Alfred Nettement

1853

Histoire de la littérature française sous la Restauration. Tome I

2015
Source : Alfred Nettement, Histoire de la littérature française sous la Restauration, tome premier, Paris, Jacques Lecoffre et Cie Libraires, 1853.
Ont participé à cette édition électronique : Éric Thiébaud (Stylage sémantique) et Stella Louis (Stylage sémantique et Encodage TEI).

Préface. §

Quoique les idées comme les faits se tiennent et s’engendrent, de sorte que le présent est toujours en germe dans le passé, il y a certaines époques littéraires, comme certaines époques politiques, qui peuvent être détachées des histoires générales et qui en forment un fragment assez important pour devenir un tableau particulier. La littérature française, au temps de la Restauration, nous a paru mériter d’être l’objet d’une étude de ce genre.

Un concours d’événements singuliers fit qu’à cette époque il y eut comme une renaissance littéraire en France. Dans presque tous les genres, des écrivains remarquables parurent, et purent se livrer sans obstacle aux inspirations de leur génie. Le mouvement des esprits fut d’autant plus vif, qu’il succédait à une immobilité forcée. En outre, par suite des nouvelles institutions que la Restauration apportait à la France, la littérature acquit une importance qu’elle n’avait jamais eue au même degré : au nombre de ces institutions figuraient deux formes littéraires, la tribune et la presse. L’histoire de la littérature française pendant la Restauration offre donc un double intérêt, soit qu’on l’envisage purement et simplement comme l’expression de l’esprit français pendant cette période, soit qu’on y cherche en partie l’explication des événements contemporains. À toutes les histoires qu’on a écrites sur la Restauration, il manque, à ce point de vue, un complément nécessaire : l’histoire de la littérature française pendant cette phase de seize années qui s’écoulèrent de 1814 à 1830. Nous avons essayé de remplir cette lacune, sans négliger le côté exclusivement littéraire de notre sujet.

Quant à la pensée philosophique qui a présidé à cet ouvrage, la voici. L’histoire de la littérature d’une époque ne saurait, sans de graves inconvénients, être séparée de celle du mouvement général des idées, pendant la même période ; car la littérature est l’expression de deux actions combinées, celle des écrivains sur la société, celle de la société sur lesécrivains. Les œuvres littéraires peuvent donc être étudiées à un double point de vue : le point de vue individuel, c’est-à-dire le génie propre des écrivains, leurs qualités natives, leur nature et l’influence qu’ils ont exercée sur leur temps ; le point de vue général, c’est-à-dire l’impulsion qu’ils ont reçue des idées dominantes, et l’effet qu’a exercé sur leur talent, et par suite sur leurs œuvres, l’atmosphère dans laquelle ils ont été plongés ; car il y a une respiration intellectuelle pour les esprits comme il y a une respiration physique pour les corps. On a dit ingénieusement que nous avions une patrie dans le temps comme dans l’espace. Cela est vrai ; nos contemporains sont doublement nos compatriotes, et de là viennent sans doute ces rapports secrets de physionomie que nous trouvons dans les portraits des hommes d’une même génération, et ce type général qu’ils conservent sous la diversité de leurs traits.

Nous n’avons pas cru devoir séparer ces deux points de vue dans cet ouvrage. Nous avons tenté à la fois d’expliquer les hommes par le temps et le temps par les hommes. Ce sont là des questions connexes, presque indivisibles à l’état de civilisation avancée auquel nous sommes arrivés, et l’on s’expose à ne pas comprendre les écrivains, quand on ne veut rien savoir du milieu général dans lequel ils ont vécu, comme à se méprendre profondément sur la société, si l’on se renferme dans le domaine exclusif des faits, sans étudier les œuvres littéraires dans lesquelles respirent encore les influences intellectuelles qui ont dominé dans chaque période historique.

Quoique nous ayons marqué d’une manière précise le point où s’ouvrait cette histoire, nous avons été obligé de remonter un peu plus haut pour nous rendre raison du mouvement d’idées que nous avions à raconter. Rien ne commence, rien ne finit dans l’histoire de la littérature, comme dans celle des faits ; tout continue. Il faut donc ouvrir l’histoire de la littérature française de notre temps, comme toutes les biographies individuelles, par une généalogie. Seulement nous avons dit strictement ce qu’il était nécessaire de dire pour l’intelligence de notre sujet. Tout ce que nous avons demandé au passé situé de l’autre côté de la date qui est notre point de départ, c’est un flambeau pour éclairer le présent.

Le temps où nous sommes semble heureusement choisi pour écrire et pour publier ce livre. La période dont nous voulons embrasser d’un regard l’ensemble a quelque chose de complet et d’achevé. Nous en sommes déjà assez éloignés pour que les passions et les préventions qui impriment aux histoires contemporaines le caractère d’un réquisitoire ou d’une apologie, se soient apaisées, et nous en sommes cependant encore assez rapprochés pour en saisir les mille nuances qui donnent de la vie à un tableau. Par suite d’une réunion de circonstances difficile à rencontrer, les esprits sont, en général, disposés à chercher la vérité sur le passé. Comme près d’un quart de siècle s’est écoulé depuis que la période de la Restauration est fermée, une génération nouvelle, complètement désintéressée dans les questions de ce temps, s’est élevée et commence à prendre possession de la scène ; toute cette jeunesse qui n’a ni haï, ni aimé, ni combattu, est impartiale par droit de naissance. Enfin, après tant de luttes, les hommes qui appartiennent aux divers systèmes d’idées qui se sont heurtés, il y a plus de vingt ans, dans toutes les régions intellectuelles sous la forme d’œuvres littéraires, sont enclins les uns envers les autres à cette bienveillante impartialité qui ouvre les oreilles et les cœurs à la vérité dite de manière à lui ôter tout caractère irritant ou offensif. Dans tous les temps, il est beau d’être impartial ; dans celui-ci, il est possible de l’être. Non seulement tant d’années et tant de renversements successifs qui ont souvent réuni sur le même terrain les adversaires de la veille, ont émoussé les passions et refroidi les colères ; mais, dans un contact mutuel, les hommes les plus séparés naguère par les idées ont vu tomber bien des préventions qui ajoutaient à leurs dissentiments réels les fantômes évoqués par leur imagination pleine de soupçons et d’ombrages. En outre, ils ont senti reparaître, sous les divergences de leurs idées, je ne sais quel fonds commun de civilisation intellectuelle, qui est le caractère des hommes qui ont puisé le sentiment de la dignité humaine, et le mépris de ce qui est purement matériel, dans la culture des choses de l’esprit. Ils se sont pris alors à respecter mutuellement, les uns sur le front des autres, le sceau dont est marquée la tribu des intelligences.

Ce sont là de bonnes dispositions, et pour les lecteurs et pour l’auteur d’une histoire de la littérature française de ces derniers temps ; elles donnent de l’à-propos à un livre qui, outre l’intérêt durable du sujet, arrive à son heure pour être utile. L’historien, en demeurant fidèle à des convictions que le spectacle des choses de ce temps n’a pu qu’enraciner plus profondément dans sa conscience, n’a eu besoin d’aucun effort pour se souvenir qu’il ne devait point porter, dans un livre d’histoire et dans un ouvrage littéraire, les ardeurs d’un esprit polémique. Il a jugé les écrivains et les livres du haut des idées religieuses et sociales qui sont le fonds même de son intelligence ; mais il peut se rendre le témoignage qu’autant qu’il a été en lui, il les a jugés avec une impartialité bienveillante pour les hommes, équitable, sans être indifférente pour les œuvres littéraires.

Livre premier. §

I. Origines littéraires. §

Le mouvement des idées a traversé trois phases pour venir du seizième siècle jusqu’à nos jours, et ces trois phases ont naturellement exercé sur la littérature française l’influence qui leur était propre.

Le protestantisme, c’est-à-dire l’inspiration individuelle, cette forme encore religieuse et contenue du libre examen, substitué à la foi et cherchant sa règle dans l’Écriture : voilà le caractère de la première phase. Cette influence nouvelle se mêle à ce qu’on a appelé la Renaissance, c’est-à-dire au réveil de l’esprit des grandes civilisations païennes, et lutte contre la domination du catholicisme, qui régnait sur les idées et sur les faits.

Dans la deuxième phase, le protestantisme se sécularise ; il s’élève à sa seconde puissance et devient l’esprit d’examen sans contrôle, sans règle comme sans limites, ce qui était inévitable, car l’inspiration individuelle, maîtresse de tout juger d’après la règle qu’elle interprétait à son gré, devait être fatalement conduite à juger et à détruire la règle elle-même et demeurer seule debout sur les débris qu’elle avait entassés. On a reconnu le dix-huitième siècle, dans lequel le philosophisme ou le rationalisme absolu, qui discute tout et ébranle tout au sein de la région des idées, a exercé sa principale influence. Dans cette époque, l’Angleterre, avec ses libres penseurs, fournit à nos écrivains la matière première des idées ; mais ils les façonnent, les aiguisent et leur donnent ce caractère pénétrant qui les fait entrer dans les intelligences. La littérature française a, plus que toutes les autres, le don d’initiation et de propagande ; don sublime quand elle en use pour le bien, don terrible quand elle en abuse pour le mal.

Dans la troisième phase, le même mouvement est élevé à sa troisième puissance. C’est toujours le rationalisme d’abord religieux, ensuite philosophique, enfin politique. Arrivé à cette étape, il devient la révolution. De la région des idées, il descend dans celle des faits avec une puissance irrésistible ; il secoue, il frappe, il renverse, et il égale les destructions politiques aux renversements religieux et métaphysiques des âges précédents.

Les formes littéraires ont naturellement subi l’influence de cette progression, et cette redoutable polémique, qui s’est prolongée pendant trois siècles, en traversant des milieux différents, pour venir enfanter la révolution française qui dure encore, a tout marqué de son sceau.

Ici se présente une distinction nécessaire : il ne faut pas que les excès du rationalisme fassent proscrire la raison. Il y a autant de dangers à l’anéantir qu’à la couronner. L’homme est une créature raisonnable ; c’est là son tourment, mais c’est là aussi sa gloire, car c’est par là qu’au lieu d’être seulement l’ouvrage de Dieu, il est fait à son image. Croire que la raison humaine est tout, peut tout et sait tout, c’est nier Dieu, qui est au-dessus de son essence, de son pouvoir et de sa science ; croire que la raison n’est rien, c’est nier l’homme et le ramener, par un autre excès, à l’oubli de tous ses droits comme de tous ses devoirs. Que l’on y songe, en effet, ce n’est que par un acte de sa raison que l’homme peut reconnaître que sa raison est bornée. L’effort par lequel il incline sa raison devant les lois essentielles en religion, en philosophie, en politique, est un acte éminemment raisonnable. La bête subit les lois de Dieu ; l’homme, et c’est là sa grandeur, s’y soumet. Malheureusement, dans les trois phases dont il s’agit, la raison ne demeura pas dans les limites d’une sage réserve ; elle ne se souvint pas qu’elle était bornée. Non seulement elle crut en elle-même, mais elle ne crut qu’en elle-même, comme si elle était antérieure et supérieure à tout ; disons le mot, elle se fit Dieu. C’est ainsi qu’elle arriva, par une progression logique, dans les dernières années du dix-huitième siècle, à la négation de toutes les vérités religieuses, philosophiques et sociales, et à la subversion de toutes les lois.

Cependant, il ne serait ni juste de dire, ni raisonnable de croire que ce triple mouvement ait été un effet sans cause, et que cette application excessive du libre examen à la religion, à la philosophie et à la politique, quelque téméraire qu’il ait été, n’ait produit ou ne soit appelée à produire aucun progrès. Les plus grands esprits du catholicisme n’ont pas fait difficulté de reconnaître, après comme avant la réforme protestante, que la situation d’une partie du clergé et les abus qui s’étaient introduits dans les choses religieuses, devaient amener une crise, et le cardinal Julien a prononcé, à cette occasion, des paroles d’une force incomparable. Mais voici quelque chose de plus péremptoire : l’apôtre saint Paul, dès le début du christianisme, a écrit cette phrase : Oportet hæreses esse, il faut qu’il y ait des hérésies. Terrible il faut, s’écrie à ce sujet Bossuet. Oui, l’arrêt est terrible, mais il est plein de sens. Qu’est-ce que l’hérésie ? C’est la contradiction, la contradiction qui s’attaque à la vérité, mais qui, en cherchant ses points vulnérables, l’oblige à se dégager des ombres que les passions humaines ont pu mêler à son divin éclat, c’est-à-dire des abus. Telle a été, on le sait, l’influence du protestantisme ; l’Église n’a pas été vaincue, elle n’a pas accepté la fausse réforme des mains de l’erreur, mais elle a réformé elle-même ce qui devait être réformé. Le libre examen appliqué sans mesure à la philosophie et à la politique a produit et produira, malgré les ruines qu’il a entassées, des conséquences analogues. Quand on arrivera à la moisson, les seuls résultats qui subsisteront de ces deux mouvements d’idées, c’est la destruction des différents systèmes d’erreurs les uns par les autres, c’est la disparition des abus. Il est dans la destinée de l’erreur d’être consumée par le feu qu’elle allume. C’est ainsi que le protestantisme a été dévoré, sinon comme fait, au moins comme idée, par le socinianisme ; le déisme séparé du culte religieux par l’athéisme ou le panthéisme, qui n’est au fond que la variante de la négation de l’existence divine ; croire que Dieu n’est pas, équivaut, en effet, à croire que tout est Dieu. C’est ainsi, enfin, que le rationalisme politique, qui met l’arbitraire de la volonté d’une génération au-dessus de la tradition, des lois constitutives et essentielles des sociétés, révélées par leur histoire, aboutit au socialisme, qui, à son tour, creuse un gouffre où disparaîtraient les sociétés si on ne l’y jetait lui-même pour le combler. La vérité seule survit, parce que la vérité seule est éternelle. Son essence indestructible résiste à tous les agents de destruction ; l’erreur, qui a cru devenir sa maîtresse, n’est au fond que sa servante, et elle sert, en définitive, les desseins de Dieu, contre lesquels la raison humaine a voulu se révolter1.

Au moment où, après avoir passé par les trois étapes que nous avons indiquées, le mouvement d’idées qui avait eu pour point de départ le seizième siècle, aboutissait à ses dernières et terribles conséquences, dans les années les plus néfastes de la révolution française, il se manifesta une réaction en sens contraire dont nous sommes naturellement obligé de parler avec plus de détails, parce que cette réaction s’est prolongée jusqu’à nos jours, et que nous trouverons partout sa trace dans la littérature contemporaine : c’est, à proprement parler, une de ses origines.

On comprend quelle impression produisit sur les esprits, après 1793, l’étrange et douloureux dénoûment de tant d’efforts et de tant d’espoirs. L’esprit humain réalisant la fable antique des Titans, dont il avait renouvelé l’orgueil, retombait sous les montagnes qu’il avait soulevées contre le ciel. Cette société si fière d’elle-même, dont les esprits les plus éminents avaient travaillé à bannir la religion comme une superstition indigne d’un âge de lumière et un obstacle au bonheur et à la dignité de l’humanité émancipée, paraissait au moment de sombrer dans la pire des barbaries, celle qui sort tout armée d’une civilisation athée et corrompue. Toutes ces doctrines de liberté sans limites dont on avait bercé l’esprit de cette génération, aboutissaient au despotisme le plus pesant qui eût jamais écrasé un peuple : le comité de salut public et le tribunal révolutionnaire disposaient souverainement des libertés, des propriétés, des vies. On avait trouvé trop lourde la houlette des rois, ces pasteurs d’hommes, comme les appelle Homère ; le troupeau, affranchi de son pasteur, passait sous le couteau du boucher. Toutes ces utopies d’humanité et de philanthropie aboutissaient à des hécatombes humaines, offertes sur des échafauds en permanence à cette divinité sombre et terrible qu’on appelait la Révolution. Comme si cette soif de sang ne pouvait s’étancher dans les meurtres juridiques, les massacres s’ajoutaient aux supplices ; les femmes, les enfants, les vieillards, tout était trouvé bon pour mourir. Les mœurs et les spectacles des peuplades sauvages effrayaient, à la fin du dix-huitième siècle, la France civilisée ; des membres humains encore palpitants devenaient les trophées des grandes journées révolutionnaires, et des têtes coupées, arborées sur des piques, tenaient lieu de drapeau. Enfin, l’anthropophagie, qui commençait à se perdre dans le monde sauvage, se retrouvait, le 3 septembre 1792, après la mort de la princesse de Lamballe, à la porte du Temple, dans la vieille capitale de la civilisation. Que vous dirai-je ? Ces théories de la perfectibilité humaine, des droits de l’homme, de la souveraineté de la raison, qui s’étaient substituées à la souveraineté de Dieu, aboutissaient aux saturnales les plus étranges, à une démence d’autant plus effrayante qu’elle était sérieuse, à la domination de la partie la plus ignorante et la plus brutale de la population, et enfin à l’avénement d’un paganisme sans vergogne et sans poésie qui, couronnant l’alliance de la corruption de l’entendement avec la corruption des mœurs, ces deux puissantes influences des temps précédents, finissait par placer, sous le nom de la déesse Raison, comme l’avait prédit bien des années auparavant le père Beauregard, du haut de la chaire de Notre-Dame réservée à cette souillure, la prostitution elle-même sur les tabernacles profanés du Dieu vivant. Pour qu’aucun enseignement ne manquât, les chefs de doctrines qui avaient conduit la révolution dans ses différentes étapes, périssaient successivement les uns par les mains des autres, et la justice de Dieu s’exerçait par l’injustice des hommes.

L’effet que produisit ce spectacle donné au monde par celui qui se sert de nos vices comme de nos vertus pour l’accomplissement de ses desseins, fut immense, universel. Il ne fut pas circonscrit dans les limites de la France, qui était alors comme un grand théâtre sur lequel tous les peuples avaient les yeux attachés. On se souvient que ce fut un peu avant ce temps que Burke, se levant dans le parlement d’Angleterre, rompit l’amitié de trente ans qui l’unissait à Fox, et jeta sur la situation des avertissements prophétiques, qui ont presque la précision de l’histoire, tant l’intelligence humaine a de clairvoyance, lorsqu’elle se place dans les régions sereines de la vérité pour lire les conséquences dans les causes, et suivre, dans l’enchaînement logique des idées, l’enchaînement presque inévitable des événements. Presque au même instant, l’école religieuse et monarchique, qui avait subi comme une longue éclipse pendant la marche ascendante de l’école philosophique et révolutionnaire du dix-huitième siècle, sortit de son silence. Les événements lui rendaient la parole, en lui donnant raison. Après tant de discussions, les principes se faisaient connaître par leurs résultats, comme les arbres par leurs fruits ; il fallait poser de nouvelles conclusions dans ce procès intellectuel qui s’agitait depuis tant d’années. La mission était grande, les hommes ne manquèrent point à la mission.

II. Réaction des idées en religion, en philosophie, en politique. §

Sur le seuil même du dix-neuvième siècle, nous voyons apparaître trois hommes éminents qui ont été à la fois les ancêtres et les contemporains de la littérature de la restauration : ses ancêtres, car ils la devancèrent en publiant, soit dans les dernières années du dix-huitième siècle, soit dans les premières du dix-neuvième, des œuvres capitales ; ses contemporains car, plus tard, ils prirent part aux luttes des idées religieuses, philosophiques, littéraires et politiques de cette époque : ce sont MM. de Maistre, Bonald et Chateaubriand.

M. de Chateaubriand publia, en 1802, le Génie du christianisme ; M. de Bonald, plusieurs traités de 1795 à 1802, et la Législation primitive en 1802 ; M. de Maistre, les Considérations sur la France, en 1796 ; trois œuvres qui marquèrent d’une manière éclatante la réaction qui se faisait dans les esprits, et exercèrent une grande influence sur le mouvement général des idées. Cette réaction datait de l’année 1794 : en effet, si les Considérations sur la France, de Joseph de Maistre, ne furent connues qu’en 1796, La Harpe, qui avait suivi antérieurement des errements si opposés, ramené aux idées religieuses et sociales par la terrible expérience à laquelle il venait d’assister, commença, vers la fin du mois de décembre 1794, à faire retentir au Lycée2, contre les doctrines philosophiques et politiques de la révolution, ses véhémentes invectives, qui ne se turent que devant le canon du 13 vendémiaire (5 octobre 1795). Cette interruption n’avait été que momentanée, et, sous le directoire, de nombreux journaux s’étaient fondés pour défendre les mêmes opinions, combattues par des journaux appartenant aux opinions contraires : il suffira de nommer La Harpe, Fontanes, Fiévée, Lacretelle, Michaud, Richer-Sérisy, écrivant dans le Mémorial, la Quotidienne ou la Gazette française, contre Garat, Chénier, Daunou, Rœderer, Benjamin Constant, défendant les idées de la révolution dans la Clef du cabinet, le Conservateur, le Journal de Paris, pour donner une idée du mouvement de la presse périodique à cette époque. Ce duel intellectuel souvent interrompu par des journées révolutionnaires, recommençait toujours. On eût dit que ces vives polémiques chargeaient l’atmosphère d’une électricité passionnée qui, arrivée à un certain degré d’intensité, faisait éclater la foudre. On discutait entre deux coups de tonnerre, du 9 thermidor au 13 vendémiaire, du 13 vendémiaire au 18 fructidor, du 18 fructidor au 18 brumaire. Les deux premiers coups d’État imposèrent silence, surtout au camp religieux et monarchique ; le 18 brumaire imposa bientôt silence à tout le monde ; non que ce silence fût immédiat et absolu, car il n’est dans la puissance de personne, quelque fort ou quelque despotique que soit le gouvernement, d’interrompre complétement, dans une société civilisée, le commerce des idées, et de suspendre, si l’on peut s’exprimer ainsi, le travail de la pensée humaine. Mais la lutte était moins bien dessinée, plus timide, moins publique ; elle avait un régulateur et un dominateur qui s’était donné à lui-même le rôle d’arbitre, et le remplissait souverainement. Il faut donc remonter un peu plus haut, sous le directoire, pour bien saisir ce grand mouvement de la presse périodique, qui se prolongea encore, dans une certaine mesure, sous le consulat, mais qui s’alanguit de plus en plus sous l’empire, et cessa presque de paraître aux regards.

La réaction d’idées et de sentiments qui amenait ces luttes dans la presse périodique, avait une trop grande importance pour demeurer circonscrite dans les journaux. Nous avons indiqué déjà par quels hommes et par quels ouvrages elle en sortit.

III. Chateaubriand. — Le Génie du christianisme. §

Le Génie du christianisme ne fut pas le livre d’un écrivain, ce fut le livre d’une situation. Il venait à son heure, et on pourrait le comparer au drapeau porté par un seul homme, soutenu par une armée. Pour avoir une idée du succès qui l’attendait, il faut donc, comme disent les mathématiciens, multiplier son mérite intrinsèque par son opportunité. Le dix-huitième siècle avait été un long effort pour détrôner le christianisme dans les cœurs et dans les esprits. Ce moqueur impitoyable avait renouvelé envers la religion le système de Julien l’Apostat ; il l’avait traitée comme un fanatisme ténébreux, coupable d’arrêter l’essor de la civilisation, et l’avait peinte comme une ennemie de l’intelligence humaine, afin que l’intelligence humaine la traitât en ennemie. L’attaque avait porté sur tous les points, et s’était étendue à toutes les branches des connaissances : l’histoire, la philosophie, les sciences, la politique, la législation, les arts, la littérature. De là le caractère antireligieux comme antimonarchique de la révolution française. Toutes les idées et tous les sentiments dont on avait ensemencé les esprits et les cœurs dans l’âge philosophique, devaient porter et avaient, en effet, porté leurs fruits dans l’âge politique. Aussi les derniers actes de la révolution avaient été empreints d’une double haine, haine de la royauté, haine de la religion ; et, dans le martyrologe de ce temps, les massacres de l’église des Carmes apparaissent en face de l’immolation du 21 janvier.

Après cette terrible expérience, un grand nombre d’esprits, désenchantés de ces utopies démenties par les faits, attendaient, dans un doute douloureux, cet aliment dont toutes les intelligences ont besoin, et qui leur manquait ; car si elles avaient cessé d’appartenir au philosophisme, elles n’appartenaient pas encore aux idées chrétiennes. C’est alors qu’en l’absence des prêtres dispersés, et qui rendaient témoignage, par les souffrances de leur exil, à cette religion à laquelle un grand nombre d’entre eux avaient rendu témoignage sur les échafauds révolutionnaires, un jeune laïque se présente pour faire au christianisme la première et la plus nécessaire des réparations. Le nom seul du livre en indiquait la portée : le Génie du christianisme. Il fallait, avant tout, réconcilier l’esprit français avec la religion chrétienne, lui réapprendre sesbeautés intellectuelles et morales, et replanter la croix sur toutes les avenues de l’intelligence humaine où elle avait été abattue ; et ce fut là le but, ce fut là aussi l’œuvre du livre de M. de Chateaubriand.

L’auteur était dans des conditions admirables pour l’écrire. Appartenant par les traditions de sa famille au passé, à l’avenir par son esprit, homme nouveau issu des temps anciens, voyageur au nouveau monde, soldat, exilé, gentilhomme et novateur littéraire, un moment entraîné vers les idées philosophiques et politiques du dix-huitième siècle par le courant de l’époque, puis ramené au christianisme et à la monarchie par le souvenir d’une parole de sa mère mourante, et par l’expérience qui commençait pour lui à vingt-cinq ans, c’était un néophyte qui parlait du christianisme en poëte, en artiste, en philosophe, en littérateur, en politique, en homme du monde, comme il fallait en parler à des auditeurs encore si éloignés ; enfin, un de ces prédicateurs extérieurs qui annoncent la bonne nouvelle sur le parvis de l’église, et ramènent vers le sanctuaire les populations qui plus tard y entreront pour écouter des voix plus autorisées.

Un des hommes les plus spirituels de l’émigration, le chevalier de Panat, écrivait avec autant de grâce que de sens à l’auteur, après avoir entendu à Londres la lecture de plusieurs morceaux de son grand ouvrage : « Si les vérités de sentiment sont les premières dans l’ordre de la nature, personne n’aura prouvé mieux que vous celles de notre religion ; vous me retracez ces philosophes anciens qui donnaient leurs leçons la tête couronnée de fleurs et les mains remplies de doux parfums. »

Le plan seul de l’ouvrage de M. de Chateaubriand en indique la portée. Le Génie du christianisme se divise en quatre parties : la première traite des dogmes et de la doctrine ; la deuxième et la troisième, c’est le coeur de l’ouvrage, renferment la poétique du christianisme, ou les rapports de la religion avec la poésie, la littérature et les arts ; la quatrième contient le culte, c’est-à-dire tout ce qui concerne les institutions religieuses et les cérémonies de l’Église. De cette division, l’auteur tire trois genres de développements pour faire apprécier le génie véritable du christianisme, si méconnu dans les temps qui venaient de s’écouler. Il montre ce que le christianisme offre de touchant pour le cœur et de satisfaisant pour l’esprit dans ses mystères et dans ses dogmes ; ce que l’esprit lui doit de jouissances, ce que la société lui doit d’institutions utiles et de bienfaits.

Qu’on se représente ce cadre majestueux, rempli par un homme d’une intelligence supérieure, déjà éprouvé par tant de vicissitudes, et qui, avant trente ans, laissait derrière lui toute une odyssée voyageuse et une révolution ; rappelez-vous que cet homme était dans toute la verdeur d’un talent original, et que son imagination, dans toute sa richesse, prodiguait les couleurs qu’elle avait rassemblées sur cette palette intérieure que les grands écrivains portent en eux et qui s’enrichit de tous les spectacles qu’ils contemplent et de toutes les émotions qu’ils éprouvent ; puis ramenez votre pensée sur les dispositions intellectuelles et morales du public, sur le désenchantement qu’avait laissé dans les âmes l’essai qui venait d’être tenté, pour appliquer les doctrines du dix-huitième siècle, sur le vide profond des cœurs et des intelligences, et alors vous comprendrez l’effet que produisit l’apparition du Génie du christianisme.

C’était, plus qu’un livre, c’était une bataille intellectuelle qui se livrait. Aussi, les deux camps opposés étaient dans l’attente et l’anxiété. Pendant la composition de son grand ouvrage, M. de Chateaubriand avait souvent consulté M. de Fontanes, auquel il était uni par la triple communauté des sentiments, de l’amitié et de l’exil. Après 1796, en effet, M. de Fontanes, compris sur la liste de déportation par le directoire, et ne voulant pas compromettre plus longtemps ceux qui lui donnaient un asile en France, était allé en chercher un en Angleterre, et il avait retrouvé à Londres M. de Chateaubriand, alors émigré, et qu’il connaissait depuis 1790. Dans les longues promenades que les deux amis firent ensemble sur les bords de la Tamise, qu’ils suivaient jusqu’à Chelsea3, ils conversaient sur les lettres, la politique et les arts ; puis le père de la littérature du dix-neuvième siècle récitait des fragments de René, d’Atala, des Natchez, au plus ingénieux des survivants de la littérature du dix-septième siècle, et M. de Fontanes, l’homme de la tradition, donnait des conseils dictés par le goût à ce jeune novateur dont il applaudissait l’audace avec une admiration mêlée d’un peu d’effroi. M. de Fontanes, qui connaissait depuis longtemps, on le voit, l’auteur et l’ouvrage, se chargea de préparer dans la presse périodique l’avènement du Génie du christianisme, que M. de Chateaubriand, arrivé en France au mois de mai 1800, avait soumis, par son conseil, à une entière retouche. Pour bien disposer l’opinion, on choisit dans l’ouvrage un épisode marqué d’un caractère de nouveauté qui devait frapper les esprits ; Atala, comme la Colombe biblique, se détacha gracieusement de l’arche pour aller effleurer de ses blanches ailes ce monde lui aussi récemment sorti d’un déluge, et où toutes les idées, tous les sentiments que le Génie du christianisme rapportait à la France, avaient hâte de s’élancer. D’autres extraits du Génie du christianisme parurent aussi dans le Mercure, auquel M. de Fontanes avait la principale part. L’effet fut grand, et La Harpe, qui tenait en ce moment la tête de la critique, envoya sur-le-champ chercher l’auteur : « Voici de la critique, s’écriait-il, voici de la littérature. Ah ! messieurs les philosophes, vous avez affaire à plus fort que vous ! Dans son enthousiasme d’homme de parti, le vieil athlète s’élevait au-dessus de sa propre poétique, et défendait contre Fontanes le merveilleux chrétien, condamné par Boileau. Les incorrections, les nouveautés, les hardiesses, il acceptait tout, parce qu’il sentait que le coup portait en pleine poitrine contre les philosophes. — « Bah ! bah ! disait-il, ces gens ne voient pas que cela tient à la nature de votre talent. Oh ! laissez-moi faire, je les ferai crier, je serre dur. »

Bientôt après, le Génie du christianisme parut et produisit une sensation profonde et universelle. Rien ne manqua à son succès, les éloges enthousiastes du parti religieux, les vives attaques du parti philosophique, enfin l’intérêt général. Il y avait dans cet ouvrage un caractère qui, avec les rares qualités de l’auteur, devait lui assurer un grand succès ; il enrôlait l’esprit moderne au service des idées chrétiennes. Il ouvrait à l’élément chrétien, qui a joué un si grand rôle dans la civilisation française, les portes de notre littérature, et lui attribuait une prépondérance qu’il n’avait pas eue à un si haut degré depuis le double mouvement de la renaissance et du protestantisme, et que le dix-huitième siècle lui avait complètement enlevée. Il diminuait en même temps l’influence de l’esprit antique, et rapprochait notre littérature de ses sources nationales, en étant au rationalisme, qui avait desséché l’inspiration, ce qu’il rendait au sentiment, et en rapprochant l’homme des beautés naïves de la nature, éclairées et vivifiées par les révélations surnaturelles de la foi catholique. Il y avait, dans cette nouvelle manière de considérer les choses, je ne sais quoi de rêveur, comme l’espoir, et en même temps de désenchanté, comme l’expérience, qui tenait aux sentiments religieux de l’auteur et aux renversements auxquels il venait d’assister. Les tristesses du temps qui fuit en dissipant les plus chères illusions de notre vie, comme des nuées un moment dorées par les rayons du soleil, se fondaient dans ce talent avec les immortelles espérances que la religion murmure à l’oreille de l’homme, dans le trajet rapide qui sépare son berceau de sa tombe. Cette imagination qui, dans une poétique enfance, s’était éveillée au fond du vieux château de Combourg, et au bord de la mer qui berce le rivage breton de sa plainte mélancolique, avait subi la double influence du spectacle d’un vieux monde qui tombait, et du monde nouveau qui lui avait offert ses fleuves immenses, ses forêts vierges aux profondeurs impénétrables, qui semblaient sortir des mains du Créateur, ses peuplades sauvages, sa jeune physionomie sur laquelle la main de l’homme n’avait pas encore imprimé de rides, de sorte qu’on retrouvait à chaque instant dans ses inspirations d’écrivain les harmonies mystérieuses qui naissent des contrastes, et les fraîches couleurs d’une aurore mêlée aux tons plus sévères du couchant.

L’école religieuse et politique, qui regardait la victoire du Génie du christianisme comme la sienne propre, salua son succès avec une joie enthousiaste. Le livre fut traduit dans toutes les langues de l’Europe ; mais en revanche la colère du parti qui continuait les traditions du dix-huitième siècle et celles de la révolution fut très vive, et ses attaques furent d’autant plus passionnées, que le succès, comme on était obligé de le reconnaître, avait été prodigieux. Pour avoir une idée de la sensation que fit l’ouvrage de M. de Chateaubriand, il faut lire les rapports présentés plusieurs années plus tard4 dans le sein de la Classe de la langue et de la littérature française à l’Institut, qui, sur l’invitation du ministre de l’intérieur, avait procédé à l’examen du Génie du christianisme. Depuis le mémoire de l’Académie française contre le Cid, on n’avait rien vu de pareil. Les opinions exprimées par MM. Regnault de Saint-Jean d’Angely, Morellet, Lacretelle, Lemercier, et auxquelles se rallia M. Arnault, respirent un sentiment de dépit facile à comprendre, après un échec aussi considérable pour leurs opinions. On trouve là des révélations précieuses sur l’état des esprits et sur la situation des choses. Un des rapporteurs, Morellet, n’osant pas attaquer en face les éloges donnés au catholicisme, suppose qu’ils ont été donnés à la philosophie ; et moyennant ce changement de noms, il attaque toute la donnée du livre de M. de Chateaubriand sur les grandeurs intellectuelles de la religion chrétienne, et sur les services pratiques qu’elle a rendus aux sociétés humaines. Un autre le dénonce comme ne contenant aucun éloge du maître « qui lui a permis la célébrité en attendant qu’il obtînt la gloire », et lui reproche d’avoir manqué d’égards envers la convention, d’esprit de conciliation et de « délicatesse dans son langage », en racontant que, dans les jours de la terreur « des religieuses ont été publiquement fouettées. » Il y a des gens qui auraient voulu qu’on découvrît des périphrases élégantes, pour dire que le cœur de la princesse de Lamballe avait été dévoré publiquement, auprès du Temple, par des anthropophages, et qui condamnaient ceux qui racontaient les crimes, au lieu de condamner ceux qui les avaient commis. M. Lemercier ne voit dans le Génie du christianisme« qu’une œuvre dépourvue de bon sens, qu’un composé hétérogène de traductions des principaux poëmes des Hébreux, enluminé avec des couleurs empruntées à Bernardin de Saint-Pierre, et qui a dû son succès à l’esprit de parti. L’abbé Sicard, égaré dans ce monde philosophique, rappelait avec autant d’esprit que d’à-propos à ces critiques malveillants la lettre de Balzac à Scudéry, à l’occasion du Cid de Corneille. « Toute la France entre en cause avec lui, de sorte que, quand vos arguments seraient invincibles, et que votre adversaire y acquiescerait, il aurait toujours de quoi se consoler glorieusement de la perte de son procès, et vous dire que c’est quelque chose de plus d’avoir satisfait tout un royaume, que d’avoir fait une pièce régulière. Vous dites, monsieur, qu’il a ébloui les yeux du monde, et vous l’accusez de charme et d’enchantement ; je connais beaucoup de gens qui feraient vanité d’une telle accusation. » Lemercier lui-même parut, à la fin des conférences de l’Institut, frappé de la crainte de voir la prédiction de l’abbé Sicard se réaliser, et, aprèsavoir exprimé une opinion fort hostile au Génie du christianisme, il termine en disant : « Je conclus à ce que vous hâtiez le résumé de vos avis, de peur que les procès-verbaux des séances de notre classe ne s’imprègnent, aux yeux de l’avenir, d’une petite teinte de ridicule, si nous prolongeons nos discussions sur l’examen du livre qu’on nous fait juger. Vous savez que la dignité d’une compagnie de lettrés l’oblige à quelques soins pour sa propre mémoire5. »

On voit par ces débats la situation vraie de la littérature française, au commencement de ce siècle, les influences rivales qui se heurtaient, les deux esprits qui se trouvaient en présence. Le rationalisme philosophique du dix-huitième siècle, et l’esprit chrétien renaissant en France après une longue éclipse, se rencontraient au sortir de la crise révolutionnaire. Le combat intellectuel qui semblait fini recommençait, et les chances en paraissaient changées non que l’on dût arriver de sitôt à la fin de la lutte : l’histoire de l’humanité finira en même temps que celle de ce long duel de l’esprit de libre examen poussé jusqu’à l’abus, contre les lois essentielles qui régissent la société spirituelle comme la société politique. Mais il y a des alternatives dans cette lutte et, quand les sociétés se sont senties entraînées sur la pente de l’abîme par des doctrines qui aboutissent à la négation absolue, elles se rejettent en arrière avec l’horreur désespérée du suicidé qui a senti les affres de la mort, et qui recule vers la vie de toute l’épouvante que l’auteur de notre être nous a inspirée de la mort quand il a dit au premier homme pour le punir : « Tu mourras de mort. » Or, on était dans un de ces moments de réaction salutaire, quand le Génie du christianisme parut, et ce livre, qui était l’expression du mouvement qui s’opérait dans les idées, leur imprimait en même temps une impulsion nouvelle.

IV. Joseph de Maistre. — Considérations sur la France. §

En suivant l’ordre chronologique, il aurait fallu nommer avant M. de Chateaubriand, dans l’histoire de la réaction intellectuelle qui se manifesta au commencement de ce siècle, et qui est une des origines de la littérature de la restauration, le comte Joseph de Maistre. Ses Considérations sur la France parurent en effet pour la première fois en 1796 ; mais quoique ce livre fit une vive sensation sur les esprits élevés qui le connurent, « la grande explosion de son succès », comme le dit l’auteur lui-même6, n’eut lieu que près de vingt ans plus tard, c’est-à-dire en 1814. Enfin, tous ceux qui ont lu le Génie du christianisme et les Considérations sur la France, comprendront l’effet différent que ces deux ouvrages devaient produire. Le livre de Chateaubriand, œuvre à la fois littéraire et philosophique, dramatique et didactique, qui réunissait tous les genres et tous les tons, et mettait le modèle à côté du précepte, arriva, par l’imagination, à tout le monde ; le livre du comte de Maistre était écrit surtout pour les philosophes, les politiques et les penseurs. L’influence qu’exercent de pareils livres devient grande à la longue ; car les opinions ne montent pas, elles descendent. Mais il faut du temps pour que ce travail s’opère. C’est pour cela que l’impulsion donnée par le comte de Maistre ne devait se faire sentir d’une manière marquée que plus tard. Dans la succession des temps, il passe avant M. de Chateaubriand ; dans la succession des influences, l’ordre des dates est interverti, et l’auteur des Considérations sur la France ne vient qu’après l’auteur du Génie du christianisme.

M. de Maistre, s’il n’était pas Français de naissance, était Français d’origine. Il était issu d’une ancienne famille du Languedoc dont une branche avait été transférée en Piémont au commencement du dix-septième siècle, tandis que l’autre branche demeurait dans notre pays. De là sans doute cette profonde affection pour la patrie de ses aïeux, une des influences dominantes dans cette âme à la fois honnête, fière et tendre. C’est là ce qui donne un caractère particulier aux écrits de Joseph de Maistre, ce qui les naturalise dans notre littérature. Il combat les fausses idées qui prévalent en France, déteste les crimes qui y ont été commis ; mais il aime la France, il est Français par le cœur comme par l’esprit, il ne désespère jamais d’elle ; il l’attend avec la patience que Dieu a, parce qu’il est éternel, et que nous avons envers cette bien-aimée patrie, parce que nous sommes ses fils. Il ne conçoit pas plus l’Europe sans la France que le corps sans la tête ou que la tête sans le cerveau, et il est tellement convaincu que la France est nécessaire au monde, qu’il va jusqu’à se réjouir des victoires qu’elle remporte contre des puissances européennes qui semblent soutenir les idées qu’il défend, parce que rien ne saurait compenser à ses propres yeux l’effroyable malheur de la disparition de la France. Si ses sentiments n’étaient exprimés que dans les Considérations, on pourrait jusqu’à un certain point n’y voir qu’une précaution habile prise par l’auteur, pour faire accepter la sévérité de quelques-uns de ses jugements. Mais on retrouve dans sa correspondance intime l’expression des mêmes sentiments. « La France, écrit-il en 1794 de Lausanne7, a toujours tenu et tiendra longtemps, suivant les apparences, un des premiers rangs dans la société des nations. D’autres nations, ou pour mieux dire leurs chefs, ont voulu profiter, contre toutes les règles de la morale, d’un accès de fièvre chaude qui était venu assaillir les Français pour se jeter sur leur pays et le partager entre eux. La Providence a dit que non ; toujours elle fait bien, mais jamais plus visiblement à mon avis. Votre mémoire n’ébranle nullement mon opinion, qui se réduit à ceci : que l’empire de la coalition sur la France et la division de ce royaume seraient un des plus grands maux qui pussent arriver à l’humanité. » Celui qui a écrit ces lignes mémorables dans sa correspondance intime, lorsque le contrecoup des événements de France anéantissait sa fortune, l’éloignait de sa famille et le chassait de son pays, mérite d’être cru quand il tient le même langage dans ses Considérations sur la France, et les plus grandes sévérités de son génie doivent être accueillies comme celles d’un médecin dévoué qui, penché sur le lit d’un malade bien cher, le fait souffrir pour guérir son mal.

Né en 1754, en Savoie, du comte François-Xavier de Maistre, président du sénat de Savoie, Joseph de Maistre, qui était l’aîné d’une nombreuse famille de dix enfants, cinq filles et cinq garçons, raconte lui-même que le sentiment dominant de son enfance avait été une soumission amoureuse envers ses parents. Il avait une tendre vénération pour sa mère, Christine de Motz, femme d’une haute distinction, qui exerçait sur lui cette douce et féconde influence à laquelle il songeait sans doute lorsqu’il écrivait plus tard à sa fille Constance : « Faire des enfants, ce n’est que de la peine ; mais le grand honneur c’est de faire des hommes, et c’est ce que les femmes font mieux que nous. » Il avait coutume de dire : « Ma mère était un ange à qui Dieu avait prêté un corps ; mon bonheur était de deviner ce qu’elle désirait de moi, et j’étais dans ses mains autant que la plus jeune de mes sœurs. » Le caractère de l’homme perçait déjà dans l’enfant : l’amour passionné du devoir, le sentiment de la soumission sous sa forme la plus généreuse, la soumission affectueuse du fils et non l’assujettissement craintif de l’esclave. M. de Maistre transporta à l’Église, notre mère selon la grâce, cette tendre affection qu’il avait eue pour sa mère selon la nature, et, dans tous ses rapports avec les pouvoirs légitimes, on retrouve la trace de cette heureuse alliance : un esprit libre, réglé par un cœur soumis. C’est avec cette nature excellente, fécondée par une éducation forte et une instruction profonde, qu’il entra dans la société du dix-huitième siècle, qui marchait vers des précipices que des symptômes non équivoques révélaient déjà aux esprits clairvoyants. Né en 1754, le comte de Maistre avait trente ans lorsqu’il s’écriait dans un discours qu’il prononça en 1784, au nom du ministère public, à la séance annuelle de la rentrée du sénat : « Le siècle se distingue par un esprit destructeur qui n’a rien épargné : lois, coutumes, institutions politiques, il a tout attaqué, tout ébranlé, et le ravage s’étendra jusqu’à des bornes qu’on n’aperçoit point encore. » Ici se manifestait déjà ce don de clairvoyance que Joseph de Maistre devait pousser si loin, qu’il est devenu un des caractères distinctifs de son génie. La révolution française ne le surprit donc pas ; il l’avait vue venir, il l’attendait. De là sans doute le sang-froid avec lequel il la juge dans les Considérations sur la France, sang-froid bien remarquable dans un livre écrit en exil, par un homme rudement frappé ; car sa liberté, sa vie même avaient été menacées, et il perdait à la fois sa patrie, sa famille et sa fortune dans ce grand naufrage.

Les Considérations sur la France sont un ouvrage de circonstance qui est devenu un ouvrage durable par l’importance des questions sociales qu’il soulève, et par le sens profond avec lequel elles sont touchées. La prophétie y coudoie l’histoire, et souvent, dans la même phrase, l’auteur raconte à la fois l’avenir et le passé. À un certain point de vue sans doute, c’est un plaidoyer politique ; mais à un autre point de vue, c’est un arrêt buriné par la plume d’un historien inspiré. Il est évident que cet écrit avait un but immédiat, rouvrir les portes de la France à la monarchie. Par ce côté, il coïncide avec le mouvement d’idées et d’intérêts qui, arrêté d’abord par le 18 fructidor, reprit son cours et gagna de nouveau du terrain jusqu’au 18 brumaire, qui le retarda de quinze ans. Ce point n’est pas douteux. M. de Maistre va jusqu’à supposer les objections contre la restauration pour les réfuter ; tout est prévu, tout est touché dans ce livre : la manière dont une contre-révolution pourra s’opérer, les prétendus dangers d’une contre-révolution, les biens nationaux, les vengeances, les avantages de l’ancienne constitution française ; enfin, il termine par des fragments d’une Histoire de la révolution de David Hume, dans lesquels il cherche un récit prophétique de la fin qu’il assigne à la révolution française. C’est la partie politique, celle qui offre aujourd’hui le moins d’intérêt. La partie historique et philosophique a conservé un tout autre attrait.

Dans cette partie, la révolution est appréciée avec une véhémente impartialité. La passion est dans l’expression, mais elle ne trouble ni la clairvoyance du regard ni la droiture du jugement. Le comte de Maistre, effort difficile après tant de crimes d’un côté, tant de souffrances de l’autre, ne calomnie point la révolution jusqu’à ne voir que ses crimes, et ne ferme point les yeux aux fautes des hommes en qui se personnifient les institutions renversées, jusqu’à ne voir que leurs souffrances. L’horreur ni la pitié ne font pencher les balances de ce juge inébranlable. Cette fermeté de cœur et d’intelligence lui permet d’émettre sur les causes, la nature, la portée de la révolution française, des appréciations dont la justesse et la justice n’ont pas été surpassées, peut-être égalées depuis. Cette sévérité de raison et cette équité imperturbable envers les amis comme envers les adversaires remplissent d’étonnement, lorsqu’on songe que les Considérations sur la France ont été écrites dans la chaleur du combat, alors que les contemporains étaient plus occupés de porter des coups que de rendre des arrêts.

Ainsi l’auteur des Considérations ne se trompe point sur la véritable cause de la révolution française : c’est la double licence des idées et des mœurs de l’âge précédent. Il ne cache point que la noblesse et le clergé étaient déchus de leur ancienne position morale. Il voit partout les châtiments provoqués par des fautes, et, loin de s’étonner de l’avènement de la révolution, il explique pourquoi elle arrive. Tout le monde en France, surtout les premiers qui doivent l’exemple à tous, avaient manqué à leur mission, et la France elle-même avait manqué à sa mission en Europe. La nation initiatrice était devenue une maîtresse d’égarements philosophiques ; la reine des intelligences avait corrompu les intelligences. Les enseignements lui arrivent d’autant plus sévères, qu’en sa qualité de reine de la civilisation, elle avait charge d’âmes : Et nunc, reges, intelligite. Voilà quelle est la première idée que le comte de Maistre met en relief. La seconde est un jugement non moins ferme et non moins équitable sur la conduite de l’Europe envers la France. Ce n’est point une guerre de principe que les cabinets lui ont déclarée : c’est une guerre d’intérêts, d’ambition, de conquête. La France est à la fois préservée et châtiée, parce qu’elle est nécessaire au monde et coupable : préservée contre l’Europe par le triomphe de ses armées, qui deviennent son châtiment en prolongeant la puissance du gouvernement révolutionnaire qui la décime et l’humilie. Dieu, par un conseil de justice et de miséricorde, la châtie ainsi dans le présent, en la réservant à l’avenir. Par un admirable effort de raison, le philosophe catholique, sympathisant avec le triomphe de nos armes, qui pourle moment font prévaloir les idées révolutionnaires en France, applaudit à ce triomphe, parce qu’il maintient en Europe l’intégrité de la France, qui est nécessaire à l’avenir du monde. Il s’explique, avec la même sérénité d’esprit et avec la même autorité de raison, l’ascendant momentané de la fraction la plus violente de la révolution, celle des montagnards. Pour que la France échappe au démembrement, il faut que nos armées triomphent ; pour que nos armées triomphent, il faut que tous les moyens offensifs et défensifs soient réunis, organisés, employés par un gouvernement au-dessus de tous les périls par son audace, de tous les scrupules par sa perversité, de toutes les résistances par sa violence. Or, la situation révolutionnaire étant donnée, il n’y a que les montagnards qui puissent créer le gouvernement atroce de cette atroce situation. Ne murmurez donc point contre leur prééminence momentanée ; ils ont une œuvre à accomplir : ils sont le châtiment, et il faut que la France soit châtiée, car le plus irrémissible de tous les crimes, c’est le crime contre la souveraineté ; or, le roi, en qui elle se personnifiait, a été conduit en plein jour à la mort. Shakespeare l’a dit : « La vie de qui dépendent tant de vies, celle du souverain, est précieuse pour tous ; quand la majesté royale vient à disparaître, un gouffre s’ouvre à la place qu’elle occupait, et tout ce qui était autour d’elle, elle l’entraîne avec elle. » Ils châtient l’Europe, qui a eu aussi sa part de responsabilité et de complicité, et ces hommes de châtiment sont enfin châtiés à leur tour par le triomphe même de la révolution, car ils s’entre-dévorent en s’en disputant la conduite, et jamais un pouvoir régulier et légitime n’aurait frappé les révolutionnaires aussi cruellement qu’ils se frappent eux-mêmes, en tournant les uns contre les autres leurs mains sanglantes.

C’est ainsi que Joseph de Maistre semble entrer dans les conseils de la Providence pour scruter les causes des effets qu’il aperçoit, expliquer le présent avec le passé, et jeter quelquefois un regard pénétrant jusque dans les profondeurs de l’avenir. Il a dans la physionomie quelque chose du hiérophante inspiré. Sa parole est magistrale comme son génie. Il a de subites intuitions qui s’expriment d’un jet en sentences sibyllines, et qui éclairent tout à coup les questions et les situations à des profondeurs infinies, comme un flambeau penché sur les ténèbres ; sa phrase est alors soudaine comme son regard, et elle grave ce qu’elle écrit. Par un admirable ascendant de la raison sur la passion politique, il découvre à la fois ce qu’il y a d’irrésistible, pour un temps, dans le mouvement de la révolution qui mène les hommes plus qu’il n’est mené par eux, et ce qu’il y a de médiocre dans les révolutionnaires. Il ne fallait point avoir une fermeté ordinaire d’esprit pour estimer si bas, dès 1796, des hommes qui avaient accompli des bouleversements aussi redoutables. Le comte de Maistre ne s’y trompe pas, et Robespierre ne lui impose pas du haut de tant d’échafauds. Il voit et il dit ouvertement que, si les crimes ont été grands, l’homme est resté petit. Le secret de la force de cet homme et de ses pareils, dans la phase où ils prévalurent, est en effet bien simple : ils tendaient la voile du côté où soufflait, depuis le dix-huitième siècle, le vent des idées, du côté où soufflait, de leur temps, le vent des passions. Du côté opposé, tout point d’appui manquait pour la résistance. On avait mis un siècle à détruire tous les ports de refuge où la société chrétienne et monarchique aurait pu s’abriter. La barque qui obéit à la traction de la vague qui l’entraîne, semble la dominer : c’est l’image des hommes qui semblaient dominer la révolution qui les entraînait, et l’on en trouve la preuve dans leur impuissance dès qu’ils ont voulu l’arrêter ou même cesser de la suivre. C’est là ce qu’apercevait Joseph de Maistre, dès 1796, en devançant le regard de l’histoire, et il achevait de montrer que ce n’était point la passion qu’on pouvait justement éprouver contre les crimes de Robespierre, qui dictait son opinion, en ayant l’équitable courage d’apprécier ainsi la journée du 9 thermidor : « Quelques scélérats firent périr quelques scélérats. »

Quelquefois ce grand esprit cherche des rapprochements curieux ; il cède à ce qu’on pourrait appeler une sorte de mysticisme historique. Il ne se contente pas de signaler dans l’avenir le prolongement des grandes lignes dont il a saisi la direction ; il arrive aux questions de détail, qui sont l’écueil des raisons les plus hautes, et alors il se trompe. Mais il est admirable pour les vues d’ensemble. Il y a trois ou quatre grandes prévisions de Joseph de Maistre qui peuvent passer pour des prophéties, et qui sont en effet des prophéties, celles de la logique de l’histoire et de la philosophie éclairée par le catholicisme. Il ne se trompe pas plus sur le dénoûment de la lutte que sur le caractère de la lutte. Il a annoncé à la fois, prévision dont la première partie est d’autant plus remarquable qu’elle est en faveur d’une cause dont il était l’adversaire déclaré, que la force de la révolution serait, pour un temps, irrésistible en Europe et que, cependant, elle ne fonderait rien en France ; que la république ne subsisterait pas, et qu’on verrait la résurrection de la monarchie. Nous ne parlons pas de sa prédiction sur le triomphe des idées catholiques en France, car le sens logique de l’historien était ici illuminé par la foi du chrétien. Encore pourrait-on dire cependant que, si le catholicisme ne doit pas périr dans le monde, il peut se retirer d’un pays particulier, comme ces astres qui disparaissent de notre ciel sans s’éteindre, et s’enfoncent, en suivant l’invisible doigt qui les guide, vers un but inconnu. Or, le comte de Maistre, résumant les dernières phases de cette longue lutte entre le christianisme et le philosophisme, annonçait à ce dernier, dès 1796, qu’il était vaincu en France. Il était en effet vaincu par les échafauds qu’il avait dressés et par le sang qu’y avait répandu le sacerdoce, revenu aux jours du christianisme héroïque ; il l’était par tout ce qu’il avait fait et par tout ce qu’il n’avait pu faire ; et, comme au début de la religion chrétienne, l’avenir était contre les bourreaux et pour les martyrs. Disons tout d’un mot : le philosophisme, après avoir pu tout ce qu’il voulait, et voulu tout ce qu’il pouvait, succombait, par la plus irrémédiable des impuissances, celle de la toute-puissance. C’est là ce que Joseph de Maistre constatait dès 1796, en lisant dans le triomphe matériel des idées philosophiques du dix-huitième siècle leur défaite morale, et en annonçant la résurrection de l’autorité religieuse et de l’autorité politique, qui semblaient à jamais ensevelies sous les débris.

Pour bien comprendre l’impression que produisirent sur les esprits élevés ces nouveautés hardies, il faut se rappeler la prodigieuse débauche d’idées et de faits à laquelle cette génération venait d’assister. Il se fit, dès lors, dans les hauteurs intellectuelles une réaction latente vers les idées de religion, de morale, de pouvoir, et tout l’édifice philosophique du dix-huitième siècle commença à craquer. On était, en effet, en 1796, et tant de tentatives pour établir un gouvernement libre, tant de sacrifices, tant d’efforts, tant d’utopies, aboutissaient au directoire, ce gouvernement qui avait épuisé l’arbitraire sans pouvoir arriver à l’autorité. Les esprits étaient profondément désenchantés. L’expérience avait donné d’éclatants démentis à toutes les théories de l’âge précédent. C’est ce qui explique la hardiesse avec laquelle le comte de Maistre porte la main sur tous les principes politiques et philosophiques qui, quelques années auparavant, avaient pris rang parmi les axiomes.

Ainsi l’on se rappelle quelle foi la France avait eue en ces constitutions écrites, dans lesquelles la souveraineté du peuple était censée consacrer ses propres droits et constituer, par un acte de libre volonté, l’existence sociale et nationale, déjà vieille dans l’histoire. Au début de 89, la crédulité publique avait attaché une puissance presque divine à ces espèces de tables de la loi politique. On les avait promulguées dans les formes les plus solennelles, au milieu de ces fêtes de la Fédération, qui réunissaient une foule enthousiaste au Champ de Mars. Il semblait au peuple malheureux que tous ses maux finiraient quand la constitution attendue serait promulguée, et l’infortuné roi Louis XVI, dans une lettre remarquable, écrite à ses frères, pour expliquer l’assentiment donné par lui à la constitution de 1791, constate, avec un grand sens, cette disposition universelle des esprits. Les événements avaient marché depuis ; ce vaste abatis de constitutions renversées aussitôt que jurées, quelques-unes avant d’avoir été jurées, avait ébranlé ces illusions. Le comte de Maistre profite de l’expérience qui vient d’être faite pour développer, sous toutes les formes, cette pensée que les constitutions de main d’homme ne constituent rien, et que c’est une prétention inacceptable que de vouloir renfermer des sociétés vivantes dans une formule arbitraire, dont le moule idéal n’existe que dans l’esprit des constituants. Il publia plus tard, en 1809, un traité ex professo sur cette matière, déjà touchée dans les Considérations sur la France, traité dans lequel il s’efforce de mettre en lumière cette proposition : « L’homme ne peut faire une constitution, et une constitution légitime ne saurait être écrite. » La constitution d’une nation, en effet, c’est sa manière d’être ; les constitutions ont donc quelque chose de divin, car c’est Dieu qui donne aux nations leur manière d’être, que la volonté humaine entreprendrait en vain de changer. Les chartes écrites sont impuissantes sur ce point. Les nations ne se donnent point toutes les libertés qu’elles s’attribuent. Elles ont beau remplir la coupe, la capacité de la coupe n’est pas toujours celle de l’estomac du convive. Il y a donc un grave danger à vouloir rédiger des idées a priori en constitution, et les philosophes sont plus impropres que d’autres à cette besogne, parce qu’ils ont des idées systématiques et une espèce d’idéalisme politique auquel ils veulent plier les réalités vivantes. Ils font des constitutions idéales pour l’homme, en général, qui ne tiennent aucun compte des besoins des hommes pour lesquels ils travaillent en particulier. Les idées n’expriment que l’état des esprits, ou même de certains esprits, dans un moment donné, et les constitutions devraient être l’expression de l’état permanent des choses, des conditions essentielles et durables de l’être social et national dans un pays. Il en résulte que, les idées venant à changer, une lutte s’établit entre la constitution idéale et écrite et la constitution réelle qui se compose des aptitudes et des habitudes de la nation, de ses croyances religieuses, de ses antécédents historiques, de sa tradition politique, de son génie et des nécessités fondamentales que ses qualités, ses défauts, l’étendue, la forme, la situation de son territoire sur la carte, le caractère de sa population, lui imposent. C’est ainsi que l’on arrive aux catastrophes.

L’éloignement du comte de Maistre pour les constitutions écrites, s’accroissant encore par le spectacle des inconvénients et de la chute de celles dont il a été le contemporain, arrive à un tel degré, qu’il regarde même comme un malheur et comme un danger ces déclarations qui, sans essayer de constituer a priori les nations, œuvre pleine d’orgueil et de péril, car elle entreprend de refaire l’œuvre du temps, ce premier ministre de la Providence, se bornent à constater les lois essentielles de l’existence d’une nation, telles que l’expérience les a révélées ; ces déclarations, suivant lui, ont toujours fait plus de mal que de bien. Il y a quelque chose d’excessif dans cet anathème. Après les luttes, les confusions et les renversements révolutionnaires, ces sortes de déclarations qui indiquent les bases restées inébranlables sous les débris, et les garanties légitimes revendiquées par les intérêts nouveaux, sont souvent nécessaires. Seulement, on peut ajouter qu’il est prudent de les réduire strictement aux points fondamentaux et de ne point s’égarer dans les détails. Plus ces déclarations sont sommaires, moins elles offrent d’inconvénients. Tout ce qui va au-delà de l’essentiel est nuisible. Les sociétés ne doivent point, en effet, enchaîner inutilement d’avance leur action ; il faut qu’il y ait du jeu entre les grands supports, c’est-à-dire entre ces lois fondamentales contre lesquelles tout ce qui se fait est nul de soi, comme parle Bossuet, et qui soutiennent l’édifice tout entier, pour que le libre arbitre de chaque génération qui doit s’y mouvoir s’exerce suivant les besoins de chaque siècle, et établisse dans cet édifice les aménagements reconnus indispensables ou utiles.

Les constitutions écrites a priori ne sont pas le seul préjugé du temps que Joseph de Maistre attaque. On sait tout ce que les philosophes avaient dit contre la guerre. Il eût semblé, à en juger par les utopies de l’époque qui avait précédé la révolution de 1789, que la paix universelle allait bientôt faire son avènement sur la terre, espoir qui devait être sitôt et si cruellement démenti par l’événement. C’est en face de cette utopie que le comte de Maistre écrit son edoutable chapitre sur la guerre redoutable, c’est le mot, car l’auteur développe cette sombre thèse : « Il y a lieu de douter que la destruction violente de l’espèce humaine soit en général un aussi grand mal que l’on croit8. » N’est-ce point presque légitimer ce fléau, qui peut entrer dans les vues de la Providence, mais qu’il est dangereux de réhabiliter dans l’esprit des hommes ? Les conquérants et les exterminateurs ne peuvent-ils pas abuser de la théorie sur l’arbre qu’on rajeunit et qu’on vivifie en l’émondant ? N’était-ce point là le thème des révolutionnaires de 93 ? Mais les vues qui terminent ce chapitre sont profondément vraies, parce qu’elles sont profondément chrétiennes : la paix universelle et perpétuelle suppose l’humanité restée dans un état d’innocence primitive ; l’humanité déchue suppose la guerre, car elle suppose dans tous les sens le combat, la lutte, la souffrance. En outre, la guerre, quoiqu’elle soit un grand mal, peut produire de grands biens : le sacrifice, le dévouement, l’expiation, la régénération. L’auteur soulève ici de formidables problèmes, qu’il résoudra plus tard dans un livre où toutes ses idées reçoivent leur dernière expression, et que nous retrouverons en entrant dans la littérature de la restauration.

Vous reconnaissez ici les tendances de la philosophie du comte de Maistre ; elle ne cherche point les objections, elle cherche les solutions. C’est la grande philosophie qui, au lieu de chicaner la Providence, s’efforce de s’élever à l’intelligence de ses desseins, et prend l’humanité telle qu’elle est, au lieu de supposer qu’elle est ce qu’on voudrait qu’elle fût. Le principe de cette philosophie de l’histoire fondée sur le catholicisme, c’est de commencer par être profondément convaincu qu’il y a une raison des événements comme une raison des choses, et de se servir des mystères de la religion, qui sont comme les clefs qu’on n’ouvre point, mais avec lesquels on ouvre tout, pour expliquer les mystères de l’histoire. Le philosophe catholique poursuit cette enquête solennelle avec un esprit ferme et avec un cœur humble et soumis ; avec le vif désir de trouver cette raison des choses et des événements qu’il poursuit comme le sujet le plus digne d’occuper l’intelligence humaine que Dieu a créée à son image, mais en même temps avec la ferme résolution d’incliner l’impuissance de son esprit devant la toute-puissance de l’intelligence et de la justice divine, s’il ne réussit pas dans cette investigation sublime. Il ne fera pas dépendre la justification de la Providence du supplice de Rufin, en absolvant témérairement cette sagesse souveraine par laquelle notre raison, toujours courte par quelque endroit, comme parle Bossuet, et notre cœur, toujours faible par quelque point, ont également besoin de se faire absoudre ; mais, il est d’avance décidé à le croire, s’il ne trouve point l’explication cherchée, ce ne saurait être parce qu’elle n’existe point, mais parce que son regard est trop borné pour l’atteindre, de sorte qu’il n’accuse jamais que l’imperfection de l’homme, en adorant toujours la perfection de Dieu.

V. M. de Bonald. — La Législation primitive. §

Le nom de M. de Bonald se présente naturellement, dans l’histoire des idées, à côté de celui de M. de Maistre. Il y eut entre ces deux hommes éminents une amitié intellectuelle fondée sur l’identité des convictions et sur la communauté des efforts. Séparés dans l’espace, ils se rencontrèrent dans le même milieu intellectuel, et ils s’aimèrent, sans s’être jamais vus, comme des soldats qui, dans des contrées diverses combattent pour la même patrie et sous le même drapeau. S’il y a, comme nous le croyons, des familles dans l’ordre intellectuel aussi bien que dans l’ordre naturel, on peut dire que l’esprit de M. de Bonald était de la famille de l’esprit de Joseph de Maistre plutôt que de la famille de l’esprit de Chateaubriand. Cet illustre philosophe a écrit dans la Législation primitive, au sujet du Génie du christianisme, ces lignes qui indiquent les tendances de son esprit et la nature de son talent : « Les personnes qui aiment les preuves de sentiment en trouveront en abondance, ornées de toutes les pompes et de toutes les grâces du style, dans le Génie du christianisme. La vérité, dans les ouvrages de raisonnement, est un roi à la tête de son armée un jour de combat ; dans l’ouvrage de M. de Chateaubriand, elle est comme une reine au jour de son couronnement, entourée de tout ce qu’il y a de magnifique et de gracieux. » C’est dire que l’auteur de la Législation primitive employait plutôt les armes du raisonnement que les influences du sentiment, et qu’il cherchait bien plus à convaincre qu’à toucher.

M. de Bonald, avec M. de Chateaubriand et avec M. de Maistre qui, professant pour lui une estime particulière, s’étonna souvent du rapport qui existait entre les idées de ce célèbre penseur et les siennes9, est un des trois chefs de la réaction intellectuelle qui se manifesta au sortir des années les plus mauvaises et les plus sanglantes de la révolution française, contre le mouvement des idées du dix-huitième siècle. Il descendait d’une noble et ancienne famille du Rouergue, et plusieurs de ses aïeux avaient occupé les premières charges de la magistrature dans le parlement de Toulouse. Son père, officier dans le régiment de Condé, avait fait les campagnes d’Italie sous les maréchaux de Coigny et de Broglie en 1734. Louis-Gabriel-Ambroise de Bonald, né en 1754, était donc à la fois de race militaire et judiciaire. Élevé par les oratoriens de Juilly, il était entré, au sortir de ses études, dans les mousquetaires, et il conserva toute sa vie deux souvenirs du temps où il porta cet uniforme : dans les derniers jours de la vie de Louis XV, c’était lui qu’on chargeait de préférence d’aller chercher le mot d’ordre sous les rideaux du roi, parce qu’il avait eu la petite vérole ; la première fois qu’il vint prendre l’ordre du nouveau roi, après la mort de Louis XV, la reine Marie-Antoinette laissa tomber sur le jeune mousquetaire un regard bienveillant, et lui adressa quelques paroles gracieuses. Ce dernier regard d’un roi mourant, qui laissait derrière lui la monarchie compromise et presque perdue  ; ce premier regard d’une reine alors si belle et si adorée, quelques années plus tard si éprouvée et si courageuse, ne sortirent point de la mémoire de M. de Bonald. Il n’avait point participé aux entraînements de son temps. Plein d’un tendre respect, comme Joseph de Maistre, pour sa mère, il avait gardé les croyances religieuses et les convictions monarchiques dans lesquelles il avait été élevé. Marié de bonne heure et retiré dans ses terres, il fut élu, en 1790, membre, puis président de l’administration départementale de l’Aveyron  ; mais il donna sa démission, dans une lettre motivée, quand le roi eut été contraint de sanctionner la constitution civile du clergé. «  J’ai donné, je donnerai toujours, écrivait-il, l’exemple de la soumission la plus profonde à l’autorité légitime  ; mais sur des objets d’un ordre supérieur, et qui me paraissent intéresser ma religion, je n’irai pas, en me séparant de l’autorité visible de l’Église, que les éléments les plus familiers de ma croyance m’ont appris à reconnaître dans le corps des pasteurs unis à leur chef, m’exposer à des doutes cruels, à des remords déchirants pour celui qui a confié à ces consolantes vérités le bonheur de son existence. L’assemblée nationale a décrété des changements dans la discipline ecclésiastique et la constitution du clergé  ; elle a imposé aux pasteurs le serment de s’y conformer. Le roi, sur des instances réitérées, a donné sa sanction à ces décrets. Mais le chef de l’Église garde le silence ; mais les premiers pasteurs rejettent unanimement ces innovations ; mais les pasteurs secondaires, unis partout à leurs évêques, annoncent la plus invincible résistance. Et j’irais prévenir la décision du chef de l’Église, braver l’opinion unanime de mes pasteurs, déshonorer ma religion en plaçant les prêtres entre la conscience et l’intérêt, le parjure et l’avilissement ! Non, l’humanité, autant que la religion, se révolte à cette pensée. »

Les grandes lignes de la vie de M. de Bonald commençaient dès lors à se dessiner. Cette démission hautement donnée l’obligea à émigrer de bonne heure. Tant que l’armée des princes demeura réunie, il fut à son rang sous leur drapeau. Après son licenciement, il vint se réfugier avec ses jeunes fils, Henri et Victor, dans la ville de Heidelberg. Lors de son arrivée dans cette ville, entrant avec eux dans l’église du Saint-Esprit, il lut cette inscription gravée au-dessus du maître autel : Solatori Deo. — « Mes enfants, leur dit-il, ces mots semblent s’appliquer particulièrement aux émigrés. » C’est à Heidelberg que M. de Bonald commença à écrire la Théorie du pouvoir, ouvrage dans lequel se trouvait en germe la Législation primitive. Sa seule distraction était de présider à l’éducation de ses enfants, et de suivre les longues colonnes de prisonniers français qui passaient souvent à Heidelberg, pour converser avec eux de la patrie qu’il aimait, de leurs combats, de leurs souffrances. La misère de l’émigré se faisait aumônière envers la misère de ses compatriotes captifs. Un jour qu’il avait rencontré un Aveyronnais parmi eux, il s’oublia si longtemps dans les rangs de cette colonne en marche, que le caporal autrichien, le prenant pour un de ses prisonniers, ne voulait plus le laisser partir ; car les réponses de M. de Bonald, qui savait mieux le patois de Rouergue que l’allemand, lui paraissaient suspectes. Il fallut l’intervention d’un officier pour l’empêcher d’aller jusqu’en Bohême. « Quel air martial ont ces petits hommes », dit M. de Bonald à ses enfants, après leur avoir raconté son aventure ; « avec eux, on ferait la conquête de l’Europe ! » M. de Bonald, comme M. de Chateaubriand, comme M. de Maistre, avait gardé un culte pour la France sur la terre étrangère. Il aimait sa patrie à travers la révolution. Quelques exemplaires seulement de la Théorie du pouvoir imprimée à Constance, où M. de Bonald s’était rendu avec ses enfants, avaient pu arriver à leur destination dans notre pays ; le reste de l’édition, envoyé à Paris, fut saisi par la police du directoire. Mais parmi les exemplaires sauvés, se trouvait celui que l’auteur avait cru devoir offrir au général Bonaparte.

Après avoir habité, pendant quelque temps, dans le village d’Egelshoffen, une de ces petites maisons de paysans, entourées d’un verger, qui semblent gracieusement assises, comme de charmantes oasis, autour du lac de Constance, M. de Bonald se décida, au printemps de 1797, à rentrer en France avec ses deux fils, en passant par la Suisse. Quand ils approchèrent de la frontière, comme ils n’avaient point de passeport, ils voyagèrent de nuit et à pied ; car, en leur qualité d’émigrés, ils ne pouvaient rentrer que clandestinement dans leur patrie. Après deux nuits de marche dans les montagnes du Jura, ils traversèrent, à la faveur des ténèbres et au milieu d’un orage, un torrent rapide gonflé par la fonte des neiges, et, évitant les postes militaires, ils se trouvèrent en France, près de Pont-d’Ain et bientôt à Lyon. Après trois semaines de séjour dans cette ville, sur les murs de laquelle on lisait encore ces mots : Commune affranchie, et où ils attendirent les secours nécessaires pour continuer leur route, car la pauvreté, cette triste et fidèle compagne des émigrés, aggravait les périls et les difficultés de leur voyage, ils s’embarquèrent sur le Rhône, et arrivèrent heureusement à Nîmes, puis à Montpellier, où madame de Bonald, accompagnée de ses deux plus jeunes enfants10, était venue au-devant de son mari et de ses deux fils aînés. Les poursuites dirigées contre les émigrés à l’occasion des événements du 18 fructidor obligèrent M. de Bonald, après quinze jours seulement passés à Montpellier, à venir chercher un asile à Paris, où le crime dans les temps réguliers, la vertu dans les temps de révolution, trouvent un asile plus impénétrable et plus sûr. Ce fut dans la profonde retraite où il se cacha, chez une bonne et sainte personne, qu’il commença l’Essai analytique, le Divorce considéré au dix-neuvième siècle, et enfin la Législation primitive qui ne fut publiée qu’en 1802. La Théorie du pouvoir avait été condamnée au pilon par le gouvernement directorial, qui avait fait saisir toute l’édition de cet ouvrage, envoyée de Constance à Paris. À son arrivée dans cette ville, M. de Bonald eut la curiosité de connaître par lui-même la destinée de son livre, et se présenta à la police sous un nom supposé ; un des employés supérieurs de cette administration le conduisit dans une vaste salle, espèce de nécropole littéraire, où étaient entassés les débris des ouvrages condamnés à cette lamentable destinée. M. de Bonald aperçut un exemplaire de la Théorie du pouvoir qui surnageait au milieu de ce cataclysme, à côté d’un ouvrage obscène ; il ne put s’empêcher de s’écrier : — « Pardieu ! je péris ici en bien mauvaise compagnie. » À ce cri échappé aux entrailles paternelles, l’employé reconnut l’auteur. Heureusement, cet employé n’était point un méchant homme, et d’ailleurs tout le monde se trouvait d’accord, sous ce singulier gouvernement, pour désobéir aux lois, surtout ceux qui les faisaient ou qui étaient chargés de les faire exécuter ; il dit en souriant à M. de Bonald : « Je sens que l’épreuve était trop forte pour un père, mais je lui promets d’être discret. » Et il lui laissa emporter l’exemplaire si singulièrement sauvé du naufrage.

La journée du 18 brumaire (9 novembre 1799) vint apporter une notable amélioration dans la position de M. de Bonald. Le premier consul, qui avait lu l’exemplaire de la Théorie du pouvoir, que l’auteur lui avait envoyé, le raya de la liste des émigrés. Alors le proscrit put quitter sa retraite et recueillir les épaves de son patrimoine presque tout entier confisqué. Il alla habiter la petite terre de Monna, et prit une part active à la vive polémique de la presse périodique, avec Chateaubriand, Fontanes, Delalot, La Harpe, dans le Mercure de France et le Journal des Débats, qui donnaient l’assaut aux idées de la révolution. Ce fut la dernière phase d’une période éclatante pour la presse périodique, ce pouvoir singulier que la France tantôt favorise jusqu’à l’idolâtrie, tantôt rejette avec colère, car elle ne sait rien faire à demi.

La Législation primitive se ressent un peu des allures que dut prendre le talent de M. de Bonald, en intervenant dans ce combat journalier, et l’on reconnaît, jusque dans la contexture du livre, les difficultés qu’il a eues à vaincre, pour faire entrer dans le même cadre des éléments dont quelques-uns avaient déjà paru séparément. Il n’y a rien de plus difficile à mener à bien que ces reconstructions littéraires faites après coup, et qui doivent relier des morceaux d’origine et de dates diverses, qui n’ont pas tous été composés sous la même inspiration ; mais on comprend aussi l’effort d’un esprit élevé, pour donner à des travaux d’un intérêt durable une vie plus longue que celle des journaux, ces éphémères de la littérature, où les idées brillent d’un éclat si vif et si court. M. de Bonald, avant d’écrire la ‘ Législation primitive, avait donc composé plusieurs ouvrages : un Essai analytique sur les lois naturelles de l’ordre social, un Traité sur le divorce considéré au dix-neuvième siècle, relativement à l’état domestique et public de la société ; et antérieurement encore à ces travaux, dès 1794, c’est-à-dire avant les Considération sur la France du comte de Maistre, il avait fait paraître plusieurs traités sur la philosophie et la politique, où sont disséminées les idées qu’il rassembla et codifia plus tard dans son grand ouvrage sur la Législation primitive. C’est parce que cet ouvrage contient les idées générales de M. de Bonald, arrivées à leur formule définitive, que nous l’avons choisi comme l’expression de l’influence qu’il exerça sur le mouvement de réaction intellectuelle qui remplit les dernières années du dix-huitième siècle et les premières du dix-neuvième. Il est assez remarquable que ce furent trois hommes de noble race : un Bonald, de la province de Rouergue ; un de Maistre, descendant d’une famille originaire du Languedoc ; un Chateaubriand, issu d’une des vieilles familles militaires de la Bretagne, toujours d’un si bon secours aux heures des périls suprêmes de la société française, qui prirent la tête de ce grand mouvement.

Le comte de Bonald n’a ni la puissance d’imagination unie à l’éclat du style de Chateaubriand, ni la marche rapide et pour ainsi dire elliptique de Joseph de Maistre, dont les intuitions ont un merveilleux caractère de spontanéité. C’est, pour employer la comparaison dont il se sert lui-même, un général d’armée qui n’avance qu’en se gardant. Tout se déduit, tout s’enchaîne dans son système d’idées, et son raisonnement a quelque chose de si méthodique, qu’il en devient quelquefois un peu lent. Ce tacticien de la logique ne craint pas de répéter sans cesse ses principes, afin de fortifier ses déductions et d’assurer le terrain sur lequel il marche ; mais il arrive souvent ainsi à de véritables découvertes en philosophie, et, en politique, à des prévisions qui pourraient passer pour des prophéties, tant elles sont circonstanciées, et tant l’événement a pris soin de les justifier. Ainsi, dès 1794, en publiant la Théorie du pouvoir politique et religieux dans la société civile, l’auteur annonçait des événements qui ne tardèrent pas à se réaliser : les malheurs prochains de la Suisse et la faiblesse réelle de cette société, malgré la réputation que quelques antiques faits d’armes lui avaient faite ; le peu de fond que les Provinces-Unies devaient faire sur leur puissance, même fédérative ; la chute de Venise et la séparation des Pays-Bas de la maison d’Autriche. C’est le triomphe de la logique transcendante appliquée à la politique, et M. de Bonald est ainsi souvent arrivé, comme Burke, à lire les conséquences dans les causes, ce qui est le dernier effort de la raison humaine, comme il l’a dit lui-même dans ces sages paroles qui établissent une barrière entre la philosophie de l’histoire et les vaines pronostications des esprits curieux : « La raison consiste à juger la nécessité des événements, et l’imagination à vouloir en assigner le jour et l’heure, dont l’Être suprême s’est réservé la connaissance11. » Le style de l’auteur, qui est quelquefois dogmatique et hérissé de syllogismes qui ne déguisent point leur forme compassée, prend alors une chaleur intellectuelle qui n’a rien de commun avec la passion, et il acquiert cette précision remarquable qui cisèle la pensée et la fixe dans la mémoire. Le lecteur se trouve ainsi dédommagé de ce qu’il a rencontré d’un peu aride dans la manière de l’écrivain, qui s’emprisonne et emprisonne avec lui les intelligences dans un champ mesuré et borné d’avance avec une rigueur géométrique, et sur lequel il accomplit, dans ses divers ouvrages, des évolutions successives sans jamais en sortir.

M. de Bonald a lui-même indiqué, dans un discours préliminaire qui a l’étendue et l’importance d’un ouvrage, les erreurs accréditées par le dix-huitième siècle, et qu’il entreprend de combattre. « La philosophie moderne, dit-il, confond dans l’homme l’esprit avec les organes ; dans la société, le souverain avec les sujets ; dans l’univers, Dieu lui-même avec la nature ; partout la cause avec les effets ; et elle détruit tout ordre général et particulier, en ôtant tout pouvoir réel à l’homme sur lui-même, aux chefs des États sur le peuple, à Dieu sur l’univers. » La doctrine que M. de Bonald attaque révèle d’avance celle qu’il enseigne. Il distingue l’esprit de l’homme de ses organes, les souverains des sujets, Dieu de l’univers, afin de rendre à l’homme l’empire de lui-même, aux souverains le gouvernement des peuples, à Dieu l’empire des êtres. Le livre de la Législation primitive est donc une tentative de restauration universelle. En combattant la philosophie du dix-huitième siècle, l’auteur s’élève de sphère en sphère, et va de l’homme à la société et de la société à Dieu.

On peut contester, et un esprit éminent12 a contesté non sans raison, la parfaite exactitude de la célèbre définition que M. de Bonald a donnée de l’homme : « L’homme est une intelligence servie par les organes. » Elle est un peu superbe, et elle n’exprime pas d’une manière assez exacte cette espèce de mariage de deux natures, la nature spirituelle et la nature matérielle, qui s’est consommé dans la nature humaine par une sublime volonté de Dieu, ramenant ainsi, dans son dernier ouvrage, la création à une première unité, comme il devait par un des plus étonnants mystères, l’incarnation, faire monter cette unité à une plus haute expression, en unissant l’humanité, ce résumé de la création, à la Divinité créatrice dans la personne de son fils. Mais si M. de Bonald a trop spiritualisé l’homme dans sa définition, c’est que la philosophie de son temps l’avait par trop matérialisé. Quand on songe qu’à l’époque même où il écrivait, il y avait toute une école qui, mettant son orgueil à abaisser la nature humaine, définissait l’homme « un animal débruti », et que les savants, plutôt que d’admettre le mystère sublime de l’homme fait à l’image de Dieu, préféraient, pour se donner la triste joie de nier l’existence du Créateur, accepter l’ignoble mystère de l’homme éclos d’un œuf de poisson, on comprend que M. de Bonald, pour mieux s’éloigner de cette déplorable extrémité, se soit jeté dans une définition d’un spiritualisme un peu excessif. Les meilleurs esprits ne peuvent échapper à cette influence de répulsion qu’exercent sur eux certaines erreurs par l’excès de leur grossièreté. Du reste, le philosophe se trompa plutôt sur les termes de la définition de l’homme que sur l’homme même ; car c’est en étudiant la grande question de l’origine des idées qu’il arriva à cette démonstration de la révélation primitive du langage, qui est son plus beau titre philosophique devant la postérité.

« La solution du problème de l’intelligence, dit M. de Bonald, peut être présentée sous cette formule : Il est nécessaire que l’homme pense sa parole avant de parler sa pensée. Ce qui veut dire qu’il est nécessaire que l’homme sache la parole avant de parler, proposition évidente et qui exclut toute idée d’invention de la parole par l’homme. Cette impossibilité physique et morale que l’homme ait inventé la parole, peut être rigoureusement démontrée par la considération des opérations de notre esprit, combinée avec le jeu de nos organes. Il faut des paroles pour penser ses idées, comme il faut des idées pour parler et être entendu. La faculté de penser est native en nous, puisqu’elle est nous-mêmes, et qu’on ne peut concevoir un homme sans faculté de penser ; mais l’art de parler est acquis et nous vient des autres, puisqu’on voit des hommes qui ne parlent pas parce qu’ils n’entendent pas parler, et qu’on voit parler tous les hommes qui entendent parler les autres. L’un et l’autre sont inséparables dans leur opération mutuelle, et s’exercent simultanément. De là ces passages de J. J. Rousseau : « L’esprit ne marche qu’à l’aide du discours…, et la parole me paraît avoir été fort nécessaire pour inventer la parole. »

Depuis cette démonstration, achevée par les développements remarquables sur lesquels elle est appuyée, aucun argument de quelque valeur en faveur de l’invention du langage par l’homme ne s’est produit dans le monde intellectuel. Or, cette vérité de la révélation primitive du langage est grosse de conséquences philosophiques et morales du plus haut intérêt ; elle détruit de fond en comble tout le système de Locke et de Condillac sur l’origine des idées. Si le langage a été révélé à l’homme, comme le langage contient des idées, il y a eu une révélation primitive d’idées. Or, le Créateur étant à la fois éminemment sage et éminemment bon, les vérités nécessaires à l’intelligence humaine se trouvaient comprises dans cette révélation. Il y a donc une source d’idées supérieure à l’homme, et le langage en a conservé le dépôt plus ou moins altéré, mais sans être jamais complètement détruit, et la parole, communiquée par les parents aux enfants, est le moyen de cette transmission intellectuelle.

On aperçoit, du premier coup d’œil, combien cette théorie est supérieure, non seulement au point de vue moral, mais au point de vue de la vraisemblance logique et de la vérité pratique, à toutes ces suppositions des philosophes du dix-huitième siècle, sur des statues peu à peu animées, et devenant progressivement intelligentes par l’ouverture successive des sens. C’est ainsi que les savants raisonnent dans leur cabinet, mais ce n’est pas ainsi que les choses se passent dans la nature. Tous ceux qui ont observé la marche de l’éducation intellectuelle des enfants depuis leur naissance, savent que l’instrument de cette éducation, c’est le langage. Tout se passe entre une intelligence que Dieu a créée capable de recevoir et de former les idées, surtout par la parole, et les intelligences qui la lui transmettent comme elles l’ont elles-mêmes reçue. Au lieu de la froide statue du cabinet de Condillac, s’éveillant aux idées par les sensations dans la solitude et l’abandon, nous avons tous vu, dans nos foyers domestiques, de chères et faibles créatures qui mourraient si elles étaient un seul instant abandonnées, apprendre à penser à l’aide de mots que fournit à leur esprit, avant même que leur bouche puisse les articuler, cette providence penchée sur chaque berceau, et qu’elles appelleront plus tard du doux nom de mère. En remontant ainsi de berceau en berceau, on arrive jusqu’à celui du monde ; seulement, auprès du premier homme sorti des mains du Créateur, c’est la Providence divine elle-même que l’on trouve au lieu de la providence maternelle.

Comme le dit avec raison M. de Bonald, cette démonstration de la formation des idées à l’aide de la parole transmise à l’homme, et non inventée par lui, est singulièrement féconde, car elle conduit directement au dogme de l’existence de Dieu, qu’on voit toujours apparaître, de quelque côté que l’on chemine, comme ces monuments aux proportions colossales que l’on aperçoit de partout, parce qu’ils dominent tout. Si l’homme, en effet, n’a pu inventer la parole, il a fallu qu’elle lui fût révélée, et par qui lui aurait-elle été révélée, sinon par une intelligence supérieure, c’est-à-dire par Dieu ? Cette grande vue éclaire toute la philosophie, et elle a même une plus vaste portée que ne l’a pensé M. de Bonald lui-même. Ce n’est pas seulement le système de Locke qu’elle atteint, c’est le système d’un doute méthodique et universel proposé par Descartes, l’aïeul involontaire de deux générations de sceptiques, ceux de la philosophie et ceux de la politique ; système innocent dans l’intention de l’illustre penseur demeuré fidèle aux lois de l’État et soumis à l’Église, mais bien dangereux dans des esprits moins droits et des cœurs moins purs qui, après avoir démoli, peuvent ne pas reconstruire. Ce système devient complétement inacceptable si la parole a été révélée. Si Dieu, en effet, a communiqué à l’homme, avec le langage, les idées fondamentales, il est téméraire et inconséquent de vouloir reconstruire, par les seules forces de la raison, tout un système de connaissances qui nous viennent de plus haut,.

Dans ces derniers temps, un illustre théologien a vivement attaqué la doctrine de M. de Bonald sur la formation des idées, tout en admirant la beauté de sa démonstration de la révélation du langage13. Il y a sans doute, dans cette doctrine, quelque chose d’un peu absolu, et c’est là en général le défaut d’une des qualités de l’intelligence de ce grand philosophe. C’est, en effet, pousser loin les choses que de ne faire commencer les plus simples opérations de cette puissance intelligente que Dieu a mise en nous, et que l’école scolastique appelle très bien l’entendement agissant (intellectus agens), qu’au moment où le langage est transmis à l’homme ; mais, d’un autre côté, les critiques de M. de Bonald ne vont-ils pas un peu loin eux-mêmes en décidant que, sans le secours de la parole, l’esprit s’élève à l’idée de l’être, de ses modifications et de ses rapports, de l’espèce et du genre, du général et du particulier, du concret et de l’abstrait, de causes et d’effets, de principe et de conséquence, du bien et même du mal moral ? N’est-ce pas tomber dans un excès opposé à celui qu’on reproche à M. de Bonald, que d’affirmer que la parole, nécessaire pour formuler ces idées, n’est pas nécessaire pour se les former, de sorte que toutes les idées seraient formées par l’esprit agissant sur les sensations, indépendamment de la parole, qui ne serait indispensable que pour arriver à la notion de ces objets dont les sens ne sauraient transmettre aucun fantôme à l’esprit, tels que la notion de Dieu, celle de la spiritualité et de l’immortalité de l’âme, celle des devoirs clairs et précis de l’homme envers Dieu, envers ses semblables, envers lui-même ? Si la parole n’est pas nécessaire pour former les idées, ceux qui ont suivi la formation successive des idées chez les enfants conviendront du moins qu’elle est bien utile dans ce travail intérieur. Ajoutons qu’il sera toujours très difficile de savoir jusqu’où s’étendent les idées que l’homme peut former sans la parole, parce que l’homme qui ne parle point encore, l’enfant, et celui qui ne parlera jamais, du moins par l’organe de la voix, le muet, sont élevés par des gens qui possèdent le langage et qui, par le geste ou la parole, facilitent le travail de leur esprit, en leur apprenant à représenter les objets par des signes. Ce qu’on peut dire, c’est que M. de Bonald, dans plusieurs parties de sa philosophie, n’a pas assez marqué l’activité innée de l’entendement, qui agit même en l’absence de la parole, mais pour lequel cependant la parole est le plus puissant des instruments et le plus indispensable des auxiliaires.

Ce n’est pas, pour M. de Bonald, une médiocre gloire que d’avoir attaché son nom, dans la philosophie, à cette belle démonstration de la révélation du langage, et, dans la morale, à une lutte incessante et à la fin couronnée de succès contre le divorce. Ses idées, en effet, sur l’indissolubilité du mariage, vaincues au commencement du dix-neuvième siècle dans les institutions, continuèrent à faire leur chemin dans les intelligences, d’où elles descendirent plus tard dans les lois, où, malgré plusieurs révolutions politiques, elles se sont maintenues. Enfin, il combattit comme Joseph de Maistre et avec lui, en politique, la théorie de la souveraineté du peuple, cette conséquence des doctrines du dix-huitième siècle qui, faisant tout venir de l’homme, dominait sans contestation les esprits en France, depuis la dernière révolution. Il a bien vu le vide de toutes ces théories, qui donnent pour origine à toutes les sociétés un contrat social dans lequel les hommes seraient venus stipuler leurs droits, et accorder et mesurer le pouvoir. Ce sont là de ces contrats faits après coup par les philosophes, et dont il serait bien difficile de montrer les titres. La première société fut une famille, et dans une famille le pouvoir n’est pas élu, il résulte de la nature des choses. Il est bien probable que la société publique fut faite à l’image de la société domestique, et toutes les lumières que nous trouvons dans l’histoire viennent éclairer cette question dans le même sens que la probabilité logique et la tradition religieuse. M. de Bonald dit à ce sujet : « Les publicistes modernes veulent que la société soit volontaire et le produit d’un contrat, et la société est obligée et le résultat d’une force, soit de la force de la persuasion, soit de la force des armes, car Orphée était un conquérant comme Alexandre. Ils veulent que le pouvoir ait reçu la loi du peuple, et il n’existe pas même de peuple avant un pouvoir. » Il dit encore avec non moins de sens : « La société est paternité et dépendance, bien plus que fraternité et égalité. » Cela est vrai : la société n’est au fond qu’une hiérarchie dans laquelle les existences individuelles viennent prendre une place proportionnelle à leur force, d’après des lois que l’homme n’a point faites et qu’il est obligé de subir ; et la société a commencé avec le monde, car au commencement il y eut une famille : l’état naturel, c’est donc l’état social. C’est ainsi que M. de Bonald arrive à opposer à la théorie de la souveraineté du peuple cet axiome : « La souveraineté est en Dieu » ; principe fondamental dont il déduit cette règle « Le pouvoir est de Dieu. »

Ici quelques explications sont nécessaires. Quant à la doctrine de la souveraineté divine, elle n’est pas contestable, et il n’y a guère au fond que les athées qui l’aient combattue. Ce mot de souveraineté, en effet, appliqué à l’homme qui est le sujet de tant de lois plus fortes que sa volonté, et souvent le jouet de tant de circonstances qui la dominent, a quelque chose de vain et de dérisoire. Quand, au lieu de s’en tenir à la forme, on va au fond des choses, on voit combien il est faux que le gouvernement sorte de la souveraineté du peuple, même dans les républiques où l’on consulte le peuple à ce sujet : il sort d’une situation ou d’un concours de circonstances qui obligent le peuple à se prononcer, dans le sens où il se prononce. Le peuple, alors même qu’on le traite de souverain, est le sujet d’une situation et des lois divines qui régissent la nature humaine ; d’une loi fondamentale, si elle résulte de sa constitution naturelle, de son passé, de sa religion, de ses mœurs, de son caractère, des nécessités que lui créent sa position géographique, ses intérêts permanents de toute nature ; d’une situation factice et arbitraire, si elle résulte, comme cela arrive quelquefois, d’un concours de circonstances passagères et d’une crise déterminée par les passions ou les calculs politiques. Mais, dans l’un et l’autre cas, en ayant l’air de commander, le peuple obéit. Il est donc vrai de dire que la souveraineté est en Dieu seul. Le créateur de toutes choses est le seul, en effet, qui ait posé ces lois fondamentales que Montesquieu a appelées les rapports des choses, et dont les lois écrites ne sont que l’expression. L’homme, alors même qu’il reconnaît et déclare ces lois fondamentales, ne les fait pas, il les subit ; et quand il veut les nier, elles ont tôt ou tard raison de sa résistance. Les partisans les plus absolus de la souveraineté du peuple sont obligés de reconnaître, au moins implicitement, cette vérité, et J. J. Rousseau, qui a poussé, on le sait, cette théorie aussi loin qu’elle peut aller, déclare lui-même que « si le législateur, se trompant dans son objet, établit un principe différent de celui qui naît de la nature des choses, l’État ne cessera d’être agité jusqu’à ce qu’il soit détruit ou changé, et que l’invincible nature ait repris son empire. » C’est reconnaître, en langage philosophique, que la prétendue souveraineté de l’homme est assujettie à la seule souveraineté qui soit réelle, celle de Dieu. En posant la seconde formule qui naît de la première, « Le pouvoir est de Dieu », M. de Bonald n’a pas voulu dire que l’homme qui l’exerce soit nommé visiblement par la Divinité. Ce serait universaliser la théocratie proprement dite. Il a seulement rappelé cette grande vérité, que Dieu ayant créé l’homme essentiellement sociable, et pas une société ne pouvant exister sans pouvoir, depuis la plus simple et la première, la famille, jusqu’à la plus compliquée, la société politique, l’existence du pouvoir est une volonté de Dieu, et sort des lois primitives qu’il a données à la nature humaine. Dieu veut, en effet, l’existence des sociétés, à laquelle l’existence du pouvoir est nécessaire. Mais comment sera organisé ce pouvoir ? Selon quels principes généraux ? C’est là précisément la matière du livre sur la Législation primitive.

M. de Bonald a cherché les caractères fondamentaux de l’organisation sociale, et voici les résultats de ses recherches. Il a trouvé pour le monde philosophique cette synthèse qui résume tout, la cause, le moyen, l’effet. La cause, le moyen et l’effet sont, dans l’ordre général de l’univers, ce que le père, la mère et les enfants sont dans l’ordre domestique de la famille, le pouvoir, le ministre, le sujet dans l’ordre politique de l’État. M. de Bonald, continuant à s’élever d’analogie en analogie, de sphère en sphère, selon sa coutume, arrive ainsi jusqu’à la formule suivante : « Dieu, le Verbe et le monde », en rencontrant partout, soit qu’il monte, soit qu’il descende, l’image ineffable de la Trinité. Dans l’État, c’est ce qu’il appelle les trois personnes sociales, et désormais cette théorie se retrouvera dans tous ses ouvrages. « Ces trois personnes sociales, dit-il, sont séparables l’une de l’autre, ou elles sont fixes, ou indissolubles. Elles sont amovibles dans la famille par la faculté du divorce ; dans la religion, par le presbytérianisme, qui n’impose aucun caractère de consécration à ses ministres ; dans l’État, par les institutions populaires, qui font du pouvoir et du ministère des fonctions perpétuellement révocables et amovibles. Elles sont fixes et inamovibles dans la famille par l’indissolubilité du lien conjugal ; dans la religion, par la consécration qui lie irrévocablement le ministre à la Divinité et au fidèle, et par conséquent les lie entre eux ; dans l’État, par la fixité ou l’hérédité du ministère politique. Là est la raison de tous les phénomènes que présentent les sociétés anciennes et modernes. Plus il y a d’amovibilité dans les rapports des personnes entre elles, plus il y a d’instabilité, de désordre, de faiblesse dans la société. Plus il y a de fixité dans les rapports, plus il y a de force, de raison et de durée. » Des exemples tirés de l’histoire appuient cette préférence donnée par M. de Bonald aux sociétés constituées sous l’empire de l’hérédité. « Les sociétés les plus fortes de l’antiquité ont été la société égyptienne, la société hébraïque et la société romaine, où le ministère politique, patriciat chez les Romains, ministère lévitique chez les Juifs, guerrier chez les Égyptiens, était fixe, héréditaire et propriétaire. Les sociétés les plus faibles et les plus désordonnées de l’antiquité ont été les empires despotiques de l’Asie et les États populaires de la Grèce, où régnait une perpétuelle instabilité dans le pouvoir et dans ses fonctions. Il n’y a eu de force réelle, en Grèce, que chez les Spartiates et les Macédoniens, où il y avait plus de fixité dans les fonctions, et même quelque hérédité dans les personnes. »

Ces réflexions, appuyées sur l’histoire, sont, au point de vue général, d’une incontestable justesse, et l’on comprend le caractère de nouveauté hardie dont elles étaient marquées après la révolution française et le mouvement d’idées du dix-huitième siècle qui l’avait déterminée. Mais, pour compléter et tempérer ces réflexions, il faut se rappeler les considérations exposées par Joseph de Maistre sur les causes qui amènent, surtout dans la société chrétienne, la chute des pouvoirs héréditaires pris à tous leurs degrés. C’est l’oubli de leur raison d’être, écrite dans cette belle parole de l’Évangile : « Le plus grand d’entre vous sera le serviteur de ses frères. » La royauté héréditaire, l’aristocratie, sont des services publics ; l’objet de leur institution est tout entier dans ce mot servir. Lorsqu’elles l’oublient et qu’elles se servent du pouvoir au lieu de l’employer à servir les sociétés, les révolutions arrivent, aussi fatales aux peuples qu’aux gouvernements, sans doute, mais presque inévitables. C’est ainsi que l’oubli très fréquent du devoir royal et du devoir religieux et social, surtout pendant le dix-huitième siècle, favorisa l’avénement de la révolution française, dirigée à la fois contre la royauté, le clergé et la noblesse, c’est-à-dire, pour nous servir de la langue adoptée par M. de Bonald, contre le pouvoir et le ministère public. N’importe ; cette observation de fait n’ôte rien à la justesse de l’axiome philosophique appuyé par M. de Bonald, non seulement sur l’histoire de l’antiquité mais sur l’histoire moderne ; car, en face de la durée des monarchies chrétiennes, il place la faiblesse de la Pologne, où le pouvoir était électif et où le ministère, c’est-à-dire la classe qui est le moyen de gouvernement, était héréditaire, et la Turquie, où le pouvoir est héréditaire et le ministère électif. De cette formule philosophique, éclairée par l’expérience de l’histoire, sort la règle suivante ; Les sociétés où il n’y aura que peu ou point de fixité dans les personnes seront dans un état de faiblesse tant qu’elles ne seront pas parvenues à un état fixe ; dans un état de désordre, si elles s’en sont écartées et si elles travaillent à y revenir. Il faut ajouter que, dans les idées chrétiennes de M. de Bonald, la noblesse est bien moins un droit qu’un devoir, ce qui revient à ce mot nouveau écrit pour la première fois sous la restauration par le duc de Lévis, mais qui paraît ancien parce qu’il exprime une vieille vérité : Noblesse oblige. Enfin, dans les idées de M. de Bonald, il ne s’agit pas d’une noblesse fermée, mais d’une noblesse ouverte, dans laquelle toute famille qui s’élève, par des services rendus, de l’état privé à l’état public, a sa place marquée.

La conclusion de tout ce système d’idées est sévère, et l’on voit bien qu’en la posant l’auteur a présente à la pensée sa patrie récemment bouleversée par la révolution. « Lorsqu’une société religieuse et politique, détournée de la constitution naturelle des sociétés a comblé la mesure de l’erreur et de la licence, les fonctions naturelles du corps social se troublent, et les rapports naturels des personnes sociales entre elles font place à des rapports arbitraires ; le pouvoir conservateur de la société se change en une tyrannie faible ou violente, la subordination et le service du ministre en une servitude aveugle ou intéressée ; l’obéissance du sujet en un esclavage vil ou séditieux. » C’est le tableau de la France révolutionnaire. Il ne faut pas croire qu’en renversant la monarchie on eût échappé à la nécessité inévitable d’avoir le commandement d’un côté et l’obéissance de l’autre. Louis XVI avait été remplacé par le comité de salut public ; les classes autrefois dominantes, par l’aristocratie démagogique des comités révolutionnaires, soldés aux dépens des finances : on commandait et l’on obéissait toujours. On commandait même plus durement, et on obéissait plus servilement. La servitude au lieu de l’obéissance, le despotisme au lieu de l’autorité, et l’insurrection au lieu de ces garanties légales qui arrêtaient quelquefois le gouvernement dans ses écarts, voilà tout ce qu’on avait gagné. Mais, quand une société ne trouve point en elle-même la force de sortir du désordre où elle est tombée, qu’arrive-t-il ? Elle finit, répond inexorablement M. de Bonald, confondue avec d’autres sociétés. Vico avait dit bien antérieurement : « Tout peuple qui ne sait pas trouver en lui le commandement et l’obéissance, obéira à un autre peuple. » D’abord la perte de l’ordre et des libertés, ensuite la perte de la nationalité, voilà le terme de cette redoutable progression. La perte de la nationalité, qui est la mort des peuples, vient la dernière, comme la peine capitale attend le crime au dernier degré de l’échelle pénale.

L’époque où l’auteur de la Législation primitive publia l’ouvrage où étaient exposées ces hautes et dures leçons, a quelque chose de remarquable ; c’était celle où le premier consul Bonaparte, le front ceint de l’auréole du génie, essayait, après tant de ruines successives, de reconstruire une législation plus durable pour un peuple qui avait eu tant de lois dans ces derniers temps, qu’il finissait par ne plus en avoir. On était dans ces premiers jours du consulat qui frappèrent si vivement les imaginations, par l’impulsion puissante et salutaire que le premier consul imprima à tous les ressorts du gouvernement. Cette société, depuis si longtemps égarée de ses voies, retrouvait un conducteur capable de tout faire, dans une époque où tout était à faire. La force clairvoyante s’asseyait au gouvernail et tendait la voile au souffle de la fortune, et le navire, si longtemps ballotté par les vagues, recommençait à marcher. Tandis que le chef du nouveau gouvernement travaillait sur les faits, M. de Bonald travaillait sur les idées. Il ne dissimulait pas l’insuffisance du nouveau code, qui ne s’appuyait pas sur les bases immuables de la religion, et qui n’inscrivait pas, en tête de ses dispositions, ces vérités éternelles du Décalogue sur Dieu, l’homme et la société, qui sont le fondement de tous les devoirs, et par conséquent de tous les droits. « La révolution, disait-il, qui a commencé par la déclaration des droits de l’homme, ne finira que par la déclaration des droits de Dieu. »

Chose remarquable ! Sur plusieurs points, le penseur ne faisait que précéder le législateur dans une route où celui-ci allait bientôt le suivre, et les idées, comme cela s’est presque toujours vu dans l’histoire, marchaient en avant des faits. Ainsi, après avoir introduit dans les faits le catholicisme réhabilité dans les idées par la grande réaction intellectuelle que nous venons d’esquisser, le premier consul Bonaparte, devenu empereur, ne demeura pas longtemps sans proclamer l’hérédité du gouvernement dans sa famille, et sans rétablir une noblesse héréditaire, naturellement destinée aux services publics, pour tâcher d’obtenir cette fixité et cette durée des personnes sociales, que recommandait le philosophe comme la condition d’une société fortement organisée. Mais il devait s’apercevoir plus tard qu’il est difficile de créer une hérédité nouvelle dans une société déjà ancienne, et que les improvisations du génie lui-même ne valent pas les œuvres du temps, ce ministre de Dieu, qui fait lentement des choses durables.

Il y a une remarque générale à présenter sur la théorie sociale de M. de Bonald. Nul doute qu’au point de vue logique, elle ne soit conforme à la vérité. Une société formée d’éléments permanents, surtout s’ils ne sont pas exclusifs, est mieux organisée pour la durée, et l’histoire l’a prouvé souvent, elle est plus fortement constituée pour la lutte. Mais la logique pure n’est guère applicable à l’histoire, et il est bien rare que la distribution des fonctions sociales puisse être faite d’une manière aussi tranchée, disons le mot, aussi géométrique que l’illustre penseur le suppose : dans les mains de la royauté, le droit absolu de gouvernement et de législation ; dans les mains d’une noblesse héréditaire mais recrutée par toutes les nouvelles existences qui se créent, le droit exclusif d’administration ; partout ailleurs, l’obéissance. L’imperfection humaine, qui fait qu’on abuse de ses avantages, ne s’accommode point de la perfection de ce système. Il faudrait que les personnes sociales eussent toujours les vertus de leur mission et les qualités de leur rôle ; or M. de Bonald lui-même, dans unTraité du ministère public, où il cherche à résumer tout le mouvement de notre histoire, est obligé de reconnaître combien la réalité reste loin de l’idéal. La formule qu’il énonce est donc vraie en théorie ; mais dans la pratique, elle n’est applicable que dans la mesure de l’état social de chaque nation et, comme les nations diffèrent entre elles par tant de côtés, on ne peut les ramener à cette unité systématique et absolue.

On ne gouverne point avec des abstractions, mais avec les réalités vivantes. Il faut donc bien tenir compte des temps et des circonstances, et prendre les influences où elles sont, sauf à favoriser toujours, dans la mesure du possible, les éléments de durée que contient la société, sans entreprendre de changer en un jour son esprit, et sans vouloir jeter toutes les nations dans le même moule. Les lois, et c’est là peut-être l’erreur principale de l’illustre penseur, n’ont pas toute l’influence qu’il leur prête ; elles ne règlent que les actions extérieures des hommes, et ne pénètrent point jusque dans le for intérieur de leurs volontés. Même avec des lois, on ne gouverne point une nation contre son esprit ; hélas ! c’est le roi qui avait fait la plus triste et la plus éclatante expérience de cette vérité14, qui l’a exprimée pour l’instruction de l’avenir. Le système politique de l’auteur de la Législation primitive est plutôt un idéal qu’il faut avoir présent à l’esprit pour s’en rapprocher, en tenant compte du génie particulier des peuples, de leurs besoins révélés par leur histoire, de leurs mœurs, de leurs traditions, de leurs progrès, qu’une règle pratique qu’on puisse appliquer uniformément, dans tous les temps et dans tous les lieux, à toutes les sociétés.

Qu’il y ait donc quelque chose de trop absolu dans l’esprit de M. de Bonald ; que, cédant à cette tentation à laquelle succombèrent tous les philosophes depuis Descartes, il ait voulu renouveler la face de la philosophie, sans tenir assez compte des grands travaux de la philosophie catholique ; qu’on puisse contester la justesse de plusieurs de ses définitions, et qu’on trouve dans son livre des erreurs de raisonnement, par suite de l’autorité trop grande qu’il accordait à la combinaison logique de certaines formes de langage ; qu’il pousse trop loin la recherche des analogies ; qu’il y ait dans son intelligence une tendance trop prononcée à dogmatiser et à tout réduire en formule, il est difficile de le nier, et lui-même, à la fin de son ouvrage, convient, avec l’honorable candeur des intelligences supérieures, qu’il peut s’être trompé sur plusieurs points. Mais ces défauts ne détruisent pas ses rares qualités, l’élévation de son esprit, la pénétration de son regard, la fermeté de sa raison et le spiritualisme de toutes ses conceptions religieuses, philosophiques et sociales. L’objet constant des études de M. de Bonald a été de mettre un terme au divorce de la philosophie et de la religion, de prouver par les études philosophiques la nécessité des solutions religieuses, et de ramener tous les pouvoirs sociaux à la souveraineté de Dieu. « Dieu, pouvoir souverain sur tous les êtres ; l’Homme-Dieu, pouvoir sur l’humanité tout entière ; l’homme chef de l’État, pouvoir sur les hommes de l’État, qu’il représente tous dans sa personne publique ; l’homme père, pouvoir sur les hommes de la famille, qu’il représentetous dans sa personne domestique », voilà les anneaux de la chaîne des pouvoirs telle que la déroule l’auteur de la Législation primitive. Sa théorie laisse peu de place aux libertés politiques et civiles, il est vrai, et il se montre bien plus préoccupé des dangers de l’absence du pouvoir que de ceux des excès de pouvoir ; mais cette préoccupation se comprend lorsque l’on songe aux temps que la France venait de traverser. Le despotisme d’un seul est une liberté relative pour les peuples qui sortent de l’anarchie.

Ce despotisme se présentant sous sa forme la plus glorieuse, cheminait vers son but, et, pendant que de Maistre, Chateaubriand, Bonald, conduisaient avec éclat la réaction des idées, des événements se préparaient qui allaient imposer silence aux discours, pour laisser plus de place à l’action. Avec un peu d’attention, on découvre qu’à l’époque même où M. de Bonald écrivait laLégislation primitive, il n’avait plus la liberté complète d’exposer sa pensée, car il prend soin, dans plusieurs passages, de rappeler qu’il s’est abstenu, depuis longtemps, d’écrire rien de politique, et il déclare d’avance « qu’on ne pourrait, sans une extrême injustice, le taxer d’intentions et d’opinions. »

La politique commençait à être interdite aux penseurs par le pouvoir nouveau ; ils se réfugiaient dans l’histoire, et on les voit, comme cela arrive quand le temps est à l’orage, ou se taire, ou placer des paratonnerres sur leurs livres.

L’auteur de la Législation primitive, voulant étudier la philosophie de nos annales, se croit obligé, pour prévenir les soupçons, de se comparer modestement à l’antiquaire qui étudie les monuments en ruines, et d’appeler son système un rêve politique qui demande à prendre sa place parmi tant de fictions et de romans beaucoup moins innocents. Il fallait se faire la part petite, parce qu’il y avait à table un formidable convive qui commençait à se faire la part du lion.

Joseph de Maistre rentre dans un silence méditatif et fécond du sein duquel nous verrons sortir de nouveaux éclairs.

Encore un peu de temps, et Chateaubriand qui un moment, a cru pouvoir marcher dans les faits avec le nouveau gouvernement qui avait rétabli le catholicisme en France, sera poussé vers l’opposition.

Ici s’arrête le grand mouvement d’expansion intellectuelle où nous avons dû aller chercher une des origines de la littérature de la restauration. Les idées vont faire silence devant les événements ; mais les semences ont été jetées dans les intelligences, elles y fructifieront. La réaction d’idées qui a eu Chateaubriand pour poëte, de Maistre pour publiciste, Bonald pour métaphysicien, a confié au sol les germes d’une moisson que l’avenir verra lever.

Livre II. §

I. Coup d’œil sur la situation de la littérature
pendant l’empire. §

Il n’entre point dans le plan de cet ouvrage de raconter l’histoire de la littérature sous l’empire ; nous tâcherons seulement de saisir et d’indiquer, dans la période napoléonienne, les faits intellectuels qui relient la phase littéraire des quinze années de la restauration au grand mouvement d’idées de 1794 à 1802, afin qu’on puisse voir, d’une manière claire et précise, quelle était la situation des esprits quand la restauration commença, et l’influence qu’elle exerça sur la littérature. Cette étude offre des difficultés inhérentes au sujet. Sans doute, le fleuve des idées ne s’arrête point sous l’empire ; mais son cours est plus lent, et il est profondément encaissé entre deux rives qui le cachent en le contenant. Peu d’éclat, peu de bruit ; l’empire, cette grande prise d’armes militaire, semble produire une espèce de suspension d’armes dans la guerre des idées. Cependant, cette trêve est plus apparente que réelle. On n’aperçoit guère la lutte intellectuelle, d’abord parce qu’elle est fortement contenue, ensuite parce que l’attention est ailleurs.

Il y a des conditions à la dictature. La première de toutes, c’est de ne pas être discutée. Ce n’était donc pas une affaire de choix pour le premier consul devenu empereur, que ce joug imposé à la presse ; c’était un acte inévitable dans les conditions du nouveau pouvoir qu’il venait de créer. Une dictature qu’on discute ou sous laquelle on discute, cesse d’exister ; pour qu’un seul homme commande, il faut qu’il soit le seul à parler. Les idées étaient donc fortement contenues sous l’empire, celles auxquelles Joseph de Maistre, Chateaubriand, Bonald, avaient prêté l’appui de leur talent, comme celles de leurs adversaires. Après tant de controverses qui n’avaient pu amener un dénoûment dans les faits, et cette lutte intellectuelle qui avait partagé les esprits, naguère presque exclusivement dominés par le philosophisme, un homme de force et de gloire était venu, et, de la pointe de son épée, il avait imposé silence à tout le monde, et s’était hardiment offert pour gouverner cette société, qui prolongeait depuis dix ans sa longue polémique sur le gouvernement. Il faut dire que la lassitude générale des esprits les disposait à accepter un pouvoir de conquête et de fracas au dehors, d’organisation et de silence au dedans. La génération si ardente et si passionnée de 89 avait été décimée par les catastrophes successives de la révolution ; son sang s’était calmé dans ses veines en s’épuisant. Les illusions qui l’avaient soutenue dans les sentiers âpres et difficiles où elle avait marché, s’étaient peu à peu envolées ; elle avait laissé ses espérances, une à une, aux ronces et aux épines du chemin. Tant d’horreurs commises au nom de la liberté l’avaient accoutumée à la pensée du pouvoir absolu d’un seul, pourvu qu’il fût intelligent et protecteur. De leur côté, les partis, après avoir tant souffert, avaient des blessures à cicatriser, et un despotisme impartial était pour eux un progrès. La génération nouvelle, qui avait grandi au milieu des orages révolutionnaires, aspirait à un état plus calme et plus régulier ; elle était dégoûtée des spéculations politiques venue après celle de 89, elle ressemblait un peu à l’expérience au pied boiteux, comptant tristement les débris sur les traces de l’espérance, qui n’aperçoit ni le passé loin duquel son vol l’emporte, ni le présent qu’elle effleure de ses ailes, l’œil tourné vers un avenir qu’elle n’atteindra jamais.

Les choses étaient donc merveilleusement disposées pour l’omnipotence de Bonaparte : la situation convenait à son génie, comme son génie à la situation. À tous les avantages qu’il devait à son caractère, à son talent, à sa renommée, qui marchait devant lui en aplanissant les voies, venait s’ajouter cette condition suprême du succès, l’à-propos. Mais ce n’est pas seulement parce qu’il ne pouvait et ne voulait laisser que des libertés bien restreintes aux idées, que la littérature de l’empire a quelque chose de secondaire et desubalterne ; c’est que l’immense activité de l’empereur occupait, à elle seule, le premier plan du tableau. C’était encore une des conditions de sa dictature. Malgré l’épuisement de la génération de 89 et le désir de la génération qui suivait d’échapper aux agitations révolutionnaires, il n’eût pas été sûr de laisser sans aliment l’activité du génie français. Sous les Valois, il avait été occupé par les guerres religieuses, la Ligue, les révolutions ; Henri IV lui avait donné pour aliment la lutte contre la maison d’Autriche ; Richelieu y avait ajouté l’assujettissement de l’aristocratie et la réaction contre les protestants ; Louis XIV avait occupé cette activité jusqu’à la lasser par ses guerres européennes, destinées à asseoir la France entre ses véritables frontières, par ses créations dans tous les genres, la législation, l’industrie, le commerce, l’architecture, les merveilles de la littérature chrétienne et monarchique de son siècle. Dans l’âge suivant, l’activité intellectuelle avait remplacé l’activité du gouvernement, et le philosophisme, descendant comme un audacieux mineur une lampe à la main, dans les profondeurs sociales, en entraînant les esprits à sa suite, avait ébranlé toutes les bases, sous prétexte de les explorer. Pendant la révolution, le renversement d’une société, les luttes retentissantes de la tribune, véritables batailles qui avaient leurs morts, car les chefs du parti vaincu appartenaient au bourreau, les agitations populaires de la place publique, les tempêtes des clubs, la vie passionnée et furieuse des comités révolutionnaires, avaient satisfait ce besoin d’émotion que la nation française éprouve, dès qu’elle n’est plus sous l’influence d’un sentiment de lassitude invincible, qui ne dure jamais longtemps. Bonaparte se chargea de remplacer, à lui seul, la littérature, désormais sans intérêt, car il ne laissait la parole qu’à ceux qui étaient de son avis, et la tribune devenue muette. Non seulement il entreprit de gouverner la France, mais il entreprit de l’intéresser, et ces deux choses se tiennent plus qu’on ne le croit communément, car les nations sont comme les hommes : elles ne vivent pas seulement de pain, et il n’y a rien de plus terrible qu’un peuple qui s’ennuie. Il déploya donc pour ce peuple les ressources d’un génie fécond en surprises. On se demanda, chaque matin, dans Athènes : « Que fait ou que fera Alexandre ? » Le mouvement de cette époque se personnifia en lui ; il fut le véritable poëte de ce temps-là. Ses Iliades se nommaient Marengo, Austerlitz, Friedland, Iéna, Tilsitt, Wagram ; et, obligé, comme les poëtes, de faire croître l’intérêt à mesure qu’il avançait dans la carrière, il conçut enfin le plan de la campagne de Russie, qui, dans sa pensée, devait être une prodigieuse épopée et qui, avortant par sa grandeur même, resta à l’état de roman. Ce perpétuel besoin de combattre et de vaincre n’était pas pour lui seulement une affaire de goût et de caractère, c’était un inconvénient de situation. Au fond, le gouvernement de la France était à ce prix. Il le comprenait si bien que, s’il faut en croire les traditions contemporaines, lorsque, dans les entr’actes de paix, il était moins bien reçu qu’à l’ordinaire à son entrée au théâtre, il lui arrivait de dire aux confidents qui l’entouraient : « Messieurs, il faudra bientôt rentrer en campagne. » Le véritable titre de sa toute-puissance, c’était sa supériorité. Le canon des Invalides, annonçant de nouvelles victoires, affermissait la première en constatant la seconde, et empêchait de remarquer le silence auquel étaient condamnées à l’intérieur toutes les voix, hors celle de l’empereur. La guerre lui était indispensable à deux points de vue : non seulement il couvrait avec les drapeaux ennemis les blessures que son gouvernement intérieur était obiigé de faire à la dignité humaine et aux libertés les plus précieuses de la France, mais il donnait une issue sur les champs de bataille à tous les tempéraments ardents, à toutes les natures vigoureuses qui lui eussent créé des embarras à l’intérieur, et il pratiquait ainsi le grand art du gouvernement, qui est de se faire des moyens avec les obstacles.

On a conservé le souvenir de deux mots qui résument assez bien les deux attitudes que l’on trouve chez la plupart des hommes d’intelligence de cette époque. On demandait au métaphysicien Siéyes, sous l’empire : « Que pensez-vous ? » Il répondit : « Je ne pense pas. » Cette parole d’un penseur fatigué, désenchanté de ses théories, plein de mépris pour celles des autres, exprimait la situation du plus grand nombre. On ne pensait pas, on regardait l’empereur agir, quand on n’agissait pas sous ses ordres. Le second mot n’est pas moins remarquable que le premier. On demandait au général La Fayette ce qu’il avait fait pour ses opinions, sous l’empire ; il répondit : « Je suis resté debout. » Rester debout au milieu d’hommes agenouillés ou inclinés, c’était le dernier effort des esprits fermes et des cœurs intrépides, effort assez rare dans ce temps d’énervement et aussi d’affaiblissement moral ; car le scepticisme, après avoir tout ébranlé dans la sphère religieuse, avait remplacé, chez la plupart des hommes, les passions révolutionnaires dans la sphère politique. On ne croyait plus guère à rien qu’au besoin de faire sa fortune, ou de la conserver si elle était faite ; la plupart croyaient en outre à la fortune de l’empereur, et les esprits sagaces, qui conservaient en secret quelque incrédulité sur la durée de cette fortune prodigieuse, faisaient semblant d’y croire. On compterait, dans ce temps, les têtes levées, les hommes demeurés debout, selon le mot de M. deLa Fayette, soit dans le camp du philosophisme, soit dans le camp opposé. C’étaient quelques esprits comme le sien, à convictions roides et fortes, ou au caractère marqué au coin de la philosophie stoïque, comme M. Destutt de Tracy qui trouvait, dans des traditions de race et l’énergie d’un caractère vigoureusement trempé, une fermeté qui semblait en contradiction avec la triste philosophie du sensualisme dont il était l’adepte15. Puis venaient des intelligences appuyées sur les principes religieux et monarchiques, et sur un sentiment élevé du devoir et de l’honneur, comme M. de Chateaubriand qui, à l’époque du meurtre juridique du duc d’Enghien, avait donné sa démission de chargé d’affaires dans le Valais, poste auquel le consul Bonaparte avait appelé l’auteur du Génie du christianisme, qui venait de quitter le cardinal Fesch, ambassadeur à Rome. Cette démission audacieusement donnée qui, pour arriver jusqu’à Bonaparte, traversa le silence universel, ne fit pas seulement honneur à M. de Chateaubriand ; elle valut à la littérature française un ouvrage qui continua et compléta le Génie du christianisme : les Martyrs, épopée historique, dont la pensée avait été conçue sur les ruines du Colisée, arrosé du sang chrétien, et qui était destinée à raconter les victoires de la religion chrétienne sur le paganisme, des victimes sur les bourreaux, d’Eudore sur Cymodocée, furent le fruit du long pèlerinage du poëte démissionnaire. S’embarquant le 14 juillet 1806, M. de Chateaubriand avait visité l’Italie, la Grèce, Smyrne, la Terre sainte, qui lui inspira l’Itinéraire à Jérusalem, l’Égypte, une partie de l’Afrique, et il était rentré en France le 5 mars 1807, précédant ainsi lord Byron dans ses courses poétiques, comme il devait lui laisser le type de René pour modèle. Les Martyrs, publiés en 1809, n’obtinrent pas le succès du Génie du christianisme. Les circonstances n’étaient plus les mêmes : le gouvernement, favorable à M. de Chateaubriand en 1802, lui était contraire en 1809. Les journaux, qui contribuent tant au succès des livres s’ils ne le font pas, ne pouvaient soutenir l’auteur : les Débats avaient été confisqués. Hoffmann critiqua vivement l’ouvrage ; puis, comme l’auteur le fait remarquer avec raison dans ses Mémoires, il est rare qu’en France la malignité et la jalousie supportent deux succès consécutifs. Plus tard, en 1811, l’empereur tenta de ramener à sa cause l’écrivain rebelle aux menaces de sa puissance comme aux séductions de sa gloire et aux promesses de sa fortune, en le faisant nommer à l’Académie française, lorsque Marie-Joseph Chénier laissa un fauteuil vacant par sa mort. Ce fut en vain. Le discours du récipiendiaire, qui était une censure éloquente jetée aux principes politiques de Chénier et au régicide, ricochait, comme un boulet meurtrier, contre une partie des dignitaires de l’empire, entachés du meurtre de Louis XVI, et contre l’empereur lui-même, depuis qu’il avait laissé tremper le pan de son manteau dans le sang du duc d’Enghien. La commission académique devant laquelle M. de Chateaubriand avait été appelé à lire son discours, le repoussa presque à l’unanimité. L’empereur voulut en prendre connaissance ; il en ratura de sa main une grande partie, et fit rendre le manuscrit à l’auteur. On voulait le contraindre à en composer un second ; Chateaubriand refusa. À partir de ce moment, le divorce entre le conquérant et le poëte fut irrémédiable.

Après ou avec M. de Chateaubriand, il faut nommer Delille dont la voix, toujours prête à parler quand il s’agissait d’honorer les adversités des Bourbons, gardait envers les prospérités du nouveau pouvoir un silence inflexible. Napoléon avait aussi inutilement tenté, dès le consulat, de rattacher à sa cause le caractère naturellement indépendant de Ducis. À cette époque, le vieux poëte tragique avait été invité à dîner à la Malmaison ; à la fin du repas, le premier consul s’empara de lui et l’emmena dans le parc. La conversation s’ouvrit ainsi16 : « Comment êtes-vous venu ici, papa Ducis ? — Dans une bonne voiture de place, qui m’attend à votre porte, et me ramènera ce soir à la mienne. — Quoi ! en fiacre ! à votre âge, cela ne convient pas. — Général, je n’ai jamais eu d’autre voiture quand le trajet m’a paru trop long pour mes jambes. — Non, non, vous dis-je, cela ne se peut pas ; il faut qu’un homme de votre âge, de votre talent, ait une bonne voiture à lui, bien simple, bien commode. Laissez-moi faire, je veux arranger cela. — Général, reprit Ducis en apercevant une bande de canards sauvages, qui traversaient un nuage au-dessus de sa tête, vous êtes chasseur voyez-vous cet essaim d’oiseaux qui fend la nue ? Il n’y en a pas là un seul qui ne sente de loin l’odeur de la poudre et ne flaire le fusil du chasseur. Eh bien ! je suis un de ces oiseaux, je me suis fait canard sauvage. » Cette réponse fit une espèce de scandale à la Malmaison. Un des beaux esprits du salon s’étant écrié : « Ce Ducis est donc un Romain ? » quelqu’un ne put s’empêcher d’ajouter : « Pas du temps des empereurs ! » L’esprit est, de toutes les libertés, la dernière qui périt en France. Ducis, comme Chateaubriand, comme Delille, demeura inébranlable jusqu’au bout. Trois numéros du Moniteur annoncèrent en vain sa nomination comme sénateur ; sa résistance lassa l’insistance du nouvel empereur. Aussi, quand on voulut lui donner plus tard la croix d’honneur, il se contenta de répondre : « J’ai refusé pis. »

Au premier rang de ces écrivains jaloux de la dignité des lettres et de la liberté de leur pensée, vient se placer naturellement le nom de madame de Staël, dont l’esprit indépendant et le talent peu fait à la discipline avaient été invités à voyager hors des frontières, et qui ne pouvait publier son livre de l’Allemagne qu’au dehors, « attendu », lui écrit le ministre de la police impériale, en lui signifiant son passe-port, « qu’il a paru que l’air de la France ne lui convient pas. » Il est remarquable que les écrits les plus éclatants de cette époque, les Martyrs, l’Itinéraire à Jérusalem, Corinne, l’Allemagne, la Pitié, furent l’œuvre de plumes exilées ou disgraciées.

Ces noms, en y ajoutant celui de Carnot, représentent à peu près les trois nuances où l’on trouvait encore des personnes qui conservaient la liberté d’un silence public sur l’empereur, et toute l’indépendance de leur parole privée ; car c’était un acte d’opposition que de se taire sur le maître, quand on écrivait ou que l’on parlait. On voit, en 1811, le rapporteur de la classe des lettres signaler cette lacune dans le Génie du Christianisme, et le ministre de la police, écrivant à madame de Staël, a grand soin de lui dire que ce n’est pas le genre de délit dont cette fois elle est accusée. « Il ne faut pas chercher la cause de l’ordre que je vous ai signifié, dans le silence que vous avez gardé à l’égard de l’empereur dans votre dernier ouvrage : ce serait une erreur ; il ne pouvait pas y trouver une place qui fût digne de lui. » Parole d’un enthousiasme irréprochable pour le maître, mais d’une convenance équivoque et d’une politesse controversable à l’égard d’une femme que son talent et ses malheurs auraient dû faire traiter avec plus de ménagements.

Hélas ! toute médaille a son revers ; c’était le revers de la brillante médaille de l’empire frappée par la victoire. Nous l’avons dit, la conduite du gouvernement impérial n’était guère plus libre à cet égard qu’à l’égard de cette guerre perpétuelle, interrompue seulement par quelques trêves, pendant lesquelles les armées reprenaient haleine. Il n’y a qu’un gouvernement incontestable par son principe et de plus tempéré, qui puisse supporter le voisinage des intelligences libres et des caractères indépendants. La dictature ne le peut pas ; il faut qu’elle soit tout, sous peine de n’être rien. Le despotisme est une servitude pour tout le monde, même pour celui qui l’exerce.

Il serait injuste de croire cependant qu’à l’exception du petit nombre d’hommes qui se tinrent à l’écart, toute la génération de cette époque ait cédé à de grossières amorces, en se soumettant à l’ascendant de l’empereur. Il avait les séductions si puissantes de la grandeur aimable et du génie bienveillant, et il savait à merveille se servir, quand il le voulait, de ces armes dont il connaissait l’influence, particulièrement sur les hommes à imagination. Un poëte a parlé de l’espèce irritable des poëtes : ils ne sont irritables que parce qu’ils sont sensibles ; les organisations délicates sont celles qui sont le plus faciles à émouvoir par les passions contraires et l’on trouve même, par analogie, dans le règne végétal, une image de ces organisations dans la sensitive. L’empereur exerçait donc un attrait puissant sur les écrivains. Cependant, plusieurs de ceux-là même qui avaient cédé de la manière la plus complète à cet attrait montrèrent, dans des occasions graves, qu’ils n’avaient pas abdiqué le respect d’eux-mêmes, et qu’il y avait des bornes à leur dévouement. Le lendemain du jour où le duc d’Enghien fut fusillé dans les fossés de Vincennes, M. de Fontanes dut prononcer un discours ; il louait, dans ce discours, les nouvelles lois que venait de promulguer le gouvernement consulaire ; au mot de lois on substitua, dans le Moniteur celui de mesures, ce qui étendait l’éloge au meurtre du duc d’Enghien. Fontanes alla au Moniteur et, repoussant la complicité morale qu’il aurait acceptée par cette louange, il exigea un erratum et l’obtint17.

À la même époque, un ministre écrivait à M. Suard pour lui insinuer qu’il serait utile de « redresser l’opinion publique qui tendait à s’égarer sur un acte récent ». M. Suard, qui jusque-là n’avait point fait preuve d’un grand stoïcisme, adressa au ministre une lettre remarquable, dans laquelle il disait : « L’âge qui commence à roidir mes membres n’a pas assoupli ma conscience, et je ne chercherai certainement pas à redresser une opinion que je partage. » Nous citons ces traits pour l’honneur de la littérature de l’empire en particulier, et à la gloire de la république des lettres en général ; ils rappellent le beau mot de Sénèque après le meurtre d’Agrippine : « Il est plus facile de commettre un parricide que de le justifier. » Il est d’autant plus nécessaire de rappeler de pareils faits, qu’ils restèrent inconnus de presque tous les contemporains. Le courage était discret dans ce temps-là et parlait tout bas, alors même qu’il parlait avec fermeté, devant cette grande fortune que personne ne voulait ébranler, et ce génie que tout le monde admirait, tandis que les voix approbatrices étaient bruyantes. Le blâme prenait la forme d’une confidence, et toutes les paroles publiques étaient louangeuses ; de là l’aspect de l’époque qui paraît plus terne encore et plus dépourvue d’initiative qu’elle ne le fut réellement. Le courage des écrivains, dans ce temps, consistait plus dans ce qu’ils ne disaient pas que dans ce qu’ils disaient.

Il faut ajouter que plusieurs écrivains occupant un rang élevé dans les deux camps littéraires, où se retrouvaient au fond le philosophisme et la religion, la révolution et les doctrines sociales, avaient fait la réflexion que, depuis que Bonaparte était tout, c’était tout que d’avoir Bonaparte. Il y avait donc, autour de l’empereur, une lutte dont il était à la fois l’objet et l’arbitre. C’était son influence qu’on cherchait à conquérir, et c’était son autorité qui contenait dans de certaines limites ce combat dont il profitait, en excitant dans les deux camps une émulation de dévouement envers sa personne, dévouement sans lequel il n’était point possible de prétendre à la faveur. Ces divisions devaient lui être utiles tant qu’il réussirait à les empêcher d’aller trop loin, et qu’il laisserait à chacune des deux écoles la pensée qu’il était son rempart contre l’hostilité de l’autre. Au fond, les idées se disputaient l’opinion de Napoléon, comme elles se disputaient autrefois l’opinion publique.

II. Lutte des deux écoles constatée dans l’histoire d’un journal. §

On peut saisir d’une manière assez claire les alternatives de cette lutte, dans les destinées d’un journal qui eut le privilége, bien rare à cette époque, de parler quand tout le monde se taisait, et qui continua, dans une certaine mesure et avec des précautions commandées par les circonstances, le mouvement de la réaction intellectuelle dont Chateaubriand, Bonald et de Maistre avaient donné le signal. Il s’agit du Journal des Débats. C’est là qu’il faut chercher, à l’aide des documents intimes, publiés dans ces dernières années, les traces de la lutte incessante que nous avons signalée et qui, pour être moins éclatante, n’en continuait pas moins.

Jamais fortune de journal ne fut plus grande ; mais jamais aussi circonstances plus favorables ne se présentèrent et ne furent mieux mises à profit, par un concours d’écrivains aussi heureusement associés à une œuvre commune. Un des esprits les plus ingénieux de ce petit bataillon intellectuel qui fit de la critique une puissance, M. de Féletz, a exposé d’une manière trop fidèle18 la nouveauté de cette situation, pour qu’on essaye de l’expliquer après lui. Voici ses paroles : « J’oserai dire qu’à aucune autre époque de notrelittérature cette partie de l’art d’écrire, qui consiste à rappeler les règles du goût, à en invoquer l’application, à en observer les infractions et à s’en plaindre, à réprimer autant qu’il lui est possible le désordre des idées et les irrégularités du style, et qui, s’élevant même à de plus hautes considérations et saisissant le lien qui unit souvent les vérités littéraires aux vérités morales et à toutes les idées d’ordre, de raison et de convenance, agrandit sa sphère, donne à ses observations et plus d’étendue et plus d’importance, n’a jamais exercé une plus heureuse influence et un plus utile empire qu’au commencement du siècle que nous parcourons. À cette époque, toutes les fausses doctrines en philosophie, en morale, en politique, en littérature, longtemps proclamées, régnaient audacieusement sur les esprits ignorants ou subjugués. Le vrai seul dans tous les genres n’avait plus ou presque plus d’interprètes ni de défenseurs, et la vérité eut alors un attrait qu’elle n’a pas toujours, celui de la nouveauté ; ce fut un grand avantage pour la critique, et elle en profita. Parlant à une génération nouvelle qui, pendant la tourmente révolutionnaire, n’avait rien appris ou avait tout oublié, elle put tout lui dire, chargée pour ainsi dire de lui tout apprendre : tantôt répéter, tantôt réfuter ce qui avait été dit, juger ce qui avait été jugé, rétablir toutes les doctrines, revenir sur tous les anciens écrivains et sur toutes les littératures, et mêler à ces questions pleines d’intérêt des discussions plus graves encore. C’est ainsi qu’elle devint, plus que dans tous les autres temps, un cours de principes littéraires, philosophiques, moraux et religieux, appliqué à une foule d’écrits anciens, modernes, contemporains, français et étrangers. C’est une chose incontestable qu’à cette époque véritablement neuve et peut-être unique dans les annales de la critique, elle excita une attention que jusque-là elle n’avait point obtenue, du moins au même degré. Fatigués des mauvaises doctrines, éclairés par leurs tristes résultats, les esprits accueillirent avec intérêt celles qui les ramenaient aux lois immuables de l’ordre et du goût. Accablés par le despotisme, leur ardeur se porta vers les lettres, qui devinrent autant et plus qu’à toute autre époque une occupation générale et un attrait universel. On crut voir d’ailleurs dans les principes philosophiques et politiques de quelques-uns de ceux qui obtinrent le plus de célébrité dans ce genre, et dans leur respect et leur attachement pour les beaux siècles de notre littérature, étroitement liés avec les beaux siècles de notre monarchie, une sorte d’opposition à la tyrannie, et on leur en sut gré. Ainsi donc, par une sorte de réciprocité, les journaux excitèrent l’attention du public, et l’attention du public excita l’émulation des critiques quand ils s’aperçurent qu’ils étaient beaucoup plus lus, ils firent plus d’efforts pour n’être pas trop indignes de l’être. Je n’ai pas cru, Messieurs, que la petite part que j’ai eue à tout cela pût m’empêcher de vous en parler avec franchise. »

C’est l’époque où Geoffroy commence dans le feuilleton du Journal des Débats, contre Voltaire en particulier et le philosophisme en général, cette guerre implacable qui ne déplaisait pas à l’empereur, mais qui, par sa forme, déplaisait à Fontanes, ce délicat appréciateur des convenances, dont les mœurs élégantes et polies ne pouvaient se faire aux brutalités de style de Geoffroy, donnant sans cesse des férules à Voltaire. Le feuilletoniste, qui avait bien souvent raison dans le fond, mais qui se donnait presque aussi souvent tort par la forme, car le respect d’autrui fait partie du respect de soi-même, n’avait garde d’omettre, à l’intention du vainqueur d’Iéna, quand il parlait de Voltaire, le billet dans lequel ce philosophe courtisan disait au roi de Prusse : « Toutes les fois que j’écris a Votre Majesté, je tremble comme nos régiments à Rosbach. » Le lendemain il citait cette autre phrase : « Il me fallait le roi de Prusse pour maître et le peuple anglais pour concitoyen. » Puis venaient ces paroles étranges, à l’occasion d’un procès intenté en France à un officier du grand Frédéric, paroles dans lesquelles le philosophe cosmopolite traitait bien durement les Welches, c’est-à-dire les Français, qui avaient la faiblesse de lui décerner des ovations : « L’uniforme prussien ne doit servir qu’à faire mettre à genoux les Welches. » Enfin, pour tout couronner, Geoffroy, homme de beaucoup de lecture et de mémoire, apportait les témoignages des historiens contemporains de l’événement, afin de prouver que l’infériorité de nos armes, pendant la guerre de Sept ans, provint surtout du découragement répandu dans l’armée par l’espèce de fanatisme des officiers pour le roi de Prusse, fanatisme si grand qu’ils ne voulaient pas même admettre la possibilité de vaincre les soldats du grand Frédéric. C’est entre la censure des adulations antinationales de Voltaire et l’éloge perpétuel du génie de l’empereur que le feuilleton de Geoffroy, se gardant ainsi militairement, marchait à l’assaut des renommées du dix-huitième siècle et de la politique révolutionnaire, et développait cet aphorisme de Fiévée, un peu plus tard appelé à être le rédacteur en chef du Journal des Débats : « Quand je dis philosophie du dix-huitième siècle, j’entends tout ce qui est faux en législation, en morale et en politique. »

Deux autres plumes plus finement taillées, deux esprits de provenance royaliste, M. de Féletz et M. Hoffmann, apportaient aux mêmes idées l’appui d’un remarquable talent de polémique, et d’un savoir rendu plus piquant par les grâces du savoir-vivre, de sorte que l’influence du feuilleton du Journal des Débats grandissait tous les jours. M. de Féletz, ceux qui ont connu son caractère aimable et enjoué auraient difficilement deviné cette particularité de sa carrière, avait préludé à sa vocation de journaliste par le martyre. Élevé pour le sacerdoce avant la révolution, maître de conférences à l’ancien collège de Sainte-Barbe, il avait pensé en chrétien convaincu, qui ne croit pas que le péril puisse dégager, et en bon gentilhomme qui y voit un engagement de plus, qu’il devait suivre, après comme avant la révolution, la carrière ecclésiastique à laquelle il était destiné. Il reçut donc les ordres, en 1792, des mains d’un évêque insermenté, dans une chambre ; car il fallait se cacher dès lors pour obéir à Dieu, et le refus du serment civil le conduisit plus tard sur un de ces pontons de Rochefort, enfers de mains d’hommes, où ceux qui ne mouraient pas étaient les plus malheureux. Il ne mourut point, et cet esprit délicat, qui joignait à la politesse d’un homme de bonne compagnie un savoir solide, un sens juste, un tour d’intelligence vif et prompt, et cette facilité de pensée et de style qui fait le journaliste, devint, en 1801, un des écrivains les plus utiles et les plus ingénieux du Journal des Débats. Pour les principes littéraires, il était à peu près d’accord avec Geoffroy ; il blâmait le dix-huitième siècle, attaquait sa philosophie, mais sans violence contre les personnes, sans brutalité surtout dans son style. Le style, c’est l’homme : or, M. de Féletz, qui sortait d’une des meilleures familles du Périgord, avait un style qui se sentait de son origine. Il y avait encore un autre point sur lequel M. de Féletz différait essentiellement de Geoffroy : il était royaliste de conviction et de sentiment, et il fut toujours impossible d’obtenir de lui aucun éloge du pouvoir existant. Il profitait du droit qu’on lui laissait d’attaquer les doctrines du dix-huitième siècle, les mauvaises pensées et les mauvaises actions de la révolution ; mais il se montrait résolu à ne point l’acheter par le moindre grain d’encens brûlé sur l’autel de la fortune napoléonienne. Il était sourd aux insinuations, rebelle aux invitations directes.

C’est ainsi qu’il répondit à un ami tout-puissant alors, qui le pressait de se rallier à l’empire, héritier à la fois du royalisme comme de la liberté, et lui demandait de ne pas être plus difficile que ne l’avaient été M. de Chateaubriand, au commencement du siècle, et M. de Bonald un peu plus tard : « Je voudrais bien ne pas l’être, mais cela m’est impossible. J’ai trop d’honneur pour être acheté, et je n’ai pas assez d’imagination ou de métaphysique en tête, pour être innocemment séduit à force de gloire et de batailles gagnées19. » M. Villemain, à qui nous empruntons cette anecdote, résume ainsi la part de M. de Féletz dans la collaboration du journal : « Pendant douze ans, il écrivit avec succès sous l’empire, sans jamais abandonner une conviction ni une amitié, et sans louer jamais l’empereur. »

C’est ainsi que le Journal des Débats, faisant passer, à l’aide des complaisances de Geoffroy, les rigueurs de M. de Féletz, put, pendant un certain temps, continuer le mouvement littéraire et philosophique que Chateaubriand, Bonald et de Maistre avaient commencé au début du siècle ; louer la gloire disgraciée de Delille, le génie rebelle de Chateaubriand ; envelopper la question politique dans la question littéraire, le culte de Louis XIV dans celui de Racine ; rendre justice au gouvernement du passé, sous prétexted’histoire ; rappeler parfois les principes du droit et de la justice, sous prétexte de philosophie, et poursuivre le parti révolutionnaire sous les traits de l’école de Voltaire.

De son côté, le philosophisme, qui avait aussi accès dans la presse, et qui remplissait les corps savants et l’administration, cherchait à rendre coup pour coup, et à irriter l’empereur contre le Journal des Débats. Il accusait l’école religieuse et sociale à laquelle ses écrivains appartenaient d’être royaliste, et le reproche, pour plusieurs du moins, n’était pas immérité. Mais comme la haine exagère toujours, il ne perdait aucune occasion de signaler à l’empereur la conspiration latente des royalistes, marchant vers une restauration à l’ombre des épigrammes de Geoffroy ; et on alla un jour jusqu’à prendre à partie Geoffroy lui-même, qui n’avait jamais conspiré que contre les solécismes, et à l’accuser, lui paisible en politique comme un commentateur, et timide comme un érudit, d’avoir trempé dans la conspiration du terrible et audacieux Georges Cadoudal.

La position de l’empereur entre les deux écoles finit par devenir embarrassante. D’un côté, on lui disait, en lui montrant les écrivains du philosophisme : « Prenez garde ! ces hommes-là sont des destructeurs ; ils démolissent, à mesure qu’il s’élève, l’édifice que vous construisez, et vous devez les repousser, ne fût-ce qu’en qualité d’architecte. » On lui criait de l’autre : « Prenez garde ! ces hommes-là veulent vous faire bâtir un édifice dont ils vous demanderont les clefs pour un autre, dès qu’il sera construit ; si vous les écoutez, vous travaillerez à vous rendre inutile. Il arrivera un jour où l’ordre sera si bien rétabli, qu’il ne restera plus d’autre désordre que vous en France, et alors on priera l’ouvrier de se retirer, comme il convient de le faire, après l’achèvement de la maison, pour que le propriétaire vienne l’habiter. »

Il y avait de la vérité dans ces remontrances contradictoires, et l’empereur se trouva plus d’une fois dans une assez grande perplexité d’esprit. Il aimait les idées d’ordre, les principes de stabilité, les doctrines de pouvoir, et c’étaient autant de liens qui le rattachaient à l’école religieuse et sociale ; mais il ne pouvait complétement oublier son origine, pour ne se rappeler que son but. Il devait lui-même exprimer un peu plus tard le regret de ne pas être son petit-fils ; mais il ne dépendait pas de lui de le devenir. Il était donc continuellement entre ces deux écueils : faire trop pour les idées religieuses et sociales, ou trop peu ; c’est-à-dire craindre la monarchie, jusqu’à tomber dans les idées révolutionnaires, ou reculer devant les idées révolutionnaires, jusqu’à se trouver précipité dans le principe monarchique. Ce n’était point là seulement une difficulté de conduite, c’était un vice de situation.

Il existe un document à la fois historique, philosophique et littéraire de cette époque, où l’on peut suivre, avec une remarquable exactitude, les phases decette espèce de duel du parti philosophique et révolutionnaire contre le parti religieux et social, autour de l’empereur : c’est un journal, non pas alors public, mais secret, écrit par un seul homme pour un abonné solitaire ; nous voulons parler de la correspondance adressée à l’empereur par M. Fiévée20. Napoléon, en effet, cet intelligent égoïste, qui avait détruit le journal politique pour le public, l’avait rétabli pour son usage personnel. Il avait trouvé un homme d’esprit assez confiant en lui-même pour oser penser avant l’empereur, assez peu modeste pour préférer toujours son opinion à l’opinion impériale et assez hardi pour la dire, et il autorisa cet homme à traiter, dans sa correspondance, le souverain, comme un journal honnête et franc traite ordinairement le public, en lui disant la vérité toute nue, sauf à traiter le public dans le Journal des Débats qu’il lui confia plus tard pour un moment, comme on traite ordinairement le souverain, plus souvent trompé qu’éclairé et endormi qu’averti. On voit, dans cette correspondance qui lève tous les voiles, les efforts prodigieux que fit l’école philosophique et révolutionnaire pour enlever à l’école religieuse et sociale l’appui de l’empereur, et le puissant instrument de publicité qu’elle possédait dans le Journal des Débats. On voit en même temps la vive résistance opposée aux efforts du parti philosophique, et le désir de l’empereur de maintenir en équilibre la balance que ses soupçons, sans cesse entretenus et irrités par des dénonciations nouvelles, semblent toujours au moment de faire pencher contre le journal dont son correspondant, M. Fiévée, lui représente cependant les tendances littéraires et philosophiques comme essentiellement propres à favoriser l’affermissement du pouvoir de l’empereur. C’est pour répondre à une note conçue dans ce sens, que l’empereur adressa à M. Fiévée une note impériale, qui montre, au lieu de la raconter, comme nous l’avons fait jusqu’ici, la situation générale de la littérature sous l’empire, et celle de la presse périodique en particulier21.

Cette note, pleine de renseignements et de révélations, est un de ces flambeaux qui illuminent tout à coup la situation d’une époque. On voit à la fois les idées de l’empereur sur la presse, les limites imposées à la presse sous l’empire, les désirs de Napoléon, contradictoires comme sa position, les défiances dont l’école religieuse et sociale était l’objet, les conditions auxquelles on obtenait la parole, les raisons qui la faisaient perdre. Tout est remarquable dans ce document, qui fait apparaître la physionomie de l’époque.

La forme ne mérite pas moins l’attention que le fond. La forme, avec son style d’abord indéterminé, son langage indirect, voile d’un moment jeté sur le moi du maître, qui bientôt, las de cette dissimulation, s’élance impérieux et menaçant ; le fond, c’est la théorie sur la presse qui, même en matière de nouvelles, n’a le droit de savoir et de dire que celles qui sont favorables au gouvernement. Quant aux autres, elle doit les taire, d’abord parce qu’elles ne sont pas connues, plus tard parce qu’elles sont trop connues ; de sorte que la presse, dont le métier est de parler, avait un devoir bien nouveau pour elle, celui de garder le silence. L’empereur qui convient, au commencement de la note, que le bavardage des journaux peut être utile, leur demande, à la fin, de la discrétion. Le maître voudrait, on le voit, réunir à son profit les avantages des deux régimes, celui de la liberté politique et du pouvoir absolu. L’idéal de la presse, à ses yeux, c’eût été une indiscrétion disciplinée et un bavardage obéissant.

On découvre clairement, en lisant cette note, que le correspondant de l’empereur devait lutter en vain pour maintenir aux opinions religieuses et sociales la direction d’un puissant instrument de publicité. Tout ce qu’il put faire, ce fut d’obtenir un sursis. Pourtant, il n’omit rien, il ne ménagea rien pour fléchir le maître. N’osa-t-il pas répondre un jour à l’empereur qui, en parlant de ses préventions contre le Journal des Débats, avait dit qu’il ne revenait point de préventions une fois conçues : « Sire, quand on est né sur le trône, on n’a point de préventions conçues, mais des préventions reçues, car on ne connaît pas même ceux contre lesquels on les nourrit. »« Né sur le trône passa à merveille », continue M. Fiévée, sans se douter qu’en trahissant l’excès jusqu’où l’enivrement du maître était monté, il trahit en même temps l’excès jusqu’où la complaisance était descendue chez ceux qui abusaient tellement de la parole humaine, que leurs adulations prenaient un air d’ironie. Mais les phrases ne changent rien aux faits, et la situation que nous avons essayé de décrire était plus forte que toutes les protestations, plus forte que l’empereur lui-même, plus forte que les preuves de bon vouloir que donna le Journal des Débats échangeant son titre contre celui de Journal de l’Empire, et M. Fiévée en en prenant la direction. L’empereur lutta encore ; il patienta, espérant que les choses s’arrangeraient, et que les inconvénients de l’ombre de liberté qu’il laissait au Journal de l’Empire seraient moindres que les avantages qu’en retirait son gouvernement. Puis les dénonciations recommencèrent, les agressions revinrent. Le parti philosophique et révolutionnaire, Fouché, qui était alors ministre de la police, en tête, poursuivait implacablement un journal dans lequel on voyait à la fois un ennemi et une riche proie. À toute occasion, la guerre qui était dans les sentiments et dans les idées, éclatait. Tantôt c’est une proclamation après la bataille d’Austerlitz, écrite dans ce style un peu trop ossianique qu’affectionnait l’empereur, et que le Journal de l’Empire a publiée d’après un journal allemand, sans attendre l’édition modifiée et rectifiée, ce qui donne à Fouché l’occasion d’accuser le correspondant du journal d’être un intrigant vendu aux Anglais, accusation banale dirigée contre tous ceux qu’on voulait perdre. Tantôt c’est une polémique sur la réception du cardinal Maury à l’Académie française, qui devient l’occasion d’une nouvelle escarmouche entre le parti philosophique et révolutionnaire et le parti religieux et social. À l’Institut, le premier de ces deux partis était en force : il eut un moment la prétention d’exiger que le cardinal se présentât avec l’uniforme de l’Institut et l’épée au côté, ce qui eût été une dérision jetée sur son caractère, et il se rabattit ensuite à la résolution de lui refuser la qualification honorifique attachée à sa dignité dans l’Église, ce qui amena cette vive réponse du cardinal au citoyen Chénier, dont l’opposition était la plus violente : « Pourquoi ne me dirait-on point, Monseigneur ? je vous dis bien, Monsieur. » Puis, dans une autre circonstance, Fouché profère publiquement la menace de faire arrêter M. Fiévée, directeur du Journal de l’Empire, ce qui provoque, de la part de celui-ci, une lettre adressée à l’empereur, et dans laquelle il raconte que plus de trente personnes sont venues chez lui pour lui demander les motifs de son arrestation, et que plusieurs n’étaient pas sans crainte de se compromettre par cette marque d’intérêt ou de curiosité22.

Enfin le parti philosophique, si souvent battu, songea à prendre sa revanche à l’Institut, où il était sur son terrain, et M. Suard se chargea de dénoncer, en séance académique, les rédacteurs du Journal de l’Empirecomme partisans des Bourbons et travaillant à leur retour. Ce fut le sujet d’une nouvelle lettre de M. Fiévée à l’empereur23.

Il fallait que cette lutte eût un terme, et, dans une des nombreuses conversations que l’empereur eut avec M. Fiévée, il avait fait pressentir le terme qu’elle aurait. « Vous avez le dessein, lui avait-il dit, de m’entraîner dans une autre monarchie que celle que je veux former. » Au fond, les appréhensions qu’éprouvaient Fouché et le parti philosophique, dès le premier pas que l’on faisait sur le terrain de la religion et de l’autorité, finissaient par gagner Napoléon lui-même quand on allait trop avant, car il y avait de la révolution dans son pouvoir et dans sa personne. Il était son dernier-né et son plus glorieux rejeton ; mais la filiation n’en était pas moins réelle, et, quelque absolue que parût sa puissance, il y avait entre le parti philosophique et révolutionnaire et lui des liens qui ne pouvaient être rompus. C’est là ce qui explique la résolution qu’il prit à la fin. M. Étienne, qui appartenait par ses tendances à l’école philosophique, et par son dévouement à l’empereur, fut, vers le milieu de l’année 1807, substitué à M. Fiévée dans la direction duJournal de l’Empire, qui conserva pour rédacteurs, dans sa partie littéraire, Geoffroy, Féletz, Dussault et Hoffmann. Après avoir tenté d’opposer l’une à l’autre les deux écoles dans des journaux différents, l’empereur leur donnait à la fois la parole dans le même journal, car M. Tissot suivit de près M. Étienne. Ce n’était pas une conciliation, ce n’était pas une fusion ; c’était un amalgame. Au lieu d’être un camp, le Journal de l’Empire devenait un champ de bataille. La contradiction qui existait dans la situation de l’empereur passait dans celle du journal, sorte de Babel bâtie sur les plans les plus divers, et où brillait dans tout son éclat la confusion des langues. Après tout, cet acte de puissance était, de la part de l’empereur, un aveu d’impuissance. Il n’avait pu ni concilier le débat des idées ni le juger ; il le continuait, sans prévoir qu’à la fin il ne serait plus ni assez révolutionnaire pour la révolution, ni assez monarchique pour la monarchie : de sorte que, dès que son omnipotence, passagère comme tout ce qui est excessif, viendrait à diminuer, il périrait sous l’action, sinon combinée, au moins simultanée des deux forces dont il s’était servi en les neutralisant l’une par l’autre.

III. Fontanes. — Ses écrits. — Son influence littéraire et universitaire. — Enseignement littéraire et philosophique. §

Les détails qu’on vient de lire aideront à faire comprendre la situation de la littérature dans les années qui précédèrent la restauration. Cette situation fut ordinairement précaire et menacée, quand elle ne fut pas subalterne. Sans doute on ne cessa pas d’écrire, et même il parut des ouvrages qui dénotaient du talent ; mais, sauf des exceptions qui disparurent devant des proscriptions, les lettres durent se borner à apporter aux esprits une récréation intellectuelle, dans les entr’actes fort courts des guerres, sans exercer une action marquée sur la société. La médiocrité du but diminua la grandeur des œuvres. Fontanes lui-même, qui eût été capable, comme ses écrits posthumes l’ont prouvé, de publier de beaux ouvrages, si ses fonctions publiques s’étaient conciliées avec le rôle d’auteur, s’est plaint de la stérilité des Muses de l’empire24. Il est cependant curieux de suivre dans les vers alors secrets, aujourd’hui publics, du grand maître de l’université impériale, le mouvement général des esprits reflété dans les œuvres de cet esprit délicat, et la transition de la littérature du dix-huitième siècle à la littérature du dix-neuvième. Pour Fontanes, la muse fut véritablement une confidente. Il venait à la manière d’Horace, dont son talent plein d’urbanité rappelle quelquefois la grâce, lui conter à la dérobée ses émotions, ses ennuis, son chagrin de vieillir, et la prier de l’aider à traduire en strophes cadencées l’incident qui l’avait frappé dans la journée, la pensée philosophique qui avait saisi son esprit. D’autres fois, l’élégant admirateur de l’antiquité classique consacrait ses loisirs à chanter, dans un grand poême, la Grèce, cette patrie de tous les esprits cultivés, et il préludait ainsi à un mouvement à la fois littéraire et politique qui devait se dessiner avec éclat sous la restauration. Les fragments de la Grèce sauvée, qui ont été recueillis par des mains pieuses, occupèrent souvent les loisirs du grand maître de l’université impériale et du président du corps législatif qui, fatigué sans doute des précautions infinies de langage qu’il était obligé de prendre avec le maître, dans cette double fonction, se reposait de ce labeur en chantant d’une voix plus accentuée, dans le huitième chant de son épopée, Léonidas mis au rang des dieux pour avoir sauvé la terre de la liberté. Il arrivait aussi à l’ancien royaliste ou au chrétien de venir achever dans une pièce de vers un acte de courage commencé dans sa vie publique. Ainsi M. de Fontanes, après avoir fait rectifier dans le Moniteur la phrase de son discours où le gouvernement lui faisait louer, le lendemain du meurtre du duc d’Enghien, les mesures du premier consul, écrivait l’ode au duc d’Enghien, qu’on pourrait souhaiter peut-être plus poétique et plus inspirée, mais non pas plus honnêtement indignée ; là son âme épanche ses sentiments contenus devant le premier consul, et auxquels il n’avait pu donner une issue que dans des paroles rares et rapides, tempérées par la prudence et mesurées par le respect25. C’est ainsi encore qu’après avoir déconseillé, autant qu’on pouvait déconseiller sous l’empire, la politique violente suivie à l’égard de Pie VII, il exprime avec une tout autre énergie, dans l’Ode sur l’enlèvement du pape, les émotions du monde catholique, en rappelant que le pontife avait couronné « le front de l’ingrat qui l’opprime », et en pronostiquant dans ses vers les mêmes malheurs que Joseph de Maistre annonçait, dans sa correspondance, aux violateurs de la majesté pontificale.

Il y a deux hommes, on le voit, chez M. de Fontanes. L’un vient en droite ligne de la civilisation antique : il est de l’école d’Horace, il a frayé avec la philosophie ; l’autre est chrétien par les convictions, sinon toujours par les œuvres, et à ces deux hommes réunis dans le même homme répondent deux écrivains qui se rassemblent ou plutôt se succèdent chez le même écrivain. Cela est moins étrange qu’on pourrait le croire au premier coup d’œil. Quand un grand orateur chrétien parla devant Louis XIV de ces deux hommes que nous portons en nous, le roi dit aussitôt : « Ah ! je connais ces deux hommes-là ! » Fontanes les connaissait aussi quand il écrivait, en cédant à des inspirations contradictoires, d’un côté, la Chartreuse, les Tombeaux de Saint-Denis, l’Enlèvement du pape, l’Ode au duc d’Enghien, la Société sans religion, les Stances à Chateaubriand exilé ; d’un autre côté, l’Ode buste de Vénus, l’Ode contre l’Inconstance, l’Ode au Pêcheur. Il puise à deux sources : c’est l’élève d’Homère, de Virgile et d’Horace, avec un tour d’esprit et de phrase qui ne sent pas l’imitation ; c’est aussi le disciple de la Bible et de l’Évangile. Il y a en lui comme un doux et dernier reflet de la littérature de Racine et comme une aurore un peu pâle d’une littérature nouvelle ; son talent porte tantôt la trace de la mélancolie antique, tantôt celle de la rêverie moderne, et c’est un aimable demeurant du dix-septième siècle, qui a gardé quelque chose de son commerce avec la muse d’Atala et de Cymodocée.

La faveur mêlée de refroidissement dont jouit M. de Fontanes sous l’empire, et l’espèce de disgrâce qui y mit un terme, sont précisément, en montant dans une sphère plus élevée, la reproduction du tableau des destinées du Journal des Débats. Ce qu’on peut dire sur l’homme corrobore ce qui a été dit sur le journal, et achève de mettre en lumière la situation faite aux idées pendant cette époque. Les rapports de M. de Fontanes avec Napoléon dataient de loin. L’homme d’esprit, dans une lettre publiée par un journal sous le directoire, avait prévu et indiqué la destinée de l’homme de génie. Mis, à cause de cette lettre, sur la liste de proscription du 18 fructidor par le directoire, qui n’aimait pas à entendre l’éloge de son héritier présomptif, Fontanes était revenu à Paris après le 18 brumaire, et le premier consul l’avait rayé de la liste de proscription, tout exprès pour lui faire prononcer l’éloge funèbre deWashington dans le temple de Mars (c’est ainsi qu’on appelait encore à cette époque la chapelle des Invalides). Fontanes avait montré dans ce discours les deux qualités distinctives de son talent, une mesure et une convenance parfaites ; et, depuis ce moment, se manifesta le goût que Napoléon eut toujours pour lui. Élu membre du corps législatif en 1802, inscrit sur la liste des cinq candidats à la présidence annuelle, choisi par le premier consul en 1804, Fontanes dont les idées monarchiques et les tendances religieuses étaient notoires, représentait, dans le jeu de la politique napoléonienne, cette force religieuse et royaliste que le chef du nouveau gouvernement cherchait à équilibrer avec la force révolutionnaire et philosophique, de manière à se servir de toutes deux et à se défendre de l’une par l’autre. Plus tard, quand le premier consul, devenu empereur, songea à fonder l’université impériale, la trace de la même pensée se retrouve. Fontanes occupe dans ce corps immense la position de grand maître, qui semble sans contre-poids, mais qui, en réalité, est balancée par d’autres influences, celle du ministre de l’intérieur et celle de Fourcroy, directeur de l’instruction publique, animé de sentiments tout à fait opposés de sorte que cette université, destinée à former l’esprit de la jeunesse, et par conséquent à exercer une puissante influence sur la littérature comme sur la destinée de l’avenir, est dominée par un double esprit. Le grand maître y fait entrer le plus de chrétiens et d’hommes monarchiques qu’il peut ; grâce à lui, M. de Bonald s’assoit un peu malgré l’empereur, et un peu aussi malgré lui-même, dans le conseil universitaire, à côté de M. Émery, le vénérable directeur du séminaire Saint-Sulpice qui, avec une intrépidité si calme et si sacerdotale, osa tenir tête à l’empereur, quand celui-ci se laissa emporter aux projets les plus fougueux contre le pape Pie VII ; de M. Ballon, ancien oratorien et ancien professeur de Fontanes ; de M. de Beausset, ancien évoque d’Alais ; de Joubert, l’ami de Fontanes et de Chateaubriand. M. Frayssinous, dont les doctes conférences attiraient quelque temps auparavant de si nombreux auditeurs à Saint-Sulpice, est nommé inspecteur de l’académie de Paris26 ; M. de Sèze, frère du défenseur de Louis XVI, inspecteur de l’académie de Bordeaux. Mais ces choix ont leur contre-partie : Fourcroy a aussi le pied dans l’université, Arnault y entre, Laromiguière y continue la tradition de la philosophie de Condillac, et Fontanes a souvent des luttes à soutenir contre Regnault de Saint-Jean d’Angely. Le rôle que prit l’empereur dans les questions universitaires, vis-à-vis de Fontanes, est précisément celui qu’on lui a vu jouer envers Fiévée dans les questions de presse ; il a l’air de ne point oser tout ce qu’il voudrait. Ainsi un jour qu’il avait traité publiquement Fontanes avec quelque dureté, à l’occasion de choix trop monarchiques et trop chrétiens, il lui dit, en changeant de ton, quand tout le monde fut sorti : « Votre tort est d’être trop pressé ; vous allez trop vite ; moi, je suis obligé de parler ainsi pour ces régicides qui m’entourent. Tenez, ce matin j’ai vu mon architecte ; il est venu me parler du temple de la Gloire. Est-ce que vous croyez que je veux faire un temple de la Gloire dans Paris ? Non ; je veux une église, et dans cette église il y aura une chapelle expiatoire, et l’on y déposera Louis XVI et Marie-Antoinette ; mais il me faut du temps, à cause de ces gens qui m’entourent. » Cet aparté était à l’adresse du royaliste et du chrétien, comme la semonce publique était à l’adresse des philosophes et des révolutionnaires. C’était de la politique en partie double, et l’empereur, après avoir ainsi parlé à Fontanes, n’en écrivait pas moins au duc de Bassano : « Il veut la royauté, mais pas la nôtre ; il aime Louis XIV, et ne fait que consentir à nous. » C’est identiquement la même parole que l’empereur adressait à Fiévée à l’occasion des tendances du Journal des Débats : « Vous avez le dessein de m’entraîner dans une monarchie autre que celle que je veux fonder. »

La même situation amenait les mêmes paroles : elle devait aboutir et elle aboutit au même dénoûment. Fiévée avait été sacrifié dans le journalisme ; M. de Fontanes fut sacrifié dans une sphère plus haute et pour la même raison. Sans doute son admiration pour l’empereur était sincère ; sa parole était caressante ; la louange qu’il donnait, pour ne pas être audacieuse et quelque peu effrontée comme celle de Fiévée, n’en était que plus élégante, plus littéraire, de meilleur goût mais, au fond de tout cela, il avait des idées qu’il ne sacrifiait pas, même à celles de l’empereur, des sentiments qu’il voulait maintenir intacts, des intérêts qu’il mettait au-dessus des intérêts bonapartistes. Or, ce que l’empereur demandait, avant tout, c’est le sacrifice de toutes les idées aux siennes, de tous les intérêts aux siens, de tous les sentiments à un seul sentiment, le dévouement aveugle, inconditionnel, absolu à son pouvoir, à ses pensées, à sa personne. Sans doute la résistance de Fontanes était mesurée, convenable, obséquieuse même, telle, en effet, que le temps la comportait ; et c’est ce qui a fait illusion aux observateurs superficiels qui, entre le tumulte de la licence révolutionnaire et le bruit du régime libre de la restauration, n’ont pas voulu comprendre les ménagements infinis auxquels toute voix d’opposition était astreinte sous l’empire, par la nature des choses, et n’ont vu dans Fontanes qu’un courtisan ordinaire, parce qu’il ne disait pas, comme Mirabeau : « Nous sommes ici par la volonté du peuple », ou qu’il n’écrivait pas un pamphlet à la manière de Paul-Louis Courrier. Il faut permettre aux hommes d’être de leur caractère et surtout de leur temps, et Tacite a écrit, sur le mélange de la modération et de la fermeté sous le despotisme, une phrase dont il faut se souvenir sans toutefois en abuser. Il y a, en politique comme en musique, un ton général, au diapason duquel sont ramenées les intonations particulières ; et les plus honnêtes gens du monde expriment différemment les mêmes pensées sous des régimes différents. L’opposition, qui criait sous la première révolution et devait parler si haut sous la restauration, pouvait à peine murmurer à voix basse sous l’empire, et s’exprimait par sous-entendus. C’était bien un peu le résultat de la différence des hommes, mais beaucoup plus encore le résultat de la différence des temps. Qu’est-ce, au fond, que le type de Don Quichotte, si admirablement saisi par Cervantes ? C’est celui d’un homme dont les paroles et la conduite, fort honnêtes en elles-mêmes ne sont pas de son temps. Don Quichotte, dix siècles plus tôt, se serait appelé Roland, et, en redescendant le cours des temps, à mi-chemin du dix-septième siècle, il se serait appelé Bayard : son véritable tort, c’est d’être un anachronisme héroïque. Il faut donc moins s’étonner de voir Fontanes parler tout autrement, sous l’empire, qu’on ne parlait sous la première révolution et qu’on ne devait parler sous la restauration ; et quand même on trouverait, ce qui est vrai, qu’il a souvent poussé au-delà du nécessaire les concessions de langage, ses actes restent ce qu’ils sont ! le refus de louer, même indirectement le meurtre du duc d’Enghien, le rétablissement imposé au Moniteur de la phrase altérée dans le discours prononcé le lendemain de ce sinistre jour, la réponse aux paroles blessantes jetées par l’empereur sur le corps législatif, à l’occasion de la qualification de représentants de la nation, qui avait été donnée aux membres de cette assemblée par l’impératrice, furent des actes de dignité et d’indépendance relative27. L’empereur ne s’y trompa pas, et se sentit atteint par ces coups frappés d’une main gantée de velours.

Les vues de l’empereur et celles de M. de Fontanes sur l’éducation ne pouvaient pas être les mêmes ; tout ce qui précède sert à en expliquer les raisons. Fontanes et ses amis désiraient, avant tout, que l’éducation fût religieuse, sociale et fortement littéraire ; l’empereur était très disposé à lui laisser donner ces caractères, pourvu qu’elle fût, avant tout, bonapartiste ; c’était, à ses yeux, l’intérêt prépondérant. Il existe, sur la manière dont il entendait qu’on écrivît l’histoire de France, une note à laquelle il n’y a rien de comparable, si ce n’est la note écrite à M. Fiévée pour lui expliquer la manière dont l’empereur entend les droits et les devoirs des journaux. La pensée de cette note28, c’est qu’il faut que l’histoire de France soit écrite par un écrivain dévoué, qui envisage toute la suite de nos annales au point de vue d’unbonapartisme rétroactif, de telle sorte qu’au lieu d’apprécier les faits en eux-mêmes, l’historien subventionné ne soit préoccupé que de deux choses : faire désirer l’empereur avant son avènement, le faire admirer après. Tacite, que Napoléon n’aimait pas, eut trouvé le rôle un peu court pour sa taille.

Sous ces influences contradictoires, l’éducation donnée par l’université impériale à la génération qui devait jouer un rôle actif dans la restauration, peut se résumer ainsi : les études classiques étaient fortes ; mais un grand nombre d’élèves ne les recevaient pas jusqu’au bout, et abandonnaient les lettres pour les chiffres, les vocations militaires se trouvant naturellement très nombreuses sous un régime organisé pour la guerre. Il y avait peu de place pour l’histoire dans l’enseignement, on le comprend à la manière dont l’empereur entendait qu’elle fût écrite. Quant à la philosophie, c’était celle de Condillac qui continuait à dominer.

Ici vient se placer la remarque d’un historien de la philosophie au dix-neuvième siècle29 : c’est qu’il y a une correspondance étroite entre les idées philosophiques dominantes dans une époque, et l’histoire politique de cette époque. Dans les plus mauvais jours de la révolution, on avait vu le matérialisme abject de d’Holbach et la morale toute physique de Volney, appliquée, non selon ses préceptes, il est vrai, mais selon sa logique, dominer dans les idées du parti vainqueur, pendant que la force brutale evenait le seul levier du gouvernement, et la populace la plus étrangère à toute culture intellectuelle, la souveraine véritable au moyen des clubs et des comités révolutionnaires. On ne croit qu’à la matière en philosophie, et la matière est souveraine en politique ; elle a le trône et même l’autel ; on obéit à la force brutale, au moment même où l’on adore la beauté souillée : le nombre est roi, la forme est Dieu. Pendant les convulsions révolutionnaires, les études philosophiques, comme les autres études, s’étaient arrêtées. Les théories jetées dans la circulation des idées pendant la phase précédente produisaient leurs résultats ; mais à la pensée avait succédé l’action qui absorbait toutes les forces vives de la France. Elle était à la tribune, dans les clubs, sur les champs de bataille, dans les prisons, sur les échafauds. La politique avait détruit la philosophie et, en général, tous les travaux purement intellectuels. Trois efforts successifs avaient été faits par la Constituante, la Législative et la Convention pour réorganiser l’instruction publique, trois efforts inutiles ; les grandes eaux qui montaient toujours emportaient ces commencements prématurés d’une reconstruction encore impossible.

Ce ne fut que vers l’avénement du directoire que, la période des destructions étant achevée, et le calme semblant aspirer à renaître, les études reprirent leur cours et la philosophie commença à reparaître. Les écoles normales fondées, l’Institut établi, lui ouvrirent leurs portes vers 1795, et, comme les hommes en qui elle se personnifia à sa renaissance appartenaient à l’époque qui avait précédé la crise révolutionnaire, elle se montra d’abord avec le drapeau de Condillac, le plus modéré des chefs de l’école sensualiste dans les conséquences qu’il tire de son système, quoique le plus dangereux peut-être en raison de cette circonstance ; car les conséquences n’en existent pas moins, qu’elles soient dissimulées ou avouées. Ils n’inauguraient point une philosophie nouvelle, ils continuaient celle que la révolution avait interrompue dans les idées, appliquée dans les faits. Le livre de Cabanis, sur les Rapports du physique et du moral ; l’Idéologie, de Destutt de Tracy ; les Signes, de M. de Gérando ; le Traité de l’habitude, de M. Maine de Biran ; les études de M. de Laromiguière, sur les Sensations et les idées ; l’Introduction à l’analyse des sciences, par Lancelin, sont tous des développements de la philosophie de Condillac. Destutt de Tracy en écrivait la métaphysique, Volney la morale, Cabanis la physiologie. Elle était ainsi le point de départ de ceux qui, comme Maine de Biran, Laromiguière et Cabanis lui-même, devaient plus tard la modifier ou même l’abandonner. Garat, qui le premier ouvrit un cours public de philosophie à l’École normale, développa la théorie des sensations telle que Condillac l’avait enseignée. La plupart de ces travaux étaient presque contemporains des grands travaux publiés par Joseph de Maistre, Bonald et Chateaubriand. La lutte entre les deux esprits et les deux principes continuait.

En même temps il se formait, dans une villa d’Auteuil, un centre intellectuel où se réunissaient les chefs de la philosophie sensualiste renaissante, Cabanis, Volney, Destutt de Tracy, Garat, Maine de Biran, de Gérando, Laromiguière c’était comme une académie privée, dans laquelle les travaux se communiquaient, les idées s’échangeaient ; un établissement intermédiaire entre l’Institut et le public, qui recevait ainsi les solutions philosophiques de la bouche des adeptes qui faisaient rayonner au loin les idées du salon d’Auteuil. Ce mouvement philosophique se développa avec la double faveur du public lettré et du gouvernement, jusqu’à l’avénement de Bonaparte comme premier consul. À cette époque, le nouveau chef du gouvernement, en réorganisant l’Institut, en exclut la classe des sciences morales. Napoléon n’aimait point lesidéologues, c’est ainsi qu’il appelait les métaphysiciens, et il leur témoigna, en toute occasion, cette antipathie. Sans doute, les métaphysiciens sensualistes étaient les moins redoutables pour un pouvoir dictatorial, car le sensualisme s’accommode du pouvoir absolu ; mais ils remuaient dans leurs recherches les questions fondamentales avec un esprit d’examen : c’était assez pour qu’un pouvoir, peu favorable d’ailleurs à l’esprit d’examen, les craignît. En outre, il faut se rappeler que la plupart des chefs de cette école avaient été dans les rangs des conducteurs d’idées avant 89, et que leurs théories politiques n’étaient point celles du maître. Enfin, ils aspiraient à devenir le clergé scientifique du nouvel ordre social. Or, le premier consul, bientôt après empereur, ne consentait à souffrir aucune autre influence intellectuelle que la sienne ; il ne voulait point laisser se créer une force d’idées qu’il n’aurait point dans les mains. Sous l’empire, le sensualisme de Condillac continua donc à régner dans les opinions, mais il fut plutôt pratiqué que théoriquement professé. Une seconde fois, d’ailleurs, l’action détrônait la pensée ; la France qui, dans la première phase de la révolution, avait dépensé son immense activité au dedans, la dépensait au dehors, dans des guerres qui détruisaient ou ébranlaient tous les États ; elle agissait trop pour méditer.

Pendant cette espèce de suspension de l’enseignement philosophique, il se fit chez plusieurs des esprits les plus élevés de l’école sensualiste un travail qui prépara la décadence de cette école. Ce qui avait surtout séduit dans le système de Condillac, c’était son extrême simplicité et l’harmonie qui unit toutes ses parties. Mais, en faisant un retour sur ce système, M. de Laromiguière et surtout M. Maine de Biran s’aperçurent qu’il ne suffisait pas à l’explication de tous les phénomènes de l’entendement et de la production de toutes les espèces d’idées, et ils le modifièrent d’une manière assez grave. Maine de Biran qui, dans son traité de l’Influence de l’habitude sur la faculté de penser, publié en 1802, n’avait fait qu’appliquer la doctrine physiologique de Cabanis, qui a cherché à expliquer matériellement la pensée, commence, dans sonMémoire sur la décomposition de la pensée, écrit en 1805, à entrevoir qu’il y a une substance intelligente, distincte de l’organisme, et qui a son activité propre. Cette tendance spiritualiste devient de plus en plus manifeste dans ses travaux subséquents, où il achève de rompre avec l’école de Condillac, et le Traité de l’aperception immédiate, écrit en 1807, les Observations sur le système du docteur Gall, écrites en 1808, le Mémoire sur les rapports du physique et du moral de l’homme (1811), le Traité des rapports entre les sciences naturelles et la psychologie (1811), l’Essai sur les fondements de la psychologie et sur ses rapports avec l’étude de la nature, sont autant de degrés par lesquels l’auteur remonte vers l’école spiritualiste, qu’il atteindra plus tard. M. de Laromiguière, sans aller aussi vite ni aussi loin, se séparait cependant de la doctrine de Condillac sur un point important. Condillac croyait l’âme purement passive ; M. de la Romiguière enseignait qu’en outre elle était active, et, tandis que son premier maître voyait dans la sensation l’origine et la cause de l’idée, il pensait, lui, qu’elle n’en est que l’origine, la matière, et que l’activité intelligente, dont le premier mode est l’attention, en est la cause productrice. On voit que cette doctrine, quoique insuffisante et incomplète, est sur le chemin de la grande réserve que faisait Leibnitz contre le célèbre aphorisme de l’école : Nihil est in intellectu quod non prius fuerit in sensu, quand il répondait : Nisi intellectus ipse.

C’est ainsi que, sous l’empire, qui était le règne de la force, plus maîtresse d’elle-même que la force révolutionnaire, d’une force organisée, mais cependant de la force physique encore, on remontait peu à peu, dans les hautes sphères philosophiques, la pente d’un sensualisme qui s’épurait. Mais ces travaux n’arrivaient point encore à la généralité des esprits, qui étaient toujours sous l’empire de la philosophie sensualiste de Condillac, à laquelle correspondait, dans la société, la morale des intérêts, modifiée seulement par le stoïcisme militaire, comme elle l’avait été sous la république par le stoïcisme révolutionnaire, ainsi qu’il arrive dans les situations nouvelles où les générations agissent sous l’empire d’une espèce de fièvre qui leur fait accomplir des choses prodigieuses, tant que leur idéal n’est pas complétement atteint ou manqué.

IV. Mouvement des idées philosophiques sur la fin de l’empire. — Royer-Collard. — Centre intellectuel. — MM. Guizot, Villemain, Cousin, Jouffroy. §

Vers la fin de l’empire il y eut, dans l’enseignement philosophique le plus élevé de l’université, un effort remarquable pour sortir de la philosophie sensualiste. Cet effort doit être noté, non seulement à cause du rôle important auquel était appelé l’homme éminent qui donna le signal de cette réaction, mais à cause aussi du mouvement philosophique de la restauration, dont l’initiative prise par lui est le point de départ.

L’empereur, en instituant trois cours consacrés aux sciences philosophiques dans la faculté des lettres de Paris, avait nommé, pour remplir une de ces chaires, M. de Laromiguière, continuateur de la philosophie de Locke et de Condillac, modifiée et épurée ainsi qu’on l’a vu ; il désigna pour remplir une autre de ces chaires, celle de l’histoire de la philosophie, M. Royer-Collard. Il n’est pas possible de prononcer le nom de l’homme qui exerça un si grand ascendant sur le mouvement des idées pendant la restauration, sans entrer dans quelques détails et sur l’homme et sur l’école philosophique qu’il inaugura et qui devait, en se développant, acquérir une si haute influence.

M. Royer-Collard appartenait à cette génération qui, déjà arrivée à l’âge d’homme en 8930, accueillit avec un vif enthousiasme les espérances de progrès et même de régénération dont tous les esprits étaient alors charmés. Il était né d’une famille janséniste et dans un village où l’école de Port-Royal avait traditionnellement conservé son ascendant : de là, sans doute, ce mélange piquant de gravité et d’indépendance, de simplicité de mœurs et de force intellectuelle et cette alliance d’un caractère d’opposition avec une conduite austère dont il est impossible de ne pas être frappé. Il a lui-même signalé cette tendance de son esprit à l’opposition : « On est heureux de trouver établies en soi-même, disait-il un jour31 à la chambre des députés, les opinions qui semblent destinées à prévaloir ; je n’ai eu ce bonheur à aucune époque de notre longue révolution. » Venu à Paris en 1787, pour être initié aux luttes du barreau sous l’illustre Gerbier, il fut donc dans ces nobles espérances mêlées d’illusions et dans le mouvement d’opposition qui précédèrent 1789, et il pensait, à l’aurore de la révolution, que la prépondérance donnée aux assemblées sur la royauté, l’avénement du tiers qui croyait n’être rien et demandait à être tout, et la reconstitution rationnelle de la société française, pouvaient porter la France au plus haut degré de prospérité, de liberté et de gloire. Les mécomptes arrivèrent pour M. Royer-Collard comme pour tant d’autres. Cependant il fut membre de la commune de Paris depuis le 14 juillet 1789 jusqu’au 10 août 1793, et ne se retira que devant le triomphe de la violence à l’hôtel de ville, c’est-à-dire peu d’heures avant le renversement de l’autorité légale de la royauté. M. Royer-Collard appartenait donc aux opinions constitutionnelles que représentaient Bailly à l’hôtel de ville, la Fayette dans la garde nationale, puis dans l’armée, et que représenta Barnave à l’assemblée dans les derniers temps de la constituante. On voit reparaître encore une fois M. Royer-Collard, peu de temps avant la journée du 31 mai, qui devait déconcerter, en renversant les girondins, le dernier effort du parti modéré pour régler la révolution. Il vint, au nom des sections de Paris, haranguer la convention, pour l’exhorter à se défendre elle-même contre les violences dont elle était menacée. Ce fut la fin de l’intervention de M. Royer-Collard dans les affaires de la révolution ; il ne paraît un moment plus tard dans le conseil des Cinq-Cents, que pour en être exclu comme royaliste après le 18 fructidor. Il n’était pas cependant royaliste à cette époque, il se plaisait plus tard à le redire ; mais il le devint à la suite de ce coup d’État. Le déréglement de la révolution avait fini par choquer cet esprit ami de la règle ; tant de déraison ne pouvait convenir à un partisan de tout ce qui était rationnel, tant de violence à un caractère modéré, ce perpétuel recours à la force à un adorateur de la puissance morale, tant de crimes à un cœur honnête.

Par cette puissance de conception qui lui était propre, il comprit que, pour que le droit fût partout dans la société, il fallait en consacrer le principe et en montrer l’image dans la plus haute sphère sociale, dans celle de la souveraineté, et il conçut, pour la société nouvelle, un droit d’hérédité monarchique emprunté à la société ancienne et personnifié dans une famille à laquelle le temps, cet ouvrier de toutes choses, et une tradition nationale de neuf siècles, avaient donné ce caractère à part qui frappait Benjamin Constant quand, un peu plus tard, il l’appelait d’un nom magnifique, « la famille incontestée ». M. Royer-Collard, qui faisait rationnellement tout ce qu’il faisait, devint donc un royaliste rationnel ; le travail de son intelligence, qui cherchait par quelle porte on pourrait faire rentrer le sentiment de l’inviolable dans cette société où dominait exclusivement la force, pour laquelle il avait tout le mépris de l’idée pour le fait, l’amena à ce théorème d’un droit monarchique ancien, superposé sur une société qu’on organiserait suivant toutes les théories de 89. Quand il en fut là, il se mit en relation avec le roi exilé, qui représentait le principe dont il jugeait l’accession nécessaire pour faire entrer la société française dans le domaine du droit ; quelque chose de plus, il fut son correspondant. Cette correspondance intime, qui roula encore plus sur des idées de gouvernement que sur des faits, commença dans les dernières années du directoire, à une époque où le retour de la monarchie, à force d’être désirable, finit par paraître possible, et elle se prolongea pendant tout le consulat, pour ne s’arrêter qu’à l’empire. Il était arrivé une fois de plus à M. Royer-Collard ce qui lui était déjà arrivé souvent, ce qui devait lui arriver encore pendant sa longue carrière. Le fait avait gagné de vitesse l’idée : pendant qu’il cherchait le droit pour en faire une pierre angulaire de la société, la force, sous sa forme la plus éclatante et la plus glorieuse, s’était présentée pour bâtir sur la pointe d’une épée cette hérédité monarchique à laquelle M. Royer-Collard aurait voulu donner un principe pour fondement. Il se soumit sans résistance, mais sans enthousiasme à l’empire, avec cette défiance qu’il concevait toujours à l’aspect de la violence, et, à partir de ce moment, il cessa sa correspondance avec Louis XVIII. Son esprit abandonna la politique où il ne pouvait réaliser sa théorie, et où il ne voulait pas devenir l’instrument d’une théorie toute-puissante dont l’origine plaisait peu à son intelligence et dont l’avenir lui inspirait des doutes. Il se réfugia dans la science, où il restait maître de sa pensée, et ce furent surtout les sciences exactes qui occupèrent ses veilles. De là, sans doute, ces formules d’une précision géométrique dans lesquelles il jetait ses idées comme dans un moule. Ce fut dans cette studieuse retraite que le choix de Napoléon, averti par la renommée de ce penseur solitaire, autour duquel les esprits d’élite commençaient à se grouper, alla le chercher pour l’appeler à une chaire de philosophie dans l’université qu’il fondait.

M. Royer-Collard n’avait point fait, jusque-là, de travaux spéciaux sur les sciences philosophiques ; mais son esprit pénétrant et porté aux méditations transcendantes s’était naturellement arrêté sur les questions fondamentales : l’homme, sa nature, son origine, son but, sa manière et sa raison d’être ; l’âme de sa doctrine philosophique comme de sa doctrine politique, était un spiritualisme rationaliste. Il rencontra dans ses lectures un écrivain étranger qui lui présenta l’idéal de sa propre philosophie : c’était Thomas Reid32, ce chef de l’école écossaise, alors inconnu en France, quoiqu’une traduction de son premier ouvrage eût paru en 1768, traduction plutôt encore ignorée qu’oubliée. La méthode à l’aide de laquelle Reid avait renversé les systèmes de Locke et de Hume, frappa M. Royer-Collard par ce qu’elle a de profondément sensé et de logiquement applicable à la théorie de Condillac. Cette idée de transférer dans le domaine de la philosophie la méthode d’observation, à laquelle on devait la découverte de tant de vérités dans le domaine des sciences naturelles, et d’abandonner l’esprit de système, cette source inépuisable d’erreurs, allait devenir la règle de son enseignement.

Appelé, en 1811, à professer l’histoire de la philosophie moderne à la faculté des lettres de l’académie de Paris, M. Royer-Collard ouvrit son cours le 4 décembre de la même année. Il remplit ces fonctions de 1811 à 1813, c’est-à-dire pendant deux ans ; au mois de décembre 1813, il avait repris ses leçons, mais la chute de l’empire et l’avénement de la restauration l’interrompirent, de sorte qu’il n’acheva point l’année scolaire, et descendit de sa chaire où il ne reparut plus. L’enseignement de M. Royer-Collard ne dura donc en tout que deux ans et demi. Ce temps lui suffit pour exercer une action puissante sur le mouvement des idées philosophiques. L’objet même de son enseignement, l’histoire de la philosophie moderne, l’invitait à un examen critique des différents systèmes présentés par les philosophes les plus éminents des deux derniers siècles et, fidèle en cela encore à l’exemple donné par le chef de l’école écossaise, il concentra toute la puissance de cet enseignement et toute la force de son esprit sur une seule question, l’origine de nos idées, qui touche, à vrai dire, à tous les problèmes, car elle nous conduit à examiner à la fois ce qui est en nous et ce qui est hors de nous, c’est-à-dire tout l’homme et tout ce qui n’est pas l’homme, la création aussi bien que Dieu. Il avait en outre l’avantage de rencontrer, sur le terrain de ce problème, tous les grands esprits des époques précédentes, Descartes, Malebranche, Locke, Berkeley, Leibnitz, et enfin Condillac, qui l’ont expliqué à leur manière. Son cours réunissait ainsi l’intérêt de la critique à l’intérêt de l’histoire, et il n’est pas étonnant qu’il ait trouvé dans ce sujet un aliment suffisant pour un enseignement de deux ans et demi. Il est seulement à regretter qu’il n’ait pas tenu assez compte de l’observation fondamentale de M. de Bonald sur la révélation du langage, devenu une des origines les plus fécondes de nos idées.

M. Royer-Collard se contenta, la première année, de lire à son auditoire des fragments de la traduction réduite et condensée à l’aide de laquelle il avait fait passer la philosophie de Reid dans notre langue ; seulement, il tournait, par des commentaires vifs et pressants, contre Condillac, le dominateur de nos écoles, les armes aiguisées par la philosophie écossaise contre Locke et Hume, dont l’influence était prépondérante en Angleterre. Le professeur s’affermissait dans ses études philosophiques par cet enseignement préliminaire, dans lequel il racontait les idées de Reid plutôt encore qu’il n’affirmait les siennes, et il se préparait ainsi à élever son vol plus haut dans le cours de l’année suivante.

Dans cette seconde année, en effet, son cours fut moins historique que dogmatique ; plus sûr de sa méthode, plus maître de son sujet, il ne craignit pas de marcher sans le secours de son guide, et il présenta une analyse plus précise et plus complète du grand fait de la perception et des notions environnantes, dégagé et distingué de la sensation avec laquelle l’école de Condillac, comme celle de Locke, l’avait confondu. Par cette distinction, M. Royer-Collard adoptait et motivait la belle variante que Leibnitz avait ajoutée au système de Locke, et qui renversait ce système : Non, tout ce qui est dans l’intelligence ne vient pas des sens, car l’intelligence n’en vient pas. C’est avec d’autres mots la même pensée que celle de saint Thomas d’Aquin, sur l’intellect agissant33 qui, à l’aide d’une force dont il a été doué par Dieu, forme des idées générales qui ne sont pas contenues dans les sensations. La perception succédant à la sensation et précédant le jugement, est une opération de cette intelligence qui, selon Leibnitz, n’est pas contenue dans la sensation, et de l’intellect agissant des scolastiques. Après avoir ainsi, dans la première année, initié ses auditeurs à la doctrine de Reid, avoir analysé lui-même, dans ta seconde année, devant eux, le grand fait de la perception, M. Royer-Collard, au commencement de sa troisième année, fit comparaître, devant un public devenu juge compétent dans cette matière si religieusement étudiée, toutes les opinions des philosophes modernes sur cette question, à partir de Descartes jusqu’à Condillac. La méthode philosophique qui devait prévaloir dans les temps qui suivirent se trouvait ainsi créée : d’abord l’observation attentive des faits pris en eux-mêmes, ensuite et subsidiairement la confrontation des opinions antérieurement émises avec cette observation, c’est-à-dire le contrôle continuel de la théorie par la pratique.

Le sujet qu’avait choisi M. Royer-Collard était éminemment propre à l’application de cette méthode d’observation. Lorsque nos sens s’ouvrent sur le monde extérieur, une révélation de ce monde se produit dans notre esprit, l’opération intellectuelle de la perception s’accomplit ; c’est elle qui nous donne la connaissance du monde extérieur. « Il y a deux recherches à faire dans l’étude du fait de la perception, dit M. Jouffroy en analysant la doctrine de M. Royer-Collard, celle des notions qui nous sont données dans ce fait, et celle des facultés et des procédés intérieurs par lesquels elles nous sont données. La connaissance du monde extérieur est un fait qui se produit en nous : ce fait s’y reproduit toutes les fois que nos sens nous mettent en communication avec le dehors ; il demeure en dépôt dans notre mémoire, alors même que cette communication est en partie suspendue, car elle ne peut jamais l’être entièrement. Or, nous avons le pouvoir d’observer ce qui est dans notre esprit ; la connaissance que nous avons du monde extérieur est donc un fait observable. Pour savoir ce qu’il contient, il faut y appliquer notre réflexion et l’analyser, c’est-à-dire démêler toutes les notions particulières qui la composent, et non seulement les séparer, mais constater le caractère propre de chacune de ces notions et les rapports qu’elle contient avec toutes les autres. Cette analyse sera parfaite, si elle ne laisse échapper aucun des éléments réels du fait total, et si elle n’en introduit aucun qui n’y soit pas renfermé. Cette analyse faite, il reste à rechercher par quels différents pouvoirs de l’esprit ces notions nous sont données. Comment y parvenir ? Encore par l’analyse et l’observation. Si elles nous sont données, elles nous sont données par certains procédés et selon certaines lois. Ces procédés doivent se répéter et ces lois s’appliquer, toutes les fois qu’elles nous sont données. Ces procédés et ces lois sont donc des faits. Ces faits se passent nécessairement en nous, ou dans nos organes, ou entre nos organes et les corps qui nous sont révélés. Les premiers sont du ressort de l’observation intérieure ; les seconds, de l’observation physiologique ; les troisièmes, de l’observation extérieure proprement dite. C’est donc encore à l’observation à le chercher, à l’analyser, à le démêler en nous, hors de nous, et sur le chemin du dedans au dehors ; car on ne devine pas les procédés de la nature, on les observe. Aussi loin que l’analyse et l’observation pourront reconnaître ces procédés, aussi loin seront reconnues les lois psychologiques, physiologiques et physiques de la perception ; et aussi loin, en même temps, nous aurons pénétré dans la recherche de l’origine de ces notions. Tout ce que l’analyse et l’observation n’auront pu découvrir, ou qui n’aura pu être rigoureusement induit de ce qu’elles auront découvert, demeurera un mystère, un mystère comme en rencontrent, aux limites de toutes leurs recherches, toutes les sciences d’observation. On voit que la méthode a ici une double application, parce qu’il y a deux faits dans le fait de la perception, la connaissance et la manière dont elle nous est donnée. Elle est la même dans cette double application observation fidèle, analyse exacte, voilà ce qui la constitue. Elle n’a rien de spécial au fait de la perception, elle s’appliquerait de la même manière à tout autre fait de l’esprit humain. Elle est donc un instrument propre à toute recherche psychologique. Voici maintenant la conséquence de cette méthode dans la critique historique. L’idée qu’un philosophe s’est formée du fait de la perception est vraie, si elle représente exactement les éléments réels de ce fait ; fausse, si elle ne les représente pas exactement. Comment juger si une théorie philosophique de la perception est vraie ou fausse, en quoi elle est vraie ou fausse ? En la confrontant avec le fait lui-même exactement analysé. Ainsi, la critique des théories sur la perception présuppose la connaissance et l’analyse préalable du fait de la perception, et il en sera de même de toute critique, de toute théorie philosophique, puisque toute théorie philosophique se rapporte à un fait de la nature morale et intellectuelle. Il s’ensuit que l’histoire de la philosophie a pour base et pour antécédent nécessaire la psychologie. Mais de combien de manières une théorie philosophique de la perception peut-elle être fausse ? D’autant de manières qu’elle peut être inexacte, et elle ne peut l’être que de deux : ou elle a omis quelques-uns des éléments réels du fait, ou elle a introduit dans ce fait un élément qui n’y est pas. Dans le premier cas, le fait est altéré par soustraction ; dans le second, par addition ; dans l’un et l’autre, la science est infidèle, et les conséquences de cette infidélité doivent apparaître dans les opinions professées par cette théorie sur la chose elle-même qu’elle a prétendu expliquer, car le nombre des éléments ayant augmenté ou diminué, il est impossible que le fait se retrouve dans la théorie tel qu’il est dans la nature. Telle est la méthode que M. Royer-Collard appliqua à la méthode historique des systèmes sur la perception, et l’on voit qu’elle est générale comme sa méthode scientifique, et qu’elle s’étend à toute critique comme celle-là à toute recherche philosophique34. »

Armé de cette double méthode, M. Royer-Collard entreprit d’accomplir la double mission qu’il s’était donnée : consulter l’observation sur l’origine de nos idées, confronter les théories de la philosophie moderne avec les résultats de cette observation assidue, aidée par une sévère analyse. Aucune des théories de la philosophie moderne ne résista à cette redoutable enquête. À partir de l’illustre Descartes, l’aïeul involontaire du scepticisme moderne, jusqu’à Condillac, qui poussa jusqu’à l’absurde la logique d’un système erroné, tous furent convaincus d’avoir altéré, soit par addition, soit par soustraction, le fait de la perception. Chaque opération des sens, d’après l’analyse de M. Royer-Collard, contient une sensation, une perception, un jugement. Vous touchez un corps dur, vous éprouvez la sensation du contact, vous avez à l’occasion de cette sensation la perception de la solidité et de l’étendue existant en dehors de vous : vous jugez qu’il y a un extérieur. Comment cela se fait-il ? Le savant professeur ne vous le dira pas ; il l’ignore, et il a le courage de dire hautement qu’il l’ignore. « Comment la sensation de la dureté, sensation qui est en vous, vous suggère-t-elle la connaissance de l’étendue et de la solidité qui sont hors de vous, qui existaient avant la sensation, et qui continueront à exister après qu’elle sera évanouie ? Nous l’ignorons. »

Nous l’ignorons, nouvelle et belle parole en philosophie, parole qui suffirait pour établir une ligne de démarcation infranchissable entre la doctrine de M. Royer-Collard et les doctrines du dix-huitième siècle. Il rend la philosophie modeste, il la rend respectueuse. Savoir quand on peut et ce qu’on peut, savoir ignorer ce qu’on ne sait pas, et croire à l’évidence sans se l’expliquer : telle est la maxime qui domine ses études. Il observe avec une scrupuleuse attention, il analyse avec cette pénétration d’esprit qu’il portait dans tous les sujets, et puis, quand il vient se heurter contre ceux de ces mystères que Dieu a posés comme des bornes dans la science philosophique et dans les sciences physiques, devant notre intelligence si faible et si courte, sans doute pour nous rappeler l’imperfection de notre nature, et nous apprendre à respecter ces autres mystères, qui sont les pierres angulaires de la vérité révélée, il s’arrête en disant franchement « J’ignore. » À ce point de vue, la philosophie de M. Royer-Collard a quelque chose de profondément conforme au christianisme, parce qu’elle admet qu’il y a des vérités essentielles, qu’on croit invinciblement sans pouvoir les établir par le raisonnement.

Cette haute vérité est l’âme même de sa doctrine. Ce n’est pas une fois seulement qu’elle est exprimée, elle revient sans cesse, et toutes les fois qu’il arrive à une de ces frontières de l’esprit humain, auxquelles les sages s’arrêtent avec respect et que les téméraires entreprennent en vain de franchir. « La loi de la pensée, dit-il excellemment35, qui fait sortir le moi de la conscience de ses actes, est la même qui, par le ministère et l’artifice de l’induction, fait sortir la substance matérielle de la perception de ses qualités. Aucune loi ne lui est antérieure ; elle agit dans la première opération de l’entendement : par elle seule naissent toutes les existences. L’analyse s’y arrête comme à une loi primitive de la croyance humaine. Si nous étions capables de remonter plus haut, nous verrions les choses en elles-mêmes, nous saurions tout. Quand on se révolte contre les faits primitifs, on méconnaît également la constitution de notre intelligence et le but de la philosophie. Expliquer un fait, est-ce donc autre chose que le dériver d’un autre fait ? et ce genre d’explication, s’il doit s’arrêter quelque part, ne suppose-t-il pas des faits inexplicables ? n’y aspire-t-il pas nécessairement ? La science de l’esprit humain aura été portée au plus haut degré de perfection qu’elle puisse atteindre, elle sera complète, quand elle saura dériver l’ignorance de sa source la plus élevée. » La même pensée revient quand M. Royer-Collard, après avoir étudié profondément l’origine de la notion de la durée, arrive à se demander, grave et insoluble problème, comment, à l’occasion de notre propre durée, nous concevons une durée nécessaire et illimitée, théâtre éternel de toutes les existences et de toutes les successions contingentes ; et comment, loin de nous borner à la concevoir, nous sommes invinciblement persuadés de sa réalité. « Non seulement je dure, dit-il, mais il me semble que tout dure autour de moi ; je crois à votre durée, comme à la mienne, et je crois à une durée antérieure et postérieure à ma durée comme à la vôtre : voilà un fait aussi certain qu’aucun autre dans l’histoire naturelle de l’esprit humain. Cependant je n’ai pas l’intuition immédiate de votre durée, et je n’ai pas davantage l’intuition immédiate de la durée qui a précédé la mienne, ni de celle qui la suivra. D’un autre côté, ni votre durée ni aucune autre ne se déduisent de la mienne ; elles n’y sont pas, et aucun procédé de raisonnement ne peut les en extraire. Comment est-ce donc que je passe d’une durée locale à une durée universelle, d’une durée contingente à une durée nécessaire, d’une durée limitée à une durée illimitée ? Quant à moi, je l’ignore ; ma tâche est d’exposer le fait, non de l’expliquer. Le procédé par lequel je connais cette durée, je l’appelle induction ; mais ce nom n’est pas la cause, il n’exprime que le fait. Il n’y a point de génération, il n’y a point de déduction ; il n’y a que succession dans l’ordre des connaissances. Et il en est de même de la substance et de la causalité. La saine philosophie s’arrête là ; elle consiste à ignorer ce qu’elle ne peut savoir ; elle est précisément cette ignorance savante dont parle Pascal, cette ignorance qui se connaît, et à laquelle il faut arriver quand on est sorti de l’ignorance naturelle, sous peine, dit-il, de faire les entendus et de juger de tout plus mal que tous les autres36. »

Si la philosophie avait toujours eu dans le passé cette modestie et cette réserve, si, après M. Royer-Collard, elle avait toujours conservé ce caractère, que d’écueils auraient été évités ! Elle aurait été un hommage de l’homme étudiant avec une respectueuse admiration les lois intellectuelles posées par le Créateur, et ne s’étonnant point de rencontrer dans cette étude l’incompréhensible, qui témoigne seulement combien la compréhension humaine est bornée. Malheureusement les études philosophiques, ceci n’est pas une raison pour les proscrire, mais pour les régler, jettent fréquemment les meilleurs esprits dans une espèce d’ivresse qui rappelle l’état de nos premiers parents, lorsqu’ils eurent mangé le fruit de cet arbre de la science du bien et du mal qui leur avait été interdit. L’orgueil de la pensée, qui est le plus dangereux de tous les orgueils, s’attaque aux plus hautes intelligences ; la soif de tout comprendre et de tout expliquer amène les hommes à vouloir tout ramener au système qu’ils ont imaginé, pour se rendre raison de toute chose, trop heureux encore quand, leur cœur demeurant innocent des erreurs de leur esprit, ils restent soumis à la religion, cette loi des lois, même au prix d’une inconséquence philosophique. Ce fut, on le sait, la destinée de Descartes, auquel M. Royer-Collard remonte, avec tant de raison, comme au premier anneau de cette chaîne philosophique qui vient aboutir à Condillac. Descartes, cette grande et audacieuse intelligence, avait fait une chose téméraire et dont les conséquences devaient aller plus loin que toutes ses prévisions, d’abord en philosophie, et plus tard en politique. Il avait entrepris de démolir tout l’édifice de nos connaissances et de le reconstruire par la seule force de sa pensée et sur sa seule pensée « Je pense ; donc j’existe. » D’où l’on pouvait conclure deux choses : la première c’est que, jusqu’à Descartes, l’humanité avait admis, sans motif suffisant, les vérités les plus essentielles, ce qui mettait en suspicion devant lui-même l’esprit humain, accusé d’avoir été si léger à croire, et le disposait au scepticisme et à l’incrédulité ; la seconde, c’est que chaque homme devait commencer par faire table rase de toutes ses croyances, de toutes ses idées reçues, et ne croire que ce qu’il s’était démontré à lui-même : dangereuse épreuve et nouvelle source de scepticisme, car là où le démolisseur a détruit, l’architecte ne parvient pas toujours à reconstruire, et il pouvait, il devait arriver que plusieurs des successeurs de Descartes, renouvelant l’épreuve après lui, ne seraient pas plus satisfaits de la base proposée par lui, qu’il ne l’avait été des motifs de certitude dont s’étaient contentés ses devanciers. Cela devait arriver par une raison que M. Royer-Collard indique : Descartes n’avait pas aperçu que son raisonnement n’était point, au fond, un raisonnement. En effet en disant, « Je pense », il affirmait son existence avant d’affirmer sa pensée, puisqu’il commençait par poser en fait sa personne, Je ; c’était donc de son existence qu’il déduisait son existence. Mais il y avait quelque chose de plus : en ne demandant, comme Archimède, qu’un point pour reconstruire l’édifice des certitudes détruites, en se bornant à découvrir une chose qui soit certaine et indubitable, pour servir de base à tout le reste, minimum quid quod sit certum et inconscussum, et en prenant, pour cette chose seule certaine et indubitable, la conscience qu’il avait de sa pensée, il ne vit pas qu’il rompait toutes ses communications avec le monde extérieur et qu’il se mettait dans l’impossibilité de se démontrer à lui-même l’existence de ce monde, car la conscience ne nous rend témoignage que des opérations intérieures de notre esprit.

S’il ne le vit pas, d’autres le virent. Malebranche chercha à franchir, à l’aide de la révélation, l’abîme creusé par Descartes, et il déclara qu’il n’y avait qu’une raison de croire à l’existence des corps : c’est qu’elle avait été révélée. Berkeley alla plus loin ; il tira du principe de Descartes sa véritable conséquence, en déclarant que la matière était un raffinement philosophique, et nia son existence, non seulement comme dénuée de preuves, mais comme impossible. Un peu auparavant, Locke, dont Berkeley ne fut que le disciple conséquent, avait entrepris de franchir à son tour l’abîme, en proposant de considérer comme conformes aux objets les idées simples, mais en avouant que cette conformité n’est que probable ; puis il ajoutait : « Que si, après tout cela, il se trouve quelqu’un qui veuille mettre en question l’existence de toutes choses, il doit considérer que nous avons une assurance telle, qu’elle suffit pour nous conduire dans la recherche du bien et dans la fuite du mal que les choses extérieures nous causent ; à quoi se réduit tout l’intérêt que nous avons à les connaître. » Le scepticisme grandit, mais il n’est pas arrivé à ses dernières conséquences. Locke va le pousser aussi loin, à l’égard des esprits, que Malebranche l’a poussé à l’égard des corps. Selon ce philosophe anglais, « nous ne pouvons pas plus connaître qu’il y ait des esprits finis réellement existants, par les idées que nous avons nous-mêmes de ces sortes d’êtres, qu’un homme ne peut venir à connaître, par les idées qu’il a des fées et des centaures, qu’il y a des choses actuellement existantes qui répondent à ces idées. » Sur quel genre de preuves Locke nous proposera-t-il donc de croire à l’existence des esprits finis, c’est-à-dire de croire à l’existence de nos semblables ? Sur la révélation. Ainsi, Malebranche ne voit qu’un motif de croire à l’existence de la matière : la révélation ; Locke, qu’un motif de croire à l’existence des esprits : la révélation. Mais qui ne comprend que la certitude de la révélation, attestée par des hommes dont l’existence est problématique selon Locke, et contenue dans des livres dont la réalité est ébranlée par le doute que jette Malebranche sur l’existence de la matière, va tout à l’heure devenir impuissante à dominer les intelligences saturées de scepticisme, et qui se sont préparées à douter de l’évidence en doutant à la fois de la matière et de l’esprit ? La voie est frayée, le terrain est préparé, et l’on voit paraître Hume, le père du scepticisme moderne et du néant universel.

Condillac, qui exerça une si grande influence sur la philosophie française au dix-huitième siècle, devait attirer et attire, en effet, une attention spéciale de la part de M. Royer-Collard dans cette grande revue des philosophes modernes. Il démontre, par une étude attentive de ses divers écrits, que ce philosophe, plein de contradictions, est tantôt opposé au système des idées considérées comme des images émanées des corps, car il dit : « Les idées sont, comme les sensations, des manières d’être de l’âme » ; tantôt idéaliste, car il écrit ailleurs : « Ce sont les sensations qui nous représentent les corps ; les sensations, considérées comme représentant les corps, se nomment idées, mot qui, dans son origine, n’a signifié que ce que nous entendons par image » ; que tantôt il est égoïste, c’est-à-dire, en langue philosophique, qu’il ne croit pouvoir affirmer que sa propre existence parce qu’il la sent, sans pouvoir affirmer celle de l’univers, « où rien n’est visible pour nous », selon lui, car il a écrit tout un chapitre sous ce titre caractéristique : De l’incertitude du jugement que nous portons sur l’existence des qualités sensibles ; tantôt il tombe dans le nihilisme de Hume — car il a écrit cette phrase qui détruit la substance et anéantit l’être : « Le moi de la statue n’est que la collection des sensations qu’elle éprouve, et de celles que la mémoire lui rappelle » ; et ailleurs cette autre phrase : « Qu’est-ce qu’un corps ? C’est cette collection de qualités que vous touchez, voyez, quand l’objet est présent ; et quand l’objet est absent, c’est le souvenir des qualités que vous avez touchées et vues. » Or comme, selon Condillac, les qualités des corps ne sont que des sensations, si le moin’est qu’une collection de sensations, le monde physique et le monde intellectuel s’évanouissent à la fois, et la sensation qui, séparée de l’être, est un néant elle-même, surnage seule sur les abîmes sans fonds et sans rives du néant.

Ce n’est pas sans raison qu’après avoir poussé jusqu’à l’absurde les conséquences logiques du système de Condillac, et avoir achevé cette revue des éléments divers qui vinrent exciter, entretenir et développer la grande maladie du scepticisme, M. Royer-Collard s’écrie, avec une éloquente tristesse : « Voilà où conduit l’esprit de système. Ah ! que l’orgueil est peu fait pour l’homme ! Que l’histoire des opinions philosophiques est fatigante, et que ce tableau de l’esprit humain est humiliant37 ! » Aussi triste qu’humiliant, en effet, pour ceux qui oublient que, là où la philosophie s’arrête avec ses problèmes, la théologie commence avec ses axiomes : si un éloquent sermonnaire put dire en face du cercueil du plus grand des rois : « Dieu seul est grand, mes frères ! » l’historien de la philosophie peut, à plus juste titre encore, s’écrier, après avoir raconté les erreurs surprenantes des plus savants philosophes, que la science, comme la grandeur, n’appartient qu’à Dieu. C’est pour cela même que l’histoire de la philosophie n’est pas une étude stérile. « Il n’en est point de plus instructive et de plus utile, dit M. Royer-Collard ; car on y apprend à se désabuser des philosophes, et l’on y désapprend la fausse science de leurs systèmes38. »

C’est par ces graves enseignements que, vers les dernières années de l’empire, M. Royer-Collard ramenait dans la philosophie deux hôtes trop oubliés par elle, le sentiment de la faiblesse de l’esprit humain, et le sens commun. Aux intelligences fourvoyées à la suite de tant de systèmes, il enseignait le culte de l’évidence, cette raison suprême dont on ne se rend pas raison et qui, au lieu de se proposer à l’esprit, s’impose. Il reconnaissait ainsi les grandes lois de l’intelligence, qui règlent tout et qui n’ont pas de règles, qui expliquent tout et que rien n’explique, les mystères de l’esprit humain, si l’on peut s’exprimer ainsi, qu’on ne saurait rejeter sans tomber dans le chaos ; et il démontrait que, si l’on voulait ébranler l’autorité d’une seule de ces sources de connaissances, la perception externe, la conscience, la mémoire, la perception morale, la raison, on les ébranlait toutes, et l’on tombait dans le scepticisme, ce fléau des âmes, qui est aussi le fléau des sociétés. En effet, comme le fait observer M. Royer-Collard, il y a des erreurs philosophiques dangereuses, comme il y en a d’innocentes. Ainsi on ne s’accoutume guère à mettre en question les faits les plus évidents, sans se persuader qu’il n’y a rien dans les faits, comme dans les idées, qui ne puisse être remis en doute. Il n’est pas aisé de faire au scepticisme sa part ; dès qu’il entre dans l’entendement, il l’envahit tout entier. Quand toutes les existences sont en problème, quelle autorité reste-t-il aux rapports qui les unissent ? C’est cependant de ces rapports que dérivent toutes les lois de la société, tous les droits et tous les devoirs qui constituent la morale publique et privée. Quand la certitude disparaît, elle entraîne donc avec elle lerespect du droit, qui n’est plus qu’une hypothèse, et le sentiment du devoir, qui n’est plus qu’un préjugé. La soif des jouissances physiques, une aspiration égoïste vers le bien-être, l’idolâtrie du moi, si haïssable selon Pascal, voilà quelles sont les tendances naturelles d’une société où le scepticisme, professé dans les plus hautes sphères intellectuelles, finit par être pratiqué dans toutes, sous la forme du sensualisme, son résultat naturel. Le bonheur, la puissance, la dignité, quelquefois l’indépendance et l’existence même des nations, sont donc intéressés dans les erreurs qui prévalent tour à tour sous le nom de philosophie, quoique ces erreurs paraissent purement spéculatives ; car la philosophie régnante n’affecte pas seulement l’esprit des savants qui en font profession, elle a, de proche en proche, par la contagion de l’exemple, une influence considérable, quoique indirecte et éloignée, sur les idées des classes élevées, et sur la conduite des individus et du peuple tout entier ; et les mœurs, le gouvernement civil, les lois, finissent par porter la trace de cette doctrine, semblable à ces liqueurs subtiles qui pénètrent la substance du vase où elles sont contenues.

La philosophie s’épurait donc dans les derniers temps de l’empire ; elle allait du sensualisme et du scepticisme à un spiritualisme rationaliste qui prenait pour guide le sens commun et qui affirmait les évidences naturelles. Les nombreux esprits que la grande réaction philosophique et religieuse conduite par Chateaubriand, Joseph de Maistre et Bonald, n’avait pas atteints au commencement du siècle, se trouvaient saisis par cette philosophie de M. Royer-Collard, dont le point de départ était placé plus près de l’homme, et en particulier moins loin des intelligences qu’il fallait faire sortir du sensualisme. Sans doute cette philosophie avait ses côtés faibles et ses lacunes ; on pouvait regretter, nous l’avons dit, que M. Royer-Collard, après avoir fait justice de tant de suppositions gratuites, prises par les philosophes comme bases de leurs systèmes, eût maintenu cette supposition non moins gratuite d’après laquelle l’homme, isolé de tout secours, tirerait par sa propre force toutes ses idées de l’exercice de ses facultés, tandis que tant d’idées lui sont communiquées en même temps que le langage et par le langage, cet instrument intellectuel qui est en même temps une révélation traditionnelle. Mais, quand on compare cette philosophie au sensualisme de Condillac, il est impossible de ne pas reconnaître que M. Royer-Collard faisait faire un grand pas aux intelligences, et qu’il rendait un service signalé à la société française en relevant le niveau des âmes.

L’enseignement de M. Royer-Collard n’attira point la foule : les préoccupations, nous l’avons dit, étaient ailleurs ; mais il attira un auditoire d’élite, des élèves destinés à devenir des maîtres, et qui se montraient passionnés pour un tel professeur. Au pied de cette chaire se tenaient deux jeunes hommes alors inconnus du public, mais dont M. Royer-Collard avait pressenti le talent destiné à jouer un si grand rôle dans les luttes philosophiques de la restauration : c’étaient MM. Cousin et Jouffroy.

M. Guizot, uni à M. Royer-Collard par les liens d’une étroite et respectueuse amitié, et M. Villemain, esprit de la même famille que M. de Fontanes, auquel il devait être supérieur par l’étendue de l’érudition et la pénétration de l’esprit, étaient déjà maîtres à une époque de la vie où l’on est encore élève.

M. Royer-Collard, on s’en souvient, avait vu venir le pouvoir impérial avec défiance ; M. Guizot, quand il fut nommé par M. de Fontanes professeur d’histoire moderne, montra la même disposition d’esprit. Il était d’usage, lorsqu’un nouveau professeur montait en chaire que, dans son discours d’inauguration, il plaçât l’éloge de l’empereur : c’était une manière de prêter foi et hommage au chef de l’empire. M. de Fontanes avertit M. Guizot de cet usage, et lui apprit en outre que, la veille du jour où le discours devait être prononcé, on en plaçait une copie sur le bureau de l’empereur, qui souvent en prenait lecture ; nouveau motif pour ne pas omettre la phrase à sa louange. « Je ne la ferai pas, répondit le jeune professeur ; reprenez la chaire que vous m’avez donnée. Je n’aime pas l’empereur, je ne le louerai pas. »

M. de Fontanes répondit : — « Vous allez me susciter de nouveaux embarras » ; mais il n’insista plus. Le discours fut déposé sans phrase élogieuse. Fut-il lu par le maître ? Nul ne le sait ; mais toujours est-il que M. Guizot, après l’avoir prononcé, demeura professeur et put continuer son cours d’histoire moderne, devant un auditoire peu nombreux, il est vrai, car les jeunes gens qui suivaient les leçons d’un enseignement supérieur, à leur sortie des classes, étaient bien rares dans cette époque où l’on était plus occupé à tailler sur les champs de bataille de la besogne à l’histoire qu’à l’étudier ou à récrire.

Pendant que M. Guizot manifestait cet esprit d’indépendance, M. Villemain se laissait aller à des tendances analogues, qui alarmaient quelquefois M. de Fontanes. Accueilli avec beaucoup de bonté par un aide de camp de l’empereur, M. de Narbonne, qui avait d’excellentes raisons pour aimer les gens d’esprit, M. Villemain recevait souvent de lui la mission de traduire pour Napoléon quelques-unes de ces grandes séances du parlement anglais où Canning commençait sa réputation d’orateur ; le jeune professeur allait ainsi faire sa classe en emportant furtivement, sous son habit, les journaux anglais, dont un seul exemplaire arrivait à Paris. C’était tout un nouveau monde qui s’ouvrait devant cet esprit vif et curieux ; ce mouvement, cette vie des affaires publiques faites au grand jour, ces luttes oratoires séduisaient, enivraient la jeune intelligence qui se penchait avec un sentiment d’envie vers le théâtre où ce drame émouvant se déroulait, comme un homme enfermé dans une tour silencieuse se penche, par une croisée, vers la grande ville dont les mille bruits et les frémissements lointains montent jusqu’à lui. Au sortir de ces lectures, M. Villemain laissa plus d’une fois entrevoir dans d’intimes conversations avec le grand maître de l’université, déjà inquiet de l’avenir, en présence de l’empire à son déclin, ses prédilections mêlées d’espérances pour un gouvernement parlementaire qui introduirait en France ce régime de libre débat. M. de Fontanes, arrivé à l’âge où l’on a plus de souvenirs que d’espérances, grondait alors doucement son élève chéri : « Allons, lui dit-il un jour, vous vous gâterez le goût avec toutes ces lectures. Que feriez-vous sous un gouvernement représentatif ? Bédoch vous passerait. » Bédoch39, c’était l’utile, le positif, quelque chose comme la commission du budget ; M. Villemain, c’était l’agréable, le brillant, l’esprit dans ce qu’il a de plus fin et de plus élevé, mais qui, par cette élévation et cette finesse même, n’est pas d’un usage aussi courant sous le gouvernement représentatif que l’esprit des affaires. Bédoch, c’était la prose de l’intelligence ; M. Villemain en était la poésie.

Ce qu’il y a de remarquable, c’est que l’éloignement qu’on témoignait pour l’empereur, dans le petit centre intellectuel dont nous avons essayé d’indiquer les tendances, ne tenait pas à l’esprit de parti : l’idée rendait à l’épée les sentiments que l’épée avait pour elle. En général, les conquérants n’aiment point les idéologues, selon un mot bien connu, et ils comprennent, sous cette dénomination, à peu près tous ceux qui se livrent aux travaux de la pensée ; il est dès lors assez naturel que les idéologues n’aiment pas les conquérants. C’est la querelle des deux puissances, la puissance de l’esprit et celle du glaive ; or, l’empereur dont le sens était si droit, quand il n’était point faussé par une passion, avouait lui-même, dans ses heures d’épanchement, qu’à la fin la victoire demeure toujours à la première. — « Fontanes, disait-il un jour au grand maître de l’Université, savez-vous ce que j’admire le plus dans le monde ? C’est l’impuissance de la force pour organiser quelque chose. Il n’y a que deux puissances dans le monde, le sabre et l’esprit. J’entends par l’esprit les institutions civiles et religieuses. — À la longue, le sabre est toujours battu par l’esprit. » La philosophie, l’histoire, la littérature, qui ont la prétention de tenir par quelques liens à l’esprit, se trouvaient par là même assez mal disposées pour le sabre. C’est ainsi que l’on vit se former, sur la fin de l’empire, dans un coin de l’Université, un petit foyer de philosophie spiritualiste, de caractères indépendants, qui se relient dans une certaine mesure, au mouvement d’idées dont on trouve la trace dans les ouvrages de madame de Staël. Au fond, l’origine est la même ; c’est la date de 89 un peu effacée par tant de déceptions et d’épreuves, avec plus d’expérience, et par conséquent des espérances moins ambitieuses, mais avec une activité studieuse et une indépendance contenue qui se détachent sur l’indifférence générale comme la lumière sur l’ombre, avec des aspirations moins raisonnées qu’instinctives vers un autre idéal que celui de l’empire dont le pouvoir absolu laissait si peu d’horizon à la pensée, et avec une si grande lassitude du despotisme, qu’elle commence à devenir un besoin de liberté. Sans doute, il n’y a rien encore de bien nettement dessiné dans cette situation ; mais regardez-la de près, au regard ajoutez le contact, et, à la lumière et à la chaleur, vous reconnaîtrez un foyer qui rayonnera plus tard.

V. Mouvement des idées religieuses. — M. Frayssinous. — 
Conférences de Saint-Sulpice. §

Ce n’est pas le seul foyer qui apparaisse dans la situation. À la fin de l’empire, les semences que Chateaubriand, Joseph de Maistre et Bonald avaient jetées dans les esprits ont germé : un moissonneur sacré se présente pour récolter les épis mûrs ; en face de la chaire universitaire où le rationalisme spiritualiste s’assoit sous les traits de M. Royer-Collard, et achève de battre en ruines la théorie de Condillac, une enceinte doublement consacrée voit s’ouvrir les conférences de M. Frayssinous.

Il convient d’entrer dans quelques détails sur l’origine de cet enseignement qui jeta tant d’éclat pendant l’empire et qui, continué sous la restauration, exerça une si haute influence sur le mouvement des idées religieuses. L’église des Carmes de la rue de Vaugirard, qui avait été le théâtre des massacres de septembre 1792, et dont M. de Pancemont, curé de Saint-Sulpice, avait fait son église paroissiale, en attendant qu’il eût été remis en possession de l’ancienne, occupée par le clergé constitutionnel, recevait encore en 1801 les catholiques dans sa modeste enceinte. En cette même année, les Carmes virent commencer une espèce de catéchisme raisonné, assez semblable au catéchisme de persévérance actuel, et qu’un prêtre récemment arrivé du diocèse de Rodez faisait avec le concours d’un pieux et spirituel collaborateur40 chargé de présenter les objections que le catéchiste devait résoudre. Ce catéchiste était M. Frayssinous.

Denys-Antoine-Luc de Frayssinous descendait d’une ancienne et honorable famille du Rouergue, qui avait donné au pays plusieurs hommes distingués dans l’ordre clérical, et qui, depuis plusieurs siècles, possédait le vieux manoir du Puech, situé sur les montagnes, entre Laguiole et Aubrac, non loin de la route royale de Rodez à Saint-Flour. Il était né le 9 mai 1765, à la Vayssière, un des domaines de l’abbaye de Bonneval, dont son père, licencié en droit et prenant le titre d’avocat au parlement de Toulouse, était le fermier général. Après avoir reçu avec son cousin Pierre-Denys Boyer, destiné aussi à exercer une grande influence sur les idées religieuses, sa première éducation au collége de Rodez, ancien noviciat des jésuites, dirigé alors par des prêtres séculiers, il partit pour Paris, en compagnie de deux hommes appelés à obtenir des célébrités bien différentes par des vies opposées, M. Clausel de Montais et l’abbé de Pradt, dont la renommée équivoque tient plus du scandale que de la gloire. Sa vocation pour l’état ecclésiastique ne tarda pas à se déclarer, et il entra en 1783 à la communauté de Laon, dirigée par les prêtres de Saint-Sulpice. M. de Frayssinous couronna ses humanités par des études théologiques faites avec un si grand éclat, que M. Philibert de Bruillard, depuis évéque de Grenoble, disait de lui : « Élève au séminaire, il eut beaucoup d’amis, jamais d’ennemis, peu ou point de rivaux. » Condisciple des Croy, des la Trémoille, des Saint-Salm, dont l’estime et l’affection lui étaient acquises, il aurait pu aspirer de bonne heure aux dignités ecclésiastiques, et le prince de la Trémoille, destiné dès lors à l’évêché de Strasbourg, comptait se l’attacher en qualité de grand vicaire. Mais le jeune Frayssinous renonça volontairement à ces perspectives d’une carrière brillante, et, en recevant le sous-diaconat en 1788, il s’attacha à la compagnie de messieurs de Saint-Sulpice, presque en même temps que son compatriote et son parent M. Boyer. L’année suivante il était prêtre. Aux jours de la tourmente révolutionnaire, les deux jeunes prêtres se réfugièrent dans leur pays natal, le Rouergue ; ils habitèrent les montagnes de Laguiole, et s’établirent dans la paroisse de Curières, où était situé l’ancien manoir du Puech, et M. de Frayssinous, déjà catéchiste, eut le bonheur d’obtenir la rétractation du curé de cette paroisse, un des adhérents de la constitution civile du clergé. Quand, les temps devenant plus mauvais encore, l’exercice du culte fut complétement interdit, M. Frayssinous se réfugia à Sévérac, et M. Boyer à Paumes, manoir de sa famille. Entre ces deux résidences, peu éloignées l’une de l’autre, s’élevait un immense plateau qui dominait les lieux d’alentour ; ce point intermédiaire était le rendez-vous commun des deux amis qui, les yeux attachés sur le beau paysage qui se déroulait à leurs pieds en racontant les bontés du Créateur, venaient échanger leurs réflexions sur les grandes et redoutables leçons qu’il donnait en ce moment au monde. Ils entraient dans les conseils de la justice de Dieu, et espéraient dans sa miséricorde ; la divinité de la religion leur paraissait plus haute, au milieu de tant d’exemples de la fragilité des choses humaines, et la vanité des idées philosophiques du dix-huitième siècle se révélait à leur esprit par leurs conséquences.

Malgré les menaces de proscriptions, les deux jeunes prêtres n’avaient point discontinué l’exercice de leurs fonctions sacerdotales ; seulement ils les remplissaient en secret. Au plus fort de la terreur, ces deux serviteurs de Dieu, voulant se familiariser avec le genre de mort qui les attendait dans le cas où ils seraient découverts, convinrent d’aller voir tour à tour l’échafaud dressé en permanence sur la place publique de Rodez. « L’épreuve m’a réussi, dit en revenant M. de Frayssinous, car il avait fait le premier l’épreuve ; « je continuerai sans crainte l’exercice de mon ministère. » Il continua donc à porter des secours spirituels aux malades, et à dire le dimanche la messe dans une cave, jusqu’au 9 thermidor (27 juillet 1794), époque à dater de laquelle le culte recommença à être toléré dans les campagnes. À partir de ce moment, il reparut au Puech, où il exerça le saint ministère ; l’hiver, il habitait avec sa famille le bourg de Saint-Côme, situé dans une belle vallée arrosée par le Lot ; mais il se rendait tous les dimanches où l’appelait le devoir qu’il s’était imposé, faisant cinq lieues pour célébrer le saint sacrifice au Puech et y annoncer la parole de Dieu. Ainsi s’écoulèrent près de huit années de la vie de M. Frayssinous, dans la méditation, le travail, la prière, l’accomplissement des devoirs du sacerdoce, et dans des entretiens approfondis qui, combinant les forces de deux esprits éminents, mais divers, leur permettaient à tous deux de s’élever plus haut ; années fécondes qui semaient profondément dans le sol une moisson qui devait en sortir plus tard. On conserve encore au Puech une Somme de saint Thomas, annotée à cette époque par M. Frayssinous. Ce fut alors qu’en méditant sur les ravages qu’avait faits la philosophie du dix-huitième siècle, il conçut le dessein de la combattre systématiquement dans une suite de conférences où il rétablirait toutes les vérités religieuses ébranlées par elle.

Il arrivait à la société française ce qui arriva au monde après le déluge : à mesure que les vagues baissaient, les traces de la végétation commençaient à reparaître ; c’est ainsi que dans une maison qui avait pour enseigne la Vache noire, et qui était située à Paris, rue Saint-Jacques, presque en face de celle où est aujourd’hui la communauté religieuse de Saint-Michel, quelques débris de l’ancienne compagnie de Saint-Sulpice se réunirent ; un des premiers élèves de ce séminaire naissant fut M. de Quélen. Au commencement de 1800, M. Émery, supérieur général de la compagnie, appela de Rodez MM. Frayssinous et Boyer, et chargea le premier d’enseigner la théologie dogmatique, le second la philosophie, dans l’établissement de Saint-Sulpice sorti de ses cendres. C’est dans cette maison de Saint-Sulpice, bientôt transférée rue Pot-de-Fer, que M. de Pancemont alla chercher, en 1801, M. Frayssinous, qui avait alors trente-deux ans, pour ouvrir des conférences dans l’église des Carmes. C’était le moment où M. de Chateaubriand allait publier le Génie du christianisme.

Il y avait quelque chose d’instructif et d’éloquent dans le lieu même où recommençait l’enseignement du catholicisme, qu’on avait voulu et espéré anéantir ; c’était dans une nécropole de martyrs où, quelques années auparavant, des évêques, de jeunes prêtres étaient morts en confessant la religion du Christ, que M. Frayssinous venait la prêcher. Les lieux parlaient d’eux-mêmes avant l’orateur. Bientôt le catéchiste substitua la forme du discours au dialogue, et transporta ses conférences de l’église des Carmes dans la chapelle dite des Allemands, attenante à l’église de Saint-Sulpice, qui venait d’être rendue au culte. Cet enseignement produisit un effet dont les contemporains ont conservé le souvenir. « On vit se réunir au pied de la chaire de M. Frayssinous, dit M. Pasquier41, non seulement la jeunesse studieuse qui abonde dans le quartier des écoles, mais celle encore qui, plus adonnée aux plaisirs du monde, semblait résister davantage à un enseignement sérieux. L’une et l’autre se firent remarquer par la religieuse attention avec laquelle elles écoutaient ce nouveau maître. La voix de M. Frayssinous avait ce ton d’autorité qui commande le respect et invite à la confiance. Toutes ses paroles inspiraient cette conviction profonde et réfléchie qui est d’autant plus communicative qu’elle s’exprime avec plus de modération, et lorsqu’on voyait les rangs si pressés de ces jeunes hommes dont la foule s’assemblait autour de lui, il eût été difficile de ne pas reconnaître qu’il y avait dans ses discours quelque chose de merveilleusement adapté aux instincts de cet âge que les passions peuvent égarer, mais qui se soumet assez volontiers à une démonstration qui ait un grand caractère de bonne foi. Des hommes d’un âge plus mûr, des hommes dans toutes les situations, ne tardèrent pas à venir juger par eux-mêmes le mérite d’un enseignement dont le retentissement n’avait pu leur échapper. M. Frayssinous était écouté avec cette curieuse attention qui ne s’obtient ordinairement que là où se rencontre le puissant attrait de la nouveauté. C’est qu’il enseignait l’Évangile aux premiers jours du dix-neuvième siècle ; c’est qu’il parlait d’une religion révélée, de sa morale, de ses mystères, de son culte divin, devant un auditoire qui ne pouvait se rappeler sans un profond sentiment de honte et de tristesse que les Français avaient été condamnés à assister aux fêtes de la Raison, et que naguère encore on avait entendu retentir, sous ces mêmes voûtes où dominait enfin la voix de l’orateur chrétien, les misérables chants de ce prétendu culte. »

Ainsi, ce qui contribuait au succès toujours croissant des conférences de M. Frayssinous, c’est qu’au dix-neuvième siècle le christianisme était devenu une nouveauté en France ; la plupart des jeunes gens ne connaissaient l’Évangile que par les citations tronquées de Voltaire, et le patriotisme était la seule religion qu’on leur eût enseignée. M. Frayssinous rencontrait donc, en montant dans la chaire, à peu près les mêmes conditions de succès qu’avait rencontrées M. de Chateaubriand dans la littérature. La vérité, après cette longue éclipse du bon sens, avait toutes les séductions de l’imprévu, et l’évidence elle-même se présentait avec tous les attraits du paradoxe, tant elle avait été méconnue et oubliée. On comprend que M. Frayssinous dut conformer son enseignement à l’état intellectuel et moral de son auditoire. « Les temps où nous sommes, disait-il lui-même, semblent demander un nouveau genre d’instruction. Il faut bien que le médecin approprie les remèdes aux besoins et au tempérament du malade. Or, telle est la maladie actuelle des esprits, qu’on ne peut opérer leur guérison qu’en suivant une marche nouvelle. » Il ne commença donc point par dire : Croyez », à des gens qui avaient oublié tous les motifs qui font croire ; mais venant modestement s’asseoir au milieu d’un cercle d’abord peu nombreux d’auditeurs, il se présenta comme un simple ami de la religion, venu pour s’entretenir avec eux de leurs plus chers intérêts. « Il leur annonce qu’il a de graves difficultés à résoudre, ne leur promet pas l’évidence, et ne leur dissimule pas que des hommes célèbres par leurs écrits ont professé des doctrines opposées. Il se borne à demander à ses auditeurs de l’écouter, ainsi que ses adversaires, et il consent à les prendre pour juges42 ». La jeunesse appartenant aux écoles philosophiques les plus opposées accourut avec ses préventions, ses préjugés, peut-être avec des intentions hostiles. Les conférences devinrent un événement. Un auditoire chaque jour plus nombreux les suivait avec un intérêt passionné ; on recueillait des notes, on voulait discuter, examiner, juger : souvent les controverses entre les auditeurs se poursuivaient au sortir de la conférence ; elles étaient l’aliment des conversations privées dans les restaurants et les promenades. Quelquefois ces controverses devenaient publiques, et c’est ainsi qu’un neveu de Cabanis, qui soutenait avec une ardeur sans égale les tristes théories de son oncle, attaquées éloquemment par M. Frayssinous, fut réfuté avec éclat par un des auditeurs les plus assidus du catéchiste, M. Portes, plus tard professeur à l’École de droit de Paris. D’autres adressaient leurs objections par écrit au catéchiste, qui les réfutait en chaire. Quinze fois par an il développait une leçon, et, faisant à dessein un long circuit pour arriver à la religion révélée, il consacra les premières années à initier l’esprit de ses auditeurs à une philosophie spiritualiste et chrétienne, qui les préparait à la nourriture plus substantielle qu’il voulait leur donner les années suivantes. La religion naturelle passait, dans les enseignements de M. Frayssinous, comme une préface utile devant la religion révélée. Il y a ici une analogie entre la marche de l’enseignement religieux de M. Frayssinous et la marche de renseignement philosophique de M. Royer-Collard, qui devient un symptôme remarquable de l’état des esprits.

Dans l’été de 1806, l’enceinte de la chapelle des Allemande n’avait pu suffire à la foule des auditeurs. Le dimanche 4 janvier 1807, les conférences s’ouvrirent dans la nef de Saint-Sulpice, sur l’invitation du comte Portalis, alors ministre des cultes, qui assista à l’inauguration, et fut frappé du talent de l’orateur et de la vigueur de sa dialectique. Le cardinal Maury, qui était en ce moment à Paris, ne fut pas moins touché de cette éloquence, et il a consigné dans un de ses ouvrages l’impression que produisit sur lui M. Frayssinous43. La conférence roulait sur la nécessite d’étudier plus que jamais la religion.

Tout à coup, après la conférence du 11 janvier, consacrée à prouver la Providence par l’ordre qui règne dans la nature, M. Frayssinous est mandé au ministère de la police. M. Fouché (c’était lui qui présidait au département de la police générale), qui comprenait la morale religieuse, avait reçu un rapport d’un de ses agents, et, sur la foi de ce rapport, il reproche au catéchiste catholique trois torts : d’abord, de ne pas avoir fait encore en chaire l’éloge de l’empereur et des armées françaises ; ensuite, de n’avoir pas enseigné dans ses conférences sur la religion naturelle l’obéissance due par les jeunes gens à la loi de la conscription ; enfin, « d’avoir prêché le cagotisme44. » Le catéchiste répond qu’il est assez difficile de faire entrer l’éloge de l’empereur dans des conférences religieuses ; que la loi sur la conscription est complétement étrangère aux enseignements de l’Église, et qu’il se contente en faisant de bons chrétiens, de préparer de bons Français. Loin d’avoir prêché le cagotisme, il a enseigné les vérités les plus hautes auxquelles puisse s’élever l’intelligence humaine. Le ministre de la police insiste pour que le prêtre catholique se range au programme qu’il vient de lui tracer ; celui-ci refuse d’obéir à cette prétention, et alors, par ordre de M. Fouché, les conférences de Saint-Sulpice sont suspendues.

Aucun autre fait n’est aussi propre que celui-ci à révéler les misères morales de cette époque. Il fallait que tout devînt un instrument de règne, et M. Fouché, s’érigeant en docteur des docteurs, se chargeait d’apprendre à l’Église ce qu’elle devait dire et taire dans la chaire de vérité. On voit ici à la fois la passion du parti philosophique et révolutionnaire qui s’effrayait du succès des conférences de M. Frayssinous, et saisissait l’occasion de lui imposer silence, et la prétention égoïste du despotisme qui veut tout exploiter à son profit. La conscription, nécessaire à l’immense dépense de sang humain qu’on faisait alors, devenait un dogme que toute voix écoutée devait prêcher à la France, et le prêtre était coupable de ne pas la mettre au nombre des vérités révélées. L’acte était cependant si exorbitant, qu’il souleva une correspondance entre M. Portalis, ministre des cultes, et M. Fouché, ministre de la police. Le premier écrivit au second que M. Frayssinous avait parlé convenablement de la gloire militaire de la France, dans une conférence à laquelle il avait assisté ; qu’il ne pouvait ni ne devait, dans un discours entièrement étranger à cette matière, parler de la loi de recrutement, et qu’il y aurait même de graves inconvénients à ce que les ecclésiastiques se permissent de s’immiscer dans un sujet si éloigné de leur compétence. Quant au reproche de prêcher le cagotisme, rien de moins mérité, car l’ecclésiastique en question n’avait pu s’occuper jusqu’alors que des grandes vérités de la religion naturelle, et il n’avait encore présenté le christianisme que comme le plus beau système de religion qu’on pût offrir à des nations civilisées. Comme le ministre de la police persistait à maintenir l’interdiction, le ministre des cultes en référa à l’empereur, qui était alors à la tête de ses armées. Il consentit à révoquer la mesure que Fouché avait prise, mais il fit seulement entendre au conférencier de Saint-Sulpice qu’il devait parler avec éloge du chef de l’État. M. Frayssinous pensa qu’il valait mieux se soumettre à cette exigence que de renoncer à un enseignement qui produisait un si grand bien, et dans des paroles d’ailleurs fort dignes, il remercia Dieu d’avoir employé, au commencement du siècle, une main puissante à relever ses autels. Par cette déférence, M. Frayssinous gagna une année et demie. Il put, pendant le cours de 1808, développer les grands principes de la religion naturelle. En 1809, il arriva aux vérités surnaturelles de la religion révélée, qu’il présenta comme le complément et comme la sanction de la première ; c’est à cette occasion qu’il prononça cette phrase célèbre : « La religion est aujourd’hui obligée de faire son apologie devant ses propres enfants, comme autrefois devant les Gentils et les Juifs. » Presque aussitôt après, il fit, sur l’indifférence en matière de religion, une conférence qui attira un concours prodigieux et produisit une impression profonde : « Je ne vous dis pas, s’était-il écrié en commençant, Croyez avant d’examiner, mais examinez pour croire. » Le 19 mars 1809, il établit à l’aide des travaux de Cuvier, alors nouveaux, l’exactitude des récits mosaïques sur la création et sur le déluge. Dans les conférences suivantes, il arriva aux mystères. Mais il était indiqué que la tolérance du gouvernement pour les conférences de M. Frayssinous ne serait que provisoire. Il est dans la fatalité du pouvoir absolu de ne pouvoir supporter le voisinage d’aucune liberté. Quand les rapports de l’empereur avec le pape s’envenimèrent, et quand cette omnipotence matérielle sans limite rencontra une résistance plus forte qu’elle dans un vieillard appuyé sur un devoir, Napoléon comprit qu’il ne pouvait plus supporter la liberté de la chaire, et un ordre supérieur interdit les conférences de M. Frayssinous. La première période de cet enseignement sacré avait duré, sous sa forme définitive, pendant six ans, de 1803 à 1809 ; car on ne peut guère compter les deux premières années, pendant lesquelles M. Frayssinous s’essaya avec M. Clausel de Coussergues, dans des instructions dialoguées.

Cette rupture inévitable et successive de l’empereur Napoléon avec toutes les forces de la pensée humaine, avec la puissance intellectuelle sous toutes ses formes, a quelque chose de remarquable. On l’a vue se reproduire avec une périodicité qui a un caractère monotone et fatal. Au début de sa puissance, Chateaubriand, Bonald et de Maistre écrivent librement ; Fontanes est non seulement toléré, mais accueilli et protégé ; le Journal des Débats est encouragé dans sa croisade intellectuelle contre la philosophie du dix-huitième siècle ; madame de Staël est en France, et son salon et ses écrits jouissent d’une égale liberté ; enfin, les autels sont relevés, le culte est honoré, le saint-siége est environné de respect et M. Frayssinous ouvre sans obstacle ses conférences. Dans la dernière période de l’empire, Chateaubriand, Bonald, Joseph de Maistre, sont condamnés au silence ; Fontanes est disgracié ; le Journal des Débats, confisqué ; madame de Staël, exilée ; le pape, captif ; le clergé français, persécuté ; la compagnie de Saint-Sulpice, dispersée, et M. Frayssinous se voit interdire l’accès de la chaire du haut de laquelle il a fait tant de bien à la génération nouvelle. Il n’est pas possible que cet ensemble de résultats analogues soit l’œuvre du hasard, ils doivent être dominés par une loi, et cette loi n’est pas difficile à découvrir. Quand le premier consul arrive, il se présente comme un moyen au service de la société française ; mais peu à peu il devient son but à lui-même, et c’est alors qu’il se trouve amené à briser tous ceux qui ne réduisent pas leur mission au métier de manœuvres, travaillant sur le plan donné par le maître à la construction de l’édifice de sa fortune. Mais une puissance qui veut tout absorber, s’isole et rétrécit sa base proportionnellement à l’élévation de son faîte, ce qui n’est pas une raison de solidité. Aussi, quand l’empereur applique au dehors comme au dedans cette politique excessive et égoïste, quand il rompt avec le saint-siége, entreprend la campagne d’Espagne, puis celle de Russie, brise toute plume indépendante, étouffe toute voix qui n’est point un écho de sa propre pensée, et impose silence à la chaire de vérité elle-même, son dernier jour n’est pas éloigné.

Livre III. §

I. Tableau du monde intellectuel au début de la restauration. §

Quand une époque finit et qu’une autre époque s’ouvre, un curieux spectacle s’offre aux regards : c’est le renouvellement de la scène du monde. Les acteurs de la pièce qui vient de se terminer en descendent, d’autres y montent ; ils viennent de tous les points de l’horizon, inconnus la veille, et appelés par une situation nouvelle à jouer un grand rôle le lendemain. Jamais ce spectacle ne fut plus curieux et plus attachant qu’au début de la restauration, parce que jamais changement de scène ne fut plus complet : tout se renouvelait à la fois, les décorations, le drame, les acteurs. Rien de moins semblable à la veille que le lendemain. La veille, c’est l’empereur avec sa toute-puissance, sa grandeur solitaire qui remplit le théâtre, sa voix qui parle seule, son activité incessante qui absorbe tout le mouvement de la vie nationale ; lelendemain, il y a de la place sur ce théâtre, vide parce qu’un seul homme en est tombé. Les idées, qui étaient sur le second plan du tableau, et que cette épée dictatoriale tenait dans l’ombre, vont passer sur le premier plan. Il y a entre ces deux époques si rapprochées par le temps toute la distance qui sépare deux principes opposés, deux gouvernements différents, deux situations contraires.

Au commencement et à la fin des batailles, il est d’usage de faire deux appels, pour constater quels sont ceux qui vont prendre part au combat, quels sont ceux qui y survivent. C’est aussi à une bataille, mais à une bataille intellectuelle, que nous allons assister ; il sera donc intéressant de faire un appel des hommes qui vont jouer un rôle dans la lutte des idées. Hélas ! le temps court si vite, et la vie humaine dure si peu, qu’en faisant l’appel de cette armée alors si brillante et si active, nous ne ferons guère aujourd’hui qu’évoquer des ombres !

D’où venaient les combattants ? quelles étaient leurs origines ? autour de quelles bannières se groupaient-ils ? quelles étaient leurs tendances, leurs affinités ? Nous rencontrerons, sans la chercher, l’histoire des destinées politiques de la restauration dans l’histoire de sa littérature : pendant cette période plus que dans toute autre, il est vrai de le dire, tout ce qui se fit dans la région des faits fut préparé dans la région des idées.

II. École catholique et monarchique ; ses prosateurs, ses poëtes. §

Au moment où la restauration commence, il y a trois courants d’idées principaux que nous avons vus se former dans le passé, et qui vont prendre la physionomie plus caractérisée de trois écoles littéraires, philosophiques et politiques.

Le premier de ces courants d’idées, c’est celui qu’on a vu jaillir, vers le début du dix-neuvième siècle, de la réaction intellectuelle et morale provoquée par les malheurs inouïs et les crimes étranges sortis de la révolution : un retour solennel à la vérité catholique, donnée pour base à l’ensemble des connaissances humaines, pour solution à tous les problèmes intetlectuels et sociaux ; le sentiment profond de la nécessité d’un pouvoir fort, durable, incontesté, une défiance plus ou moins marquée pour les idées de liberté au nom desquelles tant d’immolations ont été accomplies, tant de ruines entassées : voilà les caractères les plus généraux de cette école. MM. de Maistre et de Bonald, et avec eux, quoique dans un sillon qui lui est propre, M. de Chateaubriand, qui ont donné, quinze ans plus tôt, l’impulsion à ce mouvement des esprits et des lettres, vont le représenter à des degrés divers, et avec les nuances particulières de leur génie et de leur caractère. En faisant un pas de plus vers le sanctuaire, et en entrant sur le terrain de la littératuresacrée, où la théologie et la philosophie se confondent, on trouve un quatrième représentant de la réaction des premières années du dix-neuvième siècle dans la personne de M. Frayssinous, qui a déjà commencé à moissonner le champ que trois grands semeurs intellectuels, MM. de Chateaubriand, de Bonald, Joseph de Maistre, ont fécondé.

Sur les deux premiers il reste bien peu de chose à dire. On les connaît : M. de Chateaubriand, c’est le Génie du christianisme ; M. de Bonald, c’est la Législation primitive. On a vu le premier rompre, à la date de la mort du duc d’Enghien, avec le consulat, qui rompait lui-même avec la justice, l’équité, le droit des gens et le droit de l’humanité. On a suivi de loin son existence poétique et voyageuse, qui a donné à la France les Martyrs, cette épopée historique et philosophique, chantée entre le monde romain qui s’écroule et le monde chrétien qui s’élève, et l’Itinéraire de Paris à Jérusalem, écrit avec les notes qui restaient à l’auteur quand il eut employé les matériaux recueillis pendant les nombreux voyages nécessités par la composition de son épopée. On a vu enfin M. de Chateaubriand refuser, en 1811, à l’homme à qui l’on ne refusait rien, de rayer de son discours de réception à l’Académie française les phrases où il notait de blâme les idées et les actes révolutionnaires, dans la personne de Chénier. C’est donc avec un caractère tout d’une pièce, des précédents littéraires, religieux et politiques dominés par les mêmes principes, qu’il arrive à la restauration. Seulement il ne faut pas oublier qu’en écrivant son premier ouvrage, le poëme en prose des Natchez, où existent en germe les deux plus charmantes fleurs qui se soient épanouies plus tard dans cette intelligence féconde, Atala et René, M. de Chateaubriand composait un ouvrage d’une tout autre nature, l’Essai sur les révolutions, livre où de graves erreurs, dont l’auteur lui-même s’est fait le censeur austère, couvrent, sans le détruire, le sentiment vrai de la nécessité d’une alliance entre la monarchie héréditaire et les libertés nationales.

Pour M. de Bonald, à partir de l’avènement de l’empire, il a cessé d’écrire sur les matières politiques ; mais il a continué à s’occuper de questions religieuses et littéraires, et le Journal des Débats a publié plusieurs travaux remarquables de ce grand esprit. Pour faire entrer l’auteur de la Législation primitive dans le conseil de l’Université, M. de Fontanes a eu à vaincre ses répugnances qui, pendant deux ans, ont fait attendre la bienveillance de l’empereur. Par deux fois, on a essayé de déterminer M. de Bonald à échanger cette situation modeste contre un poste plus éclatant. La première fois, c’était le 7 juillet 1810, un envoyé secret de Louis Bonaparte, alors roi de Hollande, est venu lui apporter une lettre autographe dans laquelle le grand philosophe était appelé à la cour du frère de l’empereur, qui voulait lui confier ce qu’il avait de plus précieux au monde, l’éducation de son fils, « peut-être appelé à commander à ses semblables », comme il le disait avec une défiance prophétique. Cette lettre, document curieux de l’histoire de ce temps, montre à la fois quelle servitude les frères de l’empereur subissaient sur le trône, et de quelle renommée jouissait M. de Bonald par son talent et son caractère45.L’enfant que Louis Bonaparte, alors roi de Hollande, voulait ainsi confier à M. de Bonald, ce génie

profondément monarchique et catholique, était le frère cadet de celui dont l’empereur avait pleuré si amèrement la perte, et il devait vingt ans plus tard, périr lui-même dans l’insurrection de Rimini, tentée, après la révolution de 1830, contre le saint-siége, en laissant un dernier frère réservé à bien des vicissitudes, et dont le fmx et le reflux des révolutions a tour à tour brisé et servi la destinée, qui n’est point encore fermée.

M. de Bonald, fidèle aux principes qui réglaient sa vie, ne put que remercier le père de sa confiance, estimer l’homme, plaindre et refuser le roi.

La seconde fois qu’on avait essayé de tenter M. de Bonald pour le faire sortir de sa retraite, la position qu’on lui offrait était plus éclatante encore. Un jour le cardinal Maury lui avait écrit pour l’inviter à venir un matin chez lui ; M. de Bonald ayant déféré à cette invitation, le cardinal le pressentit sur la conduite qu’il

tiendrait si l’empereur l’appelait à présider à l’éducation du roi de Rome. M. de Bonald répondit à une ouverture aussi étrange, on peut le dire, quand on considère celui par la bouche duquel elle était transmise que lorsqu’on songe à celui auquel elle s’adressait, en enveloppant son refus d’un de ces mots spirituels qui font tout passer en France, même la vertu : « Je vous avouerai, dit-il, que si jamais je lui apprenais à régner, ce serait partout ailleurs qu’à Rome46. » La proposition en resta là, les événements se succédèrent, et M. de Bonald demeura dans ses humbles fonctions universitaires, où la restauration le trouva.

Elle trouve aussi dans une position universitaire l’éloquent catéchiste de Saint-Sulpice, M. Frayssinous, dont les conférences ont été interrompues par l’incompatibilité de la liberté de la chaire avec l’absolutisme impérial. Pendant les trois dernières années de l’empire, il a repoussé les offres obligeantes du cardinal Fesch, qui désirait s’attacher un homme de ce mérite, et il a préféré accepter une place à l’académie de Paris, que lui a fait obtenir M. de Fontanes. Cette position si inférieure à sa renommée lui a permis de demeurer à Paris et de continuer dans le ministère sacré les services qu’il avait commencé à rendre, du haut de la chaire, à l’élite de la jeunesse ; il a échappé ainsi au sort de la société de Saint-Sulpice, violemment dispersée au mois d’octobre 1811, à cause de sa fidélité au saint-siège. M. Frayssinous, en voyant tomber l’empire, dont la chute lui paraissait depuis quelque temps imminente, s’est écrié : « Ce colosse de puissance s’est fondu comme la cire au soleil » ; et il s’est préparé à faire entendre de nouveau sa parole respectée. Reste M. de Maistre, sur lequel il importe de donner des détails plus étendus. S’il est vrai de dire qu’on peut expliquer les hommes par les livres, il est vrai aussi de dire que, pour comprendre les livres, il faut connaître les hommes qui les ont écrits : or depuis la publication des Considérationssur la révolution française, c’est-à-dire depuis 1796, jusqu’à la restauration M. de Maistre a presque complétement disparu. Qu’est-il devenu pendant ce temps ? où était-il ? qu’a-t-il fait ? quels ont été ses sentiments, ses pensées ? Il faut le savoir, car sans cela on risquerait fort de ne pas comprendre les ouvrages qu’il a écrits ou médités pendant ce long intervalle de vingt ans, et qui attendent, pour paraître, que la liberté de la pensée soit rétablie.

Nous avons laissé le comte de Maistre à Lausanne, où il s’était réfugié, par suite du contrecoup que la révolution française avait eu dans le Piémont et la Savoie. C’est là qu’il a composé et publié ses Considérations sur la France, et que, dans sa correspondance intime, il a jugé, avec une si clairvoyante indépendance, la conduite de la coalition européenne, et notamment celle de l’Autriche. Pendant son séjour à Lausanne, il apprend d’abord que tous ses biens sont confisqués, ensuite qu’ils sont vendus. Ces deux événements n’obtiennent de sa plume, dans ses lettres à son ami Vignet des Étoiles, que deux courtes mentions, qui constatent en passant son naufrage particulier, perdu à ses yeux dans le naufrage gêneral. La première fois, il écrit : « Mes biens sont confisqués, je n’en dormirai pas moins » ; la seconde : « Tous mes biens sont vendus, je n’ai plus rien. » Pas un mot de plus. On ne dira pas que M. de Maistre ressemblait à ce personnage d’un tableau du déluge qui cherche à sauver sa bourse, au milieu du cataclysme universel.

En 1797, il quitte Lausanne avec sa famille et rejoint le roi de Sardaigne à Turin. Bientôt il faut encore fuir. Le roi de Sardaigne, après une lutte de quatre ans contre la révolution, est en effet obligé de quitter ses États de terre ferme devant les Français, qui occupent Turin ; le comte de Maistre, considéré comme émigré depuis la réunion de la Savoie à la France, doit se hâter de chercher un asile. Après de grands dangers, il arrive à Venise, où s’écoulent les plus rudes journées de son émigration. La gêne vient bientôt frapper à sa porte, en annonçant l’indigence qui la suit de près. Il vit sur quelques débris d’argenterie, ses ressources s’épuisent, et il se voit à deux doigts d’une de ces situations sans issue qui sont si cruelles quand il faut associer à ses privations, à son dénûment, une femme, des enfants, ces êtres si chers qu’on ne voudrait associer qu’à ses jouissances.

Les victoires de Souwarov, en changeant un moment la face des affaires en Italie, déterminent un changement dans la situation de M. de Maistre ; il est nommé par le roi son maître régent de la chancellerie royale en Sardaigne. C’était la première place dans la magistrature de l’île ; il la remplit avec ce zèle religieux et cette sévère intégrité qui sont le fond de son caractère. C’est là qu’en 1802 il reçoit sa nomination d’envoyé extraordinaire et de ministre plénipotentiaire à Saint-Pétersbourg, où doivent s’écouler pour lui les douze années qui lui restent à courir jusqu’à la chute de l’empire, années pesantes et fâcheuses pour l’homme, fécondes pour le penseur et l’écrivain.

C’était en même temps un honneur et une grande épreuve que cette ambassade. Représentant d’une royauté indigente et aux trois quarts dépossédée, qui ne pouvait mettre ses envoyés en position de tenir leur rang, le comte de Maistre est obligé, pour diminuer ses dépenses, de se séparer d’une femme à laquelle il était tendrement attaché et de jeunes enfants qui faisaient sa joie ; il y avait même une de ses filles, Constance, qu’il ne connaissait pas, parce que, trop jeune pour partager sa première fuite et ses premiers exils, il avait été obligé de la laisser à des mains amies au moment où il allait quitter Chambéry. Ce redoutable écrivain, qui traitait d’une si terrible manière les antagonistes de ses idées, était le plus tendre des pères. Sa correspondance nous révèle l’homme que ses livres nous avaient caché ; il exprime partout, dans ses lettres, le vide profond que laisse dans son âme l’absence de sa famille.

« — Des idées poignantes de famille me transpercent », écrit-il de Saint-Pétersbourg à la date de 1806. « Je crois entendre pleurer à Turin ; je fais mille efforts pour me représenter la figure de cette enfant de douze ans, que je ne connais pas. Je vois cette fille orpheline d’un père vivant. Je me demande si je dois un jour la connaître. » Plus tard, il lui écrit à elle-même d’une manière plus pathétique encore47 : « Parmi toutes les idées qui me déchirent, celle de ne pas te connaître, celle de ne te connaître peut-être jamais, est la plus cruelle. Je t’ai grondée quelquefois ; mais tu n’en es pas moins l’objet continuel de mes pensées. Mille fois j’ai parlé à ta mère du plaisir que j’aurais de former ton esprit ; je n’ai pas de rêve plus charmant, et quoique je ne sépare point ta sœur de toi dans les châteaux en Espagne que je bâtis sans cesse, cependant il y a toujours quelque chose de particulier pour toi, par la raison que tu dis : parce que je ne te connais pas. Tu crois peut-être, chère enfant, que je prends mon parti sur cette abominable séparation. Jamais, jamais, jamais ! Chaque jour, en rentrant chez moi, je trouve ma maison aussi désolée que si vous m’aviez quitté hier ; dans le monde, la même idée me suit et ne m’abandonne presque pas. Je ne puis entendre un clavecin sans me sentir attristé. Je traite rarement ce sujet avec vous ; mais ne t’y trompe pas, chère Constance, non plus que tes compagnes, c’est la suite d’un système que je me suis fait : à quoi bon vous attrister sans raison et sans profit ? Je puis t’assurer que l’idée de partir de ce monde sans te connaître est une des plus épouvantables qui puisse se présenter à mon imagination. Je ne te connais pas ; mais je t’aime comme si je te connaissais. Il y a même, je t’assure, je ne sais quel charme secret qui naît de cette dure destinée qui m’a toujours séparé de toi. C’est la tendresse multipliée par la compassion. »

Cette vue d’intérieur est éminemment propre à rectifier et à compléter l’idée qu’on est disposé à se faire de M. de Maistre, lorsqu’on n’a lu que ses ouvrages où il apparaît comme un génie sévère, et même un peu sombre, jugeant d’en haut les erreurs et les souffrances de l’humanité. On lit ici dans son cœur cette bonté qu’on retrouve surtout chez les hommes supérieurs, et cette lamentation paternelle si touchante, se prolongeant, dans un foyer désert, à la pensée de ceux qui y manquent, avertit le lecteur que l’homme de génie était un homme.

C’est de cette espèce d’observatoire de Saint-Pétersbourg que le comte de Maistre contempla l’étonnante période de l’histoire européenne qui se déroula de 1802 à 1814, et c’est là qu’il conçut et qu’il écrivit, en très grande partie, les deux ouvrages qui ne parurent que sous la restauration, le livre Du Pape et les Soirées de Saint-Pétersbourg. Il est à la fois intéressant et utile, pour bien comprendre ces ouvrages, de chercher quelle influence exerça, sur l’esprit de l’auteur, la vie qu’il mena, et ce grand spectacle des choses humaines qu’il eut sous les yeux. Il était à Saint-Pétersbourg, on l’a dit, l’ambassadeur d’une royauté indigente et presque dépossédée ; mais la supériorité de l’homme releva les fonctions du diplomate. Il fut recherché par tout ce que la Russie renfermait de grand, de spirituel et d’aimable. L’empereur Alexandre lui-même lui témoigna une estime et une affection particulières ; il fit mieux : il lui prouva toute l’étendue des sentiments qu’il lui accordait, en accueillant avec empressement, dans son armée, tous les sujets sardes, et en donnant un emploi important à son frère bien-aimé, qui avait quitté l’Italie avec l’armée russe48 ; enfin, au mois de décembre 1801, l’empereur recevait, comme officier dans le régiment des chevaliers-gardes, Rodolphe de Maistre, alors âgé de seize ans, et que son père avait appelé auprès de lui pour le dérober à la conscription qui l’exposait à servir contre son roi, sa patrie, ses parents.

De Saint-Pétersbourg, M. de Maistre entretient une correspondance vraiment européenne avec des hommes éminents, ou au moins distingués. Cette correspondance roulait, en très grande partie, sur les affaires du temps, ou sur les questions les plus profondes de la philosophie, de la religion, de l’histoire. Il est très recherché dans la haute société, à cause de la vivacité, de la pénétration et de l’élévation de son esprit, jointes à une sérénité bienveillante de caractère, et à une politesse exquise de langage qui lui permettait de tout entendre et de tout discuter sans arriver jamais au ton de la dispute. On pouvait dire de lui-même ce qu’il disait, dans une de ses lettres, du véritable zèle : « Il n’y a, il n’y aura, il n’y a eu, il ne peut y avoir de zèle hors la vérité. Dans toutes les communions séparées, on prend la haine contre nous pour le zèle qui est tout amour, au point qu’il cesserait d’être, s’il pouvait haïr. Parmi les hommes convaincus, il serait difficile d’en trouver un plus libre de préjugés que moi. J’ai beaucoup d’amis parmi les protestants, et, maintenant que leur système croule, ils me deviennent plus chers. » Ces lignes sont bonnes à lire avant le livre Du Pape ; elles empêchent qu’on puisse se méprendre sur le comte de Maistre. Il haïssait l’erreur de toute l’ardeur de sa foi ; quant à l’homme qui errait, malgré quelques duretés de langage qui lui échappaient quand il tenait la plume, parce qu’alors il ne voyait que l’idée, il l’aimait de toute l’ardeur de sa charité. C’est l’essence même du catholicisme, qui est en même temps foi, espérance et amour. Bossuet avait déjà dit tendrement aux protestants : « Voulez-le ou ne le voulez pas, vous êtes nos frères. »

On voit germer dans sa correspondance et dans ses conversations, que ses lettres continuent comme un écho éloquent, son grand ouvrage des Soirées de Saint-Pétersbourg. Les questions se lèvent une à une dans son esprit et sa correspondance. La vie intellectuelle n’était pas en effet, pour M. de Maistre, comme une exception et une oasis dans la vie matérielle et mécanique qui emporte, dans son tourbillon, les hommes vulgaires, en ne leur permettant que de rapides et rares échappées sur les grandes questions qui sont tout l’homme et devraient l’occuper tout entier. Sa vie intellectuelle est de tous les jours. On voit poindre aussi son livre Du Pape qui offrira le résumé de ses idées sur le catholicisme proprement dit, comme les Soirées de Saint-Pétersbourg renfermeront la large synthèse de sa philosophie toute catholique.

Au milieu de ses travaux, il suit la marche des événements extraordinaires qui se passent de son temps, non seulement avec la curiosité d’un esprit supérieur, d’un politique expérimenté, d’un philosophe profond, mais avec l’anxiété d’un homme qui avait des affections et des convictions politiques. M. de Maistre était, en politique comme en religion, l’homme du droit, de la tradition, de l’autorité. Sa conduite, ses paroles, ses écrits, présentent une concordance remarquable sur ces deux points. Dans les choses de la terre comme dans les choses du ciel, il est légitimiste. Dès 1793, il écrivait49 : « Sujets fidèles de toutes les classes et de toutes les provinces, sachez être royalistes. Autrefois c’était un instinct, aujourd’hui c’est une science. Serrez-vous autour du trône, et ne pensez qu’à le soutenir ; si vous n’aimez le roi qu’à titre de bienfaiteur, si vous n’avez d’autres vertus que celles qu’on veut bien vous payer, vous êtes les derniers des hommes. Élevez-vous à des idées plus sublimes, et faites tout pour l’ordre général. La majesté des souverains se compose des respects de chaque sujet. Des crimes et des imprudences prolongées ont porté un coup à ce caractère auguste ; c’est à nous à rétablir l’opinion, en nous rapprochant de la loyauté exaltée de nos ancêtres. »

Ces sentiments, M. de Maistre les professait et les pratiquait envers son souverain, le roi de Sardaigne. Après les conférences de Tilsitt et d’Erfurt, un ministre de l’empereur Alexandre lui demanda : « À présent, qu’allez-vous faire ? »« Tant qu’il y aura une maison de Savoie, et qu’elle voudra agréer mes services, répondit-il, je resterai tel que vous me voyez. » En 1796, il avait aidé de sa plume le roi Louis XVIII, par ses Considérations sur la France, et il écrivait en 180950, quand l’empire était à son apogée : « Toujours il sortira quelque chose de dessous terre qui prolongera les convulsions, et l’on ne cessera de se massacrer jusqu’à ce que la maison de Bourbon soit à sa place. Lorsqu’on arrache une maison royale de la sienne, le vide qu’elle laisse se remplit de sang humain ; mais le vide laissé par la maison de France est un gouffre, et quel sang n’y a pas coulé depuis Calcutta jusqu’à Tornéo ! » Plus tard, quand le congres de Vienne voudra entreprendre contre la souveraineté du roi de Saxe, M. de Maistre, conséquent avec sa doctrine, s’élèvera contre cette conduite : — « Un roi détrôné par une délibération, par un jugement formel de ses collègues, c’est une idée mille fois plus terrible que ce qu’on a jamais débité à la tribune des jacobins : car les jacobins faisaient leur métier ; mais lorsque les principes les plus sacrés sont attaqués par leurs défenseurs naturels, il faut prendre le deuil. Si les rois ont le droit de juger les rois, à plus forte raison ce droit appartient aux peuples. »

M. de Maistre est donc un génie profondément royaliste en politique, comme profondément catholique en religion. Seulement on aperçoit bien qu’il y a dans l’histoire générale, et dans l’histoire de son siècle en particulier, un point qui l’embarrasse. Le passé lui a appris qu’il y avait des races royales retranchées, des dynasties rejetées ; or, dans le présent, il voit l’empereur Napoléon s’élever à une si grande hauteur par son terrible génie et ses victoires, qu’un doute vient quelquefois l’assaillir. Il se sent entraîné par un attrait secret vers ce personnage extraordinaire ; il éprouve la curiosité d’un homme supérieur à l’égard d’un homme de génie ; il ouvre même une négociation afin d’obtenir une audience de lui et de lui parler des intérêts du roi de Piémont. Qui peut pénétrer les vues de la Providence ? Peut-être les destinées de la maison de Bourbon sont-elles fermées ! Peut-être un ordre de choses nouveau doit-il s’élever en France ! Cette idée, toujours repoussée, se présente plus d’une fois à l’esprit du comte de Maistre dans cette longue période de douze ans qui s’écoulent pour lui en Russie, de 1802 à 1814 ; c’est comme une tentation intellectuelle qui revient d’année en année. Mais la confiance dans le retour des Bourbons et dans la puissance du principe monarchique est la plus forte, et d’ailleurs M. de Maistre est d’avis que, tant que la maison royale existe, il faut faire son devoir. « L’Europe est à Bonaparte, s’écrie-t-il quelque part, mais nos cœurs sont à nous. » Belle parole qui marque la limite suprême où commence l’impuissance du pouvoir le plus absolu, le dernier droit qui reste inviolable quand tous les autres sont violés, le devoir qu’il est toujours possible de remplir, et que par conséquent il n’est jamais permis de déserter ! C’est le mot de la vierge chrétienne livrée aux insultes du gladiateur : alors même qu’elle ne possède plus son corps, son âme est à elle, et elle la donne à Dieu. Du reste, Joseph de Maistre voit Bonaparte travailler sans le vouloir, sans le savoir, à une restauration nécessaire à la France et à l’Europe. Sans doute, c’est à son profit qu’il prétend détruire les obstacles révolutionnaires ; mais ces obstacles détruits le seront pour tout le monde. Il arrivera un jour où la France se trouvera assez complétement guérie de ses superstitions révolutionnaires pour que la monarchie soit possible, et le jour où elle sera possible ne sera pas éloigné du jour de son rétablissement. Le comte de Maistre suit avec une anxiété visible, du haut de son observatoire philosophique, tous les symptômes précurseurs de ces événements. À chaque faute que commet l’empereur Napoléon, sa voix s’élève comme celle d’une vigie pour annoncer le dénoûment encore lointain. Quand l’Espagne se soulève, il écrit : « Je ne veux point contester les talents de Bonaparte ; ils ne sont que trop incontestables. Cependant il faut convenir qu’il a fait cette année trois choses dignes d’un enfant enragé : je veux parler de sa conduite à l’égard de la Toscane, du pape et de l’Espagne. Il était maître absolu dans ce pays, il y régnait par la famille régnante ; il enlève cette famille auguste, et, par ce beau coup, il met la nation dans l’état de la nature au pied de la lettre, c’est-à-dire dans la seule position qui puisse résister à un usurpateur de génie, menant une révolution à sa suite ; on n’a jamais fait une plus grande faute51. » Quand la rupture de l’empereur Napoléon avec le pape devient définitive, et qu’il menace de déposer le souverain pontife, la voix de la vigie fait encore entendre de sinistres présages : « Jamais aucun souverain n’a mis la main sur un pape (avec ou sans raison, c’est ce que je n’examine point), et n’a pu se vanter ensuite d’un règne long et heureux. Henri V a souffert tout ce que peut souffrir un homme et un prince. Son fils dénaturé mourut de la peste à quarante-quatre ans, après un règne fort agité. Frédéric Ier mourut à trente-huit ans dans le Cydnus. Frédéric II fut empoisonné par son fils, après s’être vu déposer. Philippe le Bel mourut d’une chute de cheval à quarante-sept ans52. » Il répond à ceux qui objectent que Napoléon vient du ciel : « Oui, il en vient comme la foudre. » Quand la chute de cet homme extraordinaire approche, il s’écrie : « Ses vices nous ont sauvés de ses talents. » Mais il y a une idée qu’il ne sépare point de celle-ci : c’est qu’on ne peut rien faire de grand et de bon en Europe sans la France ; c’est l’idée de toute sa vie. Il est plein d’estime pour le génie de notre nation ; il la regarde comme l’œil du monde : quand l’œil est obscurci, tout devient obscur ; c’est pour cela qu’il fait reposer toutes ses espérances sur le rétablissement du droit politique et des idées catholiques dans ce pays, dont les vertus sont contagieuses comme les erreurs.

Telle avait été la vie, telles avaient été les émotions du comte de Maistre pendant qu’il écrivait ses deux derniers ouvrages, c’est-à-dire jusqu’à l’époque de la restauration.

Quand la restauration commence, on voit se grouper autour de MM. de Maistre, de Bonald, de Chateaubriand, Frayssinous, des esprits éminents qui marchent dans la même voie, mais avec leurs allures propres et leurs aptitudes. Il est un des nouveaux venus de ces luttes intellectuelles qu’il faut faire connaître ; à cause de l’éclat que jettera tout d’abord son talent d’écrivain : c’est M. de La Mennais.

Félicité-Robert de La Mennais était né à Saint-Malo, en juin 1782, précisément dans la même rue où, onze ans plus tôt, Chateaubriand avait reçu le jour ; il était d’une famille d’armateurs anoblis par Louis XIV, à la demande des états de Bretagne, pour avoir, en temps de guerre, apporté, à prix coûtant, du blé dans la province, par une année de disette. Ayant perdu sa mère, dans son enfance, il ne put trouver une atténuation à cet immense malheur dans les soins de son père, absorbé par les occupations de son commerce et l’état de ses affaires, que l’emprunt forcé et les captures des Espagnols avaient compromises. Les caresses et la sollicitude maternelle manquèrent à cette enfance déshéritée de cette douce lumière qui éclaire l’esprit et échauffe le cœur. Ses premières années révèlent chez lui une intelligence ardente ; une disposition marquée à cheminer à son heure, à son pas, dans sa route : ce fut une vieille gouvernante qui, non sans peine, lui apprit à lire. Il avait neuf ans quand son frère aîné, M. Jean de La Mennais, voulut lui enseigner le latin ; mais le disciple indocile abandonna bientôt le professeur et entreprit d’achever seul ses humanités. À douze ans, il lisait Plutarque et Tite-Live. Vers cette époque, il fut confié à un oncle qui habitait la petite propriété de la Chenaie, sur la route de Saint-Malo, tout près de Dinan ; c’est là qu’il acheva lui-même son éducation. Cet oncle l’enfermait souvent dans une bibliothèque divisée en deux compartiments, dont l’un, réservé à tous les livres hétérodoxes et dangereux, avait reçu le nom de l’enfer ; le jeune homme, à qui on avait interdit l’accès de cette partie de la bibliothèque, lut tous les ouvrages défendus mais, comme il lisait en même temps les grands écrivains religieux, qui remplissaient les autres rayons, son intelligence se trouva assez saine pour préférer l’antidote au poison. Le ciel l’emporta sur l’enfer, et il sortit de cette bibliothèque plus religieux qu’il n’y était entré. Dans cette enquête contradictoire, M. de La Mennais avait été saisi d’un grand dédain pour le philosophisme du dix-huitième siècle, et d’une ferveur d’autant plus vive, qu’elle était fondée sur une foi éprouvée par l’étude. Quand il fit sa première communion, à vingt-deux ans, sa vocation pour le sacerdoce était décidée ; en attendant le consentement de son père, qui aurait préféré lui voir adopter la carrière commerciale, il entra comme professeur de mathématiques au collège de Saint-Malo. En 1807, il publia une traduction d’un petit livre ascétique de Louis de Blois, le Guide spirituel, et l’on remarqua l’onction et la douceur de son style. En 1808, parurent les Réflexions sur l’état de l’Église ; c’était comme le prélude d’un ouvrage plus célèbre : l’indifférence et la philosophie matérialiste y sont rudement traitées dans un style d’une âpre éloquence qui a des traits de parenté avec celui de Joseph de Maistre. Quelques idées sur la rénovation du clergé en France firent naître les ombrages de la police impériale, qui saisit le livre. En 1811, M. de La Mennais prit la tonsure et entra au séminaire de Saint-Malo. C’est là qu’il commença, de concert avec son frère, supérieur du séminaire, l’ouvrage intitulé, Traditions de l’Église sur l’institution des évêques. Cet ouvrage, qui rétablissait les véritables principes, méconnus par les abbés de Pradt, Grégoire et Tabaraud, qui prétendaient que l’élection des évêques n’avait pas besoin d’être sanctionnée par le pape, fut terminé à la Chenaie, et parut en 1812. Vers les premiers mois de 1814, M. de La Mennais vint à Paris ; presque aussitôt après la chute de l’empereur, il publia contre l’Université impériale un écrit très vif, dans lequel il n’avait point ménagé à l’empereur lui-même quelques-unes de ces phrases qui restent burinées sur les fronts qu’elles touchent. Pendant les cent-jours, M. de La Mennais était allé chercher un asile en Angleterre, pour ne reparaître en France qu’avec la seconde restauration, qu’il considérait comme un événement aussi heureux pour la religion que pour le pays. Le champion zélé des prérogatives du saint-siége, l’adversaire ardent de l’enseignement universitaire, le contradicteur de la philosophie du dix-huitième siècle, l’ennemi du despotisme temporel, s’étaient déjà manifestés chez M. de La Mennais : on ne pouvait encore que soupçonner en lui le grand écrivain.

Ainsi, dans les plus hautes régions intellectuelles, cinq hommes éminents apparaissent sur le seuil de la restauration, comme les représentants de l’école catholique et monarchique, MM. Chateaubriand, Bonald, de Maistre, Frayssinous, et derrière eux, bientôt à côté d’eux, M. de La Mennais.

Les poëtes ne manqueront pas plus à cette école que les grands prosateurs. On remarque déjà parmi les gardes du corps du roi, un jeune homme au front élevé, à la parole harmonieuse, dont quelques amis ont seuls entendu les premiers essais, qui s’éloignent, disent-ils, des routes frayées. M. de Lamartine est né à Mâcon, le 21 octobre 1790 ; son nom de famille est de Prat : ce n’est que plus tard qu’il a pris le nom d’un oncle maternel. Son père était major d’un régiment de cavalerie sous Louis XVI ; sa mère était fille de madame des Rois, sous-gouvernante des princes d’Orléans ; un de ses oncles a été tué le 10 août, en défendant le château ; sa famille, comme tant d’autres familles, a été frappée par la révolution. La sombre maison d’arrêt où on le menait, tout petit enfant, visiter son père prisonnier, se dresse au fond de ses plus lointains souvenirs. Les crises révolutionnaires une fois passées, son enfance s’est écoulée, calme et heureuse, dans la petite terre de Milly, pauvre et agreste oasis de famille, toute resplendissante d’innocence, de calme et de paix ; Milly aux sept tilleuls, cette terre natale, qui luira toujours aux yeux et au cœur du poëte comme un de ces ports de la vie d’autant plus regrettés, que la barque, une fois sortie, n’y rentre jamais. M. de Lamartine a raconté lui-même sa première éducation toute chrétienne — « Ma mère, dit-il, avait reçu de sa mère, au lit de mort, une belle Bible de Royaumont, dans laquelle elle m’apprenait à lire quand j’étais petit enfant. Cette Bible avait des gravures de sujets sacrés à toutes les pages. Quand j’avais bien récité ma leçon, et lu à peu près sans faute la demi-page de l’Histoire sainte, ma mère découvrait la gravure, et, tenant le livre ouvert sur ses genoux, me la faisait contempler en me l’expliquant pour ma récompense… Le son argentin, affectueux, solennel et passionné de sa voix ajoutait à tout ce qu’elle disait un accent de force, de charme et d’amour qui retentit encore en ce moment à mon oreille, hélas ! après six ans de silence. » Il peindra plus tard dans ses vers53 ce rustique séjour embelli par ses souvenirs d’enfance, et consacré par la présence de son vieux père, qui racontait à sa famille l’histoire de l’échafaud des rois ; par celle de sa mère, qui apprenait à ses enfants, autant par ses exemples que par ses leçons, la religion, la bienfaisance et la vertu, et de ses sœurs dont il croit voir encore les jeux folâtres et les blonds cheveux flottant au gré des vents.

C’est à Belley, au collège des Pères de la foi, nom sous lequel les jésuites sont rentrés en France, que M. de Lamartine a achevé chrétiennement cette éducation si chrétiennement commencée. À la fin de ses études, il a fait un court voyage en Italie, dont les beaux lacs lui sont apparus ; puis il est venu à Paris regarder de loin les derniers jours de l’empire, car il conserve précieusement dans son cœur la fidélité politique de ses aïeux. Pendant ce rapide séjour, il a déjà entendu la voix de la poésie ; mais cette voix, trompeuse comme celle de l’écho, l’a appelé vers la tragédie. Talma s’est plus d’une fois senti ému en écoutant le jeune poëte réciter d’une voix mélancolique un chant lyrique sur Saül, composition qui aspire en vain à quitter les ailes de l’ode, pour fouler la terre comme le drame. Puis, en 1813, pour la seconde fois, M. de Lamartine a visité l’Italie ; et sa jeunesse, toujours chrétienne par la foi, mais égarée dans ses voies par les passions de son âge, en a rapporté d’harmonieux regrets, de tristes et doux souvenirs. Le sentiment dominant de la jeunesse de M. de Lamartine a été celui d’une révolte intérieure contre le joug de plomb de l’empire, plus pesant encore à la liberté de la pensée qu’à celle des actions. Il a éprouvé une horreur instinctive pour ce monde où la force matérielle triomphe, et où le matérialisme de la science et de la philosophie donne la main au matérialisme politique. La Bible, Homère, Virgile, le Tasse, Milton, Rousseau, Ossian, Bernardin de Saint-Pierre surtout, ont été seslectures favorites ; la contemplation de la nature, sa consolation ; et il a été au nombre de ces jeunes gens d’élite qui cherchaient dans Chateaubriand et madame de Staël, ces deux génies disgraciés, les accents qui ressuscitent l’âme, et le souffle du spiritualisme qui, arrivant au cœur, fait jaillir une étincelle de ses cendres. « Ces deux génies précurseurs, disait-il plus tard54, m’apparurent et me consolèrent à mon entrée dans la vie ; Staël et Chateaubriand, ces deux noms remplissent bien du vide, éclairent bien de l’ombre. Ils furent, pour nous, comme deux protestations vivantes contre l’oppression de l’âme et du cœur, contre le desséchement et l’avilissement du siècle ; ils furent l’aliment de nos toits solitaires, le pain caché de nos âmes refoulées, et il est peu d’entre nous qui ne leur doive ce qu’il est, ce qu’il fut ou ce qu’il sera. » Telle avait été la vie de M. de Lamartine jusqu’à la restauration : vie de voyage à Rome, à Naples, qui agrandissait la sphère de ses idées ; vie de méditations à Milly, le manoir paternel, où les heures s’écoulaient dans des courses poétiques et solitaires à travers la campagne, et dans la contemplation des magnificences de la nature, ou dans la lecture des auteurs qui l’ont le mieux peinte, parce qu’ils l’ont le plus aimée ; vie d’irritation et d’indignation concentrée pendant les courts séjours qu’il fit à Paris, où son âme, profondément poétique, fut blessée du triomphe du sabre sur toute liberté, du chiffre sur l’idée. Aussi M. de Lamartine voit-il tomber sans regret l’empire ; après sa chute, il entre dans les gardes du roi ; mais presque aussitôt après les cent-jours, il quitte le service, et on le retrouve, dès le début de la restauration, en relation d’élève à maître, avec MM. de Bonald et de Chateaubriand, et ouvrant une correspondance avec M. de Maistre, dont il se proclame le disciple.

D’autres poëtes vont puiser ou puiseront plus tard aux mêmes sources. Au moment où la première restauration s’accomplit, M. Victor Hugo n’a que douze ans. Mais MM. de Vigny, Ancelot, Guiraud, Briffaut, Chénedollé, sont déjà connus ou se font presque aussitôt connaître. Ducis achève sa longue carrière ; Fontanes, dont les engagements avec l’empire ont été trop étroits pour qu’il puisse recommencer avec éclat un nouveau rôle, va bientôt mourir. Féletz, Dussault, Hoffman, tiennent le sceptre de la critique.

III. École du dix-huitième siècle : ses prosateurs, ses poëtes. §

En face de l’école catholique et monarchique qui va se manifester avec l’éclat de ces grands talents dans la littérature, l’école du dix-huitième siècle est prête à relever sa bannière. Quelques esprits appartenant à cette école se sont maintenus, sous l’empire, dans une situation de protestation silencieuse ; c’est le petit nombre. La plupart ont accepté docilement la position faite à la littérature sous le régime qui vient de finir ; plusieurs ont fait partie du bureau de l’esprit public, placé sous la direction de Fouché. Ce sont cependant des esprits de ce genre, résignés la veille à l’absolutisme politique, qui, dans la nuit où l’empire tombe et fait place a la restauration, passent avec armes et bagages aux doctrines les plus avancées du libéralisme, et encombrent les avenues de la littérature qui en est l’expression. Au fond, et sauf de rares exceptions, pour les hommes de l’école matérialiste et révolutionnaire, la liberté n’a jamais guère été qu’un moyen, et non un but : les hommes de lettres de l’intimité de Fouché, de courtisans du gouvernement impérial qu’ils avaient été, allaient se faire les courtisans de l’opinion publique ; ils changeaient de costume, non de rôle. Ce libéralisme bonapartiste, mal à propos confondu avec un libéralisme plus sincère et plus élevé, sera une des pierres d’achoppement de la restauration. Dans ce camp d’écrivains formé en général de talents plus corrects qu’élevés et plus châtiés qu’inspirés, on est assez disposé par les idées matérialistes à s’incliner devant la toute-puissance matérielle ; il n’y a que les droits religieux ou politiques contre lesquels on veuille maintenir l’indépendance orgueilleuse d’un esprit rebelle, qui, par une de ces mille contradictions auxquelles la nature humaine est sujette, s’allie au besoin avec l’assujettissement d’une volonté courbée devant le pouvoir. On accepte quand il le faut la domination de la force dans laquelle il y a toujours quelque chose de révolutionnaire, mais on ne veut pas se soumettre à l’autorité qui oblige l’esprit au respect.

Dans cette phalange littéraire venue de l’empire, on ne rencontre pas de ces personnalités éclatantes qui sortent du rang ; le nombre et l’union font sa force. Mais, dès le début, on voit poindre deux esprits plus neufs et plus vigoureux, qui doivent se détacher sur le fond usé et fané de la littérature impériale. L’un vient des armées, dans lesquelles il a promené l’indiscipline d’un caractère ennemi de toute sujétion et d’un enthousiasme contrariant qui se passionnait pour l’hellénisme au milieu d’une armée passionnée pour la gloire : c’est Paul-Louis Courier, intelligence nourrie dans le commerce de l’antiquité grecque, et qui a contracté, dans ce commerce, quelque chose du dénigrement spirituel, de l’impatience de toute règle, de l’ennui de toute supériorité, traits particuliers du caractère athénien. L’autre, dont le nom est presque universellement inconnu, n’a encore qu’un titre, une chanson, le Roi d’Yvetot, dont les refrains, tout pétillants de la vieille malice gauloise, chantés derrière les victoires de l’empereur, ressemblaient un peu à ces couplets mordants que les soldats romains répétaient derrière le char du triomphateur le jour où il montait au Capitole. Mais c’est quelque chose qu’une chanson en France. On a dit de l’ancien régime que c’était le despotisme tempéré par une chanson ; assertion inexacte, car le pouvoir rencontrait chez nous bien d’autres tempéraments et bien d’autres barrières que Machiavel lui-même a admirés ; ce qui est vrai, c’est que la chanson peut devenir une puissance en France, et il était réservé à M. de Béranger de l’apprendre à ceux qui l’ignoraient.

Né en 178055, sous l’ancienne monarchie, dans la rue Montorgueil, au sein de ce Paris populeux, bruyant, affairé, goguenard ; de ce Paris parisien, dans le sens où l’on dit la Bretagne bretonnante, au fond de l’arrière-boutique d’un tailleur56, ce dont il faut certes se garder de rougir, mais ce dont il se vante un peu trop, car ce n’est pas plus une gloire qu’une honte, Pierre-Jean de Béranger avait neuf ans à l’époque de la prise de la Bastille, et il l’a dit lui-même, si jeune qu’il fût, il avait gagné, au contact de la révolution, la fièvre révolutionnaire. Peu de temps après, il fut envoyé à Péronne, auprès d’une tante du côté de son père, qui tenait une hôtellerie, et il remplit les fonctions de garçon d’auberge. Quelques volumes dépareillés de Voltaire lui tombèrent sous la main, et il apprit pour ainsi dire à lire dans les écrits de ce grand railleur de toute chose, comme celui-ci avait appris à lire dans la Moïsade. Il ne tarda pas à profiter de ses leçons, si l’on en juge par une aventure de son enfance. Un jour, par un grand otage, là tante de Pierre-Jean, qui était pieuse, jetait de l’eau bénite dans l’appartement ; l’enfant, placé sur le seuil de la porte, ricanait tout bas, comme il convient à un esprit fort ; lorsque tout à coup la foudre, tombant à côté de lui, le jeta dans une paralysie complète. On le crut mort. Quand il revint à lui, sa première parole à sa tante, bonne et pieuse femme, qui priait agenouillée au pied de son lit, fut celle-ci : « Eh bien ! à quoi sert donc ton eau bénite ? » Étrange, nous allions dire effrayante parole dans la bouche d’un enfant à demi foudroyé, qui sort de son évanouissement pour railler la prière, au lieu de songer à prier. À quatorze ans, Pierre-Jean entra en apprentissage chez M. Laisné, imprimeur à Péronne ; il commençait, dès lors à essayer des rimes. Un peu plus tard, il suivit les cours de l’Institut patriotique, fondé à Péronne par M. Ballue de Bellanglise, ancien député à l’assemblée législative. L’enfant perfectionnait, d’après le système de Rousseau, son éducation commencée à la Voltaire. Il apprenait à pérorer, à faire des motions, à délibérer, et il était un des plus rudes discoureurs de cette école renouvelée des clubs ! Avant de dire ce que M. de Béranger fit pour la société, il est juste de dire ce que la société avait fait pour lui.

À dix-sept ans, il était à Paris de retour auprès de son père. Il y trouva les mœurs du directoire, et rien, dans son éducation première, ne l’avait armé pour lutter contre cette corruption du sensualisme qui débordait de toute part. Il cherchait la gloire, et il l’attendait au sein des plaisirs faciles ; on peut bien le dire, puisque lui-même a levé le huis clos de sa vie intime, en défendant la morale, plus qu’indulgente, d’une de ses chansons57. Tout en se livrant auxdissipations d’une vie épicurienne, il cherchait le succès sur des routes où il ne devait pas le trouver, car en entreprenant un poëme épique, sous le titre deClovis, en composant des dithyrambes religieux, le Déluge, le Jugement dernier, le Rétablissement du culte, ou une idylle intitulée le Pélerinage, il tentait, ce qui porte ordinairement malheur, d’exprimer des idées qui n’étaient pas les siennes et des sentiments qu’il n’avait pas dans le cœur. Le découragement finit par l’atteindre. La misère, à la suite de cette vie épicurienne, était venue frapper à la porte de sa mansarde, et à la place de la gloire qu’il attendait, il avait vu venir la faim. Il a lui-même raconté comment, dans une heure de désespoir, il tenta une démarche qui améliora sa position. « En 1803, dit-il, privé de ressources, las d’espérances déçues, versifiant sans but et sans encouragement, sans instruction et sans conseils, j’eus l’idée (et combien d’idées semblables étaient restées sans résultats), j’eus l’idée de mettre sous enveloppe mes informes poésies et de les adresser par la poste au frère du premier consul, à M. Lucien Bonaparte, déjà célèbre par un grand talent oratoire et par l’amour des arts et des lettres. Mon épître d’envoi, je me la rappelle encore, digne d’une jeune tête toute républicaine, portait l’empreinte de l’orgueil blessé par le besoin de recourir à un protecteur. Pauvre, inconnu, désappointé tant de fois, je n’osais compter sur le succès d’une démarche que personne n’appuyait. Mais le troisième jour, ô joie indicible ! M. Lucien m’appelle auprès de lui, s’informe de ma position, qu’il adoucit bientôt, me parle en poëte et me prodigue des encouragements et des conseils. Malheureusement il est forcé de s’éloigner de France ; j’allais me croire oublié, lorsque je reçois de Rome une procuration pour toucher le traitement de l’Institut, dont M. Lucien était membre, avec une lettre, que j’ai précieusement conservée, et où il me dit : « Je vous prie d’accepter mon traitement de l’Institut, et je ne doute pas que, si vous continuez de cultiver votre talent par le travail, vous ne soyez un jour un des ornements de notre Parnasse. Soignez surtout la délicatesse du rhythme ; ne cessez pas d’être hardi, mais soyez plus élégant. »

Peu de temps après M. de Béranger, recommandé à l’éditeur des Annales du musée, travailla obscurément à la rédaction de cet ouvrage, et enfin, en 1809, avec l’appui de M. Arnault, il entra, comme expéditionnaire, au secrétariat de l’Université, avec douze cents francs d’appointements. C’est là que la restauration le rencontra ; mais il a enfin trouvé sa voie littéraire, car, à cette époque, il a déjà composé la chanson du Roi d’Ycelot, cet éloge railleur qui, en chantant la paix, chansonnait la guerre.

IV. École du rationalisme spiritualiste et monarchique : ses prosateurs, ses poëtes. §

On a vu se former, dans les derniers temps de l’empire, la troisième école qui, sous le nouveau gouvernement, va se dessiner d’une manière plus nette et plus tranchée. La restauration trouve M. Royer-Collard dans sa chaire de philosophie, M. Guizot dans sa chaire d’histoire, M. Villemain dans sa chaire de littérature, et elle trouve, autour d’eux, une élite de jeunes esprits, spiritualistes en philosophie, préparés par de fortes études en littérature au goût des beautés naturelles, et disposés par une certaine indépendance intellectuelle, la seule qui fut restée possible sous le régime impérial, à accepter, sans prévention, l’étude et le goût des littératures étrangères, auxquelles Madame de Staël va donner une vive impulsion par son livre De l’Allemagne, imprimé sous l’empire, mais supprimé par la police impériale, et publié seulement sous la restauration. En politique, cette école a une tendance naturelle à se rattacher aux idées de 1789, telles qu’elles se présentèrent au début du mouvement d’opinion qui détermina la convocation des états généraux. Elle n’a pas d’éloignement pour la royauté traditionnelle ; tout au contraire, l’homme qui peut être regardé comme son chef, M. Royer-Collard, a gardé un souvenir respectueux de ses rapports avec cette royauté, dont il a été, pendantplusieurs années, le correspondant, et il voit, dans son retour et dans les conditions où elle se place, la réalisation de la plus chère de ses théories rationnelles, un gouvernement de libre examen, fondé sur un droit historique et le respect de l’autorité devenu le point de départ d’un régime représentatif.

M. Guizot, dans ses fonctions de professeur d’histoire à l’académie de Paris, s’est lié d’une étroite et respectueuse amitié avec M. Royer-Collard. Sans doute sa jeunesse ne lui laisse pas les mêmes regrets sur la monarchie ; son origine et son éducation protestantes peuvent lui inspirer quelque éloignement pour certains souvenirs de l’ancien régime ; mais il n’a pas oublié son père, montant sur l’échafaud révotutionnaire de Nîmes, le 3 avril 1794, comme suspect de résistance à la politique de Robespierre ; et son esprit, plein de répugnance pour le despotisme militaire, d’aversion pour l’anarchie démocratique, se trouve préparé à saluer avec satisfaction toute combinaison qui réalise cette alliance du principat et de la liberté, célébrée par Tacite. Quelques détails biographiques de la jeunesse de M. Guizot trouveront ici utilement leur place, car il faut perpétuellement, dans l’histoire littéraire, commenter les idées par les faits, comme, dans l’histoire politique, commenter les faits par les idées. Le 4 octobre 1787, François-Pierre-Guillaume Guizot était né à Nîmes, d’un avocat distingué dans le barreau de cette ville, issu lui-même d’une famille protestante, considérée dans le pays. Il entrait dans saseptième année, quand il perdit son père ; sa mère, femme d’un esprit remarquable, alla chercher à Genève, pour ses deux fils, une de ces éducations fortes qu’on ne trouvait plus à cette époque en France. En 1803, Guizot, qui savait à fond cinq langues : le grec, le latin, l’allemand, l’italien et l’anglais, commença sa philosophie, et ce fut cette étude qui lui révéla à lui-même la tournure de son esprit, une grande confiance dans l’autorité de la raison humaine, une ardeur de méditation et une fierté intellectuelle qui le disposent à ne rien admettre qu’après contrôle. Après des études terminées avec éclat, il vint à Paris pour y faire un cours de droit ; il y trouva les débris de la société directoriale dont la licence frivole et les grâces fanées ne pouvaient que choquer l’austérité génevoise d’un jeune homme au cœur pur et à l’esprit solide et ardent. Des relations nouées avec M. Stapfer, ancien ministre de Suisse à Paris, et chez lequel il passa, en qualité de précepteur, une grande partie des années 1807 et 1808, lui ouvrirent une voie plus conforme aux tendances de son intelligence et de son caractère ; il partagea son temps entre la littérature allemande et la philosophie de Kant ; puis il refit complétement ses études classiques, à la fois maître et élève, et contrôlant ainsi l’enseignement autrefois reçu : nouvel indice de cette fierté rationnelle qui est un des traits distinctifs de l’intelligence de M. Guizot. M. Stapfer lui ouvrit l’entrée du salon de M. Suard, où se réunissait la société la plus spirituelle de l’époque, et celle qui s’occupait le plus des choses intellectuelles ; ce fut là qu’il rencontra mademoiselle Pauline de Meulan, qui, appartenant à une famille distinguée, mais ruinée par la révolution, avait trouvé dans la fondation d’un journal, le Publiciste, un aliment pour l’activité d’un esprit remarquablement doué et des ressources pour sa famille. Cette rencontre amena un incident un peu romanesque qui fut, entre mademoiselle de Meulan et M. Guizot, l’origine d’une amitié littéraire à laquelle devaient succéder des liens plus étroits. Mademoiselle de Meulan, étant tombée gravement malade, était très inquiète pour son journal, dont elle était l’âme et qui était son seul moyen d’existence, lorsqu’elle reçut une lettre dans laquelle on la priait de se tranquilliser, en lui annonçant que, tant que durerait sa maladie, on lui enverrait un article pour chaque numéro de son journal. La lettre contenait le premier envoi. Les idées de mademoiselle de Meulan, les habitudes de son style, tout se retrouvait imité, reproduit avec une scrupuleuse fidélité dans ce remarquable travail, qu’on aurait dit écrit sous sa dictée. Elle put le signer sans hésitation, et c’est ainsi que le Publiciste se fit pendant tout le temps de sa maladie, grâce à un collaborateur aussi invisible qu’exact. On aurait pu croire que la plume de mademoiselle de Meulan, devenue fée, courait toute seule sur le papier, à la fois chargée d’encre et de pensées. Le procédé était délicat, sa forme pleine de chevalerie littéraire ; il toucha vivement mademoiselle de Meulan, il occupa beaucoup son imagination : quelle était cette plume, sœur de la sienne, et qu’elle ne connaissait pas ? Elle n’avait pas arrêté un moment sa pensée sur le jeune homme pâle et grave qui l’écoutait avec beaucoup de sang-froid se livrer à ses conjectures, dans les salons de M. Suard, où elle avait raconté l’anecdote. Enfin, invité de la manière la plus pressante à se nommer, dans lePubliciste, l’anonyme obéit, et M. Guizot leva la visière ; il vint lui-même se dénoncer à mademoiselle de Meulan. Ceci se passait en 1806. Six ans après, les rapports d’estime mutuelle, de conformité littéraire, les avaient amenés insensiblement à songer à une union plus étroite. M. Guizot était dans cette période de la jeunesse où l’on ne s’effraye pas d’une union un peu disproportionnée par l’âge, et où la première affection du jeune homme se plaît à retrouver quelque chose de maternel dans la tendresse de la femme. En 1812, mademoiselle Pauline de Meulan était devenue madame Guizot. Plusieurs écrits littéraires où l’inexpérience de la composition se laisse deviner au milieu de qualités remarquables, et qui attirèrent à l’auteur des critiques sévères de Dussault, avaient rempli ces années de la vie de M. Guizot. En 1809 avait paru le Dictionnaire des synonymes avec une introduction consacrée à une étude philosophique de la langue française ; un peu plus tard, les Vies des poëtes français, puis la traduction de la Décadence de Gibbon, enrichie de notes historiques ; enfin la traduction d’un ouvrage de Rehfus, l’Espagne en 1808. L’auteur de ces ouvrages n’avait pas encore vingt-cinq ans.Fixé à Paris, à partir de cette époque, M. Guizot vit beaucoup le monde dans ces salons brillants où se rencontrait l’élite des esprits, ceux qui venaient du passé, comme ceux qui allaient à l’avenir, l’abbé Morellet et M. de Chateaubriand, M. de Fontanes et le chevalier de Boufflers, madame d’Houdetot et madame de Rémusat, M. de Bonald et M. Suard, société diverse par ses origines et ses tendances, mais suspecte tout entière d’idéologie aux yeux de l’empereur, et qui, en effet, si c’est un crime, pouvait être accusée de remuer beaucoup d’idées. Ce fut là que M. de Fontanes eut l’occasion de remarquer M. Guizot, et que, après l’avoir essayé comme suppléant de M. de Lacretelle, il lui donna la chaire d’histoire moderne à l’académie de Paris, où le jeune professeur rencontra M. Royer-Collard.

Tels avaient été, si l’on peut s’exprimer ainsi, les précédents intellectuels de M. Guizot, jusqu’à la restauration. Son esprit se trouvait, on le voit, favorablement disposé à la forme de pouvoir qu’elle instituait, avec un penchant un peu trop décidé cependant à croire à la souveraineté de la raison humaine et à l’infaillibilité de ses solutions. Il a moins de souvenirs et par conséquent plus d’exigences que M. Royer-Collard, car la modération n’est que la forme affectueuse de l’expérience. Quant aux hommes plus jeunes encore qui entourent, avec M. Guizot, M. Royer-Collard, le gouvernement nouveau est pour eux le bienvenu, comme une ère d’affranchissement pour les idées, d’influence pour les supériorités intellectuelles, et une occasion d’appliquer à la France le gouvernement parlementaire de l’Angleterre, ce séduisant modèle qui excitait déjà l’envie et les espérances du grave Montesquieu, avec qui cette école, issue des constitutionnels de 1789, a de secrètes affinités d’idées et de style.

Il importe de faire remarquer que ces constitutionnels de 1789, auxquels vient se rattacher la partie la plus studieuse et la plus grave de la nouvelle génération, subsistent encore en partie. Ils sont représentés dans la littérature par madame de Staël et M. Benjamin Constant ; seulement ce dernier, par sa conduite à l’époque des cent-jours, s’est rapproché du camp de la littérature impériale. Esprit plus vif que sûr, M. Benjamin Constant s’est déjà fait un nom comme polémiste politique. On l’a vu consacrer sa plume facile à l’apologie du 18 fructidor. Il a été tribun au début du consulat puis le seul sentiment durable de sa vie, son admiration pour madame de Staël, l’a jeté dans l’opposition. Royaliste constitutionnel sous la première restauration, il s’est précipité dans le mouvement des cent-jours, sans ménager les transitions, et ce souvenir importun l’obsède et le rend malveillant et inquiet comme un homme qui attend un reproche.

Sur la fin de l’empire, on a entendu retentir le nom d’un jeune poëte qui se ralliera, au début de la restauration, à la même école. Né au Havre, le 3 avril 1793, M. Casimir Delavigne n’est encore connu en 1814 que par un dithyrambe sur la naissance du roi de Rome, pièce d’une facture assez large et d’uneharmonie uniformément sonore, dans laquelle, suivant l’usage des poëtes, ces oracles complaisants qui prophétisent aux héros tout ce que ceux-ci désirent, il annonçait à la France, sous le règne du roi de Rome, un bonheur sans nuages qui s’étendrait à nos derniers neveux58.

V. Influences morales et politiques ; leur action sur la littérature. §

Après avoir fait le dénombrement des armées intellectuelles qui vont se heurter, et essayé de classer par familles d’esprits les écrivains en présence desquels la restauration va se trouver, il convient d’indiquer les grands changements qu’elle apporte dans la situation, et qui doivent exercer une influence marquée sur la littérature.

D’abord la restauration apporte la paix, la paix générale, après la guerre universelle, qui a été, pendant tant d’années, la grande occupation du monde ; les nations, si longtemps divisées par des querelles d’ambition ou d’intérêt, se rencontrent dans une aspiration commune et invincible vers un repos nécessaire. Or, quand les marches et les contre-marches s’arrêtent sur les champs de bataille le mouvement recommence presque toujours sur le champ des idées ; l’activité humaine, qui ne peut rester sans aliment, passe alors de la sphère du fait dans celle de l’intelligence. Ce changement allait donner une importance inaccoutumée aux travaux de l’esprit. La littérature, en la prenant dans son acception la plus haute, c’est-à-dire en la considérant comme l’ensemble des efforts de la pensée humaine dans une époque donnée, héritait du rôle que le génie de la guerre laissait vacant.

Comme pour lui faciliter la prise de possession de ce rôle, la restauration apportait une nouvelle forme de gouvernement qui donne aux idées la toute-puissance. La presse devenait libre ; la tribune cessait d’être muette ; la poésie retrouvait ses ailes, l’histoire sa franchise, la philosophie son indépendance, la religion la liberté de la polémique. Un gouvernement de discussion, avec des institutions plus ou moins calquées sur les institutions anglaises, faisait son avènement. L’horizon du gouvernement représentatif se rouvrait au moment où l’on voyait se fermer celui de cette gloire militaire qui, après avoir rempli la scène, laissait à la liberté politique, en se retirant du monde désolé, le soin d’intéresser et de passionner la France. L’influence de la restauration sur le mouvement intellectuel devenait incalculable par suite de ce nouveau gouvernement qu’elle inaugurait. Les sceaux posés sur les divers systèmes d’idées par la pesante main de l’empereur se trouvaient tous levés à la fois. Toutes les discussions endormies, ou du moins assoupies pendant quinze ans, se réveillaient ; on entrait dans une polémique universelle, qui pouvait porter en même temps sur le passé, sur le présent, sur l’avenir, sur les idées et sur les faits, sur la religion, sur la philosophie, la littérature, la politique, l’histoire, et qui retentissait du haut de la tribune, dans les journaux, dans les livres, au théâtre. Que fallait-il penser de la révolution française ? Qui avait eu tort ? Qui avait eu raison ? Était-elle finie ? Continuerait-elle ? Que fallait-il penser de la philosophie du dix-huitième siècle ? À quelles idées devait appartenir le présent ? Quel était le sens de la charte ? Devait-elle être développée, maintenue dans le statu quo ou amoindrie et restreinte ? Était-ce à la philosophie du dix-huitième siècle ou à la religion que devait échoir l’empire des esprits et des cœurs ? Ou bien une nouvelle philosophie ne ferait-elle pas son avènement, et le dix-neuvième siècle, dédaignant de se régler sur les temps antérieurs, ne créerait-il pas tout à nouveau, la philosophie comme la politique, la littérature comme la religion ?

Telles étaient les questions qui allaient s’ouvrir, et chacune de ces opinions devait avoir ses partisans, chacune de ces familles d’idées ses écrivains. La littérature de la restauration se trouvait par là prédestinée à un rôle essentiellement militant, et ceux-là même qui, dans une autre époque, se seraient exclusivement occupés de récréer et d’intéresser leur temps, au lieud’aspirer à le conduire, avaient des affiliations secrètes avec une des trois écoles que nous avons indiquées : l’école monarchique et catholique ; l’école du dix-huitième siècle, avec sa philosophie matérialiste et sceptique, et sa politique révolutionnaire ; l’école intermédiaire, fondée sur un rationalisme qui inclinait, en philosophie, vers le spiritualisme, éclairé, plus qu’il ne le pensait lui-même, des lumières de l’Évangile, et, en politique, vers la monarchie constitutionnellement réglementée. Cet état de lutte, qui était un grave inconvénient et un danger considérable au point de vue gouvernemental, devait donner un mouvement remarquable à la littérature sous la restauration.

Il faut aussi tenir compte de quelques grands faits de nature à frapper vivement les esprits, et à les frapper en sens divers, selon les prédispositions morales et intellectuelles.

Ce retour de l’ancienne monarchie qui, après de si éclatantes épreuves et de si longs exils, rentrait au moment où nos armées succombaient sous la réaction européenne que l’empire avait amenée par ses guerres incessantes, et soutenait la France chancelante en lui tendant le sceptre fleurdelisé de Philippe-Auguste, de saint Louis, de Henri IV et de Louis XIV ; cette rencontre solennelle entre les malheurs de la patrie et ceux de l’ancienne royauté française, jetées l’une dans les bras de l’autre après une si longue séparation ; cette restauration impossible la veille, devenue nécessaire le lendemain ; ces princes vieillis sur la terre étrangère, inconnus à la plus grande partie de la jeunesse, qui apprenait en même temps leur existence et leur retour ; le long cortège de souvenirs dont ils marchaient suivis ; les vides sanglants qu’avait laissés dans cette famille la main de la révolution, et la mémoire de ceux qui n’étaient plus, évoquée par la présence de ceux qui restaient encore : il y avait dans cet ensemble de faits une source inépuisable d’impressions profondes qui remuaient vivement les imaginations disposées à se laisser toucher par le spectacle des vicissitudes humaines, et un sujet de graves méditations, de pensées élevées ou d’inspirations sublimes pour les écrivains qui se rattachaient à l’école religieuse et monarchique. Ceux qui, étant encore enfants à cette époque, ont vu, sans préoccupation favorable ou contraire, avec la simplicité et la sincérité de leur âge, ces journées d’effusion, d’ivresse trempée de larmes, et ces joies sur lesquelles descendaient les ombres mélancoliques du passé, en ont conservé un doux et impérissable souvenir. Plus tard, un sentiment de nationalité blessée par l’invasion étrangère a pu mêler dans nos âmes de l’amertume à ce souvenir, mais ce n’est que par réflexion que cette amertume est venue. La France, saignée aux quatre membres par les longues et lointaines guerres de l’empire, et fatiguée de ce despotisme si lourd malgréson vernis de gloire, avait tant souffert, que, dans ces premiers moments, le retour de la paix, sous quelque forme qu’elle se présentât, lui faisait l’effet d’une délivrance ; et l’Europe elle-même, bien plus altérée de repos que de succès, semblait n’être entrée sur notre territoire que pour conquérir cette paix, non moins nécessaire aux peuples coalisés qu’à la France. Ne calomnions pas la génération qui a précédé la nôtre, n’attribuons pas à des motifs bas et honteux, à l’oubli des devoirs du patriotisme, à l’affaiblissement des vertus nationales, les sentiments que cette époque vit éclater. La France n’en pouvait plus de fatigue et d’épuisement ; elle éprouvait, comme un homme hors d’haleine, une sensation de bien-être inexprimable à pouvoir s’arrêter pour respirer et pour étancher le sang de ses blessures. Les populations mises en coupes réglées par la guerre se félicitaient, comme il arrive dans les villes longtemps décimées par la contagion quand le fléau cesse de frapper : les mères, qui s’effrayaient naguère encore de voir grandir leurs fils, se disaient que les enfants qu’elles nourrissaient pourraient vivre. Ajoutez à cela qu’il y avait de secrètes et touchantes harmonies entre ce roi vieilli et valétudinaire qui revenait des terres de l’exil conduit par cette princesse de tant de vertus et de tant de souffrances, la seule de la famille de Louis XVI que le Temple eût rendue vivante, et cette nation épuisée et haletante qui avait besoin d’un régime doux et réparateur. La restauration réunissait donc, au plus haut degré, ce qui fait penser et sentir ; elle remplaçait, par d’autres émotions, les émotions de guerre et de triomphe, sur lesquelles la France était si complètement blasée, que, dans les derniers jours de l’empire, quand le canon des Invalides tonnait pour annoncer les suprêmes succès de l’empereur, on se disait tristement, en se rencontrant dans les rues de Paris : « Hélas ! ce n’est qu’une victoire ! » Songe-t-on aussi à ce que devaient dire aux intelligences et aux cœurs les contrastes du présent avec le passé : la fille de Louis XVI rentrant, au milieu des acclamations d’une population enthousiaste, dans ce palais des Tuileries qu’elle n’avait pas revu depuis la journée du 10 août ; Louis XVIII traversant dans son carrosse royal, suivi de ses gardes du corps, la place du 21 janvier, et les reliques de Louis XVI et de Marie-Antoinette allant, au milieu des gémissements et des larmes, par une froide journée d’hiver, choisie pour cette funèbre restauration, en mémoire d’un lamentable anniversaire, prendre possession de leurs sépulcres dans les caveaux de Saint-Denis ?

Pendant que ce spectacle des choses humaines jetait de graves pensées et de religieuses émotions dans un grand nombre d’âmes, il était, pour un certain nombre d’autres engagées, soit par leurs précédents, soit par leurs doctrines, dans les voies de la révolution, l’objet d’idées et de sentiments contraires. Il y en avait qui voyaient avec peine ce retour imprévu qui leur paraissait un pas rétrograde vers un passé qu’ils croyaient irrévocablement condamné. Il leur semblait que la France venait de reculer jusqu’au-delà de 1792, et ces hommages rendus à la royauté vivante, ces réparations funèbres faites à la royauté morte, leur paraissaient des offenses contre la révolution, dont ils avaient gardé les préventions, les passions et les rancunes ; ils s’irritaient de voir tous ses arrêts ainsi cassés par cette éclatante restauration de la famille historique dans laquelle se personnifiait tout ce passé national avec lequel les conducteurs du mouvement révolutionnaire avaient voulu rompre, en faisant dater à nouveau notre histoire de l’année 1792, devenue une muraille infranchissable élevée entre deux Frances, non seulement étrangères, mais ennemies. Il y avait, pour cette manière de voir et de sentir le grand fait de la restauration, un public restreint mais passionné, qui pouvait se recruter ; car, dans l’école matérialiste ou sceptique en philosophie et révolutionnaire en politique, les écrivains ne manquaient point pour développer ces sentiments et ces idées ; en outre, le personnel des lettres bonapartistes devait cacher, derrière ce rideau commode, les rancunes, les mécontentements et les antipathies que la chute d’un gouvernement favorable à leurs intérêts leur avait laissés contre le gouvernement qui le remplaçait. La liberté que la restauration apportait à la pensée humaine allait ainsi, comme tous les biens de ce monde, se trouver mêlée d’avantages et d’inconvénients : si la vérité pouvait trouver une force dans la presse, l’esprit de parti pouvait y dresser ses embuscades.

Ce qui ajoutait aux chances que les écrivains de l’école matérialiste et révolutionnaire pouvaient avoir de passionner les esprits, c’est qu’à l’improviste, sans préparation aucune, la société nouvelle, sortie de la fournaise de la révolution, allait se trouver en présence des derniers débris de l’émigration, et que, comme la chute du gouvernement impérial et l’avénement du gouvernement nouveau avaient eu lieu à l’occasion d’une situation extérieure, rien, dans la situation intérieure, n’avait préparé les esprits à ce rapprochement qui pouvait devenir un choc. D’un côté, des malheurs inouïs dignes à la fois de compassion et de respect, tous les avantages de la fortune noblement quittés, toutes les épreuves de la misère courageusement souffertes sur la terre étrangère, mais aussi une défiance facile à expliquer pour les idées nouvelles, les besoins nouveaux qui s’étaient fait jour au milieu de tant de déchirements ; de l’autre, une société transformée, sortie de ces crises dont elle ne se croyait point responsable, qui, quelque jugement qu’elle portât d’ailleurs de la révolution, c’est-à-dire des circonstances au milieu desquelles la transformation s’était accomplie, quelque horreur qu’elle eût pour les crimes révolutionnaires, regardait cette transformation comme un fait acquis et définitif.

Si l’on vient à songer que c’était au milieu de ces intérêts divers, de ces esprits d’origine et de provenance contraires, de ces passions du passé, de ces aspirations du présent, que le sceau du silence était levé, et que la parole était rendue à toutes les écoles, à tous les systèmes, à toutes les espérances, comme à tous les regrets, il est facile de comprendre à quelle mêlée d’opinions on allait assister, et quelles tendances contraires, représentées par des camps littéraires profondément opposés, allaient se disputer l’ascendant sur les intelligences.

Parmi les influences hors ligne appelées à avoir une action sur la littérature pendant la restauration, il convient de placer ce que nous appellerions volontiers le bonapartisme poétique. Par un singulier privilége, l’empereur Napoléon, après avoir exercé pendant quinze ans un ascendant souverain sur les faits de son temps, allait exercer sur les imaginations une fascination étrange du sein de son exil. Dans les premiers temps, les plaies étaient si cuisantes, le souvenir des souffrances si récent, et la pesanteur du joug napoléonien si présente à la pensée de ceux qui venaient de le porter, que cette impression ne se produisit pas immédiatement. Mais lorsqu’on s’éloigna un peu du jour de la chute de l’empereur, et que l’on aperçut, de l’autre côté des mers, sur le rocher de Sainte-Hélène, comme sur une sorte de piédestal, la figure de Napoléon inclinée dans ses pensées, cette vision poétique remua profondément les imaginations et devint un aimant irrésistible pour les poëtes. Il y avait tant de sujets d’inspirations dans cette chute qui égalait en profondeur la prodigieuse hauteur de cette fortune, dans cette immobilité absolue succédant à cette incessante activité, dans ce silence solennel montant peu à peu autour de cet homme qui avait fait tant de bruit ; et le lieu même de sa captivité, cette île lointaine, ce ciel nouveau, ces astres inconnus à notre hémisphère cette mer qui, comme une image de sa vie passée, grondait avec ses tempêtes autour du piédestal sur lequel le géant posait, ajoutaient tant de prestiges à cette apparition, qu’une réaction devait se faire peu à peu dans les esprits. De même qu’à la fin de l’empire les souffrances intolérables que l’on endurait avaient rendu la France insensible à la gloire de Napoléon, et que, dans les premiers jours de la restauration, les écrivains et les lecteurs devaient lui refuser jusqu’à la justice, à mesure que le sentiment des souffrances s’éteignit, le souvenir des inconvénients de l’empire allait en s’effaçant, et la France, ce piédestal vivant qui avait plié sous le poids de la statue, pouvait, à l’aide du mirage qui se faisait dans les esprits à la voix des poëtes, être amenée à ne plus voir que l’élévation et l’éclat de la figure monumentale que l’histoire cédait à l’ode, au dithyrambe, à la méditation, à la chanson guerrière, au drame, au panégyrique, à l’épopée. Les écrivains devaient trouver une facile connivence chez le public. La France se mirant dans cette gloire dont elle avait payé les frais avec le plus pur de son sang, et qui au fond était la sienne, se plaisait à cette transfiguration de Bonaparte réel dans un Napoléon idéal, dont les fautes, les torts, les faiblesses, les petitesses (car toutes les grandeurs humaines sont courtes par quelque endroit, comme parle Bossuet), disparaissaient dans l’auréole poétique dont il était environné, et dans ce lointain du temps et de l’espace qui ne laisse voir que les proportions du monument. Cette disposition des esprits pouvait avoir de graves conséquences que les écrivains de l’école opposée aux principes de la restauration ne devaient point laisser échapper. Le bonapartisme poétique, qui, pour les uns n’était qu’une légende et un souvenir, allait être pour d’autres une espérance et un calcul, pour d’autres, enfin, une arme. Il produisait une espèce d’illusion d’optique éminemment propre à tromper les esprits dans l’histoire comme dans la politique. Cette grandeur vaporeuse et indéterminée à la manière d’Ossian, dont les héros plaisaient tant à l’imagination de l’empereur, tendait à tout faire paraître petit, et la prose d’un gouvernement régulier, quelque sage qu’il fût, devait sembler terne et monotone, auprès de la poésie de ce gouvernement exceptionnel et irrégulier dont les proportions, déjà démesurées, s’agrandissaient encore au souffle de l’imagination des poëtes et de i’imagination populaire, qui est aussi poëte à sa manière.

Il faut tenir compte enfin d’une influence dont l’origine était très respectable et qui favorisait l’avénement et les progrès du bonapartisme poétique. Si la première invasion n’avait guère laissé d’amertume dans les âmes, la seconde, provoquée par ce retour de l’île d’Elbe, qui sera mis par l’histoire au nombre des plus inexcusabtes torts de Napoléon, qui exposait la France à une catastrophe inévitable pour rejouer une partie définitivement perdue, avait laissé ouverte au cœur de notre pays la plaie toujours saignante de Waterloo. Ce douloureux échec de nos armes, cette humiliation de la patrie, cette fois envahie par des vainqueurs irrités, plutôt que par des peuples bienveillants venant nous demander à main armée la fin de cette redoutable guerre, qui nous épuisait comme eux ; les conditions plus dures faites par la victoire de l’Europe à notre désastre : tout contribuait à jeter dans les intelligences le germe d’un mécontentement qu’il ne s’agissait que de développer pour le tourner en passion nationale. Le bonapartisme poétique pouvait donc devenir, pour la France, comme une consolation de ses derniers revers, puisée dans le souvenir de ses triomphes passés. Il était naturel qu’elle aimât à remonter le cours de cette Iliade qui contenait tant de pages brillantes, et qu’en se voyant si belle sous cette parure de victoires, elle oubliât des souffrances qu’elle n’endurait plus.

VI. Influences des littératures étrangères : Allemagne, Angleterre ; madame de Staël, lord Byron. §

Pour ne rien omettre dans le dénombrement des influences appelées à agir sur la littérature française pendant la restauration, il faut parler des communications intellectuelles qu’elle rouvrait entre les nations voisines et la nôtre. Nos guerres continuelles avec tous les peuples de l’Europe n’avaient pas interrompu seulement le commerce des denrées, mais le commerce des idées : tout ce qui venait du dehors était suspect au gouvernement impérial, et il est remarquable que, parmi les reproches adressés par le ministre de la police à madame de Staël, pour motiver la saisie et la destruction de son ouvrage De l’Allemagne et un nouvel ordre d’exil, figuraient ces phrases : « Il m’a paru que l’air de ce pays ne vous convenait point, et nous n’en sommes pas réduits à chercher des modèles chez les peuples que vous admirez. Votre dernier ouvrage n’est pas français. » Ainsi, il n’était pas permis, sous l’empire, d’admirer le génie littéraire de l’Allemagne, et de frayer avec ses grands écrivains59. Un des esprits philosophiques les plus distingués de la restauration fait remarquer que, pendant l’empire, nos frontières avaient été également fermées à toutes communications savantes avec les autres peuples, et c’est une des causes auxquelles il attribue le règne longtemps incontesté de la philosophie de Condillac dans nos écoles60. Avec la paix générale rétablie par la restauration, les douanes intellectuelles tombaient, et le commerce se renouait d’autant plus actif entre le génie de la France et celui des nations voisines, que les rapports avaient été longtemps suspendus. Deux contrées surtout se trouvaient appelées par le degré avancé de leur civilisation et par l’éclat de leurs travaux intellectuels à exercer une action marquée sur le mouvement des idées en France : c’étaient l’Allemagne et l’Angleterre.

La première rencontrait, dans un des écrivains les plus aimés du public français et les plus heureusement doués, un introducteur naturel. Madame de Staël avait, on s’en souvient, écrit son livre De l’Allemagne pendant les dernières années de l’empire ; et cet ouvrage, fruit des études d’un premier exil61, l’avait fait exiler de nouveau. C’était donc un livre plein de cet attrait toujours attaché aux œuvres d’opposition d’un écrivain persécuté qui allait révéler l’Allemagne à la France. Imprimé à Londres sur la fin de 1813, l’ouvrage de madame de Staël devait l’être dès 1814 à Paris. La chute de Napoléon rouvrait à la fois la France au livre proscrit et à l’auteur banni, qui se présentaient ainsi, en ajoutant, à leur valeur très réelle, la popularité de la persécution subie, et l’aimant d’une curiosité d’autant plus vive, qu’elle était depuis longtemps éveillée. La faveur naturelle qui entourait, au début de la restauration, une femme que l’empereur avait poursuivie d’une inimitié si persévérante, et à laquelle il avait fait l’honneur de personnifier en elle cette puissance de l’esprit, objet de ses appréhensions ; l’influence d’un salon européen ; l’intérêt de l’ouvrage, la nouveauté du sujet, à une époque où la littérature allemande était si peu connue en France, où l’on n’avait guère lu jusque-là que les idylles de Gessner et quelques œuvres de Klopstock, de Schiller et de Gœthe ; ce mélange séduisant d’études littéraires et d’études de mœurs ; la poésie des descriptions, le charme d’un enthousiasme communicatif, tout concourait à donner au livre De l’Allemagne un des meilleurs de madame de Staël, quoiqu’il porte la trace de ses défauts ordinaires, une popularité qui devait, en définitive, profiter à l’influence du génie allemand sur le mouvement des esprits dans notre pays. Ce livre pourrait être comparé à un de ces portraits peints en beau, mais cependant ressemblants, dans lesquels un rayon de l’idéal semble luire derrière la beauté réelle. Madame de Staël, que les Allemands reconnaissants appellent la bonne dame (die gute Frau), peut-être un peu dans le même sens que les contemporains de Jeanne d’Arc donnaient le même nom à ces fées bienfaisantes de Domremy, qui, suivant les superstitions locales, hantaient et protégeaient leurs fontaines, avait vu le pays, dont elle retraçait l’image, à travers le prisme d’une imagination puissante et les dispositions favorables d’un cœur bienveillant. Partout accueillie avec un empressement sympathique, dû à la supériorité de son esprit et à ses malheurs, en relation d’amitié avec tous les hommes éminents de l’Allemagne, avec ses philosophes comme avec ses poëtes et ses artistes, successivement assise au foyer de Goethe, de Schiller, de Humboldt, Ancillon, Schlegel, Wieland, madame de Staël avait vu surtout en Allemagne ce qu’on pouvait louer, et son regard avait glissé sur les défauts qui auraient appelé le blâme. Ce n’était point de sa part, on peut le croire, calcul, mais illusion d’un hôte reconnaissant, plus frappé des bons que des mauvais côtés de la nature humaine, dans un pays où il est affectueusement reçu au sortir d’une patrie vivement regrettée ; car madame de Staël, on s’en souvient, soupirait en songeant au ruisseau de sa rue du Bac, même auprès des belles eaux du lac Léman, chantées par tant de poëtes. La sincérité est une puissance ; il y avait donc une force dans la sincérité des opinions que madame de Staël exposait sur l’Allemagne. Elle exprimait ce qu’elle avait senti ; or c’est d’elle que M. de Fontanes avait dit, non sans justesse, au commencement du siècle : « Ce qu’elle sent est toujours plus vrai que ce qu’elle pense62. » Son livre, parmi tant d’avantages, avait encore celui de s’étendre à tout. Ce n’était pas tel on tel trait particulier de l’Allemagne ; c’était l’Allemagne tout entière avec sa physionomie extérieure, ses sites, ses traditions, ses mœurs, ses institutions, ses idées, sa littérature, ses hommes d’État, ses poëtes, ses philosophes, ses historiens, ses artistes, qui apparaissait tout à coup devant la France, en se couronnant de cette auréole que le talent des grands peintres fait rayonner sur les personnages de leurs tableaux.

Il faut signaler ici quelques résultats principaux du livre De l’Allemagne. D’abord, les intelligences se trouvaient préparées par cet ouvrage d’une lecture attrayante, populaire dans les salons, et écrit avec un talent sympathique aux lecteurs français, à l’étude bienveillante des chefs-d’œuvre de la littérature allemande, et des sources intellectuelles et morales où sont puisés les formes et l’esprit de cette littérature. On rencontre dans cet ouvrage le point de départ d’un mouvement d’idées, dont plus tard nous aurons à tracer le développement : le germe de la réforme romantique est dans le livre De l’Allemagne. Madame de Staël, dans un ouvrage publié près de quinze ans plus tôt, et sévèrement critiqué par Fontanes63, avait entrevu, avec l’inexpérience de la jeunesse et la confusion que jetaient dans ses jugements des études incomplètes et insuffisantes, qu’il y avait dans les littératures des peuples de l’Europe deux sources d’inspiration : le génie de la civilisation classique, c’est-à-dire, les Grecs, les Latins étudiés dans les monuments immortels de leurs langues, et le génie de cette civilisation plus moderne que le catholicisme avait apportée au monde en greffant ses immortelles vérités sur les mœurs, les tendances et les idées des peuples vainqueurs de l’empire romain ; elle était arrivée dans son livre De l’Allemagne à une expression plus nette et moins exagérée d’une théorie dans laquelle il y avait un fond de vérité caché sous un grand nombre d’erreurs. « Le nom de romantique, dit-elle64, a été introduit nouvellement en Allemagne, pour désigner la poésie dont les chants des troubadours ont été l’origine, celle qui est née de la chevalerie et du christianisme. Si l’on n’admet pas que le paganisme et le christianisme, le Nord et le Midi, l’antiquité et le moyen âge, la chevalerie et les institutions grecques et romaines se sont partagé l’empire de la littérature, l’on ne parviendra jamais à juger, sous un point de vue philosophique, le goût antique et le goût moderne. » Si l’on tempère cette distinction encore un peu trop tranchée, en disant que nous sommes des barbares qui avons bu à deux sources de civilisation, la Bible et l’Évangile d’une part, l’Iliade et l’Énéide de l’autre, on sera bien près de la vérité, et l’on aura découvert les trois éléments des littératures modernes : l’élément religieux, l’élément des origines nationales simples ou multiples, enfin l’élément classique, par lequel nous nous rattachons à l’antiquité civilisée. Qu’il puisse y avoir des combinaisons diverses de ces trois éléments, selon les peuples et même selon les temps, dans l’histoire des littératures ; que les proportions changent, sous l’action de tel ou tel mobile, rien de plus exact, ni de plus facile à comprendre : car, sans cela, la littérature cesserait d’être en harmonie avec la société, sujette elle-même à tant de changements. Mais qu’on puisse établir une séparation complète entre les deux genres et faire un partage absolu et irrévocabie des langues et des littératures entre le genre romantique et le genre classique, c’est là une exagération qui put séduire les esprits au début d’une nouvelle expérience littéraire, mais qui ne résiste pas à un examen plus approfondi. Dans les langues et les littératures antiques, en dehors des caractères particuliers propres aux temps et aux pays, il y a des beautés générales et éternelles dont on pourrait dire qu’elles ne sont ni grecques ni latines, mais plutôt humaines, par ce qu’elles ont de conforme aux types gravés par le Créateur dans les intelligences créées ; et c’est bien là le cas de dire, avec Térence, que rien de ce qui est humain ne saurait nous être étranger.

L’influence du livre De l’Allemagne, au lieu d’être exclusivement littéraire, devait s’étendre à la philosophie. Madame de Staël, qui avait frayé avec les philosophes comme avec les poëtes allemands, analysait, dans de rapides et vives esquisses, les doctrines de Kant, de Fichte, de Schelling, de Jacobi, de Herder, l’audacieux créateur de la philosophie de l’histoire ; elle accoutumait les oreilles au retentissement de ces noms nouveaux ; elle préparait les esprits à ces théories, en monnayant dans un style courant les principales idées contenues dans ces blocs scientifiques que jamais le génie français n’aurait abordés sans préparation. S’il advenait un jour qu’un de ces penseurs éloquents qui exercent sur l’esprit de leur siècle l’ascendant de la parole et de l’intelligence voulût introduire la philosophie allemande dans notre pays, c’est par la route que madame de Staël avait frayée que ces convois d’idées devaient arriver, et les premiers auditeurs de ces cours philosophiques de M. Cousin, qui allaient jeter tant d’éclat et attirer une grande affluence, devaient être les lecteurs du livre De l’Allemagne.

Si la littérature anglaise n’avait point, au début de la restauration, trouvé un aussi puissant précurseur que la littérature allemande pour l’introduire dans notre pays, elle avait l’avantage d’être moins inconnue. Déjà, dans les dernières années de l’ancienne monarchie, Ducis, cet esprit vigoureux, avait imité le théâtre de Shakspeare sur notre scène, et si le traducteur d’Hamlet duRoi Léar et de Macbeth, pour se conformer aux habitudes de notre littérature dramatique et aux idées de son temps, avait rogné les ongles et les serres du vieil aigle britannique, un grand acteur65, en étudiant ses rôles dans l’original, lui rendait par son jeu une partie de ce que le traducteur lui ôtait. En outre un esprit fin spirituel, indépendant, que nous avons rencontré à la fin de l’empire, étudiant à la dérobée l’éloquence parlementaire dans les discours de Pitt, Fox, Burke et Sheridan, M. Villemain, appelé à tenir dans la critique littéraire la même place que M. Guizot dans l’histoire et M. Cousin dans la philosophie, devait bientôt présenter des réflexions justes et neuves sur la littérature anglaise. Pour tout couronner, la paix générale, en faisant tomber les barrières morales et politiques qui nous séparaient de l’Angleterre, allait favoriser l’action de circonstances nouvelles qui ouvraient à l’influence des idées anglaises les portes de notre littérature.

Les similitudes de gouvernement établies par la charte de 1814 entre les deux pays les approchaient par une espèce de parenté politique. L’Angleterre, qui nous avait devancés dans le gouvernement représentatif, posait devant nous comme une sœur aînée, et la France, depuis l’introduction d’une constitution à l’anglaise, se trouvait portée à tourner les yeux vers un pays devenu pour elle un modèle dont l’autorité devait être sans cesse invoquée. Il y avait dans cette tendance presque inévitable de graves inconvénients : l’idéal de la France était désormais en Angleterre. Les esprits les plus actifs de notre pays allaient se trouver presque fatalement poussés à chercher dans une imitation plus parfaite, dans une conformité plus absolue avec les idées politiques de l’Angleterre, une ressource contre les difficultés qu’ils rencontreraient. C’était donc dans les choses encore plus que dans la volonté des hommes que se trouvait déposé le germe d’une nouvelle révolution. Les idées ont leur végétation et leur épanouissement comme les plantes ; le chiffre de 1688 était écrit dans l’idée de l’importation d’une constitution à l’anglaise, et dès 1817 M. de Bonald l’y lisait66.

Cette faveur assurée aux idées anglaises devait naturellement préparer les voies à l’influence de la littérature britannique. Or, il y avait précisément en ce moment, en Angleterre, trois écrivains d’un talent éminent, tous trois poëtes, bien qu’un d’entre eux doive la meilleure part de sa renommée, de ce côté-ci du détroit, plutôt à ses ouvrages en prose qu’à ses vers : c’étaient Walter Scott, Thomas Moore et, enfin, lord Byron. Walter Scott, par les traductions qui popularisèrent ses ouvrages en France est presque devenu un de nos auteurs nationaux ; mais il ne devait guère marquer son influence sur notre littérature qu’en donnant le goût des romans historiques et en excitant quelques esprits distingués à s’essayer dans ce genre : c’est peut-être à l’influence exercée par les romans de Walter Scott qu’on devra le Cinq-Mars de M. de Vigny, esprit original qui marchera dans la même voie sans l’imiter. Thomas Moore demeura peu connu chez nous, et on ne lut presque que ses Amours des anges ; mais, en revanche, lord Byron devait exercer sur notre littérature une longue et puissante influence, résultat à la fois de son caractère, de son talent et de circonstances particulières qu’il importe d’indiquer.

Il faut, pour bien comprendre cette influence de lord Byron, rappeler quelques traits de sa physionomie morale et littéraire. C’était un descendant intellectuel de ce René, la figure la plus remarquable et la plus contemporaine peut-être que Chateaubriand ait tracée dans son Génie du christianismeaspirant à tout et mécontent de tout, fatigué des autres et de lui-même, et nourrissant je ne sais quelle amère tristesse qui débordait de son âme même au sein des plaisirs ; un génie situé entre la raillerie sceptique et désolante de Voltaire et la malédiction éloquente de Jean-Jacques Rousseau. Riche, pair d’Angleterre, beau, plein de talent poétique, il quittait son pays en 1809, en laissant derrière lui, comme souvenirs, son premier amour dédaigné, ses premiers poëmes persiflés67, ses débuts parlementaires au-dessous du rôle que lui assignait son orgueil. Il s’embarqua à Falmouth, pour commencer un long pèlerinage, le 30 juin 1809, au moment où Napoléon était au faîte de sa puissance. Ce n’est pas sans intention que nous rappelons cette date : un des orgueils du poëte, c’était d’être jaloux de Napoléon ; il devait partout rencontrer son importun souvenir gravé à la pointe de l’épée, et, malgré les efforts de l’écrivain, ce nom de Napoléon dépassait toujours le sien par les deux bouts, sur tous les rivages et sur tous les monuments. L’itinéraire de lord Byron était largement conçu ; il voulait, avec son ami sir John Cam Hobhouse, visiter, outre une partie de notre continent, la Grèce, la Turquie, et même pénétrer dans l’Inde. On peut dire que, dans ce voyage, il se trempa dans les mœurs de tous les pays qu’il parcourut, et que ses regards s’étendirent avec les perspectives qui s’ouvrirent devant lui. Après avoir traversé à cheval le Portugal et une partie de l’Espagne, il alla s’embarquer à Cadix ; il prenait en courant quelques notes, et ces humbles pierres, jetées d’espace en espace, sont devenues un monument. Dès lors Byron commençait à bâtir Child-Harold. Après avoir côtoyé bien des rivages, il alla droit à Tebelen, où il fut merveilleusement accueilli par Aly ; le terrible pacha reconnut, à la conformation de l’oreille et à la délicatesse des mains du poëte, qu’il était de noble race, et par une de ces fantaisies qui viennent au pouvoir absolu, il lui permit de visiter la Grèce. À cette époque, il était difficile de pénétrer dans ce sanctuaire de la civilisation antique, caché à demi derrière la barbarie musulmane. Aussi voit-on dans Child-Harold que ce fut avec des transports de joie que lord Byron foula cette terre consacrée par le génie ; il la traversa presque tout entière en évoquant ses glorieux souvenirs, pour se rendre à Athènes, qu’il appelait la cité de ses rêves. Lord Byron demeura trois mois dans l’Attique. La vie qu’il menait dans cette contrée était pleine d’attraits pour un esprit tel que le sien ; il était dans la patrie de la civilisation, et il avait pour commensal la barbarie ; rien de plus pittoresque que cette existence mêlée de jouissances poétiques et de périls de tous genres. Le pacha, son ami, lui avait donné une garde de cinquante Albanais pour le protéger contre les attaques auxquelles il était exposé ; c’était donc sous la protection d’une troupe de bandits qu’il allait à la recherche de l’ancienne civilisation de la Grèce, dont d’autres bandits lui interdisaient les approches. Cette vie d’études, d’aventures et d’émotions laissa des traces profondes dans le talent du poëte, et elle fait comprendre les deux qualités contradictoires qu’on rencontre dans ses ouvrages, la témérité de la pensée jointe à la pureté de l’expression. Byron, à son retour, emporta le roman de sa vie dans son imagination, et le reflet de ses études classiques dans son style. Au bout de ces trois mois, le voyageur s’embarqua pour Constantinople, parcourut en passant les champs où fut Troie, puis, en traversant l’Hellespont, ce coureur de toutes les gloires fut saisi du désir de renouveler la périlleuse tentative de Léandre. L’amour-propre fut un aussi puissant mobile pour lord Byron que l’amour l’avait été pour le Grec de la poétique légende ; mais l’amour-propre fut plus heureux que l’amour, car, suivant les vers du poëte anglais, là où Léandre rencontra la mort, son imitateur ne rencontra que la fièvre. L’aspect de Constantinople n’était pas propre, à cette époque, à réconcilier avec le genre humain un esprit naturellement porté à la misanthropie ; aussi les vers que lord Byron écrivit dans cette ville sont-ils remplis de l’admiration que lui inspirait le climat, « splendide hyménée de la nature et des cieux », et d’une recrudescence de haine et de mépris pour l’humanité. Les nouvelles que lord Byron reçut à Constantinople sur l’état de sa fortune le rappelèrent en Angleterre ; mais il ne voulut point partir sans faire ses adieux à la Grèce, et ce culte touchant pour cette glorieuse terre fut le seul bon sentiment qu’il rapporta de son long pèlerinage ; d’autant plus touchant qu’il fut durable, et que le poëte donna plus tard à la Grèce sa fortune et sa vie.

On peut maintenant saisir tous les points de vue du génie du poëte et l’ensemble des qualités et des défauts qui allaient lui assurer une influence prépondérante sur notre littérature. On a remarqué les circonstances qui donnèrent l’essor à une imagination déjà impatiente de tout frein : cette soif d’émotions s’allumant dans les eaux mêmes où elle se désaltère ; cette individualité hautaine, achevant de s’enivrer d’ellemême dans sa lutte avec les hommes et les choses ; cet orgueil qui a besoin d’avoir ses coudées franches, et qui se plaît au désert et au milieu des ruines ; cet amour-propre universel qui veut laisser la trace de ses pas dans toutes les routes qui retentissent sous le pied qui les foule, et ne renonce à aucun genre de gloire, qui veut traverser l’Hellespont avec Léandre, acquérir une espèce d’illustration militaire dans des excursions aventureuses, et chanter des vers avec Sapho, Pindare et Homère ; ce culte filial pour la Grèce qui allait devenir contagieux en Europe.

Ce fut avec la chute de l’empire que commença la renommée de lord Byron dans notre pays, et il y a dans cette coïncidence de date quelque chose de remarquable : au moment où, avec Bonaparte, la grandeur positive tomba, les héros de lord Byron, ces grandeurs romantiques et indéterminées, prirent la place. L’admiration humaine était restée vide comme un de ces piédestaux d’où la statue vient d’être enlevée ; Byron condensa les brouillards de son climat, et remplit le vide avec une sorte de majesté nébuleuse et de grandeur fantastique ; nous entendons désigner ainsi ces figures sombres et tristes de Lara, Child-Harold, Manfred, et toute cette famille de génies inapplicables et de puissants caractères emprisonnés par les événements ou par leur dédain pour l’humanité, dans une fière immobilité, et demeurant en dehors de la vie réelle. À cette première cause du succès de lord Byron en France, il s’en joignit une autre qui ne fut pas moins décisive, mais qui fut plus honorable ; il était l’hôte et le poëte de la Grèce, qui, par les souvenirs classiques qu’elle rappelle, est la seconde patrie de tous les hommes civilisés, et il précédait tous nos poëtes dans la glorification de cette terre dont la cause allait devenir bientôt populaire. Ce n’était pas le seul point sur lequel les idées de lord Byron se trouvaient en harmonie avec les idées dominantes : après le grand combat des principes catholiques contre l’incrédulité et le scepticisme dogmatique de l’école du dix-huitième siècle, une transformation s’opérait peu à peu dans la génération nouvelle, parmi ceux qui ne s’étaient point ralliés au catholicisme. Sauf les vieux débris de l’incrédulité positive et du scepticisme raisonné, on en arrivait à douter du doute comme de la foi, et ce doute du dix-neuvième siècle avait quelque chose de douloureux et d’inquiet. Cet état concordait admirablement avec la poésie panthéiste de lord Byron, qui reflétait les diverses situations où peut se trouver l’intelligence humaine lorsqu’elle a rompu les liens qui l’attachent à la vérité, et qu’elle a vu tomber en pourriture ceux par lesquels elle s’était volontairement enchaînée à l’erreur. Lord Byron, en effet, n’est ni un incrédule systématique ni un orthodoxe ; sa tête est comme une auberge sonore où toutes les idées viennent retentir, et ses poëmes sont des palais féeriques élevés au doute.

Ceci suffit pour faire entrevoir les résultats fâcheux de son influence littéraire. Une intelligence maladive, puisant une partie de ses moyens d’action dans ses défauts, devenait la régulatrice des idées ; la manière de sentir et de juger, qui était, chez elle, l’effet d’une position et de circonstances exceptionnelles, se répandait dans l’atmosphère générale de notre littérature ; cette haine de la vie régulière, dont l’expression peut offrir quelque chose de pittoresque, mais dont la tendance est antisociale, s’introduisait par le charme d’une poésie puissante dans l’âme des jeunes écrivains appelés eux-mêmes à exercer une action. S’il y a un genre de supériorité à la portée des hommes les plus vulgaires, c’est cet esprit de dénigrement contre la société dont les poésies de lord Byron sont presque partout animées ; ceux qui n’ont pas de position dans l’ordre social aiment à se faire contre l’ordre social une position d’ironie aussi rien ne devait mieux réussir en France que cette tendance de lord Byron. Il faut y joindre ce sentiment d’un libéralisme indéterminé qui n’est, au fond, qu’une haine orgueilleuse contre l’autorité dont le poids paraît intolérable à notre nature. Certes, c’est une chose grande et belle que la liberté, mais il faut l’aimer dans les conditions possibles de son existence, sous des formes qui soient en harmonie avec les besoins de l’époque et le caractère de la nation à laquelle on veut la garantir, et il y a un libéralisme vague et indéfini qui n’est pas plus l’amour de la liberté vraie que le sentimentalisme n’est la sensibilité. À ce point de vue, les magnifiques lieux communs de liberté que Byron sema dans ses ouvrages eurent une influence fâcheuse ; ils contribuèrent à jeter les esprits dans le culte de la liberté idéale qui peut devenir la plus dangereuse ennemie de la liberté pratique. On ne saurait dire combien sa théorie des génies méconnus et des grandeurs ignorées devait avoir aussi de succès en France, et quelle funeste influence elle exerça. Il écrivait précisément dans une époque où la démocratie allait lutter en faveur des supériorités individuelles contre les principes traditionnels et les pouvoirs établis. Qu’est-ce, au fond, que la démocratie, sinon la candidature des supériorités possibles qui s’agitent à la porte de l’édifice social pour s’emparer du pouvoir placé au dedans, tandis que la monarchie est une grande existence politique permanente qui, entourée d’institutions stables, défend le pouvoir contre les ambitions individuelles, tout en s’aidant, pour l’exercer, des capacités que la Providence a placées dans chaque époque ? La démocratie démonte tous les quarts d’heure, sous prétexte de la remonter, l’horloge que la monarchie monte pour des siècles. N’importe, il y a un charme décevant dans la démocratie : elle flatte l’orgueil de notre nature, et console et satisfait cette haine de bas en haut qui a entassé tant de ruines ; or lord Byron entrait dans tous ses plans et dans ses passions en faisant apparaître, aux esprits amoureux de leurs grandeurs présumées, tous ces Napoléon ensevelis sous leur colonne par une aveugle destinée, coupable de ne pas les avoir placés au-dessus. Les inconvénients de cette tendance littéraire de lord Byron devaient étre plus grands encore au point de vue social : il contribua à envenimer une maladie qui devait attaquer les jeunes intelligences de ce siècle et dont les effets furent mortels. De tous ces désenchantements amers cultivés par l’école que l’influence des écrits de lord Byron contribua à fonder en France, deux fléaux successifs sortirent : le suicide, cette malédiction que tant de jeunes hommes devenus incapables de se contenter de l’humilité d’une destinée qui leur offrait des devoirs sans retentissement et des vertus sans gloire, écrivirent avec leur sang sur le front de la société avant de quitter la vie ; le socialisme, qui est la maladie généralisée et arrivée à sa seconde puissance, alors que tous les mécontentements groupés et enivrés de leurs forces songent à accomplir la malédiction et veulent tuer au lieu de mourir.

VII. Résumé : les hommes, les idées et les circonstances au début de la restauration. §

Tel était donc l’ensemble de circonstances et d’influences au milieu desquelles la littérature de la restauration commençait à se produire :

Le renouvellement de la scène du monde ;

Trois écoles qui se subdivisaient chacune en nuances particulières : l’école catholique et monarchique ; l’école sensualiste et révolutionnaire, continuant la tradition du dix-huitième siècle ; l’école intermédiaire, qui tenait par la politique au constitutionnalisme de 1789, par la philosophie au rationalisme spiritualiste de M. Royer-Collard, et, en partie, par la littérature proprement dite, aux doctrines de madame de Staël, sans que cependant on pût dire que ces doctrines ne lui fussent pas communes avec plusieurs des hommes engagés dans l’école purement catholique et monarchique ;

La lutte des idées sur le premier plan du tableau ; toutes facilités données à cette lutte, qui peut porter sur tous les sujets et sur tous les temps ; un nouveau gouvernement : liberté de la tribune, liberté des livres, bientôt liberté des journaux ;

Plusieurs grands faits, sources de sentiments différents et d’inspirations diverses : le rétablissement de l’ancienne monarchie et le spectacle d’un retour inespéré, sujet d’émotions sympathiques pour les uns, d’irritation pour les autres, d’étonnement pour tous ; un rapprochement de la France ancienne et de la France nouvelle, qui peut devenir un choc ; le bonapartisme poétique ; le ressentiment de la nationalité blessée ; l’abaissement des douanes intellectuelles interposées entre les nations ; l’Allemagne arrivant à Paris derrière madame de Staël, l’Angleterre avec lord Byron.

Si maintenant on vient à se souvenir qu’une grande partie des hommes qui avaient été mêlés aux luttes de la première révolution vivaient encore ; que ceux qui avaient vingt ans en 89 n’avaient que quarante-six ans en 1815, et que les rancunes du passé devaient venir à chaque instant s’ajouter aux querelles du présent, l’antipathie des personnes à l’opposition des choses, on peut prévoir que la littérature sera un champ clos où tous les drapeaux et toutes les idées se heurteront.

Déjà la plupart des hommes qui joueront les principaux rôles dans ces luttes vous sont apparus.

D’abord vient le premier ban des intelligences, celui des écrivains qui ont pris part aux débats dans le passé :

En 1815, M. de Chateaubriand, né en 1768, a quarante-six ans, il est dans toute la force de l’âge et de l’intelligence ; M. Frayssinous est de la même année ; M. de Bonald, né en 1753, est leur aîné de seize ans : il entre dans la vieillesse, mais sa vieillesse est vigoureuse ; M. de Maistre, né en 1754, ne compte qu’un an de moins, et ces deux génies contemporains se rencontrent dans les idées comme dans le temps.

M. Royer-Collard, né en 1761, et qui a comme eux, mais avec des opinions différentes, un tour dogmatique dans l’esprit et le style, appartient presque à la même époque.

Puis vient le second ban des intelligences, la génération qui date des dernières années de la monarchie ou des premières de la révolution, et qui a été élevée sous l’empire :

En 1815, M. Guizot, né en 1787, a vingt-six ans ; M. Cousin est à peu près du même âge, M. Villemain plus jeune encore ; M. de LaMennais, né en 1782, est dans sa trente-troisième année ; M. de Lamartine, né en 1790, a vingt-cinq ans, et M. Casimir Delavigne, qui chantait le roi de Rome dès 1813, vient d’atteindre sa vingt et unième année. M. de Béranger a quelques années de plus : il est né en 1780. Il peut se souvenir, il se souvient de la prise de la Bastille ; il a vu les déesses de la liberté sur leur char :

De nos respects, de nos cris d’allégresse
De votre gloire et de votre beauté,
Vous marchiez fière ; oui, vous étiez déesse,
Déesse de la liberté.

Quant à M. Victor Hugo, son passé ne date que de la veille de la restauration. Quoiqu’il ait déjà entendu la voix de la fée68, il n’est encore en 1815 qu’un enfant de treize ans.

À la même époque, deux jeunes hommes commençaient leur droit à Aix, tous deux sortis de familles sans fortune ; mais, doués de cette vive et puissante intelligence et de cette merveilleuse aptitude au travail qui conduisent à la fortune et à la renommée, ils avaient les yeux fixés sur Paris, où les fortunes s’élèvent et où les renommées se construisent si vite. Le premier de ces deux jeunes hommes s’appelait M. Thiers, le second M. Mignet.

Les noms se pressent devant la mémoire qui les évoque. En 1815, M. Berryer, âgé de vingt-cinq ans69, a déjà fait ses débuts au barreau, de la manière la plus brillante, sous les auspices de son père, alors dans tout l’éclat de sa renommée. Il y a trouvé M. Dupin, son aîné de sept ans, qui, remarquable par sa parole assaisonnée des saillies d’un brusque bon sens et son éloquence familière que relève la connaissance profonde du droit, a paru un moment à la tribune politique, pendant les cent-jours, et M. Odilon Barrot, né en juillet 1790, esprit méditatif, enseveli dans l’étude de la jurisprudence, que la philosophie du droit séduit et captive, et dont les sympathies accueillent la monarchie revenant avec la paix et les libertés politiques pour cortège. Des hommes plus près de leur renommée, parce qu’ils sont plus avancés dans la vie, M. Lainé, déjà célèbre par sa résistance à l’empereur ; M. Serre, cet esprit libéral venu de l’émigration et de l’armée de Condé ; le général Foy, qui appartient à la partie républicaine de l’armée, sont déjà au pied de la tribune.

M. Molé, qui a commencé sa carrière par un livre, l’Essai de morale et de politique, écrit d’un style ferme, net et vigoureux, mais où la censure de l’anarchie, dont les blessures étaient récentes, côtoie l’apologie du pouvoir absolu, a déjà donné des preuves de cet esprit applicable, de cette élocution noble, facile et naturelle qui le rendront propre aux affaires dans un gouvernement de libre discussion, et de ce goût délicat et élevé de la littérature qui rehausse les qualités de l’homme d’État.

M. de Salvandy, dont le nom retentira dans la sphère de la presse périodique, de la littérature et plus tard des affaires, est, à cette époque, un des jeunes et brillants officiers de la maison du roi.

Ainsi tous les acteurs des luttes intellectuelles qui vont s’ouvrir sont à leurs postes, inconnus la plupart à la société où ils vont jouer de si grands rôles, inconnus les uns aux autres, et plusieurs s’ignorant eux-mêmes. D’origines diverses, formés par des éducations profondément opposées, appartenant à des écoles ennemies, mus par des esprits différents ou contraires, philosophes, écrivains religieux ou politiques, poëtes, orateurs, historiens, littérateurs, auteurs dramatiques, ils vont, sous l’empire des circonstances que nous avons rappelées, contribuer au développement littéraire de cette époque de quinze ans à laquelle la restauration doit servir de cadre. La lice est ouverte, les barrières tombent, et la voix du juge du camp a crié d’en haut : « Laissez aller ! »

Livre IV. §

I. Poésie. §

Les gouvernements, comme les hommes, ont leur printemps : c’est dans le printemps poétique de la restauration que nous entrons. Une époque vient de finir, une autre commence. Sans doute elle est enflammée de bien des passions, attristée par bien des misères ; elle aura ses fautes et ses abus : on en trouve dans tous les temps et dans toutes les histoires, parce qu’au fond l’abus c’est l’homme, et que, pour supprimer les abus, c’est l’homme qu’il faudrait supprimer. Mais cependant, quand on est au début d’une de ces périodes historiques où la vie des nations semble se renouveler, lorsque les longues perspectives de l’avenir fuient devant le regard, semblables à ces allées dont on a à peine dépassé les premiers arbres, il y a dans les intelligences un mouvement, une surabondance de vie, une exubérance de sève, une puissance de production d’un côté, une profondeur de sensibilité del’autre, qu’on ne rencontre pas quand on est plus avancé sur la route. Belles et riantes heures de la jeunesse, que l’homme ne retrouve plus quand elles sont une fois envolées, mais que les nations, qui rajeunissent, à la manière des arbres, par la chute et la pousse des feuilles, comptent plus d’une fois dans leur carrière ; époques d’épanouissement intellectuel, d’émotions fraîches et vives, beau printemps poétique, qui donc, après s’être rencontré en face de vous, avec ce printemps de l’âme que nous portons tous en nous à vingt ans, pourrait vous oublier jamais !

C’est donc par la poésie que nous entrerons dans l’étude de la littérature de la restauration. Le réveil de la poésie, à cette époque, a quelque chose du réveil de l’esprit de liberté, avec lequel il coïncide ; plus la compression avait été forte, plus la réaction était vive. L’empire avait été le triomphe des sciences exactes, du calcul, du compas, de l’idée mathématique, sur les vérités de sentiment et la philosophie de Condillac, qui tend à faire du don divin de la pensée un mécanisme matériel dont le premier rouage est dans les sens, avait, du haut de toutes les chaires, du sein de toutes les académies et de tous les ouvrages officiels, favorisé cette conspiration contre tout ce qui est sentiment, inspiration et poésie. Les hommes qui vivaient dans ce temps et à qui Dieu avait mis dans le cœur cette aspiration vers l’idéal qui fait les poëtes, n’avaient souffert qu’avec une indignation secrète les dédains des sciences matérielles ; et le plus richement doué d’entre eux, M. de Lamartine, que nous allons rencontrer sur le premier plan du tableau que nous avons à peindre, a exprimé avec une grande énergie la révolte de ces jeunes âmes d’élite contre une époque où le sabre, qui croit vaincre l’idée parce qu’il oblige la tête à se courber, était le grand moyen de gouvernement, et où le compas du géomètre prétendait mesurer l’esprit et le cœur de l’homme, assez vastes pour contenir la pensée et l’amour de Dieu.

« Je me souviens, dit-iL70, qu’à mon entrée dans le monde, il n’y avait qu’une voix sur l’irrémédiable décadence, sur la mort accomplie et déjà froide de cette mystérieuse faculté de l’esprit humain qu’on appelle la poésie. C’était l’époque de l’empire, c’était l’heure de l’incarnation de la philosophie matérialiste du dix-huitième siècle dans le gouvernement et dans les mœurs. Tous ces hommes géométriques, qui seuls avaient alors la parole et qui nous écrasaient, nous autres jeunes hommes, sous l’insolente tyrannie de leur triomphe, croyaient avoir desséché pour toujours en nous ce qu’ils étaient parvenus en effet à flétrir et à tuer en eux, toute la partie morale, divine, mélodieuse de la pensée humaine. Rien ne peut peindre, à ceux qui ne l’ont pas subie, l’orgueilleuse stérilité de cette époque. C’était le sourire satanique d’un génie infernal quand il est parvenu à dégrader une génération tout entière. Ces hommes avaient le même sentiment de triomphante impuissance dans le cœur et sur les lèvres, quand ils nous disaient : Amour, philosophie, religion, enthousiasme, liberté, poésie, néant que tout cela ! Calcul et force, chiffre et sabre, tout est là. Nous ne croyons que ce qui se prouve, nous ne sentons que ce qui se touche ; la poésie est morte avec le spiritualisme dont elle était née. Et ils disaient vrai, elle était morte dans leurs âmes, morte en eux et autour d’eux. Par un sûr et prophétique instinct de leur destinée, ils tremblaient qu’elle ne ressuscitât dans le monde avec la liberté ; ils en jetaient au vent les moindres racines à mesure qu’il en germait sous leurs pas, dans leurs écoles, dans leurs lycées, dans leurs gymnases, surtout dans leurs noviciats militaires et polytechniques. Tout était organisé contre cette résurrection du sentiment moral et poétique ; c’était une ligue universelle des études mathématiques contre la pensée et la poésie. Le chiffre seul était permis, honoré, protégé, payé. Comme le chiffre ne raisonne pas, comme il est un merveilleux instrument passif de tyrannie, qui ne demande jamais à quoi on l’emploie, qui n’examine nullement si on le fait servir à l’oppression du genre humain ou à sa délivrance, au meurtre de l’esprit ou à son émancipation, le chef militaire de cette époque ne voulait pas d’autre missionnaire, d’autre séide, et ce séide le servait bien. Il n’y avait pas une idée en Europe qui ne fût foulée sous son talon, pas une bouche qui ne fût bâillonnée sous sa main de plomb. Depuis ce temps j’abhorre le chiffre, cette négation de toute pensée, et il m’est resté, contre cette puissance des mathématiques exclusive et jalouse, le même sentiment, la même horreur qui reste au forçat contre les fers durs et glacés rivés sur ses membres, et dont il croit éprouver encore la froide et meurtrissante impression quand il entend le cliquetis d’une chaîne. Les mathématiques étaient les chaînes de la pensée humaine. Je respire, elles sont brisées ! »

L’amertume de ces souvenirs, la vivacité de ces rancunes, en révélant la violence de la compression exercée sur les esprits de cette génération, expliquent en même temps l’épanouissement poétique qui marqua les premières années de la restauration. Toutes ces idées contenues, tous ces sentiments refoulés se faisaient jour, toute cette poésie enfouie, pour ainsi dire dans les âmes, pendant une période qui n’aurait eu pour elle qu’indifférence, haine ou dédain, en jaillissait à la fois. L’ébranlement imprimé aux intelligences par les événements aussi extraordinaires qu’imprévus qui changeaient la face du monde, favorisait encore cet essor de la poésie. Enfin, ce qu’il y avait de merveilleusement moral dans ce retour inespéré du droit prévalant contre la force, cette empreinte du doigt de Dieu qui apparaissait à la fin de ce chapitre de l’histoire de la révolution qui avait prétendu exiler Dieu des choses humaines, ce rapprochement de circonstances terribles et consolantes qui mêlaient la terreur à l’espoir et la joie à la tristesse ; tout, en un mot, concourait à la résurrection de la poésie. Aussi voit-on, presque au début de la restauration, la situation nouvelle se manifester par l’apparition d’un grand nombre de poëtes, parmi lesquels il en est quatre dans les ouvrages desquels on peut suivre les courants intellectuels qui emportaient les esprits : MM. de Lamartine, Casimir Delavigne, Victor Hugo, de Béranger, se lèvent presque en même temps.

Il sera à la fois curieux et instructif d’étudier dans leurs ouvrages le mouvement des idées. La poésie a quelque chose de spontané et d’expressif qui laisse voir clairement les tendances d’une époque. Elle s’adresse surtout aux sentiments, et, pour s’en faire écouter, elle parle leur langage : aussi est-ce dans les poëtes qui ont obtenu un succès général, plus que dans tous les autres écrivains, que l’on trouve les impressions et les émotions du temps. Chez les quatre poëtes hors ligne qui parurent dans les premières années de la restauration, on pourra étudier le mouvement des écoles philosophiques et littéraires sorties des trois courants d’idées différents que nous avons signalés au moment où ils jaillissaient de leurs sources. Il faut remarquer que trois de ces poëtes commençaient avec l’époque. Le plus âgé, M. de Lamartine, n’avait, on l’a vu, en 1815, que vingt-cinq ans ; le plus jeune, M. Victor Hugo, n’était qu’un enfant. Ils n’avaient donc point de lien avec la littérature du passé ; hommes nouveaux, dans une situation nouvelle, ils prenaient leurs inspirations devant eux et non derrière eux. M. de Béranger lui-même, quoique leur aîné, n’avait point encore ouvert son sillon dans le champ de la littérature.

II. Lamartine : — Méditations. — Harmonies. §

On était en 1820 quand parut, sans nom d’auteur, un volume de vers sous ce titre modeste : Méditations poétiques. Il avait fallu faire en quelque sorte violence au poëte pour l’obliger à laisser publier son œuvre. Dans ces vers, qui n’étaient pas destinés au public, il avait épanché son âme, ces premiers souvenirs du cœur à la fois si amers et si doux, dans un temps de la vie ou l’on n’a presque que des espérances, ces troubles intellectuels, que bien peu d’hommes de cette génération n’ont pas ressentis, avant de choisir leur route ou de la retrouver. Un ami découvrit par hasard le manuscrit sur le bureau de l’auteur ; il en lut quelques vers avec étonnement, continua avec intérêt, bientôt avec admiration, et, plein d’enthousiasme à la fin de cette lecture, il déclara au poëte qu’il avait fait une œuvre destinée à renouveler la poésie au dix-neuvième siècle, et qu’il fallait publier immédiatement ce recueil. Le poëte fit quelque résistance. Il n’attachait à ses vers que le prix qu’on met à ces épanchements qui soulagent l’âme ; c’était un souvenir entre lui et un tombeau bien cher, un secret entre lui et la muse. La publicité l’effrayait, les soins à prendre pour la publication d’un ouvrage l’inquiétaient ; on lui promit de l’affranchir de tout soin, et l’ami officieux emporta le manuscrit avec l’autorisation de le faire paraître, mais sans nom d’auteur. Le poëte qui refusait ainsi son nom à la renommée, c’était M. de Lamartine ; l’ami qui insistait pour la publication de ces vers, c’était M. de Genoude71, au début de sa carrière de publiciste, et mettant dans ses amitiés la même ardeur qu’il devait mettre dans ses idées.

Quand les Méditations parurent, un long cri d’admiration et de sympathie s’éleva en France, bientôt en Europe. Depuis le Génie du christianisme, aucun livre n’avait produit une plus vive et plus profonde impression72. Cette fraîcheur de pensées, cette pureté de sentiment, ce vers naturel, abondant et mélodieux qui semblait naître spontanément au cœur du poëte, comme la fleur sur la plante, cette sève poétique qui circulait dans toutes ses œuvres, n’étaient pas les seules causes de cet immense succès. Il y en avait deux autres plus générales. M. de Lamartine, en exprimant ses propres sentiments et ses propres pensées, se trouvait avoir exprimé, de la manière la plus complète et la plus heureuse, les pensées et les sentiments de l’époque. Il faisait, en outre, une de ces révolutions poétiques qui frappent vivement les intelligences et les satisfont, en les aidant à sortir du convenu et du fictif, pour les introduire dans le réel.

La condition de tous les poëtes d’une vaste renommée est d’être comme la voix de l’époque où ils paraissent. Les tristesses et les joies, les passions et les inquiétudes de toute une société, soufflent sur eux comme ces grands vents, qui venaient agiter les cordes frémissantes des harpes ossianiques. On fait silence autour d’eux pour les entendre, parce que c’est la plainte de tous qui gémit dans leurs plaintes, ou le cri de bonheur de tous qui s’élève dans leur chant de victoire. Quand Homère célébrait dans son Iliade le triomphe de l’Europe sur l’Asie, Homère, c’était la Grèce : tous les sentiments d’un peuple, tous ses souvenirs, toutes ses passions frémissaient dans cette épopée que les rapsodes allaient chanter aux fils des vainqueurs de Troie. — M. de Lamartine parut, lui, dans une époque qui succédait de près au grand désenchantement de toutes les illusions et de toutes les espérances que le dix-huitième siècle avait mises dans le cœur de la société française. Ce n’était plus ce scepticisme hautain et railleur, fier de révoquer en doute ce que les siècles précédents avaient cru, et qui, rejetant les paroles de Dieu, avait foi dans ses propres paroles et se répandait en prophéties sur les nouvelles destinées de l’humanité. Le scepticisme existait encore, mais il était devenu à lui-même son propre tourment. Au lieu d’un doute railleur et satisfait, c’était un doute douloureux et poignant ou mélancolique qui regrettait la croyance et inclinait à y revenir. Le front de l’humanité sur lequel les joies de l’orgie du dix-huitième siècle avaient passé, était redevenu sérieux ; quarante années d’expérience lui avaient donné la maturité du malheur. L’époque s’arrêtait sur la route où elle avait marché d’espérance en espérance, et puis de désenchantement en désenchantement ; et, accoudée sur un des innombrables tombeaux qui bordent le chemin, elle se prenait à rêver entre les craintes de l’avenir et les regrets du passé.

Les premières poésies de M. de Lamartine furent le reflet de cet état moral. Chacun reconnut dans cette voix, qui s’élevait si suave, si pénétrante et si pure, le retentissement harmonieux de son propre cœur. On entendait toute une génération se lamenter dans ces Méditations où le doute, ce vautour des intelligences, attaché à son immortelle proie, lui arrachait un cri d’angoisse. Mais si le désespoir de lord Byron regardait la terre, le désenchantement de M. de Lamartine, qui interpelle le sombre poëte de l’Angleterre et cherche à le ramener à Dieu73, regardait le ciel. Cet enfant des derniers jours du dix-huitième siècle était le poëte du dix-neuvième, et le christianisme apparaissait dans ses vers comme le dénoûment de toutes les incertitudes et la solution de tous les problèmes qui tourmentent la triste humanité. Ses chants de douleur se terminaient par des hymnes, et le scepticisme s’agenouillait et priait à la fin de ses Méditations, en frappant sa poitrine devant Dieu74.

Ces affinités mystérieuses, ces secrètes sympathies qui existaient entre l’homme et l’époque, se retrouvent dans tous les détails des poésies de M. de Lamartine. Ne vous étonnez point du charme que le lecteur de ce temps éprouve à le suivre sur ces beaux lacs, au milieu de cette nature si calme et si paisible, dans cette vie méditative et solitaire, loin du bruit des hommes et du fracas des événements. Cette époque sort elle-même des champs de bataille de l’empire, toute poudreuse de sa route, toute brûlante de l’incendie dont la dernière lueur vient de s’éteindre dans le sang. Elle est fatiguée de cette vie publique et générale qui a longtemps absorbé tout sentiment individuel ; elle ne veut plus marcher du même pas, au son du tambour, groupée tout entière autour du même drapeau ; elle rompt les rangs, elle dit adieu à la discipline ; chacun reprend l’indépendance de sa pensée, la liberté de ses sentiments ; chacun veut vivre de sa vie propre, de ses émotions personnelles. On laisse là l’action pour l’idée, la vie occupée pour la vie méditative. Or, il semble qu’en suivant M. de Lamartine sur le golfe de Baïa, ou dans les grands bois jaunis par l’automne, l’époque sente descendre sur elle cette fraicheur et ce repos dont elle a besoin comme lui.

Cette poésie individuelle est l’épopée du siècle, parce que ce sentiment de recueillement que M. de Lamartine exprime, chacun l’éprouve au sortir de cette

longue tourmente qui vient de finir par un grand naufrage. Les majestueuses solitudes de la nature, dans le silence desquelles s’élève la voie du poëte, sont comme un asile pour chacun de ces hommes emportés si longtemps dans le tourbillon de cette société agitée. On veut se regarder vivre, sentir que le soleil se lève et que le soleil se couche ; on veut penser, prier, méditer, aimer ; l’homme de fer et de bronze a en vain jeté encore une fois à ce peuple haletant de fatigues et de triomphes la terrible parole, qui fut pendant quatorze ans son histoire : Agis !

Ce n’est pas tout : M. de Lamartine a fait une révolution dans la poésie, une révolution commencée dans la littérature, avec le siècle, par Chateaubriand.

Bossuet, dont le génie s’étendait à tout, avait écrit, dès le dix-septième siècle, on s’en souvient, plusieurs pages remarquables contre le paganisme poétique. Son intelligence, éminemment chrétienne, tout en admirant les grands auteurs du paganisme, dont les œuvres sont comme les monuments de l’esprit humain, ne pouvait admettre que cette religion, qui est la source de toutes les belles et grandes choses, fût ingrate et stérile dès qu’on parlait en vers. Il lui semblait qu’il y avait une contradiction choquante à penser avec des idées chrétiennes et à s’exprimer avec des mots et des images empruntés à la mythologie. Cet éternel Olympe, qui revenait sans cesse sous la plume des versificateurs, ces dieux faunes, ces nymphes bocagères, ces muses, ce Pégase, ce matériel et ce personnel de la théogonie antique, choquaient son esprit aussi conséquent que religieux. L’impudique Vénus, qui présidait à la poésie matérialiste et voluptueuse des écrivains idolâtres, lui semblait indigne d’être invoquée par des poëtes chrétiens. Loin de partager cette folie de quelques esprits du moyen âge qui, fous d’hellénisme, ivres de l’étude de l’antiquité, exagérèrent le mouvement de la renaissance, voulurent convertir le christianisme aux formes de la mythologie, et rendre le catholicisme païen, pour qu’il parlât une langue plus cicéronienne, Bossuet voulait, au contraire, convertir la poésie à la forme catholique et enlever à l’esprit antique la dernière position qu’il eût gardée au milieu de notre civilisation moderne.

Par cette pensée, Bossuet avait deviné la nouvelle poétique et la mission que devaient remplir Chateaubriand, au commencement du dix-neuvième siècle, M. de Lamartine au début de la restauration.

Cependant ce poëte ne songeait guère à opérer une révolution dans le monde poétique : lorsqu’il écrivit ses premiers vers, il n’avait ni système ni prétention ; c’était une intelligence où tout était instinct. Il écrivait en vers, parce que sa nature l’y portait ; ses expressions et ses images étaient chrétiennes, parce que sa pensée était chrétienne comme son éducation. Sa mère lui avait appris à lire dans la Bible et l’Évangile ; ses maîtres du collège de Belley, auxquels il adressait de si doux adieux, avaient continué à désaltérer son âme dans les mêmes eaux, et il trempait toutes ses inspirations dans ces deux sources sacrées. Le talent de M. de Lamartine n’était point le fruit de l’étude et du travail ; son intelligence avait quelque chose de vif et de spontané ; elle saisissait les idées plutôt qu’elle ne les approfondissait. La nature lui apparaissait comme un long poëme, et lorsqu’il écoutait les mille bourdonnements qui, par une belle journée, s’élèvent dans le silence, des vers admirables s’échappaient de son âme, comme autant d’échos mystérieux de ces sublimes harmonies. Ainsi que tous les grands poëtes, M. de Lamartine trouvait, dans la contemplation de la nature et dans la lecture de ceux qui l’ont aimée une source inépuisable d’inspirations et cet apaisement de cœur que Dieu semble avoir placé dans la solitude et le silence. En peignant les poétiques heures de sa jeunesse, il a lui-même entr’ouvert aux regards la source où son imagination a puisé :

« Tant que je vivrai75, dit-il, je me souviendrai de certaines heures de l’été que je passais couché sur l’herbe dans une clairière des bois, à l’ombre d’un vieux tronc de pommier sauvage, en lisant la Jérusalem délivrée, et de tant de soirées d’automne et d’hiver passées à errer sur les collines déjà couvertes de brouillard et de givre, avec Ossian ou Werther pour compagnon, tantôt soulevé par l’enthousiasme intérieur qui me dévorait, courant sur les bruyères comme porté par un esprit qui empêchait mes pieds de toucher le sol ; tantôt assis sur une roche grisâtre, le front dans mes mains, écoutant avec un sentiment qui n’a pas de nom le souffle aigu et plaintif de l’hiver, ou le roulis des lourds nuages qui se brisaient sur les angles de la montagne, ou la voix aérienne de l’alouette que le vent emportait toute chantante dans son tourbillon, comme ma pensée, plus forte que moi, emportait mon âme. Ces impressions étaient-elles joie ou tristesse ? Je ne pourrais le dire. Elles participaient de tous les sentiments à la fois. C’était de l’amour et de la religion, des pressentiments de la vie future, délicieux et tristes comme elle, des extases et des découragements, des horizons de lumière et des abîmes de ténèbres, de la joie et des larmes, de l’avenir et du désespoir. C’était la nature parlant par ses mille voix au cœur encore vierge de l’homme ; mais, enfin, c’était de la poésie. Cette poésie, j’essayais quelquefois de l’exprimer dans des vers ; mais ces vers, je n’avais personne à qui les faire entendre ; je me les lisais quelques jours à moi-même, je trouvais avec étonnement, avec douleur, qu’ils ne ressemblaient pas à tous ceux que je lisais, dans les recueils ou dans les volumes du jour. Je me disais : On ne voudra pas les lire ; ils paraîtront étranges, bizarres, insensés ; et je les brûlais à peine écrits. J’ai anéanti ainsi des volumes de cette première et vague poésie du cœur, et j’ai bien fait ; car, à cette époque, ils seraient éclos dans le ridicule et morts dans le mépris de tout ce qu’on appelait la littérature. Ce que j’ai écrit depuis ne valait pas mieux ; mais le temps avait changé, la poésie était revenue en France avec la liberté, avec la pensée, avec la vie morale que nous rendit la restauration. »

Un enthousiasme général accueillit ce jeune homme, la veille inconnu, qui ressuscitait et renouvelait à la fois la poésie, qui répondait aux voix intérieures retentissant dans les profondeurs des âmes, à la manière de ces échos qui embellissent les chants qu’ils répètent ; qui venait enfin, la croix à la main, chasser l’antique mythologie de son domaine et évangéliser la poésie en renversant les divinités vermoulues du haut de leurs poudreux autels. M. de Lamartine, en cédant aux penchants de son cœur, avait accompli la révolution que le grand évêque de Meaux avait désirée et devinée. Il avait banni de la poésie les sentiments et les images du paganisme, à la manière du christianisme des premiers âges qui, plantant la croix sur les temples des idoles, en faisait des églises qu’il consacrait au vrai Dieu. Il a dit de lui-même : « Avant moi, il fallait avoir un dictionnaire mythologique sous son chevet si l’on voulait rêver des vers. Je suis le premier qui ait fait descendre la poésie du Parnasse, et qui ait donné à ce qu’on nomme la muse, au lieu d’une lyre à sept cordes de convention, les fibres mêmes du cœur de l’homme touchées et émues par les innombrables frissons de l’âme et de la nature76. »

À l’encontre de la plupart des auteurs du dix-huitième siècle, qui, ramenant peu à peu la littérature dans l’enceinte des villes, donnaient au monde le spectacle d’une poésie qui s’étiolait à la lueur pâle et morte des bougies, M. de Lamartine ramène la poésie au sein de la nature ; il a besoin du grand air, de la vue du ciel, du soleil dans l’éclat de son midi ou dans les magnificences de son couchant. Mais le paysage au milieu duquel il se place n’est point coquet et élégant comme celui de Delille, désert et vide comme celui de Saint-Lambert, misanthropique comme celui de Jean-Jacques, qui haïssait les hommes en pleurant devant la pervenche : c’est un paysage auquel rien ne manque, dans lequel le vent souffle et les eaux murmurent ; un paysage habité par l’homme et rempli par Dieu, vers lequel la nature fait monter un hymne de reconnaissance et d’amour.

Un nouveau sentiment anime ses vers : c’est l’amour chrétien, amour épuré aux feux du spiritualisme, douce harmonie des intelligences, union mystérieuse des âmes. Ne cherchez plus la passion ardente et emportée comme elle l’est dans Catulle, voluptueuse et épicurienne comme elle l’est dans Horace, naïve et soupirant sans cesse ses douleurs et les cruautés de Délie, comme dans l’élégiaque Tibulle. L’amour chrétien a quelque chose de plus noble et de plus élevé ; ses élans ne s’arrêtent pas sur la terre, ils montent vers le ciel. L’amour chrétien devient une prière à deux. Il a de sublimes transports et d’ineffables mélancolies, non pas de ces mélancolies d’Horace qui, spiritualisant le matérialisme, pour ainsi dire, rappelait au milieu des joies des banquets la pensée de la mort, et chantait à Leucothoé les roses éphémères, afin de faire du néant des choses humaines une nouvelle volupté, et du terme de tous les plaisirs un plaisir de plus. Non, la mélancolie de M. de Lamartine n’a rien de pareil : c’est le désenchantement des choses qui passent, mêlé à l’espérance des choses qui demeurent ; c’est la terre vue du ciel, un soupir jeté sur la vie du haut de l’immortalité.

Parfois, il est vrai, il vient à céder, comme dans la méditation sur le Lac, à cet enivrement du cœur, qui veut faire descendre l’éternité dans le moment qui passe, et l’infini dans un sentiment, hélas ! borné comme le reste77. Mais ce sont là des ivresses d’un moment qui font bientôt place, dans ce cœur chrétien, à un sentiment plus épuré et plus vrai. La terre, ce lieu où tout passe, n’est pas le séjour des affections durables ; celles du poëte des Méditations finissent toujours par aspirer au ciel78.

Ce sentiment qui revient sans cesse dans les premières poésies de M. de Lamartine, est un des motifs qui les fit accueillir avec tant d’enthousiasme par les femmes. Le poëte chrétien leur rendait leurs titres de noblesse ; rompant avec les traditions des versificateurs païens du dix-huitième siècle, il leur donnait une âme. La réhabilitation de la femme est le cachet du poëte spiritualiste et chrétien, comme l’avilissement de la femme, réduite à la condition d’un instrument de volupté, est le signe irrécusable du poëte épicurien qui puise ses inspirations dans les doctrines matérialistes et athées.

Quoique les Méditations soient séparées en morceaux qui n’ont pour la plupart aucune liaison apparente entre eux, elles forment cependant un ensemble précisément par cette succession de sentiments souvent divers, quelquefois contraires, qui en font une œuvre profondément humaine. Les livres saints ont dit de l’homme « qu’il portait dans sa tête deux armées rangées en bataille. » Ces deux armées se livrent d’incessants combats dans les premières poésies de M. de Lamartine. Tantôt le bien triomphe, tantôt le mal, mais plus souvent le bien ; et c’est à lui que demeure en définitive la victoire. Le découragement y a son heure79, l’entraînement des passions la sienne80, le doute s’y lève un doigt sur les lèvres81, l’orgueil, ce vieil ennemi de l’homme, s’y glisse à son tour82 ; mais la foi, l’espérance et la charité, ces trois sœurs divines, finissent toujours par élever vers Dieu l’âme du poëte83, emportant sur ses ailes le cœur des lecteurs. C’est là un des grands attraits de ces premières poésies. Elles répondent ainsi au cœur de l’homme, qui a ses chutes et ses résurrections, ses défaites et ses victoires, ses grandeurs et ses défaillances, ses heures de tentation et ses heures de réhabilitation, qui tombe pour se relever avec l’aide d’en haut qui ne manque jamais à son impuissance, mais qui ne se relève que pour tomber, jusqu’à ce que Dieu, l’éternel témoin de cette lutte dont il est à la fois le juge et le prix, daigne tendre sa main paternelle à sa faible créature, à cet enfant déchu, ouvrage de sa bonté et victime de sa justice. Le lien de toutes les Méditations de M. de Lamartine, l’ensemble dans lequel elles se réunissent et se fondent, c’est donc l’homme si divers et si ondoyant qui se retrouve dans ces poésies avec la mobilité de son esprit et les variations de son cœur, et qui reconnaît dans ces chants l’écho des voix qui s’élèvent dans les profondeurs de son àme. C’est ce qui donne aux Méditationsun intérêt durable, qui survivra à l’intérêt de circonstance qu’elles excitèrent par ce qu’elles offraient de conforme aux besoins intellectuels et moraux de l’époque.

Sans doute les imitateurs, ces frelons empressés à butiner le miel des abeilles, ont ôté à ce genre de poésie un peu de sa fraîcheur par leurs contrefaçons plus ou moins heureuses et plus ou moins fidèles. Ils ont terni, à force de les parcourir, la verdure de ces sentiers, alors solitaires, et troublé l’eau de ces beaux lacs où tous ont voulu conduire leur nacelle ; ils ont abusé des flots, des nuages, des grands bois et de leurs échos, de la nature, des rêveries, des larmes, de la mélancolie, de l’espoir, des souvenirs, comme ces instruments des rues qui nuisent aux mélodies les plus sublimes en les vulgarisant par des variations banales. Mais ils n’ont pu cependant détruire par tant de copies les beautés primitives et inspirées de l’original.

M. de Lamartine, dans la première période de son talent, nous apparaît donc comme un instrument mélodieux qui vibre mû par le souffle de toute une époque. Le scepticisme, devenu triste et méditatif et retournant à la croyance par la douleur, la vie de la pensée succédant à la vie d’action, le désenchantement qui suit tous les naufrages, le goût de la solitude et des grands spectacles de la nature qui vient après les longues agitations, le retour aux idées et aux sentiments religieux : voilà les caractères de son talent poétique. Son esprit a quelque chose de rêveur et d’indéterminé qui convient à la poésie. Il pense avec des sentiments, il raisonne avec des images, et ses idées s’échappent de son âme comme des mélodies. Quoi de plus ? il ressemble à ces magnifiques lacs qui s’étendent si frais et si purs dans ses vers, et, comme eux, il reflète le ciel qui plane au-dessus des eaux, les oiseaux mélodieux qui les effleurent en se jouant, et les coteaux et les forêts d’alentour. Mais il ne peint pas seulement les agitations de l’homme du dix-neuvième siècle ; il peint, et c’est là ce qui donnera une vie durable à ses vers, l’homme de tous les temps et de tous les lieux, qui n’a point changé depuis Job, le plus éloquent de ses interprètes ; l’homme avec ses aspirations plus vastes que sesdestinées, avec ses doutes déchirants, avec son dégoût du fini, avec cette soif que rien ne désaltère ici-bas, avec ses faiblesses qui font pour lui un tourment du souvenir et du pressentiment de sa grandeur.

Dans la lumière de ce grand talent poétique on aperçoit quelques ombres. La facilité merveilleuse de la versification incline parfois à la négligence. Des critiques sévères pourraient appréhender de surprendre l’auteur sur la pente glissante du panthéisme84, cette erreur redoutable qui naît de la contemplation trop prolongée de la grandeur de Dieu, quand la faiblesse de l’homme cesse un moment de s’appuyer sur l’ancre de la foi qui empêche l’intelligence de dévier vers l’écueil. Une imagination qui n’est pas toujours maîtresse de son élan, une intelligence qui ne contient pas toujours sa pensée, et qui, ainsi que l’auteur le dit lui-même, se laisse emporter par elle, comme dans un tourbillon mélodieux ; parfois quelque chose d’excessif dans les idées et les sentiments : voilà les défauts de cette riche nature, défauts plutôt indiqués que bien caractérisés dans ces premières poésies.

Du reste, les aspirations religieuses, littéraires et politiques de M. de Lamartine ne sont pas équivoques. Une de ses Méditations, intitulée le Génie, est dédiée à M. de Bonald, qu’elle glorifie ; une autre, sur Dieu, à M. l’abbé de la Mennais ; un Dithyrambe sur la poésie sacrée est adressé à M. de Genoude, à l’occasion de sa nouvelle traduction de la Bible ; la Méditation sur laPhilosophie, au marquis de la Maisonfort. Toutes ses affections, toutes ses sympathies, sont du côté de l’école religieuse et monarchique. Il est un des membres de cette tribu brillante, jeune et ardente de la rédaction duConservateur, qui, lors de la disparition de ce journal, alla fonder le Défenseur, avec MM. de la Mennais et de Bonald ; et il écrivait à cette époque à M. de Maistre, dont il se proclamait le disciple, pour le supplier d’accorder le concours puissant de sa plume à cette revue, très résolue, disait-il, de ne pas professer l’idolâtrie du constitutionnalisme si antipathique à l’illustre auteur desConsidérations sur la France85. Quand un grand deuil ou une grande joie viennent visiter la maison royale qu’il aime, le poëte a des chants qui s’attristent ou se réjouissent avec elle. C’est ainsi qu’une de ses Méditations est consacrée à chanter la naissance du duc de Bordeaux, l’Enfant du miracle, comme il le nomme lui-même, qui vient raviver les espérances de cette antique race, et consoler les douleurs de la patrie inclinée sur la tombe récemment ouverte du duc de Berry86.

L’immense succès littéraire des Méditations a ouvert à M. de Lamartine les avenues de la carrière diplomatique ; il est attaché à la légation de Toscane, et va revoir ce beau ciel d’Italie qu’il a déjà chanté. La restauration ne faisait pas attendre au talent la récompense qui lui est due. « Trois jours après la publication du premier volume des Méditations, dit M. de Lamartine87, je quittais Paris pour aller occuper un poste à l’étranger. Louis XVIII, qui avait de l’Auguste dans le caractère littéraire, se fit lire par le duc de Duras mon petit volume, dont les salons retentissaient. Il crut qu’une nouvelle Mantoue promettait à son règne un nouveau Virgile. Il ordonna à M. Siméon de m’envoyer de sa part l’édition des classiques de Didot. Il signale lendemain ma nomination de secrétaire d’ambassade, qui lui fut présentée par M. Pasquier, son ministre des affaires étrangères. Quoique M. de Lamartine soit à Florence auprès de M. de la Maisonfort, ministre plénipotentiaire de France, les affaires ne l’enlèvent pas à la poésie, et dans les voyages qui le rendent de temps à autre à la France, les salons se disputent la joie d’entendre quelqu’une de ses nouvelles Méditations auxquelles il travaille. La restauration avait rajeuni la tradition de ces salons à la fois aristocratiques et lettrés, rendez-vous des illustrations du talent et de celles de la naissance, profitables aux lettres comme au grand monde, et c’était un jour de bonheur pour les femmes jeunes, spirituelles et belles, qui accouraient à ces lectures comme à une fête, que d’entendre M. de Lamartine dire lui-même ses vers et laisser tomber cette manne de poésie dans des cœurs ouverts pour la recevoir. C’était, dans ce beau temps, un événement qu’un poëme de lord Byron, qu’un chant de religion, de mélancolie ou d’amour de M. de Lamartine ; une ode de M. Victor Hugo, et pour une autre partie du public, une Messénienne de M. Casimir Delavigne ou une chanson de M. de Béranger. Le goût des choses intellectuelles, des jouissances littéraires, était partout ; à la presse et à la tribune était échue la mission d’intéresser la France. Un écrivain d’un esprit aussi délicat que pénétrant, pour qui ces souvenirs ont tout le charme des impressions de la jeunesse, a peint ces scènes avec une vérité de dessin et un éclat de couleur qui ne laisse rien à désirer88. « Souvent M. de Lamartine lui-même, dit-il, durant ses passages à Paris, lors de ses retours de la légation de Florence, était attiré à quelque inauguration de sa gloire ; et rien n’égalait le tressaillement d’admiration, la flatterie sincère dont il était environné, lorsque le soir, dans un salon de cent personnes, au milieu des plus gracieux visages et des plus éclatantes parures, dans l’intervalle des félicitations ou des allusions jetées à quelques députés présents, sur leurs discours de la veille ou du matin, lui, beau, jeune et reconnaissable entre tous, debout, la tête inclinée avec grâce, d’une voix mélodieuse, que nul débat n’avait encore fatiguée, il récitait ces chants, les premiers-nés de son génie, qu’on n’avait nulle part entendus et que la langue française n’oubliera jamais. Il faut renoncer à peindre le ravissement que tant de beaux vers, si bien dits, excitaient dans une partie de l’auditoire, la plus vive et la moins distraite alors. Le général Foy, que sa chaleur d’âme intéressait à tout, qui vivait dans la palpitation de cœur continue de la tribune, du travail et des entretiens animés, serrait les mains du jeune poëte, le louait d’enthousiasme sur ses sentiments, ses expressions, son éloquence, et l’assurait qu’il serait un jour l’honneur de la tribune, s’il venait y défendre les vrais principes de la monarchie constitutionnelle. Un autre publiciste et député célèbre, plus calme dans l’éloge, admirait aussi, d’un air gravement ironique, et ne manquait pas de venir le féliciter sur cette source nouvelle de poésie qui s’ouvrait enfin, disait-il, pour la France, et qu’il comparait à la forme mélancolique et naïve de Schiller dans ses poésies fugitives ; et les dames trouvaient ce parallèle bien flatteur pour Schiller, dont alors elles n’avaient guère entendu parler, et qui leur paraissait peu poétique dans la traduction abrégée et versifiée que M. Benjamin Constant lui-même venait de donner de la tragédie de Wallenstein, à l’appui d’une préface sur le théâtre romantique. »

Ces souvenirs si vivants font entrer dans l’intérieur de l’histoire littéraire de l’époque ; ils montrent, au lieu de raconter ; ils aident à comprendre ce que M. de Lamartine apportait de poésie à son siècle, et ce que la société de ce temps lui rendait d’inspiration par ses sympathies intelligentes, son goût à la fois enthousiaste et délicat des choses de l’esprit. On a parlé, dans la langue politique, de la pression de l’atmosphère extérieure sur les assemblées ; il y a aussi une pression de l’atmosphère sur les écrivains : leur siècle leur doit en partie ses qualités et ses défauts, mais ils doivent aussi en partie leurs défauts et leurs qualités à leur siècle ; c’est un flux et reflux qui va et vient du poëte au public et du public au poëte.

Entre les deux volumes dont se composèrent les Méditations, M. de Lamartine publia un poëme à la fois philosophique, dramatique et élégiaque : la Mort de Socrate. Il est facile de reconnaître dans ce poème une inspiration éclose à la chaleur des leçons éloquentes faites dans ce temps par un jeune professeur qui renouait sa tradition philosophique à l’école spiritualiste de Platon. C’est un des caractères de cette époque que la communauté des efforts intellectuels, et, si l’on peut se servir de ce terme, la parenté littéraire de tous les esprits élevés qui conduisent le chœur des intelligences. Le général Foy applaudit avec enthousiasme aux vers de M. de Lamartine. Cuvier, ce savant illustre, trouvera pour louer le poëte, à son entrée à l’Académie, une âme et une imagination de jeune homme ; M. de Lamartine à son tour s’inspire des leçons de M. Victor Cousin pour revêtir des belles formes de sa poésie les idées de la philosophie la plus noble et la plus pure qu’ait enfantée l’esprit humain. « Si la mort de Socrate fut celle du plus sage des hommes, avait dit Jean-Jacques Rousseau, la mort de Jésus-Christ fut celle d’un Dieu : il semble que le poëte se soit souvenu de ce rapprochement, et qu’il ait voulu peindre la première de ces deux morts comme l’humble préface de l’autre. Ce morceau poétique n’est cependant point à la hauteur des Méditations ; on voit trop que le poète ne sent pas ce qu’il exprime. Dans cette étude d’après l’antique, l’art est trop recherché, et l’érudition nuit à l’inspiration. M. de Lamartine ne chante pas la mort de Socrate, il la récite. Le sujet même avait ses écueils. Il y a quelque chose de sublime, mais d’un peu uniforme dans cette scène où l’on entend un homme qui va mourir parler à ses amis d’immortalité pendant toute une journée, et la situation est trop tendue pour se prolonger autant ; les gradations manquent souvent, les transitions toujours. Quelquefois aussi la langue poétique de M. de Lamartine vient à s’obscurcir sous les ténèbres de la métaphysique que développe Socrate ; le vers semble fléchir sous le poids de l’idée. Il y a enfin quelque chose d’excessif et de peu naturel dans cet enthousiasme à la vue de la mort ; Dieu, qui nous l’imposa comme un châtiment, l’a faite terrible à l’homme ; le philosophe et le poëte ont beau parer le spectre, la laideur indélébile de la mort paraît sous la fraîcheur des idées et sous le charme des vers.

Les Nouvelles Méditations poétiques continuèrent les premières ; seulement le sentiment qui y règne est plus passionné et souvent moins pur ; quelquefois même, mais rarement, il arrive jusqu’à l’expression de cet amour païen qui s’exhorte à profiter de la vie parce qu’elle est courte, et à saisir au passage les plaisirs qui fuient. Le poëte, il est vrai, se relève bientôt de ses chutes, et le sentiment chrétien reprend le dessus dans son âme et dans ses vers ; mais cependant on entrevoit qu’il est arrivé à ce second âge de la jeunesse où les émotions de l’âme sont plus ardentes et moins fraîches ; les tons de lumière descendent plus chauds sur cette poésie comme lorsque le soleil, sorti des tons clairs et rosés de son lever, marche vers l’éclat vif etéblouissant de son midi. Le poëte a donné plus tard89 lui-même quelques détails de sa biographie intime que lui seul avait le droit de donner et qui éclairent la physionomie de quelques-unes de ces pièces. Vers 1816, avant d’arriver à sa manière définitive, il s’était essayé dans le genre de Tibulle et de Catulle, et la vie de dissipations qu’il menait au milieu d’une folle jeunesse, livrant ses nuits et ses journées aux émotions dévorantes du jeu et des plaisirs, lui inspirèrent naturellement des vers remplis d’une verve plus païenne que chrétienne, dont quelques-uns ont trouvé place dans les Nouvelles Méditations. Le chant de Sapho faisant ses adieux aux filles de Lesbos avant de se précipiter du rocher de Leucade, date de cette époque, et il est écrit dans ce mouvement d’idées et de sentiments. C’est le tableau du sensualisme païen placé comme pendant en face du spiritualisme païen de la mort de Socrate. Tout en tenant compte de ce mélange de compositions appartenant à des périodes différentes, on peut dire que le souffle froid et amer du désenchantement commence dès lors à se faire sentir plus souvent au milieu des chaudes haleines des passions qui soufflent sur cette âme et sur cette lyre. La forme, quoique toujours belle, a déjà quelque chose de moins suave, et l’abondance de la versification peut paraître un peu négligée. C’est dans lesNouvelles Méditations qu’on rencontre pourtant l’Ode à Napoléon, belle étude dans laquelle le poëte élève très haut son vol, en méditant sur cette vie où les revers furent aussi grands que les victoires ; et à côté de noms de ses héroïques journées de guerres, il fait jeter, par la vague, au conquérant devenu le prisonnier des mers, un nom qui trouble profondément son âme : celui de Condé. Cependant, malgré cette impartialité, le poëte, entraîné par le penchant de la poésie, idéalise celui auquel ses vers s’adressent, et lui attribue des proportions plus qu’humaines ; c’est l’immuable fatalité, c’est l’impassible destin. M. de Lamartine entre ainsi, sans s’en douter, dans la conspiration du bonapartisme poétique. Il a lui-même senti plus tard qu’il avait trop pardonné à cette gloire éclatante en voulant faire amnistier ses fautes et ses torts au nom de ce génie, qui est un devoir de plus, et non une excuse pour ceux à qui Dieu accorde ce sublime don. « La dernière strophe de cette pièce, dit-il avec une juste sévérité, est un sacrifice immoral à ce qu’on appelle la gloire90. »

Les Harmonies furent la dernière composition que M. de Lamartine publia sous la restauration. Le ton général de ces poésies suffit pour indiquer que le poëte a marché dans la vie, et qu’au lieu de gravir le versant pour arriver au faîte, il commence à redescendre la pente des années. Il y a plus d’ombre et moins de lumières dans ses vers ; ils ont quelque chose de grave et de triste comme l’expérience qui pleure les illusions perdues, mais sans pouvoir les retrouver. Les Harmonies ont surtout un caractère philosophique et religieux : elles reflètent ces luttes intellectuelles qui se livrent dans les plus hautes sphères de l’âme, entre les principes opposés ; elles sondent les grands mystères de notre nature, elles interrogent l’infini, elles essayent de pénétrer l’homme, l’univers et Dieu. Presque toujours elles prient, mais d’une prière tourmentée qui a souvent quelque chose de fébrile et de maladif. Le doute, sans cesse repoussé, revient sans cesse puisqu’il faut le combattre sans fin. Dans les angoisses de l’esprit du poëte, on entend comme un retentissement lointain des angoisses de l’intelligence humaine au sein d’une époque sur laquelle la nuit du doute redescend. C’est l’âge philosophique du génie poétique de M. de Lamartine. Sa pensée a bien des retours vers les premiers sentiments de sa vie, et alors ses vers acquièrent une grâce de mélancolie vraiment charmante, et un parfum de souvenir suave et doux, comme ces senteurs d’un rivage aimé qu’une brise apporte au navire qui vient de le quitter. C’est ainsi que Pensée des morts, Milly ou la Terre natale, le Tombeau d’une mère, Souvenirs d’enfance, le Premier regret, rappellent l’inspiration, le ton, la couleur des premières Méditations, avec un contour un peu moins pur et un peu plus accusé : c’est un visage d’enfant qu’on revoit avec le hâle des années et l’empreinte de la main du temps, qui a repassé sur les lignes en appuyant sur le burin. Mais ces compositions rétrospectives sont l’exception dans lesHarmonies ; la plupart du temps, le poëte s’élève dans ces sphères transcendantes de la métaphysique religieuse où les intelligences rêveuses, celles qui ont éprouvé ou qui éprouvent les mêmes tortures intellectuelles, peuvent seules le suivre. Il discute contre les objections du siècle, et, on l’entrevoit, contre ses propres objections, les grandes questions qui ont toujours occupé et qui occuperont toujours les âmes méditatives, l’énigme de la destinée de l’homme sur la terre, son but, son origine, le grand mystère de la mort, et cet autre grand mystère, la douleur. À la fin de la plupart de ces pièces, quelquefois au commencement, il précipite l’âme dans la prière, comme pour la sauver du doute ; Jéhovah ou l’Idée de Dieu, l’Hymne à la douleur, l’Hymne à la mort, Pourquoi mon âme est-elle triste ? Novissima Verba, sont l’expression la plus complète et la plus élevée de cet ordre de pensées et de sentiments qu’on retrouve, à des degrés divers, au fond de presque toutes lesHarmonies, parce que c’est l’état même de l’âme du poëte qui se fait jour. À bien prendre, ces pièces sont de belles et éloquentes variations modulées avec une richesse d’harmonie, une puissance d’imagination et une abondance d’images qui surprennent, sur le thème que les premières Méditations ont une fois déjà fait entendre, dans le dialogue entre le désespoir qui accuse la Providence et la Providence qui daigne se justifier. Un dialogue plus sublime encore, celui de Job, est le type éternel de ces lamentations de l’âme : il semble qu’aucune douleur humaine ne puisse se faire entendre sans emprunter quelqu’un de ses accents à cette douleur si navrante et si vraie.

Ici se place une réflexion. Quand Job poussait vers le ciel ce gémissement éloquent, il était dans cette fournaise ardente de l’adversité où Dieu fait descendre l’homme pour l’éprouver et le purifier. Frappé dans ses enfants, dans ses biens, dans son corps couvert de plaies, raillé par sa femme, abandonné et insulté par ses amis, c’était du fumier où il était étendu que son cri de désespoir, entrecoupé de prières, montait vers Dieu ; et, pour nous élever au-dessus de Job, quand le Christ prononça cette parole pleine de douleur : « Mon âme est triste jusqu’à la mort ! » le calice plein des outrages et des souffrances de la passion touchait ses lèvres. On comprendrait moins le gémissement de Job encore au sein des prospérités humaines, et le Christ n’a pas voulu prononcer la douloureuse parole qui ouvrit sa passion, alors que, dans les joies innocentes des noces de Cana, il semblait vouloir nous enseigner, par son exemple, qu’il faut savoir goûter, dans les haltes de la vie, ces courtes joies que Dieu nous accorde sur la terre. C’est là ce qui donne un caractère excessif à ce continuel gémissement qu’exhalent les Harmonies de M. de Lamartine : il sort du sein des prospérités. Si les heureux du monde91 se lamentent ainsi, que feront donc les malheureux et les déshérités ? Si les enfants gâtés de la Providence, à qui elle n’a rien refusé, ni les avantages de la naissance, ni les dons de la fortune, ni les inspirations du génie, ni les joies de la famille, ni l’enivrement de la gloire, ne peuvent supporter le poids de leur journée, comment ceux qui n’ont que l’absinthe dans leur coupe auraient-ils jusqu’au bout le courage et la résignation de la vider ? On se souvient involontairement, en faisant ce rapprochement, des paroles que le missionnaire Aubry adresse, dans le Génie du christianisme, à René, le type primitif de ces douleurs vagues, de ces tristesses indéfinies que nous retrouvons dans lesHarmonies de M. de Lamartine, comme dans les poésies de lord Byron : « Rien ne mérite dans cette histoire la pitié qu’on vous montre ici ; je vois un jeune homme entêté de chimères, à qui tout déplaît, et qui s’est soustrait aux charges de la société pour se livrer à d’inutiles rêveries. On n’est point un homme supérieur parce qu’on aperçoit le monde sous un jour odieux. »

Sans doute la vie a ses tristesses même pour les heureux du monde, et l’instabilité, comme la courte durée des biens qu’on y goûte, leur ôte en partie leur prix. Mais Dieu cependant, qui est la sagesse même et qui a voulu que l’homme pût vivre, a entremêlé les biens et les maux dans la vie, de manière à nous la rendre chère, malgré ce qui nous y manque et ce que nous y souffrons. Sans doute cette soif de l’infini, qui est à la fois notre tourment et notre grandeur, ne trouve point sa satisfaction ici-bas ; notre esprit y est assiégé de doutes, et les grands problèmes qui ont agité l’esprit humain dans tous les âges viennent tourmenter notre intelligence à son tour. Mais après les avoir regardés en face, comme il convient à des hommes, et avoir pris son parti, comme il convient à des chrétiens qui possèdent, dans les mystères, la solution obscure pendant cette vie, mais infaillible de tous ces problèmes, et dans les divins secours de l’Église un aliment et un confort, il ne faut pas recommencer sans cesse contre ces difficultés une gymnastique stérile qui finirait par énerver l’âme créée pour l’action, et rendrait l’homme impropre à cette vie de devoirs à laquelle Dieu l’a destiné. C’est là la principale critique qu’on peut élever contre les Harmonies au point de vue moral. Elles ont quelque chose de morbide qui se communique à l’âme. Elles recommencent sans cesse, contre le doute, une bataille gagnée, mal gagnée, puisqu’il faut la livrer à la dernière page comme à la première. Or, l’homme a besoin d’affirmer pour agir ; si tout le travail de sa pensée se consume à scruter perpétuellement les bases de ses affirmations, s’il les discute encore le lendemain du jour où il les a acceptées, les hésitations de son esprit se traduiront inévitablement dans les hésitations de sa conduite, et cette rêverie sans fin absorbera son activité. Il faut ajouter que, dans cette contemplation incessante des redoutables problèmes dans lesquels l’œil du poëte et du philosophe cherche à plonger, comme autrefois Empédocle dans les profondeurs enflammées de l’Etna, le vertige finit par gagner l’intelligence. C’est ainsi qu’on trouve dans les Harmonies quelques idées qui, sous la forme religieuse, tendent à sortir du cercle sacré dans lequel la religion enchaîne la foi du chrétien. Le Cantique à l’Esprit-Saint est du nombre : le panthéisme apparaît confusément dans les incarnations successives où le poëte salue l’esprit de Dieu, et dans celle où il le supplie de se manifester de nouveau. Dans une autre pièce, l’Hymne de l’Ange de la terre après la destruction du globe, on craint de découvrir comme le pressentiment de l’anéantissement de tout ce qui a peuplé la terre, esprits et corps. Cette pièce, qui offre d’ailleurs des beautés poétiques de premier ordre, projette sur les âmes je ne sais quelle ombre glacée, comme l’air qui sort des souterrains funèbres. On y respire comme une odeur de mort et de néant, et l’on y entend sonner le glas de la terre, sans y entendre ces trompettes des archanges qui, sur la terre morte, réveilleront l’humanité immortelle.

Ce ne sont là, il est vrai, si l’on veut, que des exceptions, des fantaisies rêveuses et désespérées, au milieu de pièces bien plus nombreuses qui croient, espèrent et prient ; mais ces exceptions indiquent que le trouble peut s’introduire dans cette intelligence et que la rectitude des pensées du poëte incline à fléchir. La langue poétique des Méditations est riche, abondante, facile ; souvent abondante jusqu’à la prodigalité et facile jusqu’à la négligence et à l’incorrection. Le poëte s’en est lui-même aperçu, car il dit dans l’avertissement : « Je demande grâce pour les imperfections de style, dont les esprits délicats seront peut-être blessés. Ce que l’on sent fortement, s’écrit vite. » Le temps ne fait rien à l’affaire : en excusant l’imperfection, on n’y remédie pas ; le style est si étroitement lié à l’idée, que les défauts de l’un rejaillissent sur l’autre. Quand on coule ses pensées dans le plâtre, elles vivent ce que vit le plâtre ; quand on les taille dans le marbre, elles participent à sa durée. Sauf certains morceaux privilégiés, il y a dans les Harmonies trop de paroles pour la même idée, trop d’images pour le même sentiment. Cette poésie ressemble à ces prairies à la verdure luxuriante, où l’on est comme perdu, et l’on éprouve parfois, en lisant ces vers, un sentiment analogue à celui que font éprouver les Harmonies de la nature de Bernardin de Saint-Pierre, que M. de Lamartine aimait, qu’il a beaucoup lu, et avec lequel il a quelques traits de ressemblance.

Malgré ces observations critiques, les Harmonies sont remplies de beautés littéraires dignes de l’auteur des Méditations ; mais ces beautés ont un autre caractère. En même temps que les idées du poëte prennent une teinte plus sévère, on aperçoit que l’époque devient plus sombre, que les espérances des premiers temps de la restauration s’effacent et que les esprits sont frappés de sinistres pressentiments. Quelques-unes de ces pièces portent l’empreinte des questions qui passionnèrent l’époque. Le second volume des Méditations se terminait par le Dernier chant de Child-Harold, poëme dédié à la fois à la Grèce, qui essayait de ressusciter à sa vie nationale, et à la mémoire de lord Byron, qui venait de mourir en lui portant secours. Dans le Dernier chant de Child-Harold se trouvaient des vers éloquents sur la décadence de l’Italie92, qui parurent à un officier napolitain, le colonel Pépé, une offense contre la dignité nationale de son pays. Il provoqua le poëte, qui sortit grièvement blessé de ce duel renouvelé du moyen âge, et qui, à peine hors de danger, intercéda auprès du grand-duc de Toscane en faveur de son adversaire : celui-ci avait oublié qu’un coup d’épée donné par un homme ne relève pas la grandeur d’une nation, et que le jugement du glaive n’est pas le jugement de Dieu. Ce ne fut pas seulement dans le Dernier chant de Child-Harold que M. de Lamartine paya son tribut à la Grèce ; les Harmonies contiennent une ode composée au souffle de la même inspiration : c’est un souvenir de ces psaumes, si communs dans l’Écriture, où le peuple israélite, transportant les sentiments humains dans la prière, semble provoquer Dieu à le secourir, en lui remontrant que les nations infidèles douteront de sa puissance et méconnaîtront sa gloire, s’il ne protége point un peuple dévoué à son culte. Du reste, cette ode n’a rien de remarquable, ni pour le fond des idées, ni pour la facture, et M. de Lamartine réussit tout autrement dans la poésie personnelle, qui est son véritable genre. Ici, il est dans la poésie de convention ; il écrit sous la pression d’un mouvement d’opinion en faveur de la Grèce, dont nous retrouverons également la trace chez M. Casimir Delavigne, qui, dans une de sesMesséniennes, s’empara du même ordre d’idées, comme dans les odes de M. Victor Hugo et les chansons de M. de Béranger. Le sacre de Charles X inspira un chant à M. de Lamartine, et on retrouve, dans la belle ode Aux chrétiens dans les temps d’épreuve, qui est placée sous la date d’août 1826, un retentissement des sentiments qui agitèrent les âmes quand la loi du sacrilége souleva la redoutable question de la punition par la loi humaine des offenses dirigées directement contre Dieu, punition qui, dans certaines circonstances allait jusqu’à l’effusion du sang. M. de Lamartine se prononce, dans ces vers, contre l’opinion de ceux qui veulent charger la loi humaine de la vengeance divine93.

Un mois avant la publication des Harmonies c’est-à-dire le 1er avril 1830, M. de Lamartine, élu par l’Académie française, à la place laissée vacante par la mort de M. le comte Daru, prenait séance et prononçait son discours de réception. L’Académie avait chargé M. Cuvier de lui répondre. Le poëte venait d’éprouver une de ces grandes douleurs qui laissent dans l’âme un vide profond ; il avait perdu sa mère, cette mère chrétienne qui, après lui avoir donné la vie du corps, avait allumé dans son cœur cette lumière du christianisme qui est la vie de l’âme. Sa douleur filiale déborda au début de son discours, dans ces paroles : « Aucun des jours d’une longue vie ne peut rendre à l’homme ce que lui enlève ce jour fatal, où, dans les yeux de ses amis, il lit ce qu’aucune bouche n’oserait lui prononcer : Tu n’as plus de mère ! Toutes les délicieuses mémoires du passé, toutes les tendres espérances de l’avenir s’évanouissent à ce mot ; il étend sur sa vie une ombre de mort, un voile de deuil que la gloire elle-même ne pourrait plus soulever ! Ces joies, ces succès, ces couronnes, qu’en fera-t-il ? Il ne peut plus les rapporter qu’à un tombeau. »

C’était la première épreuve qui vint frapper M. de Lamartine. Dans le monde littéraire, tout lui souriait ; ses concurrents même étaient ses amis. M. Hugo échangeait avec lui des épîtres pleines de mélodieuses sympathies, et assez semblables à ces chants aériens qui font relever la tête au promeneur quand, vers l’époque de la moisson et au commencement d’une belle soirée, il chemine le long d’un champ d’épis mûrs. M. Casimir Delavigne, quoique dans un autre camp et dans une autre école, ne lui témoignait ni moins de sympathie, ni moins d’admiration, quand les deux poëtes venaient à engager en beaux vers une de ces polémiques courtoises, où l’un défendait la liberté, l’autre la religion, muses habituelles de leurs chants. Dans la diplomatie, ses succès poétiques lui avaient aplani le chemin, car la restauration n’avait point la faiblesse d’esprit de croire que les intelligences ouvertes par l’étude des lettres sont fermées aux affaires. Secrétaire de légation à Florence, puis chargé d’affaires dans la même ville, après avoir été un moment secrétaire d’ambassade à Londres, il allait partir comme chargé d’affaires pour la Grèce, dans les derniers jours de la restauration, et aucun nom ne pouvait être mieux choisi pour représenter la France auprès de cette vieille patrie de la civilisation, des lettres et de la poésie. Quelques passages de la réponse de M. Cuvier au discours de réception de M. de Lamartine donneraient même à penser que le poëte qui avait écrit ce vers :

Aimer, prier, chanter, voilà toute ma vie,

songeait à prendre une part plus grande à la politique active, car M. Cuvier lui disait : « Ce que des éditeurs empressés de satisfaire l’avidité du public nous ont dit sur les lacunes de vos derniers écrits, aurait-il quelque fondement, et serait-ce pour des occupations d’un intérêt plus immédiat que vous négligeriez ces nobles productions de l’esprit ? J’espère pour l’honneur des lettres qu’il n’en sera rien. Chacun de nous a sans doute à remplir des devoirs respectables envers son prince et envers son pays ; mais ceux à qui le ciel a accordé l’heureux don du génie, le talent de dévoiler la nature et de parler au cœur ont des devoirs qui, sans contrarier les premiers, sont, j’ose le dire, d’un ordre autrement relevé. C’est à l’humanité tout entière et aux siècles à venir qu’ils en doivent le compte. »

III. Victor Hugo. — Première période : odes, ballades. §

Pendant que M. de Lamartine élevait si haut le genre qu’il avait créé, et que nous avons nommé la poésie personnelle, un enfant que, dès les premières années de la restauration, M. de Chateaubriand appelait « l’enfant sublime », croissait pour la poésie. Il était né dans la seconde année du dix-neuvième siècle94, il avait donc treize ans seulement en 181595. Mais la poésie semblait avoir, depuis sa naissance, présidé à sa destinée ; dans sa naissance même il y avait quelque chose de poétique. Victor Hugo était fils d’une Vendéenne qui avait conservé précieusement, dans le sanctuaire de son cœur, les convictions et les affections de sa province et de sa famille, et d’un général de l’empire. Son père était un des volontaires de la république, rallié à l’empire ; sa mère, fille d’un armateur de Nantes, avait été une brigande à la manière de madame de La Rochejacquelein. Les deux origines contradictoires de la société nouvelle se retrouvaient donc dans son berceau. Sa mère suivant son père dans ses campagnes, il avait déjà mené à cinq ans, une vie voyageuse, de Besançon à l’île d’Elbe, de l’île d’Elbe à Paris, de Paris à Rome, de Rome à Naples ; puis il avait un moment séjourné dans la province d’Avellino, dont son père avait été nommé gouverneur. C’était dans ce temps que les bandes de la Calabre, mi-politiques, mi-poétiques, donnaient tant de souci aux troupes impériales qui avaient plus de peine à atteindre ces ennemis insaisissables qu’à les vaincre. À sept ans, c’est-à-dire en 1809, Victor Hugo, qui, commençant bien jeune son odyssée, avait déjà vu tant de scènes diverses, tant de pays différents, revint en France avec sa mère et ses deux frères, et son éducation commença. Dans le vieux couvent des Feuillantines, situé à Paris, au fond du faubourg Saint-Jacques, et où il habita avec sa famille, il retrouva la poésie personnifiée dans deux figures, l’une riante comme l’espérance, l’autre sombre comme le malheur. Quand il avait parcouru les vertes allées du jardin, avec une belle et gracieuse petite fille sous les traits de laquelle son meilleur avenir lui était apparu, car elle devait être un jour sa femme, il allait prendre ses leçons dans un pavillon habité par un hôte mystérieux qui ne sortait jamais du couvent, dont sa mère ne lui parlait qu’un doigt sur les lèvres, et dont le front soucieux révélait un proscrit : c’était le général Lahorie, qui, compromis dans le procès du général Moreau, et traqué par la police impériale, avait demandé à madame Hugo ce qu’une Vendéenne ne refusa jamais, un asile. Pendant deux ans elle cacha son hôte à tous les yeux ; mais enfin, en 1811, la retraite du général Lahorie fut dénoncée, onl’arrêta, on le jeta dans une prison, où il rencontra le général Mallet, avec lequel il conspira le renversement de l’empire et dont il partagea le sort dans la plaine de Grenelle. L’arrestation violente du général Lahorie, son vieil ami, son exécution dans les plaines de Grenelle, restèrent comme deux dates de colère et de deuil dans le cœur du jeune enfant ; et plus tard, ses vers payèrent la dette de ressentiment qu’il avait contractée, ce jour-là, envers l’empire. Ce fut vraisemblablement l’arrestation du général Lahorie sous son propre toit qui détermina le général Hugo, alors majordome du palais à Madrid, à appeler sa femme et ses enfants en Espagne. Jusqu’à la fin de 1812, Victor Hugo habita cette poétique contrée qui devait souvent plus tard se mirer dans ses vers. Il avait dix ans, et déjà il était sensible à cette influence de la nature, du climat, des mœurs, des monuments, à ce rayonnement de toute chose sur l’âme du poëte. Quand la première restauration s’accomplit, Victor Hugo, rentré en France vers 1813, partagea la joie et l’enthousiasme vendéen de sa mère ; mais ce rétablissement de la paix dans le monde devait profondément troubler la paix de sa famille. Les dissentiments déjà anciens, qui existaient entre son père et sa mère, s’aigrirent ; l’incompatibilité des opinions amena entre eux une rupture qui devint une séparation juridique. Pendant les cent-jours, le général Hugo enleva ses enfants à leur mère, et plaça les deux plus jeunes, Eugène et Victor, dans une institution préparatoire à l’École polytechnique. Victor Hugo, en étudiant à regret les mathématiques, se livrait avec enthousiasme à la poésie qui lui était apparue sous le beau ciel de l’Espagne, et que, depuis ce temps, il n’avait cessé de cultiver en secret. En 1816, c’est-à-dire à quatorze ans, il avait composé une tragédie d’allusion pour célébrer l’heureux retour de Louis XVIII : c’était Artamène, dont le rigide abbé le Batteux, si malmené par M. Villemain dans son cours, aurait approuvé l’ordonnance gouvernée par les règles d’Aristote, et loué l’orthodoxie classique. Artamène ne fut ni jouée ni publiée ; mais deux morceaux dignes d’être remarqués, même parmi les poésies postérieures de Victor Hugo, en ont été détachés : ce sont la Parabole du riche et du pauvre et l’élégie de la Canadienne. En 1817, Victor Hugo concourut pour le prix proposé par l’Académie : les concurrents avaient à célébrer les Avantages de l’étude. Si l’on en croyait un biographe de M. Hugo96, celui-ci aurait dû se contenter de l’accessit, à cause de deux vers dans lesquels il s’accusait de n’avoir que quinze ans97. L’Académie, frappée de la gravité et de la beauté de la pièce, ne put, dit-on, prendre cette indication que comme une plaisanterie irrévérentieuse et fit descendre le poëte au second rang ; ce fut en vain que Victor Hugo courut, son acte de naissance à la main, chez M. Raynouard, alors secrétaire perpétuel de l’Académie française : le siège de celui-ci était fait, et il ne voulut pas recommencer le travail. L’anecdote est d’une exactitude d’autant plus controversable, qu’il n’y a guère de concours qui ne fasse naître quelque historiette de ce genre pour la consolation des vaincus, et que, cette année-là même, Casimir Delavigne, dont la forme littéraire était à cette époque plus parfaite que celle de M. Hugo, et en outre bien plus sympathique à l’Académie, avait pris part au concours.

Ce ne fut que deux ans plus tard, c’est-à-dire en 1819, que Victor Hugo acheva ses études. Son père, après une longue résistance, lui permit enfin de suivre sa vocation, qui l’entraînait vers la poésie ; c’est donc à partir de ce moment que commence la carrière littéraire de M. Victor Hugo : il avait dix-sept ans. De 1819 à 1822, sa vie fut une lutte à plus d’un point de vue. Il avait perdu sa mère, et, profondément séparé de son père par ses opinions, et plus encore par le souvenir de sa mère presque aussitôt remplacée dans la maison paternelle par une nouvelle femme, sa fierté de jeune homme et sa susceptibilité filiale répugnaient à s’appuyer sur lui ; il avait donc, en même temps, sa position sociale à créer, la gloire à poursuivre, et un plus doux et un plus cher fantôme, le bonheur, à atteindre, car la gracieuse enfant du couvent des Feuillantines était devenue une jeune fille accomplie, et M. Victor Hugo, remplaçant ses amitiés enfantines par un amour profond, aspirait à obtenir sa main, et voyait en elle la joie de sa jeunesse et la poésie de son foyer. La gloire, qui, pour tant de poëtes, n’est que le vain retentissement de leur nom, multiplié par les échos du monde, était donc, pour M. Victor Hugo, un moyen de bonheur, et les voies larges et fréquentées de la célébrité devaient le conduire à cette douce retraite du foyer domestique où se trouvent les félicités les plus obscures et les plus vraies.

La première forme sous laquelle lui apparut la poésie, ce fut celle du souvenir et du regret. Les malheurs de cette royauté qu’avait tendrement aimée sa mère et qu’il aimait ; les crimes de cette révolution qui avait porté ses mains sanglantes sur la majesté, la vertu, la beauté et l’innocence, se levèrent devant lui : la pitié et l’indignation dictèrent ses premiers vers. L’ode religieuse, morale et politique, voilà quelle fut la première manifestation du talent de M. Victor Hugo ; il avait rencontré dès lors, dans une nouvelle application de la poésie lyrique, la forme la plus appropriée à son génie. Dans ces premiers vers, composés par un poëte si jeune, il y a beaucoup d’inexpérience encore ; le vol de la pensée n’est pas toujours soutenu comme dans la poésie de M. de Lamartine ; la versification n’est pas toujours aussi correcte, aussi châtiée, aussi savamment harmonieuse que dans les compositions de M. Delavigne ; mais il y a de l’élan, de la sève, de l’énergie, de l’éclat. On devine, même à travers les imperfections de sa versification, une riche nature ; le sentiment poétique s’y trouve à un très haut degré, et à côté de négligences assez fréquentes, on admire une élévation de pensée et des beautés de rhythme qui révèlent le véritable poëte. La poésie personnelle, qui est presqueexclusivement la forme du talent de M. de Lamartine, tient peu de place, au début, dans le talent de M. Victor Hugo ; son genre, c’est la poésie politique, la poésie monarchique. Sa voix est l’écho de ces sentiments ineffables de pitié et d’indignation qui, dans les premières années de la restauration, se remuaient au fond des cœurs au souvenir des victimes de la révolution et de leurs bourreaux. Il semblait en effet qu’en raison du régime qui avait suivi l’époque révolutionnaire, les malheurs des victimes n’avaient point été assez déplorés, les crimes des bourreaux assez maudits, et cette même dette que la France payait aux froides reliques de Louis XVI et de Marie-Antoinette, en les conduisant solennellement dans le sépulcre de leurs aïeux, M. Victor Hugo venait l’acquitter au nom de la poésie. Les jeunes filles de Verdun, la pâle et mélancolique figure du jeune Louis XVII98, les martyrs de Quiberon, tous les spectres de ces morts dont les restes avaient été ensevelis avec trop peu de larmes99, assiégeaient le chevet du poëte, dont les émotions gémissaient comme de plaintives élégies, ou tonnaient comme des odes indignées. Son talent fut ainsi l’expression sympathique d’un sentiment général. Ce que M. Casimir Delavigne était pour les âmes plus vivement frappées de nos récents désastres que de nos anciens malheurs, M. Victor Hugo l’était pour celles qui s’émouvaient surtout au souvenir de tant de douleurs navrantes, de tant de crimes inouïs que les années néfastes de la révolution française avaient fait naître. Ses premiers chants furent les Messéniennes de l’opinion royaliste. Quand on vantait trop haut, devant la portion de la génération nouvelle qui se rattachait à cette opinion, les chansons pleines d’un sel cuisant que publiait à la même époque Béranger ou les hymnes resplendissant d’une beauté classique que Casimir Delavigne consacrait à la liberté, les deux noms et les vers qui venaient naturellement au cœur et aux lèvres de la jeunesse royaliste, comme des représailles, étaient ceux de Lamartine et de Victor Hugo.

Rien, dans la première manière du poëte, ne sentait l’innovation systématique. La jeunesse était dans l’inspiration, la nouveauté dans le mouvement de la poésie, dans la vivacité de l’expression qui répondait à la vivacité d’un sentiment vrai, et non dans des changements apportés à la prosodie dans une réforme du mécanisme du vers. Le talent de M. Victor Hugo avait sans doute moins d’haleine qu’il ne devait en avoir plus tard, mais on rencontrait dans ses odes des stances entières d’une fraîcheur de sentiment, d’une beauté naïve de rhythme qu’il n’a ni surpassées ni même égalées depuis. Ainsi, dans la pièce où il peint l’arrivée de l’âme de Louis XVII au ciel, quoi de plus touchant et de plus poétique que l’espèce d’hymne dialogué que chantent, avec la jeune âme qui vient d’être délivrée de ses deux prisons, les chœurs des anges qui lui souhaitent la bienvenue du ciel en saluant le jeune trépassé du nom de roi :

Où donc ai-je régné ? demandait la jeune ombre.
Je suis un prisonnier, je ne suis pas un roi.
Hier, je m’endormis au fond d’une tour sombre.
Où donc ai-je régné ? Seigneur, dites-le-moi.
Hélas ! mon père est mort d’une mort bien amère ;
Ses bourreaux, ô mon Dieu, m’ont abreuvé de fiel.
Je suis un orphelin ; je viens chercher ma mère
Qu’en mes rêves j’ai vue au ciel.

Quoi ! de ma longue vie ai-je achevé le reste ?
Disait-il. Tous mes maux les ai-je donc soufferts ?
Est-ce vrai qu’un geôlier de ce rêve céleste
Ne viendra pas demain m’éveiller dans mes fers ?
...............................................................................
...............................................................................
Ai-je eu le bonheur de mourir ?

Car vous ne savez point quelle était ma misère !
Chaque jour dans ma vie amenait des malheurs,
Et lorsque je pleurais, je n’avais point de mère
Pour chanter à mes cris, pour sourire à mes pleurs.

Alors, du haut du trône d’où descendent les justices et les miséricordes, la voix de celui qui console, après avoir éprouvé, fait entendre ces paroles qui expliquent le mystère des douleurs humaines et qui introduisent la jeune âme dans le séjour ou il n’y a plus ni douleurs ni larmes :

Viens ! ton Seigneur lui-même eut ses douleurs divines ;
Et mon fils, comme toi, roi couronné d’épines,
Porta le sceptre de roseau.

Cette pièce, qui fut composée en 1822, est l’expression la plus élevée du talent de M. Victor Hugo pendant cette phase poétique de trois ans, qui commença en 1819. On ne peut guère trouver de comparable pour le mouvement des idées, la beauté du rhythme et la vérité du sentiment, dans les compositions du poëte qui datent de la même phase, qu’une strophe de l’ode sur la mort du duc de Berry, et deux ou trois strophes de l’ode sur la naissance du duc de Bordeaux. Il y avait, en effet, une alliance intime entre la vieille dynastie et le jeune poëte. À l’occasion de tous les événements malheureux ou prospères, on entendait s’élever une voix pleine de tristesse ou de joie, qui pleurait les malheurs ou célébrait les espérances de la monarchie. Ainsi en 1820, tandis que Chateaubriand élevait sa grande voix pour déplorer, au nom de l’ancienne France, la mort du duc de Berry, M. Victor Hugo répandait en beaux vers les larmes de la génération nouvelle sur la victime du couteau révolutionnaire de Louvel.

Mais toi, que diras-tu, chère et noble Vendée ?
Tes regrets seront superflus.
Et tu seras semblable à la mère accablée,
Qui s’assied sur sa couche et pleure inconsolée
Parce que son enfant n’est plus.

Quand la naissance du duc de Bordeaux, presque annoncée par Chateaubriand dans les Mémoires sur le vie et la mort de M. le duc de Berry, venait, le 29 septembre 1820, combler les espérances nationales, la voix de Victor Hugo s’élevait, en même temps que celle de Lamartine, pour célébrer cet événement, et l’on peut dire que la joie publique débordait dans ces strophes pleines de mouvement et de vie :

Savez-vous, voyageur, pourquoi, dissipant l’ombre,
D’innombrables clartés brillent dans la nuit sombre ?
Quelle immense vapeur rougit les cieux couverts ?
Et pourquoi mille cris, frappant la nue ardente,
Dans la ville au loin rayonnante,
Comme un concert confus s’élèvent dans les airs ?

Ô joie ! ô triomphe, ô mystère !
Il est né l’enfant glorieux,
L’ange que promit à la terre
Un martyr partant pour les cieux.
L’avenir voilé se révèle ;
Salut à la flamme nouvelle
Qui ranime l’ancien flambeau !
Honneur à ta première aurore,
Ô jeune lis qui viens d’éclore,
Tendre fleur qui sors d’un tombeau !

C’est Dieu qui l’a donné, le Dieu de la prière.
La cloche balancée aux tours du sanctuaire,
Comme au jour du repos, y rappelle nos pas ;
C’est Dieu qui l’a donné, le Dieu de la victoire ;
Chez les vieux martyrs de la gloire
Les canons ont grondé comme aux jours de combats.
Honneur au rejeton qui deviendra la tige !
Henri, nouveau Joas, sauvé par un prodige,
À l’ombre de l’autel croîtra, vainqueur du sort.
Un jour de ses vertus notre France embellie,
À ses sœurs, comme Cornélie,
Dira : Voilà mon fils, c’est mon plus beau trésor,

Nous ne craignons plus les tempêtes !
Bravons l’horizon menaçant !
Les forfaits qui chargeaient nos têtes
Sont rachetés par l’innocent ;
Quand les rochers, dans la tourmente,
Jadis voyaient l’onde écumante
Entr’ouvrir leur frêle vaisseau,
Sûrs de la clémence éternelle,
Pour sauver la nef criminelle,
Ils y suspendaient un berceau.

Certes, ce n’était point une époque ordinaire, au point de vue littéraire, que celle oit un événement national, comme la naissance du duc de Bordeaux, inspirait de pareils vers, et trouvait pour l’annoncer ou le célébrer des écrivains comme Chateaubriand, Lamartine et Victor Hugo ; tandis que la mort de Napoléon devenait le texte d’une Messénienne de Casimir Delavigne, d’une des belles Méditations de Lamartine et d’une des plus remarquables chansons de Béranger.

Ces diverses pièces de vers avaient fait grandir la réputation de M. Hugo. À peine au sortir de l’adolescence, à vingt ans, il arrivait à la renommée par une route qu’il trouvait encore trop longue, quelque rapide qu’elle fût, car ce n’était qu’au prix de succès littéraires éclatants qu’il pouvait, on s’en souvient, obtenir la main de la femme qu’il aimait, et qu’on éloignait de ses regards parce que son amour était partagé. Ce fut dans ces angoisses de la lutte qu’il écrivit deux romans étranges, Bug-Jargal et Han d’Islande, qui révélaient dans son talent une tendance vers l’atroce et l’horrible que ses vers n’auraient point laissé soupçonner. Un biographe qui était, à cette époque, trop avant dans l’amitié du poëte pour ne pas connaître le fond de sa pensée, M. de Sainte-Beuve, assure que Han d’Islande était un roman allégorique, destiné à n’être compris que par une personne, celle-là précisément que le poëte ne pouvait plus voir. D’après cette explication, Éthel emprisonnée dans une tour, c’était la femme aimée ; Ordener, M. Victor Hugo lui-même, avec la chaste ardeur d’un premier amour ; le hideux Han d’Islande, c’était l’obstacle. M. Victor Hugo, qui n’a jamais aimé l’obstacle, le peignait dès lors en laid100. Quoi qu’il en soit, ces deux romans offraient un mélange du beau et du laid, du gracieux et de l’atroce, qui annonce que, dès lors, s’agitaient dans l’esprit de M. Hugo les idées qui devaient plus tard se coordonner d’une manière plus systématique et devenir sa poétique. Han d’Islande, cet ogre qui habite le creux d’un rocher avec un ours moins féroce que lui, et se nourrit avec lui de chair palpitante, comme il se désaltère dans le sang humain, sert à faire ressortir deux figures aux lignes pures et suaves, Éthel et Ordener, comme on voit, dans les sculptures des cathédrales du moyen âge, de hideuses figures de damnés se tordre non loin des formes aériennes des esprits angéliques. La recherche des contrastes commence donc à paraître dans le talent de M. Victor Hugo avec Han d’Islande, l’ogre hideux, et le nègre Bug-Jargal ; mais ce goût des contrastes ne va pas jusqu’à la glorification de l’horrible.

C’est dans cette année 1822 que Han d’Islande, c’est-à-dire l’obstacle, fut vaincu ; M. Victor Hugo, dont la fortune était meilleure, put épouser celle qu’il aimait. Le parti royaliste avait adopté le jeune poëte, M. de Chateaubriand l’avait encouragé, et en face du Conservateur politique, M. Hugo avait fondé leConservateur littéraire. Enfin, le roi Louis XVIII, toujours prompt à se souvenir qu’il était l’héritier de François Ier, le père des lettres, lui avait accordé une pension dans les circonstances les plus honorables pour le roi et pour le poëte. Le jeune Delon, ami d’enfance de M. Victor Hugo, avait été condamné à mort comme complice de la conspiration de Saumur ; M. Victor Hugo écrivit à la mère du jeune homme, afin de lui offrir pour son fils un asile : « Je suis trop royaliste, lui disait-il dans sa lettre, pour qu’on s’avise de venir le chercher dans ma chambre. » La lettre, ouverte à la poste, fut mise sous les yeux du roi. Que fit-il ? Il donna à M. Victor Hugo la première pension vacante.

Une fois marié, M. Victor Hugo exerça une plus grande influence sur la littérature. Plusieurs écrivains de notre temps se souviennent encore de leurspèlerinages à la petite maison qu’il habitait au fond de la rue de Vaugirard, tout près de la fontaine encadrée entre deux peupliers. Cette maison devint le centre de réunion d’un assez grand nombre de jeunes hommes que leur amour commun pour les lettres rapprochait dans les mêmes études, et qui cédaient à l’attrait naturel d’une femme jeune et belle qui, associée à tous les goûts de son mari, faisait avec grâce les honneurs de la petite maison de la rue de Vaugirard à cette société toute littéraire. Là venaient plus ou moins assidûment MM. Soumet, Sainte-Beuve, de Vigny, Émile et Antony Deschamps, Rességuier, Guiraud, de Beauchesne et toute une jeunesse qui éprouvait un goût passionné pour les choses de l’esprit. Dès cette époque, on commençait à s’entretenir, dans ces soirées, de la nécessité de donner une direction à la littérature. On ne produisait pas sur l’esprit public tout l’effet qu’on aurait voulu produire, et il est facile d’apercevoir, en 1823, dans les vers de M. Victor Hugo, des traces de découragement ; il intitule une des pièces de vers qu’il publie à cette époque, le Dernier Chant, comme s’il disait adieu à la poésie, et il se plaint de l’inutilité de ses efforts101.

En février 1824, M. Victor Hugo commençait, dans ses préfaces, à exposer quelques idées nouvelles sur la littérature, à l’occasion des discussions qui, depuis le livre De l’Allemagne de madame de Staël, s’étaient déjà élevées sur le genre classique et sur le genre romantique. Cette première exposition de principes est calme, modeste et raisonnée. Tout en parlant de la nécessité de donner à l’époque une littérature qui soit son expression, M. Victor Hugo insiste sur la nécessité de respecter les règles éternelles du goût, le génie et les lois de la langue. En même temps, il se montre fidèle aux convictions religieuses et politiques qui ont, jusque-là, inspiré son talent ; il a même l’intuition des dangers que l’esprit de l’antiquité peut apporter dans une société chrétienne, quand il domine la littérature, à l’exclusion de l’esprit chrétien. Voici les principaux passages de ce premier manifeste, qui indique la situation de l’esprit de M. Victor Hugo en 1824, et le point où en étaient les idées littéraires de l’école naissante qui marchait avec lui :

« L’auteur ignore profondément ce que c’est que le genre classique et le genre romantique. En littérature comme en toutes choses, il n’y a que le bon et le mauvais, le vrai et le faux, le beau et le difforme. Il y a autant de littératures diverses que de sociétés différentes. David, Homère, Virgile, le Tasse, Milton et Corneille, ces hommes, dont chacun représente une poésie et une nation, n’ont de commun entre eux que le génie ; chacun d’eux a exprimé et a fécondé la pensée publique dans son pays et dans son temps. Il faut en convenir, un mouvement vaste et profond travaille intérieurement la littérature de ce siècle. Si, après une révolution politique qui n’a rien laissé dans le cœur de l’homme qu’elle n’ait remué, rien dans l’ordre des choses qu’elle n’ait déplacé, nul changement n’apparaissait dans l’esprit et le caractère d’un peuple, n’est-ce pas alors qu’il faudrait s’étonner ? Ici se présente une objection spécieuse développée par des hommes de talent et d’autorité : c’est précisément, disent-ils, parce que cette révolution littéraire est le résultat de notre révolution politique, que nous en condamnons les œuvres. Cette conséquence ne paraît pas juste. La littérature actuelle peut être en partie le résultat de notre première révolution, sans en être l’expression. La société, telle que l’avait faite la révolution, a eu sa littérature hideuse et inepte comme elle. Cette littérature et cette société sont mortes ensemble et ne revivront plus. L’ordre renaît de toutes parts dans les institutions ; il renaît également dans les lettres. La religion consacre la liberté ; nous avons des citoyens. La foi épure l’imagination ; nous avons des poëtes. Les plus grands poëtes du monde sont venus après les grandes calamités publiques. Après la révolution française, Chateaubriand s’élève. La littérature présente, telle que l’ont créée les Chateaubriand, les Staël, les Lamennais, n’appartient donc en rien à la révolution. La littérature actuelle, que l’on attaque avec tant d’instinct d’un côté, si peu de sagacité de l’autre, est l’expression anticipée de la société religieuse et monarchique qui sortira sans doute du milieu de tant d’anciens débris, de tant de ruines récentes. Ce n’est pas un besoin de nouveauté qui tourmente les esprits, c’est un besoin de vérité, et il est immense. Ce besoin de vérité, la plupart des écrivains supérieurs de l’époque tendent à le satisfaire. Le goût, qui n’est autre chose que l’autorité en littérature, leur a enseigné que leurs ouvrages, vrais pour le fond, devaient l’être aussi pour la forme ; sous ce rapport, ils ont fait faire un pas à la poésie. Si Caldéron a pu pécher par excès d’ignorance, Boileau a pu faillir aussi par excès de science, et, si lorsqu’on étudie les écrits de ce dernier, on doit suivre religieusement les règles imposées au langage par le critique, il faut en même temps se garder scrupuleusement d’adopter les fausses couleurs employées quelquefois par le poëte. Insistons sur ce point, afin d’ôter tout prétexte aux mal voyants. S’il est utile, nécessaire parfois, de rajeunir quelque tournure usée, de renouveler quelque vieille expression, et peut-être d’essayer d’embellir encore notre versification par la plénitude du mètre et la pureté de la rime, on ne saurait trop répéter que là doit s’arrêter l’esprit de perfectionnement. Toute innovation contraire à la nature de notre prosodie et au génie de notre langue doit être signalée comme un attentat aux premiers principes du goût. Remarquons en passant que, si la littérature du grand siècle de Louis le Grand eût invoqué le christianisme au lieu d’adorer des dieux païens, si ses poëtes eussent été ce qu’étaient ceux des temps primitifs, des prêtres chantant les grandes choses de leur religion et de leur patrie, le triomphe des doctrines sophistiques du dernier siècle eût été beaucoup plus difficile, peut-être même impossible. La France n’eut pas ce bonheur ; ses poëtes nationaux étaient presque tous des poëtes païens, et notre littérature était plutôt l’expression d’une société idolâtre et démocratique que d’une société monarchique et chrétienne. Aussi les philosophes parvinrent-ils, en moins d’un siècle, à chasser des cœurs une religion qui n’était plus dans les esprits. C’est surtout à réparer le mal fait par les sophistes que doit s’attacher aujourd’hui le poëte. »

M. Hugo, on le voit, se présentait dans ce manifeste comme un conciliateur. Il repoussait toutes les conséquences exagérées qu’on pouvait tirer de son système ; il maintenait les règles inviolables de la langue, les droits éternels du goût ; il demandait seulement qu’on permît à une société profondément modifiée d’avoir une littérature à elle, et c’était dans le sens de la religion et de la monarchie qu’il voulait réformer la littérature, en la rendant à la fois plus monarchique et plus chrétienne. Cette seconde phase de son talent dura jusqu’en 1826, et quand Louis XVIII mourut, il exprimait encore dans une belle ode consacrée à sa mémoire ces hautes idées, ces nobles sentiments qui l’avaient inspiré pendant la première phase de sa vie littéraire. Nous le retrouverons plus tard dans d’autres voies, quand nous aurons à retracer la tentative faite pour changer complétement la littérature. La réforme littéraire avait eu son 1789 ; la révolution littéraire devait avoir son 1793.

IV. Casimir Delavigne : — Les Messéniennes. §

Dans la situation telle qu’elle se dessina à l’époque de la restauration, il y avait, on l’a vu, des sources d’inspirations très diverses, et les esprits, suivant leur pente, devaient se laisser entraîner par des courants opposés. Ceux-ci pouvaient être surtout frappés du retour de la paix après tant de guerres qui avaient épuisé la population et courbé l’Europe entière sous une lassitude universelle, et de l’affranchissement des intelligences rendues à elles-mêmes, après avoir été contraintes de traîner la chaîne de la discipline impériale. Le rétablissement de l’antique monarchie, qui avait vécu avec la France les bons et mauvais jours de son histoire pendant dix siècles, était pour ceux-là le point de vue principal. D’autres saluaient l’avénement de la liberté politique, promise par la révolution sans avoir jamais été donnée, et dont l’empire avait effacé jusqu’à la trace dans des institutions où la tribune était muette, et où la police persécutait M. Frayssinous, confisquait le Journal des Débats et supprimait les livres de madame de Staël. Mais, à côté de ces résultats heureux, venaient se placer la défaite de nos armées, l’invasion de notre territoire et l’Europe nous rendant à Paris la visite victorieuse que nous lui avions faite à Vienne, à Berlin, à Moscou. La seconde invasion surtout avait laissé de pénibles et douloureux souvenirs au cœur des populations, non seulement à cause des maux et des violences inséparables de la guerre, mais à cause de ce grand désastre de Waterloo qui avait couché toute une armée française dans ce lit funèbre, et donné, dans notre histoire, un sinistre écho aux noms de Poitiers, Crécy et Azincourt. Ajoutez à cela la dureté impolitique que L’Europe avait montrée envers la France dans les traités de Vienne, sans comprendre, malgré l’avertissement aussi sensé que patriotique donné par M. de Bonald102, que les sociétés européennes, intéressées, pour leur préservation intérieure, à ce que la restauration vécût, ne devaient point faire peser sur elle l’impopularité même imméritée qui devait naître de la situation faite à la France ; car les peuples, injustes dans leurs ressentiments, oublient les gouvernements qui ne sont plus, et attribuent à celui du moment la situation qu’il subit comme un funeste et inévitable legs. Il y avait dans ces sentiments, dans ces images, dans ce grand contraste de la fortune présente de la France avec sa fortune passée, dans le souvenir du désastre militaire de Waterloo, dans la présence des drapeaux étrangers sur notre territoire, de quoi inspirer un poëte dont les vers répondraient aux émotions nationales. Ce poëte fut M. Casimir Delavigne : né en 1793, il avait alors vingt-deux ans.

Les premières Messéniennes ne furent point l’œuvre de l’esprit de parti ; c’était le gémissement de la France qui retentissait dans les vers d’un de ses plus jeunes enfants. M. Delavigne était alors dans un âge où les émotions sont vives et les impressions profondes ; il peignait ce qu’il voyait, il éprouvait ce qu’il exprimait. C’est là le grand secret de l’inspiration. Elle trouve surtout son aliment dans les sentiments naturels, elle périt au contact des sentiments factices. Quoi de plus naturel que le regret, la colère à l’aspect de la patrie envahie, que l’humiliation sympathique qu’on ressent à la vue de ses humiliations, que la disposition à relever ses anciens trophées dans les souvenirs, pour la consoler du présent par le spectacle du passé ; que le tribut de larmes payé aux soldats morts en combattant ? Ce sont là les sentiments qui dominent dans les premières Messéniennes. Il y a de l’élévation dans les idées, une émotion contenue dans l’expression, une grande vérité d’accent. La langue poétique de M. Delavigne n’a pas atteint encore le degré de perfection qu’elle atteindra plus tard ; mais elle est déjà belle, harmonieuse et pure, et il y a du mouvement et de la vie dans sa poésie. Elle pleure, elle s’indigne, elle exhorte, elle prie. On y retrouve l’expression des sentiments d’une grande partie des nouvelles générations de cette époque : une disposition naturelle à porter le deuil de nos désastres, à saluer la liberté qui arrive, à accepter la monarchie qui la ramène103, et la conviction de la nécessité de l’union devant l’étranger. On est encore trop près des malheurs que le funeste retour de l’île d’Elbe a apportés à la France104, le sentiment public est trop prononcé contre l’auteur de ces maux, pour que le bonapartisme poétique se glisse dans les vers du jeune poëte, harmonieux écho des impressions publiques ; le seul mot qui fasse allusion à l’empereur dans le chant funèbre consacré à Waterloo, est un reproche : « Varus, rends-nous nos légions ! » Les trois premièresMesséniennes destinées à déplorer la bataille de Waterloo, la dévastation du Musée et des monuments, et à proclamer le besoin de s’unir après le départ des étrangers, sont animées du même esprit, quoiqu’il y ait une différence à faire entre ces trois morceaux pour le mérite littéraire. La quatrième et la cinquième Messénienne, dont la vie et la mort de Jeanne d’Arc ont fourni le sujet, sont comme un heureux prolongement de la même inspiration poétique qui va chercher dans l’histoire une occasion de plus de maudire l’Angleterre, en relevant le bûcher de Jeanne d’Arc devant la France indignée. Ces élégies nationales, on peut les appeler ainsi, sont pleines de sentiments honnêtes et patriotiques ; elles ont quelque chose de vrai, parce que l’émotion du poëte répond à l’émotion publique, et le succès qu’elles ont obtenu restera durable et général, parce qu’elles expriment un sentiment de tous les temps et de tous les lieux, celui du patriotisme.

Sans doute, on peut dire que le poëte a fait abus, dans les Messéniennesde ces phrases tant répétées depuis sur la gloire de la France ; trop souvent il la couronne de lauriers et la proclame la reine des nations. S’il s’agissait d’une histoire de la bataille de Waterloo, et non d’une élégie sur cette bataille, on pourrait aussi critiquer les vers où il montre les Anglais regardant, pour la première fois, sans peur, nos soldats étendus morts sur ces champs ensanglantés. Mais ces exagérations poétiques qui auraient offert, dans d’autres circonstances, une nuance de ridicule, avaient dans celle-ci quelque chose de touchant. N’y avait-il pas une sorte de piété filiale à venir lui parler de sa gloire passée, à cette pauvre France dont la fortune venait de déserter les drapeaux, et ne fallait-il pas la consoler au milieu de sa défaite, en évoquant devant elle ses anciens jours de triomphe ? Quant à cet hommage rendu à des soldats si longtemps vainqueurs et maintenant étendus morts sur les plaines funèbres de Waterloo, sans même avoir eu le bonheur de mourir dans un jour de victoire, comme le disait éloquemment le poëte105, il plaît par cela même qu’il est un peu excessif dans la forme, comme une pieuse flatterie adressée au malheur et à la mort, les seules et mornes majestés dont le poëte puisse être avec dignité le courtisan, parce que leurs mains ouvertes pour recevoir sont vides pour donner. Mais, dans la seconde Messénienne, celle où le poëte déplore la dévastation du Musée, on commence à apercevoir un des défauts de Casimir Delavigne. Il n’a pas su exprimer naturellement le sentiment national, moins ému, il faut le dire, à l’honneur de la noblesse intellectuelle de l’esprit français, des immenses sacrifices d’argent imposés à notre détresse, que de la perte des chefs-d’œuvre, ces trophées de nos anciennes victoires, qu’il s’était habitué à admirer comme les hôtes de notre civilisation. Les émotions factices du littérateur plein des souvenirs de l’antiquité ont dominé, dans l’esprit du poëte, les émotions naturelles du Français, et il a laborieusement combiné de jolies antithèses mythologiques, au sujet de la dévastation du Musée106.

Ce défaut n’est point accidentel chez Casimir Delavigne ; il tient à la nature même de son talent pur, correct, harmonieux, mais un peu froid, et assez enclin à remplacer les beautés naturelles par ces splendeurs de reflet que les esprits cultivés et familiarisés avec l’étude de l’antiquité trouvent facilement dans leurs souvenirs. Moins apparent dans les premières Messéniennes, où le vol du poëte était soutenu par le souffle du sentiment public et par l’émotion qu’excitait dans son âme le douloureux spectacle qu’il avait sous les yeux, ce défaut devait devenir plus marqué lorsqu’il serait obligé de se placer par l’imagination dans un sujet éloigné ou fictif, et de deviner la vérité, au lieu de se trouver en contact avec elle.

Le succès des premières Messéniennes fut aussi grand, dans son genre, que le succès des premières Méditations. Comme M. de Lamartine, M. Delavigne, inconnu la veille, se trouva avoir atteint, d’un seul pas, la célébrité. Lui aussi s’était rendu l’interprète d’un sentiment général qu’il avait d’autant mieux exprimé, qu’il le trouvait au fond de son propre cœur. Sa voix était devenue la voix de l’orgueil national blessé, et la modération de ses idées, l’esprit conciliant dont ses premiers vers étaient animés, avaient augmenté le nombre de ses admirateurs. Parmi eux, il faut compter le roi Louis XVIII, qui applaudit à ses vers patriotiques107. L’auteur dut à ses heureux débuts l’emploi de bibliothécaire de la chancellerie. Dès lors s’ouvrit pour lui une carrière non interrompue de succès, tantôt remportés par ses poëmes lyriques qui se succédèrent sous le nom de Messéniennes, tantôt obtenus sur la scène par ses comédies et ses tragédies ; car on rencontre le nom et le talent de M.Casimir Delavigne sur plusieurs routes à la fois dans la littérature. LesMesséniennes sont restées cependant son titre principal ; c’est là qu’il a montré le plus de cet esprit d’invention qui assure surtout aux œuvres littéraires la durée. C’était aux Voyages du jeune Anacharsis, par Barthélémy, que Casimir Delavigne, comme il en avertit lui-même ses lecteurs, avait emprunté ce titre deMesséniennes : « Tout le monde, disait-il en tête de ses premières œuvres, a lu dans le Voyage d’Anacharsis les élégies sur les malheurs de la Messénie ; j’ai cru pouvoir emprunter à Barthélémy le titre de Messéniennes pour qualifier un genre de poésies nationales qu’on n’a pas encore essayé d’introduire dans notre littérature. Sous ce titre flexible et qui s’étendait à tous les sujets, le poëte traita successivement les questions qui passionnèrent l’esprit public, et cette habileté à se préparer des sympathies contribue à expliquer l’éclat et le nombre de ses succès. Il avait certainement plusieurs des qualités qui conduisent à la gloire vraie et durable ; mais il ne négligea pas les moyens de s’assurer la vogue, et presque tous ses vers eurent un à-propos qui leur ménagea des lecteurs bienveillants. Il servit la circonstance qui, à son tour, le servit.

Les malheurs et les revers de la France avaient inspiré ses premièresMesséniennes et elles avaient répondu à un mouvement général d’opinion ; les secondes répondirent à un mouvement d’opinion moins général, moins profond surtout, mais cependant très ardent et très vif ; nous voulons parler de celui qui se manifesta en faveur de la Grèce. Il y avait dans ce mouvement quelque chose de généreux, puisqu’il s’agissait de secourir un peuple malheureux et chrétien ; mais, comme arrive toutes les fois que les passions du moment se mêlent à une question, et qu’elle obtient ce qu’on est convenu d’appeler la vogue, les mobiles qui agissaient sur les esprits étaient très complexes, et, chez plusieurs, la fièvre de l’hellénisme avait quelque chose d’excessif et qui allait au-delà du naturel. Si la sympathie et la pitié pour la Grèce existaient dans de nobles âmes sans aucun mélange de calcul, plus d’un calcul s’y mêlait chez d’autres esprits qui en faisaient un thème d’opposition contre les rois, et un moyen de remuer ce sentiment vague, et par conséquent dangereux, d’un libéralisme indéterminé que les noms républicains de Sparte et d’Athènes réveillent dans le cœur de ceux qui ont oublié ou n’ont point appris dans Plutarque combien, non seulement l’ordre, la sécurité, le bonheur, mais la vertu, la justice, la liberté et la dignité humaine eurent à souffrir de ces gouvernements démocratiques de la Grèce, que le vulgaire admire à distance, à la lumière de quelques éclatants souvenirs. Les poëtes français qui chantèrent la Grèce et excitèrent l’esprit public en sa faveur, la connaissaient peu. Leur enthousiasme n’est guère qu’un enthousiasme classique, leur inspiration une inspiration de reflet ; si leurs chants, tout remplis des souvenirs de l’antiquité savante, eussent été traduits et lus aux rudes compagnons de Canaris, ceux-ci ne les auraient probablement pas compris, tant ils étaient hors du mouvement de leurs sentiments, de leurs mœurs et de leurs idées. Ceci donne à presque toutes les poésies qu’inspira la Grèce, à cette époque, quelque chose de factice et de froid, et les Messéniennes de Casimir Delavigne sur ce sujet, comme l’a fait observer un critique d’un esprit fin et ingénieux108, furent loin d’être à l’abri de ce reproche, malgré leur riche et brillante versification. Ce sont d’harmonieux souvenirs de l’antiquité classique qui font vibrer la lyre d’un écrivain lettré, habitué à frayer avec les poëtes et les historiens de l’ancienne Grèce, et non les accents naturels, originaux, hardis, d’un interprète de la Grèce nouvelle. Sauf la sixième Messénienne, dédiée à la Grèce chrétienne, et dans laquelle l’auteur a développé en beaux vers un récit touchant emprunté au Voyage de M. Pouqueville, et si l’on excepte encore la dernière partie de la neuvième Messénienne, où le poëte, après avoir mis en scène Tyrtée d’une manière plus solennelle et plus apprêtée qu’inspirée, retrouve de l’inspiration en exprimant des sentiments qu’il éprouve réellement devant un brillant fait d’armes de Canaris, les Messéniennes sur la Grèce n’offrent guère que des beautés de formes et plaisent surtout par la versification. Lorsqu’on rapproche cette poésie régulièrement, mais froidement belle, cet enthousiasme méthodique, ces souvenirs classiques habilement groupés, des inspirations impétueuses et de la poésie vivante de lord Byron, on sent la différence qui existe entre l’homme de génie se dévouant aux malheurs qu’il chante, et ayant l’œil, la main, le cœur en contact avec cette Grèce, objet de son culte et de ses chants, et le versificateur habile qui, s’inspirant à distance des souvenirs qui lui viennent de l’autre côté du temps, et des récits qui lui viennent de l’autre côté des mers, cherche un sujet de beaux vers dans les calamités qu’il déplore. Dans les Messéniennes sur la Grèce, on est donc frappé de deux symptômes : le perfectionnement de la forme, le refroidissement du foyer poétique.

C’est à cette date aussi qu’il faut placer le mouvement qui se fit dans l’esprit de M. Casimir Delavigne vers les idées d’opposition au gouvernement. Indécis au début, l’auteur devient peu à peu le poëte de l’école libérale, non pas dans sa nuance la plus avancée, mais dans sa nuance intermédiaire. Il perd sa place de bibliothécaire de la chancellerie, mais il est aussitôt nommé par M. le duc d’Orléans bibliothécaire du Palais-Royal. Dans plus d’un endroit de ses ouvrages, il se loue d’avoir gardé son indépendance envers le pouvoir ; il la garda soigneusement, en effet. Quand à l’époque de la nomination de M. Casimir Delavigne à l’Académie, Louis XVIII voulut lui donner une pension, il répondit par un refus délicatement tourné en compliment : La plus grande faveur qu’il pût obtenir du roi, écrivait-il, c’était d’avoir vu sa nomination approuvée par lui, et il priait Sa Majesté de permettre qu’il conservât son indépendance afin de pouvoir la louer avec désintéressement. Mais cette indépendance, la garda-t-il aussi entière vis-à-vis une puissance qui avait, dans ce temps-là, des sourires plus séduisants, des faveurs plus enviées et des exigences souvent plus injustes ? L’esprit humain est habile à se tromper lui-même, et, tout orgueilleux de montrer les chaînes qu’il met sous ses pieds, il oublie celles que portent ses mains. Les courtisans de la popularité se louent de ne pas être les courtisans des rois, sans songer qu’il y a plus d’un genre de servitude. Ce fut un peu le cas de M. Casimir Delavigne. Son esprit cédait comme une voile docile, tendue du côté d’où vient la brise, à tous les souffles de l’opinion ; ses idées sont les préjugés de son époque ; ses sentiments, les passions du moment pendant lequel il écrit ; ses livres, de mélodieux échos des conversations qui courent les rues. Dans ses Messéniennes sur la Grèce, on retrouve l’enthousiasme un peu prétentieux du temps, l’érudition littéraire des salons, ces entretiens parfumés des souvenirs de classe, et tout l’entraînement d’opinion qui précéda le moment où les cabinets, apportant un secours plus efficace à la Grèce, livrèrent la bataille de Navarin, qu’on appela à cette époque une messénienne à coups de canon.

Rien de mieux, quand l’opinion publique entrait dans une voie au bout de laquelle on trouvait l’affranchissement d’un peuple chrétien du joug musulman par les armes de la France, qui acheva seule cette croisade, en chassant l’armée égyptienne de la Morée. Mais Casimir Delavigne ne choisissait pas toujours entre les impulsions de l’esprit du moment ; il les suivait d’aussi près que le lui permettaient la modération naturelle de son esprit et la prudence de son caractère, qui repoussait toutes les extrémités. Il saluait dans ses vers la révolution de Naples109 et celle d’Espagne, comme il avait salué la délivrance de la Grèce ; l’école politique dont il était le poëte marchait dans ce sens : cela lui suffisait. Chacune des pièces qu’il publiait était donc le calque des idées de l’époque, et il y avait là un puissant élément de succès ; le vulgaire des esprits lisait avec un enthousiasme mêlé d’une sorte de reconnaissance des ouvrages où il se réfléchissait comme dans un miroir, mais dans un miroir qui embellissait par la magie du style toutes les images que reproduisait sa surface brillante et polie.

Ainsi, quand la mort de l’empereur livra sa mémoire à la poésie, Casimir Delavigne, comme la plupart des poëtes du temps, aborda ce grand sujet, et on trouve dans sa Messénienne l’objet d’une curieuse étude littéraire et en même temps une indication précieuse de l’esprit du temps. La forme est empruntée à Shakspeare, cette mer aux grandes eaux dans lesquelles M. Delavigne devait encore puiser avec cet art et cette habileté de l’homme de goût empruntant à l’homme de génie ; c’est le songe de la dernière nuit de Richard III, transporté sous la tente de Napoléon ; seulement, les victimes qui apparurent au premier sont remplacées par des victoires, Arcole, les Pyramides, Waterloo, qui se lèvent devant le second. Le poëte tire de beaux effets littéraires du contraste de la fortune passée du conquérant avec sa fortune actuelle, et il entre dans le mouvement général des idées de son temps en ajoutant à la grandeur naturelle de Napoléon cette grandeur vague et surhumaine qui tient de l’épopée plus que de l’histoire. Mais le cachet particulier de cette Messénienne, c’est l’empreinte du libéralisme de l’époque, le culte de la loi, la religion de la charte, sentiments légitimes en 1825, quoique exagérés par l’esprit de parti, mais transportés, par un anachronisme poétique, à un temps où ces idées n’étaient point applicables. Que viennent dire les trois batailles sœurs à Napoléon endormi sous sa tente ? Toutes trois viennent lui reprocher d’avoir violé la loi, d’avoir détrôné la liberté110. Or, ceux qui se rappellent l’histoire de ce temps savent que c’était une singulière légalité que celle du Directoire, élu, épuré, renouvelé par la violence, l’intrigue ou l’arbitraire, qui conspirait contre lui-même et contre la majorité de l’Assemblée législative, se mutilait et se recomplétait en ne consultant d’autre loi que la force. Depuis le coup d’État du 18 fructidor, la vérité et la sincérité avaient entièrement disparu des élections, et l’on gouvernait par des coups de dictature. Quant à la liberté dont Napoléon était fils, s’il n’avait jamais détrôné que celle-là, aucun reproche ne pèserait sur sa mémoire ; car cette prétendue liberté, hypocritement oppressive sous le Directoire, après avoir été brutalement sanglante sous la Convention, commença à déporter lorsqu’elle cessa d’élever des échafauds. La loi que Napoléon renversa, c’était une illégalité antérieure ; la liberté qu’il détrôna, c’était déjà l’arbitraire. Au fond, il remplaça un despotisme énervé, infécond, et qui pourrissait la conscience et les mœurs du pays, par un despotisme plus sain, plus fort, plus habile et plus glorieux, celui du consulat. Il est difficile d’avoir étudié l’histoire sans avoir la conscience de cette vérité et sans comprendre qu’il n’y a de libertés possibles que sous un gouvernement légitime, qui respecte partout le droit qu’on respecte en lui ; mais, dans le temps où écrivait M. Delavigne, le mot d’ordre des chefs de l’opposition était de persuader à l’opinion que la révolution avait fondé, après la chute de Robespierre, un état de choses régulier, légal et libre, qui ne demandait qu’un peu de temps pour se consolider ; de sorte que, pour le bon exemple, Bonaparte, au lieu d’avoir succombé, parce qu’il était arrivé à la fin de la phase de despotisme militaire qui avait sa place logiquement marquée dans la marche générale de la révolution, devait mourir à Sainte-Hélène pour avoir violé la légalité et la liberté que représentait si dignement Barras, le héros du 18 fructidor. C’est ainsi que l’ode à Napoléon devenait, à un certain point de vue, une ode rétroactive à la charte.

Presque toutes les poésies de M. Casimir Delavigne sont marquées du même caractère. Dans le Voyageur, Messénienne où la pointe de l’épigramme se montre à côté des larmes de l’élégie, il fait le tour de l’Europe sans trouver nulle part la liberté. Dans ses Messéniennes composées pendant le voyage qu’il fit à Rome pour sa santé, il évoque partout le vieil esprit républicain de l’antiquité, lieu commun de poésie, innocent par l’intention, dangereux par le résultat, car on ne transforme pas les souvenirs en réalités, et on contribue par ces anachronismes littéraires à troubler les idées et à rendre les peuples révolutionnaires, c’est-à-dire plus agités et plus malheureux, sans être plus libres. Quand le général Foy meurt, Casimir Delavigne lui consacre uneMessénienne toute remplie des émotions et des passions du moment, et dans laquelle il adresse à la jeunesse « ardente et pure »111 les flatteries qu’il s’est félicité de n’avoir jamais offertes aux rois, breuvage fermenté, encore plus dangereux cependant pour la jeunesse que pour les rois, car il la jette dans une ivresse intellectuelle qui lui fait mépriser le bien imparfait, mais réel et possible, pour le bien absolu et chimérique. On peut suivre le progrès de l’agitation des idées dans les vers de Casimir Delavigne, qui en reçoivent une impulsion nouvelle, et viennent à leur tour, comme un flot de plus, augmenter la violence du courant. Les Messéniennes publiées en 1827, et notamment celle dédiée au général Foy ont un caractère plus amer et plus agressif que leurs aînées, déjà moins modérées que les premières. On sent monter dans ces poésies la tonique de l’opposition. L’exagération, peu habituelle à l’esprit naturellement modéré de M. Delavigne, s’y glisse ; les hommes et les objets cessent d’y avoir leurs véritables proportions ; le général Foy y marche l’égal des héros les plus illustres de l’ancienne Rome ; ses funérailles, manœuvre d’opposition destinée à attaquer les ministres vivants bien plus encore qu’à honorer l’orateur mort, sont comparées aux plus sublimes spectacles de l’histoire. Enfin, dans l’épilogue, le poëte arrive presque à pousser le cri de guerre, et dans les dernières strophes, il semble qu’on entende retentir le prélude lointain de la Parisienne112. Le caractère des poésies lyriques de M. Delavigne, au point de vue de leur influence sur l’esprit du temps, c’est donc ce perpétuel usage de mots séduisants par eux-mêmes, mais indéfinis, qui fut une des plaies de la restauration, parce que chacun mesurait l’idée qu’ils contenaient aux chimères de son imagination. Comme lord Byron qui fut en cela son modèle, il entretenait les jeunes esprits dans ce culte vague et indécis de la liberté, qu’on appela le libéralisme, maladie morale dont les cœurs les plus élevés de ce temps ressentirent l’atteinte. Sans doute, il est du devoir d’un honnête homme d’aimer les libertés de son pays, et de les vouloir aussi grandes que les vertus, les lumières, les intérêts, les traditions nationales de la société dont il est membre, le comportent ; mais c’est un mal que d’aimer une liberté abstraite, indéfinie, séparée de l’idée du pouvoir traité en suspect et en ennemi, car cette liberté inapplicable au temps dont on est, au lieu où l’on vit, et, en dehors des vertus, des mœurs, des lumières nationales, c’est la révolution qui ouvre toujours les voies au despotisme. Par ce côté, M. Casimir Delavigne, qui était parti d’un terrain si solide, si large, si national, finit par se laisser entraîner dans les sentiers de l’esprit de parti, et par toucher du pied la lave révolutionnaire. La modération de son esprit et la douceur native de son caractère le retinrent toujours dans de certaines limites ; mais il subit l’action de la brûlante atmosphère au sein de laquelle il vivait, et ses vers, éclos à la chaleur des passions publiques, servirent à les échauffer encore. Il avait un autre point de contact avec la révolution : par ses opinions philosophiques, il se rapprochait de l’école du dix-huitième siècle. Sans doute, il n’avait pas beaucoup approfondi ces opinions ; elles existaient chez lui plutôt à l’état de sentiment qu’à l’état d’idées. Il se laissait aller au courant des préventions de son temps contre ce qu’on appelait le retour du fanatisme, et il avait toutes les faiblesses des esprits forts. Ainsi, il insistait, plus particulièrement sur les souvenirs et les faits que l’école du dix-huitième siècle a coutume d’exploiter contre la religion, en défigurant les uns, en méconnaissant la cause véritable des autres : Galilée en prison, la journée déplorable de la Saint-Barthélemy. Les noms de papes qui revenaient le plus habituellement sous sa plume, étaient choisis parmi le bien petit nombre de ceux qui, sur cette longue liste de saints, de grands hommes et de martyrs, ont payé, dans leur conduite, un fâcheux tribut à la fragilité humaine ; il avait été cruellement déçu, dans son voyage d’Italie, en trouvant le pape au Vatican, au lieu de rencontrer Fabricius, Paul Émile et Caton sur le Capitole ; enfin il aiguisait en vers soigneusement polis et aux rimes riches et sonores la peur dont tout bon libéral devait être atteint dans ce temps-là, dès que l’ombre d’un jésuite venait à se dessiner sur le mur ; ce qui n’empêchait pas un assez grand nombre d’hommes de ce parti de confier l’éducation de leurs enfants à la compagnie de Jésus. On peut dire que cette intelligence nourrie par l’Université impériale, qui faisait à la religion une part si petite avait été envahie par le paganisme littéraire. Les rares épîtres de Casimir Delavigne semblent un reflet élégant, spirituel, mais un peu décoloré de celles de Voltaire. Ses poésies légères sont complètement païennes ; on y retrouve les idées, les sentiments des anciens, avec la morale de Catulle, d’Horace et d’Ovide, traduite en français :

Alors que ma froide paupière
Pressera mes yeux à jamais,
Ô Naïs, pour faveur dernière
Couronne-moi de myrtes frais.

Poésie fausse, car on ne voit nulle part ces agonies couronnées de myrtes qui, la coupe à la main, abandonnent la vie dans un banquet ; poésie antichrétienne, car tout chrétien doit accepter, à cette heure suprême, la couronne d’épines que porta le Christ au Calvaire, et les embrasements dans lesquels il expire, ce sont ceux de la Croix113.

Telles furent l’influence de l’époque de la restauration sur Casimir Delavigne et celle de Casimir Delavigne sur l’époque. Cette influence fut grande, parce qu’il exprimait des idées et des sentiments sympathiques à son temps, dans cette langue élevée, harmonieuse et durable que parlent les grands écrivains ; c’est là le côté vraiment supérieur de son talent, comme poëte lyrique. Il est maître de son instrument. poétique. Ordinairement son vers est plein, les mots sont à leur place, les images sont brillantes, le tour gracieux ou énergique, le rhythme harmonieux. Les stances tombent avec grâce ou se soutiennent avec vigueur. Ses odes ont du mouvement et marchent ordinairement d’un pas vif au dénoûment. Le côté faible, c’est la pensée. À l’époque même où M. Delavigne brillait dans tout son éclat, la critique la plus bienveillante, pourvu qu’elle fût élevée et juste, était frappée de cette faiblesse de la pensée que ne pouvait dérober la beauté de la forme114. Elle disait, avec raison, que le penseur manquait au poëte, cela est vrai ; chez Casimir Delavigne l’originalité est dans le style et non dans les idées. Le lieu commun, qui a toujours été une puissance, exprimé avec la supériorité du talent qui double cette puissance par le concours qu’il lui prête, voilà, en général, le caractère de ses productions, et, en partie, l’explication de ses succès. Ses succès furent d’autant plus grands et d’autant plus incontestés, que le poëte mit toujours beaucoup de mesure, de sagesse et de tact dans sa conduite. Il alla s’asseoir à l’Académie, où sa place était si bien marquée, et il refusa unsiége à la Chambre des députés, où il aurait été au-dessous de sa renommée et de l’attente générale, car, pour avoir chanté la charte, la liberté et la légalité, on ne devient ni orateur éloquent, ni grand homme d’État. Il resta ainsi l’ami de ceux qui l’auraient regardé comme un compétiteur, et le poëte de toute l’opposition, au lieu d’être l’interprète politique d’une de ses nuances. En même temps, il sut obtenir tous les bénéfices de l’opposition, sans éprouver les inconvénients qu’elle entraîne, car sa poésie, quoique agressive sur la fin, se maintint dans les limites de la légalité ; la forme, dans laquelle il excellait, sauva le fond, et c’est un service à ajouter à tous les services qu’elle lui avait rendus. Au demeurant, s’il fallait classer Casimir Delavigne dans la littérature de la restauration, nous dirions qu’il appartenait à l’école intermédiaire, en se rapprochant cependant beaucoup plus de Béranger que de MM. de Lamartine et Victor Hugo, et en étant, vers 1830, beaucoup plus près de l’école littéraire, politique et religieuse du dix-huitième siècle, que ne l’étaient la plupart des écrivains de l’école dans laquelle nous le rangeons.

V. Béranger. — Chansons. §

Dans un de ces jours de tyrannie où, le joug de la restauration, comme on disait alors, s’appesantissant sur la France, la captivité chantait ses tortures au cliquetis des verres, entre un flacon de vin de Romanée et un flacon de vin de Chambertin, à moins qu’elle n’occupât ses douloureuses insomnies à répondre aux joyeux chasseurs d’Ille-et-Vilaine qui venaient de lui envoyer une bourriche largement garnie de cailles, de perdreaux et de faisans115, M. Dupin défendant M. de Beranger assis sur le banc des prévenus, disait aux juges : « Ah ! messieurs, si l’on eût déféré une pareille cause au jugement de nos bons aïeux, ils auraient secoué la tête en murmurant entre leurs dents : Chansons que tout cela ! Et ils eussent ainsi fait preuve d’esprit autant que de justice ! »

Cette observation était d’une grande naïveté, à moins qu’elle ne fût pas d’une grande franchise. Une comédie peut être aussi gaie qu’une chanson ; or, qui ne sait que les Nuées d’Aristophane préparèrent la Ciguë de Socrate ? Pour se convaincre de tout ce qu’il y eut de grave dans la guerre que fit Béranger à la restauration, il suffira de passer en revue les différentes bases sur lesquelles la monarchie s’appuyait, les différentes classes d’ennemis qui travaillaient à sa chute. On verra que pas une de ces bases ne resta à l’abri des attaques du client de M. Dupin, que pas une de ces classes d’ennemis ne fut oubliée dans ses ouvrages. Sa haine parla à toutes les passions, et il donna l’assaut a la monarchie avec toutes les forces de ses adversaires et par tous les points à la fois. Cela est si vrai, que l’on pourrait trouver dans ces chansons si inoffensives, au dire de l’avocat, la classification complète des partis qui agitèrent cette époque de notre histoire, et l’ensemble des moyens employés, soit à la tribune, soit dans la presse, soit en dehors de ces deux voies, pour renverser la société religieuse et monarchique.

La restauration, à son retour, satisfaisait à une nécessité impérieusement ressentie par la France comme par l’Europe entière : la paix, qui devait fermer tant de blessures et rendre du sang et de la vie à cette société épuisée par la guerre, la paix était le besoin de l’époque ; les hommes d’État avaient l’intelligence de cette vérité, les peuples en avaient l’instinct. M. Béranger lui-même partageait sur ce point l’avis de tout le monde ; son Roi d’Yvetot, composé vers la fin de Bonaparte, est une satire peu équivoque des rois belliqueux et des règnes conquérants. Ce roi dormant fort bien sans gloire, ce roi fort peu connu dans l’histoire, ce roi pacifique et débonnaire, chanté en face de Napoléon, disait assez que M. Béranger blâmait l’empire, condamnait la guerre, désirait la paix. Quand la restauration vient répondre au vœu du poëte et donner la paix à la France, que fait M. Béranger ? Oh ! alors il ne chante plus le Roi d’Yvetot. Son génie, plein de contradictions, devient tout à coup belliqueux ; la chanson guerrière naît sous sa plume ; il tire l’épée au moment où chacun la remet dans le fourreau, et la gloire, dans ses rimes, heurte sans cesse la victoire. Tantôt il relève dans ses vers le drapeau tricolore, et secoue la poussière qui ternit ses nobles couleurs ; tantôt, de cette même voix qui célébra les tranquilles vertus du plus débonnaire des princes, il exalte Napoléon. Il fait un crime à la restauration du plus grand de ses bienfaits, de cette paix que lui-même il désirait naguère. Ses chants parlent au mécontentement d’un nombreux parti qui troubla les premiers jours de la restauration, le parti militaire, formé des débris de tant d’armées que la fin de la lutte européenne avait fait rentrer dans leurs foyers. Il nourrit leurs souvenirs, il échauffe leurs regrets ; les aigles, le drapeau tricolore, le grand empereur, voilà les images qui reviennent à chaque instant sous sa plume. La chanson guerrière répond au parti militaire.

À son retour, la monarchie s’appuya naturellement encore sur le principe religieux. Le roi très chrétien, le fils aîné de l’Église, ne pouvait manquer de reconnaître pour base morale de la société la religion. En outre, la famille royale revenait de la terre étrangère avec les vertus de l’exil ; ses longs malheurs avaient été consolés par le christianisme ; elle lui demandait la force de soutenir les grandeurs qui lui étaient rendues. M. de Béranger dirigea contre le catholicisme ses attaques les plus ardentes et les plus assidues. Il attaqua à la fois la religion par le déisme et par l’athéisme, par l’enthousiasme philosophique et par le scepticisme. Il tourna ses croyances en ridicule, et accusa ses vertus d’hypocrisie. Il caressa par des poésies érotiques le sensualisme, ce vieil ennemi du spiritualisme chrétien, et appela les instincts des corps à la révolte contre la loi des âmes. Au Dieu de la royauté de saint Louis, il opposa le Dieu des bonnes gens ; aux vertus chrétiennes, chastes et sévères comme la source d’où elles découlent, il substitua des vertus trempées de vin de Champagne, des vertus de mauvaises mœurs, qui arrivaient au paradis portées sur les ailes mythologiques des Amours. Avant que la littérature eût entrepris la réhabilitation sérieuse du vice, et qu’elle eût montré, sur le théâtre ou dans les romans, la débauche honnête, la prostitution chaste et le vice vertueux, M. de Béranger avait traité le même type d’une manière bouffonne, et réhabilité la courtisane dans la grande famille des Camille et des Frétillon. Par là, il atteignait deux résultats également fâcheux pour la société monarchique et religieuse : il ébranlait les croyances qui sont le rempart des empires, et il frappait d’impopularité, dans les personnes royales et dans le clergé, des vertus qui auraient dû être un titre à la vénération et au respect.

Il y avait un nombreux parti en France aux idées duquel M. Béranger parlait par cette spécialité poétique ; cette portion de la génération révolutionnaire qui avait vu les conséquences de ses principes sans les abjurer ; ce qui restait des scandales du Directoire, les sectateurs de l’école sceptique, les décombres du monde voltairien, en un mot, l’avouaient pour poète. Il nourrissait ainsi les haines et entretenait les préjugés contre une royauté dont on avait vu, dans ce parti, le retour avec regret, et dont on regardait presque l’existence comme un malheur, comme un reproche peut-être.

Cette royauté trouvait encore sa force dans un principe politique presque aussi ancien que la société, l’hérédité ; dans ces doctrines monarchiques, dans les mœurs monarchiques existant en France. M. de Béranger dirigea ses attaques sur ce point encore. L’admirateur de l’autorité absolue de l’empereur ressentira, puisqu’il le faut, l’enthousiasme démocratique. Il excitera les Gaulois à briser leurs fers ; il chantera Spartacus après avoir chanté César. M. de la Fayette deviendra son héros après l’empereur, et il aimera le despotisme et la république indivis. Canaris, qui combattit pour affranchir son pays, ne lui sera pas moins cher que le souvenir de l’empire. Que d’hymnes dédiés à la liberté des deux mondes ! Que de flatteries adressées aux passions populaires ! Avec quelle verve M. Béranger saura exciter cette soif d’indépendance qui brûle le cœur de la jeunesse ! Avec quel enthousiasme lyrique il parlera aux passions envieuses qui se remuent dans les rangs inférieurs de la société ! M. Béranger est le Tyrtée des prolétaires. Celui dont la morale facile célébrait tout à l’heure les plaisirs libertins, le poëte du sensualisme, le chantre érotique des mœurs relâchées, change tout à coup de ton et de langage. Son vers aviné qui, plein de chambertin, chancelait il y a un moment sur les débris des flacons brisés, ou bien courtisait Lisette et Frétillon, et célébrait dans cette belle compagnie les douceurs de l’amour banal, devient austère et farouche. Il tonne comme un écho lointain des satires de Juvénal, contre les vices des grands et les adultères sous la pourpre, lui qui les vantait sous la mansarde comme de joyeux passe-temps. On dirait à l’entendre que tous les crimes portent sceptre et couronne, que les palais sont toujours souillés et que la place publique est toujours pure. Il semble tremper son indignation dans les pages de Tacite pour flétrir le luxe et la mollesse des cours. Il est à jeun, il est sobre, il ne fait plus faire la cabriole à Minerve dans ses chansons, il est grave, il est sérieux, presque vertueux ; il a changé de muse ! Manon Lescaut a disparu pour faire place à la chaste Lucrèce, Épicure est devenu puritain.

Dans cette partie de ses œuvres, M. Béranger répond à la démocratie, aux révolutionnaires de bonne foi, aux républicains dogmatiques. Il parle à la jeunesse et au peuple, et dans le peuple comme dans la jeunesse, il recrute des adversaires contre la royauté.

On voit que, sans même parler des chansons consacrées à la politique proprement dite, M. Béranger a attaqué la restauration par trois points à la fois ; qu’il a parlé à trois partis qui lui étaient opposés. Avec la chanson guerrière, il a fait un crime à la monarchie de cette paix qui était le plus grand de ses bienfaits ; il a excité contre elle le parti bonapartiste, et tourmenté dans le fourreau les épées irritées d’être oisives. Avec la chanson philosophique, il a attaqué le côté religieux de la restauration, les principes chrétiens de son gouvernement et les vertus chrétiennes de ses princes, et il a excité contre elle le parti voltairien, ce reste puissant et vivace encore de la révolution. Avec la chanson démocratique, il a attaqué le principe monarchique de la restauration, et il a excité contre elle le fanatisme républicain d’une partie des classes populaires et les opinions enthousiastes d’une jeunesse ardente. Ainsi il a rassemblé les nuances incohérentes qui forment ce corps monstrueux qu’on appelle la révolution, le despotisme du camp, l’anarchie de la rue, la corruption des mœurs, le stoïcisme des idées, et avec cette coalition d’éléments contraires qui ne s’entendent que pour détruire, il a livré bataille à la monarchie.

Ceci indique le véritable caractère des poésies de M. de Béranger, et explique les contradictions, sans cela inexplicables, qu’on y trouve, et le succès immense qu’il obtint, et que son talent, quelque réel qu’il soit, ne suffirait point seul à justifier. Les chansons de Béranger sont l’écho de la révolution avec la pluralité de ses passions, la contradiction de ses idées, l’incohérence de ses sentiments, réunies dans l’unité de la haine de la règle, soit religieuse, soit morale, soit sociale, soit politique. Béranger est, avant tout, un poëte révolutionnaire ; il ne se pique pas d’être conséquent, il veut renverser le gouvernement et la société, et, comme quelques-uns des adversaires les plus ardents de la restauration, il proclama fièrement, après la victoire, cette vérité prudemment niée par son avocat au début de la bataille116. Dès lors, il n’y a pas lieu de s’étonner s’il s’adresse aux ordres d’idées les plus différents, en mêlant le sensualisme au stoïcisme, l’admiration du despotisme militaire à l’enthousiasme de la liberté, et en passant du déisme de Jean-Jacques à l’athéisme de Diderot, de la morale à l’immoralité. Il fait la grande guerre à la restauration, et toute idée lui convient, pourvu qu’elle soit une arme contre l’ennemi. Certes, ce serait oublier toutes les règles des proportions littéraires, que de comparer Béranger à Voltaire au point de vue du talent, et un ingénieux critique a fait remarquer avec beaucoup de sens qu’au point de vue moral, la conduite de Voltaire, sans être excusable, est plus explicable que celle de Béranger117. Mais ce qu’il a de commun avec Voltaire, c’est sa tactique, c’est sa passion. À travers ses incohérences, on aperçoit une idée tenace, permanente, immuable, qui peut se traduire par cette phrase célèbre : Écrasons l’infâme ! L’infâme, c’était la royauté française qui venait de rapporter la paix à la France épuisée, la parole à la tribune muette, la liberté à la pensée captive, le respect de la vie et de la dignité humaine, l’abolition de la confiscation, de sauvegarder l’inviolabilité du territoire national occupé par un million d’étrangers que l’empire y avait amenés, et qui rétablissait les finances, faisait flotter nos drapeaux à Madrid malgré l’Angleterre, affranchissait la Grèce du joug des Turcs par la campagne de Morée, et, affermissant son pavillon contre le pavillon britannique, allait prendre Alger.

Il serait difficile de classer d’une manière méthodique les compositions de Béranger ; cependant, quelle que soit la variété de ses poésies qui touchent à des sujets si différents, et s’adressent à des ordres de sentiments et d’idées si divers, presque toutes ses compositions peuvent être ramenées à quatre grands types. Il a deux manières d’être sérieux et passionné, deux manières d’être gai et satirique.

Le premier de ces types, c’est ce qu’on pourrait appeler l’ode philosophique. Le poëte met en vers énergiquement frappés et ciselés avec art les lieux communs du Vicaire savoyard, les rêveries du Contrat social, ou les invectives d’Émile. Il donne aux ateliers, aux mansardes, aux écoles, aux casernes, la monnaie poétique de la prose de Rousseau. Il fait ce qu’on pourrait appeler la chanson théophilanthrope et humanitaire. Tout ce que le dix-huitième siècle dit d’éloquemment absurde sur Dieu, la nature, la Providence, la société, vient naturellement s’aligner sous sa plume en couplets. L’Encyclopédie entre, bon gré mal gré, en refrains dans les esprits où elle n’avait pu pénétrer sous la forme dogmatique de ses in-folio. Dans la révision de toutes les perfections de la Divinité, il n’en est qu’une que l’ode philosophique de Béranger lui laisse complétement : c’est la patience. Dieu est une sorte d’être inerte, indifférent, d’une inaltérable complaisance, qui n’a ni volontés, ni lois, ni justice. Toute cette philosophie se compose d’un Dieu sans religion, d’un culte sans clergé, d’une morale sans devoirs et d’une société sans gouvernement.

La composition de l’auteur où se révèlent le mieux les caractères de ce genre de poésie, c’est le Dieu des bonnes gens. Ici on reconnaît par quels liens étroits M. de Béranger, ce poëte païen par la pensée et le style, se rattache à l’école du dix-huitième siècle, et, par elle, à la littérature de l’antiquité païenne. Horace avait montré avant M. de Béranger, que nous ne lui comparons pas pour le talent, l’homme juste, bravant les conquérants et les rois et ne se laissant ébranler ni par la chute du monde qui touche à ses derniers moments, ni par la main tonnante de la Divinité même :

Justum ac tenacem propositi virum
Non civium ardor prava jubentium
Non vultus instantis tyranni,
Mente quatit solida…
Nec fulminantis magna Jovis manus.

On pourrait établir un curieux parallèle entre les deux odes. Lisez cette strophe qui commence par quatre beaux vers, et s’estropie misérablement en tombant dans les difficultés de la rime, et les exigences du refrain :

Un conquérant, dans sa fortune altière,
Se fit un jeu des sceptres et des lois,
Et de ses pieds on peut voir la poussière
Empreinte encore sur le bandeau des rois.
Vous rampiez tous, ô vous qu’on déifie !
Moi, pour braver des maîtres exigeants,
Le verre en main, gaîment je me confie
Au Dieu des bonnes gens.

Cette strophe n’est-elle pas un développement de ce seul vers d’Horace : « Nec vultus instantis tyranni. » Cet autre vers : « Nec fulminantis magna Jovis manus », reviendra, sinon par l’expression, au moins par la pensée, dans ce couplet :

Nous touchons tous à nos derniers instants ;

et le rejet d’un orgueil stoïcien, impavidum ferient ruinæ, aura pour équivalent ce refrain, revenant après la peinture de la chute du monde :

Le verre en main, gaîment je me confie.

On le voit, c’est toujours l’idée païenne de l’homme conservant une tranquillité inaltérable, même en face de Dieu. Il n’y a ici qu’une couleur légèrement bachique de plus ajoutée au tableau. Le sage de M. de Béranger, c’est le juste d’Horace entre deux vins.

Le poëte a une seconde manière d’être sérieux : c’est la mélancolie. Ici encore il est mélancolique à la manière des païens. C’est la pensée de la mort mêlée aux plaisirs, et qui vient surgir tout à coup au milieu des roses trop passagères : Nimium breves rosas ; c’est l’incertitude des événements humains, l’inconstance de toutes nos joies, la vieillesse qui s’avance dans le lointain, la main glacée et la tête chenue ; toutes images dépouillées de leur moralité. C’est à peine si une vague pensée d’immortalité vient luire à la fin de quelques-unes de ces compositions ; mais il s’agit de l’immortalité telle que l’entend le panthéisme ou le paganisme, d’une immortalité attendue au sein de la volupté et qu’on trouve dans des cieux indulgents jusqu’à l’indifférence. Ces caractères se rencontrent à un haut degré dans une remarquable pièce intitulée la bonne vieille118, où le poëte voyant, dans l’avenir, sa maîtresse vieillie lui survivre, recommande sa mémoire à son long et doux souvenir. Ils se retrouvent aussi dans la pièce intitulée le Temps, dialogue poétique entre le dieu mythologique qui moissonne nos années, et un couple heureux qui le supplie d’épargner ses amours119. C’est la morale épicurienne d’Horace qui reparaît dans le poëte français. La mort vient, jouissons de la vie ! maxime qu’on rencontre à chaque page chez les poëtes du paganisme, avec ce mélange de tristesse et de joie qui ne suspend un moment les plaisirs que pour en augmenter l’ivresse. Que cette mélancolie soit souvent douce et pleine de charme chez M. de Béranger, il faut le reconnaître ; mais elle l’était au moins autant chez Horace, Ovide, Catulle, et surtout Tibulle, le poëte aux élégies trempées de larmes. Leurs vers ne sont pas moins attendrissants, et, très supérieurs par la beauté constante de la forme, ils ne sont guère plus païens. En comparant ces vers à ceux de M. de Lamartine sur le même ordre d’idées, on aperçoit ce que le christianisme a ajouté d’élévation, de dignité et de vérité à ces sortes de poésies, et ce qui manque à tous les auteurs antiques, y compris Béranger, même sous le rapport de l’art. On a beau couvrir de feuilles de roses les idées de mort, quand aucun rayon d’immortalité ne brille dans leurs ténèbres, elles sont quelque chose de plus que mélancoliques, elles sont tristes. L’ivresse qu’elles inspirent a un caractère sombre et fatal. Ses banquets philosophiques ressemblent au banquet d’Homère où les murs suaient le sang et où de pâles fantômes traversaient la salle du festin. Ces convives qu’on excite à la joie en leur montrant l’écueil où toute joie doit trouver son terme, nous font l’effet des prétendants à la main de Pénélope, dont les rires se changeaient en longs hurlements, et qui se livraient à la gaieté, la poitrine pleine de gémissements et les yeux gros de larmes. La gaieté de Béranger, comme sa gravité, a deux types : le premier, c’est le genre burlesque appliqué aux idées graves, religieuses. Il excelle à travestir en images bouffonnes les idées les plus hautes et les plus sublimes auxquelles l’esprit humain puisse atteindre ; triste mérite que les modernes ont encore emprunté à un ancien ! Ils ont appliqué à la vérité le système de railleries que Lucien appliqua, avec une inépuisable verve, à l’erreur, et ils ont traité la religion comme la mythologie, les saintes obscurités de la foi qui expliquent tout, dès que l’on consent à les admettre, comme les fables absurdes du polythéisme qui font un chaos du monde moral et intellectuel. Béranger a eu ici peu de frais d’imagination à faire. Voltaire et Parny avaient écrit l’épopée de ce genre ; il s’est borné à réduire leurs épopées irréligieusement burlesques aux proportions du couplet. Quand bien même on consentirait à ne pas prendre au sérieux les boutades philosophiques que quelques auteurs se sont permises, toujours est-il qu’on ne saurait, sans se donner un tort intellectuel, faire la parodie de certaines idées qui sont, de leur essence, graves et solennelles. Des hommes de goût ont reproché à Boileau d’avoir parodié une des plus belles scènes du Cid pour en faire une satire contre Chapelain, et il est vrai que, lorsqu’on a lu récemment la folle imitation de Boileau, il est impossible de lire la scène de Corneille sans apercevoir Chapelain et sa perruque derrière don Diègue, et le laquais poétique de Chapelain derrière le Cid. Le chef-d’œuvre rappelle la parodie. Il y a quelque chose de semblable dans le travestissement de toutes les idées élevées. Outre que ce genre est bas et méprisé des honnêtes gens, il jette dans la région supérieure de l’intelligence un ébranlement et un désordre dont les conséquences subsistent, et les meilleurs esprits avoueront qu’après la lecture de pareils ouvrages, ils ont besoin d’user de toute leur force pour rasseoir leur raison enivrée par ces folles influences et pour purifier leur pensée. Mais, chez M. de Béranger, ce travestissement systématique appliqué aux idées religieuses, a quelque chose de vraiment inexcusable. Dieu lui-même, dont Newton ne parlait jamais qu’en donnant un témoignage extérieur de son profond respect, devient l’objet des quolibets de cette muse effrontée qui le chansonne dans le Bon Dieu à sa fenêtre, comme le soliveau de la monarchie universelle, comme le roi d’Yvetot de la création. On comprend qu’après avoir traité Dieu avec cette familiarité, Béranger se gêne peu avec ses saints, encore moins avec ses ministres terrestres. Le poëte qui, en chantant Parny expiré sur sa lyre, a osé faire allusion à ce honteux poëme qui pèsera toujours sur la mémoire de son auteur, et écrire ce vers :

Pour toi tous les dieux sont d’accord,

en ajoutant, de peur qu’on ne s’y méprît, que c’est une allusion faite à laGuerre des dieux, attaque, par le même procédé, toutes les idées religieuses et morales. L’Ange gardien, cette sainte et pure croyance, lui fournit le sujet d’une chanson obscène ; le jour des morts, dernier culte de ceux qui ont presque oublié le christianisme, lui inspire une parodie écrite en éclats de rire en face des tombeaux ; le culte des saints, le dévouement du sacerdoce sont l’objet de ses quolibets bachiques, et il aiguise en refrains toutes les calomnies de bas lieux, les grossièretés, non seulement sans vérité, mais sans gaieté et sans sel, que les esprits forts des cabarets auraient presque honte de ressusciter aujourd’hui. La parodie satirique des idées religieuses et morales, voilà donc une des deux faces de la gaieté de Béranger, et, comme l’a fait observer un critique peu suspect de sévérité envers lui, il a poussé cet esprit de dénigrement et de parodie jusqu’à compromettre, on pourrait dire, jusqu’à salir ces deux types vénérables, et jusqu’à lui vénérés, dans la morale populaire, la grand’mère et la nourrice120.

Le second type dans lequel aime à s’exprimer la gaieté de Béranger, c’est une sorte de parodie élogieuse des idées antisociales. Tous les caractères qu’il place dans un jour favorable sont en dehors des lois de la société. Nous avons dit un mot de la réhabilitation joviale et burlesque des Frétillon, des Camille, des Lisette et de la grande famille de ces filles de bonne humeur et de mauvaises mœurs, qui poussent la haine de l’hypocrisie jusqu’à l’amour de l’effronterie, et qui ont jeté la pudeur par-dessus le bord, comme une marchandise qui gêne la marche du navire. Il y a un type viril analogue qui revient sans cesse dans les chansons de Béranger, mais qui ne se trouve nulle part plus complètement dessiné que dans le Petit homme gris. Toute la philosophie de Béranger, car il faut bien que, pour faire quelque chose de leur philosophie, les chansonniers la mettent en refrains, se trouve, instinctive ou raisonnée, dans cette chanson. Le Petit homme gris est en guerre avec tout le monde. C’est l’individu plus fort que tout ce qui l’entoure ; c’est un stoïcien, mais un stoïcien raccommodé avec Épicure. C’est le juste d’Horace, dont nous parlions tout à l’heure, mais non plus, comme tout à l’heure, le juste d’Horace entre deux vins ; l’orgie est à son terme maintenant, et le juste est bien près de tomber sous la table. On dirait que Béranger a saisi l’ode stoïcienne du poète latin, et l’a trempée dans le vin de Champagne pour l’égayer. Tout a pris un caractère burlesque. Les dangers ont perdu leur grandiose. Ce sont les ennuis de la vie réelle, les créanciers, les huissiers, au lieu du monarque au visage menaçant ; le froid de décembre devant lequel le héros grotesque de ce petit poëme, souffle dans ses doigts, faute de bois, au lieu de l’Auster, cet impétueux dominateur de l’Adriatique, aux ondes profondément troublées. Ce n’est plus la main foudroyante de Jupiter qui tonne, le monde qui s’écroule et le front impassible du philosophe atteint sans pâlir ces débris ; c’est un lit délabré, un moribond gaiement impie, une agonie écrite en éclats de rire ; tout est traité en caricature, la mort comme le reste ; mais c’est le fond de la même idée. Quoique joufflu comme une pomme, le héros jovial de M. Béranger porte la tête tout aussi orgueilleusement que le sage d’Horace. C’est le moi humain arrivé au dernier degré de vanité, se suffisant à lui-même, enivré de sa force, plus sage à lui seul que toute la société, toute l’humanité ; mais c’est le moi humain ricaneur, au lieu du moi humain déclamateur ; c’est le moi humain expansif, jovial, vivant de la vie pratique au lieu de vivre d’une vie de théâtre, riant au lieu de raisonner, et grisant la goutte qui l’accable au lieu de lui crier d’un ton piteusement solennel : Douleur, tu n’es point un mal !

C’est sous cette quadruple forme que Béranger, grave avec les gens sérieux, gai avec les rieurs, poursuivit, sans se laisser un moment détourner de son œuvre, la guerre qu’il avait déclarée à la restauration. Napoléon, Diogène, Canaris, Frétillon, Lafayette, Roger Bontemps, les missionnaires, la vivandière, Tibère, les gueux, la Déesse de la liberté, le vieux sergent, la Faridondaine, le Champ d’asile, tous les sujets, tous les tons furent employés, selon l’inspiration du poëte et l’à-propos des circonstances. L’appel à la révolte ne cessa pas de retentir dans ses chansons pendant dix-huit ans : révolte du paysan contre son curé, de l’accusé contre son juge, de l’écolier contre son maître, du soldat contre son officier, du justiciable contre les lois, du contribuable contre l’impôt, de l’homme contre la société.

Quand on vient à se souvenir de la situation où se trouvait la France pendant la restauration, de tant de ferments de discorde, des difficultés qu’on éprouvait à faire marcher l’épreuve d’un gouvernement si nouveau dans notre pays, au milieu de la contradiction des espérances comme des souvenirs de tant de partis, des exigences de ceux qui voulaient le pousser en avant vers des libertés impraticables, comme on l’a expérimenté depuis, et des répugnances de ceux qui auraient préféré rétrograder vers le passé, on commence à comprendre l’influence qu’exercèrent les chansons de M. Béranger. Parlant à toutes les passions, à tous les partis, à toutes les natures d’esprit, répandues par les commis voyageurs qui servirent de rapsodes à cette petite Iliade en refrains, sortie, comme la grande Iliade, de la colère, elles apportèrent leur flamme à toutes les questions irritantes, versèrent de l’huile sur tous les feux, du poison dans toutes les plaies. Était-il bien généreux et bien patriotique d’enflammer ainsi les discordes, d’aggraver les difficultés et d’ébranler toutes les bases ? Poursuivre d’injurieuses allusions la royauté dont le retour avait prévenu tant de maux et rendu tant de bien possible ; comparer Louis XVIII et Charles X à Tibère, Denys le Tyran, Louis XI ; entraver toutes les démarches du gouvernement royal ; l’accuser des résultats qu’il subissait avec la France ; entretenir les divisions des classes sociales, dont l’union étaitnécessaire à l’unité du pays ; consacrer sa gaieté à faire la caricature du malheur, et recevoir l’émigration, reste de tant d’échafauds, sur les pointes meurtrières de ses épigrammes, était-ce là un emploi bien moral et bien digne d’un talent fort remarquable, quoiqu’il ait été surfait par la connivence de l’esprit de parti ?

Si l’on croit les événements encore trop récents pour que cette question puisse être résolue avec impartialité par l’histoire, il en est une dont la solution n’est pas douteuse. Ceux qui ne verraient dans M. de Béranger qu’un ennemi de la royauté traditionnelle, se feraient une grande illusion. Il a attaqué avec des armes légères, mais puissantes, toutes les bases des sociétés humaines, la religion, l’autorité, le respect de la hiérarchie, la discipline militaire, le clergé, la magistrature, les lois, la famille, les mœurs. C’est un écrivain profondément révolutionnaire ; disons le mot, c’est un écrivain socialiste. Non seulement, il est le précurseur du socialisme, comme tous ceux qui ébranlent les bases sur lesquelles les sociétés reposent, car derrière les sceptiques, qui se contentent après boire de jeter le mépris et la haine sur les institutions sociales, on voit se présenter les socialistes, qui sont, au fond, des sceptiques qui ont faim ; mais, sur les derniers temps de la restauration, il arrive, par la pente logique de ses idées, à la profession ouverte du socialisme pur. Le Chant des Contrebandiers, le Vieux Vagabond, Jeanne la Rousse, Jacques, marquent ses étapes sur cette route qui le conduira, peu de temps après la chute de la restauration, à mettre en chansons l’apothéose de Saint-Simon et de Fourier121.

Du reste, il n’y a rien là qui puisse surprendre ceux qui ont lu ses poésies avec un esprit critique. Béranger n’a-t-il pas chanté la morale du socialisme avant qu’on la prêchât ? Comme poëte érotique, n’a-t-il pas deviné, préparé la femme libre des saint-simoniens, les mœurs du phalanstère, et réhabilité le règne des sens ? Au point de vue politique, n’a-t-il pas détruit le respect de l’autorité religieuse, militaire, judiciaire, gouvernementale, et préparé le règne de l’anarchie, promis par les augures de la science nouvelle comme le dernier mot du progrès ? Au point de vue social, n’a-t-il pas excité le pauvre contre le riche, et tous les rangs inférieurs de la hiérarchie contre les rangs supérieurs ? Il a tous les traits de ces sectaires, jusqu’à leur orgueil. Il faudrait une grande simplicité d’esprit pour se laisser prendre à la modestie étalée dans ses chansons. Il mêle à la morale d’Épicure quelque chose de la philosophie chagrine et insolente de Diogène. Il comptera les trous de son habit avec une simplicité aussi fastueuse que celle du cynique athénien se parant des trous de son manteau. Partout se révèle chez lui une tendance naturelle à regarder la puissance comme un tort, la richesse comme un vice, la naissance comme une infériorité morale ; il parlera tant de l’humilité de son origine, qu’il finira par s’en faire une noblesse ; de son obscurité, qu’il la changera en auréole. La vanité, qui est la bêtise des gens d’esprit, lui donnera jusqu’à cette autre manie des sectaires, de ne pas vouloir d’intermédiaire entre eux et Dieu, comme ils disent, et de se substituer aux prêtres. Béranger, le pontife du dieu des bonnes gens, auquel il se confie le verre en main ordonnera au clergé, lors de l’enterrement de son ami Quénescourt, de cesser le Miserere pour le laisser chanter122. Lorsqu’on accusera Escousse et Lebras, ces jeunes et tristes victimes de la maladie du suicide, d’avoir douté de Dieu, il se canonisera lui-même dans une note, sous prétexte de justifier ses jeunes amis, et avec une complaisance et une gravité qui prouvent qu’on n’échappe pas à ses ridicules en chansonnant ceux d’autrui, il écrira les lignes suivantes, qui ne sont pas les moins gaies de son recueil : « Une feuille publique a accusé Escousse d’incrédulité ; pour repousser cette accusation, je me crois obligé de citer les derniers mots de la lettre qu’il m’écrivit quelques heures avant l’exécution de son déplorable dessein : « Vous m’avez connu, Béranger ; Dieu me permettra-t-il de voir du coin de l’oeil la place qu’il vous réserve là-haut ? » Un écrivain aussi spirituel que sensé123 a dit à ce sujet : « Le dieu des bonnes gens devait bien à Béranger cette place d’honneur dans son paradis ; il y entrera conduit d’une main par Frétillon, de l’autre par la Bacchante. » L’épigramme est jolie ; mais ce qu’il y a d’étrange, c’est qu’elle ne fait qu’exprimer une idée parfaitement conforme à la théologie du poëte124.

On doit sans doute chercher des circonstances atténuantes aux torts de M. de Béranger, dans les temps fâcheux au milieu desquels il parut, dans l’influence que dut exercer sur son esprit une éducation manquée, et dans les passions contemporaines ; comme on peut alléguer aussi les fautes du gouvernement de la restauration, les imprudences de quelques-uns de ses amis, et le désir du poëte de panser avec des refrains sur la gloire de la France la blessure que lui avaient laissée au cœur ses récents revers. Quoiqu’il ait dit, « Mes chansons, c’est moi125 », il y a toujours une sorte de solidarité entre les défauts des écrivains populaires et ceux de la société, et avant de devenir corrupteurs, ils ont été corrompus. Mais, en tout cas, on ne saurait nier que ce poëte ait fait de son talent un usage très préjudiciable et à son temps et à son pays. S’il a beaucoup chanté la liberté politique et la gloire nationale, il ne les a guère servies. Les poëtes qui travaillent à détruire le respect de l’autorité et les mœurs travaillent pour les despotes ou les étrangers. Une nation corrompue et incapable de respect et d’obéissance est prédestinée en effet à la conquête ou à la servitude, et le bâton ou le g ! aive remplacent la main de justice et le sceptre qu’elle n’a pu porter.

Comme poëte, il a un mérite véritable par la variété des tons qu’il sait prendre, le fini qu’il donne souvent à ses petits tableaux, et l’art avec lequel il ciselle sa pensée dans des vers qui saisissent l’esprit et restent dans la mémoire. Sans doute il faut faire la part de l’aide qu’il trouva dans la connivence des passions qu’il flattait, et aussi de l’avantage qu’il a eu d’enfermer ses épigrammes ou ses invectives entre des refrains qui, renouvelant leurs coups comme un marteau opiniâtre, enfoncent dans les âmes le sentiment ou la pensée qu’il veut y faire pénétrer. Il est le premier poète lyrique qui ait songé à mettre ses odes sur des airs ; et une ode chantée réussit toujours mieux qu’une ode récitée, car on est moins sensible aux défauts d’une chanson, plus touché de ses beautés. Le bagage de Béranger sera donc beaucoup moins lourd devant la postérité que devant les contemporains. Il faudra en retrancher bien des pièces négligées, qui n’ont dû leur succès qu’à leur à-propos avec le tour d’opinion de la journée ; les chansons licencieuses, dont les grossières épices ne plairont jamais qu’à l’estomac blasé des libertins de bas étage, et les chansons cyniquement irréligieuses, qui ont eu besoin pour réussir des préjugés du temps. Pour la postérité, un grand nombre de ces productions ne seront plus que des médailles historiques qui serviront à étudier l’époque à laquelle elles appartiennent.

Dans le genre sérieux surtout, il restera peu de chose de M. de Béranger. La vogue de ses chansons nuira à leur renommée définitive. Cela est facile à comprendre. Pour obtenir cette vogue, il a fallu qu’il sacrifiât aux passions de son temps, et qu’il donnât aux hommes et aux choses des proportions fort différentes de leurs proportions réelles. Il a dit lui-même126 : « Le peuple, c’est ma muse. » Cela est vrai, dans le sens qu’il a toujours recherché la faveur de la foule en caressant ses prétentions, en épousant ses colères, en flattant ses préjugés. Il en résulte que la postérité raisonnable, qui lira à froid ces poésies, composées pour une époque prévenue et passionnée, ne pourra s’empêcher de sourire des enthousiasmes comme des haines de l’auteur, Manuel chanté comme un grand homme, M. de Lafayette proclamé l’homme des deux mondes, Louis XVIII comparé à Tibère, Charles X à Denys à Corinthe, la guerre faite aux Bourbons célébrée comme une grande ère dans l’histoire de l’humanité, les jésuites peints en oppresseurs de la France, le chansonnier lui-même érigé en martyr des rois, et apostrophant sa sœur Philomèle pour lui rappeler, avec une mélancolie toute mythologique, « qu’un roi fit aussi ses malheurs », il y a là plus d’un pas fait pour franchir l’espace étroit qui sépare le sublime du ridicule. Cette haine de l’autorité politique et de l’autorité religieuse qui fut un titre pour les chansons de M. Béranger auprès d’un grand nombre de ses contemporains, placés sous l’empire des mêmes préjugés, paraîtra dans cinquante ans une monomanie dangereuse. Sa philosophie épicurienne, où le plaisir est érigé en vertu, et où le sensualisme des mœurs se mêle à l’orgueil du stoïcisme, n’obtiendra pas plus de succès, et ses odes sur le Champ d’asile, cette piperie inventée pour dérober les larmes et les écus des dupes politiques de cette époque, fera sourire plus de lecteurs qu’elle n’en fit pleurer. Ses chants même sur la Grèce nouvelle, héritière un peu problématique de la Grèce ancienne, paraîtront bien guindés, bien solennels et bien prétentieux. Il faut ajouter, aux causes qui empêcheront la plupart des poésies sérieuses de M. de Béranger d’avoir un succès à long terme, les sacrifices littéraires qu’il a été obligé de faire au refrain. Le refrain a été certainement une des causes principales de la vogue de ses chansons. Il leur a donné des ailes qui les ont fait voler de bouche en bouche, et l’on comprend combien des vers gagnent à pouvoir devenir l’expression collective des sentiments de toute une réunion d’hommes, qui s’associent par le refrain répété en chœur à la pensée du poëte, combien ils perdent à être récités solitairement par une seule voix devant des auditeurs muets. C’est la différence du drame à l’épopée. Mais, quoique M. de Béranger soit un poëte remarquable par la beauté de forme, et qu’il parle ordinairement cette grande langue française qui met chaque mot à sa place et approprie l’expression à la pensée, la nécessité de ramener le même tour et la même rime l’a souvent condamné à se servir de mots impropres et à introduire, dans ses compositions, des vers de remplissage qui, comme de véritables parasites, s’assoient à une table à laquelle ils ne sont pas conviés ; le refrain a donc été à la fois pour M. de Béranger un bienfaiteur et un tyran. Un certain nombre de ses odes politiques survivront cependant : il faut y joindre plusieurs petites odes mélancoliques comme les hirondelles, le Temps, qui présentent cette perfection de formes et ce sentiment profond des choses humaines, qui promettent la durée à ces petits tableaux, auxquels on demande, comme aux miniatures, un dessin irréprochable et un grand fini d’exécution.

Dans le genre gai, M. de Béranger a un défaut capital : il n’est presque jamais gai. Il ne rit guère que pour montrer ses dents aux prêtres, aux rois, aux juges, aux nobles, aux riches ; il y a toujours une arrière-pensée dans ses éclats de rire, et il n’est jamais assez amoureux de Lisette, de Frétillon ou de Camille, pour oublier de haïr la restauration ou le catholicisme à travers ses amours. On rencontre un autre défaut dans ses poésies légères : elles vont sans cesse heurter l’écueil de la licence. C’est presque toujours aux sens qu’il parle, ce n’est presque jamais au cœur. Le poëte qui regarde la fidélité comme une superstition, ne chante guère l’amour à la chaleur duquel naissent des sentiments élevés, dévoués, héroïques, mais le libertinage qui énerve les corps et tue les âmes. Il a donné une singulière excuse de ses chansons libertines (on ne saurait, en bonne justice, leur appliquer un autre nom) : « Elles ont été, dit-il, des compagnes fort utiles données aux graves refrains et aux couplets politiques. Sans leur assistance, je suis tenté de le croire, ceux-ci auraient bien pu n’aller ni aussi loin, ni aussi bas, ni aussi haut127. » M. de Béranger employait, on le voit, la licence, à peu près comme les archers emploient les plumes qui soutiennent leurs flèches dont elles prolongent l’essor. Qui donc dès lors oserait s’en plaindre ? N’était-ce pas une œuvre pie ? L’immoralité était un devoir, quand il s’agissait de perdre la restauration. Chose triste à dire, il prolonge cet hymne sensualiste jusqu’à un âge qui lui ôte l’excuse de l’entraînement des passions. Un critique célèbre a fait à ce sujet une remarque pleine de justesse : ce goût de la gaudriole, pour nous servir du nom joyeux que le poëte égrillard donne au libertinage, menace, quand il survit à la jeunesse et poursuit l’homme, même sous les cheveux blancs, de devenir une passion dominante, exclusive, qui s’allie mal avec ces sentiments sérieux, ces idées graves dont le poëte fait parade dans plusieurs de ses compositions. On peut croire qu’alors il entre en scène et qu’il joue à froid un rôle. Les hommes qui vieillissent dans la volupté sont, en effet, naturellement indifférents en toute autre matière.

Pour trouver le genre où M. Béranger excelle, il faut donc arriver à ces petites satires politiques qui roulent sur un fond d’idées assez général et assez durable, pour que le sel dont elles sont remplies ne perde point sa saveur ; il y a une vingtaine de chansons de cette espèce, à la tête desquelles il faut placerle Roi d’Yvetot, le Sénateur, le Ventru, qui sont de véritables chefs-d’œuvre de composition et de style. M. de Béranger n’est vraiment supérieur que dans ce genre inférieur de littérature. Si l’on trouvait dans cette appréciation une grande sobriété de louange, nous pourrions citer quelques lignes de Paul-Louis Courier qui, dans une lettre écrite à sa femme, en octobre 1821, et datée de Sainte-Pélagie, louait le talent du chansonnier, son ami politique, avec encore moins de fracas : « J’ai dîné avec Béranger, dit-il ; il imprime le recueil de ses chansons, qui paraît aujourd’hui : c’est une grande affaire, et il pourrait bien avoir affaire avec mondit Jean de Broë ; il y a de ces chansons vraiment bien faites. »

VI. Résumé. — MM. Alfred de Vigny, Soumet, Guiraud, Briffaut ; mesdames Delphine Gay, Tastu, etc. §

Lamartine, Casimir Delavigne, Victor Hugo, Béranger, furent les quatre personnifications les plus éclatantes de la poésie, dès le début de la restauration. Lamartine excelle surtout dans la poésie personnelle ; Victor Hugo réussit dans la poésie politique dominée, comme l’est la poésie personnelle de Lamartine, par les idées et les sentiments de l’école catholique et monarchique ; Casimir Delavigne, dans la poésie politique, dominée par les idées et les sentiments de l’école intermédiaire, mais avec une tendance marquée vers les principes philosophiques et les doctrines politiques du dix-huitième siècle, dont le représentant le plus avancé fut Béranger, en qui se personnifia l’école révolutionnaire. Ces poëtes, si différents par la nature de leur talent et par la tendance de leurs pensées, furent tous quatre des poëtes lyriques. Il semble que ce genre de composition, qui demande une inspiration renfermée dans des limites restreintes, et qui marche d’un pas rapide au but, convint mieux à cette époque d’activité intellectuelle et de vives émotions. Les poëtes pouvaient ainsi répondre plus promptement au sentiment public. Il arriva plus d’une fois à ces quatre esprits, tout séparés qu’ils fussent, de se rencontrer dans le même courant d’idées. C’est ainsi que le mouvement d’opinion en faveur de la Grèce fut propagé à la fois par les Méditations de M. de Lamartine, les Messéniennes de M. Delavigne, les odes de M. Victor Hugo, les chansons de M. de Béranger. Tous les quatre aussi concoururent aux progrès du bonapartisme poétique, les uns en exaltant l’homme, les autres en exagérant les proportions du personnage, sans du reste cacher ses défauts. Par la langue poétique, MM. Delavigne et de Béranger se rattachent à l’école dans laquelle domine l’élément antique de notre littérature ; mais ils font d’une manière originale et neuve des vers à l’antique. MM. de Lamartine et Victor Hugo se rattachent, au contraire, par leur langue poétique à l’école dans laquelle dominent l’élément chrétien et l’élément indigène, avec cette différence que M. Hugo cherche quelquefois cette langue et que M. de Lamartine la trouve ; le talent du premier a quelque chose de plus laborieux, le talent du second est plus spontané.

D’autres poëtes, avec un retentissement moins grand, mais avec des qualités réelles, commencent en même temps à paraître. M. Alfred de Vigny, esprit plein de distinction, dont la nature et le talent également aristocratiques ont de merveilleuses harmonies, donne à la poésie le temps que lui laisse le service, car il porte honorablement l’épée dans l’armée française. Tout ce qu’il écrit offre un cachet de pureté, de délicatesse, de recueillement, et ce fini que l’étude imprime seule aux productions littéraires. L’auteur, on le voit, compose lentement et avec le scrupule d’une de ces intelligences d’élite qui écoutent longtemps la voix intérieure avant de parler, et se satisfont difficilement elles-mêmes, parce qu’elles ont le goût et le sentiment de la perfection. M. Alfred de Vigny est de race royaliste et militaire. Élevé dans un château de la Beauce, par son vieux père, son esprit s’est ouvert à la pensée en écoutant des récits héroïques : « J’aimai toujours à écouter, dit-il quelque part, et quand j’étais enfant, je pris, de bonne heure, ce goût sur les genoux blessés de mon vieux père. Il me nourrit d’abord de l’histoire de ses campagnes, et sur ses genoux je trouvai la guerre assise à côté de moi ; il me montra la guerre dans ses blessures, la guerre dans les parchemins et les blasons de ses pères, la guerre dans leurs grands portraits cuirassés, suspendus en Beauce dans un vieux château. » L’élévation, l’élégance exquise, la grâce, la pureté, et en même temps la vigueur, sont les qualités du talent de ce poëte, qui ne prodigue point ses œuvres et qui ciselle avec soin toutes les pierres qu’il emploie dans ses monuments. M. de Vigny réussit dans des genres différents. Dans une description d’une remarquable énergie, il peint ainsi le déluge :

Tous les vents mugissaient, les montagnes tremblèrent ;
Des fleuves arrêtés les vagues reculèrent
Et, du sombre horizon dépassant la hauteur,
Des vengeances de Dieu l’immense exécuteur,
L’Océan apparut. Bouillonnant et superbe,
Entraînant les forêts, comme le sable et l’herbe,
De la plaine inondée envahissant le fond,
Il se couche en vainqueur dans le désert profond,
Apportant avec lui, comme de grands trophées,
Les débris inconnus des villes étouffées ;
Et là, bientôt plus calme en son accroissement,
Semble dans ses travaux s’arrêter un moment,
Et se plaire à mêler, à briser sur son onde,
Les membres arrachés au cadavre du monde.

En même temps, dans Éloa, une de ses plus gracieuses compositions, son pinceau, tout à l’heure si énergique, s’amollit pour peindre avec les plus douces couleurs un portrait de femme, celui de Doloreda :

Oh ! jamais, dans Madrid, un noble cavalier
Ne verra tant de grâce à plus d’art s’allier ;
Jamais pour plus d’attraits, lorsque la nuit commence,
N’a frémi la guitare et langui la romance ;
Jamais dans une église on ne vit plus beaux yeux,
Des grains du chapelet, se tourner vers les cieux ;
Sur les mille degrés du vaste amphithéâtre,
Jamais on n’admira plus belles mains d’albâtre,
Sous la mantille noire et ses paillettes d’or,
Applaudissant de loin l’adroit toréador.

Soumet, qui consacre en même temps ses veilles au théâtre, écrit, dans une langue pleine de nombre et d’harmonie, des poésies dont l’accent pur et mélodieux rappelle celui des élégies d’André Chénier. Guiraud, avec un accent plus mâle, mais aussi plus âpre et moins pur, réussit dans le même genre. Une jeune muse, mademoiselle Delphine Gay, alors dans toute la fleur de la jeunesse et de l’enthousiasme, charme en même temps les oreilles et les yeux. Mesdames Dufrénoy, Tastu, Desbordes-Valmore, écrivent des vers ingénieux. Andrieux, Étienne, Viennet, continuent la tradition de la poésie légère, qui remonte à Voltaire, incomparable dans ce genre. Briffaut, qui obtient des succès dans la littérature dramatique, lit, au bruit flatteur des applaudissements des salons, ses contes et ses dialogues assaisonnés d’esprit, d’enjouement et de finesse, et inspirés par cette philosophie du monde qui cache une réflexion sensée derrière un mot heureux et glisse une leçon entre deux sourires : dans ces compositions pleines d’un sel attique, l’honnête homme et l’homme de cœur se révèlent toujours par quelques mots échappés à l’homme d’esprit. Baour-Lormian, Parseval-Grandmaison, Campenon, déjà connus avant la restauration, continuent à écrire. Ducis a vécu assez pour voir la restauration s’accomplir ; après avoir retrouvé dans le roi Louis XVIII les anciennes bontés de Monsieur, il meurt en 1816. La poésie fleurit ainsi, sous la restauration, dans plusieurs écoles, et chaque école a ses poëtes. La religion, la monarchie, la liberté, la révolution, la philosophie sont les muses le plus souvent écoutées par ces voix mélodieuses qui chantent dans le ton des idées et des sentiments qui vibrent à leurs accents. Mais la tendance la plus générale de la poésie de cette époque, c’est, déjà vers les premières années de la restauration, de quitter le convenu, le fictif, la routine, pour quelque chose de plus naturel, de plus vrai, de plus spontané, de rapprocher la littérature de l’homme, en général et en particulier, de l’homme et de la société moderne : tendance raisonnable tant qu’elle ne sera pas poussée jusqu’à l’excès.

Livre V. §

I. Politique. §

Rien n’était plus propre à donner une idée du mouvement général des intelligences, sous la restauration, que le tableau de la renaissance de la poésie ; là nous avons surpris la nature sur le fait, car, de tous les genres de littérature, la poésie est celui qui vit le plus d’inspiration et de spontanéité. Mais il faut, après ce tableau, remonter à la philosophie, à la religion, à l’histoire, et même à la politique, pour étudier le développement des trois grandes écoles dont les doctrines, s’épanouissant dans les vers de Lamartine, Victor Hugo, Casimir Delavigne, Béranger, ont animé toute la littérature de cette époque et vivifié toutes ses branches.

Il est impossible de négliger la politique quand on écrit l’histoire littéraire d’un temps où la politique n’agit sur les faits qu’à travers les idées. Comment laisser de côté la presse et la tribune, ces deux formes sous lesquelles l’esprit humain se manifesta avec tant d’éclat pendant cette période de quinze ans ? Quelques-uns des plus brillants écrivains de l’époque durent surtout leur renommée à la part qu’ils prirent à cette polémique ardente, universelle, et l’on ne comprendrait point leur style si l’on ne connaissait point leurs idées, qui ont servi de moule à leur style. Ajoutez à cela qu’on n’était pas dans ces temps ordinaires où il n’y a que des écrivains de profession. La parole et la plume régnaient sur la France ; chacun étendit la main sur ce sceptre intellectuel. On ne citerait pas un homme considérable qui n’ait été plus ou moins journaliste. Chateaubriand, Bonald, LaMennais, Frayssinous, le cardinal de la Luzerne, le duc de Fitz-James, le duc de Lévis, M. de Villèle, M. de Corbière, M. de Castelbajac, M. de Kergolay, M. de Frenilly, MM. de Conny, de Larochefoucauld, O’Mahony, Agier, de Bouville, d’Herbouville, se servirent de la presse pour défendre ou propager leurs idées, comme MM. Royer-Collard, Guizot, le duc de Broglie, de Barante, Villemain, Cousin, Kératry et toute une jeune école qui, marchant derrière eux, devait arriver aux affaires dans la phase suivante : MM. Duchâtel, Vitet, de Rémusat, Duverger de Hauranne, Jouffroy, Dubois, Cavé ; et dans une nuance d’opinion plus tranchée, Casimir Périer, Laffitte, le général Foy, Benjamin Constant, Laborde, le marquis de Chauvelin, MM. Dunoyer, Thiers, Mignet, Carrel. Le roi Louis XVIII lui-même ne dédaignait point de développer sa pensée royale dans des articles clandestinement envoyés aux journaux. On n’aurait donc qu’une notion incomplète du développement de l’esprit humain à cette époque, si où ne le suivait point sur cette scène pleine de mouvement et de bruit de la littérature politique, qui se composa de la tribune, du journal, de la brochure et du pamphlet.

Jamais le journal, ce puissant engin de publicité, ne joua un plus grand rôle. C’est à la fin de cette époque qu’on appela la presse un quatrième pouvoir dans l’État. Elle le fut, en effet. On ne saurait imaginer aujourd’hui avec quelle impatience un numéro du Conservateur était attendu. La Minerve, quoique bien inférieure au point de vue de l’élévation des idées et du talent littéraire, n’était guère moins accréditée chez les lecteurs appartenant aux opinions de gauche. Il y eut plus tard, sous une législation plus favorable à la liberté de la presse périodique, tel article du Journal des Débats qui devint un événement. On peut dire que les trois écoles qu’on retrouve dans la littérature politique, comme dans toutes les sphères où se développa l’esprit humain, arrivèrent à leur plus haute expression, la première dans le Conservateur et dans le Journal des Débats, la seconde dans le Globe, la troisième à la fin de la restauration, dans le National.

Jusqu’à un certain point, chacun de ces journaux eut son style, parce que chacune des opinions qu’il représentait avait son caractère particulier, ses tendances, sa nature. On remarquait surtout dans les journaux de droite une grande élévation de sentiments et d’idées, une couleur chevaleresque, de la sensibilité, de l’éclat dans l’expression, de la finesse et une politesse d’esprit qui se révélait dans le tour donné à la pensée et dans le choix des mots. Les journaux de l’école intermédiaire avaient quelque chose de dogmatique, de grave et de méditatif ; leur style aspirait à la profondeur ; leur phrase avait quelquefois les allures dédaigneuses de la supériorité ; l’esprit de critique et d’analyse s’y faisait surtout sentir. Le National fut écrit d’un style véhément, incisif, passionné ; la raillerie et l’invective furent les formes les plus ordinaires de la langue politique de ce journal.

II. Écrivains polémiques des deux écoles monarchiques. — Chateaubriand. §

Pour bien comprendre le rôle que jouèrent, dans la littérature politique, les trois grandes écoles d’idées qui devaient lutter aussi les unes contre les autres sur ce terrain, il est nécessaire de se rendre un compte exact de la situation où les plaçait le nouvel ordre de choses qui venait de s’établir en France. L’école catholique et monarchique rencontrait devant elle, soit dans les idées, soit dans les faits, qui subissent toujours le contre-coup des idées, un concours de circonstances peu favorable. Cette lassitude d’obéissance qu’éprouvait l’esprit humain en France, à la fin de l’empire, ce besoin de secouer tous les jougs, de s’élancer librement dans toutes les routes, avaient déterminé le roi Louis XVIII à promulguer la charte. Qu’il eût été possible de donner une autre forme, une forme plus française aux garanties que réclamaient avec raison l’esprit moderne et les intérêts généraux, et d’organiser moins à l’anglaise les institutions représentatives, c’est ce que des esprits éminents ont pensé. Mais, quoi qu’il en fût, le sort en était jeté, la charte était octroyée. Or, l’idéal développé par MM. de Bonald, de Maistre et la plupart des écrivains de leur école, était contraire aux principes contenus dans la charte. Les divers écrits que M. de Bonald publia pendant la restauration ne furent que le développement de la thèse dont nous avons esquissé les traits principaux en analysant son grand ouvrage de la Législation primitive. Cet esprit élevé et inflexible s’était enfermé dans un certain nombre de formules qui ne varièrent point, comme dans un fort du haut duquel il regardait passer, avec un ineffable dédain, les innombrables variations des hommes de son temps. Semblable à un laboureur qui fertilise le terrain qu’il a choisi et borné, il se développa dans ces formules, mais il n’en sortit point. Comparez la Législation primitive, qui fut son point de départ, à la Démonstration philosophique, qu’il publia en 1830 et qu’il dédia aux rois, comme les derniers avertissements d’une voix rarement écoutée, quoique souvent prophétique ; suivez la pensée du même écrivain dans ses ouvrages intermédiaires, vous rencontrerez partout ces trois personnes sociales : le souverain, le ministère, le sujet. Dans la famille, dans l’État, ce sont des applications analogues du même principe ; ici le père, là le roi ; ici la mère, là une aristocratie héréditaire ; ici les enfants, là le peuple ou les sujets, qui sont l’objet du gouvernement sans y avoir part. M. de Maistre n’a pas, il est vrai, un système aussi rigoureusement arrêté ; mais il incline vers un gouvernement où le principe de l’autorité ait une prépondérance très marquée ; il indique, dans ses Considérations sur la France, un retour vers l’antique constitution française, comme la solution la meilleure. Tous deux sont également opposés aux constitutions écrites, et l’on n’a pas oublié les terribles ironies dont M. de Maistre les accable.

Louis XVIII, en publiant la charte de 1814, renouvelée en 1815, avait précisément fait le contraire de ce que ces deux chefs de l’école monarchique et catholique demandaient. Il avait publié une charte écrite, c’est-à-dire ce que M. de Maistre avait condamné d’avance ; et cette charte donnait une participation considérable dans le gouvernement à ceux que M. de Bonald assimilait aux enfants et regardait comme impropres à l’action politique et destinés purement et simplement à la situation de sujets. Il résultait de là que, si les deux chefs de l’école catholique et monarchique avaient vu reparaître, avec la restauration, le principe de gouvernement qu’ils appelaient, ils avaient vu, en même temps, ce gouvernement adopter une forme politique qu’ils condamnaient. Cette situation contradictoire qui rendait les amis du fond ennemis de la forme, eut, quant à la direction des idées, plusieurs conséquences très graves qu’il faut indiquer.

D’abord une scission s’opéra dans l’école catholique et monarchique. La prolongation des bons rapports qui existaient entre les personnes put jeter, pendant un temps, un voile sur la rupture qui avait éclaté entre les idées ; mais il est impossible de lire avec attention les écrits de MM. de Chateaubriand, de Bonald, de Maistre et de La Mennais, sans être frappé des différences profondes qui les séparent. Chateaubriand, quand il écrit Le Roi, la charte et les honnêtes gens, et mieux encore la Monarchie selon la charte et la préface du Conservateur, accepte la forme comme le fond du gouvernement de la restauration. Ses paroles sont positives : non seulement il s’engage, mais il engage ses amis. « Je dois déclarer, dit-il, que ni moi ni mes amis ne prendrons aucun intérêt à un ouvrage qui ne serait pas parfaitement constitutionnel. Nous voulons la charte : nous pensons que la force des royalistes est dans la franche adoption de la monarchie représentative128. » Les trois autres chefs de la même école veulent le fond, subissent la forme ; mais, chez eux, la protestation est éternelle.

Dans la correspondance, alors inédite, maintenant publiée, de M. de Bonald et de M. de Maistre, on voit éclater cette protestation, plutôt indiquée qu’exprimée par ces deux célèbres écrivains dans leurs livres. Dès le 8 octobre 1814, M. de Bonald écrivait à M. de Maistre : « Depuis le 1er juillet, il se passe ici bien des choses qui ne vous feront pas changer d’avis, pas plus qu’à moi, sur la folie des constitutions écrites : nous y sommes tout à fait. À qui le devons-nous ? Est-ce à des volontés armées ou à de secrètes insinuations ? À l’un et à l’autre, sans doute. Mais jamais la philosophie irréligieuse et impolitique n’a remporté un triomphe plus complet ! C’est sous l’égide des noms les plus respectables, et à la faveur des circonstances les plus miraculeuses, qu’elle a introduit en France, qu’elle y a établi ce que l’homme de l’île d’Elbe lui-même aurait toujours repoussé, et dont il avait même déjà culbuté les premiers essais. Si l’Europe est destinée à périr, elle périra par là, et le prodige de la restauration dont elle abuse sera cette dernière grâce, que le pécheur méconnaît, et après laquelle il tombe dans un irrémédiable endurcissement. Religion, royauté, noblesse, tout est dépouillé, tout est réduit à vivre de salaires et de pensions, tout est en viager et à fonds perdus… Le presbytérianisme de la religion suivra le popularisme de la constitution politique, à moins que la religion, plus forte, ne ramène le gouvernement à la monarchie. J’avais écrit quelque chose sur ce sujet, à l’instant que le sénat fit paraître son projet ; j’y annonçais, pour la révolution française, une issue semblable à celle de la révolution d’Angleterre en 1688, si l’on s’obstinait à vouloir nous constituer. Des considérations puissantes, des autorités respectables me firent supprimer cet écrit ; le coup d’ailleurs était porté, et rien ne pouvait nous sauver. Peut-être manquait-il à l’Europe cette dernière expérience, et toujours aux dépens de la France ! Vous aurez pu voir que les mêmes choses ramènent dans le gouvernement les mêmes personnes. On n’a exclu que les régicides, et ils se plaignent hautement de cette exclusion comme d’un tort ; et ils osent imprimer, publier, avec noms et adresse d’auteur, leurs réclamations et justifier leur régicide ou le rejeter sur le parti opposé. Cela fait horreur, et flétrit l’âme à un point qu’on ne saurait dire. Avec une autre conduite, on aurait tout rétabli, on aurait rebâti sur les fondements, au lieu qu’on bâtit à côté des fondements. » Un peu plus tard, M. de Maistre écrivait à M. de Bonald : « Croyez-vous à la charte ? J’y crois pour ma part autant qu’au poisson Rémora. »

Cette antipathie raisonnée d’une portion notable de l’école catholique et monarchique contre la charte, cette incrédulité qu’elle professait quant à sa durée, scindaient l’école en deux et diminuaient par conséquent sa puissance d’action sur les esprits. Exclue des affaires, elle se trouva en outre amenée à prendre un rôle d’opposition dès le début de la restauration. C’était là un fait grave qui s’aggrava encore lorsque la marche des événements amena l’école catholique et monarchique tout entière sur ce terrain d’opposition. Les circonstances qui déterminèrent ce résultat doivent être ici rappelées. Celle des nuances de l’école qui avait accepté la charte, avait, en commun avec l’autre qui marchait sous le drapeau de MM. de Bonald de Maistre et de La Mennais, plusieurs idées fondamentales de gouvernement. Elle voulait que des libertés locales étendues donnassent aux intérêts communaux la faculté de s’administrer eux-mêmes, et fondassent ainsi, sur les divers points de la circonférence, des influences de nature à contre-balancer la domination absorbante de la centralisation qui renfermait les destinées de la France dans Paris. Elle voulait, en outre, que la loi d’élection dont lui paraissaient dépendre en grande partie les destinées de la charte nouvelle, ne circonscrivît point le droit électoral dans une oligarchie censitaire, cercle étroit inscrit dans ce cercle immense qu’on appelle les classes moyennes. MM. de Chateaubriand, Villèle, Corbière, avaient, dans la session de 1816, puis dans celle de 1817, où ces questions furent agitées, exprimé des idées complètement identiques à celles de M. de Bonald, qui croyait ces palliatifs propres à diminuer les dangers, qui, selon lui, résultaient de la charte. Tous pensaient et annonçaient que le gouvernement représentatif fondé sur le principe traditionnel de la monarchie légitime ne subsisterait point en France, si le vote était direct, s’il n’appartenait qu’à une oligarchie électorale, et si la centralisation, telle que l’empire l’avait établie, était maintenue. Tous demandaient le vote à la commune étendu au plus grand nombre de Français possible, la nomination du corps électoral par cette première assemblée d’électeurs, de manière à ce qu’il n’eût pas cette permanence qui le rendrait à la fois plus susceptible, soit d’être corrompu par le ministère, soit d’être agité par les ambitieux ; enfin, des institutions locales qui répandissent partout la vie morale et l’activité politique, et balançassent ainsi la prépondérance de Paris, où les passions révolutionnaires ont depuis tant d’années exercé un si grand ascendant.

Ici la nuance de l’école catholique et monarchique dont M. de Chateaubriand avait écrit le manifeste dans la Monarchie selon la charte, se trouva en dissidence complète avec l’école intermédiaire, qu’on aurait pu appeler l’école du rationalisme monarchique, et qui, au fond, avait dirigé les affaires, soit par ses hommes, soit par ses idées, depuis que la restauration était sortie des premières crises de son retour. Cette école, dont M. Royer-Collard fut le philosophe, M. Guizot l’écrivain politique, M. Decazes l’homme d’affaires, M. Lainé l’orateur, voulait la monarchie légitime, mais avec l’électorat direct placé dans une oligarchie censitaire qu’elle regardait comme l’aristocratie naturelle de la classe moyenne, et dont elle voulait la domination à l’exclusion des classes inférieures et de ce qui restait des classes supérieures, et avec le maintien de la plus grande partie de la centralisation impériale. Au fond, cette école, issue de celle de Montesquieu, était guidée par une admiration traditionnelle de la constitution anglaise, où le vote direct domine, en même temps que par un certain éloignement pour l’ancienne aristocratie, dont elle craignait encore l’influence et les prétentions, si le principe hiérarchique était maintenu dans les élections, et si l’esprit local venait à renaître à la faveur d’institutions favorables aux libertés communales : ombrages du moment qui s’expliquent quand on se reporte aux passions et aux préventions du temps. Cette divergence, qui faisait deux camps des royalistes catholiques et des royalistes rationnels, qui se ralliaient également à la charte, ne put être vaincue. On se touchait les mains des deux côtés du fossé, mais le fossé ne fut pas franchi. C’est ainsi que, lorsque l’ordonnance du 5 septembre, la dissolution de la chambre de 1815 et la loi d’élection de 1817 eurent donné l’avantage à l’école du rationalisme monarchique sur toutes les nuances de l’école catholique et monarchique, celle-ci se trouva réunie tout entière dans l’opposition.

Cette opposition rencontra son expression la plus éclatante dans un écrit périodique dont l’influence intellectuelle et la renommée littéraire furent trop grandes pour qu’il soit possible de ne point en parler ici avec quelques détails ; il s’agit du Conservateur. Le Conservateur fut le terrain commun où se réunirent, à l’époque où la censure fut établie, toutes les nuances de l’école catholique et monarchique. Ce fut M. de Chateaubriand, celui de ses chefs qui avait déclaré qu’il fallait accepter, sans arrière-pensée, le terrain de la constitution, qui prit l’initiative de cette œuvre destinée à battre en brèche, au nom des idées monarchiques et catholiques, la politique royale. Du reste, toutes les nuances de l’école y parurent : le cardinal de la Luzerne, comme M. de La Mennais, M. de Bonald comme M. de Chateaubriand, M. de Castelbajac comme M. Fiévée. Des jeunes hommes pleins d’espérance, M. de Lamartine, M. Berryer fils, M. de Genoude, M. de Saint-Marcelin, y firent leurs premières armes dans la presse. Des hommes d’État comme M. de Villèle, des hommes de cour comme le duc de Lévis et le duc de Fitz-James, y apportaient leur concours. Le succès du Conservateur fut immense, son influence toute-puissante. Les opinions adverses n’avaient rien à opposer de comparable à cette réunion de talents divers et de noms éclatants.

Ce fut cependant un spectacle dangereux donné aux esprits que cette espèce de guerre civile d’idées allumée entre la politique de la royauté traditionnelle et très chrétienne et les écrivains les plus éminents de l’école catholique et monarchique. En même temps, cette fausse situation engagea cette grande école plus avant qu’elle n’eût voulu peut-être dans deux questions d’une haute importance, et qui demandaient à être touchées avec une prudence extrême, au début du gouvernement représentatif en France : la question de la liberté de la presse et celle de l’omnipotence des majorités parlementaires. La liberté de la presse, sans être une liberté aussi essentielle que ces libertés représentatives qui assurent l’intervention des contribuables et des citoyens dans la nomination de ceux qui votent l’impôt et consentent les lois, ou administrent les intérêts locaux, est cependant une liberté chère à tous ceux qui honorent l’intelligence et, en outre, elle est comme la garantie des autres libertés politiques, par le jour de la publicité qu’elle jette sur les affaires et la voix qu’elle prête aux droits ou aux intérêts méconnus ; mais elle a toujours eu besoin, en France, d’être fortement réglée. Jamais ce besoin ne se fit plus vivement sentir qu’à l’époque de la restauration ; les plumes mises aux mains de tant de partis rivaux, passionnés, haineux et souvent hypocritement factieux, étaient en effet en quelque sorte des armes de guerre civile. Les écrivains de l’école monarchique et catholique, par la nécessité où ils étaient d’employer la presse comme une arme de guerre, dans cette situation d’opposition où ils se trouvaient contre la politique du gouvernement royal, prirent soit des engagements formels, soit des engagements indirects avec l’opinion, au sujet de la liberté de la presse la plus étendue. Ces engagements devaient devenir un embarras considérable pour eux quand ils auraient à gouverner. Il y a, en effet, dans l’esprit humain, un sentiment d’équité qui a produit la loi du talion chez tant de peuples, et qui ne permet point qu’on puisse refuser aux autres les facultés qu’on a revendiquées pour soi-même. En usant de la presse sous l’empire du principe monarchique, avec cette liberté et cette vivacité contre le gouvernement, dans le Conservateur et dans les ouvrages particuliers qu’ils publièrent à cette époque, les écrivains de l’école catholique et monarchique donnaient la mesure des libertés qu’ils ne pourraient accorder sans danger, ni refuser sans discrédit moral, quand ils viendraient à gouverner sous l’empire du même principe. La même chose arriva pour le principe de l’omnipotence des majorités parlementaires. Dans un pays aussi nouveau que la France, nous ne dirons pas pour les institutions représentatives, elles y ont toujours existé en germe, mais pour la forme parlementaire empruntée à la constitution britannique, il était nécessaire d’observer la plus grande prudence dans l’acclimatement de cette forme de gouvernement. Il aurait fallu, en attendant que les classes politiques qu’on voulait former eussent acquis cette modération d’esprit, cette tenue, cette patience, ce respect du droit partout où il se trouve, fruits tardifs de l’expérience, éviter de laisser voir que la royauté, qui, par son principe de stabilité, était la base de l’édifice constitutionnel tout entier, pouvait être forcée dans sa prérogative. Par la fatalité des situations prises au début de la restauration, c’était l’école catholique et monarchique qui se trouvait amenée à renverser le premier ministère du choix de la royauté, et à inaugurer ainsi, par la plume de ses publicistes comme par la voix de ses orateurs, cette redoutable prérogative parlementaire qu’elle devait plus tard rencontrer sur son passage, quand elle occuperait elle-même le gouvernement. Ainsi, l’école de l’autorité accréditait la première, dans la sphère des idées comme dans celle des faits, la liberté de la presse, dans son acception la plus étendue, et l’influence prépondérante des majorités parlementaires.

Cette anomalie est le trait le plus frappant de la polémique des diverses écoles politiques qu’il est impossible d’analyser, mais dont nous avons dû indiquer le fond. Il faut ajouter que plus tard, lorsque l’école du rationalisme monarchique, qui, placée plus près des idées du moment, avait tenu le pouvoir pendant les premières années de la restauration, fut obligée de le quitter, elle suivit les mêmes errements, et subit les mêmes nécessités d’opposition. Il en résulta qu’à la tête de ceux qui voulaient faire à la liberté de la presse une part si large qu’elle en devint dangereuse, pour un gouvernement constitutionnel si récemment établi, dans des circonstances si difficiles, et qui enseignaient aux classes si nouvellement nées à la vie politique, et naturellement si peu tempérantes dans l’usage de leur droit, à forcer les prérogatives royales, il y eut toujours une des écoles monarchiques. Ce fut un des malheurs de cette époque.

Ce malheur, qu’il est équitable d’attribuer plutôt à la situation qu’aux hommes, exerça une influence considérable et désastreuse sur le mouvement des idées pendant la restauration. Les habitudes une fois prises devinrent des règles. On s’enivra de la liberté de la presse et des prérogatives parlementaires, et on en usa à la rigueur, comme on aurait pu faire dans une société solidement établie sur des bases non seulement incontestables, mais incontestées. Quand, en 1820, l’assassinat de M. le duc de Berry produisit une réaction d’opinion qui donna la majorité à l’école monarchique et catholique dans la chambre des députés, les hommes de l’école du rationalisme monarchique, contre lesquels on s’était servi de la presse avec tant de vivacité, lorsqu’ils étaient au pouvoir, l’employèrent de même et s’enfoncèrent, plus avant qu’ils n’avaient fait jusque-là, dans une théorie du gouvernement parlementaire qui les conduisait logiquement à une révolution calquée sur celle de 1688.

En même temps, une portion de l’école catholique et monarchique, celle qui avait été contraire aux chartes écrites et spécialement à la charte de 1814, et dont les idées connues contribuaient à faire révoquer en doute la sincérité de la restauration, restait en observation devant l’autre nuance entrée dans les affaires. Dès les premiers moments du ministère de M. de Villèle, on voit cette disposition se manifester, dans une lettre qu’écrivait M. de Bonald à M. de Maistre, confident de ses douleurs et de ses appréhensions : « Vous voyez, monsieur, écrivait-il, ce qui se passe en France, et vous n’en serez que plus attaché à cette pensée dominante de l’influence que nous pouvons prendre en Europe, et du bien que de meilleurs exemples peuvent lui faire ; c’est ce que j’ai tâché d’exprimer dans l’adresse au roi, dont j’ai été un des rédacteurs. Il a bien fallu y nommer la charte, quoique je la regarde comme la boîte de Pandore, au fond de laquelle il ne reste pas même l’espérance ; je puis le dire hautement dans le salon des ministres comme dans le cabinet de mes amis. Le roi a répondu mieux et plus positivement qu’il n’avait jamais fait. Nous avons une chambre excellente, meilleure peut-être qu’en 1818, décidée à tout pour conserver l’union entre les bons, malgré quelques dissidences d’opinion. Nos adversaires sont peu nombreux, mais décidés à suppléer au nombre par l’audace et l’opiniâtreté. Tout assure la victoire au bon parti, mais une victoire achetée par tous les dégoûts et tous les orages que les méchants sont capables d’exciter. Ce qui me confond, ce qui me plonge dans la stupeur, c’est que des gens d’esprit appellent cela un gouvernement ! Depuis longtemps on ne gouverne plus la France, on la dispute. Nous avons donc remporté une pleine victoire à la bataille des élections, victoire due uniquement au zèle et au bon esprit des royalistes, aidés jusqu’à un certain point par le gouvernement, qui a peut-être mieux réussi qu’il ne croyait, et trouve peut-être la dose trop forte. Une autre victoire a été l’introduction de Villèle et de Corbière dans le ministère. Je suis arrivé tard et n’ai point assisté aux négociations ou aux intrigues qui ont amené ce résultat. Chateaubriand, rentré en faveur, y a beaucoup travaillé ; c’est le grand champion du système constitutionnel. Il va le prêcher en Prusse, et n’y dira pas de bien de moi, qu’il regarde comme un homme suranné, qui rêve des choses de l’autre siècle. J’aurais bien des choses à vous dire là-dessus. Cette raison, autant que toute autre, a fait cesser, malgré moi, le Conservateur129, et a comprimé la vogue du Défenseur, au point que je doute qu’il puisse se soutenir. Villèle et Corbière aideront un jour à porter Chateaubriand au ministère des affaires étrangères, qui se trouve assez naturellement sur le chemin des ambassades : c’est un très grand coloriste et surtout un très habile homme pour soigner son succès. »

Un peu plus tard, M. de La Mennais comme M. de Bonald, quoique avec un tour différent d’idées et des tendances de plus en plus théocratiques, devait attaquer dans la presse le gouvernement royal représenté par des hommes sortis de l’école catholique et monarchique. M. de Chateaubriand, quand il se sépara de M. de Villèle et sortit du ministère, n’y mit pas plus de ménagement, non plus que ceux de ses amis qui le suivirent dans sa retraite. Dans cette polémique incessante, universelle, l’école catholique et monarchique s’émietta de plus en plus. Il y eut d’abord la grande division entre l’école monarchique sortie du rationalisme philosophique et l’école monarchique sortie du catholicisme. Puis cette dernière se subdivisa. Il y eut les hommes d’affaires de M. de Villèle, les théocrates de M. de La Mennais, les royalistes purs de M. de la Bourdonnaye, les libéraux de M. de Chateaubriand. Chacun voulait entraîner la restauration dans son sens particulier, et se servait à outrance des armes que lui fournissaient la tribune et la presse, sans considérer que ces tiraillements en sens inverses ébranlaient la base sur laquelle chacun prétendait se placer pour gouverner.

On a souvent fait observer que les années les plus troublées de l’histoire et les plus pesantes pour les contemporains sont les plus intéressantes à la lecture. Les années de la restauration où toutes ces idées, toutes ces passions, tous ces intérêts se trouvaient en jeu, furent également les plus éclatantes au point de vue de la polémique politique, qui tient une grande place dans la littérature de la restauration. M. de Bonald, avec son dogmatisme magistral, M. de Chateaubriand, avec son style éclatant, chevaleresque et plein de mouvements ; M. de La Mennais, avec cette véhémence oratoire, cette ironie grave et amère, cette dialectique passionnée qui côtoyaient l’invective ; M. Royer-Collard, qui fut à l’école philosophique et monarchique ce que M. de Bonald était à l’école monarchique et catholique, et dont les opinions, formulées en axiomes dans un style d’oracle, tombaient du haut de la tribune dans la presse ; M. Guizot, avec son style sobre, pénétrant, lucide, sévère, jouèrent les premiers rôles dans cette redoutable polémique qui s’agitait dans le monde légal. Le Conservateur, qui fut moins un journal qu’un terrain commun où toutes les nuances de l’école catholique et monarchique venaient, chacune à son heure, avec les allures qui lui étaient propres, attaquer le gouvernement, centralisa, du 5 octobre 1818 jusqu’en 1820, les efforts de cette école. Jusqu’au moment où le Globe devint un journal politique, l’école du rationalisme monarchique exposa surtout ses doctrines dans des brochures, dont quelques-unes, écrites par M. Guizot, eurent l’importance de livres, comme celles du Gouvernement de la France depuis la restauration (1820), des Conspirations et de la justice publique (1820), des Moyens de gouvernement et d’opposition dans l’état actuel de la France (1821), de la Peine de mort en matière politique (1822). Le fond de la doctrine de tous ces livres, c’est l’assimilation complète de la constitution française à la constitution anglaise, avec le pouvoir prépondérant de l’aristocratie britannique transféré à l’élite de la classe bourgeoise.

M. de Chateaubriand, quand sa politique fut séparée de celle de M. de Villèle, établit ses plus formidables batteries dans un journal à qui sa vieille renommée, le talent de ses rédacteurs, son long dévouement à la cause monarchique, donnaient une grande autorité : nous voulons parler du Journal des Débats. C’est dans cet instant surtout que la polémique politique jeta le plus vif éclat littéraire. M. de Chateaubriand, qui avait déjà montré, en 1814, dans sa brochure sur Bonaparte et les Bourbons, le redoutable talent du pamphlétaire, comme il avait parlé dans la Monarchie selon la charte, la grande langue du publiciste, déploya, de 1824 à 1830, aux dépens de la monarchie qu’il aimait, cette double faculté de son intelligence. Ce fut une nouvelle face de son génie. Il devint le chef de la croisade intellectuelle dont les coups, traversant le ministèrearrivaient jusqu’à la royauté, que beaucoup d’entre les assaillants auraient voulu et croyaient sauver. Jamais la puissance de la presse ne s’était révélée sous une forme plus éclatante ; jamais elle n’avait exercé un ascendant si irrésistible. L’auditoire de l’illustre écrivain s’était élargi : ses anciens amis le lisaient toujours, quoique souvent avec tristesse ; ses anciens adversaires dont il s’était fait de nouveaux amis, le lisaient avec empressement. Benjamin Constant se félicitait de servir dans son armée ; Étienne mettait leConstitutionnel à ses ordres130 ; en même temps, Michaud demeurait fidèle à son drapeau. C’était un enivrement général partagé par celui qui l’inspirait ; la plume d’un écrivain était devenue un sceptre avec lequel il gouvernait l’opinion. Rien ne donnera une idée de ce style tout palpitant de l’émotion du moment, qui communiquait la fièvre dont il était brûlé, singulier mélange de hauteur nobiliaire et de hardiesse démocratique, d’antiques souvenirs et de jeunes espérances, de dévouement à la personne du monarque et de révolte contre sa politique, où l’on entendait le vieux cri de Vive le roi ! sorti d’un cœur resté fidèle, couvrir, pour les oreilles de celui qui le poussait, le bruit d’une révolution qui montait. Le tribun fleurdelisé marchait à la tête de cette coalition d’idées entre l’image de la Vendée, qu’il avait si souvent évoquée, et celle de la liberté moderne, qui apparaissait si belle dans ses écrits, et si incapable d’excès, qu’elle séduisait tous les yeux. Les services mémorables rendus par lui à la religion dans son grand ouvrage sur le Génie du christianisme, sa longue et courageuse opposition contre Bonaparte, sa fidélité bretonne, entourée des ombres de ses proches dévorés par les échafauds de la révolution, jetaient dans ce grand style de publiciste et de pamphlétaire je ne sais quelle gravité, quelles émotions, quels majestueux reflets du passé qui remuaient tous les cœurs. Ce fut, pendant la restauration, le véritable aspect du génie de Chateaubriand. À la tribune, il était gêné ; la faculté de l’improvisation lui manquait ; ses discours n’étaient guère que des brochures éloquentes qu’il lisait. Dans le journal, dans la brochure, il se retrouvait comme dans son élément. La brochure et le journal furent les armes de ce redoutable tribunat qu’il créa à son usage, et dont il se servit pour venger ses injures contre le ministère qui l’avait rejeté de son sein, et, sans le vouloir, contre la royauté, qui avait signé sa destitution. Il autorisa, par son exemple, cette langue de dénigrement et d’exagération trop souvent depuis parlée par la presse, peu scrupuleuse dans le choix de ses armes pourvu qu’elles blessent, sans considérer que les grands mots qu’elle fait un peu légèrement retentir en invoquant sans cesse, à propos des querelles de portefeuille ou des luttes de parti, la gloire du pays humiliée, ses libertés violées, tombent dans des cœurs naïfs, où, pris plus au sérieux que par ceux qui les écrivent, ils font les révolutions qui, en se succédant, finissent par détruire l’autorité et bientôt la liberté de la presse, tristement asservie, pour n’avoir pas su être sagement libre. Chateaubriand, poëte avant tout, avait les défauts de cette race irritable, comme l’appelle Horace. Il ne savait ni pardonner, ni modérer son ressentiment, il se servit de la presse à outrance. Hélas ! ces hommes éclatants sur lesquels le monde a les yeux, ont rarement la suprême grandeur de s’oublier. En 1822, ce grand écrivain, alors ambassadeur à Vérone, écrivait, à M. de Marcellus131, alors chargé d’affaires à Londres : « Je ne crois point à la chute de M. Canning, et je pense comme vous qu’il faut le flatter pour essayer de le convertir ; mais l’amour-propre blessé ne se repent jamais, ne revient jamais, ne pardonne jamais. » Pourquoi faut-il que la postérité puisse appliquer ces paroles, non seulement à M. Canning, mais à celui par qui M. Canning était si sévèrement et si justement jugé !

Pendant que la prose de M. de Chateaubriand, tantôt hautaine, dédaigneuse, aiguisée par l’ironie, tantôt pleine de grands mouvements oratoires, et éclatant en formidables cris de colère, conduisait l’attaque sur un point, la prose de M. de La Mennais, semblable à une épée, moins brillante peut-être, mais bien affilée, pratiquait la brèche dans une autre direction, et la prose de M. Guizot, austère, lucide, grave, dogmatique, un peu méprisante, passant tout au crible de l’analyse rationaliste, frappait un autre pan de murailles à coups redoublés. Toutes les questions fondamentales étaient soulevées dans cette polémique : l’origine des pouvoirs, leurs droits respectifs, les bornes de l’autorité, le conflit des deux prérogatives, les principes de la souveraineté. Les bases de l’ordre social semblaient mises à nu.

III. Éloquence parlementaire. — Les grands orateurs de la restauration : M. Lainé, M. de Serre, le général Foy. §

L’établissement du gouvernement représentatif avait fait surgir, en face de la presse, un instrument de polémique politique encore plus élevé : la tribune parlementaire. Un nouveau genre apparaissait donc ou plutôt reparaissait dans la littérature française, l’éloquence de la tribune, qui, pendant la première révolution, avait jeté d’éblouissants éclairs au milieu des orages politiques ; genre qui laisse à la postérité plutôt le souvenir des émotions des contemporains que des œuvres appréciables, mais qui donne à ceux qui y excellent les succès les plus enivrants, et au public les plus vives jouissances.

Au début, il y eut d’abord une grande inexpérience parmi ceux qui abordèrent les discussions publiques ; sauf de rares exceptions, les premières chambres bégayèrent la langue de la tribune plutôt qu’elles ne la parlèrent. Peu à peu, cependant, les talents se formèrent, et un assez grand nombre d’hommes se distinguèrent dans ces luttes, où les questions les plus élevées du droit constitutionnel et international, de la morale publique et même de l’histoire, étaient traitées. C’était là, en effet, le caractère de l’éloquence de la tribune sous la restauration ; les discussions franchissaient sans cesse les limites du temps présent pour reculer dans le passé ou avancer dans l’avenir.

Rien de plus intéressant à suivre qu’un duel de paroles entre M. Benjamin Constant, cet esprit matois, caustique, nu, plein de malignité et M. de Villèle, cette raison si calme, si droite, si habile, si pénétrante, si simple dans la forme et si sûre, dont M. Canning disait : « C’est une grande lumière qui brille à bien peu de frais », et à qui M. Casimir Périer criait souvent quand les discussions se fourvoyaient : « Monsieur de Villèle, montez à la tribune et rétablissez la question. » M. Royer-Collard, quoiqu’il lût à demi ses discours, produisait de grands effets par l’autorité de ses pensées transcendantes, de sa parole accentuée, de son geste magistral, qui semblait buriner des arrêts pour la postérité. Quand il apparaissait à la tribune, le front chargé de méditations, la tête haute, à la gravité de sa pose, à la brièveté de son accent, et aussi au tour doctoral de son style, on eût dit un maître professant la politique pour des disciples, plutôt qu’un orateur discutant avec des collègues. Si M. de Villèle, toujours maître de lui, était l’Ulysse de la tribune, M. de la Bourdonnaye, le chef de la contre-opposition de droite, fougueux, emporté, plein de saillies, en était, comme on l’a dit, l’Ajax ; Manuel ébranlait les nerfs par une faconde retentissante qui arrivait facilement à la déclamation. Casimir Périer, avec son geste hautain, sa parole stridente, sa haute mine, sa passion politique si différente de la colère oratoire de l’avocat, annonçait déjà l’homme d’État plus occupé de sa pensée que de son discours. On remarquait le talent de discussion de M. Pasquier, son éloquence d’affaires et la facilité de son élocution, toujours appropriée aux sujets qu’il traitait. Camille Jordan apportait dans les assemblées de la restauration un talent déjà exercé dans les dernières assemblées de la révolution, et qui semblait un écho de l’éloquence de ce parti constitutionnel dont la raison politique n’avait pas été au niveau de ses bonnes intentions et de ses talents. Rien de plus élevé, de plus élégant, de plus digne, que la parole de M. Ravez, qui présida longtemps la chambre des députés avec une autorité et une distinction de langage dont le souvenir est resté, et qui, par un jeu du sort et l’effet des révolutions, devait mourir, en 1849, membre de la seconde assemblée de la république, après avoir si longtemps présidé les assemblées de la monarchie. Nul ne disait mieux que M. de Martignac, envoyé comme M. Ravez et comme M. Lainé par la Gironde, qui continuait ses traditions d’éloquence ; sa parole limpide, mais un peu faible dont son geste plein de grâce complétait l’harmonie, semblait couler de ses lèvres persuasives comme un ruisseau de miel. Cependant, quel que fût le talent de paroles de ceux que nous venons d’indiquer, trois hommes seulement offrirent à cette époque cette heureuse réunion de dons divers qui font l’orateur : ces trois hommes étaient M. Lainé, M. de Serre et le général Foy.

M. Lainé se manifesta le premier. Il avait commencé à paraître, on le sait, à la fin du règne de Bonaparte. C’était lui qui avait rédigé cette adresse du corps législatif où retentissait le cri de la France épuisée et implorant la paix, à la lecture de laquelle Napoléon irrité s’écria : « M. Lainé est un méchant homme et un factieux ! » L’empereur oubliait que, si un souverain peut disposer quelquefois de la vie d’un honnête homme, il ne lui appartient jamais de disposer de sa renommée. M. Lainé n’était ni méchant ni factieux : c’était un esprit fier et un cœur tendre. Sa fierté avait vivement ressenti la disparition de toutes les libertés publiques ; sa sensibilité patriotique s’était émue des souffrances intolérables de la patrie. Il porta à la tribune comme dans les affaires publiques ces deux qualités distinctives de son éminente nature, l’élévation de l’esprit, la tendresse du cœur. Il aima à la fois la royauté et les libertés publiques, la première comme la condition essentielle de l’existence des secondes dans notre pays. Quand la nouvelle du retour de l’île d’Elbe arriva, il s’éleva par l’énergie de son caractère, la vigueur de ses résolutions, l’intrépidité de sa parole, jusqu’à l’héroïsme civil. Il avait offert sa tête aux vengeances de la victoire qu’il avait regardée du haut de sa vertu, et ce fut un honneur et un bonheur pour la chambre que d’être ainsi présidée dans ces circonstances difficiles et solennelles où les assemblées se personnifient dans un homme. On comprend quelle autorité apportait à la tribune des assemblées de la monarchie ce grand orateur escorté de pareils souvenirs. C’était des profondeurs de son âme qu’il tirait son éloquence. Il éprouvait l’émotion qu’il voulait inspirer : tous les sentiments généreux trouvaient un écho éloquent dans sa parole où l’on sentait les vibrations de son cœur. Ce n’était pas un homme de parti ; c’était l’homme de la patrie planant au-dessus des passions du moment, cherchant toujours la justice et l’utilité publique, et, quand il reconnaissait s’être trompé, revenant sans vaine honte sur ses opinions, parce que le motif qui le faisait changer n’était jamais un intérêt, mais toujours une inspiration de sa conscience. Déjà, sous la première restauration, dans la discussion ardente que souleva la question de la restitution aux émigrés de leurs biens non vendus, il avait fait éprouver l’ascendant de cette éloquence honnête à toutes les parties de l’assemblée troublée par des passions politiques contraires, en invoquant les sentiments généreux toujours si puissants, et en présageant la grande mesure de l’indemnité sortant du rétablissement de la prospérité publique. — « Votre commission, s’était écrié M. Lainé, en refusant de reconnaître jusqu’au droit d’indemnité et de réparation, croit-elle ajouter quoi que ce soit à la sécurité des acquéreurs ? Rassurés déjà par le temps, par une longue possession, plus encore par la parole royale, ne le sont-ils pas par la charte constitutionnelle, qui a pour ainsi dire emprunté les termes de la religion, en disant que les propriétés autrefois nationales seraient désormais inviolables et sacrées ? Voudrez-vous maintenant vous interdire d’avance, interdire à vos successeurs la possibilité d’être justes, le droit d’être charitables ? Pourquoi la plupart d’entre vous, car je crois lire dans vos cœurs, se sont-ils refusés, quant à présent, à cette modique indemnité, dernier soutien du malheureux qui rentre dans sa patrie, et qui, jusqu’à ce jour, avait été soutenu par l’étranger ? C’est à cause de l’indigence de la patrie. Eh bien ! si notre patrie était un jour dans un état plus prospère, si la réunion des Français, l’activité du commerce, les progrès de l’industrie augmentaient les ressources, comment se pourrait-il que cette nombreuse classe d’hommes qui ont cru à la fois défendre leur patrie et leur prince ne trouvât pas quelques secours ? À cette tribune quelqu’un hier a prononcé le sinistre augure d’une guerre possible ; si jamais les ennemis nous attaquent, les émigrés se réuniront avec nous, comme leurs enfants avec les nôtres pour défendre le territoire menacé ; et cependant la plupart d’entre eux ne trouveront rien à défendre que le roi et les acquéreurs de leurs propres domaines… Messieurs, je ne crains pas que l’assemblée ait épuisé, pour le présent, et moins encore pour l’avenir, les trésors de la justice, et, j’ose le dire, les trésors de la miséricorde nationale. »

Cette éloquence conciliatrice aux nobles accents de laquelle répondirent, dans la chambre des pairs, les accents non moins français et non moins généreux du maréchal Macdonald, réunit dans un même sentiment les cœurs divisés, dans un même vote les opinions divergentes. L’assemblée se leva comme un seul homme à la parole de M. Lainé. L’orateur lui avait communiqué son âme, et, laissant l’émigration et la révolution au passé, elle s’était sentie française.

C’était dans ces occasions difficiles, où il faut substituer une opinion généreuse et générale à des sentiments haineux et à des émotions contradictoires, que triomphait l’éloquence de M. Lainé. Dans les premiers temps de la seconde restauration, il avait surtout apporté le secours de sa puissante parole aux idées modérées qu’il croyait menacées, et, comme membre du ministère Richelieu, il avait soutenu les principales mesures présentées par le cabinet, et, en particulier, la loi d’élection votée par la chambre élue après l’ordonnance du 5 septembre. Mais quand il crut apercevoir que le ministère, dont il faisait partie, dérivait vers la gauche, il se sépara de lui avec le duc de Richelieu, M. Molé et M. Pasquier. Quand la loi d’élection qu’il avait soutenue amena M. Grégoire, un régicide, dans les assemblées de la monarchie, il la condamna dans sa pensée. Ce fut à l’occasion de cette élection qu’il produisit un de ces grands effets d’éloquence qui remuaient profondément la chambre et le pays. La nomination de Grégoire, prêtre régicide, était une double insulte et une insulte gratuite faite à la royauté très chrétienne. Le roi s’était séparé de la droite dans l’ordonnance du 5 septembre ; il s’était même séparé du centre droit et du ministère Richelieu ; la gauche ne pouvait donc se plaindre des tendances du gouvernement, et c’était ce moment que choisissaient les électeurs de l’Isère pour envoyer siéger dans une assemblée monarchique, sous le règne de Louis XVIII, un des juges de Louis XVI ! La liberté des élections était-elle donc la liberté de l’injure envers la monarchie ? Tous les esprits étaient sous le poids de ces réflexions, lorsqu’à la séance où les élections de l’Isère devaient être validées, on vit M. Lainé se diriger lentement vers la tribune. Son front souffrant semblait couvert d’un nuage de tristesse, et toutes les fibres de sa figure expressive frémissaient. « Messieurs », dit-il après quelques instants d’un douloureux recueillement, « par une clémence presque divine, et, si vous l’aimez mieux, pour l’apaisement de la société, il fut promis que nul ne serait recherché pour ses votes ; l’oubli fut commandé à tous les citoyens. Qui donc, en effet, se souvenait du quatrième député de l’Isère ? Qui donc le recherchait pour ses opinions et pour ses votes ? L’oubli n’a-t-il donc été imposé qu’aux victimes, et ceux qui avaient besoin d’en être couverts ont-ils seuls conservé le triste droit de se souvenir ? » Ces terribles paroles, accueillies par les applaudissements enthousiastes de la droite, tombaient comme un arrêt de la conscience publique sur la gauche consternée, et l’élection de Grégoire était annulée à l’unanimité, par les uns comme indigne, par les autres à cause d’un vice de forme, par tous au fond à titre d’impossible.

Nul n’égalait M. Lainé dans ces grands effets d’éloquence. Chez lui, la physionomie, le geste, la pose, le regard, la voix, tout parlait. Son âme expansive semblait, dans ces circonstances solennelles, se répandre dans toute sa personne. Le mouvement de sa pensée, les battements de son cœur passaient dans son éloquence, parce qu’il pensait, parce qu’il sentait au moment même où il parlait, et chacun éprouvait comme un choc électrique au contact de sa parole.

Un seul orateur peut-être produisit des émotions aussi profondes dans les assemblées de la restauration : ce fut M. de Serre. M. de Serre était issu d’une noble famille132. Émigré pendant la première révolution, il avait servi dans l’armée de Condé. Rentré en France en 1802, il prit la carrière du barreau. Tandis que M. Lainé croyait à l’existence des libertés publiques par la monarchie, M. de Serre croyait à l’existence de la monarchie par les libertés publiques. Le point de départ de ces deux hommes éminents était différent, mais ils étaient arrivés à peu près sur le même terrain politique ; seulement M. Lainé craignit le premier pour la monarchie ; M. de Serre poussa l’expérience plus loin, et fit partie du ministère Dessole, qui remplaça en 1819 le ministère dont le duc de Richelieu était le chef et M. Lainé l’orateur. Mais, après un peu de temps, les mêmes écueils qui avaient arrêté M. Lainé lui apparurent ; il vit la conspiration révolutionnaire masquée derrière les hommes qui voulaient sincèrement l’union du pouvoir et des libertés, et son âme honnête se révolta à l’aspect des garanties dues la monarchie, tournées contre elle comme des batteries destinées à la foudroyer. Dans ces occasions, son éloquence, qui avait quelque chose de fébrile et de maladif, s’élevait aux plus grands accents. Malgré un débit un peu difficile, l’indignation le faisait orateur. Sa parole avait les qualités éminentes qui dominent les assemblées, la spontanéité, l’éclat, la chaleur, la passion ; seulement elle ne se possédait pas toujours elle-même, et les interruptions, comme ces obstacles impuissants qui précipitent le cours d’un torrent, le poussaient quelquefois à des effets oratoires qui devenaient des témérités politiques. Il avait excité l’admiration de ses adversaires comme de ses amis, par la manière dont il avait défendu, au commencement de la session de 1819, la loi sur la presse, qui consacrait une liberté jusque-là inconnue en France. On l’avait vu monter jusqu’à dix fois, dans la même séance, à la tribune, avec une verve inépuisable et une puissance de logique qui dominait toutes les objections. Jamais cœur plus honnête et plus disposé à sceller l’alliance définitive de la royauté et des libertés nationales ; jamais éloquence plus éclatante et plus digne de déterminer et de célébrer cette heureuse solution d’un long et douloureux problème ne parurent dans les assemblées politiques. Cependant un jour arriva où M. de Serre aussi s’arrêta découragé. Il comprit que ce n’était pas seulement la jouissance des libertés publiques que l’on voulait, mais le triomphe de la révolution et l’humiliation de la monarchie. De ce jour, son âme équitable, qui avait trouvé des accents si sévères pour flétrir du haut de la tribune les assassinats commis dans le Midi contre le général Lagarde et le général Ramel, et l’impunité assurée aux meurtriers par la faiblesse des témoins, du jury et des tribunaux, se révolta avec la même énergie contre les prétentions intolérables du parti révolutionnaire. Lorsque, dans la discussion sur le rappel des bannis, il entendit les voix de la gauche s’élever tumultueusement et revendiquer le retour des régicides, il foudroya de cette véhémente réplique les interrupteurs qui prétendaient imposer à la royauté cette mesure comme une expiation envers la révolution : « Quand la déplorable journée du 20 mars eut apparu au milieu de la consternation générale et au milieu de la joie d’un petit nombre de séditieux ; lorsque, des confins de l’Asie aux rives de l’Océan, l’Europe se fut ébranlée, que la France se vit envahie par des milliers de soldats étrangers ; lorsqu’elle eut été dépouillée de sa fortune, de ses monuments, et que son territoire eut été démembré, chacun sentit que le premier besoin de l’État était de défendre la royauté et le pays par des mesures sévères et préservatrices de calamités nouvelles ; alors s’éleva la question de savoir si les individus qui avaient concouru par leurs votes à la mort de Louis XVI devaient être éloignés du territoire français. Chacun connaît avec quelle persistance généreuse la volonté royale lutta contre la proposition de leur bannissement. Des hommes connus par leur dévouement sans bornes à la cause royale et aux principes constitutionnels soutinrent la proposition d’amnistie entière faite par le roi ; mais quand il en fut autrement décidé, quand l’arrêt fut prononcé, il fut irrévocable. L’extrême générosité du roi avait pu défendre les votants ; mais, la loi rendue, on a dû reconnaître qu’il était impossible, sans violer le sentiment moral le plus puissant, sans porter atteinte à la dignité royale, aux yeux de la France et de l’Europe, de jamais provoquer du roi un arrêt solennel qui rendît la patrie aux assassins de son frère, de son prédécesseur, du juste couronné. Il faut donc établir une distinction entre les individus frappés par l’article 11 de la loi de 1816 et les votants de la mort de Louis XVI. Quant aux premiers, confiance entière dans la clémence du roi ; quant aux régicides, jamais ! »

Le général Foy, que les élections de 1819 envoyèrent à la chambre, n’avait ni la spontanéité ni l’inspiration de M. Lainé et de M. Serre. Il n’était pas né, il était devenu orateur. Originaire de Ham133, issu d’une famille de la bourgeoisie, élevé à l’école d’artillerie de la Fère pour la carrière des armes, il avait servi avec distinction sous Dumouriez, Dampierre, Pichegru, dans les premières guerres de la révolution. Le général Foy avait combattu en vaillant soldat, en patriote sincère, mais jamais il n’avait été révolutionnaire. Il avait salué avec joie les idées généreuses de 1789 et déploré les crimes de la révolution, déploré si haut, que le proconsul Lebon le fit arrêter et voulut l’envoyer à l’échafaud. Tiré de prison par Moreau, combattant sous ses ordres et sous ceux de Desaix en Allemagne, blessé aux côtés du dernier, il était demeuré fidèle aux idées de liberté devant la fortune de Bonaparte, comme aux idées de justice et d’humanité devant les menaces de la révolution, et avait refusé de signer les adresses colportées dans l’armée pour demander l’établissement de l’empire. Condamné dès lors pour défaut de zèle, à des commandements subalternes, en Portugal et en Espagne, il n’en avait pas moins couru combattre à Waterloo pour défendre, non le second empire, pour le retour duquel il n’avait pas conspiré, mais le territoire menacé. Tel était le général Foy, un peu trop séduit par le mirage des vertus antiques, initié par ses études aux modèles d’éloquence de Rome et d’Athènes ; esprit exalté, orateur excessif qui s’enivrait des applaudissements et qui, en ignorant ou en oubliant les desseins extralégaux d’une opposition plus violente que la sienne, les servait ; du reste, faisant profession de vouloir la charte, toute la charte, et de ne vouloir rien que la charte, et comprenant la royauté parmi les institutions que la charte consacrait. C’était un ami ardent des libertés nouvelles, emporté quelquefois au-delà des bornes par l’esprit d’opposition, dont le regard n’était pas étendu et manquait souvent de justesse, un politique parfois romanesque qui sacrifiait trop à l’effet oratoire ; mais ce n’était pas un ennemi systématique de l’autorité. Dans son éloquence travaillée, on trouvait un sentiment assez élevé de la forme littéraire. La sûreté de sa mémoire lui permettait d’apprendre ses discours ; mais il retrouvait, en les récitant, l’accent de la passion qui les avait inspirés. Le général Foy eût été le ministre possible de la gauche sous la restauration, si la gauche avait préféré à la passion stérile de renverser l’ambition légitime de gouverner ; il était son orateur, et peut-être que l’exercice du pouvoir eût corrigé le tour un peu chimérique de son esprit.

On comprend la vive impulsion que donnaient aux idées ces grands débats où venaient tour à tour retentir toutes les questions sociales, politiques, religieuses, philosophiques, internationales, qui préoccupaient les esprits. Les âmes s’élevaient dans une sphère plus haute, et vivaient d’une vie plus noble et plus intellectuelle. On se passionnait pour des principes, on croyait à ses idées. La France contemplait son propre génie dans le génie de ses orateurs, et saluait, dans l’éloquence parlementaire, la forme la plus éclatante de l’intelligence nationale.

IV. Écrivains polémiques de l’école révolutionnaire. — Le pamphlet ; Paul-Louis Courier. §

À la faveur de la guerre civile allumée entre les écoles monarchiques, soit dans la presse, soit à la tribune, une plus redoutable polémique se développa. Les écrivains et les orateurs qui discutaient avec ardeur les bases de la monarchie dont ils voulaient tous le maintien, quoique dans des conditions différentes, et chacun avec une politique qui amenât sa nuance aux affaires, ne s’apercevaient pas assez qu’ils ouvraient, dans les murailles de la place, des brèches par lesquelles la grande armée de destructeurs, qui l’assiégeait au dehors, finirait par pénétrer pour tout renverser. Ils avaient une trop haute opinion de la stabilité de la monarchie, et comme ces architectes qui ne proportionnent pas les résistances aux pesanteurs, ils laissaient charger le pont de manière à le faire crouler. Nous retrouvons ici l’école que l’on rencontre dans tous les embranchements intellectuels, pendant la restauration, et que, faute d’autre nom, nous avons appelée l’école révolutionnaire ; école formée de provenances diverses, ayant souvent des aspirations contradictoires, ceux-ci venant du despotisme de l’empire, ceux-là du stoïcisme de la république, quelques-uns mus par des rancunes personnelles, résultats d’une position prise ou acceptée, presque tous réunis dans un sentiment de haine contre l’autorité politique et l’autorité religieuse fondées sur un principe incontesté, et préférant le dénigrement de toute autorité morale à la liberté.

Dans les premiers temps de la restauration, un recueil fondé par opposition au Conservateur centralisa cette coalition de haines identiques et d’espérances opposées. Ce fut la Minerve, dont les principaux rédacteurs étaient Benjamin Constant, Étienne, Jay, Jouy, Tissot, Pagès, Aignan, Courier, Béranger. La Minerve n’était point un recueil rédigé d’après un symbole politique précis, et développant un corps de doctrines arrêtées ; elle prenait tous les tons, même celui de la flatterie envers le roi tout en dénigrant la royauté, s’adressait à toutes les opinions hostiles et caressait les opinions les plus contraires. Être ennemi de la restauration et lui nuire, voilà le seul titre d’admission qu’elle exigeait. Du reste, depuis l’élégie sur les régicides jusqu’à l’églogue sur les soldats laboureurs, depuis le pamphlet révolutionnaire jusqu’à la dissertation constitutionnelle, tout trouvait place dans cette espèce de Babel de l’opposition. Comme le démon dont il est parlé dans l’Évangile, la Minerveaurait pu dire : Je m’appelle Légion.

Un peu plus tard, un journal à la fondation et à la rédaction duquel contribuèrent, dans une large proportion, les débris de cette littérature sceptique qui, sous les auspices de M. Fouché, avait combattu les doctrines et les écrivains du Journal des Débats pendant l’empire, le Constitutionnel devint l’expression la plus prudente et la plus vulgaire de cet esprit profondément malveillant. Le dix-huitième siècle régnait tout entier dans ses colonnes. En littérature, il continuait ses doctrines tendant à faire prévaloir l’élément païen des littératures antiques au préjudice de l’élément chrétien et de l’élément indigène ; en religion, il opposait à la foi un rationalisme absolu dénigrant et querelleur, et évoquait sans cesse devant ses lecteurs effrayés le fantôme des jésuites, tels que Béranger les avait peints dans ses chansons érigées par le Constitutionnel en histoire ; en politique, il s’engageait avec un esprit de défiance et de dénigrement contre le principe d’autorité. La charte, par le parti qu’il en tirait dans sa polémique, paraissait être, à ses yeux, non pas une transaction définitive entre le passé et le présent, mais une de ces places de sûreté qui, pour les protestants, devenaient aussi bien le point de départ d’une offensive nouvelle prise contre le catholicisme, que le moyen légitime d’une défensive autorisée par les traités. Les écrivains polémiques de cette école étaient des rhétoriciens diserts, élégants, ornés, mais un peu froids. MM. Jay, Étienne et leurs collaborateurs ne manquaient point de malice d’esprit et avaient de la littérature ; mais ils manquaient d’idées, d’inspiration et de jeunesse de style.

Un écrivain qui datait de plus loin, puisqu’il remontait à l’école constitutionnelle de madame de Staël, et dont la plume avait plus de portée, M. Benjamin Constant, l’ancien panégyriste du coup d’État du 18 fructidor, romancier, publiciste, critique, philosophe, poëte, avait pris place plus avant dans la presse révolutionnaire, pour punir la restauration des torts qu’il s’était donnés lui-même. À la veille du 20 mars, en effet, le lendemain du jour où la chambre des députés déclarait « la guerre nationale contre Bonaparte », Benjamin Constant, craignant sans doute que les trompettes et les clairons manquassent à cette guerre, avait publié un violent manifeste qui se terminait ainsi : « Du côté du roi est la liberté constitutionnelle, la sûreté, la paix ; du côté de Bonaparte, la servitude, l’anarchie et la guerre. Quel peuple serait plus digne que nous de mépris si nous lui tendions les bras ? Nous deviendrions la risée de l’Europe, après en avoir été la terreur ; nous reprendrions un maître que nous avons nous-mêmes couvert d’opprobre. Du sein de notre abjection profonde, qu’oserions-nous dire au roi que nous aurions pu ne pas rappeler, car les puissances voulaient respecter le vœu national ? Lui dirions-nous : Vous avez cru aux Français ; nous vous avons entouré d’hommages et rassuré par nos serments ; un peuple immense vous a étourdi par ses acclamations bruyantes ; vous n’avez pas abusé de son enthousiasme. Si vos ministres ont commis beaucoup de fautes, vous avez été noble, bon, sensible ; une année de votre règne n’a pas fait répandre autant de larmes qu’un seul jour du règne de Bonaparte. Mais il reparaît sur l’extrémité de notre territoire, il reparaît cet homme teint de notre sang et poursuivi naguère par nos malédictions unanimes ; il se montre, il menace, et ni les serments ne nous retiennent, ni votre confiance ne nous attendrit, ni la vieillesse ne nous frappe de respect. Vous avez cru trouver une nation, vous n’avez trouvé qu’un troupeau d’esclaves ! Parisiens, non tel ne sera pas votre langage ; tel ne sera pas du moins le mien. J’ai vu que la liberté était possible sous la monarchie ; j’ai vu le roi se rallier à la nation. Je n’irai pas, misérable transfuge, me traîner d’un pouvoir à l’autre, couvrir l’infamie par le sophisme, et balbutier des mots profanés pour racheter une vie honteuse. »

Quelques jours après, cette fougueuse protestation, l’empereur rentrait aux Tuileries, y faisait appeler Benjamin Constant et lui offrait les fonctions de conseiller d’État. Celui-ci les acceptait avec la mission de travailler à la rédaction des articles additionnels aux Constitutions de l’empire. C’est là un de ces exemples par lesquels Dieu, mettant la vanité humaine à bout, nous enseigne combien les dons de l’intelligence eux-mêmes deviennent méprisables, quand l’élévation du cœur ne répond point à la puissance de l’esprit.

À l’époque de la seconde restauration, Benjamin Constant était naturellement devenu, dans la presse et à la tribune, l’ennemi irréconciliable d’un gouvernement dont la vue seule, comme un reproche vivant, lui rappelait ses palinodies. Le camp révolutionnaire, peu difficile sur le choix de ses auxiliaires et les jugeant comme on juge une arme par le tranchant de la lame et la finesse de la pointe, accepta sans scrupule le secours de cette parole caustique et mordante, et de cette plume finement taillée qui avait besoin de trouver la restauration coupable pour s’excuser elle-même. Les écrivains de laMinerve, du Constitutionnel, et Benjamin Constant lui-même, ont publié des pages politiques dont l’intérêt éphémère n’a pas survécu aux circonstances et aux passions qui les avaient inspirées. Il y a ainsi, dans chaque époque, une littérature de circonstance qui meurt avec le tour d’opinion qui l’avait fait naître. Mais en s’enfonçant plus profondément dans le camp révolutionnaire, on rencontre un auteur qui a trouvé, dans un talent original, le secret d’écrire quelques pages durables sur des choses d’un intérêt passager : c’est Paul-Louis Courier.

C’est ici le cas d’étudier, dans sa personnification la plus puissante, cette forme de la littérature politique qu’on appelle le pamphlet. Parmi les hommes qui livrèrent à la monarchie, dans la sphère intellectuelle, cette rude guerre dont les résultats descendirent plus tard dans les faits, nul, si ce n’est Béranger avec lequel il a plus d’une analogie, ne frappa de plus rudes coups et n’enfonça l’épée plus avant. Il y avait, à cette époque, toute une tribu d’écrivains qui paraissaient avoir oublié que les idées de pouvoir sont nécessaires aux peuples, et la société, dans leurs mains, ressemblait assez à un tableau dont tout le monde voudrait ôter le cadre, sous prétexte qu’il gêne la toile, sans réfléchir que cette toile, formée de divers morceaux rapprochés, se déchirera d’elle-même, si on enlève l’entourage plus solide qui les soutient en les contenant. Qui n’a rencontré dans sa vie quelqu’un de ces caractères contrariants et fâcheux dont on pourrait presque dire, tant l’opposition leur est naturelle, qu’ils naissent de l’opposition ? Il semble qu’une fée maligne se soit tenue à côté de leur berceau pour les douer d’un génie pointilleux et querelleur. Ils ont le nerf optique construit d’une telle manière, qu’ils ne se servent des rayons du soleil que pour découvrir ses taches ; l’oreille tellement organisée que, dans le plus beau concert, ils ne seront sensibles qu’à la fausse note qui a troublé un moment l’harmonie, et leur odorat subtil découvrira, à la longue, un vice au parfum de la rose. Race haineuse et haïssable qui dénigre tout ce qu’elle voit ! Famille vraiment satanique, qui reconnaît pour premier père celui qui, dans les jardins de l’Éden, trouva un mauvais côté à l’ouvrage de Dieu lui-même ! En effet, le premier auteur de satires que l’on vit dans le monde s’appelait Satan.

Paul-Louis Courier appartenait, par son origine, par son éducation, comme par la nature de son talent, à cette classe d’intelligences indisciplinées et indisciplinables. C’était un de ces esprits chagrins et mécontents pour qui l’approbation est une fatigue et l’admiration un supplice. Né à Paris le 4 janvier 1772, il avait puisé ses rancunes contre l’aristocratie dans des souvenirs de famille : son père, riche bourgeois, homme d’esprit et de littérature, avait été obligé de quitter Paris pour éviter la vengeance d’un grand seigneur dont il avait séduit la femme134. Il est assez remarquable que le pamphlétaire qui devait flétrir avec tant de sévérité les vices de l’aristocratie, au nom de l’austérité bourgeoise, fût sorti d’une famille bourgeoise dont le chef avait eu un tort si grand envers une famille aristocratique. Paul-Louis, par suite de cet événement, fut élevé en Touraine. Son éducation fut surtout littéraire. Il avait peu de goût pour la science ; mais, dès son enfance, il étudiait avec passion les classiques grecs : il disait qu’il donnerait toutes les vérités d’Euclide pour une page d’Isocrate. Cet écrivain, idolâtre de la forme, avouait lui-même qu’il n’avait guère lu l’histoire qu’à cause du style des historiens135. Cette éducation était ce qu’il y avait de plus propre au monde à faire de Paul-Louis un rhéteur, c’est-à-dire un homme beaucoup plus occupé de l’art de bien dire que du devoir de bien faire ; un esprit choisi, délicat sur les mots et indifférent sur les choses, curieux de jouissances littéraires, un égoïste lettré, suivant en tout sa fantaisie, bien plus capable de parler du dévouement en bons termes que d’en avoir. C’est sous ces traits qu’il apparaît au début de sa carrière. La révolution, qui remua si vivement presque tous les cœurs dans un sens ou dans un autre, laissa le sien assez calme : il ne fut ni royaliste, ni très zélé républicain ; il aimait trop à vivre d’une vie à son choix, pour prendre en bonne part des événements qui entraînaient violemment toutes les destinées particulières dans le torrent des destinées publiques. Il se montra très médiocre soldat pendant les guerres républicaines ; aussi obtint-il peu d’avancement. En 1795, il quitta sans autorisation l’armée qui assiégeait Mayence, et il a lui-même dit de ce siège, dans un billet d’un héroïsme équivoque : « J’y pensai geler, et jamais je ne fus plus près d’une cristallisation complète. » On trouve, à quelque temps de là, le soldat réfractaire de l’armée de Mayence traduisant tranquillement l’oraison pro Ligario dans une docte retraite près d’Alby, pendant que ses compagnons d’armes continuaient à se battre. La république, il faut le dire, telle que la Convention la comprenait, souriait peu aux idées de Courier ; les exécutions politiques lui étaient odieuses, la langue révolutionnaire choquait la délicatesse de son goût, et l’austérité spartiate, législativement décrétée, allait peu à ses mœurs faciles. Aussi se jeta-t-il très vivement dans la réaction directoriale contre le puritanisme conventionnel ; si vivement, qu’un jour vint où il dut quitter au plus vite Toulouse pour échapper, comme son père, au ressentiment d’une famille outragée. C’est ainsi que Paul-Louis préludait à cette magistrature morale qu’il devait se décerner à lui-même dans les premières années de la restauration.

Pendant le Directoire et le Consulat, il est aux armées d’Italie, faisant la guerre plutôt en lettré, en antiquaire et en artiste qu’en soldat, toujours à la recherche des manuscrits, pleurant comme un compatriote de Praxitèle sur les bas-reliefs écornés, et envoyant à ses amis, au lieu de bulletins militaires, l’oraison funèbre des statues mutilées. « Les bas-reliefs dont la colonne Trajane est ornée, écrit-il, sont hors de la portée du sabre et pourront par conséquent être conservés. Il n’en est pas de même des sculptures de la villa Borghèse et de la villa Pamphili, qui présentent de tous côtés des figures semblables au Déiphobe de Virgile136. Je pleure encore un Hermès, enfant que j’avais vu dans son entier, vêtu et encapuchonné d’une peau de lion, et portant sur son épaule une petite massue. C’est, comme vous le voyez, un Cupidon dérobant les armes d’Hercule, morceau d’un travail exquis, et grec si je ne me trompe. Il n’en reste que la base, sur laquelle j’ai écrit avec un crayon : Lugete, veneres, cupidinesque, et les morceaux dispersés qui feraient mourir de douleur Mengs et Winckelmann, s’ils avaient eu le malheur de vivre assez longtemps pour voir ce spectacle. Des soldats qui sont entrés dans la bibliothèque du Vatican ont détruit, entre autres raretés, le fameux Térence du Bembo, manuscrit des plus estimés, pour avoir quelques dorures dont il était orné. Vénus de la villa Borghèse a été blessée à la main par quelque descendant de Diomède, et l’Hermaphrodite (immane nefas !) a un pied brisé137 ! »

Ce fragment donne une idée assez exacte de la tournure d’esprit et de style de Courier. Dans son meilleur temps, il n’a rien écrit de plus exquis. C’est le même mouvement d’indignation lettrée qu’on rencontre dans la pièce où Casimir Delavigne déplore la dévastation du Musée ; seulement, la langue est plus naturelle, moins minaudière, et on comprend mieux cette douleur d’artiste chez un vainqueur de l’armée d’Italie que chez un vaincu, dans l’âme duquel les regrets de l’homme de goût doivent être étouffés par la douleur du citoyen. Une autre lettre, écrite quelques années plus tard sur un tout autre sujet (il s’agissait de l’établissement de l’empire), pouvait faire pressentir que Paul-Louis excellerait dans l’art de raconter d’une manière plaisante les choses sérieuses. Dans cette lettre, on sent comme un avant-goût du sel qu’on trouvera plus tard dans le Pamphlet des pamphlets. Voici comment, à la date du mois de mai 1804, Courier raconte la proclamation de l’empire dans l’armée : « Nous venons de faire un empereur ; pour ma part, je n’y ai pas nui. Ce matin, d’Anthouard nous rassemble et nous dit de quoi il s’agit, mais bonnement, sans préambule ni péroraison : Un empereur ou une république, lequel est le plus de votre goût ? Comme on dit : Rôti ou bouilli, potage ou soupe, que voulez-vous ? Sa harangue finie, nous voici tous à nous regarder assis en rond. — Messieurs, qu’opinez-vous ? — Pas un mot, personne n’ouvre la bouche. — Cela dura un quart d’heure ou plus, et devenait embarrassant pour d’Anthouard et pour tout le monde, quand Maire, un jeune homme, un lieutenant, se lève et dit : — S’il veut être empereur, qu’il le soit ; mais pour en dire mon avis, je ne le trouve pas bon du tout. — Expliquez-vous, dit le colonel ; voulez-vous ou ne voulez-vous pas ? — Je ne veux pas, répondit Maire. — À la bonne heure ! — Nouveau silence ; on recommence à s’observer les uns les autres comme des gens qui se voient pour la première fois. Nous y serions encore, si je n’eusse pris la parole. — Messieurs, dis-je, il me semble, sauf correction, que ceci ne nous regarde pas. La nation veut un empereur, est-ce à nous d’en délibérer ? — Ce raisonnement parut si fort, si lumineux, siad rem, que veux-tu ? J’entraînai l’assemblée. Jamais orateur n’eut un succès si complet. On se lève, on signe, on s’en va jouer au billard. Maire me disait : — Ma foi, commandant, vous parlez comme Cicéron ; mais pourquoi voulez-vous tant qu’il soit empereur, je vous prie ? — Pour en finir et faire notre partie de billard. Fallait-il rester là tout le jour ? Mais vous, pourquoi ne le voulez-vous pas ? — Je ne sais, me dit-il, mais je le croyais fait pour quelque chose de mieux. Voilà le propos du lieutenant ; je ne le trouve pas tant sot. »

On comprend que l’écrivain qui racontait en ces termes la proclamation de l’empire dans l’armée fit, pendant l’empire, la guerre sans grand enthousiasme. Quand il avait vu la gloire en face, il n’avait plus aperçu que le mauvais côté de la gloire. Le grand empereur gênait, plus que l’on ne saurait dire, ce caractère d’opposition et de dénigrement. Paul-Louis était, par l’intelligence, citoyen de cette ville d’Athènes d’où l’on exila Aristide, à cause de ce nom de Juste qui revenait toujours. L’Athénien de Paris ne prenait pas avec plus de patience le nom de Victorieux et d’Invincible que Bonaparte porta si longtemps. Aussi eût-il fait de l’opposition sous l’empire, si l’opposition eût été une chose possible sous le régime impérial qui, la regardant comme une infraction à la discipline, la punissait sans miséricorde ; force lui fut donc d’enterrer ses épigrammes dans ses lettres : il n’y avait, dans ce temps-là, ni publicité, ni public. Paul-Louis, qui n’aimait point agir comme tout le monde, se consola de cette privation en faisant la guerre en artiste, au lieu de la faire en officier. Comme dans l’armée il n’y avait que des soldats, il prit le parti d’être helléniste : c’était un moyen de ne pas ressembler à ceux avec lesquels il vivait et de ne pas être entraîné dans le tourbillon général, chose que Paul-Louis craignait par-dessus tout. Il chevauchait, à la manière des cavaliers de Xénophon, cherchait des manuscrits là où ses compagnons cherchaient des victoires, et c’est dans une de ces excursions qu’il jeta, sur un manuscrit original138, ce pâté d’encre resté célèbre ; image assez fidèle du génie de l’auteur qui retrouva ce même pâté d’encre, quand il s’agit de cacher, à ceux pour qui il écrivait, les grandeurs de la monarchie ; car, par une fatalité singulière, la phrase de Paul-Louis Courier faisait tache, comme sa plume, sur tout ce qui était élevé et grand.

Quoique admirateur sincère de cet écrivain, Armand Carrel, dans le précis qu’il a tracé de sa vie, avec cette vigueur de style et cette netteté d’aperçus qui lui était propre, n’a pu dissimuler ce qu’il y eut de fantasque et de désordonné dans sa carrière militaire. Mais, par une condescendance d’homme de parti, il n’a pas marqué la véritable source de ces bizarreries. Cette source, c’était l’orgueil, autre qualité de ces esprits inapplicables et nés pour une négation éternelle. C’était par le sentiment exagéré d’une personnalité enivrée d’elle-même que Courier cherchait, dans cette espèce de fanatisme d’artiste, une singularité dont il se faisait une supériorité. Il y avait plus d’affectation qu’on ne le pense dans ces prétendues distractions de savant et d’antiquaire, dans ces oublis de la discipline et des devoirs de son grade, et les calculs de l’acteur étaient pour beaucoup dans cette conduite où Armand Carrel n’a laissé voir que l’originalité de l’homme.

César disait : J’aimerais mieux être le premier dans un village que le second à Rome. Il y a toute une race de Césars manqués qui se font un village au sein de Rome même, pour y occuper la première place. Ainsi faisait Paul-Louis Courier. Ne pouvant faire mieux ou aussi bien sur le champ de bataille que beaucoup de braves militaires avec lesquels il se trouvait, il voulut du moins faire autrement. Il dit : « Je serai Diogène, puisque je ne suis pas Alexandre » ; en retournant cette phrase d’une vanité vraiment satanique et qui, mieux encore que les honneurs divins exigés dans l’Asie, révèle tout l’orgueil qui se remuait dans le cœur du roi de Macédoine. En un mot, ne pouvant occuper le faîte de l’échelle, il voulut, au moins, ne pas être classé ; il évita de prendre rang dans la hiérarchie, et fut une exception.

Comme il ne se refusait jamais un paradoxe, il en vint à soutenir que l’art militaire, où il réussissait peu, n’était point un art, et que c’était le hasard tout seul qui gagnait les batailles. Dans la conversation chez la comtesse Albany, à Naples (2 mars 1812), il développe très sérieusement cette thèse : Il y a une victoire à la fin de toutes les batailles, parce qu’il faut bien que les batailles finissent, et le seul mérite des vainqueurs est d’avoir joint leurs noms aux événements qu’amenait le cours des choses. Il faisait profession de ne point croire aux grands hommes, ce qui est consolant pour ceux qui n’atteignent point à la grandeur. Cependant, après avoir beaucoup médit de la guerre, des généraux illustres et de la victoire, il eut la fantaisie, lui qui n’avait jamais assisté à de grandes journées militaires, de suivre Napoléon qui partait pour la campagne de Wagram. La chose était difficile, parce qu’en 1808, sous le coup d’un de ces accès de mauvaise humeur auxquels il était sujet, il avait donné sadémission. N’importe, aussi prompt à courir à la bataille qu’à la quitter, il se glisse comme ami dans l’état-major d’un général d’artillerie et, sans fonctions et sans qualité bien décidée, il arrive à la grande armée. « Il ne savait pas, dit Armand Carrel, ce que c’était que la guerre comme Bonaparte la faisait. Il ne vit rien, ne comprit rien, ne sut que faire dans les quarante-huit heures qu’il passa dans la célèbre île de Lobau, pendant la grande destruction d’hommes d’Essling et de Wagram. La fatigue, la faim, eurent bientôt triomphé de l’illusion qui l’avait amené. Il tomba d’épuisement au pied d’un arbre, et ne se réveilla qu’à Vienne, où on l’avait transporté. Aussi prompt à revenir qu’à se prendre, il quitta la ville autrichienne comme il avait quitté Paris, sans permission, sans ordre, et il alla se remettre en Italie des épouvantables impressions qu’il était allé chercher à la grande armée. »

Ici s’arrête la vie militaire de Paul-Louis Courier. Dès qu’il aura vidé sa querelle avec le ministre de la guerre, qui voulait le faire poursuivre comme déserteur, il appartiendra tout entier à la vie littéraire. Ce fut dans cette situation que la restauration le trouva, démissionnaire, mécontent, assez mal noté, se félicitant dans ses lettres « d’avoir laissé son vil métier », et menant en Italie la vie d’un oisif lettré, d’un épicurien intellectuel qui jouit des beautés et des trésors littéraires de cette péninsule, en attendant qu’il puisse aller visiter Athènes, sa véritable patrie ; car c’est à lui bien plus qu’à Béranger qu’il appartenait de dire :

Oui, je fus Grec, Pythagore a raison.
Sous Périclès, j’eus Athènes pour mère ;
Je visitai Socrate en sa prison ;
De Phidias j’encensai les merveilles ;
De l’Ilissus j’ai vu les bords fleurir,
J’ai sur l’Hymette éveillé les abeilles :
C’est là, c’est là que je voudrais mourir.

Ce que Courier avait été pour l’empire, il devait le devenir pour la monarchie. En face de l’empire, il s’était posé en philosophe ami de l’humanité, quoiqu’il eût dans l’esprit une malignité et une sécheresse exclusive de la sensibilité ; mais c’était un moyen de contrôler, d’une manière au moins indirecte, l’empereur et l’effroyable consommation d’hommes qu’il faisait sur ses champs de bataille : on se souvient qu’à la même époque Béranger écrivait sa chanson sur le roi d’Yvetot. Il s’était posé dans les armées impériales en artiste, quoiqu’il eût dans le caractère une roideur impérieuse très peu compatible avec le laisser-aller et la facilité de la vie des arts ; mais c’était un moyen de contrôler cette vie de discipline et de régularité que l’empereur avait imposée à la France. Quand vint la restauration, il changea de rôle sans changer de caractère. La liberté de la presse ouvrait une belle carrière à son esprit naturellement chagrin et mécontent ; il devait être conduit à en profiter pour verser sur le papier le fiel qu’il avait dans le cœur.

C’est là l’écueil de presque tous les gouvernements libres : au lieu de faire servir à un intérêt général les garanties qu’ils donnent, il arrive que la plupart des hommes heureusement doués cherchent à en tirer parti dans un intérêt de fortune ou de vanité. L’opposition devient une carrière ou un rôle, on y entre pour parvenir ou pour briller. Il y a des honneurs, des positions ou des applaudissements à gagner ; en faut-il tant ? Paul-Louis eut cependant un moment d’hésitation. Le peu d’enthousiasme qu’il avait montré pour l’empereur, le mettait en bonne situation sous le nouveau régime ; il jouissait de la faveur qui s’attachait à un disgracié de l’empire ; il écrit lui-même sur un ton de plaisanterie à sa femme, en janvier 1816, à propos d’un bal de la haute société de Tours : « Si tu t’étais trouvée ici, aurais-tu été assez pure ? Tu es de race un peu suspecte. On t’eût admise à cause de moi, qui suis la pureté même ; car j’ai été pur dans un temps où tout était embrené. » Il hésita donc. Quelques avances de M. Decazes, alors ministre, ne le trouvent pas complètement insensible. Mais la pente de sa nature était trop forte ; elle l’entraînait à l’opposition qui lui offrait l’emploi des qualités de son esprit et des défauts de son caractère. La première circonstance devait déterminer la résolution d’un homme aussi disposé au dénigrement ; cette circonstance fut son échec dans sa candidature à l’Académie des inscriptions et belles-lettres, où il désirait remplacer M. Clavier, son beau-père ; échec qui motiva sa Lettre à Messieurs de l’Académie des inscriptions et belles-lettres139. C’était un véritable pamphlet, plein de sel, mais avec plus de fiel encore que de sel ; une satire qui n’avait pas sacrifié aux Grâces, et dans le style de laquelle le mot brutal n’était pas ménagé par le candidat éconduit, moins soucieux de justifier sa colère par de bonnes raisons, que de la satisfaire par les épigrammes les plus cuisantes et les mots les plus vifs. Quand Courier eut pris son parti, il arrangea à sa manière ce passé militaire qu’il avait supporté à contrecœur, et dont il faisait naguère si bon marché. L’officier qui, en haine de toute contrainte et de toute discipline, laissait là son corps, sous la république comme sous l’empire, et marchait suivant sa fantaisie, se présenta comme une espèce de Cincinnatus qui avait quitté la charrue pour défendre le sol, et qui avait conservé les sentiments d’une fierté républicaine sous les aigles, tandis qu’il n’avait été, au fond, qu’un orgueilleux, mécontent de sa position, un pessimiste rompant en visière avec le genre humain, et un voluptueux littéraire cherchant à satisfaire ses goûts. Comme la restauration était un gouvernement de paix, et que la paix était nécessaire, indispensable, à l’époque où il écrivait, Paul-Louis se sentit saisi, comme Béranger, d’un enthousiasme rétroactif pour la gloire. Il se fit donc un rôle mi-soldat, mi-peuple, qui lui donna une position excellente d’offensive contre la monarchie. Les grands noms de notre histoire reparaissant avec elle, il se cantonna dans les idées de démocratie les plus avancées. Comme il ne pouvait pas signer Paul-Louis, baron de Montmorency, il signa : Paul-Louis, vigneron. C’est toujours le mot d’Alexandre : « Si je n’étais pas Alexandre, je voudrais être Diogène. »

Ne peut-on pas comparer, en effet, toute cette affectation de simplicité, cet étalage de modestie, ce luxe d’humilité, au manteau déchiré que le cynique Athénien avait choisi pour vêtement, et au tonneau qu’il avait adopté pour demeure ? Ô Diogène ! je vois votre orgueil à travers les trous de votre manteau. Ce tonneau de quatre planches à demi pourries contient une vanité aussi immense que celle qui déborde dans les somptueux palais d’Alexandre. C’est-à-dire, ô Paul-Louis ! tout le mal que vous vous donnez pour paraître humble, nous révèle la vanité napoléonienne qui vous travaille. Si vous vous croyiez un vigneron, comme les paysans de la Chavonière, vos voisins, vous feriez comme eux, vous n’accoleriez pas cette épithète à votre nom ; vous ne la prenez que parce que vous savez que personne ne vous la donne. C’est un contraste que vous cherchez, c’est de l’étonnement que vous voulez produire. Vous désirez que chacun dise autour de vous : « Courier, ce savant homme qui sait le grec aussi bien qu’homme du monde, Courier, ce grand écrivain dont la plume s’est trempée dans le style de Rabelais et de Montaigne, a la fantaisie de signer ses ouvrages Paul-Louis Courier, vigneron. Le talent est fantasque, et le génie a de ces caprices. »

L’opposition révolutionnaire a, sur un gouvernement normal et régulier, un merveilleux avantage. A la différence des gouvernements irréguliers, un tel gouvernement ne peut employer que les qualités des hommes ; l’opposition se sert surtout de leurs défauts. Or, il y a toujours plus de défauts que de vertus. Ces caractères chagrins qui mettent obstacle à tout, ces esprits querelleurs qui intentent des procès au premier venu, ces capacités négatives, admirables dans la critique et nulles dans l’action, ces intelligences duellistes qui vivent l’épée à la main, sont d’inappréciables auxiliaires pour une opposition démocratique. Elle leur fait une vertu de leur mauvaise humeur. Leur incapacité d’affaires devient un noble éloignement pour les brigues et une abnégation sublime. Leur caractère intraitable est qualifié de stoïcisme antique, leur brusquerie d’austérité, leur orgueil de haute indépendance et leur haine de tout ce qui est élevé, de dévouement sincère aux faibles et aux petits. Ainsi fit-on pour Courier, le plus altier des hommes, comme on peut le voir dans la lettre étincelante d’esprit et de méchanceté qu’il écrivit à cette Académie assez audacieuse pour ne point lui avoir donné la palme de l’hellénisme. L’opposition le prit pour ce qu’il voulut. Il fut un Cincinnatus, un Caton à la demi-solde, un Franklin en retraite, que sais-je ? un philanthrope. Comme on n’était pas bien sûr que ce cœur plein de fiel aimât quelqu’un, on assura qu’il aimait tout le monde, ce qui laissait les choses dans un vague tout à fait propre à favoriser l’illusion.

Courier commença alors contre la restauration une guerre qui lui fit un mal incroyable. C’était une tracasserie perpétuelle au sujet de toutes ses tendances et de tous ses actes ; mais une tracasserie spirituelle, mordante, acérée. Ce terrible homme ne lui laissait point une heure de relâche, et sous sa plume les plus petits faits devenaient des événements. Un curé, plus rigoureux ou moins indulgent que les prêtres des paroisses voisines, exhortait-il les filles d’un village à ne point aller à la danse, ou les paysans à ne point hanter le cabaret, les épigrammes de Courier montaient au clocher et sonnaient le tocsin pour annoncer l’arrivée de l’inquisition à la France, que le pamphlétaire faisait assister tout entière à ce prône. Comme cet esprit d’opposition savait admirablement arranger les choses pour donner tort à l’autorité, il se trouvait toujours que le prêtre était d’un ridicule infini, un perturbateur des plaisirs innocents d’une population de l’âge d’or ; car, depuis que Courier s’était proclamé vigneron, il avait arrêté qu’il n’y aurait plus que des vertus sous les toits de chaume. Hélas ! il devait, par sa propre destinée, donner lui-même à ce paradoxe un triste démenti ! Un maire exerçait-il son autorité d’une manière qui déplaisait à Paul-Louis, refusait-il de donner toujours raison au garde de ses bois, cette affaire de village devenait une affaire d’État. Puis, passant du particulier au général, le redoutable pamphlétaire la France courbée sous la double tyrannie du sacerdoce et du municipe. Il refaisait, à l’usage de la chaumière, l’histoire des trente tyrans d’Athènes, le grand helléniste qu’il était ! C’étaient les peintures les plus pathétiques, les mouvements les plus éloquents, les phrases les plus passionnées, les apostrophes les plus émouvantes ; car, Paul-Louis, en homme qui connaissait les ressources de la rhétorique, avait un goût particulier pour l’apostrophe, et l’illusion est encore si grande que, si l’on n’avait pas été contemporain de la restauration, on serait tenté de croire qu’à cette époque il y eut une tyrannie réelle en France, tyrannie invisible pour l’histoire, et visible seulement pour le pamphlet.

Le premier pamphlet qu’il avait écrit était sa Pétition aux deux Chambres (10 décembre 1816), commençant par ces mots : « Je suis Tourangeau ; j’habite Luynes, sur la rive droite de la Loire, lieu autrefois considérable que la révocation de l’édit de Nantes a réduit à mille habitants, et que l’on va réduire à rien si votre prudence n’y met ordre. » Venait ensuite l’exposé des faits : Le paysan Fouquet, cheminant à cheval, a rencontré le curé de son village qui conduisait un mort au cimetière en récitant les prières de l’Église ; il a refusé de céder le pas au convoi, d’ôter son chapeau, et il a blasphémé le nom de Dieu à la vue du cercueil et du prêtre. Pour ces méfaits, il a été arrêté et conduit, « pieds nus et les mains liées, entre deux voleurs », ajoute Paul-Louis, aux prisons de Langeais, où douze autres paysans, arrêtés à Luynes pour propos séditieux ou conduite suspecte, ont été enfermés aussi quelques mois après. Voilà toute la substance de l’affaire. Elle perd quelque peu de ses proportions aujourd’hui où l’on ne nie plus qu’il y ait eu des conspirations contre la restauration, et où l’on a vu opérer des gouvernements qui comprenaient d’une manière incomparablement plus grandiose la répression ou l’arbitraire, quand il s’agissait de se défendre ou de s’établir. C’était pourtant pour ce mauvais homme qui avait insulté en face les deux majestés les plus saintes, la religion et la mort, et à l’occasion de douze paysans brouillons, non pas déportés sans jugement loin de leur pays, mais attendant leur jugement dans la prison voisine, que Paul-Louis écrivait ces grandes phrases : « Justice ! équité ! Providence ! Vains mots dont on nous abuse ! Quelque part que je tourne les yeux, je ne vois que le crime triomphant et l’innocence opprimée ! » La cause, en se rapetissant, aujourd’hui qu’on la juge à la lumière impartiale de la postérité, fait paraître, même au point de vue de l’art, les paroles de Paul-Louis Courier, ridiculement grandes, sesquipedalia verba, et donne à son plaidoyer quelques traits de parenté avec celui du Petit-Jean de Racine ; c’est un effet d’optique semblable à celui que produisent de nos jours un grand nombre de chansons de Béranger. Après quelques hésitations qui viennent se refléter dans la correspondance de Paul-Louis avec sa femme140, et qui naissaient, de l’accueil que lui avait fait M. Decazes, alors ministre, il s’enrôla, on l’a vu, définitivement dans l’opposition en 1819, après avoir écrit dans un style au moins aussi brutal que spirituel sa Lettre à l’Académie des inscriptions et belles-lettres, qui avait commis le crime irrémissible de ne pas l’élire comme successeur de son beau-père M. Clavier.

C’est dans ses lettres écrites au Censeur, entre le mois d’avril 1819 et le mois de juillet 1820, qu’on trouve l’idéal de sa politique, et que son style définitif commence à se montrer. Il dit dans un de ces petits pamphlets : « La nation fera marcher le gouvernement comme un cocher qu’on paye et qui doit nous mener, non où il veut et comme il veut, mais où nous prétendons aller et par le chemin qui nous convient. » La comparaison est ici à la hauteur de la pensée ; elle peint l’homme tout entier et, en même temps, tout l’esprit révolutionnaire dont il est la personnification, quand il cherche ainsi à se consoler du devoir d’obéir, en revendiquant, contre le pouvoir, le droit de l’insulte et du mépris.

Il y a des hommes qui haïssent l’autorité à cause du mauvais usage qu’on en fait ; Courier la haïssait pour elle-même, et tout simplement parce qu’elle était l’autorité. Le plus grand tort du pouvoir à ses yeux, c’était d’être le pouvoir. « Notre ennemi, c’est notre maître », telle était sa morale ; morale assez immorale, quoiqu’elle soit de Jean la Fontaine, ce fabuliste d’une bonhomie méchante, qui souvent se trouve être un satirique bien au-dessus de Perse et Juvénal. Tout le secret de la politique de Paul-Louis est dans cette maxime. C’était au même titre qu’il attaqua pendant la restauration les trois personnes sociales qu’il trouvait au-dessus de sa tête : le roi, le noble et le prêtre. Le tort du roi, c’était de dominer du haut du trône ; le tort du noble, de dominer du haut de son arbre généalogique, qui enfonçait ses racines dans un glorieux passé ; le tort du prêtre, de dominer du haut de la chaire. Avez-vous ressenti quelquefois, par un temps de pluie et de boue, ces mouvements de colère dont le piéton est animé contre l’homme en carrosse ? Eh bien ! agrandissez cette disposition d’esprit et faites-en une habitude permanente, et vous aurez une définition exacte de la nature de Paul-Louis Courier. C’était un piéton qui voulait éclabousser les voitures.

Il faisait dans la littérature politique précisément ce qu’on a fait plus tard au théâtre, ce que Béranger faisait à la même époque dans ses chansons, et ce que la révolution de 93 avait fait en action, avant Béranger et Courier. Il sacrifiait la tête de la société à ses membres inférieurs, il humiliait les loges devant le parterre ; moyen infaillible d’obtenir un succès au moins transitoire, car les Frétillons sont plus nombreuses dans un pays que les grandes dames, et ce ne sont point les loges, où l’on blâme et l’on applaudit tout bas, c’est le parterre, où l’on siffle à outrance, comme on y bat des mains avec fracas, qui fait la chute ou le succès. Nous serions tenté de dire que, malgré tant de révolutions, on ne connaît bien la violence effrénée de cet orgueil que nous portons tous au fond du cœur, que depuis la révolution française. Ce sentiment d’égalité, qui éleva tant d’échafauds, où monta tout ce qui était grand en France, vertu, naissance, talent, beauté, n’était pas autre chose au fond que l’orgueil implacable et homicide des classes et des natures inférieures qui, prenant à la lettre l’allégorie de Tarquin, l’appliquaient à bras de bourreau, non plus sur des pavots, mais sur des hommes. On connaît cette illusion d’optique qui fait croire à ceux qui naviguent entre les rives d’un fleuve que ce sont ces rives qui fuient, et que le navire reste immobile : par une illusion contraire, ceux qui renversèrent la royauté, le clergé, la noblesse, puis bientôt après la bourgeoisie, ayant abaissé le niveau qu’ils voyaient au-dessus de leur tête, crurent s’être élevés. Il ne faut rien négliger en histoire, et les mots mêmes servent à pénétrer les secrètes pensées des partis. Ainsi, quel fut le berceau et le symbole du parti de l’égalité ? Ce fut la Montagne. Ceux qui ne parlaient que de tout abaisser au même niveau, commencèrent par s’établir au faîte. L’illusion qui eut, au temps de 93, des conséquences si déplorables, se reproduit facilement, parce qu’elle tient à un vice de notre nature. C’est à ce sentiment éminemment révolutionnaire que s’adressa surtout Paul-Louis Courier dans ses pamphlets, comme Béranger dans ses chansons.

Entre le célèbre chansonnier et le puissant pamphlétaire (nous pouvons bien lui donner ce nom qu’il prenait lui-même et dont il se faisait honneur), entre le chansonnier et le pamphlétaire, il y avait plus d’un trait de ressemblance. C’était la même haine de toute supériorité, le même tour d’esprit aigu et tranchant, la même acidité d’expression, la même verve satirique ; cependant on peut aussi marquer entre eux une différence essentielle. Béranger mariait ensemble, on l’a vu, l’école du Portique et celle d’Épicure ; il empruntait ses inspirations à la licence aussi bien qu’à l’orgueil. Sa philosophie entrait au cabaret et s’humanisait avec la grande famille des Lisette et des Frétillon, et raisonnait ou déraisonnait après boire. Paul-Louis Courier, au contraire, était un stoïcien en frac ; il ne puisait ses inspirations et sa verve qu’à la source de l’orgueil. La licence de l’entendement était plus grande chez lui que celle des sens, ou plutôt cette licence de l’entendement existait seule. C’était de sa tête que débordait cette ironie implacable, amère, qui teignait tous les objets et toutes les personnes qu’elle touchait, des couleurs du fiel. Courier developpait, dans un style de puriste, une morale aux dogmes puritains que l’officier, obligé de fuir à la hâte Toulouse, à l’époque du Directoire, pour échapper à la vengeance d’une famille offensée, n’avait pas toujours pratiquée. Il savait quelquefois prendre les dehors de la bonhomie ; mais c’était un faux bonhomme. L’amour qu’il affectait pour les classes inférieures de la société n’était, au fond, que l’inimitié qu’il portait aux classes élevées ; il ne s’attendrissait que pour avoir droit de se mettre en colère, et son affection était un moyen détourné de haïr141. On aurait pu croire que Voltaire s’était dédoublé pour enfanter ces deux esprits qui eurent tant d’analogie avec le chef du philosophisme, qu’on pourrait les appeler ses miniatures. Au chansonnier, il avait donné cette verve de licence et d’immoralité déployée dans le poëme le plus honteusement célèbre du dix-huitième siècle ; au pamphlétaire, cette âcreté de génie et cette malignité d’intelligence qui étincelle dans tous ses écrits. En effet, Courier pas plus que Béranger, et ces deux écrivains pas plus que Voltaire, n’ont de gaieté dans l’esprit ; ils n’ont que de la malice. Le sourire à demi formé sur leurs lèvres se termine par la convulsion de l’ironie ; ils ne rient presque jamais, ils raillent.

Certes, pour que Courier, comme Béranger, ait exercé une influence si grande, il fallait que l’homme littéraire eût une valeur réelle. C’était, en effet, un écrivain habile que cet homme, et il avait rapporté dans notre langue des qualités qui lui étaient particulières dans ce siècle et qu’il devait au commerce des anciens. La trempe de son génie était plutôt antique que moderne ; mais elle était moins romaine que grecque. Il y avait dans sa moquerie un sel cuisant et léger qui venait en droite ligne d’Athènes, et on reconnaissait dans sa manière quelque chose du génie d’Aristophane, marié avec celui de Lucien. Il avait une certaine netteté d’expression, une pureté dans son tour de phrase, une élégance de style, et, dans ses bons moments, un atticisme d’ironie dont les écrivains de son siècle n’approchèrent pas. Peut-être recherchait-il un peu trop curieusement la naïveté des formes et, par éloignement pour l’emphase, tombait-il quelquefois dans l’affectation de la simplicité, en travaillant à rapprocher la langue de notre siècle de celle d’Amyot ; mais cette simplicité était toujours élégante, et le dessin de sa phrase restait correct et gracieux. Il y avait aussi dans le talent de Courier un reflet rabelaisien ; mais c’était Rabelais épuré par le goût et écrivant dans une langue formée, au lieu de pétrir dans ses mains puissantes un chaos plein de couleurs et contenant dans son sein la lumière et la nuit encore confondues. Si, dans le génie de Paul-Louis Courier, il y avait un reflet de la manière d’Aristophane et de celle de Lucien, cela est vrai non seulement pour le style, mais pour l’ordre des idées. L’auteur du Pamphlet des pamphlets peut être mis en effet à côté de l’auteur des Nuées, sans trop d’injustice, soit que l’on considère le mal qu’il a fait, soit que l’on envisage les trésors d’esprit et de malignité qu’il a dépensés pour le faire. Quant à Lucien, on connaît les vives allures de cet esprit satirique et hardi, dont la phrase audacieuse allait attaquer les dieux sur leurs autels et dont l’ironie encyclopédique s’attachait à tous les sujets. Malgré ce mérite littéraire qu’il ne faut pas songer à contester, il importe d’ajouter que, si le talent de l’écrivain était remarquable, l’intelligence de l’homme était rétrécie par la vanité. Si l’on voulait examiner de près les fautes qui ont perdu les intelligences les plus élevées de ce siècle, il faudrait remonter à cette source. À défaut des grandes passions qui ont suscité les égarements des âges précédents, celle-ci a été le mobile de presque toutes les erreurs de notre âge. Cette passion s’exprime, chez Paul-Louis Courier, par une tendance invincible à approuver tout ce qui peut déclasser la société, et par conséquent la désorganiser. Toute distinction qu’il n’avait pas lui pesait comme une injure, et tout honneur qui s’adressait à un autre semblait, en passant, le blesser au front, tant il portait haut la tête. Il aurait voulu que la société fût un vaste pêle-mêle, de manière à ce qu’aucune supériorité sociale n’existant, il ne demeurât que cette supériorité d’esprit et d’épigrammes qu’il se reconnaissait. Il souffre volontiers « Georges le laboureur, André le vigneron, Jacques le bonhomme et toute cette classe qui ne meurt pour personne et, sans dévouement, fait tout ce qui se fait, bâtit, cultive, fabrique, autant qu’il est permis ; lit, médite, calcule, invente, perfectionne les arts » ; mais il voudrait qu’il y eût le moins de gouvernement possible et, au fond, il préférerait qu’il n’y en eût pas. Il oublie que ce n’est pas tout de cultiver, de bâtir, de fabriquer, et même de lire, de méditer, de calculer et d’inventer ; que la morale des intérêts privés n’est pas celle de l’intérêt général ; qu’il y a des heures dans la vie des nations où, si le dévouement n’existe pas, les nationalités périssent, et où, faute d’une haute impulsion donnée aux efforts communs par une raison et une volonté supérieures, ces efforts languissent ou s’éparpillent et demeurent stériles. Ce n’est ni André le vigneron, ni Georges le laboureur qui écriront au général de notre dernière armée, dans les désastres de la fin du règne de Louis XIV : « Si vous êtes battu, écrivez-le à moi seul ; je traverserai Paris, votre lettre à la main, et je vous conduirai cent mille hommes pour m’ensevelir avec vous sous les ruines de la monarchie ! » comme ce n’est pas Jacques Bonhomme qui se roidira contre la défaillance universelle d’un royaume réclamant la paix à tout prix, fût-ce une paix honteuse et désastreuse, pour faire une campagne suprême qui conduira à une paix honorable et avantageuse. Quand cette puissance d’impulsion, de direction, manqua dans les régions gouvernementales, il fallut que Dieu, pour sauver la France, fit, en sa faveur, un miracle, et lui envoyât Jeanne d’Arc. Mais le pamphlétaire n’a point la perception de ces choses ; il hait l’unité, l’autorité, la hiérarchie, et poursuit partout et toujours tout ce qui leur ressemble.

Cette singulière disposition d’esprit éclate dans tous ses pamphlets ; cette haine de tout ce qui est organisé, c’est-à-dire de tout ce qui est classé, embrasse, non seulement la royauté, le clergé, l’aristocratie, la magistrature, l’administration, mais l’armée. Il y a dans un des pamphlets de l’auteur une sorte de plan tracé contre l’Europe en cas d’invasion, et il se félicite, en commençant, de ce que la France n’est plus défendue ni par le grand empereur ni par son invincible garde. À la manière dont ces mots sont jetés, on aperçoit la trace de l’antipathie que nourrissait l’écrivain, comme nous l’avons dit, contre la hiérarchie militaire forte et arrêtée de l’empire. Ce qui lui déplaisait dans l’armée, c’était précisément ce qui le choquait dans l’organisation sociale, c’est-à-dire l’organisation même. Il proposait de remplacer le système de guerre des nations civilisées par le système de guerre des Hurons et des Mohicans. Il voulait faire de la France un tirailleur, chacun combattant comme il l’entendrait : qui derrière un buisson, qui dans un fossé, qui à l’abri d’un mur, une espèce de combat singulier où chacun serait à la fois soldat et général. Voilà l’étrange moyen que proposait Paul-Louis Courier pour empêcher une invasion. Sans doute cette utopie militaire pouvait bien avoir quelques inconvénients pour le pays. Dans une contrée aussi plate et aussi découverte que la nôtre, surtout depuis que la révolution a abattu tant de bois et dévoré tant de forêts, cette guerre de partisans, dirigée contre de nombreuses armées, aboutirait à faire écraser en détail des hommes qui auraient pu vaincre en se réunissant. Mais Paul-Louis Courier voyait les choses tout autrement que le vieillard de la Fontaine, qui unissait les branches en faisceau pour qu’elles ne pussent être rompues. Lui, au contraire, il déliait le faisceau, parce qu’en le déliant il détruisait la hiérarchie, parce qu’avec la guerre des volontaires et des tirailleurs, il n’y avait plus ni généraux, ni maréchaux, ni empereur surtout. L’égalité était à l’instant rétablie, et le plus grand homme de guerre du monde ne valait ni plus ni moins que le dernier caporal de l’armée. Nous ne sommes pas très loin, on le voit, du système de cet écrivain moderne qui préconise l’anarchie comme la forme la plus parfaite de gouvernement. S’il est une des compositions de Paul-Louis Courier où cette tendance que nous signalons comme le fond de sa nature éclate à chaque ligne, c’est le plaidoyer plein d’injustice et de verve qu’il publia contre la souscription destinée à acquérir le château de Chambord142. Nous laissons de côté le point de vue politique.L’écrivain dont il s’agit était un homme d’opposition ; il pouvait ne point voir avec satisfaction les communes de France offrir au jeune héritier de la race des Capétiens le château bâti par François Ier ; mais, à côté de la question politique, il y avait une question d’art qui aurait dû trouver grâce devant l’helléniste, devant l’Athénien. Chambord n’était-il point le chef-d’œuvre du Primatice, et n’était-ce point une manière toute naturelle de conserver ce bel édifice, menacé d’être démoli, que de le placer sous la protection du jeune prince qui venait de rouvrir devant la famille de Louis XIV un avenir qui semblait prêt à se fermer ? Certes, tous les hommes éclairés attachaient de l’importance à la conservation de ce monument. Un édifice est une page de pierre où le génie de l’homme écrit un poëme : qu’aurait dit Paul-Louis Courier de celui qui, retrouvant un chant de l’Iliade, se serait empressé de le jeter aux flammes ?

Chambord, cette page monumentale de Primatice peut bien valoir une page d’Homère. Cependant, Paul-Louis Courier se déclara l’adversaire constant, opiniâtre, implacable, de la conservation du château. Le Grec qui avait pleuré, en Italie, sur la Vénus de la villa Borghèse et sur la statue de l’Hermès enfant, devint un barbare, l’artiste un iconoclaste, l’Athénien accepta le titre de pamphlétaire ordinaire de la bande noire. Au lieu de calculer tout ce que le Primatice avait dépensé de génie dans la construction du monument, il supputa ce qu’on pourrait en tirer de livres de plomb et de toises de pierres ; il fit, pour ainsi parler, l’autopsie du château de Chambord. Il donna, pour le détruire, les plus mauvaises raisons du monde, développées dans un style étincelant d’esprit et tout pétillant de malice. Le voyez-vous, le grand helléniste, le voilà tout à coup devenu docteur ès sciences agronomes. Il plaint l’agriculture spoliée du terrain occupé par ce beau monument, comme si les terres à cultiver et même les terres à défricher manquaient en France, et il calcule le nombre des pommes de terre qu’on pourrait planter sur un chef-d’œuvre. Tout est de cette force dans cette étrange philippique. Il n’a pas fallu moins que les passions du temps, le prodigieux esprit de l’auteur et la forme littéraire qui couvre ses sophismes, pour faire lire et accréditer des pauvretés pareilles. Que si l’on demandait pourquoi cette grande haine contre le château de Chambord, nous serions tenté de vous répondre que Paul-Louis Courier était ennuyé de voir le toit de la demeure de François Ier s’élever au-dessus de son toit. Il n’aimait pas Chambord par la même raison qui lui faisait haïr la royauté, parce que Chambord tenait trop de place. C’était un roi de granit que ce monument, et Paul-Louis Courier n’aimait ni les empereurs ni les rois. Sa maison lui semblait sans doute plus petite, quand il avait passé devant la façade colossale du château ; son existence s’amoindrissait à ses yeux, quand il avait considéré ce cadre immense d’une existence royale ; il aurait dit volontiers, du fond de sa métairie, au château de François Ier, ce que Diogène disait à Alexandre du fond de son tonneau : Ôte-toi de mon soleil !

Le Simple Discours de Paul-Louis, vigneron de la Chavonière, aux membres du conseil de la commune de Veretz, à l’occasion d’une souscription proposée par S. E. le ministre de l’intérieur pour l’acquisition de Chambord(1821), est donc plein de venin politique. En regard de l’éducation que le duc de Bordeaux devait recevoir à Chambord, Paul-Louis met l’éducation universitaire du jeune duc de Chartres, et cherche, dès lors, à faire naître une compétition entre les deux branches de la famille royale. Il trace avec amour cet idéal d’une royauté bourgeoise, que son successeur immédiat dans le genre du pamphlet devait si cruellement exploiter contre le prince au profit duquel Paul-Louis le dessinait alors. Il semble que Chambord soit le seul lieu du monde où l’on ait vu des adultères. Le fils du bourgeois qui, avant 1789, avait été obligé de fuir Paris après avoir déshonoré la femme d’un grand seigneur, le théoricien de morale qui lui-même avait dû fuir Toulouse après une aventure scandaleuse, est sans pitié pour « la femme Montespan et la fille la Vallière » (c’est ainsi qu’il les nomme du haut de son puritanisme démocratique). La cour, qui certes a abrité bien des vices, parce qu’il y a des vices partout où il y a des hommes, n’est, à ses yeux, qu’un antre, une caverne « où l’on ne voit qu’empoisonnement, débauche de toute espèce, prostitution, et où l’on vit pêle-mêle. » Tous les tableaux qu’il en fait sont de cette couleur à la Rembrandt, que pas un rayon n’éclaire. Que voulez-vous ? il faut que ces pages à la Suétone fassent ressortir les fraîches pastorales écrites par le traducteur de Longus sur les vertus champêtres, qui, hélas ! ne sont visibles trop souvent que dans les églogues. Point de vertus, point de qualités même possibles dans les palais, où l’on vit cependant saint Louis, Louis XII et Louis XVI, et où brillèrent, sinon par les mœurs, au moins par de grandes et de royales qualités, Charles V, Charles VII, François Ier, Henri IV et Louis XIV. Quant à la noblesse, comme elle vit à la cour, elle n’est pas mieux traitée que la royauté : « Sachez, dit l’auteur du Simple Discours, qu’il n’y a pas en France une seule famille noble, mais je dis noble de race et d’antique origine, qui ne doive sa fortune aux femmes, vous m’entendez. » On reconnaît bien l’historien qui disait de Plutarque, en croyant le louer, qu’il aurait fait gagner à Pompée la bataille de Pharsale, si cela avait pu arrondir sa phrase. La phrase de Paul-Louis, il faut le reconnaître, gagne dans ce pamphlet tout ce que la vérité historique perd. Elle est légère, alerte, armée en guerre. Point de grands raisonnements, des affirmations qui frappent à coups redoublés, des mouvements rapides, des épigrammes. Le style est vif ; il court au but comme la flèche, mais il manque d’haleine ; il suffit dans un pamphlet, il fatiguerait dans un livre par cette brièveté dont l’affectation lasse, et par un tour de phrase heureux, mais un peu monotone. Aussi Paul-Louis a-t-il grand soin, dans lePamphlet des pamphlets, qui est son chef-d’œuvre, de mettre le pamphlet bien au-dessus du livre. Tout ce qui est beau doit être court, puisque Paul-Louis est court. Ce peintre en miniature apprécie peu les fresques de Michel-Ange. Il se compare en passant à Franklin, qui, bien qu’un peu sec, avait un autre sens pratique des choses, avec un véritable désir d’être utile ; à Pascal, qui avait une autre élévation de pensées et une autre envergure ; à Démosthènes, qui avait une autre éloquence. La postérité, qui remet les hommes à leurs places, obligera Paul-Louis à en rabattre. Il avait le sentiment de l’antique, un style du seizième siècle, raffiné par le goût moderne, sorte de transaction savante entre les grâces naïves de nos vieux conteurs et l’art exquis des Grecs, trop savante pour que l’artifice ne paraisse pas quelquefois ; mais c’est, au demeurant, un penseur sans portée et un écrivain d’une respiration courte, qui fournit vivement une carrière peu étendue, et qui resterait en chemin, on le sent, si la carrière était plus longue. Comme Béranger, il fut servi par les circonstances et les passions de son temps, parce qu’il s’enrôla à leur service.

Le Simple Discours fut incriminé par le parquet. Courier ne paraît pas beaucoup s’en étonner ni s’en affliger ; peut-être s’y attendait-il. Il écrit à sa femme à ce sujet (juin 1821) : « Je ne sais pas encore si je serai mis en jugement. Cela sera décidé demain. Je suis bien sûr de n’avoir point de tort. J’ai le public pour moi, et c’est ce que je voulais. On m’approuve généralement, et ceux-là qui blâment la chose en elle-même conviennent de la beauté de l’exécution. » Voilà bien l’artiste ! Pourvu qu’on admire la forme, cela lui suffit. Aussi ajoute-t-il que deux personnes (M. Étienne était l’une des deux) lui ont dit que « cette pièce était ce que l’on avait fait de mieux depuis la révolution. Ainsi, continue-t-il, j’ai atteint le but que je me proposais, qui était d’emporter le prix. » Ce mot encore peint l’homme. Qu’importe qu’il ait flétri la royauté, insulté toute une classe de Français, enflammé les passions, troublé les esprits ? Il a fait un beau morceau de littérature ; il a emporté le prix du style ; dès lors, il est content. Les trois mois de prison auxquels il fut condamné ne diminuèrent point son contentement. Ce fut pour lui l’occasion d’écrire l’histoire de son procès, en y joignant le discours qu’il aurait voulu prononcer pour sa défense, s’il avait su parler, bien entendu, car il lui était impossible de dire deux mots de suite en public. Comme dans ce nouveau pamphlet il tournait en ridicule le procureur général qui avait conclu contre lui, il appelait cela son Jean de Broé. Le succès de ce nouveau pamphlet mit le comble à sa joie : « Ma brochure a un succès fou, écrivait-il à sa femme. Tu ne peux pas imaginer cela ! C’est de l’admiration ! de l’enthousiasme ! Quelques personnes voudraient que je fusse député, et y travaillent de tout leur pouvoir. Je suis convaincu que cela serait pour moi un malheur. Cela ne me convient pas du tout. Au reste, il y a peud’apparence, car je crois que je ne conviens à aucun parti. » Vous reconnaissez ici le même sentiment de sagacité un peu égoïste qui empêcha Béranger et Casimir Delavigne de prendre une part active aux affaires de leur parti et de leur temps. Les clairons sonnent la charge pour tout le monde et ne la fournissent avec personne. Voilà donc Courier en prison. Dans ce temps-là, les prisons politiques étaient une espèce de Capitole où rien ne manquait, ni les visites, ni les dîners, ni les ovations. « Tout le monde est pour moi, écrivait Courier à sa femme. Je puis dire que je suis bien avec le public. L’homme qui a fait de jolies chansons (Béranger) disait l’autre jour : — À la place de M. Courier, je ne donnerais pas ces deux mois de prison pour cent mille francs. » Dans une autre lettre Courier disait à son tour : « Les chansons de Béranger, tirées à dix mille exemplaires, ont été vendues en huit jours. On en fait une autre édition. On lui a ôté sa place ; il s’en moque, il était simple expéditionnaire. Mes drogues se vendent aussi très bien. » On voit le genre de terreur que les prisons politiques de la restauration inspiraient aux écrivains. Deux mois de captivité étaient un excellent placement. Cela n’empêchait pas de se plaindre tout haut ; mais on riait tout bas, en vendant bien ses drogues, comme parle Paul-Louis.

On ne peut s’empêcher de sourire quand on voit avec quel sérieux l’ancien échappé de l’armée républicaine de Mayence et de l’armée impériale de Wagram se pose en soldat belliqueux, depuis que l’on ne se bat plus. Dans saPétition pour des villageois qu’on empêche de danser (juillet 1822), Courier, s’adressant à un jeune curé élevé par un frère de Picpus et qui avait interdit la danse sur la place de l’endroit, lui dit du ton d’un vétéran de nos grandes guerres qui s’appuie à regret sur sa vieille épée de combat que la restauration l’aurait forcé de remettre au fourreau : « Ainsi, l’horreur de ces jeunes gens pour les plus simples amusements leur vient du triste Picpus, qui lui-même tient d’ailleurs sa morale farouche. Voilà comme, en remontant dans les causes secondes, on arrive à Dieu, cause de tout. Dieu nous livre aux Picpus. Ta volonté, Seigneur, soit faite en toute chose ! Mais qui l’eût dit à Austerlitz ! » L’homme qui traduisait l’oraison pro Ligario pendant que nos gens se battaient, écrit encore dans le même style qui sent son bivouac : « Je suis du peuple ; je ne suis pas des hautes classes ; j’ignore leur langage et n’ai pas pu l’apprendre ; soldat pendant longtemps, aujourd’hui paysan, n’ayant vu que les camps et les champs. » La vue des camps lui plaisait assez peu, puisqu’il les quittait sans congé ; et quant aux champs, quoiqu’il s’écrie dans le même pamphlet, « Foi de paysan ! » cela ne l’empêchait pas, quand les paysans lui coupaient ses arbres dans ses bois de la Chavonière, de vouloir être cru sur parole, par son maire, dans ses dénonciations contre eux, quand il avait dit, « Foi de propriétaire ! » Courier était désormais trop engagé par ses succès dans la carrière du pamphlet pour la quitter. Il continua donc à écrire sur lesévénements du jour ; seulement, pour éviter les saisies et les procès, le premier avait suffi à sa réputation, il ne fit plus imprimer ses pamphlets sous son nom. Il attaqua ainsi à peu près tout ce que l’on respecte, en religion comme en politique. Il peignit le confessionnal comme il avait peint le palais, et à l’occasion d’un mauvais prêtre qui avait abusé, pour commettre un crime, de cette grande et sainte institution de la confession, il écrivit ce morceau, qui est devenu le point de départ de toutes les attaques modernes contre ce sacrement : « Confesser une femme, imaginez ce que c’est. Tout au fond d’une église, une espèce d’armoire, etc… » Courier oublie qu’entre le prêtre qui juge et la femme qui s’accuse, il y a un invisible témoin à la présence duquel l’un et l’autre croient : c’est Dieu. Comme le rôle de victime est toujours un bon rôle devant le public, il feignit de penser que ses attaques contre le clergé l’exposaient à des périls réels, et, dans un de ses derniers pamphlets, il se fait dire par un de ses interlocuteurs, sorte de personnages complaisants imaginés par Voltaire pour donner la réplique, comme les confidents des tragédies : « Prends garde, Paul-Louis, prends garde : les cagots te feront assassiner ! » Il ne s’imaginait pas que cette insinuation, jetée à la légère, pouvait devenir une calomnie posthume !

La vie de Courier est maintenant expliquée, son talent apprécié. Sa vie, c’est la lutte de l’individualité indisciplinée contre la société, du membre contre le corps, de la personnalité contre l’organisation générale ; le duel de l’exception contre la règle. Il réunit dans son talent les avantages et les inconvénients de cette position une fois prise. Il est original, vif, piquant, spirituellement paradoxal, plein de verve, de saillies ; mais il manque d’autorité et de hauteur comme de largeur dans les vues. C’est un chicaneur admirable, mais c’est un mauvais logicien.

Ici une considération morale se présente pour fermer le tableau de la vie et du talent de ce grand pamphlétaire qui fut un si petit esprit.

La guerre que Courier avait déclarée à la société n’était point, vous le savez, une guerre d’avant-poste : c’était une guerre universelle. Tout ce qui était social lui était antipathique. Dans une haine qui s’élargissait jusqu’à l’infiniment grand et se rétrécissait jusqu’à l’infiniment petit, il embrassait depuis le roi jusqu’au garde champêtre, en traversant tous les degrés intermédiaires de l’échelle, pour descendre du sommet à la base. Il avait attaqué d’abord la royauté comme symbole et type de l’existence du pouvoir social ; il avait attaqué la force armée comme le bras de ce pouvoir ; il avait attaqué le pouvoir judiciaire comme l’émanation du pouvoir royal, qui n’est lui-même que la forme politique, la personnification princière de cette puissance sociale représentée par une famille incontestée. Ses attaques contre le pouvoir judiciaire n’avaient rien épargné ; toute la hiérarchie avait passé sous le feu des épigrammes. Le sel du Pamphlet des pamphlets avait été aussi cuisant que le sel des chansons de Béranger. Une ironie immense, incessante, amère, avait été déversée sur les tribunaux comme sur les parquets. Courier avait exécuté en effigie ces magistrats qui avaient eu la hardiesse irrespectueuse de troubler le grand pamphlétaire dans les passe-temps qu’il se donnait contre l’ordre social, et ces autres magistrats qui avaient eu le tort de le punir. Il avait attaqué encore le clergé, cette grande puissance morale, accréditée par le ciel auprès des intérêts de la terre ; il lui avait fait une guerre d’autant plus violente, qu’à l’imitation d’un grand nombre d’écrivains de son école il regardait le clergé comme un usurpateur dangereux qui disputait aux écrivains philosophiques leur influence légitime. Il était entré enfin dans des tombeaux où dormait le souvenir de femmes trop fragiles, dont l’existence avait été peu chaste sans doute, mais que le repentir, cette vertu qui naît des larmes que nous versons sur nos vices, avait peut-être justifiées devant Dieu, et il avait secoué d’une main impitoyable ces linceuls, pour verser le mépris sur de hautes familles et de grands noms. Dans sa haine contre la royauté et l’aristocratie, il avait prodigué les plus dures paroles, les dénominations les plus odieuses à ces femmes égarées, parmi lesquelles il en est une à qui Bossuet, aussi pur et peut-être aussi irréprochable que Paul Courier, disait avec l’accent d’une ineffable miséricorde : « Levez-vous, et entrez dans la piscine de la pénitence, ma sœur. » Vous le voyez, rien n’avait été inviolable ni sacré pour l’âpre génie de cet écrivain. La société, dans toutes ses parties ; au faîte de l’édifice, la royauté ; plus bas, l’ordre judiciaire ; dans la sphère morale, le clergé ; dans l’ordre matériel, la force publique ; enfin, l’honneur des familles, tout avait été une proie pour ce génie irascible et violent. Sa vie avait été intraitable et sans pitié. Au bout de pareilles vies, il y a quelquefois des morts étranges et pleines d’enseignements. Voyons.

Dans ces mêmes bois de la Chavonière, d’où Paul-Louis Courier, vigneron, datait ses furieuses philippiques, et où, au nom de ce droit de fiction dévolu aux pamphlétaires comme aux peintres et aux poëtes, il avait rassemblé toutes les vertus de l’âge d’or, qu’il ne mettait dans les forêts que pour les montrer plus éloignées des cours, on vint un jour à rencontrer un homme étendu sur le sol, un cadavre. La blessure dont il conserve la trace encore sanglante, ne permet pas d’avoir un doute sur le genre de sa mort. Il y a eu meurtre : cet homme a été assassiné. Quelqu’un s’est trouvé dont la haine atroce n’a plus été retenue par ces lois de l’ordre social qui arrêtent quelquefois le bras de l’assassin. Tout s’est passé comme dans une embuscade de Hurons ou d’Iroquois, dans ces pays régis par les instincts d’une nature encore sauvage. Il y avait haine, il y a eu guet-apens ; le canon d’un fusil s’est penché, et, quand il s’est relevé, il y avait un homme de mort.

Des représentants de la force publique, destinés à prévenir, à empêcher de pareils crimes, aucun ne s’est trouvé là. Peut-être la bouche suppliante de l’homme assassiné les a-t-elle appelés ; pas un n’a répondu, pas un n’était sur le théâtre de l’assassinat. Peut-être le mourant a-t-il demandé du secours, aucun secours n’a pu lui être donné. Il est mort seul, délaissé de la nature entière.

Cet homme avait une âme, il était né chrétien. Peut-être à son heure dernière, les premiers sentiments de son enfance se sont-ils réveillés en lui ; peut-être, suivant la belle parole de ce général chargé par le gouvernement impérial d’arrêter le souverain pontife, sa première communion lui est-elle apparue dans ce moment suprême où l’intelligence de l’homme, à demi penché sur les gouffres de l’éternité, ne voit plus le temps que comme une ombre qui s’efface et qui blanchit à l’approche du jour sans fin. Les yeux du mourant ont alors interrogé les profondeurs de la forêt, et leur ont demandé celui qui soulage les consciences du fardeau des souvenirs qui les accablent. Le mourant est demeuré seul. Cette suprême consolation n’était pas réservée à son agonie. Aucun prêtre n’a pressenti que, dans les détours cachés de ce bois, il se passait une scène de mort qui réclamait son ministère sacré. Quand tout a été dit, que l’homme a eu rendu le dernier soupir, qu’on a trouvé le cadavre, l’affaire a dû s’instruire, la justice a dû rechercher les auteurs du crime, le parquet a dû appeler sur le criminel la vindicte des lois, les tribunaux ont dû prononcer. Mais le voile qu’on cherchait à percer s’appesantissait et s’épaississait toujours ; à mesure qu’une main le soulevait, il retombait plus impénétrable. Un mystère étrange environnait le crime, et les ténèbres croissaient avec les efforts qu’on faisait pour les dissiper. Le zèle des parquets était vain, la sagesse des tribunaux inutile. Le rayon de lumière qu’on avait cru saisir échappait, et l’on rentrait dans la nuit. Ce procès déconcertait toutes les prévisions, trompait tous les calculs. Il y avait dans tout ceci quelque chose d’inouï et d’indéfinissable. Il y avait là un homme assassiné dont la mémoire criait vengeance ; on sentait, on devinait l’assassin, et cependant on ne pouvait pas dire : « C’est lui ! »

D’effroyables lumières venaient quelquefois à briller, de terribles révélations jaillissaient dans les audiences. Si l’on en croyait ces révélations, le meurtrier aurait été le serviteur de l’homme assassiné ; le coup serait parti d’une main qui aurait dû l’écarter ; le crime aurait eu pour mobile des sentiments en contradiction directe avec toutes les idées de hiérarchie sociale. Ce n’est pas tout encore : on voit l’instruction mettre au jour les tristes dissensions de l’intérieur et ces plaies de famille sur lesquelles il faudrait jeter un voile. Les chastes ombres qui cachent la vie domestique sont éclairées ; ces ténèbres discrètes qui constituent l’inviolabilité de l’existence privée sont dissipées. La partie la plus intime des annales personnelles est livrée au grand jour, et de tristes mystères apparaissent.

On a compris, dès le début de ce récit, que le tableau que nous venons de tracer n’est pas un tableau de fantaisie. Cet homme assassiné sans qu’on ait pu le sauver, dont l’agonie est demeurée sans consolation comme la mort sans vengeance, qui n’a pu être protégé moralement par les lois, sauvegardé matériellement par la force publique, ni assisté dans ses derniers moments par la religion ; cet homme, pour lequel l’ordre judiciaire n’a rien pu, quoiqu’il ait tout tenté ; cet homme, dont la vie a été tranchée par la main d’un de ses serviteurs, et qui a vu l’outrage posthume de fâcheuses insinuations affliger sa mémoire ; cet homme, vous l’avez nommé : c’est lui qui attaquait tout dans la société : les lois, l’ordre judiciaire, le clergé, la force publique, l’autorité et les instruments de l’autorité, la hiérarchie des rangs et l’honneur des familles : c’est Paul-Louis Courier143.

Toutes les institutions qu’il a insultées et méconnues se trouvent impuissantes à le protéger. La société est comme désarmée quand elle veut agir en faveur de cet homme qui avait tant souhaité, tant demandé que la

société fût désarmée. On dirait une leçon pleine d’une grave et funèbre ironie donnée à toute une famille d’esprits superbes sur un seul cercueil. Encore une fois, celui qui s’isolait de tous est mort isolé ; celui qui avait le cœur rempli de sa personnalité a manqué de secours ; celui qui jetait des paroles de dédain aux lois n’a point été protégé par les lois ; celui qui avait tant attaqué la religion n’a point eu ses consolations dernières ; celui qui préférait l’état sauvage, avec sa brutale égalité, à la hiérarchie de l’état social, est tombé victime des instincts brutaux de la nature humaine.

Le voilà, ce grand écrivain, cet éloquent pamphlétaire, qui avait employé tout ce qu’il avait de verve et de talent dans le cœur à décréditer les théories sociales et à leur substituer le droit farouche de l’individualisme, d’après lequel chacun est son roi, son juge, son prêtre, son Dieu ! le voilà aujourd’hui malheureusement écrasé par le fardeau qu’il a soulevé ; le voilà devenu un funeste et déplorable exemple de la petitesse de l’homme laissé à sa propre force qui n’est que faiblesse, à son propre pouvoir qui n’est qu’impuissance, à sa propre valeur qui n’est que misère et que néant. Qui nous dira les secrètes pensées qui se sont remuées dans le cœur de Paul-Louis Courier à son heure dernière ? Pensées rapides, car les moments sont courts ; mais pensées profondes, car le poids de l’éternité qui les presse les fait descendre bien avant dans le temps ! Qui nous dira quelles furent ces secrètes pensées qui, dans ce bois de la Chavonière, occupèrent les derniers 30 instants du mourant ? S’il ne comprit pas le muet enseignement que la Providence avait voulu placer peut-être dans cet isolement et dans cet abandon ? S’il ne pressentit pas que ce meurtre accompli loin de tous les regards demeurerait sans vengeance ; que son sang, versé sans témoin, crierait en vain vers les hommes en demandant justice ? Si dans cet instant funèbre bien des voiles ne se déchirèrent pas devant ses yeux, si bien des bandeaux ne furent pas levés ? Si sa vie passée ne lui apparut point, et si alors il n’aurait pas voulu en effacer quelques actes ? Si ses ouvrages ne lui revinrent point à la pensée, et s’il n’aurait pas voulu en effacer avec son sang bien des pages ? S’il ne se repentit pas enfin d’avoir combattu toutes ces institutions sociales, toutes ces idées religieuses, vraies parce qu’elles sont nécessaires, et nécessaires parce qu’elles sont vraies ?

V. Résumé. — Les salons politiques et littéraires. §

La restauration introduisit donc ou fit rentrer quatre formes dans la littérature française : l’éloquence de la tribune, le journal, la brochure politique et le pamphlet. Sans doute le temps affaiblit généralement l’intérêt de ces manifestations de la pensée humaine, trop exclusivement circonscrites dans l’intérêt du moment pour qu’elles aient une vie durable ; mais il n’y en eut pas moins une immense dépense d’idées et de talent dans ces manifestations fugitives. Le journal, ce dialogue de chaque matin entre l’intelligence de l’écrivain et celle des lecteurs, cette conversation raisonnée ou passionnée sur les hommes et les choses ; la brochure à l’allure vive et preste, qui indique les points que le livre développerait ; le pamphlet, cette arme terrible qui a brillé aux mains des écrivains dans tous les temps d’agitation politique, pendant la Ligue, sous la Fronde, lors de la première révolution, et qui peut se vanter de la Satire Ménippée, des belles pages de Camille Desmoulins contre le régime de la Terreur, comme il a à rougir des calomnies qui conduisirent Marie-Antoinette sur l’échafaud, exercèrent, avec l’éloquence de la tribune, la haute influence sur les esprits. Les trois écoles qui se disputaient la direction des idées employèrent ces instruments intellectuels.

Tous les écrivains politiques qui se rattachaient par des liens étroits aux trois grandes écoles qui nous sont partout apparues, trouvaient à Paris des centres d’action dans des salons alors célèbres, sur lesquels ils exerçaient une grande influence, et, qui à leur tour, faisaient pénétrer le reflux des opinions de la société dans le monde des idées. C’était un rendez-vous commun où chaque grande école philosophique, littéraire et politique tenait ses assises. Il se formait ainsi des clans intellectuels qui avaient chacun ses philosophes, ses poëtes, ses orateurs, ses savants, ses publicistes, ses historiens. À la chaleur d’une conversation ardente, on voyait éclore les idées. Les rôles se distribuaient pour les campagnes d’opinion qu’on avait à faire. C’est ainsi que la Grèce dut en grande partie sa délivrance à la sympathie que ses malheurs excitèrent dans les salons de Paris. Les orateurs et les écrivains semaient leurs succès dans cette atmosphère passionnée, et plus tard, ces succès obtenus, c’était encore là qu’ils venaient en jouir. On ne saurait dire combien la vie intellectuelle, qui débordait alors dans ces soirées spirituelles et brillantes, enivrait cette génération si longtemps sevrée de toutes les libertés, même de celle de la conversation, à laquelle d’ailleurs les aliments manquaient ! L’orateur après le discours qui avait remué l’une des deux Chambres, le publiciste après la brochure qui avait été l’événement de la journée, l’auteur dramatique heureux la veille au théâtre, le poëte dont les méditations, les odes ou les chansons avaient ému les âmes, parlé au cœur ou aux passions, trouvaient le soir leur succès écrit sur les lèvres des plus gracieuses femmes de Paris. Ils entraient immédiatement en jouissance de leur renommée, et jamais, on peut le dire, les hommes de talent ne firent moins de crédit à leur gloire. Il arrivait parfois que, dans ces salons, les opinions se trouvaient un peu mêlées. Alors du choc des idées jaillissait l’épigramme, avec ce tour vif, imprévu et prime-sautier que lui donne l’esprit français. Un soir, M. de Laborde, député et écrivain de l’opposition, que les traditions de sa famille semblaient devoir rattacher à la royauté, s’égare dans un salon de la droite : « Quel rôle prétendez-vous donc jouer dans la troupe révolutionnaire ? » lui demande une femme de sa connaissance. — « Dans tout mélodrame, il faut un niais », reprend la maîtresse de la maison.

Le plus célèbre et le plus influent de tous ces salons, il est vrai, celui de madame de Staël, ne fut ouvert qu’un moment ; la mort ferma trop tôt ce salon européen, neutralisé par l’amour des lettres et l’attrait qu’excitait la femme illustre chez qui tous les pays comme toutes les opinions se rencontraient, pour écouter une conversation qu’un poëte a comparée à une ode sans fin144. Mais d’autres asiles demeurèrent ouverts aux lettres, à la philosophie, à la politique. Madame Récamier, que des revers de fortune avaient obligée d’aller habiter une petite cellule de l’Abbaye-aux-Bois, hérita, on peut le dire, du salon de madame de Staël, dont elle avait été la constante et fidèle amie. Cette femme accomplie dont l’empire sur la société avait survécu à la cause qui l’avait fait naître, car elle avait été si belle, qu’on ne s’aperçut qu’elle était pleine de sens et d’esprit que lorsque le premier éclat de cette merveilleuse beauté eut un peu pâli, attira dans son modeste réduit les hommes les plus éminents de la restauration et les opinions les plus opposées. « Non seulement la petite chambre du troisième de l’Abbaye-aux-Bois fut toujours le but des courses des amis de madame Récamier, dit la duchesse d’Abrantès ; mais, comme si le prodigieux pouvoir d’une fée eût adouci la roideur de la montée, ces mêmes étrangers, qui réclamaient comme une faveur d’être admis dans l’élégant hôtel de la Chaussée-d’Antin, sollicitaient encore la même grâce. C’était pour eux un spectacle vraiment aussi remarquable qu’aucune rareté de Paris, de voir, dans un espace de dix pieds sur vingt, toutes les opinions, réunies sous une même bannière, marcher en paix et se donner presque la main. Le vicomte de Chateaubriand racontait à Benjamin Constant les merveilles inconnues de l’Amérique ; Mathieu de Montmorency, avec cette urbanité personnelle à lui-même, cette politesse chevaleresque de tout ce qui porte son nom, était aussi respectueusement attentif pour madame Bernadotte allant régner en Suède, qu’il l’aurait été pour Adélaïde de Savoie, fille d’Humbert aux blanches mains, cette veuve de Louis le Gros, qui avait épousé un de ses ancêtres. Assises l’une à côté de l’autre, la duchesse du faubourg Saint-Germain devenait polie pour la duchesse impériale ; rien n’était heurté dans cette cellule unique. Toutes les classes de la société savaient que dans cette chambre dont les deux petites fenêtres s’ouvraient, dans les combles, au-dessus des larges fenêtres du grand escalier, habitait un être dont la vie était déshéritée de toutes les joies, et qui néanmoins avait des secours pour toutes les infortunes. Lorsque du fond de sa prison Couder entrevit l’échafaud145, quelle fut la pitié qu’il invoqua ? — « Va chez madame Récamier, dit-il à son frère ; dis-lui que je suis innocent devant Dieu. Elle comprendra ce témoignage… » Et Couder fut sauvé. Madame Récamier associa à cette action libérale cet homme qui possède, en même temps, le talent et la bonté : M. Ballanche seconda ses démarches. »

Le salon de madame la duchesse de Duras qui, selon M. de Chateaubriand, avait de l’imagination et, un peu même dans le visage, de l’expression de madame de Staël, et qui a donné une idée du talent qu’elle aurait pu avoir comme auteur par la petite nouvelle d’Ourika, était une sorte de temple voué par l’amitié à la gloire de M. de Chateaubriand ; et tous ceux qui fréquentaient le temple avaient leur part dans le culte du génie, dont la splendeur était trop éclatante pour ne pas être un peu exclusive. Chez madame la princesse de la Trémouille, on rencontrait les hommes et les idées de la droite la plus avancée ; là dominait M. de Bonald, dont l’aspect comme le talent avait quelque chose d’austère et d’un peu rude. Dédaigneux des discussions, il conversait peu, sous prétexte qu’il avait écrit tout ce qu’il avait à dire ; seulement, quand il se trouvait au milieu d’auditeurs bienveillants et respectueux, il enseignait. M. Bergasse, dont la vieille réputation avait devancé la première révolution, et qui était sorti triomphant d’un duel judiciaire avec Beaumarchais, était, avec M. Ferrand, auteur d’un panégyrique de madame Élisabeth, et dont la réputation littéraire et politique avait été surfaite, un des hôtes les plus assidus de ce salon, visité quelquefois par M. de Lamartine, et où M. le comte Joseph de Maistre vint toucher barre, dans sa rapide apparition à Paris, sauf à y rencontrer son bienveillant critique, M. de Félelz, esprit charmant, qui causait encore mieux dans un salon que dans un journal. La jeune duchesse de Broglie, continuant la tradition de sa mère, madame de Staël, et madame Saint-Aulaire, deux amies, ouvraient leurs salons surtout aux écrivains de l’école intermédiaire : là commencèrent à briller MM. le duc de Broglie, de Barante, Guizot, Villemain, de Forbin, Cousin, Sismondi, de Rémusat, les yeux attachés sur un horizon littéraire et philosophique qui s’agrandissait sous leur regard. Madame de Montcalm, la digne sœur du duc de Richelieu, celle à laquelle il écrivit le patriotique billet dans lequel il annonçait la signature du traité qui affranchissait le sol national, attirant les écrivains et les orateurs du centre droit, ralliés à son frère, les réunissait dans un salon plus politique que littéraire, où se taillaient les plumes et où s’essayaient les voix qui défendaient la politique du ministère Richelieu.

Il fallait aller chercher sur la rive droite de la Seine les salons de M. Casimir Périer, et plus encore de M. Laffitte, pour y trouver la politique, la philosophie, la littérature, la morale de la troisième école, mélangée de l’école intermédiaire, dans la personne du général Foy, de Benjamin Constant, de Paul-Louis Courier, de Manuel, de Béranger et de Casimir Delavigne, derrière lesquels MM. Étienne, Jay, Jouy, le père de la nombreuse famille des Ermites146, Arnault, ces survivants de la littérature impériale, s’essayaient à un rôle nouveau, et, recrues inattendues, apportaient aux idées libérales un concours puissant, mais inespéré.

FIN DU TOME PREMIER