, voici M. Bérenger. Le fait est que tout le monde agit. Seulement l’action des uns est plus diverse et plus inconsciente, celle des autres plus précise et plus critique. Tels vous font l’effet de ne manger pas ; parce qu’ils songent aux menus entre les repas ; pure illusion. — C’est au contraire le dilettante de sensibilité qui s’attarde à la sensation et à la fabrication artificielle et socialement inutile de la sensation. Des intellectualistes, voyez Napoléon et Stendhal. N’est-ce pas Barrès qui avançait ces noms, Barrès qui ses passionne lui-même pour l’énergie, et contre qui cependant prétendent aller ces évangiles ? En vérité qui prêche-t-on ici ?

Barrès, encore, comparait un jour le mouvement de l’humanité à celui des voyageurs d’une diligence. Qu’ils regardent ou non aux portières, la diligence roule. Je me saisis de cette métaphore, et la veux compléter. Des badauds s’enquièrent sans cesse du train qu’on mène et, si à des carrefours encombrés l’on ralentit, myopes à discerner ce qui arrête, et impropres à dégager, ils se lamentent. Leur {p. 128}turbulence bavarde amuse leurs compagnons ; à la longue elle les fatigue. Ceci n’est pas directement à l’adresse de M. Bérenger, que son caractère littéraire et philosophique ferait plutôt un conducteur. Si vous l’aimez prenez son omnibus, encore qu’il sache mal où il va et même d’où il vient, et bien que sa clientèle soit inélégante.

VII. — L’élite §

M. Paul Radiot a cru trouver une solution élégante du problème social. Il l’expose dans son premier et récent roman, l’Élite. M. Radiot, comme les socialistes, a jugé le monde organisé sottement et injustement. Et il dresse un plan de réparation dont les principes sont, je pense, les suivants : La société ne vaut que par sa tête ; les parties basses n’importent pas plus que le bétail de boucherie ; le monde doit donc être disposé de façon à sauvegarder et à ennoblir l’Élite. L’Élite est hors du droit, ou plutôt elle aura son droit, totalement différent de celui de la masse. Le devoir de l’Élite sera d’exceller le devoir de la masse, de servir l’Élite. La foule n’y perdra rien, à tout bien considérer, puisqu’elle sera attirée et ennoblie par le voisinage de l’Élite, où chacun aura l’ambition de pénétrer, car la sélection ne sera pas selon le sang, mais selon l’intelligence. Ainsi, le grand danger du socialisme, le nivellement par {p. 129}abrutissement unanime, sera conjuré. Au contraire, c’est le progrès que cette élite suscitera. Son bienfait sera d’exister.

Cette « position » curieuse, que je reconstitue analytiquement, M. Radiot l’a développée dans le plus étrange des romans. Il fait découvrir ses théories par la raison d’une jeune fille moderne, avec la collaboration d’un officier de cavalerie. Ces jeunes gens, une fois en possession d’un corps de doctrine présentable, avec la sérénité de mathématiciens, le mettent dûment en pratique. L’histoire de leur propagande nous conduit chez un lord anglais, chez un ex-ministre allemand, chez le Tzar et chez le roi de Prusse ; ces divers personnages successivement se laissent persuader et vont travailler à la régénération de l’élite et par l’élite. Cette fiction déconcertante est rédigée en un style inégal, tantôt hardi, savoureux et novateur, tantôt poncif et mal correct. Pour n’être pas le livre d’un littérateur, ce n’est pas un livre de forme banale ; quant au fond de la doctrine qu’il inclut, c’est la codification logique des principes féodaux ; mais d’une féodalité moderne, rationnelle, paradoxale et amusante.

VIII. — Wyzewa : socialisme et littérature §

Le Mouvement socialiste en Europe, par M. Teodor de Wyzewa, est mieux qu’un recueil d’articles {p. 130}d’information. C’est un livre d’histoire contemporaine, de la plus actuelle, de la plus urgente. S’il est vrai que le siècle va au socialisme, et qu’impuissants matériellement à l’orienter nous ne devons que reconnaître avec le plus de clairvoyance l’itinéraire prochain, l’enquête stricte à laquelle s’est livré M. de Wyzewa nous est à tous d’un intérêt personnel.

Il constate un souffle de socialisme emportant jusque ceux-là même que la fortune a favorisés. Les étudiants, les fils de famille, les aristocrates, les souverains sont socialistes. Par charité, sentiment de justice ? Non, la piété sociale est une chose, le socialisme en est une autre, fondée non sur un sentiment et des élans, mais sur un droit et des théorèmes. Les privilégiés sont socialistes, par crainte du socialisme. Ils veulent faire la part du feu. Qui attise ce feu ? Vingt « meneurs », dont la puissance est énorme, et dont ce livre nous dit le caractère, la valeur, la doctrine et l’influence. M. de Wyzewa opine, en somme, que ce socialisme agitera, mais échouera, par la variété même de ses sectes ennemies. Ce n’est qu’une maladie chronique, inquiétante, non imminente, qui, petit à petit, contaminera le corps social.

L’auteur ne préconise point de remède prophylactique. À peine indique-t-il la religion et l’ignorantisme. La religion « a fait office de vaccin contre les désirs d’où naît le socialisme ». C’est vrai, mais elle ne le fera plus. Depuis {p. 131}l’encyclique, l’Église semble viser plutôt au rôle de tutrice et ductrice du socialisme. Ce ne sera pas un vaccin, mais un bouillon de culture. Avec un très grand sens politique, le Pape a compris quelle connivence énorme l’Église pourra s’assurer avec le socialisme futur. Puis, M. de Wyzewa croit-il l’esprit religieux si opposé à l’esprit socialiste ? L’un et l’autre sont esprits de foi, d’entraînement, de solidarité, de renoncement. Ce sont deux esprits d’intolérance et d’inquisition. Chez ceux qui sont mal au courant des principes si nets du socialisme, la tendance socialiste est très nuancée de religiosité. Tel est le cas de nos tolstoïstes. L’ennemi commun est l’individualiste, celui qui juge par lui-même et pour lui-même, c’est vous et moi. Et nous serons submergés, sans doute… — À défaut de la vertu de la religion, dit M. de Wyzewa, on pourrait restreindre les programmes de l’enseignement. — Il considère comme aptes à la contagion les instruits sans emploi. Peut-être, mais combien plus aptes, les brutes ! C’est la matière enrégimentable par excellence, c’est le troupeau qui suit. Alors ? Alors, au contraire de M. de Wyzewa, on peut espérer que le salut viendra de la science. Le jour où la certitude mathématique, déjà acquise à la presque totalité de la physique, serait transmise à la chimie organique, de là à la biologie, ensuite à la psychologie et enfin à la sociologie, on sera en possession d’une sociologie évidente, et tous les a priori des Marx ou des Lassalle ne tiendront pas devant. Cette {p. 132}politique définitive, scientifique et naturelle, qui ne l’accepterait avec joie ? En attendant, il faut lutter pour défendre les savants, les idéologues et les bibliothécaires qui collaborent dans le monde entier à l’édification de la science intégrale. Il faut qu’ils puissent parachever l’œuvre à peine commencée. Cette défense n’est pas impossible ; on peut vivre très longtemps derrière des digues : voyez la Hollande. Seulement de trois hypothèses l’une : Ou la science (et la sociologie en est une des lointaines contrées, des plus tardivement connaissables) ne se fera pas ; ou elle ne se fera pas à temps (car la planète se refroidit, après tout), et tous les efforts de mise en train seront perdus ; ou elle sera faite, mais la majorité ne l’écoutera pas, et la brûlera. Échapper à l’une ou il l’autre de ces éventualités est assez improbable. Mais les individualistes auront l’honneur de l’avoir entrepris.

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* *

Le même M. de Wyzewa publie un recueil d’articles critiques, du vieux et du neuf. Le livre s’appelle Nos maîtres. Il est excellent et je me félicite de constater qu’un volume de ce genre abstrait peut témoigner autant d’imagination et davantage d’intelligence que les légendes les plus forcenées. Les chapitres sur M. Stéphane Mallarmé et sur Jules Laforgue datent d’une dizaine d’années et {p. 133}ne bénéficient pas du recul avec lequel nous pouvons voir aujourd’hui ces charmants écrivains ; cependant ils sont pour le détail à peu près définitifs. Il y a chez M. de Wyzewa d’autres admirations qu’il défend moins bien et qu’on a peine à partager. M. Robert de Bonnières a trop le sentiment des nuances pour ne sentir pas excessive la place que lui fit son critique. Il y doit « danser » comme en des souliers trop larges, qui ne sont pas ceux qui blessent le moins.

L’article du Mercure où il est louangé et qui s’intitulait d’original « D’un avenir possible pour cette chère littérature française », cet article et la préface du nouveau recueil notifient la dernière pensée de M. Teodor de Wyzewa. Il est désabusé. Longtemps il a cru aux novateurs et les a même excités. À cette heure il reconnaît qu’on ne saurait égaler Racine. Dans ses encouragements à des excentriques cette vanité le dominait, qu’il n’est agréable de goûter que les œuvres trop neuves et encore incomprises. Plus humble maintenant, il préfère se plaire à des chefs-d’œuvre populaires et qu’on explique dans les classes ils sont plus parfaits.

Royer-Collard a formulé une fois pour toutes cet état d’âme, d’un mot : « Je ne lis pas, je relis. » La conversion est fatale pour quiconque a beaucoup lu et par fonction lit encore beaucoup. L’écœurement du papier frais donne une saveur tonique jusqu’aux incunables. Au cas particulier de M. de Wyzewa, il est sûr qu’il a fini d’aimer les {p. 134}lettres modernes le jour qu’il a cessé de se croire doué d’un talent révolutionnaire. Il monta les premières galères du symbolisme, confiant dans l’étoile. Puis on le vit s’éloigner vers les bateaux plus vermoulus mais de plus haut bord, lesquels l’abritent aujourd’hui avec un confortable supérieur. Comme il faut bien que notre esthétique se plie à nos agréments, M. de Wyzewa a découvert Racine. Il a eu bien raison. Je ne suis pas sûr que jadis il ait lu nos écrivains d’autrefois. Il se met au courant. Et quand il vient de s’apercevoir du chef-d’œuvre qu’est le Sermon sur la Mort, M. Charles Morice lui paraît tout petit. Cela est naturel. M. de Wyzewa comprend à merveille ce qu’il lit, et, s’il n’était trop souvent d’une nonchalance bienveillante, on l’aimerait tout à fait.

IX. — Le Narcisse §

Des feuillets d’esthétique tout à fait distingués sont, de M. André Gide, le Traité du Narcisse. Le sous-titre : Théorie du symbole. Après la légende délicate dont le poète voile transparemment sa pensée, s’érige cette note, de conclusion : « Les vérités demeurent derrière les formes-symboles. Tout phénomène est le symbole d’une vérité. Son seul devoir est qu’il la manifeste, son seul péché qu’il s’y complaise. » M. Gide dit appeler symbole « tout ce qui paraît ». C’est exactement ce que les {p. 135}savants appellent phénomène. Ils reconnaissent aussi que tout phénomène justifie une loi, ce que M. Gide dénomme une vérité. Toute la différence de son point de vue à celui du savant et même du vulgaire est que où l’on reconnaît : 1º des faits inexpliqués expérimentalement perçus ; 2º des lois qu’on peut dégager de l’apparence de ces faits, — le symboliste, intervertissant, discerne : 1º les vérités intuitivement sues ; 2º les faits, expressions concrètes de ces vérités, ou symboles. Cette interversion est capitale ; elle nous déporte du terrain scientifique vers le moral et l’esthétique, et même (bien que le mot ne figure point au Narcisse) vers le religieux. Il s’agit de préférer à son être son idée, de mettre la pensée devant la force et le renoncement devant la joie de vivre. C’est une morale, c’est une esthétique. Ce traité est tout à fait élégant pour ce que, en concision et en lumière, il dessine une théorie cohérente d’art, d’éthique et presque de philosophie. Et je voudrais qu’on n’eût pas abusé de l’expression pour dire, avec quelque saveur encore, que l’écrivain de telle phrase du Narcisse est nécessairement un grand esprit.

Chapitre X.
Zola embêté par les jeunes §

{p. 136}Un poète d’esprit, Henri de Régnier, discute au long le talent d’Émile Zola. Dans les anciens palais-royal on jouait Arnal embêté par Ravel. Voici Zola embêté par Régnier.

« Le naturalisme, dit-il, avec le genre de gloire qu’il comporte, se manifeste à peu près en M. Émile Zola, Alphonse Daudet et Edmond de Goncourt. » En un article, il soupèse les gloires de ces messieurs.

Pour M. Alphonse Daudet, il a tôt raison. Il raille avec finesse son anecdotisme. — Tout au plus est-il malheureux dans le choix qu’il fait de Tartarin comme exemple des créations les plus prochainement périssables de cet auteur. Tartarin, roman, est de petit art ; Tartarin, typé, est d’observation facile, grosse, mais frappante, et le personnage pourrait bien demeurer dans les mémoires, comme Paturot ou Colonet. Tartarin est de la littérature régionale, supportable. — Il reste qu’avec son inaptitude artistique, son {p. 137}incompréhension, son ignorance, sauf de Dickens, sa sensibilité souvent feuilletonnière, M. Daudet apparaît peu de chose.

De Edmond de Goncourt on indique, comme il sied, le talent hors de pair, la gloire étriquée. On exalte, sans y regarder, la Fille Élisa, roman écrit, selon la déclaration de l’auteur, pour « parler au cœur et à l’émotion de nos législateurs » et auquel, en effet, les parlementaires ont pu s’intéresser sans effort, roman dont l’émotion demeure à la préface, livre pauvre d’humanité et mince de littérature, bien loin, ce me semble, des chefs-d’œuvre que fabriquait, avec son frère, M. Edmond de Goncourt. — N’empêche que ce dernier ne demeure, derrière le personnage aigri et diminué dont les superficiels s’étonnaient à la fin, « l’artiste divers, exquis, poignant, solide » que Régnier a reconnu qu’il est, et l’unique signataire de l’intéressante Faustin.

Reste M. Émile Zola, le gros morceau, dirons-nous tous deux (avec des intonations différentes), M. Zola contre qui seul, au vrai, va votre diatribe, mon cher ami, et dont en réponse il n’est peut-être pas si ridicule que je tente l’éloge, puisqu’aussi bien sa louange ne fut dite que par des camarades ou des disciples, insuffisamment convaincus de désintéressement à son endroit. D’entre ces reconnaissances de sa gloire, j’en mettrais pourtant deux à part, non suspectes : l’une de M. Stéphane Mallarmé, trop haut artiste et trop autre pour qu’on puisse récuser la sincérité de son avis ; l’autre {p. 138}d’Émile Hennequin, théoricien indifférent aux écoles et soucieux seulement d’exactitude.

J’espère donc que d’abord vous me permettrez, que vous permettrez à M. Mallarmé de vous signaler de Zola « ce sens inouï de la vie, ces mouvements de foule, la peau de Nana dont nous avons tous caressé le grain… ». Mais ce n’est pas pour ses mérites de descripteur accompli et d’adroit régisseur de foules que ce romancier vaut supérieurement. Émile Hennequin, dans une étude que pour sa vertu suasive j’espère vous voir lire, a démontré que l’originalité de Zola parmi les écrivains réalistes était ses surprenantes qualités poétiques, grâce auxquelles malgré l’apparente apathie d’un tempérament également et indifféremment apte à tout décrire, à tout évoquer, il ne s’appliquait qu’à la transcription des êtres et des choses de force : il est artiste, parce qu’il choisit non ses milieux ou ses personnages, mais chez ceux-ci un groupe préféré de leurs propriétés : seules l’intéressent les puissances actives, saines ou délétères, robustesse humaine ou perversion féminine. C’est le poète de l’énergie. C’est un stoïcien passionné5.

Soit. Il subsisterait que vous répugnent assez pour vous désintéresser complètement les trois tares que vous déplorez dans cette œuvre : la {p. 139}fécondité uniforme de sa production ; l’esthétique dont elle s’étaie ; l’aloi de son succès.

Reproche de fécondité, reproche d’uniformité : c’est tout un, puisque le premier sans le second serait inintelligible. Comment pourrait-on incriminer l’étendue d’une œuvre d’artiste, si elle était nécessitée par sa variété même ? À moins de légitimer la paresse qui nous fait négliger les choses lentes à connaître, et davantage aimer, pour l’économie d’un peu d’attention, les pages brèves que les livres pleins. Certes elle peut noblement se défendre, la préférence des plus légères lectures : les œuvres courtes prêtent une moins large prise il l’Imparfait. Mais le goût du parfait et du rare ne doit pas rétrécir notre compréhension. Si, personnellement, nous nous plaisons à fortifier comme première vertu d’artiste, cette sévérité jamais satisfaite, préservatrice des inutiles accouchements et des relevailles mélancoliques, ne veuillons pas généraliser cette exigence particulière jusque en faire la loi intransgressible de la mise au monde artistique. L’histoire de tous les arts dirait la vanité de la prétention, montrant chez la pluralité des grands artistes une débordante force créatrice. Elle opposerait, il est vrai, des génies différents, mal prolifiques. Mais, en art, les ascètes ont-ils le droit de mépriser les viveurs ? Saint Grégoire de Nazianze, en une de ses lettres, raconte que, « chaque fois qu’il rencontrait une femme dont le mariage avait comblé les entrailles, il la saluait du plus profond de son âme ». Prenons leçon de {p. 140}ce chaste. Avouons que la fécondité est la haute vertu de la créature, et, pas moins que d’un autre, de l’artiste.

Je suis donc assuré, poètes, mes amis, que vous ne feriez point à Zola remontrances pour le fait seul de sa production, si vous ne la voyiez à ce point entachée d’uniformité et de répétition, qu’elle n’eut plus droit au nom de fécondité, mais bien de ressassement. Ce labeur périodique et invarié vous semble besogne de manœuvre ; M. Zola vous évoque, je pense, un ouvrier typographe condamné à « recomposer » sans fin le même livre dont il vient, toutes feuilles tirées, de « distribuer » les caractères, à le recomposer sans autre notable changement que sur la suscription de la couverture, et, conséquemment, vous déclarez fallacieuse et superflue cette puissance qui s’use à recommencer indéfiniment le même geste.

Il ne manque à la validité de ce raisonnement que la justesse des prémisses. Lisez (si vous souriez, je vous prierai de me croire sur parole) la déjà longue série des romans jeunes de Zola, Les Mystères de Marseille, Le Vœu d’une morte… puis lisez les Contes à Ninon, et enfin les Rougon-Macquart, soutiendrez-vous que l’artiste n’ait point évolué, n’ait point lentement et mûrement corrigé sa manière ? Vous négligez la genèse de l’auteur et vous vous en tenez aux Rougon. Avec ce procédé, on condamnerait sommairement les trois quarts des peintres et la moitié des écrivains, je dis les meilleurs. Ç’a toujours été le droit des artistes, {p. 141}parvenus, tard ou tôt, à la plus conforme expression de leur tempérament, de ne point chercher encore une orientation différente. Même qu’ils s’en félicitent trop souvent chez le littérateur le penseur inquiet énerve la santé de l’artiste, le déroute par des subtilités, d’ailleurs scrupuleuses, de sa normale où il s’aurait dû tenir.

Mais, moins qu’à quiconque, on ne saurait adresser à M. Émile Zola le reproche de stagnation, sans oublier le caractère de son grand œuvre. Il imagina l’histoire d’une famille sous le second Empire. Voudrait-on que les divers chapitres fussent de ton disparate ? L’artiste qui eût entrepris la longue suite de fresques d’une gigantesque décoration serait-il pas tenu à quelque unité de faire ? Et cette constance dans l’exécution, qui, chez tous, est loisible, n’est-elle pas, chez lui, strictement nécessaire ?

Le sage respect de cette obligation n’a pas empêché que les épisodes successifs des Rougon-Macquart ne vaillent par la plus inouïe variété. De La Conquête de Plassans à La Page d’Amour, à La Faute de l’abbé Mouret, à L’Assommoir, à Germinal, à L’Œuvre, à La Terre, à L’Argent, M. Zola déroule la collection extraordinaire de ses décors, de ses milieux, de ses personnages, et cette collection est infiniment plus que la reproduction savante de la complexité d’un pays en un temps ; c’en est une synthèse émue. — Il est certain que l’émotion qui crée cette œuvre ne fait pas broncher l’artiste fort qui la dit, mais à cela quel mal ?

{p. 142}Quel mal, encore, si, dans ses heures de loisir ou de combativité, M. Zola a publié des écrits de théorie, courageusement faibles ? Hennequin discutait sa tentative d’esthétique « parce qu’elle est erronée comme toute esthétique de parti, puis parce qu’elle trouble l’appréciation exacte de ses œuvres. Autant cet écrivain nous paraît piètre penseur, mal renseigné et peu spéculatif, autant nous l’admirons pour son génie incomplet et puissant ». Je l’admire aussi, en un sens plus familier, pour la bonne foi de son esthétique naïve. Et puis, qu’importe ? Moréas est-il moins précieux chanteur de Madeline et d’Æmilius, après avoir expliqué, sur une table du café Voltaire, l’évolution de la littérature française, par le jeu étonnamment simplet de quelques moitiés d’allumettes ?

Le succès, enfin, de M. Émile Zola ne nous effarouche pas plus que son esthétique. À coup sûr, il est venu pour de mal avouables raisons ; mais en bonne équité, c’est à ceux qui le firent, non à celui qui en profita, qu’en va la responsabilité. Les livres du professeur Fournier sont achetés par des collégiens, pour les pires motifs ; est-ce la faute de l’auteur ? Puisque vous avez, mon cher confrère, finalement invoqué la Postérité, et puisque vous admettez audacieusement qu’elle est équitable, je crois que sa clairvoyance lui fera comprendre Zola autrement que les rastaquouères, mais je crois qu’elle l’admirera. — Ce succès à faux, quoique mérité, ne tourmente que les désireux de vente, inquiets de voir la clientèle riche {p. 143}se dépenser en volumineuses acquisitions. Dieu merci, nous n’en sommes pas là, vous ni moi.

Comment, maintenant, osâtes-vous devancer cette judicieuse mais discrète Postérité, jusqu’à décider quels écrivains naturalistes, à ses yeux non ouverts encore, mériteraient d’être discutés, à l’exclusion de leurs émules ? Oh ! le mot commode, Naturalisme, et qu’à l’aise on y inclut ceux qu’il plaît. Qu’est-ce encore ? M. Alexis seul s’en réclame-t-il, avec vos trois mousquetaires d’élection ?

Pourquoi en détacher-vous Hennique et Huysmans ? Est-ce que, malgré son début et son sujet, Là-bas n’est pas aussi naturaliste que ses romans aînés ? Et En ménage n’est-il plus considérable ? Maupassant vieilli écrivait pour les salons, mais il avait fait quelque autre chose jadis. Et ceux que vous dédaignez ? Et Céard ? Et Descaves ? Direz-vous : « Ils ne sont pas de l’école naturaliste ? » Certes, mais cette école n’exista jamais. Il n’y eut que sympathie de départ, conformité de tendance, estime de talent. Autrement parlant, qui serait naturaliste, et pourquoi Goncourt plus que Cladel ? Aussi, qui serait parnassien ? qui symboliste ?

Dans ce sens plus large et plus vrai, le naturalisme ne tombe pas sous les jolis traits que vous lancez à son plus fameux représentant. Pendant un quart de siècle, quelques écrivains laborieux et artistes ont fait, pour le roman, pour le théâtre, pour la langue française, de braves efforts et de {p. 144}réelles conquêtes. On sent ce que leur devra la littérature de demain, comme aussi bien ce qu’elle devra aux Parnassiens, inconscients collaborateurs des naturalistes dans la désinfection du romantisme.

Je souris de faire l’avocat, comme si une défense était nécessaire. On ne défend pas l’histoire, et c’est pour nous déjà parler d’histoire que parler du naturalisme. Le naturalisme n’est qu’un cas particulier et qu’une dénomination temporaire. Ce qui demeure, c’est, à travers tous les âges de la littérature, un courant réaliste : des artistes plus épris de la réalité vivante que du rêve imaginé. Dans les seules lettres françaises, ils s’appellent Charles Sorel, Furetière, Saint-Évremond, Le Sage, Restif, Laclos, Balzac, Flaubert, et ceux que j’oublie. On peut en préférer d’autres. On ne peut pas les nier sans étourderie. On ne peut pas dire qu’il en soit de plus grands, puisqu’ils comptent Balzac.

Chapitre XI.
Trois bons médanistes :
Henry Céard, Joris-Karl Huysmans, Lucien Descaves §

I. — Henry Céard §

{p. 145}Sa famille fut bourgeoise et provinciale. Il est né (le 18 novembre 1851) à Bercy. Cette origine peu romantique semble lui avoir épargné tels ridicules préjugés de la dix-huitième année dont parfois on se débarrasse mal. Il ne crut pas humiliant d’être, à Charlemagne, un élève correct, non plus qu’il ne jugea superflu de devenir, à Carnavalet, un assidu bibliothécaire. Doué d’une certaine curiosité scientifique, Henry Céard poussé, comme nous tous vers les « carrières libérales », prépara sa médecine. Mais il regarda trop en artiste les maladies, pour pouvoir les comprendre en savant. Aussi bien fallait-il 4 ses facultés aiguisées de raisonneur et de logicien une matière plus subtile : l’apprenti physiologiste se fit psychologue, et, psychologue, il l’est resté.

Gardant de sa traversée parmi les sciences naturelles la défiance du médecin qui démêle l’instinct brutal sous le sentiment hypocrite, Céard fut {p. 146}naturellement séduit par les écrivains d’analyse. Il alla droit à Flaubert, moins au Flaubert de La Tentation de saint Antoine et d’Hérodias que magnifie de préférence la toute nouvelle littérature, qu’au Flaubert de Madame Bovary et de L’Éducation sentimentale. En Céard se développait un tempérament curieux d’observateur intellectuel. Rien ne devait échapper à ses recherches d’analyste. Un fait historique, social, moral, est pour lui un problème qu’il scrute jusqu’à ce qu’il en ait trouvé l’équation. Les mécaniciens ont un mot, passé dans l’argot, pour désigner celui qui devine aisément le secret des rouages compliqués : « Il débine le truc », disent-ils. Tel Céard. Seulement les trucs qu’il débine sont désolants, le résultat de ses observations est navrant. Il dit avec netteté les petitesses et les défaillances. Il gratte les respectabilités de façade, et il trouve les lâchetés quotidiennes et les canailleries à long terme. Il serait inexact de l’accuser de voir systématiquement le mal : car ce qu’il discerne et ce qu’il formule, c’est bien plutôt l’incohérence dont personne n’est responsable, le flou, l’incertain de la vie, c’est la médiocrité des prétentions, le ridicule des moyens, l’imprévu des résultats.

Par la seule analyse psychologique, M : Céard conduit au même pessimisme que M. Huysmans qui est un pur perceptif. L’intellectualité de l’un n’est pas mieux satisfaite que la sensibilité de l’autre. Mais, cependant que M. Huysmans ne cesse de protester, M. Céard garde une sérénité réjouie. {p. 147}Puisque la faute en est à la vie, non aux hommes, à quoi serviraient des gesticulations indiscrètes ? Restons à notre place : peut-être finirons-nous par lui découvrir quelque charme. « Au moins c’est de la tristesse qu’on connaît. » Ceux qui, mal contents de leur lot, l’échangèrent contre un autre, ne trouvèrent pas mieux, et sentirent par surcroît l’amertume des déménagements. « Ils connurent la mélancolie des choses finies dont la médiocrité même ne recommencera pas. » D’ailleurs, de notre place nous pouvons regarder la galerie, et elle fait toujours sourire. Ma famille, dit Céard, était de la Champagne, et si, dans ce pays, on discerne il merveille les grimaces et les vices, on ne les clame pas, on se contente d’en rire en dedans. Ainsi sait-il jouir, derrière son monocle, des tristesses et des mesquineries qu’il lorgne. Il savoure, avant tout, la joie de surprendre l’inutilité cocasse des choses.

Tel est le point de vue original de cet écrivain, tel que chacun peut le vérifier dans son œuvre : dans ses chroniques et ses critiques ; dans ses romans : Mal éclos, histoire d’un répétiteur, — Une belle journée, poème des adultères ratés, roman en trois cents pages dont l’action dure six heures, petit chef-d’œuvre de psychologie bourgeoise, — la Saignée, intéressante évocation des laideurs secondaires du Siège de Paris ; dans son théâtre : mise en drame de Renée Mauperin, — La Pêche, une ironique pochade, — Les Résignés, sa maîtresse œuvre, d’une valeur suprascénique, un oratorio philosophique.

{p. 148}L’ensemble est peu volumineux. Céard est un artiste si scrupuleux qu’en dehors des chroniques données aux quotidiens il écrit rarement, après d’infinies réflexions, se décide avec peine à prendre la plume. C’était la méthode des classiques, que Céard lit et aime : il adore Pascal et Bossuet pour ce qu’ils ont piétiné la superbe de l’animal humain ; aussi Nicole et Vauvenargues, esprits plus modérés, mais dont la douceur narquoise le ravit ; et avant tous, Choderlos de Laclos, l’auteur des Liaisons dangereuses, que Céard déclare le plus parfait des psychologues, et dont il dira la vie et l’œuvre dans le livre d’histoire littéraire qu’il lui consacrera.

Depuis des années, Céard nous a promis ce livre, comme aussi certain roman et certaine pièce : mais l’extrême sévérité qu’il a pour son esprit fait qu’il produit peu. À son sens, si la vie qui nous entoure est d’une flottante veulerie, l’artiste doit prendre le temps et la peine de la condenser et de la présenter correctement : c’est un peu un corsetier. Les qualifications naturelles de la forme de Céard, c’est, d’abord, la carrure : il sertit ses vigoureuses pensées dans les formules solides qui ne les laissent point s’échapper ; c’est, ensuite, l’ordre tout musical de la composition : il y a dans ses comédies, dans ses romans, même dans ses chroniques, un thème et un rythme. Ainsi formule-t-il sa philosophie avec la netteté d’un savant et l’harmonie d’un musicien. C’est pour cette philosophie, cette rigueur et cet art, que nous accordons à {p. 149}Céard, sinon la place d’honneur qu’il occuperait, par moins de nonchalance ou d’exigence envers soi, du moins une place bien à lui entre nos maîtres.

II. — Joris-Karl Huysmans §

L’ancien médaniste J.-K. Huysmans poursuit l’évolution logique de son esprit aigu et inquiet. Il a non sans quelque peine, comme il appert des maladresses de Marthe, même des Sœurs Vatard, appris le métier de romancier réaliste. C’est un intéressant métier qu’on peut élever à l’art, et Huysmans n’y a pas manqué. Maître de sa technique dès En ménage, il ne s’est pas complu dans la réédition, sous des noms variés, des romans déjà connus, ni même des romans déjà envisagés comme possibles. Il a toujours joué la difficulté. En ménage était, avec un relief unique, le récit goguenard et résigné des misères moyennes et sans issues, la vôtre, celle de l’auteur, la mienne. À rebours fut la solution imaginaire, le rêve quasi réalisé d’un intellect distingué et décadent, « écœuré de l’ignominieuse muflerie du présent siècle », d’un exceptionnel jeune homme moderne s’édifiant une vie insolemment factice, bâtissant hors du siècle, dont l’auteur étudie les dégénérescences et les interversions avec la sûreté d’un physiologiste devant un cas morbide. Mais, sans sortir ainsi du monde, ne peut-on pas trouver {p. 150}quelque oasis, sauvée du positivisme animal de nos contemporains ? Faut-il inventer les hautes curiosités ? N’en est-il plus autour de nous ? Quelques lignes d’À vau-l’eau, une lointaine plaquette de Huysmans, annonçaient déjà : « Le spleen n’a pas de prise sur les âmes pieuses… Le mysticisme pourrait seul panser la plaie qui me tire… » M. Huysmans a essayé la solution : il est entré dans l’Église, il a écrit Là-bas. Mais, comme il reste l’exceptionnel auteur d’À rebours, « écrivain bizarre et maladif », comme il s’appelle, ce qu’il a vu au premier plan dans le catholicisme, c’est le satanisme, soit le catholicisme morbide. Le sujet l’a captivé, lui permettant d’évoquer deux réalités singulières, séduisantes et analogues : le satanisme dans l’histoire personnifié par Gilles de Rais, le satanisme contemporain incarné dans un chanoine Docre. M. Huysmans a transporté ses instruments de travail chez les diaboliques, a photographié et enluminé des messes noires et des épisodes de l’histoire d’un authentique Barbe-Bleue. Et maintenant, dans En route, mieux encore : c’est la foi, la grâce, l’élan chrétien, le baptême et la communion que ce consciencieux artiste a attaqués.

Je dis attaqué et le mot n’est point exact. Quand M. Huysmans touche à un sujet, il le considère quasiment en ennemi à vaincre (parce que, disions-nous, il joue la difficulté et qu’une de ses œuvres a toujours des côtés de réussite). Oui, il se collette avec sa matière, il la traite par les acides de son vocabulaire unique.

{p. 151}Car si Joris-Karl Huysmans a suivi une gradation qu’on peut noter dans l’agencement de ses œuvres, on ne peut pas trouver depuis presque le Drageoir aux épices, sûrement depuis les Croquis parisiens, de modification en son écriture. On dit volontiers qu’elle est extraordinaire. Si l’on veut, mais en quoi ? On en trouverait les origines un peu dans Rabelais, dans Barbey d’Aurevilly. Mais ces rattachements signifient peu de choses. Voici l’explication du style de Huysmans. J’omets d’abord une possession absolue de la syntaxe même en ses tours rares, la gouverne d’un vocabulaire énorme. Cela est évident. Mais l’écriture de Huysmans se comprend si l’on songe au développement de sa double sensibilité. D’une part, les faits idéologiques ou moraux lui apparaissent comme à un artiste d’instinct, doué seulement des sens extérieurs, et traduisant les impressions, pour autrui idéologiques et rien de plus, en sensations de couleur, saveur, résistance, etc. Et en même temps, ses propres sens sont si éduqués que de simples visions, goûts, parfums, etc., l’affectent comme nous feraient des émotions abstraites. Dès lors ses visions intenses de choses extérieures se caractérisent par des épithètes ou des prédicats de la plus délicate intellectualité, cependant que les observations morales se formulent par les plus savoureuses comparaisons sensibles. Je ferai sentir grossièrement cette manière en rappelant combien de fois M. Huysmans a parlé de beafsteacks loyaux ; inversement d’une éloquence déplaisante il dit : {p. 152}« la vaseline du débit, la graisse de l’accent ».

Cet éclat pénétrant du style qui nous force à voir par des clartés nouvelles et inédites, les détails de sa pensée a étonné des lecteurs d’En route, ceux du moins qui sont mal familiers des habitudes littéraires de Huysmans. Elles ne nous ont pas surpris. Et nous eussions lamenté s’il eût adopté pour un roman chrétien le style cireux de la rue Saint-Sulpice.

Ici, détail : dans ce curieux roman de conversion on cherche si l’auteur s’est peint lui-même. Qu’importe, et quel intérêt ? Aussi bien qui ne se met pas soi-même en ses livres ? Pour faire vivre un personnage, il faut le vivre soi-même. Mais que Huysmans se soit seulement assimilé son Durtal le temps d’écrire son livre, ou qu’il l’ait été lui-même, ceci ne regarde que lui et les historiens futurs. Ils noteront d’ailleurs que M. Huysmans a le plus souvent choisi pour héros un homme de lettres, et, qu’il s’appelle André dans En ménage, ou Durtal comme aux derniers livres, il est le même être, en mouvement, et bien cousin de l’auteur…

Maintenant, on voit mal M. Huysmans recommençant le roman d’autrefois, le petit roman d’adultère à trois francs cinquante. Il s’est déclaré las de cet article qu’il a si parfaitement réussi jadis. Alors que lui reste-t-il à faire ? Traduire des, mystiques, des psaumes, ou mieux, rien. La carrière de M. Huysmans est belle d’exception et d’unité. Rien qu’il envie ne manque à sa gloire ; {p. 153}car la renommée lui serait insupportable. Il peut fort bien en demeurer à En route.

III. — Lucien Descaves §

Les Emmurés sont datés janvier 1890-décembre 1893. L’artiste a porté quatre ans son œuvre, avec amour, avec peine.

M. Descaves est un romancier issu du naturalisme, du naturalisme de Médan, puisqu’il s’en sépara avec éclat après la Terre. Il consigna le manifeste pédant et sincère de Rosny, avec Margueritte, Guiches, et, je crois, Lavedan. Mais il avait passé par l’école. Comme c’était l’usage, il avait tenté de suite son roman réaliste, le Calvaire d’Héloïse Pajadou, bon exercice. Il connaissait Bovary et Bouvard, les Rougon-Macquart, les excellents volumes de Mirbeau, moins les sobres études de Duranty, beaucoup Huysmans : je présume ces éducations d’après leur résultat.

Si on veut, M. Descaves, avec ses camarades des Cinq plus haut nommés (il en faudrait assez éliminer Lavedan dont le talent distingué s’applique à des fantaisies judicieuses et sans verve), marque une forme suffisamment nouvelle pour qu’on l’appelle néo-réalisme. La nouveauté de leur cas ne fait pas leur mérite, car être postérieur de dix ans suffit à inspirer une manière différente, pour peu qu’on soit intelligent. Mais, outre qu’ils {p. 154}ont, celui-ci du savoir, celui-là de la facilité, cet autre de la fantaisie, et M. Descaves, en particulier, une singulière puissance de style, leur « système » est intéressant. Le voici, brièvement : (Il est entendu que ces messieurs ne se sont pas mis à une grande table, posant : « Nous allons faire, etc. ». Mais ils sont entraînés par le même circulus d’idées.)

On le caractériserait juste en l’appelant mieux que néo-réalisme, ce qui seulement le date, en l’appelant réalisme appliqué. Dans Rosny, dans Descaves, les qualités demeurent de vision exacte, fidèlement transcrite : bénéfice de l’école. Si l’on veut qu’on nomme un livre type de l’école, ce sera l’Accident de M. Hébert, de Léon Hennique ; ce ne sera pas Bel-Ami : Maupassant, plus populaire, on sait pourquoi, d’ordinaire est honoré pour une clarté supérieure : mais c’est une clarté extrinsèque à la confusion des choses, une clarté de jour d’atelier. Le talent de saisir et de traduire le monde sensible est acquis. Champfleury, Flaubert, les de Goncourt, Zola s’y employèrent :-d’eux l’apprit quiconque voulut : Mirbeau, Céard, Alexis, Ginisty, etc. C’est une conquête pour les lettres françaises. Les grands moralistes, ni Fénelon, ni l’abbé de Saint-Pierre, ne savaient dépeindre une échoppe ; ils inventaient de souvenir flou. Aujourd’hui, telle maladresse n’est pas excusable, c’est pure paresse. Sans doute, le mérite de cette matérielle exactitude n’est pas inouï. Elle ne supplée à rien, elle ne suffit pas ; mais elle peut être indispensable. Même les détracteurs passionnés des {p. 155}médanistes leur sont débiteurs. Des paysages de certains symbolistes valent par une précision de contour et de lignes que les romanciers de quarante ans ont heureusement vulgarisée. Au surplus, l’incohérence du dessin reste loisible, mais mal défendable.

Dans la joie de leur honorable travail, les premiers réalistes l’appliquèrent à toute matière. Ils n’avaient d’yeux que pour le procédé, pour le rendu. On s’est blasé depuis. Une technique n’est pas un art. Des techniciens plus récents, assez en équilibre sur leur instrument pour ne se préoccuper plus que de la direction, commencèrent à s’orienter. Oui, une orientation, une intention, voilà ce qu’ajoutèrent ces écrivains. Chez M. Rosny la visée apparaît clairement ; c’est un romancier social. M. Descavcs, qui est socialiste davantage, masque mieux les moralités latentes de ses œuvres. L’un et l’autre représentent éminemment un réalisme appliqué ou émotionnel.

M. Lucien Descaves applique son talent de romancier à la description de milieux sociaux ou naturels, hier les casernés, aujourd’hui les aveugles, envisagés non descriptivement, en teinte plate, et au repos mort d’une pose même instantanée chez le photographe, mais en mouvement, en vie active. La froideur anatomique, l’indifférence de dissecteurs reprochée à ses maîtres, a disparu. C’est la vie, dans son complexe mouvement physiologique, dans son devenir incertain et émouvant que ses livres savent évoquer.

{p. 156}Les Emmurés sont les aveugles. Leur disgrâce physique, leur éducation, leurs groupements, leurs métiers et leurs misères se développent au long de ces cinq cents pages. Et il en est, nécessairement, qui sentent un peu le manuel Roret ; elles sont rares. L’auteur a pénétré assez ce milieu pour en posséder mieux que la notion, pour s’en assimiler l’émotion.

J’aime peu que ces aveugles partagent en art, en musique, etc., les préférences que nous savons celles de M. Descaves. Est-il bon que le roman appuie nos polémiques esthétiques ? Certes, M. Huysmans a usé avec éclat de cette méthode. Mais ses personnages sont toujours lui-même, ce qui justifie le procédé.

Pourquoi le nom d’Huysmans s’impose-t-il ici ? C’est que M. Descaves est proche de ce maître, par la vigueur précieuse de son style. Il n’y a pas de vocabulaire plus riche, de syntaxe plus opulente. D’anciens et justes termes sont par lui réinstaurés en leur dignité méritée. Son faible est la composition, trop massive et sans imprévu.

Chapitre XII.
Mort d’Edmond de Goncourt §

{p. 157}J’ai vingt raisons d’admirer Sainte-Beuve, mais celle-ci me frappe aujourd’hui qu’il excellait au moindre prétexte, volume paru, décès survenu, anniversaire ou édition, à donner, à brûle-pourpoint, sur un moderne ou sur un ancien, une étude à peu près définitive. Il en avait les moyens et il en avait le goût. Sans préjuger si j’y parviendrais, le désir me fait complètement défaut de composer sur Goncourt le grand article historique et critique. Pourtant, par un instinct analogue à celui de quiconque, ayant connu la nouvelle ce matin par les journaux, en cause volontiers cet après-midi avec les amis rencontrés, ne puis-je m’empêcher de dire mon sentiment à des lecteurs familiers. La manie de bavarder d’actualité n’est point ce qui excite ici. Il y a mieux. Dès qu’on apprend la mort d’un artiste, ou d’un personnage considérable, et même insignifiant, immédiatement se modifie le jugement latent qu’on en portait. S’il y a lieu, les petitesses récentes s’effacent ; au lieu d’un vieillard {p. 158}qu’on voit, c’est l’homme entier et l’œuvre ; et, tout penchant de polémique aboli, on pense sans effort avec le plus de justice.

 

L’impression première est que M. de Goncourt n’obtint pas la gloire égale à son mérite.

Quelques observations peuvent rendre claire sa valeur, et la limiter ; et une ou deux raisons évidentes expliquent son insuccès relatif.

 

Quoique le départ de son apport et de celui de son frère et collaborateur soit assez malaisé, on s’assure, par leurs témoignages communs et par l’examen des écrits du survivant, que Jules de Goncourt fut le virtuose habile et fécond, l’improvisateur toujours prêt, l’homme d’imagination et d’esprit, un peu le Monsieur en habit noir d’Henriette Maréchal. Mais le fond de l’œuvre, la-méthode, le système d’écriture, cette probité supérieure dans l’exécution sont l’honneur certain de l’artiste perdu hier.

D’abord il fut orgueilleux sagement, honnêtement. Doué certes de facilité, il méprisa la littérature facile du second empire, son époque. Son labeur est énorme, sans être éparpillé. On entrevoit très bien qu’avec un peu plus de paresse et moins de conscience ce gentilhomme cultivé eût pu s’en tenir au plaisir honorable des études historiques par lesquelles il avait débuté. Lire des mémoires, s’amuser à dépouiller, en prenant des notes, les archives du siècle le plus spirituel, le {p. 159}plus dramatique, le plus galant, le plus copieux, pour en tirer de beaux volumes de curiosité érudite, combien en seraient demeurés là ! Il ne se satisfit point à cette besogne rétrospective. Il voulut imaginer, il s’imposa le gros travail de créer. Ses portraits du xviiieº siècle, ses essais sur l’art d’autrefois et sur l’art japonais ne sont auprès de ses romans que divertissements et intermèdes.

 

Tous vont plus loin que l’anecdote, veulent façonner un être, et y réussissent. Le cerveau de Charles Demailly, le caractère de Renée Mauperin, l’instinct de Manette Salomon, l’âme de Germinie Lacerteux existent. La genèse en est patiemment développée, les manifestations fidèlement transcrites.

Un don indispensable est ici qualité maîtresse : c’est l’œil, la faculté de voir intensément ses personnages, de les suivre sans brouillard dans leurs mouvements.

Ce don n’est déparé par aucune timidité à rendre exactes ses imaginations. Tels qu’il sentait un drame, des types, tels il les formulait, avec toute la rigueur possible.

À cet effet, il s’était presque créé un style. N’exagérons rien. La fameuse écriture artiste est plutôt un amalgame. Le solide métal de Flaubert s’y allie à la matière ductile de Gautier, aux paillettes étincelantes de Janin. Mais le mérite fut de si bien choisir, et le secret du mélange, le brevet de la combinaison appartient à Goncourt.

{p. 160}Tranchant sur les conventions légères de ses brillants contemporains, de Feuillet et d’About, de. Karr et d’Aubryet, sa manière fut jugée violemment réaliste. C’est bien près d’une erreur. Il ne subit pas plus l’influence de Champfleury que celle de Balzac ; et, si dans ses livres les détails extérieurs, spécialement visuels, abondent, ils servent toujours à suggérer des nuances psychologiques. Le réaliste absolu peint les choses pour elles-mêmes, Goncourt les mentionne pour leur signification. C’est un mental, un amateur de caractères.

 

On sait, sans qu’il soit utile de s’appesantir aujourd’hui que par-delà la fin on envisage toute l’œuvre, on sait que le dégoût du banal l’induisit à ne s’intéresser plus qu’aux caractères exceptionnels et dégénérés : une écuyère morphinomane entre deux gymnasiarques, dans Les Frères Zemganno, une prostituée meurtrière, dans La Fille Élisa.

Là est le point faible de Goncourt. Même en ses livres de maturité, on souffre d’un goût inconscient du morbide. La sérénité manque à son style comme la santé à son talent, cette santé littéraire qui, selon le mot d’un de ses cadets, plus exceptionnel, plus décadent, mais plus savoureux, « fait les chefs-d’œuvre imperméables et décisifs ».

 

L’acheteur de livres déteste les romans tristes sans trémolos. M. de Goncourt ne connut jamais les succès de grand public. Il s’en affligea profondément.

{p. 161}En cela semblable à beaucoup d’artistes, il concevait et rédigeait son œuvre sans autre souci que de satisfaire sa conscience artistique ; mais, sitôt le livre édité, il se préoccupait infiniment de l’effet produit. Ce n’est pas autrement que Manet, dont certes le génie n’admettait nulle complaisance, nulle flagornerie pour la foule, allait chaque jour au Salon se faire une pinte de mauvais sang à écouter les drôleries débitées devant ses cadres. Encore qu’il n’en ressentît nulle envie, Goncourt trouvait sans doute piètres ses tirages, comparés à ceux de son ami Daudet. C’est qu’un Daudet amuse cent mille personnes et en laisse dix mille indifférentes, qui sont juste la clientèle d’un Goncourt.

À coup sûr, il ne se sentait pas davantage inférieur à Zola, malgré ses deux millions d’exemplaires. Mais avait-il la philosophie de reconnaître que le triomphe si légitime de L’Assommoir ou de Germinal relevait des raisons les moins esthétiques ? Un livre d’art ne peut avoir le succès fou que par une méprise du public. Zola en a bénéficié, pas Goncourt.

La gloire officielle aussi, la légion d’honneur, lui fut avaricieusement mesurée. Sardou était depuis dix ans commandeur, et lui-même touchait à la sénilité, quand on s’avisa qu’il était simple chevalier.

À deux ou trois exceptions près, il n’eut pas davantage à se féliciter de l’amitié littéraire, de l’estime assidue des plus jeunes ; il n’a pas joui de {p. 162}son influence, et, somme toute, celle-ci fut petite. Son talent était trop spécial pour qu’on pût le suivre sans le pasticher. Les naturalistes de quarante ans ne se sentent filleuls que du maître de Médan. Par une opposition curieuse, des poètes nouveaux étaient venus à lui en ces dernières années, attirés par l’aristocratie de son talent : mais il va sans dire que le vieillard ne les entendait pas.

 

Ces divers déboires avaient aigri un caractère naturellement ombrageux et personnel. Vainement il tentait de se confirmer par des succès de théâtre son illusoire puissance sur les foules : toutes ses pièces firent bâiller. Lui seul y crut voir des batailles de Hernani.

Le sentiment de sa valeur assez méconnue avait à la longue faussé son jugement. Les derniers volumes de son Journal firent sourire. Il y apparaissait comme il avait lui-même appelé un personnage de Renée Mauperin : un « mélancolique tintamaresque ». Mais, dès l’origine, son optique était aussi particulière : dans une seule année de son Journal, une des premières, il n’oublie de mentionner que l’apparition du Fils de Giboyer et la révélation du Tannhäuser à Paris !

 

Chéops s’était voué à l’immortalité en édifiant sa pyramide. M. de Goncourt a procédé de même en léguant les fonds nécessaires à instituer une Académie dont il sera le patron.

L’idée est excellente : on ne fera jamais trop de {p. 163}pensions aux gens de lettres. Tout de même est-elle un peu pharaonesque.

Edmond de Goncourt n’avait pas de précautions à prendre pour s’assurer une place honorable dans l’histoire des lettres. Ses écrits historiques ne sont pas impérissables : les arrière-neveux ne se soucieront pas de son goût de Watteau, ou de Hok’saï ; même ses prétentions à écrire les chapitres d’une clinique sociale laisseront profondément indifférent, Mais il demeurera bien un ou deux de ses romans, choisis au petit bonheur de la postérité. De la fécondité de l’abbé Prévost on a sauvé, assez au hasard, Manon Lescaut. Je me représente volontiers que, dans une future Collection des petits chefs-d’œuvre du xixe siècle, on réservera un numéro à Germinie Lacerteux. Il est des auteurs plus heureux à qui l’on ne saurait prédire autant. Mais on ne peut promettre davantage à la mémoire de Goncourt. Malgré ses réelles qualités de maître, comme il fut somme toute un talent excentrique, ne continuant directement nulle tradition, et n’en commençant pas une importante, apparemment sera-t-il classé dans les petits-maîtres. La malechance posthume le guette, et encore, par-delà le Styx, s’aigrira son ombre.

Chapitre XIII.
Beau trio §

I §

{p. 164}Dernier roman de M. Alphonse Daudet. Il paraît qu’il est d’usage de s’exprimer en termes particuliers quand l’on parle maintenant de cet écrivain. Non prévenu de cette singularité, j’avais, il y a quelques années, causé scandale. Mes amis ne m’abordaient plus qu’avec des mines contrites. « Oh ! mon cher, vous avez eu tort… ce pauvre Daudet… non, il ne faut pas…. » Mais, cette fois, j’ai regardé d’abord comment procédait l’ami Coppée dans le premier-Paris-réclame du Journal. L’article de Coppée se résumerait assez comme suit :

« Eh, eh, lisez-vous la Petite Paroisse ? Savez-vous que c’est très gentil ? Auriez-vous jamais cru ça de ce vieux débris de Daudet ? Après tout, il n’est peut-être pas si fini que ça. La tête est encore bonne. Allons tant mieux. Vous verrez : Avec le beau temps revenu, il écrira tout à fait bien. »

Mais c’est Coppée qui me dégoûte avec ses {p. 165}papelardises compatissantes. Il faut ignorer les infirmités des écrivains qu’on lit. Si le lecteur me demande : « La matière est-elle louable ? » je ne prends la question qu’au sens littéraire.

Et quel danger y a-t-il que je dise un avis sans complaisance sur la Petite Paroisse et sur Alphonse Daudet ? Que peut bien faire mon opinion à M. Daudet ? Et fors lui, qui des jugements sur lui-même pourraient-ils bien émouvoir ? J’entends bien qu’à une certaine altitude de succès on ne cherche un peu de vérité que chez les plus jeunes. Mais il est si facile d’attribuer à l’envie froide et moite les sévérités des écrivains indépendants…

Ce bavardage, pour le principe, et une fois pour toutes, et cette fois presque vain hors-d’œuvre : en l’occurrence, je dois reconnaître dans la Petite Paroisse un roman plutôt amusant.

D’abord j’y ai savouré des trouvailles de style. Au lecteur superficiel M. Daudet semble écrire au courant. J’ai peine à croire que sans préméditation on imite si exactement le Jules Mary : « Au trot régulier de son robuste attelage, le landau sortit de Corbeil, laissant derrière lui les cheminées géantes des minoteries, dont la fumée assombrissait tout un côté du ciel splendide », — et le Henry Monnier : « Le général était aux eaux dans le Tyrol, avec la duchesse ; le fils à Stanislas, piochant ses examens de Saint-Cyr qui brûlaient », accouplement de métaphores emprunté à la littérature de la Terre de Feu…

{p. 166}Un autre charme du roman est le mépris implicite de toute psychologie. Mme Fénigan est une vieille acariâtre et cupide. Il lui suffit du bavardage d’un doux idiot et d’une heure de chapelle pour devenir une femme du cœur le plus tendre et le plus délicat. — Richard Fénigan a seize ans et habite la campagne avec sa mère. Il est pêcheur et chasseur, page 22. Très bien. Page 23, on nous confie : « Dix ans se passaient de cette existence. » Comment, dix ans ? de seize à vingt-six ? Fut-il chaste ? ou qui aima-t-il ? ou se livrait-il à l’onanisme ? Nous apprendrons deux cents pages plus loin qu’il caressait ses bonnes. Contentez-vous de cette indication et ne soyez point si curieux de connaître l’historique des personnages qu’on nous présente. — Lydie, femme du précédent, est une enfant trouvée, nature débauchée et hystérique. Elle se fait enlever par un petit prince de dix-huit ans ; puis sa belle-mère la reprend et c’est elle qui devient « femme d’intérieur », femme à « sentimentales confidences, coupées de détails ménagers, de haltes et de marchandages chez les fournisseurs ». — Et le petit prince don-juanesque, celui-là même qui a appris toutes les ficelles de la courtisanerie à Stanislas, en piochant ce que vous savez ; d’où tient-il ses roueries si subtiles que l’auteur s’écrie, enthousiaste : « Mais il n’a pas dix-huit ans, il a cent ans ! » Mystère et Montépin.

Ces caractères sommaires sont notifiés par des formules que les précédents romans de {p. 167}M. Alphonse Daudet avaient déjà popularisées. « Lydie accepta tout de suite l’offre de ce mariage. Fut-ce avec joie ? Eut-elle au contraire quelque regret d’un mari autrement rêve ? Nul n’en sut rien. » Telle Sidonie Chèbe : « Mon garçon, répétait la mère Chèbe à un cousin rougeaud, cette petite on n’a jamais su ce qu’elle pensait… »« Richard aurait voulu lire la lettre qu’elle avait écrite en partant ; mais la mère la cachait, cette lettre… Un autre jour, plus tard, quand il serait guéri. Il y avait là-dedans des choses qui lui feraient trop de mal… Elle en serait trop contente, la gueuse ! » Tout de même Sigismond Planus dissimulait dans son tiroir la correspondance de Frantz et de Sidonie ; il la gardait pour Risler vieilli et assagi, « pour les cocus quand ils auront soixante ans ». M. Daudet a si bien réussi avec Fromont jeune et Risler aîné, qu’il n’a jamais refait un autre roman.

M. Daudet s’est même assagi depuis Fromont. Nous remontons maintenant à Octave Feuillet. Le prince entraîne Lydie dans une serre, nous dirons une isba, pour être « actuels » et « Cronstadt ». — « ’Ah ! si Lydie avait pu voir le sourire de Charley, quand ils entrèrent dans l’isba… Mais, toute à le consoler, à l’apaiser, comment le soupçon lui serait-il venu de tant de scélératesse ? La porte grinça ; les feuilles mortes, chassées par le, vent, entrèrent avec eux dans l’ombre, roulèrent jusqu’au large divan du fond, sous un trophée de glaives…Les chiens, n’entendant plus marcher, s’étaient tus. » Ce « n’entendant plus marcher » est une trouvaille {p. 168}pour laquelle je donnerais toutes les lignes de blanc si suggestives de M. de Camors.

C’est que La Petite Paroisse est un roman-feuilleton ingénu, varié et amusant. Les lecteurs de L’Illustration s’en sont infiniment divertis, aux dernières livraisons surtout. Il y a dans les ultimes chapitres — et je suis heureux, après des compliments que de mauvais esprits craindront énigmatiques, de finir sur une louange sincère : — il traîne en queue de roman une intrigue de juge d’instruction où Mme Fénigan croit son mari assassin, tandis que son mari la suppose coupable, et que c’est au juste un vieux braconnier qui a fait le coup, il y a là un de ces quiproquos à triple détente, d’un comique irrésistible, et dont M. Georges Feydeau, jusqu’ici, gardait le secret, jalousement.

II §

Voici les Kamchatkas, par M. Léon Daudet. L’auteur dénomme ainsi les mauvais farceurs du dernier bateau littéraire et artistique et les dames qui les adornent. Pourquoi Kamchatkas ? Pourquoi pas Alcarazas ou Trombinoscopes ?

Le milieu est bon à blaguer, la matière large à brasser. Mais M. Léon Daudet n’a fait qu’effleurer ou a touché à côté. Un livre récent et joli, Snob, par Paul Gavault, traitait le même sujet avec un {p. 169}tout autre bonheur. Le tort principal des Kamchatkas est qu’ils sont ennuyeux, et la satire ne doit pas languir. Il faut reconnaître toutefois, chez M. Léon Daudet, un souffle réel, une ampleur de narration qui lui permet d’aborder « le fort volume », ce qu’on n’ose ni ne sait plus guère. Pour le reste, ses amis vantent son intelligence. Il étonne Charpentier et Frantz Jourdain, qui l’ont vu si petit ! Son intelligence éclate sans doute dans le discours : À l’écriture, il n’est qu’un fumeux ignorant, et ses bouquins sont d’un raseur.

III §

M. Ernest Daudet est officier de la Légion d’honneur.

Chapitre XIV.
Moralistes à succès :
Dumas, Bourget, Prévost §

I §

{p. 170}Alexandre Dumas acheva la publication de son Théâtre complet. Tome VII : La Princesse de Bagdad, Denise, Francillon, avec notes inédites. Plus de longues et verveuses préfaces : quelques notes suffisent à se commenter. Intime causerie, à la sortie de la Comédie, avec des abonnés approbateurs. À peine il parle de ses pièces, et le peu qu’il en dit, sans fausse humilité, est qu’il les trouve excellentes. Excellentes sans doute par leur valeur scénique, excellentes surtout pour leur valeur sociale. C’est du beau théâtre, mais surtout c’est du bon. Ne protestez pas. « Rien ne peut faire que je n’aie pas aimé, cherché et dit la vérité. » Vous entendez : la vérité. Laissez là Spinoza, Hegel et Stuart Mill, jeunes hommes en effort vers la compréhension. Ici est la vérité. Voici Thouvenin qui s’avance vers la rampe, en bonne lumière, et près du souffleur : « La vérité, la vérité absolue, voulez-vous la savoir ? Ce n’est {p. 171}pas, etc. etc. ; c’est, etc. etc. La voilà, la vérité. » Ouvrez le catéchisme.

Le succès du théâtre de M. Alexandre Dumas demeure à beaucoup incompréhensible : outre qu’ils jugent sa philosophie puérile, son sens social faux et sa littérature grossière, ils sont incapables de trouver à ses fables le moindre attrait, de quoi amuser une curiosité même badaude. Or la fortune de ce théâtre ne viendrait-elle pas de cette extraordinaire faculté de Dumas : Suggérer qu’il sait la vérité, la solution des difficultés morales, qu’il va élucider, escamoter le problème, et, manches retroussées, vous faire circuler la solution. — Y a-t-il dans la salle une fille-mère de bonne volonté qui veuille bien me prêter un instant sa fausse situation ? Grâce ce petit Évangile de poche, nous la retournons comme un gant. Voilà, mademoiselle, je vous remercie.

La grande difficulté, pour un dramaturge de mœurs, est de simplifier et de généraliser assez les faits divers banals ou excentriques que sont en somme ses sujets de pièce. L’esprit simpliste de Dumas ignore cette difficulté. Pour ce penseur, il y a des solutions fausses, à gauche, à droite des solutions vraies. Ces solutions satisfont aux problèmes constants que lui semble soulever la vie moderne. Les caractères, les passions, les nuances des sensibilités, non seulement il les méprise, mais il les ignore. Il y a la séduction, le viol, l’adultère, le mariage, le divorce. Et puis des pantins à qui ces entités s’appliquent. C’est un jeu {p. 172}d’une algèbre conventionnelle et invariée, dont la sûreté en impose au spectateur.

Quand on y réfléchit, l’état d’âme de ce moraliste considérable fut ahurissant. Concevoir le monde comme un militarisme psychologique, à qui convient une théorie et une seule, envisager comme identiques les infiniment variées positions morales dont le nom seul est commun, et comme comportant une solution (qu’on va vous dire), imaginer qu’on a formulé la vie quand on a trouvé cinq ou six problèmes abstraits, est-ce le fait d’« une des plus hautes intelligences de notre temps » ou d’un Homais raisonneur et borné ?

Qui peut s’émouvoir aux moralités de Dumas ? À quelle angoisse, à quel doute, a quel scrupule vient-il en aide ? Ce pamphlétaire qui se félicite d’avoir fait abroger ou alléger des lois n’est, à nos consciences, qu’un légiste aveugle et sans autorité. Sa morale n’est qu’un code sous tel article duquel tombe tout acte qualifié arbitrairement immoral. Immoral, c’est-à-dire socialement funeste. — Or, de cette morale, nous avons peu souci : parce que nous ne sommes plus très sûrs du sens des mots « socialement funestes ». Soit un acte qui entraînera une révolution. Sais-je ce qu’elle vaudra ? L’acte qui la déchaîne est-il pieux ou sacrilège ? — Et quand bien même une morale pourrait issir de l’économie sociale, nous hésiterions à prendre pour paroles de l’Évangile utilitaire les aphorismes mi-paradoxes, mi-truismes, enroulés autour de Denise ou de Francillon.

II §

{p. 173}M. Paul Bourget, aussi, est gros de « problèmes ». Mais tandis que M. Dumas est fécond en « solutions », M. Bourget s’en tient louablement à des « énoncés ». Sans affectation, ses phrases s’achèvent par des points d’interrogation. C’est ce qu’il appelle, dans la préface de la Terre promise, « le noble sens du scrupule ». L’expression est heureuse. Le projet de présenter par des illustrations littéraires non plus des réponses mais des questions de morale sociale n’est pas nécessairement répréhensible. C’est un lieu commun des fraîches écoles que de dénier au romancier le droit de penser avant que d’écrire. Et l’on sort l’autonomie artistique… Intransigeance enfantine ! Le roman n’est-il pas advenu aujourd’hui à une élasticité telle que toute forme de projection littéraire s’y puisse poser ? — Aujourd’hui ? Mais Rousseau ne procédait-il pas ainsi ? N’est-ce pas des conceptions idéologiques qui précédèrent la création artistique dans tous ses livres, c’est-à-dire dans tous ses romans, car la série la plus variée de romans est l’œuvre de Rousseau : Discours, Contrat social, Nouvelle Héloïse, L’Émile, Confessions, Rêveries d’un promeneur. (On parle quelquefois de formes originales, de tentatives inédites de roman. Mais personne n’atteindra la force d’invention de Rousseau en cette matière.) {p. 174}— Le système de roman auquel ressortit, après Le Disciple, La Terre promise, n’a rien d’a priori illégitime.

Ce qu’on peut contester, aimer ou n’aimer point, c’en est l’exécution. Mais à ce point de vue encore, on est à cette heure étrangement sévère à l’égard de M. Bourget. Les mêmes littérateurs, qui, en 1885, n’avaient pas assez de respectueuse admiration pour l’auteur des Essais et de Crime d’amour, s’en vont aujourd’hui le dénigrant parmi les salles de rédaction. Pourtant, l’ironie de Jacques Blanche sur un adroit ouvrier en tableaux de maître, exalté puis délaissé, M. Aimé Morot, je crois, n’est-elle pas vraie de M. Bourget : « Il n’a jamais eu plus de talent. » Il est admirable comme les reporters sont, tout coup, devenus connaisseurs.

Certes, La Terre promise ne vaut ni moins ni plus que les antérieurs romans du même auteur. Ses livres plus jeunes étaient plus gais, ceux-ci sont plus austères. Mais la pensée, la composition et le style sont restés à peu près invariables. Au rebours de ce qu’on a répété sans vérifier, M. Bourget ne fut pas une grande, une profonde intelligence. Il avait seulement un vif désir de savoir, de comprendre, et c’était — et c’est — un esprit délié et cultivé. Sa critique est d’une sincérité grave qui convainquit, et elle parut toute nouvelle et forte parce qu’elle exprimait avec un dogmatisme professoral des préférences assez modernes. Des ingéniosités de journaliste débitées par un professeur disert auront toujours un gros {p. 175}succès. Mais, ni par l’érudition, ni par le sens historique, ni par le don si rare de connaissance, d’expertise littéraire, ni par le prix de son style, il ne fut un grand critique.

Ses romans, soit dit sans intention de paradoxe, valent mieux. Ils sont certainement écrits avec amour, et il est demeuré aux pages un peu de la fièvre sincère et communicative de l’écrivain, malgré la lourdeur unique du style, les gaucheries et les calinotades : M. Bourget est un des derniers audacieux qui croient mieux faire comprendre une catastrophe morale en la comparant à une éruption volcanique. Mais ces métaphores éculées ne choquent pas le plus grand nombre des lectrices. Et il y a une incontestable pose dans le goût des femmes qui prétendent n’aimer plus Bourget.

Pour nous, plus que la trivialité pâteuse de son style, nous déplorons le tour spécial qu’il a donné à une forme de roman, j’ai dit tout fi l’heure, admissible. Loisible, certes, le roman de problèmes, le roman qui veut faire penser, mais à condition que l’auteur ne glace pas dès l’abord par l’allure de moraliste en action. Or, M. Bourget affectionne les paragraphes de ce genre : « Il y a dans la survenue d’un terrible accident, lorsqu’on y avait trop pensé, comme une stupeur et une sorte d’apaisement. Francis l’avait éprouvé, etc. » ou encore : « Nos actions finissent toujours par ressembler à nos pensées, et ce sont ces dernières qu’il importe de gouverner d’abord. Si Francis avait procédé avec la petite Adèle, etc. » Le prototype de ces {p. 176}phrases (un de mes amis prétend l’avoir découvert dans un roman de Bourget) serait : « Si quelqu’un avait voulu se rendre compte des étroits rapports qui lient le physique et le moral, il n’eût eu qu’à entrer, au five o’clock, dans le grand home de la petite Madame de… » Il est certain que ces préceptes tour à tour évangéliques et darwiniens étiquetant immanquablement l’anecdote à venir sont d’un comique à la longue irrésistible. C’est dommage. Car un roman comme La Terre Promise, roman du célibataire-père, est un roman bellement pensé.

Dans sa préface modeste et haute, M. Paul Bourget prie qu’on n’étende pas à tout un genre littéraire les réserves que ses défauts à lui peuvent mériter. Nous n’aurons garde de le faire. Ce genre est celui qu’il appelle le roman d’analyse par opposition au roman à « disposition dramatique ». La liste des romans d’analyse que rédige M. Bourget est longue, incomplète et confuse. Il eût pu se dispenser d’y faire figurer Robinson Crusoë. Il a omis Fanny et L’Éducation sentimentale. Il a réuni sous une appellation trop vague des œuvres infiniment diverses, en les opposant à une forme de roman également mal définie. S’il tenait à une distinction binaire, il eût plus valablement séparé (bien que dans presque tous les chefs-d’œuvre on doive constater leur concours) le roman de conscience et le roman d’inconscience. Un roman d’action peut être l’un ou l’autre. Le Rouge et le Noir est un roman de conscience et d’action. {p. 177}Les Trois Mousquetaires ne sont qu’un roman d’action. Les romans de M. Zola sont des romans d’inconscience, de décor. Entre les romans de conscience, M. Bourget eût pu sous-distinguer, par gradation, le roman mystique, le roman sentimental, le roman psychologique, le roman idéologique, etc. — Sa distinction d’« analyse » et de « drame » est ésotérique et vaine.

Il me peinerait de quitter ce livre de M. Bourget sans dire quel sentiment de respect autre qu’artistique et presque personnel s’impose pour l’écrivain de cette préface et même de ce roman de moralisme un peu flou…

III §

M. Marcel Prévost poursuit le cours de ses triomphes. Deux mois après les Nouvelles lettres de femmes, où j’ai plaisir à reconnaître que le libertinage grossier a disparu par quoi les premières étaient tachées, voilà qu’il nous donne Les Demi-Vierges. « Les Demi-Vierges, centième mille ! »

Il s’agit de petites rastas, comme dit Laforest, dont les procédés sont sans doute plus grossiers mais plus ingénus. Il y a dix ans dans une chronique du Gil-Blas, intitulée Vierges, M. Catulle Mendès flétrissait déjà les jeunes personnes qui {p. 178}apprennent tout du vice, et livrent tout de leur corps, — moins la bagatelle. L’an passé, en une maîtresse page de sa Critique des mœurs, notre Paul Adam disait leur fait à ces pucelles décorsetées dont la bouche se prête aux complaisances, et le sexe aux caresses, sauf à celles qui endommagent ce qu’elles réservent — quelques mois ou quelques jours — pour l’épouseur. M. Prévost n’arrive pas tout à fait premier en s’occupant de ces apprenties hystériques. Son sujet n’en est pas moins admissible.

On objecte : Ces peintures sont fausses et exagérées. — Qu’en savez-vous ? Connaissez-vous aussi bien que Prévost la lie élégante de la société cosmopolite ? — Mais, observe Mme Marie-Anne de Bovet, les jeunes filles (celles qui valent qu’on s’intéresse) ne se livrent pas, se ferment aux confidences et M. Prévost ne saurait se documenter sur elles. — Remarque judicieuse ; mais aussi bien ne prétend-il pas connaître ces vierges. Il connaît les petites rastas ; pourquoi ne nous les déshabillerait-il pas, si ça l’amuse et nous amuse ?

Le fâcheux est que ce ne soit pas très amusant. De roman, de construction d’art, il n’y en a pas l’ombre dans ces trois cent soixante pages. Rien de moins « nécessaires » que tous les événements qu’on nous raconte, que les conclusions auxquelles s’arrêtent les personnages. Ça pourrait tout le temps tourner autrement : il y a tant de manières de mal tourner. Et cette inconsistance logique n’est pas pour attacher à un récit qui ne se {p. 179}sauve point par la délicatesse des détails et la magie du style.

J’entends Prévost me répondre :

— Vous me cherchez une mauvaise querelle. Que parlez-vous d’art et de style ? Allez retrouver vos « décadents » ! Est-ce que je pose pour le Goncourt de mon époque ? Non. Seulement il y a des individus — et j’en suis — à qui échoient des tempéraments de conteurs, que le monde amuse, qui le regardent, et qui le racontent gentiment. Nous sommes des gentils conteurs. Je suis le plus gentil des gentils conteurs.

— Il est bien avéré que vous êtes conteur, et je ne peux pas vous dire que vous n’êtes pas gentil… pourtant « j’ai de la méfiance » ! De gentils conteurs, j’en connais de trois sortes (que voulez-vous, je suis un dogmatique incorrigible !) :

1º Les imaginatifs, à la façon de Cazotte ou de Coster, ou les fantaisistes, comme Bret Hart, — et vous ne songez pas à relever de leur genre, non plus que de celui des sentimentaux moutonneux ;

2º Les érotiques, de Beroalde de Verville à Crébillon ; mais ceux-là ont une connaissance du vice et de la volupté, aussi une verve ou une grâce en leur parler, — dont les passages mêmes où vos fillettes, à table, enfourchent les cuisses de leurs voisins, ne donnent qu’une maigre illusion ;

3º Les réalistes, la lignée de Le Sage, ceux qui nous documentent sur un temps et sur une société ; et pour cela il faut une acuité de vision, une audace {p. 180}de dire, une pénétration psychologique, que je suis confus de ne pas vous reconnaître. (Ici, d’ailleurs, le reproche réfuté tout à l’heure deviendrait fondé : que vous ne nous montrez que des exceptions.)

Votre succès, dont j’aurais tort de suspecter l’aloi (et d’ailleurs, quand vous iriez au-devant de la clientèle, le cas n’est pas pendable), votre succès vient de ce que vous êtes un peu imaginatif, sans envolée fatigante, un peu réaliste, sans floraison de description à donner le mal de tête, et un peu beaucoup érotique. Même vous êtes « pour la morale », comme le cocher du Fiacre 117, qui, après avoir trimballé son « store fermé », emmenait les délinquants chez le commissaire. Vos romans commencent comme Julie ou J’ai perdu ma rose, et s’achèvent comme Berquin ou l’ami de la vertu.

Par la combinaison involontaire, mais heureuse, de ces qualités diverses, M. Marcel Prévost émet abondamment des romans qui amusent les lectrices frivoles, c’est-à-dire toutes les lectrices, moins les insupportables bas-bleus. Il les chatouille où ça les démange, c’est parfait.

Dès l’instant que ces aimables bouquets à Clitoris sont sans prétention artistique, j’y applaudis, et au besoin, j’y mets le nez. Si on nous les donne comme « la littérature contemporaine », je me rebiffe.

Chapitre XV.
Les jeunes maîtres du roman :
Paul Hervieu, Alfred Capus, Jules Renard §

I §

{p. 181}M. Renard excelle dans le roman de fantaisie, M. Capus dans le roman de mœurs, M. Hervieu dans le roman mondain.

Le meilleur ouvrage de ce dernier écrivain me semble Peints par eux-mêmes. Il ne se compose que de lettres échangées entre personnes d’une société. « Pour l’édification de plusieurs autres », disait Laclos dont le nom s’évoque toujours quand on parle d’un roman par lettres. Mais M. Hervieu ne dit pas « Liaisons dangereuses ». Il s’abstient de juger. Comme il a raison ! Et l’un des plus vifs plaisirs de son roman, c’est que, la première fois, nous lisons un ouvrage mondain, sans découpage des manuels de psychologie classique. Quelle fraîcheur de ne plus trouver des débuts de chapitre de cette grâce : « Après une douleur intense, physique ou morale, l’homme éprouve une stupeur très douce où il semble qu’il abdique sa volonté et qu’il s’abandonne à sa chance. {p. 182}Mais cette prostration est brève. Bientôt chacune des mille petites afflictions dont est faite une grande peine renaît et c’est comme autant de piqûres, etc. » C’est, fini, les psychologies en action, avec intermède d’orchestre ? M. Hervieu nous donne enfin un roman agréable dont l’attrait vient de l’observation fine d’un milieu amusant. Les lettres de ses personnages sont telles que ceux-ci les eussent écrites, peu de composition, peu de style. Les lettres des Liaisons dangereuses sont de petites merveilles même d’écriture, mais du temps de Laclos la moindre femmelette griffonnait joliment. Aujourd’hui… nous savons de quelle encre on écrit les billets doux ! Nul doute qu’Hervieu n’ait dû se forcer pour descendre à leur style, mais il y est exactement parvenu.

Un estimable mérite de ce roman d’observation mondaine est le tact que l’auteur a su garder dans le choix de ses situations et de ses personnages. Ils sont moyens, par là, dirait M. Brunetière, ils ont ce caractère de généralité, nécessaire aux œuvres classiques. Les femmes y sont infidèles comme il sied, mais aussi elles n’ont qu’un amant à la fois. Les hommes sont sans scrupule mais sans une malhonnêteté outrée, sauf le nécessaire baron juif. Et les douairières sont sottes sans ridicule.

Peints par eux-mêmes est une comédie qui s’achève en drame. Le train de noce, d’adultère et de sport est trop coûteux au plus grand nombre des jeunes gens actuels, et leur ruine est au bout. {p. 183}Le suicide, précédé ou non de tricherie au jeu, est une solution dont le succès va croissant.

Une querelle. Pourquoi ne nous dit-on pas le petit nom des personnages ? Il est un peu fort que nous ignorions comment se prénomme Le Hinglé, héros du livre. Sa maîtresse, Madame de Trémeur, l’appelle Glé-glé. Dans quel monde M. Hervieu a-t-il vu une femme appeler son amant d’un nom d’amitié fait avec son nom de famille ? Est-ce dans ce monde légendaire et fantomal où les femmes, suivant l’expression célèbre d’un rapport de la censure théâtrale, « ne tutoient pas leurs amants » ?

*
* *

M. Paul Hervieu est un écrivain heureux, et qui mérite de l’être. Dès ses premiers livres, le succès lui a souri, et jusqu’ici il n’a pas trop souri au succès. Eh ! oui, les raisons de sa réussite sont obscures ou à côté, mais, puisque nous en trouvons d’excellentes, il n’y a pas à chicaner. Aussi bien quel est le triomphe qui sait féliciter le vainqueur à l’endroit juste ? On sourit quand un poète est décoré comme chef de bureau. Mais tous les poètes, et tous les artistes, sont décorés comme tels, comme fonctionnaires plus ou moins des Beaux-Arts. Et de même sont-ils applaudis. Mystère de l’ancienneté, du hasard, ou du « piston ».

{p. 184}Pourquoi les ministres qui font saigner les boutonnières, et les passants qui font monter la vente s’y connaîtraient-ils en bonnes lettres ? Ils ont en vérité d’autres qualités à justifier. Celle-ci n’est pas indispensable. Les choses allaient plus correctement aux temps où quelques milliers d’amateurs savaient lire et composaient tout le public. Il suffisait alors d’un article ou d’un sonnet décelant l’écrivain pour vous notifier. S’il n’en va plus de même, du moins le succès, après il est vrai plus d’œuvres accumulées, continue de récompenser assez les plus valeureux. Sauf exception, certes. Pour ne parler que des romanciers, que des prosateurs de fictions, il est fou qu’on ne connaisse pas davantage ni Élémir Bourges, ni Jules Renard, ni Marcel Schwob. Mais Renard sûrement, sans doute Schwob, et peut-être Bourges l’auront, cette gloire méritée, sinon ambitionnée. C’est affaire de temps. Nous sommes quelques-uns à les aimer mieux que les autres, et à le répéter. Entre ces quelques-uns, il en sortira bien deux ou trois qui demain, ou dans un an, ou dans dix ans, donneront le la aux snobs, aux précieux snobs qui répercutent pour les naïfs les goûts des intelligents…

M. Hervieu n’a attendu ni dix ans, ni un an peut-être. Quand j’ai lu Deux plaisanteries, l’un de ses premiers petits livres, le meilleur public n’ignorait déjà plus son nom. J’avais vu des lignes aimables et ironiques de Maxime Gaucher sur un de ses écrits. Gaucher était bienveillant à {p. 185}contre-sens pour l’ordinaire. Il chroniquait dans une revue protestante où le tour d’esprit narquois d’Hervieu froissait les puritanismes. Ses compliments balancés ne prouvaient rien. J’ouvris sans prévention Deux plaisanteries. Je fus charmé. On a repris depuis si souvent cette forme de satire légère et qui s’excuse, par une pointe, d’être profonde, que, relu ce soir, le récit me semblerait défraîchi. Mais alors c’était presque une révélation. Cela évoquait Gustave Droz sans les bavardages puérils, Edmond About sans les grâces de pion, Ludovic Halévy sans les potineries de concierge de théâtre ni les mièvreries d’improbables salons. M. Hervieu opérait dans le monde, affaires étrangères, sports, militaires, belles madames, il en montrait les marionnettes comme un qui connaît bien leurs ficelles, qui sait ce qu’elles valent et qui n’en clame point. Même il ne tomba pas à la renverse quand il découvrit un boudoir, comme fit, aux temps qu’il préparait des adolescents au bachot, tel actuel académicien, à monocle aujourd’hui. Hervieu savait voir, savait écrire, savait sourire, et ne « s’épatait » pas.

Mérites, déjà. Il en faut dire un plus rare : M. Hervieu travailla. Il a onze volumes à son catalogue : aucun n’est bâclé ; deux au moins, Diogène-le-Chien et Peints par eux-mêmes, en leurs genres divers, sont délicieux.

Et si L’Armature qui parut depuis et qui, ironie, est le premier gros succès de M. Hervieu (Revue des Deux-Mondes, premiers-Paris {p. 186}applaudisseurs, thèmes de conversation aux cinq-à-sept), si L’Armature est un roman mal réussi, je voudrais vous faire sentir que cette défaillance littéraire est encore tout à l’honneur de l’écrivain.

D’abord Hervieu a tenté le grand roman après n’avoir écrit que des petits. L’Armature est longue, mais surtout elle est compliquée. Et si l’auteur n’avait traité qu’un épisode, nul doute qu’il l’eût bien conduit.

Dans Peints par eux-mêmes qui était son dernier et son plus grand effort, M. Hervieu ne présentait guère, avec les fonds de tableaux indispensables, que la liaison d’un clubman et d’une jolie femme, qu’un vif tableau de mœurs surmenées, adultère, avortement, ruine et revolver. Daphnis et Chloé overtrained. La forme du roman était épistolaire et facile.

C’est de bien autre chose qu’il s’agit aujourd’hui. C’est tout un milieu, l’aristocratie nominale et financière, qu’on agite sous nos yeux. Dix personnages principaux sont portraiturés « en pied » avec leurs mutuelles intrigues.

Simultanément qu’un roman de mœurs et de caractères, L’Armature est un roman social. Car L’Armature, c’est l’argent. Derrière toutes les façades, ce qui soutient et conduit ces êtres, c’est la question d’argent. Vous voyez comme ce choix est ingénieux pour rapprocher l’aristocratie authentique sa sottise, sa grandeur et sa dèche, de l’aristocratie de banque, de bourse et de panier à salade.

{p. 187}Enfin, sollicité par la gravité même de son sujet, M. Hervieu troquait sa manière coulante, son style d’esprit et sa fantaisie contre une écriture voulue plus mâle et plus magistrale.

Il faut le dire : M. Hervieu a échoué sur presque tous les points.

L’écriture de L’Armature est singulière. Elle sent l’huile. Après le couplet limé et solennel, l’auteur condescend à des motifs de tyrolienne. Rien n’est plus dénué d’unité de ton. J’ai lu sans prendre de notes, et ne puis citer de mémoire un passage justificatif de cette critique, mais je le ferais au besoin. M. Hervieu n’a pas eu le courage de n’être pas spirituel. Mais, après des pages graves, on est mal disposé à sourire, et ses plaisanteries sont contraintes, et détonent.

Le sujet social du livre est mal étreint. La moitié des personnages par leur fortune ou leur indépendance sont hors les soucis d’argent. Je ne discute point que tous les autres y soient plongés. Cela est vrai, de toute vérité. Même ce n’est pas la moindre raison de sympathie qui m’inclinerait au socialisme que celle-ci qu’il supprimerait l’insignifiant argent et l’odieuse chasse qu’on lui fait. Mais il est faux de l’appeler L’Armature. « Savez-vous exactement, dit le Desgenets du roman, ce que l’on définit par le mot d’“armature” ? On désigne ainsi un assemblage de pièces de métal, destiné à soutenir ou à contenir les parties moins solides, ou lâches, d’un objet déterminé… Là-dessus on dispose la garniture, l’ouvrage d’art, c’est-à-dire les devoirs, les sentiments, etc. » {p. 188}Eh bien non, cette thèse est fausse. L’argent n’est pas l’essentiel des existences brillantes qu’on nous dépeint. C’en est l’extérieur, le tartre et quelquefois la crasse. L’amour de ce jeune homme pour cet enfant est désintéressé ; seulement c’est faute de l’argent nécessaire à l’enlèvement qu’il ne peut conduire sa vie comme il le voudrait. L’argent est une défense, c’est une armure, ce n’est pas une armature.

M. Hervieu a mis en contact un groupe considérable de personnages, en des combinaisons d’événements. Mais ces légendes sont sans lien, ce qui fait qu’elles se confondent dans notre mémoire. Et les caractères des personnages, on nous les raconte bien, mais pour la plupart on ne les développe pas assez, par le seul procédé de développement possible : le choc des faits, pour que nous en gardions une image claire. L’ensemble est sans précision, comme sans nécessité.

Mais il demeure au mérite de M. Hervieu, non seulement des pages, çà et là, charmantes, mais encore des intentions fondamentales auxquelles on ne saurait trop applaudir. Las d’un petit genre où il était le maître, il s’est efforcé loyalement vers une maîtrise supérieure.

Je sais un autre gré au livre discutable de ce bon romancier : il souligne notre injustice l’égard des prédécesseurs. Qu’Hervieu ou Donnay nous semblent plus fins que Zola ! Oui, mais qu’Hervieu écrive L’Armature et nous voyons combien c’est {p. 189}plus flou et moins fort que L’Argent ! Et Hervieu est l’un des meilleurs parmi les plus jeunes. Et L’Argent est un des moindres bouquins de Zola ! C’est ça qui vous rend petit garçon…

II §

On sait surtout de M. Capus d’incisives fantaisies sur les hommes et les choses du temps. Il les signe Graindorge. Il n’est pas le dernier écrivain dont on ne connaît que les plaisanteries, dont on ignore à peu près le talent profond et grave, sinon triste. On ne songe pas, il ne lire que ses petits dialogues, en elzévir serré, qu’il est un romancier d’humanité large et touchante.

Années d’aventures, voilà le roman que je cherchais depuis longtemps, débarrassé enfin des sempiternels adultères et des élégances équivoques. Point de polo ici, ni de flirt. M. Camille Lemonnier, dans L’Arche, avait déjà écrit le roman de braves gens heurtés par la vie. C’est une remarque à faire que sous couleur de réalisme (et nul plus que moi ne fait cas de cette excellente et savante école), on n’avait étalé, rien que de scandaleux. Une fille qui fait le trottoir, une dame qui fait le canapé, cela existe, cela est légitime à peindre dans un roman. Mais un honnête homme, une honnête femme qui ont des échéances et qui souffrent cœur à cœur, cela existe aussi, et, dût le tirage {p. 190}être moins flatteur, cela mérite d’être étudié, ressenti, et exprimé par un artiste.

M. Capus l’a fait et réussi. Années d’aventures ! Ces aventures sont celles d’un jeune ménage d’employés. L’homme perd sa place, — et commencent les épisodes. Les médiocrités agitées provoquent les plus délicates, les plus hautes émotions. Il peut y avoir autant de charme à consoler un mari, expéditionnaire, qu’on révoque, qu’à réconforter un prince qui perd son royaume. Le charme est à toutes les pages de ce livre, si plein d’expérience, de naturel, de simplicité, de goût.

Du même auteur, Qui perd gagne et Faux départ sont plus savoureux encore, et de plus copieux agrément. Pour l’exactitude aisée de ses peintures, Alfred Capus est notre premier annotateur de mœurs, et, autant que d’un siècle au suivant on peut comparer, pas inférieur au glorieux Lesage.

III §

Maintenant disons la louange de Jules Renard.

Jusqu’à quel point est-il amusant d’analyser un écrivain de gaîté ? Pourquoi la musculature du rire serait-elle matière plus agréable au physiologiste observateur que celle du pleur ? ou même du bâillement ?

Si elle n’est pas plus drôle au lecteur, elle est {p. 191}plus difficile au rédacteur. Il est fort pénible de décomposer les éléments d’un comique, surtout d’un comique contemporain.

On ferait à la rigueur une honorable conférence sur Scarron, en racontant sa vie et en soulignant les renseignements que sa manière et sa matière nous donnent sur le mouvement littéraire et sur la société de son temps. Mais la biographie de Jules Renard m’est inconnue et serait déplacée ; pour sa pédagogie et sa place historique, ce serait trop de pédanterie que d’essayer d’en parler. Pourtant, je m’en voudrais, relisant un jour ces chroniques, de n’y trouver pas assez souvent le nom du meilleur fantaisiste dont elles étaient contemporaines et de ne pas avoir publié le plaisir que je lui avais dû.

Car, si Allais a plus d’invention, Courteline moins de bride, Veber une joliesse plus classique, Bernard plus de philosophie, Jules Renard n’est pas moins le Maître du Rire moderne, pour quelques raisons

M. Renard est un bon observateur, fouilleur et pas gâcheur, qui voit beaucoup, et n’oublie rien, puis qui sait prendre ses trouvailles dans ses deux mains bien fermées, et vous les apporte, sans bousculade, sous les yeux, en frôlant le nez. J’entends que sa plus rare qualité est peut-être la vertu de son style, sans lointain ni recul, immédiat, perpétuel présent d’indicatif, qui ne fait ni ne demandé crédit. Et vous entendez aussi que la vertu de ce style correct, précis, clair comme du {p. 192}La Bruyère, n’est rien auprès du genre de mérite intellectuel, de netteté, de sûreté et d’économie dont cette écriture même est le signe tangible.

Mais M. Jules Renard n’est pas moins heureux dans le choix de ses légendes que dans leur vision et leur exécution. Le fantaisiste médiocre s’astreint à trouver des « sujets drôles », de réjouissantes blagues. Jules Renard est assez original de regard et d’écriture pour choisir presque au hasard. Ce donc que j’entends par l’heureux choix de ses sujets n’est pas le bonheur des anecdotes, dont les Charivaris et les Tam-Tam de 1860 ou les Fliegende Blätter d’aujourd’hui servent aux confrères pauvres de mine inépuisable ; non, c’est l’ingénieuse façon de voir, sa compréhension personnelle de tout fait-divers. La disproportion des valeurs et des titres, des tempéraments et des attitudes, des intérieurs et des façades, est ce qui le touche dessus tout. Son roman, L’Écornifleur, est le jeu logique de quatre ou cinq personnages ni vulgaires ni distingués, dans l’incohérence naturelle de leurs caractères et de leurs snobismes.

L’Écornifleur est un roman nouveau, et c’est déjà extraordinaire. C’est un récit que n’avions-nous pas lu, en substituant Pierre à Paul et Foley à Delpit. C’est un sujet frais, c’est-à-dire un mode neuf de situation vraie et connue, avec son expression littéraire conforme, inédite. M. Henri écornifle le bonheur des ménages où il pénètre ; ni par passion, ni par sensualité, mais par la force des choses, par crainte d’être impoli. Une telle situation est {p. 193}parente de celles où tour à tour s’amusèrent Noriac, Gyp, Lavedan. Mais elle n’est pas traitée avec esprit. Il n’y a pas de mots, ni de drôlerie d’écriture. C’est de l’ironie sentimentale ; point un récit attendri dont on relève la fadeur par des plaisanteries passementées ; au contraire, un roman léger et ironique, avec les repos mélancoliques d’un esprit un peu clairvoyant qui se lasse de plaisanter. Aussi bien l’homme (l’écornifleur) vivant en société, généralement à l’ironie de l’un correspond la naïveté, la peine ou l’ahurissement des autres. Il y a le farceur et ses victimes. Ce n’est jamais comique des deux côtés. Et dans ce roman la drôlerie du côté face et l’amertume du côté pile se correspondent et se complètent merveilleusement.

J’aime que chez Jules Renard, sans grossissement, la médiocrité soit honorable, le ridicule discret, et l’inattendu sans surprise. Il lui suffit de nous mettre constamment sous les yeux le type et le rôle pour que de leur discord surgisse le comique.

Vous savez, pour avoir dîné auprès de gens spirituels, que le procédé des amuseurs est de ne jamais rire. Aucun des écrivains gais de la promotion récente ne rit donc. Mais la supériorité de Jules Renard qui le fait, disons-le, le Maître du Rire moderne, c’est que non seulement il ne rit point, mais qu’il ne fait jamais rire.

Le comique est un état d’âme. Jules Renard excelle à nous le suggérer, par une incantation sienne, qui spécifiquement vaut celle des poètes. Puis, l’adresse de ce littérateur va jusqu’à enfermer {p. 194}en nous l’impression comique obtenue, à l’empêcher de s’évaporer dans le bouillonnement d’une gaîté, à veiller à ce qu’elle ne fuse dans un rire.

Aussi est-il, entre les fantaisistes, celui dont on ne se lasse point. Les coins des Sourires pincés, les papillotes de ses Coquecigrues, les éclairs de sa Lanterne sourde, autant de petites pages à relire jusqu’à la mémoire par cœur sans altération du plaisir, puisqu’il n’y a pas là rire émoussable ou surprise de suite éventée, puis aussi qu’il ne fatigue point par les bavardages et les délayages où s’embourbent les vieux comiques, sous prétexte de récit « bon enfant », puis enfin qu’il surveille son style jusqu’à une maîtrise spéciale, menue et propre, excellente à dire ce qu’il veut sans plus.

Ainsi, notre précieux confrère, avec au fond une spirituelle connaissance du cœur humain, à la forme un souci récompensé du parfait, et les plus louables ruses, améliore grandement, par ses petites cultures intensives, le champ des lettres françaises.

Avec un mérite supérieur, M. Renard est presque ignoré. Je ne veux pas lui donner la mauvaise posture du génie méconnu. Le ridicule serait deux fois injustifié. Il n’est pas tout à fait un génie, et il n’est pas tout à fait méconnu. Mais sa vente est médiocre. L’Écornifleur n’a pas « percé ». On n’estime l’écrivain que comme fantaisiste. C’est décidément insuffisant, aujourd’hui surtout que Renard nous apporte les menues merveilles de Poil de Carotte.

{p. 195}On s’apitoie sur l’Enfance abandonnée et coupable. M. Renard nous apprend à plaindre plus justement l’enfance innocente et tourmentée. Poil de Carotte est le troisième gosse de la famille Lepic, celui qu’on n’aime pas. On nous conte ses petits malheurs, et une tristesse en sort d’autant plus vive que Poil de Carotte est plus philosophe, d’une résignation précoce qui désole : « Tout le monde ne peut pas être orphelin. » Le mal n’est pas d’avoir les oreilles tirées ; c’est, tout jeune, de n’apprendre pas l’art d’espérer qui est tout l’art de vivre.

M. Renard précise les petits états d’âme de ce gosse par une foule d’aventures ingénieuses et naturelles qui ont les chapitres du volume. Prenez-en un, lisez-le de près, cherchez à enlever une phrase, à changer un mot : c’est impossible. Le relief voulu disparaîtrait, ou au contraire s’accuserait, brutal. C’est la perfection de Voltaire.

Chapitre XVI.
Consultation pour un apprenti romancier §

{p. 196}À mon journal, j’ai reçu une lettre d’une abonnée de Boussac (Creuse) : elle réclame un avis un peu confidentiel. Son garçon a du goût pour la lettre moulée. Au juste, comme il a passé son baccalauréat et séduit une fille de chambre, il se croit mûr pour le roman. Madame sa mère de qui j’ai la toute confiance s’enquiert, près de moi : « L’enfant doit-il aborder la carrière ?… Indiquez-moi avec précision les qualités et de fond et de forme indispensables au métier de romancier… alors nous verrons. »

La réponse est délicate. Ce jeune homme semble avoir des atouts pas à dédaigner. Triompher à la table du bachot tout ensemble et dans le lit de sa bonne atteste une expérience littéraire et un us féminin d’une valeur petite, mais réelle. D’excellents confrères ont réussi avec de moindres ressources. À la vérité, mon maître et ami Oscar Méténier méprise le baccalauréat, mais ne {p. 197}sentez-vous pas une pointe de mélancolie dans son irrespect ? Et d’autre part, si M. Victor du Bled n’a jamais chiffonné que l’histoire de France de Dauban, si, malgré son âme lamartinienne, il n’osa jamais s’essayer dans la fiction personnelle, cette lacune de son éducation n’y est-elle pas pour beaucoup qu’oncques il ne manqua de respecter aucun pucelage, y compris hélas le sien ?

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Il est précieux que le jeune homme de Boussac n’ait pas poussé ses études à un degré excessif. Les réminiscences ne l’encombreront guère : sans vergogne il découvrira le roman d’une bourgeoise de province mal amusée par son mari, qui sera médecin par exemple. Un médaniste me confiait, dans le sourire de sa sagesse ingénue : « Moi, j’écrirais Peau d’Âne que je croirais l’inventer. » — Laissez vierge, mon jeune ami, votre mémoire littéraire. Voilà la rose qu’il faut sauver !

Quant aux lectrices qui achalandent-les rédacteurs en vogue de nos meilleures librairies, pourquoi ne les sauriez-vous point conquérir, comme vous avez fait votre chambrière : à la hussarde ? Ne rêvez point que de celle-ci et de celles-là les psychoses soient bien diverses. Il n’est pas tant de manières d’éjouir le sexe, et vous semblez bon drille à le chatouiller.

{p. 198}Vous insinuerai-je, Monsieur et futur Confrère, des considérations plus graves ? Sans doute il serait heureux que vous possédassiez un tempérament artiste, c’est-à-dire amateur de la vie, amateur de ce qui est. Le mauvais artisan fait faux, et donc inexistant parce qu’il n’aime pas assez la vie (les arbres, les rues, les calculs, les têtes…) pour en pénétrer le sens : on ne comprend qu’en aimant. Le fruit sec, le cœur sec n’aime pas et n’entend pas : quand il répète, il joue faux.

Ainsi je me féliciterais que la nature vous ait créé — non seulement narrateur, soit enclin à formuler, pour les sentir plus largement et mieux en détail, les légendes écloses en votre imagination — mais encore, et auparavant, et éminemment voyeur (pour ne pas dire sensuel ou sensible, mots dont la signification s’est trop épandue), oui, regardeur, écouteur, gourmet, nez fin, avec toutes ces particularités compliquées de mémoire (souvenir des paysages, gestes, odeurs, etc.), à seule fin que se manifestent en réalités immédiatement reconnaissables lesdites cérébrales éclosions.

[Nota. Cette nécessité de la ressemblance ne vise pas à satisfaire les curieux de constater « comme c’est bien imité ». Non. Seulement, si l’artiste nous veut communiquer, eh ! eh ! un état d’âme, il sied assez qu’il nous le suggère, qu’il nous y prépare par un état de choses. Et si ces choses sont bâties de chic, comment les reconnaître, et donc, etc.]

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{p. 199}Maintenant, madame votre mère parle de la forme et du fond. Tenez de suite qu’opposés ces termes sont vides de sens. Il faut savoir sa grammaire et son vocabulaire sur le bout du doigt et jongler avec. Pour le reste, assurez-vous qu’une pensée loin conduite et possédée jusqu’en ses recoins ne peut s’exprimer sottement. Au contraire, un morceau apparaît-il, au superficiel abord, de quelque valeur mentale, mais d’une écriture fâcheuse ? N’en doutez, mie, cette médiocrité du style accuse la faiblesse d’un esprit incapable de coordonner et de hiérarchiser les idées élémentaires, la pauvreté d’une pensée gonflée mais anémique. Saint-Pol-Roux conciserait : « Les défaillances des syntaxes affichent les anévrismes des concepts. »

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Mais de quels scrupules, Monsieur, vous embarrassé-je ? Que vous vous développiez probe écrivain ou mauvais gâcheur, qui donc s’en apercevra ? Il y a un an ou deux, l’on disait couramment et des hommes célèbres émettaient aux diners de La Plume que : « La critique serait morte si les {p. 200}rédacteurs des revues indépendantes ne tenaient haut et ferme, etc. » Or voici que M. Léon Daudet, dont on ne saurait suspecter la foi ni la compétence sans émulsionner les familles Daudet, Hugo et Dorian, voici que ce Swift du Kamchatka nous révèle la vénalité foncière des critiques les plus jeunes et les plus sévères. Alors quoi ? Et, faute de mieux, à qui complaire sinon au chef de vente ? Pour ce, vous savez la recette : à la hussarde !

Envoyez-moi, quand vous l’aurez écrit et imprimé, votre premier roman dûment dédicacé. Je serai touché du souvenir. Mais il est un hommage plus utile, n’oubliez pas alors de le rendre. Allez à la gare Saint-Lazare, montez droit au pavillon des journaux. Demandez son nom à la préposée, et achetez-lui un exemplaire de votre roman. Écrivez alors de votre plus distinguée anglaise : À Madame Machut, respectueusement, et signez. Vous pensez si la bonne femme chauffera le débit. Ne vous arrêtez pas à Madame Machut, recensez libraires et gérantes, poursuivez votre gracieuse tournée de gare en gare, semez les envois d’auteur ; vous m’en direz des nouvelles. L’idée n’est pas de moi, elle est d’Étienne Lechevin qui s’en trouve à merveille.

Chapitre XVII.
Romans d’histoire, d’aventures et de voyages :
Gebhart, Lemaître, Radiot, Élémir Bourges, Loti §

I §

{p. 201}La « Bibliothèque de romans historiques » comprend un nouveau volume : Autour d’une tiare (1075-1085), par M. Émile Gebhart. Car nous avons une bibliothèque de romans historiques. Les catalogues de M. Colin, libraire, attestent que, commencée il y a deux ou trois ans, elle compte déjà vingt-cinq volumes. D’aucuns furent des réimpressions : Salammbô, la Chronique du règne de Charles IX, Cinq-Mars. Certains, donnés inédits, manquaient tout de même un peu trop d’originalité comme ces Marguerites du temps passé, de Mme James Darmesteter, dont les pages les plus savoureuses avaient un parfum un peu vif de Brantôme : les musiciens, n’est-ce pas, madame, ne sont point seuls exposés aux fâcheuses réminiscences… D’autres écrivaines, Mesdames Bertheroy, Judith Gautier, Stanislas Meunier, Augustine Filon, Andrée Theuriet, et Jane Dieulafoy accaparèrent la Collection que, jusque hier, le seul {p. 202}M. Léon Cahun, savant sûr et écrivain probe, honorait d’une mâle collaboration.

À cette heure, une édition de romans historiques est nécessairement une bonne affaire. Il y a des raisons actuelles à son succès : l’acheteur veut échapper au roman naturaliste, trop avertisseur aux yeux des pères de famille, et en même temps, grave et suggestive coïncidence, trop pessimiste ; enfin trop ennuyeux. D’ailleurs, si l’intérêt de badauderie populaire est éveillé et retenu par les récits simplement mondains, évocateurs d’une vie de petits hôtels, de lampes à colonnes et de tous ces surahs, ce n’est pas trop de dire qu’il est captivé par la flatteuse confidence où les met un narrateur complaisant des gestes de personnages historiques. Aucun doute ne ternit la satisfaction d’en apprendre si long sur les dessous de personnages si élevés. La crédulité à l’imprimé demeure insondable. Cette certitude même du succès avilit le genre. Le rédacteur captive des sympathies qui vont non à ses créations, mais aux glorieux bonshommes pour qui il les fait passer. Il est évident que les Amours secrètes de Pie IX durent une jolie part de leur réussite en librairie au nom du souverain pontife qui s’étalait sur la couverture. Sauf rare exception, tout roman historique est plus ou moins un roman scandaleux.

L’exception, on la voit par sa souplesse indéfinie, il n’est point de matière à qui soit fermé le roman, et, si un bon écrivain le compose, le bon roman. Un artiste a le droit — on peut même le {p. 203}féliciter — de se passionner pour une époque. Il est légitime que l’émotion qui se dégage pour lui d’un moment d’histoire, il la veuille formuler en une légende personnelle. À la rigueur, si un fragment historique lui paraît sans retouche et sans coup de pouce « beau comme un roman », il peut l’écrire et faire œuvre d’historien avec ses outils de romancier. Mais c’est le cas exceptionnel. Le cas normal du roman historique, c’est une histoire thème d’une légende, prémisse évocatoire et propitiatrice à la sympathie, bon cadre mutuellement connu pour replacer où il les a ressenties les émotions que l’artiste veut communiquer. C’est avec des faiblesses traînardes ce qu’a essayé Vigny, avec une finesse un peu courte Mérimée, avec sa verve et son imagination sans loisir de regarder Victor Hugo, l’Hugo charmant de Notre-Dame de Paris, pas le feuilletonnier ténor de Quatre-vingt-treize. Flaubert, Salammbô, c’est la réussite même, malgré la lourdeur de la traîne archéologique. Il se pourrait que ce fût tout. Gœthe, historien, n’est qu’historien. Pour les romantiques anglais, ils valent dans le genre moins que les nôtres, avec l’aggravation d’avoir déplorablement trop produit. La rage les avait mordus de la restauration, de la reconstitution de toutes les époques et de tous les pays, Campbell, Lamb, Southey. — Walter Scott lui-même, si aimable comme descripteur de la vie écossaise, Walter Scott, malgré un succès qui n’est pas prêt de s’arrêter, est un piteux romancier historique, bien inférieur au père Dumas, qui, au {p. 204}moins, bafouillait ingénûment, portière d’une platine infatigable. On voit Walter Scott confortablement installé dans son château d’Abbotsford, au milieu de ses collections, du plus complet décrochez-moi-ça archéologique qu’amateur riche ait jamais réuni, et disposant ses aventures pseudo-historiques comme il s’amusait à faire ses défroques, en mascarade. Détestable écrivain, penseur nul, savant de détails mais fermé à l’intuition exacte, vive, nue et crue d’une civilisation, il s’attachait à l’exactitude morte, et il n’avait jamais songé que des hommes avaient pensé d’autre sorte que lui dans les cuirasses et parmi les tapisseries qu’il exhumait. C’est le contre-pied de la méthode artistique du roman d’histoire : — pénétration avertie, transposition libre.

Personne ne reprochera à M. Émile Gebhart de manquer de finesse, ou d’ignorer les annales contemporaines de son récit. Il connaît les épisodes du pontificat de Grégoire VII, et sa traversée si tragique sur la barque de saint Pierre, avec une sûreté et une aisance dont personne même ne peut mesurer la valeur, puisque nul ne sait sur ces matières à lui familières que ce que son érudition généreuse a bien voulu en apprendre au public.

À quelle fade, légendaire et trouble moyen-âge italien était-on réduit avant que Jules Zeller, puis Émile Gebhart n’eussent mis à la lumière cette extraordinaire histoire ? M. Gebhart, dont c’est le métier et sans nul doute le plaisir de revivre {p. 205}l’histoire d’Italie, surtout de l’Italie mystique, avoue s’être accordé une récréation : « celle de mêler un conte d’amour ingénu aux terreurs du règne de Grégoire VII et d’entourer d’une chanson d’abeille la tiare du trône de Canossa ».

Il n’est peut-être que des historiens capables d’écrire des romans historiques. Ceci n’est ni une méchanceté, ni un truisme. Je ne veux aucunement traiter de fables les récits voulus sincères, et nous n’excellons point en tant de genres qu’on doive dénigrer des travailleurs qui maintiennent mieux que tous autres en France, avec les meilleures méthodes, la tradition de l’investigation scientifique. Ce n’est pas non plus une vérité de La Palisse, car l’histoire a ses procédés, et l’art a des règles tout autres. Je pense seulement à ceci : qu’il est d’une douceur infinie de se délasser du travail par une occupation qui est presque le contraire de celle à qui l’on s’adonne d’ordinaire, et où pourtant l’on ne perd pas le bénéfice de ses compétences. Or la pensée impérieuse et presque accablante du travail historique, c’est le scrupule de l’exactitude, la crainte de l’imagination sacrilège de la vérité. Dès lors, quelle meilleure détente que de laisser courir cette imagination, avec la sécurité que les paysages et les figures qu’elle s’amusera à combiner seront tout de même de bon aloi historique, puisque cette imagination vagabonde est encore une imagination de savant. Cependant c’est la meilleure publicité des travaux de l’érudit qu’est l’occasionnel romancier ; rien {p. 206}n’attirera mieux aux volumes sévères que les légères brochures du même auteur ; on s’y apprivoise à des études qu’on ne soupçonnait pas suggestives de charmes si imprévus. Renan l’avait fort bien compris qui, dans la préface d’un de ses derniers recueils de pages fugitives, s’excusait sans aucune sincérité, son sourire l’avouait, de ses fantaisies sans conséquence, se reprochait, à un âge où on ne devrait plus s’occuper que de travaux sérieux, de vérités éternelles, de donner ses soins à des publications qui l’amusaient sans plus. Pourtant, l’Abbesse de Jouarre amorçait à Histoire du peuple d’Israël. Nul doute qu’Autour d’une tiare n’attire beaucoup de lecteurs aux solides et attachantes études sur l’Italie mystique, surtout sur Gerbert.

J’ai bien envie de les dire charmantes, ces études même, si je ne craignais que l’épithète ne diminuât leur grave valeur scientifique. Pourtant, c’est exactement le charme, la vertu maîtresse et constante d’Émile Gebhart. Il nous enchante par la triple baguette de la bonté, de la malice et de la modestie.

Il y a, dans Autour d’une tiare, où parmi les péripéties les plus grandioses et les plus douloureuses d’un étonnant pontificat, naît, sourd doucement, enfin clame l’amour de deux enfants, il y a des silhouettes sombres de moines fanatiques et meurtris, des aventuriers sataniques et des cardinaux de tapisserie ; mais la figure préférée, je suis sûr, c’est ce bon évêque Joachim, évêque sans évêché, puisqu’on l’a chassé, pour {p. 207}cause de pauvreté, de son diocèse d’Assise, et qui est devenu l’hôte du pape et le familier du Latran. Il est ingénu et savant, mais sa théologie ne l’embarrasse point. Il ne comprend de l’Église que la Charité : Jésus n’était ni comte, ni baron, ne possédait ni fiefs, ni bourgs, ni châteaux-forts, ni vassaux, et n’avait pas même une pierre pour reposer sa tête. Quand Joachim est confident, sans le vouloir d’un amour point spirituel, il ne s’indigne, ni ne réfléchit, et ne pense qu’au mariage nécessaire, oubliant tout à fait que l’Église ne permet pas le mariage pour la satisfaction de la volupté, mais seulement pour la création de la famille. Oh, le bon évêque ! Sa seule malice va à contrarier une vieille revêche, la gouvernante de la merveilleuse Pia, nièce du pape. Pourtant Grégoire VII le soupçonne un peu d’hérésie, et il n’a qu’à moitié tort. Car Joachim, malgré sa foi aveugle, en arrive au Dieu des bonnes gens, de la complaisance, presque de Béranger. Sous prétexte d’humilité évangélique, il s’en faut de bien peu qu’il descende à l’anarchie, à une anarchie consentie et voulue par les heureux, il est vrai, mais dont la pensée est tout de même un péché à la cour d’un pape-roi. Il manque un peu de jansénisme, si j’ose déjà m’exprimer ainsi. Ce n’est pas assez de mettre la foi hors de discussion quand on ne l’applique pas à vivre dévotement. M. de Sacy s’entretenant avec Pascal appliquait à Montaigne un jugement de saint Augustin : {p. 208}« Il met dans tout ce qu’il dit la foi à part ; ainsi nous, qui avons la foi, devons de même mettre part tout ce qu’il dit. » C’est M. de Sacy, c’est la vieille gouvernante revêche qui, catholiquement parlant, avaient raison.

Mais les écarts de théologie de Joachim nous le rendent plus aimable. Il n’a ni la vanité que donne le savoir, ni l’orgueil que donne la foi. Et il a la malice nécessaire pour n’être pas, aux yeux des autres hommes, qui ne sont pas des anges, une figure ennuyeuse. Or, M. Émile Gebhart est le moins ennuyeux des écrivains. Car, comprendre sans affectation, sourire sans faire mal, aussi, bien que ce soit de moindre prix, lire les poètes latins et italiens, voilà des mérites, assurez-vous-en, qui n’ornent pas seulement l’évêque d’Assise.

II §

Les Rois, de M. Jules Lemaître, c’est encore un peu du roman historique, c’est un peu tout ce qu’on veut, sauf un bon livre. M. Lemaître, chez qui les idées s’associent avec tant de souplesse imprévue et nonchalante, s’enchaînent selon une grâce languide, telles les sarimpi javanaises dans la guirlande dénouée de leurs danses, M. Lemaître est fâcheusement dépourvu d’imagination. Il a donc fait son canevas d’un fait divers retentissant, dont les héros étaient princes héritiers d’une maison régnante d’Europe. Ce n’était rien perdre de {p. 209}l’intérêt anecdotique de la fiction et c’était ajouter ce ragoût : l’explication imaginaire d’un mystère européen, à dessein mal voilé sous des noms supposés. Ce n’est plus le roman historique proprement dit, c’est mieux le roman scandaleux. D’un scandaleux qui d’ailleurs ne me scandalise pas outre mesure.

Que vous appreniez comment Hermann, prince régent d’Alfanie de par l’abdication provisoire de son père le vieux roi Christian, et son frère Otto sont tués dans la même nuit, en chapitre final, le premier par sa femme Wilhelmine, le second par un garde-chasse, cela nous intéressera moins que le tragique fait-divers dont l’histoire d’une des grandes monarchies de l’Europe centrale a été éclaboussée l’autre année ; et j’aime mieux les imaginations successives qui m’expliquent, suivant le gré de l’heure, ce drame princier que l’affabulation de livraison populaire qu’y a, dans une préface qui est tout le roman, ajustée M. Jules Lemaître. L’intérêt des Rois est ailleurs. Le prince Hermann, sous l’influence d’une touchante aventurière, la jeune Frida de Thalberg, ancienne amie et élève de la socialiste internationaliste Audotia Latanief, est un roi très moderne. Comme ces fils de famille dont s’étonnait spirituellement M. de Wyzewa dans l’avant-propos de son Mouvement socialiste, qui pleins de sève et de santé, avec deux cent mille francs de rente par an, s’interrompent de la lecture d’Auteuil-Longchamp pour lire Le Socialiste de M. Guesde ou la Revue socialiste de M. Malon, {p. 210}Hermann ne croit pas au droit divin, et veut essayer des mesures socialistes. La nuance de son socialisme est assez vague, n’importe. Au moins, il est profondément démocrate pourtant, ses maladresses le rendent impopulaire, en même temps que sa bienveillance tolère des manifestations que les « meneurs » exploitent comme des témoignages de la faiblesse du pouvoir. Bref, il échoue. Qu’est-ce à dire ? Qu’il ne suffit pas d’avoir de bonnes intentions, mais qu’il faut à un souverain, fût-il démocrate, de la volonté, de l’esprit de suite et de l’adresse. Il est très difficile d’obliger les hommes, même ses sujets ; on s’en doutait. Maintenant, il est fâcheux que le prince Hermann, dont certaines tirades sont ingénieuses, soit, dans l’action, un simple serin, parce que la position fût, avec plus d’intérêt, devenue celle d’un prince valeureux qui eût employé son autocratie à organiser le socialisme, et eût abdiqué quand le dernier rouage aurait été mis en sa place. Mais il fallait la science du pauvre Malon et la grâce de M. France pour traiter un pareil sujet, il fallait au moins l’adresse avertie et loyale de Rosny. M. Lemaître est trop ignorant et compose trop de chic. Sa conception du socialisme est d’une puérilité touchante ; anarchisme, nihilisme, marxisme, guesdime, ces concepts doivent valser bien falots dans sa tête. Tout ça, n’est-ce pas, c’est des communards. Et c’est aussi, par un côté, des saints et des martyrs. Allons-y d’une pirouette.

{p. 211}Même négligence de l’art contemporain que de la sociologie moderne. « Votre cousin Renaud est un fou », avait dit à Hermann le roi Christian. Non, le prince Renaud n’était pas un fou, mais un amateur de l’art récent le meilleur. Il est exquis ce jeune prince latéral, fort intelligent et d’une fine sensibilité. « Et le jeune prince Renaud marchait par la ville escorté de jeunes gens généralement chevelus et mal bâtis, et qui, sous leurs esthétiques ambitieuses, dissimulent des prudences de notaires, des intolérances d’imbécile et quelquefois des aspirations de simples sodomites. » La voilà bien, la littérature d’aujourd’hui. Ça c’est pour nous. — Pourquoi, vous qui parlez avec tant d’ingéniosité et de gentillesse de Racine, de Marivaux et de Meilhac que vous savez bien, calomniez-vous gratuitement l’art moderne que vous ne connaissez pas, et dont vous ne voyez, au boulevard, que les ridicules spécimens ? C’est un peu trop naïf, à moins que ce ne le soit pas assez.

III §

M. Paul Radiot sait ; il n’écrit que ce dont il est sûr, que ce qu’il a vivement senti. Ce n’est pas un styliste, c’est un discoureur, mais qui ne parle que pour dire quelque chose. Notre fille de France n’est pas l’ouvrage d’un romancier de métier. Voici un homme d’intelligence dont {p. 212}l’activité s’adonne au commerce du monde arabe. M. Radiot avait déjà écrit Tripoli d’Occident et Tunis. Le présent roman est sur l’Algérie. N’augurez pas qu’à la faveur d’une petite intrigue quelconque M. Radiot va juxtaposer des paysages de Fromentin. Son récit est local, profondément, mais il faut lui savoir gré d’épargner des descriptions de ciels et de palmiers déjà connus, gré davantage et point négativement d’avoir écrit un roman psychologique et social qui soit roman algérien. C’est là un bon travail dans le genre qu’on peut dénommer roman ethnographique, dans une mesure encore roman historique, puisque narrateur de civilisation et de mœurs authentiques et autres que les nôtres. Si la caractéristique du roman historique est le respect qu’inspirent ses héros proportionné à leur distance (major e longinquo reverentia), Racine, préface de Bajazet, a décisivement observé que « l’éloignement des pays répare en quelque sorte la trop grande proximité des temps ». Mais ce serait trop magister, s’attarder à développer des raisons à faire entrer le présent roman dans tel genre. Pourtant est-il historique au meilleur sens : il est vrai. À l’écriture même, simple et franche, ne s’informât-on pas de l’absolue compétence de l’auteur, on s’assure que cette histoire, d’un intérêt ethnique réel et de profit, est évoquée dans une atmosphère morale et sensuelle d’incontestable exactitude. C’est la peinture de mœurs administratives et de mœurs locales d’une sous-préfecture algérienne, avec ses puérilités {p. 213}paperassières plus ridicules sous certaines latitudes, en tels climats ; c’est une Algérie enfantine, vaniteuse et bavarde, c’est aussi un coin de l’Islam, un petit morceau de grandeur. On touche à une race, a une religion, à des routines impérissables, malgré des essais touchants de modernisme et ce spécial snobisme de l’Arabe nouveau jeu. Une très belle anecdote, lentement développée, souligne par l’opposition de ses deux héros l’infranchissable distance de deux civilisations, celle de la mère-patrie et de la colonie : l’aventure se poursuit, sentimentale, de la sous-préfète Clotilde Hardigny, femme d’esprit et de cœur, et du riche interprète arabe, Saïd-bel-hadj-Ali. Lentement, on n’a pas de hâte dans ce pays de paresse, ils découvrent qu’ils s’aiment et ni le devoir, ni les vains scrupules n’arrêtent Clotilde, mais seulement l’effroi physique instinctif, le recul au dernier moment devant un homme admirable, mais dont les lèvres ne sont point faites comme les nôtres, ni sans doute le cerveau. M. Radiot a symbolisé dans un roman de vif attrait une intuition profonde et instruite de tout un monde. Et l’on se sent son obligé quand on a achevé de le lire.

IV §

Élémir Bourges est glorieusement ignoré du Tout-Paris éphémère qui n’emportera pas sa {p. 214}gloire en un bref et brillant tourbillon. Il a pensé, senti, écrit assez hors notre temps pour demeurer.

Le vrai roman, le beau roman d’histoire et de légendes ! Des aventures, des hommes, des princes, des caractères, des héros, des femmes merveilleuses et d’émotion, des âmes qui s’exaltent et crient et s’acharnent et s’apaisent, du malheur qui s’obstine, et du lyrisme, et du cœur, et des larmes.

C’est Les oiseaux s’envolent et les fleurs tombent. On n’avait peut-être pas écrit depuis un demi-siècle une fiction aussi chargée d’événements, et le concours des amateurs de Gaboriau même devrait être acquis à ce roman. Parmi les conjonctures les plus extrêmes, d’un îlot de déportés jusqu’à un trône de l’Europe orientale et jusqu’à un radeau de naufragés, de définitives figures se mesurent à la vie, apprennent pour les avoir entiers sentis le désastre et le bonheur, et reviennent désemparés et las du jeu d’enfer dont ils ont épuisé toutes les émotions. C’est ici du lyrisme vécu, et le nom de Shakespeare est justement évoqué dans l’Avertissement préliminaire. D’autres noms viennent : des grands poètes anglais du temps d’Élisabeth : Webster, Ben Jonson, Ford, Beaumont et Fletcher. Encore, ce livre d’histoires s’inspire justement du style du plus heureux historien de langue française, le duc de Saint-Simon.

Je tourne autour du sujet sans l’aborder, et je l’aborderai mal. Le grand-duc Floris, de par des {p. 215}antécédents de famille romanesques, est à sa naissance exclu de sa maison et élevé en Hollande, ignorant de son rang. Il court en France, à la Commune de Paris, est fait prisonnier, déporté, et approche la mort de misère. Des circonstances adviennent en son impériale famille à l’occasion desquelles il est avoué, recherché, trouvé dans les bagnes français, ramené en Orient, dans sa gloire, ses honneurs, avec, miracle, la princesse Isabelle, jadis aperçue à Rugen, dès lors adorée sans espoir, qu’une mère chérie lui retrouve et lui donne : le bonheur sans phrase, le bonheur des mains jointes, des extases, de l’impuissance à remercier le Créateur que crée le flux de notre félicité, à qui la vertu de notre reconnaissance veut une personnalité… La vie s’attaque à ce bonheur. C’est le caractère ardent, héroïque du duc Floris qui soulève des colères paternelles et fait couler des larmes de mère, de femme, de sœur. C’est des amours fous ou criminels, l’oubli de la femme chérie, le droit à changer d’objet que s’arroge l’Amour, et à choisir en aveugle, qu’il faut accepter puisqu’on n’a pas refusé son choix quand il avait fait une première sélection, providentielle ; c’est la sœur de l’épouse qu’on désire, et c’est deux femmes qu’on tue ; et l’envie dans le mal dont on se sent irresponsable de courir le monde et des cieux non témoins, et la lassitude finale de tout ce qu’on peut toucher dans la vie d’inutile, de tragiquement bête, de vaniteusement vain.

Et je n’arrive pas à donner une idée de ces {p. 216}prestigieuses aventures, plus grandes que nature où s’est complu le pur talent d’Élémir Bourges, et que tachent à peine, en fin de roman, de superflus dialogues d’un scepticisme facile. Je sais, depuis, maintenant, un nouveau livre où l’on peut pleurer, aux soirs noirs où c’est la jouissance désirée ; j’aurai la Mort d’Isabelle et ses ultimes paroles Floris, où, comme aux adieux de Wotan, toutes nos contraintes écorchées se fondront dans les sanglots, les sanglots de bénédiction qui sont, après le sommeil, le meilleur don des dieux mauvais aux hommes faibles.

V §

Le Désert, sous ce titre popularisé par Félicien David, l’académicien lieutenant Pierre Loti conte sa promenade de l’Oasis de Moïse (Égypte) à Gaza, près Jérusalem. Son désert est donc le désert classique, biblique, arabique. Sables, mirages et chameaux nous sont notifiés sans ménagement. M. Loti les désigne par de rares indications de formes, par des étiquettes de couleurs indéfiniment ressassées. C’est un moyen naïf, d’illettré, mais sûr, de nous communiquer des impressions visuelles. L’autour en abuse avec une obstination de nègre. « Au loin les monotones horizons tremblent. Des sables semés de pierres grisâtres ; tout, dans des gris, des gris roses ou des gris jaunes. De loin en loin une plante d’un vert pâle. » (P. 8.) {p. 217}Toutes les huit pages, ces colorations sont rappelées à notre souvenance.

Par crainte adroite d’animer son désert, M. Loti néglige de rien dire de sa caravane. Son petit ami Léo est une silhouette à peine dessinée ; les renseignements sur les Bédouins accompagnateurs sont sommaires ; ils paraissent âpres, bruyants et loyaux. La description d’un vieux couvent grec n’excède pas le pittoresque des manuels de géographie.

Autrefois, avant l’Académie, les paysages de Loti encadraient des légendes agréables, parfois troublantes. La légende a disparu, les tapisseries ont perdu leurs personnages. À peine une anecdote. Léo a tué une pauvre chouette, Loti l’ensevelit ; et, la nuit venue, le mari de la chouette les réveille de ses « hou ! hou ! » discrets, un appel si doux, si plaintif…

M. Pierre Loti s’est évidemment ennuyé au désert. Qu’y allait-il donc faire ? S’y voir ? Alors, c’est du cabotinage, du cabotinage au long cours.

Chapitre XVIII.
Gentils conteurs §

Pierre Louÿs. — Rachilde. Marcel Schwob. — Henri de Régnier. — Jean Lorrain. — Ajalbert. — Maizeroy. — Henri Lavedan. — Gyp.

I. — Louÿs §

{p. 218}L’heureux auteur d’Aphrodite est mieux qu’un aimable conteur. L’écrivain de telle phrase : « Chacune des femmes étendues avait déjà un compagnon secret dont elle créait le charme à l’image réelle de son désir enfantin » est un écrivain qui, de sa langue, n’a plus rien à apprendre. M. Louÿs renouvelle, en les déformant systématiquement, les aventures classiques. Léda n’avait pas compris que le Cygne l’avait possédée. Un satyre l’avertit : la voilà confuse et malheureuse. Mais le dieu du fleuve Eurotas la fait baigner dans des eaux d’oubli. Elle se rassérène. C’est « à la louange des bienheureuses ténèbres ». L’histoire est contée par le grave Mélandryon à quatre Corynthiennes. « Qu’est-ce que ça veut dire ? » insinue l’une d’elles. Mélandryon répond : « Il ne faut jamais expliquer des symboles, il ne faut jamais les pénétrer… Il ne faut pas déchirer les formes, car elles ne cachent que l’Invisible. » Elles, le cachent, mais alors elles en {p. 219}donnent l’équivalent. La vérité est insaisissable à la raison, mais l’image doit être sensible à notre cœur. Sans quoi, c’est trop facile. Je dis : « La fontaine sinue à travers le bois, et puis la rivière s’étale dans la plaine. » Quoi ? Rien ! Ne touchez pas à la fontaine, ni au bois, ni à la plaine. J’y veux toucher au contraire et qu’on me les ait rendus palpables. Sans quoi c’est l’allégorie dans sa fadaise et le mystère dans sa mystification. Il faut tout l’esprit, le talent et la grâce de M. Pierre Louÿs pour échauffer assez et ennoblir la vanité de son récit. Il n’y a pas de grief personnel dans cette opinion sincère ; personnellement M. Louÿs est le plus fin des conteurs symbolistes, mais je discute âprement l’esthétique de son art et de quelques-uns. Si par délicatesse nous nous détachons du naturalisme, et qu’aux tableaux donc évoqués sans fidélité ni coloris, ni émotion naturiste, nous dénions toute arrière-signification, toute « correspondance » saisissable, que reste-t-il, et est-ce assez ?

II. — Rachilde et Schwob §

Madame Rachilde a fait des contes de bien des couleurs. Quelques-unes de ses couleurs familières ont passé de mode, qui furent à l’origine d’une teinte, je me souviens, excitante, cuisse-de-nymphe émue et même pâmée. Du naturalisme léger, elle a passé avec armes et bagages — avec un talent {p. 220}mûr et une plume bien aiguisée — au symbolisme, à ses pompes et à ses chefs-d’œuvre. Au temps du Tiroir de Mimi Corail, on ne pouvait que sourire à la joliesse aguichante des polissonneries Louis XV. Maintenant que le conteur a fini de rire, on peut causer.

Car on ne rit pas du tout, on ne plaisante pas un instant avec le Démon de l’Absurde. Recueil de contes fantastiques, d’un écrivain symboliste. Le fantastique traditionnel se formule en inventions considérables et improbables, à coup de rapprochements imprévus. C’est l’imagination étendue, l’imagination perspective. Le fantastique symboliste serait l’imagination introspective. Soit une série de phénomènes perçus. À leur occasion l’imagination peut s’emballer en un délire de complications et de substitutions. Après des recherches variées, subtiles et infructueuses, je retrouve sur ma cheminée, bien en vue, un papier égaré, et, si j’ai l’imagination d’Allan Poë je combine La Lettre volée. Mais les événements peuvent impressionner autrement un cerveau d’autre exception. Le même incident, un plus simple encore, l’audition d’un craquement de meuble par l’obscurité, peut évoquer, sans raison, c’est-à-dire sans lien logique, une cohue de sensations s’appelant l’une l’autre, courant l’une à l’autre, de plus en plus apeurées et effrayantes. Lisez le Rôdeur. C’est assez le procédé de M. Maurice Maeterlinck que les œuvres de ce dramatiste et les charges des écrivains amuseurs popularisèrent. M. Pierre Veber a su nous donner {p. 221}presque un frisson en imaginant un dialogue de critiques surpris par l’arrêt de l’éclairage électrique en un couloir de théâtre. Mais M. Maeterlinck utilise sa facilité de terrorisation à illustrer les positions sinon les caractères de ses personnages. Madame Rachilde nous donne le fantastique sans plus. Non qu’il n’y ait de la haute raison parmi ses contes, mais elle est indépendante de sa manière de rédiger.

M. Marcel Schwob, le maître conteur de Cœur double, dans une préface ingénieuse, a émis à propos du Démon de l’Absurde deux théories distinctes. D’abord, prenant le mot absurde dans son sens lexicographique, mais déplaçant d’un demi-tour la théorie du consentement universelle, de M. Francisque Sarcey et généralement des gens de bon sens, il s’assure que l’absurde est non le sentiment excentrique d’un indépendant ou d’un réfractaire, mais bien l’opinion même de la multitude. C’est l’avis connu des bons sceptiques. M. Schwob s’étaye d’une assertion de Chamfort : « Il y a à parier que toute idée publique est une sottise, car elle a convenu au plus grand nombre. » Qu’il me permette de rapprocher le sixième Soliloque sceptique de Lamothe le Vayer : « Quand le vulgaire — et la pourpre et le cordon bleu en font partie — a une fois épousé une opinion pour absurde qu’elle soit, il se raidit d’autant plus à la maintenir qu’elle est déraisonnable et absolument opposée à la vérité, qui, n’est ni escoutée, ni comprise par la folle et ignorante multitude. » Tout de même, et malgré {p. 222}l’autorité de Chamfort, de Lamothe et de Marcel Schwob, il n’est pas de sincère exactitude (et aucun historien de mœurs n’admettra) qu’une collectivité choisisse jamais des opinions absurdes, c’est-à-dire à elle fâcheuses. Le fait est que le peuple, y compris la pourpre et le cordon bleu, a été désaccoutumé par force à se faire une opinion ; contrairement à la théorie de Taine, il est avéré que les événements maniés par quelques individus (appelés « grands hommes » dans le vocabulaire de la méthodologie historique) déterminent le plus souvent ses avis intellectuels comme ses mœurs. Et, dans la mesure où il est libre, il ne peut élire que des idées qui arrivent à lui un temps nécessairement longs après leurs conceptions, soit après que la nature des choses les avait suggérées à des penseurs, par conséquent au moment même où les choses qui n’ont garde de stagner imposent à des synthétistes plus récents des philosophies plus adéquates. En définitive, les opinions des multitudes sont imposées ou arriérées plutôt qu’absurdes.

Le second point touché dans la préface de Schwob est l’élucidation de l’Absurde, au sens où l’entend Rachilde, en un sens très admissible et très admis, mais nettement différent du précédent. C’est l’inattendu psychologique. Celui-ci a une valeur objective, il est d’importance et de nécessité puisqu’il existe. Mais il est l’inexplicable, et en ce sens l’absurde. M. Schwob analyse : {p. 223}« Quand nous saisissons des choses leurs rapports de position, nous les classons suivant la cause et l’effet ; quand nous les envisageons suivant leurs relations de ressemblance et de grandeur, nous les classons suivant les idées logiques de notre esprit… on peut imaginer que les choses ont entre elles d’autres rapports que le rapport scientifique et le rapport logique. » Mais on peut même dire qu’elles n’ont ni l’un ni l’autre de ces deux rapports qui sont tous deux des façons subjectives de représentation d’un inconnu. M. Schwob poursuit : « Elles peuvent se rapporter l’une à l’autre en tant qu’elles sont des signes… et il est possible que, les signes étant très différents, les choses signifiées soient très voisines. » (Il est possible, en effet, et ce serait juste assez d’une métaphysique complète pour qu’il fût certain.) Dès lors, les juxtapositions d’anecdotes les plus bizarres deviennent légitimes, de par la logique et la liaison occultes des choses signifiées, dont nos symboles sont les projections disparates. M. Schwob ne dit pas cela brutalement, il demeure dans un style moins scolastique, plus imagé ; mais je ne crois pas trahir sa théorie. Or, je réponds : il n’est pas impossible certes, mais que c’est improbable ! Schwob parlait des rapports des choses ; que sont tous ces rapports ? Des procédés variés d’association d’idées ; la ressemblance, une association ; la position, autre association ! Nous ne savons rien, nous comparons. Dès lors, les évocations inattendues d’un conteur bizarre sont bien moins sans doute les traductions fidèlement et aveuglément inscrites de cohérences inattingibles en leur mystère d’absolu que le dévidement d’un {p. 224}morceau de fil mental où les acquisitions de l’esprit adhèrent en chapelet, suivant des coagulations empiriques, en vertu d’associations de hasard, et de toute la bohème psychologique. — On ne reproche d’ailleurs pas au conteur de dire son chapelet, pourvu que les Aves soient jolis à regarder et d’un bruissement harmonieux. — Tel est assez le cas du Démon de l’Absurde. On louera non seulement cette hyperesthésie féminine que discerna Marcel Schwob, mais une vigueur point soufflée, — malgré quelques roulades et quelques trémolos.

III. — Régnier §

Contes à soi-même, dit le titre, des contes adroits et émouvants, des notations de carnet d’une parfaite tenue, des poèmes en prose. Le Sixième mariage de Barbe-Bleue est un bien gentil chef-d’œuvre. Les lecteurs n’ont pas à craindre, bien qu’ils lisent un poète, les descriptions d’une poésie lassante, et les tableaux d’un Télémaque flou. « Le paysage glissait de chaque côté (de la barque) en files d’arbres, en prairies, en feuillages se correspondant ou s’alternant d’un bord à l’autre. Leur double passage reconstituait derrière moi, si je tournais la tête pour les voir, une ordonnance et une surprise nouvelles dont l’aspect se modifiait encore à mesure de mon progrès vers ce qui fournissait à mon changement la matière de sa variété. » {p. 225}C’est la précision même, une précision de myope, qui veut se rendre compte et, à défaut des couleurs, voir nettement les lignes. Même conscience dans les analyses psychologiques ; M. de Régnier alourdira au besoin sa phrase, dans des constructions à la manière de M. Brunetière. Mais encore y inclura-t-il tout ce qu’il y veut mettre, et les petites phrases n’y parviendraient pas, qui disloquent les rapports que la période souligne : « … Car c’est moins le temps qui use nos sentiments que le crédit qu’on leur accorde et, si les raisons d’aimer sont en nous-mêmes, c’est d’autrui d’où proviennent d’ordinaire celles qui font que nous n’aimons plus. »

M. de Régnier est triste, et la mélancolie des Contes qu’il s’est faits à soi-même nuira à leur succès. Moins que leur grisaille, nous regrettons un peu leur excessive personnalité. Le conte est populaire ou n’est pas. Personnalité, et populaire, je m’entends. Jamais, l’on n’a trop de personnalité, — et il ne s’agit pas de rédiger des légendes « pour le peuple ». Mais l’essence du conte est : une histoire débitée par un, parlant à d’autres qui écoutent. Or il ne parle et ils n’écoutent que s’ils aiment à s’émouvoir en commun. Pour soi seul on ne compose point de si longs récits ; un poème en prose, une note sur un album, ou rien du tout, le canapé et le cigare suffisent ; à une exaltation plus forte le poème s’impose et se clame. Le livre de M. de Régnier manquerait un peu de rapidité et de {p. 226}vie. Mais il nous paraît d’une forme plus amusante, plus personnelle et plus réussie que ses recueils de vers. Si j’avais à dire mes préférences, j’avouerais que je préfère ses contes à ses poèmes, et ses articles à ses contes. On ne verra pas ici d’ironie, on sait que les Mains et la Gardienne sont d’un des rares bons poètes d’une génération qui en compte peu. Et puis ces jugements à crans sont si ridicules. France l’écrivait ce matin : « Il en est des strophes des poètes comme des femmes ; rien n’est plus vain que de les louer : la mieux aimée sera toujours la plus belle… »

IV. — Lorrain §

Voici un bon écrivain et le meilleur chroniqueur de ce temps. Poète honorable, conteur souvent exquis (lisez Sonyeuse), surtout silhouettiste et dialogueur consommé. Il a dans le journalisme parisien créé bien des genres. Ses premiers Restif de la Bretonne furent d’inoubliables croquis féminins, et tout le vice, toute la fête de Paris y était transcrite sans apprêt ni rature.

Et voici, de Lorrain, la Petite Classe, du Lorrain à point et faisandé. « La Petite classe, dit Barrès, en préface, c’est le nom charmant dont Lorrain, qui y fait figure, baptise ceux et celles qui se piquent d’avoir les opinions, les sensations, les enthousiasmes, les dégoûts, les frissons artistiques les plus neufs… Les plus jeunes, les plus naïfs, les plus séduisants et aussi les plus compliquées élégantes professionnelles, voilà ce qu’est la petite classe, en même temps que son nom souligne fort bien le goût très singulier et très décidé qu’ont les femmes de cet instant pour l’instruction. » {p. 227}Au vrai, je ne crois guère que les petites femmes de Lorrain aient le moindre goût pour les professeurs. Ceux-ci soigneraient mal leur incurable ennui. Elles sont incapables du moindre effort de recueillement. Elles y seraient d’ailleurs ridicules.

Les personnages de ce Tallemant des Réaux archifin de siècle correspondent à un milieu particulier, ni l’aristocratie, ni la finance juive, ni le monde artiste : c’est le clan de la bourgeoisie surmenée, la bourgeoisie très millionnaire et gagnant beaucoup d’argent. Vous voyez à quels salons je fais allusion, maisons assoiffées de plaisirs, de neuf, d’excentrique. M. Lorrain s’est fait l’historiographe appliqué, minutieux, coloriste de ces échauffements. On souhaiterait parfois une pointe plus acérée d’ironie (parce que, après tout, il n’y a que des imbéciles là-dedans), et que l’auteur ne « s’épate » pas lui-même, comme à quelques passages presque naïfs. Tout de même M. Jean Lorrain est, notre meilleur, notre précieux déformateur d’orchidées.

V. — Ajalbert §

Dans les Nouvelles qui composent le Cœur gros comme dans les précédentes publiées par {p. 228}M. Ajalbert, on trouve un scepticisme attendri, un réalisme sentimental, une mélancolie boulevardière, bref des contraires savamment dosés en vue de l’émotion distinguée à communiquer. Même le style va de la simplicité grosse de Zola au tortillé de Goncourt et au bâton rompu des vaudevillistes. Seul, le mode d’exposition des récits n’est ni assez imprévu, ni assez piquant. Et peut-être trop de fois lûmes-nous des contes commençant par ces mots : « Chacun avait raconté sa première aventure d’amour… Moi, commença Jacques Vergnieux, etc. » et finissant par : « Jacques s’était tu, Cernesse ne songeait point à railler, et personne n’osait parler le premier dans le silence. » Il faut savoir gré pourtant à M. Ajalbert d’avoir méprisé l’épilogue d’usage : « Jacques alluma un quatrième cigare, s’étendit sur un divan, et considéra gravement les couronnes tremblantes de fumée, sans plus penser à rien, dans la lassitude aiguë de tant de passé remué… » — cet épilogue, n’est-ce pas, que les typographes du Gil-Blas ont toujours tout composé sur le marbre…

VI. — Maizeroy §

Autre conteur facile : M. René Maizeroy. M. Maizeroy n’a jamais tiré d’un sac une demi-mouture, mais bien plutôt trois que deux. Dans L’Adorée, roman, il analysait la jalousie ridicule et imméritée qu’inspire une jolie femme à un mari détraqué. Dans En folie, conte, même mari fatigué par {p. 229}des noces antérieures, même jolie femme, mais nuance spéciale de jalousie. Le comte Jacques de X… épouse une petite Élaine, bonne famille, et exquise. Mais sa nuit de noce qu’il escomptait difficile, douloureuse, saignante et écœurante, se passe très bien. Peut-être s’est-elle passée trop bien, digère-t-il. Et alors scrupules, inquiétudes rétrospectives, ridicules des enquêtes, idée fixe dégénérant en folie. L’était-il avant la lettre ? Nous ne le saurons pas. Singulier conte, et reprise imprévue d’un problème que la Grand’Mère de Béranger résolvait d’un sourire gras :

Maman, que lui dit la famille ?
— Rien, mais un mari plus sensé
Eût pu connaître à la coquille
Que l’œuf était déjà cassé.

M. Maizeroy excelle à dissimuler sous le cruellisme morbide des situations le scabreux de ses sujets et le décolleté de ses épisodes. Il a des pages de sensualité vive, en bon français, pas tout à fait moderne, ni très à lui, ni même à Maupassant qui l’avait pris un peu partout, en bon français de l’Exposition de 1878. À cette heure il se répète, en contes abréviatifs des romans d’autrefois. Ses lectrices, vieillies avec lui, lui conservent certainement une estime dont il n’a pas démérité.

VII. — Lavedan §

Décomposer avec une minutie sans finesse les soucis d’un oisif gandin, tracer en grossissement {p. 230}ses occupations, détailler en dialogues des recettes pour dissiper le hâle de la mer et attendrir les barbes rétives, n’est pas assez pour faire un bon livre, et Leur beau physique est loin d’être du meilleur Lavedan. Il est vrai que M. Henri Lavedan, que je goûte d’ordinaire, n’a pas pris aujourd’hui grand mal à édifier ce volume, articles du quotidien Le Journal, ni hier à écrire lesdits articles. Telles quelles, dans leur hâte assez distinguée, ces chroniques se laissaient parcourir, au chocolat, et parfois, une fois par colonne, un trait d’observation piquante — c’est-à-dire une invention heureuse, car observe-t-on ? — forçait le sourire. Au volume les répétitions fatiguent, des insuffisances se soulignent, et le vice fondamental de la conception du dandysme qu’a M. Lavedan éclate : il n’y a pas dans toute sa galerie de personnages deux hommes vraiment élégants ; ce ne sont que des maniaques d’une spécialité, le chapeau, la cravate ou la chaussette. (Même, chacun en son genre, ils laissent voir d’étranges défaillances, inaperçues semble-t-il de leur annaliste : Voici le spécialiste du linge, celui qui se fait blanchir en Dauphiné ; il étale son trousseau, et M. Lavedan note : « faux-cols, plastrons, manchettes, etc. » (p. 275) ; j’avais entendu dire que les calicots eux-mêmes n’usaient plus de telles chemises démontables). Ainsi M. Lavedan paraît avoir une idée un peu confuse de l’élégance moderne… Ses bonshommes, il les a faits exprès des crétins prétentieux, et le livre où ils s’agitent, {p. 231}amusant sans doute, est d’un satirique assez snob et guindé. C’est difficile d’écrire du dandysme : Brummel lui-même est de beaucoup le plus pâle écrit de Barbey.

VIII. — Gyp §

Gyp est habile manieur et montreur de pantins, les plus pantins, les moins en chair qui soient. Cela atteint à la convention de Guignol, et c’est presque aussi amusant. Des personnages symboliques, à noms typiques, baron Sinaï, Madame de Transpor, Madame de Fryleuse, les Granton, s’agitent en des schèmes de passions, ne montrent que des projections d’aventures, planes, sans émotion, mais en une déformation systématique, saccadée et briseuse. Monde inexistant que le monde de Gyp, mais auquel sa virtuosité a donné une valeur de suggestion créatrice : j’entends que des femmes du dernier tiers de ce siècle ont été, sont, seront des Paulette, insensibles et chercheuses, parce que Gyp leur a fourni cette artistique figuration de l’hystérique. Je le félicite de l’avoir fait dans le français le plus adéquat, le plus collant, le plus digestif, le plus classique (s’il m’est permis d’évoquer, par de justes épithètes, la logique, la plastique, l’hygiène et l’histoire).

Chapitre XIX.
Réflexions morales sur la maladie du journal §

I §

{p. 232}Des réflexions morales sont des réflexions sur les mœurs, et le journal est une de nos mœurs.

II §

Toutes les mœurs naissent, croissent, imprévues et rapides : vous diriez le succès d’un paradoxe. Elles, s’imposent, s’embourgeoisent, en apparence impérissables. Mais tout seul le temps le désagrège, capricieux et protecteur d’inédit. Ainsi nos contemporains voient s’émietter le journal, et nos petits-neveux l’enterreront.

III §

Qu’il soit malade, cela va sans dire et il suffit de regarder. Les Colloques du matin ont cessé {p. 233}de paraître. L’Almaviva tente de plaire davantage avec six pages qu’avec quatre. La plupart diminuent leur prix de moitié. On veut vendre à perte, pourvu qu’on vende. La publicité est là heureusement pour parfaire la balance. Mais la publicité elle-même est malade. Un matin la caisse est vide. On cherche un bailleur riche, naïf ou vaniteux, qui paye le papier et l’imprimeur. Ou bien on prie César et ses ministres d’accorder quelques subsides. On offre à Ferdinand, qui n’ose dire non, d’admirer tout haut ses projets, à Ferdinand qui emprunte les épargnes privées pour dessécher des marais dans les Indes. Mais la mauvaise fortune s’abat sur lui, il tombe lourdement, on lit ses comptes, et le journal est aux galères.

IV §

Eugène était habile, il écrivait pour les petits et contre les prêtres. Ses affaires, d’abord brillantes, périclitèrent : on se lasse des meilleures injures. Il joignit alors à son journal un supplément où toutes les gravelures récentes étaient diligemment recueillies. On l’acheta quelques mois, mais son succès ne se maintint pas longtemps : on se lasse des pires ordures. Eugène fut saisi et vendu, car, quand la gazette ne se vend pas, on vend le gazetier. Pourtant Eugène était habile, et en songeant à sa fortune les autres s’étonnent et s’effrayent.

V §

{p. 234}On n’achète rien davantage que Le Réfractaire : voilà au moins un journal favorisé. Non, car on n’y lit que les pamphlets d’Henri : ainsi le succès va au journaliste et pas au journal, qui mourrait demain si Henri mourait.

VI §

L’obligation du cautionnement fut levée ; on supprima le droit de timbre ; le parlement abrogea les impôts sur le papier ; l’ingéniosité des mécaniciens livra à bon marché les presses rotatives, sécheuses et plieuses : le métier fut à la portée de tous, la concurrence chaque jour s’accrut, et elle n’est l’âme que du commerce : le journal se fit boutique.

VII §

Les magasins se notifient par des enseignes démesurées semblablement, des journaux arborèrent les raccrocheuses manchettes : elles n’ont rien de commun avec celles de Buffon. Leurs grosses lettres sollicitent le sou du passant : elles résument, elles promettent une grave nouvelle. Il en faut chaque soir une autre. Rien, par hasard, ne s’est-il passé depuis la veille ? on imprime : silence inquiétant, ou encore la mort du czar. {p. 235}Les badauds s’arrachent les feuilles et n’y trouvent qu’un article rétrospectif sur la mort d’Alexandre Ier.

VIII §

À la tête d’une maison de commerce il faut un homme d’affaires.

IX §

De très antiques confrères parlaient de sacerdoce. C’était trop dire : le journal n’avait point de dogmes à défendre ; mais il avait des principes. On savait dans chaque maison pour quelle cause on écrivait. Nous avons changé tout cela. Parlez de principes et de cause à qui vous voudrez de nos directeurs, il vous demandera de quelle province vous arrivez.

X §

On peut comparer les têtes d’autrefois et d’aujourd’hui. Les frères Berthold faisaient les Colloques respectables ; Émile et Armand, du haut de leurs tribunes, poursuivaient des querelles célèbres ; Polydore savait répandre à millions sa petite gazette ; le talon-rouge Louis et Jules le libertin flétrissaient vivement la médiocrité du sceptre. Ces hommes dirigeaient et écrivaient. {p. 236}Auprès d’eux pâlissent les patrons du jour. Voyez-les : Anastase et Sosthène ne sont qu’habiles brasseurs ; Luc se perd en basses affaires ; Antonin ignore le monde et Moïse le connaît trop ; Edmond, Édouard et Charles gardent l’allure basse des prisons où ils séjournèrent. Et aucun ne tient une plume.

XI §

Il est assuré qu’on a trop pris le lecteur pour un sot frivole, à qui répugnerait tout aliment solide. « Faites-moi un Claude-Bernard léger », disait un éditor à son chroniqueur, le jour qu’on élevait la statue de cet extraordinaire penseur.

XII §

Voulant joindre tous les agréments, ce journal s’intitule politique et littéraire. Mais qui se passionne à la politique ? Quelques milliers de professionnels, au plus. Et aux lettres ? À peine autant. Pour satisfaire le plus grand nombre, les faits-divers suffiraient avec le courrier des tribunaux.

XIII §

Une étrange idée fut de confier la besogne des journalistes à des littérateurs. Le mobile évident des directeurs fut d’accréditer leur marchandise par des signatures célèbres. On eut pour un sou {p. 237}François et Théodore, Armand et Catulle. Mais on n’en eut que pour un sou. Parce qu’ils excellaient au poème lyrique, il ne s’ensuivait point qu’ils discourussent congrûment des choses de la ville ou de l’État. Maintenant on ne leur demande guère que de courtes fictions ; elles sont souvent bâclées, elles sont souvent excellentes, mais on ne lit guère plus celles-ci que celles-là. On regarde un journal, on le parcourt, on ne le goûte point. Il doit donner sur les faits du jour d’immédiates clartés, rien de plus. Alors qu’y viennent faire tous ces contes ?

XIV §

L’ancien journaliste, généralement expulsé par les écrivains fameux et les anonymes reporters, n’était pas une figure sans intérêt. Il touchait au monde politique, savait les dessous des gens en place, les faisait transparaître. Il était le gazetier très curieux et un peu indiscret des ruelles et des coulisses. Il contait sans moraliser. Avant tout il était gai. De ces aimables nouvellistes il ne nous reste qu’Aurélien.

XV §

Ils sont trop à vouloir vivre sur le même papier. Autrefois, une douzaine de personnes dont quelques-unes pouvaient avoir du talent, et avec qui les autres marchaient bien d’accord rédigeaient {p. 238}ensemble un journal, sur une grande table, où chacun avait sa place marquée. On pouvait dire que ces hommes collaboraient. Aujourd’hui, ils sont trente et plus par maison qui, à jour fixe, envoient par la poste leur conte ou leur chronique. Au lieu d’un organe vivant, vous avez une anthologie sèche. Il n’est plus que les reporters qui vivent dans l’atmosphère d’un journal, aussi en sont-ils les gens importants.

XVI §

Quand on ne faisait point rédiger les journaux par des littérateurs bien connus, un financier parlait de la bourse ; un économiste, des tarifs ; un boulevardier, des petites femmes ; et un écrivain, des livres. En notre ère de publicité ce coin de la critique est presque partout désaffecté et pour cause. Car on écrit encore touchant les livres, et rien n’est plus aisé à un poète de génie que d’être louange dignement : un premier-Paris lui coûte mille écus, et un écho trois cents livres.

XVII §

La réclame a si bien tout envahi qu’on paye cher même des invectives. Des feuilles ultramontaines, dûment stipendiées, publient ces petits filets : « Sans doute Gros-Pierre, le secrétaire d’État, est un homme suspect, sinon taré, puisqu’il {p. 239}est de la fripouille démocratique : néanmoins faut-il reconnaître que sous son administration d’utiles réformes s’opèrent au ministère de la Ficelle-Rouge. » Vienne à tomber le cabinet dont Gros-Pierre est un des ornements, un favori nouveau en édifie un autre, et composant son personnel, il se dit : « Conservons toujours Gros-Pierre, puisque les ennemis du pouvoir sont contraints d’avouer sa valeur. » Gros-Pierre garde son portefeuille ; il a bien placé son argent.

XVIII §

Si les journaux sombraient, les gourmets de polissonnerie n’auraient plus le Valmont ni le Faublas. Mais on leur composera d’ingénieux magazines, pleins jusqu’aux bords de gaudriole et d’obscénité, ces petits cahiers qu’à Bruxelles on appelle les prohibés.

XIX §

Il se pourrait que la publicité, après avoir longtemps nourri le journal, finît par le dévorer. On a fait le grand journal à un sou, on fera le journal pour rien, où les réclames ne seront plus le complément du texte, ou au contraire le texte sera le supplément gracieux des annonces. De hardis industriels, fabricants de chocolats, constructeurs de vélocipèdes, éditeurs de pastilles, s’uniront {p. 240}pour répandre leur publicité à dix millions d’exemplaires. Chaque jour ils enverront l’éloge de leur produit : ils y joindront pour les gens d’affaires un bulletin des valeurs et des marchandises, pour les hommes de sport les comptes rendus des hippodromes, pour les oisifs la chronique du monde et du théâtre. Un bonhomme de la Vie de Bohème, afin de s’épargner l’achat des gazettes, demandait chaque matin à son portier informé les nouvelles de la santé du roi, de la pluie et du beau temps ; c’est à peu près ce que chacun se contentera d’apprendre, surtout lorsqu’il n’en coûtera rien. Ainsi le journal disparaîtra : un bon prospectus en tiendra l’office.

XX §

— Vous êtes un docteur Tant pis.

— Pas tant que cela, confrères, puisque en fin je reconnais que la maison durera bien toujours autant que nous.

Chapitre XX.
La fin du théâtre §

I §

{p. 241}Un grincheux me déclarait naguère qu’il ne va jamais plus au théâtre. J’insinuai que l’ahurissante stupidité des fabricants ordinaires était sans doute la cause de son indifférence « Non, mon ami, me répondit-il ; n’accusez point l’impuissance de ces dégénérés ; s’ils savaient porter à la scène une intrigue adroite ou des caractères ingénieux, ils ne me feraient pas davantage sourire par quelle nouveauté pourrait bien encore m’amuser une intrigue, “depuis plus de sept mille ans qu’il y a des hommes, et qui pensent” à bâtir des scénarios ? Je n’éprouve aucune joie à discerner la trajectoire de leurs fantoches laborieux. Je ne sais pas m’en étonner. Les “caractères” me glacent plus encore ; aussi bien savons-nous qu’il en existe si peu en deçà de la rampe… Des petites choses drôles du dialogue, des “mots” salés ou poivrés, le cœur me lève rien que d’en parler… Si j’ai paru m’intéresser à la pantomime, c’est exclusivement {p. 242}parce qu’elle me graciait des “paroles”. En ce sens, les Vingt-huit-Jours de Chocolat, figurés au Nouveau-Cirque, valurent mes applaudissements : c’était du Chivot moins Chivot (il y avait donc un progrès), et aussi moins les “effets” de vos comédiens qui me crispent à en pleurer ; leur inintelligence normale est mise en valeur par l’hypertrophie de leur vanité ; et je ne vois d’égal à leur cabotinage que celui des critiques, qui tous ont le front de nous entretenir chaque lundi des “artistes”, comme si nous ne savions pas d’avance qu’ils approuvent la distinction de Mlle Bartet et la rondeur de M. Dailly, qu’ils déplorent la sécheresse de M. Laroche et l’excentricité de Mlle Desclauzas… Ah ! vous voyez de l’art au théâtre, mon ami ? »

— Certes, j’en vois : dans les Perses, dans Œdipe roi, dans Les Nuées, dans Sacountala, dans La Jeunesse du Cid, dans Polyeucte, dans Esther, dans Le Misanthrope, dans Macbeth, dans Ce qu’il vous plaira, dans Le Jeu de l’Amour, dans Le Mariage de Figaro, dans La Belle Hélène… Et parce que j’admire l’art dans ces pièces d’il y a trente siècles ou d’il y a trente ans et que je le cherche en vain dans celles d’aujourd’hui, je veux trouver le secret de cette esthétique spéciale et diverse, pour apprendre si sa formule, est, ou n’est plus, pour nous réalisable. Qu’est-ce donc que la beauté d’une œuvre dramatique ? Quel est, au vrai, le domaine de l’art dans le théâtre ?

Telle esthétique définition du théâtre peut-être {p. 243}me guiderait ; mais je n’en sais point encore. Il est vrai, une petite phrase fut extraite d’un dialogue rapide de Molière : la plupart se plurent à inclure en elle toute la dramatique de ce poète ; puis la paresse des généralisateurs pressés y découvrit la définition universelle du genre. « C’est une étrange entreprise que de faire rire les honnêtes gens. » « Faire rire » (on dédoubla pour le tragique) « faire pleurer les spectateurs », voilà l’idéal soufflé chaque jour aux écrivains de théâtre. Ne le retrouvions-nous pas encore hier, dans un essai pourtant de M. Jean Jullien : « Le but est d’intéresser le spectateur et surtout de l’émouvoir. » Barberou l’écrivait à Bouvard : « Le théâtre est un objet de consommation comme un autre, cela entre dans l’article Paris. On va au spectacle pour se divertir. Ce qui est bien, c’est ce qui amuse. » Alors, amuser un public, c’est là le rêve qui exalte un artiste dans l’enfantement de son drame ; toute l’esthétique théâtrale ne tend qu’à découvrir la meilleure recette, celle qui assure le maximum d’hilarité ou d’émotion. M. Jullien propose : « Serrer la vie du plus près possible. » Voilà qui est bien. Mais le concurrent satisfait ses honnêtes gens par la méthode opposée ; j’en suis donc content aussi. Et nous proclamerons le plus fort celui qui fait déborder le plus de larmes ou glousser le plus de rires. Dans les yeux qui se fondent et les rates qui se gonflent, cherchons la raison, le secret et le prix de cet art étrange, qui provoque, pour quelque argent, l’excitation nerveuse qu’on lui demande. {p. 244}Reconnaissons dès lors que La Tosca est supérieure au Cid, et Les Femmes collantes à Amphitryon, car on ne s’est jamais esclaffé à Molière comme à Gandillot, jamais désolé à Corneille comme à Sardou. Mais j’observerai que la place de la Roquette est plus tragique encore que la Porte-Saint-Martin ; l’exécution y est meilleure ; et, malgré quelques défaillances, M. Deibler est plus troublant que M. Sardou. D’un autre côté, les pensionnaires des Nouveautés, quand l’interne Feydeau est de service, rappellent assez les habitués du préau de Charenton, mais moins que les Hanlon-Lees des Folies-Bergère, surtout moins que les polichinelles des Champs-Élysées. Du théâtre pour rire et pleurer les inaccessibles idéaux sont le guignol et la guillotine. En somme, une industrie quelconque où, dans l’actuelle division du travail, le dramaturge opère contre un impresario, des décorateurs, des machinistes, des acteurs et des curiosités. Il n’est que d’acquérir le tour de main qui force sûrement la grimace du rire ou du pleur, pour tenir la recette à tout faire : farces et mélos, le procédé élastique, la formule-caoutchouc des succès imperméables. Les soucis esthétiques sont superflus ; ce métier ne touche pas à l’art ; la conclusion négative est nécessaire, — si la raison du théâtre est de divertir, si, comme dit Barberou, ce qui est bien c’est ce qui amuse.

Seulement, à Bouvard lui soumettant l’empirique réponse de son correspondant, Pécuchet répliquait triomphant : {p. 245}« Mais, imbécile, ce qui t’amuse n’est pas ce qui m’amuse, et les autres et toi-même s’en fatigueront plus tard. » Pécuchet paraît d’or. L’écrivain qui ne souhaite que les applaudissements et leurs conséquences, toujours est incertain de sa réussite. Chaque semaine nous voyons éclore ces pièces dont la valeur commerciale ne saurait être expertisée à la répétition générale, et dont le succès fou ou le four noir dépend de la moyenne des digestions des spectateurs de la première. Faut-il donc, au théâtre comme ailleurs, renoncer au critérium chancelant du suffrage universel, estimer que la beauté des drames ne se mesure pas aux nombres des représentations ou aux chiffres des encaissements, bien que ces nombres et ces chiffres attestent, d’un témoignage mathématique, irrécusable, le jugement du vrai public ? Mais si « faire rire les honnêtes gens » n’est qu’une décevante recette, Molière n’est-il pas un farceur ?

À la vérité, c’est assez et trop mettre Molière en cause. On sait, les honnêtes gens, style du xviie, c’était le monde, la cour, la société polie, frivole et blasée, aussi difficile à divertir que peut l’être aujourd’hui la compagnie des monocles du mardi. Dans la phrase qu’on fit célèbre sans la comprendre, l’artiste épanchait son agacement contre cette médiocrité dorée, dont l’impertinente attention devait faire encore de nos jours rugir le chroniqueur du Temps. Ainsi le petit texte de Molière, érigé en loi de son théâtre et, de tout théâtre, n’indique sans doute qu’un mouvement d’humeur, au plus l’aveu d’une difficulté très contingente. Et {p. 246}nous pouvons sacrifier la théorie sans diminuer celui de qui l’on en a soutiré la malencontreuse expression. Il nous est permis sans sacrilège de renoncer au principe démocratique de la salle à distraire. L’analyse de ce principe n’avait révélé aucune trace d’art ; mais, puisqu’il était ruineux, ne nous étonnons pas qu’on n’en ait pu tirer qu’une solution esthétique négative. Peut-être serons-nous plus heureux, sachant nous élever au-dessus de l’idéal objectif des Barberous de théâtre. Aussi bien cette émancipation était-elle faite depuis quelque temps en d’autres genres ; on s’était décidé à reconnaître que l’art d’agrément n’est pas synonyme de grand art ; on avait concédé que le roman littéraire n’est pas écrit « pour l’amusement des jeunes demoiselles en chemin de fer ». Non plus donc, le théâtre d’art n’est pas fait pour la récréation des commis voyageurs, après le billard. La mission du dramaturge de génie n’est pas de mettre les badauds en effervescence. Ne regardons pas ceux-ci plus longtemps pour découvrir l’esthétique de celui-là.

II §

D’ailleurs la définition ci-dessus démasquée n’eût-elle pas été fausse, elle serait vaine : au plus elle énoncerait un effet du théâtre, non sa cause qui seule importe. La logique nous invite à déterminer la condition de l’œuvre d’art, ensuite à {p. 247}distinguer le cas particulier de l’art dramatique ; en termes de l’école : à définir par le genre prochain et par la différence spécifique.

Sur l’éclosion de l’œuvre d’art, les théoriciens sont en désaccord, bien entendu. Deux systèmes. Les uns (M. Taine, Émile Hennequin) considèrent l’artiste comme un produit naturel de son milieu, pondant nécessairement ses chefs-d’œuvre, suivant les lois d’une obstétrique spéciale que découvre l’histoire et que formule l’esthétique, branche de la sociologie. Les autres (MM. Gabriel Séailles, J.-K. Huysmans) contestent que l’hérédité et le milieu aient une décisive influence, et voient dans le génie de l’artiste, une raison suffisante de ses œuvres. De ces théories absolues et contradictoires, le tiers système que je vais esquisser n’est pas une conciliation (à quoi bon ?), mais il indiquera, accidentellement, par des points évidents de concordance, ce qui dans l’une et l’autre doctrine me paraît être la vérité.

D’abord, il convient de fixer la signification que nous prêterons à un terme aux diverses acceptions, le mot génie. On l’a dit une longue patience, et encore une névrose. Quels que puissent être les féconds résultats de cette vertu d’âne et de cette maladie de débauché, je ne vois guère l’une ni l’autre chez Corneille, chez Rembrandt, chez Hugo, qui travaillaient vite et vivaient vieux… Mais allons-nous discuter sérieusement les aphorismes prétentieux de trop matériels ironistes ? — Par contre, si, évoquant le vieux sens mythologique {p. 248}et liturgique, on veut désigner par ce vocable une faculté mystérieuse, une force semi-divine, un don accordé à quelques élus qu’on peut nommer et compter, je demanderai, de bonne foi, sur qui est descendue cette grâce et à quelle auréole on la reconnaît. Qu’on dresse le palmarès des géniaux, si on le peut. Sinon ? Sinon, je ne dénierai pas pour cela au génie la paternité de l’œuvre d’art, mais je chercherai à me rendre un compte précis de sa nature et de son mécanisme. Qu’est donc — puisqu’enfin nous ne l’avons pas défini — ce génie qui n’est ni névrose, ni patience, ni miracle ?

Le sage classement qu’un critique proposait, un jour, pour les artistes de lettres, va nous suggérer une solution. Sa répartition, extensible aux autres arts, séparait : 1º les artistes créateurs (il eût pu donner pour exemple Flaubert) ; 2º les artistes adaptateurs (exemple, si vous voulez, M. de Maupassant) ; 3º les auxiliaires de librairie (exemple, entre mille, M. Maizeroy). Or, il est trop clair, nous ne pouvons reconnaître de génie qu’aux artistes de la première de ces catégories ; l’étymologie et la raison sont ici d’accord : le génie, c’est la faculté de créer. Mais prenons garde que ce dernier mot ne nous trompe, et que, pour nous comme pour le vulgaire, il ne signifie : faire naître quelque chose de rien. Cela serait une pure absurdité. Rien ne sort de rien. Personne n’est le siège et la raison sociale de créations spontanées. Nos idées, qui sont le plus intime et le plus personnel {p. 249}de nous, ne sont élaborées que grâce à la matière fournie par notre sensibilité. Il n’y a création qu’au sens chimique où l’on dit qu’avec de l’oxygène et de l’hydrogène est créée de l’eau. Toute création se réduit à une modification d’essence. Le travail intellectuel de l’homme se borne à sentir et, après qu’il a senti, à idéer. Un être qui n’aurait pas de sens, une autre statue de Condillac supposée vivante, n’aurait pas une idée elle ne penserait pas. Notre esprit ne produit qu’en transformant mystérieusement des données de sensibilité en faits d’intelligence. L’enfant crée de la sorte une foule d’idées ; il a du génie ; chaque mère en est sûre, et elle a raison. (Par la suite, il multiplie les idées qu’il a créées par celles que ses antécesseurs : parents, maîtres, livres, lui repassent toutes faites.) Seulement, nous ne savons aucun gré l’homme qui crée des idées déjà frappées et mises en circulation. Au contraire, nous nous intéressons à celui qui émet les inédites : il enrichit le bien commun. Tel est l’artiste. La matière de son œuvre est forcément prise au monde extérieur (les chimériques fictions d’un Poë où d’un Rops sont faites avec des morceaux de réalité), mais il est génial, c’est-à-dire créateur, parce que :

1º Sa sensibilité exceptionnelle (supériorité nerveuse) le fait descendre à des profondeurs encore vierges, où il sent les harmonies cachées et les beautés inconnues ;

2º Son intellectualité exceptionnelle (supériorité cérébrale) lui découvre, après des analyses {p. 250}plus subtiles ou des synthèses plus générales, les expressions neuves et les formules définitives.

Nous voyons au juste, maintenant, l’influence du milieu : il n’est pas une cause suffisante, il est un élément nécessaire. Le domaine de l’art est fait du domaine des sens, qui n’est autre que le milieu. En dehors de tout milieu, l’art est inconcevable. Il faut à l’artiste un champ de sensibilité.

Cette sensibilité doit être complétée par une autre faculté, non plus réceptive mais expressive, que nous avons pu appeler l’intellectualité : seconde vertu qui rarement, hélas, accompagne la première : il y a mille dilettanti pour un artiste. L’artiste sait transformer la sensation en idée ; en d’autres termes : exprimer dans une œuvre d’art l’émotion que la vie extérieure lui a communiquée. Pourquoi, et comment, cette transposition ? Puisque la sensibilité plus aiguë de l’artiste lui procure, dans la vie vécue ou vue, des admirations plus délicates et de plus parfaites contemplations, que va-t-il peiner pour réfléchir sur la toile, sur le papier ou sur le marbre, un reflet plus ou moins pâle de l’émotion déjà passée ?

C’est que, cette émotion, l’artiste voudrait la ressusciter à sa volonté. Transporté jusqu’à l’extase par l’harmonieuse beauté de la sensation, il rêve de la garder, pour cela s’efforce de la noter. Le simple sensitif, le dilettante est impuissant à le faire ; même c’est pour lui la plus douloureuse amertume. Mais l’artiste, par son intellectualité, qui n’est autre chose que la faculté de rendre sans {p. 251}déchet ce qu’il a senti, formule avec aisance, naturellement ; son esprit souple laisse déborder l’émotion qui remplit son cœur ; il crée par la surabondance de sa sensation qui se répand et s’exprime ; la sensation exprimée est l’idée, et celle-ci est toute l’œuvre d’art. Car l’idée comprend et le choix de la forme d’art adéquate : statue, drame, symphonie, et l’ouvrage lui-même dans l’harmonie de son ensemble et le détail de ses parties. Ainsi considérée comme la transfiguration complète de la sensation, l’idée est bien l’œuvre d’art, parce qu’elle est sa cause finale. Quand Euripide conçoit l’idée d’Iphigénie, ou Vinci celle de la Joconde, l’œuvre d’art est née, et, pour qu’elle devienne publique, il suffit du métier. Le génie est d’avoir l’idée : celle-ci crée d’elle-même le seul vêtement qui lui soit propre. L’artiste a précédé, imposé, dirigé le praticien. L’art a fait le métier (qui le lui rend bien depuis, hein, Barbedienne) ? Ce n’est pas un imagier qui a inventé l’art de la peinture, un scribe l’art de l’écriture ; c’est l’artiste qui a été forcé de trouver l’instrument capable de faire résonner ses propres vibrations. À chaque ordre de sensations esthétiques répondit un art résonnateur. Par là encore, le milieu, qui déjà fournit la sensation, commande indirectement l’instrument qui seul la peut rendre, l’art qui lui est adéquat.

III §

{p. 252}Préparé par ces lemmes, notre problème s’énonce : « Dans quel cas la forme dramatique s’impose-t-elle à l’artiste ? »

Cette forme consiste en la représentation parlée et active de fictions, sur une scène, par des comédiens, devant un public. Ceci définit un art très complexe, donc très difficile et spécial :

Difficile — en dépit de l’insolent prolifisme des falsificateurs les plus mal fameux — difficile, car, devant, selon des rapports préétablis, séduire divers sens, l’œil, l’oreille et l’esprit, il réclame le concours de plusieurs métiers, et exige que l’inspiration soit servie par beaucoup d’ingéniosité, de délicatesse et de capitaux : pour des raisons analogues, on dirait la peinture plus difficile que le dessin, la statuaire polychrome que la statuaire monochrome ; un des moyens est-il en désaccord avec un autre, l’ensemble grimace : voir le musée Grévin, cette boulevardière adaptation des musées d’anatomie suburbains ;

Spécial — car son extension est en raison inverse de sa compréhension. Un art est d’un emploi d’autant plus restreint qu’il est plus exigeant. La peinture, la gravure ou l’architecture ont chacune un moindre domaine que le dessin, parce qu’elles sont d’un degré plus complexes. Il est donc a priori probable que le champ {p. 253}d’application d’un art aussi multiple que le théâtre est très étroitement borné.

Les deux parties de sa définition, l’une après l’autre, resserreront ses limites. « Le théâtre est une représentation parlée et active… » Dans quel milieu dut être localisée la sensation de l’artiste, pour que son idéisation logique soit une imitation de vie, figurée par des mouvements et des paroles d’acteurs ? Elle ne put naître qu’en un milieu caractérisé par une vie d’activité et de relation. La poésie de la nature, la grandeur de la science, la sublimité du mysticisme, le charme de la retraite : toutes choses intraduisibles en théâtre. La vie en société est le seul domaine où l’artiste puisse trouver des sensations dont l’expression naturelle soit l’œuvre d’art dramatique.

La définition ajoute : « … sur une scène, devant un public. » La représentation n’est complète, l’idée n’est formulée, à vrai dire n’existe, que s’il y a un public à qui elle est soumise. La récitation ne vaut que si elle est en même temps audition… Mais, de nouveau, ne va-t-elle pas grincer, la vieille guitare : « faire rire les honnêtes…. » ? Non point, car nous ne considérons pas le public comme une foule étrangère à amuser ; comme un but, principal ou accessoire. Il est, à l’égal des comédiens, un des éléments dont se constitue la forme d’art théâtrale. On ne conçoit pas des auteurs produisant et des acteurs interprétant une pièce sur une scène devant laquelle, au lieu d’un rideau, s’élèverait un mur. Il faut qu’à l’action du {p. 254}spectacle réponde la-réaction du spectateur, et que du choc des deux mouvements jaillisse l’émotion dramatique. La sensation de l’artiste n’est réalisée ni dans la mélopée des comédiens qui débitent son texte, ni dans la satisfaction des fauteuils d’orchestre connaisseurs ; mais bien dans la vibration à l’unisson, dans l’étincelle qui éclaire la salle et la scène. — De quel milieu spécial de vie put surgir la sensation du dramaturge, pour que son expression adéquate soit l’émotion d’une foule devant un spectacle ? L’impression de l’artiste fut du même ordre : une impression de spectateur d’actes. Donc le milieu doit être tel que la sensation qu’y reçoit l’artiste ait, elle déjà, une apparence théâtrale : nécessairement, milieu de vie publique, de vie extérieure, de vie qui n’est complète qu’avec entourage et galerie. À cette indispensable condition, la représentation sur la scène d’une action fictivement empruntée au réel suscitera l’émotion complémentaire, dans la communion de tous les spectateurs, voyant, en eux et devant eux, la double image d’une vie de représentation et de la représentation de cette vie. Ainsi, le théâtre qui n’était, avons-nous vu, propre qu’à l’évocation des vies humaines et sociales, n’est, voyons-nous maintenant, apte qu’à l’évocation de celles de ces vies qui sont (coïncidence significative avec la terminologie dramatique) théâtrales et décoratives.

La formule de la condition du théâtre analytiquement établie, vérifions sa justesse par le {p. 255}contrôle de l’histoire, avant de la requérir pour nous expliquer le présent et nous pronostiquer l’avenir.

IV §

Une inexorable revue des époques et de leurs théâtres serait abusive jusqu’à l’indiscrétion. Bien qu’il ne soit pas malaisé de montrer, dans les drames religieux de l’Inde ancienne, l’image d’une vie tout intérieure, mais que des cultes pieux faisaient sociale ; dans les tragi-comédies du moyen âge espagnol, la double expression du mélange trouble, d’un obscurantisme fanatique et d’une nature lumineuse ; dans les licencieuses fantaisies du théâtre italien plus moderne, la mise en scène d’une société brillante et dissolue ; — mieux vaut rappeler, pour convaincre par des exemples tout à fait décisifs, les deux peuples dont la vie sociale fut le plus harmonieuse, et la vie théâtrale le plus artistique, la Grèce et la France.

L’équilibre de la cité grecque, avant son succès contre l’invasion perse, n’était pas encore stable. La victoire, en assurant la paix du dehors, développa dans ces républiques, particulièrement dans la république athénienne, une vie politique d’une activité incomparable. Nous entendons souvent dire que « l’on fait trop de politique ». Oui, un nombre excessif de Prudhommes et d’Homais ont la mauvaise habitude de ruminer devant le monde les proses indigestes de leur quotidien favori. {p. 256}Mais qu’est-ce que cette infirmité toute intime, auprès de l’existence publique des citoyens d’Athènes ? Ils avaient d’autres armes que le bulletin de vote. Chacun pouvait parler dans les assemblées, à la fois législatives et municipales ; chacun pouvait être, non seulement orateur, mais juge, administrateur, général. On y vivait pour tous : c’est-à-dire pour l’admiration, la reconnaissance, la gloire. Or, en face de cette vie exubérante, le théâtre eut sa place naturelle. Il était une fonction de l’État. Élevé et entretenu aux frais du Trésor ou des plus riches, il offrait un spectacle gratuit au peuple entier. Les pièces étaient reçues par une sorte de comité national du goût public. On regardait comme un honneur réservé aux seuls hommes l’interprétation de ces œuvres, représentant la vie héroïque d’un peuple privilégié. Ce fut un théâtre national que celui où des artistes comme Eschyle, Sophocle, Aristophane, montraient, suivant le tour pathétique ou ironique de leur sensibilité, les hauts faits des spectateurs et de leurs ancêtres, aussi les faiblesses d’une démocratie trop vite enthousiaste. Ce peuple, le plus intelligent du monde, vibrait comme un cœur unique, écoutant les gémissements d’Atossa, mère de Xerxès, dans la sublime péroraison des Perses : parce qu’il y sentait, traduite dans la langue des dieux, l’émotion encore chaude de Salamine, de la victoire remportée, de la liberté sauvée. Quand sur l’immense scène au ciel ouverte Iphigénie sacrifiée pleurait la douce lumière du Soleil, Athènes, {p. 257}comme elle, était pénétrée de reconnaissance envers l’astre qui la favorisait. Encore, lorsque dans ses Chevaliers Aristophane marquait les démagogues au rouge de sa satire, la foule tremblait comme une houle, de colère et d’émotion. Il y a trois ans, à Paris, on jugea presque subversif un couplet de revue, qui parodiait (si peu !) la fâcheuse claudication du préposé d’alors à la garde de nos sceaux. À Athènes, au siècle de Périclès, des invectives sincères contre Cléon n’étaient pas tenues pour déplacées. Le théâtre étant l’expression parfaite de cette vie publique, il était logique d’y donner, à côté de l’exaltation de ses grandeurs, la dérision de ses mesquineries. Plus tard, on prohiba ce publicisme du théâtre. Athènes ne fut plus digne de comparer sans rougir ses tares nouvelles et sa pureté passée. Elle s’était laissé asservir, et dans son engourdissement impuissant, en même temps que mourait sa vie nationale, l’image de cette vie — l’art de son théâtre s’évanouissait.

Même parallélisme, en France, des courbes de l’histoire de la société et de l’histoire du théâtre. La société naît d’une création brusque, et comme artificielle, chez les Rambouillet, sous Louis XIII. Jusqu’à cette aurore du xviie siècle, on n’avait pas l’usage des relations mondaines : les honnêtes femmes ne sortaient point. Tout d’un coup, et pour un siècle, brille une vie nouvelle : la vie de cour, la vie de représentation. Ce n’est pas un renouveau de l’activité de la Grèce où la vie publique était fondée sur l’intérêt public, où les fêtes mêmes étaient celles {p. 258}de la religion de l’État. Le roi et sa cour, voilà le centre et la raison de tout. Certes, jamais vie ne fut plus géométrique, plus artificielle, plus hypocrite mais aussi plus extérieure. Le xviie siècle est tout en façade. Il n’est pas construit pour la commodité de ceux qui vivent au-dedans, mais pour la contemplation de ceux qui regardent du dehors. Dans le décor empesé de Versailles, les seigneurs paradent, habits de soie, perruques poudrées, presque costumés. Or, ce siècle qui, le premier et le mieux, pratique la vie en société, est aussi celui où vit le jour et atteignit la perfection l’art qui l’exprime complètement : le théâtre. Avant, rien ou peu, des essais, des traductions. À moins de quinze ans d’intervalle, voici la tragédie et la comédie définitives. La majesté froide et grandiose de la première représente bien la noblesse un peu figée de l’époque ; la gaieté, quelquefois grossière ou guindée de la seconde, rappelle les rieurs survivants de l’âge précédent, et les jeunes maniérés du jour. Les formes factices de ce tragique et de ce comique rendent à merveille l’artificiel de la vie ambiante. La convention de l’art exprime le convenu de la vie. L’une et l’autre, d’ailleurs, se pénétraient. Le théâtre formulait la vie (non pas seulement parce que ses costumes, même dans la tragédie, restaient ceux de la cour), mais par sa conception, par ses règles, par sa langue, par les allusions qui transparaissaient : on donnait d’autres noms à Alceste, à Cinna, à Aman. La vie montait sur ce théâtre. Elle y montait si bien que {p. 259}la scène était encombrée de spectateurs. Diderot, les en faisant descendre, n’a pas compris ce qu’il y avait de piquant dans le rapprochement de ceux qui jouaient et de ceux qu’on jouait. De quel ragoût devait être l’exquis Impromptu de Versailles, quand Molière, montrant sur la même scène des gentilshommes et des comédiens, raillait, à la barbe et à la perruque des marquis, leurs impertinents ridicules. Le mélange était plus intime encore, dans ces ballets que le roi faisait coudre aux comédies, et où il ne dédaignait pas de figurer en personne. Enfin, si l’on veut percevoir le contact parfait de cette société et son théâtre, qu’on se rappelle ces solennités à la fois théâtrales et mondaines, dans le parc du château royal, où les intermèdes dramatiques, les danses, les festins et les musiques se fondaient dans une combinaison délicieuse de fête et de comédie, et dont Molière, dans les Plaisirs de l’Isle enchantée, nous a laissé une relation qui tient (comme la vie de ce siècle) de l’histoire, du théâtre et du ballet. Jamais plus, après Louis XIV, la France ne recouvra cet éclat de vie publique. Le respect du pouvoir alla s’affaiblissant ; la société se fragmenta ; au lieu d’une cour il y eut vingt salons. Mais en même temps que le monde se dissémina, le théâtre s’anémia. Plus de grandeur : plus de tragédie. Cependant, le charme des relations de salon mérita d’être fixé au théâtre par la grâce de Marivaux ; la turbulence des parvenus de l’argent inspira la vigueur de Lesage ; et l’échauffement des discussions sociales {p. 260}alluma la verve de Beaumarchais. La Folle Journée et la folle soirée de son succès montrent la dernière œuvre dramatique comme le dernier public de l’ancien régime : c’était la ruine prochaine que la société acclamait. Après le cataclysme de la Révolution et les guerres de l’Empire, il n’y eut plus de théâtre d’art. Les drames hétéroclites des Dumas ne sont-ils pas aussi indifférents que les vaudevilles soignés des Scribe ? Un milieu favorable n’avait pas de chances de retour : l’égalité, en supprimant les hiérarchies, avait effacé l’unité de l’ensemble, au profit des individus. La monarchie commerciale et tempérée ne ramena rien. Seule, la fumisterie du prince Napoléon, exploitant la France pour un bail de six-douze-dix-huit, fit jouir aux Tuileries, à Compiègne, à Paris, cette société trépidante, dont la fermentation putride mais mousseuse fut symbolisée par des librettistes vraiment artistes, dans ces folies étourdissantes, dans cet Orphée, dans cette Vie parisienne aux quadrilles enragés, rhythmant la bacchanale d’une société qui se détraque, le grand écart d’un monde qui se disloque.

V §

L’histoire a corroboré la conclusion de notre raisonnement : en fait comme en droit, le théâtre d’art fut l’expression des sensations perçues par {p. 261}les artistes dans les milieux de vie publique et théâtrale. Oserons-nous maintenant demander si notre vie a droit à ces épithètes, alors qu’il n’y a pas d’exemple d’une conduite plus personnelle que celle de nos contemporains ? Si l’ostentation désœuvrée des femmes laisse ouverts les salons, qui donc y va, s’il n’est incité par ses affaires ou par le buffet ? Oh, le dernier salon où l’on cause, où vous cachez-vous ? — Je vois bien qu’on se coudoie fort, mais pour s’envoyer subrepticement des coups de coude. On lutte pour ce que vous savez, du haut en bas de l’échelle. Toute la différence digne d’être marquée entre la foule et les mandarins est que celle-là veut l’assouvissement de son appétit, ceux-ci la satisfaction de leur curiosité. Égoïsme ou égotisme, plaisir de digestion ou plaisir d’analyse : mais rien du cœur, nulle sympathie, nul groupement, nulle société. La conséquence est nul théâtre. On le reconnaît volontiers mais il est plaisant d’entendre toutes les mauvaises raisons qu’on avance. À qui ne s’en prend-on pas ? M. Claveau accuse les réalistes ; M. Jullien, les rétrogrades ; M. Bergerat, les directeurs ; M. Lefranc, la critique. Ils conviennent que le sujet est malade, mais, divergeant sur le diagnostic, préconisent des remèdes divers. Les jeunes revues insèrent périodiquement d’édifiantes attestations, où des docteurs empiriques certifient l’excellent usage du théâtre symboliste, du théâtre naturaliste, du théâtre des familles. Même, tandis qu’après les démographies pessimistes de {p. 262}M. Lagneau, certains économistes conseillent d’insuffler quelques sangs étrangers dans nos veines appauvries, d’autres cosmopolites convaincus promettent, par la transfusion du théâtre exotique, la convalescence du nôtre : le malheur est qu’on ne veut pas comprendre les traductions, et que les adaptations ne servent à rien. — Notre esthétique est d’une triste exactitude, si la prévision négative suggérée par l’individualisme contemporain se réalise aussi juste. Mais que lui objecter ? il est, hélas, trop indéniable, M. de Bornier est à Corneille, ce que M. Méline est à Richelieu. — Alors donc que les consultations demeurent vaines et les thérapeutiques inefficaces, dirons-nous le mal incurable ? Comme disparaissent sous nos yeux telles espèces vivantes, assistons-nous pas à l’agonie d’une espèce artistique ?

Tant que dure la vie, reste l’espoir. J’entrevois un symptôme que je voudrais rassurant. Paris aime ses spectacles. L’an passé, le dernier dont on ait les statistiques, les théâtres parisiens atteignirent à des recettes jusqu’alors inconnues. Mais que parlé-je de théâtre ? À la porte du Grand Café, tout l’été, stationne une foule avide de saisir les notes aigrelettes d’approximatifs tziganes ; — en face du passage des Panoramas, un autre groupe approuve chaque soir la succession d’annonces d’un transparent ; — place du Théâtre-Français, à minuit, une haie respectueuse admire la sortie des sociétaires ; — dans la rue, un cheval glisse, deux cochers se querellent, un agent paraît : c’est assez {p. 263}pour retenir les passants amusés… D’abord, on aime les spectacles et leur cuisine (à preuve, dans les journaux obséquieux, le développement de la rédaction théâtrale : critiques, soireux, échotiers, indiscrétionistes) : au besoin, on se contente du spectacle de tout ce qui se laisse écouter ou regarder. Ceci est un trait notable du caractère parisien curieux, gouailleur et naïf ; c’est peut-être quelque reste atavique d’une inclination, jadis normale, aux temps de vie plus chatoyante ; c’est surtout badauderie. Qu’importe ? si le besoin de tuer le temps nous conserve le théâtre, si le goût du spectacle nous sauve un art ?

Mais le spectacle n’est pas le théâtre, et le progrès de l’un n’entraîne pas l’autre. Loin que la badauderie bon enfant d’un public pas difficile ait retardé la décadence du théâtre, elle l’a plutôt précipitée : car les indulgences des acheteurs firent les négligences des marchands. Ils abusèrent de la pacotille ; et la rue Saint-Denis elle-même commence à s’apercevoir qu’on lui vendait de la camelote, et rechigne accepter les drames brûlés et les vaudevilles mauvais teint. Elle préfère porter son argent à des divertissements moins chers, plus amusants, plus nouveaux, en tout cas, dont la répétition garde quelque attrait : le cirque, le concert, le bal, les arènes, c’est-à-dire le spectacle — par opposition au théâtre où l’on ne joue que des œuvres dramatiques représentées par des comédiens — le spectacle, avec toute la variété d’attractions que son cadre énorme peut enclore. {p. 264}Orchestres, gymnastiques, clowneries, pantomimes, Pezon, la Goulue, bars, montagnes russes, les spectacles tiennent tous ces articles, et même un autre. Or leur succès va croissant ; dans les statistiques honorables des théâtres, ils figurent pour des chiffres chaque année plus considérables. On sait la fortune du Moulin-Rouge, du NouveauCirque et de ses kanguroos. Je ne gémirai pas, après saint Augustin et la Société protectrice, sur la grossièreté de ces spectacles. Je dois seulement constater qu’ils ne protègent pas le théâtre, qu’ils l’envahissent. Même sur les anciennes scènes, on cède la place aux Lauris, aux Hanlon, et autres exhibitions. Les excès de la décoration scénique sont autant de conquêtes du spectacle sur le théâtre : l’Ambigu, la Porte-Saint-Martin, le Gymnase sont en train d’évoluer d’un genre à l’autre. Un temps viendra où à Paris, comme déjà aujourd’hui à Londres, on comptera quatre théâtres contre vingt-cinq spectacles. Nous allons à ce résultat fatal avec une si étonnante vitesse, que je ne conçois pas qu’elle échappe au critique officiel de l’ancien théâtre : il laissait une fois couler ces plaintes d’une touchante mélancolie : « Je me dis quelquefois : quel malheur que les critiques de théâtre ne vivent pas comme les corbeaux deux ou trois siècles… Encore un peu plus outre, comme dit Corneille, et notre heure sera venue. C’est dommage : je sens que je regretterai le théâtre. » Tant mieux, au contraire, mon doux maître, car dans trente ans c’est un théâtre défunt qu’il vous {p. 265}faudrait regretter : tandis que, vos amis peuvent l’espérer, cela durera bien toujours autant que vous, heureusement ! — heureusement pour vous, car pour nous, nous ne voyons pas en quoi il est plus fâcheux de contempler des exercices ingénieux, en fumant des cigares blonds, parmi les cohues voluptueuses, que de sécher sur le velours des fauteuils des Menus-Plaisirs, pour entendre des Burâneries.

Gardons-nous d’irrévérencieuses exagérations, même à l’égard de l’avenir. Encore dans trente ans, il subsistera, de par la force acquise de l’habitude et l’influence gardée de la corporation, un reste de forme théâtrale. On aura la Comédie-Française, musée, et l’Odéon, atelier ; aussi, peut-être, si Brasseur et Galipaux sont là, une scène de vaudeville, et, qui sait ? quelque vague Ambigu. Cela suffira pour que, dans des reprises de Patrie ou de Monsieur chasse, les vieillards puissent aimer le souvenir de leur jeunesse. Mais la ruine du théâtre ne hâtera pas celle de la critique, elle a ses rez-de-chaussée à bail, on ne l’en expropriera point. Plutôt que d’abdiquer, elle analysera les chansons de l’Alcazar : déjà elle juge les Folies-Bergère, ce qui est d’une assez haute bouffonnerie. J’attends les arrière-héritiers de Fiorentino et de Saint-Victor, pour savourer l’art avec lequel ils rendront compte, en leurs cinq cents lignes hebdomadaires, des productions véreuses d’un art enterré…

VI §

{p. 266}… Cependant que se meurt notre théâtre, notre littérature reste forte. Or, il y a des sujets qui, littérairement, gagnent à être traités dans la forme du dialogue : les philosophes le savent comme les chroniqueurs (cf. Leibnitz, Berkeley, Capus). D’autre part, le contact de quelques esprits raffinés toujours échauffa la griserie des plaisirs d’art. Cela étant, on entrevoit, non une salle de spectacle, mais un cénacle où des œuvres littéraires seraient lues ou jouées devant un groupe d’élite. Le Théâtre Libre, et ce fut, qu’on le sache, sa seule raison d’être, nous fournit un plaisir de cet ordre, avec des publics et des programmes trop mélangés. Il y aura mieux. Il y aura quelque cercle analogue à ceux de Rome, au temps des récitations. Dans l’académie que je rêve, des artistes désintéressés, réfléchissant la conception de la vie et du monde, spéciale à ce groupe, ne ressasseront pas, comme les optimistes conventionnels, le tragique du malheur national et le comique du malheur matrimonial, mais traduiront, en des œuvres écrites bien que jouées, la résignation (dans la vie active) et l’ironie (dans la vie spectative), qui, parmi l’universel déterminisme, sont les seules postures d’esprit non ridicules. Sans parler d’Ibsen dont le génie étranger ne nous est sensible que par un effort quasiment {p. 267}archéologique, les talents initiateurs de MM. Céard, Becque, Ancey, Guinon, de Curel, nous garantissent la possibilité d’un tel art. Ce ne sont pas leurs succès qui nous rassurent : leurs meilleures œuvres furent mal reçues ; les Corbeaux, si supérieurs à la Parisienne qu’on affecte de seule connaître, subirent un accueil moins que médiocre ; Grand’mère fut jouée trois fois. Néanmoins, les Corbeaux et Grand’mère sont des essais délicieux de ce qui, dans cette littérature, pourrait remplacer le tragique, trop grand, et le comique, trop gros pour nous. Avec eux, et combien au-dessus, les Résignés de M. Henry Céard, par la vision aiguë qu’ils découvrent de la vie, par l’impitoyable philosophie qu’ils révèlent, par l’eurhythmie de leur composition et la maîtrise de leur style, les Résignés ne sont pas un simple essai de cet art nouveau, ils en sont le premier, l’incontestable chef-d’œuvre.

Seulement, pas plus que le spectacle, cette littérature ne sauvera le théâtre, parce qu’elle aussi est autre chose. Des œuvres que seuls quelques délicats pleinement pénètrent, et pour qui seuls elles sont écrites n’appartiennent pas plus à cet art populaire et en plein air du théâtre, que les Dialogues philosophiques. Sarcey gémit « Ce n’est pas du théâtre. » » Sarcey a raison. Mais nous ajouterons : c’est heureux, car le théâtre ne saurait plus être artistique et ces œuvres sont des œuvres d’art, d’art littéraire, bien que de forme dramatique. Ainsi les auteurs qui tentent de se soustraire à la tradition stérile et au spectacle vulgaire, qui veulent se {p. 268}réfugier en un asile d’art, quittent en même temps le domaine du théâtre.

Pauvre théâtre, ce n’est pas faute d’une consciencieuse auscultation qu’il nous faut confesser ta déchéance artistique irrémédiable. Ceux qui, résistant à l’évidence, crieraient qu’un art ne meurt pas, un illustre membre de la société des Auteurs dramatiques, c’est M. Renan que je veux dire, les a par avance démentis : « Le progrès de l’humanité n’est en aucune façon esthétique… Le grand art même disparaîtra. Le temps viendra où l’art sera une chose du passé, une création faite une fois pour toutes, création des âges non réfléchis, qu’on adorera, tout en reconnaissant qu’il n’y a plus à en faire. » C’est le cas de l’art du théâtre, comme il ressort du présent examen, poursuivi en toute bonne foi. Que si cette solution pessimiste était repoussée par les personnes qui se refusent à souscrire aux vérités pénibles, sous le fallacieux prétexte qu’« elles abaissent les cœurs », nous avouerons que la conclusion désolante est généralement pour nous une raison dernière de croire à l’exactitude des déductions qui la commandent.

Chapitre XXI.
Le littérateur chez les peintres §

{p. 269}Denis Diderot, qui fut homme de lettres à un degré incroyable, a laissé aux hommes de lettres la tradition d’écrire des choses de la peinture. Cette tradition flatte une de nos plus chères prétentions. Il n’y a pas un littérateur que ne chatouille le désir de composer un Salon : son goût lui permettra de deviner ce qu’il ignore, et son talent saura communiquer ses intuitions en formules assurées et définitives. Au vrai, nous n’y connaissons rien. Fernand Vandérem, ce bon sens aimable, l’expliquait l’autre mois, avec des anecdotes, aux lecteurs de la Revue Bleue. Il n’y a que les peintres pour savoir de la peinture, et les écrivains de l’écriture.

Nos appréciations du dessin, de la couleur, de la perspective et de la pâte ont l’insolence involontaire et naïve des graveurs, musiciens ou droguistes discutant la technique du vers moderne. Resterait à faire rédiger par des peintres des propos {p. 270}touchant leur art. Mais, las, la plume est lourde à leurs doigts, et puis osent-ils dire des camarades ce qu’ils pensent ? (Car les peintres avec infiniment de raison préfèrent la pratique d’une hypocrite camaraderie au débinage obstiné que nous observons, nous autres, dans l’orthographe.) — Je sais bien que Jacques Blanche a signé de spirituels comptes rendus ; mais n’est-il pas plus écrivain que peintre ? — Alors quoi ? Rien, peut-être. Renoncer. S’abstenir. Conquérir cette chasteté de pouvoir regarder cinquante toiles sans produire cent lignes.

Mais non. Notre incontinence a du bon. D’abord elle fait un peu de gloire, donc elle fabrique du bonheur. Et puis les comptes rendus contemporains valent au moins comme répertoires futurs plus commodes à feuilleter que les purs catalogues. Ils peuvent servir, pour se remémorer la peinture d’une année, aux historiens de l’art dont le travail, pour être chanceux, est moins vain que celui du chroniqueur immédiat. L’historien envisage des périodes plus considérables et surtout plus distantes ingénieux et documenté, il peut nous donner la reconstitution d’un siècle d’art, en négligeant les phénomènes sans valeur dont la mode a fait tout le succès ; il peut, en considérant minutieusement des époques successives et des pays différents, discerner sans erreur probable tels courants artistiques. Bref il fait œuvre estimable d’historien ; même les qualités de perspicace, de connaisseur, aussi d’écrivain, qui lui sont nécessaires {p. 271}feraient de l’archéologue le plus désigné des critiques si sa familiarité avec, les œuvres anciennes ne le rendait un peu indulgent jusqu’aux plus inutiles copistes qu’il aime pour les originaux évoqués à sa mémoire érudite, conséquemment un peu sévère aux novateurs, et si ses habitudes scientifiques de travail complet où les œuvres sont étudiées non seulement morphologiquement, mais dès leurs genèses et jusqu’à leurs influences, ne lui interdisaient presque la besogne hâtive et jetée de la chronique salonnière.

Ladite chronique, outre le plaisir qu’elle procure à ceux qui en sont l’objet et l’intérêt qu’elle gardera pour la science archéologique venir, peut encore avoir son prix, précisément comme chronique. Albert Wolff enchantait les lecteurs du Figaro quand il leur contait ses démêlés avec sa cuisinière, ses histoires de cercle, ses conversations avec les grands hommes ; pourquoi eût-il cessé de leur agréer le jour où il leur traduisait ses impressions du Salon ? Tel est encore le cas de M. Armand Silvestre, de M. Pierre Véron, de divers. Dans la mesure habituelle où ces chroniqueurs nous charment, leurs chroniques d’Exposition sont séduisantes. Et parfois elles peuvent l’être infiniment. Dans un autre courant intellectuel que celui où je viens de pécher quelques noms, il me suffira de nommer Gautier, et surtout Baudelaire. Le Salon de 1845 et celui de 1846 sont deux de mes plaquettes de prédilection, attestant la sûreté et la divination du même artiste qui, à peu près {p. 272}seul en 1861, saluera Richard Wagner et le Tannhäuser à Paris. Sans rétrospectif, les jugements annuels de tels rédacteurs modernes sont un commentaire agréable des expositions de peintures. Les enthousiasmes de M. Mirbeau, la finesse de M. Alexandre, la verve littéraire de M. Geffroy, nous ont valu, cette année encore, d’excellents articles, excellents surtout en ce qu’ils signalent des artistes indépendants, sans notoriété, déplaisants en général au public et qu’il n’est peut-être pas absurde de lui imposer quelques années, jusqu’à ce qu’il ait eu le loisir de les comprendre et de les aimer tout seul. Le plus louable critique, en ce sens, demeurera Huysmans, qui, il y a douze et quinze ans, sonnait la gloire d’artistes qu’on croit trop, ici ou là, avoir découverts hier…

Ces bons écrivains pratiquent la bonne méthode ; avec le minimum de préjugés, ou avec des préjugés qui me plaisent, ils disent le sentiment qui devant tel tableau les retint ; leur dire vaut par la délicatesse de leur tact, et la grâce de leurs racontars les plus philosophes intercalent quelques théories d’ensemble, intéressantes puisqu’ils sont intelligents. Et il suffit. Cela fait toujours passer une heure ou deux.

J’avais accepté d’écrire « un Salon », mais à la vérité les jugements que j’allais avancera la légère ne me parurent point, sur mes notes, différents de ceux des critiques indulgents aux modernes ; et par où j’en différais j’étais trop mal ferme en mes impressions pour être sûr d’avoir raison contre eux. {p. 273}Donc fiez-vous à Mirbeau, à Alexandre, à Geffroy, à moins que vous ne préfériez aller vous-même aux Expositions, ce qui est certes d’un plaisir plus fatigant.

Ici, seulement, avec l’à-propos des étalages ouverts encore, quelques idées générales nous appellent.

*
* *

L’institution même du ou des salons de peinture serait le premier point discutable, précisément parce qu’elle est aujourd’hui, et chaque jour davantage, discutée.

Les salons privés se font de plus en plus fréquents. Je ne parle pas de la régulière exposition de pastellistes ou d’aquarellistes ou de peintres-graveurs ; car il ne s’agit pas là de peinture à proprement parler, et de plus l’exposition n’est particulière qu’en nom. À la même cimaise de Georges Petit, qu’est-ce qui apparente les pastels de Besnard à ceux de Doucet ? Ce sont encore des expositions générales, seulement d’un procédé artistique particulier. Mais chez Boussod et Valadon, chez Le Barc de Bouteville, chez Vollard, chez Bing, à l’École des Beaux-Arts, on a pu voir ces mois passés des séries d’expositions personnelles ou partielles : de Degas, de Pissarro, de Meissonnier, de Toulouse-Lautrec, de Sisley, des peintres symbolistes, etc. Des gons de goût préfèrent au {p. 274}déballage annuel des mois de mai, juin, juillet ces expositions particulières où un artiste, un groupe d’artistes au plus, présente un ensemble cohérent de productions. Les visiter n’est point une fatigue : les magasins sont dans le centre, qui les organisent ; les toiles sont en petit nombre, en bon jour, dans des salles aérées ; en même temps l’effort réalisé d’un peintre durant un certain nombre d’années est mis sous les yeux du curieux, qui peut suivre et comprendre l’évolution de l’artiste.

Ces délicats sont excusables d’être rebutés par les deux mille morceaux de peinture tombant à date fixe sur chaque salon, où les œuvres qu’ils préféreraient les attristent quand ils les découvrent dans leur lamentable entourage, à moins qu’ils ne parviennent pas à les découvrir parce qu’on les a juchées trop haut, ou, plus simplement, parce qu’on les a refusées. Et la mauvaise humeur de ces dillettanti voudrait la suppression des Salons. Tout au plus consentent-ils le Vernissage. L’un d’eux, Ch. Chincholle, m’écrivait l’autre semaine, avec son humour habituel :

« Le 30 avril, on se rendrait, au Palais de l’Industrie, pour “voir” le Salon. MM. Roybet, Chaperon et Jambon auraient fixé des décors le long des murs, représentant des tableaux de toute grandeur, de tous sujets et de toute école, avec leurs cadres, et leurs intervalles : le tout dûment brossé et marouflé. Des arbustes interposés entre les décors et le public assureraient un suffisant trompe-l’œil aux élégants de bonne volonté et orneraient cette réunion printanière. Le {p. 275}lendemain, les toiles seraient roulées et le Garde-Meuble les conserverait, trois cent soixante-trois jours. Quelques retouches conviendraient au décor l’année suivante, pour donner aux mondains tout ensemble la sensation du nouveau et celle du recommencement. Ainsi fait-on au Châtelet, toutes les fois qu’on remonte Michel Strogoff : cet hiver on y ajoutait le décor de Cronstadt. Au Salon M. Faure reçu dans le port du Havre pourrait être, une autre année remplacé par Le général Dodds présidant son ministère. — Dix jours après on se retrouverait aux Palais des Arts Libéraux, où ce serait :

Mais plus aiguë et plus parfaite
Exactement la même fête.

Seulement le décor mural serait plus ingénument bariolé. — Et après ce double Vernissage, sauvé parce que Paris n’a pas d’autre fête entre l’Hippique et le Derby, on mettrait la clef sous la porte du Salon. »

Je ne contresignerai pas l’excentrique proposition que me recommande Chincholle, avec son dilettantisme aigu. Certes, les Salons que nous revoyons annuellement ne me satisfont pas plus que vous ; mais cela ne prouve pas l’inutilité de l’institution. Voici des Salons ennuyeux, mais il y en a eu de charmants, en des temps, il est vrai, lointains, et les prochains seront peut-être délicieux. Nous nous blasons même des excellents paysages norwégiens, des Harrison et des Mesdag, qui nous prirent tant il y a quelques années, nous sommes {p. 276}saturés du plein air et de la pleine vie, mais n’est-ce pas déjà charmant de constater la réunion de deux ou trois jeunes talents, les Aman-Jean, les Louis Picard, les Jean Veber ? Et toutes les fâcheuses impressions que peuvent laisser des visites aux Champs de Mars ou Élysées ne tiennent pas contre ce bon raisonnement : il est louable de présenter gratuitement les œuvres des artistes au public à qui elles sont destinées. Les peintres n’ont pas encore trouvé le moyen de vivre sans vendre de la peinture. Dans une démocratie bourgeoise le seul grand acheteur est le grand public. L’État, les musées, les municipalités, les conseils de fabrique n’acquièrent presque rien. C’est le banquier d’en bas qui achète. Or, il va à l’Exposition, et fait son choix. Nous avons tout dit contre les Salons quand nous déplorons : « Ce sont des halles. » Eh, tant mieux pour le peintre s’il y peut débiter ses produits sans aller faire la criée à domicile. Il acquiert la gloire par surcroît.

D’autres temps s’accommodaient d’autres systèmes. Un grand seigneur suffisait à faire vivre quelques artistes. À cette heure de médiocrités dorées, le cas d’un Gustave Moreau a juste la rareté du cas d’un Roux ou d’un Hayem. Supprimer les Salons, les négliger, les faire tomber en désuétude, c’est mettre les peintres dans la triste position sociale des musiciens. « Se faire connaître », on sait, pour un musicien, c’est exactement impossible, sauf fortune ou bonne fortune. Allez, pour voir, proposer une symphonie de génie à {p. 277}Lamoureux ou à Choudens. Les peintres ont ce privilège que tout Paris, une fois l’an, se déplace pour regarder ce qu’ils ont fait, sans qu’il leur en coûte rien. Ils y renonceraient, de gaîté de cœur ? Ce serait un peu sot.

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Autre problème annuellement tiraillé chez Ledoyen. « On reçoit trop de mauvais tableaux, on est trop indulgent. » — « On refuse trop de bonnes choses, on est trop dur. » D’où la question : Du choix des tableaux et du tempérament du jury.

Évidemment, on reçoit trop ; évidemment on refuse trop. Parce qu’on juge trop. Le jury d’admission n’a pas à formuler des préférences, à encourager telle école. Là, pourvu que vous marchiez derrière Detaille, dignus es intrare ; ici, si seulement vous démarquez Carrière, voilà votre place. Je voudrais un seul Salon, où les juges fussent assez indifférents pour n’être sensibles qu’aux marques du talent, à quoi qu’il soit appliqué. Que M. Paul Dubois ait du talent, cela est incontestable, même si M. Huysmans ou M. Mauclair le traitent de chromolithographe ; que M. Anquetin ait du mérite, cela est également indéniable, malgré les dénégations de M. Michel ou de M. Mantz. Le seul élément haïssable, inacceptable, c’est celui qui fait le fond des expositions, chez les conservateurs et {p. 278}chez les révolutionnaires : c’est le quelconque de dessin, de couleur, et d’inspiration. Il a de l’assimilation. Selon les hasards de la vie il s’accrochera à l’Institut et ne fera que poncif, ou à la Révolution et ne fera que violent. — Pour tous ceux qui ont du talent, il faut ouvrir les portes.

Et ils viendront. La réserve de peintres novateurs à l’égard des salons est moins de l’orgueil que de la pudeur. Ils savent que, si on n’ose pas les refuser, on les « perchera », et ils s’abstiennent. Je dis qu’on doit les recevoir : j’entends, comme reçoit un maître de maison qui ne vous loge point au bout de la table.

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J’ai nommé les peintres novateurs. En temps que novateurs, je les aime. À propos des peintres de la venue la plus récente, une seule question se pose : sont-ils vraiment novateurs ? (Inutile de s’adjoindre ce problème : « Et leurs nouveautés sont-elles préférables ? » car tous les pires ont été faits, et le nouveau sera forcément du mieux.)

Or, entre ce qu’en gros on appelle les modernes, il y a déjà des écoles à bien distinguer. En écriture, les parnassiens étaient encore des révolutionnaires pour Vacquerie, et les réalistes pour Camille Doucet. On est toujours le communard pour quelqu’un.

En peinture Manet est demi-classique, demi-révolutionnaire. On parle couramment, en 1896, {p. 279}de Renoir, de Degas, de Camille Pissarro comme d’artistes d’avant-garde. En vérité pour nous ils sont classés, et classés haut, entre les définitifs.

Aujourd’hui, il est même abusif de considérer les pointillistes comme des novateurs ; ils le furent il y a dix ans. On peut aimer ou n’aimer pas les bords de la Seine de Seurat, les toiles de Signac, de Maximilien Luce, on sait de quel heureux effet est leur procédé, et le moindre charme du tableau de M. Henry Martin, à qui fut décernée la première médaille, n’est pas d’avoir usé d’un fonds pointillé.

Les coloristes violents du paysage et du nu, les Émile Bernard, les Van Gogh, les de Groux, les Lautrec, les Anquetin, antérieurs aussi à nous, et jugés. Je ne sens de peinture contemporaine à notre jeunesse que chez les artistes appelés symbolistes, du nom des littérateurs qui les encouragèrent. Édouard Vuillard, Maurice Denis, Pierre Bonnard, Félix Vallotton, ceux-là sont bien d’aujourd’hui, et vous ne les trouverez pas aux Salons.

Leurs personnalités sont certes accusées et distinctes. Qu’ils me permettent pourtant de les nommer en groupe, puisqu’aussi bien plus que des amitiés les rapprochent. Ils sont très artistes, c’est-à-dire qu’ils ont une conception désintéressée de leur art en même temps qu’un amour familier de leur métier. Ils sont adroits à réaliser avec peu et précisément leurs rêves. On ne doit pas se méprendre à ce mot de rêves, croire à des mystiques forcenés de la palette. Il y en a assez à côté qui font de la peinture littéraire. {p. 280}M. Édouard Vuillard n’a pas de sujets plus irréels qu’un hollandais ou qu’un flamand. Ceux qui virent la seule exposition un peu considérable de ses peintures s’en souviennent : c’était Le Chocolat, La Couturière bleue, La Femme aux chiffons, La Lampe. Seule la vision est nouvelle. M. Vuillard, et je cite volontiers le plus plein d’avenir de ces jeunes talents, a dépassé en hardiesse et en réussite le problème des artistes sincères : « Ne faire que ce qu’on voit. » Il n’y a pas une ombre, pas un reflet, pas une teinte de chic. Mais il pèche par prétérition. Sa vision est rigoureuse, mais limitée. Même dans un modeste cadre, il se restreint à la considération de quelques objets.

M. Maurice Denis m’apparaît avec des déformations plus graves de la vision normale de la nature. Un égal insouci de la ressemblance de détail au profit de l’impression d’ensemble l’apparente à M. Vuillard. On dit qu’ils imitent les préraphaélites, parce qu’ils se sont attardés à quelques figures et à quelques académies décharnées (exercice sur lequel des médiocres se sont rués). Je suis sûr qu’ils reviendront à la traduction la plus franche du vu. Seulement ils garderont ce scrupule de l’impression d’ensemble, sans lequel il n’y a pas d’œuvre d’art, scrupule qui les ferait, mieux que symbolistes, appeler des harmonistes.

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Subsidiairement, les peintres révolus, du Pont des Arts et du quai Malaquais, mériteraient, des {p. 281}jeunes gens, de moins gouailleurs commentaires.

Deux façons de les voir, alternatives et antithétiques.

1º Ils ont eu du mérite à leur heure, et ils ont le droit de continuer à voir et à peindre, comme à vingt-cinq ans. Meissonnier avait été novateur, par rapport au baron Gros. Si ces artistes n’avaient rien apporté de nouveau, ils n’auraient pas gagné la curiosité, l’admiration et la gloire.

2º Ils sont, ils ont été, ils seront les médiocres et les copistes. C’est leur platitude obséquieuse au goût d’une foule ignorante qui a fait leur succès. Bonnat était inutile après Ingres. Qui jamais soupçonna la nécessité de M. Benjamin Constant ?

J’oscille entre ces deux opinions, mais la seconde est plus juste. — Pourtant, il y a eu de l’art avant les artistes modernes, et depuis Delacroix. Mais est-ce chez ceux de l’Institut, de la Médaille d’honneur et de la Croix de Commandeur ? Pendant que florissaient Bastien Lepage, Gustave Boulanger, Bouguereau, il y avait, dehors, Millet, Manet, puis Claude Monet, Raffaelli. Et quand bien même ceux-ci n’eussent pas été, la possibilité d’un second empire et d’une troisième république dépourvues d’art pictural ne serait pas à ce point exorbitante.

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Est-il temps d’aborder cette modeste question : « De la nature et de la fin de l’art de peindre ? »

{p. 282}La coloration de surfaces est un art soustrait de celui de l’architecte et de l’ornemaniste, et qui y retourne. — La teinture d’un mètre carré de toile pour représenter le passage d’un ruisseau par un chasseur entreprenant devant l’embarras d’une blanchisseuse, et l’application de cette toile, en faux jour, sur le panneau blanc et or d’un salon de damas rouge n’est pas le résultat définitif de siècles de peinture. Trois ou quatre modes me semblent plus intéressants :

1º Le décor public, fresques modernes des grandes surfaces, en harmonie avec l’architecture et la destination de l’édifice ;

2º Le décor intime, utilisation des murs de nos appartements modernes pour des colorations agréables, sans le ressassement immobile d’un sujet de fait-divers ;

3º La fixation sur la toile d’impressions visuelles de peinture, sans apposition ménagère, conservée dans des châssis, ou roulée à des poulies mobiles à nos grés ;

4º L’ornementation d’objets de luxe qu’on pourrait retirer aux maroquiniers de la rue de la Paix et confier à des artistes auxquels je recommanderais personnellement la peinture sur maroquin qui nous a fait en d’autres siècles les belles reliures de maioli.

— Maintenant, si vous préférez le chasseur entreprenant, mettons que je n’ai rien dit.

Chapitre XXII.
L’affichage moderne §

{p. 283}L’affiche illustrée (œuvre imprimée, qu’il faut donc mentionner ici) dont les oisifs regardent la pose toute fraîche et toute humide, admirant comment le mauvais et mince et tortillé chiffon sorti de la blouse grise affecte vite sur le renforcement du mur une allure de tableau et sous la décharge du pinceau un bel air verni, l’affiche illustrée est au juste, à cette heure, une industrie charmante qu’on est en train de gâcher.

On devine l’histoire de cet art décoratif. La publicité comme toute industrie un peu intelligemment, un peu américainement conduite, subit l’évolution d’une loi économique : la division du travail. Tôt les bons agents se sont aperçus qu’à la publicité typographiée convenait la description minutieuse, détaillée, convaincante. Le livre, le prospectus, l’album, la quatrième, mieux la première page des journaux doivent instruire le public du produit clamé ; et nulle forme n’est trop {p. 284}originale ni trop piquante pour cet office. Les rédacteurs de M. Géraudel excellent au fait-divers, ceux du savon du Congo au quatrain léger, etc. Parallèlement on a reconnu que la réclame murale faite pour être vue, non lue, comporte les plus brèves et les plus voyantes mentions. Il suffit qu’un mot, énorme, coure le long des murs. Le promeneur, obsédé, trouve en rentrant chez lui, dans son journal, le commentaire insinuant du mot hurleur.

Comment forcer l’attention sur ce mot ? La grosseur des caractères n’est pas un moyen suffisant ni sûr. Les lettres n’attirent pas. Il faut l’image pour retenir le regard au hasard accroché. De là l’affiche illustrée.

Vous entendez bien, illustrée, non pas l’affiche picturale, ce qui n’a pas de sens, illustrée, c’est-à-dire dont la mention commerciale est rehaussée, commentée, synthétisée par quelques couleurs, quelques traits appropriés.

Cela posé, je crois, indubitablement, il faut bien convenir que les artisans, même en vogue, de nos récentes affiches se sont tout fait mépris sur le sens de leur besogne.

Soit doux types d’affiches intelligentes, et deux types d’affiches indifférentes : ces exemples amèneront au principe théorique auquel je veux arriver.

M. H. de Toulouse Lautrec et M. Will. H. Bradley comptent à coup sûr, le premier à Paris, le second à Chicago, parmi les plus {p. 285}renommés et les plus talentueux des artistes spéciaux de l’illustration murale. Or voici une affiche de Lautrec, sa dernière : une femme insignifiante de visage, élancée, bien faite et fort élégante parmi ses plumes et ses fourrures, semble, de son manchon tendu, indiquer un chemin à un imaginaire questionneur. Voici une affiche de Bradley : deux matrones opulentes, en contours agréablement et décorativement circulaires, font danser leurs robes en marchant. Or la première affiche veut annoncer : la Revue Blanche, bimensuelle, la seconde : The Chap Book. Sérieusement il n’est aucune raison valable pour que l’œuvre de Lautrec ne s’applique pas à la publication américaine, et celle de Bradley à la revue parisienne ; ou pour que l’une ou l’autre d’entre elles ne notifie le tapioca Groult ou l’absinthe Cusenier.

À l’opposé, regardons de Walter Crane l’affiche du Champagne Hau. Tirée en bon bistre clair avec de légers rehauts, sur fond vert d’eau, elle évoque avec ses feuilles de vigne serrées, ses grappes nerveuses et sa fine champenoise légèrement équilibrée, une si fraîche vision d’ivresse qu’à la voir déjà vous tourne la tête. Encore l’affiche d’Eugène Grasset, A New Life of Napoleon, avec son premier consul botté et la crinière romantique de son cheval, est parlante et suggestive infiniment.

Or, sans hésitation je reconnais, et toute personne ayant regardé quelques estampes reconnaîtra, que de ces quatre œuvres celle de Lautrec et celle de Bradley sont d’un art très supérieur. {p. 286}N’empêche qu’elles soient de médiocres affiches. Celles au contraire de Walter Crane et de Grasset sont d’un effet excellent.

La raison en est simple : Grasset et Walter Crane se sont préoccupés de composer l’affiche utile aux industries qui employaient leur talent. Lautrec et Bradley ont eu, avant tout, souci de composer une estampe jolie.

Or, c’est là l’erreur quotidienne de nos artistes. Leur mérite est évident, leur bonne volonté certaine. Mais ils se trompent grossièrement en imaginant qu’une lithographie représentant une petite femme de Montmartre spirituellement campée peut, au choix, servir de fond suggestif à l’annonce d’un bazar, d’une librairie ou d’un papier à cigarettes.

Il se pourrait que le grand responsable de cette déviation de l’affiche fût notre cher et glorieux Jules Chéret. Les types de Chéret, leurs allures, leurs gestes, leurs accessoires, traduisent presque toujours une anecdote relative au sujet sur quoi se fait la publicité (Saxoléïne, Coulisses de l’Opéra, Théâtrophone, etc.). Mais leur matière est si artistique, si décisivement picturale que les émules de Chéret, hantés de son bonheur décoratif, n’ont pas vu son effort de bon publiciste et n’ont cherché à égaler que son mérite d’art.

Personnellement ça m’est égal. Comme je collectionne des livres jolis, des estampes ou des dessins, je garde précieusement les élégantes affiches contemporaines. Mais ces affiches sont inutiles {p. 287}commercialement. Dès lors, il est à craindre que tôt ou tard les industriels ne s’aperçoivent du marché de dupes qu’ils font en commandant une affiche à un peintre de plus de talent que de conscience, ou si l’on veut d’application, et que les imprimeurs d’odieuses affiches, genre Appell ou Lévy n’en bénéficient.

Quelques symptômes heureusement nous rassurent. Du même Lautrec, ci-dessus malmené, un Aristide Bruant était un merveilleux portrait-réclame du cabaretier. Surtout d’Outre-Manche, on nous a rapporté les exquises petites affiches de Dudley-Hardy. Sa seconde Gaiety girl, colombier en deux couleurs seulement, dessin en noir, réservant blanc sur fond rouge, est bien la plus affriolante et la plus directe des annonces. Dudley-Hardy, voilà le vrai maître de la nouvelle affiche. Il en a compris le caractère essentiel : l’appropriation.

Chapitre XXIII.
Des sympathies anarchistes de quelques littérateurs §

{p. 288}L’autre mois, le défenseur d’un de nos amis, expliquant aux assises de la Seine quelle variété d’opinion politique professait son client, le présentait comme un anarchiste littéraire ; ce littéraire venu à l’anarchie ne s’y sentait point dépaysé, retrouvant des confrères de notoriété, des camarades de talent. L’avocat avançait des noms, qui n’étaient sans doute que des noms pour les jurés, même pour le juré vicomte de Bornier. Pourtant on savait qu’ils ne sont pas tous des sans-travail s’essayant à tenir une plume entre leurs doigts dirai-je calleux, ces collaborateurs condescendus de l’étoile-à-la-pointe-altière-de-leur-glaive jusques aux sous-sols des factieux. Et encore que l’accueil des conjurés pour les artistes visiteurs soit bienveillant, ceux-ci et ceux-là demeurent un peu étonnés de se rencontrer.

Étonnés, point froissés, très à leur aise au {p. 289}contraire, et surpris de cette aisance même. Venus à l’anarchie, il faut confesser, parfois un peu en curieux, ils s’y accompagnonnent volontiers. Ce n’est pas autrement que Sévère, après avoir observé les chrétiens par dilettantisme, concluait

Et peut-être qu’un jour je les connaîtrai mieux.

Les raisons de cette sympathie sont faciles à préciser.

Il y a la tradition, la tradition qui conseille à la littérature d’avant-garde l’opposition le plus à gauche. Les romantiques saluaient d’avance la chose nouvelle de 48 ; et, quoique la révolution anarchique sollicitée soit de tout autre ordre, apolitique, social, les artistes, un peu myopes, s’y précipitent sans trop d’information.

C’est d’ailleurs la seule voie pour eux ouverte ; car certain socialisme, qui a les sympathies de la jeunesse des écoles pour ce qu’il est une plate-forme moins foulée aux électorats à venir, ce socialisme est odieux à l’artiste qu’il enregimenterait, et plus seulement pour trois ans.

Il n’importe guère sérieusement à l’écrivain que la liberté de son art, la tranquillité à sa besogne. Le tyrannisme intelligent est le régime qu’il doit, en sincérité, préférer. Il ne serait tel que d’amuser un bon despote, connaisseur et obligeant. Mais, à défaut de cette exceptionnelle constitution, l’anarchie donne au moins à l’écrivain {p. 290}la liberté nue. À cette heure, nous sommes tout ensemble contraints et négligés. Notre maigre cou est pelé. C’est trop, et notre nihilisme naturel s’exacerbe.

Je dis nihilisme : c’est le vrai sentiment de contact des intellectuels d’élite et des instinctifs de l’anarchie. Voici des analystes, des compréhensifs, des dissecteurs, qu’intéresse mal la grosse bâtisse socialiste. Le travail de démontage par où s’inaugurerait le succès des anarchistes les flatterait et les exciterait infiniment. Il nous faut avouer que les divers degrés de notre scepticisme sont d’aussi médiocres stations ; nous aimerions vivre et voir vivre activement ; mais pourquoi ? toutes choses nous paraissent aussi peu intéressantes à défendre. Le précieux anarchiste agit et démolit. Son branle-bas est peut-être l’unique mécanique à exalter enfin notre nihilisme.

C’est pour cette cause fondamentale que je me sens, et beaucoup d’artistes mes voisins, sur plus de points en accord avec Béala, dit Biscuit, qu’avec M. Trarieux.

(Je prends ces noms sans arrière ni ironique pensée, comme d’esprits d’à peu près même force mais d’orientation différente.)

Chapitre XXIV.
Conférence sur la conférence6 §

{p. 291}Mesdames, Messieurs,

Entre toutes les excentricités dont on accuse les théâtres novateurs et spécialement la scène de l’Œuvre, aucune, pour moi, n’est plus imprévue que de m’y voir devant vous et de m’entendre vous parler. Comment, n’allant presque jamais au théâtre, depuis qu’après un an d’expérience quotidienne, poursuivie par devoir ou plutôt par métier, en 1888, je reconnus dès 1889 que, plus ça changeait plus c’était la même chose, que, si aux reprises du Courrier de Lyon, le régisseur, je suppose, a l’attention gracieuse de rafraîchir les scènes les plus défraîchies, pour les vaudevilles d’usage courant on néglige même ce soin ingénu, qu’on change, il est vrai sur l’affiche Boucheron en Burani, et dans la pièce Molinchart en Dupotard, mais que ces corrections nominales ne font différer {p. 292}en rien les produits nouveaux de l’invariable étalon déposé dans les prisons où le Palais-Royal fait travailler, — comment, avec ce parti pris évident d’indifférence aux manifestations, dramatiques, viens-je, en personnage de prologue, improviser sur cette scène mon petit solo de rhétorique ? On m’a sur une vague et vieille promesse forcé la main. Mais ce bavardage, vous voilà contraint de l’écouter… que dis-je ? de l’écouter avec agrément, sous peine de vous confesser à vous-même votre tort d’être venu, d’avoir peut-être payé vos places, et en ce cas ridiculement cher.

Je suis un garçon de précaution. Ayant assumé de vous entretenir ce soir, je me suis enquis, voilà quelques jours, d’un thème de conversation. Or, quand on passe certains jeudis vers une heure au Luxembourg, on aperçoit le vivace M. Francisque Sarcey, feuilletant du pouce le Testament de César Girodot et Athalie, qui accroche à sa mémoire exercée quelques situations et quelques vers ; les fragments adroitement cueillis, lui sont un texte suffisant pour la parallèle qu’il va conférencier l’heure d’après. Fort d’un si considérable exemple, j’ai tenté de le suivre. J’avais donc relu les pièces qu’on va représenter après mon départ, et, me souvenant du sang-froid, aussi de l’ardeur communicative, avec lesquels notre respecté doyen excelle à démontrer qu’au fond et malgré des différences intéressantes Athalie et Girodot, c’est toujours la même chose, vue là sous l’angle dramatique, ici sous le comique, que c’est une {p. 293}lutte semblable pour la puissance figurée là par le trône d’Israël, ici par la fortune d’un rentier, j’avais entrepris de vous transmettre des assurances analogues. Tout de même ai-je redouté que, dépourvu cette fois de l’autorité triple de l’âge, du torse et du talent, le joueur de parallèle ne parût d’une impertinence un peu vive, et, m’humiliant, j’ai reconnu qu’il fallait, pour risquer de si joyeux paradoxes, une réputation plus avérée de robuste bon sens.

Je songeai à une manière plus modeste. Persuadé par des personnes âgées que les jeunes gens doivent commencer par imiter, j’évoquai la méthode de feu Henry de Lapommeraye. Ce dernier des Gaulois n’avait pas son égal pour la conférence historique. Muni d’une bonne bibliothèque, il s’instruisait, avant que de sortir, d’anecdotes variées relatives à l’histoire de son auteur. Méthode possible si j’avais à parler de Rotrou ou de Scarron. Mais allais-je vous conter la vie de collège ou de volontariat, de coulisses et de salles de rédaction des auteurs représentés aujourd’hui ? Je constatai tôt que ces bavardages historiques et documentaires sont simplement scandaleux quand ils veulent caractériser des contemporains ; et lorsqu’ils s’appliquent à des auteurs jadis, ils sont insipides, ils sont livresques, ils puent le Memento de baccalauréat.

Alors quoi ? Analyser les pièces du programme, en lire les fragments essentiels, souligner les passages typiques, avec gentillesse pour en montrer {p. 294}la valeur, comme le voisin complaisant qui vous tire par le coude aux bons endroits, ou avec malveillance pour vous en insinuer le ridicule, ce ridicule inséparable de toute beauté un peu neuve ? Passe-temps facile à moi, agréable à vous, renouvelé des soirs pacifiques de la salle des Capucines et du feuilleton-parlé ? Mais je vous eusse de la sorte privé de la moitié de votre plaisir : la surprise, et j’eusse défloré pour ma commodité personnelle le charme d’inédit du spectacle qu’on va donner.

Valait-il mieux, laissant intactes les légendes, tirer de tel ou tel acte de tout à l’heure un problème moral bon à retourner ensemble, en attendant qu’il soit neuf heures et demie ? Le drame en un acte annoncé par l’affiche pose la question vieille mais éternelle de la femme fatale, de la Sapho de Daudet, la question des relations intellectuelles et des confidences possibles de frère à frère ; l’autre tragi-comédie incitait à parler du divorce, ou de la fidélité, ou de la jalousie, mais ces fantaisies physio-psychologiques, de trop fortes lectures récentes m’en avaient ôté le goût. Pour les besoins d’un travail étranger, il se trouve que je viens de relire les grands romans de Tolstoï, et Tolstoï, comme Balzac, comme Stendhal vous décourage de tout nouvel essai touchant les mœurs. C’est Voltaire qui, lisant Athalie, s’exclamait : « On a honte de faire des vers quand on en lit de pareils. » Pareillement, et malgré l’autorité de notre aimable Marcel Prévost, qui, tout en {p. 295}continuant avec un dévouement dont on lui sait gré ce qu’il appelle la tradition des gentils conteurs, adresse à sa clientèle spéciale des consultations pour les maladies morales secrètes, et enseigne aux nobles lectrices du Temps, pour moitié protestantes et pour moitié israélites, les principes de la galanterie nationale et honnête, en un style troublant qui fleure le pot-au-feu au patchouli, malgré l’exemple du jeune et courageux écrivain, n’osons-nous plus tenter ces petits divertissements psychologiques pour peu que nous venions de relire ou Stendhal ou Balzac ou Tolstoï.

Vu cet égal dénuement d’intérêt des diverses manières possibles, il ne restait que d’oublier que cette conférence est le prologue d’une représentation et de l’utiliser à traiter verbalement un sujet agréable ou utile : l’impôt sur les revenus, le pari mutuel, la question congolaise. Mais ces excellents sujets propres à susciter des articles ingénieux du Mercure de France ou du Mémorial diplomatique ou du Paris-Vélo, que gagneraient-ils être exposés de vive voix ? Je vis bien dès l’abord tout ce qu’ils y perdraient, et combien il resterait peu, au discours, de la documentation et de la technique qui ne conviennent qu’à la rédaction lente et à la lecture reposée.

Cette dernière réflexion était grave. Elle eût dû surgir la première puisqu’elle comprend et domine toutes les autres. Quel est l’intérêt de la conférence et, depuis qu’on a inventé d’abord l’écriture, {p. 296}ensuite l’imprimerie, enfin la presse, demeure-t-il quelque profit à se déranger pour l’audition d’un soliloque en un lieu clos ? La réunion publique, à la bonne heure ! C’est le jeu tout chaud des opinions diverses, l’échange rapide, vivant, des objections et des répliques ; mais si l’on est seul à parler contre tous qui écoutent, est-il pas plus pratique que l’un imprime à son heure ce que les autres liront à leur loisir ?

Voilà une objection à quoi je n’ai pas trouvé de réplique. Et cependant la conférence doit correspondre à quelque goût naturel puisqu’elle existe depuis si longtemps et puisqu’elle subsiste. Elle a toujours amusé les intellectualités gréco-latines. Il y avait dix siècles qu’on faisait des conférences, que c’était un métier, le métier de rhéteur, auquel on se préparait longuement, quand saint Augustin, qui ne songeait pas alors à la sainteté, y gagnait cinquante mille francs par an, en improvisant sur Hélène ou sur Orphée, sur la pluie ou sur le beau temps. Et cet exercice conservé et transmis dans les scolastiques et dans les Sorbonnes, dans les académies de province et autres jeux floraux, voilà que, malgré le débordement de journaux et de revues à qui toutes les idées se pourraient si sûrement confier, voilà qu’au siècle de M. Bodinier la conférence est plus à la mode que jamais.

J’ai cherché les raisons de cette vogue : elles sont peu flatteuses.

Pourquoi y a-t-il des conférences ? N’en doutez pas : par vanité. Sans doute il est déjà flatteur {p. 297}d’être imprimé, mais qui est imprimé n’est pas nécessairement lu, et l’esthète qui écrit de littérature au Courrier du Soir, par exemple, ou à La Presse, se peut froisser à la longue de constater qu’on n’achète sa feuille que pour y lire les résultats du sport et les derniers cours de la Petite Bourse, et peut éprouver l’incompressible besoin de confier à une centaine de personnes, dûment enfermées et obligées d’écouter la conception personnelle et distinguée qu’il s’est faite du théâtre de Victor Hugo ou de la musique de Verdi. C’est une publicité de la pensée plus restreinte mais plus sûre que l’imprimé ; c’est aussi le plaisir de l’applaudissement direct, dans la figure, surtout quand on a comblé une petite salle de ses amis, bref c’est un ensemble de petites illusions, illusion de pensée, illusion d’éloquence, illusion de succès qui chatouillent ridiculement, mais si au bon endroit notre vanité, qu’on ne saurait citer aucun sage qui, ayant fait une conférence, n’en ait pas voulu tenter d’autre.

La vanité nous explique le discoureur, elle ne nous explique pas l’auditeur. Pourquoi beaucoup vont-ils à la conférence plus volontiers qu’ils ne se rendent au théâtre ou qu’ils ne restent à lire chez eux ? C’est d’abord par paresse. On en est tôt débarrassé. C’est l’affaire d’une demi-heure, trois quarts d’heure au plus de patience inerte ; le théâtre c’est toute une soirée à donner. Et la lecture est un exercice qui veut quelque peine. Mon savant ami Charles Henry, qui est un mesureur {p. 298}obstiné des sensations, dirait en son jargon que l’exercice de la lecture est dynamogéniquement inférieur à l’audition. La loi instinctive du moindre effort et de la fatigue minime veut donc qu’on préfère une conférence à une lecture. C’est tellement vrai que les conférences de M. Catulle Mendès, morceaux certes d’élévation, nourris de souvenirs amusants et à qui ne manquent point les hauts points de vue, ont beau n’être que les coupures de ses livres de critique et d’histoire musicale, quand il les lit lui-même on l’acclame ; mais tout seul, auprès de son feu, on ne songerait pas à les lire, parce qu’on ne lit pas, parce qu’on est trop paresseux.

Après la paresse, la badauderie : « Tiens, Untel parle à tel endroit ; je ne serais pas fâché de voir ça. » On n’est pas fâché de voir ça ; ça, c’est-à-dire comment est fait ce monsieur dont on a lu la signature sur des livres, des journaux ou des revues, comment il entre, marche, salue et s’assied, s’il est hâve ou rubicond, s’il grasseyé ou s’il a l’assent, surtout s’il sait parler ou s’il bafouille, s’il ira jusqu’au bout ou s’il fera fiasco. Cette dernière curiosité est bien parente de celle qui pousse le paisible badaud, en l’âme de qui sommeille une sanguinaire canaille, dans les baraques des dompteurs, qui sont après tout mangeables. Dans l’un et l’autre cas on se demande : « Va-t-il s’en tirer ? Et s’il allait tomber ?… » Et ce goût un peu malsain d’assister à quelque chose de périlleux fait qu’on réserve toujours meilleur {p. 299}accueil au belluaire, je veux dire au conférencier, qui se présente sans cuirasse, c’est-à-dire sans notes. — Cette badauderie maladive, cette envie de la personne réelle et du morceau vivant, d’autres exhibitions sans doute la satisfont davantage : c’est elle que l’industrieux tenancier des Folies-Bergère exploite si intelligemment lorsqu’il laisse voir, sur, dirai-je sa scène, Mlle de Pougy ou Mlle de Presles. C’est au fond, ici et là, semblable curiosité, et la même lorgnette se braque sur M. Paul Deschanel qui se braquait sur Mlle d’Alençon. Seulement Monsieur l’a passée à Madame, et l’une est aussi badaude que l’autre.

Badauderie, paresse et vanité, voilà des reproches bien gros, mais qui ne s’adressent pas à toute forme de discours, qui visent la plus insignifiante et la plus superficielle. Car il faudrait, si l’on étudiait l’histoire de la Conférence, et Dieu sait que ce n’est pas mon intention dans cette causerie, se garder de confondre ce genre spécial et un peu factice avec l’éloquence de la chaire et celle de la tribune ; ce qui rehausse ces deux genres, c’est la gravité de l’objet poursuivi dans les oraisons et dans les harangues, objet religieux, objet politique. Même il siérait de joindre à ces deux ordres d’éloquence, du prêtre et du tribun, celle du pédagogue, celle du professeur de faculté, et de distinguer bien ces trois types d’orateur du quatrième qui est le conférencier. Ni Lamennais, ni Gambetta, ni Villemain n’étaient des conférenciers. C’étaient des orateurs. Ils parlaient pour la gloire plus {p. 300}grande d’un dogme religieux, politique ou littéraire, ils parlaient pour dire quelque chose et le fond de leur pensée leur importait plus que la forme, ils parlaient pour le plus grand nombre possible d’auditeurs à instruire, à entraîner ou à convertir. Le conférencier au contraire parle à un petit groupe, sur un petit sujet, et pour peu en dire. Et c’est sa verve qui amusera, non sa pensée qui instruira. Au sortir d’une conférence, nul ne songera à se dire fortifié ni même édifié, il se sera ou non amusé. Au rebours de l’opinion manifestée par un artiste exquis, M. Laurent Tailhade, l’une des dernières fois qu’il batailla contre le Muffle, je suis sûr que le conférencier ne parle pas pour instruire mais pour plaire.

Mais nous vivons, Mesdames et Messieurs, en un temps où règne ce que M. Désiré Nisard appelait mélancoliquement la confusion des genres. Et en même temps que l’importance politique des sujets traités par quelques conférenciers d’il y a vingt ans, les Eugène Yung, les Émile Deschanel, les Dollfus et d’autres rehaussaient un peu le genre, on voyait les politiciens, les universitaires et même les orateurs sacrés emprunter à la conférence sa manière familière, persuasive et quand on peut spirituelle. Et alors, tout de même qu’on ne fait plus de tragédie, de drame, de comédie et de bouffonnerie, mais simplement des pièces, tout de même on ne prêche plus, on n’enseigne plus, on ne harangue plus, on ne plaide plus, mais simplement on parle. Un plaidoyer de {p. 301}M. Waldeck-Rousseau n’est plus qu’une causerie, un discours de M. Périer qu’un bavardage ; le professeur Lintilhac sait détailler et le R. P. Olivier est un fin diseur. Voilà où nous en sommes. Qu’est-ce à dire ? Avec les optimistes qu’on en est venu à plus de simplicité sinon de sincérité ; — ou avec les pessimistes que, dans l’impossibilité d’imposer gravement des théories auxquelles on ne croit pas à un public qui y croirait peu, on a dépouillé tout dogmatisme, le bon comme le mauvais, et suivant une distinction de mots que nous emprunterons, petite pédanterie, Pascal, on n’ose plus essayer de convaincre et l’on se contente d’agréer. Ç’a été toujours la position du rhéteur, il paraît que c’est aujourd’hui celle de tout le monde, car, en vérité je ne vois pas d’exception. Que M. Ferdinand Brunetière lui-même, le plus loyal certes des critiques, interroge profondément sa conscience ; il confessera, étonné peut-être tout le premier, qu’il parle beaucoup moins pour nous faire pénétrer sa théorie évolutionniste que pour s’assurer qu’il est un orateur à la grâce de qui rien ne saurait résister, il confessera qu’il disserte comme d’autres flirtent. — À un examen attentif, ce pourrait bien être celui de tous les causeurs à la mode qui passe pour le plus dilettante, qu’on constaterait le plus sincère et le plus sérieux. M. Jules Lemaître, certes, s’amuse et nous amuse, mais entre deux grâces il sait glisser une phrase profondément pensée, sans l’alourdir par des insistances, comme l’on doit faire dans le {p. 302}dernier salon où l’on cause, si, comme je l’espère, on y sait bien causer.

Qu’il n’y ait plus, Messieurs, d’orateurs convaincus, cela n’implique point qu’il n’en reste pas d’ennuyeux : épargnez-moi de nommer les membres de l’Institut ou d’une célèbre revue saumon qui abusent de la plus hospitalière des duchesses pour faire entendre en sa maison leurs élucubrations touchant « les moyens de transport chez les Mormons » ou « les contributions indirectes sous les Ptolémées ». Leur cuistrerie enrayera heureusement le succès de la conférence. Et l’on peut compter aussi pour ce bon office sur l’impayable pédanterie du plus titré mais du plus encombrant des Vadius.

Mais rien pourra-t-il calmer cette débauche de parlotes mondaines ? Il est permis de l’espérer. D’abord, ce n’est plus à cette heure qu’une mode et rien n’est aussi précaire que la mode. Aussi bien ne nous en exagérons ni l’étendue ni la profondeur. Une très légère couche du public parisien est contaminée. Le faubourg Saint-Antoine et aussi le faubourg Saint-Denis sont indemnes. Même dans les faubourgs d’élite, authentiques ou snobs, Saint-Germain ou Saint-Honoré, il semble bien que plusieurs forcent leur naturel et s’excitent pour manifester un goût décidé d’un divertissement si médiocre. J’ai entendu beaucoup de conférences dans des salles singulièrement mal remplies. Ne faut-il pas qu’un homme soit d’une oisiveté un peu ridicule pour aller écouter un autre monsieur au {p. 303}milieu de l’après-midi, quand il pourrait si bien se promener, jouer ou par hasard travailler ; les jeunes filles, c’est une autre affaire ; voici longtemps qu’on a judicieusement observé qu’elles sont, toutes, amoureuses des professeurs, et il suffisait d’entrer cet hiver au cours libre de M. Reinach ou de M. Brunetière pour s’en assurer ; ce n’étaient que jeunes filles et institutrices : aussi quelques perruches sur le retour. Quant aux jeunes femmes, c’est autre chose ; elles se disent assidues des conférences : ne les croyez qu’à demi. Les salles de conférences ont remplacé les magasins de nouveautés dans leurs prétextes d’occupations. Peut-être vous souvient-il d’un dessin en diptyque de Forain. Premier tableau ; décor très intime ; il est cinq heures (Personnages : un monsieur, une dame) : la dame, simplement : « Quelle bonne idée tu as eue d’acheter un second peigne. » Deuxième tableau (personnages : la même Dame, un autre Monsieur ; on est à table) : la dame, toujours simplement : « Figure-toi, mon chéri, que j’ai retourné le Louvre, le Printemps, et le Bon Marché sans trouver la nuance de doublure que je voulais. Demain j’y retournerai. » La phrase a trop servi, et maintenant la jeune femme répond à son seigneur inquiet de ses yeux fatigués : « Je n’ai pas cessé de courir de Faguet à la Sorbonne, à du Bled chez la duchesse, et à Vanor chez Bodinier, sans trouver la nuance d’âme que je cherchais ; je recommencerai demain. »

Je remercie les auditrices, loyales celles-là ou {p. 304}momentanément inoccupées, qui aujourd’hui sont venues en personne entendre moquer leur prétendu passe-temps favori. Peut-être attendaient-elles une plus substantielle causerie, une mise en goût de la représentation à laquelle je vais laisser libre cette scène.

On va jouer des pièces exotiques. Ne soyez pas trop gelés devant des dramaturges aussi polairement distants. Ces danois, ces norvégiens, ces slaves (je ne parle pas d’Ostrowski, d’Ibsen, de Bjornson, dont nous savons des œuvres si belles), mais les autres, les moindres, les barbari minores, ont leur intérêt. Ce n’est pas ce que nous concevons le mieux qui nous doit intéresser davantage, il ne faut pas chercher à nous reconnaître dans ces drames ; nous risquerions d’y reconnaître du même coup, en leur influence, le fils de Dumas père, quand ce ne serait pas le père de Dumas fils. Ne tentons pas ces identifications. Sauvegardons la sensation de l’exotique et le frisson du fjord. Sans doute les traductions sont faibles et nous adviennent presque toujours à travers déjà des versions allemandes ; mais les obscurités, même les maladresses, sont ici savoureuses. Elles aident à laisser après la représentation du théâtre une notion moins concrète, plus de marge et d’imagination. Les horizons mal fermés de ces scènes lointaines incitent au rêve mieux qu’une pièce bien close d’Émile Augier ; et les esprits les plus incurablement classiques se souviendront que les régents qui gardent devant les lycéens {p. 305}les chefs-d’œuvre nationaux situent le charme décisif et supérieur du Misanthrope dans l’incertitude, presque l’inexistence du dénouement. Qu’au surplus, si les voiles obscurs délicats ou suggestifs dont nous croyons parées ces grâces du nord ne soient que les taches de la lunette où nous regardons, où les interférences de nos cils qui clignent, importe-t-il ? Non certes, et une conférence préparatoire était donc quasiment sans objet. Mais son inutilité, sa vacuité même sont une preuve ultime, personnelle et décisive de ce que j’avançais tout à l’heure touchant la mode superflue et l’engouement assez Trissotin des conférences.

En parlant pour ne rien dire, j’ai (négativement) prouvé le mouvement en marchant.

FIN